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French Pages 452 [457] Year 2015
Leibniz et Bayle : Confrontation et dialogue Édité par Christian Leduc, Paul Rateau et Jean-Luc Solère Philosophie Franz Steiner Verlag
Studia Leibnitiana – Sonderhefte 43
Leibniz et Bayle : Confrontation et dialogue
studia leibnitiana sonderhefte Im Auftrage der Gottfried-Wilhelm-Leibniz-Gesellschaft e.V. herausgegeben von Herbert Breger, Heinrich Schepers und Wilhelm Totok In Verbindung mit Michel Fichant, Emily Grosholz, Nicholas Jolley, Klaus Erich Kaehler, Eberhard Knobloch, Massimo Mugnai, Pauline Phemister, Hans Poser, Nicholas Rescher, André Robinet, Martin Schneider (†) und Catherine Wilson Band 43
Leibniz et Bayle : Confrontation et dialogue Édité par Christian Leduc, Paul Rateau et Jean-Luc Solère
Franz Steiner Verlag
Publié avec le soutien du Centre d’Histoire des Systèmes de Pensée Moderne de l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, de l’École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences Religieuses, et du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (Unité Mixte de Recherches 8584, Centre National de la Recherche Scientifique – École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences Religieuses).
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SOMMAIRE
Abréviations ...................................................................................................... 8 Christian Leduc, Paul Rateau et Jean-Luc Solère Présentation ................................................................................................ 9 I. METHODES, HYPOTHESES ET VERITE Michel Fichant Les réponses de Leibniz au Dictionnaire Historique et Critique de Bayle et l’invention du système .......................................................... 25 Christian Leduc Bayle et Leibniz sur la constitution de l’hypothèse métaphysique .......... 49 Michael W. Hickson Belief and Invincible Objections: Bayle, Le Clerc, Leibniz .................... 69 Enrico Pasini Les vertus du scepticisme selon Bayle et Leibniz .................................... 87 Evelyn Vargas Leibniz and Bayle: Two Versions of Pyrrhonism .................................. 109 Anne-Lise Rey « Les bêtes et les hommes en tant qu’empiriques » : réflexions épistémologiques sur la différence entre l’âme humaine et l’âme des bêtes .................................................................................... 125 Mogens Lærke Ennui, divertissement, travail. Leibniz et le projet de dictionnaire de Bayle .................................................................................................. 145
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Sommaire
II. L’HARMONIE PREETABLIE ET LES NATURES PLASTIQUES Arnaud Pelletier Une dissection du chien de Bayle : la dernière lettre de Leibniz à Bayle, ou l’origine de l’exposé monadologique ..................................... 165 Donald Rutherford Bayle’s Dog and the Dynamics of the Soul ............................................ 197 Stefano Di Bella La nature en question : Leibniz, Bayle et la querelle des natures plastiques .............................................................................. 219 François Duchesneau Bayle et Leibniz critiques des natures plastiques ................................... 247 III. FOI ET RAISON Vincent Delecroix Comment ne pas faire taire la raison après l’avoir fait trop parler : prémisses de la philosophie de la religion .............................................. 269 Kristen Irwin Reason in Bayle and Leibniz .................................................................. 287 Paul Rateau Leibniz, Bayle et la figure de l’athée vertueux ...................................... 301 Hartmut Rudolph Views of the World to Come: Some Remarks on Leibniz’s Metaphysics and Bayle’s Fideism .......................................................... 331 Thomas M. Lennon Leibniz, Bayle and the Quietist Controversy ......................................... 343 IV. MAL ET THEODICEE Gianni Paganini Job, Bayle et la théodicée ....................................................................... 363
Sommaire
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Joseph M. Anderson Leibniz and Bayle on Divine Permission ............................................... 381 Jean-Luc Solère Création continuelle, concours divin et théodicée dans le débat Bayle-Jacquelot-Leibniz ......................................................................... 395 Stefano Brogi Le dualisme caché et l’ars disputandi : Leibniz, Bayle et les manichéens .....................................................................................425 Lorenzo Bianchi « L’histoire n’est qu’un recueil des crimes et des infortunes du genre humain » : histoire et question du mal .................................... 439
ABREVIATIONS
Abréviations des œuvres de Bayle : CP CPD DHC EMT NRL PDC RQP SCP
Commentaire Philosophique sur ces Paroles de Jésus-Christ, « Contrains-les d’entrer » Continuation des Pensées Diverses Dictionnaire Historique et Critique Entretiens de Maxime et de Thémiste Nouvelles de la République des Lettres Pensées Diverses sur la Comète Réponse aux Questions d’un Provincial Supplément du Commentaire Philosophique
Hormis le Dictionnaire, les œuvres de Bayle sont citées d’après OD : Pierre Bayle, Œuvres Diverses, La Haye, 1727–1761, 4 vol. (fac-simile, avec introductions d’É. Labrousse, Hildesheim, 1964–1982). Pour le Dictionnaire, sauf indication contraire c’est la 5e édition, Amsterdam, etc., 1740, 4 vol. (fac-simile Genève, 1995), qui est citée. Pour les éditions des œuvres de Leibniz, les abréviations sont celles en usage dans les Studia Leibnitiana. L’édition Ch. Adam-P. Tannery des Œuvres de Descartes (Paris, 1897–1913 ; réimpr. Paris, 1996) est indiquée par : AT.
PRESENTATION par Christian Leduc, Paul Rateau et Jean-Luc Solère
(Montréal, Paris, Boston) Les textes réunis dans ce volume, issus de deux colloques internationaux organisés en 2012, le premier à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)1, le second à l’Université de Montréal2, visent à combler une lacune : l’absence d’étude d’ampleur consacrée spécifiquement aux relations entre Pierre Bayle et GottfriedWilhelm Leibniz, permettant d’évaluer l’influence qu’ils ont exercée l’un sur l’autre, par leurs écrits et leurs échanges, directs et indirects. Si des rapprochements et des comparaisons ponctuels entre les deux philosophes ont déjà été faits, à l’occasion de l’examen de points de doctrine ou de controverse particuliers (la réception de l’hypothèse leibnizienne de l’harmonie préétablie, la question du rapport entre foi et raison, ou encore le problème du mal et de la justice de Dieu), il semble que l’importance et la fécondité de leur dialogue dans l’évolution intellectuelle de l’un et de l’autre aient été négligées, ou tout du moins sous-estimées jusqu’à présent par les commentateurs. L’ambition des pages que l’on va lire est de tenter une confrontation entre Bayle et Leibniz, qui évite la simple comparaison externe de leurs positions respectives sur tel ou tel sujet, et dépasse l’opposition réductrice entre scepticisme d’un côté et rationalisme dogmatique de l’autre. Loin de proposer un exercice de philosophie comparée qui en resterait, pour ainsi dire, à la surface des arguments (pour constater les points d’accord et de divergence), il s’agit de restituer et de suivre, de l’intérieur, ces deux approches distinctes des problèmes et ces deux pratiques de la philosophie, contemporaines l’une de l’autre et en dialogue l’une avec l’autre. L’étude de leurs rapports complexes entend montrer comment les hypothèses forgées par l’un nourrissent la réflexion de l’autre – Bayle attentif à la critique leibnizienne de la physique cartésienne et curieux de son « système nouveau » –, et comment naît la discussion, par le jeu des objections et des réponses, moteur essentiel de la pensée qui invente et progresse – Leibniz amené à 1
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Avec le soutien du Centre d’Histoire des Systèmes de Pensée Moderne (Université Paris I), de l’École Pratique des Hautes Études (Section des Sciences Religieuses), de l’Institut d’Histoire de la Pensée Classique (UMR 5037 CNRS / ENS-Lyon), du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (UMR 8584, CNRS / EPHE). Avec le soutien du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, et du Département de philosophie et de la Faculté des arts et sciences de l’Université de Montréal.
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« éclaircir » son hypothèse de l’harmonie préétablie suite à l’article « Rorarius » du Dictionnaire historique et critique, ou encore invité à répondre aux arguments de Bayle contre la conformité de la foi avec la raison, et aux « difficultés » que celui-ci soulève sur le mal dans les Essais de théodicée3. Bayle et Leibniz, ces deux exacts contemporains (nés respectivement en 1647 et 1646) aux parcours si différents, se tenaient mutuellement en haute estime. Par leur position dans la « République des Lettres », qui fait d’eux des acteurs incontournables dans la diffusion des idées et dans les débats intellectuels du temps, il était inévitable qu’ils entrent en relation et « communiquent » (au sens qu’a ce terme au XVIIe siècle). Cependant, la « nécessité » de leur rencontre (qui ne fut pourtant jamais directe) ne tient pas seulement à cette position et aux circonstances, mais, plus fondamentalement, à la manière dont l’un et l’autre conçoivent la pratique philosophique : comme un exercice dialectique. Pour eux, la philosophie n’est pas une activité solitaire, ce colloque intérieur de l’âme avec ellemême, elle se fait au contraire dans une confrontation et une discussion, réelle ou imaginaire, avec autrui : auteur(s) du présent ou du passé, vivant(s) ou mort(s). Philosopher, c’est toujours penser avec, contre, en réponse à et, en ce sens, c’est un acte (en) commun. Comme le note très justement Elisabeth Labrousse : « Rien de plus étranger à Bayle que le recueillement spéculatif grâce auquel un Spinoza ou un Malebranche voit s’illuminer devant son regard attentif les idées présentes à son entendement ; il faut à l’esprit de Bayle le perpétuel stimulant d’un apport extérieur, qui suscite sa réaction critique et donne libre jeu à son don de la répartie »4.
André Robinet remarque également à propos de Leibniz : « On oublie trop souvent que tout écrit de [Leibniz] est une pièce de combat, réfutation, conciliation, proposition. Tout le dispose à la pensée ouverte. Il n’est pas un seul écrit où n’apparaisse le souci d’autrui, où le langage ne soit partage »5.
Pour les deux philosophes, la pensée ne saurait jamais s’arrêter, se fixer dans les limites d’un système achevé et définitif, car son mouvement propre l’entraîne dans un dépassement continuel d’elle-même. Elle est par définition ouverte, parce que toute hypothèse appelle l’objection, toute objection suscite la réplique, la réplique provoque la duplique, etc. La controverse commence, non pas comme une péripétie extérieure, un événement accessoire sans influence sur le « système » proposé, mais, au contraire, comme un élément indispensable à l’élaboration philosophique et le gage d’un « progrès » de la pensée. Bien sûr, nos deux auteurs diffèrent dans l’interprétation qu’ils font de ce processus dialectique : pour l’un, il est la mise à l’épreuve indispensable de l’hypothèse et le moyen de l’affermir, 3 4 5
Sur les circonstances de la rédaction du texte, voir notamment la lettre de Leibniz à Th. Burnett du 30 octobre 1710, GP III, 321, et la préface de la Théodicée, GP VI, 39. Pierre Bayle. Hétérodoxie et rigorisme, 2e éd., Paris, 1996, p. 129. In G.W. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison. Principes de la philosophie ou Monadologie, 5e éd., Paris, 2002, note 4, p. 143.
Présentation
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moyennant des révisions et des corrections, quand, pour l’autre, il dévoile le travail contradictoire et finalement négatif de cette raison humaine, dont aucune invention, aussi brillante et sophistiquée soit-elle, ne parvient jamais à « frapp[er] au but »6. Cette différence d’interprétation, fondée sur une conception divergente de la raison et de son usage, est liée à une autre, qui explique, selon nous, leur rencontre et sa fécondité : dans leur approche de la philosophie comme dialectique, ils ne se voient pas occuper la même place. Bayle, en historien critique, considère les diverses opinions et les différents systèmes comme autant de machines de guerre qui neutralisent leurs forces respectives et finissent par s’anéantir les unes les autres. Il admire la puissance inventive de la raison, mais plus encore son pouvoir « corrosif », destructeur7. C’est pourquoi il représente le contradicteur idéal, celui que Leibniz attend lorsqu’il construit une hypothèse et veut la tester ; ou encore celui qu’il trouve sur sa route, quand il veut défendre par la raison la justice de Dieu malgré l’existence du mal. Évoquant son débat engagé avec Bayle à propos du système de l’harmonie préétablie, il confie : « […] je me plais extremement aux objections des personnes habiles et moderées, car je sens que cela me donne des nouvelles forces, comme dans la fable d’Antée terrassé »8. Ou encore : « […] j’ay tousjours aimé des objections ingenieuses contre mes propres sentimens, et je ne les ay jamais examinées sans fruit […] »9. Bayle a une prédilection pour la contradiction, lui qui sait « relever merveilleusement toutes les difficultés ». Il offre ce « beau champ pour s’exercer »10 qui donne envie d’entrer dans l’arène pour combattre avec lui par l’esprit et la plume. Certes il serait exagéré – et même faux – de vouloir cantonner Bayle et Leibniz respectivement au rôle d’opposant et à celui de soutenant, en toute occasion, avec tout interlocuteur et sur tous les sujets. Leibniz se fait volontiers opposant et critique (avec Locke, par exemple, dans les Nouveaux Essais), quand Bayle sait se faire l’avocat d’une cause (celle de la toléance, par exemple) et endosse le rôle de défenseur de certains principes cartésiens ou malebranchistes. Il semble pourtant que dans leur « commerce », c’est bien cette répartition des rôles qui s’est imposée, et, serions-nous tentés de dire, c’est celle qu’ils avaient tacitement voulue et acceptée. Cette entente, qui est la condition même de la dispute philosophique, a pu paraître suspecte et donner l’impression d’une opposition un peu artificielle et factice entre les deux auteurs. On rappellera que leur complicité supposée, parce qu’elle cacherait au fond une connivence, fut l’une des raisons du discrédit dans 6 7 8 9 10
Pierre Bayle à Jacob Bayle (29 mai 1681), Correspondance de Pierre Bayle, t. III, Oxford, 2004, p. 244. Cf. DHC, « Acosta », G, t. I, p. 69a. Reponse aux reflexions contenues dans la seconde Edition du Dictionnaire Critique de M. Bayle, article Rorarius, sur le systeme de l’Harmonie preétablie, GP IV, 567. Discours préliminaire de la conformité de la foy avec la raison, § 26, GP VI, 66. Théodicée, préface, GP VI, 38.
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lequel est tombée au XVIIIe siècle la Théodicée leibnizienne. Le compte rendu des Essais de Théodicée publié en 1737 dans les Mémoires de Trévoux est à cet égard éloquent : « Les sçavans MM. Pfaff et le Clerc nommément, taxerent l’Auteur [Leibniz] de mauvaise foy et d’une secrette intelligence avec son prétendu Adversaire. Mis en défiance par les complimens et les politesses dont il comble Bayle, ils crurent que celui-ci, autre espece de conciliateur négatif, pouvoit fort bien s’accommoder des conciliations positives où l’on veut l’amener avec tant d’insinuation. Effectivement il semble qu’on pourroit caractériser respectivement ces deux celebres Auteurs, en disant que tout étant vrai pour l’un [Leibniz], et tout étant faux pour l’autre [Bayle], ils peuvent se donner la main aux deux extrémités qui les divisent tout haut, pour les mieux réunir tout bas »11.
Sans accréditer la thèse de cette prétendue connivence ni vouloir substituer un lieu commun – Bayle sceptique, fidéiste suspect, opposé à Leibniz métaphysicien dogmatique et apologiste –, par un autre – deux penseurs faisant le lit du déisme et finalement de l’athéisme –, on soulignera l’affinité entre les deux auteurs, en insistant sur trois traits communs. Le premier a déjà été évoqué : ils partagent une vision dialectique de la philosophie. Le deuxième est leur goût de l’érudition. Le troisième est leur volonté de réhabiliter l’histoire et, plus généralement, de reconnaître aux vérités de fait droit de cité dans la science. Ces deuxième et troisième traits communs les placent ensemble en opposition délibérée à Descartes et aux « cartésiens », au premier rang desquels Malebranche12. Bayle et Leibniz sont en effet tous deux des érudits. Leur plaisir est dans les livres, source première et irremplaçable de connaissances. Leurs lettres sont pleines de demandes d’informations sur les dernières publications, leurs œuvres de références bibliographiques, de notes savantes, de conjectures sur un auteur anonyme ou sur un ouvrage oublié. Certes, ils admettent que l’érudition a ses travers quand elle devient à elle-même sa propre fin et fait délaisser les « matières de raisonnement » en exerçant seulement la mémoire13. Mais elle reste un instrument indispensable, si on ne la conçoit pas comme une simple compilation des « monuments » du passé, un enregistrement passif de ce qui s’est fait et dit, mais comme une réactivation de la tradition (pour eux toujours vivante), qui permet d’élargir le champ de la discussion d’un sujet et lui donner la profondeur historique nécessaire. 11 12 13
Mémoires de Trévoux, février 1737, article XIII, p. 200–201. Cf. De la Recherche de la vérité, livre II, IIe partie, chap. 3 à 7 ; livre IV, chap. 7 à 8, in Œuvres, t. I, édition G. Rodis-Lewis, Gallimard, 1979, pp. 210–233 et pp. 426–439. Cf. le regard critique de Bayle, à la fin de sa vie, sur son passé d’érudit (lettre à des Maizeaux du 21 septembre 1706, OD IV, p. 881b ; lettre à M. de la Roque du 22 novembre 1706, in Lettres de Mr Bayle à sa famille, appendice de l’édition « pirate » des Œuvres Diverses, La Haye [Trévoux], 1737, t. I, 2e partie, p. 192b). Leibniz met en garde contre les dangers de la pure érudition (lettre à Justel de juillet 1677, A II, 1, 557–558), et prétend dans la Théodicée, contre Bayle, faire prévaloir la vérité « toute nue » sur « tous les ornemens de l’eloquence et de l’erudition » (préface, GP VI, 38).
Présentation
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Ensuite, Bayle comme Leibniz entendent surmonter le divorce prononcé par Descartes entre érudition et science14, entre histoire et vérité. L’érudition nourrit la science et aide à l’invention, à condition que les opinions, les maximes, les faits, les anecdotes rapportés soient soumis à la critique, vérifiés, triés, interprétés. Rien n’est a priori à mépriser. Mais l’érudit doit choisir ce qu’il retient – tout n’est pas fiable ni forcément bon à prendre –, et c’est ainsi qu’il pourra tirer « de l’or de la boue, le diamant de sa mine, et la lumière des ténèbres »15. La philosophie doit être réconciliée avec l’histoire et non pensée en rupture avec elle, pour ces deux auteurs convaincus que la philosophie est elle-même un processus historique. Elle s’inscrit dans un devenir, puisqu’elle est une méditation perpétuellement recommencée sur elle-même, c’est-à-dire sur son histoire. Qu’il n’y ait qu’une succession de doctrines et de systèmes variés approchant de la vérité sans jamais l’atteindre (Bayle), ou des expressions partielles, imparfaites, données çà et là d’une philosophia perennis (Leibniz), l’histoire est bien le lieu de la vérité : de sa manifestation, certes incomplète, ou des tentatives toujours avortées pour la saisir. Mais leur intérêt pour l’histoire ne se limite pas à l’histoire de la philosophie. De façon plus générale, Bayle et Leibniz entendent réhabiliter le fait, que les « cartésiens » ont prétendu écarter de la science véritable. A ces derniers qui estiment que la connaissance d’un fait ne donne pas cette évidence que la science attend, Bayle répond en montrant que la certitude est plus facilement atteinte dans le domaine historique qu’en mathématique : « Jamais on n’objectera rien qui vaille contre cette vérité de fait que César a battu Pompée ; et dans quelque sorte de principes qu’on veuille passer en disputant, on ne trouvera guère de choses plus inébranlables que cette proposition, César et Pompée ont existé et n’ont pas été une simple modification de l’âme de ceux qui ont écrit leur vie : mais pour ce qui est de l’objet des mathématiques, il est non seulement très-malaisé de prouver qu’il existe hors de notre esprit, il est encore fort aisé de prouver qu’il ne peut être qu’une idée de notre âme »16.
Mais quand la certitude à l’égard d’un fait n’est pas absolue, faut-il le rejeter par principe ? Doit-on écarter l’opinion au motif qu’elle n’est fondée que sur des apparences et considérer qu’elle ne mérite pas le nom de connaissance ? Non, rétorque Leibniz, « autrement presque toute la connoissance historique et beaucoup d’autres tomberont »17. Ces autres connaissances sont celles qui relèvent de l’expérience et du domaine du vraisemblable, là où les données ne sont pas suffi 14
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Cf. la distinction entre les « sciences » et les « simples connoissances qui s’acquerent sans aucun discours de raison » in Recherche de la Vérité, AT X, 502. Sur l’inutilité voire l’inconvénient de la lecture des Anciens et des scolastiques, on rappelera ce jugement de la lettre-préface à la traduction française des Principes de la philosophie : « […] ceux qui ont le moins apris de tout ce qui a esté nommé jusques icy Philosophie, sont les plus capables d’apprendre la vraye » (AT IX, p. 9). Lettre de Leibniz à Rémond (26 août 1714), GP III, 624–625. Voir aussi Nouveaux Essais sur l’entendement humain, livre IV, chap. 8, § 9, A VI, 6, 431. Projet d’un Dictionnaire critique, in DHC, t. IV, p. 613–614. Nouveaux Essais sur l’entendement humain, livre IV, chap. 2, § 14, A VI, 6, 372.
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santes pour conclure de manière absolument certaine, et où il faut chercher à atteindre le plus haut degré de probabilité : en histoire, mais aussi en droit, en morale, en politique, en théologie, en médecine18. Nos deux philosophes ne peuvent admettre cette seule forme de certitude scientifique revendiquée par Descartes, qui conduit à exclure de la vérité les matières de fait. D’une part, parce que tous deux rejettent l’évidence comme marque unique et incontestable de la vérité ; d’autre part, parce qu’ils n’ont pas seulement un intérêt pour l’histoire, mais la pratiquent en historien – qu’il s’agisse de l’entreprise monumentale du Dictionnaire historique et critique de Bayle, de son Discours historique sur la vie de Gustave-Adolphe laissé inachevé, ou de la recherche de documents pour rédiger l’histoire de la maison de Brunswick qui mena Leibniz jusqu’en Italie. L’histoire peut et doit même être une science. Pour cela il faut suivre une méthode rigoureuse (critique des sources, identification des lacunes et des déformations subies par les documents), adopter cette sorte d’« éthique » de l’historien à laquelle Bayle est particulièrement attaché (souci scrupuleux de l’exactitude, absence de parti-pris et de prévention, probité intellectuelle19), mais aussi, pour Leibniz, constituer cette logique du probable ou de cet « art d’estimer les vérisimilitudes » qui permettrait d’établir des connaissances solides et sûres dans le domaine factuel. Pour être incertain, douteux, le fait ne saurait être assimilé à la fable ni rejeté comme faux, dès lors que son degré de vraisemblance et sa fiabilité peuvent être scientifiquement fondés. Bayle et Leibniz se retrouvent donc dans une approche résolument critique de Descartes. C’est d’ailleurs à l’occasion de sa critique des règles cartésiennes du mouvement et de la parution en septembre 1686 d’une traduction française de sa Brevis demonstratio erroris mirabilis Cartesii dans les Nouvelles de la République des Lettres20, que Leibniz écrit pour la première fois à Bayle21. Lettre dans laquelle il fait également état de récentes publications historiques en Allemagne. Cependant, cette première prise de contact laisse Bayle coi, autant que nous puissions le savoir. Celui-ci s’en tient à son rôle d’intermédiaire dans la controverse entre Leibniz et Catelan sur les lois du mouvement, en tant qu’éditeur de leurs répliques dans les Nouvelles22. Il n’est pas un scientifique (ce qui est, bien 18 19
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Cf. lettre à Th. Burnett du 1/11 février 1697, GP III, 193–194. Cf. DHC, « Epicure », E, t. II, p. 366b–367a ; sur l’exactitude de la citation, voir DHC, « Beaumont », I, t. I, p. 493b. Sur la nécessité d’une critique et d’une interprétation des textes, voir aussi Leibniz : Nouveaux Essais sur l’entendement humain, livre IV, chap. 16, §§ 10–11, A VI, 6, 466–471 ; à propos des textes juridiques : Nova methodus discendae docendaeque jurisprudentiae, Pars II, §§ 62–68, A VI, 1, 335–340. OD I, p. 635. Lettre du 19 janvier 1687, A II, 2, 139–144. En sus de la référence donnée ci-dessus, note 20, voir OD I, p.747–749 (février 1687, art. III). La controverse se poursuit dans les Nouvelles après que, à partir de mars 1687, Bayle en a abandonné la rédaction à d’autres (avril 1687, art. II [Malebranche] ; juin 1687, art. I [Catelan] ; juillet 1687, art. VIII [Leibniz] ; septembre 1687, art. III [Leibniz]).
Présentation
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sûr, une différence majeure avec Leibniz), et il ne suit probablement pas très bien les démonstrations de l’un et de l’autre23. Mais la critique leibnizienne de la physique cartésienne augure d’autres ruptures, métaphysiques, qui deviendront claires à Bayle à partir des années 1690, et auxquelles il résistera. Il y a quelques traces d’échanges indirects au sujet des réflexions de Leibniz sur l’essence des corps24. Bayle, pour sa part, en reste à l’identification cartésienne de cette essence avec l’étendue25. Il ne validera pas les innovations de la dynamique leibnizienne et ses implications ontologiques, mais en restera à une métaphysique plus traditionnelle de la substance, soit étendue, soit pensante. S’il s’éloigne de Descartes, c’est pour suivre Malebranche quant à la conception de la causalité. Bayle n’est pas un occasionaliste doctrinaire, mais jusqu’à la fin de sa carrière, il répétera que le système des causes occasionnelles est celui qui lui paraît le plus plausible26, étant donné qu’il est impossbile d’expliquer comment une créature puisse être cause efficiente de quoi que ce soit. Cette question de la causalité l’amènera à s’opposer directement à Leibniz, comme il apparaît dans la deuxième phase de leurs relations. C’est en effet à partir de la publication du deuxième volume du Dictionnaire, en 1697, contenant, à la note H de l’article « Rorarius », les fameuses remarques de Bayle sur le Système nouveau de la nature et de la communication des substances paru en 1695 dans le Journal des Sçavans, que le dialogue avec Leibniz commence véritablement. Le sujet en sera ce que Leibniz venait de baptiser « l’harmonie préétablie ». Bayle admire l’ingéniosité de la solution de Leibniz au problème de la correspondance entre âme et corps, mais il n’en formule pas moins des objections (principalement, l’inconcevabilité de l’idée qu’une substance puisse produire toutes ses modifications d’une manière parfaitement réglée à l’avance) qui pousseront Leibniz à préciser sa conception de la spontanéité de l’activité des substances et du mécanisme27. Bayle ne se laissera toutefois pas convaincre et présentera, à l’occasion de la deuxième édition du Dictionnaire, en 1702 (toujours dans l’article « Rorarius » mais à la remarque L), une nouvelle 23
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Il l’avoue ingénument dès le début de la controverse : « Comme l’original de cette réponse a été composé en Latin, & mis en François par un homme qui peut-être n’a pas toûjours bien entendu ce qu’il traduisoit, on prie ceux qui voudroient repliquer de bien prendre garde s’il n’y auroit pas quelque méprise qui ne dût être imputée qu’au Traducteur. On en sera éclairci bien-tôt si cela est nécessaire » (OD I, p. 636b). Voir la contribution de M. Fichant dans le présent volume, p. 26–27. Voir la brève réponse de Bayle à Leibniz dans GP III, 92. Cf. sa Dissertatio in qua vindicantur […] rationes quibus aliqui Cartesiani probarunt essentiam corporis sitam esse in extensione, écrite vers 1680 et publiée par lui-même dans un Recueil de quelques pièces curieuses concernant la philosophie de M. Descartes, Amsterdam, 1684 (OD IV, 109–132). Voir RQP 141, OD III, p. 789b. Lettre à l’Auteur, contenant un Eclaircissement des difficultez que Monsieur Bayle a trouvées dans le systême nouveau de l’union de l’ame et du corps, in Histoire des Ouvrages des Savants, juillet 1698 (GP IV, 517–524).
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batterie d’objections, auxquelles Leibniz répondra de nouveau28. Notons que Bayle défend Malebranche contre l’accusation, portée par Leibniz, d’obliger Dieu à faire de perpétuels miracles, et semble s’allier à Sturm, adversaire de Leibniz, pour nier que les créatures puissent recevoir de Dieu la puissance de se mouvoir elles-mêmes29. Des désaccords purement métaphysiques mettent donc Leibniz aux prises avec Bayle, mais la discussion resta toujours respectueuse et fertile. La troisième phase des relations entre Leibniz et Bayle est de nouveau indirecte. À partir de 1704 s’engage une âpre polémique entre Bayle et les théologiens dits « rationaux », Jaquelot et Le Clerc, au sujet de l’irréfutabilité de l’objection prêtée par Bayle au manichéisme, à savoir que la conception monothéiste fait inévitablement de Dieu la cause du mal. Leibniz suit cette polémique. Il n’y participe pas publiquement, mais accumule des textes préparatoires qui serviront à l’écriture de la Théodicée, publiée en 1710. Mais Bayle est alors décédé (1706). Un débat direct entre Leibniz et Bayle n’a donc pas eu lieu. Néanmoins, le foisonnement des arguments avancés par Bayle dans le Dictionnaire et dans ses réponses aux « rationaux » (notamment dans la Réponse aux Questions d’un Provincial, 1704-06, abondamment citée par Leibniz dans la Théodicée) supplée l’absence d’échange direct, et donne occasion à une des plus riches discussions qui aient été, centrée sur la possibilité de concilier la raison et la Révélation chrétienne, le libre-arbitre, et, bien entendu, la possibilité ou non de justifier l’existence du mal dans le monde. Comme ces trois phases des relations entre Bayle et Leibniz ne sont pas séparées mais se chevauchent, nous avons choisi de regrouper les vingt-et-une études de ce volume par thème plutôt que selon un partage chronologique. Ajoutons, sur le plan proprement thématique, que la confrontation entre Bayle et Leibniz imposait de replacer leurs débats dans un cadre plus large, en traitant de sujets immédiatement connexes (les natures plastiques de Cudworth ou le quiétisme) et d’auteurs contemporains directement concernés par leur discussion (tels que Le Clerc ou Jaquelot). La première partie du volume aborde les questions épistémologiques et méthodologiques. Michel Fichant s’intéresse à la discussion entre Bayle et Leibniz sur le problème du rapport entre l’âme et le corps et montre comment le « système de l’harmonie préétablie » se constitue pour l’essentiel au sein de cet échange. La question de l’animal, posée par Bayle dans l’article « Rorarius », et la discussion qui s’ensuit, engagent Leibniz à dépasser le problème particulier, cartésien, de la correspondance de l’âme et du corps humains, et à intégrer sa notion des « accords » entre âme et corps en une vision générale étayée par la nouvelle conception, qu’il développe par ailleurs, des corps organiques et de la monade comme principe de vie. La notion de « système » utilisée par Leibniz a le sens d’hypo 28 29
Reponse aux Reflexions contenues dans la seconde Edition du Dictionnaire Critique de M. Bayle, article Rorarius, sur le systeme de l’Harmonie preétablie (GP IV, 554–571). DHC, « Rorarius », L, t. IV, p. 85b.
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thèse explicative d’un certain nombre de phénomènes, et elle pose donc le problème de la constitution des hypothèses en métaphysique. Christian Leduc explique comment Bayle et Leibniz ont réfléchi aux raisons a priori et a posteriori qui servent à appuyer leur hypothèse quant au rapport entre l’âme et le corps. Il y a une prépondérance des confirmations empiriques dans l’approche baylienne, tandis que Leibniz, sans évacuer le recours à l’épreuve des faits, donne une portée plus grande aux démonstrations rationnelles. C’est l’une des raisons pour lesquelles Leibniz présente parfois l’harmonie préétablie comme étant plus qu’une hypothèse, car ses fondements a priori pourraient manifestement suffire. Dans la littérature secondaire, on oppose habituellement les conceptions baylienne et leibnizienne de la connaissance, la deuxième étant une forme de rationalisme, alors que la première verserait dans le scepticisme, et même le pyrrhonisme. Or, plusieurs contributions entendent réévaluer cette dichotomie, en préciser le sens et certains aspects, voire la remettre en question. Selon Michael Hickson, les deux auteurs ne seraient pas si éloignés l’un de l’autre quant aux fondements d’une éthique de la croyance, c’est-à-dire des degrés d’assentiment donnés à différentes propositions. Pour Bayle, ces niveaux d’assentiment, et même la possibilité d’une suspension du jugement, reposent sur des niveaux d’évidence. Il est possible de douter même d’une évidence, si c’est sur la base d’une autre évidence qui paraît encore plus certaine. Pour sa part, Leibniz accepterait la conception baylienne de l’évidence pour des types particuliers de propositions : dans le domaine des vérités révélées, il emploie un ensemble conceptuel qui inclue les notions de présomption et de vraisemblance pour ménager une place à la certitude subjective. Enrico Pasini traite plus directement de la place du scepticisme chez Bayle et chez Leibniz. Le scepticisme peut être comparé à un poison qui guérit, si on le prend à dose homéopathique. La question est de savoir quelle dose en prend Bayle. Pour ce dernier, la différenciation du scepticisme pyrrhonien et du scepticisme académicien s’effectue à la lumière de leurs incidences pratiques. Pour Leibniz, le doute doit rester un moyen et non une fin. La liberté que le scepticisme procure à Bayle, Leibniz cherche à l’obtenir en perfectionnant l’art de raisonner. L’analyse de la réception de l’œuvre de Sextus Empiricus est à cet égard essentielle, souligne Evelyn Vargas. Chez Leibniz comme chez Bayle, la question du scepticisme ne peut se dissocier de l’art de la controverse. Le point essentiel est l’éventualité d’un équilibre des raisons. Pour Bayle, il est tout à fait possible que, ne parvenant pas à choisir un point de vue au détriment de l’autre, l’on reste pour ainsi dire en équilibre entre les deux et que l’on doive ainsi suspendre au moins temporairement son jugement. Au contraire, Leibniz ne peut accepter cette possibilité d’un équilibre parfait entre les raisons. Des « présomptions » nous font toujours favoriser une réponse plutôt qu’une autre, malgré le manque fréquent d’attention et de mémoire dans l’étude des problèmes. Anne-Lise Rey examine la question du statut de la connaissance animale pour la comparer avec celle de l’homme. Chez Leibniz, il existerait un type universel de connaissance, mais de nature empirique, auquel auraient accès tant l’âme animale que l’esprit humain. Leibniz emploie d’ailleurs une analogie avec les méthodes empiriques en médecine : à la manière des bêtes, les hommes, notamment
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dans la pratique médicale, parviennent à une forme incomplète et néanmoins générale de connaissance de la nature. La question de l’organisation des connaissances occupe également une place importante dans la pensée des deux philosophes. Mogens Lærke met au jour les principales différences entre leurs deux conceptions : d’après Bayle, l’élaboration d’un dictionnaire sert sans conteste à répertorier une diversité d’opinions et de connaissances, mais une telle entreprise doit aussi et surtout pouvoir divertir. La manière dont Bayle aborde les problèmes et les doctrines montre que la démarche encyclopédique est un loisir qui doit plaire aux lecteurs. Leibniz admire le dictionnaire de Bayle, lui-même ayant écrit des projets d’encyclopédie. S’il reconnaît l’utilité du Dictionnaire pour la communauté scientifique, il critique la valeur ludique que Bayle veut lui conférer. La prolixité baylienne visant le divertissement s’oppose ici à une compréhension plus scientifique et maitrisable que l’on trouve chez Leibniz. La deuxième partie du volume porte sur la doctrine de l’harmonie préétablie et les discussions qu’elle a suscitées, notamment dans le contexte de la querelle sur les natures plastiques. Arnaud Pelletier insiste sur la différenciation leibnizienne entre les notions de spontanéité et de volonté, que Bayle n’a pas tout à fait comprise et qui donne lieu à de nombreux malentendus. Leur échange est néanmoins l’occasion d’un important changement dans la doctrine de la substance de Leibniz. À l’appui de lettres inédites de la correspondance, qu’il publie en annexe, Pelletier montre comment la voie analogique pour fonder la réalité des substances simples, proposée dans le Système nouveau, laisse place à la voie monadologique et à l’argument de l’unité fondée sur la multiplicité que l’on retrouvera dans la Monadologie. Les explications de Leibniz concernant l’analyse du plaisir, qui sont au cœur de l’échange entre Leibniz et Bayle, feraient donc partie de l’histoire du développement de la monadologie. Le problème du rapport entre plaisir et douleur, illustré par Bayle avec l’exemple du chien, est repris par Donald Rutherford qui montre que l’argumentation de Leibniz comporte une difficulté : pour expliquer le passage de l’état de plaisir à l’état de douleur, Leibniz fait appel à la correspondance entre le domaine des lois mécaniques des corps et celui des lois finales des esprits et semble donner une priorité au premier sur le deuxième. Par là, Leibniz supprime une primauté de principe qu’il a défendue ailleurs, celle de l’ordre métaphysique sur l’ordre physique. La solution se trouverait dans le rapport entre les deux domaines, en ce que la substance perceptive représente l’ordre phénoménal des corps. La querelle sur les natures plastiques est étroitement liée à la discussion de l’hypothèse leibnizienne de l’harmonie préétablie. Stefano Di Bella souligne la volonté leibnizienne de concilier la religion et la science de la nature, par exemple dans l’usage du finalisme. À cet égard, les positions de Cudworth et de Leibniz sont très différentes, étant donné que l’auteur du True Intellectual System n’a pas pour ambition de concilier ces deux domaines. Bayle croit retrouver chez Cudworth, mais aussi chez Le Clerc, la position de Straton et soulève contre eux un certain nombre d’objections. Leibniz intervient d’une manière réticente dans la controverse, connaissant très bien les positions de chacun et cherchant à parer les
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objections bayliennes tout en prenant ses distances d’avec Cudworth. François Duchesneau examine également cette discussion, mais en étudiant plus précisément la genèse de la doctrine des natures plastiques chez More et Cudworth. Celles-ci sont l’analogue de Dieu et de l’homme en tant qu’elles constituent l’incarnation d’un télos. Pour se distancer de la théorie des platoniciens de Cambridge, Leibniz s’appuie sur la distinction des domaines spirituel et matériel (quoiqu’unis par l’harmonie préétablie), et relègue clairement les natures plastiques et les fonctions organogénétiques dans le second de ces domaines. Les natures plastiques obéissent aux lois de la mécanique, plutôt qu’à celles des esprits. La troisième partie confronte les pensées de Bayle et de Leibniz à propos de problèmes théologico-philosophiques (dont la conciliation de la raison et de la foi) et moraux. Leurs positions respectives quant au rapport entre foi et raison sont généralement présentées ainsi : Bayle défendrait un fidéisme qui semble interdire toute réconciliation entre les deux, alors que Leibniz maintient qu’elles sont compatibles. Vincent Delecroix aborde cette question en soulignant l’importance chez Bayle des motifs d’assentiment et d’une éthique de la croyance, tout en confirmant l’impossibilité, pour Bayle, d’une théologie naturelle. Le détour par les analyses kantiennes est ici éclairant. Pour sa part, Leibniz défend la conciliation entre foi et raison, mais refuse l’idée que la première pourrait se fonder sur la deuxième. D’où l’usage d’un modèle juridique et d’une logique des apparences qui ne peuvent mener qu’à une certitude morale et à des présomptions de nature provisionnelle. Sur la même question, Kristen Irwin soutient la thèse selon laquelle Bayle et Leibniz ne seraient pas si éloignés que certains commentateurs l’ont cru. D’une part, les deux auteurs soutiennent que la foi est une vérité primitive et que la raison ne saurait donc en être le fondement. D’autre part, Bayle ne défendrait en fait pas une incompatibilité absolue de la foi avec la raison, mais plutôt une incompatibilité entre des vérités révélées particulières et la raison, par exemple à l’égard de la conciliation entre la bonté divine et l’existence du mal. En ce sens, il faudrait faire un choix entre la philosophie et l’Évangile dans des cas particuliers, et non de manière générale et entière. Paul Rateau pose la question de l’autonomie de la morale par rapport à la religion. La position de Bayle est connue, notamment dans les Pensées diverses sur la comète : l’idolâtrie est pire que l’athéisme, et il existe plusieurs exemples d’athées ayant mené une vie vertueuse, ce qui indique que les athées pourraient accéder à la moralité simplement à l’aide de leur raison. La position de Leibniz est plus complexe : d’une part, il est vrai que les vérités morales ne dépendent pas de la volonté divine et qu’elles possèdent donc une indépendance au même titre que toutes autres vérités éternelles. Une morale athée est ainsi possible. D’autre part, Leibniz insiste sur l’importance de la religion dans la mise en pratique des principes moraux. Sans l’existence de Dieu et la croyance en l’immortalité de l’âme, l’athée peut certes, en principe, être vertueux, mais cette vertu est limitée et fragile. D’autres problèmes, au confluent de la théologie et de la philosophie, ont également intéressé les deux auteurs. Hartmut Rudolph examine la place qu’occupe l’eschatologie chez l’un et l’autre. Au XVIIe siècle, on remarque une recrudes-
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cence des discours millénaristes, par exemple chez Johann Heinrich Alsted et Joseph Mede. À cet égard, les critiques de Bayle sont plus incisives que celles de Leibniz, même si ce dernier est également méfiant quant aux spéculations sur la fin des temps. Les controverses entourant le quiétisme sont analysées par Thomas Lennon. Deux questions sont soulevées : pourquoi le quiétisme a-t-il si peu intéressé Bayle, contrairement à Leibniz, et pourquoi les deux auteurs l’ont-ils assimilé à un panthéisme ? Pour Leibniz, le pur amour est problématique, car il ne prend pas en considération le commandement divin obligeant à l’amour d’autrui et rend en fait impossible le véritable amour de Dieu, qui passe par le zèle dans l’obéissance à ses ordres. Pour Bayle, le quiétisme est associé à un rationalisme et à un panthéisme qui le rend incompatible avec la religion. La dernière partie est consacrée aux discussions entre Leibniz et Bayle sur la question du mal, dont la publication des Essais de Théodicée est en quelque sorte l’aboutissement. Dans les Écritures, cette question est surtout posée dans le livre de Job, qui est le sujet de l’article de Gianni Paganini. Celui-ci marque une distinction chronologique importante : de Calvin à Hobbes, l’exemple de Job est surabondamment cité dans le contexte des discussions sur le mal. La double volonté divine, la permission du mal et le droit d’affliger, sont comprises par rapport à ce livre où ils trouvent leur illustration. Or, à l’époque de Leibniz et Bayle, la référence au livre de Job perd de sa pertinence et de son importance. Chez Bayle, et contrairement à Leibniz, la question de l’origine du mal reste insoluble. Joseph Anderson traite plus directement de la permission divine du mal. Les principales apories soulevées par Bayle concernent, d’un côté, l’incompatibilité entre l’existence du mal et l’omniscience divine et, de l’autre, l’impuissance causale des créatures. Chez Leibniz, on constate une évolution théorique : dans la Confessio philosophi, la permission du mal est à trouver dans l’entendement divin et dans un nécessitarisme métaphysique, tandis qu’à l’époque des Essais de Théodicée, la thèse des mondes possibles et d’une « division du travail » entre les facultés divines situerait la permission dans la volonté et constituerait désormais une réponse aux objections de Bayle. Jean-Luc Solère s’intéresse également au problème de la conciliation entre responsabilité humaine du mal et concours divin. Bayle, dans sa controverse avec Jaquelot, utilise la doctrine de la création continuelle et du concours divin permanent pour établir que notre raison doit logiquement conclure que Dieu est cause active du mal, tant moral que physique. Si en effet la créature est recréée à chaque instant avec toutes ses déterminations, elle n’est que le sujet passif de ces déterminations, qui incluent volitions et actions. Comme on le sait, Leibniz oppose à ce raisonnement, dans la Théodicée, la distinction d’ « instants de raison » au sein d’un même instant temporel. Mais Bayle connaissait très bien cette notion d’instant de raison, et elle ne répond en fait pas à son argument, qui est que, de par la théorie du concours divin (que Leibniz accepte), Dieu agit aussi dans le second instant de raison, même quand la créature commet le mal. Qu’il y ait, selon Bayle, un manichéisme caché au sein du christianisme orthodoxe, c’est aussi ce que rappelle Stefano Brogi. Mais il situe cette thèse dans le contexte de la réflexion sur l’ars disputandi (les questions de procédure dans la
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discussion étant fondamentales, comme on l’a déjà vu dans la première partie). Leibniz voit bien que sa victoire contre Bayle se joue en grande partie sur la définition des règles mêmes du jeu. Il met donc en place pour l’ars disputandi des contraintes très différentes de celle de Bayle. Le devoir de l’opposant n’est pas celui du soutenant. Celui-ci n’a pas à atteindre l’évidence, tandis que celui-là doit au contraire démontrer l’impossibilité des vérités de foi. Leibniz transforme donc en point fort ce qui constituait pour Bayle le point faible du christianisme : l’obscurité inhérente à ces vérités constitue leur meilleure protection contre les attaques. La contribution de Lorenzo Bianchi termine le volume avec une analyse de la différence entre les manières qu’ont respectivement Bayle et Leibniz d’aborder le problème du mal. Le premier est marqué par l’influence de la tradition sceptique, mais aussi par le pessimisme augustinien qui expliquerait l’impossibilité de rendre compte philosophiquement de l’origine du mal. Il existe toutefois des points communs entre les deux pensées, à savoir la possibilité d’une connaissance historique, comme nous l’avons vu, et la tolérance. Pour conclure, nous tenons à remercier très vivement MM. Hubert Bost (EPHE), François Duchesneau (Université de Montréal), Antony McKenna (Institut d’Histoire de la Pensée Classique – Université Jean Monnet) et Todd Ryan (Trinity College, Hartford) pour leur aide apportée à la réalisation des colloques de Paris et de Montréal, les membres du comité de lecture qui ont expertisé l’ensemble des articles, enfin Mme Claire Raynal (Laboratoire d’Etudes des Monothéismes) pour son aide précieuse à la correction des textes et à la mise en page finale.
I. METHODES, HYPOTHESES ET VERITE
LES REPONSES DE LEIBNIZ AU DICTIONNAIRE HISTORIQUE ET CRITIQUE DE BAYLE ET L’INVENTION DU SYSTEME par Michel Fichant (Paris) I Le développement des relations entre Leibniz et Bayle se laisse assez nettement diviser en trois périodes. C’est la seconde qui sera principalement examinée ici. On caractérisera d’abord de façon plus sommaire la première et la troisième période. 1. Première période : la critique de la mécanique cartésienne et ses suites L’initiative d’un échange épistolaire a été prise par Leibniz, qui s’est adressé le 19 janvier 1687 à Bayle, considéré dans son rôle de responsable de l’édition des Nouvelles de la République des Lettres. En septembre 1686, la revue avait publié une traduction française de la Brevis demonstratio erroris mirabilis Cartesii (dont l’original était paru dans les Acta eruditorum, mars 1686, GM VI, 117–119), suivie d’une Courte remarque de l’Abbé Catelan, qui prétendait y dénoncer un paralogisme (GP III, 40–42). « Ce qui me plait le plus dans la reponse de M. l’Abbé C. que vous avés inserée dans vos nouvelles instructives du septembre passé, c’est qu’elle me donne l’occasion de faire quelque connoissance avec une personne de vostre merite » (A II, 2, 142–143 ; GP III, 39–40).
À la lettre de Leibniz était jointe une Réplique à Catelan, que Bayle fit paraître en février 1687 dans les Nouvelles de la République des Lettres1. Cette réplique mettait en cause Malebranche qui intervint à son tour dans le débat en 1
Leibniz avait donné à Bayle la précision suivante, tout en se présentant à son correspondant en des termes qui doivent être relevés : « Je vous envoye ma replique cy-jointe, et en cas que vous la voulés employer je vous supplie de ne mettre en cette rencontre que M. L. au lieu de marquer mon nom tout entier. Messieurs de Leipzig en usent de même. Car quoyque j’aye fait imprimer quelques essais touchant le droit, la physique, les mathematiques et même touchant les affaires qu’un grand prince m’avoit ordonné à éclaircir, j’ay abstenu le plus souvent de mettre mon nom » (ibid.).
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avril2. Comme on le sait, s’ensuivront en juillet la publication de la grande lettre de Leibniz sur le principe de continuité (GP III, 51–55), puis, après une nouvelle réplique de Catelan parue en juin 1687, une nouvelle réponse de Leibniz en septembre (GP III, 49–51). Au travers de ce premier contact, Leibniz souhaitait manifestement entraîner Bayle dans une discussion développée, mais il ne paraît pas que Bayle y ait répondu. La correspondance directe ne reprendra qu’en 1698. Les relations indirectes se sont cependant poursuivies par l’entremise de Henri Basnage de Beauval, éditeur de l’Histoire des ouvrages des savans à la suite de l’abandon par Bayle de la publication des Nouvelles de la République des Lettres. Nous savons ainsi que la Lettre Si l’essence des corps consiste dans l’étendue (parue dans le Journal des Sçavans du 18 juin 1691, GP IV, 464– 466) a été communiquée par ce biais à Bayle, qui y a répondu par une courte notice recopiée à l’intention de Leibniz par Basnage de Beauval (9 janvier 1693, A II, 2, 641 ; GP III, 91–92). Le complément donné ultérieurement par Leibniz au Journal du 5 janvier 1693 (GP IV, 466–467) sera lui aussi transmis à Basnage de Beauval, à l’intention de Bayle, avec une lettre comportant un post-scriptum spécialement destiné à Bayle (5 mars1693, A II, 2, 672–673 et 675 ; GP III, 94 et 96–97). En octobre 1692, Bayle avait pu consulter les Animadversiones in Partem generalem Principiorum Cartesii, que Leibniz faisait circuler dans l’espoir de leur trouver un éditeur3. Au témoignage de Basnage de Beauval, il semble qu’il ait jugé inutile de réagir, trop occupé qu’il était alors par la rédaction du Dictionnaire4. 2 3
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« Extrait d’une Lettre du P. M. à Monsieur l’Abbé D. C. », désormais dans Malebranche, Œuvres complètes, éd. A. Robinet, t. XVIII, Paris, 1961, p. 441–442. Lettre du 2 octobre 1692 (A II, 2, 586 ; GP III, 87). Leibniz répond le 16/26 octobre 1692 : « Je seray ravi que M. Bayle voye mes animadversions, mais je souhaitterois, que vous le priassiés d’avoir la bonté de marquer les endroits dont il n’est point content, et d’en donner la raison, en peu de mots s’il le trouve à propos » (A II, 2, 606 ; GP III, 90). Bayle ne le trouva pas à propos… Le 4 juillet 1693, Basnage de Beauval rassure Leibniz sur la circulation de son texte : « Cepandant vos Animadversions sur les principes de Descartes ne sont point perdües. Je les conserve soigneusement. Selon vos souhaits M. Huguens les a examinées, et je croi qu’il vous en a ecrit ses sentiments ; M. Bayle les a gardées assez long temps, et me les a renvoyées sans me rien dire » (A II, 2, 716 ; GP III, 97). Ce qui déçut Leibniz, qui observe au début d’octobre 1693 : « Je croyois que je me pourrois plaindre un peu de M. Bayle puisqu’il vous a renvoyé mes animadversions sans rien dire. Mais j’ay consideré que ce pourroit estre parce qu’il n’y a peut estre rien trouvé qui ait paru digne de ses reflexions. Et en ce cas, je ne deuvrois me plaindre que de mon ouvrage. Il seroit bon pour mon instruction, qu’il s’expliquât. Et je vous asseure Monsr que je ne m’en offenseray nullement ; au contraire je profiteray de son avis. S’il a peut estre crû, qu’il s’engageroit dans une contestation avec moy, je vous asseure encor, que mon dessein n’estoit pas
Les réponses de Leibniz au Dictionnaire Historique et Critique
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Enfin dans une lettre désormais datée du 6/16 avril 1699 (s.d. in GP III, 58–61)5, répondant à une lettre non connue de Bayle, Leibniz revient sur sa « pensée de la force ». Ainsi se clôt, dans les échanges de Leibniz avec Bayle, le cycle des débats suscités par la critique de la physique cartésienne. 2. Troisième période : vers la Théodicée En septembre 1704, Leibniz a rédigé des notes sur la seconde partie du livre d’Isaac Jaquelot Conformité de la foi et de la raison contre les difficultés répandues dans le Dictionnaire de M. Bayle (Grua, 488 sq.) Le 15 janvier 1706, Basnage de Beauval a informé Leibniz de la nouvelle polémique qui s’était engagée entre Bayle et Isaac Jaquelot sur la question de la prédestination (GP III, 142). La même année Leibniz a pris des extraits des Réponses aux questions d’un provincial de Bayle, en y joignant quelques remarques (Grua 491–494). Enfin c’est en 1707 (?), après la mort de Bayle, que Leibniz a rédigé le bref mémoire inachevé intitulé Théodicée à l’occasion des derniers écrits de M. Bayle (Grua 495–498). C’est un des maillons qui conduisent à la conception de l’ouvrage qui paraîtra en 1710. La Théodicée elle-même paraît en 1710. Le lien entre ce livre et la discussion avec Bayle est bien connu. Le 30 octobre 1710, Leibniz pouvait en écrire : « Mon livre intitulé : Essais de Théodicée, sur la Bonté de Dieu, la liberté de l’homme, et l’origine du mal, sera bientôt achevé à Amsterdam chez Jaques Troyel. La plus grande partie de cet ouvrage avoit esté faite par lambeaux, quand je me trouvois chez la feue Reine de Prusse, où ces matieres estoient souvent agitées, à l’occasion du Dictionnaire et des autres ouvrages de M. Bayle, qu’on y lisoit beaucoup. J’avois coutume dans les discours de repondre aux objections de M. Bayle, et de faire voir à la Reine qu’elles n’estoient pas si fortes que certaines gens, peu favorables à la Religion, le vouloient faire croire » (À Burnett, GP III, 320–321).
Il faut donc croire que Leibniz, en rédigeant la Théodicée, avait trouvé le moyen de contourner le scrupule qu’il avait exprimé auprès de Basnage de Beauval, quant à la manière opportune de s’opposer au traitement par Bayle des questions touchant à la religion. Le passage vaut d’être cité, même si la
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d’entrer en dispute avec ceux, qui m’auroient honoré de leur avis, mais de m’en servir pour rendre mes animadversions meilleures ; il n’a rien dit aussi sur ce que j’avois mandé touchant la notion du corps » (A II, 2, 740 ; GP III, 102–103). Le 15 janvier 1694, s’agissant encore du sort de cette copie des Animadversiones, Basnage de Beauval explique le silence de Bayle à Leibniz : « A l’egard de M. Bayle il n’a eu d’autres raisons que le travail de son Dictionnaire Critique qui l’occupe tout entier. Je sçai seulement qu’en particulier il avoit dessein de s’expliquer dans une these sur la motion du corps » (A II, 2, 783 ; GP III, 108). Voir A II, 3, 554–557.
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partie de la lettre du 19 février 1706 où il se trouve n’a pas été envoyée au destinataire : « Mais entreprendre de satisfaire tout exprés aux difficultés de M. Bayle, comme il semble que vous me le conseillés, Monsieur, c’est ce que j’apprehenderois de ne point pouvoir faire sans faire du tort à la religion. Car je ne ferois qu’exciter un si habile homme, à mettre ses difficultés dans un jour encor plus beau, s’il est possible, sans me pouvoir flatter de remedier un mal que j’aurois causé. Pour refuter Mons. Bayle utilement, je proposerois l’invention que voicy : je voudrois que quelcun entreprit de combattre les raisonnemens qu’il fait de temps en temps en faveur de la religion. Par ce moyen en l’obligeant à les soûtenir, on l’engageroit à dire mille belles choses qui seroient avantageuses et à la religion et à luy même, par exemple lorsqu’il dispute contre M. Bernard touchant la simplicité de Dieu, il monstre tres bien qu’un composé n’est pas un Estre doué d’une veritable unité. Il monstre aussi excellement en plus d’un endroit qu’un estre qui pense doit estre une substance simple et sans parties, et qui par consequent n’est point sujette à la destruction » (GP III, 144).
Cette dernière remarque, comme on le verra, peut aussi être considérée comme une suite de l’échange principal qui occupe le second moment. 3. Deuxième période : autour du Dictionnaire historique et critique À la parution du deuxième volume de la première édition du Dictionnaire en 1697, l’attention de Leibniz a évidemment été arrêtée par la note H de l’article « Rorarius », où Bayle exposait des remarques sur le Système nouveau de la nature et de la communication des substances paru en juin et juillet 1695 dans le Journal des Sçavans (GP IV, 477–487). En juillet 1698, il fit parvenir à Basnage de Beauval un mémoire, que celui-ci publiera dans l’Histoire des ouvrages des savans datée de juillet (le volume n’est paru qu’en octobre)6, sous le titre bien connu de Lettre à l’Auteur, contenant un Eclaircissement des difficultez que Monsieur Bayle a trouvées dans le systême nouveau de l’union de l’ame et du corps (GP IV, 517–524). Basnage a montré ce document à Bayle, avant d’écrire à Leibniz le 12 septembre 1698 (GP III, 139–140, texte complet dans l’édition de l’Académie mentionnée ci-dessus note 5) ; à cette lettre en était jointe une autre de Bayle, qui n’a pas été retrouvée7. 6
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Comme Basnage de Beauval en informe Leibniz le 12 septembre 1698 : « J’ay montré votre memoire à M. Bayle qui vous en ecrit lui même. Il sera inseré dans le premier quartier du Journal, c’est à dire celui qui paroîtra au commencement du mois d’Octobre » (GP III, 139). Le 21 février 1699, Leibniz ne savait pas encore si sa lettre était publiée et demandait à Jean Bernoulli de s’en enquérir (GM III, 575). Outre par la lettre de Basnage de Beauval, l’existence de cette lettre de Bayle est attestée par la mention qu’en fait Leibniz à Jean Bernoulli le 20/30 septembre 1698 : « Responsionem meam secum communicatam sibi non tantum pulchram, sed et efficacem (fortem, ut Gallica vox habet) videri, significavit ipse Literis humanissimis ad me datis, editionemque ejus gratissimam sibi fore professus est » (GM III, 542).
Les réponses de Leibniz au Dictionnaire Historique et Critique
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Leibniz a répondu le 27 décembre 1698/6 janvier 1699 par deux lettres conjointes adressées respectivement à Basnage de Beauval (GP III, 140–141) et à Bayle (GP III, 55–58). Il y eut une réponse de Bayle, elle aussi disparue. Quant à l’échange avec Basnage de Beauval, il ne reprendra, pour ce que nous en connaissons, qu’en 1706. Comme on le sait, Bayle a porté une très grande attention à l’Éclaircissement de Leibniz, comme à d’autres écrits que celui-ci avait eu l’occasion de publier en réponse aux doutes et aux critiques formulés au sujet du Système Nouveau. Dans la seconde édition du Dictionnaire, en 1702, une nouvelle note L au même article « Rorarius » développe la suite de la discussion. Dès le 5 octobre 1701, faisant état de ce travail en cours, Bayle s’était excusé auprès de Leibniz de ne pouvoir, en raison de sa façon de travailler avec l’imprimeur, transmettre « la copie de [ses] observations sur le mémoire que vous envoyâtes à M. de Beauval » (GP III, 61–62). Le 27 décembre, Leibniz prend acte avec obligeance de cette explication (GP III, 62). Dès la parution de la seconde édition du Dictionnaire, Leibniz en a pris connaissance d’abord en recopiant soigneusement de longs passages du texte de Bayle et en les accompagnant d’un commentaire continu, selon une méthode qui lui était ordinaire, mais en ce cas avec une extension qui ne l’est pas (GP IV, 517–554). Ce document a fourni la base à partir de laquelle a été mise au point une réponse en forme communicable à Bayle. Leibniz en annonce à Jean Bernoulli, le 29 mai 1702, l’envoi à venir prochainement, à faire parvenir à Bayle par l’entremise de De Volder (GM III, 696–7)8. Ce sera bientôt chose faite, puisque Leibniz adresse, par ces mêmes intermédiaires, une lettre à Bayle en date du 19 août : « J’ay appris de M. Toland que vous vous portés bien et que vous vous souvenés favorablement de moy. […] J’ay vû la nouvelle edition de vostre excellent Dictionnaire, où il y a tant d’erudition, d’esprit et d’agrément, que j’ay eu besoin d’un grand effort sur moy même pour m’en arracher quand il le falloit. Mon sejour à Luzembourg, maison de plaisance de la Reine de Prusse, où je me trouve maintenant avec Mad. l’Electrice, me donne un loisir que je n’ay point ailleurs. J’ay lû d’abord l’article de Rorarius, et me voyant invité si obligeamment, j’ay fait une replique que je vous envoye » (GP III, 63– 64).
Bayle a répondu le 3 octobre 1702, dans une lettre qui contient une remarque d’importance sur laquelle on reviendra (GP III, 64–65). Finalement, l’échange tournera court sans véritablement s’achever par un projet de lettre de Leibniz, dont les essais de rédaction et les reprises vont l’occuper en novembre et au début de décembre 1702 (publication partielle en 8
Leibniz informe Varignon le 20 juin 1702 : « Je prepare maintenant une reponse à ce que M. Bayle m’a objecté dans la seconde edition de son Dictionnaire, article Rorarius, mais je ne suis pas encore resolu de la faire imprimer, et je me contenteray peutestre de la luy communiquer » (GM IV, 110).
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GP III, 65–72)9. C’est ici qu’on trouve l’ultime essai dont l’aboutissement aurait dû apporter, autant qu’il pouvait l’être, l’éclaircissement décisif du Système Nouveau qu’appelaient les observations critiques de Bayle. Là-dessus aussi on reviendra à la fin de cette étude. Dans cette même lettre, Leibniz indiquait que la copie de sa Réponse, rendue par Bayle à De Volder était restée chez Bernoulli « pour estre plus à portée si quelcun le vouloit voir encor », mais qu’en tout cas il n’était nullement pressé de la publier : « Au reste je ne dois point me trop presser pour publier cet écrit, dont le but n’a esté que de donner de l’éclaircissement à vous, Monsieur, et à d’autres personnes, pour en recevoir vice versa. Car je n’écris pas tant pour paroistre, que pour approfondir la verité, qu’il est souvent inutile et même dommageable de publier par rapport à des profanes, qui sont incapables d’en juger, et fort capables de la prendre de travers » (GP III, 66–67)10.
De fait, il faudra attendre 1711 pour qu’il en soit de nouveau question. Quand Des Maizeaux, qui rassemblait la correspondance de Bayle, s’est adressé à Leibniz pour qu’il lui communique les lettres qu’il en aurait reçues, Leibniz a fait valoir que « les trois ou quatre » qu’il avait eues « n’étaient presque que relatives à d’autres écrits », que d’ailleurs il ne les avait « point gardées avec soin », et qu’il aurait du mal à les retrouver « quand elle seront encore dans le tas de [ses] vieux papiers » (8 juillet 1711, GP VII, 534). Il ajoute : « Cependant pour satisfaire en quelque chose à votre demande, Monsieur, je vous envoye ma Replique à ce que M. Bayle avoit mis à l’égard de mon Systême dans la seconde Edition de son Dictionnaire, Article Rorarius. […] je vous envoye mon Écrit tel à peu 9
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Tout en remarquant, de façon erronée, qu’il existe trois états de cette lettre, Gerhardt en a reproduit deux, l’un sans date (65–69), l’autre (69–72) sur lequel Leibniz a noté qu’il n’avait pas été envoyé. Arnaud Pelletier, dans sa contribution reproduite ici même (p. 172 sq.), corrige et complète cette information : il existe en réalité deux projets de lettre, qui ont fait chacun l’objet d’une réécriture au net (soit quatre états en tout) : le premier, dont le brouillon est très surchargé de corrections, est daté du 6 novembre ; GP III, 65–69 reproduit sa version révisée. Le second projet, plus bref, porte la date du 5 décembre 1702, et a aussi été remis au net (texte donné en GP III, 69–72). Mais la mention « nicht abgangen » figurant sur ce dernier état indique que la lettre n’a pas été expédiée au destinataire. Nous sommes redevables à Arnaud Pelletier de l’édition des deux états primitifs inédits. La correspondance avec Jean Bernoulli atteste qu’il faudra quelque patience à Leibniz avant de récupérer son écrit : pour l’année 1702, voir les lettres de Leibniz, 19 août puis 2 septembre (GM III, 712–713), de Bernoulli, 16 septembre (ibid., 713–14), de Leibniz, 24 septembre (ibid., 716), de Bernoulli, 28 octobre (ibid., 716–717), de Leibniz, 14 novembre (ibid., 717). En 1705, une lettre de Leibniz du 22 juin apprend que le texte est toujours chez Bernoulli, qui s’apprête à quitter Groningen (ibid., 763) ; celui-ci répond le 11 juillet qu’il déposera tout ce qu’il a de Leibniz chez un ami qui pourra transmettre (ibid., 764) ; et le 14 juillet, Leibniz demande à Bernoulli que sa « petite réponse » (« responsiuncula ») reste chez le Révérend Braum, « quia forte ad Batavos remittenda erit » (ibid., 767). Nous ignorons quand finalement Leibniz en a repris possession.
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près que je l’avois envoyé à M. Bayle. Je dis à peu près, car j’ai changé quelque peu de chose en le relisant ».
Leibniz évoquera cet envoi dans une de ses toutes dernières lettres, adressée à Des Maizeaux le 21 août 1716 (GP VII, 536). Il semblait alors ignorer qu’en fait Des Maizeaux était en train de publier dans l’Histoire Critique de la République des Lettres un ensemble de textes de Leibniz. C’est là qu’est parue finalement la Reponse aux Reflexions contenues dans la seconde Edition du Dictionnaire Critique de M. Bayle, article Rorarius, sur le systeme de l’Harmonie preétablie (GP IV, 554–571). C’est ainsi le dernier article de Leibniz publié encore de son vivant, mais qu’il n’aura cependant pas eu le temps de connaître. C’est à ce texte que nous avons accès par les éditions de Dutens et de Gerhardt, reproduites par toutes les autres11. II De toute évidence, le second moment, celui des échanges autour de l’article « Rorarius » dans les deux éditions du Dictionnaire historique et critique, forme le temps fort de l’échange de Leibniz avec Bayle. C’est aussi la pièce principale de l’ensemble des discussions suscitées par le Système Nouveau de la nature et de la communication des substances, paru en 1695 comme la première expression publique de la philosophie première dont le prospectus latin de 1694 annonçait la réforme12. C’est là que nous assistons à ce que l’on peut appeler l’invention du système.
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Les manuscrits de Hanovre comportent quatre morceaux de composition successive : un premier brouillon autographe sans titre (deux feuillets recto-verso), que nous désignerons par L1 suivant l’usage de l’édition académique, est suivi de trois copies mises au net par des copistes (soit l1, l2, et l3). La première copie l1 (huit pages recto-verso) est abondamment corrigée, complétée et augmentée de la main de Leibniz : un premier titre est donné, Reponse à ce qu’il y a dans la seconde Edition du Dictionnaire Critique de M. Bayle, article Rorarius [touchant] le Systeme de l’Harmonie preétablie ; par l’auteur de ce systeme ; l’étendue du texte, qui prend sa physionomie définitive, est plus que doublée. La seconde copie l2 a reçu encore quelques notables modifications. Enfin la troisième mise au net l3 constitue assurément le document transmis à Bayle par l’intermédiaire de de Volder ; les quelques dernières corrections autographes de Leibniz qui s’y trouvent pourraient avoir été apportées en 1711 seulement, au moment de l’envoi à des Maizeaux, comme c’est certainement le cas de l’ajout ultime au titre définitif : Reponse aux reflexions […] de M. Bayle […] . On sait que Bayle n’acheva pas ce Supplément projeté, pour lequel il ne rédigea que quelques articles. « De Primae Philosophiae emendatione, et de Notione Substantiae », Acta eruditorum, mars 1694 (GP IV, 468–470).
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1. De l’harmonie préétablie Comme on peut en faire d’emblée l’observation extérieure et générale, ces discussions, telles du moins qu’elles se sont poursuivies dans les journaux de langue française, ont à peu près évité la question de la nature de la substance comme telle pour se concentrer surtout sur celle de la communication des substances, entendue d’abord exclusivement comme union de l’âme et du corps. C’est dans ce contexte que Leibniz est devenu « l’Auteur du Système de l’harmonie préétablie ». Pour le XVIIIe siècle, Leibniz sera à la fois l’auteur de la Théodicée, et donc du système de l’optimisme (quoique le mot soit absent de son lexique), – celui aussi de la Monadologie (quoique le titre ne soit pas de lui) et donc du système des monades – et enfin celui du « système de l’harmonie préétablie ». Mais c’est dans ce dernier (et seul) cas que Leibniz lui-même a accrédité l’usage, en se désignant par la description définie « l’Auteur du Système de l’Harmonie préétablie », tant dans les titres d’articles publiés que dans ses correspondances, auxquels s’ajoute la mise en scène de l’ouverture des Nouveaux Essais13. La remarque hégélienne selon laquelle ce qui est bien connu est généralement très mal connu14 s’applique parfaitement à la notoriété dont jouit le vocable d’harmonie préétablie. Son introduction intervient à une date relativement tardive dans le vocabulaire leibnizien, pour y désigner une conception doctrinale déjà constituée et éprouvée sous une autre appellation. S’agissant, de façon restrictive, de l’explication de l’union de l’âme et du corps, la position leibnizienne est formulée, dans le texte du Système Nouveau comme « l’hypothèse des accords » (GP IV, 485). Antérieurement, Leibniz avait aussi utilisé le terme de « concomitance », notamment dans la correspondance avec Arnauld (A II 2 ; 53, 58, 59, 90, 111, 113, 118, 182) ; conjuguant les deux appellations, il défendait ce qu’il appelait aussi « l’hypothèse de la concomitance ou de l’accord » (A II 2 ; 82, 117). Toutes ces expressions valent comme autant d’approches d’une thèse dont la singularité n’a pas encore trouvé sa formule idiosyncrasique. C’est l’Eclaircissement du nouveau système de la communication des substances, publié dans le Journal des savants en avril 1696 (GP IV, 493–498) pour répondre aux objections qui y avaient été présentées par l’Abbé Foucher, qui 13
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Parmi les titres des articles de Leibniz, on retiendra les Considérations sur les Principes de Vie, et sur les Natures plastiques, par l’Auteur du Système de l’Harmonie préétablie (1705, dans l’Histoire des Ouvrages des Savants, et GP VI, 539–549). S’agissant des Nouveaux Essais, voir la présentation donnée par Théophile du « Nouveau système » en I, chap. 1, GP V, 63–65 et A VI, 6, 71–73. « Das Bekannte überhaupt ist darum, weil es bekannt ist, nicht erkannt » : « Ce qui est bien connu est en général, pour cette raison qu’il est bien connu, non connu » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit, texte présenté, traduit et annoté par B. Bourgeois, Paris, 2006, p. 79).
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nous fait assister à sa découverte (on verra du reste que Bayle semble ne pas avoir pris connaissance de ce texte). Ce que Leibniz désigne comme son « hypothèse de philosophie » est d’abord présenté comme « hypothèse de l’Harmonie ou de la concomitance », aussitôt caractérisée comme « exacte correspondance ». Il est dit ensuite que « cette correspondance sert à expliquer la communication des substances et l’union de l’âme avec le corps par des lois de la nature établies par avance ». Ces lois sont aussi « des lois de l’harmonie ». Toutes les conditions sont ainsi réunies pour qu’enfin l’expression juste se cristallise : « […] j’ay crû que l’usage de mon hypothese se reconnoistroit par la difficulté que des plus habiles Philosophes de nostre temps ont trouvée dans la communication des esprits et des corps, et même des substances corporelles entre elles : et je ne scay si vous n’y en avés point trouvé vous même. Il est vray qu’il y a, selon moy, des efforts dans toutes les substances ; mais ces efforts ne sont proprement que dans la substance même ; et ce qui s’ensuit dans les autres, n’est qu’en vertu d’une Harmonie preétablie s’il m’est permis d’employer ce mot, et nullement par une influence reelle, ou par une transmission de quelque espece ou qualité »15.
On n’observera jamais assez que « Système » s’entend ici, conformément à l’emploi le plus courant à l’époque, au sens d’hypothèse explicative rendant compte d’un ensemble de phénomènes16. L’initiative terminologique opérée dans la dénomination choisie fait fond sur les emplois antérieurs où l’harmonie a toujours été entendue au sens de l’harmonie universelle, harmonia rerum. Ces usages marquent la philosophie de Leibniz dès ses toutes premières formulations, bien avant la mise au point de la synthèse métaphysique du début des années 80, dont le Discours de Métaphysique donne l’expression canonique. Cette pensée de l’harmonie s’est formée dès le De Arte combinatoria de 1666 et la Nova Methodus docendae discendaeque Jurisprudentiae de 1667, pour se déployer ensuite en faisant de l’harmonie un concept puissamment unificateur, à la fois physique et cosmologique, puis métaphysique, en passant par tout un spectre de significations éthiques et juridiques, esthétiques, théologiques et ontologiques17. On mentionnera seulement des formules telles que celle qui définit l’harmonie comme « diversité compensée par l’identité », celle qui identifie Dieu à l’harmonie universelle, celle enfin qui pose
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GP IV, 496. Souligné par moi. Gerhardt reproduit une numérotation des paragraphes introduite après-coup par Leibniz sur sa copie archivée. Je donne la préférence au texte tel qu’il est paru, reproduit en Dutens, II, 1, 70. « Toutes les hypotheses sont faites exprès, et tous les systemes viennent après coup, pour sauver les phenomenes ou apparences » (ibid.). Cf. les articles de W. Schneiders, « Harmonia Universalis », Studia Leibnitiana 16 (1984), p. 27–44, et de F. de Buzon, « L’harmonie : métaphysique et phénoménalité », Revue de métaphysique et de morale 100/1 (1995), p. 95–120.
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qu’« exister n’est rien d’autre qu’être harmonique »18. C’est sur le fond de cette priorité à la fois chronologique et structurale de l’harmonie universelle que la formule restreinte de l’harmonie préétablie en est venue à désigner le mode d’explication hypothétique approprié d’une classe particulière de phénomènes. L’emploi d’harmonie se spécifie alors en quelque sorte en passant du niveau global à un cas local. Le « système des accords » était, dès sa conception, une thèse venant naturellement prendre place dans une philosophie de l’harmonie en général, toute prête à l’accueillir. On comprend qu’il ait pu recevoir à son tour, par affinité conceptuelle, la dénomination d’harmonie. D’où l’on voit que, dans le Système Nouveau, l’hypothèse des accords s’intègre à l’harmonie universelle, pour la mettre en évidence à partir d’un échantillon déterminé par la solution du problème particulier de l’union de l’âme et du corps. Ensuite « harmonie » est donné comme un équivalent de « communication », d’« accord » et de « concomitance ». Enfin l’adjectif « préétablie » vient particulariser cet emploi d’« harmonie », la réserve terminologique (« s’il m’est permis d’employer ce mot ») de Leibniz portant précisément sur l’emploi d’un adjectif déplacé dans un sens nouveau19. 2. De l’âme des bêtes à la monade : où il est question d’un chien maltraité, d’un vaisseau fantôme, de Jules César, d’un animal musicien Les réponses de Leibniz à Bayle, celles qui sont parues dans les journaux de 1698 et de 1716, mais aussi celles qui complètent et parachèvent les précédentes dans la correspondance restée longtemps inédite, donnent au « système » une interprétation dont Bayle pourrait être en quelque sorte coresponsable ou en tout cas co-répondant. a. La Note H de l’article « Rorarius », première édition du Dictionnaire historique et critique On néglige trop le fait qu’il s’est agi à l’origine pour Leibniz de répondre à des notes qui accompagnent, selon l’art d’écrire de Bayle – où les notes en minuscules caractères prennent immensément plus de place que le texte en haut de 18
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Respectivement : « diversitas identitate compensata » (A VI, 1, 484 [cf. 466, 477]) ; « Deus autem est harmonia universalis » (A VI, 2, 153 [cf. A II, 1, 79 et 162]) ; « Existere nihil aliud esse quam Harmonicum esse » (A VI, 3, 474 [cf. 472]). « Préétablir » est attesté en français depuis 1609. L’emploi technique premier du terme relevait de la rhétorique : « préétablir la question », c’est énoncer le sujet d’une dispute ou d’une conférence, et en diviser les parties, avant d’entrer dans le fond de la discussion. C’est donc le règlement préliminaire d’un discours, qui annonce une suite ordonnée. On conçoit ainsi le bien-fondé de la transposition métaphysique que Leibniz a opérée sur ce terme.
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page réduit à deux ou trois lignes –, un article où il est question de Rorarius20. La singularité doctrinale qui donne à Rorarius son droit d’entrée dans le Dictionnaire fait aussi la singularité de l’angle sous lequel Bayle aborde le Système Nouveau. Du coup, elle oriente aussi le point de vue d’où Leibniz fournit ses propres éclaircissements. Leibniz a assez bien caractérisé ce style de Bayle en relevant : « Autor Dictionarii inclinat, ut scis, ad Pyrrhonismum, facileque arripit argumenta dubitandi » (À Jean Bernoulli [29 mai 1702], GM III, 696).
Dans le cas de Rorarius, les motifs à douter vont venir de la thèse paradoxale que celui-ci a exposé dans son livre, paru en 1648, Quod animalia bruta ratione utantur melius homine : « Il entreprend de montrer non seulement que les bêtes sont des animaux raisonnables, mais aussi qu’elles se servent de la raison mieux que l’homme ». Bayle ajoute : « les faits singuliers […] qui concernent l’habileté des animaux embarrassent tout à la fois les sectateurs de Mr Descartes et les sectateurs d’Aristote » (2599). À l’égard des premiers, la question est vite réglée, car « il n’y a personne qui ne connaisse qu’il est difficile d’expliquer comment de pures machines peuvent faire ce que font les animaux ». Et pourtant, poursuit Bayle, « c’est bien dommage que le sentiment de Mr Descartes soit si difficile à soutenir, et si éloigné de la vraisemblance, car il est d’ailleurs très avantageux à la vraie foi » (2600). Les animaux en effet seraient des machines pour cette raison que la matière ne peut pas penser. Dès lors, tout homme qui pense sait qu’en tant qu’il pense, il est distinct du corps et donc, à cet égard, immortel. De leur côté les aristotéliciens attribuent aux bêtes une âme, mais en voulant qu’elle soit limitée à la sensation et à la mémoire. Peine perdue : en dépit de toutes les distinctions qu’ils superposent, ils ne peuvent justifier cette limitation. Si un animal sent et s’oriente selon ce qu’il perçoit comme nuisible ou avantageux, alors il sait aussi qu’il sent et donc il réfléchit, il compare, notamment le passé et le présent, il anticipe et pour cela il fait des inférences et donc il raisonne. Du coup, il est impossible d’établir une différence spécifique entre l’âme humaine et celle des bêtes. « Les philosophes de l’École sont hors d’état de prouver que l’âme de l’homme et l’âme des bêtes sont de différente nature » (2604, col. A). Alors vient l’antithèse que Bayle cherche partout à mettre en évidence comme la marque même de l’impuissance de la raison : « On ne peut songer sans horreur aux suites de cette doctrine […]. Il s’ensuit de là que si [les âmes des bêtes] sont matérielles et mortelles, les âmes des hommes le sont aussi ; et
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Je citerai ici l’article « Rorarius » d’après le Dictionnaire historique et critique, seconde édition, Amsterdam, 1702, t. III, p. 2599–2613. Les pages 2599 à 2608 reproduisent sans changement le texte de la première édition de 1697, t. II, p. 955 à 967.
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Michel Fichant que si l’âme de l’homme est une substance spirituelle et immortelle, l’âme des bêtes l’est aussi » (ibid.).
D’où une alternative dont les deux termes sont aussi intenables : ou bien renverser la doctrine de l’autre vie et saper les fondements de la religion, ou bien tomber dans un abîme de difficultés insondables : que faire de cette population immense d’âmes immortelles, sachant d’ailleurs qu’il y a d’innombrables animaux invisibles qui ont peut-être plus d’esprit que les plus gros ! C’est là ce qui donne enfin l’occasion de convoquer « l’un des plus grands esprits de l’Europe », Leibniz : « ayant bien connu ces difficultés, [il] a fourni des ouvertures qui méritent d’être cultivées » (2607). D’où la note H, qui fait d’abord référence à la seule première partie du Système Nouveau (celle parue le 27 juin 1695). Mais Bayle ne s’occupe pas en général de la caractérisation de la substance comme telle : il s’en tient d’abord et uniquement à ce que Leibniz professe quant à l’animal, et il lui accorde l’essentiel d’une solution aux difficultés suscitées par les paradoxes de Rorarius. Il lui donne acte que « tout animal est uni à une forme, qui est un être simple, indivisible, veritablement unique », et « que cette forme ne quitte jamais son sujet, d’où il resulte qu’à proprement parler il n’y a ni mort ni generation dans la nature » (2607, col. A). Jusque-là, l’hypothèse permet de parer tous les coups qui atteignent l’aristotélisme. « L’hypothèse de Mr Leibniz pare tous ces coups ; car elle nous porte à croire 1. que Dieu au commencement du monde a créé les formes de tous les corps, et par conséquent toutes les âmes des bêtes ; 2. que ces âmes subsistent toujours depuis ce temps là, unies inséparablement au premier corps organisé dans lequel Dieu les a logées. Cela nous épargne la métempsycose, qui sans cela serait un abîme où il faudrait se sauver nécessairement » (2607, col. A).
Les objections vont porter sur la seconde partie du Système Nouveau, parue dans la revue du 4 juillet, et qui concerne spécialement l’hypothèse des accords. Elles portent principalement sur la spontanéité reconnue, selon cette hypothèse, à l’âme d’un chien passant de la joie quand il mange à la douleur quand il est battu, quand bien même son corps et le reste des choses, Dieu excepté, n’existeraient pas (2607, col. B). De là, Bayle saute au problème général du rapport de l’âme au corps, en se référant au modèle de l’accord de deux pendules marquant exactement la même heure, exposé par Leibniz dans l’article de l’Histoire des ouvrages des savants de février 1696 (GP IV, 498– 500). D’où cette réserve : « J’attendrai à préférer ce système à celui des causes occasionnelles que son habile auteur l’ait perfectionné » (2608, col. A).
L’objection peut être ordonnée sous trois formules : (1) L’argument de Leibniz contre « le système cartésien » (comprendre : celui des causes occasionnelles) n’est pas fondée : « On ne peut pas dire que ce système […] fasse intervenir l’action de Dieu par miracle […] car comme Dieu n’y intervient que suivant des lois générales, il n’agit point là extraordinairement » (2608, col. A).
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(2) À ce compte, Leibniz aurait tout autant recours à un Deus ex machina. En effet, « la vertu interne communiquée aux formes des corps » ne connaît aucunement « la suite d’actions [i.e. de perceptions] qu’elle doit produire » (ibid.). L’âme du chien prétendument spontanée devrait savoir que dans un moment la douleur remplacera le plaisir. Il faut donc qu’en réalité ces formes soient dirigées par un principe externe. (3) Enfin la comparaison avec les pendules n’est pas pertinente, puisque du côté de l’âme et du corps, l’un des termes du rapport est un être simple et indivisible. Or « un être simple agira toujours uniformément si aucune cause étrangère ne le détourne ». Dans un être composé comme l’est une machine, l’action de chaque pièce peut modifier le cours de l’action des autres pièces. « Mais dans une substance unique où trouverez-vous la cause du changement d’opération ? » (ibid.). b. La Réponse de Leibniz en 1698 On conçoit sans peine que Leibniz ait tenu à répondre soigneusement à des considérations aussi bien ajustées. Il le fait donc dans sa Lettre à Basnage de Beauval contenant un Eclaircissement des difficultez que Monsieur Bayle a trouvées dans le système nouveau de l’union de l’âme et du corps, que l’Histoire des ouvrages des savants a publié dans son volume daté de juillet 1698. On voit par le titre donné que Leibniz a d’emblée fait sienne la position du débat sur le système, aussitôt renommé hypothèse, explicatif de l’union de l’âme et du corps. D’une part, Bayle n’a pas vu que, précisément parce qu’il s’agit d’une hypothèse, Leibniz a pu argumenter en recourant à la « fiction » (GP IV, 517) ou encore « fiction métaphysique » (519), qui permet de suspendre en pensée ce qui en tout cas arrive toujours « dans l’ordre naturel » : l’âme unie au corps y habite toujours un « monde commun » (ibid.) avec d’autres substances créées et d’autres corps. Dieu n’a pas fait « autant de mondes sans connexion, qu’il y a de substances ». D’autre part, Bayle se méprend et sur l’interprétation de l’axiome de conservation et sur le sens de certains termes : (1) Qu’une chose demeure dans l’état où elle est une fois si rien ne survient qui l’oblige de changer, cela vaut de tout état, y compris de l’état de changement : « Une chose ne demeure pas seulement autant qu’il dépend d’elle dans l’estat où elle est, mais aussi quand c’est un estat de changement, elle continue à changer, suivant tousjours une même loy » (518). S’il s’agit d’un corps, cela vaut de son état de repos comme de mouvement : il persiste à changer de situation en passant d’une place à une autre selon une règle prescrite. La loi prescrite de la substance créée étant « de représenter ce qui se fait dans son corps […] et même de representer en quelque façon, et par rapport à ce corps, tout ce qui se fait dans le monde », elle perdure aussi dans son changement en passant d’elle-même d’une perception à une autre. (2) Il y a désaccord sur le sens du mot spontané : Bayle semble confondre spontané et volontaire, alors que, si le volontaire est toujours spontané, le
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spontané n’est pas toujours volontaire : « Il y a des actions spontanées qui sont sans election, et par consequent qui ne sont point volontaires » (519). De même une forme ou âme passe spontanément d’une représentation A à une représentation consécutive B sans avoir, quand elle est en A, à connaître distinctement B par anticipation ; il suffit qu’elle le sente confusément (521). Ce qui répond à l’accusation de recourir à une force externe : « L’estat present de chaque substance est une suite naturelle de son estat precedent, mais il n’y a qu’une intelligence infinie qui puisse voir cette suite, car elle enveloppe l’univers », alors même que l’âme même ne peut distinguer « cette multitude infinie de perceptions » (ibid.). (3) Il y a désaccord sur le sens du mot miracle. Il « ne suffit pas pour lever les miracles » d’imputer une loi générale. C’est populairement qu’on définit le miracle comme « une chose rare et merveilleuse », mais philosophiquement il est « ce qui passe les forces des creatures. Il ne suffit pas de dire que Dieu a fait une Loy generale, car outre le decret, il faut encor un moyen naturel de l’executer, c’est à dire, il faut que ce qui se fait, se puisse expliquer par la nature que Dieu donne aux choses » 21 (520) .
(4) Mais l’objection la plus sérieuse, « digne de Mr Bayle et [de celles] qui méritent le plus d’être éclaircies » (522) est celle qui porte sur la validité de la comparaison de la concomitance âme-corps avec l’accord des pendules. Toute comparaison doit être limitée au seul point par lequel deux choses aussi différentes qu’une pendule et une âme sont comparables : « Je n’ay comparé l’ame avec une pendule qu’à l’egard de l’exactitude reglée des changemens, qui n’est même qu’imparfaite dans les meilleures horloges, mais qui est parfaite dans les ouvrages de Dieu ; et on peut dire que l’ame est un Automate immateriel des plus justes » (ibid.).
De nouveau, il y a désaccord sur le sens d’un mot : uniformément peut vouloir dire semblablement, et en ce sens, toutes les parties de la trajectoire d’un corps qui se déplacerait uniformément seraient semblables, comme sur une ligne droite. Mais agir uniformément peut aussi signifier plus généralement « suivre perpetuellement une même loy d’ordre ou de continuation, comme dans un 21
Jean Bernoulli ayant trouvé particulièrement pertinentes deux objections de Bayle – que l’âme comme être simple, ne peut tenir d’elle-même une multitude de modifications diverses, et qu’elle ne connaît pas d’avance ses pensées futures (GM III, 569) – Leibniz lui répond dans le même sens le 21 février 1699 : « Et si enim anima non constet ex partibus, exprimit tamen perceptionibus suis rem ex partibus constantem, nempe corpus. Hinc cum multa habeat perceptiones simul, et ex perceptionibus praesentibus naturali consequentia nascantur futurae, mirum non est, sponte ex anima fluere tot modificationes. Dubium etiam nullum est, quin futuri status nostri jam aliquo modo in praesentibus involvantur, etsi ob multitudinem et exiguitatem comperceptionum distingui non possint » (GM III, 574–75).
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certain rang ou suite de nombres », ou comme dans un mouvement selon une parabole. C’est en ce sens-là qu’un être simple agit uniformément en passant d’une perception à une autre. Où « il faut considérer aussi que l’ame, toute simple qu’elle est, a tousjours un sentiment composé de plusieurs perceptions à la fois ». Bien que n’étant pas composée de pièces comme une machine, l’âme enveloppe en même temps « une multitude veritablement infinie de petits sentimens indistinguables, que la suite doit developper […]. Tout cela n’est qu’une consequence de la nature representative de l’ame, qui doit exprimer ce qui se passe, et même ce qui se passera dans son corps, et en quelque façon dans tous les autres, par la connexion ou correspondance de toutes les parties du monde » (523).
D’un mot qui aurait pu suffire, elle est comme un automate immatériel qui représente l’automate matériel de son corps et, par lui, le monde entier. Ainsi est évité le risque de pousser la comparaison avec les pendules jusqu’à l’assimilation de l’âme à une chose matériellement composée et étendue. c. La note L de l’article « Rorarius », seconde édition du Dictionnaire historique et critique Comme on sait, Bayle a tenu à répondre dans la seconde édition du Dictionnaire, en y insérant une nouvelle note, de même ampleur que la précédente, qu’il présente comme « une suite naturelle et nécessaire » de la discussion22. Il observe d’emblée : « Je considère présentement ce nouveau système comme une conquête d’importance qui recule les bornes de la philosophie » (2610, col. B). Après les deux hypothèses de « la voie d’influence » et de « la voie d’assistance », « voici une nouvelle acquisition, celle qu’on peut appeler avec le Père Lami la voie d’harmonie préétablie »23. Si « on ne peut rien imaginer qui donne une si haute idée de l’intelligence et de la puissance de l’auteur de toutes choses », il reste à concevoir la possibilité de cette hypothèse. On laissera de côté les désaccords qui persistent sur des questions externes, comme la définition du miracle et les grandes difficultés sur la supposition que Dieu 22
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Bayle justifie les compléments qu’il apporte à l’article par le souhait exprimé par certains lecteurs de nouveaux recueils sur le sujet de l’âme des bêtes, tout en notant que d’autres lecteurs « ne s’en soucieront gueres et les appelleront des excrescences ». Il ajoute : « Ils n’auront pas sujet de donner ce nom aux notes que je veux faire suivre sur les reflexions de Mr. Leibniz, que l’on a vuës dans le Journal de Mr. Basnage ; car ces notes sont une suite naturelle et nécessaire de l’un des endroits de la première édition de cet article. J’espère qu’elles serviront d’occasion pour developper une matiere qui n’est pas moins difficile qu’importante » (2610–2612). Bayle renvoie au 2. Traité de la connaissance de soi-même, édition de 1699. Dans ses annotations suivies à l’article, Leibniz proteste de ses droits d’antériorité, avec une rare précision : « Je luy avois déja donné ce nom dans ma reponse à M. l’Abbé Foucher mise dans le Journal des savans du 9 Avril de l’an 1696, et le R. P. Lami l’a trouvé convenable » (GP IV, 534).
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puisse donner à la créature la force de se mouvoir. Il s’agit bien de la possibilité intrinsèque de la chose. Bayle divise son argument sous huit numéros, en faisant remarquer que les sept premiers ne sont que le développement de ce à quoi Leibniz a déjà répondu, donc un prolongement de la Note H. On y voit apparaître deux nouvelles illustrations : le vaisseau fantôme et le personnage de Jules César. Soit un vaisseau qui, de lui-même, sans pilote, irait à son port en s’assurant une navigation tenant compte de toutes les circonstances des vents et de la mer. Même en faisant appel à l’infinité de Dieu, on ne le comprendrait pas, car « la nature du vaisseau n’est pas capable de recevoir de Dieu cette vertu-là » (2611, col. A). Encore plus incompréhensible alors sera d’accorder au seul corps de Jules César la faculté de produire tous les actes qu’il a accomplis pendant toute la durée de sa vie. De plus, en concevant une telle machine humaine, on doit y reconnaître qu’elle « contient un nombre presque infini d’organes, et qu’elle est continuellement exposée au choc des corps qui l’environnent, et qui par une diversité innombrable d’ébranlements excitent en elle mille sortes de modifications » (ibid.).
Cette double multiplicité ne manquera pas de produire du dérangement dans l’harmonie préétablie, et de troubler la correspondance des changements du corps avec ceux de l’âme. Il est donc inconcevable d’étendre au corps d’un homme le caractère d’automate que les cartésiens reconnaissent à celui des bêtes, et de « soutenir que Dieu a pu faire des corps qui feraient machinalement ce que nous voyons faire aux autres hommes ». Ce n’est pas mettre des limites à la science et à la puissance de Dieu, c’est seulement en reconnaître aux créatures. « Selon l’axiome des philosophes, tout ce qui est reçu se proportionne à la capacité du sujet »24 : et donc « il faut de toute nécessité que l’action des créatures soit proportionnée à leur état essentiel » (ibid.). S’agissant du corps, l’hypothèse de Leibniz, plus difficile encore que celle des animaux machines, peut être rejetée comme impossible. Elle le sera encore davantage s’agissant de l’âme. Leibniz reconnaît qu’elle est simple, indivisible, immatérielle. Elle est un atome immatériel qu’on peut comparer à un atome matériel comme celui d’Épicure. Un tel atome, si l’on écarte l’absurde supposition de la déclinaison, laissé à lui-même et sans rien rencontrer qui l’affecte du dehors, poursuivra toujours son mouvement uniformément et en ligne droite. Leibniz l’avoue. De même, l’âme de César s’étant donné une première pensée, par exemple de plaisir, elle y demeurera au moment suivant de son existence. Bayle cependant concède à Leibniz quelque chose de sa réplique, en lui accordant ce qu’il appelle « la métamorphose des pensées » : encore faudra-t-il que les pensées qui se suivent gardent 24
« Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur » : cf. entre autres, Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, Ia pars, q. 75, a. 5, c. ; IIIa pars, q. 54, a. 2, ad 1m, q. 5.
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« quelque raison d’affinité ». Mais « les changements bizarres du blanc au noir, du oui au non, [et] ces sauts tumultueux de la terre au ciel, qui sont ordinaires à la pensée de l’homme » deviendraient alors impossibles (2612, col. A). On voit aussi, du côté psychologique, comme précédemment avec l’imprévisibilité des interactions dans le monde physique, l’incompatibilité originelle qui sépare les intuitions fondamentales de l’existence chez Bayle et chez Leibniz. En un certain sens, l’échange policé de leurs arguments recouvre cette opposition fondamentale. L’instabilité de la vie psychique ne se comprendrait, ajoute Bayle, que si l’âme était habitée par une multitude d’esprits concurrents qui produiraient leurs effets les uns après les autres. Il faudrait donc qu’elle soit composée comme une machine, elle ne serait plus une substance une, mais un ens per aggregationem. Le titre VIII de la note L apporte le seul argument vraiment nouveau, en se concentrant sur ce qui est « le dénouement et la clé du système » de Leibniz. Bayle cite : « La loy du changement de la substance de l’animal le porte de la joye à la douleur, dans le moment qu’il se fait une solution de continu dans son corps, parce que la loy de la substance indivisible de cet animal est de representer ce qui se fait dans son corps de la manière que nous l’experimentons, et même de representer en quelque façon, et par rapport à ce corps, tout ce qui se fait dans le monde » (GP IV, 518, cité par Bayle, 2612, col. A).
Cette loi est le point de rencontre entre le système de Leibniz et celui des causes occasionnelles. C’est par la manière de l’exécution de cette loi qu’ils se séparent : pour Leibniz, l’âme l’exécute d’elle-même, sans l’assistance de Dieu. Mais cela n’est pas possible, car elle n’en a pas les instruments nécessaires. Ultime comparaison : un « animal musicien » créé par Dieu pour chanter toujours, en suivant une certaine partition (« tablature »). Il faudrait pour cela que Dieu la lui mette sous les yeux, ou l’imprime dans sa mémoire, ou arrange ses muscles pour que, selon les lois de la mécanique, ils produisent justement les sons indiqués. Dans une âme humaine, il faudrait que la suite réglée des pensées suive quelque chose de semblable à cette partition. Mais derechef, il faudrait « qu’elle connût la suite des notes et y songeât actuellement. Or l’expérience nous montre qu’elle n’en sait rien ». Ou alors il faudrait la diviser en une multitude d’instruments dont chacun produirait sa note ou sa pensée. Mais l’âme n’est pas un orchestre, parce qu’« une substance immatérielle, simple et indivisible, ne peut point être composée de cette multitude innombrables d’instruments particuliers […]. Il n’est donc pas possible que l’âme humaine exécute cette loi » (2612, col. B). Le dernier alinéa du texte ouvre cependant la porte à une autre orientation de la discussion et, peut-être, à une autre conclusion. Bayle cite assez longuement un passage de Leibniz en mettant les unes après les autres diverses formulations de la même thèse, celle de la variété interne impliquée dans l’unité de l’âme, d’où résulte la suite de ses perceptions, où « tout cela n’est qu’une consequence de la nature representative de l’ame, qui doit exprimer ce qui se passe, et même ce qui se passera dans son corps, et en quelque façon
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Michel Fichant dans tous les autres, par la connexion ou correspondance de toutes les parties du monde » (GP IV, 523).
Bayle se borne à commenter sous la forme d’une invite : « Cette supposition, quand elle sera bien développée, est le vrai moyen de résoudre toutes les difficultés ». Leibniz pourra encore nous apprendre « d’excellentes choses sur la nature des esprits. Personne ne peut volager plus utilement ni plus sûrement que lui dans le monde intellectuel » (ibid.). Nous verrons finalement comment cette suggestion a trouvé en partie sa réalisation dans l’ultime échange de la correspondance. d. La réponse de Leibniz en 1702, publiée en 1716 La réponse de Leibniz, telle qu’elle a été publiée en 1716 seulement, prend en compte l’ensemble des points soulevés par Bayle. Elle s’inspire d’une mise en garde qui marque discrètement la manière dont Leibniz comprend « d’où parle » son contradicteur : « Il ne faut point se régler en ces matières sur les notions populaires » (GP IV, 557, cf. aussi 565). Passons rapidement sur le vaisseau fantôme. Bien loin que son artifice soit incompréhensible même en recourant à la science infinie de Dieu, il est parfaitement explicable par des raisons mécaniques à la mesure d’un esprit fini – certes plus développé que celui de l’homme, mais pourtant des échantillons produits par l’industrie humaine peuvent en donner l’idée, amplifiée par la considération de jusqu’où peuvent aller des esprits qui nous surpassent : « Car bien que je n’aye point besoin de la possibilité de quelque chose qui ressemble tout à fait à ce vaisseau, de la maniere que M. Bayle le semble concevoir […] ; je crois pourtant, qu’à bien considerer les choses, bien loin qu’il y ait de la difficulté là dessus à l’egard de Dieu, il semble plustost qu’un Esprit fini pourroit estre assés habile pour en venir à bout. Il n’y a point de doute qu’un homme pourroit faire une machine capable de se promener durant quelque temps par une ville, et de se tourner justement aux coins de certaines rues. Un esprit incomparablement plus parfait, quoyque borné, pourroit aussi prevoir et eviter un nombre incomparablement plus grand d’obstacles » (GP IV, 555).
Les corps des animaux sont, eux, des « machines de la nature » qui contiennent non « un nombre presque infini d’organes », mais une infinité véritable et actuelle qui en font « un miroir exact de l’univers » (557) et de sa division tout aussi infinie, de sorte que rien n’y arrive, pas même par l’effet apparent des chocs des corps environnants, qui ne suive ce qui est déjà interne. S’agissant de ce qui se passe dans l’âme et dans le corps de Jules César, la réplique de Leibniz constitue l’un des morceaux les plus justement célèbres : c’est ici que se trouve la formule du fameux balancement des deux moitiés de l’hypothèse, dont aucune ne peut être sacrifiée. Elle a sa part matérialiste et épicurienne : « Tout se fait dans le corps, à l’egard du detail des phenomenes, comme si la mauvaise doctrine de ceux qui croyent que l’ame est materielle suivant Epicure et Hobbes, estoit veritable ; ou comme si l’homme même n’estoit que corps, ou qu’Automate […] de sorte que rien de ce qui paroist au dehors de l’homme, n’est capable de refuter leur doctrine, ce qui suffit pour établir une partie de mon Hypothese » (ibid., 559).
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Symétriquement, l’hypothèse a sa part idéaliste et platonicienne, et c’est de ce côté-là qu’intervient ici la mention des monades25 : « Mais < outre les principes, qui etablissent les Monades, dont les composés ne sont que les resultats, > l’expérience interne refute la doctrine Epicureenne : c’est la conscience qui est en nous de ce moy qui s’apperçoit des choses qui se passent dans le corps ; et la perception ne pouvant estre expliqué par les figures et les mouvemens, établit l’autre moitié de mon hypothese, < et nous fait reconnoistre en nous une substance indivisible, qui doit estre elle même la source de ses phenomenes, de sorte que suivant cette seconde moitié de mon hypothese tout se fait dans l’ame, comme s’il n’y avoit point de corps ; de même que selon la première moitié tout se fait dans le corps, comme s’il n’y avoit point d’ame > » (ibid., 559–60)26.
Du côté de l’âme prise à part, la comparaison avec l’atome d’Epicure est inadéquate en ce que l’atome physique « (tel qu’on le suppose, quoyqu’il n’y ait rien de tel dans la nature) bien qu’il ait des parties, n’a rien qui cause de la varieté dans sa tendance, parce qu’on suppose, que ces parties ne changent point leur rapports, au lieu que l’ame, toute indivisible qu’elle est, renferme une tendance composée, c’est à dire une multitude de pensées presentes, dont chacune tend à un changement particulier, suivant ce qu’elle renferme, et qui se trouvent en elle tout à la fois, en vertu de son rapport essentiel à toutes les autres choses du monde » (ibid., 562).
L’âme ne doit pas être comparée à un atome matériel, mais à l’univers et à Dieu même « dont elle represente finiment l’infinité (à cause de sa perception confuse et imparfaite de l’infini) » (ibid.). Ici, le point de vue restreint de l’harmonie préétablie comme explication des phénomènes particuliers à l’union de l’âme et du corps, est dépassé par la perspective globale qui ouvre sur l’univers de la monadologie : « Et la raison du changement des pensées dans l’ame est la même que celle du changement des choses dans l’univers qu’elle represente. Car les raisons de mecanique, qui sont developpées dans les corps, sont reunies, et pour ainsi dire, concentrées dans les ames ou Entelechies, et y trouvent même leur source » (ibid.).
Reste le dernier point soulevé par Bayle : que l’âme n’aurait pas les instruments requis pour exécuter ses propres lois. Mais ces instruments ne sont rien d’autres que ses pensées présentes dont naissent les suivantes puisque « le passé est gros de l’avenir » (563). Ce qui ici empêche d’étendre à toutes les pen 25
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Il est à remarquer que tout le morceau qui commence par « Tout ce que l’ambition, ou autre passion fait faire à l’ame de Cesar » et s’achève par « Quelle merveille donc, que tout aille bien et avec justesse » (GP IV, 559, l. 5 - 560, l. 28), absent du premier manuscrit (L1) est une longue adjonction autographe de Leibniz sur la première copie (l1). Dans le passage même que nous en citons, les deux membres de phrase mis entre < > sont des ajouts de la dernière copie l3 ; il est donc possible qu’ils n’aient été écrits que lors de la reprise de son texte par Leibniz pour l’envoi à Des Maizeaux en 1711. Leibniz conclut : « Ce qui fait voir que ce qu’il y a de bon dans les hypotheses d’Epicure et de Platon, des plus grands Materialistes et des plus grands Idealistes, se reunit icy ».
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sées la spontanéité que Malebranche accorde à certaines actions volontaires internes, c’est que l’on croit que les pensées confuses diffèrent des distinctes toto genere, « au lieu qu’elles sont seulement moins distinguées et moins développées à cause de leur multiplicité. Cela a fait, qu’on a tellement attribué au corps certains mouvemens, qu’on a raison d’appeller involontaires, qu’on a crû qu’il n’y a rien dans l’ame qui y réponde : et on a crû reciproquement, que certaines pensées abstraites ne sont point representées dans le corps. Mais il y a erreur dans l’un et dans l’autre » (ibid.).
Ainsi est-il enfin répondu à la difficulté suscitée par la « tablature » : « C’est donc des perceptions présentes avec la tendance reglée au changement convenable à ce qui est au dehors, que se forme cette tablature de Musique qui fait sa leçon [de l’âme]. Mais (dit M. Bayle) ne faudroit il pas qu’elle connût (distinctement) la suite des notes, et y pensât (ainsi) actuellement ? Je réponds que non : il luy suffit de les avoir enveloppées dans ses pensées confuses, de la même maniere que l’Ame a mille choses dans la memoire, sans y penser distinctement, autrement toute Entelechie seroit Dieu, si elle connoissoit distinctement tout cet infini qu’elle enveloppe » (GP IV, 564).
Ainsi en est-il des « Monades créées ». Il n’y a là aucune impossibilité et « de dire que cela est surprenant, ce ne seroit pas une objection » (ibid.)27. e. Ultime essai de mise au point privée : « le fond substantiel de l’âme » Bayle a lu cette réponse de Leibniz. De ce qu’il en a écrit à Leibniz, on ne retiendra que le point crucial qui s’inscrit dans le prolongement de l’ouverture déjà faite à la fin de la note L : « On ne peut, ce me semble, bien combatre la possibilité de votre hypothese, pendant que l’on ne connoit pas distinctement le fond substantiel de l’ame, et la maniere dont elle se peut transformer d’une pensée à une autre. Et peut-etre que si l’on connoissoit tres distinctement cela, on verroit que rien n’est plus possible que ce que vous supposez » (GP III, 65).
Que Leibniz ait d’abord pris le plus grand soin pour préparer une réponse est attesté par le fait qu’il a mis en chantier deux projets de lettre, chacun faisant l’objet d’un brouillon suivi d’une mise au net (cf. ci-dessus note 9). Ce sont ces deux mises au net que Gerhardt a reproduites, l’une sans date (GP III, 65– 69, mais le brouillon est daté du 6 novembre 1702), et l’autre du 5 décembre (GP III, 69–72). Leibniz ayant noté que la lettre n’avait pas été envoyée (nicht abgangen), il apparaît donc que c’est lui qui aurait finalement renoncé à aller plus loin dans l’explication. 27
D’autres points de la discussion mériteraient d’être évoqués, y compris dans ce qui, à la fin de l’opuscule, a trait à l’article « Zénon » du Dictionnaire (GP IV, 566–571). Mais Leibniz n’a manifestement pas vu qu’il y a en réalité deux articles « Zénon », ce qu’il rapporte, se référant au très court article sur l’épicurien Zénon natif de Sidon et non au long article « Zénon d’Élée » (qui, lui, était déjà cité à la fin de la réponse de 1698, GP IV, 523–524).
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Les deux lettres jouent en les redistribuant sur trois éléments communs. (1) On relève une référence à l’ouvrage de François Lami, De la connaissance de soy meme, que Bayle citait, comme on l’a vu, dans la note L de la seconde édition du Dictionnaire. Début septembre, Leibniz déplore n’avoir pas « pu encore voir le livre du P. Lami, bénédictin » (GP III, 67) comme il le faisait en août dans sa Réponse28. Dans la lettre du 5 septembre, il annonce avoir « reçu enfin le livre » (GP III, 70). C’est pour lui une nouvelle occasion de se réapproprier la dénomination d’harmonie préétablie, que Bayle avait attribuée au bénédictin (67). (2) Il est question dans les deux lettres d’un « docte Anglois », dans lequel on reconnaît évidemment John Toland (GP III, 68 et 70–71). On se souvient que, dans l’envoi, au mois d’août, de sa Réponse à Bayle, Leibniz avait déjà mentionné Toland (cf. supra, p. 29). Durant l’été et l’automne 1702, Leibniz a séjourné le plus souvent à Berlin et à Lutzenburg, où Toland se trouvait aussi, dans l’entourage de Sophie-Charlotte. Les conversations mêlaient la lecture de la seconde édition du Dictionnaire et la discussion des thèses de Toland29. Dans ce contexte, Leibniz a rédigé, en juin, les versions successives de la Lettre sur ce qui passe les sens et la matière, qui réfute le matérialisme de Toland (GP VI, 488–508). Le même contexte explique que, dans les deux projets de réponse à Bayle, Leibniz résume les raisons de son opposition à la thèse tolandienne, que « la matière peut devenir pensante, comme elle peut devenir ronde » (GP III, 68). S’agissant au contraire de l’immatérialité de la pensée, Leibniz convient que Bayle et lui sont bien d’accord. Dans la lettre du début de novembre, la réfutation du matérialisme conduit Leibniz à une sorte de condensé « monadologique » : « Il faut des estres simples, autrement il n’y auroit point d’estres composés ou estres par aggregation, lesquels sont plustost des phenomenes que des substances » ; du coup, il faut aussi que les changements qu’on observe dans les choses composées proviennent de ceux qui s’accomplissent dans les choses simples : il s’agit de « changemens internes », qui sont du même genre que la pensée, « et on peut dire, qu’en general la perception est l’expression de la multitude dans l’unité » (GP III, 69). Or, aucune machine n’est capable de percevoir. Si loin qu’on aille dans « les moindres parties de la structure du corps », jamais on n’y trouvera « l’origine de la perception », pas plus que « dans un moulin, où même on peut se promener entre les roues » (68)30. Par conséquent, la pensée est « l’action d’une même chose sur elle 28
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« Je suis faché, de n’avoir pas encor pû voir les objections de Dom François Lami, contenues (à ce que M. Bayle m’apprend) dans son second traité de la Connaissance de soy même (edit. 1699), autrement j’y aurois encor dirigé mes réponses » (GP IV, 566). Cf. M. Fichant, « Leibniz et Toland : Philosophie pour princesses ? », Revue de synthèse 2-3 (1995). Voir la belle synthèse de T. Dagron, Leibniz et Toland : l'invention du néospinozisme, Paris, 2009. « On est obligé d’ailleurs de confesser, que la Perception et ce qui en depend, est inexplicable par des raisons mecaniques, c’est à dire par les figures et par les mouvemens. Et
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même, cela n’a point de lieu dans les figures et dans les mouvemens, qui ne sauroient jamais monstrer le principe d’une action veritablement interne » (69). De là son irréductibilité au matériel et au mécanique. Ce passage n’est pas repris dans la lettre du 5 décembre, où Leibniz marque qu’il y a bien un rapport de convenance entre le degré de distinction auquel peuvent arriver les pensées et le degré d’organisation du corps : « La matiere peut devenir propre à donner des pensées bien distinctes, quand elle est bien organisée ; mais non pas à en faire naistre où il n’y en a point du tout » (GP III, 71). (3) En novembre, Leibniz répond directement à la difficulté que Bayle pourrait encore trouver « sur le progrès spontané des pensées ». Il le fait par un exposé succinct que l’on peut lire comme une reprise de ce qu’il avait développé dans le De Ipsa natura, publié en 1698 (GP IV, 504–516). On ne dira pas « avec certains nouveaux Philosophes, que Dieu seul agit » : car pourquoi alors ne pas considérer aussi les âmes en cela comme « des imitations de Dieu » ? « Et pour dire la verité, si on leur oste l’action, et par consequent les suites de l’action, ou le passage à d’autres actions, je ne voy pas ce qui leur reste […] il y doit avoir une tendence, ou bien un progrès spontané dans toutes les substances. C’est cette force ou tendence, que je ne puis mieux appeller que du nom d’Entelechie qui a esté si peu considerée » (GP III, 66).
Ce point est relié au précédent, dans la mesure où les arguments qui rejettent le matérialisme de Toland apportent aussi des motifs d’accréditer auprès de Bayle la possibilité de l’hypothèse du système nouveau : « […] joignant ces considerations avec mon hypothese particuliere, il me semble, que l’un sert à donner plus de clarté à l’autre » (69). En ce sens, immatérialité de l’âme et capacité de l’esprit à connaître indépendamment des sens d’une part, activité spontanée de la pensée d’autre part, sont deux expressions d’une unique vérité. Cet exposé, encore présent sous une forme abrégée dans le premier état de la lettre de décembre (publié dans ce volume par Arnaud Pelletier, p. 193– 195), disparaît de la dernière version où Leibniz déclare qu’il « [se] ravise et [qu’il] en retranche icy tous ces raisonnemens, car peut-estre n’en avés-vous point besoin, Monsieur, peut-estre aussi que quelque autre chose que ce que vous avés marqué vous empeche d’entrer entierement dans mon sentiment » feignant, qu’il y ait une Machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception, on pourra la concevoir aggrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu’on y puisse entrer comme dans un moulin. Et cela posé, on ne trouvera en la visitant au dedans que des pieces qui poussent les unes les autres, et jamais de quoy expliquer une perception. Ainsi c’est dans la substance simple et non dans le composé, ou dans la machine, qu’il la faut chercher. Aussi n’y a-t-il que cela qu’on puisse trouver dans la substance simple, c’est à dire les perceptions et leur changemens. C’est en cela seul aussi que peuvent consister toutes les Actions internes des substances simples » (Monadologie, § 17).
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(GP III, 70). En revanche, à la fin de la lettre, Leibniz, d’une manière un peu abrupte, revient sur la question du « fonds substantiel » de l’âme, dont la connaissance distincte, selon Bayle, serait requise pour bien examiner la possibilité de l’hypothèse leibnizienne. Si le mot même de monade n’y figure pas, c’est bien de nouveau à une concentration de la thèse monadologique qu’il est demandé d’expliquer « la constitution de l’âme » comme « une substance simple » ou une « vraie unité », qui est aussi « un miroir central […] actif et vital » : « Je ne say s’il est possible d’expliquer mieux la constitution de l’ame qu’en disant 1) que c’est une substance simple, ou bien ce que j’appelle une vraye unité ; 2) que cette unité pourtant est expressive de la multitude, c’est à dire des corps, et qu’elle l’est le mieux qu’il est possible selon son point de veue ou rapport. 3) Et qu’ainsi elle est expressive des phenomenes selon les loix metaphysico-mathematiques de la nature, c’est à dire selon l’ordre le plus conforme à l’intelligence et raison. D’où il s’ensuit enfin 4) que l’ame est une imitation de Dieu le plus qu’il est possible aux creatures, qu’elle est comme luy simple et pourtant infinie aussi, et enveloppe tout par des perceptions confuses, mais qu’à l’egard des distinctes elle est bornée. Au lieu que tout est distinct à la souveraine substance, de qui tout emane, et qui est cause de l’existence et de l’ordre, et en un mot la derniere raison des choses. Dieu contient l’univers eminement, et l’ame ou l’unité le contient virtuellement, estant un miroir central, mais actif et vital pour ainsi dire » (GP III, 71–72).
Au bout du compte, la possibilité de l’hypothèse ou du système de l’harmonie préétablie repose sur la reconnaissance du caractère essentiellement actif de toute substance. Cette thèse, que le De Ipsa natura éclairait par les acquis de la dynamique, trouve sa pleine justification dans la systématisation monadologique en cours d’élaboration et de perfectionnement. * En conclusion, il est donc permis de dire que le « système de Leibniz », entendu comme le comprenait Leibniz lui-même, a été inventé dans la défense et illustration de l’hypothèse de l’harmonie préétablie, selon la dénomination qui a elle aussi été trouvée dans l’explicitation de la seconde partie du Système Nouveau de 1695. On mesure le rôle indirect joué par Bayle dans cette invention en posant la question : pourquoi Rorarius ? Car c’est dans un article qui porte sur les paradoxes de l’intelligence animale que Bayle en est venu à discuter le système nouveau en considérant d’abord la façon dont y est traitée la question de ce qu’est l’animal, pour poser ensuite celle de l’extension du cas de l’animal à celui de l’homme et de façon générale à toutes les âmes indistinctement. Les réponses et éclaircissements de Leibniz acceptent cette manière d’entrer dans la discussion et ce qu’elle conditionne. La difficulté d’origine cartésienne relative à l’union de l’âme seulement humaine à son corps est débordée par une solution qui replace cette union spéciale dans le cas général de l’animal : à cet égard seulement, et nonobstant ce qui le différencie dans les opérations intellectuelles qui lui sont propres, l’homme doit être tenu pour un animal comme les autres. Dans le temps où il lit les deux éditions du
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Dictionnaire et quand il écrit ses deux répliques, Leibniz est occupé au développement progressif des notions et des formules de la synthèse monadologique. Les emprunts directs aux instruments conceptuels de cette synthèse – monade, entéléchie – non encore mentionnés dans l’Éclaircissement de 1698, sont explicites dans la réponse de 1702–1711. Le « système » s’intègre alors à la perspective nouvelle qui l’englobe, dont les contemporains n’auront pratiquement aucune connaissance, du moins dans les écrits publics. Mais une affinité en quelque sorte associe l’une à l’autre d’un côté la ligne de pensée qu’indique le nom de Rorarius et la manière dont Leibniz accepte d’en suivre le fil conducteur, et d’un autre côté cette perspective globale en cours d’ouverture. Il s’agit bien d’explorer un monde de vivants où l’animation, l’organisation et l’animalité sont universelles. On retrouve ici ce que Jean Baruzi faisait très justement remarquer : avec la mise en place du dispositif monadologique, Leibniz procède alors à une « croissante introduction du point de vue cosmique faisant s’estomper de plus en plus la manière dont [il] entendait vers 1685 la précellence des esprits »31. À sa manière, de façon indirecte et par le choix qu’il avait fait de l’endroit du Dictionnaire où il en viendrait à parler précisément de Leibniz et à entrer en explication avec lui, Bayle y aura incontestablement contribué.
31
« Du Discours de métaphysique à la Théodicée », Revue philosophique de la France et de l’étranger 136 (1946), p. 391–409 (p. 404).
BAYLE ET LEIBNIZ SUR LA CONSTITUTION DE L’HYPOTHESE METAPHYSIQUE par Christian Leduc (Montréal) Leibniz dégage, le premier, trois hypothèses, l’une dont il est à l’origine, qui visent à résoudre le problème de l’union de l’âme et du corps en contexte dualiste : la thèse aristotélicienne et cartésienne de l’influence physique, l’occasionalisme, principalement défendu à l’époque par Malebranche, et sa propre théorie de l’harmonie préétablie qu’il appelle aussi par endroits l’« hypothèse des accords »1. Cette tripartition deviendra au XVIIIe siècle une référence dans les milieux où cette question est débattue. Pour sa part, Bayle reconnaît également, dans son Dictionnaire historique et critique, la fécondité de la recherche leibnizienne, en ce qu’elle constitue une conquête importante qui fait reculer les limites de la philosophie2. D’ailleurs, celui-ci semblerait accepter cette disposition des solutions au problème de la relation de l’âme et du corps, en accordant une valeur heuristique à la grille d’analyse leibnizienne. Même s’il lui préfère l’occasionalisme, Bayle s’accorderait avec Leibniz pour identifier trois hypothèses valables expliquant les rapports entre les pensées de l’esprit et les mouvements du corps. Il est toutefois justifié de se poser la question de savoir si Bayle approuve réellement cette interprétation du problème. Accepte-t-il la division effectuée par Leibniz quant aux hypothèses de psychologie rationnelle ? S’il le fait, il paraît clair, à la lecture de plusieurs articles du Dictionnaire, que c’est sur une base théorique différente de celle que déploie Leibniz. Par ailleurs, il semble que leur adoption respective de l’occasionalisme et de l’harmonie préétablie s’expliquerait partiellement par cette incompatibilité épistémologique. En réalité, Leibniz et Bayle ne s’entendent pas complètement en ce qui concerne les critères de validité d’une hypothèse métaphysique. Il est vrai que contrairement à plusieurs de leurs contemporains, Leibniz et Bayle traitent abondamment des hypothèses et considèrent leur emploi comme étant un outil essentiel à l’exercice de la philosophie. Cependant, leurs points de vue sont loin de se concilier quant aux conditions d’acceptation d’une doctrine conjecturale. 1
2
Lettre de Leibniz à Basnage de Beauval (janvier 1696), GP IV, 498–499. L’expression d’« hypothèse des accords » est d’abord employée par Leibniz dans le Système nouveau de la nature et de la communication des substances, GP IV, 485. DHC, « Rorarius », L, t. IV, p. 87.
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La présente contribution vise à examiner cette opposition afin de montrer que les deux philosophes ne pouvaient s’entendre sur ce point méthodologique dans les discussions relatives aux questions de psychologie rationnelle. Bien que Bayle salue la contribution de Leibniz qui a ajouté la voie de l’harmonie aux voies de l’influence et de l’assistance, il n’est pas évident qu’il approuve la manière dont celui-ci conçoit la production d’hypothèses. Plus précisément, on verra que Bayle défend une position qui nivelle, sur le plan des raisons a priori, les différentes hypothèses se rapportant à un problème métaphysique donné. En examinant certains articles du Dictionnaire, on montrera la manière dont son auteur conçoit l’élaboration d’une pluralité d’hypothèses en métaphysique. Quant à lui, Leibniz souhaite plutôt un resserrement des critères rationnels d’admissibilité d’une hypothèse, tout en évoquant la possibilité de dépasser le stade conjectural d’explication. L’harmonie préétablie représenterait justement un exemple de contenu doctrinal qui excède par sa certitude le niveau hypothétique de vérité. 1. LE PRINCIPE BAYLIEN D’EVIDENCE La place qu’occupent les vérités hypothétiques dans la pensée baylienne a déjà été soulignée par quelques commentateurs3, mais peu ont cherché à décrire les thèses épistémologiques qui les étayent. Tentons un tel examen pour comprendre les rapports de cette doctrine avec la philosophie leibnizienne. D’abord, Bayle reconnaît, si l’on exclut pour le moment la révélation, deux sources de vérités : la démonstration, fondée sur des axiomes, et l’expérience. La première s’énonce à partir d’un critère d’évidence qui montre qu’une proposition ne comporte aucune contradiction. C’est pourquoi Bayle considère que l’évidence repose sur des procédés démonstratifs : pour juger de la validité rationnelle d’un contenu de vérité, il faut prouver qu’elle se conforme au principe de non-contradiction. Concevoir une chose par idées distinctes permet d’en démontrer la cohérence formelle et d’en exprimer le caractère nécessaire4. Bayle maintient toutefois que le domaine des axiomes est plutôt réduit, étant donné les bornes de la raison humaine5. Il faut donc considérer un deuxième type de connaissance qui s’appuie sur l’épreuve des faits. L’expérience vient 3 4
5
G. Mori, Bayle philosophe, Paris-Genève, 1999, p. 33–53 ; J.-J. Bouchardy, Pierre Bayle. La nature et la « nature des choses », Paris, 2001, p. 42–72. DHC, « Manichéens », D ; « Pyrrhon », B. Dans les discussions sur la conformité de la foi et de la raison, Bayle conçoit différents niveaux de certitude entre les évidences axiomatiques, les plus certaines se rapportant à la nature divine : Entretien de Maxime et Thémiste, in OD, IV, 11. À ce sujet, voir les analyses de J.-L. Solère, « Bayle et les apories de la raison humaine », in I. Delpla et Ph. de Robert (dir.), La raison corrosive. Études sur la pensée critique de Pierre Bayle, Paris, 2003, p. 95–101. DHC, « Manichéens », D.
Bayle et Leibniz sur la constitution de l’hypothèse métaphysique
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ainsi au secours de la raison en fournissant des données factuelles et en élargissant en même temps la portée du savoir humain. L’un des problèmes de la connaissance empirique résiderait cependant dans son impossibilité à atteindre la certitude. De cette manière, Bayle semble faire un lien entre connaissance a posteriori et probabilité. Contrairement à la raison a priori qui conduit à des preuves démontrables, l’expérience mène à des vérités seulement plausibles. Cette distinction, très classique, est entre autres exploitée dans le Dictionnaire pour fonder une conception des hypothèses. En effet, Bayle examine le critère d’évidence et le traitement empirique des phénomènes lorsqu’il est question de la formation de doctrines conjecturales. Chaque source cognitive aurait pour ainsi dire sa fonction dans l’élaboration des hypothèses. En ce qui a trait au principe d’évidence, Bayle l’évoque pour départager les théories acceptables du point de vue de la cohérence formelle. Plus précisément, il s’agit d’analyser si les doctrines qui visent à expliquer un problème particulier sont logiquement valides. La première étape dans l’examen d’une pluralité d’hypothèses est par conséquent de démontrer si certaines d’entre elles comportent des éléments contradictoires. Dans le cas inverse, où chacune respecte le critère d’évidence, il faudra alors user de raisons empiriques pour en distinguer le niveau de probabilité. Bayle souligne ce point dans l’article « Bonfadius » : « Quand on peut expliquer un phénomène par trois ou quatre suppositions probables, il n’y en a aucune qui puisse former une juste conviction. On ne peut donner une preuve démonstrative que lorsque les hypothèses différentes de celle que l’on emploie sont ou impossibles, ou manifestement fausses »6.
Soit la démonstration mène à une seule supposition, sur laquelle s’appuiera dès lors la conviction ou certitude, soit ces mêmes outils démonstratifs n’autorisent pas une partition des doctrines, chacune restant plausible du point de vue de l’évidence. Le rôle de la raison sert essentiellement, dans ce contexte, à valider ou non une hypothèse sur le plan logique. Le principe d’évidence ne peut conduire, selon Bayle, à favoriser un système par rapport aux autres, si tous sont rationnellement cohérents. Autrement dit, une hypothèse n’est pas démontrable, seule sa validité formelle peut l’être. La démonstration rationnelle est cependant très utile pour écarter les doctrines qui semblent en apparence adéquates, mais qui renferment, lorsqu’on les examine de façon rigoureuse, des notions contradictoires. On en trouve un bon exemple dans l’article « Rorarius ». Hormis l’examen bien connu des positions leibniziennes, Bayle consacre une longue remarque au jésuite Gabriel Daniel qui publia en 1693 La suite du Voyage du monde de Descartes dans lequel il critique la thèse des automates et propose sa propre solution7. S’opposant à la théorie des animaux 6 7
DHC, « Bonfadius », E, t. I, p. 603a. Pour une étude sur le contexte des débats autour de l’âme des bêtes et des réactions suscitées par le cartésianisme, voir S. Roux, « Pour une conception polémique du cartésia-
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machines, Daniel avance l’idée que les bêtes possèdent bel et bien une âme, mais que celle-ci constitue un être mitoyen entre l’âme rationnelle et le corps matériel. Deux arguments principaux sont présentés par Daniel : il affirme d’abord qu’il existe des mouvements non mécaniques chez les bêtes qui s’apparentent à ceux de l’être humain8. Comment expliquer le comportement du cheval et celui du chien, qui semblent agir à partir de connaissances sensibles similaires aux nôtres, s’ils ne sont que de pures machines dépourvues d’âmes ? Daniel soutient qu’une description strictement mécanique n’est pas possible et qu’il faudrait se doter de composantes ontologiques plus adéquates pour rendre compte des mouvements spontanés. Cet argument anticartésien, assez répandu9, consiste en somme à limiter la portée du mécanisme dans l’explication du comportement animal. Ensuite, l’hypothèse cartésienne pose problème pour la reconnaissance d’autrui. Selon Daniel, il serait difficile, voire impossible depuis la perspective de Descartes de faire une distinction claire entre un automate, entièrement matériel, et le corps humain, lié à un esprit10. Il n’y aurait aucune idée garantissant que ceux qu’on considère habituellement comme étant des hommes ne soient pas en réalité de simples machines. L’usage du langage, qui constitue le critère principal chez Descartes pour faire la distinction entre les hommes et les bêtes11, n’est pas suffisant. À supposer que nous ne puissions comprendre les signes employés par un individu, puisque nous ne comprenons pas sa langue, faudrait-il alors le regarder, suivant l’argument cartésien, comme un automate à la manière du singe ou du perroquet ? Pour éviter ces problèmes, Daniel suppose que les animaux sont pourvus d’une âme, susceptible de connaissance par la sensation et la perception, mais incapable de raisonnement12. Le jésuite croit que les animaux possèdent un type élémentaire d’âme, à la manière de l’âme sensitive des aristotéliciens, ce qui expliquerait notamment l’origine des mouvements spontanés. Cette hypothèse permettrait selon Daniel de conserver les acquis du dualisme, mais surtout de se prémunir contre les conséquences néga
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10 11 12
nisme. Ignace-Gaston Pardies et Antoine Dilly dans la querelle de l’âme des bêtes », in D. Kolesnik (dir.), Qu’est-ce qu’être cartésien ?, Lyon, 2013. Gabriel Daniel, Suite du Voyage du monde de Descartes, ou Nouvelles difficultez proposées a l’auteur du Voyage du monde de Descartes : avec la Réfutation de deux défenses du système général du monde de Descartes, Amsterdam, 1693, p. 13. À peu près à la même époque, Locke fait une distinction entre les êtres animés, pourvus de perception, et les êtres inférieurs, comme les plantes, dont les changements s’expliquent de manière entièrement mécanique. Si les animaux possèdent une âme, c’est que certains de leurs comportements supposent des capacités perceptives et donc une forme de spontanéité ; voir Essay Concerning Human Understanding, 2, 9, 11. Gabriel Daniel, Suite du Voyage du monde de Descartes, 49. René Descartes, Discours de la méthode, AT, VI, 57–59. Suite du Voyage du monde de Descartes, 82–83.
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tives de la théorie cartésienne des animaux-machines, en particulier la réduction de toute l’économie animale au seul mécanisme. En présentant la doctrine de Daniel, Bayle avait une intention bien précise : donner un exemple d’une hypothèse irrecevable sur le plan rationnel, puisqu’elle contredit l’évidence. L’argument réside dans la critique de la notion d’âme mitoyenne dont les bêtes seraient prétendument pourvues. Pour l’auteur du Dictionnaire, la position de Daniel est contraire au dualisme cartésien qui se fonde sur les idées claires et distinctes de l’âme et du corps. En admettant l’existence d’une entité propre aux bêtes qui ne serait ni un corps, ni complètement un esprit, on s’inscrit en faux contre des principes évidents de la métaphysique de Descartes13. D’un côté, un être qui détient des capacités de perception et de sensation, mais non de raisonnement ne serait pas une âme véritable. Bayle emploie un exemple cartésien pour comparer une telle entité avec les déterminations des corps étendus : une âme incapable de raisonnement serait comme un morceau de cire sans figure, c’est-à-dire une chose impossible. De l’autre, si l’âme des bêtes est constituée de matière, alors elle n’aurait rien de commun avec les substances spirituelles et il faudrait finalement se la représenter comme un corps, ce que Daniel aurait refusé. Cette hypothèse est somme toute insoutenable parce qu’elle suppose une notion contradictoire, un être mitoyen, dont on ne saurait avoir une conception distincte. L’âme spécifique aux bêtes serait ainsi une notion qui contient deux termes, spirituel et matériel, logiquement opposés. Par cette analyse critique, on remarque que Bayle assigne par conséquent une fonction importante au principe rationnel d’évidence en ce qu’il assure la cohérence logique d’une hypothèse. Puisque la doctrine de Daniel s’oppose aux axiomes relatifs à l’âme et au corps, celle-ci doit être jugée dès le départ comme inacceptable. L’examen de la doctrine de Daniel offre toutefois plus qu’un exemple d’évaluation des raisons a priori. Bayle en profite pour préciser ce qu’on doit attendre d’une hypothèse dans un cas particulier comme celui du problème de l’âme des bêtes. En complément à la démonstration rationnelle d’un système, il faut aussi, selon le deuxième critère énoncé précédemment, que l’hypothèse puisse rendre compte des phénomènes observés. En d’autres mots, l’explication des données empiriques s’ajoute comme exigence nécessaire à l’élaboration des doctrines hypothétiques. Dans l’article « Manichéens », Bayle souligne également cet aspect : un système doit, d’une part, reposer sur des idées distinctes, c’est-à-dire, encore une fois, ne pas contenir de termes contradictoires, et, d’autre part, donner raison des expériences dont il est l’explication doctrinale. Toujours selon l’article « Manichéens », certaines hypothèses sont plus propres aux démonstrations, tandis que d’autres permettent une meilleure explication des faits. Bayle indique d’ailleurs, dans un dialogue imaginé entre Mélissos et Zoroastre, que le manichéisme posséderait un 13
DHC, « Rorarius », G, t. IV, p. 81–82.
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certain avantage sur une hypothèse de type moniste, compte tenu de sa plus grande capacité à expliquer les faits : « […] vous me surpassez dans la beauté des idées, et dans les raisons a priori, et je vous surpasse dans l’explication des phénomènes, et des raisons a posteriori. Et puis que le principal caractère d’un bon système est d’être capable de donner raison des expériences, et que la seule incapacité de les expliquer est une preuve qu’une hypothèse n’est point bonne […] »14.
Or, on s’aperçoit que la thèse de Daniel contrevient justement à ces deux critères méthodologiques. Non seulement elle ne s’établit pas, comme on l’a analysé, sur des axiomes distincts, mais elle ne parvient pas à fonder les connaissances empiriques relatives à l’économie animale. Dans l’article « Rorarius », Bayle donne trois problèmes factuels que devrait expliquer une hypothèse sur les capacités animales : (1) Prouver la mortalité de l’âme des bêtes. Si les animaux possèdent bel et bien une âme, il faut toutefois, ce que la tradition reconnaît communément, qu’elle soit mortelle et disparaisse avec l’extinction du corps organique. Malheureusement, l’entité intermédiaire proposée par Daniel ne permet pas de s’assurer de son caractère mortel ; au contraire, elle prend appui sur une définition confuse de l’âme qui ne saurait rendre compte de cet aspect. (2) Différencier de manière claire l’âme des bêtes de l’esprit humain. Déjà que les qualités mortelle et immortelle de l’une et l’autre ne sont pas attestées, il reste aussi à en déterminer les capacités respectives. Comment une entité spirituelle pourvue des facultés de sensation et de perception pourrait-elle ne pas penser ? À nouveau, l’hypothèse du jésuite ne rend pas compte de cette distinction, puisqu’elle prend appui sur des définitions vagues entre deux types d’êtres spirituels. (3) Rendre compte du travail de certaines espèces animales qui semblent supposer un niveau de raisonnement, comme celui des abeilles ou des chiens. Autrement dit, l’idée d’un être mitoyen, que serait l’âme des bêtes, est non seulement confuse, mais encore inadéquate pour remplir les fonctions que Daniel souhaitait lui attribuer. D’après Bayle, une telle âme perceptive ne permet pas de décrire des actions animales qui semblent se fonder sur des raisonnements similaires aux nôtres15. En conséquence, la doctrine de Daniel n’apporte pas de solutions satisfaisantes à certains problèmes relatifs à nos connaissances factuelles des bêtes. En résumé, on doit retenir deux choses de ces analyses : l’hypothèse de Daniel est d’abord irrecevable, car elle comprend dès l’origine une notion contradictoire. En d’autres termes, elle ne respecte pas le principe d’évidence qui doit s’appuyer sur des idées claires et distinctes, en l’occurrence celles de substances spirituelle et corporelle. Ensuite, cette même hypothèse perd en valeur explicative parce qu’il lui serait impossible d’unifier en 14 15
DHC, « Manichéens », D, t. III, p. 305–306. DHC, « Rorarius », G, t. IV, p. 82a.
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une même doctrine la description de phénomènes relatifs à la nature et aux comportements des bêtes, telles leur mortalité et leurs prétendues capacités cognitives. 2. L’EPREUVE DES FAITS Il faut dès lors qu’une hypothèse valable puisse également expliquer, dans une doctrine unifiée, un ensemble factuel. Bayle convient bien entendu que plus un système décrira un grand nombre de faits, plus il augmentera en probabilité. Parmi la multitude d’explications possibles de phénomènes donnés, c’est donc des raisons d’ordre a posteriori qui distinguent les hypothèses les unes des autres et qui font en sorte que certaines sont plus plausibles que d’autres. Pour illustrer ce dernier point, il sera utile de prendre en considération une autre analyse critique qu’on trouve dans le Dictionnaire. Une remarque de l’article « Bonfadius », déjà citée, aborde également le problème de l’immortalité de l’âme. Comme à son habitude, Bayle saisit l’occasion pour évoquer d’autres auteurs ayant discuté de la question. Sénèque rapporte justement le cas de Canus Julius, condamné à mort par Caligula, qui promit à ses proches, si cela lui était possible, de revenir de l’au-delà pour leur dire s’il avait senti son âme se détacher du corps et en prouver par le fait même l’immortalité16. Bayle précise alors comment différentes confirmations empiriques concernant un problème métaphysique particulier peuvent aboutir à différentes hypothèses. Dans ce cas, il s’agit de maintenir, par l’épreuve des faits, le caractère immortel ou non de l’âme humaine : soit Julius ne réapparaît pas, ce qui laisserait entendre que son âme était mortelle, qu’elle ne s’est jamais séparée de la matière et a péri avec lui ; soit quelque apparition ou fantôme de Julius se présenterait à ses amis, venant ainsi appuyer la thèse de la séparation et de l’immortalité de l’esprit17. Bayle ne vise pas ici à défendre une position plutôt qu’une autre, mais à clarifier la manière dont ce type de solution se constitue. Premièrement, on remarque que chaque doctrine, pour ou contre l’immortalité de l’âme, est recevable sur le plan rationnel : il n’y a pas d’incohérence logique à soutenir que l’âme est immortelle et distincte du corps ou qu’elle est une entité matérielle qui disparaît quand le corps s’éteint18. Autrement dit, les deux hypothèses respecteraient le premier critère d’évidence. Deuxièmement, il faut juger de la plausibilité des doctrines en présence par leur pouvoir à expliquer les données empiriques relatives à l’âme humaine. À 16 17 18
Sénèque, De la tranquillité de l’âme, chap. 14. DHC, « Bonfadius », E, t. I, p. 603a–b. Dans l’article « Rorarius », L, § V (t. IV, p. 86a–b), Bayle soutient cependant qu’il est impossible d’attribuer la pensée à un assemblage de parties matérielles. Mais, encore une fois, il semble que les considérations de l’article « Bonfadius » soient plutôt d’ordre épistémologique.
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cet égard, Bayle souligne, avec raison, que les faits mis en avant par Sénèque posent de sérieux problèmes. D’un côté, dans l’éventualité où Julius ne réapparaisse pas, on pourrait facilement arguer qu’il possède quand même une âme immortelle, mais qu’il ait eu de bonnes raisons de ne pas se montrer à ses proches après son décès. De l’autre, l’apparition d’un fantôme, bien qu’elle puisse constituer une raison de croire en l’immortalité de l’âme de Julius, n’en est cependant pas une preuve démonstrative. De plus, il faudrait aussi attester qu’une telle apparition est bien celle de Julius, et non d’un démon ou d’un quelconque être de nature spirituelle. En d’autres mots, il pourrait effectivement s’agir d’une apparition, mais qu’elle soit celle d’une entité incorporelle autre. En l’occurrence, les faits observés viendraient appuyer l’une ou l’autre hypothèse, mais jamais au point de déterminer le plus haut niveau de probabilité. Bayle mentionne l’impossibilité de fonder la deuxième conjecture de manière certaine sur le fait de la manifestation spectrale : « Concluons de ceci, que ce que l’on nomme retour ou apparition d’esprit, n’est point rigoureusement parlant une preuve nécessaire ou de l’immortalité de notre âme, ou de l’immortalité des Démons. Je ne nie point que ce n’en soit une preuve à laquelle on peut acquiescer prudemment, raisonnablement ; mais je parle ici de preuves démonstratives, je parle de preuves qui ne puissent être éludées que par des chicanes dont on peut réduire bientôt les défenseurs à l’absurdité »19.
Mentionnons deux points importants qui ressortent de l’examen de l’article « Bonfadius » : d’une part, c’est par des raisons a posteriori, des preuves raisonnables mais non démonstratives, qu’il est possible de départager les différentes hypothèses concernant un phénomène. Il est vrai que les deux solutions prônant respectivement les thèses de la mortalité et de l’immortalité de l’âme s’appuient sur des marques empiriques. D’autre part, il se peut aussi que les faits rapportés ne soient pas suffisants pour départager des degrés de probabilité ; les raisons empiriques ne sont pas toujours satisfaisantes ou en assez grand nombre pour favoriser une conjecture par rapport aux autres. Dans le cas présent, il apparaît clair qu’aucune des deux hypothèses, du moins dans le contexte évoqué par Sénèque, ne l’emporte en certitude empirique sur l’autre. Pour plusieurs problèmes, il n’existerait d’ailleurs pas, d’après Bayle, de fondements épistémologiques adéquats pour identifier la meilleure solution, c’està-dire l’hypothèse la plus plausible sur le plan explicatif. Pour pallier cette faiblesse de la raison humaine à confirmer une doctrine de manière empirique, Bayle évoque à certains endroits la nécessité de recourir aux vérités révélées, c’est-à-dire de fonder la certitude sur la foi. Dans l’article « Manichéens », par exemple, il mentionne que la raison est la plupart du temps un principe de destruction, et non d’édification ; pour contrer les impasses dans lesquelles la lumière naturelle nous conduit, c’est-à-dire une pluralité d’hypothèses équivalentes et impossibles à départager depuis la raison, il faut consulter une autre 19
DHC, « Bonfadius », E, t. I, p. 603b.
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source, la révélation. Ainsi, on surmonterait les difficultés d’interprétation des énoncés rationnels en faisant intervenir les vérités des Écritures20. En est-il cependant toujours ainsi ? Bayle aurait-il défendu une position plutôt sceptique quant à la différenciation rationnelle des systèmes métaphysiques21 ? À la lecture d’autres articles, en particulier du « Rorarius », il semble que Bayle ait au contraire considéré comme étant envisageable de déterminer, dans certains cas, la meilleure des conjectures. Le problème de la relation entre l’âme et le corps en serait précisément un exemple. Reprenons les deux critères explicités précédemment. D’abord, il s’avère que le critère d’évidence permet de dégager les trois hypothèses qui rendraient compte des rapports entre les pensées de l’esprit et les mouvements corporels. Bayle se réjouit, comme je l’ai mentionné, que Leibniz ait joint aux hypothèses aristotélicienne et occasionaliste sa propre solution. La question que Bayle se pose est de savoir si le système de l’harmonie préétablie est possible, tant logiquement qu’empiriquement. Dans la remarque H du même article, il paraît assez manifeste que la position de Leibniz ne comporte pas de contradictions. Bayle affirme même qu’elle nous délivre de certains embarras occasionnés par la doctrine aristotélicienne. L’harmonie préétablie, contrairement par exemple à la théorie de Daniel, défend clairement une forme de dualisme qui évite de recourir à des termes incohérents. Plus loin, Bayle reconnaît deux autres points qui semblent faire de la position leibnizienne une doctrine acceptable du point de vue de l’évidence rationnelle : d’une part, elle s’appuie sur l’idée que l’âme est simple et indivisible22. Si Leibniz avait par exemple soutenu, à la manière des atomistes, que la pensée émerge d’un agrégat de parties matérielles, on aurait pu alors avoir des doutes quant au bien-fondé rationnel de sa philosophie. D’autre part, Leibniz avance la thèse, également défendue par les occasionalistes, d’une concordance, instaurée par Dieu, entre les lois de la pensée et celles du corps23. Le point d’achoppement concerne plutôt, comme on le sait, la cause ultime des phénomènes spirituels et matériels, les occasionalistes maintenant qu’il s’agit directement de l’action divine, tandis que Leibniz fonderait ce pouvoir causal dans les substances elles-mêmes. En somme, 20
21
22 23
Ibid. L’article « Pyrrhon », B (t. III, p. 732–733), aborde aussi l’écart entre raison et foi en citant plusieurs cas de vérités révélées qui contredisent les principes de la raison. Plus loin, Bayle affirme que les faiblesses de la raison conduisent nécessairement à la foi (C, t. III, p. 733–734). Sur la question du rapport entre foi et raison chez Bayle et Leibniz, voir l’article de P. Rateau, « Sur la conformité de la foi avec la raison : Leibniz contre Bayle », Revue philosophique de la France et de l’étranger 4 (2011), p. 467–485. Par endroits, Bayle indique que les philosophes et les astronomes peuvent proposer des systèmes ou hypothèses opposés les uns aux autres sans que cela ne remette en question la sagesse du créateur, puisque Dieu aurait pu créer le monde selon une infinité de plans différents : cf. DHC, « Synergistes », C, t. IV, p. 218–219. DHC, « Rorarius », L, § V, t. IV, p. 86a–b. Ibid., § VIII, t. IV, p. 86–87.
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l’harmonie préétablie constituerait une hypothèse valable de l’interprétation de l’union entre l’âme et le corps, à côté des doctrines de l’influence physique et de l’occasionalisme. Cependant, Bayle est également très critique à l’égard du système leibnizien. La remarque L du « Rorarius », assez exhaustive, soulève plusieurs objections contre la doctrine de l’harmonie préétablie : les arguments relatifs au pouvoir divin, aux âmes et aux automates, que je n’analyserai pas ici24, servent tous à disqualifier la solution leibnizienne dans sa prétention à fonder une psychologie rationnelle. Plus étonnants encore sont les passages dans lesquels Bayle considère l’hypothèse de Leibniz comme étant impossible. Le quatrième paragraphe de la même remarque est particulièrement explicite : « On peut donc rejeter comme impossible l’hypothèse de Mr. Leibniz, puisqu’elle enferme de plus grandes difficultés que celle des automates : elle met une harmonie continuelle entre deux substances qui n’agissent point l’une sur l’autre ; mais si les valets étaient des machines, et qu’ils fissent ponctuellement ceci ou cela toutes les fois que leur maître l’ordonnerait, ce ne serait pas sans qu’il y eût une action réelle du maître sur eux : il prononcerait des paroles, il ferait des signes qui ébranleraient réellement les organes des valets »25.
Une telle affirmation soulève la question de savoir si Bayle estime véritablement que l’harmonie préétablie est une hypothèse recevable. Est-elle possible, ou contient-elle des composantes qui la rendent incohérente sur le plan formel ? En examinant les textes de plus près, on s’aperçoit toutefois que les objections soulevées par Bayle semblent pour l’essentiel renvoyer au deuxième critère, suivant lequel une doctrine conjecturale se doit d’expliquer les faits observés. À cet égard, le système de Leibniz comporterait plusieurs lacunes sur le plan théorique et ne parviendrait notamment pas à rendre compte de la concordance causale entre l’âme et le corps ; l’occasionalisme serait ainsi plus à même de nous renseigner sur l’union entre ces ordres de réalité que ne pourrait le faire l’harmonie préétablie leibnizienne. Autrement dit, l’impossibilité dont parle Bayle dans le dernier extrait serait de nature empirique, et non rationnelle. D’ailleurs, l’usage des vocables possible et impossible est équivoque dans l’article « Rorarius ». Bayle semble ainsi faire la distinction entre l’impossible au sens large et l’absolument impossible, le premier renvoyant aux conditions a posteriori, le deuxième aux raisons d’ordre a priori. De telle sorte que la doctrine de Leibniz serait rationnellement acceptable parce qu’elle s’établit sur des idées distinctes et se conforme au principe de non-contradiction – les affirmations de Bayle allant en ce sens restent donc valides –, alors 24
25
Sur une étude de ces problèmes, voir l’article de D. Des Chenes, « Animal as Category. Bayle’s “Rorarius” », in J. Smith (dir.), The Problem of Animal Generation on Early Modern Philosophy, Cambridge, 2006, p. 215–231. DHC, « Rorarius », L, § IV, t. IV, p. 86a.
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qu’elle poserait de nombreux problèmes quant à l’explication des conséquences factuelles dérivant de la doctrine de l’union. En somme, tant l’occasionalisme que l’harmonie préétablie constitueraient des explications possibles des relations entre les pensées de l’âme et les mouvements du corps, mais la première serait plus à même de donner une description adéquate des phénomènes s’y rapportant. Ce qui voudrait dire que l’application du critère empirique permet de départager les différentes conjectures concernant un phénomène. Selon son pouvoir de description des faits, une hypothèse se démarquerait des autres et mériterait davantage notre approbation. Il s’agirait d’un exemple, chez Bayle, d’un problème métaphysique où l’expérience, jumelée au principe d’évidence, détermine l’hypothèse la plus probable parmi l’ensemble des explications logiquement possibles. 3. LES HYPOTHESES LEIBNIZIENNES On le sait, Leibniz prend au sérieux ces objections, si bien qu’il répond point par point aux critiques que Bayle inclut dans la deuxième édition du Dictionnaire. Dans le présent examen, il sera toutefois plus utile d’analyser certains autres textes portant sur la méthode des hypothèses qui nous aideront à comprendre la position de Leibniz et la distance théorique qui le sépare de Bayle. Il faut dans un premier temps rappeler que Leibniz s’entend avec Bayle pour distinguer les trois doctrines ou systèmes tentant d’élucider les relations entre substances spirituelles et matérielles26. On s’aperçoit néanmoins que cette distinction des solutions s’appuie sur une méthodologie différente de celle envisagée par Bayle. La conception leibnizienne des hypothèses, développée surtout à partir de la fin des années 1670, se structure à partir d’arguments dissemblables à ceux que l’on trouve élaborés dans le Dictionnaire. Sur le fond, Leibniz accepte la dichotomie classique entre raisons a priori et a posteriori et en fait usage dans sa recherche sur les hypothèses. Plusieurs connaissances, qu’elles soient certaines ou conjecturales, reposent à plus ou moins haut degré sur des fondements rationnels et empiriques. Toutefois, c’est la contribution respective de ces deux types de vérités qui en déterminera les différents genres. Leibniz s’intéresse à la méthode des hypothèses dans des écrits rédigés au retour du séjour parisien, en particulier dans les années 1678 et 1679. Ces considérations s’inscrivent bien évidemment dans des réflexions plus larges sur l’ars inveniendi et l’établissement d’une caractéristique universelle. Définie de manière générale, l’hypothèse est un principe qu’on ne peut entièrement démontrer, mais qui est confirmé par sa conformité avec un certain nombre de conclusions ou conséquences. Leibniz donne cette définition dans le Consilium de encyclopedia nova conscribenda methodo inventoria : 26
Remarques, GP IV, 531.
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Christian Leduc « Les principes sont soit des définitions, soit des axiomes, soit des hypothèses, soit des phénomènes. Parmi ceux-ci, les définitions, certes par elles-mêmes, sont arbitraires. Cependant, elles doivent être conformes à l’usage et être approuvées par le consensus des pairs, pour ne pas qu’elles engendrent de la confusion si elles sont prises de différentes manières dans un même ensemble. Les axiomes sont des principes que tous considèrent de façon évidente et qui sont composés, s’ils sont considérés attentivement, des seuls termes. Les hypothèses sont des propositions qui possèdent une grande utilité. Elles sont confirmées par leur succès et leur conformité aux conclusions qui en dépendent à différents endroits ; on ne peut cependant les démontrer suffisamment et exactement, et pour cette raison elles sont pour le moment assumées. Les phénomènes sont des propositions qui sont approuvées par l’expérience, mais si l’expérience ne peut être faite facilement ou n’a pas été faite par nous-mêmes, alors le phénomène est approuvé par témoignage »27.
L’extrait contient trois affirmations importantes sur lesquelles il faut s’attarder : d’abord, les hypothèses sont des principes et se distinguent en ce sens des conclusions. Dans le paragraphe subséquent, Leibniz mentionne trois types de conclusions, soit les observations, les théorèmes et les problèmes. Les premières sont tirées des phénomènes par induction, les deuxièmes sont découvertes par la raison depuis des principes, alors que les dernières sont des conclusions pratiques. L’hypothèse, comme principe ou proposition première, serait donc liée à des conclusions, certainement de manière déductive, mais peut-être aussi par induction. Ensuite, les vérités hypothétiques ne sont pas entièrement démontrées, si on les compare notamment avec les axiomes28. L’hypothèse est un principe qu’on suppose, mais dont la vérité n’est pas entièrement fondée29. Il s’agira de déterminer si, par cette lacune, elle constitue ou non une doctrine nécessairement possible sur le plan des raisons a priori. Finalement, l’hypothèse se confirme par un ensemble de conclusions. Bien qu’une conjecture soit postulée sans complète démonstration, son contenu de vérité reposera sur sa conformité avec des conséquences. Ce qui veut également dire que son niveau de probabilité tiendra à cette plus ou moins grande correspondance avec les propositions dérivées. À propos de cette caractérisation, deux questions restent à examiner : d’abord, est-ce que le caractère conjectural et non entièrement démontré de l’hypothèse a pour conséquence de remettre en question sa possibilité logique ? En d’autres mots, existe-t-il, au sens leibnizien, des hypothèses contradictoires comme Bayle le décèle, par exemple, dans la doctrine du Père Daniel sur l’âme des bêtes ? À certains endroits, Leibniz répond à cette question, 27 28
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Consilium, A VI, 4, 341. On sait que Leibniz maintient l’idée selon laquelle les axiomes sont des propositions démontrables. Le travail de M. Fichant est à ce sujet des plus éclairants : « Leibniz et l’exigence de démonstration des axiomes : “La partie est plus petite que le Tout” », in Id., Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, Paris, 1998, p. 329–370. Leibniz réitère ce point dans des opuscules de la même époque : De characteristica logica, A VI, 4, 120 ; De principiis, A VI, 4, 125.
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particulièrement dans les Meditationes de cognitione, veritate, et ideis : un principe, pour qu’on puisse en inférer des conclusions suivant les règles de la logique30, semble devoir au préalable être établi comme proposition possible. Cette preuve pourra être a priori ou a posteriori, mais avant d’instituer une doctrine, certaine ou probable, il est impératif d’en montrer la possibilité31. Par conséquent, il ne paraît pas envisageable, à la manière de Bayle, de formuler des hypothèses sans qu’elles aient été validées du point de vue de leur cohérence formelle. On doit donc s’assurer de la possibilité d’une proposition avant d’en déduire des conséquences. En fait, il serait plus juste de dire que Leibniz et Bayle s’entendent sur la primauté du principe formel de cohérence, mais que Leibniz refuse de nommer hypothèse un principe ou doctrine qui contiendrait une contradiction. Les propositions incohérentes, par exemple celles qui exprimeraient la notion du mouvement le plus rapide, sont des constructions symboliques sans correspondance avec les idées de l’entendement. Au contraire, l’hypothèse représente un postulat théorique dont la possibilité a d’ores et déjà été démontrée, par le raisonnement ou la perception sensible. Ensuite, il faut savoir quels types de conclusions peuvent être déduits de l’hypothèse. Plus précisément, est-ce que seul le théorème se dérive de la conjecture ? Dans le précédent extrait du Consilium, Leibniz semble faire coïncider les observations avec les seuls phénomènes, dernier type de principe fondé par induction. De l’hypothèse, on inférerait, d’une part, des théorèmes, par déduction rationnelle, et, d’autre part, des problèmes, sur le plan de la pratique. Notons qu’à la fois l’hypothèse et les théorèmes qui en sont tirés seront des vérités probables : il est clair qu’un principe conjectural ne saurait produire des propositions secondaires intégralement démontrées, et vice versa. Pourvu que les déductions suivent les règles de la logique, elles demeurent valides ; toutefois, leur contenu de vérité est seulement plausible. Or, dans plusieurs autres passages – notamment dans une lettre célèbre à Conring de mars 1678 qui résume plusieurs points de méthodologie –, Leibniz mentionne clairement la possibilité de confirmer une conjecture depuis des observations32. Autrement dit, la confirmation d’hypothèses se ferait non seulement à partir de théorèmes déduits a priori, voire de conclusions problématiques, mais aussi sur la base des observations, lesquelles explicitent a posteriori les phénomènes. On peut sans aucun doute donner en exemple les hypothèses astronomiques auxquelles Leibniz fait référence dans la même lettre33. Sans confirmations empiriques, de tels principes seraient tout simplement improductifs, voire impossibles à mettre en place. En somme, Leibniz, à la manière de Bayle, intégrerait la description des phénomènes observés pour déterminer la plausibilité d’une doc 30 31 32 33
Meditationes, A VI, 4, 591. Meditationes, A VI, 4, 589. Lettre à Conring (mars 1678), A II, 1, 603. Ibid., A II, 1, 604.
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trine hypothétique. Le niveau de probabilité de l’hypothèse prendrait du reste appui sur le nombre de faits expliqués ; plus elle rendra compte de phénomènes, plus elle sera plausible. C’est précisément l’intervention des conclusions de type rationnel ou empirique qui nous permettra de distinguer des types d’hypothèses dans la philosophie leibnizienne. On peut dire que Leibniz identifie au moins trois catégories dans sa méthodologie : les géométriques, les physiques et les métaphysiques ou philosophiques, lesquelles nous intéresseront plus particulièrement dans la dernière section. Mais qu’en est-il d’abord des deux premières ? Les hypothèses que l’on peut appeler géométriques sont celles qui énoncent la possibilité d’une chose à partir d’une diversité de réquisits. Les exemples qu’en donne Leibniz sont principalement les objets de la géométrie. Dans le De Synthesi et Analysi Universali, Leibniz montre comment une figure géométrique s’explicite à partir de plusieurs méthodes de production théoriquement valides. Par exemple, une ellipse peut se construire depuis deux hypothèses : soit par la méthode des foyers et de la circularité d’une corde qui y est fixée, soit comme une section conique. « Car on peut décrire une même ellipse dans le plan moyen de deux foyers et du mouvement d’un fil qui y est attaché, ou bien la concevoir à partir du cône ou du cylindre comme une section ; et dès qu’on a découvert une hypothèse, c’est-à-dire un mode de génération, on possède une définition réelle dont on peut encore tirer d’autres définitions, parmi lesquelles, quand on recherche le mode de production actuel, on choisira celles qui s’accordent le mieux avec les autres choses »34.
L’hypothèse géométrique est un mode de génération d’une figure, laquelle forme une définition réelle qui en exprime la possibilité. C’est notamment ce qui la distinguerait des autres modes de conception. Dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Leibniz mentionne l’exemple des définitions de la parabole qui en énoncent les caractéristiques externes plutôt que l’essence interne, notamment celle qui en fait « une figure dans laquelle tous les rayons parallèles à une certaine droite sont réunis par la réflexion dans un certain point du foyer »35. D’après Leibniz, même si cette définition permet de tracer une parabole, quoiqu’imparfaitement, celle-ci ne renferme pas la possibilité de la chose et reste donc simplement nominale. Pour qu’une définition géométrique devienne une hypothèse, il semblerait qu’elle doive expliciter l’essence interne de la figure et ainsi constituer une définition réelle et causale. Leibniz indique également qu’il existerait une manière de dépasser le niveau des différentes définitions réelles en discernant l’hypothèse la plus commune. Une telle hypothèse ne supposerait aucun contenu empirique et constituerait une démonstration entièrement a priori. En somme, une hypothèse géométrique est soit une simple définition réelle, qui inclurait des conclusions empiriques, soit 34 35
De Synthesi et Analysi Universali, A VI, 4, 542. Nouveaux Essais [NE], III, X, § 19, A VI, 6, 346.
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une définition réelle a priori qui procède depuis les seules notions primitives ; une définition parfaite de ce genre reposerait par conséquent sur des propriétés strictement rationnelles. Leibniz distingue un autre type appelé hypothèse physique. Le travail de François Duchesneau a parfaitement montré la prépondérance de ces outils explicatifs dans l’élaboration de la pensée leibnizienne36. Rappelons-en toutefois les caractéristiques principales qui concernent la présente analyse. D’abord, comme c’est le cas des hypothèses du premier type, les conjectures physiques portent sur des choses dont la possibilité a été prouvée. Bien entendu, cette preuve demeure ici a posteriori, mais elle assure que les notions employées ne contiennent aucune contradiction37. Ensuite, les hypothèses physiques, en tant que définitions nominales exprimant une essence possible, constituent différentes énonciations empiriques d’un même phénomène. L’exemple fréquemment utilisé par Leibniz est celui de la description de l’or qui opère à partir d’une diversité de réquisits, tels le poids, la malléabilité ou la fusibilité. Les définitions obtenues sont toutes conjecturales, puisque les réquisits qu’elles contiennent sont nécessairement empiriques. Le seul moyen envisageable de dépasser le stade conjectural serait d’éliminer cet ancrage a posteriori et de faire de l’hypothèse physique une définition réelle composée de notions primitives. Mais, en l’occurrence, il ne s’agirait plus d’une hypothèse physique, mais plutôt d’une définition réelle et causale, telle qu’on en trouve en géométrie. Finalement, la probabilité de ce type d’hypothèse repose sur sa capacité à expliquer le plus de phénomènes possible. C’est dans le domaine des sciences empiriques qu’on décèle chez Leibniz l’éventualité d’un véritable progrès des savoirs. Plus une hypothèse physique rendra compte de conséquences observationnelles, plus elle augmentera en plausibilité et constituera une connaissance distincte. Dans ce genre de procédure théorique, on reconnaît très clairement le rôle joué par le deuxième critère baylien qui consiste à fonder une hypothèse sur l’épreuve des faits. Tout le champ des sciences empiriques, comme la chimie ou la physiologie, repose en grande partie sur l’emploi d’hypothèses physiques. Les conjectures de ce type sont certes structurées par un modèle scientifique a priori – il faut en prouver la possibilité –, mais aussi confirmées par des observations et des expérimentations.
36 37
F. Duchesneau, Leibniz et la méthode de la science, Paris, 1993, p. 171–209. NE III, III, § 18, A VI, 6, 294. Même si elles se rapprochent davantage des définitions nominales, F. Duchesneau convient que les hypothèses physiques pourraient être considérées comme étant des définitions réelles par provision, puisque la possibilité est montrée dans l’expérience (Leibniz et la méthode de la science, p. 207).
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4. LE DEPASSEMENT DES HYPOTHESES On peut finalement distinguer un troisième type d’hypothèse, celle-ci philosophique ou métaphysique38, qui possède des caractéristiques distinctes des deux premières. La principale différence entre une hypothèse de ce genre et les géométriques ou physiques est qu’elle ne saurait se constituer depuis des conclusions factuelles. Une hypothèse de chimie ou de physiologie, et même de géométrie, s’appuie sans conteste sur des confirmations observationnelles, mais un principe conjectural de type métaphysique, comme ceux qui se rapportent à l’âme des bêtes ou à l’immortalité de l’esprit humain, se construit d’abord à partir de principes et de conclusions rationnels. Il semble clair que Leibniz veut ici privilégier les moyens plus strictement a priori quand vient le temps d’examiner la valeur théorique d’une doctrine métaphysique. Cela ne veut toutefois pas dire qu’on ne doive pas expliquer les phénomènes connus empiriquement ; Leibniz en fait même l’une des conditions essentielles d’une bonne hypothèse métaphysique. Mais il reste nécessaire de déterminer leur degré de probabilité sur la base de conclusions a priori. C’est ce que Leibniz indique dans un texte en réponse à des objections de Foucher envers son Système nouveau de la nature : « Toutes les hypothèses sont faites exprès, et tous les systèmes viennent après coup, pour sauver les phénomènes ou apparences ; mais je ne vois pas quels sont les principes dont on dit que je suis prévenu, et que je veux sauver. Si cela veut dire que je suis porté à mon Hypothèse encore par des raisons a priori, ou par de certains principes, comme cela est ainsi en effet, c’est plutôt une louange de l’hypothèse qu’une objection. Il suffit communément qu’une hypothèse se prouve a posteriori, parce qu’elle satisfait aux phénomènes ; mais quand on en a encore des raisons d’ailleurs, et a priori, c’est tant mieux »39.
L’hypothèse dont il est question dans le passage est, bien entendu, celle de l’harmonie préétablie qui doit, comme tout système, remplir deux fonctions : d’une part, sauver les phénomènes en en unissant l’explication sous une même doctrine, et, d’autre part, constituer un ou plusieurs principes dont les conclusions ou raisons devraient préférablement se déduire a priori. La présence de fondements rationnels donnerait même d’après Leibniz l’avantage à une hypothèse sur les autres. Dans tous les cas, on dérive des conséquences d’une hypothèse pour en démontrer la plausibilité ; mais les conclusions rationnelles sont à favoriser par rapport à celles qui se fondent sur les apparences empiriques. Contre Bayle, qui réduisait le rôle du critère d’évidence à départager les hypothèses métaphysiques valables de celles qui comportaient des termes contradictoires, Leibniz croit qu’il est possible de dériver des conséquences de cer 38 39
Leibniz utilise notamment l’expression d’hypothèse philosophique dans une lettre à Nicaise de septembre 1696 : A II, 3 (Vorausedition), 7971. Éclaircissement du Nouveau système de la communication des substances, GP IV, 496.
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taines conjectures sans avoir recours à la description empirique des phénomènes. Qu’en est-il maintenant du système de l’harmonie préétablie à proprement parler ? Il ressort de l’analyse leibnizienne qu’elle tient précisément sa supériorité sur les deux autres hypothèses de cette capacité à préciser les explications aussi bien rationnelles qu’empiriques. À nouveau, Leibniz ne nie pas qu’un système métaphysique soit tenu de rendre compte des descriptions factuelles. Dans le Système nouveau, Leibniz remarque par exemple que la doctrine de l’harmonie préétablie se conforme aux découvertes contemporaines de Swammerdam, Malpighi et Leeuwenhoek sur la génération et la transformation des animaux. Les explications physiologiques viendraient notamment confirmer le principe de continuité selon lequel il n’existerait pas de sauts dans la nature, en l’occurrence dans les phénomènes du vivant40. En ce sens, Leibniz et Bayle conviennent du pouvoir heuristique d’explication des faits que possède une hypothèse métaphysique. Toutefois, Leibniz va plus loin que Bayle dans la théorisation rationnelle d’un système : l’harmonie préétablie s’appuie non seulement sur une meilleure explication des faits, mais surtout elle se fonde sur un plus grand nombre de raisons a priori. En particulier, Leibniz soutient que sa doctrine repose parfaitement sur la définition de la substance, pourvue d’unité et de force, et aux thèses théologiques relatives au rapport entre Dieu et les créatures. Ces thèmes difficiles de la métaphysique leibnizienne requerraient de plus amples analyses, mais retenons surtout la portée épistémologique d’une telle position : pour Leibniz, il est indispensable à une hypothèse métaphysique de se démarquer des autres explications en se conformant à un plus grand nombre possible de principes et de conclusions a priori. Il semble d’ailleurs que la supériorité doctrinale de l’harmonie préétablie en fasse selon Leibniz plus qu’une hypothèse. Il est vrai que dans la plupart des textes leibniziens qui portent sur ce sujet, les termes hypothèse et système sont habituellement synonymes et paraissent interchangeables. Leibniz parle donc, dans la majorité des cas, de son système ou son hypothèse de l’harmonie préétablie. C’est aussi en ce sens que Bayle paraît en avoir compris le statut méthodologique : parallèlement à la thèse de l’influence physique et à l’occasionalisme, l’harmonie préétablie représenterait une solution possible, mais non entièrement démontrable du problème de l’union. Mais bien que Leibniz réfère la plupart du temps à son système comme à une hypothèse, certains passages prouvent que sa conformité aux raisons a priori permettrait de lui faire dépasser le stade simplement probable de certitude. Les conclusions qui en sont tirées nous autoriseraient à considérer l’harmonie préétablie comme étant une doctrine entièrement démontrable, et non plus comme une simple hypothèse. C’est ce que Leibniz affirme dans un passage du Système nouveau : 40
Système nouveau de la nature, GP IV, 490.
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Christian Leduc « Outre tous ces avantages qui rendent cette hypothèse recommandable, on peut dire que c’est quelque chose de plus qu’une hypothèse, puisqu’il ne paraît guère possible d’expliquer les choses d’une autre manière intelligible, et que plusieurs grandes difficultés qui ont jusqu’ici exercé les esprits, semblent disparaître d’elles-mêmes quand on l’a bien comprise »41.
Il semble par conséquent possible de resserrer les critères rationnels de démarcation d’une hypothèse métaphysique, au point de fonder un système sur une pleine certitude. Par ailleurs, l’harmonie préétablie ne serait pas la seule doctrine métaphysique qui excèderait le niveau hypothétique de vérité. Dans le quatrième livre des Nouveaux Essais, Leibniz dresse une liste des doctrines métaphysiques qu’il a défendues tout au long de l’ouvrage, lesquelles seraient toutes démontrées ou éventuellement prouvables : ses thèses concernant la nature des substances, la loi de la continuité, l’impossibilité du vide et des atomes et, semble-t-il, l’union de l’âme et du corps seraient entièrement démontrables et conduiraient à une certitude entière42. Finalement, il importe surtout d’insister sur la possibilité chez Leibniz d’élargir le domaine de l’analyse a priori dans l’évaluation des thèses métaphysiques. Bien qu’elles doivent également rendre compte des phénomènes, et donc s’appuyer sur des confirmations factuelles, des conjectures métaphysiques trouvent un fondement plus assuré dans des principes et conclusions rationnels. Une telle hypothèse métaphysique serait d’ailleurs similaire à certaines définitions de la géométrie qui s’appuient sur les seules notions primitives. À la fois l’hypothèse philosophique des accords et la définition réelle et causale d’une figure géométrique seraient produites à partir des contenus rationnels. L’ensemble des conclusions de tel contenu serait d’ordre a priori, ce qui autoriserait à l’envisager comme une doctrine entièrement démontrée ; celle-ci serait plus qu’une hypothèse, c’est-à-dire une théorie certaine et rationnelle qu’on pourrait manifestement rapprocher des principes axiomatiques, mais permettrait en même temps d’expliquer les conséquences factuelles qui en sont dérivées. CONCLUSION En conclusion, on peut dire que c’est en grande partie sa critique des raisons a priori qui convainquit Bayle de la faiblesse de l’hypothèse leibnizienne de l’harmonie préétablie. En rabattant l’estimation des probabilités sur l’épreuve des faits, voire sur les vérités de la foi, Bayle ne pouvait s’accorder avec Leibniz quant à la supériorité de la démonstration rationnelle de sa doctrine de 41
42
Système de la nature, GP IV, 486. Leibniz réitère le statut entièrement démontré de l’harmonie préétablie dans une lettre à Nicaise de février 1697, A II, 3 (Vorausedition), 8043. Dans une lettre à Lady Masham de juin 1704, Leibniz affirme que son hypothèse est démontrée, puisqu’elle est conforme à la sagesse divine (GP III, p. 355). NE IV, III, § 18, A VI, 4, 383.
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l’union. Pour sa part, Leibniz convenait avec Bayle de l’importance qu’une doctrine métaphysique rende compte des phénomènes, preuve supplémentaire de sa validité, mais s’opposait à lui quant à la portée de la connaissance démonstrative. Tandis que Bayle donne la prévalence à l’occasionalisme parce qu’il rend mieux compte des faits, Leibniz favorise l’harmonie préétablie sur la base de conclusions d’abord rationnelles, ensuite empiriques. Ce serait aussi la raison pour laquelle Leibniz aurait envisagé un dépassement du degré hypothétique de vérité. Parce qu’elle explique l’ensemble des faits relatifs à l’union de l’âme et du corps et qu’elle se fonde sur un nombre suffisant de conclusions a priori, l’harmonie préétablie l’emporterait en certitude. Par contraste avec les thèses de l’influence physique et de l’occasionalisme, l’harmonie préétablie serait suffisamment démontrable et constituerait ainsi plus qu’une hypothèse.
BELIEF AND INVINCIBLE OBJECTIONS: BAYLE, LE CLERC, LEIBNIZ by Michael W. Hickson (Peterborough, Ontario) The last decade of Pierre Bayle’s life was largely spent defending his controversial doctrine on the problem of evil, which he reduced to three principles at the request of one of his adversaries, Jean Le Clerc, in the early stages of their debate: “1. The natural light and revelation teach us clearly that there is only one principle of all things, and that this principle is infinitely perfect. 2. The way of reconciling the moral and physical evil of humanity with all the attributes of this single, infinitely perfect principle of all things surpasses our philosophical lights, such that the Manichean objections leave us with difficulties that human reason cannot resolve. 3. Nevertheless, it is necessary to believe firmly what the natural light and revelation teach us about the unity and infinite perfection of God, just as we believe by faith and by submission to the divine authority in the mysteries of the Trinity, the Incarnation, etc.”1
The first principle of course inspired no controversy.2 The second and third principles, however, embroiled Bayle in disputes with Le Clerc and Isaac Jaquelot, and would later motivate G.W. Leibniz to publish his Theodicy.3 On the face of it, Le Clerc, Jaquelot, and Leibniz opposed these principles by means of a common strategy: against the second skeptical principle, each bold 1
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“I. La lumière naturelle et la Révélation nous apprennent clairement qu’il n’y a qu’un Principe de toutes choses, et que ce principe est infiniment parfait. II. La manière d’accorder le mal moral et le mal physique de l’homme, avec tous les attributs de ce seul Principe de toutes choses infiniment parfait, surpasse les lumières philosophiques, de sorte que les objections des Manichéens laissent des difficultés que la raison humaine ne peut résoudre. III. Nonobstant cela il faut croire fermement ce que la lumière naturelle et la Révélation nous apprennent de l’unité et de l’infinie perfection de Dieu, comme nous croyons par la foi et par notre soumission à l’autorité divine le mystère de la Trinité, celui de l’Incarnation, etc.” (Réponse pour Bayle à Le Clerc, in OD III, p. 992b–993a). All translations in this paper are mine, unless otherwise indicated. An unfortunate fact, notes Leibniz to Basnage de Beauval, since if Bayle had needed to defend this first proposition, “on l’engagerait à dire mille belles choses qui seraient avantageuses et à la religion et à lui-même”. G.W. Leibniz to Henri Basnage de Beauval (19 February 1706), GP III, 144; quoted from H. Bost, Pierre Bayle, Paris, 2006, p. 487. In the body of the paper I employ the English titles of works that have been translated into English, and original titles otherwise.
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ly offered a philosophical resolution of Bayle’s Manichean objections;4 and against the third fideistic principle, each upheld a “rationalist” foundation of faith, according to which faith must be not only in conformity with reason, but also grounded in some sense in reason.5 A closer scrutiny of the debates reveals, however, that the similarities between Le Clerc’s, Jaquelot’s and Leibniz’s critiques of Bayle are, in some important respects, merely superficial. In this paper I limit myself to a comparison of Bayle, Le Clerc, and Leibniz. My aim is to reconstruct the main lines of the Bayle-Le Clerc dispute, and to present passages of Leibniz’s Preliminary Discourse to the Theodicy as a continuation of those lines. On the key issues in the Bayle-Le Clerc debate, Leibniz neither wholly agrees nor wholly disagrees with either disputant. Contrary to a dominant reading, the Preliminary Discourse to the Theodicy is therefore not a thoroughly anti-Baylian text, and there were important divisions in the rationalist responses to the Dictionary’s treatment of the problem of evil. The dominant reading of the Preliminary Discourse to the Theodicy as a thoroughly anti-Baylian text has recently been defended in a very thorough article by Paul Rateau.6 In light of this article, it cannot be denied that there were significant differences between Bayle and Leibniz on the subject of faith and reason, and Rateau has helpfully drawn his readers’ attention to the areas where the divide is deepest. However, Rateau has not investigated many points of convergence between the two philosophers, and has concluded too quickly that, “the disagreement between the two philosophers over the relationship between faith and reason is not only the expression of an occasional [ponctuelle] divergence of opinion; it is indicative of a fundamental opposition. Bayle represents a philosophical and theological position exactly opposed to that of Leibniz: a skepticism at the service of a fideism that 4
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Le Clerc resuscitates Origenism with its doctrine of universal salvation; Jaquelot recasts Malebranche’s arguments; and Leibniz, of course, gives us Theodicy – both word and book. A “Manichean objection” is an argument that aims to prove that God is the author of sin, contrary to what most Christian philosophers and theologians believe. The fullest treatment of Bayle’s engagement with the so-called “Rationalists” is by S. Brogi, Teologia senza Verità : Bayle contro i « rationaux », Milano, 1998. Like Brogi, I believe that Le Clerc was Bayle’s most formidable opponent in his last debates, and so I focus on that controversy. Again like Brogi, I find that there are interesting similarities and differences between Bayle and Le Clerc that make their controversy particularly illuminating of Bayle’s thought. Whereas Brogi focuses mainly on the development of Bayle’s theological views, and in particular on his “ipoteticismo teologico” (roughly the view that theological claims are always hypothetical), I focus on areas that Brogi largely left aside, namely the psychology and ethics of belief. This paper therefore expands on and complements Brogi’s work, rather than taking issue with any of his particular conclusions. “Sur la Conformité de la Foi avec la Raison : Leibniz contre Bayle”, Revue philosophique 4 (2011), p. 467–485.
Belief and Invincible Objections
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completely ruins rational theology by proclaiming both the radical incapacity of reason to establish in a definitive way any truth, and its inevitable divorce from faith.”7
Such a stark portrayal of the differences between Bayle and Leibniz does not cohere well with the following comment of Leibniz’s, which nearly concludes the Preliminary Discourse: “Perhaps, therefore, after having disputed so long with Bayle over the proper use of reason, we shall find that at bottom his opinions are not after all as distant from our own as are his means of expressing them […].”8 If Leibniz were diametrically opposed to Bayle on all things related to faith and reason, could he reduce his dispute with Bayle to words rather than to ideas? Or was Leibniz simply being charitable to his erstwhile friend in this comment? In what follows I will argue that this passage just quoted contains more than charity; it is the summary of a deep engagement on Leibniz’s part with key issues in the Bayle-Le Clerc debate over the psychology and ethics of belief, areas where there is more conformity between Bayle and Leibniz than there is in their respective metaphysical treatments of the relationship between faith and reason. The following paper therefore softens Rateau’s portrait of the Bayle-Leibniz controversy, shows that Rateau overstates the nature of Bayle’s anti-rationalism, and demonstrates the relevance of Bayle’s debate with Le Clerc to understanding the relationship between Bayle’s and Leibniz’s views on the topics discussed in the Preliminary Discourse. The paper is divided into six sections. In the first I offer a succinct interpretation of Le Clerc’s strongest critique of Bayle’s doctrine on evil (from his Bibliothèque choisie [BC] IX and X9), in which Le Clerc argues that Bayle’s doctrine leads to atheism. In the second section I present Bayle’s strongest defence against this charge, which is based in his reflections in the posthumous Entretiens de Maxime et de Thémiste (EMT) on issues related to belief and the logic of disagreement. In the third section I offer concluding remarks about the dialectic in the Bayle-Le Clerc controversy, before turning in the final three sections to Leibniz’s later engagement with that debate’s main issues. 7
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“Car le désaccord entre les deux philosophes à propos du rapport entre foi et raison n’est pas simplement l’expression d’une divergence ponctuelle, il est révélateur d’une opposition fondamentale. Bayle représente une position philosophique et théologique exactement opposée à celle de Leibniz : un scepticisme au service d’un fidéisme qui ruine toute théologie rationelle, en proclamant l’impuissance radicale de la raison à établir de façon définitive une vérité et son divorce inévitable d’avec la foi.” (ibid., p. 468) “Peut-être donc qu’après avoir disputé longtemps contre M. Bayle, au sujet de l’usage de la raison, nous trouverons au bout du compte que ses sentiments n’étaient pas dans le fond aussi éloignés des nôtres que ses expressions, qui ont donné sujet à nos réflexions.” (“Discours de la conformité de la foi avec la raison” [DC], § 84, in Essais de Théodicée : sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme, et l’origine du mal, GP VI, 98–99) Jean Le Clerc, Bibliothèque choisie : Pour servir de suite à la Bibliothèque universelle, t. IX & X, Amsterdam, 1706.
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1. THE PSYCHOLOGY AND ETHICS OF BELIEF IN LE CLERC’S ACCUSATION OF ATHEISM In the latter rounds of their dispute, Le Clerc demonstrated that in Bayle’s doctrine on evil (given at the outset of this paper) the transition from principle 2 to 3 is unwarranted without the supposition of two further controversial principles, which Bayle must have tacitly assumed: 2.1 Bayle’s Psychology of Belief: When one acknowledges that a proposition or theory is opposed by invincible objections, it is nevertheless psychologically possible for one to continue to believe that proposition or theory. 2.2 Bayle’s Ethics of Belief: When one acknowledges that a proposition or theory is opposed by invincible objections, it is nevertheless rationally permissible for one to continue to believe that proposition or theory.
Bayle’s doctrine on evil clearly requires both 2.1 and 2.2. Proposition 2 claims that there are invincible objections to the Christian belief in a single benevolent God. If Bayle’s psychology of belief is false – that is, if it is not possible to believe a doctrine that one acknowledges to be met with invincible objections – then admitting the truth of proposition 2 will destroy belief in Christian monotheism, and it will consequently be impossible to heed the advice of proposition 3, which tells us that it is “necessary to believe” in the unity of God. Therefore, Bayle requires the psychology of belief stated in 2.1 to explain how the transition from proposition 2 to 3 is psychologically possible. However, once the psychological possibility is established, the question remains whether any rational person ever should believe a proposition opposed by invincible objections. Continuing to believe a proposition that is defeated by rational objections smacks of the moral failings of bad faith or lack of integrity, or else it just indicates plain irrationality. So Bayle requires the ethics of belief in 2.2 in order to make the transition from 2 to 3 rationally (and morally) permissible. Le Clerc recognized the weight borne by these assumptions, and consequently attacked them above all in his debate with Bayle.10 By demonstrating the evident falsity of 2.1 and 2.2, Le Clerc hoped to show that Bayle’s doctrine on evil, despite containing three propositions, in effect ends at the second – that is, at the rational defeat of Christian monotheism. The doctrine ends there because it is both psychologically impossible and rationally impermissible to move to the third; that is, to substitute faith for reason upon the acknowledged defeat of the latter. Le Clerc opposed mainly Bayle’s psychology of belief, basing his critique on Bayle’s own understanding of invincible objections. Bayle alternates bet 10
For attacks on the psychology of belief, see, for example, BC IX, p. 152, 156, 158. For attacks on the ethics of belief, see, for example, BC IX, p. 163 and BC X, p. 396.
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ween calling the Manichean objections “invincible” [insoluble] and “evident” [évident],11 from which Le Clerc rightly inferred that an invincible objection is for Bayle an objection that opposes an evident proposition against the thesis under attack (or against all arguments on behalf of that thesis). One can only glean from the texts an account of evidence [évidence] in this debate,12 but it seems that both Le Clerc and Bayle take an evident proposition to be one that is clear to the understanding, psychologically compelling, axiomatic or at least very basic in some domain (common notions, such as two plus two equals four, are all supremely evident),13 and reliable as a basis for judgment. Le Clerc’s case against Bayle’s psychology of belief is accordingly very concise: following Descartes,14 Le Clerc claims that we cannot, as a matter of psychological fact, believe that which is opposed by evident notions. Evidence inexorably commands assent. And therefore, anyone who acknowledges that one of his beliefs is opposed by invincible objections – i.e. contradicted by evident notions – will renounce that belief. To acknowledge that all accounts of God’s Providence are met with invincible objections is therefore tantamount in Le Clerc’s view to saying that the 11
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See, for example, the first paragraph of the Clarification on the Manicheans – “[…] les objections des Manichéens sont insolubles”; and several pages later, where Bayle claims that the objections that can be formed against Christians surrounding the problem of evil are “de la dernière évidence”. See Les Éclaircissements de Pierre Bayle. Édition des “Éclaircissements” du Dictionnaire historique et critique et études recueillies, ed. H. Bost and A. McKenna, Paris, 2010, p. 22, 39. For more on évidence in Bayle and the Rationalists, see J.-L. Solère, “Bayle et les apories de la raison humaine”, in I. Delpla et Ph. de Robert (ed.), La Raison Corrosive. Études sur la pensée critique de Pierre Bayle, Paris, 2003, p. 87–137. See especially p. 95–101. Solère’s argument in these pages, which is developed through an analysis of Bayle’s reflections on évidence, is that the opposition between faith and reason in Bayle is not an opposition between a system of faith and a system of reason, because there can be no coherent rational system, in Bayle’s view. This argument is related to my argument below. I pursue the matter from an epistemological point of view: Bayle’s reflections on évidence, I argue, demonstrate that believers are not obliged to renounce all of reason in favor of faith, but rather only particular rational principles, and only in some contexts. See EMT I, 5, in OD IV, p. 15b. For more on the relationship between evidence and common notions in Bayle, see G. Mori, “Pierre Bayle on Scepticism and ‘Common Notions’ ”, in G. Paganini (ed.), The Return of Scepticism: From Hobbes and Descartes to Bayle, Dordrecht-Boston-London, 2003, p. 393–413. Mori claims that Bayle’s rejection of common notions in his debates with Le Clerc and Jaquelot was “despairing and in acute contrast with all his previous positions” (p. 412). In this paper I oppose this reading by demonstrating that Bayle’s reflections on evidence and common notions were a careful effort to complete his previous doctrines, especially on the problem of evil. “Admittedly my nature is such that so long as I perceive something very clearly and distinctly I cannot but believe it to be true.” (René Descartes, Meditations, V, AT VII, p. 69; quoted from The Philosophical Writings of Descartes, trans. J. Cottingham, R. Stoothoff and D. Murdoch, Cambridge, 1984, vol. II, p. 48)
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foundation of Christian belief is contradicted by evident notions, and therefore, cannot be believed. Consequently, Bayle, by urging that the goodness and unity of God are opposed by evident notions, leads us to renounce our belief in the most fundamental religious tenets. He leads us, in other words, to atheism. 2. BAYLE’S DEFENCE OF HIS PSYCHOLOGY AND ETHICS OF BELIEF Bayle never doubted that if Le Clerc’s psychology and ethics of belief (i.e. the negations of 2.1 and 2.2) were correct, then Bayle’s doctrine on evil would lead to atheism. Instead, in EMT Bayle attempted to block Le Clerc’s charge of atheism through a defence of Bayle’s psychology and ethics of belief (i.e. 2.1 and 2.2). Indeed, at the outset of EMT, Maximus and Themistius identify as their most urgent task the refutation of Le Clerc’s psychology of belief, which they call the “fundamental axiom of the whole trial”, and summarize as follows: “whoever acknowledges that a doctrine is exposed to invincible objections acknowledges, as a necessary consequence, the falsity of that doctrine.”15 Bayle gives two separate defences of his psychology of belief (i.e. 2.1) in EMT I: one historical, and one psychological. First the historical defence. Bayle observes that Gassendi, Maignan, and Cordemoy were all aware that atomism was opposed by invincible geometrical and metaphysical arguments based on evident propositions.16 Bayle offers these historical facts as sufficient proof of his psychology of belief: continued belief in a doctrine met with invincible objections has occurred, therefore it is possible. How it is possible requires further explanation, which leads to Bayle’s second, psychological, defence. Bayle argues that the belief in atomism was preserved by Gassendi and others by means of their rejection of the evident propositions opposed to their belief. This alleged fact is generalized into a psychological account of the maintenance of beliefs undermined by invincible objections – in such cases one simply has to reject as false one of the evident propositions opposed to one’s belief. But as we saw, Le Clerc claimed that this was impossible – evidence always commands assent. It was therefore incumbent on Bayle, in order to defend his psychology of belief and ultimately his doctrine on evil, to offer an argument for this additional proposition: 15
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“[…] quiconque reconnoit qu’une doctrine est exposée à des objections insolubles, reconnoit aussi par une conséquence nécessaire la fausseté de cette doctrine.” (EMT I, 1, in OD IV, p. 4b) Two evident principles in particular are opposed to atomism (in Bayle’s view): first, “que ce qui touche une chose, et ce qui ne la touche pas sont deux êtres réellement distincts”; and second, “Qu’il y a dans un atome rond mis sur un plan quelque chose qui touche le plan et quelque chose qui ne le touche pas”; from which Bayle concludes that atoms are not simple unities, but complex things, contrary to the hypothesis of the atomists in question. See EMT I, 5, in OD IV, p. 15b.
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2.3 Bayle’s Psychology of Evident Belief Rejection: It is psychologically possible to reject as false an evident proposition.17
Again, the historical examples Bayle offered would, if accepted, establish that 2.3 is true; but to satisfy Le Clerc Bayle must explain how it is true – that is, he must offer a psychological account of the possibility of renouncing evident propositions. Bayle provides such an account in EMT by appealing to two further principles, which he treats as axioms in his debate with Le Clerc:18 2.4 Degrees of Evidence: The evidence of propositions is not binary – on or off – but admits of degrees.19 2.5 Bayle’s Doxastic Determinism: Other things being equal20, of two opposing propositions, the mind naturally assents to the one that appears to possess the greater degree of evidence.21
Le Clerc’s ultimate fault was his failure to recognize these basic facts about human psychology: “What led Le Clerc astray was his failure to consider that not all propositions that appear evident to us appear equally evident. An atomist finds evidence in the reasons for infinite divisibility, and in the reasons against it; but he finds far more evidence in the latter than in the former, which is why he rejects the evidence of the first reasons and adheres only to the evidence of the second.”22
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The entirety of EMT I, 5 is devoted to defending this thesis (OD IV, p. 15–16). Bayle, to my knowledge, never defends his claim about degrees of evidence (2.4), except by appealing to intuitions and historical examples. But Bayle’s doxastic determinism (2.5) is defended against Jaquelot in a wider defence of the “balance model” of the will, according to which the will is determined to one action rather than to another through the summary combination of external and internal impulses. See RQP II, 139, in OD III, p. 782–785. EMT I, 5, in OD IV, p. 16b. This qualification is necessary because Bayle believes that passions can influence the will to reject evident propositions (ibid.). “Lors que les raisons du pour nous semblent égales aux raisons du contre, nous sentons que notre entendement demeure indéterminé; mais si les raisons du pour nous paroissent avoir plus de force que les raisons du contre, nous sentons que notre entendement se déclare pour le premier parti; il est entrainé de ce côté-là par la supériorité du poids comme s’il étoit une balance.” (EMT I, 5, in OD IV, p. 16b) “Ce qui a trompé Mr. le Clerc est qu’il n’a pas considéré que toutes les propositions qui nous paroissent évidentes ne nous le paroissent pas également. Un Atomiste trouve de l’évidence dans les raisons qui prouvent la divisibilité à l’infini et dans les raisons qui la combatent, mais il en trouve beaucoup plus dans celles-ci que dans celles-là, c’est pourquoi il rejette l’évidence des premieres, et n’adhere qu’à l’évidence des secondes.” (EMT I, 5, in OD IV, p. 16b)
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It is possible to reject an evident proposition, therefore, if we do so in order to assent to a more evident opposing proposition.23 Evidence must be understood here as a person-dependent feature of propositions: which of two contrary propositions possesses the greatest evidence depends on the person making the comparison. What is objective and person-independent, however, is the psychological fact that, other things being equal, the greatest perceived evidence compels assent. To a very limited extent, therefore, Bayle agrees with Le Clerc that we cannot reject an evident proposition – but Bayle’s version of the claim is that, assuming that the will is torn only between two evident propositions (and not, for example, between one evident proposition and another evident proposition backed by a passion), we cannot reject the most evident proposition under our consideration. This concludes Bayle’s defence of his psychology of belief in EMT, which is then expanded into a defence of his ethics of belief. The key additional premise that is needed is: 2.6 Bayle’s Ethics of Evident Belief Rejection: It is rationally permissible to renounce belief in an evident proposition, as long as it is in favor of belief in a more evident opposing proposition.
It may be rationally permissible to believe in a doctrine met with invincible objections because it is rationally permissible in some cases to reject evident propositions opposed to one’s doctrine. Those cases are the ones where the doctrine under attack appears more evident than any of the evident propositions opposed to it. By continuing to believe the more evident doctrine, and by rejecting the lesser evident notions opposed to it, one is acting in accordance with reason because one is assenting to the greatest degree of evidence, which is the only path available to us to reach the truth. Gassendi was acting rationally when he rejected the evidence that he recognized in objections to atomism because that very atomism still struck him as more evident than any of the objections. Bayle asserts numerous times in his debates with Le Clerc and Jaquelot that the Manichean objections, though they cannot be answered evidently, are nevertheless not as evident as the thesis they attack – namely Christian monotheism. So it is rational to continue to believe in Christian monotheism, even if one cannot answer the Manichean objections to it.24 Bayle writes, “Reason 23
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N.B. This is not the only way to reject an evident proposition: any countervailing epistemic weight – including that produced by passions and prejudices – will suffice to outbalance evidence. Bayle’s strategy against the Manicheans is similar to G.E. Moore’s strategy against the skeptics (so we might speak, anachronistically of course, of Bayle’s “Moorean shift”). Rather than explicitly answering the Manicheans’, or skeptics’ objections against the thesis in question, the strategy involves asserting the greater certainty of one’s thesis compared to any of the premises of the objections, and concluding that there must be
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teaches me that God is a supremely perfect nature, and that everything done by such a nature is done well. Nothing could be more evident than that axiom.”25 This is an important claim that Bayle never defends at any length, and the sincerity of which can be and has been questioned. In any case, it is clear from the forgoing that Bayle’s doctrine on evil requires the following principle: 2.7 The greatest evidence principle: The most evident proposition states that “reason teaches me that God is a supremely perfect nature, and that everything done by such a nature is done well.”26
We have nearly reached the ultimate foundation of Bayle’s doctrine of evil. But we still need to ask, as Le Clerc, Jaquelot, and Leibniz did, whether in renouncing some evident proposition we are indeed pursuing the truth to the best of our ability – is there no other way to respond to the Manicheans besides Bayle’s “Moorean shift” (see note 24)? Bayle’s opponents, of course, believed there was a better way: simply refute the Manichean objections by offering an appropriate theodicy. But Bayle is unequivocal in averring that the very best that a Christian can do is to renounce at least some of the evident propositions used to oppose the goodness and unity of God. The dozens of case studies of theodicies in the articles “Manicheans” and “Paulicians” aim to prove this point: every attempt at a response to the Manicheans is less evident than the Manicheans’ objections. In order to defend Christian monotheism by some means other than just dogmatically asserting the greatest evidence principle, we would have to give an evident response to every objection. But this we cannot do, and so we must renounce some of the evident notions employed by the Manicheans. But this pessimistic conclusion assumes a further principle, namely that in order to defeat an opponent in debate one must meet the evidence of every objection with equally evident, or more evident, responses. This is precisely Bayle’s view of the logic of rational disagreement: “Victory [in a disagreement] is declared more or less for the proponent of a thesis or for the opponent, according to whether there is more or less evidence in the propositions of the
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something flawed about the objections (even if we cannot say what it is). For an overview of the “Moorean shift” and related bibliography, see K. DeRose and T. A. Warfield (ed.), Skepticism. A Contemporary Reader, New York-Oxford, 1999, p. 4–6. “La raison m’aprend que Dieu est une nature souverainement parfaite, et que tout ce qu’une telle nature fait est bien fait. Rien ne sauroit être plus évident que cet axiome-là.” (EMT I, 7, in OD IV, p. 20b) Emphasis mine. In addition to stating the greatest evidence principle in the passage just quoted, Bayle also states it multiple times in an earlier stage of his debate with Jaquelot: see, e.g., RQP II, 133, in OD III, p. 770a.
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one or of the other […].”27 The final principle needed to complete Bayle’s doctrine on evil is therefore: 2.8 Bayle’s Logic of Disagreement: In order to vindicate a thesis against an objection, the proponent of the thesis is rationally obligated to respond to the objection by propositions that are at least as evident as those upon which the objection is based.
Finally, eight additional propositions later, we have Bayle’s complete doctrine on evil, at least as it was presented over the course of his debate with Le Clerc. If one accepts 2.1-2.8, then two things are clear: first, Bayle’s doctrine does not psychologically or logically end at atheism; and second, the alleged “fideistic” principle – Proposition 3 of Bayle’s doctrine – is hardly the result of an irrational leap of faith; it is instead the final step in a rational argument whose premises belong at the intersection of epistemology, psychology, and ethics.28 3. CONCLUDING REFLECTION ON THE BAYLE-LE CLERC DEBATE The whole edifice of Bayle’s psychology and ethics of belief crumbles as soon as one denies the unproven axiom that there are varying degrees of evidence; which is precisely why Le Clerc, in his response to EMT after Bayle’s death, focused his attention on that principle. There cannot be varying degrees of evidence because “that would be tantamount to saying that there are varying degrees of truth, and that among two true things, one is not as true as the other. We would mock such a discourse because what we call ‘truth’ is an exact agreement of words with the thing spoken of, such that the truth is found equally wherever this agreement is achieved, and it is found in no place where this agreement is lacking.”29 27
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“[...] la victoire se déclare plus ou moins pour le soutenant ou pour l’opposant selon qu’il y a plus ou moins de clarté dans les propositions de l’un que dans les propositions de l’autre.” (Éclaircissements, ed. Bost and McKenna, p. 24) Bayle wanted his “fideism” to be interpreted in this way, as we see from his description to Jaquelot of the sense in which he “retreats from reason” [reculer devant la raison] in the debate over the origin of evil: “Reculer devant la raison, c’est ne vouloir point admettre pour juge dans une matiere de Religion, une telle ou une telle maxime philosophique. C’est reconnoître qu’une dispute où cette maxime serviroit de regle seroit un combat désavantageux, parce que l’on ne pourroit oposer à des objections évidentes aucune réponse évidente. C’est éviter sagement un tel combat, ou sonner la retraite de bonne heure afin de gagner un meilleur poste sous la conduite de la Raison qui nous commande elle-même par quelques-uns de ses axiomes les plus évidens d’en user ainsi. Cela se pratique tous les jours dans des Controverses purement philosophiques : on abandonne quelques-uns des axiomes de la Raison, et l’on se met sous la protection des autres.” (EMT II, 6, in OD IV, p. 45a) “C’est tout de même que si l’on disoit, qu’il y a des degrez dans la Verité, et que de deux choses vrayes l’une n’est pas si vraye que l’autre. On se moqueroit d’un semblable dis-
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The Bayle-Le Clerc debate ended, of course, because of Bayle’s death, but it had reached a stalemate even before then. The battle between these two philosophers was waged over the difficult terrain of évidence. But evidence is a divided field: on the one side there is the objective ground of evidence – the truth – from which Le Clerc launched his attacks against Bayle; and on the other side there is the subjective ground of evidence – the appearance of evidence, or the feeling of certainty – where Bayle constantly rested his defence. The isolated stations taken up by these philosophers explain why their debate did not advance very far. When Bayle insisted that there were evident objections against the mystery of Christian Providence, Le Clerc interpreted this to mean that there were truths that contradicted Christian Providence; i.e. that the mystery was evidently false. But Bayle denied that he meant this; rather, he meant that there were objections against Providence that produced more certainty in him than the certainty produced by any rational account of that mystery. In his writings against Jaquelot, Bayle showed that he was already aware that he and the Rationalists were talking past one another in just this way,30 but he would not live long enough to clarify matters. Leibniz, we will see, would make an attempt to do so. Finally, Le Clerc did not disagree with every proposition that Bayle added to his doctrine. In particular, Le Clerc demonstrated that he agreed with Bayle’s logic of disagreement (i.e. 2.8): to defeat the Manichean objections indeed requires that we match the evidence of their objections with proofs of God’s goodness containing equal or greater evidence.31 And this is what Le Clerc believed he had achieved: “If we adopt ideas of God and his works that are worthy of him, roughly those which I have described, we could not possibly be surprised by God’s conduct.”32 We will now see that Leibniz was not nearly as optimistic about understanding God’s Providence, which Leibniz considered a labyrinthine mystery, and therefore something deeply surprising, if not troubling.
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cours, parce que ce qu’on nomme Verité étant une exacte convenance des paroles, avec la chose dont on parle, la Verité se trouve également par tout, où est cette convenance, et qu’elle n’est point où ce rapport n’est pas.” (Le Clerc, BC, Amsterdam, 1707, t. XII, p. 375–376) See especially RQP II, 133, in OD III, p. 770a. In this respect Le Clerc differs from Jaquelot, who, like Leibniz, rejected Bayle’s stringent ethics of disagreement for much the same reasons that Leibniz later would. For Bayle’s defence of his ethics of disagreement against Jaquelot (which is also how he would have responded to Leibniz’s critique), see RQP II, 133, in OD III, p. 770b–771a. “Si l’on se faisoit des idées de Dieu et de ses Ouvrages plus dignes de lui, et telles à peu près qu’on les a représentées, on ne seroit nullement surpris de sa conduite.” (BC XII, p. 343)
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4. LEIBNIZ’S PRELIMINARY DISCOURSE IN THE CONTEXT OF THE BAYLE-LE CLERC DEBATE In the remainder of the paper I want to approach the Preliminary Discourse of the Theodicy with two of the elements of the Bayle-Le Clerc debate discussed immediately above in mind: first, the standoff over evidence (and its relation to the psychology and ethics of belief); and second, the agreement over the logic of disagreement. These are the two areas where Leibniz makes his most significant interventions in the Bayle-Le Clerc debate. First, evidence and the psychology and ethics of belief. At first sight, Leibniz appears to fall squarely on the side of Le Clerc on these issues. Like Le Clerc, Leibniz believes that, strictly speaking, an evident objection is a demonstration; and consequently, if the Manichean objections are evident, then they are in fact proofs of the falsity of the mystery they attack: “If the objection possessed perfect evidence, then it would be victorious, and the thesis would be destroyed.”33 Equating “perfectly evident objection” with “demonstration”, Leibniz also agrees with Le Clerc that it would be rationally impermissible to believe in a doctrine opposed by a perfectly evident objection: “it is necessary”, Leibniz writes, “always to yield to demonstrations, whether proposed for affirmation, or advanced in the form of objections.”34 So like Le Clerc, Leibniz believes that if we consider matters from the point of view of objective evidence, then there cannot be evident, and therefore insoluble, Manichean objections to Christian monotheism. But unlike Le Clerc, Leibniz takes seriously Bayle’s perspective, that of evidence taken from the subjective standpoint of the varying appearances of evident propositions. In a very Baylian analogy, Leibniz concedes that there is some truth to Bayle’s doctrine on evil, by imagining a saintly man, renowned for his goodness, who becomes a suspect in a murder trial. By all appearances, the holy man is guilty. In fact, any other man in similar circumstances put on trial for this murder would be immediately condemned and punished. “But this man”, Leibniz writes, “would be unanimously absolved by his judges.”35 Why the difference? In words that might have come from Bayle himself, Leibniz writes, “we might say that in a certain respect there is a conflict between faith and reason, and that the rules of law are different for this [holy] man than they are for the rest of humankind; but that is only to say that the appearances of reason give way here to the faith that we owe to the virtue of this great and holy man; not because there is some other law altogether binding this man, or 33 34 35
“Si l’objection était d’une parfaite évidence, elle serait victorieuse, et la thèse serait détruite.” (DC § 79, GP VI, 96) “Il faut toujours céder aux démonstrations, soit qu’elles soient proposées pour affirmer, soit qu’on les avance en forme d’objections.” (DC § 25, GP VI, 65) “De sorte que dans un cas où tout autre serait en danger d’être condamné [...] cet homme serait absous par ses juges d’une commune voix.” (DC § 36, GP VI, 71)
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because we do not understand what is meant by justice in this man’s case; but because the rules of universal justice cannot be applied here as elsewhere […].”36 In other words, Leibniz imagines that all the evidence from a subjective point of view is mounted against the holy man; nothing more evident from a subjective point of view can be used to refute the damning testimony. But because of the strength of the evidence possessed by our prior knowledge of the man’s holiness, we put our faith in his innocence and reject the evidence brought against him, strong as it may be. Like Bayle, Leibniz employs his own version of the “Moorean shift” to exculpate the saintly suspect (who is just God, of course). To some extent, therefore, Leibniz is in agreement with Bayle’s general strategy against the Manicheans. Our “a priori” belief in the saintly man’s innocence is suddenly challenged, even invincibly refuted by the standards of human courts, by an embarrassingly strong appearance of guilt. Omniscience about the facts of the case would resolve every worry about the saint’s involvement in the crime. Failing omniscience, however, we are left with a kind of faith in the man’s innocence – a faith based in an a priori reason that leads us to reject opposing “a posteriori” reasons. We are left, in other words, with Bayle’s triumphant faith, or as Leibniz prefers to call it, “a triumph of demonstrative reason over apparent and deceitful reasons [...].”37 This faith demands the renunciation of the superior evidence (from a subjective standpoint) against the saint (i.e. God), and Leibniz clearly takes this renunciation to be both psychologically possible and rationally permissible. This is a point of close convergence of Bayle’s and Leibniz’s positions on the problem of evil that has been overlooked by previous commentators. The above reflections, however, only serve in Leibniz’s view to demonstrate that human tribunals are not adequate for judging the actions of the divine. That is because human tribunals base their verdicts on “plausibility [vraisemblances], and above all, on presumptions and preconceived notions [préjugés]”,38 whereas “the [Christian] mysteries are not at all plausible [vraisemblable].”39 In the case of the saintly man an exception to the application of 36
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“[...] on pourrait dire en quelque façon (sano sensu) qu’il y a un combat entre la raison et la foi, et que les règles du droit sont autres par rapport à ce personnage que par rapport au reste des hommes; mais cela bien expliqué signifiera seulement que des apparences de raison cèdent ici à la foi qu’on doit à la parole et à la probité de ce grand et saint homme, et qu’il est privilégié par-dessus les autres hommes, non pas comme s’il y avait une autre jurisprudence pour lui, ou comme si l’on n’entendait pas ce que c’est que la justice par rapport à lui, mais parce que les règles de la justice universelle ne trouvent point ici l’application qu’elles reçoivent ailleurs [...].” (DC § 36, GP VI, 71) “[...] un triomphe de la raison démonstrative contre des raisons apparentes et trompeuses [...].” (ibid., § 43, GP VI, 74) “[...] vraisemblance, et surtout sur les présomptions ou préjugés.” (ibid., § 32, GP VI, 69) “[...] les mystères ne sont point vraisemblables.” (ibid.)
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ordinary rules of justice must be made; how much more must we make exceptions for God, who is infinitely holier than any man? Bayle is right that if we insist on judging God’s conduct in exactly the same way that we judge criminals, then we will find God’s conduct condemnable. Leibniz does not fear conceding this point to Bayle, for he denies the antecedent claim that we should judge God’s conduct as we judge human conduct. Leibniz’s stance on Bayle’s doctrine of evil, though clearly more charitable than Le Clerc’s, is still not entirely clear. On the one hand, Leibniz agrees that Christian mysteries can be unanswerably “refuted” at the tribunal of appearances. But on the other hand, he argues that that tribunal is inappropriate for judging God’s conduct. We have to consider in greater detail what Leibniz has to say about each of these points – (1) about appearances that contradict truths; and (2) about the correct rules to apply when we put God on trial. 5. LEIBNIZ ON APPEARANCES OF REASON OR UNDERSTANDING To get clearer on Leibniz’s position on appearances that contradict the truth (such as those mounted against the saint’s innocence), consider the analogy that Bayle employed to justify his belief in insoluble objections to the truth. Bayle noted – as many skeptics before him had – that sometimes a perfectly healthy pair of eyes will perceive a square tower in the distance to be round. The truth about the tower – i.e. its squareness – is not merely beyond the capacity of human sight; that truth is absolutely contradicted by what the person presently sees. Similarly, Bayle argues, our reason, because it is limited and so distant from God, is sometimes confined to appearances that not only fall short of the whole truth, but that absolutely contradict that truth. Because we cannot ever escape the realm of appearances – sensory ones in the case of the tower example, rational ones in the case of reflection about God – these appearances constitute invincible objections to the truth. This is, in Leibniz’s own estimation, an “ingenious objection.”40 Leibniz concedes the whole of Bayle’s point about the senses in the tower example: there can indeed be visual appearances that contradict the truth about the sensible world. However, Leibniz does not concede the force of the analogy. There are no invincible rational objections to the truth. This is because, for Leibniz, reason and rational arguments, properly speaking, are “nothing other than a chain of truths.”41 Even though our reason is more limited than God’s, it does not follow that there are rational appearances contrary to the truth, for if reason is just a chain of truths, then any subset of the links of that chain will still be a series of truths. 40 41
DC § 64, GP VI, 86. “[...] un raisonnement exact n’est autre chose qu’un enchaînement des vérités” (ibid.).
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So if there are no strictly-speaking rational objections to the truth, then why does Leibniz insist that the mysteries appear implausible? What renders them implausible, if not opposing rational objections? Moreover, what might Leibniz mean when he speaks of “appearances of reason” and “appearances of the understanding”, and why does he admit that under certain conditions these can be “just as deceitful as [appearances] of the senses”?42 And when Leibniz further admits that these deceptive appearances of reason or the understanding must give way to the faith,43 what is Leibniz requiring us to give up for the sake of faith, if it is not that portion of reason that humans possess? The answer to these questions is, I believe, contained in this passage: “when the understanding employs and follows the false determination of the inner sense [le sens interne] (as when the famous Galileo believed that Saturn had two handles), it is deceived by the judgment it makes of the effect of the appearances, and it infers more than they reveal.”44 An appearance of reason or the understanding, therefore, is a hasty and over-reaching judgment, a compelling inductive inference, but one that ultimately admits of exceptions. For example, “no father would ever allow his son to break an arm if he could prevent it”; or “no mother would allow her daughter to go to a ball if she knew infallibly that her daughter would thereby lose her innocence.” They are probable statements that capture the usual course of events; but they are not necessary propositions, and admit of exceptions, notably in God’s case. Therefore, Leibniz agrees with Bayle that there can be very compelling appearances of reason that are contrary to the truth of religious mysteries. But Leibniz disagrees with Bayle when the latter says that these deceptive appearances force us to renounce philosophy entirely, or some particular maxims of reason, in favor of accepting the faith. For Leibniz, the conflict of faith and rational appearance forces us merely to admit that there are exceptions to our ordinary and mostly reliable moral judgments, even those which serve as touchstones for human conduct in courts of law. 6. LEIBNIZ AND THE LOGIC OF DISAGREEMENT In the end, however, Leibniz ultimately concedes very little to Bayle, since there lies beneath the surface agreement a very deep divide over the logic of 42
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“Si par la raison on entendait en général la faculté de raisonner bien ou mal, j’avoue qu’elle nous pourrait tromper, et nous trompe en effet, et que les apparences de notre entendement sont souvent aussi trompeuses que celles des sens [...].” (DC § 65, GP VI, 87) Ibid. “Or, lorsque l’entendement emploie et suit la fausse détermination du sens interne (comme lorsque le célèbre Galilée a cru que Saturne avait deux anses), il se trompe par le jugement qu’il fait de l’effet des apparences, et il en infère plus qu’elles ne portent.” (DC § 65, GP VI, 87)
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disagreement, the source in Leibniz’s view of Bayle’s most fundamental error. Leibniz rejects Bayle’s position at length in the Preliminary Discourse, beginning with these passages: “it is in no way necessary for the one who upholds the truth of a mystery always to advance evident propositions, since the principal thesis concerning the mystery itself is not even evident […]. [I]t is not required of the defendant that he advance arguments; it is sufficient if he responds to those of his adversary.”45 Bayle’s logic of disagreement is too stringent, too rationalist you might even say, because it sets the bar for reason unnecessarily high for the one who defends the mysteries under attack. The Christian has only to uphold the mystery when it is attacked by the Manichean; but Bayle requires that the Christian effectively prove the mystery by evident propositions. This is a confusion of distinct argumentative acts: explaining, comprehending, proving, and upholding a thesis. Bayle claimed that “the goal of this kind of dispute [with the Manicheans] is to clear away any obscurity and to arrive at evidence.”46 But on Leibniz’s view, only the one who attacks a mystery is required to arrive at evidence, since only evidence would prove the falsity of the mystery. If the objector in fact arrives at evidence, then like Le Clerc, Leibniz believes that the debate is over: “If the objection possessed perfect evidence, then it would be victorious, and the thesis would be destroyed.”47 Anything short of evidence – any appearance of reason – calls for nothing more than conjecture: “it suffices for the one who argues on behalf of the mystery to show that it is possible, without needing to show that it is plausible.”48 This may not be the way that human courts of law proceed, but it is the way that Leibniz believes that trials of God should be conducted, given the fact that mysteries are conceded from the outset to be implausible. Leibniz’s difference with Bayle over appearances that contradict the truth relates to this difference over the logic of disagreement. For Leibniz, mere conjectures suffice to respond to the Manicheans because, on his view, the Manicheans employ in their attack on Christians not clear rational principles (which was Bayle’s view), but fallible generalizations, human moral judgments which are merely probable. It suffices to respond to them by showing 45
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“[...] il n’est point nécessaire que celui qui soutient la vérité du mystère avance toujours des propositions évidentes, puisque la thèse principale qui regarde le mystère même n’est point évidente. […] Mais ce n’est pas au soutenant à alléguer des raisons ; il lui suffit de répondre à celles de son adversaire.” (DC § 78, GP VI, 96) “Le but de cette espece de disputes est d’éclaircir les obscuritez et de parvenir à l’évidence...” (Éclaircissements, ed. Bost and McKenna, p. 24) “Si l’objection était d’une parfaite évidence, elle serait victorieuse, et la thèse serait détruite.” (DC § 79, GP VI, 96) “[...] il suffit à celui qui combat pour le mystère de maintenir qu’il est possible, sans qu’il ait besoin de maintenir qu’il est vraisemblable.” (ibid., 96–97)
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that their judgments, though reliable in most human cases, may admit of exceptions in God’s case. Leibniz’s rejection of Bayle’s (and Le Clerc’s) logic of disagreement may explain why Leibniz did not enter into debate with Bayle during the latter’s lifetime. Leibniz felt that the standard of victory set in the discussion by Bayle and Le Clerc was unreasonable. The problem of evil as Bayle portrayed it, namely as a dispute with Manicheans in which the Christian must provide evidence for an ultimately implausible thesis, is indeed insoluble. On this point Bayle was right and Le Clerc was wrong. But this concession to Bayle is minimal, for on Leibniz’s view, Bayle formulated the problem of evil incorrectly from the outset. That problem is not to convince unbelievers of God’s goodness in the face of evil; it is merely to defend that goodness by refuting objections to it. CONCLUSION As we saw in the Introduction, the most startling passage of the Preliminary Discourse, at least from the perspective of the dominant reading of the Theodicy as a thoroughgoing refutation of Bayle, is the following concluding remark: “Perhaps, therefore, after having disputed so long with Bayle over the proper use of reason, we shall find that at bottom his opinions are not after all as distant from our own as are his means of expressing them […]”.49 It is not so much the content of Bayle’s doctrine on evil, when it is understood as resting on the psychology and ethics of belief, that troubled Leibniz, as much as it was Bayle’s manner of expressing that content. Bayle should not have urged the abandonment of reason or evidence or common notions of morality; he should have recommended the careful scrutiny and correction of deceitful appearances of reason, which are not properly speaking parts or aspects of reason at all, but merely hasty, fallible judgments. In a certain respect, therefore, the Preliminary Discourse can be read as containing a subtle defence of Bayle against Le Clerc’s charge of atheism, for Leibniz demonstrates that, contrary to what Le Clerc (and Jaquelot) would have their readers believe, there are some important truths contained in Bayle’s controversial doctrine on evil, enough truth in fact that a sincere believer could plausibly fall into Bayle’s doctrine.50 Rather than adding another over-simplified caricature of Bayle’s doctrine on 49
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“Peut-être donc qu’après avoir disputé longtemps contre M. Bayle, au sujet de l’usage de la raison, nous trouverons au bout du compte que ses sentiments n’étaient pas dans le fond aussi éloignés des nôtres que ses expressions, qui ont donné sujet à nos réflexions, l’ont pu faire croire.” (DC § 84, GP VI, 98–99) “Il est à espérer que M. Bayle se trouve maintenant environné de ces lumières qui nous manquent ici-bas, puisqu’il y a lieu de supposer qu’il n’a point manqué de bonne volonté.” (DC § 87, GP VI, 100)
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evil to those of Le Clerc, Jaquelot and others, Leibniz demonstrates his charitableness, and the depth of his understanding of the key issues in Bayle’s writings in demonstrating the means that his system provided for correcting the remaining errors of Bayle’s doctrine.
LES VERTUS DU SCEPTICISME SELON BAYLE ET LEIBNIZ par Enrico Pasini (Turin)* Lorsqu’on discute de philosophie à l’âge classique, en langue française de surcroît, il est toujours bon de commencer par Descartes. Dans les Méditations, répondant à Hobbes, Descartes introduit une sorte de révision de l’usage médicinal du scepticisme : « nullam ex [dubitandi rationum] recensione laudem quaesivi ; sed non puto me magis ipsas omittere potuisse, quam medicinae scriptor morbi descriptionem, cujus curandi methodum vult docere »1. Descartes se présente comme un médecin qui décrit la maladie qu’il veut soigner, mais qui, on le sait bien, a aussi proposé de s’y enfoncer – la maladie est l’incertitude peut-être, et pourtant le remède n’est pas autre que de douter davantage. Les « raisons de douter » dont il fait usage à cet égard sont précisément l’affaire du scepticisme : « Cum itaque nihil magis conducat ad firmam rerum cognitionem assequendam, quam ut prius de rebus omnibus praesertim corporeis dubitare assuescamus, etsi libros ea de re complures ab Academicis et Scepticis scriptos dudum vidissem, istamque crambem non sine fastidio recoquerem, non potui tamen non integram Meditationem ipsi dare »2.
Ici il n’est pas strictement question du tόpos classique du phármakon comme remède et venin à la fois, qui peut toutefois s’appliquer au scepticisme (ainsi qu’à toute chose, en vérité) et qui en fait l’a été, comme Bayle même le re-
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Je remercie Paul Rateau de m’avoir permis d’écrire sur ce thème après m’y avoir conduit, et mes deux relecteurs, dont les remarques et suggestions ont été précieuses. J’ai profité des suggestions de plusieurs collègues ; que soient mentionnés ici Mme M. de Gaudemar, Mrs S. Brogi, G. Paganini, J.-L. Solère. Resp. III Obj., AT VII, 172. Dans la traduction française : « ce n’a point esté pour acquérir de la gloire que ie les ay raportées, mais ie pense n’avoir pas esté moins obligé de les expliquer, qu’un Médecin de décrire la maladie dont il a entrepris d’enseigner la cure » (AT IX, 143–44). Resp. II Obj., AT VII, 130 ; « ne sçachant rien de plus utile pour parvenir à une ferme et asseurée connoissance des choses, que si, auparavant que de rien établir, on s’acoustume à douter de tout et principalement des choses corporelles, encore que i’eusse veu il y a long-temps plusieurs livres escrits par les Sceptiques et Académiciens touchant cette matière, et que ce ne fust pas sans quelque dégoust que ie remâchois une viande si commune, ie n’ay peu toutesfois me dispenser de luy donner une Méditation tout entière » (AT IX, 103).
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marque3. C’est plutôt l’idée que le scepticisme, c’est-à-dire la condition du doutant, est une condition maladive, voire la maladie même ; mais, en passant précisément à travers les raisons de douter, on trouve le traitement pour cette maladie. Il s’agit donc d’un traitement homéopathique : une véritable homéopathie de l’âge classique, qui n’a pas encore appris le principe du dosage infinitésimal et préfère le dosage hyperbolique4, comme Descartes lui-même en convient : l’application d’un remède terriblement puissant et risquant d’être pernicieux, mais qui, comme on le sait, produit la crise révulsive du cogito et sauve le patient en l’amenant, avec le temps, à la certitude. Les vertus du scepticisme ont, dans ce contexte, le même sens que les vertus naturelles des simples. En parler conduit donc à la question de l’usage bénéfique (ou non) du scepticisme et des avantages apportés par la pratique du doute et par la recherche des raisons de douter. Au sujet de ces dernières, Leibniz se plaint, dans une lettre bien connue à Johann Bernoulli, que Bayle y est excessivement enclin : « Nam autor Dictionarii inclinat, ut scio, ad Pyrrhonismum, facileque arripit argumenta dubitandi » (GM III, 697). Mais en quoi consiste-t-il, du point de vue de celui qui y incline, ce « pyrrhonisme », qui est en fait chez lui l’incarnation principale du scepticisme5 ? Les pyrrhoniens, dit Bayle, « ne supposent pas formellement l’incompréhensibilité » de la nature des choses, au contraire, « ils supposoient qu’il étoit possible de trouver la vérité, et […] ne décidoient pas qu’elle étoit incompréhensible »6. Du reste, et « dans le fond », leurs doctrines et celles des Académiciens avaient peu de différence. Le pyrrhonisme en soi était donc plutôt « l’art de disputer toutes choses, sans prendre jamais d’autre parti que de suspendre son jugement »7. La supériorité des pyrrhoniens sur les académiciens, parce qu’ils étaient capables de « douter de tout, même de cette proposition qu’ils venoient d’avancer », est déjà présente dans la lettre à Minutoli de janvier 1673, où le principe des pyrrhoniens est illustré par la traditionnelle métaphore pharmaceutique, mais également ainsi : « Ils pretendent que leur grand axiome, On peut douter de tout, soit compris tout le premier dans la regle generale, et qu’en meme tems qu’il detruit toute sorte de sciance, il se detruise lui meme, comme
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Contre Crousaz il dit : « Il y a long-tems qu’ils ont comparé leurs hypotheses et leurs argumens à une médecine qui non-seulement chasse d’un corps les bonnes et les mauvais humeurs, mais qui en sort avec elles » parce qu’ils doutent même des raisons de douter (OD I, 200 ; à la page suivante on trouvera ce qu’il pense de la solution de Descartes). Celui des « hyperbolicae […] dubitationes » (AT VII, 89). On peut légitimement en faire foi suivant la Table des matières du Dictionnaire : « Sceptique, Scepticisme. Cherchez Pyrrhon, Pyrrhonisme » (DHC t. IV, p. 792). DHC, « Pyrrhon », A, t. III, p. 731a. Ibid., in corp., p. 732.
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fait un barril de poudre qui fait sauter une tour »8. Il faut reconnaître que cette comparaison est peu conforme à une vision médicinale. En fait Bayle est notoirement ambigu dans son attitude publique sur ce sujet9, à propos duquel ses louanges sont toujours balancées par quantité de jugements apparemment négatifs. D’un certain point de vue, le pyrrhonisme décrit par Bayle est une voie philosophique positive, qui met en harmonie la complexité de l’existence, de l’histoire et de la nature. Métrodore de Chio, compté « parmi ceux qui ont nié la certitude »10, disait que « toutes choses sont dans un flux perpetuel » ; ensuite Protagoras inféra de ce principe : « que l’Homme est la mesure de toutes choses, et que chacune est justement ce qu’elle paroit, et qu’on ne peut porter aucun jugement des autres. C’est un parfait pyrrhonisme : vous y trouvez d’un côté que les sens sont l’unique regle de nos opinions, et de l’autre qu’il n’y a rien de stable, rien qui ne subisse une infinité de variations »11.
De plus, le scepticisme présente, chez Bayle, tant de vertus pratiques importantes, qu’« il ne faut pas trouver étrange, que tant de gens aient donné dans le pyrrhonisme ». C’est « la chose du monde la plus commode », dans le domaine de la dialectique : « Vous pouvez impunement disputer contre tout venans, et sans craindre ces argumens ad hominem, qui font quelquefois tant de peine. Vous ne craignés point la retorsion puisque ne soutenant rien, vous abandonnez de bon cœur à tous les sophismes et tous les raisonnemens de la terre, quelle opinion que ce soit. Vous n’etes jamais obligé d’en venir
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Pierre Bayle à Vincent Minutoli (31 janvier 1673), Correspondance de Pierre Bayle, éd. É. Labrousse, L. Bergon et H. Bost, t. I, Oxford, 1999, p. 186. Sur le scepticisme de et chez Bayle, outre les nombreux textes cités dans la Bibliographie de G. Mori, Bayle philosophe, Paris-Genève, 1999, on se réfèrera encore à G. Mori, « Scepticisme ancien et moderne chez Bayle », in A. McKenna et P.-F. Moreau (dir.), Libertinage et philosophie au XVIIe siècle. La résurgence des philosophies antiques, SaintÉtienne, 2003, p. 271–290 ; id., « Pierre Bayle on Scepticism and Common Notions », in G. Paganini (dir.), The Return of Scepticism. From Hobbes and Descartes to Bayle, Dordrecht-Boston-London, 2003, p. 393–413 ; K. Irwin, « La philosophie comme méthodologie : la conception sceptico-rationaliste de la raison chez Bayle », Kriterion. Revista de Filosofia 50/120 (2009), p. 363–376 ; J.-L. Solère, « Scepticisme, métaphysique et morale : le cas Bayle », in H. Bost et A. McKenna (éd.), Les « Éclaircissements » de Bayle, Paris, 2010, p. 499–524 ; K. Vermeir, « The Dustbin of the Republic of Letters. Pierre Bayle’s Dictionnaire as an Encyclopedic Palimpsest of Errors », Journal of Early Modern Studies 1 (2012), p. 109–114. On laissera de côté le problème de l’« espece de pyrrhonisme historique » (OD II, p. 13) où Bayle donne peut-être ; voir, sur ce problème, C. Borghero, La certezza e la storia : cartesianesimo, pirronismo e conoscenza storica, Milano, 1983 ; id., « Pirronismo storico e altri scetticismi », in C. Hermanin et L. Simonutti (dir.), La centralità del dubbio, Firenze, 2011, vol. I, p. 107–138. DHC, « Metrodore de Chios », t. III, p. 385. Ibid., A, t. III, p. 385b.
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à la deffensive. En un mot, vous contestez et vous daubez sur toutes choses tout votre saoul, sans craindre la peine de talion »12.
On comprendra que Bayle n’embrasse pas sans ambiguïté cette commodité qu’il trouve peut-être indigne de lui. Toutefois cette espèce de friponnerie dialectique n’est pas l’essence de l’attitude pyrrhonienne. Il y a selon Bayle maints sceptiques qui sont gens de bien, et vice versa. Les « bons Physiciens » du siècle, selon lui, sont presque tous pyrrhoniens, parce qu’ils nient les qualités sensibles et admettent que « la Nature est un abîme impénétrable »13. Les pyrrhoniens sont encore de bons citoyens et de surcroît, « dans la doctrine des plus grands pyrrhoniens, il y avoit une théorie favorable à la vertu ; car quelle que fût selon eux l’essence même des choses, ils enseignoient que pour la pratique de la vie il faloit se conformer aux apparences »14. Il n’y a finalement que la religion qui ait à craindre le scepticisme : « elle doit être appuiée sur la certitude ; son but, ses effets, ses usages, tombent dès que la ferme persuasion de ses véritez est effacée de l’ame »15. D’où l’inclusion paritaire de la doctrine sceptique dans la triade des périls majeurs pour la dévotion : « L’objection la plus générale, que l’on propose contre [les sociniens], est qu’en refusant de croire ce qui leur paroît opposé aux lumieres philosophiques, et de soumettre leur foi aux mystères inconcevables de la religion chrétienne, ils fraient le chemin au pyrrhonisme, au déisme, à l’athéisme »16.
On ne doit donc pas discuter de religion ou de théologie avec eux, dit Bayle avec beaucoup d’ironie : « Or, de tous les philosophes qui ne doivent point être reçus à disputer sur les mystères du christianisme avant que d’avoir admis pour règle la Révélation, il n’y en a point d’aussi indignes d’être écoutez que les sectateurs du pyrrhonisme; car ce sont des gens qui font profession de n’admettre aucun signe certain de distinction entre le vrai et le faux : de sorte que si par hazard la vérité se montroit à eux, ils ne pourroient jamais s’assurer que ce fût la vérité »17.
D’ailleurs, dit-il encore à l’article « Pyrrhon », « on a sujet de se tirer d’inquiétude ; il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais, qu’un petit nombre de gens qui soient capables d’être trompez par les raisons des sceptiques ». Cela devrait apparemment apporter un soulagement, mais quelles qualités se trouvent-elles à l’abri des périls ? « La grace de Dieu dans les fidelles » est la première ; puis 12 13 14
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Bayle à Minutoli (31 janvier 1673), Correspondance de Pierre Bayle, éd. cit., p. 188. DHC, « Pyrrhon », B, t. III, p. 732a. DHC, « Arcesilas », K, t. I, p. 288a. Il ajoute par la suite : « Quoi qu’il en soit, le vrai principe de nos mœurs est si peu dans les jugemens spéculatifs que nous formons sur la nature des choses, qu’il n’est rien de plus ordinaire que des chrétiens orthodoxes qui vivent mal, et que des libertins d’esprit qui vivent bien ». DHC, « Pyrrhon », B, t. III, p. 732a. DHC, « Socin », t. IV, p. 236. DHC, « Éclaircissement sur les pyrrhoniens », t. IV, p. 642.
Les vertus du scepticisme selon Bayle et Leibniz
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la force de l’éducation chez les autres hommes ; et « si vous voulez même » – Bayle semble admettre que le paradoxe est un peu dur – « l’ignorance », et enfin, ce qui est un trait distinctif pour cet auteur, « le penchant naturel à décider » ; chacun pour soi, ou prises ensemble, elles « sont un bouclier impénétrable aux traits des pyrrhoniens »18. Cela se voit aussi à la faillite du socinianisme, ce point de départ du pyrrhonisme : « Disons donc que ces fugitifs d’Italie n’étoient point de fourbes », ce que des Italiens, semble-t-il suggérer, auraient dû être par nature ; « ils s’étoient trompéz en subtilisant, et en consultant avec trop de déference la lumiere naturelle »19. La cohérence intellectuelle des sociniens les a rendus imprudents : « s’ils ont gardé une partie du christianisme, et non pas l’autre, c’est que leur premier principe, de ne rien admettre qui choquât directement les lumieres de leur raison, les a conduits à ceci ou à cela »20. Une telle cohérence pourtant, de façon plus ou moins retenue, sera certainement appréciée par Bayle, qui emploie toujours cette même lumière naturelle comme fondement des principes. Ainsi il avance, dans le Commentaire philosophique, une fondation bien connue des règles de la morale et des principes de la logique sur le même socle que celui sur lequel les sociniens avaient bâti maladroitement : « Un esprit attentif et philosophe conçoit clairement que la lumière vive et distincte, qui nous accompagne en tous lieux et en tous temps, et qui nous montre que le tout est plus grand que sa partie, qu’il est honnête d’avoir de la gratitude pour ses bienfaiteurs, de ne point faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait, de tenir sa parole, et d’agir selon sa conscience ; il conçoit, dis-je, clairement que cette lumière vient de Dieu, et que c’est une révélation naturelle : comment donc s’imaginera-t-il que Dieu vienne après cela se contredire, et souffler le chaud et le froid, en parlant lui-même à nous extérieurement, ou en nous envoïant d’autres hommes, pour nous apprendre tout le contraire des notions communes de la raison ? »21.
« Certes, tout est possible chez Bayle »22. À propos des notions communes et de la lumière naturelle, les apparentes oscillations du philosophe de Rotterdam sont maintes fois critiquées par Leibniz, qui pourtant s’applique à les exploiter : « Il paroit donc étrange que M. Bayle recuse le tribunal des notions communes […] comme si on ne devoit point consulter l’idée de la bonté, quand on repond aux Manichéens ; au lieu que luy même s’étoit expliqué tout autrement dans son Dictionnaire : et il 18 19
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DHC, « Pyrrhon », B, t. III, p. 732a. DHC, « Socin », H, t. IV, p. 232b. Mais comme beaucoup de choses, l’italianité aussi présente un double côté : « on peut répondre qu’ils eussent été bien sots, et bien indignes de l’éducation Italienne, s’ils eussent pris cette voie de fourberie » (ibid., p. 231b). Ibid., p. 232b. CP II, 1, in OD II, p. 370. G. Mori (Bayle philosophe, p. 267) le remarque en considérant le « caractère rigoureusement autodestructeur de son fidéisme ».
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faut bien que ceux qui sont en dispute sur la question, s’il n’y a qu’un seul principe tout bon, ou s’il y en a deux, l’un bon, l’autre mauvais, conviennent de ce que veut dire bon et mauvais »23.
Comme on le sait, pour Leibniz le « juge des controverses, veritablement infaillible » (A II 1, 877), sera pour l’avenir l’art caractéristique, en tant qu’instrument de la raison. Bale rapporte que, à l’opposé, « Les catholiques romains et les protestans s’accordent à dire, qu’il faut recuser la raison quand il s’agit du jugement d’une controverse sur les mysteres. Cela revient à ceci, qu’il ne faut jamais accorder cette condition, […] que la raison, la philosophie, la lumiere naturelle, seront la regle que l’on suivra pour choisir une certaine interpretation de l’Ecriture préférablement à toute autre »24.
Or, non seulement ils disent qu’« il faut rejetter tous ceux qui stipulent une telle chose comme une condition préliminaire de la dispute », mais ils soutiennent aussi que « ce sont des gens qui s’engagent dans un chemin qui ne peut conduire qu’au pyrrhonisme, ou qu’au déisme, ou qu’à l’athéisme »25. C’est le même reproche, nous l’avons vu, que l’on fait aux sociniens. Voilà la raison de cette incompatibilité de la religion chrétienne avec l’ensemble que constituent raison, philosophie, voire scepticisme, c’est-à-dire la raison de la nécessité de les séparer : « Si donc un chrétien entreprenoit de soutenir contre un philosophe le mystere de la Trinité, il opposeroit à des objections évidentes un objet inévident. Ne seroit-ce point se battre les yeux bandez, et les mains liées » contre un homme « qui peut se servir de toutes ses facultez ? »26 Par voie de conséquence, « si les preuves que les chrétiens alleguent sur ce sujet ne convainquent pas les philosophes, la partie doit être rompue »27. D’un autre côté, Bayle écrit que la « persuasion » fondée sur les lumières de la nature « doit être considérée dans un chrétien comme l’éloquence dans un philosophe, ou comme les agrémens dans une histoire, ou comme la beauté dans un athlete ». Ce sont des choses « dont la privation n’est pas un grand mal, quoiqu’il ne soit pas desavantageux de les posséder »28. De plus : « Il est plus utile qu’on ne pense d’humilier la raison de l’homme, en lui montrant avec quelle force les héresies les plus folles, comme sont celles des manichéens, se jouent de ses lumieres, pour embrouiller les véritez les plus capitales. Cela doit apprendre aux sociniens, qui veulent que la raison soit la regle de la foi, qu’ils se jettent dans une voie d’égarement, qui n’est propre qu’à les conduire de degré en degré jusques à nier tout, ou 23 24 25 26 27 28
Théodicée, « Discours préliminaire », § 55, GP VI, 80–81. Cf. Théodicée, § 108 et suiv. DHC, « Éclaircissement sur les athées », t. IV, p. 632. Ibid., p. 632. Ibid., p. 631–32. DHC, « Éclaircissement sur les pyrrhoniens », t. IV, p. 642. DHC, « Perrot », L, t. III, p. 684b. Il y a ici un écho de Cicéron, De finibus, I, 5, 15 : « Ego tamen a philosopho, si afferat eloquentiam, non asperner, si non habeat, non admodum flagitem ».
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jusques à douter de tout, et qu’ils s’engagent à être battus par les gens les plus exécrables »29.
Bayle parle, bien entendu, des esprits supérieurs. Au contraire, pour les simples fidèles, « il faut convenir que dans certaines matières l’incompréhensibilité est un agrément ». C’est la raison de la faillite des sociniens. Le désir de se délivrer des mystères est purement intellectuel : « Si l’on n’inventoit une hypothese que pour des philosophes, […] on se croiroit apparemment obligé d’écarter les doctrines difficiles à comprendre ; mais en même tems il faudroit que l’on renonçât à la vanité de se faire suivre par la multitude »30. On reconnaît là le problème considéré par Bacon, qui avait écrit, dans un passage qui plaisait bien à Leibniz, qu’un peu de philosophie fait incliner à l’athéisme mais que s’y plonger ramène l’esprit à Dieu31. Bayle affirme le contraire : « Plus j’étudie la philosophie, plus j’y trouve d’incertitude », et se considère « un philosophe sans entêtement, et qui regarde Aristote, Épicure, Descartes, comme des inventeurs de conjectures que l’on suit ou que l’on quitte selon que l’on veut chercher plutôt un tel qu’un tel amusement à l’esprit »32. Au fond, cela revient presque à prendre une petite dose d’Érasme pour se guérir de Malebranche33. Et Bayle affirme, dans une lettre, ce qui suit : « Les philosophes chrétiens qui parlent sincèrement disent tout net qu’ils sont chrétiens ou par la force de l’éducation, ou par la grâce de la foi que Dieu leur a donnée » – comme il s’agit de philosophes, Bayle se passe ici de l’ignorance. Cependant ils doivent admettre aussi « que la suite des raisonnements philosophiques et démonstratifs ne serait capable que de les rendre [les philosophes chrétiens] sceptiques à cet égard toute leur vie »34. 29 30 31
32 33
34
DHC, « Pauliciens », F, t. III, p. 629b. DHC, « Socin », H, t. IV, p. 231b. « Une legere cognoissance de la Philosophie peut porter à l’Atheisme l’inclination, et la reduire à la Religion, si l’on peut penetrer plus avant dans elle-mesme » (Les essays politiques et moraux de messire François Bacon, […] mis en notre langue par J. Baudoin, Paris, 1621, p. 50). Cf. Francis Bacon, Of Atheisme, in The Essaies, London, 1612, 2e éd., XIV ; 1625, 4e éd., XVI). Leibniz, qui en parle en ouverture du « Temoignage de la nature contre les Athées » (A VI, 1, 489), en connaît probablement la traduction latine : « Verum est tamen, parum Philosophiae Naturalis, Homines inclinare in Atheismum ; at altiorem scientiam, eos ad religionem circumagere » (De atheismo, in Sermones fideles sive interiora rerum, éd. par W. Rawley, London, 1638, XVI, p. 183). Pierre Bayle à Jacob Bayle (29 mai 1681), Correspondance de Pierre Bayle, t. III, Oxford, 2004, p. 244. Mais d’une façon différente de celle de Le Clerc, que Stefano Brogi a analysée dans Il ritorno di Erasmo. Critica, filosofia e religione nella « République des Lettres », Milano, 2012, chap. II, p. 69 sqq. Bayle à J. Bruguière de Naudis (8 septembre 1698), cité d’après A. McKenna, « Scepticism at Port-Royal : the Perversion of Pyrrhonian Doubt », in G. Paganini (dir.), The Return of Scepticism, p. 249–265 (p. 260).
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La raison humaine, dit Bayle, « n’est propre qu’à brouiller tout, et qu’à faire douter de tout » ; elle est « une véritable Penelope, qui, pendant la nuit défait la toile qu’elle avoit faite le jour ». Ainsi, « le meilleur usage que l’on puisse faire des études de la philosophie, est de connoitre qu’elle est une voie d’égarement, et que nous devons chercher un autre guide qui est la Lumiere revélée »35. Dans les mots également célèbres de l’article « Manichéens », la raison humaine ne saurait jamais ramener « au point de la verité » Zoroastre, parce qu’elle « est un principe de destruction, et non pas d’édification : elle n’est propre qu’à former des doutes, et à se tourner à droite et à gauche pour éterniser une dispute ; et je ne croi pas me tromper, si je dis de la Révélation naturelle, c’est-à-dire des lumieres de la raison, ce que les théologiens disent de l’œconomie mosaique. Ils disent qu’elle n’étoit propre qu’à faire connoitre à l’homme son impuissance, et la nécessité d’un Rédempteur, et d’une Loi miséricordieuse. Elle étoit un pédagogue (ce sont leurs termes) pour nous amener à Jesus-Christ. Disons à-peu-près le même de la raison : elle n’est propre qu’à faire connoître à l’homme ses ténèbres et son impuissance, et la nécessité d’une autre Révélation. C’est celle de l’Écriture »36.
La raison est sceptique dans le fond et aboutit au scepticisme, la philosophie aussi ; elles conduisent ceux qui les fréquentent au même destin ; il s’agit d’une maladie contagieuse, donc, mais il est question aussi, selon Bayle, des effets secondaires de remèdes trop puissants et « corrosifs » qu’on prend pour d’autres malheurs : « l’on peut comparer la philosophie à des poudres si corrosives, qu’après avoir consumé les chairs baveuses d’une plaie, elle rongeroient la chair vive, et carieroient les os, et perceroient jusqu’aux mouelles. La philosophie réfute d’abord les erreurs ; mais, si on ne l’arrete point là, elle attaque les véritez : et, quand on la laisse faire à la fantaisie, elle va si loin, qu’elle ne sait plus où elle est, ni ne trouve plus où s’asseoir. Il faut imputer cela à la foiblesse de l’esprit de l’homme, ou au mauvais usage qu’il fait de ses prétendues forces »37.
« Par bonheur », ajoute Bayle, « ou plutôt par une sage dispensation de la Providence, il y a peu d’hommes qui soient en état de tomber dans cet abus »38. Il y a en fait deux axes selon lesquels se déploie l’ambiguïté, ou la double conception de Bayle du scepticisme : le plus immédiat, celui de l’opposition positif/négatif, et celui de l’opposition plus subtile fort/faible. Il existe donc un rapport à plusieurs facettes entre la religion et le pyrrhonisme : d’un côté, celui-ci est un péril pour elle, de l’autre côté, c’est un péril négligeable, qui ne fait pas vraiment mal, et qui ne concerne que certains fidèles adonnés à la philosophie. Mais encore, la religion s’appuie tout de bon 35 36 37 38
DHC, « Bunel », D, t. I, p. 707b. DHC, « Manichéens », D, t. III, p. 306b. DHC, « Acosta », G, t. I, p. 69b. Ibid.
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sur le scepticisme, et même elle en engendre une variété extrême. Cela, dit Bayle, ne doit faire aucun scandale : « Mais n’est-il pas bien scandaleux, me dira-t-on, que vous aiez rapporté sans le réfuter l’aveu que fit un abbé, que le pyrrhonisme trouve dans les dogmes des chrétiens plusieurs argumens qui le rendent plus formidable qu’il ne l’étoit ? Je répons que cela ne peut donner du scandale qu’à des personnes qui n’ont pas assez examiné le caractère du christianisme »39.
S’il n’est pas facile, comme on le sait, de préciser ce qu’est un athée à cette époque, il est encore plus difficile de définir précisément toutes les variétés de croyants ou de chrétiens : la foi n’est pas toujours la même. De plus, quand Bayle parle de la foi, c’est toujours la foi des autres, ou même de tous. En tous sens, ce n’est pas un Pascal : « Tout chrétien qui se laisse déconcerter par les objections des incrédules, et qui en reçoit du scandale, a un pied dans la même fosse qu’eux »40. Bien que ce passage puisse être interprété de manière fidéiste, il revient à dire : Que voulez-vous de moi ? En me critiquant, ou en faisant scandale des objections et des oppositions que je signale, vous vous dénoncez vous-même comme de mauvais chrétiens – ce qui n’est pas mon affaire. Il est vrai que cette religion qui, comme la théologie, requiert toujours chez Bayle la complète soumission de l’intellect et le refus complet de l’usage de la raison, se présente elle-même, conséquemment, comme la plus vraie sceptique ; et pour un chrétien, qu’il peint souvent comme praticien outrancier du scepticisme, « ne pas croire ce qu’on voit, doit être souvent sa devise, aussi bien que croire ce qu’on ne voit pas »41. C’est ici qu’il convient d’évoquer la distinction faite par G. Mori : « Between two different senses and two different levels of scepticism : moderate scepticism, which all philosophers should honestly espouse due to the finite nature of human reason […] ; and radical scepticism that denies even the axioms of logic and morality. The first sort of scepticism is highly dangerous for religion […]. The second sort of scepticism, the irrationalist scepticism, is the necessary consequence of Christian dogmas: it is compatible with faith in the sense that it is identified with the self-destruction of reason rendered necessary by faith : better, it is the very product of that self-destruction »42.
Ajoutons que la distinction entre scepticisme « modéré » et « outré » est un dispositif connu en ce temps-là, bien qu’employé en différents usages43. Pour conserver un « caractere de vérité » aux principes usuels « de métaphysique ou d’arithmétique, ou de morale », écrit Bayle dans la Continuation des Pensées 39 40 41 42 43
DHC, « Éclaircissement sur les pyrrhoniens », t. IV, p. 642. Ibid., p. 644. DHC, « Synergistes », B, t. IV, p. 218a. Mori, « Pierre Bayle on Scepticism and Common Notions », p. 411. G. Paganini a déjà écrit sur le scepticisme de Bayle en tant que « méthodique » et « modéré » : voir Id., Analisi della fede e critica della ragione nella filosofia di Pierre Bayle, Firenze, 1980, p. 328–330.
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diverses, il faudra « compter pour rien les chicaneries des sceptiques outrés, et des acataleptiques »44. On se rappelle l’article « Savonarola » où Bayle discute les marques du fanatisme « outré » : « Observons que si ce dominicain n’étoit pas un imposteur, il faloit qu’il fût fanatique outré. […] S’il parleroit sincerement, sa persuasion étoit parvenue au plus haut degré de force. Or comme la fausseté de la prédiction fait voir clairement qu’il n’étoit pas inspiré, nous devons conclure que son fanatisme étoit parvenu au plus haut point »45.
Quant à « la vertu d’un fanatique », une vertu qui s’accompagne de « son zèle, ses macérations », ce sont toutes de choses « équivoques ». Contrairement à la vertu d’un athée, Bayle dit dans ce contexte que « c’est pour l’ordinaire une vertu de vapeur, un déréglement des organes, un dérangement de quelques fibres du cerveau »46. Un pyrrhoniste « outré », un sceptique extrême, « formidable » comme l’abbé pyrrhonien, aura-t-il peut-être une vertu, ou des vertus de cette sorte, bien différentes alors des vertus du scepticisme modéré ? Mais la religion est corrosive et sceptique par ses paradoxes et en contradiction avec elle-même, tandis que le scepticisme est, pour la philosophie et la raison, une tendance fondamentale, parce qu’elles sont vouées tant à la recherche de la vérité qu’à la destruction de toute nouvelle découverte. Et la destruction est, dans ces deux cas, naturelle et utile. Quant aux avantages possibles apportés à cet égard par le pyrrhonisme, il est clair pour Bayle qu’il ne s’agit pas seulement, dans son potentiel universel de corrosion, d’une stratégie purement défensive, d’une simple prophylaxie. On a insinué, rapporte-t-il, qu’Arcésilas avait « mit devant lui l’époqué comme un rempart : ce fut une nuit, à la faveur de laquelle il espéra de se dérober » ; mais Bayle rejette la conjecture : « car quoi qu’en ne décidant ni pour ni contre, l’on se puisse garantir de mille difficultez embarrassantes, on ne laisse pas de se commettre beaucoup : et si d’un côté l’on a moins à craindre les objections graves et sérieuses, les rétorsions, et les argumens ad hominem, l’écueil ordinaire et inévitable des dogmatiques, l’on s’expose de l’autre beaucoup plus à la raillerie »47.
Le scepticisme probabiliste de Carnéade, qui pourtant « retenoit tout le fond du dogme d’Arcesilas », lui inspire une vision plus ample de cette stratégie : « l’on peut croire […] que par politique, et pour ôter à ses adversaires les prétextes les plus spécieux de déclamer et de le tourner en ridicule, il leur accorda des degrez de vraisemblance qui doivent déterminer l’homme sage à choisir un tel ou un tel parti dans la pratique de la vie civile. Il vit bien que sans cela il ne répondroit jamais aux objections 44 45 46 47
CPD, § VIII, in OD III, p. 199. DHC, « Savonarola », M, t. IV, p. 158b. Ibid. DHC, « Arcesilas », E, t. I, p. 286a.
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les plus odieuses, il ne prouveroit jamais que son principe ne réduisit l’homme à l’inaction, et au quiétisme le plus honteux »48.
À l’aide d’un scepticisme qu’on dirait délibérément modéré, l’on va ôter aux adversaires tout prétexte, l’on ne craindra plus le ridicule, en se délivrant aussi des objections les plus odieuses, finalement l’on résoudra le problème fondamental du sceptique : qu’on doit se décider, attendu qu’« on ne peut pas faire toute sa vie le sceptique et le pyrrhonien : il faut se fixer à quelque chose, et agir selon ce à quoi on se détermine »49. Mais pour Bayle, en vérité, le rejet de l’obligation de décider, le refus de toute affirmation, fait partie des vertus du scepticisme, encore une fois par contraste avec la religion. Il écrit, par exemple, dans l’article « Chrysippe » : « Notez que l’Antiquité avoit deux sortes de philosophes, les uns [dont Chrysippe lui-même], ressembloient aux avocats et les autres aux rapporteurs d’un procès ». « Ceux-là, en prouvant leurs opinions, cachoient autant qu’ils pouvoient l’endroit foible de leur cause, et l’endroit fort de leurs adversaires. Ceux-ci, savoir les sceptiques ou les académiciens, représentoient fidélement et sans nulle partialité le fort et le foible de deux partis opposez50. Cette distinction a été vue fort peu parmi les chrétiens dans les écoles de philosophie, et encore moins dans les écoles de théologie. La religion ne souffre pas l’esprit académicien ; elle veut qu’on nie, ou que l’on affirme »51.
Cela ne vaut pas, au contraire, pour l’athéisme, parce que l’on peut bien être athée sans décider – et en fait, sans avoir décidé par l’affirmative, on le sera tout de bon. « Tous les corps véritablement froids ne le sont pas egalement », et bien que les pyrrhoniens « ne décident rien », ce sont donc tout de même des athées52. Mais le scepticisme ne joue pas seulement le rôle critique direct qui lui est propre53. D’un côté, les pyrrhoniens ne représentent qu’une variété de 48
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DHC, « Carneade », B, t. II, p. 59a. C’est à peu près ce que Diderot aura en vue en écrivant : « rendez sincère le pirrhonien, et vous aurez le sceptique » (Denis Diderot, Pensées philosophiques, xxx, La Haye, 1746, p. 25). CP II, 8, in OD II, p. 427. Leibniz, dans la Théodicée, se fait « avocat » (défenseur) et non pas « rapporteur ». Et partant il y discute les différentes attitudes de Bayle envers la vérité et le scepticisme toujours avec l’intention de montrer que dans le fond, s’ils ne se trouvent pas d’accord, c’est Bayle qui déraisonne. DHC, « Chrysippe », G, t. II, p. 169b. RQP III, 13, in OD III, p. 932. Cf. l’analyse de ces passages donnée par G. Paganini, « Pierre Bayle et le statut de l’athéisme sceptique », Kriterion. Revista de Filosofia 50/120 (2009), p. 391–406. Un rôle très clairement défini par Gianni Paganini dans une critique précise adressée à Popkin : « la substance “ critique” du scepticisme moderne qui, à la différence du scepticisme antique, s’est penché sérieusement sur le problème des conceptions théologiques pour tirer enfin, avec les libertins et Bayle, des conclusions difficilement acceptables pour les églises, aussi “ libérales ” qu’elles fussent » (G. Paganini, Skepsis. Le débat des modernes sur le scepticisme, Paris, 2008, p. 8).
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l’incrédulité ; mais de l’autre, ils en montrent le champ d’application comme un trait, finalement, positif de la raison humaine. Quand Bayle, à propos du fameux « point de raison, c’est la vraye religion », dit : « Qu’on donne un air plus sérieux et plus modeste à cette pensée, elle deviendra raisonnable »54, on peut se demander ce qu’il adviendrait de ses meilleurs paradoxes si on leur appliquait la même réduction. Plus simplement, on peut confronter ce passage avec ce que Bayle dit, bien que ce soit rare, du bon usage de la raison. À l’article « Nicolle », il écrit : « On ne peut choisir un parti avec la satisfaction de se dire, qu’on a fait un bon usage de sa raison ; car ce bon usage consiste à suspendre son jugement jusques à ce que l’évidence des preuves se présente »55. Quelle morale tirer de cette fable où la raison s’égare, pour arriver finalement à ces diverses formes de scepticisme ? « Que faut-il donc faire ? Il faut captiver son entendement sous l’obéissance de la foi, et ne disputer jamais sur certaines choses »56. La question ne porte pas ici sur ce que l’on croit, mais sur ce dont on dispute. Et la règle explicite de conduite est bien de ne pas disputer. Le fidéisme même qui en résulte contribue en effet à fonder la liberté des sceptiques ; l’alternative à ce fidéisme, comme Bayle l’écrira dans les Entretiens, ne serait que de « poursuivre les pyrrhoniens de coin en coin jusques à ce qu’on les ait forcez à convenir que nos mysteres sont conformes à la raison » ; mais alors, fait-il entendre à Jaquelot, il sera possible de demander « si pendant ces disputes, il faut suspendre les actes de foi par raport à nos mysteres »57. Il est bon d’ajouter que, au premier chapitre de la dernière partie de la Réponse aux questions d’un provincial, la métaphore médicale dépasse le champ de ce qui nous intéresse ici, et se répand sur les arguments voisins : « Qu’un mal soit sans remede, ou qu’il puisse être guéri par un remede que le malade ne veut point prendre, c’est toute la même chose ; et de-là vient que pendant que la tolérance, le seul remede des troubles que les schismes traînent avec eux, sera rejéttée, la diversité des religions sera un mal aussi réel et aussi terrible aux societez que s’il étoit irremédiable »58.
Bayle souligne ici que les souverains tolérants le sont par politique et non par religion : 54
55 56 57 58
DHC, « Éclaircissement sur les pyrrhoniens », t. IV, p. 645. Bayle cite au second degré la déconcertante Conversation du Maréchal d’Hocquincourt avec le père Canaye de SaintÉvremond : « Tant mieux, Monseigneur, reprit le Pere d’un ton de nez fort dévot, tant mieux : ce ne sont point mouvements humains ; cela vient de Dieu. Point de raison ! C’est la vraye Religion cela. Point de raison ! » (Œuvres melées de Mr de Saint-Evremond, publiées sur les manuscrit de l’auteur, seconde édition, Amsterdam, 1706, vol. I, p. 40). DHC, « Nicolle », C, t. III, p. 503b. Ibid. EMT II, 35, in OD IV, p. 103. RQP IV, 1, in OD III, p. 1011.
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« Vous verrez par-là que si une sage tolérance de diverses religions fait quelquefois la tranquillité et la prosperité d’un pays, la religion n’en est point la cause ; puisqu’au contraire il a fallu sacrifier à la politique l’un des articles de la confession de la foi »59.
Entre religion et politique, dans le cadre de la tolérance, il y a par conséquent un rapport négatif – un dépouillement de l’un pour laisser la place à l’autre – curieusement semblable, ce qui est peut-être significatif, à celui qui lie, dans le fidéisme, la raison et la foi. Sont peut-être ici en question les vertus ou les effets positifs du scepticisme, quand ils opèrent en vue de quelque trêve entre les partis. La trêve est, au fond, le but suivant lequel on peut considérer le rapport entre le scepticisme et la foi, autant que l’abaissement de l’intellect : si j’ai la foi, vous n’avez pas le droit de la contester avec votre raison démonstrative – et vice versa ; on ne peut pas démontrer que ma foi, ou mon absence de foi, est fautive. De là naît la liberté : « Si l’on convient d’un côté que l’on ne sauroit donner de bonnes preuves [dans la note : “On entend par bonnes preuves celles qui conduisent à l’évidence ”] que Dieu révele clairement l’existence de ses mysteres dans sa parole, on a grand tort de prétendre qu’un homme qui ne les croit pas mérite de perdre ses biens, sa liberté, sa patrie : car il a pour lui les lumieres de la raison, et vous ne sauriez nier qu’il agisse raisonnablement, lors qu’il refuse de renoncer à ses lumieres, a moins qu’il ne paroisse qu’elles sont évidemment combattues par les témoignage de Dieu »60.
Notons que ce scepticisme mesuré, si l’on ne veut pas dire modéré, est un trait qui marque l’héritage d’Érasme chez Bayle, un scepticisme mesuré qu’ils ont en commun et qui leur permet d’être et de rester constamment, en dernier lieu, une même sorte de résistants. La suspension du jugement impliquée par cette attitude, peut se faire, cela s’entend, soit in foro interno ou externo : à ce sujet, comme Bayle traite toujours les questions les plus délicates en faisant intervenir une personnalité, l’exemple majeur est celui de Simonide, par lequel il veut faire connaître « combien il est malaisé de définir Dieu »61. Interrogé sur la nature de Dieu, Simonide « prit du tems pour examiner la matiere, il la tourna de tous les côtez, et parce que son esprit lui suggéroit aussi-tôt la réfutation que l’invention de plusieurs réponses, il ne trouva rien de solide : il découvroit partout un fort et un foible, et des profondeurs impénetrables : il craignit donc de se tromper, quelque dogme qu’il avançât pour établir la définition de Dieu : il n’espéra plus de trouver la vérité, et il quitta la partie »62. Par la suite, ce qu’il ne fait pas toujours, Bayle explique en détail les doutes qu’on peut attribuer à Simonide pour justifier sa prise de position néga 59 60 61 62
RQP IV, 1, in OD III, p. 1013. DHC, « Nicolle », C, t. III, p. 503b. OD III, p. 214. DHC, « Simonide », F, t. IV, p. 210b.
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tive : « Voilà, si je ne me trompe, une petite partie des raisons que Simonide roula dans sa tête […] et qui le firent résoudre à ne rien dire ». Dans le théâtre des marionnettes où il parle avec la voix des autres, Bayle a toujours quelqu’un à mettre en scène, et ces mots évoquent immédiatement une phrase semblable : « Voici ce qu’auroit pu dire Zenon », à savoir l’Éléate63. Le sujet en est sa critique du continu. Voilà donc l’autre science certaine – théologie et mathématique : les deux sœurs, dans la vision baylienne, simul stabunt et simul cadent. Les mathématiques sont décrites, dans l’article dédié à Zénon l’épicurien, comme « ce qu’il y a de plus évident et de plus certain dans les connoissances humaines », et pourtant leur objet est « une chimere qui ne sauroit exister »64 ; chez Zénon d’Élée, il est affirmé qu’elles « démontrent l’existence d’une chose qui est contraire aux notions les plus évidentes que nous aions dans l’entendement »65. C’est précisément le continu : les différentes théories de l’étendue sont sujettes, chez Bayle, à des objections irrésistibles, y compris la conception dite « zénonique » par les scolastiques, tandis que l’identité entre matière et étendue est minée par la découverte du vide, qui soulève pourtant de nouvelles contradictions ; l’inexistence de l’étendue et du mouvement serait donc à la fois incontestable et impossible à accepter en raison des paradoxes qu’elle entraîne. On se rappellera pourtant que le continu, dans les Entretiens de Maxime et de Thémiste, est présenté comme le meilleur exemple de la fausseté du principe, attribué à Le Clerc, selon lequel toute doctrine sujette à des objections insolubles est nécessairement fausse66. La connexion entre la vérité et l’évidence est systématiquement contestée par Bayle67 – ce qui sert aussi bien sûr à empêcher la persécution au nom de l’évidence supposée de la vérité : « Il est utile de savoir qu’un Pere de l’Oratoire, aussi illustre par sa piété que par ses lumieres philosophiques, a soutenu, que la foi seule nous convainc légitimement de l’existence des corps. La Sorbonne, ni aucun autre tribunal, ne lui a point fait d’affaires à cette occasion. Les inquisiteurs d’Italie n’en ont point fait à Mr Fardella, qui a soutenu la même chose dans un ouvrage imprimé. Cela doit apprendre à mes lecteurs qu’il ne faut pas qu’ils trouve étrange que je fasse voir quelquefois, que sur les matieres les plus mystérieuses de l’Evangile la raison nous met à bout, et qu’alors nous devons nous contenter pleinement des lumieres de la foi »68.
63 64 65 66 67
68
DHC, « Zénon d’Élée », G, t. IV, p. 540a. DHC, « Zénon (l’Épicurien) », D, t. IV, p. 547b. DHC, « Zénon d’Élée », I, t. IV, p. 544a. EMT I, 1, in OD IV, p. 4. Il s’agit là d’un trait manifeste de pyrrhonisme : « Les pyrrhoniens qui resistent à l’évidence des objets, ne le font que parce qu’ils doutent que l’évidence soit un caractere certain de la verité » (RQP II, 90, in OD III, p. 678–679). DHC, « Zénon d’Élée », H, t. IV, p. 543a–544b.
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Et c’est convaincu qu’il n’y a pas d’évidence possible dans le domaine de la foi, que Bayle déploie ici tous ses efforts pour séparer à jamais vérité et évidence : « J’ai tellement ruiné cette distinction du fait et du droit, en montrant que pourvû que de part et d’autre la découverte de la vérité dût également difficile, on n’étoit pas plus coupable d’ignorer l’un que d’ignorer l’autre, […] il me suffit, pour exécuter ce que j’ai à faire ici, de montrer qu’il n’est pas plus difficile de découvrir si un homme accusé de meurtre, d’adultere, d’empoisonnement, en est coupable […] que de découvrir si telle et telle doctrine est héretique »69.
Cela aussi est parfois mis sur le compte de la religion et de son scepticisme. De la supposition, commune aux deux abbés de l’article « Pyrrhon », que les dogmes du catholicisme tels que la transsubstantiation ou le péché originel soient vrais, « l’abbé pyrrhonien infere que l’évidence n’est pas un caractere certain de la vérité, puis qu’il y a diverses propositions évidentes qui sont fausses dès que l’on admet la vérité des mysteres »70. Toutefois, si la révélation est une « question de fait »71 et si, en fin de compte, elle nous indique ce qu’il faut croire, mais ne l’explique pas, puisque cela n’est pas explicable, alors, dirait Leibniz, sans des « motifs de crédibilité » qui justifient notre foi « devant le tribunal de la raison », pourquoi ne pas croire en Mahomet72 ? Bayle, dans ce sens, était le véritable anti-Leibniz, avant que Leibniz ne se déclarât l’anti-Bayle. Leibniz identifie lui-même les arguments des sceptiques et des éléates quand il écrit à Foucher : « Ne craignés point, Monsieur, la tortue que vos pyrrhoniens faisoient aller aussi vite qu’Achille »73. Son idée, naturellement, est que les paradoxes du continu ont été résolus par le moyen des séries infinies et du calcul infinitésimal74. Il n’est assurément pas facile de troubler Leibniz sur ce terrain. Et en général il a des propos un peu cavaliers : 69 70 71 72
73 74
SCP X, in OD II, p. 497. EMT II, 35, in OD IV, p. 101. DHC, « Éclaircissement sur les pyrrhoniens », t. IV, p. 641. Théodicée, « Discours préliminaire », § 29, GP VI, 67 : « Au fond, une verité ne sauroit contredire à l’autre, et la lumière de la Raison n’est pas moins un don de Dieu que celle de la Revelation. Aussi est ce une chose sans difficulté parmy les Theologiens qui entendent leur metier, que les motifs de credibilité justifient, une fois pour toutes, l’autorité de la S. Ecriture devant le Tribunal de la Raison, afin que la Raison luy cede dans la suite, comme à une nouvelle lumière, et luy sacrifie toutes ses vraisemblances. […] C’est à quoy tendent plusieurs bons livres que nous avons de la verité de la Religion, […] car il faut bien qu’elle ait des caracteres que les fausses religions n’ont pas ; autrement Zoroastre, Brama, Somonacodom et Mahomet seroient aussi croyables que Moïse et Jesus Christ ». A II, 2, 491. « Le P. Gregoire de S. Vincent a fort bien monstré par le calcul même de la divisibilité à l’infini, l’endroit où Achille doit [attraper] la tortue, qui le devance, selon la proportion des vitesses. Ainsi la Geometrie sert à dissiper ces difficultés apparentes » (A II, 2, 713).
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« Quant à la dispute entre Messieurs le Clerc et Bayle, on n’a pas besoin du quantum est quod nescimus75, puisque je tiens ces matières pour vuidées demonstrativement. Je remarque que M. Bayle évite de continuer la discussion de mes sentimens, car il paroist avoir peur d’estre obligé de quitter son scepticisme »76.
Selon Leibniz, seule la faiblesse des différentes solutions proposées par les partis « des stoïciens ou des épicuriens », à l’égard du rapport entre les perfections du principe divin et l’existence du mal, « paroit avoir porté M. Bayle à l’ἐπέχειν des pyrrhoniens, à la suspension de son jugement, par rapport à la raison, tant que la foy est mise à part, à laquelle il professe de se soumettre sincerement »77. Dans la critique baylienne, on est parfois porté à suivre Leibniz, dès que l’on constate la contradiction entre le Bayle fidéiste et le Bayle qui, dans les Pensées diverses ou dans le Commentaire, renvoie à la lumière naturelle et à la rationalité d’origine divine. Mais les interprètes de Bayle peuvent reconnaître là le trait évident et fondamental de l’ironie78 – qui en fait un aimable malin pour lequel la catégorie même de dissimulation s’avère insuffisante –, tandis que Leibniz prend Bayle toujours au sérieux. Du point de vue de Leibniz, Bayle, qui au commencement de leurs relations était décrit comme l’auteur insigne d’« objectiones quasdam humanissime propositas » (GM III, 542), se révélera finalement un fâcheux universel79. Et il avait effectivement déclaré à l’abbé de Polignac être protestant d’une façon littérale, parce qu’il protestait toujours80. Même le soleil de York ne serait 75
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78
79 80
« Quantum est quod nescimus, Combien y a-t-il de choses que nous ignorons ! C’est la devise de M. (Daniel) Heinsius » (Gilles Ménage, Menagiana, ou Bons Mots, Rencontres Agreables, Pensées Judicieuses, et Observations Curieuses, éd. A. Galland et A. Goulley, Paris, 1693, p. 317). Leibniz à Burnett (6 juillet 1706), GP III, 310. Théodicée, § 135, GP VI, 189. Toutefois l’attention de Leibniz porte plus sur la défense baylienne des manichéens et l’Éclaircissement qui les concerne est davantage cité dans la Théodicée que celui sur les pyrrhoniens. Voir aussi M. Pécharman, « La lecture des Éclaircissements de Bayle par Leibniz », in H. Bost et A. McKenna (éd.), Les Éclaircissements de Pierre Bayle, p. 471–498. « Une ironie féroce et un humour fantaisiste » (A. McKenna, « De “ pauvre diable ” à homme de lettres. L’apprentissage du jeune Pierre Bayle », in H. Duranton et D. Roche (dir.), Le pauvre diable : destins de l’homme de lettres au XVIIIe siècle, Saint-Étienne, 2006, p. 121–132 [p. 132]). Voir aussi de A. McKenna, « L’ironie de Bayle et son statut dans l’écriture philosophique », in I. Delpla et P. de Robert (dir.), La raison corrosive. Études sur la pensée critique de Pierre Bayle, Paris, 2003, p. 245–266 (p. 248), ou comment l’ironie permet à Bayle la dissimulation de sa véritable pensée. « Est il possible que le plaisir de douter puisse tant sur un habile homme ? » (Théodicée, § 185, GP VI, 227). « En revenant de Pologne, M. l’abbé De Polignac s’étoit arrêté quelque tems en Hollande, et y avoit fait connoissance avec le fameux Bayle […]. M. l’abbé De Polignac prit cette occasion de lui demander ce qu’il pensoit sur certaines matières, et à laquelle des sectes qui regnoient le plus en Hollande, il s’étoit particulièrement attaché. Bayle éluda la ques-
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pas parvenu à faire changer l’hiver de son mécontentement, au sens philosophique, en un glorieux été métaphysique, comme l’aurait sans doute souhaité Leibniz. Leibniz pourtant prend soin d’orner ses sentiments, en assurant à Bayle la vie éternelle dans la vision béatifique des élus : « Il est à esperer, dit-il, que M. Bayle se trouve maintenant environné de ces lumieres qui nous manquent icy bas, puisqu’il y a lieu de supposer qu’il n’a point manqué de bonne volonté »81. Pensée curieuse, puisqu’en bon luthérien il ne croyait absolument pas au jugement immédiat des âmes : la doctrine du jugement individuel des âmes séparées, du purgatoire, etc., fixée dès le VIIe siècle par le Prognosticon futuri saeculi de Julien de Tolède (PL 96), reprise ensuite et institutionnalisée par Pierre Lombard, avait été rejetée fermement par Luther, et Leibniz donne de cette conception luthérienne une version métaphysique particulière. Il répète souvent que l’âme « garde tousjours, même dans la mort, un corps organisé, partie du precedent, quoyque ce qu’elle garde soit tousjours sujet à se dissiper insensiblement et à se reparer et même à souffrir en certain temps un grand changement »82. En conséquence, non seulement Bayle n’est pas au paradis, mais comme tous les défunts il demeure endormi jusqu’au Jugement dernier – comme Luther lui-même, qui attend, comme il avait dit de son vivant, que Jésus frappe à sa petite tombe : « Wir sollen schlafen, bis Er kommt und klopft an das Gräblein und spricht : Doctor Martinus, stehe auf ! »83 . En fait, pour Leibniz, Bayle ne pouvait être pour le moment qu’une monade au corps très petit, qui aurait même pu nager, le cas échéant, dans le café au lait de la célèbre conversation rapportée par Hansch84. Bien sûr Leibniz ne condamne ni les doutes en eux-mêmes, ni celui qui doute. Après avoir envoyé à Fardella son « petit papier de la Dynamique », Leibniz lui écrit : « Quand il vous plaira de m’envoyer vos doutes ou reflexions je seray bien aise de les recevoir et je tacheray de les éclaircir »85.
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tion […]. Pressé de nouveau, il se contenta de répondre qu’il étoit bon protestant, ce qui ne signifioit pas davantage. Plus pressé encore, il répéta avec une sorte d’impatience : Oui, Monsieur, je suis bon protestant, et dans toute la force du mot, car au fond de mon ame, je proteste contre tout ce qui se dit et tout ce qui se fait » (Claude Gros De Boze, Éloge de M. le Cardinal de Polignac, in M. de Polignac, L’anti-Lucrèce : poëme sur la religion naturelle […] traduit par M. de Bougainville, Paris, 1749, tome I, p. 13). Théodicée, § 87, GP VI, 100. Nouveaux Essais, II, XXVII, § 6, A VI, 6, 233. WA 37, 151. L’anecdote, bien connue, pour bizarre qu’elle paraisse n’est pas invraisemblable : « memini Leibnitium, cum Lipsiae me conveniret et potu Caffée cum lacte, quo quam maxime delectabatur, uteremur ambo, […] inter alia dixisse : se determinare non posse, annon in hoc vasculum, e quo potum hauriebat calidum, Monades ingrederentur, quae suo tempore futurae sint animae humanae » (Michael Gottlieb Hansch, G. G. Leibnitii Principia philosophiae, more geometrico demonstrata, Frankfurt-Leipzig, 1728, p. 135). Leibniz à Fardella (sept. 1697), A II, 3, 8143 (Vorausedition).
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Leibniz n’apprécie pas seulement les doutes amicaux du disciple, il reconnaît généralement l’utilité et même la nécessité des critiques, fussent-elles âpres. L’usage principal des sceptiques consiste justement à se servir de leurs objections pour améliorer les doctrines. Les erreurs sont pour ainsi dire une maladie de croissance de la théorie vraie et, pour en guérir, les attaques des sceptiques sont une médecine amère, mais indispensable et efficace, au bout du compte un remède : « Je trouve même qu’il importe beaucoup pour bien établir les fondemens des sciences qu’il y ait de tels contredisans ; c’est ainsi que les sceptiques combattaient les principes de la geometrie, avec tout autant de raison; que le P. Gottignies, jesuite savant, voulut jetter des meilleurs fondemens de l’algebre, et que Messieurs Cluver et Nieuwentiit ont combattu depuis peu, quoyque differemment, nostre analyse infinitesimale. […] J’ay souvent consideré qu’un geometre qui repondroit aux objections de Sextus Empiricus et à celles que François Suarez, auteur du livre Quod nihil scitur, envoya à Clavius, ou à d’autres semblables, feroit quelque chose de plus utile qu’on ne s’imagineroit peut estre » (GM IV, 94–95).
Ce remède, pourtant, n’est efficace que pour les autres ; la vertu curative ne se déploie pas réflexivement. En 1693, Leibniz commente les efforts de Foucher dans une lettre à Basnage de Beauval : « M. Foucher qui travaille à faire revivre la secte des academiciens m’a envoyé son 4me livre sur leur philosophie. Il tâche de donner un bon sens à leurs pensées, et de faire voir qu’ils ne doutoient point pour douter, mais pour apprendre. Mais il ne paroist pas qu’ils ayent appris grand-chose, et Mons. l’abbé Foucher s’est obligé de leur prester beaucoup de sien pour nous faire croire qu’ils ont eu des bonnes connoissances » (GP III 102).
Dans la Théodicée, Leibniz souligne plutôt les limites de son appréciation des vertus du scepticisme, une philosophie dont on peut utiliser les résultats, mais que l’on ne doit pas adopter : « M. Bayle […] demande en raillant, si par la droite raison on entend peut-être celle d’un theologien orthodoxe, et par la raison corrompue celle d’un heretique ; et il oppose que l’evidence du mystere de la Trinité n’étoit pas plus grande dans l’ame de Luther que dans l’ame de Socin. Mais, comme M. Descartes l’a fort bien remarqué, le bon sens est donné en partage à tous ; ainsi il faut croire que les orthodoxes et les heretiques en sont doués. La droite raison est un enchainement de verités, la raison corrompue est melée de prejugés et de passions. Et pour discerner l’une de l’autre, on n’a qu’à procéder par ordre, n’admettre aucune these sans preuve, et n’admettre aucune preuve qui ne soit en bonne forme selon les regles les plus vulgaires de la logique. On n’a point besoin d’autre criterion ny d’autre juge des controverses en matiere de raison. Et ce n’est que faute de cette consideration qu’on a donné prise aux sceptiques »86. 86
Théodicée, « Discours préliminaire », § 62, GP VI, 84–85. Les mêmes objections aux mathématiques qu’on a déjà mentionnées, se rencontrent dans la Théodicée présentées de façon semblable ; mais elles sont tenues maintenant pour négligeables : « C’est une autre question, si nous sommes tousjours obligés d’examiner les objections qu’on nous peut faire, et de conserver quelque doûte sur nostre sentiment, ou ce qu’on appelle Formidinem
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À propos du rapport, ou de l’opposition, entre scepticisme et lumière naturelle, Leibniz écrit à Lady Masham que, puisque l’entendement humain vient de Dieu, « ce qui est le plus conforme à nostre entendement » est conforme à la sagesse divine ; il en résulte que nos jugements, « quand ils ont esté donnés suivant cette lumière naturelle, pour ainsi dire, n’ont jamais esté démentis par l’événement ; et les oppositions que les sceptiques ont fait à la rencontre, ont tousjours esté prises par les personnes raisonnables pour un jeu d’esprit » (GP III, 353). Il y a cependant encore un apport possible et plus direct des doctrines sceptiques à la philosophie leibnizienne. Il n’est pas question ici d’académiciens ou de pyrrhoniens, outrés ou modérés ; tout scepticisme nous délivrerait de certaines représentations naturelles et naturalistes qui font obstacle à la compréhension de la vraie métaphysique. Mais Leibniz n’a pas besoin des sceptiques dans son effort pour déréaliser la matière ; dans ce domaine, ce ne sont pas ses philosophes de prédilection. Quand il explique à Rémond « que les Monades, ou les substances simples, sont les seules véritables substances, et que les choses matérielles ne sont que des phénomènes, mais bien fondés et bien liés », il ajoute que de cette doctrine Platon surtout, « et même les académiciens postérieurs, et encore les sceptiques, ont entrevu quelque chose, mais ces Messieurs, venus après Platon, n’en ont pas usé si bien que luy » (GP III, 606). Il le répète dans une autre lettre à Rémond, en expliquant qu’il n’y a « point d’action des substances que les perceptions et les appétits, toutes les autres actions sont phénomènes comme tous les autres agissans ». Voici ses mots : « Platon paroit en avoir vu quelque chose, il considère les choses matérielles comme peu réelles, et les Académiciens ont révoqué en doute si elles etoient hors de nous87, ce qui se peut expliquer raisonnablement, en disant qu’elles ne seroient rien hors des perceptions, et qu’elles ont leur realité du consentement des perceptions des substances apercevantes » (GP III, 623).
Au regard de ces découvertes, donc, les sceptiques n’ont joué qu’un rôle secondaire et ne touchent à la vérité métaphysique que moyennant une interprétation indulgente. Mais enfin, que dit Leibniz de Foucher, qui était son ami et son interlocuteur, et, disons, son sceptique apprivoisé ?
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oppositi, jusqu’a ce qu’on ait fait cet examen. J’oserois dire que non, car autrement on ne viendroit jamais à la certitude, et nostre conclusion seroit tousjours provisionelle : et je croy que les habiles géometres ne se mettront gueres en peine des objections de Joseph Scaliger contre Archimede, ou de celles de M. Hobbes contre Euclide ; mais c’est parce qu’ils sont bien seurs des demonstrations qu’ils ont comprises » (Théodicée, « Discours préliminaire », § 26, GP VI, 65–66). On sait que Bayle marque, à la suite de Diogène Laërce, que les sceptiques avaient appris cela de Démocrite, plutôt que de Platon (DHC, « Democrite », t. II, p. 274).
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« Peut estre que son but n’estoit que d’estre le ressuscitateur des academiciens, comme Mons. Gassendi avoit ressuscité la secte d’Epicure. Mais il ne falloit donc pas demeurer dans les generalités. Platon, Ciceron, Sextus Empiricus et autres luy pouvoient fournir de quoy entrer bien avant en matiere. Et sous pretexte de douter il auroit pû établir des verités belles et utiles »88.
Somme toute, la vertu du scepticisme consistera pour lui à fournir un « prétexte », pendant que l’on fait en réalité tout l’opposé du scepticisme, c’est-àdire, pendant que l’on établit de vérités. CONCLUSION Peut-être devrait-on proposer, en conclusion, une sorte de jeu des différences entre les deux hommes d’esprit qu’étaient Bayle et Leibniz, au sujet de leur attitude face aux vertus possibles du scepticisme. Il est clair que le premier est plus ou moins pyrrhonien, ne fût-ce que pour des raisons de protestation, tandis que le second ne l’est pas. Mais pour le reste, les différences sont moins claires – au risque d’énoncer une platitude comme l’aurait fait Corneille : « et le jeu, comme on dit, n’en vaut pas les chandelles »89. Tous deux parlent soit en bien soit en mal du scepticisme, selon le contexte. L’un se tient loin du scepticisme extrême, soit parce qu’il l’écarte, soit parce qu’il le laisse aux théologiens ou s’en sert contre eux ; l’autre l’approuve comme un moyen, car il en apprécie au moins les vertus amères. Enfin, l’on peut dire que l’un et l’autre eurent en commun un regard oblique, comme dans la plupart de leurs portraits : un regard oblique, dis-je, sur le scepticisme. D’un côté, nous avons vu que pour Bayle, dans l’attitude sceptique, s’ouvre un espace de liberté : liberté pour sa propre foi, ou absence de foi, particulière ou générale ; liberté de ne pas soumettre sa propre foi, ou absence de foi, aux disputes, exactement comme un effet de l’application du scepticisme à la religion. Et cela suscitera le dépit de ses critiques – comme d’Alès de Corbet l’a bien exprimé : « le scepticisme dont il faisoit profession, quoiqu’il convînt lui-même qu’il étoit absurde, […] ce scepticisme, dis-je, lui donnoit la liberté de ne se rendre jamais »90. De l’autre, il y a un fragment de 1689–90 où Leibniz explique qu’il est possible d’être libre en se servant de la raison, de façon infaillible, par le moyen de la méthode91, c’est-à-dire de l’art de raisonner, qu’il a toujours es 88 89 90 91
Leibniz à Nicaise (30 avril–10 mai 1697), GP II, 566 (d’après la Vorausedition de A II, 3). Pierre Corneille, Le Menteur, I, 1, v. 46. Pierre-Alexandre d’Alès de Corbet, De l’origine du mal, ou examen des principales difficultés de Bayle, sur cette matière, Paris, 1758, vol. I, p. 156. « Nous sommes libres, entant que nous raisonnons juste ; et esclaves autant que nous somme maitrisés par les passions qui viennent des impressions interieures. Mais bien raisonner (dites-vous) ne depend pas de nous. Je reponds, qu’il est en nostre pouvoir,
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sayé de développer comme un ensemble de techniques et d’instruments auxiliaires extérieurs qui sont le meilleur soutien pour une raison exacte, mais finie et donc incertaine. Il y a, entre ces deux positions contradictoires, presque un équilibre des libertés, pourtant si divergentes. Calculer, c’est la liberté par l’usage de la raison ; douter, c’est la liberté par l’usage, encore limité mais bon en soi, de la raison. C’est la même raison, probablement, bien qu’elle fasse des choses si différentes. On sait, au moins grâce à la Réponse aux Questions d’un Provincial 92, que Bayle n’aurait pas voué Leibniz, ni personne aux flammes éternelles de l’enfer ; et l’on a vu que de son côté Leibniz, s’il est question de bonne volonté, lui souhaite le paradis. Enfin ils nous apprennent qu’il y a deux sortes de liberté de la raison ; et cela peut nous suffire.
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puisque nous avons une methode infaillible pour raisonner juste, pourvue, que nous veulions nous en servir. Il ne faut que vouloir » (A VI, 4, 1640). OD III, p. 872–873, et p. 878 sq. Voir aussi DHC, « Prudence », F, t. III, p. 824b.
LEIBNIZ AND BAYLE: TWO VERSIONS OF PYRRHONISM1 by Evelyn Vargas (La Plata) The relevance of the skeptic tradition in the rise of modern philosophy is widely recognized in recent history of philosophy scholarship. Although the scope of Bayle’s commitment to skepticism is a matter of controversy, the discussion of skeptical themes plays an important role in both Leibniz and Bayle. Early modern authors often used the label “Pyrrhonian” as equivalent to skeptic, and both Leibniz and Bayle would deal with the notion of Pyrrhonian skepticism in their writings. But before we attempt to propose an interpretation of the significance they attribute to skepticism, we need to clarify what these authors tried to endorse or refute, that is, we need to clarify their conception of Pyrrhonian skepticism. In order to do so, then, I will introduce the concept of Pyrrhonian skepticism as it is described by Sextus Empiricus in his Outlines of Pyrrhonism. According to Sextus, the skeptic experience involves three moments, equipollence or isostheneia, suspension of judgment or epochê and tranquility or ataraxia (HP I, 8–10).2 On any particular topic, he wrote, the Pyrrhonist can call into question the adequacy of the reasons in favor of it; so by subverting the reader’s confidence on the topic, the Pyrrhonist can lead the reader to suspend his judgment. In his famous article Bayle defines Pyrrhonism in terms of suspension of judgment (Art. “Pyrrhon”) while the primary focus of Leibniz’s arguments is the skeptic notion of isostheneia, understood as the equilibrium of reasons supporting opposing beliefs. In his Specimen animadversionum in Sextum Empiricum, Leibniz denies that evidence achieves an equal balance between opposed and incompatible claims (LH IV, VIII, 26 Bl. 96);3 consequently, the Pyrrhonist’s attempt to attain suspension of judgment cannot be sustained. 1
2 3
I wish to thank the organizers of the Leibniz and Bayle conference for facilitating the means for my participation, the participants, for a very stimulating discussion, and a referee for this volume for providing further valuable comment. Sextus Empiricus, Outlines of Scepticism, ed. and trans. J. Annas and J. Barnes, Cambridge, 2000, 2nd edition [= HP]. Specimen animadversionum in Sextum Empiricum, percurso libro Pyrrhoniarum Hypothesium primo datum, LH IV, VIII, 26 Bl. 96–97. Thanks are due to H. Breger and T. Matsuda for a transcription of the manuscript, and to the late Ezequiel de Olaso, from whom I knew about the text for the first time.
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But an important feature of ancient Pyrrhonism is the distinction between the beliefs that are compatible with skepticism and those that it does not permit one to have. If believing something is a matter of assenting to it, Sextus said, the skeptic lacks the kind of belief that consists in assent to something not evident, namely, the objects investigated by the sciences including philosophical doctrines. Leibniz and Bayle seem to understand this opposition in terms of the distinction between beliefs about how things are and beliefs about how they appear to be. And given that modern science of nature studies mere appearances or phenomena, the scope of skepticism concerning natural knowledge can be drastically limited. Despite this initial agreement, however, they adopt different positions regarding the significance of skepticism and the role to be played by the analysis of the skeptical arguments. Rather than emphasizing the weakness of human knowledge by raising doubts about the power of reason, as Bayle does, Leibniz would claim that by refuting the skeptic’s arguments that call into question our ability to have justified beliefs, our rational credentials for holding beliefs can be restored. I will examine the grounds for this discrepancy by examining their conceptions of belief and doxastic obligations. 1. SEXTUS ON DOGMATIC AND PYRRHONIAN BELIEF The rediscovery of Sextus due in great part to the Latin translation of the Outlines by Henri Estienne in 1562 involved a substantial transformation of the skeptical tradition.4 Not only were modern thinkers concerned with the epistemological import of the skeptic arguments, they would also reframe them in a theological context according to which our cognitive faculties were created by a Divine Maker. But despite the profound differences that this new approach introduces, any examination of skeptical arguments implies calling into question previously accepted beliefs. Accordingly, the conceptions that ground our practices of belief acceptance are central to any analysis of the skeptical view. Another important difference between ancient and later forms of skepticism stands out when the relation between philosophical investigation and practical matters is taken into account. Ancient skeptics would call themselves Pyrrhonists5 because they saw Pyrrho as a model of the skeptics’ way of life 4
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Sextus Empiricus, Sexti philosophi Pyrrhoniarum hypotypōseōn libri III… latine nunc primum editi, interprete Henrico Stephano, Paris, 1562. For the history of skepticism in early modern times, see the seminal works of Popkin (a revision of his previous views can be found in R. Popkin, The History of Scepticism. From Savonarola to Bayle, New York, 2003), Schmitt and Tonelli, and the more recent and extensively documented work of Luciano Floridi, Sextus Empiricus. The Transmission and Recovery of Pyrrhonism, New York, 2002. The label ‘‘Pyrrhonism’’ was probably introduced by Aenesidemus in the first century B.C.
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(PH I, 7). In the first book of the Outlines Sextus describes what he calls the skeptic way; being a skeptic involves an intellectual posture but, moreover, a manner of conducting our lives. For him, philosophical investigation does not consist in solving mere intellectual puzzles but aims at a life in which peace of mind is the ultimate goal. In order to achieve this goal, accepted views have to be tested since he initially hoped to gain tranquility by settling what is true, but unable to decide between the opposite opinions on any given topic, he refrains from endorsing any position and fortuitously finds himself free from the worries of life. As presented in the Introduction, the skeptic way is an experience that involves three moments: equipollence or isostheneia, suspension of judgment or epochê and tranquility or ataraxia. Sextus’ skeptic finds himself confronted with opposing opinions in his quest for truth and tranquility. Conflicting views are experienced by the Pyrrhonist as having an equal force of conviction (isostheneia) so, unconvinced by either side,6 he is then led to suspend his judgment. As a result, “[…] tranquility followed fortuitously, as a shadow follows a body.” (PH I, 29) Suspension of judgment, however, does not imply that the skeptic cannot acquire beliefs.7 On the contrary, the skeptic “goes along” (peithesthai) with the beliefs he finds himself having. For Sextus, the skeptical way is the way of “going along” with appearances: “We say, then, that the criterion of the skeptical way of life is appearance, implicitly meaning by this the impression, for it lies in passive and involuntary affection and is not an object of investigation. Hence no one, presumably, will raise a controversy over whether something appears this way or that; rather, they investigate whether it is such as it appears. Thus, attending to appearances, we live in accordance with everyday observances, without holding opinions – for we are not able to be utterly inactive.” (PH I, 22– 24)
Appearances are impressions, passive and involuntary affections, and therefore no decision or judgment is involved. It may seem odd to regard affections as a kind of belief. But Sextus also pointed out that attending to appearances is not 6
7
Not all would agree. According to Pierre Pellegrin, the Pyrrhonist is equally convinced by the opposing arguments: see P. Pellegrin, “Sextus Empiricus”, in R. Bett (ed.), The Cambridge Companion to Ancient Skepticism, New York, 2010, p. 126. But this supposes that the skeptic has to be a dogmatist first and only after being persuaded by the opposite arguments, he suspends his judgment. Whether a skeptic can have beliefs has been an object of debate among scholars for a long time. See for example, the papers that initiated the controversy: J. Barnes, “The Beliefs of a Pyrrhonist”, in Proceedings of the Cambridge Philological Society 28 (1982), p. 1-29; M. Frede, “Des Skeptikers Meinungen”, Neue Hefte für Philosophie 15/16 (1979), p. 102129 [English translation: “The Skeptic’s Beliefs”, in Essays in Ancient Philosophy, Minneapolis, 1987]; M. Burnyeat, “The Sceptic in his Place and Time”, in R. Rorty, J. B. Schneewind and Q. Skinner (ed.), Philosophy in History, Cambridge, 1982, p. 225–254).
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limited to sensory impressions but include “everyday observances.”8 By these everyday observances he means not only sensations as thirst or hunger but acceptance of the customs and laws of his own community and the practice of arts; for example, Pyrrhonists accept that piety is good. Naturally, a dogmatic philosopher may believe that piety is good as well. Pyrrhonian and Dogmatic beliefs cannot be distinguished by their content but by the way Pyrrhonists and Dogmatic philosophers accept their beliefs. Consider then how Sextus describes the differences between his views and those of the Academics, since he sees them as offering only a variant of Dogmatism: “Even if both Academics and Skeptics say that they go along with certain things, the difference even here between the two philosophies is clear. For ‘go along with’ is used in different senses. It means not resisting but simply following without strong inclination or adherence (as a boy is said to go along with his chaperone); and it sometimes means assenting to something by choice and, as it were, sympathy (as a dissolute man goes along with someone who urges extravagant living). Hence, since Carneades and Clitomachus say that they go along with things, and that some things are plausible, in the sense of having a strong wish with a strong inclination, whereas we say so in the sense of simply yielding without adherence, in this respect too we differ from them.” (PH I, 30)
Sextus explains the meaning of “going along with appearances” by contrasting it with the Academic use of the expression “going along.” While the Pyrrhonist simply reports his passively experienced affections (PH I: 196), Academics – and Dogmatics more generally – adhere to their views with a strong inclination and by choice. It is important to note that voluntary assent is not equivalent to believing at will; for instance, when I see it from a distance, I cannot inhibit the belief that the tower looks round. But the Dogmatic philosopher would claim that he can decide which belief is right, when the tower also looks square from a different point of view. Although we have no voluntary control over the formation of a particular belief, dogmatic philosophers hold that we can assess the epistemic credentials of our beliefs, for example, a belief is justified if it is plausible (PH I, 227). He thinks that he can justify his preference – for example, for plausible beliefs – and the skeptic strategies are designed to undermine his confidence. My purpose in the following sections is not to evaluate the viability of the skeptic view but to compare this description of the Pyrrhonian experience of equality and suspension to the views of Bayle and Leibniz in order to clarify their conceptions of belief and doxastic obligation. 8
“These everyday observances seem to be fourfold and to consist in guidance by nature, necessitation by feelings, handing down of laws and customs, and teaching of kinds of expertise. By nature’s guidance we are naturally capable of perceiving and thinking. By the necessitation of feelings, hunger conducts us to food and thirst to drink. By the handing down of customs and laws, we accept, from an everyday point of view, that piety is good and impiety bad. By teaching of kinds of expertise we are not inactive in those crafts which we take up.” (PH I, 24)
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2. BAYLE ON SUSPENSION OF JUDGMENT Sextus had presented his view in opposition to all forms of Dogmatist philosophy, a category under which he included Academic philosophy, turning Pyrrhonists into the only genuine skeptics. For reasons whose analysis goes beyond my present purposes, this sharp demarcation disappeared in later examinations of skepticism and consequently, Academics and Pyrrhonists could be seen as representing subspecies of the same philosophical stance. On one occasion, Bayle identified himself with “the spirit of the Academic philosophers” (OD II, p. 676) but whether or to what extent he adhered to any form of skepticism has been a motive of scholarly controversy for a long time.9 My purpose in this section is not to argue in favor of one of the various interpretations that can be found in the literature on the topic but to offer some clues as to how Bayle presents the Pyrrhonian conception of skepticism as a specific kind of suspension and relates it to the role he attributes to suspension in controversies. In his famous article on Pyrrho, Bayle characterizes Pyrrhonism in terms of suspension of judgment. He writes: “L’Art de disputer sur toutes choses, sans prendre jamais d’autre parti que de suspendre son jugement, s’appelle le Pyrrhonisme : c’est son titre le plus commun.” (DHC, “Pyrrhon”)10
Bayle explains the distinctive character of Pyrrhonian suspension by qualifying it as endless and unrestricted. So according to him, suspension of judgment is generally understood as the doxastic attitude of never taking sides on any topic. Interestingly, he relates suspension as a doxastic attitude to the art of controversies. In the article on “Maldonat”, a Spanish Jesuit who was accused of heresy, Bayle discusses an objection to his teaching concerning the existence of God in remark L. The commentary is also the occasion to present a description of the suspension of judgment as a doxastic attitude in the context of a controversy. He writes: “Il n’est pas nécessaire de douter actuellement, et moins encore d’affirmer que tout ce que nous avons cru est faux : il suffit de le tenir dans une espèce d’inaction, c’est-à-dire de ne point souffrir que notre persuasion nous dirige dans le jugement que nous porterons
9
10
While Richard Popkin claimed that Bayle was a superesceptic – i.e., a Pyrrhonian –, José Maia Neto and Thomas Lennon defend the view that Bayle was an Academic skeptic. See for example: R. Popkin, “Pierre Bayle: Superscepticism and the Beginnings of Enlightentment Dogmatism”, in The History of Scepticism. From Savonarola to Bayle, p. 283– 302; J. Maia Neto, “Akademic Skepticism in Early Moderm Philosophy”, Journal of the History of Ideas 58/2 (April 1997), p. 199-220; T. Lennon, “What Kind of Skeptic was Bayle?”, Midwest Studies in Philosophy XXVI (2002), p. 258–279. T. III, p. 732.
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sur les preuves de l’existence de Dieu, et sur les difficultés et les arguments des athées.” (DHC, “Maldonat”, rem. L)11
As a rule of the art of controversies, suspension consists in the voluntary decision to withhold our assent from our previously accepted beliefs regarding the topic at issue. He writes: “Or, selon les règles de la dispute, l’on peut et l’on doit exiger d’eux qu’ils se défassent de leurs préjugés, et qu’ils n’emploient pas leurs principes particuliers contre les raisons qui leur seront opposées ; car s’ils le faisaient, ils tomberaient dans le sophisme que les écoles appellent petitio principii, défaut énorme, et qui doit être banni d’une controverse comme un obstacle essentiel au dessein qu’on a d’éclaircir une vérité. Ils ont un semblable droit d’exiger la même chose puisque dans toute dispute bien réglée les combattants se doivent servir d’armes égales. Ainsi pour un certain temps, c’est-à-dire, pendant que chaque parti alléguera ses raisons, ceux qui nient, et ceux qui affirment, doivent mettre à part leur thèse, en ôter l’affirmative et la négative. Ce sera donc une question, ce sera une matière de recherche, où pour procéder de bonne foi il ne faudra point permettre que nos opinions préconçues donnent du poids aux arguments qui les favorisent, ni qu’elles énervent les raisons contraires. II faudra examiner tout, comme si nous étions une table rase.” (ibid.)12
By following the method of the art of controversies the parties commit themselves to accepting certain norms that rule the discussion. The opponents are obliged to suspend their judgment in order to discuss in good faith. Previous opinions cannot be taken for granted but become objects of investigation. If the parties involved were to employ their own particular principles and doctrines in the debate and base their judgment on their previous opinions they would be assuming what is at issue, that is, their arguments would beg the question since they would be based on premises the other party has not accepted. This suspension of judgment regarding certain propositions takes place as long as the parties present their arguments; in principle, insofar as it is a methodological technique, suspension is only provisional. Bayle presented Pyrrhonian suspension not only as permanent but also as universal or unrestricted regarding the objects to which it is applied. Preliminary suspension, on the other hand, is a doxastic obligation for those engaged in controversies in order to avoid fallacies but, more importantly, in order to solve controversies through an unbiased investigation of their previously accepted beliefs. Now, as we have seen, ancient Pyrrhonists distinguished between beliefs they can have and those on which they suspend their assent. Bayle does not question the nature of suspension as described by Sextus but only its unrestricted scope. Pyrrhonian suspension is not a state of doubt because a Pyrrhonian skeptic believes in many things (for example, that piety is good). In a similar way, by suspending his judgment, Bayle – or his opponent – is not compelled to disbelieve his previously accepted views when en 11 12
T. III, p. 296. Ibid.
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gaged in a debate; each party proceeds as if he were a “tabula rasa”. Moreover, the Skeptic would not say that his beliefs are warranted; the Dogmatic philosopher, on the other hand, maintains that he is entitled to hold his beliefs because he is persuaded by reasons. But the Skeptic’s arguments are designed to challenge the Dogmatic’s ability to justify his beliefs; according to Sextus, the Dogmatic philosopher believes with a strong inclination for which he cannot offer sufficient reasons; therefore, to believe in the dogmatic sense is a voluntary act but it is also arbitrary, a flaw in his epistemic responsibilities since his opinion is not constrained by the strength of his arguments. Belief may be voluntary insofar as we are not persuaded by compelling reasons, that is, we can suspend our judgment only if all the alleged reasons have the same evidential “weight”. In other words, suspension involves “isostheneia”, or the equilibrium of reasons. In a similar way, Bayle can say that our previous beliefs can be in a kind of “inaction” in the sense that they do not justify or give weight to the propositions at issue in an impartial debate. However, Bayle would not accept the Pyrrhonian demand to offer unquestionable or even infallible justification for all our beliefs as the only form of reasoned justification. Opponents in a debate suspend their judgment at a preliminary stage of the discussion; in principle, some beliefs can be justified. It is our intellectual responsibility to offer reasoned justification and in order to do so our beliefs have to be examined in good faith by suspending our judgment on controversial propositions until they can be proved. Traditionally, propositions that are not proved are called principles. But what are the principles, according to Bayle? The following remarks may offer some clues: “Il faut savoir que toutes les propositions qu’on nomme principes ne sont pas également évidentes. Il y en a qu’on ne prouve point, parce qu’elles sont ou aussi claires, ou plus claires que tous les moyens dont on se voudrait servir pour les prouver. Telle est, par exemple, cette proposition : Le tout est plus grand que sa partie : si de deux quantités égales vous ôtez des portions égales, les restes seront égaux ; deux et deux font quatre. Ces axiomes ont cet avantage que non seulement ils sont très clairs dans les idées de notre esprit mais qu’ils tombent aussi sous les sens. Les expériences journalières les confirment ; ainsi la preuve en serait très inutile. Il n’en va pas de même à l’égard des propositions qui ne tombent pas sous les sens, ou qui peuvent être combattues par d’autres maximes : elles ont besoin d’être discutées et prouvées. Il faut les mettre à couvert des objections.” (ibid.)13
Bayle points out that not all the propositions that are usually called principles are equally evident. Some propositions are not proved because we must not seek for a demonstration of those propositions whose degree of clarity is equal or higher than those employed in demonstrations, such as the axioms of elementary arithmetic. Moreover, we can hold to be true that the whole is greater than its part, for example, because common experience can confirm it: so pro 13
T. III, p. 295.
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ving it is unnecessary. For Bayle, the grounds for holding our beliefs on those propositions may be twofold: one concerns the validity of demonstration and its principles and turns illegitimate the demand to prove them, while the other refers to the fact that our ordinary experience attests to their truth so that even when experience cannot confer irrefragable certainty, it can exempt us from proving them as long as it is the case in everyday life. However, some propositions do not meet any of these standards, so it is our epistemic duty to seek for their proof. Those propositions whose degree of clarity is lower than the principles employed in demonstrative proofs must be discussed and we must attempt to prove them. In accepting self-evident propositions and demanding proof for derivative propositions, Bayle seems to endorse evidentialism, that is, the view that we have an obligation to form beliefs only on sufficient evidence.14 Controversial propositions are subject to criticism by presenting arguments based on opposing principles. Although the text refers to the propositions that are usually regarded as principles, it seems that three criteria to establish which propositions have to be proved are offered: their degree of clarity in respect to the means of proof; whether they can be tested in experience; and their opposition to other maxims. But when alleged principles are opposed to each other, none of them can be regarded as more evident than the other and provisional suspension is required. Examples of controversial propositions that do not satisfy these standards are metaphysical statements such as those that affirm or deny the existence of God, an entity that is not an object of perception and the proof of whose existence or non-existence involves controversial premises. Now if being confirmed by experience makes demonstration unnecessary, not all statements concerning facts can be confirmed by experience. Potential candidates would include historical propositions insofar as they report events that cannot be directly experienced or witnessed. However, Bayle contends, historical statements can attain the highest degree of certainty: “Ainsi un fait historique se trouve dans le plus haut degré de certitude qui luy doive convenir, des que l’on a pu prouver son existence apparente : car on ne demande que cela pour cette sorte de veritez, et ce seroit nier le principe commun des disputans, et passer d’un genre de choses à un autre, que de demander que l’on prouvât, non seulement qu’il a paru à toute l’Europe qu’il se donna une sanglante bataille à Senef l’an 1674, mais aussi que les objets sont tels hors de nôtre esprit, qu’ils nous paroissent.”15
In effect, different doxastic obligations correspond to different kinds of truths since it would be wrong to require irrefutable proof and expand the realm of demonstrative certainty to what is contingent. At a time when early modern 14
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In Clifford’s repeatedly cited words: “It is wrong always, everywhere, and for anyone, to believe anything upon insufficient evidence” (see W.K. Clifford, Lectures and Essays, ed. F. Pollock, London, 1879, p. 186). Projet et fragmens d’un dictionnaire critique, Rotterdam, 1692, folio ***, verso.
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historiography was emerging as a fact oriented discipline, the new historians sought to purge history of fiction and fable; their goal was to report facts truthfully. The historian has to prove that some past event took place, but historical facts are singular, contingent events and therefore fall outside the scope of demonstrative proofs. As the passage suggests, an argument to establish a historical fact can only achieve a plausible conclusion, that is, the common judgment of the learned. This was usually understood as an opinion that is only warranted by authority, which traditionally included what is accepted by everybody, the majority, or the wise. The disciplinary status of history is then that of opinion, and it is distinguished from “scientia”, the universal and necessary knowledge of the nature of things. Bayle would express these distinctions by saying that the particular status of historical propositions is grounded in the type of objects they refer to; historical facts belong to the realm of phenomena, as opposed to the essential properties of things, and historical truths concern appearances. As such, they do not say anything about how external reality is beyond its appearing. They report what appears to be true to the relevant epistemic subjects, for example, whether a certain event, such as a battle, took place at a certain time according to the accepted opinion. Again, not to acknowledge the specific status of these propositions is a violation of the rules of the art of controversies. Of course, prejudice and malice can conspire against their certainty, but the remedy is once more to commit oneself to the pursuit of truth by examining all the arguments for and against the proposition while suspending one’s assent to one’s previous opinions on the subject. That is to say, even the evidence of historical reports and testimonies concerning appearances has to be established by critical examination. The Dictionary itself can be regarded as attesting to this procedure. For Bayle, then, different types of propositions will require different degrees of certainty. Consequently, in cases in which the content of the belief is a proposition that cannot reach the highest degree of certainty, the believer is not obliged to withhold her assent in the absence of sufficient evidence. In his Nouvelles Lettres critiques, Bayle claims that, in the case of Christian beliefs, it is not necessary to withhold our assent until we have attained evidence in the demanding sense required by Descartes. Such a doxastic obligation would exclude those who lack the necessary intellectual capacities: “[…] il faut établir ce principe, qu’en matiere de Religion il ne faut point suspendre son consentement, jusques à ce que l’on ait acquis toute l’évidence qu’on attend dans la Philosophie de Monsieur Des-Cartes, avant de prendre parti. Pour établir ce principe, il en faut poser un second, à peu près tel que celui-ci, qu’en matiere de Religion la regle de juger n’est point dans l’entendement mais dans la conscience ; c’est à dire, qu’il faut embrasser les objets non pas selon des idées claires & distinctes, acquises par un examen sévère, mais selon que la conscience nous dicte qu’en les embrassant nous ferons ce qui est agréable à Dieu. Il en faut venir-là nécessairement, tant parceque la foi que le S. Esprit nous communique, nous remplit d’une pleine persuasion sans l’aide d’un long examen, que parce que si on vouloit s’en tenir aux lumieres de l’entendement, il ne faudroit pas embrasser les dogmes d’une Religion, sans avoir observé tous les préceptes de Monsieur Des-Cartes. Or c’est une chose qui surpasse les forces de presque tous les Chrétiens, & qui ne sauroit être nécessaire sans qu’il s’ensuivît, que de dix mille
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Chretiens il n’y en a pas deux qui croient autrement que par une témérité criminelle.” (Nouvelles Lettres critiques sur l’Histoire du Calvinisme, “Éclaircissement sur ces paroles de la Lettre XI, n° VIII […]”)16
In general, we must distinguish between the epistemic obligation governing the formation of philosophical beliefs, where we can be blamed for affirming a proposition that is not grasped clearly and distinctly, and history, criticism and ethics, where individual or public interest is involved and we must make a decision on the basis of what is more or less certain: “[…] il faut faire une grande différence entre un Auteur qui écrit en Philosophe ou en Geometre, & un Auteur qui écrit ou une Histoire, ou un Ouvrage de Critique, de Politique, ou de Morale. En bonne Philosophie, c’est agir témérairement que d’affirmer une chose si l’on n’en a une idée claire & distincte. C’est pour avoir fait prendre garde que cette loi oblige tout homme qui veut devenir Philosophe, que Monsieur Descartes a tant contribué dans ce siecle à perfectionner la raison humaine, & qu’il l’a mise en état d’exterminer les vieilles erreurs & d’éviter les autres à l’avenir. Il nous a donné pour regle, de ne pas donner à nos jugemens plus d’étenduë que n’en ont nos conceptions claires & distinctes ; c’est à-dire de n’affirmer que ce que nous concevons clairement & distinctement & il nous a fait comprendre que ceux qui n’ont pas cette sage précaution sont coupables d’une grande témérité. Il faut [donc] suspendre son jugement en matiere de Philosophie, jusques à ce que l’évidence nous contraigne de le porter. Mais il n’en va pas de même pour toutes les autres choses qui sont l’objet de nos connoissances ; car si elles ont quelque raport à un bien public, ou particulier, attaché à quelque action, il faut se déterminer sur les apparences & sans attendre une pleine certitude.” (Lettre XII, VI)17
But to accept beliefs that are not supported by compelling evidence does not turn the believer into a non-evidentialist. For the latter, it is permitted to form a belief even though the believer does not have sufficient evidence and knows she doesn’t; sometimes she is obliged to form the belief on insufficient evidence. What distinguishes a non-evidentialist believer is that the norms governing the formation of beliefs are not based on epistemic values, for example, when believing that p will help the believer to achieve an end that is regarded by her as beneficial. The prudential, pragmatic, or moral value of the belief is the basis of the doxastic obligation. If we consider the situation of those who lack the time or the intellectual capacity, it is prudent for them to hold religious beliefs without the obligation to wait for complete certainty in order to act according to what pleases God. This is so because a person’s conscience can tell her that her course of action is pleasing to God. Based on a non-epistemic value, her judgment is voluntary and is in no way detached and indifferent. For this very reason she must not be blamed for her belief but deserves respect. To sum up, Bayle describes the commonly accepted conception of Pyrrhonism as an extreme form of suspension of judgment. But suspension as a doxastic obligation must be distinguished from Pyrrhonian suspension insofar as it 16 17
OD II, p. 334b. OD II, p. 244a–b.
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is provisional, and does not extend to every object. It is provisional since it is a preliminary step in the debate that must be respected by the opponents in order to examine the topic under discussion in an impartial way. It is not unrestricted since religious, historical or moral beliefs are not subject to the doxastic obligation of attaining absolute certainty that regulates philosophical and mathematical statements. 3. LEIBNIZ ON THE EQUILIBRIUM OF REASONS The intellectual influence of the writings of Sextus in the development of early modern thought has received extensive scholarly examination. The study of Leibniz’s epistemological interest in Pyrrhonism could benefit from a close examination of an unpublished manuscript in which he analyses Sextus’ Outlines of Pyrrhonism. Written around 1711, Leibniz’s commentary is focused on the first book since, according to him, this part contains the foundations of the school (sectae fundamenta). After reporting Sextus’ characterization of the skeptic as a searcher in pursuit of the truth, Leibniz claims that the skeptic’s search is hopeless if isostheneia is true. For Leibniz isostheneia consists in the equilibrium of reasons supporting and opposing a given belief. He writes: “Scepticus negare inventam [veritatem], sed tamen quaerere adhuc inveniendam nec spem deposuisse. Sed si vera est ισοσθενεια, quam autor mox nominat c.4 et inculcat c.6 seu aequivalentia rationum, pro utraque duarum contradictionarum; non video quae spes inveniendi supersit […].” (LH IV, VIII, 26 Bl. 96)18
In the same paragraph Leibniz offers an argument intended to prove that the equipollence of reasons is impossible. The argument supposes that the skeptic holds that there can be a balance between the reasons for two contradictory propositions, that is, that the skeptic can find an argument for a proposition A and for its contradictory non-A, so Leibniz aims at proving that both arguments cannot be equally plausible. Consider three alternatives A, B, and C and assume with the skeptic that each is supported by equal reasons. Now non-A contains B and C and so non-A is twice as plausible as A.19 Therefore, cases A and non-A are not equivalent. Notice that Leibniz actually says that A and nonA are not equally plausible, so he understands that when the skeptic finds no reasons to prefer A or to prefer non-A, he finds them equally plausible. According to the skeptic, he finds himself unable to decide between opposing arguments; Leibniz holds that given two arguments supporting contra 18
19
“The Skeptic denies that he has found the truth but he nonetheless seeks to find it and has not given up hope of finding it. But if ισοσθενεια, or the equivalence of reasons, which the author mentions after ch. 4 and repeats in Ch. 6, is true, I do not see that any hope to find it is left […].” (my translation) “[…] casus non-A verisimilitudine duplus est casus A, ac proinde falsum est A et non A aequipollere.” (ibid.)
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dictory conclusions, they cannot be equally likely. He assumes what the skeptic doesn’t take for granted, since the skeptic is equally convinced only in the sense that there is no reason to prefer the conclusion of one argument to that of another which contradicts it, and then he suspends his judgment. But being convinced is holding a belief in the dogmatic way, and Sextus understands the distinction between Dogmatic and Pyrrhonian belief in terms of voluntary and involuntary doxastic attitudes. In addition, when assent is voluntary, you need sufficient reasons in order to decide which conclusion to prefer but you also need a rational standard to determine which reasons are sufficient. The skeptic’s arguments call into question the Dogmatic’s claim to be able to offer such standards by which he would be entitled to hold those beliefs with any degree of confidence. From the skeptic’s point of view, Leibniz simply missed the point. Leibniz’s argument represents his view concerning how to determine which reasons – and therefore which proposition – to prefer by calculating their degrees of plausibility. However, I think that Leibniz can reject the view that the mind can be equally convinced by opposing reasons without assuming that one belief is more plausible. For Leibniz doxastic attitudes do not depend on the will; while judgments are acts of the understanding, opinions are dispositions or habitus of the understanding.20 In the Animadversiones in partem generalem Principiorum Cartesianorum, he argues against Descartes’ view that beliefs are voluntary acts. He writes: “Ad artic. (31. 35). Errores pendere magis a voluntate quam ab intellectu, non admitto. Credere vera vel falsa, quorum illud cognoscere, hoc errare est, nihil aliud quam conscientia aut memoria est quaedam perceptionum aut rationum, itaque non pendet a voluntate, nisi quatenus obliqua arte tandem efficitur etiam aliquando nobis ignaris, ut quae volumus nobis videre videamur. Add. artic. 6. Judicamus igitur non quia volumus, sed quia apparet.” (GP IV, 361)21 20
21
Although Leibniz distinguishes between a dispositional state (opinio) and a judicative act, I will use the term belief to refer to the judicative act as well since the distinction is not relevant for my argument. Leibniz wrote: “Affectiones rationales sunt Intellectus et Voluntatis. Intellectus, sunt Actus et Habitus interni, et cogitationum significationes. Actus intellectus, ut conscium esse, assentiri vel dissentiri, ratiocinari vel judicio uti; Meditari, machinari aliquid. Supponere et inferre. Probare, conjicere; comparare, metiri, calculare, ampliare, limitare, includere, excludere. Habitus intellectuales quidam sunt, id est in mente sunt, etiam cum non animadvertuntur; experientia, intelligentia, scientia, opinio, ars.” (De totae cogitabilium varietatis complexione, A VI, 4, 602–603) “On Articles 31, 35. I do not admit that errors are more dependent upon the will than upon the intellect. To give credence to what is true or to what is false – the former being to know, the latter to err – is nothing but the consciousness or memory of certain perceptions or reasons and so does not depend upon will except insofar as we may be brought by some oblique device to the point where we seem to see what we wish to see, even when we are actually ignorant. See Article 6. Hence we make judgments not because we will
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Believing is not a voluntary doxastic attitude because when we believe, we are aware of something appearing in our minds. More specifically, the objects of awareness in belief are reasons and perceptions: “Ad artic. (6). Liberum arbitrium habemus non in sentiendo, sed in agendo. Non est in meo arbitrio utrum mel mihi dulce an amarum videatur, sed nec in meo arbitrio est, utrum theorema propositum mihi verum an falsum videatur, sed conscientiae tantum res est, inspicere quid videatur. Quisquis aliquid statuit, conscius est aut sensus rationisve praesentis aut saltem praesentis memoriae praeteritum sensum praeteritaeve rationis perceptionem referentis ; quanquam in eo saepe infidelitate memoriae aut defectu attentionis fallamur. Conscientia autem praesentis aut praeteriti utique in arbitrio nostro non est.” (GP IV, 357)22
Leibniz’s doxastic involuntarism applies to perceptual and rational beliefs; for example, once I am aware that honey tastes sweet, I cannot decide to refrain from forming the corresponding belief. Similarly, we cannot exert voluntary control over which doxastic attitude to take up toward a proposition when we infer it or remember its demonstration. Leibnizian beliefs arise in the mind spontaneously just like Pyrrhonian beliefs. However, Leibniz also holds that asserting a propositional content (statuere) involves an awareness of reasons or perceptions (sensus). But being aware is not within the power of the will, whose influence on our beliefs is only indirect, by directing our attention and interest. “Unum hoc penes voluntatem esse |agnoscimus, ut attentionem et studium imperet, atque ita etsi sententiam in nobis non faciat, potest tamen ad eam oblique conferre. Ita fit ut saepe homines quod verum esse vellent, tandem credant, postquam assuevere animum, ut ad ea attendat potissimum quae favent : qua ratione postremo obtinent, ut non tantum voluntati, sed et conscientiae satisfiat.” (GP IV, 357)23
Beliefs are involuntary dispositions formed in response to certain mental states (perceptions, memories, etc.) of which the subject is aware. Reasons or per
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but because something appears.” (Philosophical Papers and Letters, transl. L.E. Loemker, Dordrecht, 1969, p. 387) “On article 6. We have a free will not in perceiving but in acting. Whether honey will seem sweet or bitter to me does not lie with my will, but neither does it lie with my will whether a proposed theorem will seem true or false to me; it is the business of consciousness merely to examine what appears to it. Whoever makes an affirmation of anything is conscious either of a present perception or reason or at least of a present memory bringing back a past perception or the perception of a past reason, although we are often deceived in this through unreliable memory or faulty attention. But consciousness of the present or past is in no way dependent on our will.” (ibid., p. 384) “This one thing we recognize to be within the power of will – to command attention and exertion. And so the will, though it does not bring about any judgment [sententia] in us, can nevertheless contribute to it indirectly. Thus it happens that men often finally come to believe what they will to be true, after having accustomed the mind to attend most strongly to the things which they favor. In this way they finally succeed in making it satisfy not merely their will but also their consciousness.” (ibid., p. 384–5, slightly modified)
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ceptions affect us in the acquisition of beliefs because they have different “weights”: so the skeptic’s isostheneia is a fiction. When we believe something, we regard it as true. Errors, that is, holding false beliefs (GP IV, 361), occur due to a failure of attention or memory (GP IV, 357); once we examine our perceptions or memories (such as similar experiences and other true propositions we can recall), the previous wrong belief is replaced. I will not attempt to determine whether or not Leibniz’s involuntarism is an accurate account of the formation of beliefs but to show how, given his involuntaristic position, he could introduce doxastic obligations.24 Bayle regarded suspension as a doxastic obligation in order to discuss in good faith. It may seem that epistemic responsibilities such as fairness require that we are able to exert voluntary control over what doxastic attitude to take toward a proposition. By endorsing epistemic involuntarism, Leibniz seems to fail to respect a necessary condition for the application of deontology.25 However, Leibniz provides an account of the doxastic obligations regulating rational discussions that do not depend on doxastic voluntarism or suspension. In his argument against sceptic isostheneia, Leibniz assumes the skeptic’s view that reasons supporting opposite beliefs can be equal. By accepting that cases A, B and C have equally supporting reasons, Leibniz is applying one fundamental rule for controversies, namely, the doxastic norm that corresponds to the basic moral principle known as “the golden rule”. In order to discuss in an equitable way it is necessary to assume the perspective of the opponent: “Quant a la regle, qui porte, qu’on ne doit faire aux autres, que ce qu’on voudroit qu’il nous fissent […] [l]e veritable sens de la regle est, que la place d’autruy est le vray point de veue pour juger plus equitablement lorsqu’on s’y met.” (NE I, ii, 4)26
Different perspectives arising from the different circumstances each person experiences are the roots of the variety of opinions. Consequently, and given the fact that each one has only a partial and situated point of view on the subject, those who engage in controversies must adopt the point of view of other people: “Voicy donc la cause de l’incertitude et des disputes sans fruit : pour le remede nous en parlerons par après. Il y a des commodités et des incommodités, des biens et des maux dans toutes les choses du monde sacrées et profanes, c’est ce qui trouble les hommes, c’est ce qui fait naistre cette diversité d’opinions, chacun envisageant les objets d’un certain costé : il n’y en a que tres peu qui ayent la patience de faire le tour de la chose 24
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Leibniz thought he could demonstrate that there is no obligation to believe based on the premise that beliefs are not voluntary (De obligatione credendi, A VI, 4, 2149–2155). Note that the basis of the proof is our experience concerning the formation of beliefs. For an influential criticism of involuntarism in connection to epistemic justification, see M. Steup, “Doxastic Voluntarism and Epistemic Deontology”, Acta Analytica 15/24 (2000), p. 25–56. A VI, 6, 91–92.
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jusqu’à se mettre du costé de leur adversaire ; c’est à dire qui veuillent avec une application égale, et avec un esprit de juge desintéressé examiner et le pour, et le contre afin de voir de quel costé doit pencher la balance.” (Conversation du marquis de Pianese et du Père Emery eremite)27
By adopting the point of view of the opponent, each party is prevented from arguing from its own principles. Furthermore, not only do the opponents have to accept each other’s points of view, they have to proceed on the basis of provisional assumptions. In his Recommandation pour instituer la science generale, Leibniz suggests that the rule provides a means of solving controversies and promoting the advancement of human knowledge: “Et c’est un de mes estonnemens de voir que ce philosophe celebre de nostre temps, qui a tant recommande l’art de douter, a si peu mis en usage ce qu’elle contient de bon, dans les occasions, où il auroit este le plus utile : se contentant d’alleguer l’evidence pretendue des idees ; a quoy Euclide et les autres Geometres ont fort sagement fait de ne se pas arrester ; aussi est ce le moyen de couvrir toutes sortes de visions et de prejuges. Cependant j’accorde qu’on peut et qu’on doit souvent se contenter de quelques suppositions, au moins en attendant qu’on en puisse faire aussi des theoremes un jour, parce qu’autrement on s’arresteroit trop quelque fois. Car il faut tousjours tacher d’avancer nos connoissances, et quand meme ce ne seroit qu’en establissant beaucoup de choses sur quelque peu de suppositions, cela ne laisseroit pas d’estre fort utile. Car au moins nous scaurions, qu’il ne nous reste a prouver que ce peu de suppositions pour parvenir a une pleine demonstration, et en attendant nous en aurons au moins d’hypothetiques, et nous sortirons de la confusion des disputes.” (A VI, 4, 704)
Leibniz opposes this procedure to Descartes’ method of doubt. But in his criticism of Sextus he equates suspension of judgment to a state of doubt (LH IV, VIII, 26 Bl. 96).28 In fact, by suspending his assent, a genuine Pyrrhonist would actually free himself from the anxiety of being in doubt but required to decide between two unappealing alternatives. Nonetheless, suspension of judgment fails to be a valid recommendation not only because it presupposes equipollence, which he believes can be shown to be false, but also because it would be fruitless for the purpose of attaining an agreement in which all the points of view are taken into account. More importantly, if a debate proceeds from an assumption, “it falls to the objector to provide an argument against the assumption”. Several passages of the Preliminary Discourse of the Theodicy reinforce this idea that the burden of the proof is on the side of the party who objects. His own argument against skeptic equipollence assumes the point of view of the skeptic and proceeds to show that the assumption is false. This is because the initial opinion is not simply an arbitrary assumption but an opinion with a provisional degree of plausibility. Although this first opinion can be modified, it is regarded as true insofar as it is not proved to be false. For this 27 28
A VI, 4, 2250. For a criticism of Leibniz’s interpretation, see E. de Olaso, “El significado de la duda escéptica”, Revista Latinamericana de Filosofía I/1 (1975), p. 27–37.
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reason it is the opponent who has to present the arguments against the opinion. The idea of “supposition” is akin to the juridical concept of presumption. In juridical practice presumptions have the status of provisional full proofs “[…] tandis que le contraire n’est point prouvé” (NE IV, xvi, 9).29 In effect, juridical procedure is the model for the art of controversies; in examining a case, jurists estimate the credibility of the opposing arguments in accordance with the rules of proper juridical practice. Previous opinions are similar to presumptions and cannot be changed without a reason (NE IV, xx, 17).30 Suspension and equipollence are groundless and unnecessary in order to debate in an impartial way; but we have an obligation to investigate and search for reasons; only in that sense we are entitled to have the beliefs that arise in us. CONCLUSIONS To conclude, my analysis focused on the conception of doxastic attitudes that Pyrrhonian skepticism implies in order to clarify the views of Bayle and Leibniz regarding the role of doxastic obligation in the acquisition of beliefs. Once confronted with the opposing arguments with respect to a given belief, the Pyrrhonian skeptic finds he is unable to decide what to believe and hence suspends his judgment; from then on, he goes along with appearances. But opposing opinions are equal in terms of the reasons supporting them. That is, in searching for grounds to endorse a dogmatic belief, only by epistemic justification is a believer entitled to hold a belief. And since we are not responsible for the appearances that affect us, these do not belong to “the logical space of reason”, and so they are not subject to normative evaluation. It may be thought that the demand for giving and asking for reasons only applies when assent is a voluntary act, as in the case of dogmatic beliefs. Voluntarism seems to be accepted by Bayle in the case of controversial opinions, since suspension of judgment is a condition for discussing in good faith. But whether beliefs can only be held based on epistemic reasons is a matter to be discussed since certain opinions are beyond the power of reason and the individual’s circumstances such as education, or background can legitimately determine belief formation. Leibniz does not accept the skeptic equality of reasons and opposes suspension of judgment even as a preliminary step in a debate. We do not choose what to believe or disbelieve and our beliefs are to be accepted as provisionally plausible in the absence of arguments against them. But opponents have to offer sufficient reasons, that is, the resulting position is not belief but knowledge. 29 30
A VI, 6, 464. A VI, 6, 517–518.
« LES BETES ET LES HOMMES EN TANT QU’EMPIRIQUES » : REFLEXIONS EPISTEMOLOGIQUES SUR LA DIFFERENCE ENTRE L’AME HUMAINE ET L’AME DES BETES par Anne-Lise Rey (Lille)1 Pierre Bayle aborde la question de la différence entre l’âme des hommes et l’âme des bêtes et la traite principalement dans deux articles de son Dictionnaire historique et critique2 : l’article « Pereira » et l’article « Rorarius ». Au début de l’article « Rorarius », Bayle rappelle que cet auteur a voulu montrer3 que les bêtes utilisent mieux la raison que l’homme4. Il formule le problème en ces termes : « Ceux [les faits singuliers rapportés par Rorarius] qui concernent l’habileté des animaux embarrassent à la fois les sectateurs de Mr Descartes et les sectateurs d’Aristote : ceux-là nient que les bêtes aient une âme ; ceux-ci soutiennent qu’elles en ont une douée de sentiment, et de mémoire, et de passions, mais non pas de raison »5. 1
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Je voudrais remercier ici Dominik Perler pour ses précieux conseils et la School of Historical Studies de l’Institute for Advanced Study de Princeton pour le cadre de recherche qui m’a permis de mener à bien l’écriture de cet article. Merci également aux éditeurs de ce volume pour leurs stimulantes remarques qui m’ont permis d’améliorer ce texte. Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Amsterdam, chez Reinier Leers, première édition 1697 ; 4 parties en 2 vol. in-folio. Leibniz semble le citer dans la 2e édition de 1702, Rotterdam, chez Reinier Leers, 3 vol. in-folio. Voir par exemple la lettre à Collas, Hanovre (17 mars 1712) où, à propos de la vertu plastique, il écrit : « J’en ay dit quelque chose dans mon système de l’harmonie préétablie, dont M. Bayle parle dans son Dictionnaire 2de Edition, article de Rorarius » (A III B, N64, p. 78). Le livre de Rorarius s’intitule Quod animalia bruta ratione utantur melius homine, rédigé dans les années 1540 mais publié seulement en 1648. Voici les premiers mots de l’article « Rorarius » : « Rorarius (Jérôme), nonce de Clément VII à la cour de Ferdinand, roi de Hongrie, a composé un ouvrage qui mérite d’être lu. Il entreprend d’y montrer, non seulement que les bêtes sont des animaux raisonnables, mais aussi qu’elles se servent de la raison mieux que l’homme » (DHC [5e éd.], t. IV, p. 76). Ibid., p. 76. Dans Animal Minds and Human Morals (Ithaca [N.Y.], 1995), Richard Sorabji a montré, d’une part, la corrélation entre le refus aristotélicien d’accorder la raison à l’animal et l’extension de sa fonction perceptive et, d’autre part, l’importance de ce refus aristotélicien et de la position stoïcienne, similaire à cet égard, dans la conception que nous avons longtemps eue de la différence anthropologique. Cf. par exemple p. 1 dans l’introduction : « But the ancient debate seemed to be driven by an Aristotelian and Stoic
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Le problème semble donc en première instance pouvoir être posé ainsi : soit les bêtes dépourvues d’âme sont des machines, pour reprendre le propos de l’article « Pereira » ; soit elles ont des sensations, de la mémoire, autrement dit, pour reprendre une terminologie aristotélicienne, une âme sensitive, mais pas de raison6. C’est dans ce contexte que Bayle introduit la position leibnizienne comme la plus efficace contre la négation cartésienne de l’âme des bêtes : il le présente comme « l’auteur qui a le mieux réfuté M. Descartes sur l’âme des bêtes » en posant l’immortalité de l’âme des bêtes. Je voudrais à partir de là faire deux remarques. Premièrement ce que je viens de rappeler schématiquement concerne le texte principal de l’article « Rorarius », mais la présentation du problème telle qu’elle est faite dans les remarques D (intitulée : « il y a longtemps qu’on a soutenu que l’âme des bêtes est raisonnable »), F (« une différence spécifique entre l’âme humaine et celle des bêtes ») me semble différente : en effet, plutôt que de construire l’opposition entre l’animal machine et la reconnaissance de l’âme sensitive de l’animal, les remarques ne cessent de mettre en évidence les arguments en faveur de l’absence de distinction significative, dans la littérature antique et scolastique, entre l’âme humaine et l’âme des bêtes. De sorte que l’enjeu devient rapidement à la fois l’évidence d’une reconnaissance de la raison animale, la construction d’un territoire cognitif commun à l’homme et à l’animal et enfin, la nécessité d’interroger l’identité de cette raison commune et partant, parfois, de distinguer deux formes de rationalité. Comme l’indique le début de la remarque E de l’article « Pereira » : « Presque tous les anciens philosophes ont enseigné que cette âme [des bêtes] était raisonnable. » L’objet de cet article sera d’essayer de déterminer de quelle manière les critères épistémologiques permettant de distinguer cognition animale et cognition proprement humaine peuvent ou non permettre de circonscrire une différence anthropologique, c’est-à-dire de distinguer l’homme de l’animal7.
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view of the nature of mankind, that only has reason and belief. It was this that made it necessary to re-analyse so many of the mental capacities that we seem to share with animals ». Il accorde également une place importante à la position sceptique dans son livre. Dans De l’homme à l’animal. Montaigne et Descartes ou les paradoxes de la philosophie moderne sur la nature des animaux (Paris, 1997, p. 12), Thierry Gontier présente cette opposition entre Rorarius et Pereira comme celle entre les partisans de l’intelligence des bêtes (Montaigne) et ceux des animaux-machines (Descartes) : « Quant au lecteur du e XVII siècle, il reconnaît immédiatement derrière ces deux auteurs mineurs les véritables “pères fondateurs” des partis opposés, que sont Montaigne et Descartes : ceux-ci n’ont pas seulement eu l’audace de soutenir des thèses extrêmes, mais les ont développées et ont tenté de les intégrer au sein d’une pensée cohérente ». Dans Die anthropologische Differenz. Der Geist der Tiere in der frühen Neuzeit bei Malebranche, Descartes und Hume (Berlin, 2006), Markus Wild propose également cette approche de l’anthropologie par la réflexion sur l’épistémologie et aborde brièvement Leibniz (cf. p. 222–224).
« Les bêtes et les hommes en tant qu’empiriques »
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Ainsi, à l’exclamation de Bayle : « On ne peut songer sans horreur aux suites de cette doctrine : l’âme de l’homme et l’âme des bêtes ne diffèrent point substantiellement, elles sont de même espèce, l’une acquiert plus de lumières que l’autre, mais ce ne sont que des avantages accidentels et dépendants d’une institution arbitraire ».
Leibniz répond tranquillement en écrivant : « Ces doubles horreurs ne doivent point nous épouvanter. […] j’ai montré une différence essentielle entre l’âme des bêtes et entre un esprit tel qu’est l’âme raisonnable. Les collections que nous remarquons dans les bêtes ne sont que des inductions ou conclusions contingentes, qui peuvent manquer, et l’on n’y trouve point des raisons nécessaires ou syllogismes démonstratifs qui fondent les sciences dont les esprits sont capables »8.
Leibniz indique là assez clairement le statut qu’il accorde à la distinction des formes de consécution qui rendent compte du « raisonnement » humain supposé commun, au prix d’une analogie, avec le « raisonnement » animal : la reconnaissance de la différence entre inductions contingentes et raisons nécessaires permet de penser la différence irréductible entre l’homme et l’animal. Repartons de cette différence en apparence irréductible pour interroger le statut méthodologique du principe de continuité en la matière9. Ma deuxième remarque est la suivante : la question de l’âme des bêtes conduit Leibniz, en 1702, dans ses Remarques sur l’article « Rorarius », à distinguer l’homme raisonnable – il le définit comme celui qui est susceptible de produire des syllogismes démonstratifs et d’atteindre des vérités nécessaires qui relèvent d’énoncés absolument universels – des « bêtes et [d]es hommes en tant qu’empiriques » (ce qui a donné son titre à cet article), qui sont susceptibles d’une universalité fondée sur l’expérience ou l’induction, universalité qui ne peut être tout à fait sûre. Je voudrais donc m’attacher, en second lieu, à comprendre comment l’expérience est susceptible de produire une forme d’universalité, ce que sont ces deux formes d’universalité et s’il est effectivement possible, à partir de cette distinction, de façonner une distinction entre l’homme et l’animal. 8 9
« Extrait du dictionnaire de M. Bayle article Rorarius p. 2599 sqq. de l’Edition de 1702 avec mes remarques », GP IV, 527. L. M. Jorgensen (« The Principle of Continuity and Leibniz’s Theory of Consciousness », Journal of History of Philosophy 47/2 [2009], p. 223–248) développe l’idée d’une continuité conceptuelle : « I provide an account of Leibniz’s principle and show how it serves as a methodological principle » (p. 224). Et plus loin : « Changes in state, from unconscious to conscious, will be continuous in a given mental substance. (I will sometimes call this state consciousness, when a given mental state is itself a conscious mental state). But additionally, there will be a continuum among creatures that are conscious and those that are not. (I will sometimes call this creature consciousness, when a given substance is conscious, by which I mean it has some conscious mental states) » (p. 227).
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1. UNE UNIVERSALITE FONDEE SUR L’EXPERIENCE ET L’INDUCTION : UN TERRITOIRE COGNITIF COMMUN POUR L’HOMME ET L’ANIMAL « EN TANT QU’EMPIRIQUES » Le dialogue, qui s’instaure entre Leibniz et Bayle après la publication du Dictionnaire historique et critique, aborde une question qu’on trouvera largement travaillée dans les Nouveaux Essais achevés à peine deux ans plus tard : celle de savoir comment passer de la connaissance empirique, à laquelle peuvent accéder « les bêtes et les hommes en tant qu’empiriques » à la connaissance rationnelle, qui est l’apanage des seuls hommes. Mais dans ces textes en réponse à Bayle, la position de Leibniz n’est pas tout à fait celle des Nouveaux Essais, car elle ne convoque ni la réflexion comme critère distinctif, ni l’imagination comme modalité explicative de la connaissance empirique. Je cherche donc à comprendre dans quelle mesure les échanges avec Bayle peuvent être pensés comme une sorte de laboratoire préparant la mise en place de ces nouvelles modalités explicatives. Je commencerai en proposant une interprétation du passage déjà évoqué des Remarques de Leibniz à l’art. « Rorarius » de l’édition de 170210. Leibniz réagit à un extrait de cet article en disant qu’il a essayé de satisfaire le désir de Bayle (de proposer une différence spécifique entre l’âme des bêtes et l’âme humaine) et qu’il pense y être parvenu. Pour faire comprendre ce qu’il a voulu faire, il recourt à une comparaison qui n’est évidemment pas anodine puisqu’elle fait de la question de l’âme des bêtes une question de méthode. Il s’agit là d’une comparaison qui pose une franche différence entre les deux. « J’ai taché de m’expliquer par une comparaison. Dans la médecine, il y a la secte des Empiriques et les sectes des Méthodiques et Raisonnables. La première n’admettait point la recherche des causes ou raisons, elle se contentait uniquement des faits ou expériences pour dire : ceci a servi ou nui, donc il pourra encore servir ou nuire dans un cas semblable. Les simples Méthodiques ne se souciaient guère des observations ou expériences, ils croyaient d’avoir tout réduit aux causes ou raisons. Mais les médecins raisonnables ont tâché de perfectionner l’expérience en y joignant la recherche des causes. J’ai montré qu’il suffit que les bêtes soient seulement empiriques pour pouvoir faire tout ce qu’elles font et que la mémoire suffit pour les consécutions dont elles se servent, en attendant d’une expérience nouvelle semblable à des expériences précédentes une suite semblable à la suite des précédentes. Les hommes aussi font des conséquences semblables et qui réussissent. Mais comme elles ne sont point nécessaires, elles manquent aussi très souvent, lorsque la même raison n’y est point. C’est donc l’avantage de l’homme de n’être pas seulement empirique et doué de mémoire qui lui sert à faire des inductions, mais d’être encore raisonnable et de pouvoir faire des syllogismes démonstratifs et connaître des vérités nécessaires, lesquelles donnent des énonciations absolument universelles et immanquables, c’est ce qui rend l’homme capable des sciences démonstratives, dont on ne découvre aucune trace dans les bêtes. Au lieu que les bêtes et les hommes en tant qu’empiriques ne sont susceptibles que des universalités 10
GP IV, 525–526.
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fondées sur quelque induction ou expérience, mais qui ne sont jamais parfaitement sûres, tant qu’on n’en connaît point la raison »11.
Je ne suis pas entièrement l’interprétation de cet extrait proposée par Richard Sorabji car, tout en reconnaissant la comparaison entre les médecins empiriques de l’Antiquité et les animaux, comparaison fondée sur le fait qu’ils n’ont aucune connaissance de la cause et de l’effet, il insiste sur la singularité de la pratique cognitive humaine possédant en propre, seul, la raison12. Par là, à mon sens, il simplifie pour une part le texte. Il me semble, en effet, qu’on peut retenir trois choses importantes de ce passage : – Leibniz propose une comparaison entre les méthodes pratiquées par les médecins et la connaissance à laquelle l’homme peut accéder. Comment l’interpréter ? Tout d’abord, il n’est pas anodin qu’il choisisse la médecine comme modèle d’intelligibilité de la compréhension de la connaissance humaine. En effet, que l’on pense à l’usage de la dissection et de l’anatomie comme démontage minutieux du corps en ses parties, aux XVIe et XVIIe, qui font de l’anatomie un modèle d’analyse de la réalité, comme l’a bien montré Rafael Mandressi dans Le regard de l’anatomiste13. Ou encore que l’on pense simplement au titre de l’ouvrage de Tschirnhaus de 1687, Medicina mentis14. Il y a donc un contexte du recours au modèle médical comme champ plus ou moins métaphorique de l’analyse du réel. Mais souvenons-nous plus précisément de ce que Leibniz écrit, en médecine, à propos de la collection de faits : en substance, il affirme à plusieurs reprises qu’elle est indispensable et qu’en attente d’une connaissance des raisons qui nous sont actuellement cachées, elle est le seul moyen de progresser dans la connaissance du corps humain. On peut citer la fameuse « Lettre sur la manière de perfectionner la médecine » publiée dans le Journal des Sçavans de juillet 169415, dans laquelle Leibniz exhorte les médecins à collecter, à la manière de ce que fit Ramazzini à Modène, toutes les observations concernant les maladies, les symptômes épidémiques, les différents effets des médicaments, etc. 11 12
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Ibid. Sorabji, Animal Minds and Human Morals, chap. 6, « The shifting concept of reason », p. 77 : « Leibniz had made an explicit comparison between the empiricist doctors of antiquity and animals. Neither have knowledge of cause and effect. They merely expect good or harm from the same thing in similar circumstances, and this requires only memory. But man, according to Leibniz is different. He has reason, and so goes beyond the universals of induction and experience. Man is capable of producing deductive syllogisms, knowing universal necessary truths and in general of acquiring scientific understanding of the kind described by Aristotle ». R. Mandressi, Le regard de l’anatomiste, Dissections et invention du corps en Occident, Paris, 2003. Walther von Tschirnhaus, Medicina mentis, Amsterdam, 1687. Journal des Sçavans (juillet 1694), p. 162–163.
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Mais on peut aussi citer ce passage bien connu des Nouveaux Essais dans lequel Leibniz écrit : « en medecine les principes d’experience, c’est à dire les observations, ne sauroient estre trop multipliées, pour donner plus d’occasion à la raison de dechifrer ce que la nature ne nous donne à connoistre qu’à demi »16.
Ainsi le choix de la référence à la médecine comme territoire analogique permettant d’aider à la compréhension des différentes voies cognitives est en même temps un moyen de valoriser les expériences et leur multiplicité en ce qu’elles permettent à la raison de comprendre la nature. Leibniz écrivait également un peu plus tôt dans les Nouveaux Essais : « C’est comme si je disais, la médecine est fondée sur l’expérience, donc la raison n’y sert de rien. La théologie chrétienne, qui est la vraie médecine des âmes, est fondée sur la révélation, qui répond à l’expérience ; mais pour en faire un corps accompli, il faut y joindre la théologie naturelle, qui est tirée des axiomes de la raison éternelle »17. Leibniz introduit ensuite une axiologie dans cette comparaison : les purs médecins empiriques se contentent de collecter des expériences et d’identifier ce qui en elles est utile ou nuisible. Cette activité correspond à l’activité cognitive première commune aux bêtes et aux hommes : pour expliquer les consécutions de l’activité animale (Leibniz cherche sans doute à expliquer ici tout ce qui à première vue pourrait sembler relever du domaine de l’intentionnalité et de l’anticipation : le piège du singe, la vengeance par le chien de la mort de son maître, etc., en considérant que cela procède davantage de la consécution simple que du réel raisonnement), il suffit de les concevoir comme doués de mémoire et de considérer que la répétition des mêmes expériences permet d’anticiper les mêmes conséquences. Il s’agit évidemment d’un moyen de limiter les ardeurs de certains scolastiques ou contemporains de Leibniz qui induisent de l’intentionnalité, qu’ils croient déceler dans l’activité animale, la marque d’une forme de rationalité. Mais la question est ouverte dans la remarque E de l’article « Rorarius », lorsque Bayle écrit, à propos du Père Maignan (qui considère que, pour sentir une chose, il faut connaître le sentiment que l’on en a) : « Il faut donc dire que la mémoire des bêtes est un acte qui les fait ressouvenir du passé, et qui leur apprend qu’elles s’en souviennent. Comment donc ose-t-on dire qu’elles n’ont pas le pouvoir de réfléchir sur leurs pensées, ni d’en tirer des conséquences ? »
Leibniz ne nie pas qu’elles puissent en tirer des conséquences ; ce qu’il récuse ici, du moins implicitement, simplement parce que le terme est absent, est le fait que cette capacité à en tirer des conséquences procède de la réflexion. Ce sera l’un des enjeux de sa distinction entre perception et aperception et l’une 16 17
NE, IV, VII, § 15, A VI, 6, 427. Ibid., § 11, A VI, 6, 415.
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de ses hésitations aussi : faut-il attribuer une forme d’aperception à l’animal ? On sait que ces questions sont au cœur des analyses de Robert McRae18, discutées par Mark Kulstad en 199119: l’aperception est-elle la marque distinctive de l’activité intellectuelle humaine qui associe intelligibilité et raison ou est-elle une condition nécessaire à la sensation, qui en ce cas est en partage entre l’homme et l’animal ? Robert McRae a formulé le problème en ces termes : « On the one hand what distinguishes animals from lower forms of life is sensation or feeling, but on the other hand apperception is a necessary condition of sensation, and apperception distinguishes human beings from animals »20.
C’est cette indétermination, ou plutôt cette ambiguïté, que Mark Kulstad cherche à trancher21. Il semble que la question puisse se formuler à deux niveaux : les consécutions logiques observées dans les conduites animales sont-elles contingentes ou nécessaires ? Et question corrélée : est-ce que la réflexion est le propre de l’homme parce qu’il a des raisonnements nécessaires ? Kulstad reprend la question en rappelant qu’avec l’exemple du sanglier qui « s’apperçoit » qu’une personne tire sur lui, dans les Nouveaux Essais22, Leibniz attribue l’aperception 18 19 20 21
22
R. McRae, Leibniz: Perception, Apperception and Thought, Toronto-Buffalo, 1976. M. Kulstad, Leibniz on Apperception, Consciousness and Reflection, München-Hamden, 1991. McRae, Leibniz: Perception, Apperception and Thought, p. 30. Cf. aussi sur cette question M. Miles, « Leibniz on Apperception and Animal Souls », Dialogue 23/4 (sept. 1994), p. 701-724, en particulier p. 719–720, où il donne une place à la différence entre les deux formes de mémoire : intellectuelle et empirique. NE II, XXI, 5, A VI, 6, 173 : « Nous nous appercevons de bien des choses en nous et hors de nous, que nous n’entendons pas, et nous les entendons, quand nous en avons des idées distinctes, avec le pouvoir de reflechir et d’en tirer des verités necessaires. C’est pourquoy les bestes n’ont point d’entendement, au moins dans ce sens, quoyqu’elles ayent la faculté de s’appercevoir des impressions plus remarquables et plus distinguées, comme le sanglier s’apperçoit d’une personne qui luy crie et va droit à cette personne, dont il n’avoit eu déja auparavant qu’une perception nue, mais confuse comme de tous les autres objets, qui tomboient sous ses yeux, et dont les rayons frappoient son cristallin. Ainsi dans mon sens l’entendement repond à ce qui chez les Latins est appellé intellectus, et l’exercice de cette faculté s’appelle intellection, qui est une perception distincte jointe à la faculté de reflechir, qui n’est pas dans les bestes. Toute perception jointe à cette faculté est une pensée, que je n’accorde pas aux bestes non plus que l’entendement, de sorte qu’on peut dire, que l’intellection a lieu lorsque la pensée est distincte. Au reste la perception de la signification des signes ne merite pas d’estre distinguée icy de la perception des idées signifiées ». M. Kulstad cite un autre passage de la Préface des Nouveaux Essais (A VI, 6, 55) sur la suspension de l’aperception au moment de la mort, qui le fait conclure : « Here death is said to lead to a state of confusion on beasts which “suspends apperception”. Now apperception could not be suspended in beasts if beasts never apperceived in the first place. Thus the implication (and not simply the suggestion) in this passage is that the souls of at least living beast apperceive » (Leibniz on Apperception, Consciousness and Reflection, p. 20).
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aux animaux et qu’elle n’est donc pas réservée aux seuls esprits, malgré la « standard view ». Il défend cette interprétation en mettant en évidence deux sortes de réflexion23. Au final, Kulstad propose une résolution de la tension interprétative en considérant que la sensation présente chez tous les animaux suppose une aperception. Celle-ci induit la présence d’une réflexion simple qui est accompagnée d’une faculté de produire des inférences empiriques. L’aperception accompagnée d’une forme de réflexion atteste bien de la possibilité pour l’animal de produire des inférences à condition de faire la différence entre deux formes d’inférences : rationnelles et empiriques24. Il me semble que c’est précisément cette différence qui permet de penser cette communauté épistémique entre l’homme et l’animal. En 1695, dans les « Remarques sur les objections de Foucher, Chanoine de Dijon, contre le nouveau système de la communication des substances », Leibniz avait en effet justifié vouloir maintenir la différence entre le principe sensitif présent dans les bêtes et celui présent dans l’homme. « Je le fais parce que je ne trouve pas que les bêtes fassent des réflexions qui constituent la raison et donnant la connaissance des vérités nécessaires ou des sciences, rendent l’âme capable de personnalité. Les bêtes distinguent le bien et le mal, ayant de la perception, mais elles ne sont point capables du bien et du mal moral, qui supposent la raison et la conscience »25.
Il me semble qu’entre autres choses, l’un des arguments en jeu dans cette volonté de maintenir une différence est le fait que Leibniz reconnaît une forme de réflexion dans le principe sensitif présent chez les hommes. Il ajoute dans les Eclaircissements du nouveau système de la nature et de la communication des substances : « Mais lorsque vous semblez dire que l’âme des bêtes doit avoir de 23
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25
« Chapter one also explored a possible way out of this impasse, namely that of distinguishing two different sorts of reflection, one of which humans share with beasts, the other of which is found in humans alone [...]. But here too there are problems, most notably in leaving the question why Leibniz seems never to qualify the statements in which he denies beasts reflection – that is he seems never to say explicitly that he means to deny beasts only one kind of reflection, namely, focused reflection » (ibid., p. 158). Et il cite Leibniz : « The soul of a beast has no more reflection than an atom » (GP VI, 542). « The statement of the position is never fully explicit, but the basic idea is this. Higher, or focused, reflection is the key to genuine reasoning, with both of these being found in humans but not in lower animals. Lower, or simple, reflection is necessary for consciousness though not sufficient for genuine reasoning. It is required for apperception and also for the memory and attention involved in sensation. Sensation is found in all beasts, and is counted as a sort of apperception (or perception which is apperceived) rather than as a sort of petite perception (or perception which is not apperceived). It brings with it simple reflection and is accompanied by a faculty of performing empirical – but not rational – inferences » (ibid., p. 171). « Remarques sur les Objections de Foucher, Chanoine de Dijon, contre le nouveau système de la communication des substances », 1695, GP IV, 492.
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la raison, si on lui donne du sentiment, c’est une conséquence dont je ne vois point la preuve »26. En première instance, donc, l’activité cognitive animale serait « réduite » à une activité empirique aidée par la mémoire. Cette activité est commune à l’homme et à l’animal : en l’homme, ces consécutions fondées sur la répétition des expériences produisent des connaissances, mais parfois erronées, « comme elles ne sont pas nécessaires ». Cette communauté cognitive soulève un premier problème : comment comprendre qu’il s’agit de la même activité chez l’homme et chez l’animal alors que chez l’homme cette activité présuppose implicitement l’exercice de la raison ? Il n’existe pas d’activité empirique qui ne serait détachée d’une forme de raisonnement. En ce cas, cela soulève un problème : cela signifie-t-il que Leibniz reconnaît implicitement par là une sorte d’usage de la raison chez l’homme et l’animal sur un mode mineur (qui ne garantirait pas la certitude de leurs connaissances) lorsque leur activité cognitive est comprise « en tant qu’empiriques » ? Il me semble que c’est la question du statut de la perception chez les animaux qui est ici engagée : à ce niveau cognitif, la perception est-elle ou non dotée d’une forme de réflexivité (même si le terme n’est précisément pas utilisé dans ce texte) ? Cela suppose de formuler une alternative : soit on distingue deux niveaux de rationalité, soit on est conduit à conclure qu’il n’y a pas de faculté commune à l’homme et à l’animal. Le deuxième point est le suivant : il semble que, dans l’extrait cité de la Remarque de Leibniz à l’article « Rorarius », il n’y a pas de symétrie dans la comparaison entre les méthodes médicales et l’activité cognitive. En effet, la caractérisation de la secte des méthodiques n’a pas d’équivalent dans la description de la cognition (sauf à faire de la caractérisation de la production des syllogismes démonstratifs par l’homme la présence en lui des méthodiques) et dans ce cas, cela signifie que les « raisonnables » en médecine, c’est-à-dire ceux qui « perfectionnent l’expérience en y joignant la recherche des causes », correspondent, si je puis dire, à « l’avantage de l’homme », des hommes, qui sont raisonnables, c’est-à-dire empiriques et méthodiques. Mais le texte passe sous silence l’articulation en l’homme de ces deux pratiques cognitives. C’est à mes yeux le problème mis en évidence dans ce texte. Le troisième point concerne ces « universalités qui ne sont jamais parfaitement sûres, tant qu’on n’en connaît point la raison » : à côté des vérités nécessaires dont il est effectivement possible de produire la raison, ce que Leibniz circonscrit ici n’est pas une disqualification de cette connaissance empirique, mais plutôt la caractérisation exacte de notre situation d’incertitude dans la pratique cognitive. Je voudrais donc interpréter ces universalités fondées sur l’expérience en mettant davantage l’accent sur la possibilité que nous avons, en recourant à l’expérience, de produire des universalités, plutôt que sur l’in 26
GP IV, 494.
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certitude qu’elle recèle. Cette incertitude relève-t-elle d’une connaissance empirique provisoire qui serait parachevée, validée par une connaissance ultérieure des vérités nécessaires ? Dans ce cas, on aurait affaire à une sorte d’empirisme provisionnel. Ou bien, cette incertitude est-elle irréductiblement d’un autre ordre ? On pourrait formuler cette question dans les termes d’une anticipation perceptive, en considérant que les expériences qui nous donnent une perception du monde nous font sentir imparfaitement par anticipation ce que nous comprendrons ultérieurement lorsque nous en connaîtrons la raison. Cette explication doit être corrélée à l’idée présente au § 397 de la Théodicée d’une traduction des âmes et de leur passage à la raison27 : Leibniz justifie cette « élévation de l’âme sensitive » comme le développement d’une raison qui était enveloppée dans les seuls corps organiques susceptibles de prendre un jour forme humaine. Il s’agit clairement d’indiquer ici que la différence dans les modalités cognitives de l’animal et de l’homme est la preuve de la différence essentielle entre l’âme des bêtes et l’âme raisonnable. Et, en un sens, Leibniz maintient cette différence en distinguant l’indestructibilité de l’âme des bêtes de l’immortalité de l’âme des hommes28. Mais tout en affirmant cela, il faut garder présent à l’esprit que Leibniz explique la possibilité d’un passage de l’âme sensitive à la raison, ce qui suppose une présence implicite de la raison et la possibilité de son développement lorsqu’elle est en germe dans certains êtres dotés d’une âme sensitive. Si l’on interprète ce passage de la Théodicée dans ces termes, il est difficile de soutenir l’interprétation subtile de Christian Barth 27
28
Leibniz, Essais de Théodicée, § 397 : « [...] J’ai même montré un certain milieu entre une création et une préexistence entière, en trouvant convenable de dire que l’âme, préexistante dans les semences depuis le commencement des choses, n’était que sensitive, mais qu’elle a été élevée au degré supérieur, qui est la raison, lorsque l’homme, à qui cette âme doit appartenir, a été conçu, et que le corps organisé, accompagnant toujours cette âme depuis le commencement, mais sous bien des changements a été déterminé à former le corps humain. J’ai jugé aussi qu’on pouvait attribuer cette élévation de l’âme sensitive (qui la fait parvenir à un degré essentiel plus sublime, c’est-à-dire à la raison) à l’opération extraordinaire de Dieu. Cependant il sera bon d’ajouter que j’aimerais mieux me passer du miracle dans la génération de l’homme, comme dans celle des autres animaux : et cela se pourra expliquer en concevant que dans ce grand nombre d’âmes et d’animaux, ou du moins de corps organiques vivants qui sont dans les semences, ces âmes seules qui sont destinées à parvenir un jour à la nature humaine enveloppent la raison qui y paraîtra un jour, et que les seuls corps organiques sont préformés et prédisposés à prendre un jour la forme humaine ; les autres petits animaux ou vivants séminaux, où rien de tel n’est préétabli, étant essentiellement différents d’eux, et n’ayant rien d’inférieur en eux. Cette production est une manière de traduction, mais plus traitable que celle qu’on enseigne vulgairement : elle ne tire pas l’âme d’une âme mais seulement l’animé d’un animé ; et elle évite des miracles fréquents d’une nouvelle création, qui feraient entrer une âme neuve et nette dans un corps qui doit la corrompre ». Ibid., § 89.
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selon laquelle il serait possible de faire coexister les séries continues des âmes dans la nature et de maintenir l’idée d’une absolue distinction entre les âmes29. Cette interprétation, appuyée sur l’idée d’une influence de la position unitariste d’Aquin sur la pensée de Leibniz, conduit à proposer une différence entre l’âme sensitive et l’âme rationnelle qui ne serait pas fondée sur une différence dans leur constitution ontologique mais dans leurs contenus représentatifs30. Or il est possible de prendre autrement la question en interrogeant les modalités cognitives mobilisées par ces âmes. La lecture de ce passage de la Théodicée pose trois questions : (1) L’anticipation perceptive peut-elle réellement se concevoir sans recourir à la raison ? Sinon, il s’agira de déterminer quelle forme de rationalité est engagée ici. (2) Comment Leibniz explique-t-il le passage de l’empirique au rationnel ? C’est la question de l’articulation entre ces deux formes de connaissance qui est en jeu ici. (3) Enfin, peut-il y avoir connaissance universelle sans raison ? Ces trois questions s’articulent, en définitive, autour d’un seul problème : si la connaissance empirique est porteuse d’universalité, ne présuppose-t-elle pas une forme de rationalité que l’homme partagerait avec l’animal ? 2. EN QUOI LA DIFFERENCE ANTHROPOLOGIQUE ECLAIRE-T-ELLE CETTE UNIVERSALITE FONDEE SUR L’INDUCTION ? Dans l’article « Rorarius », Bayle met l’accent sur toute une ligne interprétative, qui, à une notable exception près sur laquelle je vais revenir (qui concerne l’accès des bêtes à l’universel), justifie l’existence de la raison animale avec un certain type d’argumentation fondée sur des observations et des interprétations de passages empruntés à des savants antiques. Or, à côté de cette ligne interprétative, il en existe une autre qui fonde la reconnaissance de l’existence de la raison animale sur des bases logiques. Il s’agit, de manière analogique, de recourir à la « cognition par syllogisme » pour caractériser la cognition animale. Indiquons toutefois qu’il n’existe pas à proprement parler de syllogisme chez les animaux, mais plutôt des modalités d’association. Je voudrais repartir de 29
30
Ch. Barth, « The Great Chain of Souls. Leibniz on Soul Unitarism and Soul Kinds », in D. Perler et K. Corcilius (dir.), Partitioning the Soul in Ancient, Medieval and Early Modern Philosophy, Berlin-New York, 2014. Ibid. : « As I have argued, this is different in the case of Leibniz because for him sensory and rational souls are not absolutely distinct due to different ontological constitutions of their acts [...]. Hence, Leibniz draws the sharp distinction between sensory and rational souls not in terms of the ontological constitutions of these acts, but in terms of representational contents available ».
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cette autre tradition pour déterminer le sens qu’elle accorde à ces vérités empiriques universelles. Cette question d’une capacité cognitive commune à l’homme et à l’animal est une très vieille question qui trouve ses premières racines sans doute dans l’Histoire des Animaux et surtout dans le De Anima d’Aristote et dans ses commentaires médiévaux. On pense d’abord à Aristote lorsque celui-ci écrit dans l’Histoire des Animaux31 : « […] La douceur et la sauvagerie, l’humeur facile et le mauvais caractère, le courage et la lâcheté, les dispositions à la crainte ou à la témérité, les désirs, les fourberies, les traits d’intelligence32 [appliquée au raisonnement], constituent des ressemblances avec l’homme qu’on retrouve chez beaucoup d’animaux, et qui rappellent les similitudes dont nous avons parlé à propos des parties du corps. Car certains animaux diffèrent de l’homme selon le plus ou le moins, et il en va de même pour l’homme comparé à un grand nombre d’animaux (en effet, certains de ces états psychologiques ont plus d’intensité chez l’homme, certains en ont davantage chez les autres animaux), d’autres au contraire présentent des rapports d’analogie : ainsi, à ce qui chez l’homme est art, sagesse, intelligence, correspond chez certains animaux quelque autre faculté naturelle du même genre ».
Ici, Aristote reconnaît la capacité cognitive de l’animal et semble concevoir avant tout la proximité entre les activités intellectuelles de l’homme et de l’animal, tout en reconnaissant l’existence d’une différence de degré. La liste impressionnante que Bayle fournit dans la remarque E (touchant les dogmes des Anciens et des Modernes sur l’âme des bêtes) de l’article « Pereira » ou dans la remarque D (« Il y a longtemps que on a soutenu que l’âme des bêtes est raisonnable ») de l’article « Rorarius » comporte différents arguments en faveur de l’existence de l’âme raisonnable des bêtes. Dans ce dernier article, les arguments sont les suivants : le sentiment ne peut subsister sans l’entendement (Straton et Enesidème), la différence entre les bêtes et les hommes n’est que du plus au moins (Lactance), les hommes ne surpassent pas les bêtes en raison, mettant dans le rapport à la religion la différence entre l’homme et l’animal (Arnobe) ; « Maimonide a sans doute cru qu’elles raisonnent car il leur attribue une espèce de franc-arbitre » ; les sociniens « disent néanmoins que la raison, la liberté et la vertu se trouvent en elles imparfaitement et analogiquement et qu’ils se rendent dignes de peine et de récompense, en quelque façon ». Cette saisie de la proximité par l’analogie et l’imperfection est centrale. Elle réapparaîtra sous une autre forme pour caractériser justement l’activité rationnelle de l’animal chez Roger Bacon. Il faut signaler tout particulièrement le passage sur l’universel de la remarque E de l’article « Rorarius », où Bayle écrit à propos de l’âme des bêtes : 31 32
Aristote, Histoire des Animaux, VIII, 1, 588 a18–31. Une note du traducteur, Pierre Louis, indique : « le sens est “certains traits de ressemblance avec l’intelligence humaine” » (Aristote, Histoire des Animaux, éd. et trad. P. Louis, Paris, 1969, t. III, p.1).
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« On nous avoue qu’elle sent les corps, qu’elle les discerne, qu’elle en souhaite quelquesuns, qu’elle en abhorre quelques autres. C’est assez ; elle est donc une substance qui pense, elle est donc capable de la pensée en général : elle peut donc recevoir toutes sortes de pensées, elle peut donc raisonner, elle peut connoître le bien honnête, les universaux, les axiômes de métaphysique, les regles de la morale etc., car comme de ce que la cire peut recevoir la figure d’un cachet, il s’ensuit manifestement qu’elle est susceptible de la figure de tout cachet, il faut dire aussi que dès qu’une âme est capable d’une pensée, elle est capable de toute pensée »33.
Si l’argument semble parfois un peu faible dans la mesure où il s’appuie sur le sentiment, la préférence et le discernement pour attester de la pensée des bêtes, alors que précisément, bien souvent, c’est en pointant une aptitude distincte de celles-ci que la question de la reconnaissance ou non de la bête pensante se formule, ce passage a néanmoins l’intérêt de signaler qu’un accès à l’universel et à l’abstrait est présent pour les bêtes sous la plume de Bayle. Dans le sillage de la réception d’Aristote au Moyen Âge, la question de l’existence d’une faculté sensitive cogitative présente chez l’animal et de son équivalent dans l’homme a été particulièrement discutée par Roger Bacon, Albert le Grand et, dans une certaine mesure, Thomas d’Aquin. Rappelons brièvement comment a été traitée, et en quelque sorte réglée, la question de cette forme d’activité rationnelle à l’œuvre dans l’animal par un certain nombre de savants du XIIIe siècle dont Leibniz n’ignorait pas les travaux (on en veut pour preuve les références qu’il fait à Roger Bacon par exemple dans sa correspondance avec Gabriel Wagner en 169734) et de quelle manière elle peut nous aider à préciser le problème auquel Leibniz est confronté dans ses échanges avec Bayle. Dans la Perspectiva, Roger Bacon distingue une nouvelle catégorie de puissances sensitives dans laquelle il fait figurer le sens estimatif, la mémoire et la faculté cogitative. C’est à cette condition qu’il peut à la fois affirmer que la bête est dépourvue d’intelligence et n’utilise que les sens, et concevoir cette activité cogitative à l’œuvre chez les animaux. Il donne quelques exemples classiques : la forme hexagonale que l’abeille donne à l’alvéole qu’elle construit, la dimension géométrique de la toile de l’araignée, etc. Il mobilise la catégorie de sens cogitatif ou puissance cogitative (« virtus cogitativa ») qui est la reine de la puissance sensitive et tient lieu de raison chez les bêtes : « Cogitatio vero seu virtus cogitativa est in media cellula, quae est domina virtutum sensitivarum, et loco rationis in brutis, et ideo vocatur logistica, id est, rationalis, non quia utatur ratione, sed quia est ultima perfectio brutorum sicut ratio in homine, et quia illi immediate unitur anima rationalis in in hominibus »35. 33 34 35
DHC, t. IV, p. 79b. A II, 3, N96, p. 263. Roger Bacon, Opus maius (1267), ed. J. H. Bridges, Oxford–Edinburgh, 1897-1900, vol. II, Perspectiva, p. 9.
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L’intérêt du propos de la Perspectiva est d’indiquer clairement le double rapport de cette faculté à la raison humaine : (1) un rapport analogique concernant sa fonction, être la faculté reine ; (2) son union immédiate avec l’âme raisonnable en l’homme. Mais par là, R. Bacon montre aussi qu’elle est présente en l’animal et en l’homme, et qu’elle a donc aussi une fonction en l’homme. Bacon précise ensuite que toutes les autres puissances sensitives (imagination, sens estimatif et mémoire) sont subordonnées à la faculté cogitative. Pour Roger Bacon, la cogitative est clairement distincte de l’imagination qui lui fournit des éléments nécessaires à l’exercice de son activité. On trouve sous sa plume cette faculté commune à l’homme et à l’animal qui, chez l’homme, est la pourvoyeuse des données sensibles que traite ensuite l’âme raisonnable. Comme l'a montré Rega Wood36 en replaçant la position de Bacon dans le contexte de son rapport à Richard Rufus, naturellement l'animal n'est pas considéré par Bacon comme pouvant généraliser ni délibérer, et Bacon semble finir par renvoyer en dernier ressort à l'instinct animal. C'est dans ce cadre qu’il élabore une réflexion sur la cognition expérimentale qui serait l'analogue humain de la cogitation animale37. Mais Roger Bacon va plus loin, puisqu’en suivant Alhazen et son Opticae Thesaurus, il établit trois modes généraux de la connaissance sensitive qui ont la particularité d’être présents à la fois chez l’homme et chez l’animal : (1) la sensation pure, déterminée par la simple impression de l’objet sur les sens, comme la vision de la lumière ; (2) le discernement qui suppose de pouvoir comparer plusieurs sensations. Cette comparaison suppose le recours à la mémoire comme ce qui permet de distinguer les choses universelles des particulières ; (3) la modalité par laquelle nous interprétons l’objet qui est actuellement présent. Cette dernière modalité s’apparente à une sorte de raisonnement instinctif : qui est comme un genus arguendi, un genre d’argumentation38. Ce troisième mode de connaissance sensible, Alhazen l’appelle « cognitio per syllogismum », ce que Bacon considère comme une désignation impropre puisque la vraie connaissance syllogistique n’est accessible qu’à l’âme raisonnable. 36
37 38
Rega Wood, “Imagination and Experience in the Sensory Soul and Beyond: Richard Rufus, Roger Bacon and their Contemporaries,” in H. Lagerlund (ed.), Forming the Mind: Essays on the Internal Senses and the Mind-Body Problem from Avicenna to the Medical Enlightenment, Dordrecht, 2007, p. 35–57. Ibid., p. 44. « Cognitio vero tertia adhuc est, quae non potest fieri solo sensu, et non est per comparationem ad prius visum, sed absolute considerat praesentem rem…, et est quasi quaedam genus arguendi. Sed in rebus consuetis nos utimur hac cognitione subito, et non percipimus nos arguere, cum tamen arguamus. Homo enim arguit ex natura sine difficultate et labore » (Opus Maius., vol. II, Perspectiva, p. 81).
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Néanmoins, à partir de l’identification des modes de connaissance sensitive, Bacon dessine la carte du territoire des modalités de connaissance communes à l’homme et à l’animal (a contrario, Thomas d’Aquin utilise la comparaison pour souligner la différence entre l'estimative animale et la cogitative humaine qui, elle, peut comparer et combiner les propriétés perçues par le sens interne)39. Bacon attribue à l’animal la mémoire et la capacité à prévoir des choses, mais aussi comme on vient de le voir un certain pouvoir de raisonner : « sed quaedam collatio plurimum ad unum ex naturali industria et instinctu naturae, qua plura assimilantur praemissis, et quod unum sit simile conclusioni quia colligitur ex eis, potest bene reperiri apud bruta »40.
Les exemples d’embuches de singes destinées à se venger, les fils tendus de l’araignée pour attraper les mouches semblent être la marque d’une forme d’intentionnalité à l’œuvre dans les actions animales qui conduit à les analyser comme des étapes d’une procédure syllogistique. « Propter ergo hunc finem qui assimilatur conclusioni multa colligit in sua cogitatione quae praemissis similantur. Et sic est de infinitis, in quibus bruta animalia cogitant multa per ordinem respectu unius rei quam intendunt, ac si arguerent apud se conclusionem ex praemissis »41.
De sorte que le constat d’une identité, ou à tout le moins d’une grande proximité entre les activités intellectuelles de l’homme et de l’animal fondée sur la possibilité d’identifier des prémisses et des conséquences au sein de l’activité cognitive animale conduit à reformuler le projet anthropologique et à chercher la différence entre l’homme et l’animal ailleurs que dans les premières activités intellectuelles, par exemple dans le rapport à Dieu ou dans la moralité. Quelles conséquences tirer de ce bref rappel pour lire Leibniz ? Les définitions présentées ici sont prises comme des opérateurs de clarification du questionnement. En quoi consistent-elles ? (1) La compréhension de la cogitative comme territoire commun de l’homme et de l’animal est le moyen de penser par analogie la faculté supérieure de l’activité cognitive animale : donc l’animal ne serait pas doté de raison au sens où l’homme est doté de raison. Mais elle permet surtout de penser le lien et la distinction entre la cogitative et l’activité rationnelle de l’homme comme ce qui fournit les données sensibles. Cela conduit à envisager deux pratiques rationnelles distinctes : – Une pratique rationnelle commune à l’homme et à l’animal, et en ce cas, il faut bien dire que l’animal est doué de raison en un certain sens et, à ce titre, 39 40 41
Thomas compare et distingue par exemple les consécutions animales et les procédures discursives humaines. Cf. par exemple Somme théologique, I, q. 78, a. 4. Opus Maius., vol. II, Perspectiva, p. 128. Ibid., p. 129.
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la question de l’universalité et de ses degrés prend toute sa place et son sens en la mettant en regard avec l’universalité absolue des vérités nécessaires. – Une pratique rationnelle propre à l’homme, qui transforme une certitude relative en certitude absolue grâce au principe de raison : ce qui justifie de parler d’anticipation perceptive, en attente d’une connaissance rationnelle. (2) Comment comprendre chez Alhazen cette idée d’une « connaissance par syllogisme » qui excède la consécution simple fondée sur la répétition des mêmes expériences ? A-t-elle une actualité dans la pensée de Leibniz ? J’aimerais proposer une interprétation en termes d’image de la raison (dans les Nouveaux Essais, Leibniz parlera d’« ombre de la raison ») : il est clair que Leibniz identifie ces consécutions comme une pratique syllogistique, et tout aussi clair qu’il maintient la différence avec le même argument (de l’absence d’accès pour l’animal à la vérité nécessaire), mais l’uniformité explicative peut faire une place à cette image de la raison qui nous fait voir imparfaitement ce qu’elle serait en l’homme. (3) Est-ce qu’en définitive, Averroès n’aurait pas raison de s’interroger sur l’utilité d’introduire, comme le fit Avicenne, une vis aestimativa au sein de l’activité cognitive là où le concept aristotélicien d’imagination suffisait à rendre raison des différentes fonctions en jeu42? Mais comment Leibniz mobilise-t-il la référence scolastique dans son échange avec Bayle ? On vient de rappeler brièvement que la question d’une connaissance universelle fondée sur l’induction que les hommes et les bêtes ont en partage, est discutée et pour tout dire disputée dans la philosophie scolastique. La question est de savoir si et comment Leibniz utilise ce motif. Il me semble en effet difficile de considérer que les sens internes de la mémoire, l’imagination et la vis aestimativa puissent être circonscrits à la stricte catégorie de la sensation. En d’autres termes, la position initiale d’une extension du domaine de la sensation au point de concevoir en elle des capacités cognitives qui, par analogie, semblent procéder de manière syllogistique, conduit à interroger ce qu’il reste à la raison pour être définie comme raison. En effet, comme le souligne Dennis Des Chene43, un certain nombre de péripatéticiens insistent sur le fait que, si l’action de l’animal est accompagnée de connaissance (par exemple quand le chien compare une situation passée à une situation présente et en tire des conséquences), celui-ci est doué de raison. Là où Bayle considère qu’il est chimérique de supposer que l’animal peut savoir 42
43
Sur cette question, l'article de Deborah L. Black (« Estimation (Wahm) in Avicenna : The Logical and Psychological Dimensions », Dialogue XXXII (1993), p. 219–58) montre bien comment la question d'une faculté estimative distincte des capacités perceptives des autres sens internes est problématique en particulier pour al-Ghazali et Averroès. (p. 219) D. Des Chene, « Animal as Category: Bayle’s Rorarius », in J. Smith (dir.), The Problem of Animal Generation in Early Modern Philosophy, Cambridge, 2006, p. 215–231 (p. 220).
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sans raison (remarque E), l’argument de Pardies dont rend compte l’article « Rorarius » consiste à dire que cela ne peut suffire car, à la différence de l’animal, l’homme est capable de penser à des choses universelles ; et cette activité est le propre de la raison humaine. Ainsi, ce serait la distinction entre la connaissance sensible et la connaissance intelligible qui produirait le réel partage. Comment, en ce cas, comprendre le statut des vérités empiriques universelles dans les Nouveaux Essais ? 3. LES VERITES EMPIRIQUES UNIVERSELLES DANS LES NOUVEAUX ESSAIS Rappelons une réflexion de Bayle : « Il est évident à quiconque sait juger des choses, que toute substance qui a quelque sentiment sait qu’elle sent ; et il ne seroit pas plus absurde de soutenir que l’âme de l’homme connoît actuellement un objet sans connoître qu’elle le connoît qu’il est absurde de dire que l’âme d’un chien voit un oiseau sans voir qu’elle le voit. Cela montre que tous les actes des facultez sensitives sont de leur nature et par essence réflexifs sur euxmêmes »44.
Impossible de sentir sans sentir que l’on sent : accorder la sensation à l’animal, c’est supposer, dans le même temps, une forme de réflexivité en lui. La question est donc la suivante : comment, dans les Nouveaux Essais, Leibniz résout-il les apories ouvertes par ses échanges avec Bayle ? Dans la préface aux Nouveaux Essais, Leibniz rappelle le statut des sens pour la connaissance : nécessaires pour nos connaissances actuelles, ils sont insuffisants pour nous donner l’ensemble de nos connaissances actuelles, car ils se contentent de nous donner des exemples, c’est-à-dire des vérités particulières ou individuelles qui peuvent servir de confirmation de la raison mais ne peuvent se substituer à elle. C’est à partir de là que Leibniz distingue les consécutions animales des consécutions humaines : « Les bêtes sont purement empiriques et ne font que se régler sur des exemples, car elles n’arrivent jamais à former des propositions nécessaires autant qu’on en peut juger ; au lieu que les hommes sont capables des sciences démonstratives. C’est encore pour cela que la faculté que les bêtes ont de faire des consécutions, est quelque chose d’inférieur à la raison qui est dans les hommes. Les consécutions des bêtes sont purement comme celles des simples empiriques qui prétendent que ce qui est arrivé quelques fois, arrivera encore dans un cas où ce qui les frappe est pareil, sans être capables de juger, si les mêmes raisons subsistent. C’est par là qu’il est si aisé aux hommes d’attraper les bêtes, et qu’il est si facile aux simples empiriques de faire des fautes. […] Les consécutions des bêtes ne sont qu’une ombre de raisonnement, c’est-à-dire ce ne sont que connexions d’imagination, et que passages d’une image à une autre, parce que dans une rencontre nouvelle qui paraît semblable à la précédente, on s’attend de nouveau, à ce qu’on y 44
DHC, « Rorarius », E, t. IV, p. 79a.
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trouvait joint autrefois, comme si les choses étaient liées en effet, parce que leurs images le sont dans la mémoire. […] Car la raison est seule capable d’établir des règles sûres et de suppléer ce manque à celles qui ne l’étaient point, en y insérant leurs exceptions, et de trouver enfin des liaisons certaines dans la force des conséquences nécessaires, ce qui donne souvent le moyen de prévoir l’événement sans avoir besoin d’expérimenter les liaisons sensibles des images, où les bêtes sont réduites, de sorte que ce qui justifie les principes internes des vérités nécessaires, distingue encore l’homme de la bête »45.
En mettant l’accent sur l’interprétation des consécutions empiriques comme relevant du domaine de l’imagination, Leibniz thématise explicitement, plus qu’il ne le faisait dans ses échanges avec Bayle, le fondement de la différence entre consécutions animales et humaines : la liaison sensible des images est ainsi distinguée et opposée aux « principes internes des vérités nécessaires ». Rappeler la distinction, mais aussi le rapport entre l’imagination sensitive et l’imagination rationnelle est sans doute également un moyen de penser le lien entre vérités empiriques et vérités rationnelles. On comprend dès lors le lien de l’une à l’autre : l’ombre de la raison s’oppose à la connaissance de la raison des choses, cette connaissance de quelque raison de la liaison de la perception, inaccessible par les seules sensations. Il met par ailleurs l’accent sur l’opposition entre l’expérimentation et l’induction des vérités universelles, d’un côté, et, de l’autre, la connaissance de la nécessité de ces vérités par la raison, dotée d’une « certitude immanquable et perpétuelle »46 (livre I, ch. I, § 10), qui est l’intellection. Il s'agit de l’exercice d’une faculté qui est une perception distincte jointe à la faculté de réfléchir qui n’est pas dans les bêtes47. Dans le livre IV48 des Nouveaux Essais, Leibniz distingue bien deux sens de la connaissance : (1) Une connaissance empirique de la vérité des choses qui nous fait sentir confusément la convenance ou la disconvenance de nos idées ; (2) Une connaissance de la vérité « au sens étroit » qui, elle, repose sur cette convenance des idées, et procède proprement de la Raison sans partage. Mais corrélativement, si notre connaissance empirique se vérifie constamment et sans faille, à chaque répétition de l’expérience, ne peut-on pas en déduire qu’elle procède d’une forme de certitude qui, sans être pour autant nécessaire, nous assure de la validité de notre connaissance ? C’est sans doute en ce sens qu’il faut comprendre le passage des Veritates physicae (1678-1680)49 qui conçoit des degrés d’universalité dans les vérités 45 46 47 48 49
NE, préface, A VI, 6, 50–51. A VI, 6, 80. NE, livre II, ch. XXI, §5, A VI, 6, 173. NE, livre IV, ch. I, §2, A VI, 6, 355-356. Gottfried Wilhelm Leibniz, Veritates physicae, A VI, 4, C1, N364, p. 1984 : « Inductiones habent suos gradus universalitatis, suntque aliae aliis certiores. Exempli gratia nemo prudens dubitat, quin cras sol sit oriturus ; sed rhabarbarum purgare, non aeque certum
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sensibles ou empiriques. En une formulation elliptique, Leibniz, dans ce texte de jeunesse, définit les inductions comme des vérités sensibles universelles qui s’accordent avec plusieurs autres singulières. Il indique par ailleurs que ces inductions universelles (qui peuvent être des observations ou des expériences) ont des degrés d’universalité et que, par conséquent les unes sont plus certaines que d’autres. Le degré de certitude y est corrélé au degré d’universalité. CONCLUSION Il fallait rappeler le contexte scolastique dans lequel prend place la discussion entre Leibniz et Bayle pour percevoir l’intérêt anthropologique du statut de la frontière mouvante entre raison animale et raison humaine : il conduit soit à construire des communautés partielles de pratiques cognitives en partage entre l’homme et l’animal, soit à tenter d’identifier une singularité humaine qui le distinguerait radicalement de l’animal. Il s’agira au final pour Leibniz, comme on vient de le voir, de la liaison interne des vérités nécessaires. Mais cette analyse des universalités fondées sur des inductions est aussi – et peut-être même surtout – l’occasion d’interroger le statut de la connaissance empirique dans l’économie cognitive leibnizienne. Mon hypothèse d’une anticipation perceptive ou d’un empirisme par provision s’appuie sur l’idée selon laquelle cette ombre de la raison, ou encore cette image de la raison, n’a pas à être interprétée seulement en termes analogiques ou métaphoriques pour désigner ce qui ressemblerait en l’animal à ce qui est effectivement raison en l’homme. À mon sens, c’est le seul moyen de tenir cette communauté empirique des hommes et des animaux depuis la conviction que l’incertitude perceptive se résout, en l’homme et seulement en lui, progressivement en perception distincte, c’est donc comme figure de la représentation que se donne cette ombre de la raison : une trace d’une connaissance à venir qui figure déjà en elle. La question de la différence anthropologique peut ainsi permettre d’identifier et de circonscrire, au plus près, la certitude et l’univer-salité présentes dans les vérités empiriques dans la philosophie de Leibniz.
est, aliquando enim fit ut nonnulli vix fortissimis medicamentis solicitentur. Saepe tamen contenti esse cogimur propositionibus plerumque veris, praesertim in Medicina. Nonnullae inductiones sunt plane insufficientes, et imprudenter illis fiditur. Exempli gratia, quoniam nautae notaverunt suo tempore nullam esse declinationem acus magneticae apud insulas Azores dictas, non ideo concludere debuerunt idem sequentibus temporibus futurum esse, nec proinde debuerunt hujus observationis causa primum meridianum per has insulas ducere ».
ENNUI, DIVERTISSEMENT, TRAVAIL. LEIBNIZ ET LE PROJET DE DICTIONNAIRE DE BAYLE par Mogens Lærke (Lyon) 1. INTRODUCTION En 1692, Bayle publie le Projet et fragments d’un Dictionnaire critique, un livre rédigé à titre de pré-projet destiné à sonder l’intérêt de la République des Lettres pour son Dictionnaire et à recueillir des critiques et des conseils pour la rédaction de l’ouvrage en préparation1. Dans la longue préface, présentée sous forme d’une dédicace à Jacques Du Rondel, Bayle explique le plan, les motivations et le but de son projet2. Dans cette Dissertation contenant le projet, titre du texte figurant dans les annexes au Dictionnaire publié, Bayle envisage notamment un livre qui servirait à redresser toutes les erreurs factuelles qui se trouvent dans d’autres ouvrages de ce type, voulant fournir ainsi « un dictionnaire critique auquel on pût avoir recours pour être assuré si ce qu’on trouve dans les autres dictionnaires, et dans toute sorte d’autres livres, est véritable »3. Un tel livre, estime Bayle, serait « très utile et très commode à toutes sortes de lecteurs » puisqu’il servirait de « pierre de touche des autres livres », ce qui en 1
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Voir Bayle à Naudis, 22 mai 1692, in Œuvres Diverses, La Haye [Trévoux], 1737, vol. I (b), p. 161 : « Le dessein est vaste et demande beaucoup de temps, les avis et les lumières des habiles gens, ainsi je ne voulus pas m’embarquer fort avant sans avoir communiqué mon projet au public et quelques morceaux de l’ouvrage. Je fis donc imprimer peu après le premier article de l’Avant-coureur, que je voulus avant toutes choses communiquer au public ». Voir également L. Bianchi, « Bayle, i dizionari e la storia », in Pierre Bayle, Progetti di un Dictionario critico, éd. et trad. L. Bianchi, Napoli, 1987, p. 40. De façon générale, nous modernisons l’orthographe des citations françaises. « Projet d’un Dictionnaire critique, à Mr. du Rondel, Professeur aux Belles Lettes à Maestricht », 38 pages non paginées imprimées comme introduction dans Projet et fragments d’un Dictionnaire critique, Rotterdam, 1692. Réimprimé en annexe au Dictionnaire comme « Dissertation qui fut imprimée au devant de quelques essais ou fragments de cet ouvrage, l’an MDCXCII, sous le titre de etc. », appelé également « Dissertation contenant le Projet », in DHC, Paris, 1820, t. XV, p. 223–245. Nous citons cette dernière édition. Sur Bayle et Jacques Du Rondel, voir E. James, « Aspects distinctifs de la correspondance de Jacques Du Rondel avec Pierre Bayle », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century 6 (2010), p. 141–150. « Dissertation », p. 230.
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ferait « la chambre des assurances de la république des lettres »4. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, plus volumineuse, Bayle propose de nombreux « fragments », c’est-à-dire des échantillons d’entrées du dictionnaire prévu. Dans le volume VI des Philosophische Schriften de Leibniz, Gerhardt publie sous forme de Beilage, et sans indiquer ni la provenance ni la date du texte, un court commentaire de Leibniz sur le Projet et fragments, et notamment sur la Dissertation5. Le texte ne porte pas de titre (nous y faisons désormais référence en parlant simplement du Commentaire). Il en existe deux manuscrits dont aucun ne nous permet de dater le texte formellement. Toutefois, grâce aux correspondances de Leibniz avec Henri Basnage de Beauval et avec Gerhard Meier, nous pouvons le dater très probablement et assez précisément de la fin septembre 16926. Le premier commentateur à en apprécier l’importance est William H. Barber qui, dans son Leibniz in France de 1955, lui consacre une brève analyse dans le chapitre qu’il consacre aux rapports 4
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Ibid. Pour un travail récent sur ce thème, voir K. Vermeir, « The Dustbin of the Republic of Letters. Pierre Bayle’s “Dictionnaire” as an Encyclopedic Palimpsest of Errors », Journal of Early Modern Studies 1 (2012), p. 1-38, en particulier p. 1–8. GP VI, 16-20. Le 27 juillet 1692, Basnage de Beauval écrit à Leibniz : « Je ne sais si le Projet du Dictionnaire critique de M. Bayle est parvenu jusqu’à vous. Ce fragment qu’il a donné pour sonder les jugements du Public est de 400 pages in 8°. Il y a une infinité de remarques curieuses, et il mérite bien votre curiosité. Il travaille présentement à digérer et à ranger ses matériaux pour en composer un in-folio » (GP III, 82–83). Leibniz répond le 12 (22) septembre : « On m’avait promis le projet du Dictionnaire de Mons. Bayle, mais je ne l’ai pas encore vu ; un esprit aussi délié que le sien, ne peut donner que des choses excellentes » (GP III, 85). Donc, mi-septembre, Leibniz n’a pas encore reçu le livre. Mais, le 2 octobre, Basnage de Beauval écrit à Leibniz : « [Bayle] s’occupe tout entier à son Dictionnaire critique. Il en retranchera tout le détail de faits qui a paru ennuyeux à bien des gens dans le fragment que vous en avez vu » (GP III, 87), ce qui laisse supposer que Leibniz s’est procuré le livre entre-temps, c’est-à-dire fin septembre. Une lettre de Leibniz à Gerhard Meier du 16 (26) septembre 1692 fait clairement référence au contenu du Projet et Fragment, ce qui appuie davantage l’hypothèse que Leibniz l’ait lu fin septembre : « Baylius nuper Novellis rei literariae notus, nunc edidit specimen Dictionarii quod vocat Critici, quia in eo exercet Criticen in dictionarios priores Morerium imprimis » (A I, 8, 441). On peut penser que le Commentaire publié par Gerhardt a été écrit pendant qu’il lisait l’ouvrage. Pour une courte analyse qui s’applique à écarter certains malentendus bibliographiques (surtout celui, plutôt grossier, selon lequel il s’agirait d’un commentaire du Dictionnaire publié, et non du Projet et fragments), mais qui ne se prononce pas de façon précise ni sur la provenance ni sur la date de rédaction du texte, voir L. Bianchi, « Leibniz et le Dictionnaire de Bayle », in I. Marchlewitz et A. Heinekamp (dir.), Leibniz’s Auseinandersetzung mit Vorgängern und Zeitgenossen, Stuttgart, 1990, p. 316 (notamment n. 11). Je suis reconnaissant à Arnaud Pelletier d’avoir bien voulu rechercher dans les manuscrits à Hanovre des preuves matérielles permettant de dater formellement le texte et, puisqu’il n’y en a pas, de m’avoir apporté une aide précieuse dans l’établissement d’une datation conjecturale.
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entre Leibniz et Bayle7. Leif Nedergaard y revient dans un article sur la genèse du Dictionnaire de 1958. Bayle n’eut vraisemblablement jamais l’occasion de voir le Commentaire8. Toutefois, Nedergaard considère le texte comme représentatif des premières réactions de la République des Lettres au projet de Bayle, réactions qui sont par ailleurs peu documentées9. Il peut donc servir à expliquer certains remaniements du futur Dictionnaire auxquels Bayle procéda après la publication du Projet. Helena H. M. Van Lieshout y consacre également quelques pages dans The Making of Bayle’s Dictionnaire historique et critique, en estimant avec Nedergaard que le texte de Leibniz « peut servir de modèle pour la manière dont le Projet et fragments fut reçu par le monde savant »10. Enfin, le Commentaire est connu par les travaux de Lorenzo Bianchi, qui a consacré trois études au Projet et fragments et à la réception leibnizienne du Dictionnaire11. Le Commentaire contient une réflexion approfondie sur les principes du projet du Dictionnaire développés dans la dédicace à Du Rondel, c’est-à-dire la Dissertation. Leibniz discute le but général de l’entreprise de Bayle ; il en évalue le plan ; il dispense également de nombreux conseils à Bayle, notamment sur la présentation formelle des articles et sur les principes d’organisation de l’ouvrage. Dans ces réflexions et conseils divers, on retrouve des thèmes qui font également partie des réflexions de Leibniz autour de son propre projet d’encyclopédie, conçu dès la fin des années 1660, inspiré notamment par l’Encyclopedia de Johann Heinrich Alsted et les autres encyclopédistes de Herborn12, mais aussi par la grande entreprise d’un Novum organon des sciences envisagée par Francis Bacon13. Ces deux documents – le Projet et 7 8 9 10 11
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Voir W. H. Barber, Leibniz in France. From Arnauld to Voltaire, Oxford, 1955, p. 60–61. Voir H. H. M. Van Lieshout, The Making of Bayle’s Dictionnaire historique et critique, Amsterdam, 2001, p. 17 ; Barber, Leibniz in France, p. 60. L. Nedergaard, « La genèse du ‘Dictionnaire historique et critique’ de Pierre Bayle », in Orbis Litterarum 13/3-4 (1958), p. 210-227, notamment p. 215–16. Voir Lieshout, The Making, p. 17-20, ici p. 17 (nous traduisons). Voir Bianchi, « Bayle, i dizionari e la storia », p. 11–156 (sur Leibniz et Bayle, voir notamment p. 52–59) ; Id., « La critique leibnizienne du Projet de Dictionnaire de Pierre Bayle », in I. Marchlewitz et E. Albrecht (dir.), Leibniz: Tradition und Aktualität, Hanovre, 1988, p. 73–81 ; et id., « Leibniz et le Dictionnaire de Bayle », p. 313–324. Déjà en 1671, Leibniz envisage de corriger et de compléter l’encyclopédie d’Alsted (voir L. Couturat, La logique de Leibniz, Paris, 1901, p. 125–126 et p. 570–571). Sur Leibniz et Alsted, voir M. R. Antognazza, Leibniz. An Intellectual Biography, Cambridge, 2009, p. 37–46 ; M. R. Antognazza et H. Hotson (dir.), Alsted and Leibniz on God, the Magistrate and the Millennium, Wiesbaden, 1999 ; L. E. Loemker, « Leibniz and the Herborn Encyclopedists », Journal of the History of Ideas 22/3 (1961), p. 323–338 ; L. E. Loemker, The Struggle for Synthesis. The Seventeenth Century Background of Leibniz’s Synthesis of Order and Freedom, Cambridge, 1972, p. 32–36. Leibniz compte Bacon (avec Galilée, Kepler, Gassendi et Descartes) parmi « les fondateurs de la philosophie moderne » (De la philosophie cartésienne, 1683-1684/85 (?), A
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fragments de Bayle et le Commentaire de Leibniz – constituent une base textuelle permettant de justifier historiquement une analyse comparative visant à confronter les projets du dictionnaire de Bayle et de l’encyclopédie de Leibniz. Dans ce qui suit, nous allons donc recourir à ces deux textes pour mieux comprendre les enjeux de la confrontation de ces approches distinctes de l’ensemble des connaissances humaines, du point de vue de leurs motivations aussi bien que de leurs buts respectifs. 2. LEIBNIZ ADMIRATEUR DE BAYLE La première impression qui se dégage du commentaire de Leibniz sur le Projet et fragments est celle d’une admiration sincère : « J’ai toujours été persuadé du grand savoir de Mons. Bayle, mais je ne m’étais jamais imaginé, qu’il était entré si avant dans le détail de ce qu’on appelle la belle littérature, et des faits historiques, comme je le reconnais par l’essai du Dictionnaire […]. L’entreprise est des plus belles et des plus utiles, mais aussi des plus grandes : opus Herculeum. Il y a peu de gens qui en soient aussi capables que lui, tant à l’égard de la lecture que de la pénétration »14.
Cette admiration ne s’atténuera jamais : après la publication du Dictionnaire, Bayle reste pour Leibniz « l’auteur du plus beau des Dictionnaires »15 et « un des plus habiles hommes de notre temps, dont l’éloquence était aussi grande que la pénétration, et qui a donné de grandes preuves d’une érudition très vaste »16 ; il se délecte « des passages croustilleux des ouvrages de M. Bayle qui contiennent mille choses curieuses et agréables »17. Ce qui motive ces louanges de Leibniz, ce n’est pas seulement l’érudition dont Bayle fait preuve. Dans le Commentaire, Leibniz identifie en effet de nombreux aspects du Dictionnaire qui s’accordent avec les buts de son propre
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VI, 4B, 1480). En ce qui concerne l’admiration de Leibniz pour Bacon, voir par exemple De arte characteristica inventoriaque analytica combinatoriave in mathesi universali, 1679–1681 (?), A VI, 4A, 319 ; De republica literaria, mai 1681, A VI, 4A, 430. GP VI, 16. Nouveaux Essais, « Préface », A VI, 6, 55. Essais de théodicée, Préface, GP VI, 38. Voir à ce propos également Leibniz pour Alexander Cunnningham [Promemoria], début novembre 1692, A I, 8, 503 : « […] j’honore fort le mérite des Messieurs Cuperus, Graevius, le Clerc ; Bayle, Basnage de Beauval, Baudry, Oudin » ; Leibniz à Basnage de Beauval, (3 [13] février 1697), GP III, 134 : « J’attends avec impatience le Dictionnaire de M. Bayle, il ne saurait être trop grand, puisqu’il est de lui » ; et le texte de 1707 publié in Grua, 495 : « Nous venons d’être privés d’un des plus savants et des plus ingénieux auteurs de notre temps [c’est M. Bayle mort à Rotterdam] ». Leibniz à Greiffencrantz (postérieur au 2 mai 1715). Nous citons à partir des transcriptions de la correspondance de 1715, disponibles en ligne http://www.nlbhannover.de/Leibniz/Leibnizarchiv-/Veroeffentlichungen/1715ReiheI. pdf., p. 177.
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projet d’encyclopédie : la volonté de fournir un instrument intellectuel permettant de sortir du désordre des disputes ; la défense de l’érudition et des Anciens ; l’effort pour jeter les bases d’une communauté intellectuelle plus soudée ; l’adhésion à une forme d’objectivité scientifique qui prend la forme d’une prise en considération des doctrines et des philosophies autres que la sienne18. Tout cela représente pour Leibniz des valeurs intellectuelles fondamentales – ce sont celles qui, selon lui, font l’unité de la République des Lettres. Ce sont des aspects de la conduite et de l’esprit savants qui relient profondément les deux intellectuels et qui font de Bayle un interlocuteur privilégié pour Leibniz. Il n’y a aucun doute que Bayle fait partie de ces « personnes éclairées et de bonne intention » auxquelles Leibniz adresse tout un mémoire en 1692 afin de les inciter à moins se disperser dans leur travail et à mieux communiquer les unes avec les autres19. Il existe donc des convergences réelles entre eux, qui instaurent une solidarité certaine au niveau de leur approche pratique de la philosophie, leur éthique intellectuelle si l’on peut dire, et qui gouvernent leur comportement l’un envers l’autre dans l’ensemble de leurs échanges. Ces convergences expliquent tout à fait l’admiration que Leibniz exprime pour la personne et le travail de Bayle, malgré les désaccords théoriques réels qui surgissent par la suite sur des questions de physique, de philosophie modale, de théologie naturelle, etc. Il est un point de départ à ne jamais oublier : c’est toujours sur la base de cette solidarité fondamentale, bâtie sur les rudiments d’une éthique intellectuelle partagée à maints égards, que les divergences vont se dégager. 3. DE L’ENNUI AU DIVERSTISSEMENT Au départ, Bayle envisage un dictionnaire critique dans un sens assez concret : il veut s’engager dans une immense chasse aux erreurs, bévues, faussetés, omissions et imprécisions de tous ordres. Bayle présente l’entreprise comme suit dans la Dissertation : « Je me suis mis en tête de compiler le plus gros recueil qu’il me sera possible des fautes qui se rencontrent dans les Dictionnaires, et de ne me pas renfermer dans ces espaces, quelques vastes qu’ils soient, mais de faire aussi des courses sur toutes sortes d’Auteurs […]. Vous voyez là en gros l’idée de mon projet. J’ai dessein de composer un
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Sur l’éthique communicative et la collaboration savante dans le projet de Bayle, voir A. McKenna, « Les réseaux au service de l’érudition et l’érudition au service de la vérité de fait : le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle », La Lettre Clandestine 20 (2012), p. 201–211. Mémoire pour des personnes éclairées et de bonne intention, 1692 (?), A VI, 4, 612–621, ici 613 : « Ce Mémoire est fait pour remédier à ces deux défauts de l’application, et de la communication […] ».
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Dictionnaire, qui outre les omissions considérables des autres, contiendra un recueil des faussetés qui concerne chaque article »20.
Leibniz n’éprouve pas une grande sympathie pour cet aspect du projet : un nouveau dictionnaire ne devrait pas s’arrêter sur les défauts des prédécesseurs, mais plutôt aller tout droit à l’instruction solide et « donner de la substance »21. Ce n’est pas là une réaction surprenante venant d’un lecteur assidu qui fait profession de lire les livres « non pas pour les censurer mais pour en profiter »22. Mais Leibniz craint surtout que le lecteur ne se lasse : « Le but est sans doute d’instruire le public ; or ce but se peut obtenir, en redressant les fautes des autres, sans les marquer toujours. La plupart des lecteurs ne se soucient pas de savoir combien souvent Moréri a failli, ils ne s’intéressent que rarement dans les disputes entre les savants, mais ils seront ravis de savoir qu’on ne leur donne jamais que des choses bien sûres, ou munies du moins de bons garants. Quelques-uns mêmes se rebuteront de la lecture des contestations dont ils n’ont que faire, et qui les détournent en quelque façon de l’intelligence claire et nette du fait »23.
Voilà une réaction instructive qui nous permet d’écarter un premier malentendu possible concernant la première réception du Dictionnaire de Bayle. On considère parfois le projet d’origine comme novateur et radical. Selon Richard Yeo, par exemple, « le plan original de Bayle pour son Dictionnaire était trop radical pour la plupart de ses contemporains. Il était censé être un dictionnaire d’erreurs, relevant et corrigeant les erreurs d’autres ouvrages, comme celui de Moréri »24. Ce jugement nous paraît faux. Tout d’abord, projeter un dictionnaire pour « redresser Moréri » n’a rien de vraiment radical, ni même d’original : d’autres projets de l’époque, tel le dictionnaire inachevé de Samuel Chappuzeau, d’ailleurs bien connu de Leibniz25, poursuivaient un but semblable, à savoir de corriger les erreurs qui se trouvaient notamment dans le Grand dictionnaire historique de Louis Moréri26. Ensuite, à en croire la réac 20 21 22 23 24 25 26
« Dissertation », p. 223–230. GP VI, 17. Grua, 103. GP VI, 16. Voir R. Yeo, Encyclopaedic Visions. Scientific Dictionaries and Enlightenment Culture, Cambridge, 2001, p. 42–45 (p. 43, nous traduisons). Voir notamment Leibniz à Chappuzeau (12 [22] septembre 1692), A I, 8, 426–430. Voir aussi Leibniz à Meier, fin septembre 1692, A I, 8, 441. Au départ, Chappuzeau avait, semble-t-il, l’ambition plutôt modeste de produire une traduction française du dictionnaire de Hofmann (voir Bayle à Vincent Minutoli, 1er janvier 1680 : Correspondance de Pierre Bayle, t. III, Oxford, 2004, p. 205). Bien des années plus tard, Chappuzeau lui-même finit par qualifier le projet d’un « Anti-Moréri » (voir Samuel Chappuzeau à Leibniz, 25 janvier (4 février) 1694, A I, 10, 241–243). L’ouvrage ne fut jamais achevé, mais, en 1694, Chappuzeau publie un pré-projet intitulé Dessein d’un nouveau dictionnaire historique, géographique, chronologique et philologique (Celle 1694). Sur Chappuzeau et son projet en général, voir Bianchi, « Bayle, i dizionari e la storia », op. cit., p. 137–39, note 256 ; C. Read, « Un projet de Dictionnaire historique
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tion de Leibniz, le danger que court Bayle en proposant une telle recension d’erreurs est bien moins de scandaliser ses contemporains que de ne pas parvenir à retenir leur intérêt, de ne pas assez les divertir, enfin de les ennuyer. Ce n’est pas là pour Leibniz un problème négligeable, puisque le taedium studiorum fait partie de ces effets du désordre général des sciences qui menace de nous ramener à la barbarie27. Or, nous le verrons, pour Bayle non plus, la critique n’est pas anodine, loin de là, puisqu’il écrit justement son dictionnaire surtout pour divertir28. Il est possible que la prise en considération de ce problème, à savoir le risque d’ennuyer, se trouve à la racine des remaniements du projet auxquels Bayle procède entre le Projet et fragments et la publication du Dictionnaire, à la suite des commentaires qu’il reçoit de ses amis29. C’est ce que suggère une lettre que Basnage de Beauval écrit à Leibniz en octobre 1692 : « [Bayle] s’occupe tout entier à son Dictionnaire critique. Il en retranchera tout le détail de faits qui a paru ennuyeux à bien des gens dans le fragment que vous en avez vu »30. Le plan original est ainsi abandonné et le « dictionnaire critique » est remplacé par un « dictionnaire historique et critique »31. Dans la première édi
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par S. Chappuzeau », in Bulletin historique et littéraire de la Société du protestantisme français 24 (1875), p. 513–518 ; et N. Jennings et M. Jones, A Biography of Samuel Chappuzeau, a Seventeenth-Century French Huguenot Playwright, Scholar, Traveller, and Preacher: An Encyclopedic Life, New York, 2012. Leibniz correspond avec Chappuzeau à partir d’août 1692. Consilium de encyclopaedia de nova conscribenda methodo inventoria, 15 (25) juin 1679, A VI, 4A, 339 : « […] sine fine disputamus, sine fine congerimus, raro aliquid demonstrando terminamus, aut in repertorium referimus ; vix unquam utimur studiis nostris. Et verendum est si sic pergimus, ne aliquando immeddicabile reddatur malum, et studiorum taedio barbaris reducatur ». Nous prenons ici le terme « divertissement » dans le sens où l’utilise Bayle, c’est-à-dire dans le sens premier d’une activité qui permet aux hommes d’occuper leur temps libre de façon à la fois agréable et studieuse. Il faut soigneusement éviter toute connotation pascalienne. Voir Bayle à Minutoli (28 août), Correspondance, t. VIII, Oxford, 2010, p. 611 ; Bayle à Pierre Silvestre (19 septembre 1692), ibid., p. 630–631. Basnage de Beauval à Leibniz (2 octobre 1692), GP III, 87. Sur cette lettre, voir aussi Lieshout, The Making, p. 19. Notons dans ce contexte que Bayle, dans sa préface à Furetière, insiste justement sur le fait que l’ouvrage qu’il réédite n’est pas ennuyeux : « […] la sécheresse qui accompagne ordinairement les Dictionnaires n’est pas à craindre dans celui-ci […] on a soin de donner du relief aux définitions par des exemples, par des applications, par des traits d’Histoire […] » (Préface de M. Bayle. Pour la première Edition du Dictionnaire de M. l’Abbé Furetière, en 1691, in OD IV, p. 189). Selon Helena H. M. Van Lieshout, la restructuration du Dictionnaire à laquelle Bayle se livre à partir d’octobre 1692 représente surtout une « concession » au goût public que Bayle ne fait qu’avec beaucoup de réticence parce qu’il le méprise (voir The Making, p. 146, et p. 257). Or, nous avons du mal à croire que Bayle se soit engagé dans un remaniement de cette envergure uniquement pour se plier à une demande externe, et sans raisons théoriques internes. Il est bien possible que Bayle méprise le goût public, bien pos-
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tion du Dictionnaire, Bayle déclare ainsi que « cet ouvrage n’est point celui que j’avais promis dans le projet que je publiai d’un Dictionnaire l’an 1692 »32. Bayle dénonce même « un vice réel » dans son projet initial : un tel dictionnaire d’erreurs ne pouvait « rien contribuer au bien public », parce que « la découverte des erreurs n’est importante ou utile ni à la prospérité de l’Etat, ni à celle de particuliers »33. Dans le Dictionnaire publié, des récits divertissants agrémentés de remarques approfondissant et discutant le sujet prennent ainsi le pas sur la recension systématique des fautes des autres. Le dessein de « composer un Dictionnaire de fautes » cède la place à une nouvelle structure, celle que nous connaissons, et qui consiste en une « composition en deux parties » que Bayle présente comme suit : « L’une est purement historique, un narré succinct des faits : l’autre est un grand commentaire, un mélange de preuves et de discussions, où je fais entrer la censure de plusieurs fautes, et quelquefois même une tirade de réflexions philosophiques ; en un mot, assez de variété pour pouvoir croire que par un endroit ou par un autre chaque espèce de lecteur trouvera ce qui l’accommode »34.
Dans cet effort pour « accommoder chaque espèce de lecteur », on ressent bien une volonté de divertir. Et par ailleurs, en proposant son nouveau plan, Bayle explique lui-même dans la préface de 1697 qu’il a surtout voulu « attraper mieux le goût du public »35. Bayle s’est en effet rendu compte que le livre prévu risquait d’avoir peu d’attrait pour celui qui ne s’intéressait pas aux minutiae de l’érudition. 4. DU DIVERTISSEMENT AU TRAVAIL Entre le Projet et fragments et le Dictionnaire publié, Bayle semble donc bien répondre aux conseils, comme celui de Leibniz, qui recommandent moins de critique « rebutante » et plus d’« intelligence claire et nette du fait ». Seule
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sible aussi qu’il éprouve des difficultés à faire ce qu’il faut pour ne pas ennuyer les gens ; mais, comme nous le montrerons dans ce qui suit, il est également vrai qu’il s’est engagé lui-même à accommoder ce goût du public, puisque, selon Bayle, le divertissement est ce à quoi sert la recherche scientifique en fin de compte. Une science ennuyeuse est donc parfaitement inutile. DHC, « Préface », t. XVI, p. 1. Voir aussi la note sur la « Dissertation » in ibid., t. XV, p. 245 : « Notez que dans la composition de ce dictionnaire je n’ai pas suivi partout les idées de ce Projet. La déférence que j’ai eue pour les avis de quelques lecteurs intelligents m’a fait suivre une autre route sur certains chefs ». Pour des commentaires, voir H. Bost, Pierre Bayle, Paris, 2006, p. 392, et Bianchi, « Leibniz et le Dictionnaire de Bayle », p. 320. DHC, « Préface », t. XVI, p. 2. Ibid., p. 2. Ibid., p. 1. Voir aussi Lieshout, The Making, p. 70-79; et Vermeir, « The Dustbin of the Republic of Letters », p. 8.
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ment, il se produit dans le Commentaire de Leibniz un curieux renversement de perspective : lorsque Leibniz reproche à Bayle d’envisager un ouvrage ennuyeux, et donc de ne pas assez divertir, il lui reproche également, et inversement, de vouloir écrire un ouvrage dont le but soit uniquement de divertir et qui ne s’attache pas assez à l’utilité concrète. Le plan de Bayle, écrit-il, semble mieux convenir à « quelque petit ouvrage galant, fait plutôt pour plaire que pour profiter »36. Au lieu de se perdre dans des détails et des rectifications sans fin, Bayle devrait « commencer par le plus utile » et « donner la préférence au plus important »37. C’est un désaccord qui se dégage sur le fond de ce qui avait paru être un accord. Dans le Projet et fragments, Bayle explique que l’ouvrage qu’il envisage sera « très utile et très commode à toutes sortes de lecteurs »38. Leibniz en prend note dans le Commentaire : « Le but est sans doute d’instruire le public »39. Notre philosophe commentateur discerne donc d’abord un objectif pédagogique commun avec son propre projet encyclopédique : Bayle, comme lui-même, veut « instruire ». Mais à quoi sert une telle instruction ? Pour Leibniz, qui sur ce point s’inscrit directement dans la lignée de Francis Bacon, ce qui compte dans ce contexte c’est l’instruction utile : la mise en œuvre pratique des connaissances humaines est en effet d’une importance capitale, car l’utilité du savoir constitue sa raison d’être : « Car on peut dire hardiment que les connaissances solides et utiles sont le plus grand trésor du genre humain et le véritable héritage que nos ancêtres nous ont laissé que nous devons faire profiter et augmenter, non seulement pour le transmettre à nos successeurs en meilleur état que nous ne l’avons reçu, mais bien plus pour en jouir nous-mêmes autant qu’il est possible pour la perfection de l’esprit, pour la santé du corps, et pour les commodités de la vie »40.
Conformément à cet idéal, l’encyclopédie doit être construite de manière à servir à augmenter notre pouvoir et notre maîtrise de la nature, ou, comme Leibniz l’explique dans le Consilium de encyclopaedia nova conscribenda methodo inventoria de 1679 :
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GP VI, 18. GP IV, 17–18. Voir sur ce point également Bianchi, « Leibniz et le Dictionnaire », p. 217–218. DHC, « Dissertation », t. XV, p. 230. Voir aussi Bayle, Avertissement de M. Bayle, Sur la seconde Edition des Remarques Critiques sur la Nouvelle Edition du Dictionnaire Historique de Moréri, donnée en 1704, in OD IV, p. 193 : « Il y a peu de livres d’une utilité aussi générale qu’un Dictionnaire Historique ». GP VI, 16. Discours touchant la méthode de la certitude et l’art d’inventer, 1688-1690 ( ?), A VI, 4, 952.
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« L’essence du projet consiste en l’organisation, d’une manière qui soit propice pour l’invention, des connaissances humaines disponibles les plus importantes et les plus utiles pour la vie »41.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Leibniz insiste pour que les dictionnaires incluent tous les termes techniques des métiers divers, « car ces termes nous apprennent bien des réalités, au lieu que les dictionnaires ordinaires ne servent qu’à parler »42. Quand Bayle insiste sur l’« utilité » et la « commodité » du Dictionnaire envisagé, on pourrait donc s’attendre à ce que Leibniz approuve sans réserve. Or, comme l’indiquent les passages du Commentaire cités plus haut, Leibniz trouve le dictionnaire de Bayle conçu « pour plaire plutôt que pour profiter ». En quoi il n’a pas tort. Pour Bayle, les connaissances rassemblées, complétées et rectifiées dans le Dictionnaire n’ont pas une fonction comparable à celle, utilitaire, que leur accorde Leibniz. Déjà en 1684, Bayle écrivait dans les Nouvelles de la République des Lettres que « la plupart des sciences » ne sont « à proprement parler qu’un honnête amusement »43. De même, selon le Projet et fragments, en s’occupant des sciences et des arts, « les Européens […] ont senti un plaisir fort doux ; ils ont bien diverti leurs lecteurs et ils se sont attiré de grands éloges, quoiqu’au reste ces éclaircissements ne fussent d’aucun usage pour diminuer la cherté des vivres »44. Pour Bayle, les connaissances humaines servent surtout à divertir. Pour cette raison, la valeur d’un dictionnaire relève d’une économie différente de celle de l’utilité publique, concrète : « Il faut donc malgré qu’on en ait que l’on m’accorde, qu’il y a une infinité de productions de l’esprit humain qui sont estimées, non pas à cause de leur nécessité, mais à cause qu’elles nous divertissent […]. N’est-il pas certain qu’un cordonnier, qu’un meunier, qu’un jardinier, sont infiniment plus nécessaires à un état que les plus habiles peintres ou sculpteurs, qu’un Michel-Ange, ou qu’un cavalier Bernin ? N’est-il pas vrai que le chétif maçon est plus nécessaire dans une ville, que le plus excellent chronologue, ou astronome, qu’un Joseph Scaliger, ou qu’un Copernic ? On fait néanmoins infiniment plus de cas du travail de ces grands hommes, dont on se pourrait fort bien passer, que du travail absolument nécessaire de ces artisans. Tant il est vrai qu’il y a des choses dont on ne règle le prix, que par rapport à un honnête divertissement, ou à un simple ornement de l’âme. […]. En cet endroit, Monsieur, vous ne manquerez pas de prévoir, que les ennemis des belles lettres inventeront cent exceptions. Ne pouvant nier que leurs maximes ne tendent à ressusciter la barbarie à tous égards, ils étaleront les utilités qui naissent de certaines sciences […] »45. 41 42 43 44 45
Consilium, A VI, 4A, 340 : « Summa Consilii est Notitiarum humanarum potissimarum dudum cognitarum vitae utilium ordinatio ad inveniendum apta ». Leibniz à Nicaise, non daté (1696), GP II, 557–558. NRL, septembre 1684, art. 4, in OD I, p. 125. Voir sur ce point aussi É. Labrousse, Pierre Bayle. Hétérodoxie et rigorisme, Paris, 1996, 2e éd., p. 7-8. DHC, « Dissertation », t. XV, p. 237. Ibid., p. 239.
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Le Dictionnaire vise à préserver le plaisir de l’otium face à une instrumentalisation de la raison qui, selon Bayle, s’oppose au divertissement, qui tend même à l’éliminer brutalement et à nous ramener vers la barbarie46. Certes, Leibniz aussi considère son encyclopédie comme une sorte de forteresse contre la « barbarie », une sorte d’effondrement de civilisation dont il estime le retour imminent à cause des disputes et du désordre qui règnent de façon générale dans la République des Lettres47. Mais le barbare ne prend pas les mêmes traits dans les deux cas. Chez Leibniz, la figure du barbare qui menace le monde savant est double : la première figure, et la plus dangereuse, est celle du libertin qui, par un discours méprisant mais brillant, détourne la jeunesse de l’étude scientifique et de l’érudition en recourant à des arguments de sédition, qui incite à la négligence et à la paresse intellectuelle avec des arguments sceptiques éclatants mais superficiels, qui remplace l’inventivité scientifique par des jeux de l’esprit qui ne sont bons qu’à éblouir et à mettre en valeur la personne48. La deuxième figure, moins dangereuse, c’est celle du savant brouillon dont le savoir s’étend en tous sens, mais sans utilité et selon un ordre qui est constamment refait, comme ce père de famille « dévoué mais peu judicieux » décrit dans la Praefatio operis ad instaurationem scientiarum qui, faute d’organisation, se trouve dans l’obligation d’inventorier et de réorganiser chaque soir son ménage49. Or, en réalité, la deuxième figure peut se transformer en la pre 46
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La référence implicite à la dialectique de la raison instrumentale analysée par Adorno et Horkheimer dans la Dialektik der Aufklärung est ici tout à fait appropriée : sans faire preuve d’un pessimisme comparable, la réflexion de Bayle sur ce point nous semble tout à fait parallèle à la leur. Pour Leibniz, voir la Recommandation pour instituer la science générale, 1686, A VI, 4A, 698 : « Je crains même qu’après avoir inutilement épuisé la curiosité sans tirer de nos recherches aucun profit considérable pour notre félicité, on ne se dégoûte des sciences, et que par un désespoir fatal, les hommes ne retombent dans la barbarie ». Voir aussi : Consilium, A VI, 4A, 339 ; Aufzeichnung für die Audienz dei Kaiser Leopold I, aoûtseptembre 1688, A IV, 4, 21–22, y compris le Kurzfassung, A IV, 4, 43. Voir par exemple la Contemplatio de historia literaria statuque praesenti eruditionis, début 1682 (?), A VI, 4A, 462 ; De la philosophie cartésienne, 1683-1684/85, A VI, 4B, 1482 ; ou encore la Recommandation pour instituer la science générale, avril-octobre 1686, A VI, iv, 694–95 et 698. Sur la nature des « invasions barbares » selon Leibniz, voir aussi notre « Leibniz’s Enlightenment », in W. Li, H. Poser, et H. Rudolph (dir.), Leibniz und die Ökumene, Stuttgart (Studia Leibnitiana, Sonderheft 41) 2013, p. 235–240, et nos divers travaux sur Leibniz et les libertins : « Leibniz, la censure et la libre pensée », Archives de Philosophie 70/1 (2007), p. 373–388 ; « Les sept foyers du libertinage selon G. W. Leibniz », La Lettre Clandestine 15 (2007), p. 269-297 ; « G. W. Leibniz : Moderation and Censorship », in M. Lærke (dir.), The Use of Censorship in the Enlightenment, Leiden, 2009, p. 155–178 ; « Leibniz et le libertinage : quatre fonctions théoriques », in P.-F. Moreau et A. McKenna (dir.). Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, vol. 11, Saint-Étienne, 2009, p. 267–285. Leibniz, Praefatio operis ad instaurationem scientiarum, début 1682 (?), A VI, 4A, 440.
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mière : le constat de désordre se transforme rapidement en un « désespoir de réussir » qui amène finalement, à l’instar des libertins sceptiques, à se « moquer de tout » et à « laisser aller les choses »50. Chez Bayle, au contraire, le barbare à combattre est celui qui, en instrumentalisant la raison, sacrifie la douceur du divertissement pour n’admettre que la valeur des connaissances brutes, immédiatement applicables pour la maîtrise de la nature. Bayle estime qu’un argument comme celui de Francis Bacon, ou comme celui de Leibniz justement, ne sert pas à justifier la sauvegarde des connaissances, mais plutôt à mettre à l’écart la plupart d’entre elles, puisqu’en réalité elles n’ont pas d’utilité évidente. Chez Bayle, nous trouvons donc une certaine résistance à l’instrumentalisation de la raison, et une conscience aiguë de la menace pour la diversité de la pensée que celle-ci représente. Leibniz et Bayle diffèrent donc profondément par rapport au sens de l’utilité dont ils se réclament pour leurs projets respectifs. Pour Leibniz, l’accumulation des connaissances scientifiques doit servir à mener à bien un travail auquel on doit s’appliquer diligemment, conformément à l’idéal de labora diligenter dont il fait profession dans une lettre de 1685 au Landgrave51. Pour Bayle, au contraire, il s’agit plutôt de fournir un instrument de loisir que l’on lit par curiosité et pour le doux plaisir qu’il procure. Quand Leibniz fait remarquer que l’ouvrage de Bayle semble être fait pour « plaire » plutôt que pour « profiter », il a donc parfaitement raison. Ce qu’il pointe chez Bayle par cette phrase correspond en effet à un trait important de l’esprit du philosophe de Rotterdam ; elle porte témoignage de l’attitude intellectuelle qui, de façon globale, anime l’entreprise du Dictionnaire : celui-ci est fait pour divertir et pour faire barrage à une conception excessivement instrumentale des sciences. C’est une sorte de nostalgie pour l’érudition un peu élitiste, liée au loisir, et qui 50
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Leibniz, Mémoire pour des personnes éclairées et de bonne intention, vers 1692, A IV, 4B, 614 : « Je trouve que la principale cause de cette négligence, outre la légèreté naturelle et l’inconstance de l’esprit humain, est le désespoir de réussir, dans lequel le scepticisme est compris. Car comme ces soins de remédier à nos maux et de contribuer au bien commun ne peuvent guère tomber que dans les esprits au-dessus du vulgaire, il se trouve par malheur que la plupart de ces esprits, à force de penser aux difficultés et à la vanité des choses humaines, commencent à désespérer de la découverte de la vérité et de l’acquisition d’un bonheur solide. Ainsi se contentant de mener un train de vie aisé ils moquent de tout, et laissent aller les choses. Ce qui vient de ce qu’ils ont assez d’esprit et de pénétration pour s’apercevoir des défauts et des difficultés, mais non pas assez d’application à trouver les moyens de les surmonter ». Leibniz au Landgrave Ernst (4/14 mars 1685), A I, 4, 353 : « C’est pourquoi ma méthode est d’approuver et de louer tous les bons desseins, car comme on a coutume de dire, calumniare audacter, semper aliquid haeret, tout de même on peut dire, labora diligenter, semper aliquid haeret. Et St. Paul dit, qu’il faut en ces matières travailler opportune et importune. Il faut que chacun tâche de faire quelque chose suivant ses forces, et en laisser la réussite à Dieu ».
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reste toujours étrangère à l’esprit leibnizien pour lequel l’ensemble des connaissances n’est que le résultat d’un labeur immense auquel le genre humain doit s’obliger afin de ne rien négliger, pour l’utilité publique et la gloire de Dieu. 5. COMMENT ECRIRE UN DICTIONNAIRE ? Pour Bayle, le savoir sert à se divertir ; pour Leibniz, à mieux travailler. Cette différence profonde a d’importantes conséquences sur la manière dont Leibniz évalue la structure et l’organisation du Dictionnaire. Nous l’avons déjà constaté : entre le Projet et fragments et le Dictionnaire historique et critique, Bayle revoit de fond en comble le plan de son ouvrage et adopte une stratégie d’écriture et une forme de présentation plus variées et plus divertissantes que la simple recension d’erreurs envisagée au départ. L’une des techniques qu’il met en œuvre pour mener à bien ce projet de remaniement consiste en la constitution d’un réseau de renvois extrêmement complexe qui sert à relier les différents articles du Dictionnaire les uns aux autres : chaque article contient ainsi des renvois aux autres articles, invitant le lecteur à se laisser entraîner et à se promener librement dans l’ouvrage. Ce qui se dégage d’une telle lecture est l’impression d’une sorte de foisonnement du savoir, ou pour reprendre la description de Bayle lui-même, une « mer orageuse sans fond ni rive » qui, globalement, ne semble avoir rien de logique ni d’ordonné52. L’effet produit est plutôt celui d’un vertige du savoir qui se répand librement en tous sens au hasard des rencontres53. Cet ordre foisonnant correspond d’ailleurs assez bien à l’image que Bayle se fait de la structure et du fonctionnement de la République des Lettres comme un « État extrêmement libre » où « chaque membre de la République conserve son indépendance » en faisant « la guerre innocemment à qui que ce soit »54. Le Dictionnaire publié présente une structure d’exposition érudite complexe destinée, à la fois, à instruire, à rectifier et à titiller la curiosité du lecteur. En construisant son ouvrage de cette manière, Bayle imagine un lecteur qui, pour ainsi dire, s’installe aisément dans le texte. Bayle s’efforce même activement d’accommoder la « paresse » du lecteur, en lui procurant toutes sortes d’informations, même les plus marginales, afin de lui épargner des allers-retours à la bibliothèque pour faire des 52
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Pour cette caractérisation du Dictionnaire, voir Bayle à Vincent Minutoli (28 août 1692), Correspondance, t. VIII, p. 611 : « Certain Dictionnaire Critique, à quoi je me suis engagé, et qui est une mer orageuse et sans fond, m’ôte toute sorte de loisir. J’en ai fait imprimer le Projet et quelques fragments, et vous en ai adressé des exemplaires ». Pour un commentaire, voir Bost, Pierre Bayle, p. 403–405, notamment p. 405. Voir aussi D. Selcer, « The Uninterrupted Ocean: Leibniz and the Encyclopedic Imagination », Representations 98/1 (2007), p. 25–50 (p. 35–36). DHC, « Catius », D, t. IV, p. 584.
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vérifications ou pour chercher des renseignements supplémentaires. Il explique dans le Projet et fragments : « Je loue la simplicité d’un plan ; j’admire que l’exécution en soit simple et dégagée : je fais consister en cela l’idée de la perfection : mais si je veux passer de cette théorie à la pratique, j’avoue que j’ai de la peine à me régler sur cette idée de perfection. Le mélange de plusieurs formes, un peu de bigarrure, pas tant d’uniformité sont assez mon fait. Je pense que ce faux goût est un effet de ma paresse : je voudrais que le même livre satisfît ma curiosité sur toutes les choses auxquelles il me fait penser, et je n’aime point à être obligé de passer de livre en livre pour la satisfaire. Comme il est assez naturel de juger les autres par soi-même, il me semble qu’on fait beaucoup de plaisir à un lecteur, lorsqu’on lui épargne la peine de sortir de sa place, et de chercher dans un autre livre certains éclaircissements qu’il peut souhaiter »55.
Comment Leibniz évalue-t-il cet aspect de l’écriture baylienne qui prend des dimensions telles dans le Dictionnaire publié que même le grand ami de Bayle, Henri Basnage de Beauval, le trouve un peu exagéré pour son goût56 ? Leibniz ne se prononce jamais explicitement sur l’organisation et la structure du Dictionnaire publié. Mais on peut extraire du Commentaire des éléments d’un jugement : « Peut-être ne serait-il pas mauvais aussi de garder un certain ordre constant dans chaque titre, car ces discours libres et vagabonds, où les connexions naissent par hasard, comme dans une conversation, sont bons dans quelque petit ouvrage galant, fait plutôt pour plaire que pour profiter, mais ils ne sont pas bons à éclaircir les choses, dont le bon arrangement tient souvent lieu de commentaire et sert à épargner les paroles »57.
Leibniz s’inquiète de ce qu’il conçoit comme le risque d’une « trop grande prolixité »58. En réalité, au lieu de les multiplier, il faut « épargner les paroles », donc faire tout le contraire de ce que Bayle prévoit. Leibniz donne son conseil : « De plus comme il sera impossible d’expliquer toujours les choses à fond, on pourrait, après avoir dit le plus nécessaire, renvoyer le lecteur qui en demanderait davantage, à ceux qui le pourraient contenter le plus, comme sont ceux qui ont fait des traités ou des chapitres exprès sur le sujet dont il s’agit, surtout lorsqu’ils vont à la source »59.
Il ne faut pas multiplier les paroles, mais les abréger, de la même façon qu’il envisage pour sa propre encyclopédie de réduire les discours en paraphrases et 55
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DHC, « Dissertation », t. XV, p. 231. On trouve le même raisonnement, quoique sans mention de la « paresse », dans la préface à la première édition (voir DHC t. XVI, p. 8). Voir sur ce point également Bianchi, « Bayle, i dizionari e la storia », p. 99. Basnage de Beauval à Lebniz (31 juillet 1697), A II, 3, 8121 : « Je souhaiterais que M. Bayle parmi une si agréable érudition, n’eût point mêlé mille bagatelles, qui sont audessous d’un aussi beau génie, et que sur certaines matières il n’eût point donné de prise à ses ennemis ». GP VI, 18. GP VI, 17. GP VI, 17.
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en abrégés. Car, comme Leibniz l’écrit dans le Concilium de encyclopaedia nova conscribenda methodo inventorio, « les choses sont les plus claires et elles apparaissent comme dans une table quand elles sont présentées nues et simples [nude et simpliciter], et avec tout le superflu enlevé »60. Il faut proposer au lecteur une exposition du savoir plus ordonnée, économe, permettant à celui-ci de chercher et trouver immédiatement une information dont il a besoin pour telle ou telle fin utile61. Certes, accorde Leibniz, libre à Bayle de se « servir de cette occasion pour apprendre au public ce qu’il sait mieux qu’un autre », car « ce qu’il donnera de son fonds, ou qu’il tirera des endroits peu observés par d’autres sera utile, lors même qu’on s’en pourrait passer d’ailleurs »62. Toutefois, « lorsque M. Bayle aura besoin également de peine et de temps pour éplucher quelque point, je ne doute point qu’il ne soit disposé lui-même de donner la préférence au plus important »63. Leibniz exhorte Bayle à mieux présenter l’ensemble des informations disponibles, d’une manière telle qu’elles soient à portée de main quand il le faut : est « le plus important » ce qui est « le plus utile » et dont on peut « profiter »64. Autrement dit, l’ensemble d’un dictionnaire, selon Leibniz, doit former un instrument de travail dont on peut se servir pour inventer et faire avancer les sciences. Le contraste par rapport à l’effort pour accommoder la paresse du lecteur chez Bayle est plutôt frappant. L’écriture foisonnante de Bayle est un effet direct de sa volonté de divertir. Or, pour Leibniz, cet aspect de la construction générale du Dictionnaire ne le 60
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A VI, 4, 340 (nous traduisons). Leibniz prône souvent les avantages de ce qu’il appelle « la vérité toute nue » face à l’opacité produite par un discours trop chargé, et cela parfois en opposition explicite à Bayle : « On reconnaît que Monsieur Bayle (car il est aisé de voir que c’est de lui qu’on parle) a de son côté tous les avantages, hormis celui du fonds de la chose, mais on espère que la vérité […] l’emportera toute nue sur tous les ornements de l’éloquence et de l’érudition, pourvu qu’on la développe comme il faut […] » (Leibniz, Essais de théodicée, « Préface », GP VI, 38). La « vérité toute nue » correspond ici assez exactement à ce que le Commentaire désigne comme « l’intelligence claire et nette du fait » (GP VI, 16). Pour cette notion de « vérité toute nue », voir aussi Discours touchant la méthode de la certitude et l’art d’inventer, 1688-1690 (?), A VI, 4, 948–49 ; Essai sur un nouveau plan d’une science certaine, 1688-1690 (?) A VI, 4, 948 ; et le Essais de théodicée, 1710, « Discours préliminaire », § 30, GP VI, 68. Voir Nouvelles ouvertures, 1686, A IV, 4A, 691 : « Cet inventaire dont je parle serait bien éloigné des systèmes, et des dictionnaires, et ne serait composé que de quantité de listes, dénombrements, tables, ou progressions, qui serviraient à avoir toujours en vue dans quelque méditation ou délibération que ce soit le catalogue des faits et des circonstances et des plus importantes suppositions et maximes qui doivent servir de base au raisonnement ». GP VI, 19. Ibid. GP VI, 18. Voir aussi Nouveaux Essais, IV, XVI, § 11, GP V, 453 : « […] il est étonnant, que tant de choses utiles restant à faire, les hommes s’amusent presque toujours à ce qui est déjà fait, ou à des inutilités pures, ou du moins à ce qui est le moins important ».
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rend pas seulement inutilisable en tant qu’instrument de travail – un point que Bayle concèderait volontiers puisqu’il le destine justement à une utilisation tout autre –, mais il recèle également un danger plus important. La réflexion sur l’enregistrement, le stockage et l’exposition économiques des connaissances humaines dont témoignent les conseils que donne Leibniz à Bayle annonce déjà ses réflexions sur « l’horizon de la doctrine humaine » dans un ensemble de textes que Leibniz rédige moins d’un an après sa lecture du Projet et fragments, en 169365. Il y développe un thème qui ne cessera de le hanter : combien de livres et de discours l’invention humaine peut-elle produire, comment les recenser et surtout, comment les contrôler ? Il s’imagine avec effroi une prolifération et une multiplication des discours et des livres qui rendraient la recension des connaissances humaines impossible et qui produiraient une confusion d’informations incontrôlable : « les livres allant toujours croître, on s’ennuiera de leur confusion »66 et « le trop grand nombre des choses et des livres annule tout espoir d’en jouir, et recouvre ce qui est solide et utile par une masse de choses creuses »67. Situation insupportable et catastrophique car, comme Leibniz l’écrit en 1686 dans la Recommandation pour instituer la science générale : « Je crains même qu’après avoir inutilement épuisé la curiosité sans tirer de nos recherches aucun profit considérable pour notre félicité, on ne se dégoûte des sciences, et que par un désespoir fatal, les hommes ne retombent dans la barbarie. A quoi cette horrible masse de livres, qui va toujours augmentant, pourrait contribuer beaucoup. Car enfin le désordre se rendra presque insurmontable, la multitude des auteurs qui deviendra infinie en peu de temps, les exposera tous ensemble au danger d’un oubli général »68.
Pour éviter cette situation, les connaissances humaines doivent être rassemblées, organisées et condensées dans une encyclopédie maîtrisable69, contrai 65
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Textes édités et commentés par M. Fichant dans G. W. Leibniz, De l’horizon de la doctrine humaine, éd. M. Fichant, Paris, 1991. Sur ces textes, voir également D. Selcer, « The Uninterrupted Ocean », p. 25–50, notamment p. 37–44 ; D. Selcer, « The Number of Possible Books. Repetition and System in Leibniz », in H. Poser et al. (dir.), Nihil sine Ratione, Hanovre, 2001, p. 1191–1198. Voir finalement le travail plus ancien de G. Martin, « Thesaurus omnis humanae scientiae. Une requête de Leibniz », Archives de Philosophie 30/3 (1967), p. 388–397. GP VII, 162. Consilium, A VI, 4A, 338 : « […] rerum librorumque multitudo omnem delectus spem adimet, et solida ac profutura mole inanium obruentur ». A VI, 4A, 698. Comme l’explique Michel Fichant (« Postface : Plus Ultra », in De l’horizon de la doctrine humaine, p. 165–166), l’encyclopédie doit éliminer de la présentation de chaque discours nouveau, ou pas encore recensé, non seulement le faux, mais également ce qui n’ajoute rien aux connaissances déjà acquises, donc faire un tri dans les informations et en faire des abrégés. Voir à ce propos également le texte traduit par Michel Fichant dans « Postface », p. 165 : « Il faudrait se féliciter aujourd’hui si on extrayait de chaque livre par des jugements d’experts tout juste ce par quoi l’auteur a accru le trésor de la doctrine
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rement à « ces discours libres et vagabonds, où les connexions naissent par hasard » que Leibniz voit se mettre en place dans le projet de dictionnaire de Bayle. 6. CONCLUSION Il est hors de doute que Leibniz éprouve une admiration sincère pour le philosophe de Rotterdam qu’il considère toujours comme un allié plutôt que comme un adversaire dans les « guerres innocentes » de la République des Lettres. Bayle est un homme éclairé et de bonne intention. Leibniz considère à juste titre le Dictionnaire historique et critique comme un exploit sans comparaison aucune avec les autres dictionnaires confectionnés à une époque qui fut, comme on le sait, « un temps où les dictionnaires se multiplient beaucoup », comme le souligne Henri Basnage de Beauval dans une lettre qu’il lui adressait70. Toutefois, quand on entre dans le détail et qu’on se demande plus précisément comment les deux savants voient l’utilité de l’effort encyclopédique comme tel, des différences importantes et systématiques commencent à se dessiner. Leibniz souscrit à une conception utilitaire de l’accumulation du savoir et de l’avancée des sciences : il se situe dans une conception plutôt instrumentale de la raison qui traverse tout l’âge classique et qui le situe exactement à mi-chemin entre Francis Bacon et les encyclopédistes français. Bayle, de son côté, s’inscrit dans une tradition tout aussi importante en se joignant à ceux qui se méfient profondément d’une instrumentalisation excessive de la pensée scientifique et qui estiment qu’un programme comme celui de Francis Bacon ne fait qu’écraser l’esprit. Il insiste sur la valeur intrinsèque du divertissement savant. Ces divergences entre Leibniz et Bayle se soldent par des différences importantes par rapport à l’usage auquel ils destinent leurs projets respectifs. Le Dictionnaire est conçu comme un livre de loisir. Il est consciemment organisé afin d’accommoder la paresse d’un lecteur qui cherche à se divertir sans travailler. Dans chaque article, Bayle inclut pêle-mêle toutes sortesd’informations et de détails. Concrètement, c’est pour épargner au lecteur des allersretours incessants à sa bibliothèque pour chercher des précisions ou pour ap
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humaine pour ajouter quelque chose à l’héritage des prédécesseurs. Par ce seul moyen serait réduit à un étroit passage l’immense océan, où autrement la curiosité du genre humain sera finalement engloutie. Car autrement, si l’on continue ainsi dans une telle félicité à imprimer des livres, un jour ni les maisons ni les rues ne suffiront aux bibliothèques, mais à peine des villes entières ». Voir aussi Otium hanoveranum, éd. J. F. Feller, Leipzig, Joann. Christiani Martini, 1718, p. 420 : « Si mundus adhuc mille annos durabit, & tot libri, ut hodie, conscribentur, vereor, ne e Bibliothecis integrae civitates fiant ; Sed injurai temporum & casus varii multa perdent ». GP III, 139.
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profondir le sujet : tout est déjà là, dans l’article, et le lecteur peut confortablement, à sa guise et sans jamais se lever de son fauteuil, voir le spectacle varié et divertissant des sciences humaines se développer sous ses yeux : la référence au Theatrum vitae humanae de Théodore Zwinger dans la Dissertation est à cet égard assez parlante71. L’encyclopédie de Leibniz, en revanche, est conçue comme un instrument de travail. Si l’on veut écrire un dictionnaire historique et critique ou établir une encyclopédie bien organisée, il ne faut pas accommoder la paresse du lecteur ; bien au contraire, il faut tout mettre en œuvre pour lui permettre d’avancer dans son travail scientifique, pour le bien public et la gloire de Dieu. Du point de vue de Leibniz, le plan de dictionnaire qu’envisage Bayle n’est finalement bon que pour « quelque ouvrage galant » qui « ne [sert] qu’à parler »72.
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Voir DHC, « Dissertation », t. XV, p. 225 : « Ce serait quelque chose de curieux s’il arrivât à cet ouvrage ce qui est arrivé à celui d’un docte Suisse intitulé le Théâtre de la Vie humaine, et qu’on a tant de fois augmenté, qu’enfin il comprend huit gros volumes infolio. Ne doutez pas que les fautes des auteurs ne puissent former un entassement aussi massif que celui-la ; et à votre avis, monsieur, un théâtre de ces fautes, en autant de gros volumes, serait-il moins divertissant et moins instructif que celui de la vie humaine ? ». L’ouvrage de Zwinger fut publié en 1565 et ensuite plusieurs fois réédité. Nous avons évoqué la référence à Zwinger pour distinguer la position de Bayle de celle de Leibniz. Or, il faut le noter, Zwinger constitue aussi une référence pour Leibniz qui le cite souvent en association avec Alsted et Keckerman (voir A VI, 4A, 81, 427, 430, 683 ; pour les annotations de Leibniz sur l’ouvrage de Zwinger, voir Aus und zu Theodor Zingers Theatrum Humanae Vitae, 1677-1679 [ ?], A VI, 4B, 1013–1020). Toutefois, l’ouvrage de Zwinger est justement pour Leibniz une référence en matière d’encyclopédies ou d’histoires universelles écrites sans égard pour l’utilité : « […] quelquefois on lira un grand livre d’histoire, savant, bien écrit, propre même au but de l’auteur, et excellent en son genre, mais qui ne contiendra guère d’enseignements utiles, par lesquels je n’entends pas ici de simples moralités, dont le Theatrum vitae humanae et tels autres florilèges sont remplis, mais des adresses et connaissances dont tout le monde ne s’aviserait pas au besoin » (Nouveaux Essais, IV, XVI, § 11, A IV, 6, 471). Leibniz à Nicaise, non daté (1696), GP II, 558.
II. L’HARMONIE PREETABLIE ET LES NATURES PLASTIQUES
UNE DISSECTION DU CHIEN DE BAYLE : LA DERNIERE LETTRE DE LEIBNIZ A BAYLE OU L’ORIGINE DE L’EXPOSE MONADOLOGIQUE* par Arnaud Pelletier (Bruxelles) 1. UNE DISSECTION DU CHIEN DE BAYLE Les échanges suivis entre Pierre Bayle et Leibniz ne commencent véritablement qu’avec l’examen du Système nouveau de la nature et de la communication des substances que Bayle intègre à l’article « Rorarius » dans la première édition du Dictionnaire historique et critique datée de 16971. Le Système nouveau est la première présentation publique de « l’hypothèse des accords », que Leibniz avait d’abord appelée, dans une première version du texte, « hypothèse de la spontanéité », et qu’il va bientôt renommer « hypothèse de l’harmonie ou de la concomitance »2. En introduisant ainsi en français le terme de spontanéité, Leibniz veut caractériser l’activité appétitive des unités réelles prises dans leur universalité – et par conséquent à un niveau ontologique plus fondamental que celui de la liberté et de la volonté des individus auxquelles l’épithète de spontané était traditionnellement associée. On peut en effet brièvement rappeler que spontaneus est un terme du latin tardif qui fut employé pour traduire de manière distincte le concept aristotélicien d’hekousion alors que les premières traductions latines de l’Éthique à Nicomaque, à partir du XIIe siècle, traduisaient indistinctement les termes d’hekousion et de bouleseos par le seul terme de volontaire, voluntarius. Dans ce contexte, l’acte spontané qualifie l’acte d’un agent qui n’est soumis à aucune contrainte, qui perçoit les circonstances de son acte sans en concevoir de fin. En 1695, le terme leibnizien de spontanéi *
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Je remercie M. le Professeur Wenchao Li de m’avoir accueilli au sein de la LeibnizSitftungsprofessur (Université Leibniz d’Hanovre) pour un séjour de recherche en 2012 qui a rendu possible ce travail. Que soient aussi remerciés MM. Siegmund Probst et Stephan Meier-Oeser pour leurs renseignements concernant la datation des manuscrits. Je remercie enfin la Gottfried Wilhelm Leibniz Bibliothek – Niedersächsische Landesbibliothek (GWLB, Hanovre) pour avoir aimablement autorisé la publication des lettres manuscrites de Leibniz retranscrites ici en appendice. DHC, « Rorarius », H, Rotterdam, 1697, t. II, p. 965 : « Un grand Esprit d’Allemagne ayant compris ces difficultez, a fourni des ouvertures qui méritent d’être cultivées ». Système nouveau, GP IV, 485, 476, 494.
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té n’est ainsi pas qu’une simple substantivation du spontané, mais il témoigne d’une réforme du concept de spontané qui ne s’appliquait jusque-là qu’à certaines perceptions des sujets connaissants3. Parmi les éléments de doctrine exposés dans le Système nouveau, ce n’est pas tant la reconnaissance d’entéléchies premières ou d’unités réelles substantielles constitutives de la réalité qui retient l’attention de Bayle, mais certaines difficultés soulevées par l’hypothèse de la spontanéité continue et universelle des âmes. Il illustre ces difficultés par l’exemple bien connu du chien frappé par un bâton alors qu’il est en train de manger : « Il y a dans l’hypothese de Mr. Leibnitz certaines choses qui font de la peine, quoi qu’elles marquent l’étendue et la force de son génie. Il veut, par exemple, que l’ame d’un chien agisse indépendamment des corps, que tout lui naisse de son propre fonds, par une parfaite spontanéité à l’égard d’elle-même, et pourtant avec une parfaite conformité aux choses de dehors… Que ses perceptions internes lui arrivent par sa propre constitution originale, c’est-à-dire représentative (capable d’exprimer les estres hors d’elle par raport à ses organes) qui lui a été donnée dès sa création, et qui fait son caractère individuel. D’où il résulte qu’elle sentiroit la faim et la soif à telle et telle heure quand même il n’y auroit aucun corps dans l’Univers ; quand même il n’existeroit rien que Dieu et elle. […] Je ne saurois comprendre l’enchaînement d’actions internes et spontanées, qui feroit que l’ame d’un chien sentiroit de la douleur immediatement apres avoir senti de la joye, quand même elle [l’âme] seroit seule dans l’Univers. Je comprends pourquoi un chien passe immediatement du plaisir à la douleur, lors qu’étant bien affamé, et mangeant du pain, on lui donne subitement un coup de bâton ; mais que son ame soit construite de telle sorte, qu’au moment qu’il est frapé il sentiroit de la douleur, quand même on ne le fraperoit pas ; quand même il continueroit de manger du pain sans trouble ni empechement, c’est ce que je ne saurois comprendre. Je trouve aussi fort incompatible la spontaneité de cette âme avec les sentimens de douleur, et en général avec toutes les perceptions qui lui déplaisent »4.
L’exemple de la douleur du chien maltraité révèle ainsi les trois difficultés apparemment impliquées par l’hypothèse leibnizienne de la spontanéité des âmes, à savoir : celle de l’indépendance de l’âme par rapport au corps ; celle de l’enchaînement interne d’une perception à une autre ; et celle de l’origine de la diversité du contenu représentationnel. Puisque l’hypothèse implique que « l’âme d’un chien agisse indépendamment des corps » – que ce soit le corps propre à cette âme ou les corps environnants –, Bayle interprète l’hypothèse leibnizienne comme une véritable dissection du chien. Cette dissection ne consiste pas à couper en deux le corps de l’animal à la manière dont Antoine Arnauld considérait un vers de terre coupé en deux ou à la manière dont Leibniz proposera dans les Essais de 3
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Cf. A. Pelletier : « “C’est donc dans l’entéléchie que la spontanéité se trouve” : l’émergence de la spontanéité chez Leibniz », in H. Breger, J. Herbst et S. Erdner (dir.), Einheit in der Vielheit. VIII. Internationaler Leibniz-Kongress, Hannover, 2006, p. 788–795. DHC (1697), « Rorarius », H, t. II, p. 967.
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Théodicée de sectionner l’âne de Buridan selon un plan mi-parti5. Mais cette dissection consiste à disjoindre l’histoire de l’âme et les événements du corps de telle sorte qu’il n’y ait précisément plus aucune concordance entre les deux séries – ce que Bayle illustre par le scénario invraisemblable du chien ressentant de la douleur sans être frappé, ou encore continuant de manger malgré la douleur. Cette situation de discordance pose immédiatement la seconde difficulté quant à la possibilité d’un appétit pour les perceptions involontaires : « Je trouve aussi fort incompatible la spontaneité de cette âme avec les sentimens de douleur, et en général avec toutes les perceptions qui lui déplaisent ». Si l’on peut comprendre qu’un chien affamé ait de l’appétit pour la viande, il est incompréhensible pour Bayle qu’il y ait un appétit pour la douleur d’une part, et que celui-ci provienne des perceptions antécédentes d’autre part6. Enfin, en généralisant le cas des perceptions involontaires, il semble difficile d’expliquer comment l’infinie diversité du contenu représentationnel puisse trouver son principe dans l’âme seule – et non pas, par exemple, dans l’infinité de Dieu ou dans l’infinité des choses externes : « Comme il suppose avec beaucoup de raison que toutes les ames sont simples et indivisibles, on ne sauroit comprendre qu’elles puissent être comparées à une pendule ; c’est-àdire que par leur constitution originale, elles puissent diversifier leurs operations, en se servant de l’activité spontanée qu’elle recevroient de leur createur »7.
Il est remarquable que les trois objections de Bayle se méprennent complètement sur le sens de la spontanéité, tout en soulevant, malgré tout, une difficulté que Leibniz va juger des plus pertinentes. En effet, Bayle comprend la spontanéité selon le sens reçu, pré-leibnizien, du spontané, c’est-à-dire comme une détermination propre à agir qui trouve son principe dans une volonté libre ou, en un sens minimal, dans une absence de contrainte externe – ainsi qu’il l’écrit encore dans la seconde édition du Dictionnaire8. L’acte spontané implique, selon Bayle, la perception distincte ou la connaissance des circonstances de l’acte – conformément au sens de l’hekousion aristotélicien : ainsi cela s’applique-t-il à l’exemple du chien qu’il introduit dès la remarque B de l’article « Rorarius », c’est-à-dire au chien qui, ayant déjà été battu une fois au moment de manger, s’en souvient, compare les 5 6
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Arnauld à Leibniz (4 mars 1687), A II, 2, 154 ; Essais de Théodicée, I, 49, GP VI, 129. Cf. DHC (1697), « Rorarius », H, p. 967 : « La vertu interne et active communiquée aux formes des corps conoît-elle la suite d’actions qu’elle doit produire ? Nullement, car nous savons par ignorance que nous ignorons si dans une heure nous aurons telles ou telles perceptions ». Ibid. Ibid., H, seconde édition, Rotterdam, 1702, t. III, p. 2605 : « Si la liberté ne consiste que dans l’exemption de contrainte et dans une spontanéité qui soit précédée du discernement des objets, n’est-il pas absurde de nier que les animaux soient libres ? ».
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situations et s’abstient finalement de viande au terme d’un « véritable raisonnement »9. Leibniz, cependant, n’a pas limité la spontanéité aux perceptions distinctes et n’a pas supposé que l’âme n’était qu’une succession de perceptions distinctes. Il relève cette méprise sur le sens du spontané, qui rend caduques les deux premières objections de Bayle, dans son Éclaircissement des difficultés que M. Bayle a trouvées paru en 169810. Cependant, Bayle a par ailleurs indiqué qu’une difficulté surgissait, indépendamment de l’hypothèse selon lui invraisemblable de la spontanéité, à savoir la difficulté de rendre compte par la seule nature représentative de l’âme de l’infinité des changements perceptifs, laquelle infinité ne saurait être qu’imparfaitement exprimée par la comparaison avec une pendule. Autrement dit : même sans considérer la qualité des perceptions prises individuellement, la diversité même du contenu représentationnel semble empêcher d’en reconnaître l’âme pour seul principe. Leibniz y voit la juste formulation du problème du passage de la joie à la douleur : « Dans une substance unique [écrit Bayle], où trouverés vous la cause du changement ? Je trouve [poursuit Leibniz] que cette objection est digne de Monsieur Bayle, et qu’elle est de celles qui meritent le plus d’estre éclaircies. Mais aussi je crois que si je n’y avois point pourvû d’abord, mon systeme ne meriteroit pas d’estre examiné »11. Cette difficulté de Bayle, et l’insistance avec laquelle il va exiger d’établir l’activité spontanée des âmes autrement que comme une simple hypothèse métaphysique servant à sauver les phénomènes, va constituer une ligne continue de ses échanges avec Leibniz. Ce dernier va opposer deux réponses successives. D’abord, dans les échanges effectifs avec Bayle (jusqu’en août 1702), il va s’appuyer sur une analyse du contenu représentationnel et introduire la distinction entre perception et aperception (§ 2). Nous la désignons comme Réponse A. Ensuite, dans ses notes personnelles, en partie inédites, il va s’appuyer, à un niveau argumentatif plus fondamental, sur une justification de la nature représentative des âmes à partir de la thèse monadologique (§ 3) : pourquoi les substances simples doivent-elles être de nature perceptive ? Nous la désignons comme Réponse B et nous envisagerons ensuite non seulement l’originalité de cette réponse, telle qu’elle émerge dans la dernière lettre de Leibniz à Bayle (§4), mais aussi la manière dont elle constitue une étape décisive dans la formulation de l’exposé monadologique (§ 5) dont le point final sera donné par le paragraphe 16 de la Monadologie : « Tous ceux qui reconnaissent que l’âme est une substance simple, doivent reconnaître cette multi-
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DHC (1697), « Rorarius », B, t. II, p. 956. Éclaircissement des difficultés que M. Bayle a trouvées dans le système nouveau de l’union de l’âme et du corps, GP IV, 519. Éclaircissement, GP IV, 522.
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tude dans la Monade ; et Monsieur Bayle ne devait point y trouver de la difficulté, comme il a fait dans son Dictionnaire article Rorarius »12. 2. LE PROBLEME DU CHANGEMENT PERCEPTIF DANS LES PREMIERS ECHANGES AUTOUR DU SYSTEME NOUVEAU La question du changement perceptif, qui n’est que l’une des difficultés abordées dans les échanges, pose deux problèmes majeurs : celui du contenu représentationnel des âmes et celui de la nature spontanément représentative des âmes. Dans l’Éclaircissement publié dans l’Histoire des ouvrages des Sçavans de juillet 1698, Leibniz considère que l’analyse du premier explicite du même coup le second. Il se contente ainsi d’écarter le malentendu de Bayle sur le caractère distinct de toute perception – malentendu selon lequel « l’âme du chien » ne renverrait qu’aux seules perceptions distinctes : « Je réponds que [mon âme] ne connaît pas distinctement [les perceptions qu’elle aura dans une heure] mais qu’elle les sent confusément ».13 Cette ambiguïté étant levée, il rappelle l’hypothèse de la nature spontanée de l’âme, selon laquelle « chaque perception précédente a de l’influence sur les suivantes, conformément à une loi d’ordre », ce que d’ailleurs, ajoute-t-il par un argument d’autorité, « la plupart des philosophes depuis plusieurs siècles, qui donnent des pensées aux âmes et aux anges, […] admettent »14. Le point qui reste aveugle dans cette discussion, parce qu’il n’est pas explicité par Leibniz, concerne l’articulation entre la reconnaissance d’une action spontanée de l’âme d’une part et la spontanéité de toutes les perceptions de l’âme d’autre part. Bref, comment justifier que la spontanéité « n’est qu’une conséquence de la nature représentative de l’âme »15 ? Cette justification fait défaut dans la réponse de Leibniz, mais renvoie à un argument courant que l’on peut restituer, à savoir celui de la continuité du changement perceptif16 : si l’on concède, comme Bayle, qu’il peut y avoir des perceptions spontanées distinctes dans l’âme, alors il faut concéder qu’il y a toujours eu des perceptions spontanées, fussent-elles infiniment confuses, c’est-à-dire des tendances ou des appétits internes à partir desquels ces actions internes distinctes ont pu s’élaborer – de la même manière qu’un corps ne se met pas en mouvement à partir d’un état de repos absolu. 12 13 14 15 16
Monadologie, GP VI, 609. GP IV, 521. GP IV, 522 et 523. GP IV, 523. Rappelons que la lettre sur le principe de continuité de juillet 1687 fit l’objet des premiers échanges entre Leibniz et Bayle (GP III, 39 et 51–55).
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Bayle, ne disposant pas de cet argument, ne peut voir dans l’énoncé de la nature spontanément représentative de l’âme qu’une pétition de principe qui n’explique en rien la cause effective du changement perceptif. Cela reste, pour reprendre les expressions mêmes du Système nouveau, « une hypothèse très possible » ou tout à fait « recommandable »17 – mais cela n’exclut pas apodictiquement la possibilité de causes non internes du changement perceptif. C’est la raison pour laquelle il ne souscrit pas, dans les nouvelles remarques contenues dans la seconde édition du Dictionnaire18, aux éclaircissements de Leibniz relativement à la distinction des perceptions confuses et distinctes d’une part, et relativement à la nature spontanée de l’âme d’autre part. Concernant le premier point, il écrit : « Il est évident à quiconque sçait juger des choses (sic !), que toute substance qui a quelque sentiment, sçait qu’elle sent, & il ne seroit pas plus absurde de soutenir que l’ame de l’homme conoît actuellement un objet sans conoître qu’elle le conoît, qu’il est absurde de dire que l’ame d’un chien voit un oiseau, sans voir qu’elle le voit »19.
Concernant le second point, il lui semble incompatible qu’une infinité de substances spontanées puisse agir sans quelque interaction : « [Leibniz] veut que l’action de chaque principe soit spontanée. Or cela doit varier à l’infini leurs effects, et les troubler ; car le choc des corps voisins doit mêler quelque contrainte à la spontanéité naturelle de chacun »20.
Il va sans dire que Bayle refuse le sens leibnizien de la spontanéité – qu’il continue de comprendre comme une absence de contrainte jointe à une connaissance des circonstances21. Ce refus n’est plus la suite d’un contresens de lecture, comme dans la première édition du Dictionnaire, mais d’une objection de méthode : Leibniz n’établit l’activité spontanée des substances que comme une possibilité logique, mais ne décrit pas, de manière naturaliste, les instruments dont l’âme dispose pour exécuter les lois de son développement22. Les divergences exprimées semblent mener les échanges à une impasse ou à un rendez-vous manqué. Dans ses notes de lecture tout comme dans la réponse circonstanciée qu’il envoie à Bayle le 19 août 1702, Leibniz va certes détailler davantage l’infinité constitutive du contenu représentationnel. Il in-
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GP IV, 485–486. DHC (1702), t. III, p. 2599–2612. C’est surtout dans la deuxième partie (p. 2610 sq.) que Bayle prend en compte la réplique de Leibniz. Ibid., E, p. 2601. Ibid., L, p. 2611. Ibid., F, p. 2605. Ibid., L, p. 2612 : « Mr. Leibniz veut que l’ame execute [les lois] elle même. C’est ce qui me paroit impossible, l’âme n’aiant pas les instrumens qu’il faudroit qu’elle eût pour une semblable excecution ».
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troduit dans ses notes pour la première fois le concept d’ « apperception »23 – qui ne reçoit pas encore sa détermination définitive – mais il ne fait que déplacer le point de vue : plutôt que d’insister sur la différence de qualité des perceptions, il rappelle que leur contenu les rapporte, prises ensemble, à la totalité de l’univers – c’est-à-dire à la raison de la totalité des changements des choses dans l’univers. Ce dernier énoncé devait, comme tel, rester incompréhensible pour Bayle, et en tout état de cause ne pas répondre à sa critique : Bayle demande la cause des changements perceptifs dans l’âme ; Leibniz répond en indiquant la raison de ces changements de sorte que le caractère naturellement spontané de l’âme n’est, du point de vue de Bayle, toujours pas établi, mais simplement postulé par Leibniz24. L’insistance de Bayle à refuser les raisons invoquées met en évidence un manque dans la Réponse A de Leibniz, savoir : le défaut de justification de la nature spontanément représentative des âmes auquel l’argument de la continuité du contenu représentatif ne saurait réellement pourvoir selon Bayle. Ce faisant, Bayle se révèle être un lecteur attentif du Système nouveau puisque le caractère représentatif des « vraies unités » était en effet d’abord établi par analogie puis simplement affirmé par Leibniz25. La difficulté soulevée par Bayle – « qui est de celles qui meritent le plus d’estre éclaircies » – va conduire Leibniz à justifier autrement que par analogie la nature représentative des âmes et va par conséquent le conduire à se distancer de l’exposé du Système nouveau de la nature. 3. LA JUSTIFICATION DE LA NATURE SPONTANEMENT REPRESENTATIVE DES AMES DANS LA LETTRE DE LEIBNIZ A BAYLE Après l’envoi des remarques de Leibniz sur la seconde édition de l’article « Rorarius », jointes à la lettre du 19 août 1702, Bayle rédige ce qui semble être une dernière lettre dans laquelle il réitère ses toutes premières objections à 23 24 25
Extrait du Dictionnaire de Mr. Bayle article Rorarius p. 2599 sqq. de l’edition de 1702 avec mes remarques, GP IV, 532. Leibniz décrit encore la nature représentative des âmes en termes de constitution (GP IV, 531), décret divin (548) ou de lois (549). Cf. Système nouveau : « Je trouvais que la nature [des points réels et animés] consiste dans la force, et que de cela s’ensuit quelque chose d’analogique au sentiment et à l’appétit ; et qu’ainsi il falloit les concevoir à l’imitation de la notion que nous avons des ames » (GP IV, 479) ; « Par le moyen de l’ame, il y a une veritable unité qui répond à ce qu’on appelle moy en nous » (GP IV, 482) ; « [Ces points] ont quelque chose de vital et une espece de perception » (GP IV, 483) ; « Cette nature de l’ame estant representative de l’univers d’une maniere tres exacte, la suite des representations que l’ame se produit, répondra naturellement à la suite des changements de l’univers même » (GP IV, 485).
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propos de la nature de l’âme, et témoignant ainsi que la difficulté n’a pas encore été levée : « On ne peut, ce me semble, bien combattre la possibilité de votre hypothese, pendant que l’on ne connoit pas distinctement le fond substantiel de l’ame, et la maniere dont elle se peut transformer d’une pensée à une autre. Et peut etre que si l’on connoissoit tres distinctement cela, on verroit que rien n’est plus possible que votre hypothese »26.
Le doute formulé par Bayle suscite chez Leibniz quatre versions d’une réponse possible, qui sont toutes corrigées et témoignent ainsi de cinq strates successives de rédaction et, par conséquent, du grand soin que Leibniz voulait donner à ce nouvel éclaircissement. Gerhardt a publié les deux versions les plus détaillées au titre de la lettre X de la correspondance, dont aucune n’a été envoyée à Bayle27. En effet, Leibniz écrit dans la première qu’il n’a pas encore lu le livre De la connaissance de soi-même du Père François Lamy (Paris, 1694 ; seconde édition 1700), que Bayle mentionnait dans ses remarques28. Et dans la seconde, que Gerhardt publie en appendice, Leibniz indique qu’il a reçu entre-temps un extrait de ce même livre, mais aussi qu’il se ravise de reprendre l’argumentation qu’il avait rédigée dans une première lettre et dont on comprend ainsi qu’elle n’a pas été envoyée : « S’il ne vous reste de la difficulté que sur le progres spontané des pensées principalement, je ne desespere point qu’elle pourra cesser un jour ; et j’avois même déjà écrit une lettre pour y contribuer : mais je me ravise et j’en retranche icy tous ces raisonnemens, car peutestre n’en n’avés-vous pas besoin, Monsieur, peutestre aussi que quelque autre chose que ce que vous avés marqué vous empeche d’entrer entierement dans mon sentiment »29.
Leibniz renonce ainsi à tout éclaircissement supplémentaire – et, finalement, n’envoie même pas cette réponse, ainsi qu’il le note en haut du brouillon30. Quelle était l’argumentation initiale de Leibniz ? Et pour quelle raison renonce-t-il à sa réponse, soupçonnant que Bayle rencontre une difficulté plus profonde que celle du « progrès spontané des âmes » ? La consultation des manuscrits de la correspondance conservée à Hanovre permet de restituer la chronologie des brouillons et des arguments successive 26 27 28 29 30
Bayle à Leibniz (3 octobre 1702), GP III, 65. GP III, 65–72. GP III, 67. GP III, 70. Lbr 40, f. 16 : « Nicht abgangen » (cf. GP III, 69 n.). Lorsque Leibniz confie à Des Maizeaux, dans sa lettre du 21 août 1716, que Bayle n’a pas répondu à sa « dernière Réponse » (GP III, 26 n.), il ne faut pas comprendre que Bayle n’a pas répondu à cette dernière lettre de Leibniz, qu’il n’a jamais reçue, mais il faut entendre que Bayle n’a pas donné suite à la « Réponse aux reflexions contenues dans la seconde Edition du Dictionnaire Critique de Bayle » (GP III, 554 sq.) et que Des Maizeaux s’apprête enfin à publier (Histoire critique de la République des Lettres, t. XI, 1716).
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ment employés31. On trouve ainsi dans le fascicule 40, quatre manuscrits commençant par les mots « Monsieur, j’ay receu l’honneur de vostre lettre, mais mon ecrit est resté chez M. Bernouilli » : – L1 : une très courte réponse, fortement annotée, et portant la mention « Berlin 6 Nov. 1702 » non publiée par Gerhardt (LBr 40, f. 32–33) ; – L2 : une reprise détaillée et annotée de celle-ci, publiée comme première version par Gerhardt (LBr 40, f. 34–35 = GP III, 65–69) ; – L3 : un petit folio recto verso daté du « 5 Xbre. 1702 », mentionnant cette fois-ci la lecture du livre du Père Lami, ne reprenant pas les termes du deuxième brouillon, ne comportant qu’une seule correction et non publié par Gerhardt (LBr 40, f. 7)32 ; – L4 : enfin, un folio détaillé, non daté, reprenant la correction mentionnée dans la version précédente et publié comme deuxième version par Gerhardt (LBr 40, f. 16–17 = GP III, 69–72)33. Ces éléments permettent déjà d’indiquer que les deux versions les plus rédigées, publiées par Gerhardt, diffèrent quant à leur composition : de manière assez usuelle, la deuxième ajoute des compléments à un premier brouillon ; de manière moins courante, la quatrième retranche des raisonnements formulés dans les versions précédentes. Reprenons ces différentes versions. a. Les deux niveaux argumentatifs de la première version La comparaison des deux strates de rédaction de la première version L1 met clairement en lumière le point que Leibniz va développer d’une strate à l’autre et d’une version à l’autre – et dont il soupçonne que Bayle aura quelque empêchement à le concevoir. Dans la première strate en effet, pour toute exposition demandée du « fond substantiel de l’âme », Leibniz affirme simplement qu’il « doit y avoir une tendence ou bien un progrés spontanée dans toutes les substances »34. Cette affirmation reprend l’argument a posteriori de la Réponse A : si l’âme peut agir spontanément en une occasion, il faut en inférer qu’elle agit spontanément 31 32
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Au moment de préparer cette étude, ces manuscrits étaient déposés à la LeibnizForschungsstelle de Münster. Les notes de lecture de Leibniz sur le livre de François Lamy (LH IV, 2, 3, f. 34–37 et f. 38–61 = GP IV, 577–590), datées du 30 novembre 1702, et par conséquent entre le 6 novembre et le 5 décembre 1702, viennent par ailleurs confirmer cette chronologie. On ne peut exclure que la correction en (3) n’ait été apportée après la rédaction du deuxième brouillon de la deuxième version (4). Les versions inédites (1) et (3) sont publiées en appendice. LBr 40, f. 32v : « S’il ne vous reste de la difficulté que [32v] sur la possibilité du progrés spontanée des pensées ; je ne desespererois point qu’elle pourra cesser un jour : puisqu’il doit y avoir une tendence ou bien un progrés spontanée dans toutes les substances et puisqu’on sait d’ailleurs ce me semble que l’ame a cette spontaneité en quelques occasions, l’hypothese qu’elle en a encor d’autres est d’autant plus possible ».
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en toute occasion, c’est-à-dire sans occasion, par une tendance préexistante35, faute de laquelle il serait difficile de concevoir l’émergence d’une pensée spontanée. Leibniz donne cependant une extension plus large à l’argument : le progrès spontané ne caractérise pas seulement « le fond substantiel » de l’âme – c’est-à-dire des âmes animales dont il est explicitement question jusqu’ici – mais bien « toutes les substances ». Cette précision n’a pas de suite dans le contexte immédiat de la justification de la spontanéité des âmes, à tel point que ce changement d’extension ontologique aurait pu échapper à Bayle. On en trouve cependant un écho dans la deuxième partie de la lettre où Leibniz commente l’objection de De Volder selon laquelle on pourrait concevoir la matière sans unités substantielles : « Mais alors il y auroit des modifications sans aucun sujet substantiel modificable, car ce qui n’est que passif ne sauroit avoir des modifications actives. De plus nous perdrions les unités de substance, sans lesquelles, c’est à dire sans les choses simples, les compositions et resultats ne seroient rien, pour ne point toucher à présent à bien d’autres raisons qui m’ont obligé de tout remplir d’ames et d’entelechies »36.
Il est difficile de penser que Leibniz ne mentionne l’objection de De Volder que comme une autre objection possible, parmi d’autres. En réalité, la question du changement de l’âme renvoie au niveau argumentatif plus fondamental du changement de toutes choses – qui est abordée dans la réponse à De Volder. Plus précisément, c’est l’explication des changements phénoménaux de la matière qui rend doublement nécessaire l’hypothèse des unités substantielles : d’une part, pour rendre compte de la source active des modifications dans « ce qui n’est que passif » ; d’autre part, pour rendre compte de la réalité même des compositions de la matière. Ou encore : les changements des composés impliquent de poser à la fois une raison des changements et une raison des composés – qui constituent ainsi deux raisons parmi « bien d’autres […] qui m’ont obligé de tout remplir d’ames et d’entelechies ». La différence entre les deux niveaux argumentatifs – celui des âmes animales et celui des « choses simples » que Leibniz n’a pas encore nommées « monades » dans ces échanges – est développée dans la seconde strate de la première version. Les ajouts de la seconde strate consistent essentiellement à indiquer que tout changement – que l’on se place au niveau des perceptions de l’âme ou des choses de la nature – doit être ultimement rapporté à une spontanéité ou à une source interne du changement. L’argument se présente sous la forme d’une analyse conceptuelle : « S’il ne vous reste de la difficulté, Monsieur, que sur le progrès spontané des pensées principalement, je ne desespererois point qu’elle pourra cesser un jour, puisque tout ce 35
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LBr 40 f. 32v et GP III, 66 : « Et puisque l’on fait d’ailleurs, ce me semble, que l’ame a cette spontanéité en quelques occasions, l’hypothese, qu’elle en a encor en d’autres, est d’autant plus possible ». LBr 40, f. 33v.
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qui est en action est dans un estat de passage ou de suite, et je ne connois rien dans la Nature qui ne le soit. Sans cela d’où viendroit le changement ? »37.
La justification de la spontanéité du changement diffère dans les deux niveaux. Du point de vue du changement des pensées, Leibniz reprend l’argument a posteriori déjà mentionné. Du point de vue du changement des choses, la justification de la spontanéité nécessite d’expliciter la thèse monadologique et son corollaire – à savoir, « s’il n’y avoit point de changement dans les substances simples, il n’y en auroit point dans les composés » – afin d’en inférer une spontanéité semblable à celle des âmes : « D’ailleurs il faut des estres simples, autrement il n’y auroit point des estres composés ou estres par aggregation, lesquels sont plustot des phenomenes que des substances et existent plustot νόµω que φύσει comme disoit Democrite. Donc s’il n’y avoit point de changement dans les substances simples, il n’y en auroit point dans les composés. Et les changemens dans les choses simples sont d’un meme genre avec la pensée »38.
Le texte n’explicite pas ici pour quelle raison les deux types de changement sont d’un même genre39, de sorte que la spontanéité des simples semble être conclue par analogie avec la spontanéité de l’ego, selon la voie qui était déjà empruntée dans le Système nouveau. Autrement dit, dans le contexte immédiat de la réponse à Bayle, Leibniz suppose que la nature représentative des âmes est donnée, et il se contente d’en justifier la spontanéité. Mais l’ensemble des remarques ajoutées concernant le niveau ontologique des choses simples mène progressivement à un autre enjeu : celui de justifier non seulement la spontanéité, mais aussi la nature représentative des âmes même. b. Vers la justification de la nature expressive de l’âme dans la deuxième version Le passage précédemment cité est réécrit dans la deuxième version de la manière suivante : « Et s’il n’y avoit point de changemens dans les choses simples, il n’y en auroit point dans les composées non plus, dont toute la realité ne consiste que dans celles des choses simples. Or les changemens internes dans les choses simples sont d’un même genre [avec la pensee] avec ce que nous concevons dans la pensée, et on peut dire, qu’en general la perception est l’expression de la multitude dans l’unité [comme on peut dire que l’ame 37 38 39
Ibid. Ibid. Notons le déplacement de perspective opéré dans ce passage : après avoir rappelé, contre Toland, que la matière et la pensée sont « d’un tout autre genre » – de sorte que les « changements de lieu et de concours des corps avec un autre » ne sauraient rendre raison des changements de la pensée (ibid.) – Leibniz ajoute alors que, à un niveau ontologique plus fondamental, les changements dans les simples sont bien d’un même genre avec la pensée.
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est un miroir vivant de ce qui est au dehors. L’affinité de cette matiere avec celle que nous avons traitée m’a fait joindre l’une avec l’autre ; plustost en poursuivant ce qui me vient en l’esprit en écrivant que pour croire que vous avés besoin de cet eclaircissement] »40.
Le texte semble peu différent de la version initiale et énonce même – dans le passage certes raturé – que le rapport des deux niveaux ontologiques, ajouté comme au fil de la plume, n’est donné que par une affinité de la matière. Mais il s’agit bien d’un troisième complément argumentatif décisif, tout comme l’étaient les remarques sur De Volder et Toland. En effet, après avoir établi que la réalité des composés nécessite de poser la réalité des simples (thèse monadologique dans la première strate de la première version, en réponse à De Volder, LBr 40 f. 33v) ; après avoir ajouté que les changements dans les composés supposent des changements dans les simples (corollaire de la thèse monadologique dans la seconde strate de la première version, en réponse à Toland, ibid.) ; Leibniz en tire maintenant la conclusion quant à la nature des simples : elles doivent enfermer un rapport de la multitude (des changements) dans l’unité, lequel est caractérisé, à un niveau ontologique universel, ou « en général », de perception. Autrement dit, c’est l’existence des modifications internes dans les simples qui permet de conclure à la nature perceptive des simples. Cette voie déductive, que l’on peut appeler monadologique, ne se confond pas avec la voie analogique : dans cette dernière, la nature représentative de l’âme est donnée et permet de conclure par analogie à l’unité et à la nature perceptive des simples ; au contraire, dans la voie déductive, la nature perceptive des simples est conclue des changements internes des choses simples – de sorte que la nature représentative des âmes n’en est plus qu’un cas particulier (« comme on peut dire que l’ame est un miroir vivant de ce qui est au dehors »). Seule la voie déductive permet d’établir que les changements internes des simples et les changements des pensées ne sont pas seulement analogues, mais bien « d’un même genre ». L’étude génétique du manuscrit révèle ainsi comment une réponse complète à la difficulté de Pierre Bayle nécessite d’articuler successivement différents énoncés à la thèse monadologique, de sorte que la spontanéité des âmes dont Bayle parle se trouve ultimement fondée sur la thèse monadologique, selon l’exposé suivant : (1) il faut poser la réalité des choses simples puisqu’il y a des composés (thèse monadologique) ; (2) il faut poser des modifications internes des choses simples puisqu’il y a des changements dans les composés (thèse du changement monadique) ; (3) il faut donc poser que toutes les choses simples ont en elles-mêmes le principe de leur changement et on dit qu’elles perçoivent en tant qu’elles en 40
LBr 40, f. 35v. Les passages entre crochets [ ], rayés par Leibniz, ne sont pas repris en GP III, 69.
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ferment un rapport de multiplicité dans l’unité (thèse de la perception monadique) ; (4) l’âme du chien de Bayle – comme toutes les âmes – a une nature spontanément représentative (thèse de la nature spontanément représentative des âmes). L’exposé permet ainsi d’expliciter la raison pour laquelle il n’y a plus de sens à opposer, comme Bayle le fait, des principes de changement internes aux âmes à des principes externes : en effet, tous les changements, y compris les changements phénoménaux des choses de la nature, résultent ultimement des modifications des âmes ou substances simples ou unités réelles. Les « choses simples » sont non seulement les principes de leurs propres changements perceptifs, mais aussi, selon une deuxième fonction, les principes des changements des choses qu’elles constituent, et sont par conséquent au principe de tous les changements phénoménaux. Si l’on néglige ce dernier aspect, on peut toujours maintenir un principe de changement en dehors des âmes mêmes, et par conséquent refuser que l’infinie diversité du contenu représentationnel ait son principe dans les substances simples seules. On peut donc conclure que Leibniz ménage deux réponses à Bayle : la première (Réponse A) consiste à partir du fait de la nature représentative de l’âme et à en conclure a posteriori la spontanéité continue de l’âme ; la seconde (Réponse B) consiste à justifier la nature représentative des âmes par l’exposé monadologique, lequel permet d’écarter explicitement la possibilité de principes de changement qui soient externes aux âmes. Autrement dit, on ne peut véritablement exposer le fond substantiel de l’âme sans repartir de son fondement monadologique. C’est qu’il y a en effet plus qu’une simple affinité de matière entre les deux niveaux puisque le niveau monadologique « sert à donner plus de clarté à l’autre » (LBr 40 f. 35v). Leibniz va pourtant renoncer à l’exposition complète de la réponse dans les deux dernières versions de la lettre. c. Les retranchements des troisième et quatrième versions Le brouillon inédit de la troisième version présente des formules très condensées qui auraient dû rester peu compréhensibles à Bayle. Il est vrai que Leibniz commence par y évoquer la nécessité de principes internes de changement dans la nature, mais sans expliciter en quel sens cela écarte la possibilité de principes externes de changement dans les pensées : « S’il ne vous reste de la difficulté que sur le progrés spontanée des pensees, je ne desespere point qu’elle pourra cesser un jour si ce n’est qu’il y a peut estre encor quelque autre chose que ce que vous aves marqué qui vous en empeche. Il faut bien qu’il y ait un principe des changemens dans la nature & comme une substance bornée simple ne sauroit donner ny recevoir des influences, on ne le sauroit deriver en elle que de dieu & d’elle, et si elle n’a aucune puissance pour agir, je ne say ce qui luy restera, outre qu’il me paroist
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certain que tout estat present doit envelopper les estats passes et avenir, et cela me suffit, quoyque Dieu produise continuellement toutes les realités des choses »41.
La mention des changements dans la nature et des substances bornées simples renvoie clairement au second niveau argumentatif. On mesure ici la distance qui sépare la première version, qui commençait par justifier la spontanéité des pensées par la loi universelle de continuité, de cette troisième version qui rapporte – sans le justifier pleinement – la spontanéité à la simplicité des substances et qui identifie donc celles-ci aux principes de tous les changements naturels. C’est, de nouveau, la distance entre les âmes animales de Bayle et les « âmes ou substances simples » leibniziennes qui sont toutes « bornées » quant à leurs perceptions distinctes. C’est, enfin, la distance entre le constat du changement perpétuel (« Je ne connais rien dans la nature qui ne soit dans un état de passage ») et l’inférence de principes du changement (« Il faut bien qu’il y ait un principe des changements dans la nature »)42. Mais une fois que ces énoncés ont été posés, Leibniz fait étonnamment l’impasse sur la déduction de la nature spontanément perceptive des substances – laquelle suppose pourtant que les substances simples soient des principes de changement. Au contraire, il repart du fait de la nature représentative des âmes, de la proposition que l’âme est une représentation de tout l’univers – ainsi qu’il l’a déjà énoncé dans la lettre du 19 août 1702 –, pour conclure, très en deçà de ce qu’il a déjà établi, que l’âme doive changer puisqu’elle exprime un univers en changement : « Vous dites aussi Monsieur qu’on ne sauroit bien examiner mon hypothese sans connoistre assez distinctement le fonds substantiel de l’Ame et la maniere dont elle se peut transformer. Je ne say s’il y a moyen d’avoir une connoissance plus propre de cela que celle que nous en avons en concevant l’ame comme une concentration de l’univers qui le contient virtuellement à sa maniere a posteriori, avec melange des representations confuses & distinctes, au lieu que Dieu le contient eminemment et a priori, et que tout 43 luy est distinct , et que c’est la maniere de multiplier les estres le plus qu’il est possible & le mieux qu’il est possible, suivant les loix metaphysico-mathematiques d’un ordre exact. Ainsi l’ame estant une représentation de l’univers, il faut bien qu’elle en exprime les changemens c’est à dire qu’elle change aussi, et on ne sauroit nier la possibilité de cette constitution de l’ame, si on accorde celle de Dieu, quoyqu [il est ] cause des changemens sans y estre sujet »44.
Leibniz n’explicite manifestement pas l’articulation de la nature représentative des âmes aux principes de changement dans la nature qu’il a établis auparavant, mais réitère la présentation du Système nouveau45. D’ailleurs, alors que 41 42 43 44 45
Leibniz à Bayle (5 décembre 1702), LBr 40, f. 7r. LBr 40, f. 32v et 7r. Comparer avec la lettre à Sophie de 1700 (GP VII, 556) : « Les ames representent ces choses apres coup ». LBr 40, f. 7r. Nous soulignons. Cf. Système nouveau, GP IV, 485 : « Et cette nature de l’âme étant représentative de l’univers d’une manière très exacte (quoique plus ou moins distincte), la suite des repré-
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l’argumentation concerne bien évidemment les deux plans, il quitte ici le vocabulaire des « substances bornées simples » du paragraphe précédent pour reprendre celui, plus indéterminé et plus ambivalent, des « âmes ». D’un côté ainsi, Leibniz refuse d’entrer dans les détails d’une doctrine qu’il ne juge pas nécessaire pour lever la difficulté soulevée par Bayle et il réitère la solution des échanges précédents, à savoir : « que les perceptions confuses enveloppent tout ce qui est au dehors et renferment des rapports infinis »46 de sorte que l’âme est une concentration ou représentation de l’univers selon un point de vue. D’un autre côté cependant, il indique en passant que la nature expressive des âmes est aussi la manière divine de « multiplier les estres le plus qu’il est possible & le mieux qu’il est possible, suivant les loix metaphysicomathematiques d’un ordre exact », c’est-à-dire selon un ordre le plus conforme à la raison. Cette dernière indication rappelle que la doctrine des âmes animales n’est d’abord qu’un cas particulier de la doctrine de la création de tous les êtres formant le meilleur des mondes possibles. Si Leibniz ne souligne pas davantage cet aspect, c’est qu’il lui semble peut-être plus nécessaire dans ce contexte de souligner que la doctrine de la spontanéité n’interdit pas la création continuée de Dieu, bien qu’elle ne suppose pas son concours spécial – ainsi que l’indiquent les conclusions symétriques des deux paragraphes : « quoyque Dieu produise continuellement toutes les realités des choses » et « quoique Dieu est cause des changemens sans y estre sujet »47. En fin de compte, la troisième version ne fait que réitérer la réponse A – qui conclut à la spontanéité des âmes par l’analyse de leur nature représentative – et écarte l’exposé monadologique complet de la deuxième version. Et Leibniz renonce même à toute réponse au début de la quatrième version, déjà citée : « Je ne desespere point [que votre difficulté] pourra cesser un jour ; et j’avois même ecrit déjà une lettre pour y contribuer : mais je me ravise et j’en retranche icy tous ces raisonnements »48. La lettre en question peut désigner l’une quelconque des versions précédentes : il reste que Leibniz soupçonne Bayle d’une trop grande prévention à l’égard de l’explication monadologique de la spontanéité pour insister davantage. Dans une dernière tentative, Leibniz finit pourtant par ajouter, contrairement à ce qu’il avait annoncé, un dernier
46 47
48
sentations que l’âme se produit répondra naturellement à la suite des changements de l’univers même ». Selon l’expression du document communiqué à Bayle avec la lettre du 19 août 1702 (GP IV, 565). La thèse du concours spécial de Dieu, à savoir que Dieu agit en tout jusque dans les actions des hommes, ou que « Dieu est le seul acteur dont les créatures ne sont que des organes purement passifs » est attribuée à Bayle dans les Essais de Théodicée (§ 3, GP VI, 104). GP III, 70.
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paragraphe qui reprend l’essentiel des énoncés de la troisième version49. On comprend alors que même cette dernière version ne fut jamais envoyée à Bayle : non seulement la composition de la lettre n’était plus cohérente, mais elle ne présentait qu’un certain nombre de points de doctrine sans que l’articulation des uns aux autres ne soit explicitée. C’est pourtant dans la formulation d’un exposé monadologique, progressivement établi dans les deux premières versions de la dernière lettre de Leibniz à Bayle, que semble consister l’originalité propre de cette dernière. 4. L’ORIGINALITE DE LA DERNIERE LETTRE A BAYLE : LA VOIE MONADOLOGIQUE CONTRE LA VOIE ANALOGIQUE Nous considérons que l’originalité de la deuxième version de la lettre étudiée tient dans la justification de la spontanéité des âmes à partir de la thèse monadologique selon l’enchaînement ordonné de quatre énoncés, que nous pouvons décrire ensemble comme la voie ou l’exposé monadologique, à savoir : (1) la thèse monadologique ; (2) la thèse du changement monadique ; (3) la thèse de la perception monadique ; (4) la thèse de la nature spontanément représentative des âmes (et de l’ego en particulier)50. Il s’agit bien d’un enchaînement ordonné : de la thèse monadologique (1) et de la considération du changement des composés suit la thèse du changement monadique (2) ; de celle-ci suit la thèse de la perception monadique (3) – à savoir la thèse d’un principe interne d’activité qui puisse en même temps correspondre à l’expression d’une multitude dans l’unité ; enfin, le corollaire (4) n’est qu’une spécification de la thèse (3) dans le cas des âmes animales. Ceci précisé, l’affirmation d’une quelconque originalité de cet exposé en novembre 1702 doit d’abord affronter l’objection selon laquelle il aurait déjà été formulé par Leibniz bien avant la dernière lettre à Bayle. Cette objection ne peut pas être absolument levée à ce jour en l’absence d’une édition définitive de l’ensemble des manuscrits leibniziens des années 1690. En revanche, il est possible de montrer que cet exposé présente une voie originale qui ne se réduit 49
50
GP III, 72 : « Je ne say s’il est possible d’expliquer mieux la constitution de l’ame qu’en disant 1) que c’est une substance simple, ou bien ce que j’appelle une vraye unité ; 2) que cette unité pourtant est expressive de la multitude, c’est à dire des corps, et qu’elle l’est le mieux qu’il est possible selon son point de veue ou rapport. 3) Et qu’ainsi elle est expressive des phenomenes selon les loix metaphysico-mathematiques de la nature, c’est à dire selon l’ordre le plus conforme à l’intelligence et raison. D’où il s’ensuit enfin 4) que l’ame est une imitation de Dieu le plus qu’il est possible aux creatures, qu’elle est comme luy simple et pourtant infinie aussi, et enveloppe tout par des perceptions confuses, mais qu’à l’egard des distinctes elle est bornée ». Voir l’explicitation des thèses dans la section 3b ci-dessus.
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pas à la voie analogique alors empruntée usuellement par Leibniz pour établir le caractère actif de toute substance. Si l’on s’en tient pour commencer aux deux exposés publics du Système nouveau de l’été 1695 et du De ipsa natura de septembre 1698, on retrouve bien des propositions semblables aux quatre énoncés indiqués51. Toutefois, la reconnaissance du caractère actif (et spontané) de toute substance simple est établie dans ces deux textes par analogie avec l’ego, et ne fait pas l’objet d’une déduction menant d’abord à la spontanéité de toute substance (3) puis à la spontanéité de l’ego (4). Autrement dit, c’est parce que l’expérience de l’ego atteste de la coprésence en lui des caractères d’unité et d’activité qu’ils peuvent ensuite être attribués à la substance simple par analogie. Celle-ci opère différemment dans les deux textes. Dans le Système nouveau, l’analogie entre l’unité de l’ego et l’unité des substances simples permet d’établir une activité des substances simples analogue à celle de l’ego52. Autrement dit, l’unité des simples étant donnée, leur activité est établie par analogie avec l’ego. Dans l’article De ipsa natura, c’est l’activité perceptive de l’ego – en tant qu’elle rend raison de la discernabilité des états perceptifs de la même manière que la force des corps rend raison de la discernabilité des états de la nature – qui rend raisonnable ou convenable (consentaneum) l’attribution d’une telle activité interne à toutes les substances53. Dans les deux cas, l’analogie n’implique pas 51
52
53
Voir pour le Système nouveau : (1) « La multitude ne pouvant avoir sa réalité que des unités véritables qui viennent d’ailleurs » (GP IV, 478) ; (2) « La nature de la substance enveloppe essentiellement un progrès ou un changement » (GP IV, 485) ; (3) « Cette nature de l’âme étant représentative de l’univers d’une manière très exacte » (GP IV, 485) ; (4) « Dieu a créé d’abord l’âme, ou toute autre unité réelle de telle sorte, que tout lui doit naître de son propre fonds, par une parfaite spontanéité à l’égard d’elle-même » (GP IV, 484). Et pour le De ipsa natura : (1) « Supprimez ces unités véritables et réelles : les corps ne seront plus que des êtres par agrégation ou ne seront plus de véritables êtres » (GP IV, 511) ; (2) « Cette dissimilitude ou diversité qualitative est engendrée par les modifications des monades intéressées » (GP IV, 514) ; (4) « Nous-mêmes pouvons faire naître beaucoup de pensées et de volontés et nous possédons la spontanéité » (GP IV, 510). Système nouveau, GP IV, 478–479 : « Donc pour trouver ces unités réelles, je fus contraint de recourir à un atome formel, puisqu’un être matériel ne saurait être en même temps matériel et parfaitement indivisible, ou doué d’une véritable unité. Il fallut donc rappeler et comme réhabiliter les formes substantielles, si décriées aujourd’hui, mais d’une manière qui les rendît intelligibles et qui séparât l’usage qu’on en doit faire de l’abus qu’on en a fait. Je trouvai donc que leur nature consiste dans la force et que de cela s’ensuit quelque chose d’analogique au sentiment et à l’appétit ; et qu’ainsi il fallait les concevoir à l’imitation de la notion que nous avons des âmes ». De ipsa natura, GP IV, 510 : « Si nous attribuons à notre âme la force inhérente de produire des actions immanentes ou, ce qui revient au même, d’agir de façon immanente, rien n’empêche, et il est même raisonnable de penser (consentaneum est) que la même force est inhérente à d’autres âmes ou formes, ou, si l’on préfère, aux natures des autres substances ».
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de contrainte logique forte, au contraire de la voie monadologique qui déduit tant l’activité interne que le rapport de l’unité à la multiplicité (3) à partir de la thèse monadologique, et par conséquent indépendamment de l’expérience de l’ego. On peut certes penser que l’usage du terme de « perception » pour caractériser, en général, l’expression de la multitude dans l’unité a été retenu par analogie avec le sens courant de la perception des âmes individuelles ; son concept toutefois a été établi sans référence à notre expérience courante de la perception. En somme, l’exposé monadologique, qu’il ne faut pas restreindre à la seule thèse monadologique, s’invente lorsque l’activité des substances simples n’est pas conclue par analogie avec l’ego, mais déduite de la thèse monadologique. Telles sont bien, semble-t-il, les matrices des deux réponses que Leibniz avait conçues à l’intention de Bayle : l’une qui se donne la nature représentative des âmes sans avoir besoin d’exposer leur fondement monadologique ; l’autre qui la déduit de la thèse monadologique. Si l’on se tourne maintenant vers les textes antérieurs à la dernière lettre à Bayle, on pourrait objecter que Leibniz a déjà rapporté le problème du passage spontané du plaisir à la douleur à son fondement monadologique dans la Réponse circonstanciée qu’il joint à sa lettre du 19 août 1702 et qu’il rédige à la suite de ses notes sur la seconde édition de l’article « Rorarius »54. Il n’y avait pourtant d’abord, dans ces notes, rédigées entre mai et août 1702, aucune trace de l’exposé monadologique : Leibniz y réitère simplement les énoncés de la Réponse A selon lesquels « chaque âme est un miroir vivant représentant l’univers », c’est-à-dire que « les âmes auront continuellement des changemens qui représenteront les changemens de l’univers » conformément au decret divin sur « la nature de l’âme »55. En revanche, dans sa Réponse du 19 août 1702, telle que Gerhardt l’a publiée, Leibniz fait cette fois-ci intervenir des éléments de la Réponse B selon la voie monadologique : « , l’expérience interne refute la doctrine Epicureenne : c’est la conscience qui est en nous de ce moy qui s’apperçoit des choses qui se passent dans le corps ; et la perception ne pouvant estre expliquée par les figures et mouvemens, établit l’autre moitié de mon hypothese »56. « »57.
Les deux passages ne développent manifestement pas les quatre énoncés de l’exposé monadologique, mais l’on pourrait quand même objecter qu’ils juxtaposent des éléments relevant des deux voies : d’un côté, l’établissement de substances indivisibles se fonde sur une expérience interne du moi ; d’un autre côté (« en outre »), il y a d’autres principes métaphysiques « qui établissent les Monades dont les composés ne sont que des résultats ». D’un côté encore, la spontanéité de l’âme est justifiée par sa nature expressive de l’univers ; d’un autre côté, « la raison du changement des pensées est la même que celle du changement des choses ». Toutefois, on ne peut identifier ces passages comme le premier lieu d’émergence de l’exposé monadologique, même sous une forme embryonnaire : la consultation des manuscrits conservés à Hanovre indique en effet qu’il s’agit d’ajouts postérieurs que Bayle n’a donc pas pu lire dans la Réponse d’août 1702. Il existe en effet, de nouveau, quatre manuscrits de la Réponse, que l’on peut aisément ordonner chronologiquement par la série de leurs corrections, et qui portent trois titres différents58. Les passages indiqués ci-dessous entre chevrons ont été ajoutés par Leibniz sur les troisième et quatrième manuscrits. Or, le troisième manuscrit – une copie non autographe 56
57 58
Cf. Reponse aux reflexions contenues dans la seconde Edition du Dictionnaire Critique de Mr. Bayle, article Rorarius, sur le systeme de l’Harmonie preétablie, GP IV, 559–560. Le sens des chevrons est expliqué plus bas, note 59. Ibid., GP IV, 562. Le fascicule LH IV, 2, 2a contient quatre dossiers numérotés séparément. Pour les distinguer, nous introduisons une numérotation supplémentaire entre crochets droits avant l’indication des folios. Le premier manuscrit, entièrement autographe, ne porte pas de titre et s’achève à « je seray content s’il trouve que j’ay fait quelque progres dans une si importante recherche » (LH IV, 2, 2a, [1] f. 1-2). Le second manuscrit (LH IV, 2, 2a, [2] f. 1a-8a) porte le titre : « Reponse à ce qu’il y a dans la seconde Edition du dictionnaire critique de M. Bayle, article Rorarius, sur le Systeme de l’Harmonie préetablie ; par l’auteur de ce Systeme ». Il s’agit d’une copie non autographe du précédent, corrigée par Leibniz ([2] f. 1a-7av.), à laquelle il ajoute tout un folio s’achevant par « ont trouvé des figures d’une longueur infinie, égales à des espaces finis » ([2] f. 7a-8a). Le troisième manuscrit est une copie non autographe du précédent, corrigée par Leibniz, qui lui donne le titre de : « Reponse aux reflexions contenues dans la seconde Edition du dictionnaire critique de M. Bayle, article Rorarius, sur le systeme de l’Harmonie prétablie (sic) et qui luy ont été communiquées pour dire son sentiment la dessus dans le supplement de son dictionnaire » (souligné par Leibniz, LH IV, 2, 2a, [3] f. 1–16). Enfin, le quatrième est de nouveau une copie non autographe corrigée par Leibniz : « Reponse aux reflexions contenues dans la seconde Edition du dictionnaire critique de M. Bayle, article Rorarius, sur le Systeme de l’Harmonie preétablie » (LH IV, 2, 2a, [4] f. 1–28).
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légèrement corrigée par Leibniz – est celui que Leibniz identifie comme ayant été envoyé à Bayle : on peut donc raisonnablement supposer que Bayle a reçu la version non corrigée de la troisième version, ou du moins privée des ajouts portés après coup sur les troisième et quatrième manuscrits59. Un autre élément vient par ailleurs renforcer l’hypothèse de corrections tardives dont Bayle n’a pu avoir connaissance. Leibniz a envoyé le texte de sa Réponse à Des Maizeaux en 1711 pour publication, tout en confiant l’avoir modifié à cette fin : « Je vous envoye mon Ecrit, tel à peu près que je l’avois envoyé à Mr. Bayle. Je dis à peu près, car j’ai changé quelque peu de chose en le relisant »60. Il semble de nouveau raisonnable de supposer que les modifications dont il s’agit – rédigées entre novembre 1702 et 1711, et non avant août 1702 – concernent précisément la voie monadologique61. En fin de compte, l’ensemble de ces éléments indique que la dernière lettre de Leibniz à Bayle semble bien être le lieu original d’émergence de l’exposé monadologique. Selon celui-ci, il s’agit de justifier la nature spontanément représentative des âmes en tant que substances simples avant même de considérer leur contenu représentationnel tel qu’il peut être donné par l’expérience interne du moi. Il existe encore un autre document dans le dossier Bayle de Leibniz qui reprend une telle argumentation afin de répondre explicitement au problème baylien du passage de la joie à la douleur. 5. DE LA DIFFICULTE DE BAYLE A L’EXPOSE MONADOLOGIQUE : UN TEXTE MECONNU Le dossier de la correspondance entre Leibniz et Bayle conservé à Hanovre contient encore un grand folio portant l’indication autographe « Bayle et Bauval »62. Ce texte présente une ressemblance frappante avec l’exposé final des 59
60 61
62
Dans les passages cités, a été ajouté à la troisième version ([3] f. 8v) et intégré au texte de la quatrième version par le copiste ([4] f. 7v) – ce qui atteste de l’antériorité de la copie [3] sur la copie [4]. En revanche, est ajouté sur la troisième version ([3] f. 6v) mais ne figure nulle part sur la quatrième ; est ajouté comme tel sur la troisième ([3] f. 6v) et est ajouté et modifié sur la quatrième ([4] f. 3v) ; et ne figurent pas sur la troisième mais sont ajoutés à la quatrième ([4] f. 3v et 7v). Leibniz à Des Maizeaux (8 juillet 1711), in Histoire critique de la République des Lettres, XI, Amsterdam, 1716, p. 74. Le texte est finalement publié en 1716 sous le titre du quatrième manuscrit dans l’Histoire critique de la République des Lettres, XI, 1716, p. 78–115. Il ne s’agit pourtant pas du texte du quatrième manuscrit ! Ainsi, le texte de la p. 96 correspond au texte, corrections comprises, de la troisième version ([3] f. 8v), lequel diffère des corrections et de l’ajout de dans la quatrième version ([4] 7v). À s’en tenir à ce passage, il faut conclure que Des Maizeaux a publié la version [3] corrigée et Gerhardt la version [4] corrigée – ce que confirme d’ailleurs la note en GP IV, 563. LBr 40, f. 23v.
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premiers paragraphes de la Monadologie, et il est d’autant plus remarquable qu’il est relativement ignoré par les commentateurs depuis sa publication par Foucher de Careil en 1854, qui le qualifiait pourtant de « fragment d’une lettre considérable » à l’intention de Bayle ou de Basnage de Beauval63. Le début du texte reprend l’enchaînement des quatre propositions de l’exposé monadologique, que nous signalons entre parenthèses : « (1) Il n’y auroit point de multitude s’il n’y avoit de veritables unites. Or les veritables unités ne doivent point avoir des parties, autrement elles ne seroient que des amas de ces parties, et par conséquent des multitudes et nullement des veritables unités. On peut même dire que les seules unités sont des Estres entierement reels ; puisque les amas ou aggrégés sont formés par la pensée, qui comprend à la fois telles et telles unités ; et toute la réalité des choses ne consiste que dans ces unités. (2) Cela estant puisqu’il y a quelques modifications et quelques changements de modifications dans les choses, il faut que cela resulte des modifications et changemens qui sont dans les unités. Et il faut bien aussi que ces unités contiennent quelque réalité autrement ce seroit des riens. Il faut aussi qu’elles ayent des predicats qui les fasse[nt] differentes les unes des autres, et susceptibles du changemens. Or la variété dans l’unité ou dans l’indivisible est justement ce que nous opposons aux modifications de l’étendue, c’est-à-dire aux figures et mouvemens, et par consequent c’est ce que nous appelons perception (3), et quelques fois pensée, lors qu’il est accompagné de reflexion, de sorte qu’on voit bien que ces Unités ne sont autre chose que ce qu’on appelle ame dans les animaux (4) et principe de vie dans les vivans, et Entelechie primitive dans tous les corps organiques, ou Machines naturelles, qui ont quelque Analogie avec les animaux. […] Et puisqu’on peut tousjours expliquer dans le corps par les loix mecaniques le passage d’une impression à l’autre, il ne faut point s’etonner que l’ame passe aussi d’elle même, en vertu de la nature representative, d’une représentation à l’autre, et par conséquent de la joye à la douleur ; tout comme la situation du corps et de l’univers à l’egard de ce corps le demande. Aussi a-t-il esté bien remarqué par Socrate chez Platon 64 que ce passage ou trajet du plaisir à la douleur est fort petit » .
Indépendamment de la datation qui ne peut être établie avec certitude65, ce document comporte des échos directs aux textes de 1702 que la Monadologie ne comprendra pas : c’est le cas par exemple de la manière dont il écarte ailleurs les voies de l’influence et de l’occasionalisme ou, dans le cas présent, de l’allusion finale au Phédon de Platon concernant, précisément, le passage du
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Foucher de Careil, Lettres et opuscules inédits de Leibnitz, Paris, 1854, p. 16. Le texte est publié p. 187 sq. Ibid., p. 187–189. Le folio comporte un filigrane qui n’a pu être identifié dans les banques de données de l’édition de l’académie des œuvres de Leibniz. Foucher de Careil suppose (p. 187) que cette lettre – s’il s’agit vraiment d’une lettre – devait servir de complément à la fameuse lettre à Sophie sur les unités de novembre 1701, mais rien ne l’atteste.
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plaisir à la douleur66. Au-delà de ces échos, le texte explicite bien l’argument de la réponse B qui conduit, successivement, des choses réelles aux substances simples, des changements des choses aux modifications des simples, et de la considération conjointe de l’unité et de la multitude pour en conclure la nature perceptive, expressive, représentative des simples. Le concept de perception reçoit donc sa détermination d’expression de la multitude dans l’unité, avant même d’être instancié sous la forme des représentations de l’âme humaine. Un tel dispositif a deux traits remarquables. D’une part, la nature représentative des substances simples n’est pas attribuée par analogie avec notre expérience de l’ego. D’autre part, si la spontanéité de l’âme est de nouveau rapportée à la « nature représentative de l’âme », celle-ci n’est pas simplement posée comme une suite d’un décret divin – comme c’est le cas dans les notes sur Bayle67 ou dans les échanges avec ce dernier – mais elle est conclue de la thèse monadologique. Il y a donc ici une matrice argumentative parfaitement identifiable et distincte non seulement de la voie égologique d’accès à la substance, mais aussi de la voie a priori des Principes de la nature et de la grâce, ou de la voie dynamique (empruntée, par exemple, par l’article sur La réforme de la philosophie première ou par la dernière lettre à Sophie de 1700)68, laquelle conclut des changements réels des corps au prédicat de l’activité ou de la force interne, mais non au caractère représentatif des unités. Ce dernier document présente bien évidemment des développements nouveaux par rapport aux réponses de 1702, en particulier l’explicitation de la réalité des unités par la présence de quelques qualités, qui ne peuvent être comprises, dans les unités, comme des modifications de l’étendue et qui ne peuvent par conséquent pas être comprises sur le modèle de l’inhérence aristotélicienne. Cette dernière indication rend la structure de ce texte rigoureusement isomorphe à celle des seize premiers paragraphes de la Monadologie, dont il est, à l’évidence, une des origines69. Par sa composition, ce document atteste explicitement de l’articulation entre l’exposé monadologique – y compris au plus près des formulations de l’exposé de 1714 – et l’anatomie du plaisir et de la douleur, c’est-à-dire de la difficulté Bayle que ce dernier permet, enfin, de lever. Il ne s’agit pas ici d’une reconstruction génétique fictive : c’est Leibniz lui-même qui indique au dos du manuscrit que cette version dévelop 66
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Cf. Réponse aux réflexions, GP IV, 563 : « Au reste, comme Socrate a remarqué dans le Phedon de Platon, parlant d’un homme qui se gratte, souvent du plaisir à la douleur il n’y a qu’un pas, extrema gaudii luctus occupat ». Cf. Platon, Phédon, 60 c : « Après la douleur que la chaîne me causait à la jambe, je sens venir le plaisir qui la suit »; et Philèbe, 46 c sur « les mélanges de peines et de plaisirs ». Cf. Extrait du Dictionnaire, GP IV, 548. GP VII, 552. Pour l’étude globale de ce document, nous renvoyons à notre article à paraître dans les actes du colloque Harmony and Reality in the Philosophy of the Late Leibniz : « Leibniz’s ways to the monads and the origins of the monadological account ».
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pée de l’exposé monadologique concerne directement ses échanges avec « Bayle et Basnage ». 6. CONCLUSION : DU SYSTEME NOUVEAU A LA MONADOLOGIE Au terme de cette étude, il est possible d’affirmer que la difficulté soulevée par Bayle dès la première édition du Dictionnaire historique et critique a joué un rôle constitutif, tant génétiquement que philosophiquement, dans la formulation de l’exposé monadologique. C’est en suivant la question du passage spontané du plaisir à la douleur dans les échanges effectifs avec Bayle, mais aussi dans un certain nombre de notes et de brouillons restés inédits, que l’on peut établir que Leibniz a formulé deux réponses successives à cette question. La première (Réponse A) est un argument a posteriori qui consiste à expliciter la condition de notre activité représentative : celle-ci étant donnée, aucune représentation spontanée – que Bayle accorde en quelque occasion – ne serait possible si l’âme n’enveloppait pas déjà une activité spontanée. Bayle se montre cependant insatisfait de cette solution qui repose sur le fait de la nature spontanément représentative de l’âme. Leibniz formule alors progressivement, dans les différentes strates et versions de la dernière lettre à Bayle, qu’il n’a jamais envoyée, une seconde réponse (Réponse B) qui consiste à justifier la nature représentative des âmes en tant que substances simples : pourquoi les substances simples doivent-elles être de nature perceptive ? Leibniz ne fait pas d’abord intervenir notre expérience de l’ego mais part du fait qu’il y a des composés et que ces composés changent. Cette réponse est constituée par l’enchaînement ordonné de quatre énoncés qui constituent la matrice de ce que nous appelons l’exposé monadologique : ce sont les énoncés de la thèse monadologique (1), de la thèse du changement monadique (2), de la thèse de la perception monadique (3) et de la thèse de la spontanéité représentative des âmes (4). Ces quatre énoncés ne sont pas, séparément, des éléments doctrinaux nouveaux de Leibniz. Mais c’est leur articulation qu’il invente explicitement ici. L’histoire de « l’anatomie du plaisir » est donc en même temps l’histoire de l’exposé monadologique. Lorsque Leibniz, au paragraphe 16 de la Monadologie, fait allusion à la difficulté de l’article Rorarius de Bayle, il indique en réalité l’une des origines philosophiques du début de la Monadologie, même si le lecteur ne peut l’inférer de cette seule allusion. Pour le dire en une formule : en disséquant le chien de Bayle, Leibniz passe de l’exposé du Système nouveau à l’exposé de la Monadologie. Il faut alors sans doute reconnaître à Pierre Bayle un rôle plus déterminant dans l’évolution de la pensée leibnizienne qu’on ne l’accorde habituellement. C’est bien parce que Bayle a d’abord été un lecteur attentif du Système nouveau puis un lecteur rigoureux et insatisfait des premières défenses du Système nouveau
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que Leibniz a été pressé de formuler l’exposé monadologique. On pourrait à ce sujet proposer un parallèle : de même que la lecture perspicace d’Antoine Arnauld avait mis Leibniz sur la voie de l’unité substantielle70, de même la lecture insatisfaite de Pierre Bayle l’aura mis sur la voie de l’exposé monadologique. Le chien de Bayle avait été convoqué à charge contre le Système nouveau. Cela n’avait pas étonné Leibniz, chez qui les chiens parlent beaucoup. On se rappelle en effet que Leibniz a écrit en 1680 une Requête des chiens présentée à « l’agent general de la Cuisinerie de France » par les « Dogues, chiens de S. Hubert, leuuriers, limiers, mâtins, chiens de Boulogne et autres chiens grands et petits »71. On se rappelle aussi, dans un genre moins satirique, que la très sérieuse Histoire de l’Académie des Sciences rapporte que Leibniz aurait vu à Zeizt en Misnie un chien qui, après avoir été mis quelques années à l’école, pouvait prononcer trente mots, parmi lesquels les mots français de thé, café, chocolat et assemblée72. Mais de tous ces chiens, fictifs ou réels, pas un n’a fait autant parler Leibniz lui-même que le chien de Bayle. APPENDICE Deux Versions Inédites de la Dernière Lettre de Leibniz à Bayle (novembre et décembre 1702) Nous transcrivons ci-dessous, avec l’aimable permission de la Gottfried-Wilhelm-Leibniz-Bibliothek (GWLB, Hanovre), les première et troisième versions autographes de la dernière lettre de Leibniz à Bayle (LBr. 40, f. 32–33 et f. 7). Dans la dernière lettre qu’il envoie à Leibniz, le 3 octobre 1702, Bayle se montre insatisfait par la justification leibnizienne de la nature représentative de l’âme, qui n’éclaire ni « son fond substantiel », ni la « manière dont elle se peut transformer d’une pensée à une autre » (GP III, 65). Comme nous l’avons indiqué dans l’article ci-dessus, Leibniz a rédigé quatre réponses successives entre le 6 novembre et le 5 décembre 1702, dont aucune ne fut envoyée : – L1 : une courte réponse, fortement annotée, et portant la mention « Berlin 6 Nov. 1702 » (LBr 40, f. 32–33) ; – L2 : une reprise détaillée et annotée de celle-ci (LBr 40, f. 34–35) ; – L3 : un petit folio recto verso daté du « 5 Xbre. 1702 », ne reprenant pas les termes du deuxième brouillon (LBr 40, f. 7) ; – L4 : enfin, un folio détaillé, non daté (LBr 40, f. 16–17). 70 71 72
Arnauld à Leibniz (4 mars 1687), A II, 2, 153. A I, 3, N. 67. « Lettre de Mr. Leibnitz à Mr L’Abbé de Saint-Pierre sur un chien qui parle », Dutens II, II, 180.
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Ces manuscrits autographes s’ordonnent en deux groupes : la version L1 est la matrice d’une première lettre détaillée L2 ; la version L3 est une seconde matrice qui donne lieu à une seconde lettre détaillée L4. Gerhardt a publié les deux versions détaillées L2 et L4 (GP III, 65–72), en supposant probablement que les étapes préliminaires de la rédaction L1 et L3 n’avaient qu’un intérêt informatif quant aux strates successives d’écriture mais qu’elles n’intervenaient pas dans la compréhension des deux versions longues de cette réponse. Cela est sans doute vrai en ce qui concerne la première matrice puisque Leibniz procède essentiellement par ajout de texte de la version L1 à la version L2. Cela est moins vrai en ce qui concerne la seconde matrice puisque Leibniz soustrait une partie de l’argumentation de L3 et de L2 dans la version finale L4, ainsi qu’il l’indique lui-même dans celle-ci : « J’avois même écrit déjâ une lettre pour [contribuer à lever cette difficulté] : mais je me ravise et j’en retranche icy tous ces raisonnemens » (GP III, 70). Il est donc utile de publier les deux versions préliminaires inédites de la dernière lettre de Leibniz à Bayle : la première L1 a le mérite d’exposer les trois strates de la rédaction de la première matrice ; la deuxième L3 permet d’expliciter la raison pour laquelle Leibniz retranche ses arguments – ce qui rendait du même coup inutile l’envoi de la lettre. Le premier manuscrit L1 étant fortement retravaillé – et présentant ainsi deux strates identifiables de rédaction – il aurait été peu lisible d’indiquer la place des ajouts en note de bas de page, comme il est d’usage. C’est pourquoi le texte de la première strate est imprimé en caractères droits et les ajouts de la deuxième strate sont indiqués en . Pour faciliter la comparaison avec la deuxième version L2, nous avons indiqué en notes de bas de page l’ensemble des modifications (ajouts et suppressions), qui constitue ainsi la troisième strate de rédaction. Les termes entre crochets droits [ ] désignent des termes qui ont été raturés par Leibniz et les termes entre chevrons < > désignent ceux qui ont été ajoutés. Cela vaut en particulier de la version L2 mise en notes de bas de page, qui donne des variantes textuelles non reprises par Gerhardt. Les notes explicatives sont indiquées par des lettres (a, b, etc.) et explicitées à la fin. Première version L1 (LBr. 40, f. 32-33) [32r] A Mons Bayle
Berlin
à Roterdam
6 Novembre 1702
Monsieur,
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J’ay receu l’honneur de vostre lettre, mais mon ecrit est resté chez Monsieur Bernouilli, professeur des Mathematiques à Groningue, pour estre plus a portée, si quelqu’un le vouloit encor voira. Je suis bien aise qu’il ne vous a point déplu : mais j’aurois tort d’en retrancher les endroits qui vous rendent justice, et qui marquent l’obligation qu’on vous a d’avoir contribué à developper cette matiere par vos belles et profondes reflexions. S’il ne vous reste de la difficulté73 que [32v] sur la possibilité du progrés spontanée des pensées74 ; je ne desespererois point qu’elle pourra cesser un jour : < puisque tout ce qui est en action est dans un estat de passage ou de suite, et je ne connois rien dans la nature qui ne le soit. Sans cela d’où viendroit le changement ? Si quelc’un disoit avec certains nouveaux philosophes que Dieu seul agit, il faut qu’il avoue que Dieu au moins est dans un progrés spontanée d’action en action sur les creatures. Ainsi un tel progrés spontanée est quelque chose de possible. Et il faudroit maintenant prouver qu’il n’est possible qu’en Dieu seul, pour refuter mon hypothese75 : mais pourquoy les ames ne pourroient elles pas estre en cela des images de Dieu76 ? Et pour dire la verité, si on leur oste l’action, et par consequent les suites de l’action, ou le passage à d’autres actions, je ne voy pas ce qui leur reste. Mais quand on diroit que Dieu seul agit, ce seroit assez que77 l’âme ou autre substance eût un progrés spontanée à cela prés, c’est a dire en sorte que ce progrés78 ne vienne que de Dieu et d’elle. Et faisant abstraction de ce concours general, pour ne parler que du rapport des creatures entre elles, > il y doit avoir une tendence ou bien un progrés spontanée dans toutes les substances. < C’est cette force ou tendence79 qui a estée si peu considérée et cependant il n’y a presque rien de plus considerable et de plus important que cela dans les principes80 >. Et puisqu’on sait d’ailleurs, ce me semble, que l’ame a cette spontaneité en quelques occasions, l’hypothese qu’elle en a encor en d’autres est d’autant plus possible. < Adjoutés que selon la maxime que j’ay mise dans mon ecrit, le present est tousjours gros de l’avenir, et que chaque substance doit exprimer dès à présent tous ses estats futurs, ce qui est quelque chose de plus qu’une hypothese possible81 >. 73 74 75 76 77 78 79 80 81
La 2e version ajoute ici : [34r] Monsieur. La 2e version ajoute ici : [34r] principalement. La 2e version supprime : [34r] pour refuter mon hypothese. La 2e version corrige : [34r] des imitations de Dieu. La 2e version corrige : [34r] il nous suffiroit à present. La 2e version ajoute : [34r] à cet egard et en ce cas. La 2e version ajoute : [34r] que je ne puis mieux appeler que du nom d’Entéléchie. La 2e version ajoute : [34r] quoyqu’Aristote ne paroisse pas avoir assez bien conçu ou expliqué au moins ce qu’il appelle de ce nom. La 2e version corrige : [34r-v] Mais dans le fonds c’est quelque chose de plus qu’une hypothese aussi bien que la maxime que j’ay mise dans mon écrit que le present est tou-
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Au reste je ne dois point me trop presser pour publier cet ecrit, dont le but n’a esté que de donner de l’eclaircissement à vous, Monsieur, et à d’autres personnes pour en recevoir vice versa. Car je n’ecris pas tant pour paroistre, que [33r] pour approfondir la verité, qu’il est souvent inutile et même dommageable de publier à des profanes82, qui sont incapables d’en juger, et fort capables de la prendre de travers. Monsieur Ancillon le jugeb me dit que vous medités un nouveau volume par maniere d’Appendix de votre grand et beau dictionnaire : tant mieux. Je n’ay pas encor pû voir le livre du P. Lami83 de la connoissance de soy mêmec, et ne say pas meme s’il en a bien ou mal usé à mon egard, ou plustost à l’egard de la verité, c’est à dire s’il a chicané ou s’il a fait paroistre un desir sincere de la trouver, [33v] cependant je presume tousjours le meilleur84. Je ne say, Monsieur, si vous connoissés quelque autre qui ait fait des reflexions sur mon hypothese. Monsieur de Volder en fait des differentes des vostres. Il demande si les simples impetuosités qui sont dans la matiere ne pourroient suffire, sans les entelechies primitivesd. Mais alors il y auroit des modifications sans aucun sujet substantiel modificable, car ce qui n’est que passif ne sauroit avoir des modifications actives85. De plus nous perdrions les unités de substance, sans lesquelles, c’est à dire sans les choses simples, les compositions et resultats ne seroient rien86, pour ne point toucher à présent à bien d’autres raisons qui m’ont obligé de tout remplir d’ames et d’entelechies. Je crois que la crainte malfondée qu’on a eue d’admettre l’indestructibilité des ames non raisonnables, et le peu de connoissance qu’on a eue de l’indestructibilité87 de l’animal
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jours gros de l’avenir, ou que chaque substance doit exprimer dés apresent tous ses estats futurs. La 2e version corrige : [34v] par rapport à des profanes. La 2e version ajoute : [34v] Benedictin. La 2e version ajoute : [34v] Il semble, que vous luy attribués, Monsieur, l’appellation d’Harmonie Preétablie ; j’en suis fort content, et ce n’est qu’à cause de la particularité suivante, que je vous diray, que je l’avois donné moy meme à mon Hypothese, dans un papier que j’avois fait tenir à M. le President Cousin pour son Journal, où je m’estois prevalu du rapport que ce meme Journal avait fait de la premiere edition du livre de ce Pere, et de l’aveu qu’il faisoit que l’union de l’ame et du corps, de la maniere qu’il la soutient avec les nouveaux Cartesiens, est quelque chose de surnaturel. Je m’imagine que ce papier, qui n’a pas esté publié que je sache, aura esté communiqué au Pere Lami, et aura donné occasion à ce qu’il dit sur mon Systeme dans la seconde edition. La 2e version supprime cette phrase [34v]. La 2e version ajoute : [34v] Il y auroit aussi des modifications, sans aucun sujet substantiel modificable ; car ce qui n’est que passif, ne sauroit avoir des modifications actives ; la modification, bien loin d’adjouter quelque perfection, ne pouvant estre qu’une restriction ou limitation variable, et par consequent ne pouvant point exceder la perfection du sujet. La 2e version corrige : [34v] indestructibilité entière.
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ou de la machine même, ou de ce que la mort n’est qu’un enveloppement, a detourné ceux qui sans cela seroient allés auparavant jusqu’à cette doctrine88. 89 < M. Toland 90 va retourner en Hollande e. Il m’a monstré ce qu’il vous a ecrit sur un passage de votre Dictionnaire à l’endroit de Dicearque91 auquel il croit repondre en pretendant que la matiere peut devenir pensante par certaines figures et mouvemens92. Mais j’ay pris la liberté de luy dire que la pensée me paroist estre de tout d’un autre genre93, et quand on auroit les yeux et les organes aussi subtils94 qu’on voudroit pour voir les moindres parties de la structure du corps, je ne vois pas qu’on en seroit plus avancé et qu’on y trouveroit l’origine de la perception aussi bien qu’on la trouve dans un moulin où les parties constitutives de la machine sont visibles95, puisque la difference du moulin et d’une machine plus subtile n’est que du plus ou du moins. Il n’y a rien de plus approchant de la pensée que les images dans un miroir, mais les images corporels quelques qu’ils soyent ne font point naistre de la perception96. La pensee 88
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Le texte de la 2e version s’arrêtait d’abord ici avec la formule d’usage, rayée sur le manuscrit : [34v] Je suis avec beaucoup de zele et d’obligation, Monsieur, vostre tres humble et tres obeissant serviteur, Leibniz. Ce paragraphe final a été ajouté sur le premier folio [32r] – sans doute après que la première partie de la deuxième version [34r-v] ait été mise au point (voir note précédente). La 2e version corrige : [35r] Ce docte Anglois, qui m’avoit apporté vos complimens obligeans. La 2e version ajoute : [35r] qui selon Cicéron nioit que l’ame est une [substance] chose substantielle, et la reduisoit à une temperature ou modification de la matiere ou de la masse etendue, à peu prés comme faisoit quelcun des collocuteurs dans le Phedon de Platon, qui disoit que l’ame est une harmonie. Il me semble qu’Epicure, Hobbes et Spinosa sont dans le meme sentiment. Epicure n’admet qu’un jeu de petits corps. Hobbes reduit tout aux corps, et explique le sentiment par la reaction, comme celle d’un ballon enflé. Et Spinosa veut que l’ame est l’idée du corps, de sorte qu’elle seroit comme la figure ou le corps mathematique est à l’egard du corps physique. C’est ainsi en quelque façon, que les Cartesiens en effect conçoivent l’ame des bestes. Mais ils font bien, de ne luy point donner de perception, ils n’y reconnoissent que la machine. La 2e version corrige depuis auquel il croit ainsi : [35r] Ce savant Anglois semble pretendre aussi, que la matiere peut devenir pensante, comme elle peut devenir ronde, et qu’ainsi certaine organisation, ou bien certaine figure pourroit produire la pensée. La 2e version corrige : [35r] Et cette organisation estant detruite, la pensée cesseroit. Mais j’ay pris la liberté de luy dire, que la pensée paroist estre d’un tout autre genre. La 2e version corrige : [35r] les yeux aussi penetrants. La 2e version corrige : [35r] aussi peu qu’on la trouve maintenant, ou dans une montre ou les parties constitutives de la Machine sont toutes visibles, ou dans un moulin, ou même on peut se promener entre les roues. La 2e version corrige cette phrase ainsi : [35r] On peut concevoir que la machine produise les plus belles choses du monde, mais jamais qu’elle s’en apperçoive. Il n’y a rien de plus approchant de la pensee parmy les choses visibles, que l’image qui est dans un miroir, et les traces dans le cerveau ne sauroient estre plus exactes, mais cette exactitude de l’image ne produit aucune perception dans l’endroit où elle est. On n’y approche pas meme, quelque hypothese machinale qu’on fasse, et on en demeure tousjours infiniment
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aussi estant l’action d’une même chose sur elle même, il est manifeste que les figures et les mouvemens n’en sauroient montrer le principe puisqu’elles ne monstrent que des changemens de lieu et des concours d’un corps avec un autre97. D’ailleurs il faut des estres simples, autrement il n’y auroit point des estres composés ou estres par aggregation, lesquels sont plustot des phenomenes que des substances et existent plustot νόµω que φύσει comme disoit Democrite98. Donc s’il n’y avoit point de changement dans les substances simples, il n’y en auroit point dans les composés. Et les changemens dans les choses simples sont d’un meme genre avec la pensée99. > Je suis avec beaucoup de zele et d’obligation, Monsieur Troisième version L3 (LBr. 40, f. 7) [7r] A M. Bayle
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eloigné, comme il arrive dans les choses absolument heterogenes, et comme la surface redoublée, tant qu’on voudra, ne sauroit jamais faire un corps. La 2e version corrige cette phrase ainsi : [35r] On voit aussi, que la pensée estant l’action d’une meme chose sur elle meme, cela n’a point de lieu dans les figures et dans les mouvemens, qui ne sauroient jamais monstrer le principe d’une action veritablement interne. La 2e version corrige comme disoit Democrite ainsi : [35r-v] (C’est à dire plustost moralement ou rationalement que physiquement) pour parler avec Democrite. La 2e version remplace cette phrase par : [35v] Et s’il n’y avoit point de changemens dans les choses simples, il n’y en auroit point dans les composées non plus, dont toute la realité ne consiste que dans celles des choses simples. Or les changemens internes dans les choses simples sont d’un même genre [ avec la pensee ] avec ce que nous concevons dans la pensée, et on peut dire, qu’en general la perception est l’expression de la multitude dans l’unité [ comme on peut dire que l’ame est un miroir vivant de ce qui est au dehors. L’affinité de cette matiere avec celle que nous avons traitée m’a fait joindre l’une avec l’autre ; plustost en poursuivant ce qui me vient en l’esprit en écrivant que pour croire que vous avés besoin de cet eclaircissement ]. Vous n’avés pas besoin, Monsieur, de cet eclaircissement sur l’immaterialité de la pensée, dont vous avés admirablement bien parlé en beaucoup d’endroits. Cependant joignant ces considerations avec mon hypothese particuliere, il me semble, que l’un sert à donner plus de clarté à l’autre. Mais je ne demande point que vous me disiés vostre sentiment la dessus, ny que vous entriés dans un detail, qui vous detourneroit de vos autres occupations si utiles au public, à moins que vous n’y aies du panchant vous même ; car quoyque vos considerations me servent beaucoup, il seroit injuste de vouloir que vous preferassiés mon avantage au vostre, et je n’aurois garde de le souhaiter, quand je ne serois pas avec autant de zele et d’obligation, que je le suis, Monsieur, vostre tres humble et tres obeissant serviteur. Leibniz.
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J’ay receu l’honneur de vostre lettre, mais mon ecrit est resté chez M. Bernouilli à Groningue pour estre plus a portée. J’aurois tort d’en retrancher les endroits qui marquent l’obligation qu’on vous a d’avoir developpé cette matiere par vos belles et profondes reflexions. Cependant je suis bien aise qu’il vous a donné quelque satisfaction, et qu’il contient quelque eclaircissement de la matiere comme il semble, Monsieur, que vous le marqués. S’il ne vous reste de la difficulté que sur le progrés spontanée des pensees, je ne desespere point qu’elle pourra cesser un jour si ce n’est qu’il y a peut estre encor quelque autre chose que ce que vous aves marqué qui vous en empeche. Il faut bien qu’il y ait un principe des changemens dans la nature & comme une substance bornée simple ne sauroit donner ny recevoir des influences, on ne le sauroit deriver en elle que de dieu & d’elle, et si elle n’a aucune puissance pour agir, je ne say ce qui luy restera, outre qu’il me paroist certain que tout estat present doit envelopper les estats passes et avenir, et cela me suffit, quoyque Dieu produise continuellement toutes les realités des choses. Vous dites aussi Monsieur qu’on ne sauroit bien examiner mon hypothese sans connoistre assez distinctement le fonds substantiel de l’Ame et la maniere dont elle se peut transformer. Je ne say s’il y a moyen d’avoir une connoissance plus propre de cela que celle que nous en avons en concevant l’ame comme une concentration de l’univers qui le contient virtuellement à sa maniere a posteriori, avec melange des representations confuses & distinctes, au lieu que Dieu le contient eminemment et a priori, et que tout luy est distinct, et que c’est la maniere de multiplier les estres le plus qu’il est possible & le mieux qu’il est possible, suivant les loix metaphysico-mathematiques d’un ordre exact. Ainsi l’ame estant une représentation de l’univers, il faut bien qu’elle en exprime les changemens c’est à dire qu’elle change aussi, et on ne sauroit nier la possibilité de cette constitution de l’ame, si on accorde celle de Dieu, quoyqu il est cause des changemens sans y estre sujet. [7v] Ce docte Anglois qui m’avoit apporté vos complimens obligeans sera de retour maintenant en Hollande. Il m’a montré ce qu’il vous a ecrit sur un passage de vostre Dictionnaire, à l’article de Dicearque qui ostoit toutes les ames de la nature. Il a voulu repondre à l’objection que vous faites à Dicearque, mais je ne luy ai point dissimulé que je suis de vostre sentiment, que la matiere ne peut point devenir pensante comme elle peut devenir ronde. L’Estat des organes sert à modifier les pensées pour les rendre plus ou moins distinctes mais il n’en sauroit produire, ce sont des choses heterogenes et la perception est absolument inexplicable par le mechanisme. Il est vray que si le derangement de la matiere estoit capable de faire cesser les pensées, l’arrangement en pourroit faire naistre. C’est comme un Essayeur qui ne produit point de l’or, mais le developpe, & non pas comme un Alchymiste. J’ay receu enfin un extrait du livre de la connoissance de soy meme, du P. Ami Benedictin, en ce qui regarde mon systeme. J’ay de la peine a comprendre ce qui luy peut avoir fait de la difficulté à l’egard de ce systeme en particulier, puisqu’il ne m’oppose presque que ce qu’on peut opposer à tous les systemes. Car il n’importe point si les desordres ou extravagances, volontaires ou invo-
Une dissection du chien de Bayle
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lontaires, viennent de l’ame seule, ou de l’ame jointe avec les influences du corps ou jointe avec les impressions de Dieu, puisqu’enfin tant la [ matiere ] nature du corps que celle de l’ame sont de Dieu et que selon moy la nature de l’ame est d’estre expressive du corps. Vous en aves mieux usé, Monsieur, en ne m’objectant que ce qui paroist incommoder mon hypothese en particulier.
Notes additionnelles : a
L’écrit en question est la Réponse aux réflexions contenues dans la seconde édition du dictionnaire critique de M. Bayle, article Rorarius, que Leibniz envoie à Bayle le 19 août 1702 (GP III, 63) et que Bayle lui renvoie par l’intermédiaire de De Volder le 3 octobre 1702 (GP III, 64). Le texte de la Réponse publié par Gerhardt (GP IV, 554–571) est une version amendée que Bayle n’a pas reçue.
b
Charles Ancillon (1659-1715), avocat et historiographe de Frédéric I, fait partie de la société de Berlin que Leibniz fréquente lors de son séjour à Lützenbourg pendant le deuxième semestre 1702. Leibniz fait référence ici à sa fonction de juge (Gerichtsvorstand) des réfugiés protestants de Berlin. Une correspondance entre eux n’est attestée qu’à partir de 1707 (LBr. 12). En 1702, Ancillon était déjà en contact épistolaire avec Bayle.
c
François Lamy, De la connoissance de soi-même, 6 volumes, Paris, 1694 (Paris, 17012). Leibniz prend des notes sur le livre le 30 novembre 1702, entre les deuxième et troisième versions de la lettre (GP IV, 577–590). Une réponse au père Lamy est conservée sous le titre Réponse aux Objections contre le Systeme de l’harmonie préétablie qui se trouvent dans le livre de la Connoissance de soy-meme (GP IV, 590–595).
d
Cf. la lettre de De Volder à Leibniz (13 mai 1699), GP II, 179.
e
Leibniz rencontre plusieurs fois John Toland lors de ses séjours à Berlin en 1702 (cf. K. Müller et G. Krönert, Leben und Werk von G.W. Leibniz. Eine Chronik, Frankfurt/ Main, 1968, p. 180–181). Dans les versions suivantes, Leibniz ne mentionne que « ce docte Anglois » (LBr 40, f. 35r) et l’annonce de son retour en Hollande dans la première version du 6 novembre 1702 devient l’affirmation qu’il « sera maintenant de retour en Hollande » dans la lettre du 5 décembre (LBr 40, f. 7v). Toland prend connaissance sans doute dès l’été 1702 de la Réponse aux réflexions contenues dans la seconde édition du dictionnaire critique de M. Bayle, article Rorarius et la commente comme « aussi peu intelligible que le langage des Hurons » dans ses Remarques critiques, datées du 3 janvier 1703. Ces dernières paraîtront en 1716 dans le tome XI de l’Histoire critique de la République des Lettres de Des Maizeaux (p. 115–133 : Remarques Critiques sur le Systême de Monsr. Leibnitz de l’Harmonie préetablie ; où l’on recherche en passant pourquoi les Systêmes Metaphysiques des Mathematiciens ont moins de clarté, que ceux des autres : écrites par ordre de Sa Majesté de feuë Reine de Prusse), auxquelles Leibniz répond finalement (GP VI, 624–629).
BAYLE’S DOG AND THE DYNAMICS OF THE SOUL by Donald Rutherford (San Diego, California) Leibniz’s engagement with Pierre Bayle, through their published writings and correspondence, is a significant episode in the development of his philosophy. As in his exchanges with Arnauld, De Volder, Des Bosses and others, Leibniz found in Bayle a critic who compelled him to clarify and elaborate key doctrines of his system – and in the course of doing so, perhaps, to refine those doctrines in ways he had not anticipated prior to the exchange. The image Leibniz projects throughout his career is of a philosopher whose work does not take the form of executing a grand plan, the culmination of which would be one or more major treatises. Though he was guided by the idea of a philosophical system, it was given to him largely as a series of sketches rather than a finished picture. For whatever reasons – competing interests, impatience, an overabundance of ideas – his labors were largely confined to tentative probings, outlines and summaries in which he attempted to encompass in a few pages everything that could be said about a topic. When Leibniz undertook to work out the details of his views, it was almost always in the company of an interlocutor. Lacking a group of disciples who might develop his system for him, he relied on a network of correspondents who offered commentary on his published essays and a sounding board for his speculations. Working in this way, Leibniz adopted an experimental and dialectical style of philosophizing. Positions did not emerge as definitive statements, but as essais: attempts to articulate a thought and its consequences – attempts that might be furthered through exchanges with others who aided in the effort to identify what progress had been made and where more was needed.1 Leibniz’s engagement with Bayle exemplifies this pattern. Beginning with their first contact in 1687 and extending until Bayle’s death in 1706 and beyond (the most substantial document, the Essais de Théodicée, was not 1
A growing body of literature bears this out in the case of particular correspondents. See R.C. Sleigh, Jr., Leibniz & Arnauld. A Commentary on their Correspondence, New Haven, 1990; The Leibniz-Des Bosses Correspondence, ed. and trans. B.C. Look and D. Rutherford, New Haven, 2007; The Leibniz-De Volder Correspondence, ed. and trans. P. Lodge, New Haven, 2013; and the essays collected in Leibniz and His Correspondents, ed. P. Lodge, Cambridge, 2004.
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published until 1710), Leibniz consistently acknowledged the value he placed on Bayle’s judgment.2 The focus of this essay is limited to one part of their exchange: Bayle’s comments in the first and second editions of the Dictionnaire on Leibniz’s signature doctrine of spontaneity and Leibniz’s responses to those comments. Bayle was one of the most insightful critics of Leibniz’s theory of spontaneity and the concerns he raised forced Leibniz to expand on the details of the theory. Leibniz had always thought of the soul as a spontaneous source of action, with the power to bring about changes in itself. Bayle’s perceptive counterexample of the dog whose soul undergoes changes that appear to defy this account forced Leibniz to attempt to explain how the soul of an embodied creature can be understood as the source of all the changes in its states, including those that reflect the influence of external things on it. Central to the answer Leibniz gives is that the explanation of the operation of the soul’s internal forces proceeds via the content of its perceptual states: the soul’s natural representation of its body and through it of all other bodies. Consequently, Leibniz’s theory of spontaneity appears to remain dependent on the idea of a temporally evolving physical universe. I begin my discussion with Leibniz’s 1695 “Système nouveau”, the document that spurs Bayle’s initial comments. As presented in this text, Leibniz’s metaphysics unites several distinct theses – the spontaneity of substance, the harmony of perceiving substances, the harmony of soul and body – whose relation to each other remains ill-defined. Bayle’s pointed questions about the doctrine of spontaneity, and Leibniz’s answers to them, allow us to trace one of the paths Leibniz takes in reconciling these theses. This path is anything but clearcut. At every step, we face considerable difficulties in understanding the relation Leibniz posits between the spontaneous activity of souls and the world of bodies that is assumed to operate in harmony with them. By the end of his engagement with Bayle, Leibniz reaches a position that incorporates one of the central planks of his final philosophy: all activity in nature consists of spontaneous changes in the perceptual states of soul-like substances. Bayle remains unconvinced that Leibniz has shown how such spontaneity is possible. Although Leibniz has an answer to this question, it is one that raises problems of its own and that points toward the further development of his theory of spontaneity in later writings.
2
See, e.g., GP IV, 517, 565–566.
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1. SPONTANEITY AND THE PREESTABLISHED HARMONY OF THE SOUL AND BODY The doctrine of the spontaneity of substance is the cornerstone of Leibniz’s “Système nouveau”, presented publicly for the first time in the June and July 1695 numbers of the Journal des savants.3 The “Système nouveau” is explicitly framed as a contribution to on-going debates about the relation of soul and body. Taking the soul and body as distinct substances with essentially different natures, how can they be understood to communicate with one another and to form together a single unity, a human being, consisting of a soul and a body? Leibniz claims to provide answers to both of these questions through what he calls his “Hypothèse des accords” (GP IV, 485), and later the “Hypothèse de l’Harmonie ou de la concomitance” (GP IV, 494). In essence, he argues, without any real interaction occurring between the soul and the body, each is responsible for bringing about all the changes in its own states, in accordance with laws proper to it, with the agreement and apparent communication between the two guaranteed by God. Whether the principles of Leibniz’s metaphysics allow the doctrine of preestablished harmony to be defended as a third “way” in the debate between the scholastic “way of influence” and the Cartesian “way of assistance” (i.e., Malebranche’s occasionalism) is questionable. Leibniz firmly rejects the Cartesian account of body and, more generally, the idea that the body by itself qualifies as a substance, whose independent actions occur in parallel with those of the soul. A deeper analysis shows the actions of body to be derivative from those of soul, either because the body and its material parts are only given activity and unity through souls, or because bodies are nothing more than phenomena – the contents of the perceptual states of souls. For this reason, the doctrine of preestablished harmony makes most sense, as Leibniz himself presents it, as a theory of the harmony of two domain-specific sets of laws: laws that pertain to changes in souls and laws that pertain to changes in bodies. On this construal, the doctrine of preestablished harmony rests on the idea that any change that occurs in the state of the soul can be explained by appeal to the soul’s laws alone, and any change that occurs in the body can be explained by appeal to physical laws alone. The crux of the theory is that any change in the soul can be explained without appeal to its causal interaction with the body, and vice versa, because of the wisdom God has exercised in devising laws proper to each domain. In the “Système nouveau”, Leibniz states that it is the nature of substance (or substantial form), the model of which is the soul, to be a principle of force: 3
“Système nouveau de la nature et de la communication des substances, aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps. Par M. D. L.”, Journal des Savants 23 (27 June 1695), p. 294–300; 24 (4 July 1695), p. 301–306.
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“Aristote les appelle entelechies premieres, je les appelle peutestre plus intelligiblement forces primitives, qui ne contiennent pas seulement l’acte ou le complement de la possibilité, mais encor une activité originale.” (GP IV, 479) However, he also claims that it is impossible to understand how one created substance can have a real influence on another: “Il n’est pas possible que l’ame ou quelque autre veritable substance puisse recevoir quelque chose par dehors, si ce n’est par la toutepuissance divine.” (GP IV, 484) From these two premises, he infers that each substance must be the source of all the changes that occur in it, changes that arise spontaneously from itself, in agreement with the changes that occur in other substances: “[…] il faut donc dire que Dieu a creé d’abord l’ame, ou toute autre unité reelle de telle sorte, que tout luy doit naistre de son propre fonds, par une parfaite spontaneité à l’égard d’elle-même, et pourtant avec une parfaite conformité aux choses de dehors. Et qu’ainsi nos sentiments interieurs […] n’estant que des phenomenes suivis sur les estres externes, ou bien des apparences veritables, et comme des songes bien reglés, il faut que ces perceptions internes dans l’ame même luy arrivent par sa propre constitution originale, c’est à dire par la nature representative (capable d’exprimer les estres hors d’elle par rapport à ses organes) qui luy a esté donnée des sa création, et qui fait son caractere individuel.” (GP IV, 484)
There is reason to distinguish Leibniz’s doctrine of the spontaneity of substance from his “hypothèse des accords”. God creates each substance with a nature that is sufficient for the production of all its own states; it is a further assumption that this nature produces states that agree with those of every other substance. Although the two theses are presented as parts of a single theory, we can conceive of them coming apart and God creating a disharmonious world.4 Thus, the hypothesis of preestablished harmony presupposes the doctrine of spontaneity, but not vice versa. Leibniz presents spontaneity as an essential property of any soul, or soul-like substance. The states that are brought about by the substance’s own force are perceptual states: “phenomena” or “true appearances”, which arise in it by virtue of its “representative nature”, or its capacity “to express things outside of it in relation to its organs.” Leibniz says little about the status of the “external beings” that stand in relation to the soul’s organs. The organs in question must be the sensory organs of the soul’s body, which suggests a material world external to the soul. Yet the operations of the soul, whose perceptions are “like well-ordered dreams”, do not require this. As the simile implies, these perceptions will occur just as they do, whether or not there exists anything outside of the soul (and God). Leibniz’s subsequent elaboration of the “hypothèse des accords” takes for granted the spontaneity of the soul, while also describing the kind of harmony that exists between the soul and the body: 4
Leibniz raises this possibility in his 1698 reply to Bayle (GP IV, 519).
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“[…] chacune de ces substances, representant exactement tout l’univers à sa maniere et suivant un certain point de veue, et les perceptions ou expressions des choses externes arrivant à l’ame à point nommé, en vertu de ses propres loix, comme dans un monde à part, et comme s’il n’existoit rien que Dieu et elle […], il y aura un parfait accord entre toutes ces substances […]. De plus, la masse organisée, dans laquelle est le point de veue de l’ame, estant exprimée plus prochainement par elle, et se trouvant reciproquement preste à agir d’elle-même, suivant les loix de la machine corporelle, dans le moment que l’ame le veut, sans que l’un trouble les loix de l’autre [….].” (GP IV, 484)
The “perfect agreement” that Leibniz claims to accompany the doctrine of spontaneity is in the first place an agreement among many souls (or soul-like substances), each representing the “whole universe” of external things in its own manner, by virtue of its own laws. Each substance represents the universe as it does, by virtue of laws governing the succession of perceptual states brought about through its own activity, and God ensures that these laws are coordinated with each other. In addition to this claim about the agreement among the states of perceiving substances, Leibniz makes a second claim about the harmony between the changes brought about in a soul by virtue of its laws and changes that occur in its body, “according to the laws of the corporeal machine.” Here the claim is specifically about the coordination between changes in the state of the soul and changes in the state of its body: by virtue of its own laws, each appears to adapt itself to the other, “without either disturbing the laws of the other.” The suggestion is of two distinct spheres of activity, governed by different laws, yet coordinated in such a manner that when, e.g., a soul acts on a certain desire, its body responds in the appropriate manner. This happens not because the soul has an influence on the body (it does not), but because the physical world has been set up by God to develop, according to its own laws, in exactly the way it needs to in order that the body will seem to respond to the soul’s volition. On this, and similar instances of coordination, rests our belief in the communication and union of the soul and the body. The “Système nouveau” contains, in a nascent form, all of the major ideas that figure in Leibniz’s exchange with Bayle. The value of the exchange is that it allows us to identify, and potentially resolve, some of the tensions implicit in Leibniz’s initial presentation of his doctrine of preestablished harmony. I have suggested that we can see the “Système nouveau” as uniting three theses about the relation of soul and body: (1) the spontaneity of all soul-like substances; (2) the harmony among the perceptions of all soul-like substances; (3) the harmony of the perceptions of any soul and the physical states of its body. Individually and collectively these theses require further elucidation. Two questions, in particular, demand our attention. First, what are the distinctive laws that govern the soul’s spontaneous activity and guarantee its coordination with the body? Second, what form of reality does Leibniz accord to the corporeal world, whose laws are assumed to operate in harmony with those of the soul? His responses to Bayle suggest answers to both of these questions, while
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reinforcing the incompleteness and provisional character of his position as presented in the “Système nouveau”. 2. BAYLE’S OBJECTIONS OF 1697 AND LEIBNIZ’S REPLIES Bayle’s initial comments on the “Système nouveau” appear in remark H to the article “Rorarius” in the first edition of the Dictionnaire. He introduces his remarks by praising Leibniz as “l’un des plus grands Esprits de l’Europe”, who has provided some insights that are worth developing.5 Yet there are also “certaines choses qui font de la peine.”6 Bayle focuses on Leibniz’s doctrine of spontaneity. Some of the points he raises against the doctrine are general and reflect his belief that Leibniz has failed to show that his system is an improvement over Malebranche’s occasionalism. Bayle repeats Malebranche’s nescio quod objection, that an agent cannot do what it does not know how to do: “La vertu interne & active communiquée aux formes des corps, selon Mr. Leibniz, connoit-elle la suite d’actions qu’elle doit produire ? Nullement […]”.7 He further objects that Leibniz has not shown how souls, which are “simples et indivisibles”, can produce in themselves a complex and ever-changing array of perceptions. If the soul is truly simple, without internal structure, what explains its ability to produce a succession of distinct states? We will return to the last point, which is pressed more forcefully by Bayle in the second edition of the Dictionnaire. First, we must examine a more specific objection that Bayle raises to the doctrine of spontaneity. This is whether it is coherent to think of all of a soul’s states – and not, for example, just its rational or voluntary acts – as occurring spontaneously. In particular, Bayle challenges whether the soul of a sentient creature can spontaneously pass from a state of pleasure to a state of pain. He frames the objection in a vivid counterexample, often referred to as “Bayle’s dog”. An animal is happily eating its food, when a man comes up behind it and strikes it with a stick. The dog’s soul immediately passes from a state of pleasure to a state of pain. Bayle can conceive of no scenario under which this could happen through the spontaneous action of the soul: “[…] je ne saurois comprendre l’enchainement d’actions internes & spontanées, qui feroit que l’ame d’un chien sentiroit de la douleur immédiatement après avoir senti de la joie, quand même elle seroit seule dans l’Univers.”8
Bayle thus raises a specific worry about how spontaneity can be true in the case of changes that take the soul from a state of pleasure to a state of pain. 5 6 7 8
DHC, “Rorarius”, t. IV, p. 82. DHC, “Rorarius”, H, t. IV, p. 83. Ibid. Ibid.
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The ordinary way of explaining such changes is in terms of the soul’s passivity in relation to the effects of external things on its body. The pain is caused by the blow delivered to the dog. On Leibniz’s theory, however, the soul is not affected by anything external to it; hence prima facie passive states such as pain must be ascribed to the soul’s spontaneous activity. And this, Bayle judges, is impossible. Leibniz was pleased by the recognition he received from Bayle and immediately prepared a reply to his criticisms, which he published the following year in the Histoire des ouvrages des savants.9 Clarifying his intentions, he insists that he should not be read as asserting that the dog chooses to pass from a state of pleasure to a state of pain, for there are spontaneous actions that are not volitional: “Tout volontaire est spontané ; mais il y a des actions spontanées qui sont sans election, and par consequent qui ne sont point volontaires” (GP IV, 519). This, though, merely restates the view to which Bayle has objected. Leibniz’s more substantive response centers on the claim that the soul’s spontaneous changes are explained by the fact that the nature of any substance incorporates a certain “law of order”: “Or c’est selon moy la nature de la substance créée, de changer continuellement suivant un certain ordre, qui la conduit spontanément (s’il est permis de se servir de ce mot) par tous les estats qui luy arriveront, de telle sorte que celuy qui voit tout, voit dans son estat present tous ses estats passés et à venir. Et cette loy de l’ordre qui fait l’individualité de chaque substance particuliere, a un rapport exact à ce qui arrive dans toute autre substance, et dans l’univers tout entier. […] Or de cette maniere la loy du changement de la substance de l’animal le porte de la joye à la douleur, dans le moment qu’il se fait une solution de continu dans son corps, parce que la loy de la substance indivisible de cet animal est de representer ce qui se fait dans son corps de la manière que nous l’experimentons, et même de representer en quelque façon, et par rapport à ce corps, tout ce qui se fait dans le monde […].” (GP IV, 518)
The first part of Leibniz’s reply invokes an idea introduced in his correspondence with Arnauld: that the individual nature of any substance is expressed in a certain “law of the series” that encapsulates the complete history of its states and distinguishes it from every other substance.10 While some have seen such laws as central to Leibniz’s explanation of spontaneity, there is reason to doubt this conclusion. Although a substance’s law of the series is said to include everything that will ever happen to it, and thus to express God’s understanding of 9
10
“Lettre de M. Leibniz à l’auteur, contenant un éclaircissement des difficultés que Monsieur Bayle a trouvées dans le système nouveau de l’union de l’âme et du corps”, Histoire des ouvrages des savants (July 1698). “Que chacune de ces substances contient dans sa nature legem continuationis seriei suarum operationum, et tout ce qui luy est arrivé et arrivera” (A II, 2, 312). The idea reappears later in his reply to Bayle (GP IV, 522) and in several letters to De Volder. For further discussion and citations, see D. Rutherford, Leibniz and the Rational Order of Nature, Cambridge, 1995, p. 151–154.
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the individual nature of the substance, the law offers little insight into why a substance’s states change as they do, that is, why within its history certain states are followed by certain other states.11 The law of the series gives the complete succession of states that individuate a substance, but it does not offer an answer to Bayle’s question of how the dog’s soul spontaneously passes from a state of pleasure to a state of pain. In what Leibniz goes on to say in the quoted passage, we find the beginnings of a more informative answer. The dog’s soul passes from pleasure to pain, “parce que la loy de la substance indivisible de cet animal est de representer ce qui se fait dans son corps […], et même de representer en quelque façon, et par rapport à ce corps, tout ce qui se fait dans le monde”. Here we encounter a different idea that does not directly point to an individual law of the series. The dog’s soul changes as it does because it is the nature, or law, of any substance (of which the soul is an example) to represent what happens in its body, and in turn to represent everything that happens in the physical world via its relation to its body. On this account, the answer to the question of why the soul’s state changes as it does is that its body has changed, and that it is the nature of the soul to represent whatever happens in its body. If its body is damaged, then the soul will, naturally and spontaneously, register the damage as pain, just as it had previously registered the sated hunger of the body as pleasure.12 This account, which is only sketched in Leibniz’s 1698 reply, is given a fuller statement in notes he composed on “Rorarius”, rem. H, following the publication of the second edition of the Dictionnaire. Referring to the spontaneous inclination of the dog’s soul toward what it finds unpleasant, he writes: “Le principe du changement est dans le chien, la disposition de son ame va insensiblement à luy donner de la douleur : mais c’est sans qu’il le sache et sans qu’il le veuille. La representation de l’etat present de l’univers dans l’ame du chien produira en luy la representation de l’etat suivant du même univers, comme dans les objets l’estat precedent produit effectivement l’estat suivant du monde. Dans l’ame, les representations des causes sont les causes des representations des effects. Et cet estat suivant du monde enveloppant le coup sur le corps du chien, la representation de cet etat suivant dans son ame enveloppera la douleur qui y respond à ce coup.” (GP IV 532–533)
11
12
For a development of this point, see D. Rutherford, “Laws and Powers in Leibniz”, in E. Watkins (ed.), God, Man, and the Order of Nature. Historical Perspectives, Oxford, 2013, p. 149–174 (at p. 163–165). This account is consistent with Leibniz’s assertion of an individual “law of order” governing the development of a soul’s perceptual states; however, it provides an explanation of the content of that law in terms of a general fact about substance: it is the nature of any soul-like substance to represent whatever happens in its body. Since every such substance has a unique bodily point of view, each has a unique history of states encapsulated in its individual law.
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Leibniz leaves no doubt about how he means to account for the anomaly Bayle describes. The dog’s soul changes as it does, passing immediately from pleasure to pain, because changes in its states are determined by its representations of the physical universe. As the state of the world changes (the man approaches and strikes the dog), so the representational state of the soul changes, even though the relevant perceptions remain ones of which the dog is unconscious. Two points stand out in this presentation of the doctrine of preestablished harmony. First, Leibniz is clear that the states of the soul, its representations, are causally efficacious: they produce new states, including passives states like pain, in a way that supports the thesis of the spontaneity of substance. Second, the explanation of how this happens appears to rely upon a prior account of changes in the physical world. The latter changes are not implicated causally in producing changes in the soul – that would violate the thesis of spontaneity and negate the doctrine of preestablished harmony; however, what renders a perceptual state apt (as a cause) for the production of a new perceptual state (its effect) is that the former is a representation of the physical state that is sufficient for the production of the physical state represented by the latter. Since the causal properties of the soul’s perceptions are in this way defined in terms of their content, that is, their representation of the physical world, the explanation of the soul’s spontaneity remains dependent upon a prior account of change in the physical world. Leibniz’s analysis of the case of Bayle’s dog connects closely with his response to Bayle’s objection concerning the simplicity of substance: namely, how can any spontaneous changes occur in a substance that is by nature “simple et indivisible”?13 In framing his answer, Leibniz makes two main points. First, the simplicity of substance does not preclude it having a multiplicity of modifications: “Il faut considerer aussi que l’ame, toute simple qu’elle est, a tousjours un sentiment composé de plusieurs perceptions à la fois” (GP IV, 522). Second, each of these perceptions contributes causally to the production of new perceptual states: “Car chaque perception precedente a de l’influence sur les suivantes, conformement à une loy d’ordre qui est dans les perceptions comme dans les mouvemens.” (ibid.) Because of the way in which perceptual states spontaneously give rise to new perceptual states, Leibniz accepts the description of the soul as “un Automate immateriel.” In explicating this expression, he affirms that it means the soul acts uniformly, “si agir uniformement est suivre perpetuellement une même loy d’ordre ou de continuation, comme dans un certain rang ou suite de nombres.” (GP IV, 522) Again, then, there is the implication that the sponta 13
Leibniz commends Bayle for raising this point: “Je trouve que cette objection est digne de Monsieur Bayle, et qu’elle est de celles qui meritent le plus d’estre éclaircies.” (GP IV, 522)
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neity of a substance is linked to its instantiating a unique “law of order” that includes the complete history of the substance’s states. Yet this is not the crux of Leibniz’s explanation. The spontaneity of substance, rather, is ascribed to the fact that at any moment the soul includes “une multitude veritablement infinie de petits sentimens indistinguables”, from which follows “la varieté infinie” of its future perceptions (GP IV, 523). And this variety, in turn, is attributed to the soul’s representative nature: “Tout cela n’est qu’une consequence de la nature representative de l’ame, qui doit exprimer ce qui se passe, et même ce qui se passera dans son corps, et en quelque façon dans tous les autres, par la connexion ou correspondance de toutes les parties du monde. Il auroit peutestre suffi de dire, que Dieu ayant fait des Automates corporels, en pourroit bien avoir fait aussi d’immateriels qui representent les premiers […].” (GP IV, 523)
In Leibniz’s description of the soul as naturally representative of its body, and through its body of the physical world as a whole, there is an echo of Spinoza’s doctrine of the human mind as “the idea of the actually existing body.”14 As with Spinoza, Leibniz appears to give explanatory priority to the physical over the mental: the physical world develops according to laws proper to it, and the soul develops as a faithful representation of the physical universe, according to its bodily point of view. In the same reply to Bayle, however, Leibniz makes it clear that there is more to his account than this. While changes in the soul’s perceptual states are explained in terms of their representation of the changing state of the physical universe, Leibniz raises significant doubts about the reality of that physical universe: “[…] ce qu’il y a de reel dans l’etendue et dans le mouvement, ne consiste que dans le fondement de l’ordre et de la suite reglée des phenomenes et perceptions. Aussi tant les Academiciens et Sceptiques, que ceux qui leur ont voulu repondre, ne semblent s’estre embarrassés principalement, que parce qu’ils cherchoient une plus grande realité dans les choses sensibles hors de nous, que celle de phenomenes reglés.” (GP IV, 523)
As he does in the “Système nouveau”, Leibniz comes close to asserting that the physical world has no reality over and above that of “phenomènes reglés”. If this is so, then it would be misleading to claim that the spontaneous actions of the soul are dependent upon its representation of an independently existing physical universe, for there is no such universe. His 1698 reply to Bayle makes one final point that bears on this conclusion. Although Leibniz relegates extended things to phenomena, he makes this concession with respect to their motion: “Et quant au mouvement, ce qu’il y a de reel, est la force ou la puissance, c’est à dire, ce qu’il y a dans l’estat present, qui porte avec soy un changement pour l’avenir. Le reste n’est que phenomenes et rapports.” (GP IV, 523) 14
Ethics, part II, prop. 13.
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Apparently, then, there is something real about the physical world: force, or power, identified with a state that possesses an intrinsic tendency to change. But such force, or power, is the essential property of substance, by virtue of which it acts spontaneously. Leibniz intimates in his 1698 response that such force is a property of the perceptual states of souls, accounting for their spontaneous changes, but he does not highlight its connection to his analysis of the properties of matter. When he does, it will become clear that the force that constitutes the reality of the physical world is nothing other than the force of an infinity of perceiving substances. 3. BAYLE’S OBJECTIONS OF 1702 AND LEIBNIZ’S REPLIES Bayle renewed his criticisms of Leibniz’s system in the second edition of the Dictionnaire, adding a second remark on it (L) to the article “Rorarius”. This remark elicited an immediate response from Leibniz, who thereafter continued to reflect on Bayle’s objections.15 The material added in rem. L allows us to hone in on the deepest grounds of Bayle’s dissatisfaction: that while Leibniz has described a system that is worthy of “the power and intelligence of the author of all things”, he has failed to establish that the hypothesis of preestablished harmony is, in fact, possible.16 In places, Bayle suggests that the problem is linked to Leibniz’s supposition that the operations of the soul and the body are coordinated in a way that does not require their interaction: “On peut donc rejetter comme impossible l’Hypothese de Monsr. Leibniz, puisque […] elle met une harmonie continuelle entre deux substances qui n’agissent point l’une sur l’autre […].”17 More basically, however, Bayle objects that Leibniz still has provided no explanation of how a simple, immaterial substance can produce the succession of diverse states by which it is affected. Bayle is pre 15
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Leibniz’s initial response was communicated to Bayle in a letter of 19 August 1702 (GP III, 63–64), to which Bayle responded in October (GP III, 64–5). Leibniz prepared several drafts of a final letter to Bayle, which he never sent. Two drafts of the letter are published by Gerhardt (GP III, 65–69, 69–72). For a full analysis of the documents, see the contribution by Arnaud Pelletier in this volume. An amended version of Leibniz’s 1702 response was ultimately published as “Réponse de M. Leibniz aux reflexions contenues dans la seconde édition du Dictionnaire Critique de M. Bayle, article Rorarius, sur le système de l’harmonie préétablie”, Histoire critique de la République des lettres, art. 4, t. 11 (1716). I quote from the text published by Gerhardt, which differs in places from the published version. “Nous en sommes redevables à Mr. Leibniz, & il ne se peut rien imaginer qui donne une si haute idée de l’intelligence & de la puissance de l’auteur de toutes choses. Cela […] m’engageroit à préférer ce nouveau Systême à celui des Cartésiens, si je pouvois concevoir quelque possibilité dans la voie d’harmonie préétablie.” (DHC, “Rorarius”, L, t. IV, p. 85) Ibid., p. 86.
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pared to accept that there is an individual law proper to each substance, but he questions whether the soul has “les instrumens nécessaires” to implement such a law without God’s assistance. Assuming that the soul does not have an explicit knowledge of all the changes to which its body is sub-jected, there must be “une suite d’instrumens particuliers” in the soul, precisely arranged so as to produce the preestablished harmony between it and the body. Yet this, Bayle argues, is precisely what cannot be claimed: “Or il est bien certain qu’une substance immatérielle, simple, & indivisible, ne peut point être composée de cette multitude innombrable d’instrumens particuliers placez l’un devant l’autre […]. Il n’est donc pas possible que l’ame humaine exécute cette loi.”18
Bayle’s objection directly challenges Leibniz’s assertion in the “Système nouveau” that the hypothesis of preestablished harmony is, at least, “very possible” (GP IV, 485). At the root of their dispute are different construals of the notion of possibility. For Leibniz, a state of affairs is possible if it can be conceived without contradiction; and he takes it to be obvious that the doctrines of preestablished harmony and spontaneity are possible in this sense (GP IV, 564–5). Bayle demands more than this. To be convinced of the possibility of Leibniz’s doctrine of spontaneity, he must be shown how a simple, immaterial substance could be the source of every change in its own states. Although Leibniz disputes this understanding of possibility, the requirement Bayle imposes is similar to one Leibniz sees as following from the principle of sufficient reason. In his view, any credible explanation of change must meet a higher bar than mere consistency; it must explain the change in a way that shows it to be a consequence of the nature of its subject. Any account that fails to do this lays itself open to the charge of being “miraculous” or “occult”.19 Consequently, Bayle’s demand that Leibniz explain how a simple substance can be responsible for producing all the changes in its own states is a reasonable one by Leibniz’s own lights. In responding to Bayle’s demand, I have argued, Leibniz does not rest his case on the idea of a substance’s individual “law of the series”. An appeal to such a device would merely repeat his claim for the spontaneity of substance without explaining how a simple substance can be, by nature, the source of all the changes in its states. Leibniz instead advances a different explanation, which he sketches already in the “Système nouveau”. There, continuing his defense of the possibility of his hypothesis, he writes: “D’autant plus que la nature de la substance demande necessairement et enveloppe essentiellement un progrès ou un changement, sans lequel elle n’auroit point de force d’agir. Et 18 19
Ibid., p. 87. “Il ne suffit pas de dire que Dieu a fait une Loy generale, car outre le decret, il faut encor un moyen naturel de l’executer, c’est à dire, il faut que ce qui se fait, se puisse expliquer par la nature que Dieu donne aux choses” (GP IV, 520). Cf. GP III, 353–4, 519–20. For further discussion and citations, see D. Rutherford, “Laws and Powers in Leibniz”.
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cette nature de l’ame estant representative de l’univers d’une maniere tres exacte […], la suite des representations que l’ame se produit, répondra naturellement à la suite des changemens de l’univers même […].” (GP IV, 485)
Leibniz’s explanation makes two assumptions about the nature of a substance: first, its state is always a dynamic state, endowed with a force, or tendency, that will lead to its changing regardless of what happens elsewhere in the universe; second, the action of this force occurs in conformity with the representative nature of the soul: from moment to moment the substance’s state changes in a way that harmonizes with the changes occurring in the rest of the universe. In his reply to Bayle’s comments in rem. L, Leibniz stresses the complexity of a soul’s states: they consist of an infinite variety of perceptions, each with its own tendency to give way to new perceptions. In this, the state of the soul is analogous to the state of an atom in which there is an inherent tendency to move along a certain path: “L’estat de l’ame, comme de l’atome, est un estat de changement, une tendance : l’atome tend à changer de lieu, l’ame à changer de pensée ; l’un et l’autre de soy change de la maniere la plus simple et la plus uniforme, que son estat permet. […] l’ame, tout indivisible qu’elle est, renferme une tendance composée, c’est à dire une multitude de pensées presentes, dont chacune tend à un changement particulier, suivant ce qu’elle renferme, et qui se trouvent en elle tout à la fois, en vertu de son rapport essentiel à toutes les autres choses du monde.” (GP IV, 562)
As with the atom, the state of the soul is a state of change: a state that will give way to a new state by virtue of its inherent tendency to change. At the same time, the soul’s state is marked by a complexity missing in the atom. While the motion of the atom is a consequence of a unified composite tendency (each part has the same tendency to move), change in the soul is infinitely complex, for each of the minute perceptions that comprise the soul’s state has its own tendency to change, reflecting the fact that the soul represents the universe from its point of view. Thus, the soul’s perceptions change in a way that is correlated with change everywhere. If the nature of a simple substance is understood in this way – as modified by an infinite variety of perceptions, each with an inherent tendency to change – then Bayle’s demand for a demonstration of the possibility of Leibniz’s doctrine of spontaneity has been met. We can understand how the soul could be the spontaneous source of all the changes in its states; in Bayle’s terminology, it has “les instrumens nécessaires” to implement the law God has chosen for it. As it stands, however, Leibniz’s explanation remains incomplete. Although we may be able to understand how the soul could produce changes in its perceptual states by virtue of the forces associated with them, we have been given no explanation of why its perceptions change as they do. By virtue of what do the forces produce just the changes they do – ones that track the evolving history of the universe? Throughout his discussions with Bayle, Leibniz delivers a consistent answer to this question. The soul’s perceptions change as they do because it is the nature of the soul to represent the development of the universe. In his unpublished notes on rem. L, Leibniz emphasizes that the soul’s spontaneity can-
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not be explained simply by referring to its creation as a principle of force. There must be some further account of the determination of that force, which he attributes to the representational power of the soul: “De dire, que la force que l’ame a receue de Dieu est l’unique principe de ses actions particulieres, n’est pas assés à exprimer la raison de ses actions. Il vaut mieux de dire, que Dieu a mis dans chaque Ame une Concentration du Monde, ou la force de representer l’univers suivant un point de veue propre à cette Ame, et c’est ce qui est le principe de ses actions, qui les distingue entre elles et des Actions d’une autre Ame. Car il s’ensuit qu’elles auront continuellement des changemens qui representeront les changemens de l’univers, et que les autres Ames en auront d’autres, mais avec correspondence.” (GP IV, 542)
The “principle” or “reason” of a soul’s actions, by which they are distinguished from the actions of other souls, is its force of representing the universe from a unique point of view. Implicit in this statement is a claim both about the individual nature of the soul – how it is distinguished from every other soul – and the generic power of souls to bring about changes in their perceptual states. While the former is ascribed to the soul’s bodily point of view, the latter is explained by the force by which all souls “auront continuellement des changemens qui representeront les changemens de l’univers”. Thus, the generic content of every soul’s perceptions, according to which they all “correspond”, develops in accordance with the order of the physical world, which each represents. Expressing this point in his final reply, Leibniz writes: “Et la raison du changement des pensées dans l’ame est la même que celle du changement des choses dans l’univers qu’elle represente. Car les raisons de mecanique, qui sont developpées dans les corps, sont reunies, et pour ainsi dire, concentrées dans les ames ou Entelechies, et y trouvent même leur source.” (GP IV, 562)
Taking this as the heart of Leibniz’s argument in his second reply to Bayle, where have we arrived in the debate between the two? Bayle confronts Leibniz with the demand that he demonstrate the possibility of spontaneity in a simple, immaterial substance. Leibniz responds by describing how it is the nature of a soul to represent whatever happens in the universe, and how its perceptions change under the influence of tendencies proper to its states. Those tendencies being directed at the representation of the universe, Leibniz sees himself as having satisfied Bayle’s demand. The reason for the spontaneous changes that occur in the soul’s states is the same as the reasons for change in the physical world: they occur by virtue of the “raisons de mecanique”, which are “concentrated” in souls. What kind of explanation has Leibniz offered here? On the one hand, he has identified real causal tendencies, forces, as properties of a soul’s states, by which they are effective in producing new states. At the same time, he has explained the effects of those forces in terms of the content of the states with which they are associated and the content of the states they produce. As he writes in a passage already quoted, “Dans l’ame, les representations des causes sont les causes des representations des effects.” (GP IV, 533) Given this, Leibniz appears to believe that whatever principles govern change in the objects of
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a soul’s perceptions (i.e. “les raisons de mecanique”) equally govern the spontaneous changes that occur in the soul itself. This conclusion faces two major objections. First, an appeal to mechanical laws seems to identify the wrong kind of laws to account for change in a soullike substance. In his “Système nouveau”, Leibniz distinguishes the laws of the soul and the laws of the body, treating them as holding of mutually exclusive domains. So how could laws that apply to the world of bodies be the laws that explain spontaneous changes in soul-like substances? Second, such an explanation seems to fail because it is circular. In his work on dynamics, Leibniz argues that the laws of mechanics themselves require a ground in substantial principles of force, or entelechies. To the extent that entelechies are invoked to explain the existence of change in the physical world and the form of the laws of mechanics, it is hard to see how those same laws could be involved in an explanation of spontaneity in entelechies, or soul-like substances. Such are the issues that arise in the course of Leibniz’s replies to Bayle. In saying the things he does to Bayle, it is evident that there is much that Leibniz is leaving unsaid, parts of his system that he does not feel it necessary, or helpful, to introduce. To reach an adequate understanding of his position, we must expose some of these unspoken thoughts from sources outside of his exchange with Bayle, drawing in particular on his work in dynamics. By expanding our sights in this way, we can construct a tentative picture of Leibniz’s account of spontaneity in the period. 4. A DYNAMICS OF THE SOUL? From the late 1670s onward, Leibniz maintains that mechanical laws – laws of motion and collision – cannot be derived from geometry alone. The true laws that hold of bodies (e.g., the law of the conservation of mv2) require that bodies involve more than extension; in addition, they must be ascribed inherent properties of active and passive force.20 Based on a variety of arguments, Leibniz concludes that force – especially active force – is what is genuinely real about bodies, while properties defined in terms of space and time alone are merely ideal.21 The attribution of distinct properties of force to matter is the foundation of Leibniz’s science of dynamics. At the same time, he stresses the necessity of 20
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See “Specimen dynamicum, pro admirandis naturae legibus circa corporum vires et mutuas actiones detegendis et ad suas causas revocandis”, Acta Eruditorum, April 1695: “In rebus corporeis esse aliquid praeter extensionem, imo extensione prius […], nempe ipsam vim naturae ubique ab Autore inditam […].” (GM VI, 235) “Nam motus (perinde ac tempus) nunquam existit [...]. Nihilque adeo in ipso reale est, quam momentaneum illud quod in vi ad mutationem nitente constitui debet.” (GM VI, 235)
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grounding these dynamical properties in the natures of per se real beings, or substances. For the “derivative forces” studied by physics to qualify as real, they must be explained as modifications of “primitive force”, the active component of which he identifies with entelechy.22 Since entelechies are the only sources of spontaneous activity in nature, any force attributed to things must ultimately be construed in terms of their activity.23 In addition to their role as the substantial ground of force, entelechies are invoked a second time by Leibniz in accounting for the form of the laws of nature. He understands such laws as contingent principles that evidence “fitness”, or marks of the wisdom God has exercised in choosing them for the actual world.24 However, he rejects the occasionalist doctrine that God has imposed these laws on otherwise indifferent matter. Instead, Leibniz holds that mechanical laws must be grounded in the same substantial principles of force that are constitutive of matter. In an unpublished essay, dated May 1702, the same year as his second reply to Bayle, he writes: “[…] although we say that everything in nature is to be explained mechanically, we must exempt the explanation of the laws of motion themselves, or the principles of mechanism, which should not be derived from things merely mathematical and subject to the imagination, but from a metaphysical source, namely, from the equality of cause and effect and from other laws of this kind, which are essential to entelechies.”25
Leibniz’s effort to ground the reality of physical forces and the laws they observe in entelechies, substantial principles of force, is one of the most obscure parts of his philosophy. The basis of this relation is never satisfactorily explained by him. On one point, however, his intentions are clear: the grounding 22
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From an unpublished study, dated May 1702: “Considerandum praeterea est vim derivativam atque actionem quiddam esse modale, cum mutationem recipiat. Omnis autem modum constitutur per quandam modificationem alicujus persistentis sive magis absoluti. Et quemadmodum figura est quaedam limitatio seu modificatio vis passivae seu masse extensae, ita vis derivativa actioque motrix quaedam modificatio est non utique rei mere passivae (alioqui modificatio seu limes plus realitatis involveret, quam ipsum illud quod limitatur), seu activi cujusdam, id est, entelechiae primitivae.” (GP IV, 397). See also “Specimen dynamicum” (GM VI, 236) As he writes in his 1702 reply to Bayle: “Ainsi j’avoue que la spontaneité n’est pas proprement dans la masse […]. C’est donc proprement dans l’Entelechie […] que la spontaneité se trouve.” (GP IV, 558) “[…] et constitutas Motuum Naturaequae Leges non absoluta quidem necessitate, sed voluntate causae sapientis, non ex mero arbitrio, sed ex convenientia rerum […].” (GP VII, 344) “[…] cum omnia in natura explicari dicimus Mechanice, excipiendas esse ipsas Legum Motus rationes seu principia Mechanismi, quae non ex solis mathematicis atque imaginationi subjectis, sed ex fonte metaphysico, scilicet ab aequalitate causae et effectus, deduci debent aliisque hujusmodi Legibus quae sunt Entelechiis essentiales.” (GP IV, 398); trans. by R. Ariew and D. Garber, in G. W. Leibniz, Philosophical Essays, Indianapolis, 1989, p. 255.
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relation between physical forces and laws, on the one hand, and entelechies, on the other, holds at the level of general principles and does not extend to the explanation of particular physical phenomena. Entelechies are, in effect, conditions for the possibility of physical forces and laws; they are not involved in the explanation of phenomena. The latter are explained in terms of mechanical laws alone: “[…] we acknowledge that all corporeal phenomena can be derived from efficient and mechanical causes, but we understand that these very mechanical laws as a whole are derived from higher reasons. And so we use this higher efficient cause only in establishing general and distant principles. But once these principles have been established, then afterwards, whenever we deal with the immediate and specific efficient causes of natural things, we should take no account of souls or entelechies, no more than we should drag in useless faculties or inexplicable sympathies.”26
With this picture in view, it would obviously be a mistake to think of mechanical laws as explaining the spontaneous changes that occur in a soul. Taken in their own right, mechanical laws apply only to corporeal things, whose phenomena they explain. As far as the grounding relation is concerned, the direction of dependence is of mechanical laws on entelechies, and not vice versa. I shall return shortly to the relation Leibniz posits between mechanical laws and entelechies. First, though, it is necessary to clarify his understanding of the latter. In the “Specimen dynamicum”, he writes that entelechies “correspond” to souls or substantial forms (GM VI, 236), leaving open the possibility that entelechies may exist as the active principles, or forms, of corporeal substances, or that there may be entelechies that are substantial forms but not souls endowed with perceptual powers. By the time of his second reply to Bayle, Leibniz appears to have accepted that every entelechy is identical with an immaterial, soul-like substance, and that, consequently, any spontaneous change in an entelechy is a change in the perceptual states of a soul. If this is correct, then Leibniz comes to ascribe two distinct but complementary identities to entelechies. Every entelechy is both: (1) a substantial principle of force or power (primitive active force) that grounds mechanical laws and the physical forces of matter; (2) a spontaneous source of new perceptual states in a 26
“[…] omnia quidem phaenomena corporea a causis efficientibus mechanicis peti posse agnoscamus, sed ipsas leges mechanicas in universum a superioribus rationibus derivari intelligamus, atque ita causa efficiente altiore tantum in generalibus et remotis constituendis utamur. His vero semel stabilitis, quoties postea de rerum naturalium causis efficientibus propinquis et specialibus tractatur, animabus aut Entelecheiis locum non demus, non magis quam otiosis facultatibus aut inexplicabilibus sympathiis […].” (GM VI, 242– 243); trans. by R. Ariew and D. Garber, in Leibniz, Philosophical Essays, p. 126. Cf. GM VI 236; GP VII, 343; and his 1702 reply to Bayle: “Outre que j’ay monstré souvent que, dans les corps mêmes, quoyque le détail des phenomenes ait des raisons mecaniques, la derniere analyse des loix de mecanique et la nature des substances nous oblige enfin de recourir aux principes actifs indivisibles […].” (GP IV, 560)
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soul, or soul-like substance. The unification of these two roles brings considerable economy to Leibniz’s system, setting him on the road to the final position of the “Monadologie”. It is now established that any individual soul, or soul-like substance – what he comes to call during this period a “monad” – is a dynamical principle in two senses: inwardly, it is the spontaneous source of the changes in its own perceptual states; outwardly, it is the ground of the forces attributed to matter and of the mechanical laws observed by material things.27 Leibniz frequently states that the true laws of motion and collision presuppose “metaphysical” principles, such as the equality of cause and effect, which he says are “essential to entelechies” (GP IV, 398). This suggests that any entelechy observes such principles in its own actions (e.g., no effect it produces is greater than its cause), a claim that is plausible but unremarkable. A more striking conclusion is reached if we focus on the dual identity of the entelechy as a principle of force and a principle of perceptual change. Considered from the latter point of view, the effects of the entelechy are its production of changes in the perceptual states of a substance, states that represent a changing world of phenomena that evolve in accordance with the laws of mechanics. From this perspective, entelechies can be considered the source of mechanical laws, because phenomena obeying those laws originate in the spontaneous activity of the soul. It is also possible to say, as Leibniz does in his 1702 reply, that “la raison du changement des pensées dans l’ame est la même que celle du changement des choses dans l’univers qu’elle represente” (GP IV, 562). This does not mean that mechanical laws ground, or explain, the spontaneous changes in the perceptions of the soul, but that the order manifested in those perceptions is just that of the phenomenal universe, which is to say, that determined by the laws of mechanics. Mechanical laws have no direct role to play in explaining the changes that occur in the soul’s perceptual states. They are not laws that apply to the exercise of entelechy, or primitive active force. Still, mechanical laws are expressions of the activity of entelechy, and to that extent they tell us something about the mode of that activity. Drawing the distinction Leibniz does elsewhere between mechanical laws as “laws of efficient causes” and the soul’s laws as “laws of final causes”, we may speculate that the spontaneous activity of entelechies is best understood teleologically, as being directed toward the production of successive perceptions of a universe ordered by “les raisons de mecanique”. To this extent, “la raison du changement” of perceptions in the soul is the same as that for the things in the universe it represents, but this reason is instantiated in different ways by each: on the one hand, as an end that 27
For a development of this point, see D. Rutherford, “Idealism Declined: Leibniz and Christian Wolff”, in P. Lodge (ed.), Leibniz and His Correspondents, Cambridge, 2004, p. 214–237.
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the soul’s activity is directed toward, on the other, as the law according to which phenomena determine successive phenomena. We may take this hypothesis one step further. Taking seriously Leibniz’s statement that the causal relations among successive states of the soul are to be understood in terms of the content of those states (“les representations des causes sont les causes des representations des effects”), we may see those successive states as directed toward the execution of a plan for the universe. This plan is given to each created substance by God, who places in it “une concentration de l’univers” (GP IV, 553) and the means sufficient to unfold the history of that universe through its perceptual states. On this reading of Leibniz’s position, for which there is ample evidence in his replies to Bayle, the activity of entelechy is most clearly explained teleologically, in terms of relations of final causation. What remains of the doctrine of the preestablished harmony of soul and body on this account? Leibniz states on several occasions in his exchange with Bayle that the physical world conceived independently of entelechies is only a system of phenomena: the contents of the perceptions of soul-like substances. Consequently, the world of bodies, which he opposes to the soul as an explanatorily closed system – “tout se fait dans le corps, comme s’il n’y avoit point d’ame” (GP IV, 560) – cannot be an ontologically independent domain. When conceived in abstraction from souls or entelechies, and as conforming to mechanical laws, the physical universe consists solely of well-ordered phenomena. The contrast Leibniz draws between the soul and the body thus comes down to a distinction between different levels of reality (substantial versus phenomenal) and different modes of explanation (final causes versus efficient causes). The place where the two domains intersect is that the end-directed activity of entelechies is explained in terms of their representing a phenomenal universe ordered by mechanical laws. Leibniz’s final attempt to justify his position to Bayle, in the last draft of his unsent letter of late 1702, bears out this reading. Responding again to Bayle’s objection that he has not explained the possibility of spontaneous change in the soul, Leibniz writes: “[…] vous remarqués, Monsieur, qu’on ne sauroit bien examiner la possibilité de mon hypothese, sans connoistre assez distinctement le fonds substantiel de l’ame et la maniere dont elle se peut transformer. Je ne say s’il est possible d’expliquer mieux la constitution de l’ame qu’en disant 1) que c’est une substance simple, ou bien ce que j’appelle une vraye unité; 2) que cette unité pourtant est expressive de la multitude, c’est à dire des corps, et qu’elle l’est le mieux qu’il est possible selon son point de veue ou rapport. 3) Et qu’ainsi elle est expressive des phenomenes selon les loix metaphysico-mathematiques de la nature, c’est à dire selon l’ordre le plus conforme à l’intelligence et raison” (GP III, 71–72).
As Leibniz presents his position here, there is no deeper explanation for why the soul’s perceptions change as they do, save that they are directed toward reproducing, “le mieux qu’il est possible selon son point de veue”, a universe of phenomena whose order is “le plus conforme à l’intelligence et raison”. In imitation of God, the actions of each soul are directed toward bringing about a
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world, in fact, two worlds: that which it represents and that which it realizes, in harmony with other souls, through its spontaneous perceptual activity. 5. CONCLUSION In the opening of his “Système nouveau”, Leibniz writes that he decided to publish his views “principalement pour profiter des jugemens de ceux qui sont éclairés en ces matieres”. From such enlightened individuals he hopes to receive “instructions”, which he will be happy to receive, “pourveu que l’amour de la verité y paroisse plustost que la passion pour les opinions dont on est prevenu” (GP IV, 477–8). Leibniz makes it clear that he sees Bayle as an interlocutor whose objections have originated in a “love of the truth”, and he gives every indication of regarding their exchange as having been a profitable one. Yet by what standard does Leibniz judge this to be so? Does he believe he has learned something from Bayle’s questions that he did not know before: that their exchange has allowed him to develop his system in unanticipated ways? The idea that Leibniz’s philosophical method is, indeed, experimental and dialectical would support such a conclusion. The core of this idea is that many of his central philosophical views are projected as hypotheses, which stand in need of criticism and refinement, and which could only be accepted as justified once they have received the scrutiny of exacting critics like Bayle. To such a view of Leibniz as a philosopher eager to work with others to come closer to the truth, we can oppose a picture of him as a thinker who was, from an early age, secure in his opinions and who saw his principal task as convincing others of their truth. From this perspective, it is less a matter of Leibniz receiving “instructions” from his interlocutors as his eliciting concessions from them. A revealing passage from Leibniz’s final reply to Bayle supports this reading of him: “Et ce qui me fait parler avec un peu de confiance, c’est que ne m’estant fixé qu’apres avoir regardé de tous costés et bien balancé, je puis peutestre dire sans vanité: Omnia praecepi atque animo mecum peregi.28 Mais les objections me remetttent dans les voyes, et m’épargnent bien de la peine: car il n’y en a pas peu de vouloir repasser par tous les écarts, pour deviner et prevenir ce que d’autres peuvent trouver à redire, puisque les preventions et les inclinations sont si differentes […]. (GP IV, 567)
The implication of Leibniz’s remark is that the value of objections such as Bayle’s is not that they provide constructive ideas for the development of his system, but merely that they help to anticipate objections that others might raise against it. 28
Virgil, Aeneid, 6.105.
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Although there is considerable evidence of Leibniz’s confidence in the truth of his core principles, as well as of his efforts to solicit expressions of agreement from correspondents like Bayle, Arnauld, De Volder and Wolff, it would be going too far to suggest that the views he advances are fully formed and without need of refinement. The doctrine of the spontaneity of substance was singled out by Bayle as requiring further defense. As Leibniz rose to the challenge, he opened a new door on his system. When Bayle asked how it was possible for the soul to be the spontaneous source of all its own perceptions, including passive states such as pain, Leibniz replied that this was a consequence of the representative nature of the soul: every soul is naturally representative of its body and, through it, of the universe, whose state it tracks in an evolving series of perceptions. Contained in this statement are a cluster of theoretical commitments – concerning the reality of physical phenomena, the relation of physical forces and entelechies, and the mode of causation by which souls and bodies act – that Leibniz does not make explicit to Bayle and on which his views are far from being fully worked out. If Bayle does not press him on these issues, it is nonetheless apparent how they arise through Bayle’s question about the soul’s spontaneity. That Leibniz’s account of spontaneity remains a work in progress is evident from our examination of it. Although he does not develop the point in his exchange with Bayle, there is reason to see his account as incorporating the idea that the spontaneity of the soul is expressed teleologically: it acts to bring about a representation of the next state of the universe, “selon l’ordre le plus conforme à l’intelligence et raison” (GP III, 72). This is consistent with Leibniz’s later statements that the preestablished harmony of soul and body is to be construed as a harmony between two sets of laws: “laws of efficient causes”, identified with the laws of motion, and “laws of final causes”, which govern the operation of souls acting “through appetitions, ends, and means”.29 The latter species of law reflects Leibniz’s construal, in works from his final decade, of the monad’s internal forces as “appetitions”: directed tendencies toward the good. The governing idea is that just as the state of any monad is conceived on analogy with a psychological state of perception, the force that brings about changes in that state is to be conceived on analogy with the psychological state of appetite: a directed tendency toward an object represented as good. In Leibniz’s exchange with Bayle there is little sign of this psychological construal of the soul’s internal forces.30 The basic capacity of a soul to bring 29 30
“Monadologie”, art. 79 (GP VI, 620). Cf. “Principes de la Nature et de la Grâce”, art. 3 (GP VI, 599). I have found one brief allusion in his unpublished notes on rem. L: “Ce sont les perceptions precedentes mêmes dont naissent les suivantes par les loix des appetits” (GP IV, 551).
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Donald Rutherford
about changes in its perceptual states is identified with its power to produce an evolving representation of the physical world. Conative states (appetites, desires, volitions) are restricted to sensitive souls, whose states tend toward the apparent good, rather than being extended to all monads, as in his later writings.31 Whether this is accurately described as a development in his thought that occurs after 1702, or merely an artifact of his treatment of the topic in his replies to Bayle, awaits further research. At the very least, it suggests another approach to the topic of spontaneity that remains unexplored in Leibniz’s discussions with Bayle.
31
In unpublished remarks on Lamy’s Connaissance de soi-même, written between the drafts of his final, unsent letter to Bayle, Leibniz restricts final causes to souls capable of volitions: “[…] il suffit de dire que les perceptions qui expriment les loix de mouvement sont aussi liées que ces loix, qu’elles expriment selon l’ordre des causes efficientes. Mais l’ordre des perceptions volontaires qui est celuy des causes finales, est conforme à la nature de la volonté” (GP IV, 580). By contrast, he writes to Lady Masham in May 1704: “En quoy je ne fais encor qu’attributer aux Ames et aux corps pour tousjours et par tout ce qu’on y experimente toutes les fois que l’experience est distincte, c’est à dire les loix mecaniques dans les corps, et les Actions internes dans l’Ame: le tout ne consistant que dans l’estat present joint à la tendence aux changemens, qui se font dans le corps suivant les forces mouvantes, et dans l’ame suivant les perceptions du bien et du mal” (GP III, 341).
LA NATURE EN QUESTION : LEIBNIZ, BAYLE ET LA QUERELLE DES NATURES PLASTIQUES par Stefano Di Bella (Milan) La querelle sur les natures plastiques – qui éclate au début du XVIIIe siècle après la reprise par Jean Le Clerc de cette théorie du néoplatonicien de Cambridge Ralph Cudworth – vit l’affrontement entre Le Clerc lui-même et Pierre Bayle, puis l’intervention de Leibniz. L’enjeu des questions agitées dans ce débat est très complexe, se situant au carrefour de plusieurs alternatives théoriques, intensément débattues depuis un demi-siècle, à la limite entre la nouvelle science de la nature et la métaphysique. Dès sa jeunesse, Leibniz s’intéresse beaucoup au projet d’une conciliation de la nouvelle science de la nature avec les exigences de la théologie chrétienne et plus généralement d’une vision religieuse du monde – ce projet est celui d’une nouvelle concordia scientiae et pietatis, selon l’heureuse expression d’un important brouillon des années 16801. Les voies par lesquelles il poursuit ce projet se distinguent cependant de façon significative d’autres stratégies employées à l’époque pour poursuivre le même but conciliatoire. 1) Sauver la nature. En premier lieu, Leibniz s’oppose résolument à une stratégie apologétique ou « concordiste » visant à détruire l’idée de « nature » et de causalité de la créature. La preuve, peut-être la plus exemplaire, de cette attitude est la revendication du concept même de nature à l’occasion de sa discussion avec Sturm (De ipsa natura en 1698)2 ; à laquelle il faut rattacher d’autres critiques des conceptions occasionalistes3. Pour Leibniz, retirer aux créatures la causalité – loin d’exalter le Créateur – conduit à la perte de leur 1 2
3
Voir la Contemplatio de historia literaria statuque praesenti eruditionis, A VI, 4, 451– 490. Voir De ipsa natura sive de vi insita actionibusque Creaturarum, pro Dynamicis suis confirmandis illustrandisque, GP IV, 504-516. Sturm reprenait, à son tour, l’ouvrage de Robert Boyle, A Free Inquiry into the Vulgarly Received Notion of Nature. Made in an Essay Addressed to a friend (1685), in id., Works, V, p. 158–254, Repr. Hildesheim-New York, 1966. Sur la conception occasionaliste critiquée, voir le chapitre « De l’erreur la plus dangereuse de la philosophie des anciens », dans la Recherche de la vérité, VI, II, 3. Pour la critique leibnizienne, voir ses discussions avec Arnauld et Bayle.
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identité et de leur substantialité mêmes, en ouvrant la voie à une conception moniste de type spinoziste. Quant à l’interprétation occasionaliste du naturel en termes de légalité, c’est-à-dire de généralité constante de l’action divine, Leibniz lui oppose deux conditions qui sont requises pour pouvoir parler d’une loi naturelle : a) l’intelligibilité ; b) la présence d’un corrélat ontologique interne dans la chose créée. Si elles ne sont pas satisfaites, la prétendue loi générale se réduit à un « miracle perpétuel ». La revendication de (b), qui s’appuie chez Leibniz sur l’interprétation d’une donnée scientifique qu’il a découverte – c’est-à-dire la réalité de la force, objet de sa dynamique – équivaut en quelque façon, dans sa pensée, à une réhabilitation de l’idée aristotélicienne de physis. Comme on sait, Leibniz soutient que la vision du monde mécanique a besoin d’une fondation métaphysique qui doit être fournie par les forces primitives, ou les unités substantielles. Mais cette fondation, bien que tout à fait requise pour l’intelligibilité totale, se situe toutefois sur un tout autre niveau que celui de l’explication proprement scientifique. Celle-ci jouit d’une autonomie relative : non sur le plan ontologique, bien sûr, mais sur le plan fonctionnel, car les principes ontologiques du monde naturel n’entrent pas directement en jeu dans l’explication des phénomènes. Cette division du travail est très importante aussi pour comprendre la réception leibnizienne du thème du finalisme. 2) Le finalisme. Le fait est bien connu : la revendication du finalisme occupe une place importante dans la stratégie leibnizienne de conciliation entre science et théologie. Mais le point d’appui de ce finalisme est différent de celui que l’on trouve habituellement. En premier lieu, il s’applique à l’évaluation des lois de la nature elles-mêmes, celles-ci étant reconnues comme contingentes et leur choix par Dieu révélant une dimension axiologique. C’est pourquoi le finalisme peut être utilisé, épistémologiquement, comme un outil heuristique dans l’exploration des lois qui gouvernent le dynamisme des causes efficientes. Pour Leibniz, donc, le finalisme fonctionne plus comme un point de vue différent et globalement complémentaire sur le système de la nature, que comme un supplément aux manques locaux de l’explication mécanique. Mais pour considérer d’une façon plus précise ces axes fondamentaux de la stratégie leibnizienne, et pour en faire ressortir l’originalité par rapport à d’autres stratégies qui ont pourtant la même finalité dernière, rien n’est mieux que de considérer la comparaison que Leibniz lui-même est amené à faire entre sa position et celle de Cudworth, à la suite de la tentative de réactualisation de celle-ci opérée par Le Clerc et de la réaction critique de Bayle.
Leibniz, Bayle et la querelle des natures plastiques
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I. LE CLERC ET LEIBNIZ FACE A L’HERITAGE DE CUDWORTH : UNE COMPARAISON DES STRATEGIES 1. La réception de Cudworth : réactualiser la nature plastique ? (a) La réactualisation par Le Clerc
Leibniz connaissait déjà l’œuvre de Cudworth dès la fin des années 16804. Il la rencontre à nouveau dans le contexte de sa redécouverte par Le Clerc5, et des polémiques qui y sont relatives6. En ce qui concerne les problèmes posés par la nouvelle science de la nature, l’œuvre de Cudworth offrait le modèle d’une attitude conciliatoire, en tant qu’elle voulait faire sa place à la conception mécanique – plus exactement, atomiste – de la nature, sans céder aux possibles interprétations irréligieuses. La conception de la nature élaborée par Cudworth, en fait, s’inscrivait typiquement parmi les tentatives de comprendre la vision du monde mécaniste en en suppléant les insuffisances, tant au niveau ontologique qu’au niveau fonctionnel, par l’intervention de forces et d’entités non mécaniques, de nature immatérielle, qui vont jouer un rôle indispensable à l’intérieur même des phénomènes naturels7. Essayons de voir ce qui pouvait, dans ce cadre, intéresser plus spécifiquement l’éditeur de la Bibliothèque choisie et l’engager dans une telle réactivation. – Le premier motif, et aussi le plus général, qui suscite l’intérêt de Le Clerc pour l’approche de Cudworth, réside précisément dans cette exigence 4
5
6
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Le True Intellectual System of the Universe avait paru en 1678. Leibniz en a vu une copie pendant son séjour à Rome en 1688. Il en copie des extraits en joignant quelques remarques. Voir Excerpta ex Cudworthii Systema Intellectuali, A VI, 4, 1882–1892. Jean Le Clerc consacre une large place dans sa Bibliothèque Choisie à l’exposition de l’œuvre de Cudworth, en en traduisant en français de longs extraits. De cette façon, il rend l’œuvre accessible à un public plus vaste. Voir les extraits de Cudworth dans la Bibliothèque choisie, 1703, I, p. 63–138 ; II, p. 11–77 et 78–130 ; 1704, III, p. 11–106 ; 1705, V, p. 30–45 ; VII, p. 19-80 ; 1706, VIII, p. 11–42 et 41–103. Pour une étude très informée et pénétrante de l’attitude de Le Clerc envers Cudworth et de la polémique BayleLe Clerc, voir S. Brogi, « Nature plastiche e disegni divini. La polemica tra Bayle e Le Clerc », Studi settecenteschi 20 (2000), p. 51–88. La polémique s’ouvre par l’attaque de Bayle dans sa Continuation des pensées diverses sur la comète (1703). Voir OD III, p. 216–217. Les pièces de la controverse sont indiquées par Bayle lui-même, dans sa Réponse aux questions d’un provincial, in OD III, p. 881. Voir aussi L. Simonutti, « Bayle and Le Clerc as Readers of Cudworth. Elements of the Debate on Plastic Nature in the Dutch Learned Journals », Geschiedenis van de Wijsbegeerte in Nederland 4/2 (1993), p. 147–165. Pour une analyse de l’approche de la biologie par Cudworth, voir F. Duchesneau, Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz, Paris, 1998, p. 171–179. Pour une étude sur Cudworth et la théorie des natures plastiques, voir B. Lotti, Ralph Cudworth e l’idea di natura plastica, Udine, 2004.
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d’intégration de la vision spiritualiste dans la vision du monde mécaniste. Bien sûr, le cadre scientifique dans lequel la doctrine de Cudworth se place est nettement dépassé à cette époque ; de plus, Le Clerc est loin de souscrire à sa métaphysique néoplatonicienne. Si, dans la perspective de l’arminien, cette approche garde – au moins à titre de conjecture et de suggestion – toute son actualité8, cela est dû au fait que les tentatives d’explication mécanique de certains phénomènes caractérisés par un ordre régulier semblent avoir échoué. En mettant au jour le cadre scientifique dont Cudworth pouvait disposer, Le Clerc confirme foncièrement la justification assez standard de la reprise du finalisme : « Il y a peu de Cartésiens aujourd’hui qui croient que les corps organisez soient des productions d’un mouvement méchanique »9.
Notons que, chez Cudworth, la fonction de la nature plastique était beaucoup plus ample, en ce sens qu’elle jouait un rôle cosmologique et assumait une fonction dans l’explication des mouvements ; tandis que, chez Le Clerc, l’attention se concentre sur les phénomènes biologiques. De plus, on peut constater un glissement tacite du singulier de « la nature plastique » au pluriel des « natures plastiques ». Tout cela définit le cadre de la réception de la théorie de Cudworth dans le nouveau contexte philosophique et scientifique des premières années du e XVIII siècle. – Comme on l’a vu, Le Clerc cite la position de Malebranche à l’appui de son assertion sur l’impuissance du mécanisme à rendre raison de l’organisme. Mais il ne se satisfait pas de la théorie occasionaliste, qui au contraire attribue toute causalité à Dieu. La perspective de Cudworth mérite donc d’être explorée en tant qu’elle trace une sorte de voie intermédiaire entre les extrêmes opposés de l’autosuffisance naturaliste et de l’abolition de la nature. – Enfin, la revendication de la nature plastique comme élément de nature incorporelle impose un élargissement capital de l’ontologie cartésienne, qui avait indûment appauvri la richesse de la réalité en la réduisant à une dichotomie exclusive, entre la matière d’un côté et la pensée de l’autre. À la suite d’Henry More, Cudworth propose de tracer d’une façon différente la division entre les deux mondes, en refusant l’identification cartésienne de l’incorporel avec la nature pensante, qualifiée à son tour par la conscience. Pour le philo 8
9
Ce n’est pas par hasard que Le Clerc unit à l’exposition des théories cudworthiennes celles du livre plus récent, et plus au fait des recherches empiriques, du naturaliste anglais Nehemia Grey, Cosmologia Sacra : or a Discourse of the Universe as it is the Creature and Kingdom of God (London, 1701). Pour la valeur hypothétique attribuée aux natures plastiques, dans le cadre d’une modesta philosophia, voir les remarques de S. Brogi, « La polemica sulle nature plastiche », notamment sur la comparaison faite par Le Clerc entre l’hypothèse des natures plastiques et celle de la force d’attraction newtonienne. Bibliothèque choisie, t. II, 1703, Art. II, p. 86.
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sophe de Cambridge, au contraire, l’incorporel est plutôt le principe de toute vie et activité, bien qu’il puisse être dénué de pensée et de conscience. La réactualisation opérée par Le Clerc vise bien sûr un but essentiellement apologétique, en tant que reformulation de l’exigence d’une interprétation religieuse de la nouvelle science de la nature, contre les possibilités hétérodoxes que la culture cartésienne laissait ouvertes, même sans le vouloir. L’aspect anticartésien de la démarche de Le Clerc provoqua la réaction de Bayle. Une position telle que celle de Cudworth, loin d’être féconde, lui apparaissait irrémédiablement périmée. Mais Bayle s’appliquera surtout à renverser l’intention apologétique de Le Clerc, au moyen d’une puissante rétorsion effectuée au nom de l’athéisme. (b) Leibniz sollicité comme juge
Notre rapide évocation des principaux points de la doctrine cudworthienne remise au goût du jour par Le Clerc peut légitimer l’impression qu’ont les parties en présence d’y voir des ressemblances objectives avec celle de Leibniz. C’est pour cela que ce dernier est invité à prendre position sur la controverse. Les sollicitations qu’il reçoit sont multiples, son intervention se situant dans le contexte d’un réseau fort complexe. Bayle le provoque indirectement, en l’associant à Le Clerc10 sous la bannière équivoque de la restauration des formes substantielles11. Le Clerc lui-même l’invite à se prononcer, pensant probablement trouver en lui un allié12. Mais au même moment, Lady Masham, 10
11
12
Dans la Continuation, Bayle critique Cudworth et Grew (et, donc, Le Clerc) parce qu’ils se sont détournés de « l’hypothese Cartésienne qui est dans le fond la plus capable de fortifier la spiritualité de Dieu » et ont préféré, en revanche, « fortifier la secte chancellante et presque atterrée des Péripatéticiens, je veux dire mettre dans un plus beau jour […] la doctrine des formes substantielles […] » (OD III, p. 217). Leibniz n’est point nommé, mais il s’était prononcé favorablement sur les formes substantielles. En tout cas, Bayle se réfère explicitement à lui dans la suite de la controverse : « Leibniz en médite un [système] qui diffère beaucoup de celui des scolastiques, et qui mettra dans un nouveau jour l’entélechie d’Aristote, et qui pourra être justement nommé le système des formes substantielles » (Hist. des ouvrages des savants, août 1704, art. VII, p. 393). Du point de vue historique, l’attribution à Cudworth, et encore plus à Le Clerc, d’une restauration des formes substantielles n’est pas exacte. Bayle l’atténue fortement après les protestations de son interlocuteur. Voir OD IV, p. 183b–184a. Si Cudworth cherche à réinterpréter des éléments de doctrine aristotélicienne dans son cadre foncièrement néoplatonicien, Le Clerc est hostile à la notion de forme substantielle. Ce qui les sépare tous les deux de la tradition hylémorphique, c’est leur idée commune d’une séparation ontologique nette entre les principes spirituels et une matière conçue à la manière des mécanistes. Toutefois, ils admettent l’interaction entre les deux, que Leibniz au contraire exclura. Leibniz sera, en réalité, visiblement irrité par les sollicitations de Le Clerc, qui lui demande une clarification – jugée superflue – de son « système ».
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la fille de Cudworth, lui envoie l’œuvre de son père et lui demande son jugement sur la critique que Bayle en avait faite13. Lorsqu’il se décidera enfin à se prononcer, ses précisions permettront de mesurer la portée de sa divergence avec Cudworth. Il tendra à prendre ses distances avec l’auteur dont on essayait de le rapprocher – non sans souligner d’abord, selon son attitude coutumière, les points sur lesquels ils sont en accord. Il n’est pas surprenant que cette adhésion partielle soit encore plus manifeste lorsqu’il écrit à la fille de Cudworth : « […] je tiens comme luy [Cudworth] […] que la constitution même des corps nous oblige à admettre les substances immaterielles ; que l’hypothèse Hylozoïque, qui pretend tirer vie et sentiment de la matiere, est insoutenable, et qu’il n’est pas possible que là où il n’y a rien qui ait sentiment, il en naisse ; que les ames sont toujours unies à quelque corps organique […] que la substance incorporelle a une energie ou force active interne » (GP III, 368).
Ces points communs, toutefois, ont une signification et une portée différentes, selon les diverses stratégies dans lesquelles ils sont insérés et selon le déplacement conceptuel qui se produit en passant de l’univers néoplatonicien de Cudworth – et de sa réutilisation par Le Clerc – à l’univers leibnizien. Avant de comparer les deux doctrines, nous ferons encore une remarque sur la stratégie suivie par Leibniz dans ce débat. Il faut distinguer l’intervention publique – l’essai publié par l’Histoire des ouvrages des savants14 – de la discussion épistolaire avec Lady Masham. Leibniz semble – bien que son jugement soit explicitement réclamé – réticent à se mêler à la discussion entre Le Clerc et Bayle. En commençant ses Considérations, il tend à limiter son intervention à la clarification des aspects de sa propre philosophie qui ont été (plus ou moins correctement) mis en cause : le prétendu développement de son « système » et sa soi-disant réhabilitation des formes substantielles15. De fait, il semble profiter de l’occasion pour exposer à nouveau le 13
14
15
La correspondance entre Lady Masham et Leibniz (qui cherche, par son intermédiaire, à entrer en contact avec Locke) débute dans les mêmes années 1704–1705 : Lady Masham propose de lui envoyer une copie de l’œuvre majeure de son père. Sur la figure de Lady Masham, voir S. Hutton, « Damaris Cudworth, Lady Masham. Between Platonism and Enlightenment », British Journal of History of Philosophy 1 (1993), p. 29–54. Voir Briefwechsel zwischen Leibniz und Lady Masham, 1703-1705, GP III, 331–375. Considérations sur les Principes de Vie, et sur les Natures Plastiques, par l’Auteur du Système de l’Harmonie préétablie, GP VI, 539–546. L’essai leibnizien parut dans le numéro de mai de la revue dirigée par Basnage de Beauval. La première version (Éclaircissement sur les Natures Plastiques et les Principes de Vie et de Mouvement, par l’Auteur du Système de l’Harmonie préétablie), très différente, a été publiée par Gerhardt en appendice à l’essai précédent, GP VI, 546–555. Sur la réception leibnizienne de la doctrine de Cudworth, voir J. Smith et P. Phemister, « Leibniz and the Cambridge Platonists. The Debate over Plastic Natures », in S. Brown et P. Phemister (dir.), Leibniz and the EnglishSpeaking World, Berlin-Dordrecht-Boston, 2007, p. 95–110. Voir surtout le début du brouillon, GP VI, 539.
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contenu de son « nouveau système », en le comparant et en le distinguant de façon claire des conceptions concurrentes : cartésienne et scolastique en premier lieu, puis, bien sûr, des différentes conceptions vitalistes, dont il est proprement question ici, comme le précise le titre même de l’essai. Sa participation au débat entre Le Clerc et Bayle semble donc, du moins jusqu’à un certain point, quelque peu marginale. En poursuivant ces buts, Leibniz opère toutefois une intéressante traduction conceptuelle des thèmes de la querelle dans son propre vocabulaire. Dans la dernière partie de l’article publié dans l’Histoire, et dans la dernière réponse à la question directe de Lady Masham, il prendra finalement position sur la principale difficulté posée par Bayle à Le Clerc. Il se rend probablement compte qu’un point crucial de sa propre position – également en jeu dans la discussion plus vaste qu’il avait avec Bayle depuis quelques années – était, de fait, remis en question. Après ces quelques remarques, il est temps maintenant de considérer dans le détail la réception leibnizienne des aspects de la stratégie de Cudworth repris par Le Clerc. Comme les rapports entre les doctrines de Cudworth et de Leibniz sont l’objet d’une autre contribution dans ce volume (celle de François Duchesneau), je concentrerai ici mon attention sur les aspects les plus significatifs pour la discussion théologique, en ayant égard en particulier aux problèmes posés par les objections de Bayle. 2. Le recoupement des stratégies (a) La voie moyenne de la nature
Commençons par le thème métaphysique de l’autonomie de la Nature. Sur la question générale de l’ontologie de la physis, on l’a vu, Cudworth ne partageait pas les tendances antinaturalistes assez répandues dans l’apologétique mécaniste. Le Clerc ne faisait que rapporter fidèlement l’intention du philosophe anglais, en présentant sa théorie de la nature plastique comme un compromis obligé, étant donné l’échec des alternatives possibles, entre le mécanisme autosuffisant qui se dispense de Dieu et l’attribution directe à Dieu de toute causalité. De ce point de vue, le telos de son projet est en plein accord avec celui que Leibniz avait poursuivi dans ses discussions avec les occasionalistes, et en particulier dans le De ipsa natura. Certes, Lady Masham, dans sa lettre datée du mois d’octobre 1705, se donnait la peine de préciser que la doctrine de son père n’avait pas pour objectif de polémiquer contre les occasionalistes, son souci étant plutôt d’éviter, sur le front opposé, la menace du naturalisme dans sa version hylozoïste. En tout état de cause, le recours immédiat à la puissance divine était l’autre alternative que Cudworth indiquait pour la dépasser16. 16
Voir la lettre du 20 octobre 1705 : « I beg leave here to trespass so much farther on your patience, as to observe to you one thing wherein Mr. Bayle is mistaken in reference to this
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Remarquons, en particulier, une raison que Cudworth invoque pour postuler une nature interne propre à chaque être : « Though it be true, that the works of nature are dispensed by a divine law and command, yet this is not to be understood in a vulgar sense, as if they were all effected by the mere force of a verbal law or outward command, because inanimate things are not commendable nor governable by such a law. And therefore besides the divine will and pleasure, there must needs be some other immediate agent and executioner provided, for the producing of every effect […] »17.
Il est intéressant de comparer cet argument avec ce que Leibniz avait allégué contre Sturm, à propos de l’insuffisance d’un « commandement » divin conçu d’une façon extrinsèque18. L’argumentation de Cudworth, toutefois, comporte une nuance différente, en ce qu’elle fait allusion à l’incapacité, pour une chose privée de vie et de conscience, d’obéir à une « loi ». Or, c’était un thème que l’on trouvait déjà chez Boyle et qui sera par la suite développé par les occasionalistes et par Bayle lui-même. Tous ces auteurs, toutefois, lui accordent des acceptions dissemblables et même tout à fait divergentes, en l’opposant à l’idée de « natures » et de « causes secondes ». Bayle, en particulier, l’emploiera contre la nature plastique même de Cudworth – celle-ci n’ayant, pas plus que la matière, la capacité de suivre une loi qu’elle n’entend pas. La conclusion que Cudworth, pour sa part, tirait de sa remarque s’accordait pleinement, en revanche, avec la doctrine du De ipsa natura de Leibniz : il faut que l’action créatrice imprime une nature active ou une source de force et d’activité durable à l’intérieur de la chose même. Une autre raison en faveur de l’introduction des natures plastiques, invoquée par Cudworth et soulignée par Le Clerc, concerne la difficulté de concilier l’idée d’une action directe de Dieu avec le caractère graduel et faillible des
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matter, which has not been taken notice of, and that is, in a presumeing that my father design’d in introduceing his Hypothesis, to oppose the modern Cartesians : whereas he (not understanding French) did not know that the modern Cartesians differ’d so much from their master as to hold that God was the immediate efficient cause of all the effects of nature. And the Hypothesis of the plastick nature (produc’d by him for the acquitting from the suspicion of Atheism some who held a plastick life distinct from the animal) was very far from haveing the Cartesians in view; however they may find themselves convinc’d when the opinion of such is condemn’d as held that God himself did all immediately in the efformation and organization of the bodies of animals, as well as the other phenomena : which with the opinion of all things comeing to pass fortuitously, my father consider’d as the onely two Hypothesis, which were oppos’d to that of plastick natures » (GP III, 372). Dans son étude sur Cudworth, B. Lotti montre que le penseur anglais vise la conception de l’action divine propre à certains courants de la théologie calviniste (les puritains). Voir Lotti, Ralph Cudworth e l’idea di natura plastica. Ralph Cudworth, The True Intellectual System of the Universe [1678], ed. J. L Mosheim, trad. G. A. J. Rogers, Londres, 1845, réimpr. Bristol, 1995, vol. I, p. 219. Voir De ipsa natura, GP IV, 507–508.
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productions naturelles19 : c’était un point de théodicée, très actuel dans une période où le problème des « monstres » était intensément débattu, et auquel Leibniz est sans doute sensible, même s’il le développera d’une façon plus nuancée. (b) L’ontologie des principes immatériels
Ce qui est certain, c’est que les conceptions de Cudworth et de Leibniz admettent toutes les deux, au-delà du mécanisme, certains principes métaphysiques d’activité. En ce qui concerne la nature de ces principes, Cudworth d’abord, Le Clerc ensuite, insistent sur leur immatérialité. L’irréductibilité des êtres immatériels au monde physique et la nécessité d’y recourir marquent effectivement un autre point commun entre Leibniz et Cudworth : « J’admets effectivement les principes de vie répandus dans toute la nature, et immortels, puisque ce sont des substances indivisibles, ou bien des Unités […]. Ces principes de Vie, ou ces Ames, ont perception et appétit » (GP VI, 538).
Certes, il faut remarquer que les natures cudworthiennes n’étaient pas, elles, douées de perception. Mais aussi bien Cudworth et Le Clerc d’une part, que Leibniz de l’autre, déniaient la possibilité d’expliquer la perception à partir de la matière. Notons que sur ce point précis, Leibniz va s’opposer à la fille de Cudworth, laquelle, en bonne amie de Locke, est fortement encline à admettre la possibilité d’une matière douée par Dieu de la faculté de penser. Nous en verrons par la suite les implications. Leibniz, pour sa part, bien loin d’admettre que le monde spirituel puisse être un épiphénomène du corporel, s’accorde avec le néoplatonicien Cudworth pour reconnaître dans les êtres incorporels (les âmes ou leurs analogues) le fondement métaphysique des corps et de leurs phénomènes. Mieux encore, les principes d’unité sont répandus partout et constitutifs de la réalité même des substances corporelles : « La constitution même des corps nous oblige à admettre les substances immaterielles ». La référence au grand thème leibnizien de la composition et de l’unité – qui avait animé, du moins depuis la correspondance avec Arnauld, son analyse critique de la nature des corps, et qui, dans ces années, avait donné lieu au tournant monadologique – est évidente. Mais il s’agit d’une tout autre « fondation » que celle qui est envisagée par les amis des natures plastiques. En tout cas, les âmes (ou « atomes de substance ») leibniziennes sont principes d’unité, d’activité aussi (au niveau métaphysique). Elles sont qualifiées également de « principes de vie ». Toute la première partie de l’intervention 19
Selon S. Brogi, c’est là la raison spécifique de la reprise de la conception de Cudworth par Le Clerc, directement liée au débat plus vaste qu’il avait engagé avec Bayle sur le problème théologique de la présence du mal. Voir « Nature plastiche e disegni divini », p. 51–56.
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leibnizienne porte sur cette opération de transcription conceptuelle, par laquelle les « principes de vie » de Cudworth et de ses amis sont réinterprétés en termes d’« atomes de substance » leibniziens. Mais il ne s’agit pas d’une simple équivalence terminologique, car l’accord apparent cache un glissement conceptuel décisif. Pour le comprendre, venons-en à l’opposition de Cudworth et de Le Clerc à la manière cartésienne d’interpréter la dichotomie entre matériel et spirituel. Sur ce point aussi, à première vue, Leibniz semblerait se ranger de leur côté, vu sa thématisation de l’inconscient et sa généralisation analogique de la perception et du psychisme. Il faut observer toutefois – bien qu’il reconnaisse aux plantes et aux animaux l’équivalent d’une âme végétative et sensitive – qu’il se garde d’attribuer à ces âmes les fonctions de la motricité et en général des fonctions physiologiques. Nous touchons ici au point décisif de sa divergence avec Cudworth. La discussion montre, en effet, que les « unités » leibniziennes sont des « principes de vie », mais pas au sens où elles seraient des principes de mouvement, requis pour expliquer les phénomènes concrets et particuliers du vivant : « Mais je ne l’entends pas comme les défenseurs de ces principes de vie l’entendent ordinairement, c’est-à-dire, comme si un tel principe estoit capable de donner du mouvement et de la force à une masse qui est en repos ou qui a moins de force, ou d’en changer la direction […] »20.
Autant les principes d’unité leibniziens se voient donner un rôle essentiel au plan de la constitution ontologique, autant ils sont dépouillés de toute valeur fonctionnelle. Ils ne jouent aucun rôle causal à l’intérieur de l’explication des phénomènes physiques. Aussi paradoxal que cela puisse sembler, on pourrait dire que Leibniz – tout en refusant de caractériser nécessairement ses unités en termes de conscience – les range sous la rubrique des « principes de vie » en les privant de toute connotation proprement « vitaliste ». Dans son article – mais aussi dans la discussion avec Lady Masham – Leibniz se préoccupe surtout de souligner le fait que, dans son système, il n’y a aucune interférence causale entre les principes immatériels et les corps. La reconnaissance de ce fait, et la capacité d’en rendre raison, constitueraient précisément la supériorité de son hypothèse de l’harmonie préétablie sur les autres manières d’expliquer les rapports de l’âme et du corps. C’est à partir de cette distinction capitale, qui commande toute l’opération leibnizienne, qu’il faut comprendre son attitude à l’égard de la notion de forme substantielle. Dans ce contexte, Leibniz se montre beaucoup moins enclin 20
GP VI, 550. Quelques pages après, on lit : « Et c’est en quoy j’avoue que je suis d’autre avis que Messieurs Cudworth et Grew, et la pluspart d’autres Philosophes qui ont accordé des moteurs particuliers aux corps vivans sous le nom de principes de vie, ou d’intelligences plastiques. J’ay déja dit, que j’admets ces principes de vie, mais je ne leur accorde que des actions vitales internes [… ] » (GP VI, 553).
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qu’auparavant à récupérer l’hylémorphisme. Il manie avec prudence le langage des formes, en multipliant les distinctions et les précisions21. Le langage des formes, nous dit Leibniz, est acceptable, pourvu qu’on l’entende au sens de Descartes, lorsqu’il l’appliquait au rapport de l’âme humaine avec son corps22. Mais Leibniz l’étend justement à tous les principes de vie. Dans un autre sens, Leibniz est plus radical que Descartes, en tant qu’il dénie toute interaction de l’âme avec son corps. C’est pourquoi, au langage de l’hylémorphisme, il préfère nettement le langage de l’harmonie. Il me semble que cette prise de position reflète un mouvement général de la pensée leibnizienne après le Système nouveau, dans lequel l’affaiblissement partiel du langage hylémorphique de la « substance corporelle » est déterminé aussi par le besoin (épistémologique, en premier lieu) de distinguer les deux niveaux physique et métaphysique. 3. La divergence des stratégies (a) Non mi bisogna e non mi basta : les machines de la nature et la physicalisation de la nature plastique
Le refus d’une utilisation fonctionnelle des « natures » et la séparation du niveau physique et du niveau métaphysique déterminent aussi les différences dans l’approche du finalisme. Pour Cudworth et Le Clerc, le recours aux êtres incorporels devait combler les déficiences de l’explication mécaniste, et en particulier l’incapacité de celle-ci à rendre raison des phénomènes où un ordre se manifeste. La compréhension générale du finalisme, nous l’avons déjà dit, est différente chez Leibniz. Mais que dire de l’explication de la nature vivante, qui semblerait attester un champ de phénomènes objectivement soustraits à la causalité mécanique ? Le projet leibnizien de concordia scientiae cum pietate ne met pas tellement l’accent sur cet aspect. Néanmoins, il partage avec Cudworth et Le Clerc la conviction, contre Descartes et les « Démocritéens », que la genèse de ces phénomènes ne peut pas être expliquée par le mécanisme : « Pour ce qui est de la faculté plastique, je suis de l’avis de M. Cudworth […] lorsqu’il soutient que les loix du méchanisme toutes seules ne sauroient former un animal, là où il n’y a rien d’organisé, contredisant avec raison à ce que quelques anciens ont imaginé et même M. Descartes dans son homme, dont la formation luy coute si peu, mais approche aussi tres peu de l’homme véritable » (GP VI, 553).
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Voir surtout le brouillon dans le Beilage in GP VI, aux points 2 (p. 547) et 7 (p. 551– 552). Voir Descartes à Regius, AT III, 505.
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Leibniz montre ici son opposition à Descartes comme à un nouveau Anaxagore23, et aux « nouveaux Epicuriens ». Mais il faut bien comprendre le sens de cette opposition : ceux-ci se trompent parce qu’il n’y a pas vraiment de genèse de l’organisme. Comme Malebranche, Leibniz adhère à la théorie préformationiste. Ainsi, il explique à Lady Masham que la matière est essentiellement organisée24. Cela lui permet – tout en écartant le problème de la genèse originaire de l’organisme – de continuer à en expliquer le fonctionnement en termes mécanistes. La distance avec l’artificialisme des matérialistes mécanistes est marquée par la torsion que le modèle artificialiste subit de la radicalisation métaphysique du préformationisme, telle qu’elle s’achève dans la théorie leibnizienne des « machines de la nature », avec sa hiérarchie de machines emboîtées les unes dans les autres à l’infini25. Ici l’on trouve finalement la vraie différence, qui a échappé aux « modernes », entre la nature (comme art divin) et l’art (humain) : l’art humain peut concevoir et réaliser seulement des machines finies, assemblées en des pièces non organiques, tandis que, dans les machines produites par Dieu, chaque partie (pièce) est encore une machine en soi. De cette façon Leibniz peut donner une nouvelle signification, à l’intérieur du même modèle mécaniste et artificialiste, à la distinction ontologique entre naturel et artificiel (au sens propre de la technique humaine) : « L’organisme est essentiel à la matière, mais à la matière arrangée par une sagesse souveraine. Et c’est pour cela aussi que je définis l’Organisme, ou la Machine naturelle, que c’est une machine dont chaque partie est machine, […] au lieu que les parties de nos machines artificielles ne sont point des machines. C’est là la différence de la Nature et de l’Art, que nos modernes n’avaient pas assez considérée »26.
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Il est intéressant de remarquer que, tandis que Leibniz s’interroge toujours sur les véritables intentions de Descartes, Le Clerc dans son exposition présente une interprétation plus bienveillante de la « fable du monde » (Bibl. Choisie, 1703, p. 77). « […] l’Organisme c’est à dire l’ordre et l’artifice, est quelque chose d’essentiel à la matiere produite et arrangée par la sagesse souveraine […] » (GP III, 340). Lady Masham exprime sa perplexité à ce sujet. Voir GP III, 350. Leibniz précisera que la clause qui se réfère à la création divine est décisive : « […] j’ay dit non pas absolument, que l’organisme est essentiel à la matiere, mais à la matiere arrangée par une sagesse souveraine » (GP III, 356). La thèse des machines de la nature était une autre thèse caractéristique du « nouveau système ». Ces dernières années, cet aspect de la pensée de Leibniz a retenu particulièrement l’attention des interprètes. Voir M. Fichant, « Leibniz et les machines de la nature », Studia Leibnitiana 35/1 (2003), p. 1–28, et J. Smith et O. Nachtomy (dir.), Machines of Nature and Corporeal Substances in Leibniz, Dordrecht-Heidelberg-Boston, 2011. Voir aussi F. Duchesneau, Leibniz, le vivant et l’organisme ; J. E. H. Smith, Divine Machines. Leibniz and the Sciences of Life, Princeton, 2011. Leibniz à Lady Masham (30 juin 1704), GP III, 356.
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Notons l’équivalence établie entre organisme et machine. Leibniz trouve ici les ressources conceptuelles pour élaborer une solution alternative et plus adéquate aux problèmes que Cudworth croyait surmonter par sa nature plastique : « Je ne suis pas de l’avis de M. Cudworth, lorsqu’il demande des intelligences particulières pour former les animaux et je m’en dispense pour cette raison même d’un organisme à l’infini qui rend ces intelligences peu nécessaires selon moy, et peu capables encor selon M. Bayle d’y satisfaire » (GP VI, 553).
Notons, en passant, que parler d’intelligences est forcer l’intention de Cudworth. Pour Leibniz, en tout cas, le recours à un principe immatériel subordonné n’est pas requis pour l’explication des organismes vivants : « Ainsi je n’ay pas besoin de recourir avec M. Cudworth à certaines Natures Plastiques immatérielles […]. J’en puis dire, Non mi bisogna, e non mi basta, par cette raison mème de la préformation et d’un organisme à l’infini, qui me fournit des natures plastiques matérielles propres à ce qu’on demande ; au lieu que les principes plastiques immatériels sont aussi peu nécessaires, qu’ils sont peu capables d’y satisfaire » (GP VI, 544).
On voit que Leibniz va jusqu’à opérer un glissement conceptuel et terminologique décisif. Jusqu’ici il avait considéré le prétendu contenu ontologique des natures plastiques immatérielles de Cudworth-Le Clerc, dont il avait trouvé l’équivalent dans ses propres principes métaphysiques ou « atomes de substance ». Maintenant il définit la notion de nature plastique par sa fonction (de principe vital qui explique les opérations des organismes) ; mais il observe alors que c’est le mécanisme qui y correspond dans son propre système, c’est-à-dire la structure mécanique de l’organisme. Leibniz achève, par cette nouvelle opération de traduction, le dédoublement et le double déplacement de ce qui était unifié dans les conceptions des « principes de vie » évoquées par Le Clerc. Il avait réservé le titre de « principes de vie » à ses unités métaphysiques ; maintenant il déplace la fonction plastique (liée à la formation et au fonctionnement du vivant), et la terminologie même de nature plastique, du niveau métaphysique et incorporel au niveau physique et matériel, pour les attribuer à la structure mécanique. La même opération se déroule dans l’échange avec Lady Masham. Après avoir dressé la liste de tous les points d’accord avec l’auteur du Système Intellectuel, Leibniz écrit : « Pour ce qui est de la nature plastique, je l’admets en général […] mais je suis pourtant d’opinion que cette force plastique est mécanique elle-même, et consiste dans une préformation, et dans des organes déja existens, qui ont esté seuls capables de former d’autres organes. Ainsi j’explique seulement ce que M. Cudworth laissoit sans explication » (GP III, 368).
Et lorsqu’il en viendra, dans sa dernière lettre, à l’objection de Bayle : « Je diray donc que les corps ont en eux des natures plastiques, mais que ces natures ne sont autre chose que leur machine même, laquelle produit des ouvrages excellens sans
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Stefano Di Bella avoir connoissance de ce qu’elle fait, parce que ces Machines ont esté inventées par un Maistre encor plus excellent » (GP III, 374).
Les natures plastiques immatérielles des vitalistes27 ne sont donc pas nécessaires pour rendre raison de l’ordre de la nature (non mi bisogna […]). Mais Leibniz dit quelque chose de plus : elles ne sont pas suffisantes non plus ([…] non mi basta) : « Quant à ces substances immaterielles plastiques, je ne voy pas bien ny comment elles y suffisent, ny en quoy elles ayent de l’avantage sur le Méchanisme » (GP VI, 554).
Or, la raison de la superfluité des natures plastiques immatérielles a été indiquée : elle réside dans la possibilité d’expliquer les phénomènes par le « mécanisme divin ». Quant au jugement sur l’insuffisance de telles natures, il s’explique aussi, quoique Leibniz n’en donne pas les raisons dans l’article publié. Nous chercherons à les mettre au jour, en analysant sa réaction à la grande objection de Bayle aux natures plastiques, c’est-à-dire à la rétorsion stratonicienne. II. LEIBNIZ FACE AU DIILEMME DE BAYLE 1. La rétorsion athée (a) Une « autre » objection
Avant d’examiner la rétorsion stratonicienne, il faut remarquer que Leibniz ne semble pas vraiment troublé par cette objection baylienne, qui pourtant représente le vrai nœud de la confrontation entre l’auteur du Dictionnaire et Le Clerc. Cette attitude peut s’expliquer, en partie, par son intention affichée de garder ses distances dans la dispute entre Le Clerc et Bayle ; bien qu’en fin de compte, il ne peut éviter de prendre position sur ce point. Mais le fait le plus curieux est que, lorsque dans son intervention il se réfère à « l’objection de Bayle », il n’envisage pas, en premier lieu, l’argument « stratonicien ». Il semble plutôt préoccupé par une version de la rétorsion qui 27
Leibniz est conscient que la notion cudworthienne de nature plastique s’inscrit dans une tradition plus vaste, qui comprend en premier lieu Henry More, mais aussi Scaliger, Paracelse, van Helmont. Voir Considérations, GP VI, 540. Voir aussi De ipsa natura, § 3, qui annonce la même position qu’il soutiendra dans les Considérations sur l’hypothèse de Cudworth-Le Clerc : « […] naturam universam esse, ut sic dicam, artificium Dei, et tantum quidem, ut quaevis machina naturalis (quod verum parumque observatum naturae artisque discrimen est) organis constet prorsus infinitis, infinitamque adeo sapientiam potentiamque autoris rectorisque postulet. Itaque et calidum omniscium Hippocratis, et Cholocodeam animarum datricem Avicennae, et illam sapientissimam Scaligeri aliorumque virtutem plasticam, et principium hylarchicum Henrici Mori, partim impossibilia, partim superflua puto […] » (GP IV, 504–505).
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rendrait Dieu superflu en tant que premier moteur, et il prend soin de s’en prémunir, puisqu’elle pourrait frapper aussi sa propre position. L’idée est que les théories des formes substantielles ou des natures plastiques mettraient en scène des « petits dieux », capables d’autokinesis, en infirmant l’argument majeur en faveur de l’existence de Dieu fondé sur l’origine du mouvement physique. Je ne peux approfondir ici cet aspect, qui est très important dans le brouillon des Considérations, et qui est reconnaissable même dans la version publiée28. La préoccupation de Leibniz a probablement à voir avec les objections que Bayle avait soulevées auparavant (par exemple, dans l’article Zabarella du Dictionnaire). Cette première rétorsion de Bayle, qui faisait valoir que les « causes secondes » ou les « natures » peuvent revendiquer la production du mouvement, mettait en danger la preuve de l’existence de Dieu par la voie du mouvement, et non celle par la voie de la finalité, laquelle est au centre de la rétorsion proprement « stratonicienne ». (b) Le fantôme du stratonisme : prévention et rétorsion
Le stratonisme est la figure théorique fascinante et dangereuse, au centre des réflexions métaphysiques du « dernier » Bayle, qui le considère comme la forme la plus insidieuse et irréductible du défi athée. La querelle des natures plastiques s’ouvrit précisément lorsque Bayle, dans sa Continuation des pensées sur la comète, attaqua la doctrine des natures plastiques, réactualisée par Le Clerc, qu’il accusa de faire involontairement le jeu de cet athéisme stratonicien. Mais l’idée cudworthienne de nature plastique était accompagnée, dès ses débuts, de l’ombre de l’athéisme stratonicien. Dans le True intellectual System, la possibilité de l’interprétation stratonicienne, à exorciser, précède même l’illustration de la doctrine positive de la nature plastique29. C’est à Cudworth, enfin, que l’on doit d’avoir popularisé le stratonisme dans la seconde moitié du e XVII siècle. Tout le débat se déroule donc dans le cadre de la « topique de l’athéisme » reconstruite par le philosophe de Cambridge. Une première grande division est 28
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Voir, dans le brouillon, les points 3, 4 et 6. Pour les Considérations, voir les précisions sur la cause du mouvement (GP VI, 541–542). Le thème apparaît aussi dans la lettre à Burnett d’août 1704, où Leibniz retourne contre les cartésiens l’accusation de se passer d’un premier moteur du monde, puisqu’ils reconnaissent (comme du reste les scolastiques) aux âmes particulières le pouvoir de déterminer les mouvements de leurs corps : « […] ce qui est eloigné du bon ordre et affoiblit l’argument qui mene au premier moteur » (GP III, 300). Pour l’exposition de la doctrine des natures plastiques, voir The True Intellectual System of the Universe, chap. III, « Digression », p. 146–177. Leibniz avait noté dès 1689 les observations de Cudworth sur l’Hylozoica Hypothesis, espèce d’athéisme. Voir Excerpta ex Cudworthii Syst., A VI, 4, 1944, 1948.
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tracée entre les théories qui n’admettent que de la matière inerte comme substrat éternel – la vie et la sensation étant seulement des épiphénomènes – et les théories qui, tout en professant elles-mêmes un monisme ontologique matérialiste, considèrent la vie comme un attribut originaire de cette unique substance matérielle. Le champion classique du premier type est l’atomisme démocritéen ; le champion du second, c’est justement la conception attribuée à Straton « le physicien », et qui va être nommée « hylozoïsme ». Tandis que la première version de l’athéisme se fonde sur l’idée d’une naissance de l’ordre par hasard, la seconde, en insistant sur la nécessité des lois de la nature, attribue à la matière une capacité d’auto-organisation nécessaire et spontanée. La première alternative apparaît à Cudworth – et apparaîtra à Le Clerc – fortement improbable. Bayle aussi sera persuadé, au moins dans un premier temps, de l’impuissance de l’athéisme démocritéen à rendre raison de l’ordre du monde ; mais il sera à plus forte raison frappé par la possibilité présentée par l’hylozoïsme de doter la matière d’un principe d’auto-organisation. Cudworth lui-même s’engage dans une critique de l’hypothèse hylozoïste. Paradoxalement, ce sera précisément cette critique qui suggèrera à Bayle les arguments qui vont renforcer l’hypothèse stratonicienne. (c) Opérer sans intelligence
Le principal argument que Cudworth avait opposé aux hylozoïstes dessine le cadre de la confrontation, dans lequel Bayle va opérer son renversement. Pour Cudworth, la nature plastique est un agent qui n’a ni conscience ni intelligence30. Aussi doit-elle être dirigée, dans son activité régulière, par une intelligence supérieure. Tandis qu’il élève sa nature plastique du point de vue ontologique, en soulignant son statut incorporel, il en rabaisse les facultés, en la dépouillant de toute forme de pensée. L’opération de Cudworth – destinée à contrer l’hypothèse hylozoïste31 – se présente ainsi comme la reformulation d’une nature et d’une finalité non intentionnelles de type aristotélicien, qu’il inclut, bien entendu à l’intérieur d’une interprétation nettement artificialiste. Ainsi, on peut voir Cudworth et Le Clerc reprendre les arguments des aristotéliciens en faveur du caractère non intentionnel de la finalité ; tel est l’exemple des actions habituelles, ou la référence à l’instinct animal, qui était 30
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Bien qu’il attaque l’ontologie cartésienne et étende la définition du spirituel jusqu’à y inclure ce qui n’est pas conscient, Cudworth de fait accepte l’équivalence cartésienne entre intelligence/pensée et conscience. Lotti a montré de façon convaincante que, derrière la figure théorique de l’hylozoïsme cudworthien, c’était le médecin Glisson, auteur d’une œuvre empreinte d’un monisme matérialiste et vitaliste, qui était visé. Voir Lotti, Cudworth e l’idea di natura plastica, p. 315–320.
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aussi au centre des discussions sur l’hypothèse cartésienne des animauxmachines. Le second pas que fait Cudworth est d’exploiter le principe selon lequel « un agent ne peut produire quelque chose d’ordonné sans en avoir l’idée ou être guidé par un autre agent qui possède cette idée », pour conclure à la nécessité de l’intelligence créatrice. L’effort de Bayle sera d’isoler la reprise de la finalité non intentionnelle de sa conclusion théologique, en rendant la dernière clause « ou être guidé » vaine : « La doctrine de Mr. Cudworth est 1. Que la véritable cause prochaine et immédiate des animaux n’a aucune idée de l’ouvrage qu’elle produit. 2. Qu’elle a été faite par une cause qui a l’idée de cet ouvrage. Les Stratoniciens admettent la première de ces deux propositions, et rejettent la seconde. […] ils avoueront qu’il n’y a rien de plus étrange, ni de plus incompréhensible que de supposer que ce qui forme la machine des animaux ne connoit rien […] Mais ils soutiendront que Mr. Cudworth ne sauroit les inquieter sur cela puis que sa premiere these contient tout ce grand inconvénient, et que sa seconde thèse n’y peut pas remédier »32.
L’argument de Bayle se déploie ainsi : les défenseurs de la nature plastique prétendent qu’il y a des êtres non intelligents qui peuvent produire l’ordre de la nature par leur action non intentionnelle ; bien entendu, en tant qu’ils sont créés par un Être intelligent. Mais, pour Bayle, si un être non intelligent qui produit un ordre par ses actions est quelque chose d’intrinsèquement possible, alors on pourrait, théoriquement, se passer de la référence ultérieure à son principe créateur. Cette possibilité, en fait, suffirait à montrer qu’il n’y a pas de liaison nécessaire et essentielle entre action téléologiquement orientée et intelligence. Mais alors la stratégie apologétique de Cudworth (et de Le Clerc) s’expose à une rétorsion victorieuse du côté de l’interlocuteur stratonicien. De cette façon, la signification stratégique que la « finalité non intentionnelle » recevait dans l’argument de Cudworth est entièrement renversée : on retourne à la position qui voyait dans cette idée aristotélicienne le principe d’un naturalisme absolu, capable de barrer la route vers Dieu. Il y a ici pour ainsi dire changement de perspective : alors que, pour Cudworth et Le Clerc, il s’agissait d’insister sur le caractère non intentionnel de l’agent pour fonder la conclusion théologique de l’existence d’un créateur intelligent, cette conclusion semble maintenant bloquée par la même supposition. À l’objection, Le Clerc réagira en protestant que, tout au contraire, l’agent non intentionnel est supposé dépendre, dans son action, de la « direction » intelligente de Dieu. Mais c’est ici que Bayle va pousser son interlocuteur dans ses retranchements, en lui montrant que, pour résoudre l’objection, il doit réduire les causes secondes à un rôle purement instrumental, retombant ainsi dans l’action immédiate de Dieu. 32
Réponse aux questions d’un provincial, in OD III, p. 888 a–b.
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Autrement dit, l’effort de Bayle sera de montrer que la prétendue « voie intermédiaire » de Cudworth ne tient pas : sous la pression de son argumentation, elle doit se réduire ou à la causalité divine, d’un côté (pour Bayle, à l’occasionalisme, qui serait la seule hypothèse admissible pour le théiste), ou à l’autosuffisance « athée » de la nature, dans sa forme « hylozoïste », de l’autre. Enfin, un dernier pas est franchi : l’opération suivante de Bayle est de généraliser sa rétorsion, en l’étendant à toutes les doctrines qui reconnaissent en quelque manière l’action de causes secondes dans la production de la nature – et donc aussi de l’ordre naturel. La réflexion sur l’« hétérogenèse des fins », à laquelle la doctrine de Cudworth-Le Clerc serait sujette, porte Bayle à radicaliser le lien entre connaissance et efficience. Rappelons-nous qu’il accepte, pour sa part, le principe du Quod nescis33 – populaire chez les théoriciens des causes occasionnelles – selon lequel on ne peut faire que ce dont on sait le comment. Si, pour sauver l’efficience des causes secondes, on renonce à ce principe et l’on affaiblit ce lien entre connaissance et efficience, tout devient possible, et l’argument pour affirmer l’existence de Dieu qui était tiré de l’organisation de la matière tombe. En résumé : tout artificialisme se fonde sur la chaîne d’implications suivantes : [a] l’ordre naturel implique une finalité ; [b] la finalité présuppose, à son tour, l’intentionnalité ; [c] cette intentionnalité doit résider dans l’agent luimême ou [c1] dans une autre intelligence qui l’a déterminé à agir de cette façon. Bayle refuse la clause [c1], en prétendant – au nom du principe du Quod nescis – que l’intentionnalité est propre à l’agent. Si au contraire l’on renonce à [c], c’est toute la thèse de l’artificialisme qui s’écroule. (d) À l’épreuve de l’objection : machines de la nature et natures immatérielles
Dans la section qui précède, on s’est limité à comparer, du point de vue leibnizien, l’interprétation « vitaliste » et l’interprétation mécaniste de la nature plastique, dans leurs aspects ontologiques et épistémologiques, leurs convergences et divergences, en étudiant comment chacune parvient à rendre raison de la formation des organismes. Il s’agit maintenant de les confronter à l’objection stratonicienne et considérer l’impact que, selon Leibniz, l’objection a sur les deux différentes interprétations. Leibniz, on l’a dit, semble réticent à entrer dans le vif de la controverse entre Bayle et Le Clerc. Mais ses correspondants – Le Clerc, mais aussi et de façon encore plus directe Lady Masham – l’invitent à prendre position sur le 33
« Quod nescis quomodo fiat, id non facis ». Voir, pour cette caractérisation, A. de Lattre, L’occasionalisme d’Arnold Geulincx. Étude sur la constitution de la doctrine, Paris, 1967. Plus récemment, voir E. Scribano, « Quod nescis quomodo fit, id non facis. Occasionalism against Descartes ? », Rinascimento (2011), p. 63–86.
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sujet. Lady Masham est très irritée par l’attaque baylienne de la doctrine de son père. Elle la considère injustifiée, et se réduisant à une petitio principii : « If you have read wich has been writ betwixt him and Mr. Le Clerc on the subject of the Hypothesis of the plastick nature as asserted by my father, I should be very glad to know whether what Mr. Bayle has offer’d does amount to any thing more than a beging of the question […] my father’s hypothesis is methinks sufficiently secur’d from the retorsion of Atheists […] » (GP III, 370).
Selon Lady Masham, son père n’a jamais admis de division entre capacité productive téléologiquement orientée et idée de l’effet ; au contraire. En ceci, elle ne fait que répéter la ligne de défense de Le Clerc. La réponse pour ainsi dire officielle et constante de Leibniz sera positive : oui, la critique de Bayle n’est pas justifiée, l’hypothèse de Cudworth – bien qu’insoutenable pour les autres raisons que nous avons vues – n’est pas exposée à la rétorsion stratonicienne ou, en général, athée : « […] cependant je reconnois que dans le système de Cudworth où les natures plastiques sont dirigées par les idées de Dieu, les Athées ne trouvent point de sujet de retorsion pour éluder l’argument tiré des merveilles de la nature, non plus que dans le système des causes occasionnelles qui demande cette direction particulière par tout » (GP III, 375).
Jugement qu’il confirme encore à Thomas Burnett : « M. Cudworth ne donne point de sujet de retorsion aux Athées à l’egard de la beauté du monde, comme si elle pouvoit venir de quelque chose qui manque d’intelligence, puisque selon luy Dieu dirige les natures plastiques qu’il introduit »34.
Dans le brouillon préparatoire des Considérations, dans le contexte d’une critique plus sévère de Cudworth, Leibniz semble pourtant reconnaître la valeur de la rétorsion baylienne : « Il [sc. Bayle] monstre aussi fort bien, que si une créature aveugle pouvoit venir au bout de former un aussi bel ouvrage que le corps organique d’un animal, rien n’empechera les Athées de dire qu’une puissance aveugle a formé le monde, comme Straton, philosophe ancien, le soutenoit, ou bien le concours fortuit des Atomes selon Epicure […] »35.
Ici, Leibniz semble admettre pleinement la logique de la rétorsion baylienne, en l’étendant même, au-delà du cas « hylozoïste », à l’alternative démocritéenne. 34
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GP III, 300, août 1704. Il est intéressant de constater que la lettre se poursuit en évoquant l’autre risque dont il parlera dans ses interventions l’année suivante : « Mais il [Cudworth] a ce defaut, commun avec la pluspart des autres Philosophes, même les Cartesiens, qu’il croit que le mouvement peut se faire naturellement d’une maniere contraire aux loix des mechaniques ; ce qui est eloigné du bon ordre et affoibloit l’argument qui mene au premier moteur… » (GP III, 300). Voir plus haut, note 28. GP VI, 555. Mais Leibniz se hâte de préciser tout de suite : « Cependant je crois avec Messieurs Cudworth et Grew qu’il y a par tout des principes de vie, que le principe plastique des animaux est en eux, et que le mechanisme n’est point capable de produire une organisation toute nouvelle ».
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Mais dans l’article publié, l’appréciation positive de l’objection baylienne disparaît : à sa place, nous avons un paragraphe bien plus bienveillant à l’égard de la thèse Cudworth-Le Clerc. Leibniz y distingue soigneusement les deux interprétations de la nature plastique, mais pour assurer qu’aucune des deux n’est exposée à la rétorsion athée : « Cependant ceux qui employent des natures plastiques, soit materielles soit immaterielles, n’affaiblissent nullement la preuve de l’existence de Dieu tirée des merveilles de la nature, qui paroissent particulièrement dans la structure des animaux, supposé que ces défenseurs des natures plastiques immatérielles y adjoutent une direction particulière de Dieu et supposé que ceux qui se serviront d’une cause matérielle avec moy, en se consentant du méchanisme plastique soutiendront non seulement une préformation continuelle, mais encor un préetablissement divin originaire. Ainsi de quelque manière qu’on s’y prenne, on ne sauroit se passer de l’Existence divine, en voulant rendre raison de ces merveilles […] » (GP VI, 544).
La différence entre le brouillon et le texte publié est visible, et des raisons d’opportunité ont certainement influencé Leibniz dans le choix de la présentation finale de son opinion. Toutefois, l’analyse comparative de ces différentes versions permet, à mon avis, de reconstruire une position critique tout à fait cohérente, bien que sagement nuancée du point de vue de l’exposition. Commençons notre analyse par le texte le plus favorable à Bayle. Le passage doit être replacé dans son contexte, à savoir celui d’un paragraphe consacré précisément à la critique des natures plastiques immatérielles36. Ici on peut mieux voir en quel sens celles-ci ne seraient pas suffisantes pour expliquer l’ordre naturel. La principale critique leibnizienne est que – puisque les natures de Cudworth et de Le Clerc n’ont pas d’intelligence37 – elles n’auraient aucun avantage sur le mécanisme, et devraient être continuellement et directement guidées par Dieu, qui agirait donc comme la seule cause efficiente. Autrement dit, la seule alternative acceptable pour un partisan des natures plastiques immatérielles serait de se réfugier dans l’action immédiate de Dieu – donc dans l’hypothèse occasionaliste. Le fait que Leibniz parle, à ce propos, d’action « particulière » de Dieu est révélateur. L’interprétation sous-jacente de l’occasionalisme – c’est-à-dire, sa réduction à l’action immédiate et continue de Dieu – est identique à celle que Le Clerc en avait donnée (pour la critiquer)38. Mais c’est aussi la position à laquelle Bayle pense réduire un partisan 36 37
38
GP VI, 554–555. Ici Leibniz distingue clairement les natures de Cudworth et Le Clerc de la « faculté plastique » de Scaliger, par laquelle l’âme construit son corps. Mais il remarque que cette hypothèse serait aussi improbable et superflue : « […] Dieu dirigeroit aussi aisement le mechanisme, que ces intelligences ou ames occupées à se bastir leur corps […] » (GP VI, 554). Il s’agit aussi de l’interprétation de l’occasionalisme habituellement soutenue par Leibniz, qui critique la prétendue généralité des lois sur laquelle insistaient les défenseurs de l’occasionalisme (et Bayle aussi).
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des natures plastiques, si celui-ci veut échapper au stratonisme. Une fois encore, nous voyons Leibniz rendre explicite dans le brouillon son accord avec Bayle (accord qu’il exprime d’une façon beaucoup plus elliptique dans la version finale de son article) : « […] ou bien si elles le font sans savoir ce qu’elles font, il [sc. Bayle] a encore raison de dire que Dieu les doit donc diriger à chaque pas, non comme un architecte dirige ses ouvriers, mais comme un artisan manie ses instrumens, ce qui rend ces substances plastiques tout à fait inutiles. » (GP VI, 555).
En un mot, Leibniz accepte une partie du dilemme baylien, c’est-à-dire la réduction de la prétendue « voie intermédiaire » à la conception occasionaliste de l’intervention continuelle de Dieu. On pourrait se demander pourquoi Leibniz – lui-même partisan de l’autonomie des causes secondes – accepte cette réduction baylienne ; vu, surtout, qu’à la différence de Bayle, il n’accepte pas le principe du Quod nescis. Pourquoi donc ne pas tenir pour admissible l’alternative d’une efficience causale de la nature plastique immatérielle, dirigée seulement d’une façon extérieure ? La raison en est que, pour Leibniz, une autre contrainte pèse sur la causalité. Selon lui en effet, la causalité naturelle doit satisfaire à deux conditions39. L’une (a) plutôt ontologique : l’intériorité, c’est-à-dire l’enracinement dans un principe intérieur à la chose ; l’autre (b) plutôt épistémologique : l’intelligibilité, non pas au sens d’une connaissance dans l’agent lui-même (selon le Quod nescis), mais au sens de la possibilité, de principe, de rendre raison de cette même causalité selon des connexions objectives intelligibles. Les conceptions occasionalistes violent les deux conditions ; mais elles sont en droit de le faire, car, précisément, elles ont renoncé à l’idée de causalité naturelle. Une solution à la Cudworth, en revanche, qui prétend admettre une telle causalité, bien qu’elle satisfasse à la première condition, ne satisfait pas à la seconde. Dire qu’un agent inconscient agit d’une façon régulière et produit l’ordre du monde, tout en refusant en même temps d’embrasser et le mécanisme et le miracle perpétuel de l’occasionalisme, ce serait invoquer quelque chose d’entièrement inintelligible, au même titre que les qualités occultes. Une telle conception ne représenterait pas une alternative cohérente et acceptable à l’intervention directe de Dieu – celle-ci étant certes cohérente, mais disqualifiée en raison de son assimilation à un miracle perpétuel. On comprend mieux finalement pourquoi les natures plastiques immatérielles, en tant qu’elles sont destituées d’intelligence, ne suffisent pas à rendre raison de l’organisation du vivant – bien que Leibniz n’adhère pas au Quod 39
Voir S. Di Bella, « Rethinking Nature in an Age of Change. Leibniz’s Apology of Nature and the Concept of a Natural Law », in H. Breger, J. Herbst et S. Erdner (dir.), Natur und Subjekt. IX Intern. Leibniz-Kongress, Hannover, 2011, p. 236-244. Voir aussi D. Rutherford, « Leibniz’s Principle of Intelligibility », History of Philosophy Quarterly 9/1 (1992), p. 35–49.
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nescis. En dernière analyse, donc, la conception des natures plastiques immatérielles (et inconscientes) serait effectivement, du point de vue de Leibniz, insoutenable. À la limite, de telles natures seraient exposées à la rétorsion stratonicienne : si l’on pouvait admettre ces forces inintelligibles, tout serait possible. Mais il ne s’agit, en tout état de cause, que d’une hypothèse per absurdum. En revanche, l’explication mécaniste de Leibniz assure l’intelligibilité de l’action divine dans le monde. C’est pourquoi Leibniz peut dire à Lady Masham que sa propre explication « complète » l’exposition de la notion de nature plastique, que son père avait donnée : bien entendu, toujours en prenant cette notion selon sa définition fonctionnelle et en lui donnant un contenu différent du point de vue ontologique (c’est-à-dire, en lui donnant une réalisation matérielle) : « Ainsi j’explique seulement ce que M. Cudworth laissait sans explication » (GP III, 368). On pourrait faire remarquer que la force propre de la rétorsion de Bayle, avec laquelle celui-ci pensait anéantir toutes les théories de la causalité efficiente des créatures, lui a échappé. Probablement Leibniz aurait-il dit qu’elle « prouvait trop » ; ou mieux – étant donné que Bayle voulait « prouver trop » – il l’aurait considérée comme une conséquence irrecevable non sequitur. Ce que Leibniz n’accepte pas, dans les prémisses de l’argument baylien, c’est précisément le Quod nescis, c’est-à-dire le principe qui associe le pouvoir d’agir à la compréhension de l’action et de ses moyens par l’agent. La conclusion tirée de ce principe est inacceptable. Il faut rappeler la thèse capitale du De ipsa natura : de puissantes raisons métaphysiques nous interdisent de priver les substances créées de leur activité, du moins immanente. Pourvu qu’on accepte la condition de l’intelligibilité objective de la causalité (n’ayant rien à voir avec la compréhension subjective et consciente par l’agent lui-même), Leibniz n’a aucune difficulté à admettre la division du travail entre efficience (des causes secondes) et finalité intentionnelle (divine). Ici nous sommes en présence d’un conflit entre des intuitions différentes, et probablement Leibniz, face à la tentative de généraliser la critique baylienne, aurait-il souscrit au jugement de Lady Masham, qui voyait une petitio principii dans la négation de la compatibilité entre spontanéité des causes secondes et préordination intelligente de Dieu. En résumé, Leibniz est cohérent lorsqu’il montre que la rétorsion stratonicienne ne frappe ni les natures plastiques immatérielles ni les matérielles. Mais il les soumet toutes deux à des conditions. Pour les premières, il s’agit d’une condition (« supposé que ces défenseurs des natures plastiques immatérielles y adjoutent une direction particulière de Dieu ») qui, en effet, détruit toute la spécificité des natures plastiques, parce qu’elle leur enlève pratiquement leur rôle d’intermédiaires pour les réduire à l’action directe de Dieu, donc à une version déguisée de l’occasionalisme. Cela est manifeste, bien que, dans le contexte particulier de l’exposition, la portée critique soit en quelque sorte dissimulée.
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Pour les secondes, c’est-à-dire pour les natures plastiques matérielles – lesquelles correspondent pratiquement au « mécanisme enrichi » de Leibniz – il s’agit d’introduire une condition préalable de fondation théologique du même mécanisme : et « supposé que ceux qui se serviront d’une cause matérielle avec moy, en se consentant du méchanisme plastique soutiendront non seulement une préformation continuelle, mais encor un préétablissement divin originaire ». Dans la perspective de Leibniz, c’est une condition requise par le caractère tout à fait particulier de son mécanisme. 2. Machines divines et matérialisme (a) Matérialisme et finalisme
La question des (soi-disant) natures plastiques matérielles mérite d’être approfondie, et un bon point de vue sur elle nous est offert par la discussion avec Lady Masham. Celle-ci, à la différence de Le Clerc, ne tenait pas la question ontologique pour centrale dans l’objection de Bayle et dans le problème du finalisme – et cela lui permettait de considérer même l’hypothèse de référer le « pouvoir plastique » directement à la matière, sans que cela implique la conclusion athée : [14] « So that (I conceive) if matter could be suppos’d to have of it self the same pow’r which plastick natures are said to have by the gift of God, it would not help the Atheists cause at all : because the pow’r given to plastick natures being onely a power to execute the ideas of a perfect mind ; if there were no mind in the universe : this pow’r in the matter must lye for ever dormant and unproductive, of any such excellent work as is spoken of » (GP, 371).
L’importance de cette remarque se comprend bien, puisque nous savons qu’elle accepte (faute d’une preuve du contraire) de considérer la possibilité de la matière pensante. Or, le rapport entre le problème ontologique (le dualisme des substances) et celui de l’artificialisme est aussi complexe. Il faut considérer, avant tout, que l’immatérialisme ontologique était un point capital dans l’argumentation de Cudworth et de Le Clerc. En effet, de nombreux arguments anti-stratoniciens employés par Cudworth – donc des arguments qui devaient soutenir son interprétation artificialiste de la nature plastique – étaient largement fondés sur l’irréductibilité des natures à la matière. Chez Bayle, au contraire, la défaite de l’artificialisme pourrait entraîner, à la limite, la possibilité du matérialisme ontologique : une fois admise la doctrine des natures plastiques, la barrière ontologique entre le physique et l’incorporel ne serait pas insurmontable, au moins à l’intérieur de la logique de la rétorsion : une force qui serait capable de
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produire l’ordre et la complexité infinie du vivant, pourrait bien produire même la sensibilité et la pensée40. Chez Lady Masham, enfin, et de façon tout à fait inverse, la fidélité au postulat artificialiste rend même l’hypothèse matérialiste inoffensive, comme on l’a vu. Leibniz pour sa part – bien qu’il n’accepte pas le réductionnisme ontologique dans la ligne Locke-Masham – s’accorde avec sa correspondante pour ne pas considérer ici la question ontologique comme décisive. De plus, il soutient, lui aussi, l’équivalence fonctionnelle des natures plastiques matrielles et immatérielles (ou mieux, la supériorité des premières), et, par principe, une explication mécanique et matérielle de l’organisation. Et dans la discussion avec Lady Masham, Leibniz est en effet amené à faire une déclaration lourde de conséquences. Tout en abordant le thème de la discussion stratonicienne, il n’hésite pas à dire : « Et comme vous touchés le même sujet dans votre lettre, je vous diray, Madame, qu’à mon avis la matière, quoyque destituée de connoissance, peut agir d’une manière propre à obtenir une fin, sans qu’il soit besoin pour cela de luy appliquer une direction particulière de Dieu ou de quelque intelligence durant l’action ; car on peut concevoir que Dieu luy a donné d’abord une structure propre à produire dans le temps des actions conformes à la raison » (GP III, 374).
Bien sûr, quelques lignes plus bas, il traduit cette idée dans le langage des natures plastiques matérielles, mais l’essentiel de sa position reste celle qui a été exprimée ci-dessus : « Je diray donc que les corps ont en eux des natures plastiques, mais que ces natures ne sont autre chose que leur machine même, laquelle produit des ouvrages excellens sans avoir connoissance de ce qu’elle fait, parce que ces Machines ont esté inventés par un Maistre encor plus excellent » (GP III, 374).
Il est intéressant de remarquer que Leibniz par la suite introduit et défend l’exemple classique d’actions finalisées non intentionnelles, telles que les ations habituelles. Une fois l’agent mécanique substitué à l’agent vitaliste, il est prêt à défendre, sous tous ses aspects, le schème cudworthien pour l’explication (artificialiste) des performances finalistes d’agents non intelligents. Il ne manque pas de souligner la nécessité d’une programmation intelligente initiale et choisit l’exemple d’une action habituelle qui n’est pas le fruit de l’instinct, mais de l’apprentissage41. 40
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Voir Continuation, § CXII, in OD III, p. 344–345. Dans ce passage à la rigueur, Bayle s’appuie sur la doctrine traditionnelle des âmes des bêtes. Et lorsqu’il argumente ad hominem, dans sa rétorsion, à partir de la prétendue incompréhensibilité de l’action divine (que l’athée peut bien transférer à sa « nature »), il parle toujours de la production de l’ordre par des causes qui sont privées de connaissance. « Les actions habituelles aussi (comme celles qu’on exerce en jouant au clavecin, sans penser à tout ce qu’on fait) confirment ce que je viens de dire, c’est-à-dire que la Machine est capable d’agir raisonnablement sans le savoir, lorsqu’elle y a esté predisposée par une
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La seule différence substantielle et décisive qui reste entre Leibniz et sa correspondante est la thèse de l’organisation essentielle de la matière à l’infini. (b) Le vaisseau-automate
En tout cas, si l’on considère ce que Leibniz attribue au mécanisme, on comprend qu’il devait se sentir visé par l’attaque baylienne des tenants de la possibilité d’auto-organisation de la matière. Cet aspect renvoyait aussi à la discussion qu’il avait engagée avec Bayle sur son « nouveau système ». De plus, cette connexion n’avait pas manqué d’affleurer dans le débat sur les natures plastiques. Bayle, en effet, en polémiquant avec Le Clerc sur la possibilité d’une finalité non intentionnelle, avait évoqué le cas du navire-automate. Il s’agit d’un contre-exemple qu’il avait proposé lui-même dans sa discussion avec Leibniz à l’article « Rorarius »42. Rappelons-le : l’image d’un navire qui se meut spontanément, sans être guidé par un pilote, qui évite les obstacles et suit sa route, avait été proposée par Bayle au titre d’une reductio ad absurdum de l’hypothèse leibnizienne de l’harmonie préétablie. Loin d’en être troublé, Leibniz avait défendu audacieusement la possibilité d’un tel cas, la mettant au compte de l’omnipotence divine. Pour Bayle en revanche, il s’agit d’une impossibilité, puisque l’effet de l’infini pouvoir de Dieu dans une chose finie est borné par les limites intrinsèques de celle-ci (c’est un type d’argument qu’il emploie aussi contre Le Clerc pour contester la possibilité des natures plastiques) : « Je pourrois nommer un Philosophe très-orthodoxe qui a dit que le vaisseau qui selon les principes de Mr. Leibnitz seroit possible, est une chimere toute pure. Et combien y-a-t-il de Chretiens qui ont rejetté les automates de Descartes par cette raison principalement qu’il leur paroît impossible qu’une machine fasse si à propos tout ce qu’on voit faire aux bêtes ? »43
Essayons maintenant d’appliquer la logique de la rétorsion stratonicienne à la fiction du vaisseau, donc à la théorie leibnizienne de l’automatisme animal, ou plus généralement des corps (ce que Bayle n’a pas fait, en se limitant à contester la possibilité même de l’hypothèse). Du point de vue baylien, si cet automatisme était (per absurdum) possible, il constituerait un autre argument valable en faveur de l’hypothèse athée, dont il confirmerait la variante la plus outrée et
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substance raisonnable ; car on ne jouiroit pas si bien sans y penser assés, si on ne s’estoit donné auparavant la disposition necessaire pour cela, lorsque on y avoit pensé en apprenant à jouer » (GP III, 374–375). Dans la seconde édition du Dictionnaire (1702). Voir la réplique de Leibniz dans son Extrait du Dictionnaire de M. Bayle article Rorarius p. 2599 sqq. de l’Edition de l’an 1702 avec mes remarques, GP IV, 534–536, et sa Reponse aux reflexions contenues dans la seconde Edition du Dictionnaire Critique de M. Bayle, article Rorarius, sur le systeme de l’Harmonie preétablie, GP IV, 555–556. Réponse aux questions d’un provincial, in OD III, p. 884 b.
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la plus improbable. Selon lui en effet, l’automatisme, ou le mécanisme intégral, devrait être rangé dans la rubrique de l’hypothèse démocritéenne plutôt que dans la catégorie hylozoïste – bien sûr, après lui avoir appliqué la logique de la rétorsion, donc après l’avoir amputé de sa prémisse théologique. Mais cette amputation n’est pas possible selon Leibniz : à l’origine du fonctionnement de l’automate, il faut supposer le projet et l’agencement originaires de Dieu ; ce que Bayle, à son tour, dans sa discussion sur l’harmonie préétablie, semblait considérer comme dépassant la puissance divine elle-même. Il faut se rappeler, en outre, ce qui en dernière analyse sépare Leibniz de toute interprétation démocritéenne, c’est-à-dire son idée caractéristique de l’organisation infinie originaire (la « préformation continuelle »), qui requiert à son tour l’agencement originaire (« un préétablissement divin originaire »). On comprend bien l’exigence de cette dernière précision, sans laquelle la thèse même de l’organisation essentielle de la matière, qui avait déjà surpris Lady Masham, aurait pu ne pas paraître si lointaine des perspectives hylozoïstes (bien que Leibniz professe l’irréductibilité ontologique du « spirituel » à la matière). Une dernière remarque s’impose. Au cours de la discussion de Leibniz avec Bayle à propos de l’article « Rorarius », on trouve quelques remarques leibniziennes qui s’accordent avec la critique qu’il donnera des natures plastiques immatérielles. Tandis qu’il défend vigoureusement contre Bayle la possibilité – apparemment si improbable – du navire-automate, Leibniz exclut de rendre raison de la route du navire en se référant à une faculté non mécanique : « Il semble que M. Bayle a pris le change, s’estant imaginé qu’on donnoit au vaisseau ou au corps de l’homme une je ne say quelle faculté ou vertu capable de s’accommoder aux accidens ou aux pensées sans en avoir aucune connoissance et même sans aucune raison intelligible. Il a grand raison de condamner une telle faculté comme impossible, mais on n’y jamais pense . L’Automate qui feroit le valet n’auroit besoin que d’une structure qui le feroit faire ses fonctions en vertu des règles de méchanique » (GP IV, 537).
Plus encore : à Bayle qui avait souligné l’impossibilité pour une « force aveugle » de suivre « une impression communiquée 30 ou 40 ans auparavant », Leibniz réplique : « Bayle n’a pas bien pris ma pensée, qui n’est pas que le corps se modifie comme il faut par je ne sais quelle impression ou vertu receue, mais par sa structure accomodée à cela » (GP IV, 537).
Il est vrai que, sur ce point, Leibniz lui-même semble exposé à une rétorsion, en tant qu’il soutient bien la capacité non seulement du corps, mais aussi de l’âme, à réaliser le « programme » divin originaire, en s’ajustant aux modifications extérieures, sans en avoir le plus souvent conscience. Dans son article « Rorarius » et dans la discussion suivante, Bayle avait contesté aussi vigoureusement cette possibilité. Leibniz aurait pu se servir du fait que ses âmes, à la différence des natures plastiques, possèdent au moins l’analogue d’une perception ; mais l’idée de « concentration de l’univers » qu’il esquisse ne nous offre guère plus qu’une brillante métaphore. Il est intéressant d’observer que, voulant l’éclaircir, Leibniz recourt en fait à une sorte d’intériorisation du modèle
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mécanique, en évoquant des ressorts cachés dans la complexité sans parties de l’âme. Enfin, c’est d’automate spirituel qu’il qualifie cette âme, concentration de l’univers. C’est le modèle mécanique qui semble empiéter, par le biais de l’analogie, sur la compréhension de la réalité incorporelle. CONCLUSION Le débat complexe sur les natures plastiques marque le dernier grand affrontement sur l’interprétation artificialiste de la nature et de sa finalité. La tentative de Cudworth et de Le Clerc – partagée dans ses buts, mais non dans ses moyens de réalisation par Leibniz – était de maintenir aussi bien l’autonomie de la nature que l’artificialisme. Bayle, en revanche, poussant à l’extrême les tendances déjà présentes chez les théistes qui se réclamaient de la nouvelle science, conduit les thèses de l’autonomie et de l’artificialisme à la rupture44. Chez lui, en fait, l’artificialisme (c’est-à-dire l’idée que la nature est l’œuvre d’un agent intelligent, ayant un rapport analogique avec la technique humaine), passé par la lecture occasionaliste, va jusqu’à détruire l’idée de l’efficience des causes secondes, donc toute idée d’autonomie de la nature. Leibniz veut maintenir cette relative autonomie, en séparant l’aspect ontologique de la causalité (l’efficience) de sa dimension téléologique. Toutefois, l’action des causes secondes doit être objectivement intelligible. C’est pourquoi, contrairement à Cudworth et à Le Clerc, Leibniz choisit d’accorder à sa nature plastique un support ontologique (nous pourrions dire un hardware) matériel, capable d’exécuter d’une façon mécanique (et intelligible) le software du programme divin.
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Pour une étude de cet épisode dans le cadre d’une reconstruction générale du développement historique de la pensée téléologique, voir S. Landucci, I filosofi e Dio, Rome, 2006.
BAYLE ET LEIBNIZ CRITIQUES DES NATURES PLASTIQUES par François Duchesneau (Montréal) L’intelligibilité mécaniste de la nature et ses limites constituent l’un des thèmes problématiques au cœur des échanges critiques entre Bayle et Leibniz. Ces échanges surviennent à la suite de la publication du Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695) par Leibniz et des commentaires à l’article Rorarius du Dictionnaire historique et critique (1697) de Bayle : s’y expriment des positions contrastées et à la limite inconciliables sur les fondements d’une philosophie de la nature. Or le différend ressurgit sous un jour nouveau lorsqu’une tierce position est avancée par Jean Le Clerc. Celui-ci publie dans la Bibliothèque choisie entre 1703 et 1706 de larges extraits du True Intellectual System of the Universe (1688) de Ralph Cudworth en traduction française, et quelques passages de la Cosmologia sacra (1701) de Nehemiah Grew. Bayle s’inscrit en faux contre la doctrine des natures plastiques ainsi ressuscitée et contre toute thèse analogue ; il suscite en contrepartie des répliques justificatives de la part de Le Clerc. Dans ce contexte de controverse, Leibniz est incité à prendre position, ce qu’il fait en publiant en 1705 ses Considérations sur les principes de vie, et sur les natures plastiques dans l’Histoire des ouvrages des sçavans de Basnage de Beauval. Comme Bayle, Leibniz opère une critique radicale de la doctrine des natures plastiques, mais selon des paramètres fort différents. Il ne cesse néanmoins de répliquer à Bayle. Il se dissocie en particulier de toute forme d’interprétation des lois de la nature tant physique que psychique qui s’appuierait sur la doctrine des causes occasionnelles. Au cœur du différend figure le problème d’expliquer l’émergence de l’organisation vitale au sein d’une nature conçue selon les catégories du mécanisme : on s’y trouve confronté à des considérations métaphysiques et épistémologiques issues de systèmes de pensée pour le moins partiellement antagonistes. Nous entendons évoquer la doctrine des natures plastiques et son rapport au mécanisme, s’agissant d’expliquer l’organisation vitale, puis, tenter de cerner le concours d’arguments fondant les critiques respectives de cette doctrine chez Bayle et Leibniz, et aboutissant chez le premier à la dissolution, chez le second à la rectification mécaniste de la notion de nature plastique sous l’égide du principe de l’harmonie.
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1. NATURE PLASTIQUE ET MECANISME VITAL Tout lecteur de l’Enchiridium metaphysicum (1679) de Henry More constate que ce vaste traité relativise l’explication mécaniste des phénomènes1. S’y trouve contesté le cadre d’intelligibilité de la physique cartésienne qui reposait sur la réduction des phénomènes aux seules propriétés géométriques et aux seules lois de l’inertie et du mouvement, contestée d’autre part l’hypothèse corpusculaire qui régissait l’analyse causale des processus naturels selon les experimental philosophers de la Royal Society. More entend montrer que, dans un tel cadre, les processus naturels aboutissant à des résultats réguliers et harmonieux, et notamment l’organisation des vivants, ne sauraient être adéquatement expliqués. Laissés aux seules déterminations du mécanisme et de l’hypothèse corpusculaire, les corps, dénués de dispositions fonctionnelles et de pouvoir architectonique, ne pourraient réaliser d’effets cosmiques ; l’enchaînement des processus serait déficient en termes d’ordre final et le monde irait ainsi à vau-l’eau. D’où l’obligation de reconnaître dans les processus naturels l’intervention d’une puissance apte à produire, maintenir et préserver l’ordre et l’intégration des dispositifs corporels. Il doit se trouver, au sein de la nature, un « esprit de la nature » (spirit of nature) gouvernant, régissant, ordonnant les transformations que subissent constamment les corps dans leur matérialité ; c’est pourquoi l’esprit de la nature est caractérisé comme un « principe hylarchique ». Émanation du pouvoir créateur de Dieu au sein de la nature créée, l’« esprit de la nature » apparaît comme une entité immatérielle omniprésente dans l’ordre des corps où elle accomplit une fonction organisatrice et régulatrice. Selon The Immortality of the Soul (1659) : « L’Esprit de la Nature […] est une substance incorporelle, mais sans Sensibilité ni Animadversion, répandue par toute la Matière de l’Univers, et exerçant un pouvoir Plastique suivant les dispositions particulières et les occasions qu’offrent les parties qu’il élabore, produisant dans l’Univers des Phénomènes tels par l’orientation des parties matérielles et de leur mouvement, qu’ils ne peuvent s’analyser en pouvoirs purement mécaniques »2.
More soutient que les tentatives de fonder un ordre mécaniste général d’explication des phénomènes sont vouées à l’échec, comme on peut le constater au vu des vaines tentatives de Descartes, de Gassendi ou de Hobbes pour fournir un système unifié et général d’explication causale qui s’appliquerait à toutes les sphères de la réalité physique. Tous les phénomènes de l’ordre physique, à commencer par les plus fondamentaux, telle la gravité, paraissent requérir des causes non physiques en sus des lois propres du mécanisme, car, 1
2
Voir A. Jacob, Henry More’s Manual of Metaphysics. A Translation of the Enchiridium metaphysicum (1679) with an Introduction and Notes, Hildesheim-Zürich-New York, 1995. Henry More, The Immortality of the Soul [1659], Dordrecht, 1987, III, XII, § 1, p. 254.
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laissées au seul jeu de ces lois, les structures matérielles mises en mouvement susciteraient des effets isolés, échappant à toute coordination d’ensemble et provoquant le dysfonctionnement du système. Principe d’organisation et de régulation des processus physiques, substance incorporelle, l’« esprit de la nature » entretient un rapport essentiel avec les âmes proprement dites. Les âmes individuelles sont, elles aussi, des substances incorporelles. Conformément à une inspiration plotinienne, elles forment une série hiérarchique d’émanations divines et se trouvent unies à des corps organiques qui recèlent, en vertu de leur organisation, des dispositions fonctionnelles correspondantes. Cette organisation de la matière des corps est l’effet produit par l’esprit de la nature, mais les pouvoirs formateurs et organisateurs (« plastiques ») de celui-ci se trouvent par la suite subsumés à l’intérieur de la sphère d’action des âmes individuelles, par ailleurs dotées de pouvoirs spécifiques de cognition et de volition. Ces âmes particularisent en quelque sorte l’esprit de la nature dans ses interventions intra-organiques. Le principe hylarchique est en lui-même dénué de tout pouvoir d’intellection. Son œuvre consiste à agir sur une « matière préparée » en vertu d’un « logos séminal » produisant des formes d’organisation, par delà tout effet des pouvoirs mécaniques3. Les propriétés et pouvoirs des âmes se greffent en quelque sorte sur cette organisation vitale pour engendrer les phénomènes physiologiques proprement dits, qui relèvent de la sensibilité, de la cognition et d’une détermination motrice autonome. Chez l’animal, More retrace l’intervention d’un tel principe causal dans l’ensemble des phénomènes qui servent à caractériser l’instinct, défini comme « une incitation ou un impetus [chez les bêtes] à accomplir sans projet, délibération ou savoir acquis, des choses que nous ne pouvons, selon notre raison et notre meilleur discernement, qu’approuver comme les plus convenables à réaliser »4. Il décrit ainsi la nidification des oiseaux, les métamorphoses des vers à soie, le tissage de toiles des araignées. De tels ouvrages semblent caractériser des projets analogues à ceux que pourrait concevoir la raison humaine à son meilleur, alors même qu’ils s’accomplissent sans manifester aucune activité discursive ou transmission de connaissance d’une génération à l’autre. Le signe qu’il s’agit d’effets dus à une cause d’ordre plus général que tout principe de vie ou âme individuelle tient au fait que ces stratagèmes aveugles servent l’intérêt de l’espèce plutôt que celui des individus. Il faut donc recourir à un principe extrinsèque à toute détermination psychique particulière pour rendre compte de la « loi essentielle » gouvernant ces impulsions architectoniques ordonnées à des fins qui dépassent leurs points d’ancrage particuliers dans l’ordre des phénomènes, à savoir les individualités vivantes dotées de principes de vie de type animique. Le principe général qui assure la conserva 3 4
Voir Ibid., III, XIII, § 7, p. 263. Ibid., § 9, p. 267.
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tion du tout à travers les circonstances contingentes affectant les âmes et les corps individuels, constitue un pouvoir subalterne (vicarious power) par rapport à Dieu, dans la mesure où il impose à la matière universelle une loi immanente d’harmonie, à l’imitation, pourrait-on dire, du dessein organisateur transcendant5. Cette doctrine est la source de la conception de la nature plastique et des âmes assumant la fonction de natures plastiques particulières chez Ralph Cudworth. Dans la grande digression du True Intellectual System of the Universe qu’il consacre à la nature plastique6, Cudworth entend s’opposer aux philosophes tant athées que théistes qui écartent de leur philosophie naturelle tout principe de vie dont l’action consisterait à structurer de façon ordonnée et fonctionnelle les composantes matérielles des réalités naturelles. À défaut d’admettre un tel principe, nous serions confrontés à une double aporie : ou bien toutes les productions de la nature, y compris le corps des animaux, s’accompliraient par des rencontres fortuites de particules (matérialisme démocritéen) ; ou bien ces diverses productions, dépourvues de tout principe inhérent de continuité, dépendraient directement d’une détermination et d’une action divine se réalisant dans l’instant (occasionnalisme de certains cartésiens). Par contraste avec ces branches de l’aporie, la nature plastique représente un agent subalterne de la volonté divine, responsable d’exécuter des desseins réguliers, artificiels et méthodiques au sein des réalités matérielles. Ce que rejette Cudworth, c’est l’idée qu’une loi de la nature puisse organiser les phénomènes de façon architectonique, sans l’intervention d’une cause efficiente particulière, incarnant la visée d’un tel projet7. Et il ne se fait pas faute d’évoquer les arguments développés par More dans l’Enchiridium metaphysicum à l’appui de la thèse selon laquelle les mécanismes seraient en tant que tels insuffisants pour maintenir les opérations des réalités naturelles : d’où la nécessité de postuler, à travers tout l’univers corporel, « un mélange de vie ou de nature plastique et de mécanisme »8, c’est-à-dire une complémentarité indispensable de processus mécaniques et d’actes d’agents non physiques, organisant et dirigeant les mécanismes. L’un des principaux arguments utilisés pour contrer les deux thèses – celle, démocritéenne, de la nature matérielle autosuffisante et celle, occasionnaliste, de sa dépendance absolue par rapport au vouloir divin par défaut de principe interne moteur et régulateur – se tire des phénomènes de la génération. On ne 5 6 7
8
Ibid., § 9, p. 267, où More se réfère à Pseudo-Aristote, De mundo, 6, 400b. Ralph Cudworth, The True Intellectual System of the Universe, London, 1678, I, chap. III, XXXVII, p. 146–178. Voir Ibid., I, chap. III, XXXVII, § 2, p. 147 : « Wherefore the Divine Law or Command, by which the things of Nature are administred, must be conceived to be the Real Appointment of some Energetick, Effectual and Operative Cause for the Production of every Effect ». Ralph Cudworth, System, I, chap. III, XXXVII, § 3, p. 148.
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peut en effet retenir une explication comme celle de l’épigenèse mécanique avancée par Descartes dans La Description du corps humain (1664)9. À supposer un tourbillon initial de petites particules dans le mélange des semences, saurait-on, sans intervention d’une causalité intentionnelle spécifique, en inférer des organisations complexes de parties adaptées les unes aux autres et susceptibles de remplir un rôle de formation et de préservation de la structure globale10 ? À l’inverse, la thèse de l’action divine intégrale au fondement de tout comportement organique présente entre autres la difficulté de laisser inexpliqués le déroulement temporel des processus organogénétiques et la contingence des conformations produites qui peuvent impliquer des défauts, des erreurs, voire des monstruosités11. Cudworth endosse plutôt une position, telle celle de Harvey, selon laquelle la nature dans l’acte de génération agirait conformément à un dessein qu’elle ne conçoit pas, le recevant d’une certaine manière de la sagesse architectonique de Dieu, mais l’exécutant selon sa causalité propre, sans intervention de quelque intellect que ce soit12 : tout se passerait comme si une puissance végétative ou plastique de l’âme forgeait son propre corps sans conscience et sans volition, par une action qui ne serait que l’imitation d’un comportement rationnel. La notion générale de nature plastique est celle d’une entité incorporelle exerçant un pouvoir instrumental subordonné au vouloir de Dieu : elle exécuterait, par une forme de réplication contingente, la partie du dessein divin qui doit se traduire en mouvements ordonnés de la matière au sein de structures et de processus organisés13. La nature plastique présuppose à la fois un rapport d’analogie à l’art humain et à l’art divin. Comme l’art humain, la nature plastique agit sur la matière pour l’informer, mais, « principe interne » (inward principle),14 elle le fait de façon immanente, « comme une âme ou loi inhérente ou vivante dans la matière »15. Si Dieu conçoit les archétypes des réalités organisées, la nature plastique représente une expression concrète, finie, ectypale de cette intelligence. Si elle agit pour une fin, c’est sans aucun savoir particulier, en raison d’une simple disposition motrice immanente, faculté impresse, reflétant et exécutant le dessein architectonique de Dieu. 9 10 11 12 13
14 15
René Descartes, La Description du corps humain, AT XI, p. 252 et sq. Ralph Cudworth, System, I, chap. III, XXXVII, § 3, p. 149. Ibid., chap. III, XXXVII, § 4, p. 150. Ibid., § 12, p. 157. Référence est faite à l’Exercitatio 49 des Exercitationes de generatione animalium (1651) de W. Harvey. Voir Ralph Cudworth, System, I, chap. III, XXXVII, § 5, p. 150 : « [...] that there is a Plastick Nature under him [God], which as an Inferior and Subordinate Instrument, doth drudgingly Execute that Part of Providence, which consists in the Regular and Orderly Motion of Matter ». Ibid., § 10, p. 155*. Ibid., § 9, p. 156.
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Incorporelle, la nature plastique se distingue de la matière en tant que cause efficiente agissant pour une fin16 et supposant « énergie interne, activité autonome et vie »17. Le pouvoir qui produit l’organisation vitale possède, pardevers soi, le dessein de l’œuvre à réaliser sous forme d’idée ou de modèle intégral immanent. D’où le lien présumé que ce principe, cause efficiente/formelle du mouvement et incarnation d’un télos, entretient avec l’âme, que le rapport de correspondance soit alors intégral ou qu’il soit seulement partiel18. La nature plastique peut en effet se concevoir comme le pouvoir de formation et de conservation d’un corps animal particulier : il s’agira alors d’une faculté englobée dans les pouvoirs constitutifs de l’âme animale, susceptible d’un certain degré de conscience sensitive et d’appétition volitive, voire dans ceux de l’âme rationnelle de l’animal humain. Mais cette nature peut se concevoir comme une forme inférieure de vie inhérente à la matière et qui se manifeste par des productions organisées excédant les possibilités du mécanisme : ainsi rendrait-on compte de l’ensemble des phénomènes de la vie végétative – formation, nutrition, conservation, fonctions spécifiques – caractéristiques des plantes et des animaux sous le seuil d’une intégration psychique attestée. Cette vie végétative qui construit et maintient des architectures organiques – peut-être même, en deçà de la sphère végétale, parmi les minéraux (cristallisation) – ne se conçoit comme déterminant substantiel que dans un rapport ontologique à l’âme. La tradition néoplatonicienne envisageait ce lien comme celui des semences à une Âme du monde qui en serait le véritable fondement substantiel et causal. Cudworth réinterprète cette thèse en supposant le lien des semences ou formes essentielles d’organisation vitale à leur principe animique comme un lien de dépendance causale par rapport à une intelligence ordonnatrice suprême. La double hypothèse retenue par Cudworth se résume à la proposition « que la nature [plastique] est soit une puissance ou faculté inférieure de quelque âme consciente, soit une espèce inférieure de Vie par soi, qui dépend d’une Âme supérieure »19. En définitive, la thèse des natures plastiques se résume à admettre des entités incorporelles incarnant de façon immanente les lois d’organisation et de régulation suivant lesquelles s’exprime le dynamisme 16 17 18
19
À ce propos, Cudworth rappelle l’argument d’Aristote, Les Parties des animaux, I, 1, 639b11–16. Ralph Cudworth, System, I, chap. III, XXXVII, § 20, p. 163. Derechef, Cudworth fait ici référence à Aristote, Les Parties des animaux, I, 1, 641a 17– 28, éd. et trad. P. Louis, Paris, 1956, p. 7 : « On voit que si cette caractéristique [du vivant] est l’âme, ou une partie de l’âme, ou quelque chose qui ne peut exister sans l’âme [...], si donc il en est ainsi, il appartiendra au naturaliste de parler de l’âme, et d’en avoir la connaissance, sinon de l’âme tout entière du moins de cette partie de l’âme qui fait que l’être vivant est ce qu’il est ». Ralph Cudworth, System, I, chap. III, XXXVII, § 21, p. 165 et 166.
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inhérent aux substances créées et se déroulent les séquences de phénomènes en résultant. 2. LA CRITIQUE BAYLIENNE Les remarques C et D à l’article « Sennert » du Dictionnaire historique et critique nous fournissent une piste initiale pour explorer la position de Bayle sur les principes de vie. Le commentaire critique s’y greffe sur la thèse du médecin allemand Daniel Sennert suivant laquelle la semence du vivant comporterait une âme qui serait l’agent organisateur des structures subséquentes issues de son développement. Comment une telle âme, à supposer qu’elle advienne à la semence, pourrait-elle posséder la capacité de produire l’organisation d’un animal ou d’une plante qui représente un accomplissement de niveau infiniment supérieur ? Comment une telle âme pourrait-elle se reproduire de semence en semence au fil des générations ? La solution au problème de la génération tient à l’hypothèse d’une préformation suivant laquelle « les corps vivans sont organisez avant que de naître, & aparemment depuis l’origine des choses »20. Au passage, Bayle loue Leibniz pour s’être inspiré de cette solution21. Cette hypothèse dispense de recourir à la création divine de chaque vivant au fil des générations ou de supposer, contre toute vraisemblance, que les « lois générales de la communication des mouvements » suffisent à engendrer l’organisation dont il s’agit. Recourir aux formes substantielles comme aux âmes du type de celle que Sennert postule dans la semence, c’est faire appel à un principe dénué d’intelligence architectonique. Or la fabrication de tout vivant, comme de toute machine ou instrument, requiert l’intervention d’une telle intelligence ; et celle-ci dépasse toute capacité de l’esprit humain lorsqu’il s’agit de la moindre organisation vitale. Dans un deuxième temps, toutefois, Bayle met en cause l’interprétation mécaniste forte selon laquelle les vivants, originellement créés, se déploieraient dans le temps en vertu des seules lois générales de la communication des mouvements. Cela ne saurait suffire, car la croissance et les fonctions qui s’y rattachent supposent un ajustement constant des processus que seule une intelligence peut accomplir. « […] Pourquoi croirions-nous que les loix du mouvement, incapables d’organiser un point de matiere auront la vertu si elles le trouvent organisé, de le convertir en un animal mille fois plus gros, toutes les proportions observées dans un nombre presque infini d’organes de differente nature ; les uns mous, les autres fluides, les autres durs, &c ? »22 20 21 22
DHC, « Sennert », C, Rotterdam, 1697, t. II, p. 1040. Ibid., II, p. 1040 : « C’est celle dont j’ai parlé ci-dessus [à l’article « Rorarius »], & qui a fourni de si belles ouvertures à l’illustre Mr. Leibnitz ». Ibid., II, p. 1040.
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La difficulté requiert que l’on fasse appel à une intelligence qui puisse avoir l’idée du plan à réaliser et qui en assure la réalisation. Point d’appel toutefois à un miracle permanent dû à l’action providentielle de Dieu ! Il faut que ces actions intelligentes s’inscrivent dans l’ordre des causes secondes. Compte tenu de ce réquisit, Bayle s’intéresse à la solution avancée par More, celle d’un « esprit de la nature » agissant sans conscience pour accomplir le dessein architectonique du vivant dans l’ordre des phénomènes physiques. Mais il rejette cette option parce que l’on ne saurait admettre que l’âme du vivant ait une connaissance effective du dessein organisateur et qu’elle puisse de ce fait l’accomplir physiquement. « Cette hypothese est combattuë par l’ignorance où nous sommes de ce qu’il faut faire, pour ranger ensemble des nerfs, des veines, des os, &c. on pourroit repondre que l’ame oublie toutes ces idées dès que son logis est fait, parce que la grossiereté des organes du corps humain rompt le commerce qu’elle avoit auparavant avec des causes occasionnelles fort subtiles. Mais j’aimerois mieux supposer que l’ame même ne dirige point les mouvemens qui font croître son fœtus ; j’aimerois mieux attribuer cette direction à un autre esprit »23.
À ce point, l’argumentation reste en suspens en ce qui concerne la nature de cet esprit, mais clairement, il ne saurait s’agir de quelque nature plastique que ce soit, en raison du degré d’intelligence requis pour l’agencement harmonique d’une infinité de mouvements corpusculaires dans le temps. Bayle semble s’en tenir à une forme d’ignoramus, assortie d’une condition d’intelligibilité appliquée à la cause inconnue de l’organisation vitale : cette cause doit impliquer une intelligence architectonique transcendante par rapport aux plantes et aux animaux dont elle assure la fabrication. Ses effets architectoniques se déploient en un enchaînement de processus naturels, sans que ceux-ci n’en recèlent les causes véritables, nous renvoyant par le fait même à une action générale et permanente de l’Esprit divin dans la nature. Par ailleurs, dans la Continuation des pensées diverses (1705), Bayle s’en prend aux thèses de Cudworth et de Grew comme si elles récusaient la philosophie d’inspiration cartésienne-occasionnaliste au nom d’une doctrine renouvelée des formes substantielles aristotéliciennes. Cette position aurait pour conséquence de favoriser le matérialisme et l’athéisme, puisque les formes substantielles seraient tenues pour caractériser des entités physiques et pour leur conférer des propriétés d’autonomie dans l’organisation et le fonctionnement. Les matérialistes se trouveraient ainsi autorisés à présumer qu’il y aurait des dispositions suffisantes dans la matière même pour expliquer la formation des animaux, abstraction faite de la création par Dieu de tels dispositifs organiques. Alors que le dessein de produire de telles créatures semble dépendre d’une intelligence supra-mondaine, tout se passerait comme si le projet équivalent pouvait résulter de la puissance de la matière, sans subordination aux lois 23
Ibid., II, p. 1041.
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générales traduisant la volonté divine et surtout sans connaissance de telles lois24. Selon Bayle, la plupart des philosophes modernes auraient admis que la nature possède des propriétés causales adéquates à la production des ouvrages naturels les plus complexes, tels les fœtus animaux, qui surpassent infiniment tout ce que l’on pourrait attribuer à l’art humain, et cela sans que la moindre intellection ne soit requise dans la mise en œuvre de ces projets architectoniques. Ces philosophes se contenteraient de supposer le concours général de Dieu à l’accomplissement d’un tel dessein par l’enchaînement de causes secondes effectives. Or cette thèse recèlerait une dangereuse aporie, puisque le concours de Dieu ne déterminerait pas la direction des actions vitales accomplies par les corps organiques par exemple, mais ce seraient les pouvoirs spécifiques dévolus à ces corps qui entraîneraient, sans cognition impliquée, le concours divin en vue de produire l’effet conforme à la règle. « Les Philosophes modernes, affirme Bayle, qui ont bani les facultez, ou qui les ont réduites au seul mouvement local, croïent que les corps sont la vraie cause de ce mouvement, & des effets qui en résultent ; les corps […] qui ne savent ni où ils sont, ni s’ils rencontrent un obstacle, ni ce que c’est que se mouvoir, ni comment il faut pousser, & cependant ils se meuvent avec la derniere justesse selon des loix admirables »25.
Bayle renvoie toute conception de la nature qui impliquerait ce type de dynamisme autonome sans cognition à une reprise du matérialisme stratonicien, auquel s’ajouterait un facteur de déficience supplémentaire : l’incompréhensibilité du principe causal dont les processus naturels dépendraient, du fait de leur subordination présumée à un acte de création. Les philosophes modernes mis en cause reconnaîtraient que l’âme humaine agit en engendrant divers effets dans le corps organique, notamment des mouvements volontaires, par des mécanismes physiologiques dont elle n’aurait aucune conscience. Il y aurait là un recours indu à des « facultés » que l’on ne saurait ramener à des relations causales intelligibles en les supposant immanentes aux dispositions 24
25
CPD, § XXI, in OD, La Haye, 1737, t. III, p. 217a : « Ils [Cudworth et Grew] n’ont pas trouvé qu’il fût digne d’eux de fortifier & d’éclaircir l’hypothese Cartésienne, qui est dans le fond la plus capable de soûtenir la spiritualité de Dieu : ils ont trouvé plus de gloire à fortifier la secte chancelante & presque atérrée des Péripatéticiens, je veux dire à mettre dans un plus beau jour & sous une nouvelle face, la doctrine des formes substantielles ; l’un en illustrant le systême de la faculté plastique ; l’autre en supposant un monde vital distinct du monde matériel. Vous ne sauriez croire le tort qu’ils font à la bonne cause, sans que ce soit aucunement leur intention. Rien n’est plus embarrassant pour les Athées que de se trouver réduits à donner la formation des animaux à une cause qui n’ait point l’idée de ce qu’elle fait, & qui exécute réguliérement un plan sans savoir les loix qu’elle exécute. La forme plastique de Mr. Cudworth, & le principe vital de Mr. Grew, sont cependant dans le même cas, & ainsi ils ôtent à cette objection contre les Athées toute sa force ». Ibid., § CXI, in OD III, p. 340b–341a.
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de substances naturelles. D’où l’intérêt de se rabattre sur l’hypothèse cartésienne-occasionnaliste, qui reste somme toute la moins inintelligible. « Faire des loix du mouvement & les donner à exécuter à une Nature insensible, c’est toute la même chose, ce me semble, que de ne point faire ces loix, & que de vouloir que rien ne se meuve. Donner des facultés efficientes & motrices à des corps qui ne peuvent jamais sçavoir qu’ils aïent ces facultez, ni quand, ni où, ni comment il s’en faut servir, me paroit une contradiction dans les termes. Je conclus donc que le même Dieu qui a créé la matiere, & qui lui a donné les premieres impulsions, est la cause qui continuë à mouvoir les corps, & qui exécute les loix du mouvement qu’il a faites »26.
C’est précisément dans ce contexte que Bayle met en cause les arguments développés par Leibniz, notamment dans le De ipsa natura (1698), arguments associant le mécanisme des modernes dans son application intégrale à l’enchaînement des phénomènes avec une conception des substances finies qui les considère détentrices d’une loi interne de développement outrepassant les limites de toute cognition effective. À travers cette interprétation des thèses qu’il conteste, Bayle rapproche l’entéléchie leibnizienne de la nature plastique selon Cudworth pour mieux en souligner le caractère inacceptable du point de vue d’une philosophie de la nature suspendue aux seules lois découlant directement de la volonté divine. Le Clerc a beau jeu en contrepartie de souligner, dans son Éclaircissement de la doctrine de Mrs. Cudworth & Grew, touchant la nature plastique & le monde vital, qu’en ce qui concerne les réalités corporelles proprement dites, Cudworth et Grew adhèrent à une physique corpusculaire qui ne se distingue pas intrinsèquement de la physique de Descartes27. L’apport spécifique de la doctrine des natures plastiques consiste dans l’admission de substances incorporelles qui interviennent sur les parties matérielles des corps organiques pour en déterminer l’arrangement et l’organisation finale. Ces entités naturelles sont, quant à elles, des instruments subordonnés au plan de la création qui relève de l’Intelligence suprême et qu’elles exécutent de façon aveugle et finie. Ainsi se trouverait levée l’objection dirimante suivant laquelle cette doctrine ne ferait que conforter l’athéisme en voulant le contrecarrer, puisqu’elle ferait de l’organisation vitale et, par extension, de l’intelligence et de la volition au sein des êtres de l’ordre naturel des effets résultant des principes dynamiques qui leur seraient inhérents. 26 27
Ibid., § CXI, in OD III, p. 341b. Jean Le Clerc, « Éclaircissement de la doctrine de Mrs. Cudworth & Grew, touchant la nature plastique & le monde vital […] », Bibliothèque choisie, V (1705), art. 4, p. 283– 303, notamment p. 290–291 : « 1. Ces Messieurs suivent la Philosophie Corpusculaire, aussi bien que Descartes, qui n’en est pas l’inventeur, & disent que la matiére de tous les corps est une substance étendue, divisible, solide, capable de figure et de mouvement. 2. Ils n’attribuent aucune autre Forme à chaque corps, consideré simplement comme corps, qu’une forme accidentelle ; qui consiste dans la grosseur, la figure, la situation, le mouvement et le repos, & ils tâchent de rendre par-là raison des qualitez des corps ».
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Un élément important de la critique baylienne consiste précisément à assimiler les principes de vie ou natures plastiques à une forme présumée de principes dynamiques intervenant dans l’ordre des corps et sous-tendant l’identité, la continuité et les effets fonctionnels attribuables aux substances naturelles. Point de surprise donc dans la mise en cause collatérale des thèses soutenues par Leibniz dans le De ipsa natura sur l’autonomie des substances finies, sur la loi interne de déploiement des états de la monade, sur l’enchaînement des processus dans les corps organiques et sur l’harmonie préétablie, par transposition et intégration des arguments de Cudworth relatifs à l’insuffisance du mécanisme à rendre compte des phénomènes « plastiques » de genèse, d’organisation et d’adaptation dans l’univers matériel. 3. LEIBNIZ ET LES NATURES PLASTIQUES MATERIELLES Leibniz conçoit son intervention au sujet des natures plastiques à la fois comme un éclaircissement de ses positions, prolongeant les discussions suscitées par l’article « Rorarius » du Dictionnaire historique et critique, et comme une évaluation critique des thèses en présence dans la controverse entre Bayle et Le Clerc. Il a été lui-même mis en cause par le biais de la connexion que Bayle a établie entre la théorie des natures plastiques et celle des formes substantielles. Car Bayle poursuivait ainsi l’objectif de réfuter toute tentative de dépasser le mécanisme occasionnaliste par recours à des agents naturels dotés du pouvoir de modifier le cours des phénomènes. L’assimilation qu’il opère alors est celle de tels principes avec les formes substantielles de la scolastique. Le Clerc a d’entrée de jeu protesté contre cette assimilation en interprétant les natures plastiques comme des substances incorporelles de plein droit intervenant de façon efficiente dans la détermination des processus physiques associés à la vie. Si, dans la Continuation des pensées diverses, Bayle a mis corrélativement en cause la doctrine leibnizienne des entéléchies, c’est essentiellement parce que celle-ci attribue une autonomie dynamique à des entités naturelles de type substantiel : à ce titre, Leibniz risque d’autoriser la vision d’une nature suffisant par elle-même à produire et à préserver des corps organisés complexes sans implication directe de la puissance divine. Dans le mémoire qu’il a fait paraître dans l’Histoire des ouvrages des sçavans de Basnage de Beauval en 1704, Bayle a de nouveau souligné la parenté de la métaphysique leibnizienne de la substance avec la doctrine des natures plastiques sous l’angle d’un « péripatétisme rectifié »28. Pour justifier cette interprétation, Bayle s’en est tenu, comme il le précise, à « quelques conformitez generales qui se trouvent entre les êtres plastiques ou vitaux, & les formes 28
« Mémoire communiqué par Mr. Bayle […] », Histoire des ouvrages des sçavans, 20 (1704), p. 369–396, ici p. 394.
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substancielles »29. En vertu de ces conformités, ce qu’il a retenu, pour en faire la cible de ses objections, c’est la relation causale présumée liant des agents naturels dénués d’intellection à des effets qui supposeraient un dessein de structuration organique dépassant tout artifice purement mécanique. Dans cette perspective, faisant abstraction du fondement métaphysique possible de cette relation dans des substances créées irréductibles à l’ordre mécanique des phénomènes, Bayle a saisi dans la thèse leibnizienne un système faisant appel à la généralisation du modèle de relation que l’on pouvait associer aux formes substantielles de la scolastique. Cette interprétation relativiste lui permettait d’assimiler les monades à des natures plastiques formelles, inhérentes en quelque sorte à l’ordre physique. Il ne faut donc point s’étonner que Leibniz ait d’abord entrepris de préciser quel usage légitime de la notion de forme substantielle était le sien. Il pose en effet les monades comme « substances indivisibles », ou comme « unités », dotées de perception et d’appétit – ce sont les « principes de vie » à la façon leibnizienne – par opposition aux corps, divisibles à l’infini et impliquant de ce fait une multiplicité interne. La réplique à Bayle en ce qui concerne la relation que représente la forme substantielle consiste à lier celle-ci à la seule existence des corps organiques, « car les principes de Vie n’appartiennent qu’aux corps organiques »30. Il s’agit évidemment d’écarter la conception proprement aristotélicienne de la forme substantielle qui s’applique à toute entité physique, que celle-ci implique une unité véritable ou non. La notion de forme substantielle selon Leibniz ne s’applique que pour autant que l’on considère des corps dotés d’une organisation dont le principe d’unité dépend des monades correspondantes. À Bayle, cartésien occasionnaliste, Leibniz rappelle l’utilisation restreinte que Descartes faisait de cette notion de forme dans son application à l’unité substantielle constituée par l’âme et le corps chez l’homme, par opposition à la forme accidentelle issue de leur composition selon Regius. Évidemment la notion leibnizienne se distingue de cet usage restreint, puisque d’une part la relation s’étend dans le registre psychique à toute forme de perception et d’appétition sous le seuil de l’apperception et que, d’autre part, la relation s’applique dans le registre physique à tout composé de monade et de corps organique. À cela s’ajoute un facteur de distinction majeure, à savoir la dimension de composition organique à l’infini des corps dotés de principes d’unité vitale : ce caractère d’infinité s’applique aux machines de la nature que sont les corps organiques animés et constitue une raison essentielle de différenciation du principe de vie leibnizien par rapport à ses analogues présumés en termes de natures plastiques qui seraient à l’œuvre dans le monde des phénomènes. 29 30
Ibid., p. 393. Considérations sur les principes de vie, et sur les natures plastiques, GP VI, 539.
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La relation des principes de vie leibniziens à l’ordre des phénomènes tient à un concept spécifique de loi de la nature que Leibniz oppose tant aux partisans de l’interaction âme-corps qu’à ceux des causes occasionnelles. De fait, ce que rejette Leibniz dans les notions alors courantes de principe de vie, c’est la supposition que ces principes interviendraient dans le cours des mouvements affectant les corps – supposition qui autorisait d’ailleurs Bayle à les assimiler à des formes aristotéliciennes régissant toute entité matérielle comme par un principe immanent de spontanéité. Certes, si cette action du principe formel s’exerçait de façon uniforme d’une entité matérielle à l’autre et produisait conséquemment des effets constants, l’on pourrait accéder par induction à des généralisations qui sembleraient représenter l’ordre même régissant le cours des phénomènes naturels. Mais les partisans des natures plastiques et autres archées soutiennent, à l’encontre de cette vision d’uniformité dans les apparences, que de tels principes interviennent pour susciter des dérogations à tout ce qui pourrait se présenter comme un cours mécanique des choses. Ce à quoi contredit la thèse de Cudworth et de More, c’est à la nécessité des enchaînements mécaniques à travers l’ordre des corps, que ceux-ci soient organiques ou non, la seule différence résidant dans la soumission des corps inorganiques à la nature plastique ou à l’esprit de la nature en général et dans celle des corps organisés à des principes endogènes individualisés, se présentant comme des âmes aux échelons hiérarchiques supérieurs des formes de vie. Or, comme le souligne Leibniz, les Cartésiens ne sont pas indemnes d’une solution de continuité analogue dans leur conception de l’enchaînement mécanique des phénomènes. Pour ce qui est de Descartes lui-même, il avait certes développé le concept de loi de conservation de la puissance motrice, mais en réduisant celle-ci de façon erronée à la simple conservation de la quantité de mouvement, et il avait écarté de la seule législation mécaniste la détermination univoque des directions de mouvement, puisque il avait aussi reconnu ce privilège à l’âme humaine. Les Malebranchistes, pour leur part, ont évité ce second point d’achoppement à la juridiction mécaniste de l’ordre physique, mais en privant la nature d’engendrer l’enchaînement des phénomènes en vertu de quelque puissance immanente que ce soit. Par ailleurs, la loi générale ne serait alors que l’expression directe de la volonté divine assurant causalement la correspondance entre les états des corps organisés et ceux des âmes. Dans le fond, Leibniz soutient une conception forte de ce que peuvent être des lois de la nature puisqu’il s’agit de déterminations causales générales dont l’exercice découlerait de la puissance immanente aux réalités créées, que ces réalités relèvent de l’ordre des corps ou de celui des âmes ou des monades. Pour soutenir ce point, Leibniz prend appui sur la démonstration de « cette nouvelle Loy de la Nature »31 que constitue le principe de la conservation de la puissance motrice calculée selon le produit mv2. Le théorème de la conserva 31
Ibid., GP VI, 540.
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tion de la quantité des forces enveloppe en effet les principes de conservation des vitesses respectives et de la quantité de progrès des corps en interaction avant et après le choc32. C’est cet aspect de relation systémique propre aux lois causales de la nature qui se trouve assumé en termes de raisons déterminantes par le système de l’harmonie préétablie, lequel corrige les anomalies causales découlant des hypothèses interventionniste et occasionnaliste : « Et c’est ce que rappelle l’Harmonie preétablie, qui ecarte toute notion de miracle des actions purement naturelles, et fait aller les choses leur train reglé d’une manière intelligible : au lieu que le système commun a recours à des influences absolument inexplicables, et que dans celuy des causes occasionnelles, Dieu par une espece de loy generale et comme par un pacte s’est obligé de changer à tout moment le train naturel des pensées de l’ame, ce qui ne se peut expliquer que par un miracle perpetuel ; pendant que j’explique le tout intelligiblement par les natures que Dieu a établies dans les choses »33.
La solution leibnizienne au problème de la correspondance des séries causales respecte le principe d’intelligibilité des phénomènes physiques qui implique que tous les changements survenant dans les mouvements des corps ne peuvent venir que de l’action mécanique des corps les uns sur les autres et des lois régissant cette action. De même en est-il dans leur ordre pour les perceptions et les appétitions des monades qui découlent, comme par une suite nécessaire, de leurs dispositions internes. Leibniz se contente de rapporter à la préformation divine l’origine première des séries et la configuration des lois qu’elles déploient. Dans le même temps, ces séries, respectivement rattachables au schème de l’efficience causale et de la détermination finale, suffisent à rendre compte du « détail » des changements du sujet considéré, qu’il s’agisse de l’âme ou du corps organique, sans postuler l’interaction des entités concernées. Ces thèmes ont été constamment présents dans la philosophie de Leibniz depuis leur cristallisation initiale à la fin de la décennie 1670 : la controverse des natures plastiques donne occasion de les confronter aux principes d’un naturalisme vital, hostile à la subordination des corps organiques au seul jeu des lois mécaniques. L’un des aspects critiques inédits de l’argumentation consiste alors à dissocier l’âme animale et ultimement toute monade de l’assimilation à des natures plastiques formelles34. Leibniz reconnaît l’existence d’âmes des bêtes contre les Cartésiens, mais il récuse d’emblée qu’il s’agisse de natures plastiques sujettes à périr et donc mortelles, comme semblait l’impliquer la thèse de Cudworth appliquée aux âmes non spirituelles. Puis, en application du prin 32 33 34
Voir F. Duchesneau, La Dynamique de Leibniz, Paris, 1994, p. 253–258. Considérations sur les principes de vie, GP VI, 541. Un double mouvement se fait jour ici dans le texte, correspondant aux propositions : « Il y a encor une autre difference entre les sentimens des autres auteurs, qui sont pour les principles de vie, et entre les miens » (GP VI, 542) et : « Ce sentiment nous mene à un autre, où je suis encor obligé de quitter l’opinion receue » (GP VI, 543).
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cipe de continuité, Leibniz étend analogiquement les caractéristiques des âmes animales à une variété infinie de monades, dotées de modalités de perception et d’appétition sous le seuil de la perception consciente. Dans le même mouvement, il pose la spécificité de l’âme humaine dans « la réflexion qui accompagne la raison »35. Corrélativement, disparaît la fonction organogénétique de l’âme-nature plastique qui semblait sa fonction essentielle pour les néoplatoniciens de Cambridge, fonction estimée impossible dans un contexte de séparation ontologique des séries causales. L’autre ligne d’argumentation consiste à matérialiser en quelque sorte la fonction organogénétique pour autant qu’elle relève des natures créées. Il s’agit ici de reconnaître que le corps organique est tout aussi impérissable que l’âme animale ou la simple monade. Référence est faite aux observations des naturalistes contemporains – les Swammerdam, Malpighi, Leeuwenhoek et autres – qui ont fourni des raisons de présumer la préformation des corps organiques dans les semences, et donc l’absence d’épigenèse : la génération ne consisterait donc que dans la transformation d’un corps organique préexistant depuis un état embryonnaire antérieur à la fécondation. La préexistence de l’âme va de pair avec celle de l’animal tout entier, constamment doté d’un corps organique qui possèderait une identité de forme à travers une infinité de métamorphoses. « Ce qui nous decouvre encor des merveilles de l’artifice divin, où l’on n’avoit jamais pensé, c’est que les machines de la nature estant machines jusques dans leurs moindres parties, sont indestructibles, à cause de l’enveloppement d’une petite machine dans une plus grande à l’infini »36.
Qu’implique cette thèse de la préformation appliquée aux machines de la nature dans le contexte d’une évaluation critique des natures plastiques ? Sans doute deux propositions. D’abord l’impossible dérivation originelle de ces machines de la nature à partir des seules puissances de la matière, et donc l’impossibilité d’expliquer la formation même des corps organiques des êtres vivants par le seul jeu des lois du mécanisme appliquées aux corps inorganiques. Cudworth est précisément loué pour avoir avancé un argument suivant lequel l’organisation devrait être produite par d’autres moyens que par des combinaisons de parties matérielles issues de mouvements corpusculaires. Mais si cela peut et doit s’appliquer à la production originaire des êtres organisés, il ne saurait être question d’impliquer des substances incorporelles dans la détermination causale des opérations et transformations dont les corps organiques sont affectés, comme si ces substances pouvaient agir directement sur les corps indépendamment des lois du mécanisme. Cette objection vaut contre les « natures plastiques immatérielles » de Cudworth, comme elle vaut, mutatis 35 36
Ibid., GP VI, 543. Ibid., GP VI, 543.
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mutandis, contre les âmes structrices d’Aristotéliciens, tel Jules Scaliger, ou contre les archées de Van Helmont37. D’où – deuxième proposition – l’admission obligée de la préformation divine comme seule raison de la formation des êtres vivants et de la programmation d’une correspondance des lois de développement régissant respectivement l’âme et le corps organique. À ce point de l’analyse, pour fixer le type de loi s’appliquant aux corps organiques, Leibniz établit une équation entre le concept de machine de la nature, déjà acquis dans sa philosophie, et une notion qu’il avance ad hoc, celle de « nature plastique matérielle ». Le texte projette ici un éclairage particulier et original sur la théorie leibnizienne des êtres vivants. « J’en puis dire [des théories critiquées], Non mi bisogna, e non mi basta, par cette raison même de la preformation et d’un organisme à l’infini, qui me fournit des natures plastiques materielles propres à ce qu’on demande ; au lieu que les principes plastiques immateriels sont aussi peu necessaires, qu’ils sont peu capables d’y satisfaire. Car les animaux n’estant jamais formés naturellement d’une masse non organique, le mechanisme incapable de produire de nouveau ces organes infiniment variés, les peut fort bien tirer par un developpement et par une transformation d’un corps organique preexistant »38.
La préformation et l’organisme à l’infini constituent la nature plastique matérielle. Ce terme d’organisme désigne le mécanisme pour autant qu’il est inhérent au corps organique et qu’il en gouverne les opérations39. Selon Leibniz, ce mécanisme s’actualise à l’infini. Cette propriété d’infinité tient au fait que l’organisme ainsi entendu découle de la préformation divine et qu’il intègre de ce fait une infinité de réquisits pour chaque individualité organique. Non seulement les conditions de l’organisation vitale se détaillent-elles à l’infini, mais les effets de celle-ci présentent la même caractéristique. Que sont ces effets, sinon les variations infinies de structure et de processus qui affectent le vivant depuis sa préformation originelle ? Toutes ces variations dont on ne saurait assigner le terme s’inscrivent sous une même loi, que l’on peut sans doute désigner comme une « loi de l’organisme » subsumant les transformations de la machine de la nature qu’est le corps organique du vivant. Nous voyons par ailleurs que cette loi de l’organisme se déploie suivant une relation d’expression réglée par rapport à la loi interne d’enchaînement des perceptionsappétitions de la monade dominante de ce même vivant. Deux remarques s’imposent ici. L’une est d’ordre épistémologique : la machine de la nature obéit aux lois du mécanisme et celles-ci s’appliquent indifféremment aux diverses masses corporelles. Tous les modèles explicatifs que la 37 38 39
Ibid., GP VI, 544. Ibid., GP VI, 544. Nous savons désormais que le terme d’« organisme » provient chez Leibniz d’un emprunt à la dissertation de Friedrich Hoffmann, De natura medicatrice mechanica (1699). Voir, à ce sujet, F. Duchesneau, « The Organism-Mechanism Relationship. An Issue in the Leibniz-Stahl Controversy », in O. Nachtomy et J. Smith (eds.), The Life Sciences in Early Modern Philosophy, New York, 2014, p. 98-114.
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science du vivant tentera de fournir devront se conformer aux lois ainsi entendues, mais cela ne suffit pas. Pour que ces modèles constituent des explications adéquates, ils devront prendre en compte un schème de finalité propre à exprimer de façon générique la loi de l’organisme inhérente aux individualités biologiques ; ils devront en quelque sorte dessiner la courbe des transformations morphologiques et fonctionnelles qui varient à l’infini l’organisation de tout être vivant : d’où le style particulier des lois causales de la physiologie qui, sous l’égide du mécanisme, représenteront l’auto-développement continu de microstructures intégrées à l’infini. La deuxième remarque nous ramène à l’enjeu métaphysique du débat concernant les natures plastiques. Bayle avait dénoncé dans le recours aux natures plastiques le risque d’assigner à des puissances naturelles finies la production effective d’êtres organiques complexes, en les sevrant de leur dépendance par rapport à Dieu. Leibniz récuse ce risque pour la doctrine incriminée, que l’on adhère à l’hypothèse de natures plastiques immatérielles à la façon de Cudworth ou à sa propre conception des machines de la nature, comme « natures plastiques matérielles ». Pour contrer la critique, il aurait suffi que les disciples de Cudworth intègrent aux conditions nécessaires d’exercice de leurs agents organisateurs « une direction particuliere de Dieu »40, c’est-à-dire une préordination de la loi d’organisation et de transformation suivant laquelle ces natures agissent. Mais cette réponse à la critique principale de Bayle ne saurait effacer l’aporie affectant, aux yeux de Leibniz, la doctrine de Cudworth et de More, aporie résultant d’une part de l’inintelligibilité du mode d’interaction entre l’âme et le corps propre, aporie résultant d’autre part de l’absence de régulation immanente aux séquences d’états de l’âme et du corps. La position leibnizienne est immunisée contre cette critique, car le « mechanisme plastique »41, autrement dit un pouvoir organogénétique réel dévolu aux machines de la nature, ne se conçoit aucunement sans préformation divine originelle : les effets subséquents de cette préformation découlent de la loi de l’organisme qui ne fait que traduire mécaniquement l’ordre formel de transformation impliqué dans la programmation divine initiale. Et cela vaut tant pour l’ordre des corps que pour celui des âmes. Par ailleurs, l’autre branche de l’aporie se trouve récusée par la législation autonome et autosuffisante des phénomènes physiques et psychologiques. Tel est d’ailleurs le dernier point développé dans les Considérations. Leibniz y évoque la « liaison universelle » qui s’étend à l’infini dans l’ordre de la nature créée et qui est celle des lois par lesquelles s’exprime la puissance autonome des créatures sous un rapport d’harmonie globale. Ces lois fournissent l’explication de ces machines de la nature se déployant à l’infini dans leur composition comme dans leurs actions. Selon le style métaphysique, cela 40 41
Considérations sur les principes de vie, GP VI, 544. Ibid., GP VI, 544.
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donne un système des êtres dominé par la loi de l’organisme comme loi de développement et de transformation, et échappant de ce fait à toute gestion arbitraire et irrationnelle des puissances en jeu : « Cette universalité des Regles est soutenue d’une grande facilité des explications, puisque l’uniformité, que je crois observée dans toute la nature, fait, que par tout ailleurs, en tout temps et en tout lieu on pourroit dire que c’est tout comme icy, aux degrés de grandeur et de perfection près ; et qu’ainsi les choses les plus eloignées et les plus cachées s’expliquent parfaitement par l’analogie de ce qui est visible et près de nous »42.
CONCLUSION Le problème que la résurgence des natures plastiques a mis en scène est celui de l’explication de l’organisation vitale dans le cadre d’une nature mécaniquement régie. La thèse fondamentale que les Néoplatoniciens de Cambridge ont tenté de démontrer est celle de l’incapacité des lois de la mécanique à rendre compte de la formation et du fonctionnement des êtres vivants. D’où leur recours à la nature plastique, entité incorporelle dotée du pouvoir de régir l’ordonnancement des parties matérielles de façon spontanée, sans conscience ni volition. Bayle dénonce dans cette doctrine le risque de reconnaître l’autosuffisance des réalités corporelles : celles-ci créeraient en quelque sorte leur propre organisation, ce qui contreviendrait à la subordination causale de tous les phénomènes aux lois exprimant la volonté générale de Dieu. Sa préférence va à reconnaître la préformation originelle des êtres vivants sous l’efficience divine, mais à dénier tant aux âmes qu’aux corps, le pouvoir d’engendrer les séquences de transformations menant des germes embryonnaires aux structures complexes des organismes développés. Bayle postule l’insuffisance des mécanismes naturels à cette fin et se cantonne volontiers dans une variante des causes occasionnelles pour contester qu’il puisse y avoir de véritables lois du développement organique. C’est au contraire la reconnaissance de telles lois dans le cadre d’une physique spéciale applicable aux animaux et aux plantes qui constitue la pierre de touche de la critique des natures plastiques selon Leibniz. Celui-ci rejette les « principes plastiques immatériels », mais se sert du concept de « machine de la nature » pour justifier l’existence de « natures plastiques matérielles » traduisant dans l’ordre physique les développements inhérents aux principes de vie que sont les monades. Il rattache ces natures plastiques matérielles à une loi d’enchaînement de leurs structures et opérations qui découle de leur puissance immanente, à l’instar de ce qui prévaut dans les monades correspondantes. Le point crucial de l’argumentation consiste à reconnaître au corps organique, en vertu de la puissance commandant sa loi de développement, une fonction organogénétique qui suffise à expliquer toutes les transformations subséquentes de 42
Ibid., GP VI, 546.
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l’animal ou de la plante. Il s’agit là d’un principe d’identité de forme à travers le détail infini des métamorphoses affectant le corps organique. À l’occasion de la controverse suscitée par Le Clerc et Bayle, Leibniz développe, en opposition à l’occasionnalisme, l’idée d’un système de lois qui puisse rendre compte du mécanisme vital. Ce seraient proprement des lois de l’« organisme » au sens leibnizien, lois auxquelles Leibniz juge que notre raison peut accéder, alors que Bayle l’estime impossible, si ce n’est au prix d’insurmontables paradoxes. Leibniz parie ici sur notre capacité à fonder une science rationnelle des vivants, dont Bayle met en doute les fondements métaphysiques présumés.
III.
FOI ET RAISON
COMMENT NE PAS FAIRE TAIRE LA RAISON APRES L’AVOIR FAIT TROP PARLER : PREMISSES DE LA PHILOSOPHIE DE LA RELIGION par Vincent Delecroix (Paris) 1. RATIONALITE ET PRINCIPES DEONTOLOGIQUES On voudrait ici examiner quelques éléments de la discussion entre Leibniz et Bayle dans le Discours préliminaire sur la conformité de la foi et de la raison à partir d’une interrogation sur les exigences déontologiques en matière de croyance et les modèles de rationalité qui en résultent. Le type de rationalisme caractéristique du modèle leibnizien de la dispute1 a été souvent commenté ; on peut se demander quelle indication il peut fournir au sujet de ces exigences, ce qui revient à demander ce qu’est exactement une foi « éclairée » (qui soit tout de même une foi « révélée »), mais aussi et plus généralement de quelle manière devrait être conduite la discussion en philosophie de la religion, ainsi partiellement éclairée par les règles d’un art de la controverse2. Certes, le Discours préliminaire n’a pas pour objet les « motifs de crédibilité »3 ou les raisons de croire, dont la discussion est laissée aux théologiens4 ou à un autre débat philosophique, avec Locke ou Toland (ce dernier étant d’ailleurs rapidement évoqué). Encore moins évidemment la vérité des contenus de la foi, puisqu’elle constitue au contraire le préalable à la discussion. 1 2
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Pour une vue synthétique de ce modèle, cf. P. Rateau, Leibniz et la question du mal. Fondement et élaboration de la théodicée, Paris, 2008, p. 437–444. Cf. M. Dascal, Leibniz. Language, Signs and Thought, Amsterdam-Philadelphia, 1987, p. 119–120. Cf. id. (dir.), The Practice of Reason. Leibniz and his Controversies, Amsterdam-Philadelphia, 2010. Voir en particulier, dans ibid., M. Lærke, « The Golden Rule : Aspects of Leibniz’s Method for Religious Controversy », p. 297-321. Il faut néanmoins prendre garde à la différence entre les principes, règles, protocoles établis par Leibniz pour un art de la controverse religieuse et les principes qui régulent la défense de la rationalité de la foi. « Discours préliminaire sur la conformité de la foi avec la raison » [= DC], § 5. DC, § 29. Il est cependant évident que la solution leibnizienne a un effet essentiel sur la manière de concevoir ce que sont réellement les motifs de crédibilité. Cf. M. R. Antognazza, « The Conformity of Faith and Reason in the ‘Discours préliminaire’ of the Theodicy », in P. Rateau (dir.), Lectures et interprétations des Essais de théodicée de G. W. Leibniz, Stuttgart (Studia Leibnitiana, Sonderhefte 40), 2011, p. 242–245.
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Mais si la vérité de la révélation n’est pas en jeu – mais seulement son type spécifique – la question peut se poser de savoir dans quelle mesure notre attitude de foi est une attitude rationnelle conforme aux exigences minimales que la raison fait peser sur l’adoption de nos croyances. On dira que « Leibniz définit la foi moins comme une modalité subjective de l’assentiment que par son objet »5. Notre hypothèse est que la discussion avec Bayle permet pourtant d’éclairer cette modalité subjective, en indiquant ce que le croyant est tenu de faire, ses devoirs, leurs limites et la manière adéquate de les remplir. Une éthique de la croyance, au sens large6, peut donc être impliquée dans les principes d’une « logique de la contestation »7. Il s’agit moins alors de voir comment la croyance est fondée que de voir comment on la justifie. Et dans la mesure où la philosophie de la religion est l’extension technique de ces obligations, le débat avec Bayle dans le Discours préliminaire peut constituer l’une de ses prémisses essentielles. Il y a donc d’une part l’affirmation d’une foi fondée en raison par la nature même de son objet et d’autre part le modèle à la fois logique et déontologique qui caractérise la « rationalité » de la foi conçue comme assentiment. En affirmant que Bayle fait taire la raison après l’avoir fait trop parler8, Leibniz fixe, négativement, ce modèle singulier de foi « rationnelle », qui ne se différencie pas moins des modèles de type fondationnaliste9 que du fidéisme radical de Bayle (ou supposé tel). C’est évidemment la distinction entre prouver10 et soutenir qui est décisive pour déterminer ce qu’il faudrait bien appeler un « christianisme raisonnable », celui des « esprits modérés [qui] trouveront toujours une explication suffisante pour croire et jamais autant qu’il en faut pour comprendre »11. La conduite à tenir pour que l’on puisse considérer que le croyant n’enfreint aucun de ses devoirs épistémiques est alors celle du soutenant (res-
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M. Fichant, « Vérité, foi et raison dans la Théodicée », in Rateau (dir.), Lectures et interprétations des Essais de théodicée de G. W. Leibniz, p. 248. W. K. Clifford, à qui l’on doit le terme, en définit strictement la loi principale : « C’est un tort pour tous, partout et toujours que de croire quoi que ce soit sur une évidence insuffisante ». W. K. Clifford, Lectures and Essays, London, 1901, 3e éd., p. 175. Nous comprenons ici le terme dans le sens large de l’ensemble des devoirs qui s’imposent au sujet concernant ses croyances. Fichant, « Vérité, foi et raison dans la Théodicée », p. 256. Essais de théodicée [= ET], « Préface », GP VI, p. 39 : « M. Bayle veut faire taire la raison après l’avoir fait trop parler ; ce qu’il appelle le triomphe de la foi ». Sur la discussion de ces modèles fondationnalistes, cf. A. Plantinga, « Reason and Belief in God », in A. Plantinga et N. Wolterstorff (dir.), Faith and Rationality, Notre Dame (Ind.), 1983 ; id., Warranted Christian Belief, Oxford-New York, 2000 ; R. M. Chisholm, Theory of Knowledge, Engelwood Cliffs (NJ), 1977. DC, § 5, 56, 57, 58, 60. DC, § 56.
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pondens) qui « n’est point obligé de rendre raison de sa thèse, mais [qui] est obligé de satisfaire aux instances d’un opposant »12. Ces obligations ont un caractère décisif : si nous ne pouvions soutenir les mystères contre les objections de la raison, « nous ne serions point fondés à les croire »13. Mais que signifie ici « ne pas être fondé à les croire » ? M. Dascal a bien souligné la capitale différence entre les « raisons de croire à m » (où m est un mystère) et les « raisons de m »14. Que la religion chrétienne soit fondée en raison, c’est, selon Leibniz, ce qui la différencie des autres religions et fait sa vérité15. Mais il s’agit ici de ce que nous sommes autorisés à croire, en sorte qu’il faut peser le poids des réclamations émises par la raison, dans la mesure où « il faut toujours céder aux démonstrations » 16. D’autant qu’on ne peut s’empêcher de soupçonner qu’il y a aussi une difficulté de fait : ce n’est pas seulement que nous ne serions pas fondés à croire, mais c’est peut-être aussi que nous ne le pourrions pas, car la croyance ne relève pas de la volonté mais de l’entendement : « On ne croit rien ni en religion ni ailleurs, que par des raisons vraies ou fausses qui nous y portent »17 – raison pour laquelle il ne peut y avoir non plus d’obligation de croire18. Or nous pouvons croire contre toute vraisemblance, mais nous n’arriverons jamais à croire ce qui contredit la raison démonstrative. Et si l’on veut continuer à parler d’une croyance « en vertu de l’absurde », ce ne peut qu’être au sens où l’absurde signifie l’invraisemblable, c’est-à-dire ce qui choque une expérience « qui est extrêmement bornée »19 : il faut distinguer entre l’obscur et l’absurde20 ou il faut comprendre que « le domaine de la raison proprement dite ne saurait coïncider avec celui du “sens” »21. Comme le remarquera Leibniz, l’affirmation baylienne d’une foi contre la raison ne peut jamais renforcer son autorité, mais l’affaiblit au contraire et « il faut prendre garde de ne jamais abandonner les vérités nécessaires et éternelles pour soutenir les mystères, de peur que les ennemis de la religion ne prennent droit là-dessus de décrier et la religion et les mystères »22. Mais c’est surtout 12 13 14 15 16 17
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DC, § 58. DC, § 5. Cf. Dascal, Leibniz. Language, Signs and Thought, p. 109, p. 115–116. Nouveaux Essais sur l’entendement humain [désormais désigné par NE], IV, XVII, § 24. Cf. Examen religionis christianae, A, VI, 4, p. 2362. DC, § 25. Lettre au Landgrave Ernest (octobre 1683), A, VI, 4, p. 2158. Cf. aussi Remarques sur la partie générale des Principes de Descartes, in Opuscule choisis, éd. P. Schreker, Paris, 1978, p. 27. Cf. De obligatione credendi, A, VI, 4, 2149–2155. NE IV, XVII, § 24, p. 392. DC, § 77. T. Dagron, Toland et Leibniz. L’invention du néo-spinozisme, Paris, 2009, p. 73. DC, § 22.
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que Bayle demande l’impossible, son fidéisme détruisant paradoxalement la croyance au lieu de l’affermir. Le normatif doit dépendre d’une description fidèle de la croyance, tout en distinguant la foi révélée de la croyance ordinaire et conjecturale. Si la possibilité de la théologie rationnelle, qui est l’enjeu de la discussion avec Bayle, relève directement de la nature des contenus de la foi, incompréhensibles mais rationnels, leur nature spécifique commande l’usage de la raison qui s’y applique. Certes, « tout le monde n’a pas besoin d’entrer dans des discussions théologiques » et « lorsqu’on est assuré d’une vérité, on n’a pas même besoin d’écouter les objections »23. Mais lorsqu’on les entend, comment répondre ? La difficulté à comprendre exactement ce que peut signifier « être fondé à croire » s’éclaire par une tâche qui suffit : réfuter les objections, « defeat defeaters » pour user de la formule d’A. Plantinga24. Cette tâche ne fournit pas un fondement mais une garantie nécessaire à la foi. Et ce qui est garanti, c’est la rationalité de l’assentiment : nous sommes assurés que nous n’enfreignons aucun devoir épistémique lorsque nous croyons (ce qui en toute rigueur ne signifie pas que ce que nous croyons est vrai). Il est bien vrai que l’acception que donne Leibniz à la notion de raison est substantielle, comme enchaînement des vérités, et qu’il faut la distinguer de la faculté de raisonner (bien ou mal) ou de juger – distinction que Bayle ne fait pas25. Mais l’usage de la faculté de raisonner (démonstration et argumentation) est aussi en question dans la controverse avec Bayle et c’est en cela qu’elle peut concerner les procédures d’une philosophie de la religion, c’est-à-dire « l’usage de la raison et de la philosophie par rapport à la religion »26 ou un art de juger27 (un certain type de rationalité argumentative). Dans ce cadre, on peut se demander si la tâche relative aux mystères est la même que celle qui motive l’exercice de la théodicée proprement dite. 2. NE PAS TROP FAIRE PARLER LA RAISON Stigmatisant le travail de Pénélope qu’assigne Bayle à la raison, Leibniz donne un sens modal, et non pas seulement extensif, au « trop parler ». De ce fait, ce n’est pas seulement une théorie des degrés de la connaissance qui est engagée ; c’est également une discussion sur la raison procédurale. Car si Bayle veut faire taire la raison après l’avoir fait trop parler, il ne s’agit évidemment pas de 23 24 25
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DC, § 40. Cf. Plantinga, Warranted Christian Belief, p. 357 sq. DC, § 23, § 65. NE IV, XVII, § 3. Voir la mise au point de P. Rateau, « Sur la conformité de la foi et de la raison : Leibniz contre Bayle », Revue philosophique de la France et de l’étranger 4 (octobre-décembre 2011), p. 470–473. DC, § 5. DC, § 28.
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deux actions sans lien : c’est parce qu’il la fait trop parler qu’il est amené à la faire taire – ou encore, c’est pour la faire taire qu’il la fait trop parler. En l’engageant dans cette prolixité, il s’agit de la ruiner. Que signifie alors : trop faire parler la raison ? Dans les premières lignes de son opuscule sur L’insuccès de tous les essais philosophiques de théodicée, Kant note : « On appelle cela [la théodicée] plaider la cause de Dieu, bien qu’au fond cette cause ne soit que celle de notre propre raison, d’une raison qui, dans la circonstance, méconnaît présomptueusement ses bornes »28. Nul doute que Leibniz ne conçoive la théodicée comme une plaidoirie en faveur de la raison. Mais comment faut-il l’entendre ? Plaider la cause de la raison, c’est d’abord plaider la cause de Dieu en tant que raison (universelle), d’un Dieu « toute raison » contre un Dieu qui peut tout, tyrannique, dont la sagesse serait subordonnée à la toute-puissance, dont la volonté supplanterait la raison, ce qui reviendrait à détruire l’idée-même de justice de Dieu29. Mais Kant a raison de dire qu’il s’agit, dans ce plaidoyer, de notre raison (elle n’en diffère pour Leibniz que du fini à l’infini)30, de la légitimité de son exercice dans les matières de foi mais aussi de sa validité pure et simple. Ceux qui estiment possible la théodicée s’engagent alors assurément dans une noble cause : non seulement celle de la foi éclairée, mais celle de la raison ellemême, menacée par un fidéisme qui la déprécie. Mais si elle relève d’une exigence morale (et en définitive aussi religieuse) légitime, qui impose l’examen de « toute opinion, toute doctrine qui prétend à son respect, afin que ce respect soit sincère et non simulé »31, on pourrait dire que, selon Kant, cette noble cause est bien maladroitement défendue : la théodicée est une manière de faire trop parler la raison. Entre la critique de la théodicée par Bayle et celle formulée par Kant, il y a bien sûr toute la différence entre un scepticisme fidéiste et un criticisme qui, en ruinant les prétentions de la théologie spéculative, assure par ailleurs la légitimité et le sens d’une foi morale rationnelle. On ajoutera que l’opuscule de Kant distingue deux théodicées : la première, dogmatique, illégitime, qui est la
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E. Kant, L’insuccès de tous les essais philosophiques de théodicée, trad. P. Festugière, Paris, 1972, p. 195. ET, « Préface », GP VI, p. 35 : « Quelle notion assignerons-nous à une telle espèce de justice, qui n’a que la volonté pour règle […] ? » ; p. 29 : « On a eu recours à la puissance irrésistible de Dieu, quand il s’agissait plutôt de faire voir sa bonté suprême ; et on a employé un pouvoir despotique, lorsqu’on devait concevoir une puissance réglée par la plus parfaite sagesse » ; p. 37 : « Son pouvoir est absolu, mais sa sagesse ne permet pas qu’il l’exerce d’une manière arbitraire et despotique, qui serait tyrannique en effet ». DC, § 61. Kant, L’insuccès de tous les essais philosophiques de théodicée, p. 195.
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manière des « amis de Job », revient à défendre Dieu avec injustice32 et est une manière de « trop parler », bavardage ratiocinant dont Kant se plaît à souligner l’impiété ; la seconde, déclarée « authentique », reposant sur une foi « sincère », nous fait comprendre « qu’en pareille matière il s’agit bien moins de raisonnements subtils que de loyauté dans l’aveu de l’impuissance de notre raison ». La théodicée leibnizienne est-elle inauthentique, de ce point de vue33 ? Leibniz parle-t-il comme parlent les amis de Job ? Il est évident que le criticisme est une manière de retourner le jugement de Leibniz au sujet de Bayle contre Leibniz lui-même. Il y aurait donc trois manières de faire trop parler la raison. La première est celle des « rationalistes intégraux » qui prétendent expliquer les mystères – et en réalité réduire le christianisme à un « christianisme sans mystères ». Bayle et Leibniz sont d’accord pour la critiquer : « on blâmera ceux qui veulent rendre raison de ce mystère et le rendre compréhensible »34. On peut se demander toutefois si Leibniz se tient réellement à ce programme35. Ce qui est sûr, c’est que l’impossibilité déclarée de comprendre les mystères n’interdit aucunement la prétention à comprendre l’articulation entre ce que Kant pouvait appeler la « sagesse artistique » et la « sagesse morale » de Dieu36. C’est dire que la deuxième manière de faire « trop parler » la raison qui, cette fois, oppose Leibniz à Bayle de telle sorte que la préservation spéculative du statut des mystères ne puisse déboucher sur un fidéisme dangereux, peut alimenter une troisième manière de la faire trop parler : la théodicée elle-même. Certainement d’un point de vue kantien, mais peut-être pas moins – paradoxe plus intéressant – du point de vue des règles fixées par le Discours préliminaire lui-même. De quel usage de la raison relève-t-elle en effet ? Soutient-elle la cause de Dieu comme on soutient les vérités révélées contre les objections ? Entre l’usage défensif de la raison en matière de mystères et son usage positif et spéculatif dans la théodicée, il y a un changement de modalité. Mais si Bayle fait trop parler la raison, de l’avis de Leibniz, ce n’est pas seulement parce qu’il feint de lui demander trop (expliquer les mystères) : c’est qu’il la fait mal parler et cet usage faussé de la raison a surtout pour effet de fragiliser chez beaucoup une foi déjà chancelante, en leur présentant « ce qui pourrait être un poison pour eux »37. Le « trop » peut être considéré comme le superflu, mais la vaine prolixité n’est pas un accident ou un débordement bénin : elle cache une autre conception de la raison, instrument à défaire et non à 32
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Significativement, Leibniz a soin de préciser que la réponse aux objections, exercice suffisant pour le croyant, doit se faire « avec un esprit de soumission et de zèle dans le dessein de maintenir et d’exalter la gloire de Dieu » (DC, § 81). Cf. Rateau, Leibniz et la question du mal, p. 459–461. DC, § 59. Cf. Dagron, Toland et Leibniz, p. 87–97. Kant, L’insuccès de tous les essais philosophiques de théodicée, p. 204–205. DC, § 40.
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construire38, qu’éclaire l’articulation entre fidéisme et scepticisme, raison pour laquelle sans doute Bayle « se déclare contre la raison, lorsqu’il pouvait se contenter d’en blâmer l’abus »39. Plus encore que d’un usage sceptique et auto-destructeur, il faudrait parler, pour Bayle, d’un usage non régulé de la raison argumentative. Si la raison s’embarrasse et se disperse dans la multiplication indéfinie des objections, si cette dispersion choque un principe d’économie argumentative, ce n’est pas seulement parce que Bayle, concevant mal la nature des mystères et confondant l’invraisemblable et l’incompréhensible avec l’irrationnel40 confond également ces « trois actes de la raison » que sont « comprendre, prouver et répondre aux objections »41. Ce n’est pas seulement qu’il n’a pas distingué les types d’objections42, ce qui lui aurait permis de voir qu’aucune n’est insoluble. Trop faire parler la raison masque une incompréhension concernant l’extension de la raison et de son usage et à la fois une stratégie qui « rhétorise » son statut. À l’inverse, on peut concevoir que l’activité de notre raison dépasse son savoir : elle ne s’interrompt pas à la limite de notre compréhension, même si cette limite modifie son exercice. C’est ce qui fait justement que « nous pouvons atteindre ce qui est au-dessus de nous, non pas en le pénétrant mais en le soutenant »43. Formule remarquable, qui s’oppose directement à celle des Éclaircissements sur les manichéens44, puisqu’elle signifie que notre raison est capable de s’excéder légitimement elle-même. C’est en quelque sorte faire parler la raison au-delà (de ce qu’elle peut connaître), mais non pas trop. Pourtant, les Essais de théodicée pourraient s’achever dès les premiers paragraphes du Discours préliminaire, étant établi qu’aucune objection ne sera jamais décisive et que, « quand on se contente d’en soutenir la vérité, sans se mêler de vouloir la faire comprendre, on n’a point besoin de recourir aux maximes philosophiques, générales ou particulières, pour la preuve »45. Le problème est même résolu avant la discussion, puisque nous sommes « assurés par des démonstrations de la bonté et de la justice de Dieu »46. De sorte que la théodicée, selon les principes formulés par Leibniz lui-même, relève du super 38 39 40 41 42 43 44
45 46
DC, § 46 : « Monsieur Bayle croit que la raison humaine est un principe de destruction et non d’édification ». DC, § 46. DC, § 41. DC, § 58. DC, § 3 : « Si l’objection n’est point démonstrative, elle ne peut former qu’un argument vraisemblable ». DC, § 72. Éclaircissement sur les Manichéens, IIe éclaircissement, in Les « Éclaircissements » de Pierre Bayle, éd. H. Bost et A. McKenna, Paris, 2010, p. 23 : « Il est évident que la Raison ne saurait jamais atteindre ce qui est au-dessus d’elle ». DC, § 77. DC, § 99.
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flu en ce qu’elle répond à des objections dont on sait a priori qu’elles ne portent pas et de la surérogation en ce qu’elle va au-delà des demandes suffisantes. Cependant, il ne s’agit pas seulement de l’intérêt indirect que représentent des objections pensées comme des contributions47. Comme le fait remarquer T. Dagron, « la démonstration de la possibilité des mystères révélés dépasse de loin celle de leur simple compatibilité avec la raison »48. S’agit-il alors de prouver, dans la mesure même où réfuter une thèse revient à édifier la thèse opposée49 ? Si l’on ne pénètre pas le « comment »50, puisque le détail nous échappe et que les décrets de Dieu sont « impénétrables »51, on rend raison du « pourquoi » en articulant principe de raison suffisante et principe du meilleur. À cette lumière quelle est exactement l’obligation qui revient au croyant ? 3. FIDEISME MODERE, CONFIANCE ET JUSTIFICATION Il y a peut-être un « fidéisme » leibnizien, « modéré », en ce sens que nous ne pouvons pas prouver positivement les vérités révélées, faute de les comprendre, et surtout en ce sens que nous n’avons pas à le faire : la preuve positive n’est pas un devoir épistémique. Le principe d’un renversement de la charge de la preuve52 en serait l’opérateur essentiel. Il reste que la nature de la croyance, n’étant pas simple sentiment aveugle, impose tout de même des devoirs, en sorte que Leibniz peut affirmer que « les mystères peuvent s’expliquer autant qu’il faut pour les croire »53. On notera que ce « fidéisme » ne concerne pas seulement le problème théologique. Car l’un des arguments décisif de Leibniz est que les mystères de la religion ne sont pas les seules vérités incompréhensibles : « Même en physique nous expliquons jusqu’à un certain point plusieurs qualités sensibles, mais d’une manière imparfaite, car nous ne les comprenons pas »54. Il y a bien là « une espèce de foi » les concernant55. D’une part il faut distinguer ce qui est 47
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DC, § 26 : « Il est bon quelquefois d’examiner certaines objections : car outre que cela peut servir à tirer les gens de leur erreur, il peut arriver que nous en profitions nousmêmes ; car des paralogisme spécieux renferment souvent quelque ouverture utile ». Dagron, Toland et Leibniz, p. 79. DC, § 81. En réalité, ce qu’elle « édifie » en l’occurrence, c’est la seule possibilité de la thèse opposée. DC, § 63 : « Si la conformité consiste en une explication raisonnable du comment, nous ne saurions la connaître ». DC, § 50. DC, § 73. DC, § 5. (nous soulignons). Cf. DC, § 56. DC, § 5. DC, § 41.
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au-dessus de la raison et ce qui est au-dessus de notre connaissance actuelle56 ; d’autre part, il faut reconnaître ce qui dans notre connaissance actuelle passe notre possibilité de comprendre : la définition totale des êtres, la somme entière des prédicats qui les constitue analytiquement. Comme l’explication conçue comme développement intégral implique que le progrès de l’analyse va à l’infini, « il ne faut pas demander toujours ce que j’appelle des notions adéquates et qui n’enveloppent rien qui ne soit expliqué ; puisque même les qualités sensibles, comme la chaleur, la lumière, la douceur, ne nous sauraient donner de telles notions »57. C’est la raison pour laquelle les termes que nous employons ont du sens alors même que nous ne comprenons pas tout ce qu’ils contiennent, raison pour laquelle également une croyance à propos de p, qui n’équivaut pas à une croyance que p (où p serait intégralement compris), n’est pas pour autant absurde58. Ainsi, « il y a mille objets dans la nature dans lesquels nous entendons quelque chose, mais que nous ne comprenons pas pour cela »59. Or si nous devons appeler « foi » la manière que nous avons d’admettre des vérités incompréhensibles, il faut dire qu’un certain nombre de vérités relatives à notre expérience du monde sont effectivement des objets de foi60. C’est ainsi que l’on peut parler de « mystères naturels »61. Pour ce qui est de la foi en des vérités révélées, « […] des personnes, dont l’état est peu compatible avec les recherches exactes, doivent se contenter des enseignements de la foi, sans se mettre en peine des objections : et si par hasard quelque difficulté très forte venait à les frapper, il leur est permis d’en détourner l’esprit, en faisant à Dieu un sacrifice à leur curiosité »62.
Naturellement, on s’empressera de souligner que cette « permission » est rationnellement fondée, mais elle ne peut se muer en loi. Dans les Nouveaux Essais, Leibniz, citant la remarque de Locke selon laquelle « c’est par la raison que nous vérifions ce que nous devons croire », commente : « Je vous applaudis fort lorsque vous voulez que la foi soit fondée en raison »63. Là où Locke parle de vérifier, Leibniz parle de fonder, ce qui est théoriquement tout autre chose. Mais ce glissement explicite ce qu’il faut entendre par « fonder », qui 56 57 58 59 60 61
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NE IV, XVII, § 23. DC, § 54. Cf. Dascal, Leibniz. Language, Signs and Thought, p. 108. DC, § 73. DC, § 41 : « L’incompréhensibilité ne nous empêche pas de croire même des vérités naturelles ». Cf. Fichant, « Vérité, foi et raison dans la Théodicée », p. 251. C’est ce que fait Leibniz notamment dans ses annotations au Christianisme sans mystères de Toland. Cf. Dutens, V, p. 142–149. Cf. Dagron, Toland et Leibniz, p. 80 ; cf. M. Fichant, « Leibniz et Toland : Philosophie pour princesses ? », in Revue de Synthèse, 2-3 (1995) : John Toland (1670-1722) et la crise de la conscience européenne, p. 421– 439 (p. 431). DC, § 40, § 52. NE IV, XVII, § 24.
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regarde ici l’attitude subjective plutôt que le fondement objectif et distingue « croire vraiment » de « réciter » ou « répéter ». Or on comprend que le modèle d’un assentiment « rationnel » (en ce qu’il satisfait les réquisits d’une éthique de la croyance) est moins celui d’une foi fondée que d’une foi justifiée, ce qui est le sens d’une vérification par la raison, qui la tient dans un cadre moins démonstratif qu’argumentatif. Ou plutôt si la tâche consiste essentiellement à soutenir en réfutant les objections et s’« il faut des démonstrations pour les réfuter »64, ces démonstrations ne fournissent pas de preuves positives. Dans la discussion avec Pellisson, Leibniz note que « nous avons tous besoin de quelque examen : autrement la religion serait arbitraire et nous n’aurions point d’avantage sur les infidèles et les sectes »65. Il distingue alors entre raisons explicables et raisons inexplicables : « Celles que j’appelle explicables peuvent être proposées aux autres par un raisonnement distinct ; mais les raisons inexplicables consistent uniquement dans notre conscience ou perception, et dans une expérience de sentiment intérieur dans lequel on ne saurait faire entrer les autres »66.
Cette seconde catégorie concerne l’illumination intérieure comme effet de la Grâce. Il faut alors distinguer deux sortes de foi, comme le fera encore Leibniz dans les Nouveaux essais67 : une foi « humaine », fondée sur « les motifs de croyance ou de crédibilité », lesquels forment « les raisons explicables de notre foi » et « ne sont qu’un amas d’arguments de différents degrés de force », et une « foi divine »68. Dans les Nouveaux essais, cette foi divine est invoquée par Leibniz dans la discussion sur les motifs de crédibilité à propos du fait qu’« il y a quantité de personnes qui ne les ont jamais connus et encore moins pesés et qui par conséquent n’ont pas même ce qui pourrait passer pour un motif de probabilité. » « Mais », ajoute-t-il, « la grâce interne du Saint-Esprit y supplée immédiatement d’une manière surnaturelle »69. La justification de cette foi « toute nue » est purement pratique, et cette justification suffit : « Le don céleste d’une foi toute nue qui porte au bien suffit pour le général »70. Elle est d’ailleurs impliquée par le fait que nous ne pouvons nous souvenir à chaque instant des raisons de croire : de ce point de vue, cette foi divine est aussi notre foi ordinaire. 64 65 66 67 68 69 70
DC, § 28. À *** (1690), in Œuvres de Leibniz, éd. Foucher de Careil, t. I, XLI, Hildesheim-New York, 1969, p. 129. Ibid., p. 129–130. NE IV, XVIII, § 9, A VI, 6, p. 497–498. À ***, (1690), p. 130. NE IV, XVIII, § 9, A VI, 6, p. 497. DC, § 52. Il est cependant évident que cette foi, à la fois nue et « divine », qui permet de faire l’économie des raisons et des arguments et qui convient fort aux simples, n’enseigne rien qui soit contraire à la raison et que Dieu ne la donne « que lorsque ce qu’il fait croire est fondé en raison ».
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Il y a là un principe essentiel de confiance, en sorte que nous pourrions nous contenter de cette foi nue, même si Leibniz insiste sur la différence entre la foi comme croyance, c’est-à-dire comme acte de l’entendement, et la confiance proprement dite, ou foi fiduciaire, comme acte de la volonté71. Ou plutôt la foi fiduciaire, salvifique en tant qu’elle est amour de Dieu et charité, indique la préséance, pour la croyance religieuse, d’une confiance essentielle à la pratique – et si la justification est toujours possible, elle n’est pas toujours déontologiquement nécessaire. Trop faire parler la raison, alors, c’est l’embarquer dans un exercice spéculatif, sans intérêt pour l’existence et peut-être néfaste à la conduite de la vie, qui rabat la foi sur la croyance. D’un point de vue pragmatique, c’est d’ailleurs faire un usage non-rationnel de la raison, car il est pragmatiquement irrationnel de suspendre, au motif que l’on n’a pas encore prouvé positivement qu’elle est fondée sur des évidences incorrigibles ou des démonstrations incontestables, une croyance qui se justifie au moins par la nature de ses effets (mener au bien). On peut dire plutôt que la foi n’est pas justifiée mais plutôt qu’elle se justifie ou, littéralement, qu’elle fait ses preuves. Ceci retentit donc aussi sur les conditions de la croyance comme acte d’entendement et engage peut-être une autre épistémologie dont témoignerait le type de tâche qui incombe au croyant, à savoir l’unique principe de réfutation des objections comme soutien de la croyance. La foi n’a pas besoin d’être fondée et d’avoir préalablement liquidé toutes les objections avant d’avoir le droit de s’affirmer. « Justifiée » d’un point de vue pratique par ses effets (la bonne conduite), la foi fondée sur une confiance préalable ne réclame, d’un point de vue théorique, qu’une justification qu’on pourrait dire a posteriori, c’est-à-dire lorsqu’on fait valoir contre elle des objections. Ceci vaut à vrai dire pour toute notre vie épistémique : nous commençons par croire et non pas par douter, et il serait absurde (irrationnel) d’attendre un fondement sûr préalable, car ce serait comme d’attendre la résolution (qui va à l’infini) avant de se diriger dans l’expérience72. La justification se substitue donc ici à l’idée de fondement et elle n’est jamais qu’une réponse. « Ce n’est pas au soutenant d’alléguer des raisons ; il suffit de répondre à celles de son adversaire »73. Si l’on souscrivait au principe d’une défiance préalable, qui interdit d’adopter une croyance avant qu’elle ne soit indubitablement fondée, la foi du simple serait condamnable, mais pas moins celle du philosophe qui ne pourrait parvenir à exhiber une raison incon 71 72
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Cf. Dagron, Toland et Leibniz, p. 83–85. On peut rapprocher ce principe d’un « principe de crédulité ». Cf. R. Swinburne, « Un nouveau programme en théologie naturelle », trad. S. Bourgeois-Gironde, in S. Bourgeois-Gironde, B. Gnassounou et R. Pouivet (dir.), Analyse et théologie. Croyances religieuses et rationalité, Paris, 2002, p. 83–84. DC, § 78.
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testable et définitive. En un mot, nous n’aurions jamais le droit de croire – ce qui serait moralement ruineux. Déclarer et maintenir que les vérités révélées sont par définition invraisemblables ou inévidentes ne constituent pas une pétition de principe qui permet de couper court à la discussion : c’est changer d’épistémologie de la croyance. Faire peser sur le croyant la charge de la preuve, voilà alors exactement ce que signifie faire trop parler la raison. On soulignera alors l’impact de ce modèle de la justification sur la forme possible d’une philosophie de la religion. Car de toute évidence, nous ne sommes plus exactement dans le modèle fondationnaliste qui caractérise l’inspection classique de la foi religieuse par la raison philosophique. Un modèle fondationnaliste ou même évidentialiste74 exige de la croyance, pour être rationnelle, d’exhiber des évidences fondatrices et incorrigibles ; le modèle de justification tel qu’il est exposé ici (parce que les preuves de l’existence de Dieu n’y sont pas en question), ne souscrit pas à un tel réquisit : « Le soutenant n’a pas besoin d’évidence et il ne la cherche pas ; c’est à l’opposant d’en trouver contre lui »75. Pourquoi la croyance serait-elle rationnelle si et seulement si elle est fondée sur des évidences ? Bien sûr, la réfutation assure seulement la possibilité de la thèse soutenue ; mais cette possibilité suffit76. Elle suffit parce qu’elle autorise une certitude morale que ne peut subjuguer aucune certitude démonstrative contraire et cette certitude morale, libérée par la discussion rationnelle (par la réfutation des objections), n’est pas une demi-certitude et n’est pas conjecturale : elle est fondée sur la possibilité nue, et non proportionnée et indexée à un degré de probabilité, ce qui rendrait l’assentiment plus ou moins ferme77. Ce qui fait aussi que, pas plus qu’elle n’a à attendre de se voir fonder sur des évidences incontestables, elle n’attendra d’en avoir fini avec toutes les objections. À la question de savoir « si nous sommes toujours obligés d’examiner les objections qu’on nous fait », Leibniz répond « que non, car autrement on ne viendrait jamais à la certitude et notre conclusion serait toujours provisionnelle »78. Nous serions dans ce cas dans un modèle équivalent à celui de la réfutabilité poppérienne ; or ce modèle ne convient pas à l’affirmation catégorique des vérités de foi. Cette possibilité suffit surtout pour que la croyance soit rationnelle. On sait qu’elle l’est au sens substantiel que donne Leibniz au terme de raison : la foi a pour contenu des vérités aussi « rationnelles » que les autres sans qu’elle 74 75 76
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Cf. Plantinga, « Reason and Belief in God », p. 29–34. DC, § 75 (nous soulignons). Cf. ET, « Abrégé de la controverse réduite à des arguments en forme », IIe objection, Réponse. On notera justement que, dans cet abrégé, Leibniz reconnaît que sa théodicée va plus loin que ce qui est demandé. On notera qu’une foi fondée sur une probabilité peut suffire à l’assurer entièrement : il suffit que cette probabilité soit supérieure à la probabilité inverse. DC, § 26.
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puisse en saisir l’enchaînement avec celles de notre raison79. Selon la belle formule de P. Rateau, elle est « la raison qui voit de loin »80. Mais c’est l’attitude de foi qui est ici en question, et la rationalité de cette attitude ne dépend pas seulement de la nature de ses contenus (un fou peut soutenir des vérités), mais du respect de normes déontologiques qui s’appliquent à la croyance. Or en ce sens, assurer argumentativement la possibilité de la thèse satisfait les réquisits déontologiques. 4. MANIERE DE JUGER DIEU La controverse avec Bayle fait que la théodicée ne répond pas à une objection concernant l’existence de Dieu, mais à une solution au problème du mal qui détruit la consistance du langage religieux : l’équivocité81. Solution qui ne fait pas que ruiner cette consistance (donnant au mieux une signification non dénotative aux termes et la renvoyant au langage de l’adoration)82, mais qui a des conséquences théologiques désastreuses, à la fois d’un point de vue épistémologique83 et d’un point de vue moral : si « infiniment » veut dire « autrement », le Dieu infiniment juste sera indiscernable du « plus méchant esprit »84. Mais, en assurant au contraire cette consistance par le principe de continuité du fini à l’infini (tout en autorisant un régime analogique pour l’explication), en assurant l’univocité du terme « juste »85 et d’une manière générale la signification 79 80 81
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DC, § 63 : « Les mystères surpassent notre raison, car ils contiennent des vérités qui ne sont pas comprises dans cet enchaînement ». Rateau, La question du mal chez Leibniz, p. 462. L’analyse vérificationnelle a ainsi pu faire de la question classique du mal l’occasion d’une démonstration de l’inconsistance logique des propositions théologiques fondamentales. Cf. F. Ferré, Le langage religieux a-t-il un sens ?, trad. Ch. Besseyrias, Paris, 1970, p. 41. Cette analyse a remis à l’honneur, en philosophie contemporaine de la religion, le problème de la théodicée. Cf. notamment A. Plantinga, God, Freedom and Evil, Grand Rapids (Mich.), 1977 ; R. Swinburne, Is there a God ?, Oxford, 1996. Cependant, l’inconsistance sémantique que cherche à éviter Leibniz ici n’est pas exactement du même ordre : elle ne vient pas du problème du mal proprement dit, mais de la solution fidéiste qui lui est fournie. Cf. Thomas Hobbes, Leviathan, II, chap. 31. Cf. David Hume, Dialogues Concerning Natural Religion, II. B. Williams, « Tertulian’s Paradox », in A. Flew et A. McIntyre, New Essays in Philosophical Theology, London, 1955, p. 209 : « Si vous ne connaissez pas ce à quoi vous adhérez par la foi, comment savez-vous que vous croyez en quelque chose ? ». Cf. Dascal, Leibniz. Language, Signs and Thought, p. 103, p. 105. DC, § 37. DC, § 4 : « Sa bonté et sa justice, aussi bien que sa sagesse, ne différent des nôtres que parce qu’elles sont infiniment plus parfaites » ; § 37 : « Il ne faut point dire non plus que ce que nous appelons justice n’est rien par rapport à Dieu ».
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du discours religieux86, la conformité de la foi et de la raison, qui permet d’accorder incompréhensibilité et sens, n’implique pas seulement la possibilité de la théodicée : elle rend nécessaire un réel procès de Dieu fondé sur le principe selon lequel « le droit universel est le même pour Dieu et pour les hommes »87. On peut pourtant se demander dans quelle mesure les développements de ce procès sont eux-mêmes nécessaires. À la fin du chapitre des Nouveaux essais consacré à la foi et à la raison, discutant la question du salut des païens, Leibniz déclare : « Mais le parti le plus sage est de ne rien déterminer sur des points si peu connus, et de juger en général que Dieu ne saurait rien faire qui ne soit plein de bonté et de justice »88. Un tel jugement « en général », qui n’est certainement pas provisionnel, suffirait à réputer inutile la théodicée. De même, l’affirmation, dans le Discours préliminaire, que « rien ne peut venir de Dieu qui ne soit parfaitement conforme à la bonté, à la justice et à la sainteté »89. Des principes d’« explication » aussi généraux ne découlent pas d’une soumission aveugle au dogme, mais de la raison naturelle elle-même, puisque « nous n’avons point besoin de la foi révélée, pour savoir qu’il y a un tel principe unique de toutes choses, parfaitement bon et sage »90 ; et les difficultés qui résultent de l’articulation entre les attributs de Dieu et l’existence du monde tel qu’il est ne relèvent pas du problème de la conformité de la raison et de la foi, mais, si l’on peut dire, de la conformité de la raison naturelle avec elle-même. Or ces difficultés peuvent être levées d’un coup par des propositions catégoriques et rationnellement fondées du type : « Il l’a fait, donc il l’a bien fait »91. Qu’apporte alors de plus le long exercice de la théodicée ? S’« il suffit à celui qui combat pour le mystère de maintenir qu’il est possible, sans qu’il ait besoin de maintenir qu’il est vraisemblable »92, en va-t-il de même pour celui qui combat pour la cause de Dieu ? Si l’on pose cette question, c’est que Leibniz lui-même y incite en usant, au sujet de la tâche du « répondant », d’une comparaison à la fois instructive et embarrassante : celle du saint homme accusé de crime. Il est nécessaire de s’y arrêter pour finir, parce qu’elle articule les règles générales de la discussion au cas du problème du mal, passant de l’exercice qui consiste à soutenir les mystères contre les objections à celui qui consiste à soutenir la cause de Dieu dans un procès en responsabilité. La clef en est alors cette « espèce de logique appliquée aux questions 86
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M. Dascal a précisément examiné cette question en relation avec les critiques néopositivistes du langage religieux. Cf. M. Dascal, Leibniz. Language, Signs and Thought, p. 93–124 (en particulier, concernant les Essais de théodicée, p. 115–120). DC, § 35. NE IV, XVIII, § 9, A VI, 6, p. 502. (Nous soulignons) DC, § 35. DC, § 44. DC, § 35. DC, § 79.
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de droit »93, impliquant la catégorie de la présomption et plus précisément de la notoriété, laquelle ne permet pas seulement l’inversion de la charge de la preuve mais même l’extinction de l’accusation94. Ce modèle de discussion est introduit à la suite de la réflexion de Leibniz, reprise et largement développée dans les Nouveaux Essais, sur l’art de « régler le poids des vraisemblances », logique qui s’exerce « lorsque l’on va au-delà des arguments nécessaires »95. Or ce sont essentiellement les limites de ce modèle, qui sont d’abord évoquées par Leibniz. Bayle « semble demander que Dieu soit justifié d’une manière pareille à celle dont on se sert ordinairement pour plaider la cause d’un homme accusé devant son juge ». Cette requête est pourtant d’autant plus légitime que Leibniz reconnaît lui-même que le droit universel est le même pour Dieu et pour les hommes. Aussi n’est-ce pas le cadre judiciaire de la discussion, qui est en question, mais « l’art de juger des raisons vraisemblables »96 qui y est généralement à l’œuvre. Car : « […] il [Bayle] ne s’est point souvenu que dans les tribunaux des hommes, [...] on est souvent obligé de se régler sur les indices et les vraisemblances, et surtout sur les présomptions ou les préjugés ; au lieu qu’on convient, comme nous l’avons déjà remarqué, que les mystères ne sont point vraisemblables »97.
Assurément, le modèle juridique repose sur une logique des apparences et les objections en relèvent, alors que la foi « est en partie un triomphe de la raison démonstrative contre des raisons apparentes et trompeuses, qu’on oppose mal à propos aux démonstrations »98. Le caractère invraisemblable des mystères ne fait donc pas sortir la discussion de son cadre rationnel, mais force au contraire à une logique démonstrative, quand le raisonnement habituel s’appuie sur des prémisses vraisemblables, puisque « ce n’est qu’une présomption très forte, qui tient ordinairement lieu de vérité dans les choses humaines »99. Un art de la démonstration ou une logique « ordinaire » suffit donc, car « quand il s’agit d’opposer la raison à un article de notre foi, on ne se met point en peine des objections qui n’aboutissent qu’à la vraisemblance »100. Mais en ce cas, le cadre judiciaire reste-t-il pertinent ? L’une de ses caractéristiques, c’est le rôle qu’y joue la présomption, c’est-à-dire « ce qui doit passer pour vérité par provision, en cas que le contraire ne se prouve point »101 93 94
NE IV, XVI, § 9. Cf. Rateau, Leibniz et la question du mal, p. 473-477 ; Cf. M. R. Antognazza, « The Conformity of Faith with Reason in the ‘Discours préliminaire’ of the Theodicy », in Rateau (dir.) Lectures et interprétations des Essais de théodicée de G.W. Leibniz, p. 236–240 . 95 DC, § 32. 96 DC, § 28. 97 DC, § 32. 98 DC, § 43. 99 DC, § 33. 100 DC, § 28. 101 DC, § 33.
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ou ce qui constitue une preuve entière provisionnellement102. Ce qui joue alors, c’est un argument ad ignorantiam103. Si elle n’est pas un « sentiment probable », elle correspond pourtant, n’étant jamais sans fondement104, au plus haut degré de probabilité qui constitue en quelque sorte son fondement. Or une logique du probable doit être ici exclue et les mystères ne peuvent par définition bénéficier d’une telle présomption. On devrait donc déclarer nul son poids dans la mesure où elle repose toujours sur une logique des apparences. Mais la présomption favorable commande l’inversion de la charge de la preuve105, indispensable au modèle de foi justifiée. Maintenue, elle ferait ici du coup, en renversant le principe necessitas probandi incumbit ei qui dicit non ei qui negat, que ce serait au défenseur des mystères qu’il reviendrait de fournir une contrepreuve entière, puisqu’il ne bénéficie d’aucune présomption favorable et que la présomption vaut vérité par provision. Comment alors soutenir la possibilité d’une inversion de la charge de la preuve, si l’on ne doit pas tenir compte de la présomption ? Non pas en liquidant le régime de la présomption (défavorable lorsqu’il repose sur les apparences), mais en faisant valoir une présomption plus forte et absolument incontestable106, ce qui met le défenseur à l’abri de devoir prouver positivement et ne fait pas obtenir la relaxe au bénéfice du doute, ou en attendant une prochaine accusation-objection, ce qui rendrait provisionnelle la certitude de foi, mais, pour reprendre les termes de Kant, un « acquittement définitif »107. Dans le cas du saint homme, la présomption est assurée par les « si grandes et si fortes preuves de sa vertu et de sa sainteté », qui non seulement renversent la charge de la preuve, mais ruinent toutes les « raisons les plus apparentes que l’on pourrait faire valoir contre lui »108, au point que « toute la terre se moquerait de l’accusation, quelque spécieuse qu’elle pût être »109. Or dans le cas de Dieu, ce n’est pas seulement que sa bonté et sa sagesse dépassent infiniment celles du saint homme : c’est qu’elles sont démonstrativement établies ou nous sont connues par des « démonstrations infaillibles »110. On aurait pu faire valoir l’autorité du témoignage, mais c’est celle de la raison démonstrative qui est mobilisée. Cette différence avec le cas du saint homme est essentielle et donne au modèle judiciaire qui commande la justification un tour particulier qui la parachève – un modèle mixte ou à deux étages, qui articule logique démonstrative et procédure juridique d’argumentation. 102 103 104 105 106 107 108 109 110
NE IV, XVI, § 9. NE IV, XVII, § 22. NE IV, XIV, § 4. Cf. F. Gil, Preuves, Paris, 1988, p. 41. Ibid., p. 44. Kant, L’insuccès de tous les essais philosophiques de théodicée, p. 204. DC, § 36. DC, § 37. DC, § 44.
Comment ne pas faire taire la raison après l’avoir fait trop parler
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Ce qui est remarquable, c’est l’inflexion que donne ce modèle à la foi, en articulant fermement la confiance avec les principes de la croyance ordinaire fondée sur des raisons. Car la confiance est, dans l’espace circonscrit de la discussion, au principe de l’acquittement, en tant que « foi que l’on doit donner à la parole et à la probité de ce grand et saint homme »111 . Mais si cette confiance permet d’établir une présomption supérieure et d’« ajouter plus de foi à sa parole qu’à celle de plusieurs autres », c’est qu’elle est (démonstrativement) fondée par ailleurs, en sorte qu’aucune raison apparente ne peut tenir « contre l’assurance ou la confiance en Dieu »112. Or ce modèle ne serait pas complet si l’on ne remarquait une dernière chose. Comment l’accusation sera-t-elle déboutée et la parole du saint homme prévaudra-t-elle ? La réponse de Leibniz peut surprendre : « en vertu d’une bonne logique des vraisemblances »113. Voilà donc la logique des vraisemblances qui resurgit alors même qu’elle était congédiée. P. Rateau a bien souligné comment une logique du probable peut être mobilisée « en amont » et « en aval » de la défense114. Mais elle est peut-être requise en son sein, quand bien même la cause de Dieu n’est pas plaidée de la même manière que dans les tribunaux des hommes. Au regard de cette logique, on peut affirmer qu’il est très peu vraisemblable que le saint homme ait commis le crime dont on l’accuse. Et en ceci, la manière de plaider la cause de Dieu ne diffère pas de celle qui permet de faire acquitter le saint homme : du moins, on peut s’en contenter. Toute argumentation fondée sur le vraisemblable n’est pas éliminée, lorsque l’on pénètre dans le procès de la cause de Dieu, quand bien même on doit conserver la distinction leibnizienne essentielle entre la présomption et la probabilité115 . C’est qu’une logique du vraisemblable s’oppose à une logique de l’apparence (ou un vraisemblable logiquement compris s’oppose à une apparence expérientiellement conçue), la première étant elle-même appuyée sur une logique démonstrative, en sorte que nous sommes dans le cas où, à partir d’une prémisse nécessaire (la démonstration), on produit un autre raisonnement que le raisonnement démonstratif. On ajoutera que la solution leibnizienne au problème du mal, et donc la théodicée dans son caractère superflu, pourrait bien servir à rendre vraisemblable une thèse dont la simple possibilité aurait pu nous suffire. Bien sûr, si le problème du mal devient une objection contre l’existence de Dieu, la présomption favorable ne peut plus jouer, puisque l’affirmation que « la sagesse de Dieu nous [est] connue »116 qui l’établit n’est plus admise mais 111 112 113 114 115 116
DC, § 36. (nous soulignons) DC, § 37. DC, § 36. Rateau, Leibniz et la question du mal, p. 446–447. Cf. Antognazza, « The Conformity of Faith and Reason », p. 238. DC, § 44.
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au contraire interrogée. Le soupçon surgit alors d’une mascarade judiciaire : avec cette présomption, la cause était de toute manière entendue puisqu’elle neutralisait d’emblée toute objection. C’est continuer à faire inutilement parler la raison. Il reste que, même dans ce cas, une indication de poids est fournie par le modèle leibnizien : le renversement de la charge de la preuve comme principe valant pour toute discussion en matière de foi religieuse. Il pourrait du moins servir une mise en cause de la « présomption d’athéisme »117 qui gouverne ordinairement l’inspection philosophique de la croyance religieuse118, en court-circuitant les réquisits évidentialistes. Le modèle de l’épistémologie réformée qui prend en charge cette contestation et vise à montrer que le croyant n’enfreint aucun de ses devoirs épistémiques n’est certes pas celui de Leibniz, mais il éclaire peut-être en retour la manière dont il a pu comprendre, au sein du rationalisme, la nature et les limites de nos obligations intellectuelles en matière de croyance religieuse.
117 Cf. A. Flew, The Presumption of Atheism, London, 1976. 118 Cf. Plantinga, « Reason and Belief in God », p. 25–29.
REASON IN BAYLE AND LEIBNIZ by Kristen Irwin (Los Angeles)1 By nearly all accounts, Leibniz and Bayle have diametrically opposed views on the relationship of reason and religious belief – which, in 17th century Europe, is overwhelmingly Christian religious belief. Traditionally, Leibniz is said to hold that religious beliefs are consistent with reason (if not comprehensible to human reason), and Bayle is said to hold that reason and religious belief are fundamentally incompatible. There is much textual evidence to support these views, and on the basis of this evidence, Leibniz and Bayle are often read as arguing for opposing positions on the epistemic role of faith in cases where the believer has less than adequate evidence for a religious belief. The accepted views, however, ignore several underappreciated nuances of each figure’s position that, if understood, soften the conflict between them. Michael Losonsky has recently argued that Leibniz ascribes to faith “the role of a primary truth”,2 and Paul Lodge & Benjamin Crowe argue that Leibniz’s conception of faith “involves a significant nonrational element”,3 namely, “the inward grace of the Holy Spirit”.4 This allows people who do not themselves have rational grounds for religious beliefs to maintain their beliefs on nonrational grounds. According to these new readings, there appears to be an evidentiary role for “Leibnizian faith”. A more nuanced understanding of Bayle’s conception of reason also dulls the sharpness of the conflict between him and Leibniz on this issue. With José Maia Neto and Thomas Lennon, I argue that for Bayle, reason is not merely
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Thanks are due to interlocutors at the Leibniz-Bayle workshop in Montreal (October 2012), the Scientia workshop at UC Irvine (November 2012), the Modern group at the Mentoring Project for Pre-Tenure Women in Philosophy (June 2013), and an anonymous reviewer for their helpful comments on previous versions of this paper; the infelicities that remain are purely my own. M. Losonsky, “Locke and Leibniz on Religious Faith”, British Journal for the History of Philosophy 20/4 (2012), p. 703–721(p. 703). P. Lodge and B. Crowe, “Leibniz, Bayle, and Locke on Faith and Reason”, American Catholic Philosophical Quarterly 76/4 (2002), p. 575–600 (p. 575). Nouveaux Essais, IV, XVIII, A VI, 6, 497; quoted from G. W. Leibniz, New Essays on Human Understanding, trans. by P. Remnant and J. Bennett, Cambridge, 1996.
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Pyrrhonian, but capable of fallibilistic recommendations.5 Understanding Bayle’s conception of reason in this way makes possible a new reading of his famous dictum that one must choose between philosophy and the Gospel. Bayle’s choice is not in fact between “philosophy and the Gospel” as a whole, but rather at the level of individual beliefs: reason’s fallibilistic recommendations for or against individual beliefs may be overridden by a nonrational recommendation – what Leibniz might call “the inward grace of the Holy Spirit”, and what Bayle calls faith. Insofar as both Bayle and Leibniz have a place for the recommendations of reason and the recommendations of faith with respect to religious belief, their accounts of reason and faith are not quite as contradictory as they first appear. 1. THE TRADITIONAL READINGS OF LEIBNIZ AND BAYLE ON RESON AND RELIGIOUS BELIEF Let’s begin with the traditional reading of Leibniz. His best-known statement on the relationship of reason and religious belief is from his Theodicy’s “Preliminary Dissertation on the Conformity of Faith with Reason” [DP], where he argues that religious truths that appear to contradict reason are actually above reason. This distinction appears in earlier works of Leibniz (namely, IV, XVII of the New Essays [NE], which we will revisit shortly), but is most clearly exposited in the DP. In § 23 of the DP, he writes: “For what is contrary to reason is contrary to the absolutely certain and inevitable truths; and what is above reason is in opposition only to what one is wont to experience or to understand. [...] A truth is above reason when our mind (or even every created mind) cannot comprehend it. Such is, as it seems to me, the Holy Trinity; such [is] […] Creation; such is the choice of the order of the universe, which depends upon universal harmony, and upon the clear knowledge of an infinity of things at once. But a truth can never be contrary to reason, and once a dogma has been disputed and refuted by reason, instead of its being incomprehensible, one may say that nothing is easier to understand, nor more obvious, than its absurdity.”6
Leibniz here rejects the position that religious beliefs could ever be categorized among “what is contrary to reason”. Religious truths – here represented by the doctrines of the Trinity, creation ex nihilo, and the providential harmony of the 5
6
See J.R. Maia Neto, “Academic Skepticism in Early Modern Philosophy”, Journal of the History of Ideas 58/2 (1997), p. 199–220; Id., “Bayle’s Academic Scepticism”, in Everything Connects. In Conference with Richard Popkin, Leiden, 1999, p. 263–276; T. Lennon, Reading Bayle, Toronto, 1999, passim; and K. Irwin, “La philosophie comme méthodologie: la conception sceptico-rationaliste de la raison chez Bayle”, Kriterion: Revista de Filosofia L/120 (2009), p. 363–376. “Discours préliminaire sur la conformité de la foi avec la raison” [DP], § 23, in Essais de Théodicée, GP VI, 64; quoted from G. W. Leibniz, Theodicy, trans. by E.M. Huggard, La Salle (Il.), 1985, p. 88.
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universe – do not contradict truths of reason, or what Leibniz calls “the absolutely certain and inevitable truths”. While Leibniz admits that some religious truths – truths above reason – are contrary to much of what we experience or understand, this does not immediately falsify them. Leibniz argues that if religious truths were truly contrary to reason, then they would not be incomprehensible – as Leibniz thinks that they are – but would rather be obviously absurd. This distinction between incomprehensibility and absurdity is essential for Leibniz’s account, for if the mysteries can be explained well enough to justify belief, then although they may be incomprehensible, they are not, strictly speaking, absurd. Indeed, Leibniz chastises those who conflate incomprehensibility and absurdity: “[T]here is often some confusion in the expressions of those who set at variance philosophy and theology, or faith and reason: they confuse the terms ‘explain,’ ‘comprehend,’ ‘prove,’ ‘uphold’. [...] Mysteries may be explained sufficiently to justify belief in them; but one cannot comprehend them, nor give understanding of how they come to pass. Thus even in natural philosophy we explain up to a certain point sundry perceptible qualities, but in an imperfect manner, for we do not comprehend them. Nor is it possible for us, either, to prove Mysteries by reason; for all that which can be proved a priori, or by pure reason, can be comprehended. All that remains for us then, after having believed in the Mysteries by reason of the proofs of the truth of religion [...] is to be able to uphold them against objections. Without that our belief in them would have no firm foundation; for all that which can be refuted in a sound and conclusive manner cannot but be false. And such proofs of the truth of religion as can give only a moral certainty would be balanced and even outweighed by such objections as would give an absolute certainty, provided they were convincing and altogether conclusive.”7
For Leibniz, if a claim is incomprehensible, this does not imply that the claim is necessarily contrary to reason; it implies only that the claim cannot be proven by reason. On the contrary, however, an incomprehensible claim can be disproved by reason if it is shown to be absurd; that is, if it can be shown that the negation of the claim is “absolutely certain”, then no other recommendation – religious, moral, or otherwise – can rescue it from absurdity. This account of Leibniz’s position on the rationality of religious belief is bolstered by evidence from Book IV of NE, where Leibniz discusses the nature of reason and faith. There, Leibniz (through Theophilus) defines reason as “a known truth whose connection with some less well-known truth leads us to give our assent to the latter”.8 Paul Rateau has recently read this passage as arguing that reason is not itself truth, but merely a connective between truths. Further, Rateau argues, because truth is univocal for Leibniz, “the difference
7 8
DP, § 5; Theodicy, p.76 A VI, 6, 475; NE IV, XVII.
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between faith and reason can therefore only be relative”.9 What ultimately distinguishes truths of faith and truths of reason is not that one is irrational and the other is rational, but rather “their origin and the mode by which we obtain them”.10 It is literally impossible, then, for truths of reason and truths of faith to contradict each other; any conflict will be merely apparent. According to Rateau, “the triumph of faith can only be that of reason which, for stronger & superior reasons, overcomes our need of proofs and our reticence to accept the improbable and the incomprehensible”;11 Leibniz “assumes the fundamental rationality of faith, its lack of logical or metaphysical contradiction. This rationality does not imply, however, the comprehensibility and the demonstrability of its articles and dogmas”.12 Rateau’s reading of Leibniz is one of the more sophisticated “traditional” readings of Leibniz on this issue. The accepted reading of Bayle on this issue is somewhat less obvious than that of Leibniz, if only because his posture towards religious belief in general is a matter of some controversy. Richard Popkin and others argue that Bayle is a fideist, recommending religious belief even in the face of reasons to the contrary. On this view, the “supernatural light” of faith trumps the “natural light” of reason in cases where religious beliefs are inconsistent with beliefs held on the basis of reason.13 Contra Popkin and other fideist interpreters, Gianluca Mori and others argue that Bayle is less enthusiastic about religious belief than it might appear, given the seemingly inevitable atheistic conclusion of many of his arguments.14 Despite their disagreement about Bayle’s posture towards religious belief in general, however, both Popkin and Mori agree that, for Bayle, religious belief is fundamentally irrational – that is, not only is it unsupported by reason, it flatly contradicts the clearest and most evident principles of reason. Popkin argues that Bayle endorses religious belief at the expense of reason, and Mori argues that religious belief is inconsistent with the trajectory of arguments found in Bayle’s texts. Rateau also accepts this characterization of Bayle, arguing that: “Bayle seeks to show that there is no possible resolution to the conflict of faith with reason. There is only one way out for the Christian, if he is consistent: to submit to the authority of God’s word – a reasonable choice, if not a rational one […]. Reason does seem to have won, but refuses the crown in deference to the absolute preeminence of God and out of respect for the authority of the revealed word. The Christian does not renounce
9 10 11 12 13 14
P. Rateau, “Sur la Conformité de la Foi avec la Raison : Leibniz contre Bayle”, Revue philosophique 4 (2011), p. 467–485, translations mine (p. 473). Ibid. Ibid., p. 484. Ibid., p. 485. R. Popkin, The History of Scepticism from Savonarola to Bayle, Oxford, 2003. G. Mori, Bayle philosophe, Paris, 1999.
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reason because it is conquered, but because, forced to choose between philosophy and religion, he must abandon the first in the name of fidelity to the second”.15
The overwhelming consensus, then, is that Leibniz and Bayle are straightforwardly opposed to each other in their conception of the relationship between reason and religious belief. Even among a host of other interpretive debates surrounding Leibniz’s conception of reason, Bayle’s conception of reason, and Bayle’s ambivalence towards religious belief, nearly all readers of Leibniz and Bayle have agreed that their deepest disagreement is over the rationality of religious belief, and that this disagreement finds its way into a host of other philosophical debates in which Leibniz and Bayle engage – most famously, over the problem of evil. Perhaps, however, the conflict is not as sharp as it might initially appear. A softening of the conflict between Leibniz and Bayle requires a careful rereading both of the relevant passages from the NE and the Theodicy, and of the famous passage from the Clarifications to Bayle’s Dictionnaire historique et critique concerning the stark choice between philosophy and the Gospel. In search of an interpretive rapprochement, I offer these rereadings below, with the help of recent work on Leibniz by Michael Losonsky and Paul Lodge & Benjamin Crowe, and work on Bayle by José Maia Neto and Thomas Lennon. 2. AN INTERPRETATIVE RAPPROCHEMMENT: LEIBNIZ On the basis of textual evidence from NE & correspondence, Losonsky (2012) argues that Leibniz allows faith “a foundational and autonomous role [...] the role of a primary truth” (p. 703). The crucial passage is from Book 4, Ch. XVIII of NE, where Leibniz describes the relationship between reason and faith: “Some people have advanced further towards [judgments which depend on rational grounds] than others have; and indeed plenty of people, far from having weighed up such reasons, have never known them and consequently do not even have what could count as grounds for probability. But the inward grace of the Holy Spirit makes up for this immediately and supernaturally, and it is this that creates what theologians strictly call ‘divine faith’. God, it is true, never bestows this faith unless what he is making one believe is grounded in reason – otherwise he would subvert our capacity to recognize truth, and open the door to enthusiasm – but it is not necessary that all who possess this divine faith should know those reasons, and still less that they should have them perpetually before their eyes. Otherwise none of the unsophisticated or of the feeble-minded – now at least – would have the true faith, and the most enlightened people might not have it when they most needed it, since no one can always remember his reasons for believing.”16
Losonsky reads this passage as saying that in cases where people have religious belief without the corresponding reasons, they have the belief “imme 15 16
Rateau, “Sur la Conformité de la Foi avec la Raison”, p. 483. A VI, 6, 475; NE IV, XVIII.
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diately, that is, without rational grounds”.17 Divine faith, not rational evidence, is what grounds religious belief in these cases. Notice that at the beginning of the passage, Leibniz allows for variation in the capacity of the human intellect to attain to rational grounds for religious belief; not only is it the case that divine faith can be had by people of little intellect, but even for those of great intellect, divine faith is still necessary because rational grounds for religious belief can fade from consciousness. Losonsky finds further evidence of the primacy and autonomy of faith in a 1691 letter from Leibniz to Duchess Sophie, where Leibniz articulates a distinction between “explicable reasons” for a belief – ones that the believer herself can articulate through a chain of reasoning – and “inexplicable reasons” for a belief – ones characteristic of an immediate experience that generates complete persuasion, comparable to aesthetic or sensory experience.18 Leibniz refers to this inexplicable reason as an “inner light”, namely, a supernatural revelation. Losonsky compares this to the contemporary movement of Reformed epistemology, wherein religious belief is warranted because properly basic – that is, warranted because it is the result of properly functioning faculties, even if not publically accessible.19 According to Losonsky, the upshot for Leibniz’s position on the rationality of religious belief is that divine faith “has the status of a primary truth, along with other appearances”. It is a claim of fact, “founded on immediate experience” rather than on a chain of reasoning.20 Losonsky acknowledges that this sits uneasily with Leibniz’s requirement that the deliverances of divine faith not violate any demonstrated truths of reason. Losonsky claims that Leibniz is not being inconsistent if he allows the deliverances of divine faith the status of primary truths only from a first-person perspective. In other words, even though the warrant conferred on a belief by divine faith is not publically accessible, it is still rational to believe it, even though it may appear to others as irrational. Nevertheless, this reading of Leibniz brings him slightly closer to Bayle, insofar as he allows a role of divine faith in the formation of religious belief, and holds that those beliefs have the status of a primary truth. Lodge & Crowe come to similar conclusions on the basis of the NE passage cited above. They argue that, while Leibniz obviously thinks that religious belief is always rational (if not comprehensible), his conception of faith “involves a significant nonrational element”,21 namely, the “the inward grace of the Holy Spirit”. This allows people who do not themselves have rational 17 18 19 20 21
Losonsky, “Locke and Leibniz on Religious Faith”, p. 716. A I, 6, p. 73–81; quoted from The Art of Controversies, ed. and trans. M. Dascal, Dordrecht, 2006, p. 311. E.g., A. Plantinga, Warrant and Proper Function, Oxford, 1993. Losonsky, “Locke and Leibniz on Religious Faith”, p. 717; A VI, 6, 411; NE IV, VII. Lodge and Crowe,“Leibniz, Bayle, and Locke on Faith and Reason”, p. 575.
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grounds for religious beliefs to maintain them in a way that does not contradict reason. Lodge & Crowe read Leibniz as a kind of via media between Locke, who famously argues that revelation should subject itself to the tribunal of reason,22 and Bayle, who argues the opposite. Interestingly, though Leibniz is supposedly explicating in NE IV, XVIII the very same concept of “divine faith” that Locke discusses in the Essay, Leibniz parts ways with Locke on the role of the Holy Spirit to enable true judgments about revelation independently of reason. Further, true judgments that are from the Holy Spirit and rooted in divine faith may even be more evident than true judgments from reason that produce “human faith”.23 Lodge & Crowe argue that Leibniz’s conception of divine faith is a “species of assent to the truth that is caused by a supernatural act. The Holy Spirit bestows the grace that is sufficient for a degree of assent which could not be rationally supported by the person assenting”.24 Lodge & Crowe also point to Leibniz’s earlier work Examinatio christianae religionis (1686) as evidence that for Leibniz, divine faith is incomplete without a “certain internal operation of the Holy Spirit”.25 So what does the Holy Spirit contribute to religious belief such that the believer’s faith is transformed from human to divine? According to Lodge & Crowe, it “transforms the manner in which the assent takes place”,26 which is to say that the believer moves from rational assent to unshakeable conviction. More collo-quially, it takes the belief from the head to the heart, from the mind to the will, from thought to action. In the DP, Leibniz describes it this way: “[W]hen it is kindled in the soul, [divine faith] is something more than an opinion, and depends not upon the occasions or motives that have given it birth; it advances beyond the intellect, and takes possession of the will and of the heart, to make us act with zeal and joyfully as the law of God commands” [§ 29].
This is not to endorse enthusiasm, which Leibniz and Locke both clearly reject, but it is to acknowledge, with the book of James, that even the demons “believe” in God; divine faith, however, is what characterizes the true believer. Nothing I have said so far about Leibniz has endorsed the idea that religious belief could contradict the most evident and immediate truths of reason. But if Leibniz has a conception of religious belief that allows a primary role for faith, perhaps he is not as directly opposed to Bayle as many have assumed. Full confirmation of this suggestion, however, requires a rereading of Bayle as well, so we turn there next. 22 23 24 25 26
Essay, IV, XVIII, § 5, in J. Locke, An Essay concerning Human Understanding, ed. and trans. P. Nidditch, Oxford, 1975, p. 692. Lodge and Crowe,“Leibniz, Bayle, and Locke on Faith and Reason”, p. 593. Ibid., p. 593, n. 30. A VI, 4, 2362. Lodge and Crowe,“Leibniz, Bayle, and Locke on Faith and Reason”, p. 597.
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3. AN INTERPRETATIVE RAPPROCHEMENT: BAYLE Though interpretations of Bayle’s stark choice in his DHC’s “Clarification on the Pyrrhonians” between “philosophy and the Gospel” have traditionally been divided between those who think Bayle is recommending reason at the expense of religious belief, or religious belief at the expense of reason, both sides agree that Bayle is trying to force a choice between what we might call “the way of reason” (philosophy) and “the way of faith” (the Gospel). A reconceptualization of Bayle’s use of reason as not merely skeptical or rational, but modestly capable of fallibilistic recommendations, allows for a novel interpretation of Bayle’s “philosophy or the Gospel” choice. Specifically, this new reading of Bayle’s conception of reason makes it more plausible that Bayle’s choice is not at the level of the entirety of philosophy or the entirety of the Gospel, but rather at the level of specific individual beliefs: reason’s fallibilistic recommendations may be overridden by what Leibniz might call “the inward grace of the Holy Spirit”, or what Bayle might call faith. My rereading of Bayle’s conception of reason arises from the work of José Maia Neto and Thomas Lennon. Maia Neto and Lennon argue that Bayle’s conception of reason is indeed skeptical, but not in the radical Pyrrhonian sense. Instead, Bayle’s use of reason is consistent with that of an Academic skeptic. In contrast to the Pyrrhonian skeptics, who advocated a complete suspension of judgment, Academic skeptics allowed for probabilistic, fallible judgments. The strongest argument in favor of reading Bayle as an Academic skeptic rather than a Pyrrhonian one comes from a passage in La cabale chimérique (1691), a work in which Bayle defends himself from Jurieu’s accusation that Bayle is making a mockery of the truths of religion: “I recognize myself in what [Jurieu] says about my way of philosophizing, and I admit that, except for the truths of religion, I regard other disputes as only intellectual exercises in which it is a matter of indifference to me whether the pro or the con is proven. If those with whom I live are happier with Aristotelianism than with Gassendism or Cartesianism, I will leave them be, and my friendship and devotion to them will not thereby be diminished, nor am I put off when contradicted, but instead shift my view innocently and without chagrin whenever some greater probability is presented. This has been throughout the ages the spirit of the Academic philosophers.”27
Bayle admits that from his point of view, philosophy is a “game”, in which it matters not which side is ultimately “proven”. This implies that what are ultimately at stake in philosophy are not conclusions, but methods of inquiry. Even more, Bayle asserts his willingness to shift positions according to their relative probabilities. This, Bayle argues, is just the spirit – and, we might add, the method – of Academic skepticism, which supports the affirmation of that 27
II, XI, in OD II, p. 676a; translation mine.
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which is plausible or persuasive (πιθανόν, pithanon). Maia Neto calls this “the non-committal kind of assent given by the Academics to the appearances or views that strike them as persuasive.”28 This is meant to counter the charge of Pyrrhonism: Were Bayle truly a Pyrrhonist, he presumably would not admit any view as pithanon, but would suspend judgment entirely. Bayle’s willingness to shift his view means that he is shifting judgments, and so his judgment is not suspended; this method of inquiry is thus that of a “modern” Academic skeptic, using good sense to aim at what is plausible. To sum up Bayle’s conception of reason, it seems clear that he has both skeptical tendencies and what we might call “common sense” tendencies. On the one hand, Bayle is a skeptic concerning the self-evident truth of the deliverances of reason; on the other hand, he does not discount the value of the process of reasoning. The principles of logic are accepted as valid, if only because we cannot rationally question their validity, since to do so would presuppose the same principles. This is the basic notion of bon sens, consistent with Descartes’ use of the term – reason as method.29 For Bayle, however, bon sens can also be used to generate a highly defeasible kind of assent. We are now in a position to investigate the consequences of this conception of reason for the rationality of religious belief. This “common sense” Academic skepticism allows reason to come to plausible, though fallible, judgments as long as it has been governed by “good sense” and has appropriately limited itself. This means that insofar as reason has been rightly used, it is possible for religious belief to be rational, to the extent that it is accompanied by some degree of bon sens: the appropriate use of reason for the “common sense” Academic skeptic is to affirm the belief fallibilistically in proportion to the degree of plausibility. But what of religious beliefs that lack any recommendation of reason – or worse, ones where reason uncovers contradictory beliefs? On this conception of reason, certainty is out of the question for any belief, but religious beliefs that directly contradict reason are not merely uncertain – they are “certainly” irrational. Without further elaboration, the “common sense” Academic skeptic must deny those beliefs (fallibilistically, as always). Bayle makes a tantalizing comment in the Clarification on the Pyrrhonians, however, on the relationship of reason and revelation in these cases: “It has pleased the Father, the Son, and the Holy Ghost, Christians ought to say, to lead us by the path of faith, and not by the path of knowledge or disputation. They are our teachers and our directors. We cannot lose our way with such guides. And reason itself commands us to prefer them to its direction.”30 28 29 30
Maia Neto, “Bayle’s Scepticism”, p. 272. See, e.g., Discourse on the Method I, in The Philosophical Writings of Descartes, ed. and trans. J. Cottingham, R. Stoothoff and D. Murdoch, Cambridge, 1985, p. 111. DHC, “Éclaircissement sur les pyrrhoniens”, t. IV, p. 642 ; translations mine.
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It is important to note that this comment comes in the middle of an investigation of the significance of Pyrrhonian skepticism for religious belief, so the context is not that of Academic skepticism. Moreover, there are many other instances of Bayle recommending faith as a guide over reason – these texts are all fodder for Popkin-style interpretations. This text, however, has a theologian responding to a philosopher using the recommendation of reason itself to bolster the epistemic credentials of faith. This essentially grants the point that some religious beliefs will necessarily turn out to be irrational, insofar as they conflict with other évidents – that is, self-evident – rational beliefs. The upshot of this text, however, is not only that divine revelation is the preferred guide over reason, but that in some sense, reason itself recommends divine revelation as against its own direction.31 To unpack the implications of that possibility would take us too far afield,32 but suffice it to say that on the “common sense” Academic skeptic reading of Bayle’s conception of reason, the rationality of religious belief is possible in ways ruled out by both Popkin’s and Mori’s readings of Bayle. First, religious belief is possibly rational insofar as reason can make plausible, if fallible, judgments about beliefs. If a religious claim amasses enough evidence to become plausible, it is rational to affirm it, though always without certainty. Second, Bayle suggests that some religious beliefs may be indirectly rational even if reason leads us away from them, insofar as reason itself commands us to prefer divine guidance “on the path of faith” to reason’s own direction. We are now in a position to offer a new reading of Bayle’s famous declaration that “one must necessarily choose between philosophy and the Gospel”. Let us examine the context of this declaration more closely: “A true believer, a Christian, who knows the genius of his religion, does not expect either to see it conform to the aphorisms of the Lyceum, or to be able to refute the difficulties of reason by the force of reason alone. He knows very well that natural things are not proportional to supernatural ones, and that if one were to ask a philosopher to put on the same level, and in a perfect harmony, the mysteries of the Gospel and the axioms of the Aristotelians, one would be demanding of him that which the nature of things does not admit. One must necessarily choose between philosophy and the Gospel: if you want to believe nothing but that which is evident and that conforms to the common notions, take 31
32
To be fair, Popkin is aware that Bayle speaks of the choice of revelation over reason as being guided by reason itself, though he doesn’t seem to think that it makes Bayle any less of a fideist; see R. Popkin, The History of Scepticism from Savonarola to Bayle, Oxford, 2003, p. 292. There is also significant textual evidence in Bayle’s later works that he is not endorsing a complete rejection of reason, but merely a rejection of rational beliefs that contradict revealed ones (see, e.g., EMT II, 6, in OD IV, p. 45a; RQP II, 133, in OD III, p. 770a; and EMT I, 7, in OD IV, p. 20b). For a more detailed discussion of the nature of faith and religious belief in Bayle, see K. Irwin, “La foi et la croyance chez Pierre Bayle”, in Doxa. Études sur les formes et la construction de la croyance, ed. Pascale Hummel, Paris, 2010, p. 151–165.
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philosophy and leave Christianity; if you want to believe the incomprehensible mysteries of religion, take Christianity and leave philosophy. For to possess evidence and incomprehensibility together is something that is impossible; the combination of these two things is only slightly more impossible than the combination of the qualities of a square figure and a round figure. One must necessarily choose […].”33
The most frequent interpretation of this passage is that there is an absolute choice to make between philosophy and the Gospel. This interpretation, however, is ambiguous; in considering the passage in its context, its true sense emerges: the tension between “philosophy and the Gospel” is at the level of particular beliefs. The most important detail of the context of this passage is that the dichotomy between philosophy and the Gospel is found at the level of “things”, that is to say, particular things. Although the rhetoric is certainly sharp at the end of the passage, the context gives us the tools to refine our understanding more precisely: on the level of particular things – individual beliefs – it is true that one must choose “between philosophy and the Gospel”; that is to say, each particular claim is either an object of reason, or an object of faith. The site of the choice between philosophy and the Gospel is always at the level of individual claims, not at the level of philosophy as a whole or the Gospel as a whole. Bayle’s use of specific examples here – the specific doctrines of Christianity called the “mysteries” (Trinity, Incarnation, Resurrection) as instances of “the Gospel” – is instructive. This is not a simple instance of synecdoche. In the particular case of the mysteries, the dichotomy is a real one; notice, though, that it is the specific claims of the mysteries that demand a choice, not “the Gospel” as a whole. Bayle’s language explicating the famous declaration is consistent with this interpretation. Notice the qualifier in the explication: “If you want to believe nothing but that which is evident […] take philosophy and leave Christianity; if you want to believe the incomprehensible mysteries of religion, take Christianity and leave philosophy.” If one is completely opposed to any nonevident belief whatsoever, then of course one must leave Christianity (as a whole) behind, insofar as belief in Christianity entails belief in the mysteries. In this case, “philosophy” (as a whole) is all that is left. If one wants to believe the mysteries, then of course in the specific case of the mysteries, one must “leave philosophy behind”, insofar as “philosophy” (as a whole) is committed to belief only in evident beliefs. But this says nothing about choosing either “philosophy or the Gospel” in the case of other types of claims. There is no necessary implication that if one “chooses the Gospel” in the case of the mysteries, one has forsaken philosophy in the case of all other claims. This analysis is supported by an explanation of the rest of the passage using this “particularist” reading. After having laid out the choice between 33
DHC, “Éclaircissement sur les pyrrhoniens”, t. IV, p. 644.
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philosophy and Christianity, Bayle gives the reason for this dichotomy: “For to possess évidence and incomprehensibility together is something that is impossible.” The crucial word here is “together”; that permits us to read this phrase with our “particularist” interpretation of the choice. Indeed, it is impossible to have a claim that is simultaneously évident and incomprehensible; it is impossible to “possess evidence and incomprehensibility together” in the same claim. But this says nothing about the question of the affirmation of several different claims, some of which have “evident” objects, and some of which have “inevident” objects. Similarly, such an interpretation can be supported by examining the analogy of the square and round figures. Bayle says that the combination of evidence and incomprehensibility is like the combination of the qualities of a square figure and the qualities of a round figure. What is notable here is that Bayle uses a metaphor with particular objects; it is not a question of general domains, but rather a contradiction of fact in the particular qualities that are mutually exclusive.34 In this way, the qualities of an evident claim cannot be combined with the qualities of an “inevident” one. When Bayle says, then, that “one must necessarily choose between philosophy and the Gospel”, that means that one cannot affirm a claim using the criteria and the methods of philosophy, and the certitude of faith, at the same time; the choice depends on the status of the objects of the claim. If the claim concerns “inevident” objects, it cannot be evaluated by philosophy. But this does not imply that philosophical claims and religious claims cannot both simultaneously be held; it merely implies that the same claim cannot be both affirmed on a rational basis (because evident) and on a mysterious basis (because “inevident”). If this analysis is correct, then it is possible to read Bayle as allowing for some religious beliefs to be held rationally, and for some to be held nonrationally. Specifically, the religious beliefs that Bayle calls “the myste-ries” will always be held nonrationally; those are the cases in which one must “choose the Gospel” over philosophy. Since this is not a choice at the level of the whole 34
Bayle uses almost the same metaphor with a similar sense in a passage of his Réponse aux questions d’un provincial that immediately follows a discussion of the equivocation in “the ordinary distinction between above reason and against reason” (RQP CLIX, in OD III, p. 833): “Nevertheless, I want to confirm [this equivocation] with an example that I take from the relation between sight and colored bodies, to relate the understanding to intelligible things. A square tower seems round to us when we see it from far away, and we could say to a man who assures us that it is square that this is contrary to our sight. If he denies it, and if he maintained that the square figure of this tower is only above our sight, or beyond its grasp, we could reply to him that not only do our eyes very clearly that they see nothing square about the tower, but also that they discover there a round figure incompatible with the square figure. If we add faith to the witness of this man, because we consider that he has been to these places, we would believe something against the witness not only of sight in general, but of our sight in particular.” Leibniz addresses this passage in § 64–65 of the PD, though not in a way that impugns the above argument.
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of religious beliefs, however, there is no once-and-for-all choice between “philosophy and the Gospel”: the choice is made one belief at a time. CONCLUSION We have now achieved a double rapprochement with respect to the LeibnizBayle standoff on the nature of reason and religious belief. Far from banishing nonrational elements of religious belief, Leibniz holds up divine faith as a paradigm of religious belief, and according to Leibniz, divine faith necessarily entails supernatural grace, the work of the Holy Spirit. Similarly, while Bayle argues that one must make a choice between “philosophy and the Gospel”, that choice can happen at the level of individual beliefs; one can thus hold both religious beliefs supported by philosophy and religious beliefs supported by the Gospel. In other words, when Leibniz speaks about the impossibility of logical conflict between the truths of reason and the truths of faith, he is already working at the level of individual beliefs, and when Bayle argues against a global conflict between reason and the Gospel, he too is working at the level of individual beliefs. This is not to erase all conflicts between them – far from it, as we know! – but it is to say the standard reading of Leibniz and Bayle on reason & religious belief may be worth reexamining.
LEIBNIZ, BAYLE ET LA FIGURE DE L’ATHEE VERTUEUX par Paul Rateau (Paris) 1. L’ATHEISME : UNE QUESTION PHILOSOPHIQUE ? Sous l’appellation d’athée (le mot français apparaît au XVIe siècle)1, se trouvent rassemblées diverses significations qui ne se recoupent pas exactement. Le terme, du grec athéos, désigne proprement le « sans dieu(x) », que les païens appelaient ainsi parce qu’il « n’honorai[t] pas les idoles »2. Il est celui « qui ne croit pas en Dieu »3, « ni en sa Providence, qui n’a point de Religion vraye, ni fausse »4. Athée est synonyme d’impie (impius) et l’athéisme identifié à l’impiété (impietas in Deum5). Il est clair que ces différentes formulations ne sauraient être posées comme équivalentes : ne serait-ce, d’abord, parce que celui qui nie l’existence des dieux est susceptible par ailleurs de reconnaître le « vrai Dieu ». C’est même ce qui distingue le chrétien de l’idolâtre – tous deux pouvant ainsi se taxer mutuellement d’athéisme. Ensuite, parce que l’objet de la négation varie : toute divinité, les dieux (ceux des païens), un certain Dieu (celui de la Révélation) ou seulement un, voire plusieurs de ses attributs (l’intelligence, la volonté, la puissance, etc.) ou de ses perfections (bonté, justice, sagesse, omniscience, etc.), sans que son existence soit cependant remise en cause. C’est encore son intervention dans le cours des événements (sa providence), son action selon des fins et son souci des affaires humaines qui peuvent être contestés6. Enfin, parce que les trois principales caractéristiques retenues pour définir l’athée (négation de Dieu, incrédulité, impiété) ressortissent à des champs distincts et ne s’impliquent pas nécessairement les unes les autres. La négation de Dieu renvoie à une position théorique. Elle peut relever de l’esprit ou du cœur, être l’acte d’un jugement à l’issue d’une démarche spécu 1 2 3 4 5 6
Jacques Peletier du Mans, Œuvres poétiques, Paris, 1547. J. Micraelius, Lexicon philosophicum, Iéna, 1653, « Atheismus ». P. Richelet, Dictionnaire françois, Paris, 1680, « Athée ». A. Furetière, Dictionnaire universel, La Haye-Rotterdam, 1690, « Athée ». P. Richelet, Dictionnaire de la langue françoise ancienne et moderne, Lyon, 1732, « Athéisme ». Épicure et Spinoza pourront ainsi être déclarés athées, alors que le premier admet bien des dieux et le second une divinité, substance unique et éternelle. Cf. DHC, « Pauliciens », F ; CPD, § 144 , in OD III, p. 396a, citant Grotius et Pufendorf ; RQP III, 15, in OD III, p. 938a.
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lative (l’athéisme « philosophique ») ou signifier l’absence de foi. Elle peut être encore la supposition que l’on fait ou la conclusion que l’on tire, au vu d’une conduite manifestement contraire aux prescriptions de l’Évangile (l’athéisme de fait ou « de pratique »), sans que l’intéressé nie formellement Dieu7. L’incrédulité renvoie, quant à elle, au domaine de la croyance, du sentiment intérieur d’adhésion (ou non) à un certain contenu de « vérité ». Elle peut être une suite de la négation de Dieu mais ne s’y réduit pas, dans la mesure où ses motifs ne sont pas seulement ni d’abord rationnels, et où la foi est, en contexte chrétien8, l’effet d’une grâce divine. Enfin l’impiété, en tant qu’elle se traduit par le non-respect du culte dû à Dieu ou aux dieux, ne dérive pas non plus strictement des deux caractéristiques précédentes, puisque la négation de Dieu et l’incroyance peuvent s’accompagner d’un respect extérieur et sans adhésion, par convenance et conformisme, des cérémonies et des rites de la religion officielle. Et qu’à l’inverse, le rejet de ces pratiques peut être le fait d’un esprit épris d’une foi sincère, qui les juge vaines ou indignes de Dieu. L’enjeu ici n’est plus seulement religieux, mais social et même politique, si la cité ou l’État reconnaît et commande d’honorer un ou plusieurs dieux. Parce qu’elles sont fondamentalement relatives à la conception de Dieu (ou des dieux) prise comme référence, ces définitions forgées par négation ou opposition en restent à un degré de généralité qui les rend, en définitive, purement verbales. Seul l’usage dans un contexte déterminé, par rapport à une position théologique clairement identifiée ou à une religion reçue, peut donner un véritable contenu aux termes d’athée, d’athéisme, d’athéiste. Encore faut-il s’assurer que, sur ce plan même, ils en soient dotés, dans la mesure où ils sont la plupart du temps employés dans un cadre polémique. Tel est le second problème (après celui de la définition) que soulève leur utilisation. Ils n’ont de sens assignable que dans le contexte précis de controverses religieuses et, dans certains cas, relèvent purement et simplement de la mise en accusation ad hominem, voire de l’invective et de l’anathème, pour disqualifier la théologie ou l’absence de théologie de l’adversaire. Là encore la consultation des dictionnaires de langue française et des lexiques philosophiques des XVIIe et XVIIIe siècles est instructive. L’athéisme y est décrit comme un « vice »9, l’« impiété »10, il est « odieux, scandaleux, horrible, haïssable, détestable, nuisible », à l’instar de l’athée lui-même, qui est « digne du feu », souvent « hypocrite », d’autant plus dangereux qu’il cherche 7
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Cf. Bossuet : « Il y a un athéisme caché dans tous les cœurs, qui se répand dans toutes les actions. On compte Dieu pour rien ; on croit que, quand on a recours à Dieu, c’est que les choses sont désespérées et qu’il n’y a plus rien à faire » (Pensées détachées, II, in Œuvres complètes, vol. X, Paris, Louis Vivès, 1863). Cf. Paul, Éphésiens, 2, 8. Micraelius, Lexicon philosophicum, « Atheismus ». Dictionnaire de l’Académie française, 1694, « Athéisme ».
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à faire des émules, et « dont il faut courageusement combattre la conduite »11. L’athéisme est le fait de faux ou de « demi-savants » et non des « véritables », « parce qu’ils n’ont pas assez de connoissance ni de Dieu ni de la Nature »12. On dénonce le caractère insoutenable et absurde d’une telle doctrine, qui ne peut être réellement défendue que par des fous13 – conformément à ce qu’enseigne la tradition biblique14 – par des auteurs superficiels ou dont la sincérité est mise en question15. Pour en achever le discrédit – sur le plan cette fois moral – on l’associe volontiers à une vie déréglée et de débauche, on en fait une conséquence du libertinage16. Qu’il soit de système ou de pratique, réel ou affecté, ouvertement professé ou soigneusement dissimulé, l’athéisme est le crime abominable17, inexcusable, damnable, dont on accuse facilement toute doctrine qui s’écarte, par ses présupposés et ses conséquences, implicites ou explicites, véritables ou subodorés, de ce qui passe pour la bonne théologie et la bonne pratique religieuse. Y tendre, volontairement ou non, par quelques propositions « malsonnantes » (ou qui risqueraient d’être mal entendues), est déjà criminel et soulève de légitimes soupçons à l’encontre de la personne qui les soutient. Du point de vue de la philosophie comme de l’histoire des idées, il semble alors difficile de tirer quelque enseignement que ce soit d’une telle accusation, en raison des abus inévitables auxquels expose son emploi polémique. Une conclusion paraît s’imposer. Parce qu’il n’aurait pas de signification théorique bien définie et stable, mais seulement « une valeur historique à déterminer dans chaque cas particulier », quand il ne serait pas simplement la marque infamante apposée indifféremment – non sans malveillance parfois ni intention calomniatrice – à toute pensée ou comportement jugé « impie », le terme d’athéisme perdrait toute pertinence dans la cadre de la « discussion philosophique »18. On répondra que l’abus d’un terme, son caractère pour une part indéterminé ne sauraient suffire à en condamner absolument l’usage, ni constituer un motif suffisant pour l’écarter, surtout lorsqu’il a été précisément 11 12 13 14 15
16 17 18
Richelet, Dictionnaire françois, 1706, « Athéisme », « Athée ». Ibid., « Athéisme ». « Il n’y a que les foux qu’on puisse avec justice accuser d’athéisme » (ibid.). Ps. 14, 1 : « Dixit insipiens in corde suo : Non est Deus ». « Spinoza le Heros des Athées crût se distinguer en devenant Athée de systême et de speculation » (Furetière, Dictionnaire universel, « Athée »). « L’Athéisme est plutôt sur les lèvres que dans le cœur. Examinez ces braves de l’Athéisme à la mort, et vous verrez le masque qui leur tombe du visage » (ibid., « Athéisme »). Dictionnaire de l’Académie française, 1694, « Athéisme » ; Furetière, Dictionnaire universel, « Athéisme » ; Richelet, Dictionnaire françois, « Athéisme ». Il est ce « monstre enfant du chaos et de la nuit », écrit Mersenne dans L’Impiété des Déistes, Athées et Libertins de ce temps […], 1624, dans sa dédicace à Richelieu. « d’où il tend d’ailleurs à disparaître », selon le Vocabulaire technique et critique de la philosophie (A. Lalande), Paris, 1993, t. I, « Athéisme », p. 90.
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l’objet de « discussions philosophiques » nourries – comme ce fut le cas au e siècle. Le débat portait essentiellement sur deux questions : celle de l’existence réelle d’athées de spéculation et celle de la possibilité d’un athée vertueux. Bayle ne fut certes pas le premier à défendre cette dernière possibilité19, mais sans doute le premier à le faire d’une manière aussi éclatante et provocatrice. Ces deux questions peuvent être résumées de la façon suivante : (1) Peut-on aller au-delà du doute, de l’athéisme en paroles et en actes, jusqu’à être véritablement et intimement persuadé de l’inexistence de Dieu par « une science spéculative permanente, fixe, certaine »20 ? (2) Si l’athéisme est une position philosophique à part entière et non taxée, par principe, d’absurdité ou d’impossibilité, celui qui le défend, ne craignant ni n’espérant aucune peine ni aucune récompense divines en cette vie ou dans une autre, tombe-t-il forcément dans le vice et la débauche, ou bien peut-il être inspiré par d’autres mobiles que son plaisir ou son intérêt et agir authentiquement selon la vertu ? L’enjeu de cette dernière interrogation – à laquelle nous allons nous intéresser plus spécifiquement ici – est la possibilité de délier morale et religion et de penser l’autonomie de la première par rapport à la seconde. Cette autonomie, pour être parfaite, doit exister à la fois sur le plan théorique et sur le plan pratique. Elle suppose que les fondements et les principes de l’éthique ne lui soient pas donnés de l’extérieur, par une instance distincte ou une discipline supérieure (la théologie naturelle ou révélée), et que ses prescriptions (règles, maximes) ne requièrent pas le soutien d’une autorité externe ou une légitimation transcendante pour être valables et effectivement respectées. Autrement dit, il s’agit de savoir si une morale est concevable sans assise ni référence théologiques, sans qu’il soit besoin de fonder les notions de bien et de mal, les lois universelles de la justice dans un être immuable, éternel et nécessaire : Dieu, dans son entendement (comprenant la nature incréée des choses) ou dans sa volonté (instituant librement les vérités et les principes). Il s’agit encore de se demander si cette morale est efficiente et suffisamment contraignante par elle-même, d’où viendra sa force et l’obligation d’en suivre les préceptes, s’il n’y a pas plus de Dieu juge, garantissant leur application stricte et entière par un système de châtiments et de récompenses, qu’il n’y a de Dieu législateur pour les établir. La position de Bayle est connue. En affirmant au § 133 des Pensées diverses sur la comète que « l’athéisme ne conduit pas nécessairement à la corXVII
19
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Cf. Bacon : « L’Athéisme, bien que détestable de soy, laisse néanmoins à l’homme quelque sentiment de philosophie, qui peut servir comme de guide à une Vertu Morale, quoyque la Religion n’y soit point » (cité par Bayle in RQP III, 10, in OD III, p. 921b). Voir É. Labrousse, Pierre Bayle. Hétérodoxie et rigorisme, Paris, 1996, 2e éd. p. 107– 108, n. 22. Comme l’écrit Voëtius, cité par Bayle, in RQP III, 13, in OD III, p. 930b.
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ruption des mœurs », il introduit une rupture entre théorie et pratique, ainsi qu’une séparation entre vérités spéculatives et règles morales qui consacrent l’autonomie de la sphère de l’action par rapport à celle de la pensée. Il soutient, d’une part, que l’homme est avant tout dirigé dans ses actes par ses instincts et ses passions plutôt que par ses opinions, ses croyances et la connaissance de maximes générales et abstraites. D’autre part, il distingue radicalement l’ordre du vrai de l’ordre du bien et du juste, en montrant que l’erreur théorique (l’athéisme) n’entraîne pas forcément la faute pratique (le vice), l’égarement de la raison la dépravation morale, ni, à l’inverse, les bons principes les actions droites, comme en témoignent les mœurs dissolues des peuples chrétiens. Il faut rappeler que ces réflexions sont menées dans le cadre d’une comparaison entre deux maux, l’idolâtrie et l’athéisme, comparaison dont la conclusion, à l’avantage du second, ne saurait lui retirer son caractère impie et insoutenable. Le but est de montrer que l’athée n’est pas nécessairement, du fait de son incroyance et à cause d’elle, vicieux (ce qui n’est pas encore établir sa vertu) ; ensuite que l’idolâtrie, qu’une certaine tradition théologique interprétait comme un premier pas vers la vraie religion, est en réalité bien pire que l’athéisme qui nie ou méconnaît Dieu, au lieu d’en forger une idée indigne de sa perfection21. Mais les Pensées diverses ne répondent pas seulement à une intention polémique. Bayle ne se contente pas de combattre le préjugé théologique en faveur du paganisme et de dénoncer les mœurs des chrétiens contraires aux principes de l’Évangile. Il avance aussi des arguments positifs à l’appui de la thèse de la vertu de l’athée. Ceux-ci se résument à deux principaux. L’un, a posteriori, est tiré de l’exemple d’athées célèbres qui « ne se sont pas distingués par l’impureté des mœurs »22, et dont le comportement a même été indiscutablement digne d’éloge – ainsi Diagoras, Épicure, Vanini, Spinoza23, pour ne citer qu’eux. L’autre, a priori, est inspiré de Malebranche et de Grotius : les notions et les principes de la morale sont universels, immuables, incréés, ne dépendent pas du décret de Dieu24 et subsisteraient même sans Lui25, de sorte qu’ils peuvent être connus de chacun par la lumière naturelle 21 22 23 24 25
Bayle reprend un argument contre la superstition devenu classique depuis Plutarque et son traité De la superstition (voir en particulier : 169f–170a). PDC, § 174, éd. de J. et H. Bost, Paris, 2007, p. 362. Cité in PDC, § 181. Bayle se fait néanmoins l’écho d’une anecdote peu flatteuse (et non avérée) sur les derniers moments de la vie de l’auteur de l’Éthique. Voir par exemple, CPD, § 152. Cf. Nicolas Malebranche, De la Recherche de la Vérité, Xe Éclaircissement ; Traité de morale, I, 1, § 6–14. « Grotius déclare que nous serions obligez de suivre le droit naturel quand même nous suposerions qu’il n’y a point de Divinité, ou aucune Providence […]. Quelques-uns de ses commentateurs trouvent à redire à ce passage, ils prétendent que dans la suposition impossible qu’il n’y a point de Dieu, l’homme ne seroit point chargé de l’obligation de se conformer au droit naturel, car cette obligation supose le commandement d’une autorité
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(ou conscience26), y compris de celui qui ignore toute divinité ou en nie formellement l’existence. « […] on a de la peine à comprendre qu’un homme qui ne croit point de Dieu ait aucune idée de l’honnêteté, si bien qu’on se l’imagine toujours prêt à faire tous les crimes dont la justice humaine ne le peut point châtier. On se trompe manifestement, puisqu’on a vu faire aux épicuriens plusieurs actions louables et honnêtes dont ils se pouvaient dispenser sans craindre aucune punition, et dans lesquelles ils sacrifiaient l’utilité et la volupté à la vertu. La raison a dicté aux anciens sages qu’il fallait faire le bien pour l’amour du bien même et que la vertu se devait tenir à elle-même lieu de récompense, et qu’il n’appartenait qu’à un méchant homme de s’abstenir du mal par crainte du châtiment »27.
L’expérience rapporte le cas d’athées animés de bonnes inclinations et auteurs d’actions vertueuses. Cela suffit à prouver que l’athéisme ne saurait être « une cause nécessaire de méchante vie »28. La thèse selon laquelle l’homme n’agit pas selon ses opinions et ses croyances mais selon son tempérament, ses passions et les habitudes qu’il a contractées, permet d’expliquer ce fait en apparence paradoxal – comme le fait que nombre de chrétiens ne vivent pas suivant les prescriptions de l’Évangile. Elle montre que l’athée, qui n’est pourtant arrêté par la crainte d’aucun châtiment futur, n’appliquera pas forcément les maximes immorales que sa négation de Dieu devrait lui inspirer29. L’affirmation de l’autonomie de la morale par rapport à la religion permet de franchir un pas supplémentaire. Puisque les idées éternelles de justice et d’honnêteté sont données par la raison ou la conscience30, l’athée y a accès
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supérieure. Ils reconnoissent néanmoins qu’il y a des choses honnêtes antécédemment aux ordres de Dieu. Ne leur en déplaise, je m’en tiens à la doctrine de Grotius : il me semble que l’homme est tout autant obligé de se conformer aux idées de la droite raison dans les actes de sa volonté, que de suivre les regles de la Logique dans les actes de son entendement. Or il est incontestable que dans la suposition même des Athées on passeroit pour ridicule si l’on se vouloit mettre au-dessus des loix du raisonnement » (CPD, § 152, in OD III, p. 409a ; nous soulignons). Cf. Hugo Grotius, De jure belli ac pacis, Proleg. XI, Paris, 1625. « […] La morale naturelle n’est rien autre chose qu’une certaine lumiere qui brille dans l’ame, par la force de laquelle il n’y a point d’homme qui ne reconnoisse les premiers principes généraux des mœurs. […] Cette lumiere naturelle par laquelle nous approuvons les principes des mœurs est appellée conscience […] » (Système de philosophie, « Morale », in OD IV, p. 260a). PDC, § 178, éd. cit., p. 373–374. Il en est seulement « une cause par accident, ou bien une cause qui ne produit la corruption des mœurs qu’en ceux qui ont assez de penchant au mal pour se débaucher sans cela » (PDC, § 175, éd. cit., p. 369). Voir aussi CPD, § 153, in OD III, p. 411a. Cf. RQP III, 29, in OD III, p. 984b. PDC, § 178 : « Car il faut savoir qu’encore que Dieu ne se révèle pas pleinement à un athée, il ne laisse pas d’agir sur son esprit et de lui conserver cette raison et cette intelligence par laquelle tous les hommes comprennent la vérité des premiers principes de métaphysique et de morale » (éd. cit., p. 375) ; DHC, « Knuzen », B, t. III, p. 12b : « […] les idées de la religion naturelle, les idées de l’honnêteté, les impressions de la raison, en un
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comme tout homme et peut donc parfaitement et authentiquement pratiquer la vertu. C’est alors un dernier préjugé qui se trouve battu en brèche : à savoir que l’athéisme serait source d’anarchie et fondamentalement nuisible à la société. Or non seulement une société d’athées serait viable (« pourvu qu’elle fît sévèrement punir les crimes et qu’elle attachât de l’honneur et de l’infamie à certaines choses »31), mais les excès et les ravages liés au « faux zèle de religion », au fanatisme, à l’intolérance y seraient évités. Les lois morales y pourraient être, paradoxalement, plus facilement connues et respectées, puisqu’on ne pourrait jamais s’en dispenser en alléguant quelque commandement divin pour persécuter les hérétiques et les ennemis de l’orthodoxie religieuse, comme l’illustre la comparaison du roi spinoziste et du roi chrétien32. Alors qu’il ne peut ignorer ces thèses de Bayle ni le vif débat qu’elles ont suscité, Leibniz ne les évoque pas dans la Théodicée (pourtant largement consacrée à l’examen critique des écrits du philosophe de Rotterdam), et ne prend pas publiquement parti sur la question. Il partage cependant la même position, tout du moins dans sa formulation générale. Oui, un athée peut être authentiquement vertueux, parce que la morale ne tire pas de la théologie ses maximes et que la vertu parfaite exclut même les motifs mercenaires (l’espérance des récompenses et la crainte des châtiments) que la religion inspire. Pourquoi ce silence alors ? Et pourquoi aucune mention n’est faite de Bayle dans les textes leibniziens qui traitent de la vertu de l’athée ? Deux raisons peuvent être avancées. D’une part, nous l’avons dit, l’auteur des Pensées diverses n’est pas une autorité incontournable sur la question, puisque la thèse de l’athée vertueux a déjà été soutenue par le passé – même si elle a incontestablement trouvé là son champion et connaîtra, grâce à lui, un retentissement et une fortune inédits. D’autre part, comme les pages qui suivent s’attacheront à le montrer, l’accord des deux philosophes ici n’est que ponctuel, voire superficiel. Car il masque en réalité des divergences théoriques, notamment des conceptions anthropologiques très différentes. La conclusion à laquelle ils aboutissent paraît similaire, mais ils ne la tirent pas des mêmes présupposés et ne lui font pas jouer la même fonction. Leibniz choisit de ne critiquer ni de soutenir publiquement la position de Bayle, qu’il partage effectivement dans ses grandes lignes, mais que son auteur semble vouloir faire servir contre la religion (ce qu’il ne peut admettre) et qu’il appuie sur certains principes qu’il conteste.
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mot les lumières de la conscience, peuvent subsister dans l’esprit de l’homme, après même que les idées de l’existence de Dieu, et la foi d’une vie à venir, en ont été effacées ». PDC, § 172, éd. cit., p. 359. Cf. RQP III, 20, in OD III, p. 954a–955b.
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2. ENTENDEMENT ET PUISSANCE DE DIEU : LA DOUBLE DEPENDANCE DE LA MORALE La conception leibnizienne de la morale paraît fondamentalement incompatible avec l’athéisme. En effet, la morale ne peut, selon le philosophe de Hanovre, être « parfaite » si elle s’arrête aux seuls actes extérieurs, à notre conduite en cette vie et aux fins temporelles, sans s’appliquer à nos actes secrets, à nos intentions et à nos pensées intimes, ni concerner notre salut dans l’éternité future33. Elle s’appuie sur une théologie qui établit l’existence d’un Dieu souverainement sage, bon et juste, et sur une métaphysique qui prouve l’immortalité de l’âme (susceptible de recevoir dans l’autre vie le prix de ses bonnes et mauvaises actions), ainsi que la conservation de son identité personnelle34. Aussi est-elle vue, dans certains textes, comme une suite de la métaphysique35 ou comme une partie de la théologie naturelle36. L’idée même d’un athée vertueux semble contradictoire, dans cette pensée éthique qui fait consister la vertu accomplie dans l’amour de Dieu sur toutes choses (amour sincère et éclairé, c’est-à-dire fondé sur une connaissance juste de ses attributs et de ses perfections). La justice universelle ou piété est en effet « la vertu morale entiere »37, en même temps que le principe suprême du droit naturel38. Au contraire l’athéisme renferme une haine – au moins implicite – de Dieu, dans la mesure où il se fonde sur le désordre apparent du monde pour nier l’existence de la providence : « quoi que ce soit qu’ils [les athées] croient ou disent, pourvu que la nature et l’état des choses leur déplaisent, par là même ils haïssent Dieu, bien qu’ils n’appellent pas Dieu ce qu’ils haïssent »39. Les athées sont, à ce titre, les plus mauvais sujets dans la cité des esprits dont Dieu est le monarque. Dieu joue dans la morale leibnizienne le rôle de fondement et d’exécuteur infaillible : par sa sagesse, il confirme les règles du droit strict et de l’équité (justices commutative et distributive), par sa toute-puissance, il garantit leur 33
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Sur la nature de la science morale chez Leibniz, son objet, sa fin et ses rapports aux autres disciplines du savoir, voir : « Le statut de la morale chez Leibniz et l’origine de ses principes », in P. Rateau, Leibniz et le meilleur des mondes possibles, Classiques Garnier, à paraître. Il faut au minimum démontrer que cette existence et cette immortalité sont possibles ; À Conring (23 janvier 1670), A II, 1, 47 : « Interea tamen et illud fateor sufficere scientiae morali posse, si Existentiam Dei et immortalitatem animae probabiles, vel saltem possibiles esse demonstretur, quod itidem, ut efficerem, operam omnem dedi ». « Moralis scientia proles Metaphysicae est » (A VI, 4-A, 481) ; La vraie méthode, A VI, 4A, 4. Nouveaux Essais, IV, VIII, § 9, A VI, 6, 432. Ibid., § 12, 432. Cf. Codex juris gentium diplomaticus, « Praefatio », éd. O. Klopp, Die Werke von Leibniz, Hannover, 1872, VI, 472. Confessio Philosophi. La profession de foi du philosophe, texte, traduction et notes par Yvon Belaval, Paris, Vrin, 1970, 1993, p. 91 ; A VI, 3, 141.
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application entière, universelle (jusque dans nos actions cachées) et sans exception. Il assure le « lien physique » (vinculum physicum) qui leur fait défaut, en leur donnant l’appui de sa force irrésistible, ainsi que la coïncidence entre intérêt propre et utilité commune : « Il faut en outre Dieu pour faire que tout ce qui est utile publiquement, c’est-à-dire au genre humain et au monde, devienne aussi utile aux particuliers ; et ainsi que tout ce qui est honnête soit utile et tout ce qui est honteux dommageable. Parce qu’il est constant que Dieu a, par sa sagesse, réservé des récompenses aux justes et des peines aux injustes : et ce qu’il a réservé il le fait s’accomplir par son omnipotence »40.
La théologie est requise afin de résoudre trois problèmes majeurs : (1) Celui d’un droit qui, sans le soutien de la puissance, est inefficace et vain. Comme l’a vu Hobbes, le droit dépend d’un supérieur et consiste en ce qui lui est utile. Mais, selon Leibniz, ce n’est pas au sens où l’entend l’auteur anglais41. Il dépend de Dieu, non qu’il procède de sa volonté arbitraire ou de sa puissance absolue – il dérive au contraire de sa sagesse incréée –, mais parce qu’il a besoin de la force pour passer dans les faits42. Il est ce qui est utile à Dieu, non pas qu’il satisfasse son caprice ou son bon plaisir, mais parce que son utilité (sa gloire) se confond avec le bien général et l’harmonie du monde. (2) Celui formulé par Carnéade43 d’une justice qui serait effectivement la plus grande sottise, si elle prescrivait d’accomplir des actes en faveur d’autrui mais dommageables pour soi, ou tels que nous ne pourrions en tirer aucun avantage, même indirect. Leibniz estime que Grotius n’a pas écarté l’objection en affirmant que l’obligation morale, parce qu’elle suit de la droite raison, subsisterait quand bien même Dieu n’existerait pas – c’est-à-dire en l’absence d’un juge susceptible de récompenser dès cette vie ou après la mort celui qui agit toujours honnêtement, y compris lorsque cela lui est préjudiciable. Et les déclarations prétentieuses des stoïciens et des sadducéens sur la vertu devant être pratiquée pour elle-même n’y changent rien. Elles témoignent seulement d’une profonde ignorance de ce qu’est la nature humaine44. Le sacrifice de 40 41
Nova methodus, A VI, 1, 344 (notre traduction). Nous contestons l’interprétation d’André Robinet selon laquelle la pensée leibnizienne aurait connu une phase « volontariste » (1663-1670), pendant laquelle le philosophe aurait admis la conception d’un Dieu « hors la loi puisqu’il la donne et ne la reçoit pas, puisque toute l’obligation vient de la loi édictée, puisque Dieu n’est pas soumis à la loi qu’il édicte » (G. W. Leibniz : le meilleur des mondes par la balance de l’Europe, Paris, 1994, p. 9). Ce qui le rendrait plus proche de Hobbes que de son maître Jacob Thomasius (ibid., p. 11). Sur ce point, voir notre livre La question du mal chez Leibniz. Fondements et élaboration de la Théodicée, Paris, 2008, p. 60–68. 42 Cf. Codex, « Praefatio », éd. Klopp, VI, 473 : « Hujus potentia providentiaque efficitur, ut omne jus in factum transeat, ut nemo laedatur nisi a se ipso, ut nihil recte gestum sine praemio sit, nullum peccatum sine poena ». 43 Cf. Elementa juris naturalis, A VI, 1, 431. 44. Cf. À Conring (23 janvier 1670), A II, 1, 47.
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l’intérêt particulier au profit de l’intérêt général ne peut être exigé sans compensation présente ou la garantie d’une compensation future. « Donc tout ce qui est juste doit être utile au/en particulier (privatim). Mais comme l’essence de la justice consiste dans l’utilité publique, il s’ensuit qu’on ne peut démontrer exactement cette proposition : l’homme prudent doit toujours faire ce qui est juste, à moins de démontrer qu’il y a un défenseur (vindex) perpétuel de l’utilité publique (car le regard et la crainte des autres ne lieront pas le prudent au-delà de ce qu’ils peuvent aider ou nuire), c’est-à-dire Dieu. Et comme il est manifeste par le sens qu’il n’y a pas toujours un tel défenseur en cette vie, il en est une autre, c’est-à-dire qu’il y a un Dieu et que l’âme humaine est immortelle »45.
Dieu concilie l’honnête et l’utile. Sans lui, le sage même ne serait pas obligé à la charité au-delà de son utilité propre, et à l’honnêteté à moins d’en retirer quelque avantage – ce qui ne saurait arriver souvent en cette vie, si l’âme n’est pas immortelle46. Dieu fait que toute prescription du droit profite à celui qui l’applique, que le bien général rejaillisse sur lui directement (par les diverses formes que peut prendre la rétribution temporelle) ou indirectement, par des récompenses à venir. La démonstration de son existence et de l’immortalité de l’âme (ou, du moins, la démonstration de leur possibilité) permet ainsi l’exercice le plus plein et le plus libre de la charité47. Le plus plein, car rien de nos actes ni de nos pensées n’échappant à l’Être omniscient, nous savons qu’aucune intention ni action bonnes ne seront laissées sans récompense, ni aucune volonté de nuire ni aucun méfait laissés impunis. Le plus libre, car l’adhésion aux règles et la pratique de la justice se trouvent facilitées et encouragées par la certitude qu’en aidant autrui, en contribuant au bien général et à la gloire divine, nous travaillons à notre propre bien. On le voit : Leibniz ne considère pas que l’obligation du précepte soit absolue et inconditionnée, telle qu’elle doive être détachée de la considération du bien particulier de l’agent. C’est une différence notable avec Bayle, qui dissocie explicitement l’utile de l’honnête, en excluant l’intérêt de la définition de la moralité : « Ainsi ceux qui disent que l’utilité est la source et la mesure de la justice, sont dans une erreur grossiere ; car le droit naturel pris dans un sens étroit, est immuable et clair, et par conséquent il ne dépend point de l’avantage qu’on en peut retirer »48.
45. 46. 47. 48.
Ibid (notre traduction). Cf. A VI, 4-C, 2871. Cf. A VI, 4-C, 2894–2895. Système de philosophie, « Morale », in OD IV, p. 262–263 ; « […] la raison sans la connaissance de Dieu peut quelquefois persuader à l’homme qu’il y a des choses honnêtes qu’il est beau et louable de faire, non pas à cause de l’utilité qui en revient mais parce que cela est conforme à la raison » (PDC, § 178, éd. cit., p. 375) ; RQP III, 29, in OD III, p. 987a.
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Cela n’empêche ni que certains biens utiles ne puissent être aussi honnêtes, ni, à l’inverse, que la pratique de la justice ne puisse procurer un plaisir (une satisfaction intérieure). Mais ce plaisir ne doit pas, au sens strict, entrer dans les motifs qui nous font suivre la loi morale. Il est une conséquence psychologique du respect de celle-ci chez le vertueux authentique, mais il ne doit pas être, sous la forme du désir d’être heureux, la cause de son honnêteté49. Tout en condamnant – à l’instar de Bayle – le caractère « mercenaire » d’un respect de la loi uniquement fondé sur la crainte des châtiments et l’espoir des récompenses, Leibniz pense dépasser l’opposition entre utile et honnête (comme celle entre amour-propre et amour désintéressé50) en montrant que l’intérêt n’est pas incompatible avec la vraie vertu. Car le parfait vertueux est justement celui qui « trouve qu’il n’y a point de plus grand interest particulier que d’epouser celuy du general » et qui « se satisfait à soy même, en se plaisant à procurer les vrais avantages des hommes »51. La vertu est le meilleur moyen d’atteindre notre bien : la félicité52. Mais cela suppose Dieu, par lequel « tout bien moral devient physique, ou comme parloient les anciens, tout honneste est utile »53. Que l’application des principes moraux puisse être désintéressée, absolument détachée de tout motif sensible, est impossible pour Leibniz, car cela impliquerait que l’âme puisse être indifférente à son bien, et même capable de vouloir positivement sa misère54. Il ne saurait donc être jamais question – ni de toute façon possible – d’abandonner son intérêt particulier. On ne peut y renoncer que temporairement et pour mieux, en réalité, le satisfaire, mais d’une autre façon, par une autre voie ou sur un autre plan. S’il ne concorde pas avec l’intérêt général voire s’oppose directement à lui, on ne le « sacrifiera » qu’à la condition d’avoir l’assurance d’une compensation, sinon d’un gain obtenu par ailleurs, de manière éventuellement différée. L’État peut, dans certaines limites, donner cette assurance55 et ainsi faire en sorte que les citoyens ne se 49
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Sur ce point, É. Labrousse, à la suite de J. Delvolvé, opère un intéressant rapprochement avec l’impératif catégorique kantien (Pierre Bayle. Hétérodoxie et rigorisme, La Haye, 1963-1964, t. II, p. 275–276). Sur cette question, voir notre article « L’amour : identité et expression », Studia Leibnitiana 35/1 (2003), p. 53–78. Théodicée, Préface, GP VI, 27–28. Il s’inscrit ainsi dans la continuité de l’hédonisme épicurien, renouvelé par Valla et Gassendi, comme le rappelle très justement Francesco Piro dans « Leibniz et l’Éthique à Nicomaque », in R. Cristin (éd.), Leibniz und die Frage nach der Subjektivität, Stuttgart (Studia Leibnitiana, Sonderhefte 29), 1994, p. 179–181. NE II, XXVIII, § 4-5, A VI, 6, 250. D’où, dans la querelle du pur amour, sa critique du quiétisme et son rejet d’un amour désintéressé (selon lui « chimérique »), tel qu’il pourrait aller jusqu’à exiger de l’âme qu’elle aime Dieu malgré sa damnation éternelle. On peut penser aux louanges, aux honneurs, à la gloire (même posthume) que l’État peut promettre à ses citoyens les plus méritants.
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cantonnent pas à la pratique de la justice particulière, vertu « bornée »56, mais s’élèvent à la justice universelle. Cependant « […] par ce principe seul de l’intérêt de cette vie on ne peut point obliger les hommes à être toujours vertueux, à moins qu’on ne trouve le secret rare de les élever, en sorte que la vertu fasse leur plus grand plaisir […], c’est ce qu’Aristote paraît avoir souhaité plutôt que montré. Cependant je ne trouve point impossible qu’il y ait des temps et des lieux où on l’obtienne surtout, si la piété s’y joint »57.
Il faut donc ajouter la religion à la morale, car les fins temporelles de l’État ne sauraient suffire à inspirer la parfaite pratique de la justice, prise dans toute son amplitude. (3) Enfin, la considération de Dieu permet de résoudre un troisième problème : celui du fondement des notions, des lois morales et plus généralement des vérités éternelles. Deux écueils sont ici à éviter. Si l’on soutient (comme Descartes) que les vérités de pratique, comme les vérités de spéculation, dépendent de la volonté de Dieu, qui les a librement instituées, on rend purement arbitraires les idées de bien et de mal, les règles de la justice, et l’on donne à l’obligation de s’y conformer un caractère conditionné et contraint. Le bien et le juste ne sont pas tels en soi, mais pour cette raison – extrinsèque – que Dieu les a décrétés ainsi, lui qui pouvait décréter bon et juste toute autre chose. Quant au précepte qui commande de les accomplir, il ne tire pas sa force de lui-même (de sa validité intrinsèque), mais uniquement de l’autorité et de la puissance irrésistibles du législateur et juge divin qui l’instaure et attache à son respect certaines sanctions. Si l’on affirme maintenant que les vérités sont indépendantes de Dieu, qu’elles subsisteraient même s’il n’existait pas – comme le suggèrent la supposition « impossible » de Grotius et la thèse (professée par certains théologiens et philosophes) de l’éternité des essences hors de l’entendement divin58 –, on risque de donner raison à un athée qui prétendrait que la nature aveugle, la seule nécessité des choses suffisent à expliquer l’ordre et la régularité du monde tel qu’il est, sans qu’il soit besoin de recourir à un Être suprême doué d’intelligence. La solution leibnizienne consiste à affirmer : a) l’univocité et l’universalité des notions, des vérités et des principes, en excluant toute espèce de volontarisme ; b) la réalité des essences dans l’entendement de Dieu, en récusant toute distinction entre elles et sa sagesse.
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Méditation sur la notion commune de justice, in G. Mollat, Rechtsphilosophisches aus Leibnizensungedruckten Schriften, Leipzig, 1885, p. 63. Ibid., p. 64. Notamment Duns Scot (cité par Bayle in CPD, § 114, in OD III, p. 348a–b, en note*), en des sens différents : Suarez et Vasquez (cf. J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, 1991, p. 56–59).
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a) Pour Leibniz, la mesure du bien moral et de la vertu est « la regle invariable de la Raison que Dieu s’est chargé de maintenir »59. La morale ne dépend donc ni du caprice, de l’opinion et du caractère particulier des hommes, ni des législations positives et de l’État60. Elle n’est d’aucune manière instituée, ni par la volonté humaine, ni par la volonté ou la toute-puissance de Dieu (comme chez Descartes61), car elle suit de la nature incréée des choses62 comprise dans l’entendement divin. Les préceptes de pratique et les lois de la justice, inscrits originairement dans nos âmes63, sont les mêmes sur la terre et au ciel et s’imposent sans exception à tous les esprits, jusqu’à Dieu64. Ce fondement naturel de la morale, l’universalité de ses maximes et l’univocité de ses notions – positions que Leibniz partage avec Bayle65 – ne sauraient être remis en cause par les faits (injustices, mœurs et coutumes barbares, etc.), pas plus qu’ils ne sont établis à partir du constat empirique d’un prétendu consentement universel. b) Rapporter essences et vérités à l’entendement (et non à la volonté) de Dieu n’est pas cependant sans poser problème. Il reste en effet à déterminer si l’affirmation de leur indépendance ne risque pas d’introduire une relation d’extériorité entre l’entendement divin et ses objets, et par là un dualisme, en supposant un ordre de choses antérieur (au moins logiquement) et supérieur à Dieu qui le pense et s’y conforme, tout aussi incréé, nécessaire et éternel que lui. Bayle, reprenant un argument de Descartes66, pointe la difficulté : en déclarant qu’il n’a aucun pouvoir sur cet ordre de vérités et de principes, on assujettit Dieu à une sorte de fatum extérieur inviolable, à une « nécessité naturelle absolument insurmontable »67. Ce qui contredit sa toute-puissance et sa liberté, et rend superflue la référence à un Être intelligent, doué de volonté et auteur du monde, la nature pouvant suivre d’elle-même, sans les connaître ni les comprendre, ses lois éternelles et nécessaires, et « trouve[r] toujours son chemin 59 60 61 62 63 64 65
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NE II, XXVIII, § 4-5, A VI, 6, 250. Cf. la critique de Hobbes et de Spinoza in Discours de métaphysique, § 2, la critique de Locke in NE II, XXVIII, § 4-5, A VI, 6, 250. Cf. De la philosophie cartésienne, A VI, 4-B, 1481. Cf. Grua 474 : « Moralitas ex natura est, non ex arbitrio divino ». Comme l’a vu l’apôtre Paul : Rm, 2, 15. Cf. Au Landgraf Ernst von Hessen-Rheinfels (14 septembre 1690), A II, 2, 341. Nous disposons d’« idées d’ordre » et de « notions par lesquelles nous pouvons juger de l’essence et des caractères de la bonté, en quelque sujet qu’elle se rencontre, créateur ou créatures, père, maître, roi, etc. » (DHC, « Pauliciens », M, i, t. III, p. 634b–635a). En effet, « il ne faut pas ici prétendre que la bonté de l’Etre infini n’est point soumise aux mêmes regles que la bonté de la creature ; car s’il y a en Dieu un attribut qu’on puisse nommer bonté, il faut que les caracteres de la bonté en general lui conviennent » (RQP I, 81, in OD III, p. 663a). Élisabeth Labrousse évoque cependant la « séduction » exercée sur Bayle par la thèse volontariste (Pierre Bayle. Hétérodoxie et rigorisme, p. 270-271). Cf. la lettre à Mersenne (15 avril 1630), AT I, 145. CPD, § 114, in OD III, p. 348a ; passage cité par Leibniz in Théodicée, § 190.
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sans qu’on le lui montre ». En d’autres termes, l’indépendance des essences et des vérités conforte l’hypothèse de l’athée qui pose un monde régulier et ordonné sans Dieu, ou tout du moins la rend plausible – et peut-être même la plus plausible. Car la supposition théologique devient non seulement inutile (du point de vue de l’économie des principes), mais encore très problématique, puisqu’elle revient à soumettre la Divinité à un ordre plus haut, ou à l’identifier purement et simplement à la nécessité aveugle, au fatum lui-même… ce qui est le dépouiller de ses attributs traditionnels (entendement, volonté) et tomber dans le spinozisme, c’est-à-dire dans d’athéisme, en niant l’existence d’un Dieu personnel supra-mondain. En inscrivant essences et vérités dans l’entendement de Dieu, mieux, en les confondant avec sa propre nature, Leibniz ne se contente pas de revenir à la position thomiste traditionnelle de l’identification68. « […] Ces verités mêmes, écrit-il, ne sont pas sans qu’il y ait un entendement qui en prenne connoissance ; car elles ne subsisteroient point, s’il n’y avoit un entendement Divin, où elles se trouvent realisées, pour ainsi dire »69.
Il ne s’agit pas seulement de dire qu’essences, possibles et vérités ne peuvent demeurer indépendamment d’un substrat70, qu’ils doivent être pensés par une intelligence pour subsister, parce que leur être n’est qu’idéal et qu’ils ne sont et ne perdurent qu’en tant que Dieu les connaît. Il s’agit d’affirmer l’être réel – et pas seulement objectif – des essences, possibles et vérités, non qu’ils puissent exister en eux-mêmes et par eux-mêmes (ce qui est impossible), mais qu’ils se trouvent réalisés dans l’entendement divin. Le sens de cette « réalisation » ne peut être compris que dans le cadre de la discussion sur la nature du possible. Leibniz soutient, notamment contre Simon Foucher et Gabriel Wagner, que les possibles, y compris ceux qui n’existent pas et n’existeront jamais (des événements comme César ne franchira pas le Rubicon, des conditionnels contingents tels que Les habitants de Kégila livreront David à Saül, si Saül assiège la ville), ont une réalité hors de nous, indépendante de notre pensée et de l’existence effective ou non des choses qu’ils décrivent. Ils ne sont pas de simples imaginations, des chimères s’évanouissant dès qu’on ne les considère plus, des modes de penser sans corrélat réel, mais de véritables choses (res) qui existent dans l’entendement divin.
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Cf. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, p. 58. Théodicée, § 189, GP VI, 229. « Car l’essence divine est, pour ainsi dire, la région des vérités éternelles, de sorte que par l’existence de Dieu, les vérités touchant les possibles non existants sont réalisées (realisentur), autrement elles manqueraient de sujet et de support (subjecto et sustentamento alias cariturae) » (À Jean Bernouilli [16 mai 1699], GM III, 586).
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« Ainsi la nature du cercle avec ses proprietez est quelque chose d’existent et d’eternel ; c’est à dire il y a quelque cause constante hors de nous qui fait que tous ceux qui y penseront avec soin trouveront la même chose […] »71.
Dieu est le sujet, le lieu, la région des possibles, des essences et des vérités éternelles. Sans lui ceux-ci seraient purement fictifs, n’auraient d’existence que mentale72, ou plutôt ne seraient pas du tout. Il est encore l’instance qui les réalise, c’est-à-dire, au sens propre, qui les rend réels et les « existentifient ». Réel et existant ne sont pas synonymes. C’est par Dieu que les essences existent (quoiqu’elles ne soient pas toutes amenées à l’existence dans le monde)73 et c’est par lui qu’elles sont des essences de choses, autrement dit : sont concevables par tout esprit et dotées d’un contenu déterminé, non contradictoire – d’une réalité. Une res est ce qui est pensable et définissable par un certain nombre de caractéristiques et de propriétés qui la distinguent des autres. Ainsi, « sans Dieu, non seulement il n’y auroit rien d’existant, mais il n’y auroit rien de possible »74. Un athée pourra bien être géomètre, parce qu’il ne rapportera pas les vérités éternelles qu’il contemple à leur source première. Pourtant leur existence et leur réalisation en Dieu sont telles que, sans lui, il n’y aurait proprement rien, ni objets mathématiques, ni géométrie, ni géomètre, ni athée ! En donnant une consistance ontologique aux essences de choses non existantes (jusqu’à leur accorder, comme à tous les possibles, une prétention à exister), Leibniz entendait évidemment faire pièce aux partisans du nécessitarisme absolu, qui identifient le possible au seul actuel (passé, présent ou futur) et détruisent la contingence. Le possible n’est pas l’imagination d’une chose qui aurait pu être ou se produire autrement, chimère en réalité impossible que l’on se forge par ignorance des causes et de leur enchaînement nécessaire. Tous les possibles, qu’ils soient ou non amenés à exister dans l’univers, sont réalisés et existants en et par Dieu. Les vérités éternelles ne sauraient alors s’imposer à lui comme un fatum, un ordre extérieur et indépendant auquel il devrait se soumettre, puisqu’elles sont lui, elles constituent son entendement, « qui fournit les regles à sa sagesse et à sa bonté »75. Dieu est cet ordre éternel lui-même, il est la nature des choses. Et, le possible excédant infiniment le créé, il faut bien qu’il soit doué d’intelligence et de volonté pour choisir parmi 71 72
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À Foucher (1675), A II, 1, 388. Discussion avec Gabriel Wagner (décembre 1697), Grua 392–393 : « Possibilitas metaphysica seu essentiarum foret figmentum si non fundaretur in aliquo realiter existente nempe in substantia seu Monade primaria nempe Deo ». Si l’on peut forger (fingi) une chose sans absurdité, son existence sera certes une fiction (figmentum), mais pas sa possibilité. Voir aussi De rerum originatione radicali, GP VII, 305. La notion d’existence devient équivoque, dans la mesure où elle ne renvoie pas seulement à ce qui est effectivement créé par Dieu (l’univers et tout ce qu’il contient), mais encore à tout ce qu’il comprend dans son entendement (l’infinité des possibles). Théodicée, § 184, GP VI, 226–227. Cf. aussi Monadologie, § 43. Théodicée, § 191, GP VI, 230.
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tous les possibles une série particulière et unique de choses – la meilleure. Un athée stratonicien ne parviendra donc pas à « exclure la connoissance de ce qui entre dans l’origine des choses »76 et à expliquer l’ordre et la régularité du monde par la considération d’une nature aveugle. Notons que cette identification du sujet de la connaissance (l’entendement divin) avec son objet (les vérités éternelles) peut paraître problématique pour qui considère, comme Bayle et suivant la tradition, que « selon l’ordre de la nature, les objets précedent la faculté qui les connoit », de sorte que « la Vertu étoit donc bonne moralement avant que Dieu la connût telle […] »77. Considérant que « sitôt que les vérités ne dépendent plus de Dieu, c’est Dieu qui en dépend », Jean-Luc Marion soutient que Leibniz est amené, quoi qu’il en dise, à rétablir une « relation d’objectivité » entre les essences et l’entendement divin, à penser « un écart de l’objet à l’encontre de ce qui le livre » et à admettre, dans l’acte d’intellection, une préséance au moins logique du contenu idéel par rapport à la faculté qui le saisit78. C’est alors une nouvelle difficulté qui se présente, si l’on suit Bayle : il faut pouvoir expliquer (ou à défaut admettre sans l’expliquer) que l’entendement divin se conforme toujours, immédiatement et immanquablement aux vérités éternelles, sans que, pour reconnaître leur vérité, il ne s’appuie sur une connaissance qui le guide, c’est-à-dire ne se fonde sur d’autres idées – car, autrement, Dieu devrait encore se référer à d’autres idées pour connaître la vérité de ces dernières, et ainsi de suite dans une régression à l’infini79. Il deviendra difficile de réfuter un stratonicien qui pose une nécessité naturelle suivant l’ordre des vérités sans le connaître, quand on admet soimême un Dieu se conformant à ce même ordre, de façon tout aussi nécessaire et, pour ainsi dire, aveugle ! Leibniz échappe en réalité au dualisme en montrant que l’objet ne préexiste pas à la faculté ou à l’idée ; au contraire, puisque « d’abord l’objet n’existe nulle part, et quand il existera, il sera formé sur cette idée »80. Le rapport est inversé : l’idée est première, l’objet second, et ce en un double sens. En Dieu l’idée fait advenir l’objet : elle le réalise, le fait exister dans son entendement. Puis Dieu décidera éventuellement de le créer. Il sera alors, existant dans le monde, exactement conforme à son idée. On le voit : l’entendement n’est pas pour Leibniz une pure puissance ou une capacité de connaître sans contenu préalable. Qu’il soit divin ou créé, il n’est pas une simple réceptivité, 76 77 78
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Ibid., § 189, GP VI, 229. RQP III, 29, in OD III, p. 987b. J.-L. Marion, « De la création des vérités éternelles au principe de raison. Remarques sur l’anti-cartésianisme de Spinoza, Malebranche, Leibniz », Dix-septième siècle 147 (avriljuin 1985), p. 152 et p. 159–160. CPD, § 114, in OD III, p. 348a, cité par Leibniz in Théodicée, § 190. Sur cette variante de l’argument dit du « troisième homme », voir G. Mori, Bayle philosophe, Paris, 1999, p. 142. Théodicée, § 192, GP VI, 230.
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un réceptacle vide ou une tablette vierge en attente d’être informée par des objets. Il est toujours déjà un ordre et une connexion d’idées en nombre infini – même si, dans le cas des esprits créés, ces idées ne sont pas toutes aperçues ni distinctes. L’entendement n’est en lui-même rien d’autre que ses idées. Il n’y a pas plus de pensée pure, de cogito sans cogitata, que de volonté pure, sans objet ni fin. Il n’y a que des pensées particulières et variées (varia a me cogitantur, ajoute Leibniz au principe cartésien81), et des volitions singulières et diverses. Dieu n’a donc pas besoin de se fonder sur une tierce connaissance pour s’assurer que ses idées sont bien conformes aux vérités éternelles, puisqu’il n’a que des idées distinctes, puisque son entendement est ces vérités mêmes. Celles-ci ne sont alors ni indépendantes (sinon de sa volonté), ni dépendantes de Dieu (sinon de son existence). Leur rapport à son entendement n’est précisément pas un rapport (de sujet à objet). Ce qui exclut tout écart et toute préséance, au profit d’une dépendance réciproque : les essences ne peuvent être sans Dieu, ni Dieu sans les essences. 3. L’AUTONOMIE RELATIVE DE L’ETHIQUE ET LE ROLE DE LA RELIGION Pour Leibniz, la morale requiert donc un Dieu, dont l’entendement est le fondement de toutes les vérités et maximes universelles de pratique, et la toutepuissance la garantie de leur application intégrale et infaillible, sinon dès cette vie, en tout cas dans l’autre. Cette double dépendance par rapport à la théologie contredit-elle la supposition de Grotius de l’existence du droit naturel même s’il n’y avait pas de Dieu ? En toute rigueur – on l’a vu – sans Dieu, il n’y aurait ni droit, ni géométrie, ni aucune vérité éternelle. Pourtant Leibniz admet que Grotius a raison en un certain sens. Vérités mathématiques et règles universelles de la justice peuvent très bien être connues abstraction faite de Dieu, sans référence aucune à leur origine divine. Un athée peut être géomètre et même jurisconsulte82. Car « ceux qui ne voyent pas la liaison de toutes choses entre elles et avec Dieu » peuvent cependant « entendre certaines sciences, sans en connoitre la premiere source qui est en Dieu »83. Leibniz s’éloigne ici explicitement de Descartes, qui fait dépendre la véritable science de la certitude de l’existence de Dieu et assure que, sans cette dernière con-
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Cf. Animadversiones in partem generalem Principiorum Cartesianorum, GP IV, 357, à propos de l’article 7. Cf. Observationes de principio juris, § XIII, Dutens IV, 3, 273 : « Interim uti atheus potest esse Geometra, ita atheus Jureconsultus esse posset, nec absurde statuit Grotius, intelligi jus naturae, etsi fingatur Deus non esse ». Théodicée, § 184, GP VI, 227.
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naissance, « il est impossible de pouvoir jamais rien sçavoir parfaitement »84. Aussi, selon l’auteur des Méditations, « […] qu’un athée puisse connoistre clairement que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, je ne le nie pas ; mais je maintiens seulement qu’il ne le connoist pas par une vraye et certaine science, parce que toute connoissance qui peut estre renduë douteuse ne doit pas estre apellée science […] »85.
Le savant leibnizien n’a pas besoin de la garantie divine pour pratiquer la science et découvrir des vérités, dont il n’a aucunement lieu de douter si la procédure par laquelle elles sont produites est formellement juste, c’est-à-dire respecte parfaitement les règles de la logique. La différence avec Descartes est à la fois sur le plan épistémique et épistémologique et sur le plan théologique. Leibniz conçoit tout autrement que lui la vérité et la science : il détache la première du sentiment subjectif d’adhésion à un certain contenu intuitionné, et privilégie dans la seconde une approche « horizontale » plutôt que « verticale » ou hiérarchisée, en accordant davantage d’autonomie aux disciplines du savoir les unes par rapport aux autres86. Enfin, il oppose au Dieu cartésien créateur des vérités et des lois par sa toute-puissance, un Dieu qui en est l’origine par sa nature incréée. L’inscription des vérités éternelles dans l’entendement divin n’empêche donc pas l’athée de connaître avec certitude les mathématiques et le droit naturel. Cependant, la référence nécessaire à la puissance de Dieu pour faire exécuter ce droit soulève un problème spécifique – qui n’a pas lieu dans le cas des vérités spéculatives. Leibniz ne soutient-il pas que l’application de la justice reste limitée sans un Dieu, capable de sonder les reins et les cœurs, souverain juge dispensant récompenses et châtiments au-delà de la vie terrestre ? L’éthique – à la différence de la géométrie – demeurerait imparfaite sans le secours de la métaphysique et de la théologie, tant il est vrai que « de la doctrine des substances en commun depend la connoissance des Esprits, et particulierement de Dieu et de l’Ame, qui donne une juste etendue à la justice et à la vertu »87. Est-ce à dire que l’on ne saurait être tout à fait vertueux si l’on n’est pas assuré de l’immortalité de son âme, si l’on ne connaît pas Dieu et si on ne l’aime pas sur toutes choses ? Alors l’athée ne pourrait jamais atteindre la perfection morale, ni même y prétendre… Pour répondre à cette question, il convient de préciser la fonction exacte que remplit la référence à Dieu dans la constitution de la morale et dans son 84 85 86
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Méditation cinquième, AT IX, 55. Secondes réponses, AT IX, 111. À l’image cartésienne de l’arbre de la connaissance, où les disciplines sont subordonnées les unes aux autres, Leibniz préfère celle de l’océan, un et continu, où chaque science est connectée à toutes les autres, tout en ayant ses principes propres. Sur cette question, voir « Le statut de la morale chez Leibniz et l’origine de ses principes », op. cit. (à paraître). NE IV, VIII, § 9, A VI, 6, 432.
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application effective. Or, il apparaît que la connaissance théologique et métaphysique ne modifie pas le contenu des préceptes, ni n’en enseigne d’autres, mais vient plutôt affermir ceux déjà connus et fait que leur pratique devienne une habitude en l’homme – puisque la seule considération de cette vie ne peut « obliger les hommes à être toujours vertueux ». L’éthique n’a pas besoin de la métaphysique et de la théologie pour être fondée ni même prouvée : elle en a besoin pour être (plus) efficace, parce que la doctrine de la providence divine, la certitude d’une vie future servent de motifs aux hommes enclins à suivre le plaisir immédiat et présent, et peu sensibles à « l’aiguillon de la conscience »88. Il leur faut, s’ils n’ont pas la vraie sagesse, la crainte des punitions et l’espérance des récompenses futures pour les porter à être justes. La maladie pourra bien dissuader d’être intempérant, « cependant comme elle [l’intempérance] ne nuit pas à tous d’abord, j’avoue qu’il n’y a gueres de précepte à qui on seroit obligé indispensablement, s’il n’y avoit pas un Dieu qui 89 ne laisse aucun crime sans chastiment, ny aucune bonne action sans recompense » .
En affirmant qu’une éthique restreinte aux seuls biens de cette vie est « très imparfaite », que, sans l’immortalité de l’âme, la théologie « n’a pas plus de force pour obliger les hommes que les dieux des épicuriens qui sont sans providence », et « ne vaut rien contre l’athéisme pratique »90, Leibniz ne veut pas dire qu’il appartient à la religion de nous instruire sur la morale, de nous livrer ses principes (elle les confirme seulement), mais qu’elle est nécessaire pour les transformer en obligations et en commandements, en y attachant des sanctions jusque dans l’autre monde. Rappelons-le : notions, vérités et maximes morales sont universelles, univoques et accessibles à tout esprit. L’éthique, abstraction faite de la considération de Dieu et de la vie future, n’est donc pas vide ni détruite. Elle vaut toujours, mais risque d’être (sauf chez le sage accompli) sans force suffisante, sans nécessité morale. En quoi est-elle encore « très imparfaite » ? En ce que son usage reste limité, tant que des considérations plus hautes ne l’auront pas élevée à un point de vue supérieur et ne lui auront pas ouvert un champ d’application plus vaste : « Car […] s’il n’y avoit ni providence ni vie future, le sage seroit plus borné dans les pratiques de la vertu, car il ne rapporteroit tout qu’à son contentement present, et même ce contentement, qui paroit déja chez Socrate, chez l’Empereur Marc Antonin, chez Epictete, et autres Anciens, ne seroit pas si bien fondé toujours, sans ces belles et grandes vuës que l’ordre et l’harmonie de l’Univers nous ouvrent, jusques dans un avenir sans bornes […] »91.
Leibniz ne nie pas l’authenticité de la vertu des païens. Contrairement à saint Augustin qui n’y voyait que vice et orgueil, il pense que l’on peut être 88 89 90 91
« conscientiae stimulus » (A VI, 4-C, 2779). NE I, II, § 12, A VI, 6, 96. À Bierling, GP VII, 511. NE IV, VIII, § 9, A VI, 6, 432.
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réellement vertueux sans être chrétien, que le péché originel n’a pas infecté la volonté au point de rendre l’homme non régénéré par la grâce divine incapable de « vertus morales veritables » et de « bonnes actions dans la vie civile, qui viennent d’un bon principe, sans aucune mauvaise intention, et sans mélange de peché actuel »92. Il semble qu’il aille ici plus loin que Bayle. Tout en admirant les mœurs des stoïciens, ce dernier soutient, sans doute par prudence et souci de respecter l’orthodoxie, que la vertu authentique (et pas simplement apparente, conforme extérieurement aux bonnes mœurs) suppose le secours de la grâce et reste donc l’apanage du seul chrétien93. Ces « belles actions » des non-régénérés ne seraient alors accomplies que par intérêt et vanité… Leibniz déclare, lui, que l’acte d’un païen peut très bien être inspiré « par amour de la vertu et du bien public, sous l’impulsion de la droite raison, et même par égard pour Dieu, sans mélange d’aucune mauvaise intention d’ambition, d’intérêt particulier ou d’affect charnel »94. Il loue en particulier la probité de certains stoïciens95, considérant qu’elle est d’autant plus admirable et méritante qu’elle leur faisait agir sans attendre d’autre récompense que celle qu’apporte une vie honnête et, s’ils agissaient mal, d’autre peine que celle d’une vie honteuse96. Il estime même que « cette sublime vertu » dont parlent Platon et Épictète (qui l’emportent ici sur Aristote) « s’approche au plus près de la perfection chrétienne »97. Selon les textes et les contextes, Leibniz accentue l’écart entre cet idéal antique de vertu et le christianisme ou, au contraire, l’atténue au profit d’une simple différence de degré. D’un côté, la sagesse stoïcienne n’enseignait qu’à faire « de nécessité vertu » et se réduisait à un « art de la patience », consistant en une acceptation résignée de la nécessité, qui rend soucis et chagrins inutiles98. Cette tranquillité de l’âme face aux événements, à laquelle conduit le fatum stoïcum, n’est pas ce vrai contentement qu’inspire le fatum christianum, cet acquiescement99 total et joyeux à l’ordre des choses, fondé sur la certitude infaillible qu’un Dieu sage et bon gouverne l’univers et fait toujours le meilleur, « non seulement pour le plus grand bien en general, mais encore pour le 92 93 94
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Théodicée, « Préface », GP VI, 46. Voir aussi ibid., § 259. CPD, § 153, in OD III, p. 412a ; NRL, juin 1685, art. 4, in OD I, p. 308a–b. Causa Dei, § 95, GP VI, 453 (nous soulignons). De telles actions ne suffisent pas, bien sûr, à faire son salut. La distinction entre le plan théologique et le plan moral est en effet maintenue. Elle permet d’affirmer à la fois que la vertu ne fait pas le salut, mais que la mort spirituelle (du non-régénéré) ne fait pas non plus le vice. Si leurs protestations de vertu ne sont pas de simples fanfaronnades (cf. À Conring [23 janvier 1670], A II, 1, 47). Cf. À Placcius (14 février 1678), A II, 1, 593. A VI, 4-A, 481. Cf. A VI, 4-B, 1482 ; A II, 1, 777 ; Théodicée, Préface, GP VI, 30. Discours de métaphysique, § 4.
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plus grand bien particulier de ceux qui l’aiment »100 . Joie plutôt que patience, contentement plutôt que simple tranquillité, providence bienveillante et non pure nécessité : voilà ce qui distingue fondamentalement la « véritable morale » de celle des stoïciens et des épicuriens101 . Mais d’autres passages réduisent la différence avec le christianisme. Leibniz sait que les stoïciens pensaient un Dieu veillant au bien de l’univers, quoiqu’ils se trompassent en le concevant comme l’âme du monde102, et qu’ils étaient « moins pour la necessité qu’on ne croit »103 , puisqu’ils reconnaissaient la détermination des actes tout en excluant leur nécessité au sens strict. Il semble même qu’ils aient été portés à croire non seulement à ce gouvernement divin, à l’immortalité de l’âme, mais encore « que Dieu réserve la plus grande félicité à ceux qui l’aiment ou qui cultivent la vertu »104. Platon beaucoup plus clairement et plus explicitement encore : « Car il nous fait esperer une meilleure vie par des bonnes raisons et approche le plus du Christianisme, il suffit de lire [cet] excellent dialogue de l’immortalité de l’ame, ou de la mort de Socrate […], pour en concevoir une haute idée »105 .
Il est évident que Leibniz ne pouvait aller au-delà106 et faire du sage antique un authentique saint. Sa proximité avec la « perfection chrétienne » minimise cependant la portée – du moins théorique – de la Révélation et montre la possibilité de constituer une morale naturelle accomplie, par la seule force de la droite raison. L’usage de la raison suffit en effet à mener à la connaissance de Dieu (en considérant la notion que nous en avons et ses suites)107, à le reconnaître comme auteur du monde, à admirer ses perfections, à l’aimer et à conformer sa volonté à la sienne (ce qui est agir vertueusement). Telle est la « religion naturelle », que Jésus-Christ « acheva de faire passer […] en loy, et de luy donner l’autorité d’un dogme public ». Sa tâche fut d’accomplir seul « ce que tant de philosophes avoient en vain taché de faire : et les Chrestiens ayant enfin eu le dessus dans l’Empire Romain […] la religion des sages devint celle des peuples »108. Le rôle joué par le Christ est celui d’un prédicateur capable
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Cinquième écrit à Clarke (août 1716), GP VII, 391, § 13. Théodicée, § 254, GP VI, 267–268. Ibid., § 217. Index de la Théodicée, entrée « Stoïciens », GP VI, 374 ; Théodicée, § 331. A VI, 4-A, 485. A II, 1, 777–778 (il s’agit du Phédon). « C’est encore une doctrine étrange que de dire, qu’on peut vivre saintement sans connoitre Dieu » (À Veyssière la Croze [2 décembre 1706], Dutens V, 484). 107 Cf. Discours de métaphysique, § 1. 108 Théodicée, « Préface », GP VI, 26–27.
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d’exprimer de façon claire et accessible aux « esprits les plus grossiers »109 ces sublimes préceptes de la raison, et d’un législateur leur donnant la force de lois et de dogmes divins. Son enseignement évoque, à travers un langage simple, le Royaume des Cieux, l’amour que Dieu porte à ses créatures, la félicité qu’il prépare à ceux qui l’aiment, et rappelle de manière imagée et sensible (par les paraboles notamment) nos principaux devoirs. Mais ces devoirs sont ceux que la raison prescrit et rien d’autre. Ainsi l’amour universel, étendu jusqu’aux ennemis, n’est pas plus un précepte du Christ que de la suprême raison110. 4. LA POSSIBILITE DE L’ATHEE VERTUEUX ET LA DISTINCTION ENTRE LE VRAI ET LE BIEN La supériorité de la morale chrétienne par rapport à celle des stoïciens ou de Platon ne tient donc pas au contenu des principes qu’elle enseigne mais à la forme juridique qu’ils prennent, à la force que leur donnent la caution divine et la représentation des récompenses à espérer et des peines à craindre dans l’éternité future. Parce que son origine est entièrement rationnelle111, l’éthique est indépendante de la religion révélée comme d’ailleurs des autres parties de la philosophie, où la raison n’est pas toujours bien suivie. Comme l’illustre l’exemple des Anciens, la morale professée peut être excellente tout en allant de pair avec une mauvaise théologie et une métaphysique fausse – sans parler d’une physique et d’une logique éventuellement défectueuses. Ne peut-elle même être bonne en l’absence de toute référence à Dieu, à l’immortalité de l’âme, à un autre monde ? Leibniz reconnaît que « la consideration du vrai bonheur même de cette vie suffiroit à préferer la vertu aux voluptés, qui en eloignent ; quoique l’obligation ne fût pas si forte alors ni si decisive » (que si l’on se représentait la vie future)112 . Il est donc faux de prétendre que, s’il n’y avait rien à espérer après la mort, il faudrait faire sienne la maxime mangeons et buvons, car demain nous mourrons113. Car même en ce cas une vie raisonnable, qui assure la tranquillité de l’âme et préserve la santé du corps, serait encore préférable114 . Par conséquent, il n’est pas jusqu’à l’athée qui ne puisse 109 Discours de métaphysique, § 37. L’évocation de l’autorité du Christ dans le dernier article du texte est une manière de confirmer et de renforcer les « importantes vérités » qui précèdent, mais aussi de signifier qu’elles ont été établies indépendamment d’elle. 110 A VI, 4-A, 373. 111 Ce qui n’empêche pas que l’instinct joue un rôle capital dans la saisie et l’application des maximes. Voir notamment NE I, II, A VI, 88-101. 112 NE II, XXI, § 54, A VI, 6, 200. 113 Isaïe 22, 13. 114 NE II, XXI, § 55, A VI, 6, 201 ; § 70, p. 208. Méditation sur la notion commune de justice, éd. Mollat, p. 61 : « On peut dire que cette sérénité d’esprit qui trouverait le plus grand plaisir dans la vertu et le plus grand mal dans le vice, c’est-à-dire dans la perfection ou
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être vertueux, « homme de bien, moralement parlant, soit par temperamment, soit par coutume, ou par un heureux préjugé »115… Mais sans la considération de Dieu et de l’immortalité de l’âme, la vertu de l’épicurien prudent et de l’athée homme de bien rencontrera les limites et les exceptions évoquées plus haut, dans les « cas, où il n’y auroit pas moyen de demontrer que le plus honnete soit aussi le plus utile »116. Car ils manqueront de motif pour agir selon la vertu parfaite. Comment, par exemple, prouver qu’il faut toujours tenir sa promesse, si nous pouvons sans crainte ne pas l’honorer, s’il n’y avait pas un Dieu omniscient auquel nous devons rendre des comptes et qui ne peut être trompé117 ? Même dans ce cas-là, il n’est pas impossible qu’ils agissent droitement, si suivre la justice est pour eux le plus grand plaisir. En effet, l’athée ne saurait être un parfait homme de bien, « à moins que d’avoir obtenu ce grand point, de trouver un plaisir dans la vertu, et une laideur dans le vice, qui surpassent tous les autres plaisirs ou déplaisirs de cette vie, ce qui paroit bien rare et bien difficile ; quoiqu’il ne soit pas tout-à-fait impossible, qu’une heureuse éducation, une conversation, une méditation et une pratique proportionnée puissent mener un homme jusques-là, mais on y arrivera tous les jours plus aisément avec la piété »118 .
Les conditions sont difficiles à réunir, parce qu’il est rare que le plaisir de la vertu soit assez grand pour l’emporter toujours sur les plaisirs les plus vifs, les douleurs les plus aiguës et sur les puissants motifs de l’espoir et de la crainte119. Il faudrait « un excellent naturel, ou une vertu bien affermie »120, une « situation d’esprit extraordinaire »121 , des circonstances très favorables. Cependant une pratique exemplaire de la justice universelle n’est pas impossible, même à l’athée. La reconnaissance de la vertu authentique du non-chrétien – aussi exceptionnelle soit-elle – atteste de la séparation possible entre le bien et le vrai et
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imperfection de la volonté, serait le plus grand bien dont l’homme est capable ici-bas, quand même il n’y aurait rien à attendre au delà de cette vie ». À Veyssière la Croze (2 décembre 1706), Dutens V, 484. NE II, XXI, § 55, A VI, 6, 201. Remarques sur les trois volumes [de Shaftesbury]…, annexe à la lettre à Coste (30 mai 1712), GP III, 429 : « On peut dire qu’il y a un certain degré de bonne morale independamment de la divinité, mais que la consideration de la providence de Dieu et de l’immortalité de l’ame, porte la morale à son comble, et fait que chez le sage les qualités morales sont tout à fait realisées, et l’honnete identifié avec l’utile, sans qu’il y ait exception ny echappatoire ». L’exemple se trouve dans une lettre à Basnage de Beauval (sans date), publiée in Exposition de la doctrine de Leibnitz sur la religion, par M. Emery, Paris, 1819, p. 400. À Veyssière la Croze (2 décembre 1706), Dutens V, 484. Cf. Réflexions sur l’Art de connaître les hommes, in Lettres et opuscules inédits de Leibniz, éd. L. A. Foucher de Careil, Paris, 1854, p. 141–142. Voir aussi Codex, « Praefatio », éd. Klopp, VI, 472–473. Réflexions sur l’Art de connaître les hommes, in op. cit., p. 142. À Veyssière la Croze (2 décembre 1706), Dutens V, 484.
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consacre l’autonomie de la sphère éthique. Cela ne veut pas dire que les opinions et les croyances n’ont pas (ou que très peu) d’influence sur la pratique, comme le prétend Bayle, mais seulement que de bons principes moraux peuvent très bien être joints à de mauvaises doctrines philosophiques et théologiques – quoiqu’il semble que l’inverse soit impossible : qu’une doctrine vraie puisse conduire à une mauvaise morale122 . La théorie peut donc être fausse, absurde, impie (l’athéisme) et la pratique juste, bonne, admirable même. L’amour de la vertu, c’est-à-dire le plaisir pris à accomplir le bien, est en effet un principe suffisant de l’action morale, quand celui qui le suivrait n’aurait aucune connaissance de Dieu, de la providence et de la vie future. Il est suffisant car il est... la moralité entière, même s’il n’est tiré d’aucune religion, ne se fonde sur aucune théologie et ne s’appuie sur aucune métaphysique. Est-ce à dire que le sage n’a pas besoin de Dieu pour l’être, à la différence du non-sage qui doit se représenter les récompenses et les peines à venir pour agir selon la droite raison ? La religion n’ajoute rien à l’honnêteté chez celui qui n’a pas besoin du motif des sanctions post mortem pour se conformer à la justice, car le plaisir que lui procure l’exercice de la vertu est sa seule et vraie récompense123. La vertu est aimée pour elle-même, de sorte que l’on peut dire (sans donner raison à Fénelon qui demandait un amour entièrement détaché du bien propre) que « ceux dont le genie est porté à la justice, l’observeront quand ils n’auroient ny chastiment à craindre, ny recompense à esperer, et ne voudroient point tromper quand ils ne seroient jamais découverts »124. L’intérêt particulier n’est pas nié, au contraire, puisque le plaisir de pratiquer la justice est la raison et la fin de la vertu. Il ne s’agit donc pas de suivre la loi morale quoi qu’il en coûte, mais parce qu’il en coûterait (un déplaisir) de ne pas la suivre : la peine viendrait non d’une sanction extérieure, mais de la conscience d’avoir mal agi. Le parfait sage est ainsi comme Dieu, il imite Dieu qui ne manque jamais de se conformer aux règles éternelles de la sagesse, quoiqu’il n’ait pas de supérieur devant lequel il soit comptable de ses actes et « pourrait » donc être injuste impunément. Il n’est pas nécessaire d’obliger le sage, de le menacer, de lui faire espérer des récompenses, il suit la justice de luimême, par une tendance spontanée et naturelle, cette nécessité que Leibniz appelle « heureuse ». En lui commandements, règles et préceptes sont inutiles125 . 122 Conformément au principe selon lequel du faux peut suivre le vrai aussi bien que le faux, à la différence du vrai dont ne peut découler que le vrai. Notons que cela ne signifie pas que l’adoption de bons principes implique et garantit à coup sûr la vertu effective, puisque passions, habitudes peuvent venir à la traverse et l’empêcher. Cf. infra l’examen, dans notre conclusion, du troisième point de divergence entre Leibniz et Bayle. 123 A VI, 4-C, 2779–2780. 124 À l’Électrice Sophie (sans date), Klopp, IX, 422. 125 Comme l’enseigne Paul, I Timothée, I, 9. Cf. Observationes de principio juris, § XV, Dutens IV, 3, 274 ; Monita […], § IV, Dutens IV, 3, 280.
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Du point de vue éthique, l’honnêteté seule pourrait suffire sans la piété chez l’homme doué, certes, d’une nature exceptionnelle, placé et élevé dans des circonstances telles qu’elles auraient fait de la vertu une habitude si ancrée en lui qu’elle rendrait le péché pratiquement impossible (selon une impossibilité morale mais non absolue ou logique)126. Elle suffirait car elle serait, à défaut d’être la « véritable piété », une piété que l’on pourrait nommer pratique et naturelle, la piété de celui qui, en aimant par-dessus tout la justice, aimerait sans le savoir, obscurément, Dieu qui en est la source et la fin127. La différence avec l’authentique chrétien ne serait pas dans la vertu, mais dans la connaissance, la clarté et la distinction des idées, puisque la parfaite piété consiste dans un amour éclairé de Dieu et de ses perfections128. Mais la charité vient en quelque sorte suppléer au défaut de lumière et la foi implicite remplace (sans l’égaler bien sûr) la foi explicite129. Le sage non chrétien n’est donc pas en situation de péché mortel. Il est pareil à celui qui connaît et suit la loi naturelle dans toute sa latitude, quoiqu’il ignore la Révélation (ce qui est excusable s’il n’a rien ménagé pour la connaître130 ), ou semblable à l’hérétique matériel mais non formel, qui adhère à une théologie fausse en toute bonne foi et sans malice131. Dans ces deux cas, Leibniz considère que rien n’empêche le salut par la grâce divine – condition toujours nécessaire, puisqu’il ne s’agit pas de verser dans le pélagianisme, mais de penser que Dieu donnera au sage non chrétien la connaissance de Jésus-Christ qui lui manque, par miracle s’il le faut132 . C’est pourquoi il reproche à Arnauld sa promptitude à damner « tant de millions de
126 Comme les élus et les bons anges ne sont plus capables de pécher, quoiqu’ils le puissent toujours par une puissance éloignée (cf. Théodicée, § 282). 127 À la différence de l’athée décrit dans la Confessio Philosophi, qui, parce qu’il se plaint de l’ordre du monde, hait implicitement Dieu (cf. supra note 39). 128 Théodicée, Préface, GP VI, 27. 129 « Il [Gilbert Burnet] dit aussi fort bien qu’on ne peut pas estre sauvé que par Jesus Christ, mais qu’il n’est pas asseuré si on a besoin d’une connoissance explicite de Jesus Christ » (Grua 456) ; NE IV, XVIII, A VI, 6, 500–502. 130 L’effort pour connaître la Révélation ne doit pas être négligé, sans quoi la religion se réduirait, comme le soutient notamment Spinoza, à la seule morale (Au duc JeanFrédéric, 1677, A II, 1, 469). 131 Cf. Pour Paul Pellisson-Fontanier (fin octobre 1690), A, I, 6, 117–119 ; Grua 211 ; À la comtesse de Bellamont (juillet 1703), Grua 216 ; Grua 741. 132 Cf. Dialogue entre Poliandre et Theophile, A VI, 4-C, 2221 : « Cette question du salut des payens est trop haute pour moy ; cependant je goûte fort la pensée de quelques sçavans et pieux Theologiens, qui croyent que Dieu éclairera tous ceux qui le cherchent sincerement, au moins à l’article de la mort, en leur revelant même interieurement ce qu’il faut sçavoir de Jesus Christ. Suivant cette regle incontestable : que Dieu ne refuse pas sa grace à ceux qui font ce qui depend d’eux ». Cf. aussi Théodicée, § 98.
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païens » et ceux qui n’ont pas connu Jésus-Christ une fois sa parole répandue dans le monde133. Le cas de l’athée est évidemment plus délicat, s’il rejette sciemment et expressément l’idée de Dieu (au lieu de l’ignorer simplement), tout en étant réellement et sincèrement vertueux. Il semble, à la lecture des textes, que deux réponses peuvent être envisagées. (1) La première est que, pour Leibniz, le véritable athéisme de spéculation n’existe sans doute pas, ni en fait ni en droit. En fait, car en parlant de la Nusquamia Atheorum134, il semble d’abord admettre la thèse de ceux (tel Fabricius) qui soutiennent qu’il ne se trouve aucune nation sans Dieu135 , avant d’affirmer que l’existence avérée de peuples ou d’hommes athées prouverait seulement que ceux-ci n’ont jamais pensé à la « substance suprême » – et non que l’idée de Dieu n’est pas innée136. En droit, car l’athéisme est une position théoriquement insoutenable, car au sens strict absurde. En effet, « qui pense que quelque chose existe, pense que Dieu, c’est-à-dire la raison des choses, existe. Parce qu’exister n’est rien d’autre qu’avoir une raison »137. Celui qui soutient qu’il n’y a pas de Dieu est en contradiction avec lui-même. L’accusation de folie reste fondamentalement attachée à l’athéisme, à moins qu’il faille entendre par ce terme autre chose : non pas la négation d’une raison des choses, mais d’un Dieu sage et puissant gouvernant le monde, dispensant récompenses et châtiments après la mort – ce qui entraîne le rejet de l’immortalité de l’âme138. Tel est le seul sens que Leibniz admet et qu’il utilise lorsqu’il qualifie Vanini ou Spinoza d’athée139. (2) La seconde réponse est la suivante : si l’athée existe – et il ne peut exister, pour Leibniz, qu’entendu selon l’acception dégagée ci-dessus – et qu’il est 133 « Je ne sçaurois croire que tous ceux qui n’ont pas connu Jesus Christ après l’Évangile preché dans le monde seront perdus sans ressource de quelque maniere qu’ils ayent vecu. On ne sçauroit s’empecher de trouver cela injuste […] » (Au Landgraf Ernst von HessenRheinfels [14 septembre 1690], A II, 2, 340–341). Même s’il ne faut pas négliger la Révélation, au cas où quelqu’un l’ignorerait ou « ne l’apprit pas d’une maniere qui la rendit croyable », « il ne sauroit devenir miserable par cette ignorance, et la Religion naturelle doit suffire pour eviter la misere, pourvu qu’on la pratique » (À Th. Burnett [29 décembre 1707], GP III, 314). Leibniz rejette néanmoins la distinction entre péché philosophique et péché théologique (cf. Grua 235–240). 134 À Graevius (16 avril 1670), A II, 1, 59. 135 Cf. À Spitzel (20 février 1670), A II, 1, 55. 136 A VI, 6, 11 ; NE I, III, § 8, A VI, 6, 103. J. L. Fabricius est l’auteur d’un Apologeticus pro genere humano contra calumniam atheismi, Heidelberg, 1682. 137 Elementa juris naturalis, A VI, 1, 452. 138 Les deux articles (existence de Dieu et immortalité de l’âme) sont toujours liés. Cf. Grua 740–741 : « Atheus est qui non agnoscit Rectorem sapientem et potentem praemia bonis et poena malis statuentem ultra mortem. Itaque qui negat immortalitatem animae, is Atheus est ». 139 Cf. Au Landgraf Ernst von Hessen-Rheinfels (14 août 1683), A II, 1, 843–844.
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vertueux, il n’est pas entièrement conséquent avec lui-même. Il s’arrête pour ainsi dire en chemin, dans la mesure où l’usage naturel de sa raison qui lui a fait découvrir, aimer et pratiquer la justice universelle, devrait immanquablement l’amener à réfléchir sur l’origine de celle-ci et à conclure en l’existence d’un Être suprême infiniment bon et sage à son fondement, garant de son application pleine et entière. Son cas ne serait finalement guère différent des deux précédents – celui de l’ignorance de la Révélation chrétienne et celui de l’hérésie matérielle. Le défaut serait là encore dans la théorie et non dans la pratique, dans l’entendement et non dans la volonté, il viendrait d’un manque de lumière et non d’un manque de charité. 5. CONCLUSION Sur le plan pratique, l’athée vertueux est irréprochable et ne se distingue en rien du pieux chrétien. Il représente pour Leibniz un cas certes exceptionnel mais possible, quoique sa position reste, sur le plan théorique, sinon contradictoire, en tout cas incohérente. Certains discerneront peut-être là une trace de ce préjugé tenace, hostile à l’athéisme qui y voit toujours une profession de foi insensée – préjugé auquel Bayle, lui, aurait échappé… Il importe plutôt de dégager les présupposés et de tirer les conséquences de la thèse de l’athée vertueux. Leibniz soutient à la fois l’origine divine du droit et de toutes les vérités et la possibilité d’être moral et géomètre sans poser l’existence de Dieu (et l’immortalité de l’âme). C’est que la dépendance de l’éthique, comme de toute science, à l’égard de la théologie n’est pas stricte et qu’une certaine autonomie est admise. S’il est vrai, au niveau théorique, que la morale (comme la géométrie) suppose l’entendement divin comme ultime fondement de ses règles, ce fondement peut être ignoré sans préjudice pour la vertu (et pour la vérité), et l’est de fait par le païen et l’athée homme de bien (ou mathématicien). S’il est vrai, au niveau pratique, que l’existence divine est nécessaire pour garantir l’application intégrale de la justice et la coïncidence de l’honnête et de l’utile, le parfait sage n’a finalement pas besoin de considérer ce juge omniscient et tout-puissant pour bien agir. Quant à la religion, si elle n’ajoute rien au contenu même des maximes de l’éthique (déjà fournies par la raison), son apport consiste à leur conférer l’autorité et la force de dogmes, et à les enseigner avec des paroles simples et sous une forme accessible à tous. Au-delà de leur point d’accord – un athée peut être vertueux –, qu’est-ce qui sépare en définitive Leibniz et Bayle ? Les deux auteurs se distinguent par leur approche de l’athéisme, leur conception de la morale et leur anthropologie différentes. Leibniz conteste l’existence d’un athéisme de spéculation au sens strict, quand Bayle l’admet en s’appuyant sur des exemples historiques et lui accorde le statut de position philosophique à part entière. Celui-ci écarte l’intérêt de la définition de la morale et sépare les motifs sensibles qui nous guident de l’appréciation portée sur l’acte lui-même (sa conformité ou non à la raison), tandis que celui-là ne détache jamais l’utile de la vertu, considérant qu’on ne saurait jamais agir contre son bien, sinon avec la certitude que ce bien
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sera compensé par ailleurs. Rigorisme140 contre utilitarisme ? L’opposition est par trop réductrice, dès lors que pour Bayle le respect de la loi morale s’accompagne chez le sage du plaisir d’accomplir des actes honnêtes141, la vertu portant avec elle sa récompense (ce qui réconcilie moralité et bonheur), et que pour Leibniz le caractère égoïste et étriqué de l’intérêt se trouve dépassé une fois celui-ci identifié à l’intérêt public – ou, ce qui revient au même, une fois le bien d’autrui ramené au bien propre142. Enfin, deux conceptions de l’homme et du rapport entre ses opinions et sa conduite se font face. Alors que Bayle, fidèle ici à l’orthodoxie, se rallie (du moins en apparence) à cette idée que l’homme, corrompu par le péché originel, ne saurait jamais, sans l’aide de la grâce, atteindre naturellement et par luimême la vertu accomplie, Leibniz estime que la dégradation de notre nature n’est pas telle qu’elle rende impossible, même au non-régénéré, la pratique de la morale selon des motifs parfaitement purs et rationnels. Il conteste également ce hiatus introduit par le philosophe de Rotterdam entre les maximes de conduite adoptées et les actes commis – lesquels leur sont souvent contraires. Ce décalage entre ce que l’on pense, croit et même professe, et ce que l’on fait effectivement ne prouve pas que les hommes agissent selon d’autres mobiles que ceux que devraient leur inspirer leurs croyances et leurs principes, mais que ces croyances et ces principes sont trop faibles, s’opposent à des passions, des inclinations, des habitudes plus puissantes, qui les contrarient. Leibniz reconnaît, bien sûr, le rôle primordial que jouent le naturel, le caractère, l’éducation, les coutumes dans nos comportements. Cependant il prétend que, par l’exercice, l’application et un long travail sur soi, des habitudes nouvelles peuvent être créées, une autre nature être donnée, si bien que l’« on peut changer jusqu’au temperament »143. En contestant le lien de conséquence établi ordinairement entre mauvaises doctrines et pratiques immorales (et entre bonne doctrine et bonne pratique), Bayle apportait un argument décisif à l’appui de la tolérance religieuse et civile. En reconnaissant l’influence des opinions et des croyances sur les actions humaines, Leibniz admet, quant à lui, qu’il y a bien des doctrines non seulement fausses mais encore éventuellement nuisibles à la société et au salut. Donc objet légitime de censure. Il est clair que des opinions qui pousseraient au crime devraient être proscrites et que l’on devrait empêcher leurs auteurs de les enseigner et de les répandre144. L’athéisme ne saurait cependant compter 140 Le mot est d’Élisabeth Labrousse (Pierre Bayle. Hétérodoxie et rigorisme). 141 Cf. RQP III, 29, in OD III, p. 986b ; CPD, § 153, in OD III, p. 412b–413a. 142 Sur cette « dialectique » de l’utile, voir notre article « L’amour : identité et expression », Studia Leibnitiana 35/1 (2003), p. 53–78. Ajoutons que la conception de la justice vindicative (Théodicée, § 73-74) exclut une lecture purement utilitariste de la morale leibnizienne. 143 À l’Électrice Sophie (6 février 1706), GP VII, 569. 144 Il s’agit de s’en prendre aux idées, non aux personnes (NE IV, 16, § 4, A VI, 6, 461–463).
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parmi ces opinions criminelles. Leibniz ne le décrivait-il pas pourtant, dans une lettre de jeunesse, comme un « monstre » qu’il fallait terrasser et dont on pouvait craindre rien moins que « l’anarchie universelle et le renversement de la société humaine »145 ? L’athéisme représente incontestablement pour lui un danger. Certes un Épicure et un Spinoza « ont mené une vie tout à fait exemplaire ». Mais l’athée vertueux demeure un cas rare et il reste que l’opinion selon laquelle il n’y a ni providence, ni immortalité de l’âme (donc aucune crainte de sanction post mortem) peut entraîner chez disciples et imitateurs vices, licence, corruption et désordres146 . Le combat contre une telle doctrine est nécessaire… mais il n’empêche pas de la tolérer, car il ne s’agit pas de l’interdire, ni de persécuter ses sectateurs, mais de leur montrer qu’elle est erronée. La tolérance leibnizienne se fonde sur deux arguments principaux. 1. Au regard de la pratique, une doctrine vraie, de bons principes ne suffisent pas à garantir l’exercice de la vertu, de même qu’une doctrine fausse ne produit pas nécessairement le vice – comme le montre la vertu des nonchrétiens et de tous ceux qu’un bon naturel et de bonnes inclinations immunisent contre les mauvais effets éventuels de l’erreur. 2. On ne doit punir quelqu’un que pour ce qu’il a fait et jamais en raison de ce qu’il pense et professe. Car cela est contraire au droit naturel. Encore ne peut-on être châtié par des peines corporelles pour une action, si elle a été faite par son auteur conformément à ce que lui dictait sa conscience, à moins, encore une fois, que cette action soit criminelle147. La persécution n’est pas seulement injuste, contraire au droit naturel, elle est encore inutile et absurde. Car elle demande ce qui ne peut être exigé, quand bien même le persécuté accepterait de se soumettre. Elle suppose que l’homme soit maître de ce qu’il croit, de ce qu’il veut, de ce qu’il pense. Or pas plus que la volonté n’est au pouvoir de la volonté (je ne peux vouloir vouloir à moins de le vouloir déjà), l’entendement ne peut se donner les idées qu’il veut148. Je ne peux croire de force, ni par mon propre effort (au moins immédiatement), ni a fortiori par la contrainte d’autrui. La tolérance des doctrines et des croyances est donc fondée en fait aussi bien qu’en droit. En garantissant les droits et la liberté de mon adversaire orthodoxe ou hérétique, elle me défend aussi contre lui et contre tous ceux qui, sous prétexte de vouloir mon salut éternel, « viole[nt] les loix de l’equité »149 . 145 À Spitzel (20 février 1670), A II, 1, 55. 146 Cf. NE IV, XVI, § 4, A VI, 6, 462. 147 Au Landgraf Ernst von Hessen-Rheinfels (14 août 1683), A II, 1, 843. Cependant Leibniz semble hésiter et refuse finalement de se prononcer tout à fait dans le cas des athées qui veulent faire des disciples, tout en rappelant « […] le droit naturel qu’on a de dire ce qu’on croit estre la verité » (ibid., 844). 148 Cf. NE II, XXI, § 22–23, A VI, 6, 182 ; Théodicée, § 51 ; Grua 181–182 ; À la comtesse de Bellamont (juillet 1703), Grua 216. 149 NE IV, XVI, § 4, A VI, 6, 463.
VIEWS OF THE WORLD TO COME: SOME REMARKS ON LEIBNIZ’S METAPHYSICS AND BAYLE’S FIDEISM by Hartmut Rudolph* (Potsdam and Hanover) 1. The subject of this volume may lead one to consider the following question: Does the differing allocation of reason and faith with Bayle (as set forth in Popkin’s strikingly vivid commentary of the article “Bunel”)1 on the one hand, and, on the other, with Leibniz (as introduced or, to speak more cautiously, as suggested in, say, the Discours préliminaire de la Conformité) show us differing views in the two Christian thinkers on the matter of futuristic eschatology, that is to say, of the world to come, in regard to the individual, all of mankind, or the whole universe? For the Christian creeds have undoubtedly absorbed apocalyptic elements, and the belief in a final period as a still-to-come phase in the history of salvation, which would show our present to be only temporary, is, in most Christian confessions, an obvious component of doctrinal statements. Those apocalyptic conceptions were characterized by their capacity to include, within the history of salvation, political history, the history of realms and rulers, but also cosmological dimensions, as well as events spanning the course of heaven and earth and overturning natural laws. They gave those histories a fitting interpretation, and grasped them as being a transposition of divine planning and as the means and ways to provide for the elimination of all evil, of all powers opposed to God. One might suppose, superficially, that Bayle’s fideism – however one defines or modifies it – implied an uncomplaining acceptance of the apocalyptic conceptions insofar as or precise * 1
Acknowledgements: translation of the German original by Joseph B. Dallett, Ph.D. (Ithaca, NY). In the article “Bunel, Pierre” (DHC t. I, p. 705–707), which Richard H. Popkin (in his and Craig Brush’s translation of selections of Pierre Bayle’s Historical and Critical Dictionary, Indianapolis, 1991, “Introduction”, p. XXV) regarded as being especially informative in regard to the relationship of Reason and Faith, Bayle agrees, clearly and without the least gesture of distancing himself, with the opinion that philosophy can only lead man to the understanding that he knows nothing and needs another light, namely revelation. In this understanding he sees the non plus ultra of philosophy. Our reason is fit only for confusing and obscuring everything; it is the Penelope who by night unravels the canvas again which she wove during the day. The path of philosophy leads to confusion which only the light of revelation helps us to evade.
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ly because these were contained in the canonical part of Christian revelation, namely, in the Book of Daniel, in the synoptic Gospels, in Paul (Second Thessalonians and First Corinthians, 15), as well as in the Book of Revelation, whereas Leibniz’s metaphysics would rule out such borrowing. Before coming to a closer discussion of this question, a few comments of a hermeneutic kind may be permitted – here to be presented from a point of view that would question the degree to which, where Bayle’s and Leibniz’s understandings seem to draw particularly close to each other, their respective conceptual differences might not stand out all the more clearly. Naturally the Bible counts for both figures as the source of divine revelation. However, although they belong to denominations of the Reformation based on the sola scriptura, they take as their point of departure that the truths of Scripture do not reveal themselves to everyone at once nor directly in the sense of sacra scriptura sui interpres. For both men, such a statement about the Bible, in view of historical and practical circumstances, stands as an abstract truth. In the article “Nicole”, just as in his earlier Commentaire philosophique, Bayle sees both the scholars and the unlearned as blocked from the attainment of the absolute truth of revelation.2 This is always a matter of subjective grasp, as he points out specifically against Jurieu’s approach to the question. God demands of us only a serious and careful search for truth and then by means of the taste of truth (le goût de la vérité) He lets us find the putative truth, a procedure which can, for the believer, let a true object de facto come about in place of a false one. The recognition of a subjective truth understood in this way requires no backing from an external authority. Nor does it require that the Holy Ghost intervene in order to let us attain to the conviction that certain dogmatic utterances are true.3 Thus a Turkish child will hold the Koran and a Christian child, correspondingly, the Bible to be a book of divine revelation.4 Rational argumentation will never be able to prove the authenticity of the Bible but, rather, only the inability of reason to produce such a proof. For Bayle, the practical inference to be drawn from this subjectivizing of truth, and likewise, of scepticism vis-à-vis rational cognition, is, as we know, tolerance, for “the discernment of the true and the false being a very difficult matter we should not get too angry with those who err”.5 Similarly, God “has precluded us from discerning [his truths] by means of that sort of philosophical investigation by which we arrive at a scientific knowledge of some things.”6 Occasional formulations which seem to cor 2
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Cf. M.-C. Pitassi, “Fondements de la croyance et statut de l’Écriture. Bayle et la question de l’examen”, in H. Bost and A. McKenna (ed.), Les “Éclaircissements” de Pierre Bayle, Paris, 2010, p. 143-160 (p. 146–152). References in ibid., p. 156 sq. Supplément au commentaire philosophique, XVII, in OD II, p. 532b. DHC, “Nicolle”, t. III, p. 501, trans. S.L. Jenkinson, Bayle. Political Writings, Cambridge, 2000, p. 204. Ibid., trans. Jenkinson, p. 208.
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respond with such a statement are also found with Leibniz, as when in a work on the Reunion of the Churches he says: “Not human reason but rather the authority of God revealing Himself is the actual basis of our belief. For the darkness of the human mind is so great that it is incapable of finding anything that is certain or reliable, even in the course of a long chain of reasonable considerations.”7
Nonetheless, Leibniz does not leave it at that. He hopes, by thorough historical and philological exploration of the texts, to be able to prove the authenticity of the Hebrew and Christian Bible, above all against the Koran or the writings of the Brahmins8 – a sign of Leibniz’s deep conviction that the Christian faith in its essential components can be upheld in Reason’s court of justice. The risk of this trust in the conformity of reason and faith which can be concealed in individual cases may be explicated from the example of Isaiah 11:1 and following (“there shall come forth a rod out of the stem of Jesse”). The Christian tradition held that these verses were a Messianic prophecy pertaining to Christ. For some exegetical researchers in the 17th century, for instance, Hugo Grotius or – in the time of Leibniz and Bayle – Hermann von der Hardt, these verses referred rather to King Hiskia, a reading which, as we may parenthetically note, corresponds to today’s exegetical position. However, at that time it could confer on the exegete a reputation of Socinianism. Nonetheless, apart from that, Leibniz assigns a different hermeneutical and soteriological position to divine Revelation than that given to it by Reformation theology (whether of a Lutheran or Calvinist stripe). For Leibniz, the soteriological meaning of the text of Holy Scripture9 would depend for each individual on his degree of education, learning, and perfection in the use of reason. Leibniz characterizes the relation between Revelation and reason, religion and philosophy, as something that has developed historically. He analyzes it in a way one could almost see as belonging to the sociology of knowledge. The terms of reference are adapted to each social stratum; they are different for simple workmen and slaves from 7
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Reunion der Kirchen: “Principium fidei nostrae proprium ac domesticum constat non esse rationem humanam, sed revelantis DEI autoritatem, idque non minus imbecillitati nostrae, quam sapientiae divinae consentaneum est. Tanta enim caligo est mentis humanae, ut in longa ratiocinationum catena sibi tuto fidere non possit.” (A IV, 3, 269) “The sine qua non for demonstrating the truths of the Christian religion is an examination of its historical sources and documents in order to prove their authenticity and veracity”, wrote D.J. Cook back in 1990 in his essay, “Leibniz: Biblical Historian and Exegete”, in I. Marchlewitz and A. Heinekamp (ed.), Leibniz’ Auseinandersetzung mit Vorgängern und Zeitgenossen, Stuttgart, 1990, p. 267–276 (here particularly p. 269), where incidentally he has already analyzed Leibniz’s interpretation of the legend of Bileam and of the Apocalypse of John. On the following, cf. H. Rudolph, “The Authority of the Bible and the Authority of Reason in Leibniz’s Ecumenical Argument”, in M. Dascal (ed.), Leibniz. What Kind of Rationalist?, Dordrecht, 2008, p. 441–447.
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what they are for educated people and intellectuals. Such a differentiation is hardly consonant with the unambiguous role given to reason, which Bayle describes. According to the article “Bunel”, reason and philosophy can only lead man to the insight that he knows nothing and needs another light, namely, that of Revelation. Our reason is intended to blur and obscure everything; it is a Penelope who at night undoes the cloth that she has woven during the day. The way of philosophy leads us into a confusion, from which only the light of revelation would extricate us – a position precisely documented by Bayle with arguments from reason – as Richard Popkin has designated it: a “fidéisme raisonnable”, which is based on reasons for rejecting reason with rational arguments “for being irrational”.10 But insofar as the soteriological consequence of a theological hermeneutics like the present one is concerned, one can establish some proximity between Bayle’s and Leibniz’s positions, a point which cannot be elaborated on here. 2. However, after these hermeneutical remarks, the topic should now be examined nearer. With both Bayle and Leibniz, one encounters a discussion of millenarianism or chiliasm. Here the question bears on the interpretation of Apocalypse 20, wherein an angel descended from heaven chains the “old serpent”, that is, the Devil, for a period of 1 000 years,11 in connection with the apocalyptic chapters in the book of Daniel, which include the prediction of the “fifth monarchy”. At the conclusion of these 1 000 years will come the final victory over the Devil and his followers, along with the Last Judgment, to be followed, as the final apocalyptic Tagma, by a total renewal of the world. Over and over again, this conception of an epoch, within history and within the world, of Christ’s 1000-year reign would be repeatedly connected with the present or, consequently, felt to be imminent. Without doubt the 17th century saw an unusual intensification of millenarianism all over Europe. In 1627, two extremely influential works appeared, one being Johann Heinrich Alsted’s Diatribe de mille annis apocalypticis, non illis chiliastarum et phantastarum, sed beati Danielis et beati Johannis.12 It claims to offer a serious, scholarly 10
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Here quoted after T. Ryan, “Évolution et cohérence du fidéisme baylien. Le paradoxe du ‘fidéisme raisonnable’ ”, in H. Bost and A. McKenna (ed.), Les “Éclaircissements” de Pierre Bayle, p. 447–458 (p. 447). “And I saw an angel come down from heaven, having the key of the bottomless pit and a great chain in his hand. And he laid hold on the dragon, that old serpent, which is the Devil, and Satan, and bound him a thousand years” (Revelation 20, 1-2). Concerning Leibniz, see the detailed study by D. Cook and L. Strickland, “Leibniz and Millenarianism”, in F. Beiderbeck and S. Waldhoff, Pluralität der Perspektiven und Einheit der Wahrheit im Werk von G. W. Leibniz, Berlin, 2011, p.77-90. Cf. W. Schmidt-Biggemann, “Apokalyptische Universalwissenschaft. Johann Heinrich Alsteds Diatribe de mille annis apocalypticis”, in Pietismus und Neuzeit, vol. 14: Chiliasmus in Deutschland und England im 17. Jahrhundert, Göttingen, 1988, p. 50–71, and
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consideration of the theme and, as indicated in its title, draws the line at all sorts of fantastic and speculative interpretations. With this study the Herborn theologian, a leading Reformed teacher of the day, unleashed a whole series of millenarian works from within Calvinism, which was, from then on down into the 18th century, saddled with this theme. Alsteds’ influence extended farther too – one may think in this connection of his pupil Johann Amos Comenius and his son-in-law, Johann Heinrich Bisterfeld.13 Secondly, 1627 saw the appearance of Clavis apocalyptica, the similarly influential work of the Cambridge theologian Joseph Mede. It allowed speculations about the arrival of the Last Time in 1654 or instead 1716. The influence of Alsted and Mede can still be traced to the so-called Hartlib Circle, that is, to initiatives for the founding of the Royal Society and other academic plans aimed at an emendatio rerum humanarum, as the title of the 1662 programmatic piece by Comenius has it. One ought to differentiate more precisely between a present and a future Millenarianism, since the latter does project Apocalypse 20 into the future, whereas the millennium is viewed as already over by a number of significant interpreters, including Leibniz and Bayle (see also, for example, the Annotationes of Hugo Grotius) or, instead, still present – witness single histo-rical occurrences such as the revocation of the Edict of Nantes, the Rakoczi rebellion of 1703 in Hungary, the harsh Counter-Reformation measures released against the Protestants by the Habsburgs, or the ending of the siege of Vienna in 1683. In any case, this theme enjoyed increased attention, as shown by the commentaries on the Apocalypse from the last decades of the 17th century, such as Pierre Jurieu’s Accomplissement des prophéties ou la délivrance prochaine de l’Église (1686), Jacques-Bénigne Bossuet’s Explication de l’Apocalypse (1689) and Hermann von der Hardt’s Conjectura de millenario (1691). Alongside such commentaries there are, however, utterances about the present political situation which are directly motivated by chiliasm, or are even of a visionary nature, representing an evaluation of individual events conducted against the background of a present-day Apocalypse which entail prophecies about changes in the political constellation of powers for the near future. In general, it can be confirmed that, in their critical reserve vis-à-vis millenarian explanations of contemporary events, Bayle14 and Leibniz agree, even if the latter in his rejection speaks much more temperately than does Bayle in his relevant articles, above all “Braunbom”, “Dabricius” and “Kotter”
13 14
Id., Philosophia perennis. Historische Umrisse abendländischer Spiritualität in Antike, Mittelalter und Früher Neuzeit, Frankfurt a. M., 1998, p. 689–701. Cf. M.R. Antognazza and H. Hotson, Alsted und Leibniz on God, the Magistrate and the Millennium, Wiesbaden, 1999, “Preface”, p. 9. I refer here to the presentation of Bayle’s anti-millenarism by J. C. Laursen, “Bayle’s Anti-Millenarianisme. The Dangers of Those who Claim to Know the Future”, in Id. and R. H. Popkin (ed.), Early Modern European Culture, vol. IV: Continental Millenarians. Protestants, Catholics, Heretics, Dordrecht, 2001, p. 95–106.
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or “Elisabeth”. Bayle’s Dictionnaire contributed considerably to the fact that 18th-century millenarianism, and indeed, any and all visionary, prophetic or apocalyptic evaluations of contemporary political events could no longer find backing; such conceptions no longer counted as worthy of serious discussion. Long before Bayle, Leibniz, in his Consilium Aegyptiacum of 1671/72, had lashed out at the “unsuitable and pompous prophets”, especially Kotter, Poniatova, and, above all, Nikolaus Drabik, who “were misled by a dim light in the darkness.”15 Comenius, who at the time of the persecution of his church, the Moravian Brethren, had come under the influence of the visionary Drabik, and who, taking his own times to be the onset of the Last Days, had seen himself as the third Elias announced in Matthew 17:11 (“Elias truly shall first come [before the return of the Son of Man] and restore all things”), this Comenius is described in the Dictionnaire, not only as an apocalyptic visionary, but also as a man of the world who has succumbed to riches, and, supported by wealthy sponsors, leads a comfortable life in Amsterdam while his people have to suffer. Leibniz expresses himself for the most part much more moderately, but no less dismissively or skeptically than Bayle vis-à-vis such visionary and apocalyptic speculations. Indeed, various extended passages of his are not outdone by Bayle’s utterances in the sharpness of their rhetoric, their ironic undertone, or their analytic argumentation. As early as 1683, in his invective piece aimed at Louis XIV, Mars christianissimus, he mocked Pastor Hieronymus Kromayer’s commentary on the Apocalypse, beginning with the lament that there is no longer a prophet Jeremiah who might for once speak out powerfully to the kings, and he ironically observed that now a German pastor has arisen and, pointing to the Revelation of John, is threatening all powers opposing the King of France with God’s annihilation.16 Again, in 1706, concerning the calculations which had led the English mathematician and theologian William Whiston to proclaim the arrival of the Parousia of Christ in the year 1715, he notes that, if Mr. Whiston is correct in his mathematical interpretation of the Apocalypse of John, one has nothing more to worry about.17 For people like Whiston – just as for his once revered teacher Jakob Thomasius – the assessment of the Apocalypse was pertinent: “Et le livre en luy même est ecrit d’un stile si beau, si fleuri, et si poëtique que les gens qui ne l’entendent point, ou qui n’en comprennent que la moindre partie en sont ravis d’admiration. Car s’ils l’entendoient l’admiration cesseroit aussi.”18 15 16 17 18
“Inepti illi sed grandiloqui prophetae, Cotterus, et Poniatovia, et Drabitius nuper supplicio affectus, obscura illa luce in tenebris vecti.” (A IV, 1, 373) A IV, 2, 458. Leibniz refers here to the commentary on the Apocalypse by Hieronymus Kromayer (Leipzig, 1680). Leibniz to Thomas Burnett (July, 6, 1706), GP III, 313. Sur quelques livres touchant l’apocalypse, A IV, 7, 673. On Jakob Thomasius, see also Leibniz’s remark in the Nouveaux Essais: “Les histoires sont pleines du mauvais effet des
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The Theodicy finds in this biblical book a certain pertness: “Il semble que l’auteur de l’Apocalypse a voulu eclaircir ce que les autres ecrivains canoniques avoient laissé dans l’obscurité.”19 All the same, he insists on the complete canonicity of the book, the millenarianism of which he, along with many other interpreters, relates to the past of the Roman Empire. As far as visionary prophecies are concerned, such as those encountered by Leibniz in, say, Rosamunde von Asseburg, Johann Wilhelm Petersen the radical Pietist, or the more moderate Mercurius van Helmont, one finds in the Nouveaux Essais this fundamental observation: “Les histoires sont pleines du mauvais effet des propheties fausses ou mal entendues. [...] Il est vray cependant que ces persuasions font quelquefois un bon effet et servent a des grandes choses : Car Dieu se peut servir de l’erreur ou etablir ou maintenir la verite ; mais je ne croy point qu’il soit permis facilement a nous de se servir des fraudes pieuses pour une bonne fin. Et quant aux dogmes de Religion, nous n’avons point besoin de nouvelles Revelations : c’est asses qu’on nous propose des regles salutaires pour que nous soyons obliges de les suivre, quoyque celuy qui les propose ne fasse aucun miracle. Et quoyque Jesus Christ en fut muni il ne laissa pas de refuser quelquefois d’en faire pour complaire a cette race perverse qui demandoit des signes, lorsqu’il ne prechoit que la vertu et ce qui avoit deja este enseigne par la raison naturelle et les prophetes.” (A VI, 6, 509)
All told, in confrontation with the political prophets whose conjectures he considers rather “innocuous”,20 Leibniz is less upset than Bayle, who, in addition to his Dictionnaire, repeatedly attacks Jurieu, whether in the writings on comets or in the Avis aux refugiez. This is exactly the case with both men’s differing reactions to Pierre Jurieu’s interpretation of the Apocalypse and to the political consequences flowing therefrom. It is well known that Jurieu is the real opponent whom Bayle would like to hit in his attacks. In the article “Elisabeth” of the Dictionary, where he demands of Jurieu that he uphold the order of events, that is, defend a factual and just assessment of historical events, especially when they relate to religious persecutions or to the revolt of the persecuted, Bayle agrees with the Jesuit Louis Maimbourg who, in his Critique générale de l’histoire du calvinisme, explains that “he does not wish to read those histories transposing the order [of] events”, thus referring to Jurieu’s Accomplissement de l’Apocalypse. Jurieu had given to one section of it a heading which reads, “An Abridged Ordering of Events which the Holy Spirit had Confused in Visions”, thus provoking Bayle’s ironic comment:
19 20
prophéties fausses ou mal entendues, comme l’on peut voir dans une savante et judicieuse dissertation De officio viri boni circa futura contingentia, que feu M. Jacobus Thomasius Professeur célèbre à Leipzic donna autrefois au public” (A VI, 6, 509). Theodicy, III, § 274, GP VI, 280. R. M. Antognazza, Leibniz. An Intellectual Biography, Cambridge, 2008, p. 343 (referring to Asseburg and Petersen).
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Hartmut Rudolph “The enquiry in some cases presents no great difficulty, but in others one finds oneself so confused that without the help of some revelation to reverse the order of the Apocalypse one could not legitimately attain any certainty.”21
In 1692 Leibniz publicly agreed with the criticism of Jurieu’s prophecies as made by his important French correspondent in the matter of Church Union, the Huguenot convert to Catholicism Pellisson-Fontanier. Pellisson calls them “Chimaeras” (A IV, 4, 559-561). The arguments are similar to those Bayle advanced against Jurieu in the article “Braunbom”, which essentially stress the collapse of all previous prophecies and – already in the Pensées diverses sur la comète – stress a rejection of each and every theological interpretation of natural phenomena. True enough, Leibniz remains critical of Bayle’s political conception, as it was set forth against Jurieu in the Avis aux refugiez (published in 1690) and was to be developed in more detail in the article “David” of the Dictionary, in 1696.22 One could say that, in line with Bayle’s method, in 1691 Leibniz, referring to the contemporary situation in Europe, picks apart Bayle’s political arguments – and challenges Bayle as the critic of Jurieu with Juvenal’s Quis tulerit Gracchos de seditione quaerentes (“Who listens to him who himself does that which he criticizes?”).23 3. The few points above were intended to elucidate the position of Leibniz regarding visionary, prophetic interpretations of the Biblical apocalyptic texts in regard to their affinity to Bayle’s critical stance. The question, whether the motives and bases for such a position were the same for both, brings us to the final section. Here the concern will be with the debitae fines, the goal of the economy of salvation, for the whole of mankind as well as for the individual. In 1677, Leibniz bases his plan for offering a historically backed analysis of the Apocalypse of John with an argument that is decidedly political: every explanation that attempts to disengage the text from its historical connections with the actual situation of the distressed Christians in the Roman Empire could mislead even “God-fearing and well intentioned people” into political insubordination, as shown by earlier experiences with “rebellions, revolts, and all sorts of attacks spreading out”: “Since I see that many God-fearing and well-meaning people are misled by false – or at least very uncertain – explanations of the Revelation of John to the point where even revolts, mutinies, and all kinds of attacks with far-reaching effects have resulted, and some people, pretending to be acting on God’s command, have dared to dictate to kings and princes what they should do and, in case the latter refused (or responded in some other way), aroused the congregation against them, I accordingly wish to introduce here in a few words a special explanation of Revelation that in one stroke deprives these dangerous thoughts of each and every opportunity. It is not that I consider this explanation to be the 21 22 23
DHC, “Elizabeth”, L, t. II, p. 351a; trans. Jenkinson, Bayle. Political Writings, p. 63. Cf. W. Rex, Essay on Pierre Bayle and Religious Controversy, The Hague, 1965, p. 197– 255. Sur [Bayle] Avis aux refugiéz, A IV, 4, 460-1.
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most certain and best one, but, rather, I want for people to see how very easy it is when one has read a lot and has rash notions [...]. Whether the Book of Revelation comes from John the Evangelist and Apostle or from John Presbyter, has been doubted for ages, so that even Luther would not discuss the controversy. But whomever this book stems from, it was written in such a splendid and utterly delightful way; especially as a comfort to Christians who were being persecuted by the Heathen, seeing as it undoubtedly was able to strengthen them and enable them to approach their martyrdom with joy. Hence, I take the fundamental thing to be that which one can reasonably posit about those times nearest to John, and not to relate it to things so very distant. Secondly, by Babylon Rome is to be understood [...]. So, that which is prophesied about the fall of the whore of Babylon was understood by the first Christians as pertaining to Heathen Rome.”24
At first this could seem like an argument related to the Lutheran doctrine of God’s two kingdoms (Zwei-Reiche-Lehre). According to this teaching the secular authorities serve to insure people’s orderly life together who otherwise would have succumbed to the chaos of sinful powers. Lutherism expects the final victory over these dark powers to come with the arrival, at the end of time, of God’s rule as an event intruding into the history of mankind from the outside. Just as in Augustine’s De civitate Dei, in Luther’s differentiation of God’s two regimens, the spiritual and the secular, in parallel with Calvin’s two regimens under the rule of Christ, the spiritual and the political, the question was about “categorically distinct purposes and responsibilities.”25 Such a differentiation, based in the final analysis on the historical juxtaposition of the civitas dei and the civitas diaboli is not found in Leibniz. For him it is a matter of the one monarchy under the one monarch. His “République”, as it is called 24
25
„Weil ich sehe daß viel gottesfürchtige und wohlmeinende Leute sich durch falsche oder doch sehr ungewiße erclärungen der offenbahrung Johannis verführen laßen, so gar daß auch empöhrungen, meutereyen und allerhand weit aussehende anschläge daher entstanden; auch einige unterm schein göttlichen befehls sich erkühnet Königen und Fürsten vorzuschreiben was sie thun solten, und auf den weigerungsfall oder sonst die gemeine gegen sie zu erregen. So will ich eine sonderbare erclärung der offenbahrung alhier mit wenigen beybringen, welche diesen gefahrlichen gedancken auf einmahl alle gelegenheit abschneidet. Nicht daß ich diese erclärung vor die gewißeste und beste halte; sondern damit man sehe wie so gar leicht sey, wenn man belesen, und hurtige einfalle hat [...]. Ob die offenbahrung von Johanne dem Evangelisten und Apostel, oder Johanne Presbytero hehrrühre, ist bereits vor alters gezweifelt worden, wie dann auch Lutherus solchen streit nicht erörtern wollen. Es sey aber dieses buch von wem es wolle, so ists auf eine herrliche und ganz entzückende weise geschrieben; sonderlich zu trost der Christen, welche verfolget wurden von den Heyden; wie es dann auch zweifels ohne ein großes vermocht sie zu stärcken und freudig zur marter gehen zu machen. Ich seze demnach zum fundament das was man füglich von denen zeiten[,] so Johanni am nächsten[,] verstehen kan auff die dinge nicht zu ziehen so sehr weit davon entfernet. Vors andere durch Babylon sey Rom zu verstehen [...]. Was nun vom fall der babylonischen huhre prophezeyet wird haben die ersten Christen von zerstörung des Heydnischen Roms verstanden” (“Sonderbare Erklärung der Offenbarung.” [1677], A VI, 4, 2473 f) W.-D. Hauschild, Lehrbuch der Kirchen- und Dogmengeschichte, t. 2: Reformation und Neuzeit, Gütersloh, 1999, p. 365.
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in the Discours de métaphysique, § 36, “est composée de tous les esprits” to whom such a degree of perfection belongs as universal harmony allows – and corresponding to that degree these spirits would be effective collaborators in God’s monarchy. Alongside this “cité de Dieu” there is no other, as, for example, a “cité du diable”. If one asks about the goal, the telos, of this rule of God, it is the ongoing perfection of the universe, which in consideration of the “persons”, that is human beings, can also become marked as felicity. The greatest possible perfection, with respect to human beings as inhabitants of the cité de Dieu, that is to say, the greatest possible felicity,26 becomes the first principle of the universe and the “premier dessein du monde moral”. The spirits of this Republic are subordinate to the same laws and rules as, taken together, determine God’s rule and – this is still more decisive – underlie creation as the work of the Highest Good, the most just and most reasonable being. The eschatology in Leibniz does without any dualism, just as his concept of creation is not a dualistic one, nor is the Unde malum, “Whence evil”, explained by Leibniz by means of a dualism. Still, dualism is the presupposition of every apocalyptical conception, which always implies the idea of a battle between light and darkness, or good and evil, and this can be extended as far as the idea of the fiery consumption of the world and of the creation of a New World (“a new heaven and a new earth”; Apocalypse 21:1) or, in the case of mankind, the duality of hellfire and paradise. Nevertheless, Leibniz’s cannot simply be identified with the conceptions, always present in the history of Christendom, which reject the thought of a damnation of part of mankind, and regard universal salvation as the goal of the divine economy, as is done in Origen’s picture of the Apokatastasis pantoon.27 In Leibniz’s eschatology there can be no apo-, no “re”, that is, no restitution that would presume a disturbance, a deprivation of the work of creation, the reversal of which through an eschatological renewal would be expected. The etiology of the last things, the fines debitae, is for Leibniz the idea of creation as a totally good work to which the incompleteness of creatures (“before sin”)28 belongs just as much as the participation of the spirits in the monarchy of God, directed as it is to the felicity of mankind and the perfecting of all beings. Hence the Leibnizian debitae fides can be seen as a process running asymptomatically, that is, ending in endlessness, a process of perfecting, of nearing of the souls of creatures to the perfection of God. As Bayle says in the Dictionary, article “Manichéens”, one simply cannot argue (raisonner) against “facts”, such as that men are sinful from their youth on, that “all are under sin, [that] there is none righteous, no, not one” (Romans 3, 9 f.), as we learn from experience and history, facts which he introduces into 26 27 28
See Discours de métaphysique, § 36. Cf. Théodicée, I, § 17 and 18. Cf. Théodicée, I, § 20.
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his discussion of Manichaeism. The consequence for Bayle is the dismissal of reason and the resorting to revelation, a consequence which, on extremely lucid grounds based on reason, he wishes to make plausible. Thus it is with skepticism and resignation that – contrary to Leibniz – Bayle allows no solution to be found in the light of nature, and in our regarding events at the end of time as the work of creation by a good God. On the other hand we find in Bayle’s argument the idea, albeit very much more restrictively than in Leibniz’s soteriology, that a theoretical atheist may be saved. However, despite the skepticism that both of them share concerning speculative statements about occurrences taking place at the end of time, in these Leibniz, as opposed to Bayle, would find a certain charm.29 After all, in the Théodicée as decades earlier in his Summaria Apocalypseos explication,30 he refers to the aesthetic delight which the text of the Apocalypse as well as his reading of apocalyptic speculations as, say, a “nearly astronomical theology”,31 a detailed description of cosmic-apocalyptic dramas, affords him. Nevertheless, we do not need “such hypotheses and fictions” which do not stand up to reason (GP VI, 112 sq.). Unmistakably, along with aesthetic pleasure, there also gleams here the pleasure of cognition,32 for such cosmic images enable us to remember the enormous size of the universe, the breadth of the Kingdom of Heaven and, opposed to this, the actual limitation of our understanding. Moreover, they can help contribute to our not succumbing to conclusions about the Theodicy, about good and evil, that would be recognized as erroneous by reason. The Leibnizian eschatology does not correspond to established Christian doctrine. Ludwig Feuerbach was right in saying:
29
30
31 32
On this aspect, see H. Rudolph, Leibniz’ Stellung zur Apokalyptik, in G. Frank, A. Hallacker and S. Lalla (ed.), Erzählende Vernunft, Berlin, 2006, p. 315–327 (p. 325– 327). Cf. already Summaria Apocalypseos explicatio: “[...] quod noto Apocalypsin esse scriptum inter artificiosissima censendum, quae nobis ex omni antiquitate reliqua sint. Ea in illo est simplicitas sermonis, et verborum proprietas, et sententiarum majestas, et lumina orationis, ut sine admiratione quadam atque intima animorum commotione legi attente non possit.” ([1677], A VI, 4 C, 2475) Cf. Théodicée, I, § 18. Cf. Leibniz to Thomas Burnett of Kemney (Febr. 27, 1702), referring to the apocalyptic ideas of J.W. Petersen, Mysterion apokatastaseoos pantoon (1700-1703): “Je l’ay parcouru avec plaisir, et quoyque je n’aye garde de le sui[v]re, je ne laisse pas de reconnoistre son merite” (A I, 20, n. 467, p. 811).
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Hartmut Rudolph “[Leibniz] defended orthodoxy, because he found that for his time the interest of religion was at one with it. He considered religion only in the sense that the mind can come to terms with it and that it has the blessing of truth: in its identity with reason.”33
33
L. Feuerbach, Geschichte der neuern Philosophie. Darstellung, Entwicklung und Kritik der Leibnizschen Philosophie (1837), ed. W. Schuffenhauer, Ludwig Feuerbach. Gesammelte Werke, t. 3, 2nd ed., Berlin, 1981, p. 22.
LEIBNIZ, BAYLE AND THE QUIETIST CONTROVERSY by Thomas M. Lennon (London, Ontario) The Quietism controversy was the single most urgent topic of discussion in France at the end of the seventeenth century. In one way or other, much was at stake, ranging from the leadership of the French church and the appointment of the next Prime Minister to topics such as the conception of human freedom, will, and moral responsibility.1 Of particular interest would be the views of Leibniz and Bayle, both astute observers of the French scene, and both Protestants living outside France, beyond the reach of the Sun King’s censors. With respect to Leibniz and Bayle, however, two unique puzzles are presented by this bewildering controversy. The puzzles are connected such that the solution of the one provides a solution of the other. 1. PUZZLES The first puzzle is why it is that Quietism should have interested Leibniz so much and Bayle so little. The discrepancy is difficult to quantify with precision, but the clear fact of the matter is that Leibniz’s relation to Quietism has provided matter for a book-length treatment, whereas Bayle’s references to Quietism are few, almost formulaic, and reveal no first-hand knowledge whatsoever of the texts (this will be just the first paper connecting Bayle with the topic).2 Prima facie, one would have expected just the opposite proportions. For the Quietist controversy that gripped France was, despite its great intellectual interest, a tawdry affair, involving political intrigue, allegations of sexual shenanigans, and protracted hostilities within the church of Rome, with the two leading French prelates, Bossuet and Fénelon, “tearing each other to pieces” (the phrase comes from the period) – all of which normally would have had Bayle’s eye glued to the page, but which should have led Leibniz demurely to turn the page. How to explain this surprising difference in their responses? 1 2
For the political issues, see R. Schmittlein, L’aspect politique du différend BossuetFénelon, Mayence, 1954. E. Naert, Leibniz et la querelle du pur amour, Paris, 1959. See M. Terestchenko, Amour et désespoir, Paris, 2000, p. 347–353, for six pages on Bayle and Quietism.
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Thomas M. Lennon
An answer is suggested by the second puzzle, which emerges from a criticism of Quietism lodged by both Bayle and Leibniz. The puzzle is not the criticism itself, or even a same criticism coming from them both, but that the criticism should appear so obviously wide of the target. Quietism was a mystical religious movement advocating a personal relationship of love with a personal God. Yet both Bayle and Leibniz condemned it as pantheistic, an allegation associated in the period with an impersonal kind of rationalism variously described as Socinian, deistic, Averroist, or even Spinozist. Even allowing for the emotive force of these terms, used to smear almost any despised position, the terms had enough cognitive content to appear now as utterly inappropriate to describe any sort of mystical piety. Even the language used by the Quietists seems to exclude them from rationalist allegations. To describe the requisite relation of love with God, many used the image of sexual union. Here is the chief Quietist spokesman Fénelon: “Spiritual marriage immediately unites spouse with spouse, [...] God and the soul are then no more than one and the same spirit, as spouse and spouse are in marriage no more than one flesh.”3
Others used other metaphors, for example describing the soul as a drop falling into the ocean that is God. Such language seems far from Spinoza, with whom the Quietists were nonetheless associated. The aim in dealing with the two puzzles is to provide some needed enlightenment about Quietism, but also about Leibniz and Bayle, and the difference between their philosophical orientations. While both advocated openmindedness and toleration, for example, they did so on very different grounds. Leibniz is the great conciliator. He tried to bring Catholics and Lutherans together, to unify the states of Europe. His inclination is to blunt differences, minimizing their significance as merely linguistic and thus eliminable. Leibniz was, paradigmatically, an optimist, even, perhaps especially, in his epistemology. For him there is at least a modicum of truth to be found in every sincerely held view. Indeed, even when tinged with hypocrisy, as was Quietism according to him, there is some truth to be recovered. He thought that the mistake of the Quietists, as indeed that of their opponents, was largely a result of exaggeration. By contrast, Bayle is the great antagonist. His advocacy of toleration sprang, partially, from a pessimistic, not to say cynical, skepticism. For him, there were very few sincerely held views, and among them still fewer that were defensible. His inclination is to sharpen differences between the views he 3
François Fénelon, Explication des maximes des saints sur la vie intérieure (hereafter : Maximes), in Œuvres, Paris, 1983, vol. 1, art. 41, p. 1089. The term “Quietist” was, like the term “Jansentist”, rejected by those to whom it was applied, including Fénelon. Instruction pastorale... sur… la perfection chrétienne..., “Avertissement”, in François Fénelon, Œuvres complètes, Paris, 1851-1852. Reprinted in Geneva, 1971, vol. 2, p. 420.
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discusses, emphasizing not only their irreconcilability, but their significance. A good example is the difference he sees between Calvinist and Catholic views on the Eucharist: either Christ is physically present in the sacrament or he is not, and if he is not, then Catholics are worshiping nothing more than a piece of bread and thus are guilty of nothing less than idolatry. There are sheep and there are goats, among people and among views. With the Quietist controversy, however, these inclinations of Bayle and Leibniz are reversed. It is Leibniz who in the end seeks and presses differences, while it is Bayle who goes so far as to largely ignore the whole issue. 2. QUIETISM So what was this Quietism, which is hardly on our screens at all today? Its efflorescence, but also its extinction, occurred in France at the end of the seventeenth century in a controversy that involved the Church, of course, but also the state, the newspapers, the Republic of Letters – all of it in a madness-ofcrowds phenomenon for which the earlier tulipomania in Holland is not a bad model. Intensifying the mania, the face of Quietism was Mme Jeanne de Guyon: intelligent, beautiful, rich, high-born, indefatigable, charismatic, and a mystical lover of God. Her implacable enemy Bossuet was not exaggerating in calling her the fulcrum of the controversy. But for her, he would likely have resolved his differences with Fénelon. The initial history of Quietism is a matter of partisan dispute. Fénelon argued, not implausibly, that Quietism was nothing new, that all of it is to be found in Paul, in Church fathers such as Augustine, in later times and places, with people such as Teresa of Avila, and in closer, more recent figures such as François de Sales. The orthodoxy of all these figures was beyond question, since all had been canonized by the Church. Bossuet’s case against Fénelon was simple: Quietist views were in fact new and therefore false. The historical fact of the matter is that when, in a daring effort to end the controversy, Fénelon in 1698 submitted his defense of Quietism, the Explication des maximes des saints, to the Pope for judgment, it was condemned, a year later. At least, we can say that 23 propositions paraphrased from it were censured in various terms, which in the event was enough to bring Quietism to a definitive, dramatic end. Though certainly not to the same extent as with the earlier, more famous condemnation of five propositions from the Augustinus of Jansenius, just what was condemned in 1699 was and still is a matter of controversy. Here it will be enough to distinguish two components in Quietism. One is pure love. The Quietists took seriously the fundamental injunction to love God with one’s whole heart, mind, and soul. Such love seemed to them to preclude any concern with oneself or one’s own benefit. One should love God only for Himself, in a pure, non-mercenary way, to be tested by the impossible supposition. Here is how Fénelon expressed it:
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Thomas M. Lennon “One can love God with a love that is pure charity, and with no mixture of any motive of self-interest. At this stage of love, one loves God amidst ills such that one’s love would be no greater were He to fill the soul with consolation. Neither the fear of punishment nor the desire for recompense has any part in the love. One no longer loves God for merit, nor for perfection, nor for the happiness to be found in loving Him. One would love Him as much, even if by the impossible supposition that He were perforce ignorant of that love, or if He willed to make eternally unhappy those who might love Him.”4
So the challenge of the impossible supposition is the following: If God were to punish with eternal damnation precisely those who obey His command to love Him, would you then love Him? If not, your love is something less than pure. The other component is mysticism, the view that a direct and unmediated cognitive relationship with God is possible: one knows God face to face. The possibility of such an experience has always been recognized by the Church – it happened to Paul, most notably – but it has generally been regarded as a relationship that has been imposed on certain individuals for a limited period of time. This infused contemplation differed from the acquired contemplation of the Quietists, who thought that they could bring it about by themselves, and maintain it as a permanent state. The two components, pure love and mysticism, seem logically distinct. There have been mystics who ignored any expression of pure love, and there certainly have been many authors who have emphasized pure love while resisting any mystical impulse. But according to some Quietists, pure love occurs only in the mystical state of contemplation, and perhaps just is that state. To know God is to love God, and conversely. The mystical vision of the Quietists is, to invoke their etymology, a state of quietude, or passivity, or abandon before God’s will. The slide from one to the other component is natural, eased by the description of them by the same term of indifference in two of the many early modern senses of the term. Pure love is indifferent in the sense of being disinterested, and mystical contemplation is indifferent in being uninterested in all else. 3. LEIBNIZ Leibniz criticizes not just the Quietists’ test for pure love, but their actual practice of such love. In a statement suggestive of a discreet, page-turning impulse, he writes to Morell: “Many people are talking about the love of God, but from its effects I see that few really have it, even among those most ensconced in mysticism.”5 In addition, Leibniz feels that the dispute over pure love “seems to be a misunderstanding [...] perhaps deriving from the failure to attend to the 4 5
Maximes, “Avertissement”, p. 1011. Grua, I, p. 107.
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proper formation of terms.”6 This might be Leibniz’s “official” view of the controversy, resting on deep metaphysical and methodological principles of his. But despite this view, despite his irenic, face-saving solution to the debate in which he tried to show how both sides were in a sense right, and despite his expressed relief when the issue was finally decided by the papal Brief of 1699 (“God be praised”, he said, “at least the newspapers will finally be talking about something else”) – despite all this, Leibniz himself joined the fray with extended, numerous, and detailed criticisms of the Quietist position. Leibniz discussed the Quietist affair during the four-year period leading up to, and just after the papal Brief, in correspondence with the mystical numismatist André Morell. Leibniz is invariably polite, often accommodating without being patronizing, and generally patient with Morell’s support for the mystics. But in these letters, he seems to fail really to enter into the Quietist mindset. Here’s a text from the correspondence in which Leibniz makes three points, none of which is really helpful. They all seem driven by the effort to find differences from Quietism. “[1] If by the soul’s passive state is meant only the submission of its will to God’s, and willing only what He wills, it is the most reasonable thing in the world. [2] The same is true of the controversy over disinterested love, for, as the true love of God is the perfection and happiness of the soul, its true interest is to love God above all things. And [3] the supposition that a lover of God might be content with his own damnation is the fiction of an impossible case.”7
Taking the three points in order: first, “if by the soul’s passive state is meant only the submission of its will to God’s, and willing only what He wills, it is the most reasonable thing in the world.” The implication is that this is not all that the Quietists mean by the passive state, and that the fully passive state they advocate is unreasonable. How so? Leibniz does not tells us here, but a standard criticism of Quietist abandon and self-denial is its equivalence to moral paralysis, a navel-gazing rejection of what is actually God’s will – a criticism that Leibniz elsewhere implicates in his view of Quietism as hypocritical. For him, true love of God is manifest in keeping God’s commandment to love others. “The touchstone of love for God is the one St. John gave us. And when I see true ardor in securing the general good, love of God is close by.”8
When asked for the greatest commandment, Christ replied with two commandments: love God, and love your neighbor. To be sure, the Quietists seem to 6 7 8
Leibniz to Nicaise (4-14 May 1698), in Victor Cousin, Fragments philosophiques, 5e éd., Paris, 1866, vol. IV, p. 176; cited, Naert, Leibniz et la querelle du pur amour, p. 56–57. Leibniz to Morrell (4-14 May 1698), Grua I, 125. Leibniz to Morrell (11 May 1697), Grua I, 107. Leibniz’s reference is probably to 1 John 4: 7–12.
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ignore the second, but Leibniz tends to collapse the former into the latter in a kind of Unitarian naturalism, which the Quietists would have found abhorrent. Leibniz’s second point is that disinterested love is reasonable. For, as he says, since the true love of God is the perfection and happiness of the soul, true interest is to love God above all things. But here the Quietists agree that as a matter of fact, indeed, as a matter of necessity, truly loving God is in our interest. But that is not the issue on which the Quietists have something of interest to say. Their concern is rather with the nature of true love itself, which for them is tested by the impossible supposition. Purity of love is conceptually severed from self-interest by counterfactually supposing it to be contrary to self-interest. This leads to Leibniz’s third point. According to Leibniz, the supposition that a lover of God might be content with his own damnation is the fiction of an impossible case. Now, the emphatic willingness to suffer even damnation for one’s love of God is the hallmark of the late seventeenth-century French Quietists, distinguishing them from all other devotees of pure love. And the impossibility of ever actually achieving such willingness was argued repeatedly as a criticism of their view. Malebranche, for example, argued that the supposition of it was impossible in three senses: logically, in that it followed from his definition of the will as a tendency toward happiness that we could never agree to eternal unhappiness; psychologically, in that our own happiness is the only motive that we ever have; and morally in that damnation as a consequence of loving God would be immoral and thus would contradict God’s goodness. But all of this seems beside the point since the Quietists themselves regard, and label, the supposition as impossible. Once again, it is only as a criterion of the purity of the love that they make the supposition – a supposition which in itself is contrary to fact, necessarily contrary to fact, for the very reasons that Malebranche indicates. The actual fact of the matter, the necessary fact of the matter, is that loving according to the impossible supposition yields happiness. On the other hand, Malebranche’s arguments are not altogether irrelevant, for they purport to show that the love thought to be tested by the impossible supposition is itself impossible. (Certainly, this is the upshot of the first two; the upshot of the third is that any love thus tested would be immoral.) And to this extent, Leibniz’s criticism might also be relevant. But, like Malebranche, he argues from a matter of fact contested by Quietists claiming willingness precisely to undergo damnation for their love of God. There are deeper issues raised by this matter of that will re-appear below. Leibniz is rather closer to the mark, certainly more interesting, when he seems, by implication, to accuse Quietism not of an exaggeration, but of an outright mistake. A good example is the “lazy fallacy” to which he thinks it is committed. The argument is of unknown origin, and our first source for it is
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Cicero, who took it to be fallacious on the basis of the concept of a co-fated event that he reports from Chrysippus.9 Alexander of Aphrodisias, however, took it to be valid, but unsound, and thus for him it was a reductio ad absurdum of determinism.10 The argument is that since everything is fated, or ordained by Providence, effort makes no difference and thus is useless. In the classic example, whether one recovers from an illness is fated, hence it is useless to consult a physician.11 He makes this claim in the fourth section of the Discourse on Metaphysics, where he argues that we should love God because God always acts for the best. But Leibniz sees a difference between the appropriate attitudes toward what God has already done, and toward what He will be do in the future. Whereas we should acquiesce to the past, we should act (now and) in the future according to what we take to be God’s will, which is to say, we should contribute to the general welfare, especially within the region of our influence, however limited it might be. And it is here that he delivers his comment: we should not be “quietists and stand with folded arms ridiculously waiting to see what God will do, in conformity with the sophism the ancients called λóγον άεργον, or the lazy reason.”12 Now it may be, he continues, that God did not will that our good intentions be effective, but no matter. As the best of all masters, “he never demands more than righteous intentions, and it is for him to know the proper hour and place for making our good designs successful.”13 Leibniz’s text ends here, reserving for discussion elsewhere the deep metaphysical issues it raises concerning time, contingency, Providence, human freedom and responsibility. These are the issues alluded to above that will reappear below, but meanwhile there is the lazy fallacy, or argument, as a brute criticism of Quietism. As a first approximation, Leibniz’s appeal to the lazy argument might be regarded as a version of the moral paralysis criticism that Quietism amounts to nothing more than navel-gazing. Leibniz wants to say that, contrary to what he 9 10 11 12
13
De fato, 28-30 ; see A.A. Long and D.N. Sedley, The Helenistic Philosophers, Cambridge, 1987, vol. 1, p. 339–340. Ignava ratio is Cicero’s translation. D. Frede, “Stoic Determinism”, in B. Inwood (ed.), Cambridge Companion to the Stoics, Cambridge, 2003, p. 202, n. 44. Discourse on Metaphysics, in G. W. Leibniz, Philosophical Papers and Letters, ed. and transl. L.E. Loemker, Dordrecht, 1976 [hereafter: Loemker], p. 305. Discourse on Metaphysics, 4, Loemker, p. 305. The original French reads : “[…] quant à l’avenir il ne faut pas estre Quietiste ny attendre ridiculement à bras croisés ce que Dieu fera.” (GP IV, 429) Loemker’s rendering of ny, which is standard among translations, may be misleading, however. Leibniz might not be saying that Quietism is equivalent to fatalism, but only one of these two attitudes that should be avoided (thus “or” instead of “and”). Nonetheless, the clear implication is that Quietism and fatalism involve the same mistake. Ibid.
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takes to be the Quietist position, Providence does not render irrelevant what we do. While it is true that everything happens according to God’s will, that is not to say that if we had failed to act in a certain way, what in fact eventuated would nonetheless have eventuated. More generally, we should submit to God’s will not simply by willing that whatever God wills should occur, but by finding out what it is that God wills and then bringing that about by willingly doing it ourselves. Once again, however, it is not clear why the Quietist should be committed to this stultifying sort of passivity. Certainly, Fénelon explicitly rejected it as a consequence of his view. Indifference is: “not a stupid indolence, an inner inactivity, a non-volition [...] a perpetual equilibrium of the soul [...]. It would be a manifest extravagance to refuse out of pure love to will the good that God wills for us and commands us to will.”14
Of course, to deny a charge, especially to do so in polemical work, is not to answer the charge or to show it to be without foundation. In any case, we return to the lazy reason below, because there is a connection between it and the surprising criticism that Quietism is a form of pantheism. According to Leibniz, the metaphysics suggested by the Quietists’ highly figurative language is false. When the Quietist speaks of the contemplative soul as losing itself in the ocean of being, the suggestion is that the substantiality of soul is somehow relinquished in that of God. Expressed this way, the view is by itself problematic, for it amounts to Averroism, the denial of personal, individual immortality in favor of a single, world soul. In his Reflections on the Doctrine of a Single Universal Spirit, Leibniz explicitly connects the lazy argument with the metaphysics of pantheism.15 He notes that the Aristotelian tradition in particular has shown an inclination toward a single universal spirit, beginning with Aristotle himself, and of course in Averroes’s assertion of an immortal, single agent or active intellect. The tradition continues later in authors such as Pompazzi, and even in Queen Christina and her librarian Gabriel Naudé, who was “saturated with it [...]. Spinoza, who recognizes only one single substance, is not far from the doctrine [...], and even the Neo-Cartesians, who hold that only God acts, affirm it, seemingly unawares.” Spinoza’s one-substance ontology, of course, was notorious, and the NeoCartesians are obviously the occasionalists, who by denying real causal agency in created things make them depend on God as accidents depend on substance. Leibniz then links the single universal spirit doctrine to the doctrine, held by “Molinos and certain other modern quietists”,16 of the repose of souls in God, 14 15 16
Maximes, art. 5, p. 1024. GP VI, 530 ; Loemker, p. 554. “Molinos et quelques autres nouveaux Quietistes”, GP VI, 530.
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with the cessation of their activities as the highest state of perfection. His answer to this lazy situation is the metaphysics of an intrinsically active soul whose activity is directed toward perceived perfection, wherever it is perceived to be. According to Leibniz the soul, insofar as it is a substance, is active, conscious, self-conscious, and endowed with memory, with its will preserved. This is by contrast to how he sees the Quietist conception of the soul’s contemplation, namely as a state that is passive, unconscious, selfdenying, forgetful, with its will surrendered to God. We know that Leibniz’s own ontology has been interpreted as pantheistic, as a form of Spinozism. The interpretation is discussed both early, in Joachim Lange’s Modesta disquisitio (1723), for example, in such classic commentators as Russell and Couturat at the turn of the twentieth century, still later by Lovejoy, and more recently by Curley. The argument is simple: if the ultimate sufficient reason for the world is necessary, then that for which it is the sufficient reason is necessary.17 The world follows from God in the way a valid conclusion follows from premises – necessarily, because it is nothing more than them. The plausibility of this interpretation is less important here than the fact of its having been proposed. Leibniz, who certainly knew of the pantheistic threat posed by Spinoza, must have been sensitive to any implication therein of his own views. So there is at least this much of a solution to the first of the two puzzles. Leibniz’s response to the perceived pantheism of the Quietists was to overcome his distaste for a tawdry affair in order to block any association of it with his own views. In fact, Leibniz suggests that he is the only one who is able successfully to dissociate himself from the Quietism. In the New Essays, he ties the Quietists to the charge traditionally lodged against the Averroists of denying personal immortality. Some have been led “to believe that our immortality is just a miraculous gift from God [...] I am afraid that some who speak of immortality through grace do so only for the sake of appearances, and are fundamentally not far from those Averrroists and certain wicked Quietists who imagine that the soul is absorbed into and reunited with the sea of divinity; my system is perhaps the only one which properly shows the impossibility of this notion.”18
Now, it is hard to believe that Leibniz places Fénelon among these “wicked Quietists”, for he personally held Fénelon in high regard, sympathizing with him against Bossuet. But the grounding of immortality in grace is explicit in the archbishop of Cambrai: “Promises of eternal life are purely gratuitous. Grace is never our due; otherwise it would no longer be grace. God never strictly owes us preservation from death or eternal life af 17 18
For the literature, see E.M. Curley, “The Root of Contingency”, in H.G. Frankfurt (ed.), Leibniz. A Collection of Critical Essays, Garden City, 1972, p. 69–97. New Essays on Human Understanding, ed. and trans. P. Remnant and J. Bennett, Cambridge, 1981, p. 59; A VI, 6, 59.
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Thomas M. Lennon ter bodily death. He does not even owe our soul existence after this life. He could let it fall back into non-being of its own weight; otherwise He would no longer be free with respect to the duration of His creature, and would become a necessitated being [un être nécessaire].”19
In any case, the point of relevance here is that Leibniz sees Quietism as connected with a pantheistic denial of personal immortality, that he has reason to do so, and that he is at pains to be seen as avoiding it himself. Moreover, Leibniz takes very seriously the Scriptural notion of the Kingdom of God, which for him is of two sorts: the kingdom of nature, in which God is conceived as the architect of the world’s machine, and the kingdom of grace, in which He is conceived as the monarch of the divine city of minds. The latter is a moral realm in which souls enter into a “kind of society with God”, standing to Him as do subjects to prince and even as children to a father. It is a symmetrical relation that both requires and makes possible pure love as he conceives it, namely as finding pleasure in the happiness of the other who is beloved.20 This moral relation is at least obscured, if not denied outright, by the pantheist conception of the Quietists. This is to say that Leibniz stands opposed to Quietism on theological grounds that are structurally similar to the more secular grounds attributed below to Bayle. As will be seen, they also offer something of a rejoinder to the Baylean case against his metaphysics. 4. BAYLE Bayle mentions Quietism at several points in the Dictionary. In the article on Antoinette Bourignon, for example, the eponymous subject takes a clobbering, and a fairly lengthy and unrelieved one at that. Bourignon was a colorful personality in this technicolor epoch, so on that ground alone it is not surprising to find a place accorded her in Bayle’s great work. Bayle does say that “the Principles of the Bourignonists agree pretty much with those of the Quietists”, thus implicating her in the story here.21 But assigning any more than a peripheral role to her encounters some obstacles. For one thing, she died in 1680, well before the heyday of Quietism. Moreover, Bayle’s principal aim here seems to be a bashing of Poiret, a fellow-traveler of Quietism, and editor of Quietist works. Even so, Bayle had this to say about her writings: “It would be very difficult to give an account of her System. No Coherency must be expected from a Person who ascribes every thing to immediate Inspirations.” Among other Dictionary articles, most of interest is the one on Spinoza, whose doctrine of a single substance, the “monstrous hypothesis” as Bayle calls it, is open to the objection of pantheism. Bayle illustrates his claim that 19 20 21
Maximes, p. 1034–1035. Monadology, 83-90, Loemker, p. 651–652. DHC, “Bourignon (Antoinette)”, K, t. I, p. 649b.
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this version of atheism is to be found at other times and places by pointing to the followers of “Foe” (i.e. Buddha, in Chinese), who “teach Quietism”. They think, among other things, that they ought, “through a perfect insensibility, to sink into the repose and inaction of the first principle”. Says Bayle: “Did we not know the extravagances of our Quietists, we should be apt to think that the writers, who mention these speculative Chinese, neither well understood nor faithfully related what they say of them; but if we consider what passes among Christians, we cannot with reason disbelieve the extravagancies ascribed to [this] sect.”22
Bayle’s single cited source for his information at this point is a book review in the Acta eruditorum.23 There is no reference to any Quietist work, much less evidence of any original analysis of the sort that one would be expected from someone interested in the topic. Instead, Quietism serves as a conceit, ready made to abuse pantheism wherever it appears. The same use of the concept for purposes only of abuse occurs in the articles on Agippa, Discorides, Origen, Plotinus, Taulerus, and the Elucidation on obscenities. Nowhere in any of them, or in any of his correspondence, does Bayle give any evidence whatsoever of actually having consulted any Quietist work. The metaphysical objection to Quietism that it involves pantheism is found in the last remark but one attached to the article “Brachmans”. Bayle begins the objection as such by citing the early mentor of Mme Guyon, François Lacombe. Quoting from the colorful, but accurate, 1728 translation by Pierre Desmaizeaux: “The perfect prayer of contemplation puts man besides himself, delivers him from all Creatures, makes him die and enter into the Rest [i.e. the tranquility] of God; he is in admiration that he is united to God, without doubting that he is distinguished from God. He is reduced to nothing, and himself no more; he lives and lives no more: he operates and operates no more: he is and is no more.”24
By itself, the text is relatively innocuous, open to multiple readings, at least some of which are harmless. It is only when taken in context, especially with respect to what followed Labombe, that his text makes its obviously Quietist statement. Says Bayle, these mystics “place Indifferency, and the perfect Quietness, in a Transformation of the soul into God, which they explain by the Notions of the Consummation of Marriage”. To develop the metaphysical implications of the tranquility found in Quietist contemplation and its indifference to all else including the self, Bayle turns to the protégée, citing a text from Mme Guyon herself: 22 23 24
The Dictionary Historical and Critical of Mr Pierre Bayle, transl. P. Desmaizeaux, London, 1734 (repr. New York, 1984),“Spinoza”, B, vol. 5, p. 202–203. Acta eruditorum, 1688, p. 258. The book is Confucius sinarum philosophus, by Prospero Intorcetta (Paris, 1684). Bayle here resorts to a review for his invocation of Quietism. The Dictionary…, transl. cit., “Brachmans”, K, vol. 2, p. 118.
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Thomas M. Lennon “The essential Union [...] is the Spiritual Marriage, where there is a communication of Substance, where God takes the Soul for his Spouse, unites it to himself, not personally, nor by any act or means, but immediately, reducing all to a Unit [...]. The Soul ought not, nor can any more make any Distinction between God and itself: God is the Soul, and the Soul is God, since by the Consummation of the Marriage it is returned to God, and finds itself lost in him without being able to distinguish itself again. The true Consummation of 25 the Marriage makes the mixture of the Soul with its God [...].”
Says Bayle: “The absurdity of this doctrine as to Metaphysics is monstrous; for if there is any thing certain in the clearest Ideas, it is absolutely impossible that a real Change should be made 26 either of God into a Creature, or a Creature into God.”
Not incidentally, monstrous hypothesis is Bayle’s usual epithet for Spinoza’s one-substance ontology. The material for this remark is taken entirely from two secondary sources. One is the Jesuit Charles Le Gobien’s Histoire de l’Empire de la Chine, which gives Bayle the Brahmans’ metaphysical view of the world as an illusion, with the perfection of things consisting in non-being. Their ethic, more exaggerated than that of our Stoics, says Bayle, is one of total apathy and indifference; no passion, no action, no thought, without any thought even of virtue contrary to the quietude of the soul, which in that state of perfection is God. According to Le Gobien, the Chinese combat this view of perfect indifference as a “monster” in morality, and “the overturning of civil society”. But I desire you to observe, says Bayle, “that this monster of indifference is the darling doctrine of the Quietists, and that according to them, one’s true Felicity consists in Nothingness [le néant]”.27 There then follows a long compilation of citations from Molinos, Mme Guyon, Malaval, Lacombe, the abbé d’Estival, and the anonymous author of the Règle des Associés à l’Enfance de Jésus, all taken verbatim from La Bruyère’s posthumous Dialogues sur le quiétisme. Bayle strings together sixteen quotations from this pantheon of Quietist authors. All of the quotations are taken from this single secondary source, La Bruyère’s Dialogues. La Bruyère himself gives a list of all the editions from which he quotes. (In the case of Mme Guyon’s Torrents, he had only a manuscript.) Sometimes, but only sometimes, he gives page references. Sometimes, but only sometimes, Bayle also gives these page references, but no others. In other words, there is no evidence that Bayle even verified the accuracy of La Bruyère’s quotations, though no evidence other than this fact that he did not do so. Bayle here seems peremptorily just to endorse the view of Quietism found in La Bruyère. Prima 25 26 27
Ibid. Ibid. Ibid.
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facie, this is a strange procedure in a work specifically designed, as Bayle himself tells us, to correct errors in previous such works. This is not a textual issue, however, or even a hermeneutical one. It is an ideological issue. The article has a skeptical slant to it from the outset, beginning with Strabo’s report of Brahman moral rigorism, as evidenced in their toughening themselves by sleeping on the ground in all weather, or by standing all day first on one leg and then on the other, all the while holding a large piece of wood in the air. Since this is the only report of such behavior, which would otherwise be reported by anyone writing about the Brahmans, and since the behavior itself seems implausible, Bayle takes the lack of testimony from others for Strabo’s report as evidence against it. The main point here, in any case, is that Bayle has skeptical objections to Quietism that preclude the normal treatment that Bayle gives to the topics he selects. It seems that the Quietists receive no significant attention because they deserve none. The Quietists hold no standing in the Republic of Letters because they lack the integrity that, according to Bayle’s Academic skepticism, is a condition for responsible discussion. They are morally and intellectually beyond the pale. The end of the Remark is a continuation of this criticism of the monstrous absurdity. Relying entirely on material taken from La Bruyère, Bayle condemns the Quietists in very strong terms: he says that they are unforgivable. They are unforgivable on doctrinal and moral grounds, irresponsible in 1) what they believe, and in 2) what they do. The two charges follow one another. [1.] “ ‘Can anyone forgive them, that ‘State of Deification, wherein all is God without knowing that is so [...] that State of essential Union wherein the Soul becomes immutable [...] that Union not only essential but immediate and without means, more substantial than the hypostatic Union [...] that central Union with God, that has no need of Jesus Christ as a mediator’. This kind of Eutychianism multipliable in infinitum would appear 28 horrible to Eutyches himself.”
Eutyches was a monk whose view that there is but one nature in Christ in which his divinity and humanity both are contained was condemned by the Council of Chalcedon in 451. The view was taken to mean that with such a blended nature, Christ would be neither human nor divine, and thus would not be the mediator of grace between God and man that he was supposed to be. According to Bayle, it seems, the Quietists multiply this mistake in their individual claims to a mystical state of direct union with God. A mediator is no longer necessary. [2.] “But if one would excuse all these things, can any body forgive them the obscene Images they make use of [...]. Can anyone forgive them what they assert, that, in order to lead the Soul to a State of Death, which is a Preparation to Deification, ‘God permits that the Senses should extrovert, that is to say, debauch themselves, which appears a great 28
Ibid., p. 119.
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Thomas M. Lennon impurity in the Soul. And yet the thing is timely [de saison], and to do otherwise is to pu29 rify ones self in another manner than God commands, and to sully ones self’.”
So, the idea is that, according to the Quietists, we should be seeking a kind of death, the means to which is extreme sensual gratification. The gratification is of a sort generally taken to be impure, but which in fact is just the opposite. It is precisely what is commanded by God. This is a rather different criticism from the frequent criticism of Quietism in the period that it leads to antinomianism, the view that everything is permitted.30 Here the alleged point is that the Quietists engage in sensual satisfaction in a misguided effort to dull the senses’ claim on the soul’s attention. (Thus, also, the Quietist aversion to physical penance. Such practices, according to Mme Guyon, serve only to draw attention to the body, the opposite of what we should be doing in order to achieve union with God.) A doctrine, in any case, that is so bad as to be unforgivable. What is important here is not Bayle’s two charges, or their historical source, or the extent to which they actually apply to the Quietists. The point is that, in Bayle’s view, they cancel the Quietist claim to respect and thereby annul any ticket to participation in the Republic of Letters. I can see no other explanation of Bayle’s near-silence on the topic. 5. WHY BAYLE AND LEIBNIZ? Noticing the pantheist objection in Bayle and Leibniz provides a reading grid for its appearance elsewhere. A good example is the anonymous publication of 1697, Lettre sur l’oraison des Quiétistes, où l’on fait voir les sources de leur Egarement.31 Self-described as a “short and solid account” of the pernicious maxims of the Quietists, it comes from the Jesuit, Pierre de Villiers (16481728). According to him, the Quietists think that their prayer amounts to a perfect union with God, which is permanent unless actively disrupted, such that they are as if transformed into God. They regard everything they think as God’s thoughts, whence it follows that their thoughts and desires must count for nothing, so that they are entirely indifferent to all else, even their own damnation. This is the whole Quietist package, the linchpin to which is pantheism.32 Nor is this the only association of Quietism with pantheism. Another, 29 30
31 32
Ibid. That Quietism leads to antinomianism was argued by Nicole in his Refutation des principales erreurs des Quiétistes contenues dans les livres censurez par... l’Archeveque de Paris, Paris, 1695, chap. 3–4. Lettre sur l’oraison des Quiétistes, où l’on fait voir les sources de leur Égarement, Paris, 1697. For Fénelon’s attempt to avoid Spinozism, see H. Gouhier, Fénelon philosophe, Paris, 1977, chap. 3, § 7.
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particularly relevant instance came from Bayle’s fellow refugee, Pierre Jurieu, who in 1699 published a Traité historique contenant le jugement d’un Protestant, sur la théologie mystique, sur le Quiétisme [etc.] 33 According to Fénelon, he says, the goal of mystical theology is pure and disinterested love; “but we do not believe him”. Instead, the real goal is “to make man perfect, a deified man [un homme divinisé], to unite him in so singular a way that he remains in some sense God, and passes, as it were, into the divine substance.”34 With the discovery of the pantheism objection elsewhere, one might wonder why the focus here should be just on Bayle and Leibniz. After all, Fénelon himself tried to reply to the pantheist objection, which he did not get from either Leibniz or Bayle. It is false, he says, that “the transformation [undergone in pure love of God] is a real and essential [par nature] deification of the soul, or a hypostatic union, [...] to speak in this way is to spout horrible blasphemies.”35 Is there anything of special interest in their version of the pantheist objection? The answer to this question will conclude my case that the Quietism episode provides something of interest about Leibniz and Bayle with respect to the difference in their philosophical outlook and perspective. A curiosity of the Brahmans article is that while the article itself appeared in the first edition of the Dictionary, in 1696, remark K to that article appeared only with the second edition, of 1701.36 So what happened during the five-year interval that might have led Bayle to add this remark containing the pantheist objection to Quietism? A great deal, in fact: the dramatic papal censure of 1699, and all the polemical literature leading up to it, particularly the two main works of Bossuet and Fénelon. But Bayle mentions none of this material. Crucially, there was the La Bruyère publication, also in 1699. But while this posthumous work accounts for the Quietist texts that Bayle attacked, it does not explain why his attention was turned to Quietism at all. The inspiration might have come from Jurieu, whose anti-Quietist Traité was certainly known to Bayle.37 But while the pantheism issue arises right at the outset of the Traité, Jurieu does not advance it as an objection. The problem that Jurieu sees is not the obvious threat of pantheism, but that it is nowhere condemned by any Church Council, papal bulle, or by Fénelon or Bossuet. That is, the problem lies with an inconsistency within the Roman Catholic Church, which is a part of the larger theme of this and virtually every 33 34 35 36 37
Pierre Jurieu, Traité historique contenant le jugement d’un Protestant, sur la théologie mystique, sur le Quiétisme, et sur les démêlez de l’Evêque de Meaux…, 1699, p. 2–4. Ibid., p.16–17. Maximes, 35 faux, p. 1082. The printing of the second edition began in May 1698; and it was published in December 1701. In the article “Ruysbroeck”, remark D, of the Dictionary, Bayle defends the work against an objection to its treatment of the impossible supposition.
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book by Jurieu, viz. that the Church’s practice of persecution is hypocritical. So Bayle cannot have been fully satisfied by Jurieu’s treatment of Quietism; but perhaps Jurieu motivated Bayle to advance the pantheism objection that he himself had only outlined. Another, intriguing possibility is that Bayle’s interest might have been caught, however briefly, by the work of Leibniz, on the pantheist objection in particular, which he might have just taken over from Leibniz. While this is a chronological possibility, there is no anti-Quietist text by Leibniz to which Bayle had access. Moreover, philosophically, such a connection was out of the question. For from Bayle’s point of view, Leibniz would have been unacceptable for the same reason that the Quietists were unacceptable, viz. that his metaphysics makes responsible discussion impossible, for there are no genuine responses. There are no conversations in which one speaks, unpredictably, in response to what another says, unpredictably, because everything is programmed in advance. From a Baylean perspective, Leibniz subscribes to a metaphysical mechanism that follows from his principle of sufficient reason. Everything true of a substance, supernaturally no less than naturally, follows by a logical mechanism, however infinite the steps might be, from its individual concept. Time in which genuinely novel events appear is replaced by a totum simul of atemporal, logical relations. Once God is given, everything is given, all at once.38 In short, Leibniz no less than the Quietist smacks of Spinozist pan-theism, that is, Bayle proleptically subscribed to the Spinozist interpretation of Leibniz.39 To that extent, Leibniz would be no less objectionable than were the Quietists. (How this critique stands to Leibniz’s notion of the Kingdom of God is certainly a relevant question, but one beyond the present purview. Suffice it to say that Leibniz was aware of the metaphysical mechanism – he himself uses the term.40) 38
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40
See T. Lennon, “Mechanism As A Silly Mouse. Bayle’s Defense of Occasionalism against The Pre-established Harmony”, in S. Nadler (ed.), Causation in Early Modern Philosophy. Cartesianism, Occasionalism, and Preestablished Harmony, University Park, 1993, p. 179–195. There is an irony in this account, since Leibniz himself thought that mechanism, or at least its proper understanding, blocks pantheism. In the Theodicy, he says that the laws of motion “are wonderful evidence of an intelligent and free being, as opposed to the system of absolute and brute necessity, advocated by Strato and Spinoza” (Theodicy, § 345, trans. E. M. Huggard, ed. D. Allen, Indianapolis, 1966, p.151). But note that the model is still mechanical. Later in the same work, he contrasts the difference between the reason for the laws of motion and for the number of spatial dimensions: the former results from a choice for the best, the latter from blind necessity (ibid., § 351). To put the point another way, the mechanism of Hume, which eliminates necessity from the world altogether, would be no less objectionable to Bayle. On the Radical Origination of Things, Loemker, p. 488; GP VII, 304.
Leibniz, Bayle and the Quietist Controversy
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7. CONCLUSION I began with puzzles and I shall end with a puzzle, or at least a curiosity. Like many others, Malebranche was under pressure to commit one way or the other on the Quietist debate. On the basis of Malebranche’s published work, his disciple François Lamy took Malebranche to have committed himself to Quietism before the fact, and thus he cited Malebranche in his De la connaissance de soi-même (1694-1698). This appropriation of his work led Malebranche to publish his Traité de l’amour de Dieu (1697) in order to show that Lamy had misunderstood his position, which was anti-Quietist. All this was in the late 1690’s, in the crescendo of the greater debate. A decade earlier, however, Fénelon wrote a Réfutation du système de Malebranche sur la nature et la grace. One of the grounds on which he criticized the Oratorian was his perceived metaphysical mechanism, which in Fénelon’s view eliminated divine, and therefore all other, freedom. The system was one of general divine volitions instantiated by occasional causes. Here is how Henri Gouhier puts it: “Malebranche’s God is the author of the world that mathematical physics conceives on the model of a machine.”41All events, including human actions and even divine miracles, are understood in the way the behavior of colliding billiard balls is understood. For Fénelon by contrast, the concern is to “preserve confidence in a Father who watches over us, the prayer that assumes a personal relation between the soul and God, the feeling that philosophy should speak as does Scripture taken literally when it shows God attentive to our needs.”42 But this is precisely how Bayle views God, even if he finds God’s surveillance inscrutably troubling. It is regrettable that he did not have time to read the Quietists, at least Fénelon. (In this case, at least, there was no occasion to do so, since the Réfutation was a posthumous publication that Bayle could not have read.) A final curiosity or irony perhaps, is that Leibniz himself sought to construe man’s relation to God in moral terms that would also have been precluded by the metaphysical mechanism that Bayle saw in his system.43 Very quickly by way of a concluding review: we have solutions of the two puzzles: first, Bayle seems to have had no interest in Quietism, only contempt for a phenomenon that was intellectually and morally beyond the pale. This lack of interest shows that for him toleration has its limits. Not in the sense that some should not be tolerated, but that toleration does not entail standing in the Republic of Letters. In addition, even if Leibniz had a similar distaste for Quietism, he might have sought to block association with it for reasons that do not apply to Bayle. Leibniz was soon to be read as a Spinozist, whereas only an ironical reading of Bayle would make of him a Spinozist. Second, the 41 42 43
Gouhier, Fénelon philosophe, p. 51. Ibid., p.52. As Donald Rutherford has kindly pointed out to me.
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charge of pantheism against the Quietists, however slight its prima facie plausibility, was to some extent valid, and was perceived to be valid by not a few in the period. Leibniz and Bayle were not obviously wide of the mark in deploying the charge.
IV. MAL ET THEODICEE
JOB, BAYLE ET LA THEODICEE par Gianni Paganini (Vercelli) Il peut paraître paradoxal que le premier livre dans lequel on ait traité de la « cause de Dieu », c’est-à-dire le livre biblique de Job, ne soit que marginal dans les écrits de Leibniz et de Bayle, comme s’il avait été presque refoulé par les deux. Sans aucun doute, l’histoire biblique de Job est l’exposé le plus personnel et le plus direct du problème du mal qu’on puisse lire dans toute la littérature mondiale. À l’époque, il faisait autorité en tant que livre des Saintes Écritures, dont ni Bayle ni Leibniz ne doutaient d’ailleurs qu’elles fussent un texte révélé (même si Bayle, peut-être plus que Leibniz, s’inquiéta de la complexité de son interprétation). 1. LES INTERPRETATIONS PHILOSOPHIQUES DU LIVRE DE JOB Avant de revenir sur les raisons de cette marginalisation de Job chez Bayle et Leibniz, il faut remarquer que ce livre biblique avait nourri non seulement la réflexion théologique, mais aussi le questionnement philosophique, et cela au plus haut niveau de la spéculation rationnelle. Une enquête rapide sur les principaux textes de la patristique et de la scolastique, tant chrétienne que juive, confirme cette impression et permet de saisir les tendances principales de l’exégèse, du moins en Occident. Au centre de toutes les interprétations se trouve le verset crucial où est résumé le sens du discours par lequel Dieu intervient « au milieu de l’orage » pour mettre fin au long débat entre Job et ses amis : « Où étais-tu – dit-il s’adressant à Job en réponse à ses lamentations – quand je fondai la terre ? » (Job 38, 4). Soit qu’on emprunte, avec Augustin, la voie allégorique (pour l’évêque d’Hippone, la « terre » mentionnée par Dieu dans sa théophanie représente l’Église)1, soit qu’on préfère avec Grégoire le Grand la lecture morale du livre2, le verset célèbre est censé contenir la déclaration la plus explicite de 1 2
Cf. saint Augustin, Annotationes in Job liber unus, in: Patrologia Latina [= PL], éd. J.-P. Migne, Paris, 1844-1864, t. XXXIV, col. 872. Cf. Grégoire le Grand, Moralium libri, sive expositio in Librum Job, lib. XXVIII, cap. V (sur Job 38, 4), PL LXXVI, col. 456 : « Dicitur itaque ei : “Ubi eras quando ponebam fundamenta terrae” ? Ac si aperte diceretur : Virtutem fortium considera, meque eorum ante saecula auctorem pensa ; et cum eos quos in tempore condidi mirabiles suspicis, per-
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l’incompréhensibilité de Dieu, car sa toute-puissance le placerait au-dessus de toutes les puissances que l’homme pourtant admire. Dans ce même courant, Ambroise de Milan rapprocha le message du livre de Job de la recommandation paulinienne « Noli altum sapere, sed time ». Pour Ambroise, la manifestation divine devrait pousser l’homme à un aveu à la fois d’incompréhensibilité et d’humilité: « Quid curiose cupis investigare quod tibi non expedit scire, nec cognoscere datur ? »3. Thomas d’Aquin donne une interprétation du livre de Job qui n’est pas très différente, bien qu’il ait le souci constant de replacer le message biblique dans un contexte proprement philosophique. Dans son Expositio super Job, il voit dans le discours de la théophanie surtout le fait que l’intelligence humaine ne serait capable ni de comprendre les œuvres de Dieu ni de débattre avec lui à ce sujet. Toutefois, cela ne signifie pas que pour Thomas l’action divine soit dépourvue de raisons, même si celles-ci demeurent incompréhensibles. C’est ainsi que, tout en soulignant le thème de la force divine (une « fortitude qui devance toutes les fortitudes des choses naturelles »), son exégèse insiste également sur l’argument selon lequel la sagesse se manifeste dans l’ordre du monde : pour lui, la révélation de la voix du Seigneur au milieu de la tempête ne serait pas tant une épiphanie de la force que la démonstration de l’admirable construction du monde par son architecte. Quant aux souffrances de l’homme pieux, Job, Thomas reprend à son compte l’argument selon lequel le juste n’est pas exempt de fautes, ce qui explique pourquoi les maux le frappent même s’il se proclame « innocent ». En effet, d’après le commentaire thomiste, quand Job déclare être « pur et innocent », il faut entendre cette pureté et cette innocence en termes relatifs et non absolus : « en tant qu’homme » et non à l’égard de la perfection divine. Sur un ton plus sobre et avec des arguments plus philosophiques que dramatiques, l’Expositio finit donc par s’approprier l’argument de Bildab, l’un des amis de Job, lorsqu’il affirme, dans son troisième discours, qu’en raison même de sa finitude radicale, l’homme ne saurait non plus apparaître « pur » devant Dieu, même s’il est dépourvu de fautes4.
3 4
pende quantum mihi subdi debeas, quem auctorem mirabilium sine tempore esse cognoscis ». Ambroise de Milan, De interpellatione Job et David, lib. I, cap. IX, § 29, PL XIV, col. 847 D. Thomas d’Aquin, Expositio super Job, cap. XXXVIII (editio Leonina, Romae, 1965, p. 199 sqq.) ; cf. notamment p. 202, l. 253–256 : « Et ex his omnibus datur intelligi quod tua ratio deficit a comprehensione divinorum operum, unde patet quod tu non es idoneus ad disputandum cum Deo ». Remarquons que, tout en rappellant le thème de la force de Dieu (cf. p. 59, l. 84–85 : « Deinde ostendit quod fortitudo Dei omnem fortitudinem rerum naturalium excedit »), saint Thomas souligne l’argument traditionnel de la « sapientia » que Dieu manifeste dans l’ordre du monde (cf. p. 60, l. 213 sqq.) ; finalement il reprend, pour justifier les souffrances de Job, l’argument que le juste aussi n’est pas exempt de fautes (ibid., p. 66, l. 658–667).
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On voit que par cette exégèse, patristique puis scolastique, le problème des souffrances de Job a été transposé du contexte mythique qui le caractérisait dans le récit biblique, avec l’histoire du défi lancé par le diable à Dieu, à un contexte tout à fait philosophique. En effet, l’existence de la souffrance et de la méchanceté n’engendre les dilemmes typiques de la théodicée que s’ils sont combinés avec des thèses complémentaires sur la nature divine : d’abord sa toute-puissance, ensuite sa sagesse infinie et enfin sa perfection absolue. C’est par ce croisement du texte biblique et d’une théorie philosophique des attributs divins que le récit de Job va perdre sa substance mythique pour devenir l’emblème d’une interrogation philosophique radicale. Par rapport à ce trajet qui conduit d’Augustin à Thomas, le chef-d’œuvre de l’autre scolastique, la scolastique juive, représente un chemin très différent et original. Le Guide des égarés de Maïmonide consacre au problème de Job un commentaire important, mais on n’y trouve pas la même insistance sur l’affirmation du pouvoir absolu de Dieu qui se donne à lire chez les auteurs chrétiens. C’est en revanche le thème de la félicité, assurée par la spéculation philosophique, et par conséquent par l’argument aristotélicien de la supériorité des vertus dianoétiques sur les vertus simplement éthiques, qui caractérise le discours de Maïmonide. Pour lui, le thème de la puissance divine est plutôt l’affaire de Sophar, un autre ami de Job, qui représente dans Le Guide des égarés la doctrine des Ascharites. Le cœur de sa position est que « tout dépend de la seule volonté de Dieu, qu’il ne faut chercher aucune raison dans les actions divines, et qu’il ne faut point demander pourquoi il a fait telle chose ou telle autre chose »5. C’est justement à cette thèse de l’incompréhensibilité de la volonté divine que Maïmonide s’oppose ; pour ce faire, il réinterprète la position de Job et l’envisage, aussi étrange que cela puisse paraître, comme celle d’un vrai aristotélicien : « l’opinion attribuée à Job est conforme à celle d’Aristote », dit-il6. Selon cette lecture que Maïmonide oppose aux thèses de la puissance divine et de son incompréhensibilité, le scandale du mal ne serait que la conséquence d’un défaut de connaissance de la part de l’homme. Il faut toutefois se garder de lire cet énoncé dans le sens habituel, augustinien notamment, selon lequel, si l’homme pouvait connaître le tout, il comprendrait aussi la fonction du mal et de la souffrance dans l’économie et dans l’harmonie de l’ensemble. Le sens de l’interprétation de Maïmonide est beaucoup plus subtil : il semble parer d’avance l’objection qui sera soulevée par beaucoup d’auteurs au XVIIe siècle, y compris Bayle, selon laquelle une justification par l’harmonie du monde n’enlèverait pas la difficulté représentée par l’existence du mal, existence qui n’est pas que relative, mais réelle. 5 6
Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés, III, 23, trad. de l’arabe par S. Munk, nouv. éd. revue par Ch. Mopsik, Paris, 1979, p. 488. Ibid., p. 489.
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En effet, la perspective de Maïmonide est différente de la perspective esthétique et harmonique d’Augustin, pour lequel l’ombre du mal est nécessaire pour mieux faire ressortir par contraste la beauté de l’ensemble. Pour l’auteur du Guide, dès que Job aura eu une « connaissance certaine » de Dieu, il pourra reconnaître que la « vraie félicité » est « réservée à tous ceux qui le connaissent, et qu’aucune de toutes ces calamités ne saurait la troubler chez l’homme »7. On comprend donc que pour Maïmonide, ni l’appel à la profondeur des desseins de Dieu, ni le recours à la thèse volontariste de la toutepuissance, ne jouent un rôle dans la résolution du problème du mal. Au contraire, c’est la primauté de la contemplation qui inspire Le Guide des égarés et explique que les apories de la providence doivent être résolues en fonction de l’intelligence de chacun. Maïmonide considère que plus un individu participe de cet « épanchement divin » consistant dans l’intellect, « plus il sera protégé par la Providence »8, c’est-à-dire qu’il sera à l’abri des maux qui en apparence le frappent. Dans cette perspective, la contemplation assure à elle seule le bonheur que l’ordre ou le désordre du monde ne peut garantir. Les vraies inégalités des sorts, contre lesquelles le pieux affligé comme Job se révolte, dépendent de l’entendement de chacun, non du pouvoir ou de la volonté du maître de l’univers. Les anomalies dans le traitement des justes et des injustes dont Job se plaint perdent en importance au fur et à mesure que le juste devient sage, ou mieux, philosophe. S’élevant dans la connaissance et dans l’usage de l’entendement, le sage devient à la fois savant et heureux ; par la connaissance et la contemplation, il est largement récompensé des malheurs qui risquent toujours de l’affliger. À la différence des inégalités de l’ordre du monde, qui peuvent être injustes, ne dépendant pas de nous, les inégalités de l’ordre de la raison ne le sont pas, car elles ne dépendent que de l’exercice de l’entendement et celui-ci, au moins en principe, est à notre portée. La solution de Maïmonide au problème de Job s’écarte de toute la tradition théologique et philosophique occidentale par son intellectualisme outré. Quand elle sera reprise et discutée au XVIIe siècle par Bayle, nous verrons qu’elle ne sera plus comprise, ni dans son dispositif plus profond (la maîtrise du mal par la connaissance) ni dans son mécanisme opératif (le calcul des maux et des biens).
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Ibid., p. 487. C’est la lecture intellectualiste du Guide qu’a proposée Leo Strauss (voir ses textes : « Le caractère littéraire du Guide pour les perplexes» et « Comment commencer à étudier le Guide pour les perplexes », trad. fr. in L. Strauss, Maïmonide, trad. de R. Brague, Paris, 1988) et qu’a récemment proposée à nouveau E. Curley, « Maïmonide, Spinoza et le livre de Job », in P.-F. Moreau (dir.), Architectures de la raison. Mélanges offerts à Alexandre Matheron, Fontenay-aux-Roses, 1996, p. 103–135. Maïmonide, Le Guide des égarés, III, 18, p. 469.
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2. LE PROBLEME DE JOB A L’EPOQUE MODERNE : BODIN, GROTIUS, HOBBES ET SPINOZA Si l’on passe du Moyen Âge à l’époque moderne, on constate une polarisation marquée dans l’interprétation du livre et donc du problème de Job. D’une part, et surtout au sujet du crucial chapitre 38, certains exégètes essaient de maintenir l’idée selon laquelle la justice divine suit le critère de la rémunération : c’est le cas de Grotius qui, dans ses Annotationes ad Vetus Testamentum, recommande de laisser de côté la thèse outrée de l’omnipotence pour emprunter le chemin plus traditionnel et raisonnable de la justice. En effet, pour autant qu’il sauve Job de toute imputation du péché, Grotius ne pense pas qu’il ait été affligé sans raison. Son « impatience » constitue à elle seule une raison suffisante de justifier les châtiments dont il est victime, et cela permet de sauver la thèse de la justice rémunératrice à laquelle Grotius, en tant que juriste, est toujours très attaché9. Et pour une fois, comme nous le verrons, il est aussi d’accord avec Luther. D’autre part, du côté des novateurs en philosophie, les voies de l’exégèse semblent bifurquer. Les deux directions, presque opposées, qu’elles prennent sont bien représentées par Bodin d’une part, et Hobbes de l’autre. Bien qu’il ne s’occupe pas spécifiquement du problème de la théodicée, Bodin (dans le Colloquium Heptaplomeres) fait de Job l’emblème de la religion naturelle et de la loi naturelle, par opposition à la loi mosaïque. Par ailleurs, Job n’est pas censé être Hébreu, dit-il, mais « Arabe »10 ; il représente par conséquent une figure universelle qui n’est pas restreinte au peuple élu. Luther l’avait déjà qualifié de « païen » et de « non circoncis », bien qu’il appartînt à la « lignée d’Abraham »11. Pour Bodin, Job est, comme les Pa 9
10
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Hugo Grotius, Annotationes ad Vetus Testamentum, cap. XXXVIII, § 1 : « Job recte quidem se non ob scelera puniri dixerat, neque se ulla ex parte pejorem esse iis qui occasione calamitatum ejus acerbissime eum tractabant. Attamen prae impatientia ebulliente quaedam ei exciderant quae castigationis egebant. Itaque et Job haec tanquam ad se pertinentia agnoscit capite XLII » (Opera omnia theologica in tres tomos divisa..., Amsterdam, 1679, t. I, p. 216–217). C’est Toralba qui tire les conclusions du débat avec sa clarté habituelle en prenant comme exemple la religion de Job, qu’il ne considère pas comme juif mais comme « arabe » et antérieur à Moïse, donc comme représentant de la « religion naturelle » (Colloquium Heptaplomeres de rerum sublimium arcanis, éd. L. Noack, Schwerin, 1857 [réimpression en fac-similé, Hildesheim-New York, 1970], p. 192). Chez Luther aussi l’idée que le livre de Job soit l’œuvre d’un païen va de pair avec l’hypothèse d’une révélation universelle de Dieu et l’appréciation de la valeur rhétorique et littéraire de cette histoire. Cf. Tischreden (in Luthers Werke. Kritische Gesamtausgabe, Weimar-Graz, 1912-1967), Bd 1, no 142 : « Dicunt esse Mosis, sed stilus Mosi longe est alius, scilicet simplicissimus. Videtur mihi scriptus esse tempore Salomonis. Est rhetorica in theologia ». Cf. Bd 4, no 4038, p. 94–95 : Job était « gentilis Idumaeus, ex sanguine quidem Abrae, sed non circumcisus [...] Immo Deus dedit etiam gentibus suos prophetas,
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triarches, un emblème de cette alliance universelle, l’alliance noachique qui, au XVIIe siècle, deviendra le prototype biblique du droit naturel, antérieur et d’une certaine manière supérieur au Décalogue et à l’alliance du Sinaï qui ne concernent qu’un seul peuple12. En revanche, la voie empruntée par Hobbes nous ramène directement sur le terrain de la théodicée. Avec lui, on assiste à la réapparition spectaculaire du personnage de Job dans le débat philosophique du XVIIe siècle. Son interprétation du célèbre verset cité au début, et plus généralement de tout le récit biblique, prend place dans le contexte du royaume naturel de Dieu, qui se fonde sur la parole divine naturelle, c’est-à-dire la raison, et non dans le contexte du royaume, par le pacte, qui se base sur la parole prophétique, donc sur la révélation. S’agit-il d’une allusion à la naissance « païenne » et non hébraïque de Job ? Cela n’est pas dit, mais dans le Leviathan, il y a une affirmation claire du caractère proprement philosophique, et non théologique, de l’histoire de Job. Ce qui est encore plus important, c’est que le récit de la théophanie est devenu pour Hobbes la clé de voûte d’une théodicée d’un nouveau genre, plus politique que morale, plus juridique que religieuse (Hobbes n’utilise pas le terme de théodicée, mais le problème de la justification du mal est bien présent dans toute son œuvre). En effet, l’interprétation des mésaventures du pieux affligé est fondée chez Hobbes sur une double disjonction. Tout d’abord, on fait la distinction entre l’obligation créée par le pouvoir irrésistible, qui à lui seul – selon Hobbes – justifierait le droit du Dieu souverain par nature, d’une part, et, de l’autre, la notion plus traditionnelle du devoir d’obéissance motivée par les bénéfices reçus au moment de la création. Deuxièmement, et en conséquence de cette première disjonction, Hobbes se croit autorisé à séparer le droit d’affliger du droit de punir. Celui-ci devrait impliquer une culpabilité du sujet, alors que le droit d’affliger se base uniquement sur la puissance du souverain. Cette double disjonction est décisive pour comprendre la réponse de Hobbes au problème de Job, problème qu’il formule en ces termes : « pourquoi arrive-t-il souvent que les méchants prospèrent et que les bons subissent l’adversité ? », ou, dans un langage plus proche des thématiques juridiques
12
sicut Babilon, Persae habuerunt suos prophetas, sed Alexandro et Romanis nullos dedit prophetas ». Mais Luther veut sauver au moins la substance de l’histoire de Job, tout en avançant l’hypothèse que l’auteur en a « amplifié » l’expression. Cf. Bd 1, no 475, p. 207 : « Res tamen est facta, et est quasi argumentum fabulae, quod accepit scriptor sicut quidam Terencius et addidit personas et affectus » ; no 698, p. 338 : « Sic quoque de Iob sentio. Sicut Aeneas fuit, ita fuit et Iob, sed ab autore amplificatus est. Fuit expertus et novit affectus eius, quos deinde expressit in isto libro ». Pour Luther aussi la faute de Job fut la tentation de l’« impatientia » (Tischreden, t. 1, no 977, p. 494). Cf. G. Paganini, « Du déisme avant le déisme ? Religion naturelle et droit universel noachique dans le Colloquium Heptaplomeres », in La lettre clandestine 21 (2013), p. 69–82.
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traitées dans le Leviathan : « de quel droit Dieu dispense-t-il les prospérités et les adversités de cette vie ? »13 La réponse de Hobbes est claire. À la différence du droit de punir, qui suppose l’idée de rémunération, avec toutes les apories soulevées par le cas du juste malheureux, le droit d’affliger ne requiert point de justification, ou mieux sa seule justification est la toute-puissance, le « pouvoir irrésistible » sur lequel se fonde le royaume « naturel » de Dieu. On sait qu’à cause de cet appel au droit naturel dans son acception la plus nette et la plus crue, on a reproché à Hobbes d’avoir tranché le nœud de la théodicée au lieu de le défaire. Il est moins connu, peut-être, que ce débat même eut un volet jobien considérable. Par exemple, Spinoza, dans son Tractatus theologico-politicus, sans nommer explicitement Hobbes, reprit à son compte l’hypothèse déjà énoncée dans le Leviathan, selon laquelle le livre de Job serait davantage une méditation sur le problème du mal qu’une histoire véritable14. En revanche, Spinoza n’acceptait pas de faire du livre biblique une lecture philosophique telle que celle à laquelle Hobbes recourait pour l’inscrire dans sa propre théorie du droit naturel. En effet, dans le contexte du chapitre II du Tractatus où l’esprit des prophètes est réduit à la simple force de l’imagination, Spinoza souligne le fait que le livre de Job excelle par la rhétorique et l’enseignement moral plus que par la spéculation. Job serait un auteur non hébreu, qui de surcroît imite le langage poétique des Gentils. Ainsi, les « raisons » de la puissance divine qui seraient au cœur du récit, comme dans le célèbre verset 38,4 (« s’il est vrai qu’elles [ces raisons] lui furent révélées ») ne délivrent ni un contenu philosophique, ni un contenu théologique digne de ce nom ; elles ne représentent qu’un exemple de la manière de s’exprimer de la Bible selon le registre populaire, « ad captum vulgi », en l’occurrence « ad captum Jobi ». En définitive, les « raisons » qui, d’après Hobbes, auraient dû réduire Job au silence, ne représentent pas pour Spinoza des « raisons universelles, bonnes à convaincre tous »15. Au fond, le récit de Job demeure pour lui un conte my 13
14 15
Thomas Hobbes, Leviathan, chap. XXXI, éd. J. C. A. Gaskin, Oxford, 1996, p. 237–238 (trad. de F. Tricaud, Paris, 1971, p. 381). Hobbes cite ce même verset de Job ailleurs, dans le même sens qui se réfère à la primauté du power en Dieu : cf. De Cive, XV, 6, ed. H. Warrender, Oxford, 1983, p. 222 : « Soluit difficultatem hanc, in casu Iob, ipse Deus viua voce, et ius suum argumentis non à peccato eius, sed à potentiâ propriâ desumptis, confirmauit ») ; Of Liberty and Necessity, in English Works [= EW], éd. W. Molesworth, London, 1839–1845, vol. IV, p. 249 : « I [...] say, the power of God alone without other helps is sufficient justification of any action he doth »; « When God afflicted Job, he did object no sin unto him, but justified his afflicting of him, by telling him of his power » ; The Questions Concerning Liberty, Necessity, and Chance, in EW V, p. 116 : « When God afflicted Job, he did object no sin to him, but justified that afflicting him by telling him of his power ». Baruch Spinoza, Tractatus theologico-politicus, cap. X, éd. C. Gebhardt, in Spinoza Opera, t. III, Heidelberg, [s.d.], p. 144. Ibid., Cap. II, p. 43, l. 13–19.
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thique, à prendre avec toutes les réserves nécessaires : c’est là aussi que réside la raison véritable de l’impossibilité d’envisager la théophanie conclusive du livre comme une figure philosophique du royaume naturel de Dieu, telle qu’elle l’était dans le Leviathan. C’est exactement le contraire de ce qu’avait dit Hobbes, pour lequel le style poétique du livre de Job n’était pas incompatible avec la présence d’un authentique contenu philosophique, étant donné que l’emploi des vers était, disait-il, « in philosophy, especially moral philosophy, in ancien time frequent »16. Après ce panorama sur l’exégèse philosophique du livre de Job au Moyen Âge et à l’époque moderne, nous pouvons à présent en venir à nos deux auteurs, Bayle et Leibniz, et voir quelle est leur place respective dans ce débat millénaire. 3. BAYLE, JOB ET LE GUIDE DES EGARES Tout d’abord, il faut souligner le fait que Bayle est l’un des rares auteurs qui, au XVIIe siècle, débattent tant de l’histoire de Job que de la lecture donnée par Maïmonide dans Le Guide des égarés. Un article de son Dictionnaire est spécifiquement consacré à la figure de Job ; la lecture de cette entrée est toutefois décevante du point de vue philosophique, car Bayle s’intéresse surtout à des questions liées à l’authenticité et à l’historicité du livre. Bayle s’avère être bien au fait des hypothèses qui avaient été émises par Ibn Ezra, Spinoza, PierreDaniel Huet et Richard Simon au sujet de la non-authenticité et de la noncanonicité du texte. Toutefois, il demeure favorable dans l’ensemble à la thèse traditionnelle et n’adopte pas les soupçons de l’exégèse biblique la plus récente et la mieux informée. En outre, Bayle essaie aussi d’expliquer les paradoxes qui avaient été relevés au sujet de ce livre. Ainsi, en discutant les Otia theologica de Selden et tout en jugeant, comme Spinoza, très peu vraisemblable que Job ait pu rédiger un « discours poëtique » au milieu de ses afflictions, l’auteur du Dictionnaire n’exclut pas cependant la possibilité que Job ait écrit son histoire douloureuse après-coup, une fois les souffrances passées (« il ne laisse pas d’être très-possible que Job ait lui-même mis en vers l’histoire de son malheur, quand ses affaires eurent été rétablies »)17. Ce décalage temporel entre l’époque de la souffrance et celle de l’écriture, et surtout le dénouement heureux de l’histoire de Job, explique le ton méditatif et au final apaisé du récit. S’il n’est pas très audacieux en matière d’exégèse biblique, Bayle se révèle en revanche très intéressé par la discussion que Maïmonide fait de l’action de la providence dans Le Guide des égarés, justement à l’occasion de son com 16 17
Hobbes, Leviathan, chap. XXXIII, éd. cit., p. 255. NRL juin 1684, vi, OD I, p. 73a.
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mentaire sur les souffrances de Job. Se référant à ce livre ainsi qu’à certaines considérations parallèles des Psaumes, Bayle traite dans l’article « Xénophanes » du Dictionnaire de la question capitale de savoir s’il y a dans la nature « plus de mal que de bien ». Dans le contexte de son propre pessimisme à l’égard des vicissitudes humaines, Bayle considère que l’Ecriture « a représenté si fortement les misères de cette vie, qu’elle peut fournir sur cette question un argument démonstratif ». C’est pourquoi il s’« étonne » que Maïmonide dans Le Guide des égarés ait eu une opinion différente : « que le rabin Maïmonides, qui avoit et beaucoup de science, et beaucoup de jugement, ait pu croire qu’il avoit bien réfuté la doctrine » dont il parle18. En effet, dans la remarque K de l’article, Bayle discute attentivement un chapitre du Guide des égarés qui représente la prémisse nécessaire au traitement de l’histoire de Job dans la suite de l’ouvrage19. Dans le chapitre dont il est question, selon la longue remarque de Bayle, Maïmonide ne s’était pas limité à rapporter la thèse pessimiste (représentée par Al-Razi dans son livre Al-Ilâhyyât) et à expliquer ce point de vue tragique par un défaut de perspective, comme s’il était l’effet d’un anthropocentrisme injustifié, puisque « l’espèce humaine est bien peu de chose par rapport au monde supérieur », aux anges, aux astres, à l’univers dans son ensemble. Au même endroit, Maïmonide se consacre aussi à faire une véritable typologie du mal, qu’il classe en trois espèces, en identifiant les causes respectives dont elles dépendent. Il distingue ainsi trois catégories et trois causes : les maux qui arrivent à l’homme en tant qu’il est un être matériel et qui ne peuvent donc pas être évités ; les maux que les hommes s’infligent mutuellement ; les maux qui arrivent à chacun de son propre fait20. Cette classification, ainsi que les imputations causales qui l’accompagnent, font l’objet d’une critique serrée de Bayle. Il considère tout d’abord l’argument de Maïmonide, selon lequel on devrait relativiser l’existence du mal par rapport à l’ensemble de l’univers, compte tenu de son infériorité quantitative. Cet argument, dit Bayle, « ne va point au but », car rien n’y fait de montrer que dans le reste de la nature le mal ne surpasse pas le bien, d’autant plus qu’à parler proprement « tous les corps inanimez sont incapables de bien et de mal ». Tout cela n’est pas décisif, car ce qui fait problème n’est pas le mal physique, qui pourrait être moindre en quantité que le bien. C’est surtout le mal moral, celui qui frappe l’homme, qui provoque le scandale aux yeux de Bayle, et peu importe, de ce point de vue, qu’il soit grand ou petit. Le deuxième argument de 18 19
20
DHC, « Xénophanes », t. IV, p. 522. Ibid., K, p. 522b. La remarque K, p. 522b–523a est entièrement consacrée à la discussion du Guide des égarés, III, 12, trad. cit., p. 435–442. Bayle allègue encore une fois l’autorité de Maïmonide, « sans doute le plus habile écrivain de sa nation » : « Il étoit bon philosophe, et il s’apliquoit extrêmement à éclaircir les dificultez les plus embrouillées ». Il déclare toutefois que « l’accord de la liberté de l’homme avec la préscience de Dieu » demeure après tout « incompréhensible ». Voir Maïmonide, Le Guide des égarés, III, 12, trad. cit., p. 435–442.
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Maïmonide, qui se rattache strictement à la classification des maux évoquée cidessus, est doublement attaqué par Bayle. La première critique est une objection de principe : Maïmonide aurait manqué le cœur du problème, « car – dit l’auteur du Dictionnaire – il ne s’agit pas de la cause du malheur des hommes, mais de ce point de fait, si les maux qu’ils souffrent surpassent les biens dont ils jouissent ». Il faut dire qu’à ce sujet Bayle est quelque peu injuste dans sa critique, car Le Guide des égarés examine vraiment, pour chaque espèce de maux, la question de leur éventuel surplus et il l’admet franchement dans le cas de la troisième espèce de maux (ceux qui dépendent strictement de nousmêmes). Malgré cet apparent malentendu, la critique de Bayle garde – au moins dans la perspective de l’auteur – tout son bien-fondé. Pour Bayle, comme nous l’avons déjà dit, le vrai scandale ne porte pas tant sur la quantité du mal que sur son existence même. Même fin de non-recevoir pour le discours qui concerne la troisième catégorie de maux, ceux qui – d’après Maïmonide – concernent notre propre responsabilité. C’est la seule catégorie pour laquelle Le Guide des égarés admet qu’ils sont très fréquents et très nombreux ; toutefois, Maïmonide ne considère pas qu’on puisse imputer à Dieu ce genre de maux, car « l’homme se les attire lui-même »21. On sait que Bayle n’accepte pas ce type d’explication, étant convaincu que Dieu pourrait aisément éviter le mal ou par sa grâce, ou par la disposition de circonstances aptes à éviter le péché tout en sauvegardant le libre arbitre, comme il arrive justement dans la doctrine de la prédestination par l’effet d’une grâce invincible. Bayle ne prend pas non plus en considération l’idée centrale de Maïmonide, à savoir que la contemplation intellectuelle nous permettrait de dépasser la gêne provoquée par le mal, en faisant du bonheur intellectuel le remède le plus sûr pour éviter ou compenser la souffrance. En effet, l’auteur du Dictionnaire ne partage pas du tout l’intellectualisme abstrait de Maïmonide : il pense qu’« un grain de mal gâte cent degrez de bien »22 ; ce qui compte pour lui est la perception subjective et pour ainsi dire concrète de la souffrance, car « nul mal est petit lorsqu’il est senti comme grand »23. Tout cela introduit une dimension concrète et pour ainsi dire subjective ou perceptive du mal, qui est évidemment incompatible avec la pure théorie de l’intellectualisme de Maïmonide. La dimension quantitative que le Guide des égarés avait soulignée ne vaut pas non plus aux yeux de Bayle : pour autant qu’il soit justifié dans la dimension pragmatique de la conduite individuelle, le philosophe considère que le calcul des plaisirs et des douleurs, des biens et des maux n’a pas plus de sens dans la perspective d’une interrogation, comme la sienne, qui s’interroge sur l’origine radicale du mal, peu importe qu’il soit petit ou grand. Tant le traitement intellectualiste du problème 21 22 23
Ibid., p. 439. DHC, « Xénophanes », K, t. IV, p. 522b. Ibid., p. 523a.
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de Job que l’essai d’une approche quantitative achoppent sur les apories soulevées par l’auteur du Dictionnaire à la veille de la réflexion leibnizienne sur la théodicée. 4. L’AUTRE BRANCHE DE LA TRADITION JOBIENNE : BAYLE ET LA LECTURE THEOLOGICO-POLITIQUE Peut-on dire que Bayle s’est en revanche intéressé à l’autre branche de la bifurcation exégétique que nous avons évoquée, à savoir la voie politique et juridique empruntée par Hobbes ? Tout en reléguant la politique hobbesienne parmi les utopies et les systèmes trop abstraits, Bayle fut un lecteur attentif et non hostile du philosophe anglais. Il essaya de le racheter des accusations d’athéisme ; il valorisa en même temps les ouvertures possibles de sa pensée vers une certaine tolérance religieuse, par le moyen de la théorie du credo minimal24. Bayle ne commenta jamais explicitement le chap. XXXV du Leviathan, mais il est certain qu’il fut influencé par le tournant imprimé par Hobbes à la question de la théodicée. Surtout, il fut sensible à la politisation de la question de la providence divine dont le philosophe anglais avait été l’un des protagonistes majeurs. Les métaphores politiques appliquées au problème du gouvernement de Dieu sont innombrables chez Bayle : dans sa discussion du problème du mal, il est toujours question de rois, de tyrans, mais aussi de gouverneurs, de messagers, de volonté générale et de volontés particulières, de décrets, etc. Une partie de ce lexique est récente et vient de la dispute entre Arnauld et Malebranche au sujet du Traité de la nature et de la grâce ; une autre partie, plus traditionnelle, vient de la source calvinienne et calviniste, avec une nouveauté majeure, cependant : chez Bayle il y a toujours une tendance à pousser à l’extrême et à simplifier ce qui chez Calvin était plus complexe et nuancé. Il s’agit, de la part du philosophe de Rotterdam, d’une tendance à l’univocité et à la rigueur qui en fait doit beaucoup à Hobbes et au débat philosophique de l’époque. Nous avons évoqué la source calvinienne. C’est avec les Sermons sur le livre de Job de Calvin que le discours sur les mésaventures du juste se transforme en discours théologico-politique sur la royauté de Dieu, sur les conditions, les moyens et les manières de son exercice. Cette transformation vient du fait que l’idée de rétribution est devenue problématique dès que le mérite n’a plus raison d’être à cause du péché et de la nature corrompue de l’homme. 24
Voir l’article « Hobbes » (DHC, t. II p. 774–777) que nous avons analysé ailleurs : G. Paganini, « Fidéisme ou “modica theologia” ? Pierre Bayle et les avatars de la tradition érasmienne », in H. Bots (dir.), Critique savoir et érudition à la veille des Lumières/ Critical Spirit, Wisdom and Erudition on the Eve of the Enlightenment. Le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle (1647-1706), Amsterdam-Maarssen, 1998, p. 389–409.
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Il y a toute une panoplie de concepts politiques que les Sermons de Calvin avaient mobilisés dans la tentative de rendre quand même intelligible une transcendance qui semble contredite par des faits incompréhensibles, comme la souffrance de l’homme juste. Pour ce faire, Calvin a recours à ce qu’il appelle une doctrine de la « double justice ». Peut-être s’agit-il d’une réminiscence de l’idée nominaliste de la puissance absolue de Dieu, mais Calvin la développe d’une façon plus articulée, en distinguant entre voluntas signi et voluntas beneplaciti, entre volonté manifeste et volonté secrète de Dieu : l’une est évidente, compréhensible, l’autre cachée et incompréhensible25. Cette distinction reste vivace dans le débat philosophique du XVIIe siècle. On la retrouve encore chez Hobbes, qui s’en sert au cours de sa polémique avec l’évêque Bramhall pour éviter l’écueil majeur de toute théodicée, à savoir le grand blasphème faisant de Dieu l’auteur du péché. En en appelant à cette distinction, le philosophe anglais confirme que Dieu n’est pas l’auteur du mal, car – dit-il – il n’autorise pas le péché par sa volonté manifeste ; au contraire il le défend explicitement par ses ordres, même s’il semble que par sa volonté secrète il fasse tout ce qui est nécessaire afin qu’il advienne26. Parmi les grands philosophes, Hobbes est sans doute le dernier à faire référence à cette doctrine dans ses termes les plus crus, et c’est par rapport à lui qu’il faut apprécier les essais tant de Leibniz que de Bayle de se démarquer d’un dispositif qui a montré ses limites. Il faut dire aussi que l’effondrement de cet échafaudage philosophique superposé au récit de Job avait emporté avec lui la valeur de cette histoire – ce qui explique la rareté, voire la disparition de la figure de Job du débat autour de la théodicée à l’époque de Bayle et de Leibniz. 5. BAYLE, LEIBNIZ ET L’USURE DE LA REFERENCE A JOB Leibniz lui-même évoqua cette distinction entre la volonté cachée et la volonté manifeste de Dieu – distinction qui d’après lui serait à la base de la tentative cartésienne d’« accorder la liberté humaine avec la toute-puissance de Dieu ». En effet, une très belle image de cette distinction est représentée à ses yeux par le fameux exemple cartésien du « monarque qui a défendu les duels et qui sachant que deux gentilshommes se battront, s’ils se rencontrent, prend des mesures infaillibles pour les faire rencontrer »27. Dans cet exemple, la volonté manifeste est la défense du duel, la volonté secrète détermine en revanche les circonstances qui conduiront les deux gentilshommes à se battre. La distinction 25
26 27
Sermons de Jean Calvin sur le livre de Job. Recueillis fidelement de sa bouche selon qu’il les preschoit, Genève, 1569. Voir surtout le cent quarante-huitième sermon, p. 759–765. Cf. S. E. Schreiner, Where Shall Wisdom Be Found ? Calvin’s Exegesis of Job from Medieval and Modern Perspectives, Chicago, 1994. Hobbes, The Questions Concerning Liberty, Necessity and Chance (EW V p. 139). Essais de Théodicée [= ET], § 162 (GP VI, 206).
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et ce même exemple furent repris par Bayle, mais, entre ses mains, comme Leibniz le rappelle, la distinction semble ne plus fonctionner, car dans le cas examiné le monarque « serait [pour Bayle] véritablement la cause morale de leur combat ». En réalité, l’objection de Bayle est encore plus radicale que Leibniz semble le croire, car il suffit de se reporter à la fameuse rem. I de l’article « Pauliciens » du Dictionnaire pour voir la gravité de l’imputation que Bayle adresse aux partisans de la « volonté secrète » de Dieu. Dans cette remarque, l’auteur du Dictionnaire polémique avec Jurieu qui avait pris le parti des méthodes « rigides » contre les méthodes « relâchées » dans la doctrine de la grâce, en faisant dépendre du décret de Dieu la damnation des réprouvés. À ce sujet, Bayle se laisse aller à une page entière d’exclamations scandalisées contre « la plus monstrueuse doctrine, et le plus absurde paradoxe, qu’on ait jamais avancé en théologie »28. Mais si l’on regarde de près l’objet de cette invective, à savoir la théologie de Jurieu, on constate qu’elle avait justement présenté Dieu comme un législateur qui défend le crime à l’homme et dispose cependant toutes les circonstances afin qu’il le commette infailliblement, quitte à le châtier terriblement par la suite. Comme on le comprend clairement en lisant la dénonciation de Bayle, avec le calvinisme « rigide », voire outré de Jurieu, on n’est pas vraiment loin de la doctrine des deux volontés telle qu’on la retrouve dans l’exemple cartésien du duel ou dans certains passages des Sermons sur Job de Calvin. Il est également évident qu’une transformation décisive s’est accomplie : la distinction calvinienne, qui avait encore le privilège de l’intelligibilité chez Hobbes, est devenue tout à fait inintelligible pour Bayle, ou pour mieux dire elle n’a plus le pouvoir d’empêcher de faire de Dieu l’« auteur du péché », comme le démontrait du moins involontairement la franchise outrée de Jurieu. Par delà les exigences de la polémique, dans son refus de se rendre à l’évidence de la double volonté, Bayle est devenu le porte-parole d’une exigence d’univocité et de rigueur philosophique qui était propre à toute la philosophie moderne avec son refus de l’analogie. C’est encore la même exigence qui lui fait rejeter des notions ambiguës comme celle de « permission » à l’égard de Dieu. Pour Bayle, une véritable volonté est toujours efficace, et ne peut qu’être unique. Pour un Dieu tout-puissant, il n’y a pas de permission qui ne soit pas un véritable vouloir. Malgré ses divergences radicales avec Bayle, il faut dire que Leibniz partage certains aspects de ses raisonnements, et surtout son intransigeance critique. Dans la Théodicée, la notion de permission n’est plus décisive, même si Leibniz l’utilise encore29. En réalité, la « permission » est pour ainsi dire résorbée dans le décret par lequel Dieu crée un certain monde, et dans ce décret, qui est positivement voulu par Dieu, il est sûr qu’Adam péchera, que Judas trahira, 28 29
DHC, « Pauliciens », rem. I, t. III, p. 632b. Cf. ET I, § 22, 24 ; II, § 165, etc.
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etc. Même quand Dieu ne semble que permettre une action, sa volonté est toujours une volonté efficace, par rapport à l’ensemble du monde qui est choisi, et non seulement une volonté permissive. Quant à la distinction des deux types de volontés (cachée ou secrète et manifeste ou révélée), Leibniz trouve qu’elle est au fond identique à la distinction calvinienne : « Calvin – dit-il – n’a jamais rien dit de plus dur »30. C’est ainsi qu’au moment de commenter l’exemple cartésien des duellistes, repris ensuite par Bayle, il l’encadre dans l’opposition ancienne entre voluntas signi et voluntas beneplaciti : « La solution de M. Descartes revient à la distinction entre la volonté du signe et la volonté du bon plaisir (inter voluntatem signi et beneplaciti), que les modernes ont prise des scolastiques, quant aux termes, mais à laquelle ils ont donné un sens qui n’est pas ordinaire chez les anciens. Il est vrai que Dieu peut commander quelque chose sans vouloir que cela se fasse, comme lorsqu’il commanda à Abraham de sacrifier son fils : il voulait l’obéissance, et il ne voulait point l’action. Mais lorsque Dieu commande l’action vertueuse et défend le péché, il veut véritablement ce qu’il ordonne ; mais ce n’est que par une volonté antécédente, comme je l’ai expliqué plus d’une fois »31.
Chez Leibniz, le couple des volontés antécédente et conséquente prend la relève du couple plus ancien (signi et beneplaciti), et surtout le nouveau couple s’inscrit dans le cadre du mécanisme, à la fois métaphysique et moral, qui préside au choix du meilleur : « Dieu veut antécédemment le bien et conséquemment le meilleur »32. C’est par cette distinction nouvelle entre le bien et le meilleur que l’auteur de la Théodicée pense que l’on peut rendre acceptable une dichotomie qui n’était plus plausible dans les termes des formulations anciennes33. Parfois cette dichotomie se complique en donnant lieu à une trichotomie, par exemple dans le passage (ET II, § 119) où Leibniz, en discutant la quatrième maxime philosophique que Bayle avait opposée aux sept propositions théologiques, introduit « un milieu entre une volonté antécédente toute pure et primitive et une volonté conséquente et finale ». Il s’agirait de la « volonté moyenne » qui « va aux combinaisons, comme lorsqu’on attache un bien à un mal ». Leibniz appelle la volonté conséquente soit « finale », soit « décisive », soit « décrétoire » ou « pleine » pour signifier que c’est la seule volonté vraiment efficace : elle résulte d’une « combinaison totale »34, étant le produit du « conflit de toutes les volontés antécédentes » ; dans un certain sens, cette volonté « finale » peut aussi être décrite comme la « volonté totale » dans laquelle concourent toutes les « volontés particulières », qu’on doit entendre comme autant de volontés antécédentes35. 30 31 32 33 34 35
ET II, § 164 (GP VI, 207). ET II, § 164 (GP VI, 207–208). ET I, § 23 (GP VI, 116). Cf. ET I, § 22, 23, 25, 80 ; II, § 114, 116, 122. ET II, § 119 (GP VI, 170). ET I, § 22 (GP VI, 116).
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Il est évident que Leibniz ne peut pas partager la solution que Bayle avait indiquée à Jurieu, à savoir de « se retirer du champ de bataille » et dire que l’on soutient le principe (la détermination divine), mais que l’on désavoue les conséquences (Dieu auteur du péché). Et, soit dit en passant, c’est une solution que Bayle n’avait pas non plus pratiquée, car il ne cessa jamais de tirer les conséquences sur lesquelles on devrait se taire, suivant ses propres principes. Leibniz semble même reprendre à son compte la critique qui est à la base de tous les raisonnements de Bayle : c’est-à-dire qu’il faut maintenir même dans les concepts théologiques, y compris celui de la volonté divine, la plus rigoureuse univocité, sans laisser de place à la notion d’analogie qui est refoulée dans tout ce débat. Nous avons vu que Bayle s’était servi du dispositif de l’univocité pour nier le statut de véritable volonté à une décision qui ne serait pas efficace, comme c’est justement le cas de la volonté antécédente chez Leibniz. C’est au sujet de la question la plus épineuse, le débat entre les universalistes et les particularistes (ceux qui soutiennent qu’il y a en Dieu la volonté de sauver tous les hommes et ceux qui le nient) que Leibniz évoque le problème de savoir si, dans le système des particularistes (presque toutes les confessions chrétiennes le sont plus ou moins), on peut parler d’une véritable volonté de sauver tous les hommes. Par ce soupçon, on frôle l’objection la plus forte de Bayle, mais Leibniz ne semble pas la prendre trop au sérieux, car il la réduit à une « simple question de nom » à l’égard du terme « volonté ». Peu lui importe qu’on appelle « volonté » ou non l’inclination antécédente : « On peut donc fort bien dire avec les anciens que Dieu veut sauver tous les hommes suivant sa volonté antécédente, et non pas suivant sa volonté conséquente, qui ne manque jamais d’avoir son effet. Et si ceux qui nient cette volonté universelle ne veulent point permettre que l’inclination antécédente soit appelée une volonté, ils ne s’embarrassent que d’une question de nom »36.
Au contraire, du point de vue de Bayle, ce n’est pas une simple question de mot. Selon lui, si la volonté antécédente (ou dans ce cas la volonté « universelle ») n’est pas une véritable volonté, il s’ensuit que la seule véritable volonté ne serait que la conséquente, de sorte que la damnation de la plupart de l’humanité devrait être envisagée comme l’effet d’un décret efficace de Dieu. Avec cette conséquence, c’est tout l’échafaudage de la justification philosophique et théologique de Dieu qui s’effondre. Dans son effort pour neutraliser les critiques, Leibniz tente aussi une interprétation charitable du discours baylien. Le contexte est celui de la reprise par Bayle du Commentaire sur la Genèse de Calvin, et notamment du passage où le Réformateur, parlant du péché d’Adam, avait fait l’économie de la notion de « permission » en affirmant nettement que « Dieu l’a voulu ». Leibniz précise que le crime n’est pas l’objet d’une « volonté directe », mais uniquement une 36
ET I, § 80 (GP VI, 145–146)
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« conditio sine qua non » qui rentre dans la « nécessité morale » présidant au choix du meilleur : cette « nécessité morale » obligerait le sage, et Dieu aussi, à « permettre le mal moral des créatures »37. Il faut dire que, même dans ce cas, Bayle évite tout recours au lexique de la permission ; il préfère s’en tenir, avec Calvin, à la signification plus directe du mot « volonté », quitte à ajouter – ce ne sont pas les mots exacts de Bayle mais plutôt la synthèse faite par Leibniz – que « Dieu a voulu la chute d’Adam, non pas en tant qu’elle était un crime, mais sous quelque autre notion qui ne nous est pas connue ». Expliqué en ces termes, le point de vue baylien ne peut pas du tout satisfaire aux critères établis dans le Discours préliminaire de la Théodicée. Toutefois, se référant au même chapitre CXLVII de la Réponse aux questions d’un provincial où il est question de la volonté divine, Leibniz trouve chez Bayle une formulation différente qui, dit-il, pourrait aller dans son sens. Il s’agit du passage où Bayle affirme que, « entre toutes les combinaisons infinies il a plu à Dieu d’en choisir une où Adam devait pécher, et il l’a rendue future par son décret, préférablement à toutes les autres »38. Par le moyen du concept de « combinaison », cette formulation semble s’approcher de la Théodicée et Leibniz en effet commente ainsi le passage : « Fort bien, c’est parler mon langage »39. Il semble que Leibniz joue ici sur l’équivoque du mot « combinaison » pour faire passer Bayle dans son camp. La « combinaison » dont parle la Réponse de Bayle exprime la détermination de toutes les causes qui sont nécessaires pour la production de l’effet, sans qu’il y ait d’alternatives possibles, et pour lui une possibilité qui ne se réalise jamais n’est pas une vraie possibilité, mais une vraie impossibilité. Au contraire, pour Leibniz, « la combinaison qui fait tout l’univers », étant « la meilleure », fait l’objet du choix de Dieu dans une pluralité de mondes également possibles. En définitive, pour Bayle, la combinaison (au singulier) est en elle-même le produit du décret divin, alors que pour Leibniz les combinaisons (au pluriel) sont au moins logiquement antérieures au choix du meilleur par Dieu. Les conséquences des deux approches ne sont pas moins divergentes. Résultat d’une volonté incompréhensible de Dieu, la combinaison d’où le monde ressort demeure elle aussi incompréhensible pour Bayle, alors que la doctrine de la nécessité morale devrait la rendre intelligible et justifiable pour Leibniz. Au fond, la racine du désaccord entre les deux auteurs dépend de la divergence au sujet du modèle de rationalité pratique censé rendre raison du choix. S’il avait connu le modèle leibnizien, Bayle aurait objecté que la raison pratique valide pour un sage doté de puissance limitée (celui-ci exerce le choix des possibles à l’intérieur de conditions qui rendent inévitable la présence du mal) ne pourrait pas s’appliquer au sage suprême, Dieu, qui est censé avoir une puissance infinie. En définitive, 37 38 39
ET II, § 158 (GP VI, 204). OD III, p. 803–804. ET II, § 159 (GP VI, 204).
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l’accord que Leibniz semble avoir trouvé avec Bayle sur ce point de la doctrine des combinaisons n’est qu’un accord apparent, il relève plus d’une rhétorique de la conciliation que d’une véritable entente sur la doctrine. 6. CONCLUSION Il semble que les différents dispositifs théoriques inventés pour rendre raison du problème de Job n’ont fait que surdéterminer son interprétation, le chargeant de significations philosophiques plus ou moins extrinsèques, sans pour autant en rendre plus aisée la solution. Nous avons vu que ni la théorie des deux volontés (signi et beneplaciti), ni son substitut leibnizien (volonté antécédente et conséquente), ni la distinction entre vouloir et permettre ne sortent indemnes de la critique baylienne. Il ne reste donc que le dernier dispositif à examiner : la distinction entre le droit d’affliger et le droit de punir. Ce dispositif, comme nous l’avons vu, n’appartient ni au discours calvinien ni à celui de Bayle, il est plutôt l’invention de Hobbes. Leibniz le discute dans l’appendice (Réflexions sur l’ouvrage que M. Hobbes a publié…) des Essais de Théodicée, le mettant à côté d’une autre distinction qui reprend à nouveaux frais la typologie scolastique : la distinction entre la « volonté révélée » et la « volonté véritable » de Dieu40. Dans cet appendice, Leibniz prend en considération les versets de la Bible cités par Hobbes comme favorables à son opinion, et parmi ceux-là aussi le livre de Job41, mais l’auteur de la Théodicée remarque que l’exégèse hobbesienne revient à remettre tout gouvernement aux « lois arbitraires des supérieurs », au lieu de faire confiance à « des règles éternelles de la sagesse et de la bonté dans les hommes aussi bien qu’en Dieu »42. Séparer le droit de la justice, ou faire de la justice un attribut honorifique et non argumentatif, comme Hobbes le prétend, reviendrait à parler, dit Leibniz, d’« un attribut incompréhensible, attribué à une nature incompréhensible »43. Il vaudrait donc mieux – conclut-il – « expliquer la volonté de Dieu comme nous l’avons fait dans cet ouvrage », plutôt que d’opposer « sa volonté révélée » à sa « volonté véritable »44. En conclusion, nous pouvons répondre à la question de départ : pour quelle raison le livre et le problème de Job sont-ils devenus marginaux dans les débats sur la théodicée, malgré le travail ininterrompu d’une exégèse qui va de Thomas d’Aquin et Maïmonide à Luther et Calvin, de Bodin et Grotius jusqu’à Hobbes et Spinoza, et qui intéressera finalement Bayle et Leibniz ? La ré 40 41 42 43 44
Réflexions sur l’ouvrage que M. Hobbes a publié en anglais, de la liberté, de la nécessité et du hasard, § 11 (GP VI, 397). Ibid., § 9 (GP VI, 394–396). Ibid., § 12 (GP VI, 399). Ibid., § 12 (GP VI, 399). Ibid., § 11 (GP VI, 397).
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ponse, à présent, apparaît assez claire : tout au long de cette histoire millénaire, et surtout à l’époque de Hobbes, le récit de Job s’est chargé de significations philosophiques très controversées (la double volonté, cachée et révélée, l’idée de permission, le droit d’affliger) qui n’étaient plus acceptables comme telles à l’Âge classique. Bayle et Leibniz, chacun de leur côté, ne firent qu’entériner cette obsolescence : l’un pour disqualifier tous les dispositifs théologiques pratiqués, l’autre pour proposer une explication nouvelle (la volonté antécédente et conséquente, le choix du meilleur). Ni l’un ni l’autre n’eurent cependant l’audace de Spinoza qui, en plaçant Job et la « cause de Dieu » dans le registre poétique et littéraire, dans l’imaginaire, les relégua en dehors de la philosophie.
LEIBNIZ AND BAYLE ON DIVINE PERMISSION by Joseph M. Anderson (Tampa) In popular opinion, Leibniz’s work on the problem of evil is thought to begin and end with the claim that this is the best of all possible worlds, as if this were all that Leibniz needed to defend the justice of God. In many places, however, Leibniz is concerned to remove from God the actual agency for the evils in the world. By examining Leibniz’s uses of the concept of divine permission, one might find a Leibniz for whom the best-possible-world thesis answers only some of the difficulties regarding God’s relationship to the evils in the world. Leibniz introduces permission early in his career, in the manuscript dialogue, Confessio philosophi, written in the early 1670s. Two and a half decades later, Pierre Bayle offered a critique of traditional uses of permission in his Dictionnaire historique et critique. Though he certainly had not read Leibniz’s manuscript, the arguments against the use of permission in the Dictionnaire offer a useful foil for understanding the role permission plays in Leibniz’s early thought. Bayle’s objections will be discussed first. Once these are explained, they will be used to argue that Leibniz’s doctrine of permission, as presented in the Confessio philosophi, adds nothing to the best-possible-world thesis. As the reasons for this are explained, it will become obvious that this is not the case for the mature Leibniz of the Essais de Théodicée. Thus, there is a Leibniz for whom the best-possible-world thesis answers only some of the theological problems posed by evil, but that is not the Leibniz of the early Confessio philosophi. 1. BAYLE’S OBJECTIONS TO PERMISSION In remark F to his article, “Pauliciens”, Bayle offers four powerful objections to the idea that God merely permits evil and is, for that reason, not the author of sin. In spite of the strength and rhetorical flourish of these objections to the Christian faith, Bayle describes himself as a fideist, writing: “According to Scripture there is only one principle, a good one, and yet moral and physical evil have been introduced into the human race. Therefore it is not contrary to the nature of the good principle to permit the introduction of moral evil and to punish crimes;
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Joseph M. Anderson for it is no more evident that four and four make eight than it is evident that if a thing has happened, it is possible.”1
Elisabeth Labrousse described Bayle’s position as rather standard for the Calvinism of that time, according to which: “God is indeed ‘the author of sin’ for, having foreseen everything as well as created everything, he is responsible for everything that happens in creation – not just for what he causes to happen, but for what he allows to happen as well. Christians have to accept, as something which passes comprehension, that the omnipresence of evil does not detract in any way from God’s sanctity.”2
With the following objections then, Bayle doubts the reasonableness of Christianity, but does not thereby doubt the truth of Christianity. Reason teaches us that a holy being cannot be the author of sin, but since we know by faith that God is holy in spite of being the author of sin, so much the worse for reason. Thus, Bayle’s acceptance of Christianity and the holiness of God can have nothing to do with divine permission. I turn now to the objections to permission themselves. The first two objections consider how sinful actions can occur without God’s agency. First, Bayle writes: “It is inconceivable that the first man could have received the faculty for doing wrong from a good principle. This faculty is a vice; and everything that can produce bad is bad, since evil can only arise from a bad cause; and thus the free will of Adam is the result of the action of two contrary principles; insofar as it was able to move in the right way, it depended upon the good principle; but insofar as it was able to embrace evil, it depended upon the bad principle.”3
If all the creature’s faculties come from a good principle, then, says Bayle, the creature should only be capable of doing good. This harkens back to a more traditional worry about how the existence of evil is possible without positing 1
2 3
DHC, “Pauliciens”, E, p. 168: “Il n’y a, selon l’Écriture, qu’un bon principe ; et cependant le mal moral et le mal physique se sont introduits dans le genre humain : il n’est donc pas contre la nature du bon principe qu’il permette l’introduction du mal moral, et qu’il punisse le crime ; car il n’est pas plus évident que 4 et 4 sont 8 qu’il est évident que si une chose est arrivée, elle est possible.” (3:2323) Translations of DHC from R. Popkin (ed.), Pierre Bayle, Historical and Critical Dictionary. Selections, Indianapolis, 1991. Translations may be slightly modified. The original language text from the 2nd edition from 1702, Rotterdam, follows in the footnotes. Pagination from Popkin follows the citation; pagination from the 1702 edition follows the text. E. Labrousse, Bayle, trans. D. Potts, Oxford, 1983, p. 62. DHC, “Pauliciens”, F, p. 179–180 : “On ne conçoit pas que le premier homme ait pu recevoir d’un bon principe la faculté de faire le mal. Cette faculté est un vice ; tout ce qui peut produire le mal est mauvais, puis que le mal ne peut naître que d’une cause mauvaise : et ainsi le franc arbitre d’Adam est sorti de deux principes contraires ; entant qu’il pouvoit se tourner du côté du bien, il dependoit du bon principe, mais entant qu’il pouvoit embrasser le mal, il dependoit du mauvais principe.” (3:2326)
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an ultimate evil principle. Manichaeism is often treated in texts which deal with the existence of evil, even in times in which Manichaeism was not a live position.4 And so it is unsurprising that Bayle should treat Manichaeism. Of course, Bayle’s position is quite shocking. He holds that Manichaeism is more successful at explaining the origin of evil than orthodox positions and that orthodoxy should be accepted only on faith in spite of its shortcomings. So, for Bayle, the worry is that since the source of the world is wholly good, reason tells us that there can be no evil. Bayle accepts the success of Manichaean objections when considered only in the tribunal of reason. And presumably, if this aspect of Manichaeism is veridical, then divine permission as an explanation of evil is ruled out. But since permission is intended to explain how there can be evil in the world in spite of there being a single good principle of all things, any proponent of permission as a part of an account of the existence of evil would refuse this principle, making it a rather uninteresting objection in the absence of further argumentation. If one thinks that there is a radically free will that can direct itself towards good and evil without relying on two principles (thus, denying the first objection), Bayle offers two problems (both as part of his second objection): (1) this seems to contradict divine foreknowledge and (2) a created being cannot be a “source of action”. Concerning the first, he writes, “It is impossible to understand that God only permitted sin; for a simple permission to sin adds nothing to free will and would not have enabled anyone to foresee whether Adam was going to persevere in his innocence or whether he was going to fall from it”5. Here Bayle argues that God’s foreknowledge rules out the kind of radical freedom that is required to justify referring to God’s causal involvement in an action as anything but authoring. Bayle continues, arguing that a radically free will is an impossibility for metaphysical reasons as well. He writes: “Besides, according to the ideas we have of a created being, we cannot comprehend at all that it can be an originating source of action; that it can move itself; and that, while receiving its existence and that of its faculties every moment of its duration, while receiving it, I say, entirely from another cause, it should create in itself any modalities by virtue of something that belongs exclusively to itself. These modalities must be either indistinct from the substance of the soul, as the new philosophers claim, or distinct from the soul’s substance, as the Peripatetics assert. If they are indistinct, then they can only be produced by the cause that is able to produce the substance of the soul itself. Now it is obvious that man is not this cause and that he cannot be it. If they are distinct, they are created beings, beings produced from nothing, since they are not composed of the soul, or of any other 4 5
For example, Francisco Suarez treats Manichaeism under the description of “Error vetus de malo” (Disputationes Metaphysicae, XI, 1, 2). DHC, “Pauliciens”, F, p. 180: “Il est impossible de comprendre que Dieu n’ait fait que permettre le peché ; car une simple permission de pecher n’ajoûtoit rien au franc arbitre, et ne faisoit pas que l’on pût prevoir si Adam persevereroit dans son innocence, ou s’il en decherroit.” (3:2326–2327)
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Joseph M. Anderson pre-existent nature. They can then only be produced by a cause that can create. Now all the sects of philosophy agree that man is not such a cause and that he cannot be one. [Bayle continues, considering and rejecting that the creature can redirect the motion caused by God].”6
Because the ability to be a source of action requires the ability to create, Bayle concludes that a human is not able to have the independence required to justify calling God’s relationship to the human’s actions ‘permission’. He concludes this second objection by writing, “Seeing therefore that a creature cannot be moved by a simple permission to act, and that it does not have the principle of motion in itself, it must necessarily be the case that God moves it. Therefore, he does something more than just permitting it to sin.”7 The problem is that for God to permit x, there must be another source by which x can come into being. Without this other source, no sense can be made of divine permission. The next two objections work together as a disjunctive argument. Either sins can be foreseen perfectly or sins cannot be foreseen perfectly. If the actions of creatures can be foreseen perfectly, then those actions must be determined, and so God did more than permit the creature to sin since permission does nothing to render the sin foreseeable. He writes, “[O]ne cannot comprehend that a simple permission would bring contingent events out of the class of things that are just possible, or that this would put the divinity in a position of being completely sure that the creature will sin. A simple permission cannot be the basis for divine foreknowledge. It is this fact that has led most theologians to suppose that God has made a decree that declares that the creature will sin. This, according to them, is the foundation of foreknowledge. Others claim that the decree declares that the creature will be placed in the circumstances in which God has foreseen that it would sin. Thus some contend that God foresaw the sin by reason of his decree, and others contend that he made the decree because he had foreseen the sin. No matter how it is explained, it obvi-
6
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Ibid.: “Outre que, par les idées que nous avons d’un être creé, nous ne pouvons point comprendre qu’il soit un principe d’action, qu’il se puisse mouvoir lui-même, et que recevant dans tous les momens de sa durée son existence et celle de ses facultez, que la recevant, dis-je, toute entière d’une autre cause, il crée en lui-même des modalitez par une vertu qui lui soit propre. Ces modalitez doivent être ou indistinctes de la substance de l’ame, comme veulent les nouveaux philosophes, ou distinctes de la substance de l’ame, comme l’assûrent les Peripateticiens. Si elles sont indistinctes, elles ne peuvent être produites que par la cause qui peut produire la substance même de l’ame : or il est manifeste que l’homme n’est point cette cause, et qu’il ne le peut être. Si elles sont distinctes, elles sont des êtres créez, des êtres tirez du néant, puis qu’ils ne sont pas composez de l’ame, ni d’aucune autre nature préexistente ; elles ne peuvent donc être produites que par une cause qui peut créer. Or toutes les sectes de philosophie conviennent que l’homme n’est point une telle cause, et qu’il ne peut l’être.” (3:2327) Ibid.: “La creature ne pouvant donc pas être muë par une simple permission d’agir, et n’aiant pas elle-même le principe du mouvement, il faut de toute necessité que Dieu la meuve ; il fait donc quelque autre chose que de lui permettre de pecher.” (3:2327)
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ously follows that God wished that man sin, and that he preferred this to the perpetual duration of innocence, which was so easy for him to bring about and ordain.”8
Permission by itself is not enough to ground divine foreknowledge. Permission does not determine events, and so events remain undetermined unless God exercises more than permission. That the events happened, then, tells us that God wished that they would happen. Finally, Bayle’s fourth objection assumes that sins cannot be foreseen perfectly. But still, surely God would have known that there was a risk of Adam falling and would have eventually seen that Adam was about to fall. In this case, Bayle writes of God: “Neither his goodness, nor his holiness, nor his wisdom could allow that he risked these events; for our reason convinces us in a most evident manner that a mother, who would allow her daughters to go to a ball when she knew with certainty that they ran a great risk of losing their honor there, would show that she loved neither her daughters nor chastity. And if one supposes that she possesses an infallible preservative against all temptations and that she does not give it to her daughters when she sends them to the dance, one then knows with complete assurance that she is guilty and that she hardly cares whether her daughters keep their virginity.”9
Behind Bayle’s compelling story is the suggestion that having knowledge of even the possibility of another’s wrongdoing or plight with the ability to prevent it makes one complicit in that wrongdoing or plight. In this case, God’s permission of sin is guilt-incurring. And so, in Bayle we have rather forceful arguments against the use of divine permission in Leibniz’s day. In brief, these are (1) that God cannot maintain his goodness and create a genuinely free agent (one capable of sin), the 8
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Ibid., p. 180–181: “[O]n ne sçauroit comprendre qu’une simple permission tire du nombre des choses purement possibles, les évenemens contingens, ni qu’elle mette la Divinité en état d’être certainement assûrée que la creature pechera. Une simple permission ne sçauroit fonder la prescience divine. C’est ce qui engage la plupart des Theologiens à suposer que Dieu a fait un decret qui porte que la creature pechera. C’est selon eux le fondement de la prescience. D’autres veulent que le decret porte, que la creature sera mise dans les circonstances où Dieu a prevu qu’elle pecheroit. Ainsi les uns veulent que Dieu ait prevu le peché à cause de son decret, et les autres qu’il ait fait le decret à cause qu’il avoit prevu le peché. De quelque maniere qu’on s’explique, il s’ensuit manifestement que Dieu a voulu que l’homme pechât, et qu’il a preferé cela à la durée perpetuelle de l’innocence, qu’il lui étoit si facile de procurer et d’ordonner.” (3:2327) Ibid., p. 181: “Ni sa bonté [i.e., la bonté de Dieu], ni sa sainteté, ni sa sagesse n’ont pu permettre qu’il hazardât ces évenemens ; car nôtre raison nous convainc d’une maniere très-évidente qu’une mere qui laisseroit aller ses filles au bal, lors qu’elle sçauroit trèscertainement qu’elles y courroient un grand risque par raport à leur honneur, temoigneroit qu’elle n’aime ni ses filles, ni la chasteté : et si l’on supose qu’elle a un preservatif infaillible contre toutes les tentations, et qu’elle ne le donne point à ses filles en les envoiant au bal, on conoît avec la derniere évidence qu’elle est coupable, et qu’elle se soucie peu que ses filles gardent leur virginité.” (3:2327)
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existence of which is a necessary condition for divine permission; (2) that regardless of God’s maintaining his goodness, creatures are simply not able to be independent sources of their own actions, and so something more is required from God than permission in order for sin to exist; (3) that perfect foreknowledge must be grounded on something determinate, and such determination requires more than simple permission; (4) that having sufficient knowledge and power to stop a bad effect and permitting it makes one complicit in the bad effect even if that knowledge is only of the likelihood of the bad effect. 2. THE YOUNG LEIBNIZ ON AUTHORSHIP AND PERMISSION I turn now to examine one of Leibniz’s earliest works on the problem of evil, the Confessio philosophi, in which permission is featured prominently. Leibniz’s Confessio is a tricky document. In it, Leibniz presents a solution to the problem of the author of sin, recognizes that it seems to lead to necessitarianism, and then recasts that solution to avoid the appearance of necessitarianism (or as I have argued elsewhere, to disguise his necessi-tarianism in order to better appeal to more conservative theologians). In what follows, Leibniz’s solution to the problem of the author of sin in the Confessio will be examined with particular attention paid to his accounts of permission and authorship. We will then see how Leibniz’s doctrine fares against Bayle’s objections. At the beginning of the Confessio, Leibniz proposes two doctrines intended to remove blameworthiness from God: (1) from God’s existence, all created things follow (“if God is taken away, so is the entire series of things, and if God is posited, so is the entire series of things [...]”) and (2) sins result from God’s understanding, not from his will (“I think, therefore, that sins are not due to the divine will but rather to the divine understanding or, what is the same, to the eternal ideas or the nature of things [...]”).10 There is good reason to take (1) to be expressing necessitarianism, particularly its connections (similarity of both language and conceptual foundations) to similar statements in the much more forthcoming letter to Magnus Wedderkopf of 1671, written less than two years before the Confessio. In that letter, Leibniz writes: “[S]ince God is the most perfect mind, it is impossible that he is not affected by the most perfect harmony and thus must bring about the best 10
Translations of the Confessio philosophi are from Confessio philosophi: Papers Concerning the Problem of Evil, 1671-1678, ed. and trans. R. C. Sleigh, Jr., New Haven, 2005, p. 26–109. Sleigh’s pagination will not be given, since he also offers Akademie pagination. A VI, 3, 121: “[S]ublato Deo tolli, posito poni totam seriem rerum [...]”, “Sentio igitur peccata deberi non voluntati, sed intellectui divino, vel quod idem est, ideis illis aeternis, seu naturae rerum, ne quis somniet bina principia rerum, geminosque sibi inimicos Deos, alterum boni, alterum mali principium esse.”
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by the very ideality of things. [...] [I]t follows that whatever has happened, is happening, or will happen is the best and, accordingly, necessary.”11 Leibniz sees the world as being the result of God’s choice of the best, but does not yet have the modal theory by which he will later claim that this determinate choice is not absolutely necessary. In the Confessio, Leibniz writes, “I cannot deny – because it is certain – that if God is taken away, so is the entire series of things, and if God is posited, so is the entire series of things. [...] For things are so arranged that were sins taken away, the entire series of things would have been very different. Take away or change the series of things, and the ultimate ground of things, that is, God, will be done away with or changed.”12
Not only does God produce a particular world, but if that world were different, then it could not have been produced by the same God. The strength of the connection between God and the world as well as the overt presence of necessitarianism in the letter to Wedderkopf should lead one to read Leibniz as committed to necessitarianism at this point in time.13 The second doctrine claims that sins result from God’s understanding rather than from God’s will. It is in regards to this second doctrine that divine permission comes into play. What does it mean for something to come from the divine intellect for Leibniz? Leibniz clarifies this odd doctrine by offering mathematical truths as examples of things grounded in the divine intellect. “Therefore [because they are not decreed]”, he writes, “these theorems must be ascribed to the nature of things, namely to the idea of the number nine or the idea of square, and to the divine intellect in which those ideas of things subsist from all eternity”14. Leibniz argues that sins are grounded in the same way as these mathematical truths – that is, independently from God’s will. This doc 11
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Translations of the “Letter to Magnus Wedderkopf ” are taken from Confessio philosophi: Papers Concerning the Problem of Evil, 1671-1678, op. cit., p. 2–5. A II, 1, 117 “Cum autem Deus sit mens perfectissima, impossibile est ipsum non affici harmonia perfectissima, atque ita ab ipsa rerum idealitate ad optimum necessitari [...] [Q]uicquid factum est, fit aut fiet, optimum ac proinde necessarium esse [...]” A VI, 3, 121, 123: “[N]on inquam, non possum negare, quia certum est, sublato Deo tolli, posito poni totam seriem rerum [...]. Ita enim comparatum est cum rebus, ut sublatis peccatis tota rerum series longe alia futura fuerit. Sublata, vel mutata rerum serie, etiam ultima ratio rerum, id est Deus e medio tolletur mutabiturque.” For a more detailed argument, see P. Rateau, La question du mal chez Leibniz, Paris, 2008, p. 150–155. See also my “Necessitarianism in Leibniz’s Confessio Philosophi”, Society and Politics 6/2 (2012), p. 101–109. In short, I argue that in the Confessio, Leibniz provides definitions to make the sentence “sins are necessary” come out false, but I provide evidence that he does not provide any meaningful sense of contingency, does not adequately treat the theological problems involved in necessitarianism, and most importantly does not feel the weight of those problems until he becomes more familiar with Spinoza’s metaphysics towards the end of the 1670s. A VI, 3, 122: “Ergo naturae rerum, ideae scilicet novenarii, vel quadrati, et in quo subsistunt ideae rerum ab aeterno, intellectui divino, haec theoremata tribuenda sunt.”
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trine can helpfully be explained by the first. Since the existence of God specifies one world that exists and since the non-existence of God removes the possibility of any world existing, every feature of the existing world depends on God. In his second doctrine, then, Leibniz is providing us with two ways in which the world can be grounded in God: with the divine will or through the divine intellect apart from the will. But there is an oddity here. Leibniz’s description of the will in the Confessio philosophi diverges from the more normal description made in the letter to Wedderkopf. In the letter, the divine will has all creative power but is completely determined by the judgment of the understanding.15 In the Confessio though, Leibniz seems to think that the divine understanding brings everything about, while the divine will only makes value judgments about these things. The evidence for this is that Leibniz’s definitions of “willing in favor of” and “willing against” do not involve any causal efficacy. He writes: “To will in favor of something is to be delighted by its existence; to will against something is to be sad at its existence or to be delighted at its nonexistence.”16 Rateau’s comments on these definitions are particularly helpful. He writes, “If feeling (sentire) is the measure of existence, the will is nothing other than the pleasure produced by this feeling. It is not that which initiates an existence by its collaboration with the creative power, but what coming after it, observes it and approves of it. It is moreover not the will but universal harmony which is evoked to describe the passing from the possible to the actual [...].”17
Robert Sleigh, however, rejects this kind of interpretation in large part because it is too close to the views of Spinoza which Leibniz would find objectionable.18 But it is not clear that Leibniz was so strongly opposed to or even fully versed in Spinozistic metaphysics as Leibniz was writing this in 1673. Leibniz’s earliest criticisms of Spinoza focus instead on politics and biblical inter 15
16 17
18
A II, 1, 117: “What, therefore, is the ultimate basis of the divine will? The divine intellect. For God wills those things that he perceives to be the best and, likewise, the most harmonious; and he selects them, so to speak, from the infinite number of all the possibles.” “Quae ergo ultima ratio voluntatis divinae? intellectus divinus. Deus enim vult quae optima item harmonicotaτα intelligit eaque velut seligit ex numero omnium possibilium infinito.” A VI, 3, 127: “Velle est existentia alicuius delectari. Nolle est existentia alicuius dolere, aut non existentia delectari.” Rateau, La question du mal chez Leibniz, p. 157: “Si le sentiment (sentire) est la mesure de l’existence, la volonté n’est rien d’autre que le plaisir produit par ce sentiment. Elle n’est pas ce qui initie une existence, par sa collaboration avec la puissance créatrice, mais ce qui, venant après elle, la constate et l’approuve. Ce n’est d’ailleurs pas la volonté qui est évoquée pour décrire le passage du possible au réel, mais l’harmonie universelle [...].” R.C. Sleigh, Jr., “Leibniz’s First Theodicy”, Nous 30 (1996), “Supplement: Philosophical Perspectives, 10, Metaphysics”, p. 481–499 (p. 491–492).
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pretation.19 One might still find reason to reject this interpretation since Leibniz writes that God “must be said to will the entire series, not to permit it, and the same for sins also insofar as they are not considered distinctly by themselves but are considered mixed in with the entire series.”20 But while this could be taken to explain the existence of the series, it might merely express that God is pleased by the series as a whole while that series is produced by the intellect. To reject the interpretation which grounds the entire series of things in the divine understanding is to take Leibniz to be careless in his definitions. Regardless of how one interprets Leibniz on this point, it is clear that the God of Leibniz’s Confessio philosophi does not will sins themselves, and that sins are grounded in the divine intellect. It is also clear that one determinate world is the result of God’s existence. Immediately following the definitions of “to will in favor” and “to will against”, Leibniz adds definitions of “to permit” and “to author”.21 He writes, “To permit is neither to will in favor nor to will against, and nevertheless to know. To be the author is with one’s will to be the ground of something else”22. Leibniz is offering an ontological taxonomy. Given God’s existence, a certain series of things exists. Those that do exist are either willed or permitted. If they are willed, then God takes delight in them and can properly be called their author; these are the good things that exist. If they are permitted, then God wills neither for them nor against them but knows that they will exist in virtue of the universal harmony;23 these are the evil things that exist.24 19
20 21
22 23 24
See M. Laerke, “G.W. Leibniz’s Two Readings of the Tractatus Theologico-Politicus”, in Y.Y. Melamed and M.A. Rosenthal (ed.), Spinoza’s Theological-Political Treatise. A Critical Guide, Cambridge, 2010, p. 103–107. A VI, 3, 124: “Totam autem seriem, non permittere sed velle dicendus est, et peccata quoque quatenus non ipsa distincte, sed toti seriei confusa spectantur.” For an interesting discussion of different uses of “permission” in the Confessio, see p. 193–196 of A. Echavarría, “Leibniz’s Concept of God’s Permissive Will”, in P. Rateau (ed.), Lectures et interprétations des Essais de théodicée de G.W. Leibniz, Stuttgart, 2011, p.191-209. A VI, 3, 127: “Permittere est, nec velle nec nolle, et tamen scire. Autorem esse, est voluntate sua esse rationem alienae.” By the universal harmony, Leibniz seems to mean the best series of things, which is what God is necessitated to produce. Leibniz has less to say about those things that do not exist. Clearly, those things that do not exist, do not exist on the basis of their non-inclusion in this harmony. Recall that when discussing willing against, Leibniz distinguished two ways that this can occur (A VI, 3, 127, see n. 20). Evils that do not exist make up this class of things that delight God by their non-existence. Leibniz’s protagonist also embraces the Theologian’s assertion that God does not suffer/is never sad (A VI, 3, 130). This, along with the asymmetry between the one-part definition of willing for and the two-part definition of willing against, leads me to wonder whether Leibniz believed there to be non-existent goods.
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Joseph M. Anderson “God must be said to will against sins in their own right if they are understood not to exist. If sins exist because the harmony of things brings them about, then it must be said that God permits them, i.e., he neither wills in favor of their existence nor wills against 25 it.”
Following these definitions, Leibniz concludes “that it is not God but rather man, or the devil, who alone wills in favor of sin, i.e., take delight in evil.”26 God is not delighted by the existence of evil and so cannot be said to will evil. But neither is he saddened by its existence. God permits sin, knowing that it accords with the general good; humans and demons lack this knowledge and are not so exonerated. Thus, some things exist with God’s will. These are willed. Other things exist without God’s will. These exist by the divine understanding and are said to be permitted. 3. THE FAILURE OF THE YOUNG LEIBNIZ’S ACCOUNT OF PERMISSION So now we have some idea of what Leibniz is up to in the Confessio philosophi. All aspects of the world depend on God for their existence, and sins are grounded not in God’s will but in his understanding. For Leibniz, here and in the letter to Wedderkopf, the author of something is the person who takes pleasure in the thing produced considered on its own.27 In this case, God is certainly not the author of sin, and humans and devils are authors of sin. Of course, Leibniz’s account is far from what one would find in an orthodox theologian in his time, and a treatment of the problem of the author of sin does not dissolve all theodical concerns. One must still explain among other things why evils exist at all (which has been explained in part here by Leibniz’s necessitarianism and will be explained later in Leibniz’s thought by the best-possibleworld thesis divorced from this necessitarianism)28. One must also consider why natural evils occur, why monsters exist, and why God appears to be so stingy in his distribution of grace. That Leibniz’s proposed solution to the problem of the author of sin does not answer all worries is unsurprising. The 25 26 27 28
A VI, 3, 130: “Deus ipsa per se peccata si non existere intelligantur, nolle ; si ita ferente harmonia rerum, existant, permittere, id est nec velle, nec nolle dicendus est.” A VI, 3, 131: “Non Deum scilicet sed hominem, diabolumve esse, qui soli volunt, id est malo delectantur.” Thus there is some similarity between the letter and the Confessio, though they differ on whether the will has creative power. These theses are related. Leibniz here holds that this is the best of all possible worlds, but that God’s choice of the best is absolutely necessary and renders the best world absolutely necessary (cf. the letter to Wedderkopf). Leibniz will later adopt a more subtle theory of modality by which he will claim that the existence of this world is determined but not absolutely necessary.
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question Leibniz is asking is whether or not God causes evil in a morally blameworthy way. Leibniz has reason to answer in the negative. How then does Leibniz’s early account of permission fare against Bayle’s criticisms? First, Leibniz’s account easily evades the first two critiques. In these, Bayle thinks of permission as God’s allowing the actions of another agent, but Leibniz’s early account of permission makes little mention of creatures. While Bayle is arguing against the reasonableness of God’s allowing another agent to sin, Leibniz is instead suggesting that God allows himself to produce things without willing them in particular. Rateau makes this point well, writing: “The justification of God does not consist in identifying a distinct, external, and rival principle of evil (as in Manichaeism), but in placing the reason of evil at the very heart of the supremely perfect Being. The two “principles” are in God himself: the good and the bad in his understanding, the good solely in his will.”29
Likewise, Bayle’s third objection, that divine foreknowledge must be grounded in something stronger than permission (a decree), does not land. It seems that here, Bayle is assuming that divine permission requires that God not be the grounding of all events. Leibniz’s necessitarianism based on his strong intellectualist view of divine action is more than sufficient to provide his God with the certainty required for foreknowledge. However, Bayle’s fourth criticism – that having sufficient knowledge and power to stop a bad effect and permitting it makes one complicit in the bad effect – does seem apt against Leibniz’s position. Here, however, Bayle’s support comes from a compelling story rather than from an argument. Perhaps Leibniz could come up with his own story to prevent us from being persuaded by Bayle’s. Perhaps he would describe the mother as having good reasons to allow her daughter to succumb to temptation while still maintaining her love of “her daughters and chastity”. Given the nature of Bayle’s story, that would be a hard sell. But even if Leibniz were able to find some reason to reject the lesson of Bayle’s story, this seems to put Leibniz in an unfortunate position for the following reason. It seems that Leibniz’s best-possible-world thesis is meant to do different work than Leibniz’s theory of permission. The main utility of the best-possible-world thesis is that it explains that God has a reason for admitting evils into the world; that is, that God qua economist has done no wrong.30 Permission, then, is utilized to explain how God qua moral agent has 29
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Rateau, La question du mal chez Leibniz, p. 149: “La justification de Dieu ne consiste pas à identifier un principe du mal distinct, extérieur et rival (comme dans le manichéisme), mais à placer la raison du mal au cœur même de l’Être souverainement parfait. Les deux ‘principes’ sont en Dieu même : le bien et le mal dans son entendement, le bien seulement dans sa volonté.” Michael Murray divides the problem of evil in half in a similar way [M. Murray, “Leibniz on the Problem of Evil”, in E.N. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy,
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done no wrong.31 The best-possible-world thesis is meant to explain that God has good reasons driving him to bring about this world. The theory of divine permission is meant to explain how God can keep his hands (or rather his will) clean while bringing about that world. Because Leibniz is not a voluntarist about the moral law, his God must not only be motivated to perform optimally but must also be constrained by his holiness. If there was a world that was the best (considering the ends only) but required that God himself perform moral atrocities to bring it about, other worlds would surpass that world in overall goodness (considering both means and ends).32 God’s hands must remain clean in the creation of the best of all possible worlds, and so Leibniz uses permission to explain that God does not author sins. Given this division of labor, we can see that Leibniz’s solution should run into problems from Bayle’s fourth critique. If the only reason divine permission has any force (that is, has any ability to defend the holiness of God) is because God has a reason for creating the world such as he did, then it is not permission which has any explanatory value but only the best-possible-world thesis. So here, Leibniz must find a way of explaining why God’s permission does not make him complicit in the sins of his creatures, and the only apparent way to do this is by appealing to the reasons motivating God’s permission. This route destroys the division of labor that makes divine permission attractive and leaves it as an unproductive appendage to the doctrine of the necessity of the best. So there seems to be a problem with the way Leibniz attempts to divide the labor of the problem of the author of sin. Would Leibniz be dismayed about this? I suggest not. While Leibniz does give us evidence that he is dividing the theodical labor, this may be only for the benefit of those who are nervous about his necessitarianism (which he tries to mask in the Confessio). I find evidence for this in that just before the Confessio, in his letter to Wed
31 32
Spring 2011, URL = ]. The primary focus of his list, however, is on what he calls the underachiever problem. For Murray, the best-possible-world thesis is supposed to be a reaction to a Socinian impulse which argues against the traditional conception of God by noting that if the world were the product of such a God, that God would surely be a great underachiever. It seems that Murray has either misidentified Leibniz’s problem or that Leibniz has entirely missed his mark, as Leibniz typically argues for the best-possible-world thesis from the traditional conception of God without providing evidence for this world’s “bestness”. For Leibniz, it is because this world is the result of a perfect being that this must be the best possible world (see Discourse on Metaphysics, § 3 and Theodicy, § 8). A VI, 3, 131 posits the existence of the best possible world and then suggests a solution to the problem of the author of sin that seems to rely on divine permission. Leibniz will later remark in a letter to Malebranche of January 1712 to Malebranche that the means of creation are taken into account in God’s evaluation of the goodness of worlds. See S. Nadler, Occasionalism. Causation Among the Cartesians, Oxford, 2011, p. 197.
Leibniz and Bayle on Divine Permission
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derkopf, Leibniz argues for the non-existence of evil from the fact that his doctrine of permission is grounded in his necessitarianism. There Leibniz writes: “On the contrary, there is no permissive will in an omniscient being, except insofar as God conforms himself to the ideality itself of things, i.e., to what is the best. Therefore, nothing is to be considered absolutely evil [...].”33
And around the time of the Confessio or just after it, Leibniz writes “The Author of Sin” in which he argues that the use of privation in a solution to the problem of evil (a common way of attributing sinfulness to creatures and not to God) removes guilt from humans as well as from God. He, however, offers no explanation in this little piece of how God is not the author of sin.34 It is likely that this was because Leibniz did not feel a need to keep God from being the author of sins, since when God is their author, they are not sins. It is enough for him that God necessarily wills the best, willing the discord only for the sake of the harmony. Perhaps in the Confessio, “permission” is intended to be a red-herring meant only to render the necessitarian solution to the problem of the author of sin more easily swallowed (and if this is the case, then the oddity of Leibniz’s removing productive power from the divine will in the Confessio but not in the more forthcoming letter to Wedderkopf can also be explained as the odd definitions of “to will in favor” and “to will against” were meant to make room for the definition of “to permit”). CONCLUSIONS Bayle and the young Leibniz are not so far apart as they first appear. If Bayle and Leibniz shared an opponent, that opponent might suggest (1) that the one who brings the sin about is always the author of the sin and (2) that the author of the sin is always morally blameworthy. Leibniz denies the first thesis, while Bayle denies the second. Bayle rejects the reasonableness of permission, holding instead that God authors everything and is mysteriously still holy. Leibniz holds that God grounds everything, but that he grounds sins in a non-guilt incurring way. That is, he reserves “authors” for things that God wants for their own sake – sins are neither willed nor nilled, but exist in virtue of the fact that they are a part of what the divine intellect has determined to be the best possible world. When Leibniz mentions “permission”, he describes it as a way in which God actually produces things without his will. In this way, Leibniz’s position is able to avoid the first three of Bayle’s criticisms. He is able to avoid 33
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A II, 1, 118: “contra, nullam esse in omniscio voluntatem permissivam, nisi quatenus Deus ipsi se rerum idealitati seu optimitati conformat. Nihil ergo absolute malum esse putandum [...].” A VI, 3, 150–151, translated in G. W. Leibniz, Confessio philosophi, ed. and trans. Sleigh, Jr., p. 110–113.
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the last only by denying the reality of evil and making permission a useless appendage to the doctrine of the necessary creation of the best. Because of this we are right to focus nearly exclusively on the (necessary) creation of the best possible world in the young Leibniz’s theodical thought, but further study will show us that this is not the case regarding the mature Leibniz. Leibniz changes his mind about the absolute necessity of the best possible world, about the use of privation, and also about the unreality of evil.35 These changes allow him a deeper tool box and the possibility of a more theologically acceptable theodicy.36
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For contingency in the world, see G. W. Leibniz, On Freedom and Possibility, in Philosophical Essays, ed. and trans. R. Ariew and D. Garber, Indianapolis, 1989, p. 19. For privation, see Discourse on Metaphysics, § 30. For the reality of evil, see On Nature Itself (p. 161 in the Ariew/Garber edition) among other places, where Leibniz is now very concerned with human agency in order that God not be considered the cause of the evils that we produce. I would like to thank Roger Ariew, Doug Jesseph, Aaron Spink, the participants of the Colloque International Leibniz-Bayle, and two anonymous referees for helpful suggestions and conversations.
CREATION CONTINUELLE, CONCOURS DIVIN ET THEODICEE DANS LE DEBAT BAYLE-JACQUELOT-LEIBNIZ par Jean-Luc Solère (Paris / Boston) La fin des Essais de Théodicée (à partir du § 377, et avant l’envolée finale occasionnée par le Dialogue de Valla) est consacrée à la réfutation d’un argument de Bayle fondé sur la doctrine de la création continuelle et du concours permanent de Dieu aux actions des créatures. Leibniz le considère comme le dernier obstacle sur la route de son triomphe. Cette discussion mérite donc d’être examinée en détail. Pour ce faire, il faudra remonter aux échanges entre Bayle et Isaac Jaquelot, car s’y trouvent quelques éléments importants qui permettront d’évaluer la pertinence de la réponse de Leibniz. Le problème central qui oppose Bayle à Jaquelot est celui du libre-arbitre1. La théodicée du second, dans la Conformité de la foi avec la raison, repose tout entière, et sans originalité, sur l’existence de la liberté humaine2. S’il y a du mal, c’est en raison du choix de l’homme. Dieu a seulement, et pour de bonnes raisons, permis le mal, c’est-à-dire laissé l’homme libre de pécher ; mais c’est ce dernier seul qui décide et commet le péché. Au cours de la controverse qui s’ensuit, Bayle poursuit le travail de sape qu’il avait déjà entamé contre cette notion de permission du péché, que les théodicées traditionnelles utilisaient bien avant Jaquelot. En fonction même des présuppositions méta 1
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Rappelons la chronologie de la controverse : en 1705, Jaquelot publie la Conformité de la foi avec la raison, où il prend à partie les thèses de Bayle dans le Dictionnaire, notamment la thèse « manichéenne » sur la responsabilité de Dieu à l’égard du mal ; Bayle contre-attaque dans la seconde partie de la Réponse aux questions d’un provincial (1705) ; Jaquelot réplique avec l’Examen de la théologie de Mr. Bayle (1706) ; Bayle riposte avec son dernier souffle dans les Entretiens de Maxime et de Thémiste (17061707) ; Jaquelot, et pour cause, a le dernier mot avec sa Réponse aux Entretiens, composés par Mr Bayle (1707). Les deux derniers ouvrages, toutefois, ne traitent pas de l’argument qui nous occupera ici. Jaquelot meurt à son tour en 1708. Les deux protagonistes sont donc décédés quand Leibniz publie sa Théodicée. Cf. Isaac Jaquelot, Conformité de la foi avec la raison ; ou défense de la religion, contre les principales difficultés répandues dans le Dictionnaire historique et critique de Mr. Bayle, Amsterdam, 1705 (réimpr. Hildesheim, 2006), p. 341 : « Il est certain que Dieu ne saurait être auteur du péché, et que néanmoins rien n’arrive que conformément à sa volonté. Il dispose des conjonctures, mais le pécheur prend sa résolution dans sa malice et la tire de son propre fonds ».
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physiques de la théologie rationnelle, Dieu, tout-puissant et omniscient, n’a pas seulement permis le péché, mais en est directement cause, tant pour le choix que pour l’exécution. Tel est le cas si Dieu concourt aux volitions et aux actions humaines – voire, est même l’unique cause efficiente qui les produit, ainsi que Bayle va jusqu’à l’affirmer, du fait que chaque créature, dont l’homme avec sa volonté, est continuellement créée par Dieu à chaque moment de son existence3. C’est pourquoi les notions de conservation et de concours divins fournissent un argument de choix pour miner les théodicées. La métaphysique du monothéisme créationniste vient au secours du manichéen de Bayle dans sa riposte acharnée aux objections des chrétiens. La thèse de la création continuelle ou conservation de l’existence par Dieu, d’origine scolastique mais acceptée par Descartes4 et les cartésiens, est en effet largement reçue au XVIIe siècle. Si les créatures sont capables de participer à la causalité in fieri, c’est-à-dire aux processus naturels de transformation de ce qui est déjà, en revanche Dieu seul est une cause secundum esse, c’est-à-dire capable de donner l’existence absolument. Quand une cause d’ordre supérieur communique à une chose d’ordre inférieur une propriété qui ne peut pas devenir partie intégrante de la nature de cette dernière, alors l’effet, c’est-à-dire la communication de cette propriété, ne dure qu’autant que dure l’action de la cause supérieure5. En d’autres termes, cette action ne laisse pas de trace, elle ne peut s’imprimer dans l’inférieur. Or, l’existence ne peut jamais devenir part de l’essence d’une créature ; seule l’essence de Dieu est d’exister. L’esse des créatures doit donc être continuellement influé par Dieu. Autrement dit, la création n’a pas lieu une fois pour toutes. Si un être a besoin d’être créé pour exister, il n’a pas moins besoin de sa cause créatrice à tout moment ultérieur de son existence. Sa dépendance n’est pas moins grande qu’au premier moment, sa conservation est une création continuelle. Si Dieu ne maintenait pas ainsi l’existence qu’il a initialement donnée, la créature retomberait dans le néant. Ce qu’on appelle création n’est en fait que le début de l’action permanente de Dieu, comme le dit joliment Leibniz6.
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« La créature ne pouvant donc pas être mue par une simple permission d’agir, et n’ayant pas elle-même le principe du mouvement, il faut de toute nécessité que Dieu la meuve ; il fait donc quelque autre chose que de lui permettre de pécher » (DHC, « Pauliciens », F, t. III, p. 628). Il en fait, comme on sait, un usage remarqué en métaphysique et en physique. Voir, pour la conservation, Meditatio IIIa, AT VII, 48–49 ; Primae resp., AT VII 109 ; ibid., 118, l. 22–23 ; Quintae resp., AT VII, 369 ; Principia, II, 36 ; II, 39, AT VIII, 63, l. 26–29 ; II.41, AT VIII, 66, l. 5–6. Pour le concours, voir Meditatio IVa, AT VII, 60–61 ; Lettre à Mersenne (21 avril 1641), AT III, 360 ; Lettre à Élisabeth (6 oct. 1645), AT IV, 313–314. Voir Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles III.65, 7. De libertate, fato et gratia Dei, A VI, 4, 1596, l. 12–13.
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À cela s’ajoute – c’est du moins la doctrine ordinaire – la thèse dite du concours divin, qui se déduit de celle de la conservation7. Non seulement les créatures dépendent continuellement du Créateur pour exister, mais, pense-t-on généralement, elles en dépendent aussi pour agir. Une cause seconde ne pourrait rien faire si la Cause première n’agissait de concert avec elle pour qu’elle produise ses effets naturels. La manière dont l’action divine se combine à celle de la créature fait l’objet de débats (concours général ou particulier, deux effets conjoints ou un seul – nous y reviendrons), mais la nécessité d’un concours divin est très largement admise. C’est sur tout cela que Bayle fait fond. En établissant un lien direct entre métaphysique créationniste et responsabilité de Dieu à l’égard du mal, Bayle peut s’être senti conforté par le Traité du libre et du volontaire de François Bernier, qu’il connaît puisqu’il le recense dans les Nouvelles de la République des Lettres de décembre 16858. Les deux auteurs mettent en lumière la même connexion théorique. Cependant, ils prennent le parti inverse l’un de l’autre. Selon Bernier, puisque la doctrine de la création continuelle fait à l’évidence de Dieu l’auteur du péché9, il faut au contraire admettre que ce qui est demeure toujours par soi-même dans son être, à moins que ne survienne une cause extérieure qui le détruise10. Il faut aussi maintenir que Dieu a créé des êtres qui ont la puissance d’agir sans avoir besoin d’une influence supplémentaire de leur Cause première. Bernier estime donc qu’il faut renoncer aux thèses de la création continuelle et du concours permanent pour sauvegarder l’activité des créatures et innocenter Dieu. Bayle au contraire estime que la vérité de la création continuée et du concours est plus claire que le jour ; il renonce donc à l’activité 7
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Voir Francisco Suarez, Disputationes Metaphysicae, XXI, sectio 1, n. 6–12, et XXII, sectio 1, n. 7–11, ainsi que les articles d’A. Freddoso : « God’s General Concurrence With Secondary Causes. Why Conservation Is Not Enough », Philosophical Perspectives 5 (1991), p. 553–585 ; « God’s Concurrence with Secondary Causes. Pitfalls and Perspectives », American Catholic Philosophical Quarterly 68 (1994), p. 132–156 ; « Suarez on God’s Causal Involvement in Sinful Acts », in E. Kremer et M. Latzer (dir.), The Problem of Evil in Early Modern Philosophy, Toronto, 2001, p. 10–34. OD I, p. 437b–438b. Traité du libre et du volontaire, Amsterdam, 1685, p. 94 : « Est-ce que ceux qui veulent que Dieu nous crée, et nous reproduise à tout moment, n’appréhendent point de faire Dieu auteur du péché, en le faisant créer un scélérat actuellement blasphémant, actuellement trompant, assassinant, commettant les actions les plus sales, et les plus énormes ? » Voir aussi p. 96–97. La doctrine du concours immédiat aussi fait de Dieu un complice du péché, puisque sans son aide l’action peccamineuse n’aurait absolument pas pu se faire (ibid., p. 99). Ibid., p. 88 sqq. C’est le point de vue que Gassendi opposait déjà à Descartes dans les Objectiones Vae (AT VII, 301–304. Voir aussi Gassendi, Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii metaphysicam et responsa, Paris, 1962, p. 341–342).
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des créatures et accepte que la conclusion de la raison soit que Dieu est cause du mal. Toutefois, comme nous allons le voir, Bayle suit de près les idées du jésuite Rodrigo Arriaga sur la conservation, qu’il utilisait déjà dans son cours de philosophie de Sedan. Dans ces années 1675-1677 qui ont été décisives pour la formation de sa pensée, la connexion avec la question du mal s’est opérée tout naturellement parce que, dans le cours de philosophie d’Arriaga (comme dans ceux de bien d’autres auteurs de la seconde scolastique), juste après la question métaphysique du concours divin, vient l’épineuse question de savoir si Dieu est cause du péché. Il n’y a donc rien d’étonnant à voir Bayle s’emparer des notions de création continuelle et de concours pour répondre, positivement, à la dernière question. Cette difficulté était d’ailleurs dans « l’air du temps », puisque Leibniz lui-même en traite déjà, indépendamment de Bayle, dans le De libertate, fato et gratia Dei, que les éditeurs datent du milieu des années 168011. 1. LE DEBAT ENTRE BAYLE ET JACQUELOT Dans le Dictionnaire (art. « Pauliciens », rem. F), Bayle a donc ouvert les hostilités en faisant dire à son zoroastrien qu’il est évident que l’homme ne peut se déterminer lui-même, c’est-à-dire se donner à lui-même une volition, s’il est vrai qu’à tout moment il n’existe que par l’action de Dieu. Cela ne veut pas dire que Bayle entend dénier absolument toute liberté à l’homme. Il est ce que nous appellerions aujourd’hui un compatibiliste, c’est-à-dire que, pour lui, la liberté n’a pour condition que conscience (aperception, comme dira Leibniz) et absence de coercition extérieure. Elle n’inclut pas le pouvoir prochain d’agir comme de ne pas agir, ou encore de choisir le contraire de ce qui est effectivement voulu12. La liberté s’accommode d’une détermination intérieure ou extérieure (telle que la grâce, en théologie calviniste). Or, même si Dieu me donne ma volition, elle deviendra ma volonté ; je la reprendrai à mon compte, pour ainsi dire13. Mais il reste que Dieu sera au moins co-responsable, si cette volonté est mauvaise. Dans la Conformité, Jaquelot, qui est un tenant de la liberté d’indifférence, répond à l’argument métaphysique de Bayle que, si au premier instant Dieu crée seul la créature (création proprement dite), aux instants suivants Dieu ne 11 12 13
1686-87?, A VI, 4, 1603–05. C’est un aspect de la controverse entre Bayle, Jaquelot et Leibniz que j’aurai à développer ailleurs. Voir RQP II, 139, in OD III, p. 782a, 791b. « Car soit que l’acte de vouloir nous soit imprimé par une cause extérieure, soit que nous le produisions nous-mêmes, il sera également vrai que nous voulons […] Nous ne sentirons point de contrainte : vous savez la maxime, voluntas non potest cogi » (RQP II, 140, in OD III, p. 786a).
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produit pas seul tout ce que la créature a de réalité : la créature concourt à sa propre réalité, ou du moins produit ses propres modifications ou accidents, tels que les actes de volonté. La créature est donc un sujet actif14. Jaquelot considère qu’il est évident que les causes secondes agissent, d’une manière qui est conforme à leur nature – s’ensuit une charge contre l’absurdité de l’occasionalisme15. Autrement dit, Jaquelot reprend la doctrine classique du concours, sans toutefois s’encombrer de subtilités et l’expliquer dans les détails. En créant une substance, Dieu lui donne un pouvoir, et sa conservation par Dieu est compatible avec l’exercice de ce pouvoir par la créature. La solution de Jaquelot est donc structurellement similaire à celle que Leibniz donnera dans la Théodicée. Leibniz, toutefois, s’efforcera d’expliquer avec bien plus de précision comment l’action de la cause première peut se combiner avec celle des causes secondes – tout en récusant la liberté d’indifférence. La réplique de Bayle à Jaquelot, dans la Réponse aux questions d’un provincial, vise à établir au contraire que, pas davantage à un instant postérieur qu’au premier instant, les créatures ne concourent à leurs propres actions16. Jaquelot admet qu’au premier instant toute l’activité vient de Dieu et que si Dieu crée par exemple un œil, cet œil n’est en cet instant que sujet passif. Or, dit Bayle, l’œil garde le même statut dans le reste de sa durée. Il y est tout autant dépendant de l’action créatrice de Dieu, puisqu’il n’y a qu’une distinction de raison entre création et conservation17. Notons bien, toutefois, que Bayle ne nie pas que le sujet créé soit porteur, pour ainsi dire, d’une action. Il y a bien un acte de vision, qui est celui de l’œil et non du bras, par exemple18. Mais de même que tout l’être de cet œil est en ce second instant causé par Dieu, toutes les actions de cet œil sont aussi causées par Dieu. La position que Bayle développe est évidemment très proche de celle de Malebranche. Toutefois, il prend soin de se distancier de ce dernier, car il sait que sa théorie des causes occasionnelles est sujette à moult objections19. Bayle 14 15 16 17 18 19
Conformité, p. 253. Ibid., p. 253–263. RQP II, 141, in OD III, p. 788a. Ibid. Cf. ibid., bas de 788b : Bayle dit que la créature agit, mais en tant qu’instrument, sujet purement passif de l’action de Dieu. « Il peut laisser dire tout ce qu’on voudra contre les causes occasionnelles, quoique d’ailleurs il soit très persuadé qu’elles sont à préférer à l’hypothèse commune » (RQP II, 141, in OD III, p. 789b. Cf. OD IV, p. 138, 140). D’une manière générale, le rapport de Bayle à Malebranche est complexe. Bayle est séduit par nombre des thèses de l’oratorien, dont sa critique de l’attribution d’une causalité efficiente aux créatures. Il est en revanche plus que dubitatif à propos d’autres thèses, comme la vision en Dieu (voir OD I, p. 26a), ou l’action de Dieu par volontés générales (voir OD I, p. 346b–348b). De plus, Bayle voit une contradiction manifeste entre la métaphysique de Malebranche et sa théorie de la volonté (voir NRL, août 1686, art. VI, in OD I, p. 623b).
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revendique le droit de ne pas adopter ici une position philosophique définie20. Il ne fait que parler au nom de « Zoroastre », qui réplique aux métaphysiques fondées sur l’unité de principe21. Ces dernières portent des coups décisifs au dualisme, mais elles sont incapables de répondre à l’objection qu’elles font de Dieu même la source du mal, parce que leur présupposé métaphysique implique nécessairement que les créatures soient les sujets passifs de l’action de Dieu. C’est cela seulement que Bayle-Zoroastre entend ici démontrer, et il n’a pas pour cela à embrasser le malebranchisme et défendre sa doctrine des causes occasionnelles – quitte à lui emprunter un argument ou l’autre pour démontrer l’inactivité des créatures. En réalité, assure Bayle, au fondement de sa position se trouvent des axiomes évidents qui sont communs à tous les systèmes, car ce sont les premiers principes de la métaphysique22. Bayle applique ces principes dans deux arguments successifs, tous deux faisant intervenir la création continuelle. Le second est apparenté au célèbre argument modal de l’oratorien23, mais je dois le laisser ici de côté faute de place24. En revanche, le premier ne se trouve pas chez Malebranche – ce qui montre bien que Bayle ne se repose pas exclusivement sur ce dernier. C’est sur cet argument que je me concentrerai. Le contexte dans lequel Bayle avance sa preuve est assez compliqué, et il est important de bien le comprendre afin de saisir pourquoi l’argument acquiert une telle importance dans la controverse, et pourquoi Leibniz, à son tour, se sentira obligé de lui consacrer plusieurs paragraphes de la Théodicée. 20 21
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RQP II, 141, in OD III, p. 789b. Ce Zoroastre n’est en fait ici pas un manichéen : il trouve absurde l’idée d’une dualité de principes. Il pourrait être n’importe quel philosophe qui se trouve dans une phase zététique : il n’a pas encore pris son parti, il étudie les arguments en présence. On pourrait dire : il compte les coups que s’échangent le parti de l’unité de principe et celui de la dualité de principes. Il est prêt à se rallier au christianisme si on lui lève les difficultés quant à l’origine du mal. Mais la conclusion sceptique que Bayle-Zoroastre tire de son enquête est que chaque camp adresse à l’autre des objections qui ne peuvent être résolues, l’attaque étant toujours plus aisée que la défense. « Ce raisonnement n’est pas fondé sur des probabilités, mais sur les premiers principes de la métaphysique, non entis nulla sunt accidentia, operari sequitur esse, clairs comme le jour » (ibid., 788a). Je veux dire : l’argument par la non-distinction des modes et de la substance. Voir entre autres Malebranche, Recherche de la vérité, Ier Éclairc. (Œuvres complètes, III, 26) ; Méditations chrétiennes et métaphysiques, V, vii (Œuvres complètes, X, 49–50). Voir aussi Louis de La Forge, Traité de l’esprit de l’homme (in Œuvres philosophiques, éd. P. Clair, Paris, 1974, p. 240–241), que Bayle connaît : voir RQP II, 140, in OD III, p. 786, note (e). Bayle pourrait utiliser bien d’autres arguments de Malebranche pour démontrer l’inefficience des créatures, comme celui du quod nescis, qu’il apprécie grandement. Mais il fait fond ici sur des principes que Jaquelot semble admettre.
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Bayle cite un long passage d’un ouvrage anonyme, l’Avis sur le Tableau du socinianisme, dans lequel se trouve un argument très similaire à celui qu’il va proposer, de par l’usage qu’il fait du principe « rien ne peut agir avant que d’être ». Leibniz croira que l’Avis est de Bayle lui-même25, mais il est en réalité de Jaquelot – ce que Bayle sait fort bien. Dans cet ouvrage de 1690, Jaquelot avait attaqué Le Tableau du socinianisme de Pierre Jurieu, dans lequel le redoutable théologien avait dénoncé comme une des erreurs majeures du socinianisme le fait d’admettre une matière éternelle indépendante de Dieu, ce qui a pour conséquence que les créatures n’ont pas besoin d’être conservées par Dieu, le socle de leur existence étant éternel. La Providence ne peut donc s’exercer comme elle est censée le faire. Jurieu oppose sur ce point le socinianisme avec le véritable christianisme (ou le christianisme tout court, car pour lui le socinianisme n’est même pas une secte chrétienne), qui fait de Dieu la cause conservante universelle, sans laquelle rien ne se fait, qui dispose de tout et gouverne le monde dans ses moindres détails26, alors que pour les sociniens la causalité divine se limite à être une causalité in fieri, comme celle des créatures27. Dans son Avis sur le Tableau, Jaquelot critique l’état des lieux dressé par Jurieu, non parce qu’il est lui-même socinien (assure-t-il), mais au nom de la tolérance. Jurieu noircit par trop le socinianisme, et Jaquelot s’emploie à montrer que la doctrine chrétienne orthodoxe n’est elle-même pas exempte de difficultés, d’où il s’ensuit que s’imposent la modération doctrinale et la tolérance à l’égard des opinions différentes. Les sociniens ne croient pas que Dieu connaisse les futurs contingents. Mais la doctrine opposée, bien que vraie, suscite de redoutables problèmes, relève Jaquelot28. Il en va de même avec la doctrine de la conservation. Jurieu reproche aux sociniens d’ignorer la Providence, mais 25 26
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Théodicée, § 383. « Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui de toute éternité voit et connait toutes choses, tous les événements lui sont présents. Il dispose de tout, il arrange tout, rien ne se fait sans sa volonté ou sans sa permission. Il entre même dans les mouvements de toutes les créatures, il les aide à marcher et à se mouvoir par un concours, sans lequel elles seraient sans action. Il les conserve par une vertu toute puissante ; sans cette vertu conservatrice elles retourneraient incontinent au néant » (Le tableau du socinianisme, Ire partie, Lettre I, La Haye, 1690, p. 30). Ibid., p. 31. « Il [Jurieu] veut que Dieu connaisse les futurs contingents dans ses décrets. Cela veut dire, pour parler plus clairement, que Dieu connaît qu’un tel accident arrivera, parce qu’il le veut faire, ou par lui-même, ou avec la créature : de quoi il a formé un décret de toute éternité. […] N’y a-t-il pas lieu de croire, que selon ce système, Dieu serait l’auteur du péché en tout, ou en partie ; cela soit dit sans blasphème. » (Avis sur le Tableau du socinianisme, s.l., 1690, Ier traité, p. 30). Pour cette raison, le prédestinatianisme rigoriste de Jurieu pousse les gens vers le socinianisme : « Et une bonne âme n’aimerait-elle pas mieux, ne pas donner à Dieu la connaissance de l’avenir, que de la lui attribuer à ce fâcheux prix, de le faire auteur du péché [?] » (ibid., p. 31).
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le Dieu de Jurieu est si omniprésent qu’il fait tout dans le monde, y compris le mal. C’est ici que Jaquelot introduit son argument pour montrer que, selon les principes admis par Jurieu, dont la création continuelle et le concours, les créatures sont inactives29. En citant longuement ce passage de l’Avis30, Bayle prend un malin plaisir à se mettre à l’ombre de Jurieu (il peut ainsi assurer, suivant sa tactique habituelle, qu’il n’est qu’un calviniste orthodoxe, adhérent aux canons de Dordrecht, qui ne fait qu’expliciter toutes les conséquences du dogme). Il est également ravi de rappeler à Jaquelot (sans toutefois le désigner comme l’auteur de l’Avis) ce que ce dernier avait lui-même écrit jadis, non en son nom propre, mais en tirant les conséquences de la métaphysique créationniste que Jurieu acceptait. Bayle estime que Jaquelot résume excellemment cette métaphysique qui est aussi la sienne, et montre fort bien que les conclusions que lui-même, Bayle, en tire sont correctement déduites des mêmes principes. Jaquelot ne manque pas de souligner quelles sont les conséquences de cette thèse : en particulier, on ne peut plus parler de liberté, de mérite et de démérite, puisque Dieu est le seul agent véritable31. Bayle ne peut qu’applaudir. Que ces conséquences soient « affreuses » n’empêche pas qu’elles soient correctement déduites. Le fait qu’elles soient contredites par la Révélation, qui parle du péché de l’homme, ne fait simplement que confirmer une nouvelle fois que notre raison est fondamentalement limitée et même encline à nous égarer. Bayle avance ensuite son propre argument, qui est, je l’ai dit, si proche de celui de Jaquelot qu’on pourrait croire qu’il le lui emprunte tout simplement. Mais la démonstration de Bayle est en fait dérivée de celle d’Arriaga montrant la nécessité de la conservation par Dieu32. Non seulement Bayle se réfère explicitement à Arriaga dans ce passage33, mais, comme je l’ai dit plus haut, il l’utilise (sans le nommer) dès son cours de philosophie de Sedan, ainsi que le montrent les exemples qu’il lui emprunte34. Sous l’assomption que l’esse des créatures doit constamment être renouvelé car il ne bénéficie pas d’une sorte d’inertie (c’est, comme nous l’avons vu en 29 30 31 32
33 34
Ibid., p. 36. RQP II, 141, in OD III, p. 787b. Avis, p. 37. La source de l’argument de Jaquelot est donc proche de celle de Bayle. Ce pourrait être Arriaga lui-même, mais aussi quelque autre scolastique moderne, ou encore un « cartésien ». RQP II, 141, in OD III, p. 788a, note (k). OD IV, p. 477–478 (l’analyse de l’indépendance des instants et l’exemple de la pierre sont dans Rodrigo Arriaga, Cursus philosophicus, Paris, 1639, Disputatio IX de physica, sectio VI, subsectio III, p. 335b, n. 98). Il est intéressant de noter que les idées d’Arriaga sont insérées, en une combinaison typique de la culture de Bayle, dans une présentation de la métaphysique des « cartésiens », dont le quatrième axiome énonce qu’« il ne faut pas moins pour conserver une chose que pour la produire ».
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commençant, le fondement généralement accepté de la théorie de la création continuée)35, Arriaga argue en faveur de la conservation par Dieu grâce à l’idée que, pour s’autoconserver, la créature devrait agir avant que d’être, ce qui est évidemment impossible36. Chez Bayle, l’argument prend la forme que voici37 : – Rien ne peut agir avant que d’exister pleinement. – Se conserver soi-même serait une action. – Par conséquent, se conserver supposerait que l’on existe déjà pleinement. – Donc une créature ne peut se conserver elle-même à l’instant tn. Se conserver serait une action parce que l’existence doit être sans cesse activement redonnée à la créature, c’est-à-dire causée. Cette action est même spécifiquement une causation efficiente, puisqu’elle conduit à l’être. Or pour pouvoir causer, ou, d’une manière générale, agir, il faut être. Donc une chose ne peut être dans le même instant l’effet et la cause de son être, c’est-à-dire se conserver ; car si elle se conservait en cet instant, elle agirait en cet instant, donc elle serait déjà, et par conséquent elle serait avant d’être, ce qui est absurde. Ce qu’il s’agit d’expliquer est qu’elle soit en cet instant même ; on ne peut donc présupposer qu’elle existe et en faire la cause de son propre être. Point du tout, répondra-t-on : on peut présupposer qu’elle existe ; c’est même un fait. Si tn n’est pas l’instant de sa création initiale, elle existait donc déjà avant tn, en tn-1, et c’est pour cela qu’elle est capable d’agir, de se conserver son être en tn, c’est-à-dire d’être la cause efficiente de la prorogation de son être en tn ; et de même en tn pour tn +1, et ainsi de suite. Mais cette réponse élude la difficulté. Le problème est qu’on ne peut pas être cause immédiate à l’avance. Une cause éloignée peut bien disparaître avant qu’un certain effet médié par d’autres causes apparaisse, mais la cause prochaine doit être contemporaine de cet effet, leurs durées doivent se chevau 35 36
37
Supra, p. 396. Ibid., subsectio I, p. 332a, n. 78 : « respondeo nihil posse esse prius se ipso, et consequenter non posse se nec causare nec conservare, etiam inadaequate, quia etiam in instanti conservationis debet esse prior natura causa conservans ». Voir aussi ibid., subsectio III, p. 334b, n. 93 : « Omnis causa est prius natura suo effectu. […] pro eo instanti conservationis debet res, ut se conservet vel teneat in suo esse, supponi iam existens […] ergo in eo instanti iam est otiosa conservatio sui ipsius […] ergo debet teneri adaequate a Deo non minus quam in primo instanti ». RQP II, 141, in OD III, p. 788a. Cf. la version du Cours, in OD IV, p. 478 : « Toute cause doit exister lorsqu’elle agit actuellement. Par conséquent, rien n’est la cause de soi-même, et ne peut se donner le premier être. Or il suit de là que rien ne peut non plus se donner le second être, c’est-à-dire se conserver soi-même. Car afin qu’une créature se conserve dans l’instant B, il faut qu’elle agisse. Or elle ne peut agir qu’elle n’existe. Donc avant qu’elle agisse dans l’instant B pour sa conservation, elle existe déjà. Donc elle est conservée avant qu’elle agisse pour sa conservation. Donc elle n’est pas la cause de sa conservation ». Cf. T. Ryan, Pierre Bayle’s Cartesian Metaphysics, New York - London, 2009, p. 81–88.
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cher un tant soit peu (au moins un instant, s’il existe une action instantanée). Il n’y a d’apparition de l’effet que lorsque l’action causale directement productrice de cet effet débute, et cette action ne peut commencer que parce que la cause immédiate est présente et agissante38. La cause et l’effet doivent donc coexister en tn. C’est pour cela que le même être ne peut jouer ces deux rôles. Si je me conservais en tn, ce ne serait pas moi-hier ou moi-10-x secondes avant tn qui agirait, ce serait moi en tn. Donc je serais déjà en tn. Par conséquent, je n’aurais en fait pas à être conservé – ce qui est faux. La notion d’autoconservation est tout simplement contradictoire. Si mon existence doit être constamment causée de nouveau, elle doit l’être par un autre agent – probablement le même qui m’a créé initialement. Cependant, Bayle va plus loin qu’Arriaga en appliquant ensuite le même raisonnement à la production des modalités des créatures, c’est-à-dire au concours, ou plutôt à l’absence de concours, entre Dieu et les créatures39. Le même principe, « il faut être avant d’agir », rend impossible ce qu’affirme la doctrine standard, à savoir que, étant établies par Dieu dans l’existence, les créatures sont une source de changement et produisent (non pas comme simple instrument, mais activement) quelque chose, que ce soit une autre substance, une modification dans une autre substance, ou simplement leurs propres modalités ou accidents, comme une pensée ou une volition (avec ou sans la collaboration spéciale de Dieu à tel changement particulier, peu importe ici). En effet, si une substance créée produisait quelque chose en tn, elle agirait encore avant que d’être, puisqu’en tn la cause première la constitue dans l’être, comme à tout instant de son existence depuis le tout premier ; « il est donc aussi impossible qu’elles [les créatures] concourent avec Dieu pour la production de quelque autre chose que pour leur propre conservation »40. On ne peut pas dire que ce soit la créature existant en tn-1 qui agit en tn pour la raison que nous venons de voir : une cause prochaine doit exister au moment même de son action et dès lors être simultanée avec l’effet. Donc c’est la substance S existant en tn qui doit agir en tn. Mais tn est l’instant où S reçoit (de nouveau) 38
39 40
Cf. Aristote, Phys. II, 3, 195b 17–21 ; René Descartes, Primae responsiones, AT VII, 108 : « non proprie habet rationem causae, nisi quandiu producit effectum, nec proinde illo est prior » ; Rodrigo Arriaga, Cursus philosophicus, Disp. IX de phys., subsectio III, p. 334b, n. 93 : « conservatio tamen, aut influxus, aut tenentia sui, non potest esse in futurum, sed actio in hoc instanti dat esse pro hoc instanti, et tenentia effectiva huius instantis non tenet formaliter in crastinum. Unde ut teneat se in instanti A, debet in eo existere prius natura ; si autem existit prius natura, iam datur adaequata eius causa » ; Pierre Bayle, Cours, in OD IV, p. 478 : « Et ne dites point que la créature travaille dans l’instant B à se conserver pour l’instant C, car il y a là-dedans une impossibilité physique. […] Personne ne peut faire aujourd’hui le mouvement local par lequel il sera constitué demain dans la qualité de marchant actuellement ». RQP II, 141, in OD III, bas de p. 788a. Ibid., 788a–b.
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l’existence. Or S ne peut à la fois être produite et produire, car une action de S n’est possible que si l’existence de S est complète. Donc S ne peut agir en tn. La même thèse peut être reformulée en insistant sur l’identité de condition pour la créature au tout premier instant (sa création proprement dit) et à tout instant subséquent (sa recréation continuelle)41 : – Au premier instant de son existence, la créature ne peut concourir avec Dieu pour produire quoi que ce soit (autrement que comme simple cause instrumentale). – Il n’y a aucune différence de nature entre le premier instant et tous les instants suivants de l’existence d’une créature (il n’y a qu’une distinction de raison entre création et conservation, ou la conservation est une création continuelle). – Donc en aucun des instants qui suivent le premier une créature ne peut concourir avec Dieu (autrement que comme simple cause instrumentale). En soutien de la première prémisse de son raisonnement (à savoir : au premier instant la créature ne peut concourir avec Dieu), Bayle cite dans une note42 le feuillant Pierre de Saint-Joseph, qui lui-même cite un passage de Thomas d’Aquin où ce dernier traite de l’impossibilité qu’un ange pèche au premier instant de son existence43. Arrêtons-nous un moment sur cette référence, car il est évidemment question de l’origine du mal, et le passage cité montre que Bayle est fort bien au courant de la possibilité de la coexistence synchronique d’instants de raison, sur quoi repose la réponse que Leibniz tentera d’apporter à la démonstration de Bayle. En effet, la citation de Thomas rapportée par Pierre de Saint-Joseph contient ces mots : « res aliqua in primo instanti quo esse incipit, simul incipere possit operari ». Dans la note en question, Bayle infère que les thomistes « reconnaissent qu’au premier instant la créature ne peut point agir en quoi que ce soit ». C’est un raccourci, sinon une erreur. Thomas admet tout à fait qu’une créature opère 41 42 43
Ibid., haut de 788b. Ibid., 788b, note (n). Suavis concordia humanae libertatis, Paris 1639, p. 318, citant la Summa theologiae, q. 63, a. 5, resp., depuis « Et ideo aliter dicendum… ». Cette question, apparemment frivole, du premier instant de l’ange a eu une importance monumentale dans l’évolution de la philosophie de la liberté : voir J. Schmutz, « Du péché de l’ange à la liberté d’indifférence. Les sources angélologiques de l’anthropologie moderne », Les études philosophiques 61 (2002), p. 169–198. Les tenants, scotistes puis jésuites, de la liberté d’indifférence admettront bien sûr que l’ange peut pécher au premier instant. Dans la même ligne, toute l’entreprise de Pierre de Saint-Joseph est de montrer que, s’il y avait prémotion physique, Dieu serait l’auteur du péché. Il raisonne ainsi : si Dieu donnait au diable l’inclination au mal à l’instant de sa création, il serait responsable du péché ; a fortiori, si Dieu donnait aux hommes pécheurs une prémotion physique portant activement au péché. Bayle retourne l’argument en empruntant les matériaux : puisque la création continuelle est une sorte de prémotion physique (Dieu, en causant la substance, cause aussi ses actions), Dieu est donc responsable de l’existence du péché.
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dès le premier instant de son existence, comme on vient de le voir dans la citation donnée par Pierre de Saint-Joseph, et c’est pourquoi il rejette l’opinion selon laquelle la raison pour laquelle l’ange ne peut pécher au premier instant est qu’il ne peut agir au même moment qu’il est créé. Cela n’est vrai que des changements successifs, qui prennent place dans le temps, objecte Thomas. Mais la création est un changement instantané, et dans le même instant temporel peuvent prendre place deux actions avec deux termes différents, l’une étant cause de l’autre. C’est le cas quand le soleil illumine instantanément la lune, et la lune, par réflexion des rayons solaires, illumine instantanément l’atmosphère terrestre (tout cela est censé prend place dans le même instant temporel, car pour les médiévaux la lumière ne met aucun temps à voyager ; l’illumination est une altération immédiate de tout le milieu entre la source lumineuse et la surface de l’objet illuminé). L’illumination solaire et l’illumination lunaire sont donc synchroniques, tout en étant deux opérations parfaitement distinctes (le clair de lune n’est pas la même chose que la lumière du jour). Cette analyse s’applique très facilement au concours entre l’action divine et l’action de la créature. La créature peut agir dans le même moment que Dieu la crée. Cependant, Bayle a bien lu Thomas, dans la mesure où ce dernier écrit : « l’opération qui commence avec l’existence de la chose vient du même agent qui a donné l’existence à cette chose ». Parce que l’agent donne aussi à l’effet sa nature, il détermine la première action que va faire cet agent, même si, selon Thomas, il s’agit d’une action libre. Si un agent défectueux engendrait un homme avec une jambe mal formée, cet homme se mettrait immédiatement à claudiquer, et l’agent serait donc cause non seulement de la malformation, mais aussi de la claudication. C’est bien la jambe qui marche (mal), mais aussi c’est bien la cause de la jambe qui est cause que la jambe claudique. La première opération est nécessairement conforme à l’inclination donnée à la nature. Même si elle procède du libre arbitre, elle doit être conforme à l’inclination première de ce libre arbitre (car le libre arbitre n’est jamais purement indéterminé, mais est naturellement incliné à ce qui lui apparaît comme un bien). Si donc un ange péchait dès le premier instant de sa création, ce péché serait conforme à l’inclination naturelle à lui donnée par Dieu, et Dieu serait donc cause qu’il pèche. Création et péché en tant qu’acte libre ne peuvent être simultanés, car au moment où l’on commet un péché, il est impossible de ne pas pécher (ce qui est, est nécessairement au moment où il est, selon l’adage aristotélicien). Par conséquent, si l’ange avait une volonté mauvaise au moment de sa création, il n’aurait en réalité pas péché, car cet acte aurait été nécessaire, et non pas choisi. Ce que Bayle ajoute est donc simplement qu’il en va de même à tout moment de la durée d’une créature. Tous les instants sont semblables, il s’agit toujours d’un premier instant recommencé. Par conséquent, ni au premier moment de son existence, ni à n’importe lequel des moments suivants, la créature ne peut produire quelque chose (encore une fois, activement, non pas comme simple cause instrumentale) et se donner une modalité, même à titre de cause
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partielle, c’est-à-dire avec le concours de Dieu. Elle n’est cause efficiente de rien : ni de son être, ni de ses modalités, ni d’autres êtres. Retenons bien que la position de Bayle n’implique donc pas que la créature, même au tout premier instant de son existence, ne peut pas agir du tout, comme le montre la discussion du péché de l’ange. Elle implique plutôt que la créature ne peut pas agir autrement que ce que sa cause lui donne de faire. Même si, dans le même moment, outre sa création, il y a place pour une action propre de la créature, la cause de l’être de la créature est aussi la cause de sa première action. Comme le dit Thomas dans le passage cité, ce qui engendre du feu est aussi cause de la tendance qu’immédiatement le feu a de monter. C’est pour cela que Bayle peut concéder à Jaquelot, sans ruiner sa propre position, que dans le même instant les causes secondes « concourent d’une manière proportionnée à leur nature », ou qu’« au second instant Dieu conserve les esprits produisant en qualité de sujets passifs, ou d’instruments telle ou telle pensée »44. Jaquelot fait en effet valoir qu’après le premier instant de son existence, la créature est conservée en tant que productrice de tel ou tel effet, par exemple un esprit est « conservé en tant que produisant telle ou telle pensée »45. Dans le même instant la créature peut être constituée dans l’être et être capable de produire, parce qu’elle est constituée précisément comme étant capable de produire (c’est, en gros, la solution que donnera Leibniz, sans le vocabulaire technique des instants de raison). Autrement dit, Dieu ne conserve pas seulement S, Dieu conserve S faisant quelque chose. La continuation de la création est diversement modifiée par les créatures (par leurs natures ou leur libre arbitre), en conformité avec les lois de la Nature posées par Dieu. « Estce donc qu’il faut croire que la figure d’un coin de fer ne contribuera rien à fendre le bois ? », demande Jaquelot dans son attaque contre l’occasionalisme46. Mais cela n’affecte pas Bayle. Celui-ci admet que, en tant que sujet passif, la substance est porteuse d’une modification qui est causée par Dieu en même temps que l’être de cette substance. Cette modification peut être une action aussi bien qu’un sentiment ou toute autre passion. Par conséquent, la créature peut être dite agir, mais on ne peut affirmer : « Dieu produit {un esprit produisant une pensée} », si « produire » a le même sens dans les deux occurrences. Cela voudrait dire que l’action de Dieu n’aboutit qu’à la substance de l’esprit et la faculté qu’il a de penser, et laisse à cet esprit la charge de la production d’un mode particulier de cette pensée – ce qui contredit la doctrine du concours. Si on tient à maintenir la phrase « Dieu produit {un esprit produisant une pensée} », la fonction de l’esprit, dans la seconde occurrence de « pro 44 45 46
RQP II, 14, in OD III, p. 788b, avec le caveat, note (q), qu’il peut être difficile de joindre le terme de « produisant » avec celui de « sujet passif ». Conformité, p. 255 ; cité par Bayle, OD III, p. 788b. Conformité, p. 256.
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duire », ne peut être que d’être sujet de cette pensée particulière. Par conséquent, « [o]n avouera qu’au second instant de l’existence d’un esprit, Dieu le conserve produisant telle ou telle pensée, mais on soutiendra que ce n’est que de la même manière qu’il l’avait créé au premier instant avec telle ou telle pensée »47. Dans l’Examen de la théologie de M. Bayle, Jaquelot riposte à l’argument de la Réponse aux questions d’un provincial par un dilemme : ou bien Adam retombe à chaque instant dans le néant, ou bien pas48. S’il y retombe, et que Dieu doit donc créer de nouveau, en tout instant suivant, exactement comme il l’a fait au premier, l’être qui est de nouveau créé ne sera pas le même individu qu’auparavant. Ce seront deux hommes différents (bien que très semblables), puisqu’en effet il y aura eu solution de continuité ontologique, le premier Adam ayant été annihilé. Si Adam ne retombe pas à chaque instant dans le néant, alors l’action de Dieu au premier instant n’est pas identique à l’action de Dieu en tout instant postérieur, contrairement à ce que prétend Bayle, car Adam n’a plus à être créé ex nihilo après le premier instant. Le même argument peut être réitéré en ajoutant la volonté mauvaise qui le rend pécheur. L’acte divin qui conserve Adam pécheur est-il le même que celui qui créa Adam au premier instant ? Si c’est le même acte, Adam a donc ajouté une modification de son propre cru, car, Bayle l’admet, Dieu n’a pu créer Adam pécheur au premier instant. Et puisque la conservation en tout instant est identique à l’acte créateur du premier instant, Dieu ne recrée donc pas, d’instant en instant, Adam en tant que pécheur, mais conserve simplement son existence pendant qu’Adam y ajoute le péché. Si ce n’est pas le même acte, on pourra alors soutenir que Dieu crée Adam pécheur en des instants postérieurs au premier, mais ce ne sera donc pas le même Adam qu’au premier instant. Adam innocent et Adam pécheur seront deux individus aussi distincts que Pierre et Judas49. Cet argument est intéressant, mais n’était certainement pas imprévu de Bayle, puisque lui-même l’utilise dans le Dictionnaire à l’article « Pyrrhon », rem. B, dans la fameuse discussion des deux abbés. L’abbé pyrrhonien explique : 47
48 49
RQP II, 141, in OD III, p. 788b. Il ne peut en être autrement, car à tout instant Dieu ne peut poser une substance qu’avec ses modes. Cela deviendrait plus clair encore avec le second argument, qui porte sur l’inséparabilité des modes et de la substance, mais, comme je l’ai dit, je ne peux en traiter ici. Examen de la théologie de Mr. Bayle…, Amsterdam, 1706, p. 277. Ibid.
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« Votre âme a été créée : il faut donc qu’à chaque moment Dieu lui renouvelle l’existence, car la conservation des créatures est une création continuelle. Qui vous a dit que ce matin Dieu n’a pas laissé retomber dans le néant l’âme qu’il avait continué de créer jusques alors, depuis le premier moment de votre vie ? Qui vous a dit qu’il n’a point créé une autre âme modifiée comme était la vôtre ? »50
Dans ce cas, sera reproduit un individu en tout point semblable au précédent, mais différent numériquement. Mais c’est dans l’hypothèse où Dieu a « laissé retomber dans le néant » la première âme. Dans la conception ordinaire, la création continuelle n’est pas entrecoupée de tels anéantissements. La créature retomberait dans le néant si Dieu suspendait son action, mais, justement, il ne le fait pas. Donc, normalement (c’est-à-dire en dehors de l’hypothèse émise par l’abbé pyrrhonien), la création continuelle est la perpétuation du même individu numériquement, plutôt qu’une succession de morts et de renaissances instantanées. Dans l’article « Rodon », rem. D, c’est cette version que Bayle donne de la thèse de la création continuelle51. Le même acte de volonté de Dieu, qui subsiste depuis la création initiale d’un être, fait subsister cette créature, laquelle demeure donc identique à elle-même, au lieu que l’on ait une succession d’actes de volonté créant et recréant perpétuellement cet être ou plutôt une série d’êtres semblables52. La doctrine de Bayle n’est donc pas celle de Weigel, de laquelle Leibniz la rapproche indument53. Si la créature doit être créée à tous les moments de son existence, ce n’est pas parce qu’elle retombe effectivement dans le néant, mais c’est parce que, tirée initialement du néant, elle n’a jamais en elle-même la cause de son existence subséquente, et ne peut donc continuer d’exister que grâce à la même action créatrice initiale54. Bayle n’a pas répondu dans les Entretiens de Maxime et de Thémiste à l’objection de 50 51
52
53 54
T. III, p. 733. « Il faut rejeter les notions les plus manifestes, ou tomber d’accord qu’un être tiré du néant par la vertu infinie du Créateur ne peut avoir en lui-même aucune cause de son existence : il ne peut donc continuer d’exister que par la même vertu qui l’a produit au commencement : il est donc créé dans tous les moments de sa durée ; c’est-à-dire qu’il n’existe à chaque moment, qu’à cause que Dieu continue de vouloir ce qu’il a voulu, lorsque cet être a commencé d’exister. Cet acte de la volonté divine ne peut point cesser d’être créatif pendant qu’il subsiste, puisqu’il l’a été au premier moment de l’existence de la créature » (DHC, t. IV, p. 65). Descartes aussi parle d’une seule action divine (de création et conservation), non pas d’actes répétés de création : « immutabilitas et simplicitas operationis, per quam Deus motum in materiâ conservat » (Principia, II, 39, AT VIII 63, l. 26–29) ; « mundum eâdem actione, quâ olim creavit, continuo jam conservantis » (ibid., II, 41, AT VIII 66, l. 5–6). Théodicée, § 384 : une série de résurrections et de retombées dans le néant. C’est donc ainsi qu’il faut entendre, je pense, ce que Bayle écrit dans RQP II, 140 (OD III, p. 785b) : « Nous sommes tirés du néant à chaque moment de notre durée ». De même dans le cours de philosophie, OD IV, p. 477. Cela n’est qu’une extension du ex nihilo originel, car pas davantage qu’avant le premier instant nous ne possédons l’existence en aucun instant de notre durée ; cela ne veut pas dire que nous retombons effectivement dans le néant à chaque instant.
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Jaquelot, mais il aurait donc probablement rejeté le dilemme que son adversaire avait posé. Adam ne retombe pas à chaque instant dans le néant, et l’action de Dieu en tout instant postérieur est identique à celle du premier instant. Rien n’empêche, cependant, que tout en conservant le même Adam, Dieu en varie les modes, c’est-à-dire le conserve pécheur à partir d’un certain instant, alors qu’il ne l’avait pas créé tel au tout premier instant. 2. LA REPONSE DE LEIBNIZ ET QUELQUES OBJECTIONS AU NOM DE BAYLE Bayle et Leibniz n’ont malheureusement pas eu l’occasion de dialoguer directement sur cette question. Du vivant de Bayle, leurs échanges ont porté sur d’autres points, comme l’on sait. Mais il est intéressant d’essayer d’imaginer quelle aurait pu être la réplique de Bayle à la réponse donnée par Leibniz, dans la Théodicée, à son argument. Retraçons d’abord le cadre dans lequel la discussion va prendre place, afin de comprendre pourquoi cet argument par la causalité divine acquiert une telle importance. La grande supériorité de la théodicée de Leibniz sur celles qui l’ont précédée est d’avoir définitivement écarté l’idée que Dieu ait pu directement vouloir le mal. Dieu « n’a pas fait Sextus méchant ». Sextus méchant était seulement une nature idéelle parmi d’autres, dont le contenu est indépendant du choix de Dieu, mais que Dieu a choisi de créer parce que, combinée avec d’autres, elle contribue à constituer un monde où le bien résultant est le plus grand. Le génie de la solution de Leibniz consiste dans cette individualisation des actes mauvais, c’est-à-dire dans le fait que telle personne commettant un crime et cette personne ne commettant pas ce crime ne sont en fait pas réellement la même personne, mais deux individus différents, plus exactement deux natures, deux possibles différents. Cela suppose bien sûr qu’on admette que tous les prédicats soient inclus dans l’essence du sujet. À cette condition, Dieu ne décrète pas que le sujet S commettra un crime ou qu’il laissera S commettre un crime. Son décret n’a pas pour objet une action A, postérieure logiquement à l’existence de S, c’est-à-dire une action qui aurait pu ne pas exister même si S devait exister, et que Dieu doit donc, en quelque sorte, surajouter par décret spécial à l’existence de S, ou, en s’abstenant d’intervenir (ce qui est encore un choix), laisser S surajouter à sa propre existence. En fait, selon Leibniz, Dieu choisit entre S qui commet A, et S’ qui ne commet pas A, mais Dieu ne décrète pas que S commettra A (comme selon les prédestinateurs), et Dieu ne choisit pas de créer un sujet S qui aurait pu ne pas commettre A et dont Dieu pourrait prévenir le choix de A par une grâce suffisante (comme selon toutes les versions non-calvinistes – j’utilise ici la nomenclature et les arguments de Bayle). L’ontologie de Leibniz lui donne effectivement un avantage pour expliquer que Dieu ne choisit pas positivement le mal, par sa volonté antécédente, mais l’utilise pour un plus grand bien, par sa volonté conséquente.
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Notons toutefois, en premier lieu, que Bayle pourrait chicaner sur l’absence de responsabilité de Dieu à l’égard des essences des choses. On peut admettre qu’il ne les cause pas (Bayle lui-même n’accepte pas la thèse de la création des vérités éternelles55), mais, d’un autre côté, ces essences ne seraient pas sans qu’il y ait un entendement divin. Au minimum, l’intellect de Dieu est le siège des possibles. C’est ce que Leibniz lui-même dit dans un passage fameux de la Théodicée (§ 184) : « […] il ne faut point dire avec quelques scotistes, que les vérités éternelles subsisteraient, quand il n’y aurait point d’entendement, pas même celui de Dieu. Car c’est à mon avis l’entendement divin qui fait la réalité des vérités éternelles : quoique sa volonté n’y ait point de part. Toute réalité doit être fondée dans quelque chose d’existant. II est vrai qu’un athée peut être géomètre. Mais s’il n’y avait point de Dieu, il n’y aurait point d’objet de la géométrie »56.
Il n’est donc pas tout à fait exact de dire que Dieu n’est absolument pour rien dans la nature de S. Sans Dieu, il n’y aurait même pas de possibilité d’un Sextus méchant, quoiqu’il soit vrai que Dieu ne choisisse pas que Sextus soit méchant. L’intellect divin pourrait donc être considéré comme la raison ultime des maux, même si la volonté divine antécédente ne veut que le bien, et la volonté conséquente en tout cas le meilleur possible. Mais surtout, Bayle pourrait tenter de contrer Leibniz de la manière suivante. Dieu n’a pas fait Sextus méchant, mais il fait exister ce méchant Sextus, et s’il ne l’avait pas créé, il n’y aurait jamais eu de Sextus méchant. Il n’est donc peut-être pas cause de la nature du pécheur, mais il l’est au moins de l’existence du pécheur et de son péché. Certes, Dieu avait d’excellentes raisons pour le faire exister : pour créer le monde le plus parfait possible, il fallait en passer par ce Sextus méchant, dont l’existence, en soi indésirable, est justifiée par le résultat d’ensemble. Mais ce faisant, Dieu contribue activement au mal, même si c’est en vue d’un plus grand bien, puisqu’il agit non seulement en créant ce Sextus, mais aussi en le conservant d’instant en instant, et même en 55
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CPD 152, in OD III, p. 409b. Voir J.-L. Solère, « Bayle et les apories de la science divine », in O. Boulnois, J. Schmutz et J.-L. Solère (dir.), Le Contemplateur et les Idées. Modèles de la science divine, du néoplatonisme au XVIIIe siècle, Paris, 2002, p. 271–326 (p. 279 sq.). Voir aussi Causa Dei, § 8 : « si Dieu n’existait pas, rien ne serait possible » ; Réfutation inédite de Spinoza, éd. Foucher de Careil, Paris, 1854, p. 24 : « Essentiae quodam modo sine Deo concipi possunt, sed existentiae Deum involvunt. Ipsaque realitas essentiarum que scilicet in existentias influunt a Deo est » ; Confessio philosophi, A VI, 3, 121 : « Non possum negare Deum ultimam rationem rerum, ac proinde et actus peccati esse […] Sentio igitur peccata deberi non voluntati, sed intellectui divino, vel quod idem est, ideis illis aeternis, seu naturae rerum » ; ibid., 122 : « Deus haec non volendo fecit, sed intelligendo […]. Nam si nullus esset Deus ; omnia essent simpliciter impossibilia […]. Vides ergo, esse, quorum Deus non voluntate sed existentiâ sua causa sit » ; ibid., 124 : « Peccata ergo, tota hec rerum serie comprehensa, ipsis rerum ideis, seu existentiae Dei, debentur : hac posita ponuntur, hanc sublata tollunt ».
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contribuant à l’exécution de ses actions (soit en les accomplissant lui-même, soit, pour le moins, en y concourant). Dieu ne permet pas seulement le mal, ni seulement en tire un plus grand bien ; il le fait exister, et ce non pas seulement une fois, mais d’instant en instant. C’est ce dont Leibniz est bien conscient, puisqu’il écrit au § 377 : « Il reste seulement la difficulté qui vient du concours de Dieu avec les actions de la créature ». Il faut donc en découdre avec cette notion de concours, et celle de conservation dont elle provient, qui deviennent ainsi le point critique où Bayle peut encore résister à Leibniz. Leibniz commence par attaquer les preuves dont se sert Bayle pour établir la création continuelle des créatures par Dieu. Il repère d’abord quelques difficultés dans les fondements de cette doctrine classique. Parmi elles, la réduction de la créature à un flux perpétuel dépourvu d’existence stable (§ 382), du fait de son anéantissement continuel. Mais cette objection ne touche en fait pas Bayle, comme nous venons de le voir à la fin de la discussion avec Jaquelot57. De plus, Leibniz pointe ces difficultés principalement pour la forme, afin de rappeler que la thèse de la création continuelle n’est pas toujours démontrée avec exactitude, mais il ne les fait pas toutes siennes58 et n’entend pas récuser cette thèse. Au contraire, il admet tout à fait que « la créature dépend continuellement de l’opération divine, et qu’elle n’en dépend pas moins depuis qu’elle a commencé, que dans le commencement », et que « [c]ette dépendance porte qu’elle ne continuerait pas exister, si Dieu ne continuait pas d’agir » (§ 385)59. Leibniz lui-même, dans le Discours de métaphysique (§ 14), 57
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Il est curieux que, dans sa lettre à Sophie du 31 octobre 1705, ce soit Leibniz qui endosse la conception discontinue de la conservation (GP VII, 564–565 : « […] la durée des choses, ou la multitude des états momentanés, est l’amas d’une infinité d’éclats de la Divinité, dont chacun à chaque instant est une création ou reproduction de toutes choses, n’y ayant point de passage continuel, à proprement parler, d’un état à l’autre prochain. Ce qui prouve exactement cette célèbre vérité des théologiens et des philosophes chrétiens, que la conservation des choses est une création continuelle » – je souligne. Cf. ibid., 562 : « la durée des créatures de même que le mouvement actuel consiste dans un amas d’états momentanés »). Ainsi, le fait qu’il faudrait « faire voir que le privilège de durer plus d’un moment par sa nature est attachée au seul être nécessaire » (§ 384), ou l’objection à l’argument cartésien que, si du fait que je suis, il ne s’ensuit pas nécessairement que je serai, néanmoins il s’ensuit naturellement que je serai, c’est-à-dire, mon existence continuera d’elle-même, « de soi, per se », « si rien ne l’empêche » (§ 383). Leibniz ne fait pas de ces doutes des objections à la création continuelle, puisqu’il accepte cette dernière, ainsi que nous allons le voir incessament. Ces remarques font écho à la thèse de Gassendi-Bernier, que Leibniz ne rappelle que pour mettre en garde contre une adoption trop facile de la création continuelle. Leibniz est de longue date convaincu de la création continuelle : cf. Pacidius Philalethi, Couturat, 625 ; De libertate, fato et gratia Dei, A VI, 4, 1596 ; Lettre à Arnauld (14 juillet 1686), GP II, 57 ; De rerum originatione radicali, GP VII, 305 ; Lettre à De Volder (24 mars/3 avril 1699), GP II, 168.
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avait suggéré qu’il en est de même que pour nos pensées, dont aucune ne subsiste par soi, indépendamment de, et plus longtemps que notre acte de pensée. Il est même prêt, parce que l’existence doit être constamment renouvelée, à « supposer » avec Bayle que « la créature soit produite de nouveau à chaque instant » (§ 388 – je souligne), ce qui semble dire plus que dépendance (annihilation si Dieu arrêtait d’agir) et donne un sens très fort à la conservation, comme recréation continuelle (sans que, pour autant, la retombée dans le néant soit nécessairement impliquée). Cela n’empêche pas Leibniz de résister à l’argument de Bayle (dans le même instant une créature ne peut pas être conservée et agir) en utilisant la notion scolastique d’instant de raison, ou d’instant de nature. Même si l’instant est temporellement indivisible et que donc rien n’y puisse précéder autre chose chronologiquement, on peut néanmoins y distinguer différentes étapes ordonnées selon une priorité de nature, c’est-à-dire un ordre logique entre trois étages, à savoir la création, la nature créée, et les modifications de cette nature : « la production, ou action par laquelle Dieu produit, est antérieure de nature à l’existence de la créature qui est produite ; la créature prise en elle-même, avec sa nature et ses propriétés nécessaires, est antérieure à ses affections accidentelles et à ses actions ; et cependant toutes ces choses se trouvent dans le même moment. Dieu produit la créature conformément à l’exigence des instants précédents, suivant les lois de sa sagesse ; et la créature opère conformément à cette nature, qu’il lui rend en la créant toujours » (§ 388).
L’idée de Leibniz est donc qu’en chaque instant temporel, il y a une première action, prioritaire logiquement, par laquelle Dieu produit la substance, et une seconde action, par laquelle la substance rendue existante, complète, entièrement constituée, produit les modifications qu’elle a à produire, dont ses propres actions, bonnes ou mauvaises60. Leibniz pense énerver ainsi l’argument de Bayle. Dans le même instant temporel, la substance vient à l’existence et agit. L’agir n’a pas à être temporellement postérieur à l’acquisition de l’être, il lui est seulement subordonné logiquement. Il est vrai que la substance n’agit qu’en étant constituée par Dieu, mais c’est elle qui agit, puisqu’elle possède pleinement l’existence. Elle est donc responsable de ses actions. Leibniz a bien sûr raison de dire que l’antériorité de nature est ordinaire en philosophie et en théologie, puisque l’on admet couramment que par exemple les décrets de Dieu ont un certain ordre de priorité entre eux (§ 347). Cette notion remonte en fait à Aristote, qui distingue des autres priorités la « priorité selon la nature et l’essence », par laquelle sont logiquement antérieures les 60
Leibniz limite évidemment les effets causés par la substance créée à des modifications internes, car pour lui aucune substance créée ne peut agir sur une autre substance créée. Dieu seul est capable d’action transitive. Il n’y a de causalité par les créatures qu’immanente à chaque monade.
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choses qui peuvent exister indépendamment d’autres choses, tandis que ces dernières ne peuvent exister sans les premières61. C’est toutefois Duns Scot qui systématisera en théologie l’usage, auquel pense Leibniz, de signa, ou instants de nature, ou instants de raison (comme l’on parle d’une distinction de raison, ces instants n’étant que des distinctions logiques dans un même instant temporel), dont la succession est purement conceptuelle62. Toutefois, eût-il pu lire ces lignes de Leibniz, Bayle n’aurait pas été désarçonné par la surprise. Il était parfaitement au courant des notions d’instant de raison et d’antériorité conceptuelle. Comme nous l’avons vu plus haut, Thomas d’Aquin y recourt implicitement dans la citation donnée par Joseph de Saint-Pierre, que Bayle a lue. Dans la même disputatio où Bayle a puisé son argument, Arriaga distingue priorité temporelle et priorité d’origine63. Bayle, dans son Cours, explique que, dans la théorie du concours antécédent, la prémotion physique n’a qu’une « priorité de nature » sur l’action induite64. Il emploie pour son propre compte l’expression « instant de raison », dans la Réponse et dans la Continuation65. Enfin, comme nous l’avons vu dans sa discussion avec Jaquelot, Bayle admet que la production de la créature et une action de celle-ci puissent être simultanées, quoiqu’il pense que cette action est donnée à la créature en tant que sujet passif, comme l’est son existence. Bayle continuerait donc probablement d’arguer contre Leibniz que le fait que Dieu soit la cause de l’existence de la créature dans le premier instant de raison en fait la cause également de ses actions dans le second instant de raison. Il faut être avant (au sens de priorité de nature) d’agir. Mais l’être est donné à chaque instant comme il l’est au premier instant. Or, nous l’avons vu, quand Dieu donne l’être au premier instant, il détermine aussi l’action qu’a la créature en ce premier instant. Leibniz lui-même admet que sa sagesse ne permettait pas à Dieu de créer une âme pécheresse au premier instant66, et, dans sa toute première réponse à Bayle, il écrivait : « Je ne conçois pas que l’âme se donne des premiers sentiments. Elle les a reçus de Dieu avec son être au mo 61
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Met. D, 11, 1019a 1–4. Aristote attribue en fait à Platon cette notion d’antériorité de nature, mais il ne nous est pas possible d’identifier avec certitude dans les Dialogues un passage qui la présente. Cf. Ordinatio, I, dist.10, q. un., § 62 (editio Vaticana IV, 365) : « […] distinguendo inter instantia originis, non distinguitur inter durationem et durationem, sed tantum a quo quis sit » ; Quaestiones quodlibetales, q. 4, § 3 (Vivès XXV, 151 a) : « […] ordo durationis et naturae sunt tales, quod ille qui est naturae, non includit illum, qui est durationis, nec necessario praeexigit, sive coexigit, ideo potest esse sine illo ». Rodrigo Arriaga, Cursus philosophicus, disp. VII de physica, sectio VII, p. 299a, n. 83. OD IV, p. 491. Voir aussi CPD 68, in OD III, p. 290a (à propos de Robert Fludd), RQP II, 152, in OD III, p. 816a (à propos des décrets divins). CPD 68, in OD III, p. 290b (« […] en s’élevant à quelque instant de raison dans lequel on envisage la cause comme antérieure à ses effets »). Théodicée, § 390.
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ment de la création […] »67. Il en va donc de même pour tous les instants ultérieurs. Si création continuelle il y a, Dieu donne toujours à la créature la modification du moment. Certes, la dernière phrase de Leibniz que je viens de citer s’achève par : « et dans ses premiers sentiments elle a reçu virtuellement tous les autres »68. Selon Leibniz, les pensées subséquentes vont progressivement s’autoactualiser de par l’activité de la monade, conformément à la tendance et à la loi de développement caractérisant cette monade. Mais Bayle contesterait que ces virtualités s’actualisent d’elles-mêmes. Pour les actualiser, il faut que la monade soit à chaque instant, et elle n’est en chaque instant que parce que Dieu la conserve, sans que cette action soit différente de celle du tout premier instant. La monade reste donc tout autant sujet passif de ses pensées qu’au premier instant. Ensuite, quoi qu’il en soit de la création continuelle, il me semble que la distinction entre instants de raison qu’opère Leibniz ne supprime de toute façon pas la participation de Dieu au mal. En effet, Leibniz est un partisan résolu de la doctrine du concours divin69. Comme il l’explique très bien lui-même, cette doctrine s’oppose au simple « conservationisme », lequel admet que Dieu maintient la créature et ses facultés dans l’existence, mais affirme que la créature exerce par elle-même ces facultés et qu’elle est donc la seule cause efficiente de ses propres actes. Les « concourantistes » estiment que c’est accorder là trop d’indépendance aux créatures : Dieu ne serait que cause éloignée de leurs actions. Ils posent donc que la créature serait incapable d’agir si Dieu ne concourait pas, comme cause efficiente prochaine, à l’action même de la créature, en plus de la maintenir dans l’existence. Même dans le cours ordinaire de la nature, Dieu et la créature sont tous deux causes immédiates de tous les effets produits, y compris ceux des actions immanentes, c’est-à-dire les modifications internes de cette créature. Dieu est cause de l’effet de la créature non seulement parce qu’il est cause de la cause, mais aussi parce qu’il est directement co-cause de cet effet. Il n’y a pas deux actions parallèles. Il n’y a pas non plus deux effets. Dieu et la créature causent un seul et même effet au sein d’une seule et même action. On ne peut dire non plus que Dieu cause une partie de l’effet, et la créature une autre partie. L’effet est totalement produit à la fois par Dieu et par la créature, quoique Dieu et la créature n’agissent pas de la 67 68 69
Éclaircissement des difficultés…, GP IV, 544. Ibid. Théodicée, § 27 ; De causa Dei, § 10–12. Cf. De libertate, fato et gratia Dei, A VI 4, 1603–05 ; Lettre à Des Bosses (2 février 1706), GP II, 295. Voir aussi E. Vailati, « Leibniz on Divine Concurrence with Secondary Causes », British Journal for the History of Philosophy 10/2 (2002) p. 209–230 (p. 219–222) ; J. McDonough, « Leibniz : Creation and Conservation and Concurrence », The Leibniz Review 17 (2007), p. 31–60 (p. 43– 44) ; P. Rateau, La question du mal chez Leibniz, Paris, 2008, p. 563 sqq.
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même manière70. Pour le représenter ainsi, avec D étant Dieu, S une substance créée, et M une modification de cette substance, le modèle du concours divin qu’accepte Leibniz n’est donc pas : D ni :
S
M
D S
M’ M
mais : D S
M
Par conséquent, lorsque Leibniz invoque la distinction des deux instants de raison dans le même instant temporel, il ne peut vouloir dire que prennent place deux actions simultanées mais parallèles et indépendantes l’une de l’autre : l’action créatrice de Dieu dans le premier instant de raison, et celle, modificatrice, de la créature dans le second. Risquons une analogie, ou plutôt une disanalogie. Supposons que je sois dans un avion, qui me soutient et me transporte dans les airs – ce sera l’équivalent de la conservation divine –, et que j’y révise un article – ce sera l’équivalent de l’action modale. Je pourrais aussi bien faire autre chose : regarder un film ou dormir. Je pourrais également faire ces trois choses ailleurs, par exemple chez moi. Ce que je fais dans cet avion est donc indépendant de la causalité de l’avion. Ce n’est pas cela qui se passe dans le concours de Dieu avec la créature. L’action de la cause modale, la créature, n’est pas indépendante de l’action de la cause de cette cause modale, Dieu. C’est comme si l’avion m’aidait à réviser mon article et que je ne puisse réviser un article ailleurs que dans cet avion. Par conséquent, Dieu agit aussi dans le second instant de raison. Il produit avec la substance créée la modification de la créature, leurs causalités respectives se combinant en une seule action qui produit un seul effet. Mais si tel est le cas, Bayle risque de se relever de sa tombe et de réclamer une concession majeure : l’admission que Dieu coopère à ce que la créature fait de mal. Non seulement Dieu maintient l’homme criminel dans l’existence, mais Dieu collaborera (pour de bonnes raisons, sans aucun doute), au second 70
Voir Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, III, 70. Cf. l’exposé classique de Suarez, Disputatio Metaphysica, 28. Je n’entre pas ici dans la question de savoir si Dieu agit dans la cause seconde (modèle thomiste) ou avec la cause seconde (modèle scotiste). Voir J. Schmutz, « La doctrine médiévale des causes et la théologie de la pure nature », Revue thomiste 101 (2001), p. 217–264.
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instant de raison, à toute modalité moralement mauvaise que la créature produira71. La question de la passivité des créatures n’était après tout qu’un à-côté du problème central. Sans doute, Bayle aimerait beaucoup marquer ce point-là aussi, et obtenir que Dieu soit l’unique cause efficiente des modifications comme des substances, sans même que les créatures y concourent efficacement. Mais il n’a en réalité pas besoin de cela pour maintenir sa position, à savoir que, au minimum, Dieu est coresponsable de l’existence du mal. Bayle a avancé son argument par la création continuelle dans le cadre de sa discussion avec Jaquelot sur le libre arbitre parce qu’il discute avec lui de « cartésien » à « cartésien »72 et parce que Jaquelot lui-même l’avait produit contre Jurieu. Mais, même si nous avons le libre arbitre (d’indifférence ou non) et un pouvoir actif, il reste que Dieu concourra à nos actions libres, et cela à soi seul peut donner satisfaction à Bayle73. 71
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73
Ce qu’oublie, me semble-t-il, J. McDonough dans son image du congélateur et des cubes de glace (art. cit., p. 50). Ou s’il ne l’oublie pas et qu’il admet que le congélateur non seulement crée et conserve la glace, mais concourt spécialement à la propre action causale accidentelle de cette dernière, qui est de maintenir droit un paquet de légumes surgelés, qu’en est-il lorsque l’on remplace l’action bénéfique de maintenir le paquet de légumes par une action « nuisible », comme de faire craquer une bouteille pleine d’eau ? Le congélateur concourt là aussi à ce désastre. Que l’on adopte une version « faible » ou une version « forte » de la création continuelle, peu importe, c’est la doctrine du concours qui menace la théodicée. Jaquelot semble en effet admettre un certain nombre de thèses qui forment la base du consensus des « modernes » dans la seconde moitié du XVIIe siècle : élimination de l’hylémorphisme, réduction des accidents à des modifications de la substance, distinction substance pensante/substance étendue, qui ont des caractéristiques incompatibles. Voir, en appendice à la Conformité, le « Système abrégé de l’âme et de la liberté », en particulier p. 357–359. Leibniz lui-même le rappelle, Théodicée, § 3. Dans son Cours, Bayle notait que même le simple « conservationisme » ne pouvait éviter de rendre Dieu responsable du péché : « Car selon lui [Durand de Saint-Pourçain], non seulement Dieu donne des forces à la créature pour pécher, non seulement il les lui conserve lorsqu’il voit qu’elle est sur le point de pécher, mais encore il permet qu’elle pèche actuellement, quoiqu’il pût l’empêcher par le seul refus de sa permission. Donc il semble n’être pas moins l’auteur du péché que s’il y concourait. Il en est comme d’un homme qui donnerait une épée à quelqu’un, avec les forces nécessaires pour tuer une personne, et qui lui permettrait de la tuer, quoiqu’il fût maitre de l’empêcher. Sans doute il ne serait pas moins coupable que s’il prêtait son bras pour commettre ce crime. Il n’était donc pas nécessaire que Durand abandonnât l’hypothèse vulgaire » (OD IV, p. 493). Cf. Arriaga, Cursus phil., Disp. X de phys., sectio V, p. 331a, n. 74 : même si le concours divin ne résultait pas en une seule action, mais consistait en deux actions, celle de Dieu et celle de la créature, le fait que ces deux actions soient distinctes ne dédouanerait pas Dieu de sa responsabilité en cas que l’action de la créature soit mauvaise, car l’action même de la créature serait dépendante de Dieu, comme toute entité créée (pour Arriaga, il faut donc rechercher une autre solution que celle-là pour le problème du mal).
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La distinction des instants de raison ne résout donc pas le problème, et la seule ligne de défense de Leibniz est en fait celle mise en place dès la première partie de la Théodicée (§ 20, 30) et sur laquelle il retombe à la fin du § 388 : les limitations et imperfections de la créature bornent la causalité de Dieu74. C’est ce qu’indique Leibniz lui-même dans la lettre à Rémond du 4 novembre 1715, où il juge que Du Tertre, dans son écrit contre Malebranche, n’a pas bien réfuté l’argument similaire de l’oratorien par la création continuelle, et ajoute (bien que ce soit un passage supprimé de la version finale de la lettre75) : « J’ai donc répondu à cet argument dans la Théodicée, que dans la matière continuée Dieu produit seulement les perfections des choses, mais que l’imperfection ou limitation nouvelle annexée est une suite ou production de l’état précédent, limité de la créature, et qu’ainsi il y a véritablement ce que les théologiens appellent un concours »76.
La cause première et la cause seconde ne contribuent pas a pari à la production des modifications. Dieu ne contribue qu’à ce qu’il y a de perfection et de positif dans l’effet ; la créature ne fait qu’amoindrir, diminuer ce que Dieu a donné, et est donc cause de ce que l’effet contient d’imparfait, c’est-à-dire de mauvais. Comme on le sait, cette solution n’est pas entièrement nouvelle77. Mais telle qu’elle est ici généralisée par Leibniz, c’est-à-dire appliquée, semble-t-il, à toute causalité des substances créées, elle peut mettre en péril les notions mêmes de vertu et de bien moral. Si la créature agit mais que cette action ne soit toujours qu’une limitation de la perfection donnée par Dieu, quand cette limitation devient-elle un mal ? Il y a toujours déperdition de perfection. Dès que l’influx divin atteint le monde des créatures, se produit un amoindrissement de la perfection communiquée, même dans les créatures les plus parfaites qui soient, qui pourtant ne pèchent pas et demeurent bonnes. La différence entre le bien et le mal est-elle seulement une affaire de degré dans cette déperdition ? À partir de quel degré ? Saltus non datur. Et une action mauvaise estelle seulement une action plus imparfaite qu’une action bonne ? Le bien que nous pouvons faire n’est-il qu’un moindre mal ?
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Voir aussi § 377. Je ne parle que de l’économie interne de la Théodicée, mais cette réponse a été utilisée par Leibniz dès les années 1680. Voir par exemple Rationale fidei catholicae, A VI, 4, 2322 ; Dialogue effectif sur la liberté de l’homme et sur l’origine du mal (26 janvier 1695), Grua I, 364–365. Cf. GP III, 658. In A. Robinet, Malebranche et Leibniz. Relations personnelles, Paris, 1955, p. 480. Cf. saint Augustin, Confessions, III, VII, 12, Enchiridion, III, 12 ; Thomas d’Aquin, II Sent. d. 44 q. 1 a. 1 c., STh IaIIae, q. 79, a. 2 ; René Descartes, Medit. IVa, AT VII, 6061 ; Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, Ier Écl., Œuvres complètes, III, 21.
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De plus, on peut se demander si cette solution s’intègre bien au reste du système de Leibniz78. Elle n’attribue en effet aux créatures qu’une causalité déficiente, comme le dit Augustin à propose de la volonté mauvaise79. Dans l’image de l’inertie de bateaux dérivant sur une rivière, qu’emploie Leibniz au § 30 de la Théodicée, les bateaux ne font rien, sinon ralentir plus ou moins la vitesse du courant qui les entraîne. Ils ne sont que sujets passifs80. Or, par ailleurs, Leibniz répète maintes et maintes fois que les monades sont caractérisées par leur activité, qu’elles sont causes efficientes de leurs modifications, que l’activité est synonyme de perfection ou tendance à la perfection81. Elles font donc autre chose qu’être causes déficientes, c’est-à-dire seulement freiner à divers degrés l’action de Dieu, diminuer les perfections qu’elles reçoivent82. 78
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Cela est un objet de discussion parmi les commentateurs de Leibniz. Voir : S. Lee, « Leibniz on Divine Concurrence », The Philosophical Review 113/2 (2004), p. 203–248 ; J. McDonough, « Leibniz : Creation and Conservation and Concurrence », art. cit. ; M. Bobro, « Leibniz on Concurrence and Efficient Causation », The Southern Journal of Philosophy 46 (2008), p. 317–338 ; J. Whipple, « Leibniz on Divine Concurrence », Philosophy Compass 5 (2010), p. 865–887. Et seulement elle (De Civitate Dei, XII, VI – Leibniz s’y réfère dans le § 33 de la Théodicée). En revanche, les agents naturels réputés nuisibles sont « pleins de vigueur dans leur nature » et tout à fait efficients (ibid., XI, 22). Cf. R. M. Adams, Leibniz: Determinist, Theist, Idealist, New York, 1994, p. 96. Voir, entre autres, De primae philosophiae emendatione…, GP IV, 710 ; Principes de la Nature et de la Grâce, 1, GP VI, 598 ; Lettre à De Volder (21 janvier 1704), GP II, 263, Nouveau système…, GP IV, 485 ; De natura ipsa, 5 et 15, GP IV, 507 et 515 ; Réponse aux objections [de Lamy]…, GP IV, 586 ; la seconde Réponse à Bayle, GP IV, 567–568 ; Lettre à Bayle, GP III, 58 ; Théodicée, § 393. On pourrait toutefois peut-être répondre à cela que la force primitive, l’entéléchie, la tendance ou « effort » fondamental de la monade, est déjà en elle-même une limitation de l’influx divin. Cette force primitive « est exercée dans les actions de la monade » en étant diversement « variée et modifiée par les forces dérivatives ou qualités » (Théod., § 87), qui sont autant de « modifications de l’Entéléchie primitive, de même que les figures sont des modifications de la matière » (Théod., § 396). Leibniz décrit en effet l’action de la créature, ou « modification de la substance », comme « une variation non seulement dans les perfections que Dieu a communiquées à la créature, mais encore dans les limitations qu’elle y apporte d’elle-même » (Théod., § 32. voir aussi § 377). Autrement dit, de même que la transformation d’un corps est une modification constante de sa figure, la force primitive est une limitation originelle de la perfection divine, et les actions ou modifications de la substance créée sont une variation constante de cette limitation (en plus ou en moins, peut-on penser), en fonction de l’essence particulière de cette substance et en harmonie avec les changements de toutes les autres monades (cf. le texte donné par A. Pelletier, dans « Substance, corps et phénomène dans la Théodicée », in P. Rateau (dir.), Lectures et interprétations des Essais de Théodicée de G. W. Leibniz, Stuttgart, 2011, p. 117– 138 (p. 137) : « On appelle Action dans la substance même le changement qui arrive en elle conformément à la nature précédente ou que la nature précédente exige suivant la raison »). Cela n’empêcherait pas la force primitive d’être une cause efficiente d’action par ce qu’elle contient encore de perfection, pouvoir par lequel elle se module continuellement (fait varier ses limites), au lieu d’imaginer que chaque action dérivative est elle-
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Mais passons, car nous ne parlons ici que du mal, non pas des vertus et du progrès des monades, et Leibniz peut faire valoir, avec une longue tradition, que le mal n’est qu’un défaut de bien, qui n’est introduit que par l’imperfection des causes secondes. Ce qu’il y a de positif ou bon, dans une action mauvaise du moins, est l’effet du concours divin, ce qu’il y a de privatif ou mauvais est dû uniquement à la créature. Dans le premier instant de raison Dieu (re)crée l’homme criminel parce qu’il le doit à sa propre sagesse ; dans le second instant de raison, celui du crime, Dieu cause ce qui y est de l’ordre de la perfection (le fait qu’il y ait une intelligence, une volonté, des corps qui agissent et réagissent selon des lois), l’homme cause ce qui y est désordre et fait déchoir cette perfection (le fait que cette intelligence, cette volonté, ces corps et ces lois soient employés à commettre un meurtre). Que pourrait répondre Bayle à cela ? La discussion pourrait tourner court très vite, car Bayle s’est élevé d’emblée contre cette idée que le mal n’est que privation du bien et n’a donc pas de réalité. Il le précise (trop discrètement sans doute) dans la note 53 de la remarque D de l’article « Manichéens ». Pour Bayle, le mal, physique ou moral, n’a que trop de réalité, sous forme de la souffrance, de la mort, de l’injustice, du fanatisme, etc. Et si le mal est réel, on ne peut dire que Dieu n’y contribue pas, car, dans le modèle du concours divin, comme nous l’avons vu, Dieu ne produit une partie de l’effet (la bonne partie) et la créature une autre partie (la part mauvaise). L’effet est indivisible, Dieu et l’homme sont tous deux cause totale de l’effet, produit totus ab utroque. Nous sommes alors dans une impasse. Tout tient à la question de savoir si le mal n’est qu’absence du bien, et j’ai bien peur que le débat ne se résume à l’antagonisme d’un « oui » et d’un « non » chacun posé comme évident par soi. Mais Bayle n’était pas homme à se contenter de nier les prémisses de son adversaire. Il cherchait toujours le défaut dans la cuirasse. Essayons de lui prêter une voix posthume. Bayle aurait certainement pu reprendre à son compte les moqueries de Hobbes à l’égard de l’argument traditionnel : le péché est la non-conformité d’un acte à une loi, cette non-conformité est une négation, une privation, donc Dieu est cause de la substance de l’acte mais non de son défaut. C’est comme si, ironise Hobbes, quelqu’un traçait deux lignes, l’une droite et l’autre non, et reconnaissait qu’il les a dessinées mais soutenait que quelqu’un d’autre est cause de cette disparité83. Eût-il connu ce texte, Bayle aurait été heureux de constater que Leibniz reproduit la même critique dans « Von der Allmacht und
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même, au coup par coup, une limitation de la perfection donnée par Dieu – auquel cas les créatures ne font rien sinon opposer leur inertie au courant divin. Mais il n’en demeurerait pas moins que Dieu concourt à ces variations. Léviathan (trad. latine), chap. 46, sect. 22, cité par R. Sleigh, « Leibniz First Theodicy », Philosophical Perspectives 10 (1996), p. 481–499 (p. 485).
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Allwissenheit Gottes und der Freiheit des Menschen » (1670/71)84 : soutenir que Dieu est cause seulement de l’existence des créatures et du positif en elles, non de leur imperfection, revient à faire exister un triplet quelconque et nier que l’on soit aussi la cause qu’il y ait de l’impair. Par exemple, un père qui n’a engendré que trois enfants nierait qu’il soit aussi cause du fait que cette fratrie ne puisse jamais jouer au tennis en double (je modernise un peu l’exemple). Dans un autre texte de jeunesse, « L’auteur du péché » (1673 ?), Leibniz écrivait : « de dire que Dieu n’est pas l’auteur du péché, par ce qu’il n’est pas auteur d’une privation : quoiqu’il puisse être appelé auteur de tout ce qu’il y a de réel et de positif dans le péché, c’est une illusion manifeste »85.
À ce compte, poursuit-il, un peintre pourrait être l’auteur d’un portrait raté sans être l’auteur du défaut, c’est-à-dire de la disproportion entre la copie et l’original86. Certes, comme je l’ai déjà rappelé, pour Leibniz Dieu n’est pas l’auteur de ce qu’il y a de déficient dans l’essence des créatures. La source du mal se trouve dans la nature même des possibles, que Dieu n’a point faite, « puisqu’il n’est point l’auteur de son propre entendement » (§ 380). Mais ce que pourrait objecter Bayle, je crois, est qu’en « existentifiant »87 ce possible, Dieu contribue activement à l’existence de ce qu’il y a imperfection dans ce possible, car, comme le soulignait justement Leibniz en 1673 : « le privatif n’est rien qu’un simple résultat ou conséquence infaillible du positif, sans avoir besoin d’un auteur à part », si l’on parle de l’existence, et non pas simplement de l’essence, de la chose limitée. Le simple fait de l’existence de ce possible entraîne l’existence des conséquences de l’imperfection de ce possible. Le père dont nous venons de parler aurait raison de dire qu’il n’est pas responsable de ce que la nature du nombre 3 est telle qu’il ne peut être divisé en deux nombres entiers égaux. Mais c’est pourtant lui qui a fait que les enfants soient au nombre de trois, et non pas quatre ou deux. Leibniz le reconnaît, puisqu’au § 381 il écrit : « Cependant, quoique la source du mal consiste dans les formes possibles, antérieures aux actes de la volonté de Dieu, il ne laisse pas d’être vrai que Dieu concourt au mal dans l’exécution actuelle qui introduit ses formes dans la matière ». 84 85 86
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§ 18, A VI, 1, 544, cité par Sleigh, ibid. A VI, 3, 150. Que Leibniz ait plus tard, dans les années 1680, changé d’avis sur la privation et ait tenté de l’intégrer dans son système comme étant la limitation originaire des créatures, leur négation constitutive (non plus), comme le montre S. Newlands dans « Leibniz on Privations, Limitations, and the Metaphysics of Evil » (à paraître, Journal of the History of Philosophy), section 4.0, ne change rien à l’affaire. La doctrine ultérieure de Leibniz est exposée à la même objection, comme le conclut Newlands (ibid., section 6.2). Cf. Couturat, 534, § 4.
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Il faut bien sûr s’empresser d’ajouter : il le fait parce qu’il le doit, en vertu de sa sagesse et de sa bonté, qui l’engagent à choisir et à créer le meilleur des mondes possibles, lequel inclut du mal (il pourrait peut-être y avoir un monde sans mal, mais il ne serait pas le meilleur). Cependant, Bayle pourrait répondre que si l’action de la cause première est une condition nécessaire sans laquelle l’apport de la cause seconde et l’effet résultant ne prendraient pas place, et si la cause première sait très bien ce qu’elle fait et quels sont les défauts de la cause seconde, ces deux circonstances définissent ce que nous appellerions une responsabilité morale, et non seulement un concours physique88. Imaginons (chose à peine concevable) un « décideur » qui fait construire une usine dont il sait qu’elle est imparfaite et polluera énormément – mais il faut la construire pour le bien de l’économie nationale. Il n’est pas responsable de la nature défectueuse de l’usine, c’est le bureau d’ingénieurs qui l’est. Mais il est responsable de l’exécution de cette conception défectueuse et donc de ses effets. Imaginons de plus que le même décideur contrôle aussi la fourniture d’électricité (on l’aura compris, l’économie de la Création est étatique), qu’il peut à tout moment déconnecter l’usine parce qu’il n’est pas lié par un contrat et ne subira aucune perte. Il connaît aussi à l’avance et voit au fur et à mesure, dans tous les détails, les horribles conséquences qu’a la pollution sur les riverains. Même si c’est pour le plus grand bien de l’ensemble de la population, il semble que, comme le dirait Bayle, nos notions communes nous obligent à penser qu’il est responsable du mal produit, parce qu’il a construit l’usine, et aussi parce qu’il contribue à la faire fonctionner. Il n’apporte que du positif : la construction, l’énergie nécessaire au fonctionnement ; il n’est pas cause du négatif, l’imperfection du système. Il est cependant cause que cette imperfection, et ses effets, existent, soient rendus concrets. La source du mal ne se trouve pas dans le plan défectueux seulement, mais aussi dans la volonté de mettre à exécution ce plan que l’on sait avoir des effets indésirables. Si la créature est le fondement essentiel de sa propre imperfection, c’est tout de même bien Dieu qui contribue à faire exister cette imperfection. Je crois qu’il n’en faut pas plus à Bayle pour conclure : donc Dieu contribue au mal. La seule réponse consiste à dire, comme le fait Leibniz lui-même, que les bienfaits apportés par l’usine sont bien supérieurs aux méfaits qu’elle cause, 88
Là encore, Bayle a peut-être été inspiré par l’argumentaire de Bernier contre la thèse de la conservation. Cf. Traité du libre et du volontaire, p. 99–100 : Bernier critique la distinction entre « formel » et « matériel » du péché, et demande que l’on s’en tienne à la « notion commune » du péché, à savoir que « celui qui librement fait, ou aide à faire une action qu’il sait être contraire à la loi de Dieu, pèche, ou est complice du péché » ; p. 104 : ce qui est cause de la cause est cause de l’effet ; p. 108, cette illustration très baylienne : « encore qu’un homme eût d’abord tâché et par prières et par menaces d’en détourner un autre d’un assassinat, il ne serait pas pour cela excusable, ni pas moins pour cela complice du crime, si enfin il assistait l’assassin […] ».
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c’est-à-dire que, certes, « Dieu concourt au mal dans l’exécution actuelle » (§ 381), mais que ce mal conduit à un plus grand bien. Cela n’est pourtant pas toujours évident. Comment le savons-nous ? Eh bien, dit Leibniz, Dieu étant parfait, nous pouvons et devons postuler que le résultat d’ensemble de la création est le plus grand bien qui soit possible, même si nous ne pouvons pas effectuer le calcul de détail et prouver que la somme des biens est supérieure à la somme des maux dans l’univers (§ 10). Mais alors, Bayle est d’accord avec Leibniz : ce qui répond ultimement à la difficulté de l’existence du mal, c’est la maxime que tout ce que Dieu fait est bien fait89. Bayle ne dit pas que Dieu est mauvais. Il dit seulement que nous ne pouvons pas comprendre qu’il ne l’est pas autrement qu’en recourant à ce postulat, qui ne nous donne qu’une vue générale de l’action divine et ne nous permet pas d’expliquer les maux dans le détail. Notons bien que, chez Bayle, cette maxime est une maxime de la raison. Il ne s’agit donc pas, pour Bayle, de recourir seulement à la foi pour échapper aux conclusions de la raison. On peut opposer à certaines maximes de la raison (comme : la cause de la cause est cause du mal commis par cette cause seconde) cette autre maxime90. C’est bien sûr ce sur quoi Leibniz est fondamentalement en désaccord avec Bayle, à savoir que la raison puisse entrer en conflit avec elle-même91. Néanmoins, pour ce qui est de justifier le fait que Dieu contribue activement à l’existence du mal, Leibniz donne, ce me semble, une réponse baylienne à Bayle92. Enfin, il faut se souvenir du cadre dans lequel ce débat a débuté, sa situation dialectique originelle : il s’agit pour Bayle de châtier la prétention de la théologie rationnelle à établir un système sans faille. Tout ce qu’il cherche à démontrer, c’est qu’un manichéen pourra toujours résister aux réfutations philosophiques menées par un tenant de l’unicité de principe. À l’accusation d’absurdité portée contre le dualisme, il pourra toujours rétorquer que 89 90
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Cf. RQP II, 150, in OD III, p. 810a ; EMT I, 1, in OD IV, p. 7b ; ibid., I, 2, in OD IV, p. 11b ; ibid., I, 7, in OD IV, p. 21a. Voir J.-L. Solère, « Bayle et les apories de la raison humaine », in I. Delpla et Ph. de Robert (dir.), La Raison corrosive. Études sur la pensée critique de Pierre Bayle, Paris, 2003, p. 87–137, et « Scepticisme, métaphysique et morale : le cas Bayle », in H. Bost et A. McKenna (dir.), Les « Éclaircissements » de Bayle, Paris, 2010 (p. 499–524), p. 513– 516. Voir aussi la contribution de M. Hickson dans le présent volume (p. 69–86). Théodicée, « Discours de la conformité… », §§ 3-5, 23, 25, 64–65, 70, 80. Leibniz fait appel à la même maxime que Bayle par exemple dans De causa Dei, § 35 : « Il l’a fait, donc il l’a bien fait », ainsi que dans les Nouveaux Essais, d’une manière encore plus baylienne : « Mais le parti le plus sage est de ne rien déterminer sur des points si peu connus, et de juger en général que Dieu ne saurait rien faire qui ne soit plein de bonté et de justice » (IV, 18, § 9). Voir aussi sa première réponse à Bayle dans GP IV, 567 : « Mais on s’égare, en voulant montrer en détail, avec les stoïciens, cette utilité du mal qui relève le bien, que S. Augustin a bien reconnue en général, et qui, pour ainsi dire, fait reculer pour mieux sauter ; car peut-on entrer dans les particularités infinies de l’Harmonie universelle ? »
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l’unitariste a lui-même besoin de recourir à une dualité de principes. La seule différence entre eux est que l’unitariste place cette paire de principes, dont l’un est la source du mal, dans le bon Dieu même – ce qui est incompréhensible, « monstrueux et impossible »93. Cette dualité peut prendre la forme de la distinction entre l’intellect divin, siège (bien que non point cause, comme nous l’avons vu plus haut) des natures limitées qui sont source du mal, et la volonté divine, qui veut le bien94 ; ou entre volonté antécédente, qui ne veut que le bien, et volonté conséquente, qui accepte d’en passer par le mal en vue d’un plus grand bien, et qui est, comme nous venons de le voir, la cause de l’existence de l’imperfection, à défaut d’être la cause de la nature imparfaite du possible. Ou encore, le zoroastrien dira : ce devoir que Dieu a envers lui-même (le devoir de créer le monde le plus parfait possible, sous peine d’être comme cet officier qui abandonne son poste pour intervenir dans un incident mineur95) est, en Dieu, un principe qui est la raison de l’existence du mal, et qui s’oppose à son désir de ne causer que le bien. Si l’on se rappelle que tel est le point précis que veut établir Bayle, on accordera peut-être qu’il n’est pas loin d’y parvenir.
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DHC, « Pauliciens », F, t. III, p. 629. Les disputes interchrétiennes sur la prédestination, remarque Bayle, ont rendu le manichéisme encore plus redoutable en lui fournissant de nouveaux arguments, tirés des réfutations mutuelles dont les parties adverses se sont accablées. Chacune des confessions chrétiennes prouve que les autres font de Dieu l’auteur du péché ou lui ôtent le gouvernement du monde. En particulier, les prédestinateurs retournent les arguments des tenants de la science moyenne et montrent que cette dernière n’empêche pas que « tous les péchés, et tous les malheurs de l’homme, ne soient du libre choix de Dieu ». Un manichéen moderne soulignera ainsi que tous les systèmes chrétiens admettent un principe du mal et un principe du bien, mais qu’ils se montrent déraisonnables en les conjoignant tous deux dans le même Dieu. Admettre deux principes indépendants, passer d’un dualisme de fait mais implicite à un dualisme revendiqué, ne sera donc que passer d’un dualisme déraisonnable à un dualisme raisonnable, plaide le manichéen. Ce qui n’empêche pas que, pour Bayle, l’hypothèse de deux principes indépendants est métaphysiquement impossible. Aucune solution n’est entièrement satisfaisante ; chaque système ne peut se targuer que de présenter un avantage sur tel ou tel point (le manichéisme sur l’explication du mal, le christianisme sur la métaphysique), mais doit en payer le prix en suscitant en contrepartie une difficulté dirimante. Cf. Rateau, La question du mal, p. 574–575. Théodicée, § 24.
LE DUALISME CACHE ET L’ARS DISPUTANDI : LEIBNIZ, BAYLE ET LES MANICHEENS par Stefano Brogi (Sienne) À en juger par certaines affirmations de Bayle, l’on pourrait considérer comme substantiellement extrinsèque son évocation du manichéisme dans les discussions qui provoquèrent la réaction de Leibniz. Il se serait agi d’un simple prétexte érudit, en soi dépourvu de réelles motivations théoriques : le philosophe de Rotterdam déclara à plusieurs reprises que la thèse dualiste était selon lui absurde et dénuée de tout fondement et qu’elle était uniquement utilisée pour mettre en lumière les difficultés que le théisme créationniste se montrait incapable de résoudre, mais certes pas du fait de sa plausibilité intrinsèque1. La dimension érudite (caractéristique du Dictionnaire historique et critique) n’était de toute évidence pas étrangère à Leibniz, qui ne perdit pas l’occasion de s’adonner à une digression sur les religions dualistes (aux § 136-144 de la deuxième partie de la Théodicée), où il utilisa notamment l’Historia religionis veterum Persarum de Thomas Hyde publiée en 1700, et citée par Bayle dans la deuxième édition de son œuvre2. Sur le plan théorique, les deux rivaux considéraient de toute façon le manichéisme comme une doctrine discréditée et insoutenable, qui ne méritait même pas d’être sérieusement envisagée, si ce n’est comme prétexte à une discussion ayant bien d’autres références réelles et bien d’autres motivations. On a donc fini par accorder peu d’attention au véritable sens que Bayle attribuait à la convocation des manichéens, et à l’importance que cette référence revêtit pour Leibniz. Une signification qui, du reste, échappa dans une large mesure à ceux qui précédèrent Leibniz dans la tentative de s’opposer à une dissociation radicale entre christianisme et philosophie. La polémique opposant Bayle aux rationaux (Le Clerc, Jaquelot et Bernard) constitua un précédent véritablement décisif aux Essais de Théodicée, sans lequel il est impos 1 2
Cf. DHC, « Éclaircissement sur les Manichéens », t. IV, p. 638–641. Thomas Hyde, Historia religionis veterum Persarum, eorumque Magorum, Oxonii, E Theatro Sheldoniano, 1700. Cf. P. J. Marshall, Thomas Hyde : « stupor mundi », London, 1983 ; id., ad vocem, in Oxford Dictionary of National Biography, v. 29, Oxford, 2004, p. 156a–157b. Pour les renvois bayliens, voir notamment DHC, « Zoroastre », F, t. IV, p. 558a–559b.
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sible d’envisager correctement l’œuvre en question3. Leibniz tarda longuement avant de s’engager directement sur le terrain, pour des raisons bien compréhensibles (que d’aucuns pourraient également qualifier d’opportunistes) : hélas, ceci empêcha Bayle de répliquer aux arguments de son plus grand rival. Mais leur controverse n’en représenta pas moins l’un des apex de l’histoire de la philosophie moderne. La discussion sur le manichéisme s’inscrivit dans le grand débat sur le christianisme et sur la possibilité de le défendre rationnellement, qui advint sur deux plans qu’il convient de distinguer soigneusement : un niveau métathéorique, concernant la nature et les règles de la dispute ; et un niveau plus spécifiquement théorique, relatif au dualisme latent du monisme chrétien. J’essaierai de rendre compte brièvement de ces deux aspects. I Bayle considérait le manichéisme comme une doctrine absurde, contraire aux principes de la raison. Sur ce point, il n’y a aucune raison de douter de la sincérité de ses déclarations, parfaitement claires dès le début, même si en 1697 il arguait que la faiblesse du manichéisme résidait davantage dans sa formulation que dans sa thèse de fond4. Il reconnaissait néanmoins la fausseté de cette doctrine, a priori facilement démontrable, sa force résidant en revanche dans sa capacité de rendre compte, à la différence du monisme orthodoxe, de l’expérience du mal5. La réfutation du dualisme était donc considérée comme si évidente qu’elle en devenait superflue. Le huguenot prétendait cependant que les manichéens étaient à leur tour capables de réfuter avec succès la doctrine du principe unique, en proposant des difficultés ne pouvant être résolues au plan de la raison. Le scénario qui en résultait était celui d’une guerre sans vainqueurs ni vaincus, chacune des parties engagées étant en mesure de dévaster le territoire ennemi, comme la Réponse aux Questions d’un Provincial le reprochera à Jaquelot : 3
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Je me permets de renvoyer à l’ouvrage Teologia senza verità: Bayle contro i « rationaux », Milan, 1998 et « Leibniz and the Anti-theodicy of Bayle », in L. Perissinotto, M. Favaretti Camposampiero et M. Geretto, Reasons in Theodicy : Logic, Metaphysics and Theology in Leibniz’s Essais de Théodicée (1710), Frankfurt a.M., sous presse. « Son faible ne consistait pas, comme il le semble d’abord, dans le dogme des deux principes, l’un bon et l’autre méchant ; mais dans les explications particulières qu’elle en donnait, et dans les conséquences pratiques qu’elle en tirait. Il faut avouer que ce faux dogme, beaucoup plus ancien que Manès, et insoutenable dès que l’on admet l’Écriture Sainte, ou en tout ou en partie, serait assez difficile à réfuter, soutenu par des philosophes païens aguerris à la dispute » (DHC, « Manichéens », t. III, p. 303–306 ; dans l’édition de 1697, le passage se trouve au t. II, p. 525–531). Voir aussi la remarque B, t. III, p. 303a–b (1697, t. II, p. 526a–527a). DHC IV, « Manichéens », D, t. III, p. 305a–307a.
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« Je vous compare à ces Nations qui ne peuvent empêcher que l’ennemi ne fasse des courses dans leurs pays, et ne s’en retire chargé de butin ; mais qui prennent leur revanche ; elles vont ravager à leur tour les terres de leurs voisins, et s’en retournent avec ce qu’elles y ont pillé. Elles subsistent ainsi les unes aux dépens des autres. Vos disputes ressemblent extrêmement à cela ; vous les soutenez beaucoup mieux par la faiblesse de vos antagonistes, que par vos propres forces. S’ils vous réduisent à l’extrémité par les conséquences qu’ils tirent de votre hypothèse, vous leur montrez que la leur n’est pas exposée à de moindres inconvénients, c’est imiter les Romains qui firent porter la guerre devant Carthage, afin de faire sortir de leurs États les armées d’Annibal »6.
Bayle ne s’engageait nullement dans la défense des thèses manichéennes, se présentant plutôt comme un sceptique prêt à se laisser convaincre, et mettant ainsi au défi les défenseurs du christianisme de résoudre les difficultés quant à l’origine du mal : « Il [Bayle] n’a point fait en qualité de Cartésien les objections dont il s’agit, mais au nom de Zoroastre, ou de tels autres philosophes qu’il vous plaira, qui s’aviseraient aujourd’hui de proposer des difficultés contre l’unité de Principe, et qui déclareraient avant toutes choses qu’ils demandent qu’on les considère comme des Sceptiques qui n’ont fait encore aucun choix de secte ; mais qui sont très-résolus d’embrasser le Christianisme si on leur lève les difficultés sur l’origine du mal. On aurait beau dire à un homme de ce tour-là que le système des Manichéens est abominable. Je le sais bien, répondrait-il, ils sont très-absurdes avec leurs deux Principes, et plus encore avec les détails dont ils se chargent sottement. Je crois même que si des philosophes plus habiles qu’eux fortifiaient ce système dans tous les endroits par où ils savent qu’on l’a attaqué, ils n’en feraient jamais rien de bon, et qu’ils pourraient seulement se mettre mieux en état de se défendre. Je sais que vos attaques sont victorieuses, mais jusqu’ici je n’ai pas vu que vous résistiez au choc de vos adversaires »7.
Le philosophe de Rotterdam évitait ici soigneusement de pencher pour quelque option doctrinale que ce fût, empêchant ainsi ses adversaires de retourner contre lui l’arme de la rétorsion. Cette tactique correspondait à la conviction selon laquelle, dans les disputes philosophiques (et plus spécialement théologiques), il était bien plus facile d’attaquer que de défendre, la raison humaine étant un principe de destruction et non pas d’édification. En effet, même les systèmes les plus beaux et les plus éclatants manifestaient, s’ils étaient soumis à un examen attentif, leurs faiblesses – comparables à la laideur ridicule des pieds du paon « qui mortifie la vanité que le brillant du plumage avait inspirée »8. Le destin des belligérants était donc de se découvrir tous vainqueurs quand ils traquaient leurs adversaires ; mais tous perdants, quand ils étaient acculés à la défensive9. Dans ces conditions, la meilleure façon d’éviter la ré 6 7 8 9
OD III, p. 789b–790a. OD III, p. 789b (je souligne). Leibniz résume avec précision la position baylienne : cf. en particulier Théodicée, § 144, GP VI, 195. DHC IV, « Rorarius », G, t. IV, p. 81b. « Une secte terrassée, mise en déroute, n’en pouvant plus, trouve toujours les moyens de se relever, dès qu’elle abandonne le parti de la défensive, pour agir offensivement par di-
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torsion était de ne rien avoir à défendre : exactement le rôle que Bayle se réservait dans la dispute sur le mal, laissant à ses adversaires le soin de choisir quelle position théorique occuper. Lui se limitait à bombarder telle ou telle place forte, sans en défendre aucune, empêchant ainsi ses adversaires d’en faire de même. Bayle était persuadé que l’esprit de controverse produisait des effets destructeurs pour la vérité, et alimentait les thèses des sceptiques. Le tribunal de la raison n’était pas en mesure de prononcer des sentences claires et définitives, car la plupart des philosophes se comportaient comme des avocats peu enclins à découvrir la vérité, et juste désireux de défaire leurs adversaires au cours des débats. Cette attitude était par ailleurs la règle générale dans les disputes théologiques, où l’ensemble des bretteurs étaient à la fois juges et parties : « si quelqu’un représente de bonne foi, et sans nul déguisement, toute la force du parti contraire, il se rend odieux, et suspect, et il court risque d’être traité comme un infâme prévaricateur »10.
Philosophes et théologiens avaient donc l’habitude de « philosopher à la marchande », comme ces bonimenteurs qui chantaient les louanges de leurs marchandises et en cachaient les défauts : on ne s’étonnera donc pas qu’ils finissent par donner raison à ceux qui disaient qu’« en disputant trop nous perdons la vérité ».11 Pour l’exilé de Rotterdam, les disputes philosophiques n’étaient pas nécessairement nuisibles ; il y discernait au contraire une dimension fondamentale de l’authentique philosophie. « Une dispute bien réglée et bien limitée, et où l’on ne se propose que d’éclaircir les matières, est la chose du monde la plus utile dans la recherche de la vérité ; et l’on n’a pas tort de dire que la dispute ressemble au choc de deux pierres qui en fait sortir le feu qu’elles renferment invisiblement. Mais il est fort difficile de tenir un juste milieu dans cette fonction : c’est par rapport à cela principalement que l’on pourrait faire la remarque de Tacite : Retinuit quod est difficillimum, ex sapientia ou in sapientia modum »12.
Toutefois, la dispute était constamment susceptible de dégénérer ; et de se transformer en une joute verbale parfaitement vaine, où pouvait l’emporter le désir hargneux de faire taire l’adversaire. Conscient du risque, Bayle en re
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version, et par rétorsion. Le combat des sectes est toujours ce que fut pendant quelque temps celui des Troyens et des Grecs, la nuit que Troie fut prise : tour à tour elles se vainquent l’une l’autre, selon qu’elles changent les parades en ripostes » (ibid.). DHC, « Chrysippe », G, t. II, p. 169b. Ibid., G et E, t. II, p. 169a et 168a. « Les procès de philosophie ressemblent à celui de l’huitre que Mr. Despreaux, et Mr. de la Fontaine, ont si bien décrit. Mais il y a une grande différence à observer : car si l’huitre dont on disputait ne fut adjugée à nul des plaidants, elle fut au moins le partage d’un troisième : les disputes des philosophes ont un autre effet : elles font perdre la vérité et aux spectateurs du combat, et aux combattants ; personne ne s’en saisit, et ne saurait s’en saisir » (ibid.). DHC, « Euclide », E, t. II, p. 415a.
Le dualisme caché et l’ars disputandi
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construisit les règles à la remarque C de l’article « Rufin » (que Leibniz aura clairement à l’esprit), précisément à partir des difficultés sur la prospérité icibas des méchants, réfutées mille et une fois et toujours réitérées, car impossibles à résoudre de manière définitive. Dans telle ou telle autre controverse, chacune des parties avait le droit de répliquer tant qu’elle pouvait « opposer raisonnement à raisonnement » ; quant à la controverse, elle devait se poursuivre jusqu’à ce qu’une des deux parties ne démontrât que la thèse adverse s’opposait aux notions communes (dans les deux sens du terme : au sens fort des principes premiers de la logique ; et au sens faible des principes admis par les deux parties). Ici, Bayle reconnaissait des droits et des devoirs identiques à l’opponens et au respondens : « […] si je ne donne à ses objections qu’une solution probable, contre laquelle il puisse alléguer de nouveaux doutes, revêtus d’une probabilité égale ou presque égale, à celle de ma solution, je n’ai point de droit d’exiger de lui qu’il acquiesce à mes réponses : je dois chercher de nouvelles solutions à ses nouvelles difficultés, et si je n’en trouve point d’évidentes, ou qui ne souffrent point de repartie spécieuse, c’est à moi à me retirer du combat sans m’attribuer la victoire ; car autrement j’imiterais les Convertisseurs de France »13.
Sur la base de ces règles, ceux qui défendaient la causa Dei étaient nécessairement impliqués dans une controverse sans fin, car dans l’impossibilité d’alléguer des preuves évidentes de la conformité de l’expérience avec les notions a priori de l’agir divin : toute tentative de rendre compte de cette conformité produisait inévitablement de nouvelles difficultés, souvent encore plus inextricables que les précédentes. « On attaque votre thèse : vous répondez ; mais votre réponse est bien souvent plus exposée aux difficultés que la thèse même. Il est donc juste que vous réfutiez la réplique : vous répondez tout de nouveau je ne sais quoi, qui fait naître de nouveaux doutes plus plausibles que les premiers ; il faut donc les examiner, ainsi à l’infini, à moins que vous n’engagiez dans votre parti les notions communes, pour en accabler votre Antagoniste. Voilà les lois du combat ; si vous n’avez pas dessein de les observer, il vaut mieux n’entrer point en lice, et dire tout court, il faut croire cela sans raisonner : Dieu l’a dit, cela doit suffire »14.
Ici comme ailleurs, Bayle proposait comme issue l’autorité de la Révélation, déclarant tout de suite l’irrecevabilité de l’ensemble des objections de la Raison. Il était en revanche extrêmement dangereux de risquer une confrontation sur le contenu spécifique des objections, en ne se contentant pas de reconnaître a priori la perfection de l’agir divin : ceux qui acceptaient de discuter les arguments de leurs adversaires, seraient en effet contraints de les suivre dans toutes leurs répliques, et ils seraient à leur tour la proie de nouvelles difficultés quant aux réponses qu’ils pourraient fournir (« il est sûr que vos raisons parti 13 14
DHC, « Rufin », C, t. IV, p. 100a–b. Ibid.
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culières seront combattues à l’infini, par d’autres raisons également spécieuses pour le moins »)15. Selon Bayle, face aux athées et aux mécréants, il n’était pas possible de revendiquer, sur un plan strictement rationnel, la moindre présomption de vérité16. Cette thèse se chargeait d’échos encore plus retentissants lorsque l’article Pyrrhon relevait une incompatibilité absolue entre certains mystères chrétiens (la Trinité, l’Incarnation, certaines versions du dogme eucharistique) et les principes logiques fondamentaux, à commencer par le principe de noncontradiction17. Mais même lorsqu’il ne faisait pas intervenir l’abbé pyrrhonien, Bayle soutenait clairement que les objections des mécréants étaient, de par leur nature même, plus claires que les réponses dévotes : « De cela même qu’un dogme est mystérieux, et très-peu compréhensible à la faiblesse de l’entendement humain, il résulte nécessairement que notre Raison le combattra par des arguments très-forts, et qu’elle ne pourra trouver d’autre bonne solution que l’autorité de Dieu »18.
Les objections contre les mystères chrétiens, surtout celles relatives à l’origine du mal, étaient si évidentes « qu’un enfant les comprendrait du premier coup », tandis que les réponses n’y opposaient que « des principes qui n’éclairent point l’esprit »19. II Le défi de Bayle fut certainement source de graves inquiétudes pour Leibniz. Le philosophe de Rotterdam tendait à vider le contenu cognitif de la foi chrétienne ; il reléguait non seulement les mystères de la Trinité et de l’Incarnation, mais aussi la Nature divine – ainsi que ses attributs moraux – au rang de dogmes impénétrables pour la raison humaine ; il déclarait en outre qu’on ne pouvait résoudre les difficultés sur le Mal, à moins de se réfugier derrière l’autorité de la révélation, en soutenant ainsi le caractère absolument inconciliable du christianisme et de la philosophie. Le philosophe de Hanovre entendait au contraire défendre la consistance cognitive du christianisme : quand bien même les mystères de la foi ne pouvaient être ni définis ni éclaircis convenablement, ils exigeaient cependant d’être suffisamment compris pour saisir la différence entre leur acceptation et leur négation, quitte ensuite à laisser de la place à des interprétations différentes qui en préciseraient le contenu. Leibniz comprit fort bien qu’une bonne part de la dispute avec Bayle se jouait sur les règles du jeu elles-mêmes. Il veilla donc soigneusement à définir 15 16 17 18 19
Ibid. Cf. DHC, « Maldonat », L, t. III, p. 296a. DHC, « Pyrrhon », B, t. III, p. 732b–733a. DHC, « Charron », P, t. II, p. 148b. OD III, p. 809a.
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de manière très différente les règles de l’ars disputandi, revendiquant une asymétrie structurelle entre les droits/devoirs de l’opposant et du soutenant, dans le but avoué de réfuter l’idée baylienne de l’impossibilité de défendre convenablement la vérité de la religion chrétienne, contre les critiques de la raison. Pour Leibniz, la tâche du respondens n’était pas d’atteindre l’évidence, tandis que l’opposant devait démontrer l’absence de fondement des vérités de foi : l’indétermination constitutive des mystères empêchait qu’on puisse alléguer contre eux des objections évidentes. Ce qui, pour Bayle, constituait la faiblesse de l’apologète chrétien, était ici renversé et devenait un point fort : c’est justement la « confusion » intrinsèque à nos connaissances théologiques qui constituait, pour Leibniz, la meilleure protection contre les attaques adverses. La conscience leibnizienne de l’importance des règles de la dispute, était naturellement bien plus ancienne, comme en témoigne déjà la Commentatiuncula de Judice Controversiarum de 1670 : ce fut cependant Bayle qui l’obligea à revenir sur la question et à l’envisager sous un jour nouveau. L’importance de l’ars disputandi, afin de cerner correctement la philosophie leibnizienne, a été soulignée par d’illustres spécialistes et, au cours de ces dernières années, est devenue un objet d’enquête récurrent : toutefois, je ne pense pas que l’on ait suffisamment tenu compte du fait que le Discours préliminaire se confrontait directement à la manière dont Bayle décrivait les finalités et les règles de la controverse manichéenne. À mon avis, les points décisifs sur lesquels se confrontaient les deux stratégies étaient également au nombre de deux : le premier concernait la distinction entre expliquer et comprendre et celle – parallèle – entre prouver et soutenir/défendre ; tandis que le second concernait le concept de présomption. Leibniz dut expliciter le premier point, précisément en vertu des objections bayliennes, comme l’ont montré Dascal et Rateau20. Il mit à profit la tentative de Le Clerc consistant à répondre au manichéen de Bayle sur le problème de l’éternité des peines infernales, en mettant en scène un origéniste. Le Clerc n’avait pas épousé la thèse du salut universel ; il s’était borné à soutenir que celle-ci était préférable à la thèse manichéenne (une position – qu’en substance – Leibniz adopta lui aussi dans une lettre à Thomas Burnett du 6 juillet 1706)21. Le Clerc soutenait que l’argumentation de Bayle n’était pas démonstrative, dans la mesure où l’hypothèse origéniste était susceptible d’émousser son objection (si ce n’est de la rejeter complètement). Bayle répliqua que, ce faisant, Le Clerc fondait la défense de la bonté divine sur un simple peut-être : 20
21
M. Dascal, « Reason and the Mysteries of Faith. Leibniz on the Meaning of Religious Discourse » [1975], in Id., Leibniz. Language, Signs and Thought, Amsterdam–Philadelphia, 1987, p. 93–124 ; P. Rateau, La question du mal chez Leibniz. Fondements et élaboration de la Théodicée, Paris, 2008, p. 431–448. GP III, 310.
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un reproche qu’il aurait certainement aussi adressé à Leibniz, qui fit sienne l’idée selon laquelle le soutenant pouvait avancer ses hypothèses sans besoin de les démontrer. C’était à l’opposant d’en démontrer la fausseté, sans quoi la stratégie défensive pouvait être considérée comme victorieuse, bien que cela n’empêchât naturellement pas l’antagoniste de proposer de nouvelles difficultés22. Il est tout à fait regrettable que Bayle n’ait pu répliquer sur ce point. On peut supposer que celui-ci aurait insisté sur la difficulté d’attribuer à une connaissance confuse la vertu de satisfaire des exigences contradictoires : balayer les objections adverses tout en constituant une base cognitive convenable aux vérités de foi. Il aurait certainement contesté la présomption de vérité que l’on faisait valoir en faveur de la tradition chrétienne. Du reste, c’est également pour cette raison qu’il avait choisi les manichéens en guise de champions : à leur encontre, on ne pouvait en effet donner pour acquises ni la véridicité de la révélation biblique, ni l’existence d’un principe divin unique, sous peine de tomber dans une évidente petitio principii. Le statut de la présomption chez Leibniz demeure – selon moi – un problème qui n’a pas encore été complètement élucidé, malgré les importantes contributions d’Olaso, Gil, Adams et Antognazza23. À cet égard, les annotations du philosophe de Hanovre s’avèrent en effet plutôt fragmentaires. Comme on le sait, il distingue la présomption de la simple supposition, mais n’articule pas exhaustivement cette différence24. Il est donc permis de soupçonner que la Théodicée applique abusivement une catégorie valable – dans une certaine mesure – dans le domaine des disputes 22
23
24
Cf. Jean Le Clerc, Parrhasiana, Amsterdam, Schelte, 1699, p. 301–314 ; Bibliothèque choisie, 1706, IX, p. 103–171 ; X, p. 364–426 ; 1707, XII, p. 198–386. Pour la réplique de Bayle, voir OD III, p. 1001b–1002b. E. de Olaso, « Leibniz et l’art de disputer » [1973], in Akten des II. Internationalen Leibniz-Kongress, vol. IV, Wiesbaden, 1975, p. 207–228 ; F. Gil, « Du droit à la Théodicée : Leibniz et la charge de la preuve dans les controverses », Revue de Synthèse 118-119 (1985), p. 157–173 ; R. M. Adams, Leibniz. Determinist, Theist, Idealist, Oxford-New York, 1994, p. 192-200 ; M. R. Antognazza, Leibniz on the Trinity and the Incarnation. Reason and Revelation in the Seventeenth Century [1999], New Haven-London, 2008. Voir aussi Rateau, La question du mal, p. 450–456. « Quant à la présomption, qui est un terme des jurisconsultes, le bon usage chez eux le distingue de la conjecture. C’est quelque chose de plus, et qui doit passer pour verité provisionnellement, jusqu’à ce qu’il y ait preuve du contraire, au lieu qu’un indice, une conjecture doit être pesée souvent contre une autre conjecture. C’est ainsi, que celui qui avoue d’avoir emprunté de l’argent d’un autre, est présumé de le devoir payer, à moins qu’il ne fasse voir qu’il l’a fait déjà, ou que la dette cesse par quelque autre principe. Présumer n’est donc pas dans ce sens prendre avant la preuve, ce qui n’est point permis, mais prendre par avance mais avec fondement, en attendant une preuve contraire » (Nouveaux Essais, IV, XIV, § 4, A VI, 6, 457). Cf. aussi G. W. Leibniz, The Art of Controversies, éd. M. Dascal, Q. Racionero et A. Cardoso, Dordrecht, 2006, p. XXXV-XXXVI, 86– 87, 290–291, 301, 311, 322, 341–357, 419–427.
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intra-chrétiennes (par exemple les disputes avec les sociniens), à une discussion (celle contre les manichéens de Bayle) où la présomption de vérité en faveur du christianisme ne pouvait être donnée pour acquise. Dans le sillage de l’analyse de Robert M. Adams, l’on pourrait cependant objecter que Leibniz recourait à cet instrument conceptuel également dans la réélaboration de la preuve ontologique : à ce niveau, la présomption semblait prendre les contours d’un véritable principe universel de la raison25. Il en résulte un schéma argumentatif que je ne puis ici que résumer : (1) il existe une présomption générale en faveur de la possibilité de quelque chose, à moins que l’on en démontre l’impossibilité ; (2) si Dieu est possible, il existe, car le concept de Dieu implique nécessairement l’existence (donc l’existence de Dieu doit être présumée jusqu’à ce qu’on prouve son impossibilité) ; (3) si Dieu (l’Être nécessaire) était impossible, tous les êtres contingents le seraient aussi et il n’y aurait rien de possible (on peut donc tenir l’existence de Dieu comme prouvée) ; (4) la compatibilité du mal avec l’existence de Dieu doit être présupposée à moins que l’on ne démontre le contraire26. Bayle aurait certainement remis en question chacun de ces passages logiques. Il aurait remis en question le concept même de présomption du point de vue philosophique, ceci sur la base de la règle d’or dont Leibniz avait fait le socle de l’ars disputandi : les adversaires de la dispute disposent du même droit de tenir pour valables certaines prémisses, jusqu’à preuve du contraire ; raison pour laquelle, du point de vue de la raison philosophique, la présupposition athée n’a pas moins de droits que la présupposition théiste27. Un spinoziste ou un stratonicien, tout comme un manichéen, pouvaient adopter, comme point de départ, leur propre thèse –, de manière aussi fondée que les théistes orthodoxes : il en dériverait une sorte de dialogue de sourds, une impasse dont le théiste ne pouvait sortir – selon Bayle – qu’en quittant le domaine de la dispute philosophique. Le huguenot était par ailleurs persuadé que le préjugé théiste était tellement enraciné, qu’il en rendait nécessairement résiduel l’athéisme spéculatif. La véritable arme de défense des chrétiens, d’un point de vue pra 25 26
27
Adams, Leibniz. Determinist, Theist, Idealist, p. 192–200. Cf. surtout GP III, p. 443–444 (voir aussi GP IV, p. 406). Sur les preuves leibniziennes de l’existence de Dieu, cf. D. Blumenfeld, « Leibniz’s Ontological and Cosmological Arguments », in N. Jolley, The Cambridge Companion to Leibniz, Cambridge, 1995, p. 353– 381 (mais cf. aussi E. Scribano, L’esistenza di Dio : storia della prova ontologica da Descartes a Kant, Roma-Bari, 1994, p. 129–171 ; M. Laerke, « Leibniz’s Cosmological Argument for the Existence of God », Archiv für Geschichte der Philosophie 93 [2011], p. 58–84). Cf. M. Laerke, « Apology for a Credo Maximum. On Three Basic Rules in Leibniz’s Method of Religious Controversy », in M. Dascal, Leibniz. What Kind of Rationalist?, Dordrecht, 2008, p. 397–406 ; Id., « The Golden Rule. Aspects of Leibniz’s Method for Religious Controversy », in Id., The Practice of Reason. Leibniz and his Controversies, Amsterdam-Philadelphia, 2010, p. 297–319.
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tique, consistait donc à se retrancher dans leurs propres apriorismes doctrinaux en refusant une authentique confrontation avec les objections de leurs sporadiques adversaires. Il aurait probablement aussi réinterprété en ce sens la stratégie défensive de Leibniz, qui tentait quant à lui de déterminer un éventuel terrain de confrontation rationnel, sans pour autant assujettir complètement les mystères chrétiens à la philosophie. III La dispute sur le manichéisme ne s’épuisait pas dans une (aussi fondamentale fût-elle) dimension métathéorique : une question doctrinale précise séparait en effet nos deux auteurs. Pour Bayle, une forme de dualisme se cachait invariablement au sein du théisme chrétien, notamment dans ses tentatives de se doter d’un appareil théorique et argumentatif cohérent. Le manichéisme ne pouvait donc pas être liquidé à l’instar d’un adversaire historiquement et théoriquement vaincu. La remarque F de l’article « Pauliciens », à partir des admissions imprudentes de Jurieu, soutenait qu’un manichéen de fraîche date serait encore plus à craindre que ses prédécesseurs antiques, car il aurait pu dresser les chrétiens les uns contre les autres. Provocateur, le manichéen de Bayle pouvait mettre au défi les chrétiens de rendre leur position plus cohérente en acceptant le dualisme : « […] vous ne ferez que passer d’un Manichéisme moins raisonnable, à un Manichéisme plus raisonnable : car si vous examinez votre système avec attention, vous reconnaitrez qu’aussi bien que moi vous admettez deux principes, l’un du bien, l’autre du mal ; mais au lieu de les placer, comme je fais, dans deux sujets, vous les combinez ensemble dans une seule et même substance, ce qui est monstrueux et impossible »28.
Dans toutes les théologies chrétiennes se nichait le germe caché du manichéisme exécré : l’exemple le plus éclatant, et tout à fait prévisible, était décelé dans la doctrine relative au diable. Naturellement, Bayle savait bien que le diable des chrétiens, même s’il était « le premier principe du mal », n’était ni éternel ni incréé, raison pour laquelle il ne pouvait être identifié avec « le premier principe méchant au sens des manichéens »29 : mais ceci n’avantageait nullement les orthodoxes, exposés à une accusation encore plus grave, consistant à faire de Dieu la cause même du principe méchant. Les manichéens pouvaient ainsi reprocher aux chrétiens une doctrine constituant un vrai scandale pour la raison : « Nous [Manichéens] ne sommes pas obligés de chercher la cause qui fait que notre mauvais principe est méchant : car quand une chose incréée est telle ou telle, on ne peut pas dire pourquoi elle l’est ; c’est sa nature, on s’arrête-là nécessairement : mais pour ce 28 29
DHC, « Pauliciens », F, t. III, p. 629a. Ibid., H, t. III, p. 631b.
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qui est des qualités d’une créature, on en doit chercher la raison ; et on ne la peut trouver que dans sa cause. Il faut donc que vous disiez que Dieu est l’auteur de la malice du diable ; qu’il l’a produite lui-même toute formée, ou qu’il en a jeté le germe et la semence dans le fond qu’il a créé. Or c’est faire mille fois plus de tort à Dieu, que de dire qu’il n’est pas le seul être nécessaire et indépendant »30.
Du reste, le problème ne se réduisait pas à la doctrine du diable et l’on ne pouvait donc pas le résoudre en y renonçant ou en la modifiant radicalement, comme l’avait proposé Balthasar Bekker (contre lequel Leibniz prit lui aussi position)31. De fait, tous les systèmes monistes étaient contraints d’introduire quelque limitation de la puissance divine, à moins de ne vouloir compromettre la validité et la sagesse du premier principe. Une difficulté à laquelle échappait en revanche le polythéisme païen, dans la mesure où il pouvait être rapporté lui aussi au schéma dualiste, en admettant des divinités maléfiques à côté des divinités bénéfiques et, plus généralement, l’ambivalence morale de toutes les divinités32. Selon Bayle, il fallait placer au nombre des systèmes dualistes ou cryptodualistes, les systèmes des platoniciens qui, dans le sillage du Timée, n’attribuaient à l’Auteur divin que le pouvoir partiel de donner forme à une matière incréée et préexistante : les limites de la puissance divine sur la matière s’avéraient donc être à l’origine des maux physiques, et l’occasion des maux moraux. Voilà pourquoi, en substance, « l’hypothèse des Platoniciens » n’était rien d’autre qu’« une branche de Manichéisme »33. Un Dieu limité dans sa puissance semblait à Plutarque moins scandaleux qu’un Dieu moralement mauvais ou ambivalent. C’était aussi le choix, conscient ou non, de nombreux théologiens chrétiens. C’est sur ce point que revenait, avec insistance, la Réponse aux Questions d’un Provincial, surtout dans les passages consacrés à la controverse avec Jaquelot34. Ici, Bayle distinguait explicitement les doctrines admettant des obstacles extérieurs à la puissance divine (parmi lesquels il plaçait également « l’inflexibilité de l’âme humaine selon les Sociniens »), des 30 31
32
33 34
Ibid. Sur De Betoverde Weereld de Bekker (Amsterdam, D. van den Dalen, 1691), voir A. C. Fix, Fallen Angels. Balthasar Bekker, Spirit Belief, and Confessionalism in the Seventeenth Century Dutch Republic, Dordrecht-Boston-London, 1999; voir aussi H. van Ruler, « Minds, Forms, and Spirits. The Nature of Cartesian Disenchantement », Journal of the History of Ideas 61 (2000), p. 381–395. Sur ces thèmes, un ouvrage demeure fondamental, également en ce qui concerne Leibniz : D. P. Walker, The Decline of Hell. Seventeenth-Century Discussions of Eternal Torment, London, 1964, p. 207–217. DHC, « Pauliciens », G, t. III, p. 631a–b. Il serait intéressant (mais je ne peux le faire ici) de confronter les thèses de Bayle avec celles exprimées par le maître de Leibniz, Jakob Thomasius, dans le Schediasma historicum de 1665 et déjà contenues dans l’Origo controversiae de principio individuationis, qui n’est autre que la préface de la Disputatio metaphysica de principio individui de Leibniz de 1663. DHC, « Pauliciens », t. III, p. 633. OD III, p. 824b.
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doctrines qui, au contraire, impliquaient des obstacles intérieurs émanant « de quelques attributs de la nature divine »35. Parmi les doctrines qui attribuaient des limites intérieures à la puissance et à la liberté divines, le cas le plus illustre était celui de la théodicée malebranchienne, reprise par Jaquelot justement pour contrer Bayle. Ce dernier avait subi le charme puissant des thèses de l’oratorien, mais déclara ensuite avoir jugé indépassables les objections d’Arnauld (et du jeune Le Clerc des Entretiens sur quelques matières de théologie). Le système de Malebranche, à son avis, n’était rien d’autre qu’une manière particulièrement raffinée de poser des limites à la puissance divine, dont la sagesse ne lui aurait pas permis de créer un monde dépourvu de maux et de désordres. Malebranche, en posant avant tout autre critère celui de la généralité des voies, finissait par compromettre, aux yeux de Bayle, la bonté divine elle-même : de toute façon, il établissait une dialectique intérieure aux attributs divins, qui subordonnait et limitait la puissance aux prescriptions de la sagesse (les « idées de l’ordre »). Il se configurait ainsi une sorte de dualisme interne au principe divin, dont le philosophe de Rotterdam considérait qu’après tout, il ne différait guère du manichéisme. Un jugement qu’il aurait certainement étendu à cette sorte de manichéisme eidétique, que, parallèlement, Leibniz était en train d’élaborer en rapportant l’origine du mal aux vérités éternelles de l’entendement divin36. IV Comme on le sait, Leibniz n’attendit pas Bayle pour s’interroger sur l’origine du mal ni pour se confronter à l’hypothèse dualiste. Dans toutes les étapes de son parcours intellectuel affleure la tentative de prendre en compte certaines exigences théoriques typiques du dualisme, sans pour autant renoncer à un solide cadre de référence moniste. Une forme de ce que Bayle aurait certainement considéré comme un crypto-manichéisme était déjà présente dans la Confessio Philosophi de 1672-1673 et fut réitérée, mais de manière différente, dans le Dialogue effectif sur la liberté de l’homme et sur l’origine du mal de 169537. Dès la Confessio Philosophi, Leibniz plaça les « deux principes » en Dieu luimême : la raison du mal était située non pas dans la volonté mais dans l’entendement divin, et s’identifiait aux idées éternelles, c’est-à-dire à la nature immuable des choses. Dans le Dialogue effectif, il en arriva même à adjoindre à Dieu une sorte d’anti-principe ou de principe logique du mal : le Rien fut 35
36 37
Ibid., p. 812b, notes n et o. La doctrine qui attribuait à la liberté humaine l’origine du péché supposait, selon Bayle, une limitation de la puissance divine, parce que, dans cette doctrine, la thèse selon laquelle Dieu ne pouvait prévenir le péché était implicite. Cf. Walker, The Decline of Hell, p. 51–58, p. 209 ; voir aussi A. Poli, In mente Dei : ragion sufficiente e platonismo nella formazione della metafisica di Leibniz, Roma, 2010. A VI, 3, 115–149 ; Grua, 361–369.
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présenté comme la raison ultime de l’imperfection originale, à son tour identifiée comme la véritable cause du mal, comme l’a magistralement montré Rateau. C’est peut-être le moment où Leibniz a le plus subi le charme manichéen, même dans le refus argumenté de cette solution : le Rien n’était en effet pas un principe positif, distinct de Dieu, mais au contraire le corrélat logique d’un rigoureux monothéisme : « un anti-principe qui est un non-principe et ne saurait constituer le dieu rival de l’Être suprême » 38. On ne s’étonnera donc pas qu’une forme de manichéisme eidétique refasse son apparition également dans la Théodicée. Toutefois, il est possible d’entrevoir une influence spécifiquement baylienne dans la façon dont cela s’est passé ; une influence susceptible de conditionner la réélaboration leibnizienne d’un thème dans lequel le philosophe allemand était déjà versé. Leibniz se sentit obligé de revoir la doctrine de 1695 qui – justement parce qu’elle opposait à Dieu le Rien (même en tant que non-principe) – lui semblait trop exposée à l’accusation de crypto-manichéisme. On peut percevoir, jusque dans la manière de poser la question dans la première partie de la Théodicée (§ 20), la présence de la référence baylienne : au dualisme des partisans de l’éternité de la matière incréée ou de ceux qui opposaient à Dieu la Nature était objecté un dualisme interne à l’entendement divin. Bayle aurait peut-être été surpris de constater à quel point Leibniz lui donnait raison, en prenant délibérément cette forme de dualisme comme une option théorique qu’il faisait sienne : « […] c’est là-dedans que se trouve non seulement la forme primitive du bien, mais encore l’origine du mal : c’est la région des vérités éternelles qu’il faut mettre à la place de la matière, quand il s’agit de chercher la source des choses. Cette région est la cause idéale du mal, pour ainsi dire, aussi bien que du bien : mais à proprement parler, le formel du mal n’en a point d’efficiente, car il consiste dans la privation, comme nous allons voir, c’est-à-dire dans ce que la cause efficiente ne fait point »39.
Dans la deuxième partie de la Théodicée, il affirmait encore plus explicitement qu’« Il y a véritablement deux principes, mais ils sont tous deux en Dieu », même s’il les identifiait, avec une nuance différente, à son entendement et à sa volonté (en y adjoignant la puissance, pour constituer une triade conceptuelle où se reflétait la Trinité des personnes divines) : « L’entendement fournit le principe du mal, sans en être terni, sans être mauvais : il représente les natures comme elles sont dans les vérités éternelles ; il contient en lui la raison, pour laquelle le mal est permis ; mais la volonté ne va qu’au bien. Ajoutons un troisième principe, c’est la puissance ; elle précède même l’entendement et la volonté ; mais elle agit comme l’un le montre, et comme l’autre le demande »40.
Naturellement, Leibniz n’aurait pas accepté d’être apparenté aux manichéens, même s’il ne craignait pas d’utiliser un langage en partie semblable au leur. De 38 39 40
Rateau, La question du mal, p. 268. Théodicée, § 20, GP VI, 115. Théodicée, § 149, GP VI, 198–199.
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ce point de vue, la prise de distance vis-à-vis de l’idée selon laquelle, pour expliquer les maux physiques et moraux, il était nécessaire de recourir à un principe isomorphe du mal, s’avérait cruciale. Leibniz recourrait à une comparaison efficace avec les phénomènes naturels : les manichéens, en plaçant à l’origine des maux physiques et moraux un principe « malin », tombaient dans la même erreur que les scolastiques qui, pour expliquer le froid, supposaient un primum frigidum41. Il s’agissait d’une grave erreur conceptuelle, le mal n’ayant pas une consistance ontologique originale, mais seulement dérivée ; tout comme le froid était le produit de lois physiques précises et non pas d’une cause occulte de la même nature que lui. Les paragraphes 333 à 336 de la deuxième partie poursuivaient dans cette direction, car Leibniz y discutait une à une les remarques bayliennes quant à la célèbre distinction de Chrysippe entre la cause principale du mouvement d’un cylindre (la forme du cylindre) et la cause prochaine (la poussée qui lui est imprimée). Selon Bayle, la distinction de Chrysippe ne servait pas à disculper Dieu du mal, car la forme du cylindre dépendait de celui qui l’avait produit, qui donc en demeurait entièrement responsable42. Leibniz répliquait que le mal ne dérivait pas de la volonté divine, mais des formes abstraites des choses, « […] c’est-à-dire des idées que Dieu n’a point produites par un acte de sa volonté, non plus que les nombres et les figures, et non plus (en un mot) que toutes les essences possibles, qu’on doit tenir pour éternelles et nécessaires ; car elles se trouvent dans la région idéale des possibles, c’est-à-dire dans l’entendement Divin. Dieu n’est donc point auteur des essences, en tant qu’elles ne sont que des possibilités ; mais il n’y a rien d’actuel, à quoi il n’ait décerné et donné l’existence : et il a permis le mal, parce qu’il est enveloppé dans le meilleur plan qui se trouve dans la Région des possibles, et que la sagesse suprême ne pouvait manquer de choisir. C’est cette notion qui satisfait en même temps à la sagesse, à la puissance, et à la bonté de Dieu, et ne laisse pas de donner lieu à l’entrée du mal. Dieu donne de la perfection aux créatures, autant que l’univers en peut recevoir »43.
Nous voici au cœur de la théodicée doctrinale de Leibniz, qui plongeait certainement ses racines dans le long parcours spéculatif de l’auteur, mais ne prit sa forme définitive qu’en fréquentant étroitement les difficultés bayliennes et, dans une large mesure, en réponse à celles-ci. Face à la dénonciation d’un manichéisme implicite présent dans le monisme, Leibniz ne renonça pas à la dialectique dualiste qu’il avait progressivement individuée à l’intérieur même de Dieu, mais il sentit la nécessité de la revoir pour ne pas prêter facilement le flanc à des objections de ce type. Il est par ailleurs légitime de douter que, même dans cette version, sa proposition serait parvenue à faire taire Bayle, si celui-ci avait pu répliquer. 41 42 43
Théodicée, § 153, GP VI, 200–201. DHC, « Chrysippe », H, t. II, p. 171a–b. Théodicée, § 335, GP VI, 313–314.
« L’HISTOIRE N’EST QU’UN RECUEIL DES CRIMES ET DES INFORTUNES DU GENRE HUMAIN » : HISTOIRE ET QUESTION DU MAL par Lorenzo Bianchi (Naples) Dans le Jordanus Brunus redivivus ou Traité des erreurs populaires, texte de la littérature clandestine écrit après 1755 et publié probablement aux Pays-Bas en 1771, le cinquième et dernier chapitre a pour titre « On ne sçauroit concilier la Science de Dieu, sa connoissance et son gouvernement absolu, avec le mal qui est dans le monde ». Le sujet abordé est celui de l’impossibilité de concilier Dieu avec la présence du mal. Selon cet auteur anonyme « l’existence de Dieu a toujours souffert la plus grande contradiction de la part du mal qui est dans le monde indépendamment de l’homme et de ses actions »1. Dans le quatrième chapitre, l’auteur, parlant de l’indépendance de Dieu, rappelle comment celle-ci est remise également en question par la présence du diable. Ainsi « dans quelque systême de Religion que ce soit, le plus grand nombre des hommes […] seront la proye des flammes dans l’empire du Démon ». Dieu, par sa confrontation avec le diable, subit donc lui-même « une nécessité, un Destin, une fatalité à laquelle il est soumis […] qui le force à céder une partie des créatures qu’il a faites pour sa gloire, au Diable »2. Il s’agit ici de la même argumentation développée par Vanini dans le De admirandis où, dans la lutte entre Dieu et le démon, c’est le deuxième qui gagne, s’il est vrai que seuls très peu d’hommes seront sauvés : « vix e mille millibus reprobis unus electus aderit »3. 1
2 3
Jordanus Brunus redivivus, ou traité des erreurs populaires, ouvrage critique, historique et philosophique, imité de Pomponace, s. l., 1771, p. 113. Le Jordanus Brunus redivivus est la troisième et dernière des trois Pièces philosophiques rassemblées dans un in-4° comprenant aussi la Parité de la vie et de la mort et les Dialogues sur l’âme (Paris, BnF, Rés. R. 2579). Sur ce texte voir : S. Landucci, La teodicea nell’età cartesiana, Napoli, 1986, p. 284–289 ; L. Bianchi, « La diffusion des idées matérialistes dans la littérature française clandestine du dix-huitième siècle : le cas du Jordanus Brunus redivivus », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century 263 (1989), p. 514–518 ; A. Del Prete, « Il Jordanus Brunus redivivus e il materialismo infinitista nel Settecento francese », in G. Canziani (dir.), Filosofia e religione nella letteratura clandestina. Secoli XVII e XVIII, Milano, 1994, p. 209–236. Jordanus Brunus redivivus, p. 79. Giulio Cesare Vanini, De Admirandis, Paris, 1616, dialogus LVI, p. 420.
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Ce même problème du combat entre Dieu et le diable se présente chez Bayle qui à l’article « Xénophanes », remarque E, de son Dictionnaire soutient qu’« il est clair que pour un homme sauvé, il y en a peut-être un million de damnez » et qu’« il faut donc dire que cette guerre [entre Dieu et le démon] se termine à l’avantage du démon ». Pour Bayle donc « le mal moral surpasse le bien »4. Ces antinomies sur le problème du mal avancées par le philosophe de Rotterdam seront reprises par de nombreux penseurs du XVIIIe siècle. Ainsi, l’auteur du Jordanus Brunus redivivus, s’inspirant de Bayle, souligne les contradictions inhérentes à la toute-puissance d’un Dieu confronté au problème du mal, pour étayer un cadre matérialiste qui nie l’idée même de la divinité et se prononce pour une conception sensualiste et empiriste de l’homme et la thèse de la pluralité des mondes. I Quand Leibniz compose en 1710 sa Théodicée, il ne peut pas bien sûr connaître ce texte clandestin de la deuxième moitié du siècle, mais il envisage clairement les obstacles philosophiques et théologiques liés à la solution manichéenne et aux antinomies du problème du mal proposées par Bayle. La Théodicée est la réponse la plus accomplie du point de vue métaphysique et la plus élégante du point de vue théorique jamais apportée à la pensée critique de Bayle. Elle réagit aux deux difficultés soulevées par le philosophe de Rotterdam : l’impossibilité d’accorder entre elles raison et foi et les apories insurmontables produites par le mal. Mais la réponse de Leibniz à Bayle n’est pas isolée. Il suffit de citer pour l’Italie la Scienza Nuova de Giambattista Vico qui, selon l’opinion d’Eugenio Garin, a été écrite en grande partie contre l’hypothèse baylienne d’une société d’athées et d’un État sans religion5. Ainsi la pensée sceptique, inachevée, parfois paradoxale du philosophe de Rotterdam a suscité à la fois les objections antithéologiques avancées par le matérialisme du XVIIIe siècle, et des réponses métaphysiques très puissantes comme la Théodicée ou la Scienza Nuova. Dans l’article « Rorarius » du Dictionnaire, Bayle aborde le problème de l’âme des animaux et celui du rapport âme-corps, et riposte par la remarque L 4 5
DHC, « Xénophanes », E, t. IV, p. 598. Cf. E. Garin, « Per una storia dei rapporti tra Bayle e l’Italia », in id., Dal Rinascimento all’Illuminismo, Firenze, 1993, 2e éd., p. 160 : « Ma l’idea della città degli atei, ossia della possibilità di uno Stato al di fuori di ogni religione, suscitò le reazioni crude di pensatori d’ogni genere: e verrebbe voglia di dire che suscitò la Scienza Nuova. Quale stimolo sia stata per il pensiero vichiano la tesi del Bayle di una repubblica di atei, non è stato, forse, sottolineato a sufficienza ». Sur les relations entre Bayle et l’Italie, je renvoie à L. Bianchi (dir.), Pierre Bayle e l’Italia, Napoli, 1996.
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à la théorie de l’harmonie préétablie de Leibniz. Il soulève des objections au système du philosophe de Hanovre et dénonce le caractère artificiel et complexe de sa théorie. À son avis, la solution de Leibniz, qui unit une vision extrêmement mécaniste à la toute-puissance absolue de Dieu, et qui n’est pas empiriquement vérifiable, est inutilement complexe du point de vue théorique et s’expose à des difficultés insolubles. Mais ces pages du Dictionnaire montrent toute la distance qui sépare ces deux programmes théoriques opposés. D’une part, celui de Leibniz qui élabore un système métaphysique et logique dans lequel trouve aussi place et solution le rapport entre âme et corps, de l’autre celui de Bayle qui se sert de la raison critique pour dénoncer toute construction métaphysique comme illégitime. Ainsi le scepticisme de Bayle parvient à abattre tous les systèmes – et dans ce cas celui de Leibniz – en dirigeant l’attention surtout vers les aspects empiriques et vérifiables d’un procédé théorique. L’article « Rorarius » est donc un bon exemple de la manière dont Bayle entre en polémique, dispute avec ses interlocuteurs et exerce la critique pour révéler les contradictions insolubles cachées au cœur des édifices métaphysiques. Par ailleurs, ce même article aborde deux thèmes très importants, liés entre eux, qui sont le noyau dur de la critique baylienne : le problème du mal et le rapport entre raison et foi. À la remarque C, Bayle affirme que « le sentiment de Mr. Des Cartes » pour qui les animaux sont des automates et donc n’ont pas d’âme, même s’il n’est pas totalement satisfaisant, a quand même le mérite d’être « trèsavantageux à la vraie foi »6. Cette solution qui établit une différence nette entre hommes et bêtes – ces dernières en tant qu’automates sont incapables de pensée – offre beaucoup de points d’appui théologiques contre les épicuriens et les impies qui ne posent entre homme et bête qu’une différence de degré7. Pourtant la philosophie cartésienne elle-même ne semble pas garantir Bayle contre l’« obscurité de notre raison » et le fidéisme est pour le philosophe de Rotterdam le seul point d’arrivée capable de résoudre les antinomies de la raison. La critique antimétaphysique et pyrrhonienne conduit donc Bayle à opposer entre elles la raison et la foi et le Dictionnaire avance une solution fidéiste qui ébranle toute théologie rationnelle. D’autre part, le fidéisme est aussi l’effet de l’impossibilité d’éliminer les antinomies dérivant de la question du mal, problème qui émerge dans cette même remarque C de l’article « Rorarius ». Bayle dénonce les contradictions qui naissent en supposant une âme aux bêtes ; en effet « toutes les preuves du péché originel empruntées des maladies et de la mort, à quoi les petits enfans sont assujettis, tombent par terre dès que vous supposez que les bêtes 6 7
DHC, « Rorarius », C, t. IV, p. 76. Sur les « suites fâcheuses » de ceux qui ont soutenu que l’âme des bêtes est raisonnable ou de ceux qui donnent aux bêtes l’âme sensitive, cf. DHC, « Rorarius », D et E, t. IV, p. 77–79.
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sentent : elles sont sujettes et à la douleur et à la mort ; elles n’ont pourtant jamais péché »8.
L’hypothèse de l’âme des bêtes contredit donc l’idée « de la justice et de la bonté de Dieu » ainsi que celle de son « ordre immuable », tandis que « les automates de Monsr. Des Cartes favorisent extrêmement les principes selon lesquels nous jugeons de l’être infini, et par lesquels nous soutenons l’Orthodoxie »9. II Sur le problème du mal et sur ses contradictions insurmontables, Bayle intervient plusieurs fois dans son Dictionnaire. En particulier il aborde ce sujet dans l’article dédié aux « Manichéens » ainsi que dans d’autres articles liés au problème des deux principes, ceux sur les « Marcionites » ou sur les « Pauliciens »10. Le thème du mal physique et moral, qui hante la pensée du philosophe de Rotterdam et son pessimisme anthropologique, d’ascendance augustinienne, se traduit, dans une perspective historique, en une constatation d’impuissance qui montre le véritable et tragique visage de l’histoire. Bayle dépeint l’histoire comme une succession de crimes et de malheurs, comme une suite d’événements traversée par un mal radical. La remarque D de l’article « Manichéens » est alors décisive pour suivre le raisonnement de Bayle. En effet, si la théorie des manichéens s’avère absurde pour des raisons « a priori », elle se montre presque irréfutable si l’on considère les raisons « a posteriori ». Suivant les premières, l’hypothèse des deux principes doit être considérée comme intenable, car « les idées les plus sures et les plus claires de l’ordre nous apprennent qu’un Être qui existe par lui-même, qui est nécessaire, qui est éternel, doit être unique, infini, tout-puissant, et doué de toutes sortes de perfections ». Selon ces idées, il n’y a rien de plus absurde « que l’hypothèse des deux principes éternels ». Mais, au dire de Bayle, ces seules raisons « a priori » ne rendent pas valable une hypothèse philosophique. En effet un système pour être valable a besoin « de ces deux choses, l’une que les idées en soient distinctes, l’autre qu’il puisse donner raison des expériences ». Et si le « seul établissement des causes occasionnelles » peut expliquer l’hypothèse de l’unité et immutabilité de Dieu, c’est plutôt l’homme qui « fournit des très-grandes objections contre l’unité de Dieu »11. 8 9 10
11
Ibid., C, t. IV, p. 77. Ibid. Cf. DHC « Manichéens », D ; « Marcionites », F ; « Pauliciens », E. Sur le problème du mal chez Bayle, cf. É. Labrousse, Pierre Bayle. Hétérodoxie et rigorisme, Paris, 1996, 2e éd., chap. 12 « Le problème du mal », p. 346–386 ; J. P. Jossua, Pierre Bayle ou l’obsession du mal, Paris, 1977. DHC, « Manichéens », D, t. III, p. 305.
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L’analyse anthropologique porte Bayle à des conclusions extrêmes au sujet des relations entre l’homme et le mal. Dès les premières années de son existence, l’homme expérimente une vie pénible et misérable qui, par la suite, se montre particulièrement à ceux qui sont dans les affaires ou qui entreprennent des voyages. Comme l’affirme Bayle, alors, « l’homme est méchant et malheureux : chacun le connoit par ce qui se passe au dedans de lui et par le commerce qu’il est obligé d’avoir avec son prochain. Il suffit de vivre cinq ou six ans pour être parfaitement convaincu de ces deux articles : ceux qui vivent beaucoup et qui sont fort engagez dans les affaires connoissent cela encore plus clairement. Les voiages sont des leçons perpétuelles là-dessus ; ils font voir par-tout les monumens du malheur et de la méchanceté de l’homme ; par-tout des prisons et des hôpitaux ; par-tout des gibets et des mendians »12.
On trouve dans ces affirmations des thèmes d’origines différentes. En premier lieu un pessimisme d’ascendance augustinienne qui reconnaît déjà dans les premières années de la vie – chez les enfants de « cinq ou six ans » – une inclination naturelle pour le mal. Le mal est donc un élément constitutif de l’expérience humaine, un principe élémentaire et essentiel à la vie. Mais la vie sociale, elle aussi, offre des témoignages continuels de la nature humaine. La vie est une expérience de la présence du mal dans les relations humaines, tandis que les voyages – un exemple propre à la tradition sceptique et qui renvoie au dixième trope de Sextus Empiricus – fournissent une leçon continuelle « du malheur et de la méchanceté humaine ». Les prisons et les hôpitaux, les fourches patibulaires et les mendiants montrent d’une façon évidente que le mal remporte la victoire sur le bien. Le scepticisme et le pessimisme augustiniens débouchent donc sur l’idée que le malheur et la méchanceté humaine sont prouvés par l’expérience concrète de tous les jours. Le discours sur le mal s’élargit, donnant le sens de l’histoire humaine et du panorama qui s’offre à l’historien et à l’homme d’étude engagés dans l’analyse des événements humains au cours des siècles et sous des latitudes différentes. Pour l’historien, qui connaît toutes les époques et tous les pays, l’histoire apparaît comme « un Recueil des crimes et des infortunes du Genre Humain ». Un « genre humain » dont la condition – comme on peut lire à l’article « Bourgogne (Philippe, duc de) », remarque A – n’est pas celle de « choisir entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire ; et il arrive très-souvent qu’on choisit le pire, lorqu’on pense choisir le moins mauvais »13. De l’avis de Bayle, donc : « Les gens d’étude, sans sortir de leur cabinet, sont ceux qui acquièrent le plus de lumieres sur ces deux articles, parce qu’en lisant l’Histoire ils font passer en revue tous les siècles, et tous les pais du monde. L’Histoire n’est à proprement parler qu’un recueil des crimes et des infortunes du genre humain, mais remarquons que ces deux maux, l’un 12 13
Ibid. DHC, « Bourgogne (Philippe, duc de) », A, t. I, p. 636.
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moral et l’autre physique, n’occupent pas toute l’Histoire ni toute l’expérience des particuliers »14.
En effet, l’expérience montre qu’il y a partout aussi du bien, et c’est proprement ce mélange de bien et de mal, de vertu et de vice, qui renvoie à l’hypothèse des deux principes : « on trouve partout et du bien moral et du bien physique ; quelques exemples de vertus, quelques exemples de bonheur, et c’est ce qui fait la difficulté. Car s’il n’y avoit que des méchans et des malheureux, il ne faudroit pas recourir à l’hypothese des deux principes : c’est le mélange du bonheur et de la vertu avec la misere et avec le vice, qui demande cette hypothese ; c’est là que se trouve le fort de la Secte de Zoroastre »15.
C’est donc une observation pratique et factuelle qui rend l’hypothèse des deux principes valable et Bayle oppose à une abstraite et systématique beauté des raisons « a priori », le caractère concret que les raisons « a posteriori » présentent dans l’explication des phénomènes. Ainsi dans la dispute entre Melissus et Zoroastre, où le premier philosophe affirme l’existence d’un seul principe universel et le second celle de deux principes – le bien et le mal – c’est Zoroastre qui gagne. En effet il est capable par des « raison à posteriori […] de donner raison des expériences », alors que « la seule incapacité de les [les expériences] expliquer est une preuve qu’une hypothèse n’est point bonne, quelle belle qu’elle paroisse d’ailleurs »16. Le problème du mal, en devenant une vraie obsession chez Bayle, qui l’aborde plusieurs fois et dans des textes différents, y compris dans deux œuvres écrites dans les dernières années de sa vie, la Réponse aux questions d’un provincial et les Entretiens de Maxime et de Thémiste inachevés, aboutit alors à la solution manichéenne. Bayle revient à plusieurs reprises sur le problème du mal dans le Dictionnaire. Nous nous bornons ici à rappeler un passage sur le mal physique et sur la maladie révélant la vision tragique de l’expérience humaine et du monde propre à notre philosophe qui, dans une lettre à son frère cadet, définit l’obscurité et la médiocrité comme ses traits caractéristiques17. À l’article 14 15 16 17
DHC, « Manichéens », D, t. III, p. 305. Ibid. Ibid. Lettre 260, Pierre Bayle à Joseph Bayle, in Correspondance de Pierre Bayle, t. IV, éd. É. Labrousse, A. McKenna et alii, Oxford, 2005, p. 74–75 : « [Rotterdam,] le lundi 10 d’avril 1684 », « […] de la manière que Dieu m’a fait, c’est mon element qu’un etat de mediocrité ; le grand jour m’incommode, j’aime l’obscurité. Si vous me demandez pourquoi j’aime l’obscurité et un etat mediocre et tranquille[,] je vous asseure que je ne sai rien[,] non plus que pourquoi j’aime certes viandes preferablement à d’autres. […] On ne dispute point des gouts. Il en va de meme des professions, et des divers etats de la vie. […] La 2e chose que j’ai à vous dire[,] est que non seulement une condition mediocre et eloignée du grand jour est plus à mon gout, mais aussi plus proportionnée à mon genie. Si
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« Xénophanes », remarque D, la maladie est comparée à l’état de santé, qui est défini « plutôt une exemption simple du mal qu’un bien ; au lieu que la maladie est quelque chose de bien plus fort que la privation du plaisir ; c’est un état positif qui plonge l’âme dans un sentiment de souffrance, et qui l’accable de douleur »18.
Ainsi la santé « s’étend sur beaucoup d’années de suite, et néanmoins elle ne contient que peu de bien », tandis que la maladie « ne s’étend que sur peu de jours, et néanmoins elle renferme beaucoup de mal »19. Dans le parallèle entre la maladie et la santé, il ne faut donc pas prendre en considération l’étendue de la santé, car une maladie de quinze jours est bien pire qu’une santé de quinze ans. De plus, les hommes sont sujets « à la douleur et à la tristesse, deux fléaux si terribles qu’on ne saurait décider lequel est le plus affreux ». Donc, « la santé la plus vigoureuse ne garantit pas du chagrin » et « une heure de chagrin contient plus de mal qu’il n’y a de bien dans six ou sept jours commodes »20. Bayle va jusqu’à recourir à l’exemple de la balance pour montrer à son lecteur que le poids d’une santé de quinze ans est comme un sac de plumes par rapport à une pièce de plomb qui serait l’apanage d’une maladie de quinze jours21. Certes, le champ des discussions que Bayle consacre au problème du mal ne se réduit pas à cette attitude pessimiste ; l’auteur du Dictionnaire en fait aussi l’occasion de montrer sa force dialectique et de faire l’apologie du scepticisme. Mais l’énigme que constitue la présence du mal énonce aussi les limites de la raison humaine. À la remarque D de l’article « Manichéens », Bayle avance l’une des affirmations les plus radicales sur ce sujet. Face aux « milles grandes difficultez » que le problème du mal soulève, Bayle affirme que « la Raison humaine est trop foible pour cela ; c’est un principe de destruction, et non pas d’édification : elle n’est propre qu’à former des doutes, et à se tourner à droite et à gauche pour éterniser une Dispute »22. La critique destructrice de la raison ne parvient donc à aucune réponse. Seul le recours au fidéisme peut proposer une solution, mais à un niveau tout à fait différent de celui de la raison. Le fidéisme est alors le revers de cet acharnement critique de la raison humaine ;
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22
on me portoit à la vie active, et aux negociations publiques, je ferois d’abord connoitre que j’en suis point capable, et je perdrois le peu d’estime qu’on peut avoir pour moi ». DHC, « Xénophanes », F, t. IV, p. 519. Ibid. Ibid. Cf. ibid. : « Si l’on avoit des balances pour peser une maladie de 15 jours et une santé de 15 ans, on verroit ce que l’on éprouve quand on met en équilibre un sac de plume et une pièce de plomb. D’un côté l’on voit un corps qui remplit un grand espace, et de l’autre un fort petit corps. Cependant il n’y a plus de poids sous ce grande espace, que sous le petit. Gardons nous donc bien de l’illusion que nous pourroit faire, dans le parallèle de la maladie et de la santé, l’etenduë de celle-ci ». DHC, « Manichéens », D, t. III, p. 306.
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il sauve l’homme des labyrinthes où la raison s’égare et offre une solution aux contradictions inhérentes à toute métaphysique comme à la théologie. Mais le fidéisme déplace inévitablement sur un plan différent les antinomies de la raison humaine, qui restent pourtant ouvertes et insolubles.
III La Théodicée de Leibniz représente une réponse aux antinomies de Bayle et propose un système métaphysique qui retrouve un accord, une « conformité de la foi avec la raison ». Leibniz admire le philosophe de Rotterdam, mais il connaît aussi les dangereuses conclusions du « dictionnaire merveilleux de M. Bayle, où la religion et la raison paraissent en combattant, et où Mr Bayle veut faire taire la raison après l’avoir fait trop parler ; ce qu’il appelle le triomphe de la foi »23. Dans son « Discours » introductif – « Discours préliminaire de la conformité de la foi avec la raison » – Leibniz expose synthétiquement le procédé de Bayle. Il reconnaît la « grande pénétration » de son interlocuteur, mais il affirme aussi « qu’ayant tourné tout son esprit à renforcer les objections, il ne lui est pas resté assez d’attention pour ce qui sert à les résoudre »24. Du reste, c’est la relation entre raison et foi qui éloigne les deux philosophes : pour Leibniz, il n’y a pas de contradiction entre les vérités de foi et celles de raison, tandis que, pour Bayle, elles sont incompatibles. Leibniz réplique à l’hypothèse manichéenne de Bayle en affirmant qu’il suffit « de faire remarquer que rien n’empêche qu’un certain mal particulier ne soit lié avec ce qui est le meilleur en général »25. Il avance aussi une réponse explicite au passage de Bayle sur l’homme « méchant et malheureux » et sur l’histoire « recueil des crimes et des infortunes du genre humain ». Au paragraphe 148 de la deuxième partie de son texte, Leibniz accuse Bayle d’exagérer le rôle du mal dans la vie et dans l’histoire. Dans le passage du Dictionnaire considéré, il y a « de l’exagération » car « il y a incomparablement plus de bien que de mal dans la vie des hommes, comme il y a incomparable 23
24 25
Théodicée, « Préface », GP VI, 39. Sur l’opposition entre Leibniz et Bayle à propos de foi et raison, voir P. Rateau, « Sur la conformité de la foi avec la raison : Leibniz contre Bayle », Revue philosophique de la France et de l’étranger 136/201 (2011), p. 467-485. Sur Leibniz, la théodicée et le problème du mal, nous nous bornons à renvoyer à l’œuvre classique de Grua et au livre récent de P. Rateau : G. Grua, Jurisprudence universelle et théodicée selon Leibniz, Paris, 1953 ; P. Rateau, La question du mal chez Leibniz. Fondements et élaboration de la Théodicée, Paris, 2008. Voir aussi P. Rateau (dir.), Lectures et interprétations des Essais de théodicée de G.W. Leibniz, Stuttgart (Studia Leibnitiana, Sonderheft 40), 2011, « III. La liberté et la question du mal », p. 155–230. Théodicée, « Discours préliminaire », § 84, GP VI, 99. Ibid., II, § 145, GP VI, 196.
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ment plus de maisons que de prisons ». À propos de la vertu et du vice « il y règne une certaine médiocrité » et Leibniz rapporte le témoignage de Machiavel qui avait déjà remarqué « qu’il y a peu d’hommes fort méchants et fort bons, et que cela fait manquer bien de grandes entreprises »26. Leibniz utilise un bref chapitre des Discours (I, 27 « Très rarement les hommes parviennent à être entièrement bons ou méchants » – « Sanno rarissime volte gli uomini essere al tutto cattivi o al tutto buoni ») pour affirmer que dans la vie des hommes se retrouve plutôt un état moyen. Il se sert toutefois de Machiavel en changeant le sens véritable du texte du Secrétaire florentin. Car Machiavel veut souligner une limite de la conduite humaine, un manque de force qui bloque l’action – comme il l’affirme à la fin du chapitre 26 du premier livre, les hommes prennent souvent un chemin moyen qui est très nuisible (« gli uomini pigliono certe vie del mezzo, che sono dannosissime ») et qui leur empêche de conclure des grandes actions27. Chez Leibniz, par contre, il s’agit de montrer la fréquence d’une positive « médiocrité » qui met en équilibre vertus et vices et qui enlève au mal son statut scandaleux et choquant. En revanche, Bayle apprécie Machiavel pour sa capacité de peindre l’homme dans sa véritable humanité, c’est-à-dire dans ses comportements qui sont très souvent si éloignés de la morale commune. Il suffit de lire dans les Nouvelles de la République des Lettres du janvier 1687 un compte rendu de la troisième édition du Prince dans la version française d’Amelot de la Houssaye. Dans ce passage, que Bayle reprend dans sa remarque E de l’article « Machiavel » du Dictionnaire, Machiavel a le mérite de décrire et d’observer les comportements du prince et de montrer à ses lecteurs « la funeste nécessité » par laquelle « la politique s’élève au dessus de la morale »28. « Plus de maisons que de prisons » : si la balance pour Leibniz penche en faveur du bien, l’histoire aussi n’est plus un « recueil des crimes et des infortunes du genre humain », comme la peint l’auteur du Dictionnaire. Cette image négative est plutôt l’effet du mauvais usage de l’histoire ; c’est la faute aux 26 27
28
Ibid., II, § 148, GP VI, 198. Cf. Niccolò Machiavelli, Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, in id., Il Principe e Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, I, 26, éd. S. Bertelli, Milano, 1960, p. 194 : « Ma gli uomini pigliono certe vie del mezzo che sono dannosissime ; perché non sanno essere né tutti cattivi né tutti buoni : come nel seguente capitolo, per esemplo, si mosterrà ». Cf. aussi le chapitre suivant : N. Machiavelli, Discorsi, I, 27, p. 194–196. NRL, janvier 1687,OD I, p. 740–741 : « Il est surprenant qu’il y ait si peu de personnes qui ne croyent que Machiavel apprend aux princes une dangereuse politique ; car au contraire ce sont les princes qui ont appris à Machiavel ce qu’il a écrit. C’est l’étude du monde et l’observation de ce qui s’y passe, et non pas une creuse méditation du cabinet, qui ont été les maîtres de Machiavel. Qu’on brûle ses livres, qu’on les refute, qu’on les traduise, qu’on les commente, il n’en fera ni plus ni moins par rapport au gouvernement. Il faut par une malheureuse et funeste nécessité que la politique s’élève au dessus de la morale ». Cf. DHC, « Machiavel », E, t. III, p. 245–246.
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historiens qui « s’attachent plus au mal qu’au bien » et qui représentent les événements humains d’une façon partiale. En revanche, le but de l’histoire doit être plutôt édifiant, en accord avec la tradition humaniste qui reprend l’enseignement de Cicéron de la « historia magistra vitae » (De oratore, II, 9). Pour Leibniz, donc, « le but principal de l’histoire, aussi bien que de la poésie, doit être d’enseigner la prudence et la vertu par des exemples, et puis de montrer les vices d’une manière qui en donne de l’aversion, et qui porte ou serve à l’éviter »29.
À l’histoire incompréhensible de Bayle, où règne le mal sous l’hypothèse des deux principes, Leibniz oppose une « histoire universelle du genre humain » qui est le produit de la volonté de Dieu ; ainsi « ces défauts apparents du monde entier […] relèvent sa beauté au lieu de la diminuer ». Dans cette vision de l’histoire, « il y a véritablement deux principes, mais ils sont tous en Dieu, savoir, son entendement et sa volonté ». Et si l’entendement « fournit le principe du mal […] sans être mauvais » et s’« il contient en lui la raison pour laquelle le mal est permis », « la volonté ne va qu’au bien »30. À ces deux principes, Leibniz ajoute la puissance, qui précède l’entendement et la volonté, et qui « agit comme l’un le montre et comme l’autre le demande ». Et il apporte l’exemple du philosophe italien Campanella, qui a appelé « ces trois perfections de Dieu les trois primordialités »31. Cette utilisation de la Metaphysica (1623) du philosophe calabrais – où l’entendement correspond à la sagesse (sapientia) et la volonté à l’amour (amor) – permet à Leibniz d’avancer l’hypothèse que ces trois principes ont « un secret rapport à la sainte Trinité », c’est-à-dire que la puissance (potentia chez Campanella) se rapporte au Père, la sagesse au Verbe et l’amour au Saint-Esprit32. Ce renvoi à Campanella, deux paragraphes après la mention de Machiavel, pose aussi la question de la présence de la philosophie italienne de la Renaissance dans ce texte qui rappelle aussi, dans ses célèbres pages finales, le dialogue De libero arbitrio de Laurent Valla, dont les livres, fort appréciés par Leibniz, « font assez voir qu’il n’était pas moins philosophe qu’humaniste »33. Mais déjà avant la Théodicée, Leibniz réplique à Bayle sur le problème du mal. Dans quelques Remarques sur le Dictionnaire de Bayle, publiées en 1854 29 30 31 32
33
Théodicée, II, § 148, GP VI, 198. Ibid., II, § 149, GP VI, 198–199. Ibid., II, § 150, GP VI, 199. Cf. Ibid., II, § 150, GP VI, 199 : « Plusieurs même ont cru qu’il y avait là-dedans un secret rapport à la sainte Trinité ; que la puissance se rapporte au Père, c’est-à-dire à la source de la divinité ; la sagesse au Verbe éternel, qui est appelé λóγος par le plus sublime des évangélistes ; et la volonté ou l’amour au Saint-Esprit. Presque toutes les expressions ou comparaisons prises de la nature de la substance intelligente y tendent ». Ibid., III, § 405, GP VI, 357. Sur Leibniz et la pensée de la Renaissance, voir : A. Heinekamp (dir.), Leibniz et la Renaissance, Wiesbaden (Studia Leibnitiana, Supplementa 23), 1983.
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par Foucher de Careil, et qui se réfèrent à la deuxième édition du Dictionnaire, Leibniz examine l’article « Origène ». En parlant de l’hypothèse des deux principes soutenue par Bayle, qui « répond à l’origéniste au nom du Manichéen », Leibniz défend déjà l’idée que « le mal n’est pas si grand comme on pense » et que le « mal augmente même le bien » et à ce propos il se déclare d’accord avec Jean Le Clerc, dont il cite les Parrhasiana34. Cette même opposition entre origénistes et manichéens est reprise par Leibniz dans sa deuxième réponse à l’article « Rorarius », écrite en 1702 et parue en 1712 dans l’Histoire critique de la République des Lettres. Leibniz y affirme que s’il devait choisir entre les deux hypothèses proposées par Bayle, il serait pour celle d’Origène : « Cependant s’il falloit choisir entre deux, suivant la raison, je serois plutôt pour l’Origénisme, et jamais pour le Manichéen »35. Ce choix net de Leibniz en faveur de la solution origéniste révèle toute la différence entre l’auteur de la Théodicée et Bayle. L’opposition entre ces deux penseurs est ici absolue, les deux hypothèses sont aux antipodes : l’une unitaire et optimiste chez Leibniz, l’autre dualiste, pessimiste et sceptique chez Bayle. Il s’agit d’une antithèse philosophique et métaphysique axée sur des contrastes qui touchent le rapport entre foi et raison, la place du scepticisme et la position face au problème du mal. Sur ces sujets les deux philosophes sont tout à fait inconciliables et incompatibles. IV En revanche, et malgré cette distance théorique, il y a des traits communs nullement marginaux entre Bayle et Leibniz, qui surgissent du même terrain de discussion et de communication : celui de la République des Lettres. Deux thèmes en particulier sont communs à nos deux penseurs : celui du rôle et de la valeur des connaissances historiques et celui de la tolérance. Leibniz, qui a toujours défendu le statut de la connaissance historique, est très éloigné d’un cartésianisme à la Malebranche qui refuse à l’histoire, en tant que « science de mémoire », toute validité épistémologique. Sur ce point, il est proche de Bayle qui, dès son Projet d’un Dictionnaire critique (1692), parvient à une appréciation positive de la connaissance historique et à la conclusion 34
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« Remarques critiques de Leibniz sur le Dictionnaire de Bayle », in Lettres et opuscules inédits, éd. L. A. Foucher de Careil, Paris, 1854 (Hildesheim-New York, 1975), p. 174 : « M. Bayle répond à l’origéniste au nom du Manichéen que la bonté de Dieu doit estre parfaite, et le vice et la misère pour un temps qui peut estre assez long, luy est contraire. Pour moy, je crois que Parrhasiana a eu raison de représenter que le mal n’est pas si grand qu’on pense. Mais M. Bayle a raison aussi de s’étonner qu’il y en ait quelque petit ou grand qu’il pourroit estre. Ce qui doit finir la difficulté est que ce petit mal augmente même le bien ». « Réponse aux reflexions contenues dans la seconde Edition du Dictionnaire critique de M. Bayle, article Rorarius, sur le système de l’Harmonie preétablie », GP IV, 567.
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qu’il est possible, bien que dans certaines limites, d’opérer une reconstitution du passé. Au neuvième paragraphe de son Projet, Bayle a recours à sa critique sceptique face aux mathématiques pour affirmer que « les vérités historiques peuvent être poussées à un degré de certitude plus indubitable, que ne l’est le degré de certitude à quoy l’on fait parvenir les vérités géométriques »36. Et si l’objet des mathématiques ne peut être qu’une idée de notre âme, en revanche « un fait historique se trouve dans le plus haut degré de certitude » et « il est métaphysiquement plus certain, que Cicéron a existé hors de l’entendement de tout homme, qu’il n’est certain que l’objet des mathématiques existe hors de notre entendement ». Ainsi Bayle affirme l’« existence apparente » des faits historiques et la valeur des recherches dans le domaine de l’histoire37. Bien avant la publication du Dictionnaire, déjà le Projet d’un Dictionnaire critique avait suscité la curiosité de Leibniz, qui lui dédiait quelques notes38. Dans ces brèves pages, Leibniz émettait des critiques relatives à la prolixité de ce travail de Bayle voulant corriger les erreurs du Dictionnaire de Moréri39, mais il appréciait aussi le « grand dessein » et les recherches historiques con 36
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Projet et fragmens d’un Dictionaire critique, Rotterdam, 1692, f. 18r. Sur le Projet, je renvoie à L. Bianchi, « Bayle, i dizionari e la storia », in id., Progetto di un dizionario critico, éd. L. Bianchi, Napoli, 1987, p. 13–156. Projet, f. 18v, et cf. ibid. : « Ainsi un fait historique se trouve dans le plus beau degré de certitude qui luy doive convenir, des que l’on a pu prouver son existence apparente : car on ne demande que cela pour cette sorte de veritez, et ce seroit nier le principe commun des disputans, et passer d’un genre de choses à un autre, que de demander que l’on prouvât, non seulement qu’il a paru à toute l’Europe qu’il se donna une sanglante bataille à Senef l’an 1674, mais aussi que les objets sont tels hors de nôtre esprit, qu’ils nous paroissent. On est donc delivré des importunes chicaneries que les Phyrroniens appellent moyens de l’époque, et quoy qu’on ne puisse rejeter le Pyrrhonisme historique par raport a une infinité de faits, il est sûr, qu’il y en a beaucoup d’autres, que l’on peut prouver avec une pleine certitude : de sorte que les recherches historiques ne sont point sans fruit de ce côté-là ». Il s’agit d’un texte bref d’un peu plus de quatre pages, publié au commencement du volume VI de l’édition Gerhardt : cf. « Beilage », GP VI, 16–20. Pour une référence au manuscrit de Leibniz, cf. E. Bodemann, Die Leibniz-Handschriften der Königlichen Öffentlichen Bibliothek zu Hannover, Hannover, 1895 (réimpr. Hildesheim, 1966), p. 64. Cf. « Beilage », GP VI, 16–17 : « L’entreprise est des plus belles et des plus utiles, mais aussi des plus grandes : opus Herculeum. […] Le but est sans doute d’instruire le public ; or ce but se peut obtenir, en redressant les fautes des autres, sans les marquer tousjours. La pluspart des lecteurs ne se soucient pas de sçavoir combien souvent Moreri a failli, ils ne s’interessent que rarement dans les disputes entre les sçavans, mais ils seront ravis de sçavoir qu’on ne leur donne jamais que des choses bien seures, ou munies du moins de bons garants. […] Et pour eviter une trop grande prolixité, je crois que souvent on pourroit s’exemter d’entrer dans une grande discussion de raisonnemens, […] Car je suis asseuré, que plusieurs, apres avoir lû quelque article bien contesté, ne sçauront où ils en sont, et demanderont qu’on leur donne la substance ».
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duites par Bayle dans le commun « terroir du pays de la République des lettres »40. Bien sûr, Bayle et Leibniz s’opposent à propos du sens qu’il faut accorder à l’histoire, mais ils sont plutôt d’accord sur la possibilité de la connaissance historique et sur l’utilité des recherches historiques. Leibniz a toujours apprécié le Dictionnaire de Bayle mais il s’intéresse aussi aux dictionnaires de Louis Moréri et d’Antoine Furetière, de Samuel Chappuzeau ou de Johann Jacob Hofmann. Et le thème de l’utilité des dictionnaires, ces nouveaux instruments culturels qui séduisent un public de plus en plus large, anime l’échange épistolaire des principaux auteurs de la République des Lettres, y compris Leibniz41. Le deuxième point qui unit les deux penseurs est celui de la tolérance, ici aussi avec des accents différents. Bayle s’intéresse plutôt à la défense des droits de toutes les minorités religieuses et il parvient à théoriser une très ample liberté de conscience qui aboutit au droit de la conscience errante, tandis que Leibniz travaille à la recherche irénique du dialogue entre les diverses églises et confessions. De plus, chez Leibniz le problème de la tolérance se situe dans un programme philosophique, théologique et politique d’unité des églises chrétiennes42 ; chez Bayle en revanche la tolérance universelle43 est 40
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Cf. ibid., 19–20 : « Je suis fort de son sentiment, quelque estimateur de mathematiques et des experiences de physique que je sois, que des mathematiciens ou physiciens purs qui ignorent et meprisent toutes autres connoissances, ont tort. […] Chaque connoissance a son prix, il ne faut rien mepriser. J’estime tout ce qui nous tire de l’ignorance, il est bon que le terroir du pays de la republique des lettres soit bien cultivé par tout, et je tiens que M. Bayle ne nous oblige pas moins dans l’execution de ce grand dessein, que s’il continue à damer les belles pensées qu’on voit bien qu’il a sur la philosophie et autres matieres ». Sur le Projet de Bayle et sur l’intérêt de Leibniz pour le Dictionnaire de Bayle et les dictionnaires de son époque, voir L. Bianchi, « Leibniz et le Dictionnaire de Bayle », in I. Marchlewitz et A. Heinekamp (dir.), Leibniz’ Auseinandersetzung mit Vorgängern und Zeitgenossen, Stuttgart (Studia Leibnitiana, Supplementa 27), 1990, p. 313–324. Cf. aussi, dans ce volume, l’article de M. Laerke, « Ennui, divertissement, travail. Leibniz et le projet de dictionnaire de Bayle », p. 145–162. Sur le christianisme de Leibniz, voir J. Baruzi, Leibniz et l’organisation religieuse de la terre, Paris, 1907 ; G. Preti, Il cristianesimo universale di G.G. Leibniz, Milano, 1953 ; M. Mugnai, « Leibniz o la morte di un difensore del “cristianesimo universale” », Rivista di storia della filosofia 67 (2012), p. 141–152. Parmi la vaste bibliographie sur Bayle et la tolérance, cf. É. Labrousse, Pierre Bayle. Hétérodoxie et rigorisme, chap. 18, « Tolérance ecclésiastique et tolérance civile », p. 520–543 ; ead., « Notes à propos de la conception de la tolérance au XVIIe siècle », in ead., Notes sur Bayle, Paris, 1987, p. 111–123 ; J. Kilcullen, Sincerity and Truth. Essays on Arnauld, Bayle and Toleration, Oxford, 1988 ; L. Bianchi, « Pierre Bayle e la revoca dell’editto di Nantes : note sul tema della tolleranza », Studi Filosofici 17 (1994), p. 147– 168 ; J.-M. Gros, « Sens et limites de la théorie de la tolérance chez Bayle », in O. Abel et P.-F. Moreau (dir.), Pierre Bayle : la foi dans le doute, Genève, 1995, p. 65–86 ; Th. M. Lennon, Reading Bayle, Toronto-Buffalo-London, 1999, chap. IV « Toleration », p. 81– 106 ; J.-M. Gros, « La tolérance et le problème théologico-politique », in A. McKenna et
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peut-être l’unique élément positif qui échappe – avec l’histoire – à l’échec de la raison. Mais chez les deux penseurs les thèmes de la tolérance et de l’irénisme sont aussi une réponse pratique aux questions philosophiques abordées. Bayle, qui répond à la question du mal par l’hypothèse des deux principes manichéens et par les apories de la raison, conçoit la tolérance comme une conquête que son époque peut réaliser. Leibniz, qui résout le problème du mal dans le cadre de la justice de Dieu, veut proposer une solution aux conflits religieux de son temps. Certes, l’idéal leibnizien d’une église chrétienne universelle qui réunirait toutes les confessions, catholiques et réformées, est proprement plus une hypothèse philosophique que théologique. Et en effet elle était destinée à échouer. De toute façon, l’idée de tolérance que les deux philosophes avancent, avec leurs différentes solutions, représente un moment central des débats abordés au sein de la République des Lettres et constitue un héritage non négligeable qu’ils lèguent au XVIIIe siècle. Mais elle est aussi une réponse, pratique et historiquement ancrée, au problème théorique du mal.
G. Paganini (dir.), Pierre Bayle dans la République des Lettres. Philosophie, religion, critique, Paris, 2004, p. 411–439.
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sonderhefte
Im Auftrag der Gottfried-Wilhelm-Leibniz-Gesellschaft e.V. herausgegeben von Herbert Breger, Heinrich Schepers und Wilhelm Totok.
Franz Steiner Verlag
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ISSN 0341–0765
Udo Wilhelm Bargenda / Jürgen Blühdorn (Hg.) Systemprinzip und Vielheit der Wissenschaften Vorträge der Universität Münster aus Anlaß des 250. Todestages von Leibniz 1969. VIII, 163 S. mit 5 Abb., kt. ISBN 978-3-515-00271-4 George Henry R. Parkinson Leibniz on Human Freedom 1970. VI, 67 S., kt. ISBN 978-3-515-00272-1 Kurt Müller / Heinrich Schepers / Wilhelm Totok (Hg.) Linguistik und Sprachstudium Symposion der Leibniz-Gesellschaft Hannover vom 15.–16. November 1971 1973. VIII, 174 S., kt. ISBN 978-3-515-00273-8 Kenneth C. Clatterbaugh Leibniz’s Doctrine of Individual Accidents 1973. VIII, 92 S., kt. ISBN 978-3-515-00274-5 Der Wissenschaftsbegriff in der Natur- und in den Geisteswissenschaften Symposion der Leibniz-Gesellschaft Hannover vom 23.–24. November 1973 1975. VIII, 302 S. mit 3 Abb., 1 Tab. und 2 Schemata, kt. ISBN 978-3-515-02109-8 Die Bedeutung der Wissenschaftsgeschichte für die Wissenschaftstheorie Symposion der Leibniz-Gesellschaft Hannover vom 29.–30. November 1974 1977. VIII, 170 S., kt. ISBN 978-3-515-02394-8 Magia Naturalis und die Entstehung der modernen Naturwissenschaften Symposion der Leibniz-Gesellschaft Hannover vom 14.–15. November 1975 1978. VIII, 180 S., kt. ISBN 978-3-515-02778-6 Albert Heinekamp / Franz Schupp (Hg.)
Die intensionale Logik bei Leibniz und in der Gegenwart Symposion der Leibniz-Gesellschaft Hannover vom 10.–11. November 1978 1979. IX, 153 S., kt. ISBN 978-3-515-03011-3 9. George Henry R. Parkinson (Hg.) Truth, Knowledge and Reality Inquiries into the Foundations of Seventeenth Century Rationalism. A Symposium of the Leibniz-Gesellschaft Reading, 27th–30th July 1979 1981. IX, 158 S., kt. ISBN 978-3-515-03350-3 10. Albert Heinekamp (Hg.) Leibniz als Geschichtsforscher Symposion des Istituto di Filosofici Enrico Castelli und der Leibniz-Gesellschaft in Ferrara vom 12.–15. Juni 1980 1982. XI, 186 S. mit 6 Abb., kt. ISBN 978-3-515-03647-4 11. Diogenes Allen Mechanical Explanations and the Ultimate Origin of the Universe According to Leibniz 1983. V, 44 S., kt. ISBN 978-3-515-03867-6 12. Werner Kutschmann Die Newtonsche Kraft Metamorphose eines wissenschaftlichen Begriffs 1983. VIII, 177 S., kt. ISBN 978-3-515-03727-3 13. Albert Heinekamp (Hg.) Leibniz’ Dynamica Symposion der Leibniz-Gesellschaft in der Evangelischen Akademie Loccum vom 2.–4. Juli 1982 1984. 226 S. mit 5 Abb., kt. ISBN 978-3-515-03869-0 14. Albert Heinekamp (Hg.) 300 Jahre „Nova Methodus“ von G. W. Leibniz (1684–1984) Symposion der Leibniz-Gesellschaft im Congresscentrum „Leewenhorst“ in Nordwijkerhout (Niederlande)
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Juan Antonio Nicolás (Hg.) Leibniz und die Entstehung der Modernität Leibniz-Tagung in Granada, 1.–3. November 2007 2010. 278 S., kt. ISBN 978-3-515-09357-6 Erich Barke / Rolf Wernstedt / Herbert Breger (Hg.) Leibniz neu denken 2009. 108 S., kt. ISBN 978-3-515-09374-3 Thomas Kisser (Hg.) Metaphysik und Methode Descartes, Spinoza, Leibniz im Vergleich 2010. 153 S., kt. ISBN 978-3-515-09736-9 Paul Rateau (Hg.) Lectures et interprétations des Essais de théodicée de G. W. Leibniz 2011. 316 S. mit 2 Abb., kt. ISBN 978-3-515-09919-6 Wenchao Li / Hans Poser / Hartmut Rudolph (Hg.) Leibniz und die Ökumene 2013. 314 S., kt. ISBN 978-3-515-10309-1 Wenchao Li / Hartmut Rudolph (Hg.) „Leibniz“ in der Zeit des Nationalsozialismus 2013. 309 S., kt. ISBN 978-3-515-10308-4
Les textes réunis dans ce volume visent à combler une importante lacune : l’absence d’étude d’ampleur consacrée spécifiquement aux relations entre Pierre Bayle (1647–1706) et Gottfried Wilhelm Leibniz (1646–1716), permettant d’évaluer l’influence qu’ils ont exercée l’un sur l’autre, par leurs écrits et leurs échanges, directs et indirects. Le but est de confronter ces deux philosophes majeurs du XVIIe siècle, en cherchant à dépasser l’opposition réductrice entre scepticisme d’un côté (Bayle) et ra-
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tionalisme dogmatique de l’autre (Leibniz). L’étude de leurs rapports montre les différentes étapes et la fécondité de leurs échanges : d’abord autour de la critique de la physique de Descartes, ensuite à propos du « système de l’harmonie préétablie » défendu par Leibniz mais critiqué par Bayle dans son Dictionnaire historique et critique, enfin au sujet du rapport entre foi et raison, du problème du mal et de la justification de Dieu (thèmes des Essais de théodicée publiés par le philosophe de Hanovre en 1710).
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