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French Pages 844 Year 1982
M.
SERRES
Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques
fe
ÉPIMÉTHÉE
puf
ÉPi MÉTHÉE ESSAIS an
OUVRAGES PARUS
or
:
F. Alquié, Le rationalisme de Spinoza Descartes, L'entretien avec Burman _ Texte latin, traduction, notes et commentaire par J.-M. BEYSSADE
Hegel, Laphilosophie de l'esprit, 1805 = Traduction parG. PLANTY-BONJOUR R. Brague, Du t chez Platon et
Aristote on
Se
Husserl, po phénoménologiunes la constitution (Idées ss es une phénoméno-
_logie.., Livre Sn
Escougas
M. Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques (2° éd. en 1 vol.)
a
OUVRAGES À PARAITRE:
E. Martineau, La provenance desespèces J-F. Mattéi, L'Etr. er et le Simulacre (Essai sur la fona ion dear lo Rene mn
SRE de le
JF. Marquer
(Leçons
traduction et notes par
ET
LE SYSTÈME SES MODÈLES
DE LEIBNIZ MATHÉMATIQUES
ÉPIMÉTHÉE ESSAIS
PHILOSOPHIQUES
Collection fondée par Jean Hyppolite et dirigée par Jean-Luc Marion
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
ET SES MODÈLES
MATHÉMATIQUES
Etoiles - Schémas - Points
MICHEL
PRESSES
SERRES
UNIVERSITAIRES
DE
FRANCE
A LA MÉMOIRE DE JEAN-V. SERRES, AGRICULTEUR ET MARINIER.
ISBN 2 13 037551 O [Re 4 ÿl
û ÿ 6} 1 [l 1 U£
Dépôt légal— 1e édition 2° édition : 1982, août
©
: 1968, septembre
Presses Universitaires de France,
108, boulevard
Saint-Germain,
75006
1968 Paris
« On pourrait dire, comme dans L’Empereur de la lune, que c’est tout comine ici partout et toujours, aux degrés de grandeur et de perfection près. »
Phil, V1, 548.
« (Ma philosophie). est fondée sur deux dictons aussi vulgaires que celui du ThéâtreItalien, que c’est ailleurs tout comme ici, et cet autre du Tasse che per variar natura è bella, qui paraissent se contrarier, mais qu’il faut concilier en entendant l’un du fond des choses,
lPautre des manières et apparences... » A la Reine Sophie-Charlotte, Phil., III, 348.
AVERTISSEMENT Voici la petite monnaie d’un échec, où l’auteur fut acculé dans son projet d’écrire un livre. Il n’est pas déraisonnable de supposer que, pour faire un livre, il faut avoir un ordre, c’est-à-dire un début,
un milieu et une fin. Or, la démonstration qu’il fallait ici poursuivre n’était autre que celle aux termes de laquelle la philosophie leibnizienne est dénuée d’ordre unique ou plutôt qu’elle les possède tous, puisqu'elle est un espace tabulaire à une infinité d’entrées. Si bien que tout commencement y est immédiatement relatif, fin ou milieu à d’autres et autres égards, et que tout point quelconque y est terme, origine ou chaînon scalène, indifféremment. Cela éclaire bien pourquoi Leibniz a construit un système, c’est-à-dire un espace, et n’a jamais fait de livre, c’est-à-dire de ligne complètement suivie, sauf sur le canevas d’autrui, sauf des opuscules étroits et synoptiques où il s’est indéfiniment répété. L’audace était grande de penser, sur une pensée, terminer une œuvre que niait en l’impliquant cette pensée même.
Contrairement
aux aphorismes courants, la fortune
LE
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
————_———
a refusé de lui sourire. Il aurait fallu dessiner, non
écrire, pour
échapper à l’étouflement de la linéarité, et parvenir à la spatialité du système. Aussi le lecteur ne trouvera-t-il que des avantages à commencer cet ouvrage par n’importe quel bout. Il sera conduit
aussitôt à la totalité des chemins. Dans sa prime jeunesse, néanmoins, Leibniz écrivit un livre, le De Arte Combinatoria. I] ouvrait toutes les promesses et toutes les prisons. Dans ce qui va suivre, on verra, sans doute, comment une combinatoire philosophique infinitise les possibilités, mais les métamorphose en statues de sel. Ce qui est proprement la fin du dogmatisme, et son acmé baroque. Au soir de sa vie, Leibniz consentit,
une fois encore, à dessiner son système : « C’est à peu près comme lorsqu'on jette dans l’eau plusieurs pierres à la fois, dont chacune fait des cercles qui se croisent sans se détruire, mais quand le nombre des pierres est trop grand, les yeux s’y confondent » (1). Il faut tenter de se perdre dans cette forêt fluide.
x + L'étude qui va suivre se restreint aux problèmes de sys/ématicité que pose la philosophie de Leibniz. Nous voulons essayer d’indiquer ce que signifie et ce que recouvre son affirmation, cent fois itérée,
selon laquelle tout conspire, chez lui, tout s’accorde et consent. Parler de restriction paraît contradictoire d’abord : on ne se restreint pas à une totalité. Tenter de la cerner peut ensuite n’avoir aucun sens défini pour ce qui concerne cette œuvre; ceci pour des raisons de contenu et pour des raisons de forme. D’une part, le sens aigu qu'avait Leibniz de l’accumulation illimitée du savoir, son ambition encyclopédique, réalisée plus qu’on ne le dit et presque aussi souvent que conçue, sont un défi de fait à une telle prétention. (1) Phil, VI, 516, et VII, 566.
AVERTISSEMENT
3
D'autre part, l’introduction dans sa philosophie de séquences jamais terminées, de multiplicités indénombrables, implique en droit qu’une démonstration de cohérence ne saurait être effective, ne saurait se développer en un nombre assignable de démarches critiques. Dans les deux cas, tout problème de systématicité se présente comme une tâche infinie. Et voici qu’il faudrait avoir suivi tous les chemins du réseau, tous les fils de l’écheveau, pour espérer d’atteindre l’idée d’ensemble ; il faudrait réécrire les commentateurs, réinventer
le commenté, région par région, de manière distributive et accumulative; et toujours craindre cependant, supposé ce travail achevé,
de ne point toucher l’organisation comme telle. Par bonheur, le système de Leibniz est ainsi fait —
si l’on y
prend garde — que, sans cesse et d’un seul mouvement, il se construit et parle de lui, il se forme et décrit sa formation, qu’il entrelace, si
lon permet ce mot, sa sémantique et sa syntaxe. Et cette dernière, discours suivi sur l’organisation et interne à l’organisation même, est de nature propre à rendre terminable cette tâche infinie : discours formel, nous verrons dans quel sens. D’autre part, comme chaque région du système, distributivement, est décrite comme expressive de la totalité, c’est-à-dire lui répondant selon des lois fixes, on peut espérer, sur un cas précis, découvrir une image,
un paradigme, qui serve d’index singulier et régulateur à l’étude d’ensemble. D'où l’idée d’analyser un ensemble fini de notions formelles appartenant (de fait ou virtuellement) au discours considéré plus haut : chacune de ces notions donne une optique transversale sur toutes les régions, voire une idée compréhensive de leur distribution; de régler, d’autre part, cette analyse, swr le modèle d’une région particulière, elle-même systématique, qui, loin de s’imposer comme clé universelle, n’est choisie que pour telle et telle raison convenable. Par un autre bonheur, Leibniz aime définir un type de connais-
sance dont il va disant qu’elle est la plus fréquente, sinon la plus
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DE
LEIBNIZ
complète, la connaissance aveugle on symbolique. Elle découvre des lois qui ordonnent une série de problèmes ou de notions, différents à l'inspection de l'esprit et dont l’énumération exhaustive nous échappe; c’est d’elle dont on pourrait dire qu’elle connaît les rapports, les analogies, les proportionnalités, qu’elle porte l’unité dans la multiplicité, et, contre toute attente, ramène les discordances
à
l'harmonie (1). Ces rapports, analogies, harmonie ne sont pensables que par une pensée formaliste, c’est-à-dire lucide à la loi et aveugle à l’objet. Les lois formelles sont valables quels que soient les objets, c’est-à-dire pour un objet quelconque. Voilà le sens précis du terme structure (2); c’est un ensemble de signification non définie, groupant des éléments en nombre quelconque (éléments dont on ne spécifie pas le contenu) et des relations, en nombre fini, dont on ne définit
pas la nature, mais dont on définit la fonction quant aux éléments.
On obtient un wodèle (un paradigme) de cette structure si l’on spécifie le contenu des éléments et la nature des relations. L’ensemble de ces paradigmes ont en commun, analogiquement, la structure en question. Ce mot à ici ce sens précis et jamais un autre; il nous aidera à éclairer, dans son esprit même, cette organisation systématique. La démonstration porte en principe et surtout sur la Méaphysique. I peut sembler abusif de parler de formalisme à son propos : elle ne se développe pas selon un langage formel, n’est pas simple manipulation technique d’un alphabet et de formules, comme (x) Cf., dans un contexte différent, Confessio Philosophi, éd. BELAVAL, p. 41. (2) (P. ex. Phit., VI, 517, 529, 544 ; Phil., VII, 174 ; Théod., 215 ; JANET, II, 231). Te mot «structure » est fréquemment utilisé par Leibniz, dans son sens traditionnel, proche de construction, d'organisation. I1 parle ainsi de la structure des corps inertes ou vivants. On sait que l’utilisation de ce terme en biologie est courant, de Leïbniz au x1x® siècle (cf., par exemple, Th. CAHN, La vie et l'œuvre d'E. Geoffroy Saint-Hilaire, Presses Universitaires de France, 1962). On peut démontrer, à notre sens, qu’il y a une certaine liaison entre ce sens et celui qui est désigné, par exemple, par la mathématique contemporaine, celui que nous utilisons ici. Cf. notre article : Analyse symbolique et Méthode structurale, Revue philosophique, n° 4, 1967.
AVERTISSEMENT
S
Leibniz lui-même le souhaitait. Nous tenons cependant cette thèse que, à travers la compacité linguistique de l’expression, on peut lire, dans cette métaphysique,
un ensemble de notions qui réunit
d’un coup tous les paradigmes particuliers; qu’on peut lire une manière de système quasi formalisé, qui est un ensemble transversales valables pour tous domaines. Nous tenons que on peut lire une langue universelle presque achevée, une universalis presque réalisée.
sur elle de lois sur elle wafhesis
L’épaisseur du langage métaphysique empêche que cette lecture soit aussi aisée qu’on le croit dès l’abord. Pour clarifier le problème, un principe s’impose : remonter des paradigmes à la structure. Ces paradigmes, nous les appellerons désormais des wodèles. Par une sorte d’induction, de parallélisme ou de similitude, la mise en place itérée de différents modèles fait apparaître la structure qui les unit analogiquement. On pouvait alors choisir les modèles en mille domaines : telle ou telle théorie morale, juridique, politique, biologique, etc. On a préféré opérer une réduction vers le simple et choisir une succession de théories mathématiques. Alors la démonstration de systématicité utilise trois types de démarches : au niveau de la pluralité des modèles mathématiques, au niveau des liens entre modèles et structure, enfin au niveau de la structure pure elle-même. D'où Leibniz : ma métaphysique est presque mathématique, elle tend à le devenir (1). Mais cette mathématique est la nôtre, plus que celle de son temps. Inversement, le système de l'harmonie marque l’introduction en philosophie de la méthode structurale. *
+
*
Au moment de déposer enfin la pierre de Sisyphe, je veux nommer celui dont la mort (1) Math.,
I, 258.
à fait de ce travail un chemin
douloureux,
et
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
dont le visage est tracé aux blancs de chaque ligne; remercier M. G. Canguilhem, qui à tenu la place vide, par présence et conseil, M. J. Hyppolite, qui m’a sauvé deux fois du péril dans les années terribles, et M. Y. Belaval, qui, comme ancien marin et savant leib-
nizien, a consenti à être mon guide dans le périple. Que Claude et Suzanne sachent aussi que je ne puis vivre ni penser sans eux.
INTRODUCTION
ENSEMBLES
THÉORIQUES
ARGUMENT . — . —
3. 4. . .
— — — —
. —
. —
. — . — . —
Scénographie, ichnographie. Pluralisme des ordres non irréversibles. L'exemple mathématique : analogie de deux états systématiques. Le graphe en réseau : multilinéarité, multivalence. Cohérence et réversibilité. L'ordre leibnizien. Du dictionnaire. Entr’expression du commentaire. Séries. Séries de séries. Multiplicités. Variation des rapports un-multiple et multiple-multiple. Variations de l’identité. De la correspondance en général. Entre deux séquences : l’harmonie; entre deux multiplicités : connaissance et création; entre deux systèmes : lexique pour une éthique. Le Quid sit Idea : conservation, fidélité, invariance. La notion de modèle. Plan de l’ouvrage : découpage d’un réseau. Étoiles, schémas, point. Récurrences et recouvrements historiques.
1. — Pour
qui s’engage
Srénographie, ichnographie dans
le monde
décrit
ou
construit
par
la philosophie de Leibniz, advient un embarras qui subsiste : il est
vite convaincu de son organisation systématique, et cette conviction demeure; or, il lui est difficile d’embrasser cette organisation, de comprendre ce système. Il forme le sentiment confus d’une ordon-
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nance potentielle qui se laisse toujours entrevoir et qui sans cesse se refuse, l’idée vague d’une cohérence perçue mille fois en vue cava-
lière et qui dérobe son géométral, la sensation de progresser dans un labyrinthe dont il tiendrait le fil (1) sans en avoir la carte. Perspectives offertes, points de vue multipliés, possibilités infiniment itérées : il ne paraît jamais qu’on puisse parvenir aux limites exhaustives d’un plan synoptique, étalé, complet, actuel.
Et ce double sentiment est en harmonie avec ce que Leibniz entreprend et avec ce qu’il dit de ses entreprises. Il affirme d’abord que nulle pensée n’est en droit plus systématique que la sienne, nul ensemble de raisonnements plus cohérent, nulle philosophie plus rigoureuse; et, de fait, nul penseur n’a éprouvé plus que lui la passion des exposés élémentaires, des plans, des programmes, des « synopsis », index, tables, corpus, codex, glossaires et dictionnaires, classements et classifications (2). Mais, d’autre part, si l’on examine chacun des exposés élémentaires, où le système proprement méta(1) I/image du fil d'Ariane dans le labyrinthe est sans doute la plus répétée de toute l’œuvre de LEIBNIZ. A notre connaissance, elle apparaît dans le Specimen demonstrationum politicarum pro eligendo rege Polonorum de 1669 (DUTENS, IV-III, p. 524) au milieu d’un texte où les images sont très cohérentes : « Nunc contractis in arctum spatiis, septis itineribus, continuo etiam nexorum sibi Soritarum filo vestigia regente, quid mirum est, etiam in labyrintho, etiam a caeco non vacillari ? Id vero filum mihi ipsa demonstrandi forma est, perpetua rationum catena constans, et implicantibus sese propositionum annulis innexa. » Ce texte de jeunesse, qui propose quelquefois des démonstrations différentes du même résultat (p. ex., p. 595), n’a jamais été désavoué par son auteur. Il s’en flatte au contraire à plusieurs reprises, presque trente ans après (4 Burnett, 1-11 févricr 1607 ; Plul., III, 190). Cette métaphore du fil et du labyrinthe est reprise, mille fois, par la suite (Phil., IL, 119, 379 ; Phil., V, 209, 350; Phil., VII, 14, 22, 56, 59, 157... ; Math., X, 181; Math., VII, 17, 49 ; GRUA, Inédits, 371, 457 ; COUTURAT, 0p., 420, etc.). L'image du labyrinthe
pour la composition du continu remonte à LIBERTUS FROMONDUS : Labyrinthus, sive de compositione continui (Anvers, 1631). Elle est employée aussi pour la question de la liberté (Bernard Ochin). On sait que Ieibniz compare ce schéma à la « nature des incommensurables ». (2) Voir, à ce sujet, l’ensemble des textes rassemblés par COUTURAT, Logique, chap. V, L'Encyclopédie.
INTRODUCTION Te
—
9 C9
physique est donné comme tel (1), il devient très vite évident qu’ils ont, respectivement, une organisation originale, un point de départ différent, un style propre de construction : tantôt centrés sur les principes logiques, tantôt sur des rapports mathématiques, tantôt sur des disciplines régionales de l’encyclopédie, etc. Persiste la rigueur, mais varie la manière. D'où une première question : existe-t-il, d’une part, un ensemble de notions et de propositions stable et constant qui serait le contenu de cette philosophie et, d’autre part, une pluralité d’organisations « logiques » sous lesquelles se présenterait distributivement cet ensemble ? Le problème serait alors de rechercher si ces organisations sont équivalentes, ou s’il est possible d’en concevoir une qui rendrait compte d’un coup de cette pluralité. À voir Leibniz déduire cent fois son système et cent fois différemment, en réitérer l’exposé à l’occasion de cent analyses, on se prend à penser qu’il existe chez lui cent voies logiques partielles, dont un « formalisme » (2) possible
exhiberait le langage compréhensif. Le problème posé ne serait pas un problème logique, celui de la construction d’un système, mais un problème plus général : celui du systématisme d’un grand nombre de systèmes possibles. Peut-on passer de ces nouvelles scénographies à l’ichnographie? (1) La recension même de ces textes pose un problème significatif : ou bien on se restreint aux textes qui présentent le système expressément (par exemple Phil., V, 64-65 ; IV, 471, etc.). Mais on ne sait pas trouver de règle à cette restriction. Ou bien on est conduit à constater que chaque texte porte le système en entier, comme horizon de toute analyse particulière, comme arme méthodique, comme domaine où cette analyse se développe. Si bien que la totalité de l’organisation est présente — plus ou moins distinctement — en chaque région d’elle-même. De la même façon qu’il est difficile ou impossible, comme nous le montrerons, de privilégier un problème pour en faire un problème clé, de même il est impossible de privilégier un texte comme exposé définitif et achevé de la totalité systématique. On peut avoir, dès ici, conscience qu’il existe un redoublement du leibnizianisme sur luimême : c’est un problème de style leibnizien que de se poser le problème de ce style. (2) Ce terme a été remarquablement analysé par Y. BELAVAL, Leibniz, critique de Descartes, pp. 24-84.
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DE
LEIBNIZ
2. — P/uralisme des ordres non irréversibles. L'exemple mathématique : analogie de deux états systématiques
Cette première distinction d’un contenu inorganisé de notions et de mille architectures possibles qui les ajustent n’est cependant pas suffisante. En effet, il est impossible (c’est-à-dire non leibnizien) (1) de penser une seule notion de manière isolée et fragmentaire, dans sa pure signification régionale. Il est de l’essence de chacune d’être pensée, définie, située en référence à plusieurs autres, voire à toutes les autres; par conséquent, il est de leur nature
de se laisser intégrer à ces présentations logiques successives — et à toutes à la fois. Cela revient à privilégier Ja notion même de compo-
sition, et à considérer cet ensemble sans ordre comme préalable à la constitution (du monde ou) du système : possibles distribués sejunctim dans l’entendement divin, alphabet des pensées humaines, notions simples primitives, etc., et la question revient toujours. Considérer les « notes » avant la Combinatoire c’est ne point résoudre la question du comment de leur complexion. C’est que telle notion choisie au hasard s’insère dans une pluralité de chemins déductifs possibles. Il y à une approche dynamique de la substance, une approche logique, une approche ontologique, empitique, physique, mathématique, religieuse même... toutes rigoureusement déduites, négativement ou positivement selon l’orientation du chemin emprunté. Cette distribution, cet étalement, cette généralisation de la rigueur paraît la faire s’évanouir par l’enchevêtre-
(x) Ieibniz critique les « présentations » logico-mathématiques de ses contemporains (Descartes, Spinoza, Thomas Albius, Abdias Treu, le R. P. Fabri) en disant, justement, qu’ils « habillent la philosophie à la géométrie » (Phil., VII, 166). D'autre part, le contenu même du savoir est systématique : « vera eruditio.. systema notitiarum » (Phil., VIT, 43). De même : « ars est systema ordinatum pracceptorum » (Phil., VII, 473) et ainsi de suite.
INTRODUC TION a
5)
II
ment inextricable de ces routes, dont on se prend à demander si elles sont concourantes ou discordantes (1). Poser cette question c’est être victime de ce que le xvrre siècle entendait, croit-on, massivement, par le terme rigucur ou enseignait en général sous le titre « méthode ». A ce sujet, les leçons ordinaires
de Descartes ou de Spinoza portent l'examen à une confusion qui consiste à identifier pensée cohérente (rigoureuse, systématique) et pensée déductive, alors que la première contient la dernière comme cas singulier. On croit communément que seule une déduction irréversible par ordre, plus même, qu’une chaîne déductive unique garantit la consistance d’une méditation. Ainsi, convient-il de penser selon les normes de la « géométrie », à partir de principes ou de termes qu’on ne saurait définir ou d’une évidence à laquelle on ne saurait se soustraire sans douter ni errer. Partant de ce pied, est ouvert le mouvement déductif, est liée la concaténation des thèmes
et des solutions. Voilà l’ordre et le seul ordre possible, d’autant plus sûr et dénué de chausse-trapes qu’il se moule sur le modèle (1) I,es métaphores de la route ou du chemin sont aussi fréquentes dans l’œuvre de LEIBNIZZ que celles du fil et du labyrinthe. Ie texte que GEHRARDT intitule Préceptes pour avancer les sciences (Phil., VII, 157) combine les deux métaphores: « Cependant, ce que nous pouvons faire ici, c’est de marcher de concert et avec ordre, de partager les routes, de faire reconnaître les chemins, et de les raccommoder ; enfin d’aller lentement, mais d’un pas sûr et ferme, le long de ce ruisseau d’eau vive et pure des connaissances simples ct claires, qui prend sa source parmi nous, qui nous peut servir de soulagement dans cette marche pénible, et de fil dans le labyrinthe... et qui nous mène enfin quoique par des détours » (cf. N.E., IV, 7,19; Phil., V, pp. 405-406 ; de même Phl., V, 436). A la fin de sa vic (1714), LEITBNIZ donne à cette métaphore un statut scientifique rigoureux dans les Znihia rerum mathematicarum metaphysica, Nath., VIT, 25. Nous donnons par ailleurs de cc texte la traduction intégrale. J,ce chemin (via) y est défini une certaine relation (quidam ordo) ; on fait varier cette relation d’une infinité de façous (il y a une infinité de chemins possibles) ct on découvre, dans cette variation, le chemin le plus simple. On reconnaîtra ici, outre un approfondissement de la géométrie de style topologique (ou de calcul des variations), un langage universel qu’il est possible d'appliquer à une multiplicité de problèmes. Cf. aussi Characterislica Gcometrica, Malh., V, 145. Dans le sens dynamique, Math., VII, 51.
LE
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
d’une science qui jamais ne nous fit défaut, les mathématiques. Que ce soit là l’ordre irréversible de la pédagogie, de l’apprentissage ou de la tradition, rien ne saurait aller contre. Mais ce n’est
certes pas là l’ordre des mathématiques, surtout l’ordre de celles que Leibniz promeut (1). Cette discipline met, en effet, en évidence des ajustements réversibles, et tel concept, telle figure, tel nombre y sont le carrefour d’approches différentes et convergentes, une constellation de voies d’accès, toutes également rigoureuses, toutes également déductives. Certes, la déduction est indispensable dans l’ordre des raisons, mais ne l’est ni son unicité ni son irréversibilité.
Il n’y a pas qu’un chemin possible, on peut choisir à bien des carrefours, sans perdre pour cela les normes de la cohérence. Que Leibniz ait eu conscience de cette liberté dans la composition des voies de la détermination rationnelle, sa philosophie générale en témoigne puisqu’elle constitue le problème, mais aussi ses inventions dans le modèle mathématique : l’idée même d’une combinatoire, arrangements, permutations, combinaisons, carrés arithmétiques et logiques, ordre à deux entrées dans
les « déterminants
», séries de séries,
invention des indices multiples, axiomatiques différentes d’un même calcul logique, passages ouverts d’une discipline à une autre ou d’une région à l’autre d’une même discipline, comme en témoignent l’analyse symbolique des différentielles d’ordre quelconque ou la première idée de la dualité géométrique appliquée à la théorie des enveloppes, etc. Partout dans son œuvre scientifique on reconnaît cette conscience aiguë des changements d’ordre, des variations et des restructurations
—
sa/va veritate —
laissant intacte la rigueur (2).
(x) Cf., sur cette discussion, notre article Descartes et Leibniz, IV, 1 bis, in Critique, n° 164, janvier 1961, pp. 64-65. (2) On sait l’importance de ces substitutions au niveau des termes mêmes :
le semblable est ce qui peut être substitué salva qualitate, l'égal ce qui peut être substitué salva quantitate, le même ce qui peut être substitué partout, etc. (cf. par ex. Sctentia Generalis, XIII, Phil., VII, 196).
INTRODUCTION
13
D'où l'ironie de sa question : pourquoi la trisection de l’angle ne suit-elle pas (de) sa bissection? Ainsi telle notion mathématique, le nombre par exemple, peut être approchée de diverses manières : par une théorie de la numération, décimale ou binaire, pat l’ars combi-
naforia, par la théorie algébrique des équations, par l’idée d’une écriture symbolique représentant une place, comme arme pour penser le calcul différentiel, etc. (1). Mais surtout, tel résultat — par exemple, « la fenêtre de Viviani » — peut être obtenu par un chemin géométrique, analytique, infinitésimal, etc. (Math, V, 270). Finalement, le
modèle mathématique paraît, comme discipline globale, présenter les mêmes caractères de systématicité que l’ensemble des notions dont nous parlions naguère. L’ido/a de l’unicité de la chaîne fait un problème d’une évidence. 3. —
Le graphe en réseau : multilinéarité, multivalence
Voilà peut-être un premier éclaircissement apporté à la confusion du sentiment initial. S’il existe, dans le leibnizianisme, d’un concept ou d’un être, d’une idée ou d’une réalité (2), cent et cent approches différentes, cela ne détruit en aucune manière, du moins
en droit, du moins 2 /’égard du modèle mathématique, les présomptions de rigueur. La multiplication des chemins ne fait rien à l’affaire : elle (1) Cf. Y. BELAVAL, Leibniz, critique de Descartes, p. 258, n. 2 : « Ainsi, selon les points de vue, l'unité est un terme, un symbole, une opération, un rapport, une
limite.
»
(2) N.E. I, XXV, 10; Phul., V, 211: « … Il n’y a point de terme si absolu ou si détaché, qu’il n’enferme des relations et dont la parfaite analyse ne mène à d’autres choses et même à toutes les autres. » Sur un tout autre problème mais dans le même esprit : Phil, VI, 545 : « Les lois de la nature sont faites et appliquées avec tant d’ordre et tant de sagesse qu’elles servent à plus d'une fin. » Une définition de l’ordre : lettre à Bourguet (novembre 1712), Phil., III, 558 : « Pour être possibles, il suffit de l’intelligibilité ; mais pour l'existence, il faut une prévalence d’intelligibililé ou d’ordre ; car il y a ordre à mesure qu’il y a beaucoup à remarquer dans une multitude.
»
LE
14
SYSTEME
DE" CEIBNIZ
augmente au contraire les chances de parvenir à l'établissement, la richesse des analyses, la solidité de la connexion. Et puisque l’image que Descartes et la tradition nous ont laissée de leur ordre est celle
de la chaîne, qui concrétise pour l’imagination l’unicité de la progression et la liaison des raisons, l’image qui s’impose ici est celle d’un réseau (1) à plusieurs chaînes concourantes, qui présente de multiples « entrées » et entrecroisements : tapisserie, tissage, broderie ou dentelle dont Descartes lui-même, dans sa Dixième Règle, conseil-
lait l’observation et l’étude au même titre que l’exercice du calcul, et que Platon, dans un tableau fameux, donnait à ourdir au savant politique. Pour comprendre la systématicité leibnizienne, il faut donc, semble-t-il, construire un réseau, essayer de constituer le plan
du labyrinthe; ou plutôt deux : celui des notions « philosophiques », et le réseau de référence, celui qui constitue le modèle mathématique,
quitte à réfléchir, par après, sur leurs liaisons respectives. Chaque région de ces réseaux est figurée par une sorte de nœud étoilé (de « sommet ») dont chaque fil, efférent et (ou) afférent, croise et rejoint tout ou partie de l’ensemble des autres sommets. Il paraît vite que Leibniz a toujours eu le plus grand soin de multiplier ces jonctions et croisements, de relier chaque point à tous les autres
par le plus de chemins, voire tous les chemins possibles : combinaison, composition, expression, conspiration. Et l’idée générale qu’il se fait de la mathématique est analogue à l’idée qu’il se fait du système philosophique : ici comme là, toutes choses consentent, et la plus (1) Cette image
cst plus qu’une
image,
c’est un
schéma.
Par
le traitement
graphique de la combinatoire (arbres, cercles...), les essais de calculus situs et la théorie des Jeux, Leibniz est le plus lointain précurseur de la Théorie des Graphes. Sur les tissus de syllogismes (Phil., V, 461, 462 : « Il y a une infiuité de tissus plus
composés » : Ie mot est répété sept fois à propos de raisonnements 1# forma) ; que la Théodicée constitue un tissu : à Hugony, 1710, Phil., III, 680. DIDEROT : « Leibniz est une machine à réflexion comme le métier à bas est une machine à ourdissage » (éd. AsSEZAT, IL, 310) ; il est peu probable qu'il ait lu le texte in COUTURAT, Opuscules, 165, qui compare le mode analytique de l'invention à une machine à tisser.
INTRODUCTION n s
nn. es
15 7
haute des sciences est, à ses yeux, la théorie de ce consentement. Enfin,
la notion d’ordre elle-même est trop liée chez Leibniz aux notions qualitatives de situation et de disposition, d’arrangement sur un « terrain » en général, de combinaisons et de variations de situs pour qu’on la restreigne au cheminement unilinéaire d’une déduction ; il y a ici une combinatoire des ordres, effectivement constituée :
nous tenons que le système général est fidèle aux définitions préalables de la combinatoire (1). Cela n’est encore qu’approximation par schéma, mais elle emporte un secret que nous cherchions confusément. Le succès du modèle mathématique et l’importation de sa méthode dans la recherche philosophique sont au xvrre siècle choses ordinaires. Sur ce. point, il existe un consensus à peu près total, comme nous venons de voir,
et la déduction unilinéaire est l’objet de cet accord. D’où le malaise à saisir une philosophie qui fait, ici, exception ou, mieux, généralisation. En effet, Leibniz est assez fidèle à une idée de système très antérieure à son époque, en gros celle des Stoïciens (2), dont il aime à répéter l’apophtegme qui porte que toutes choses concourent, (1) Cette perspective générale est celle du De Arte Combinatoria (Définitions, Math., V, 13-15) et se prolonge jusque dans les essais d’analysis situs. Dans cette optique, l’ordre cartésien ne définit pour un terme qu’un voisinage unique (ibid., Déf. 4 et 5), alors que l’ordre leibnizien définit des variations de voisinages. I,e terme voisinage est ici compris au sens du De Arte, et non dans son sens contemporain. D'autre part, les textes sont assez nombreux où la notion d'ordre est pensée en référence à la pluralité simultanée de relations mutuelles. P. ex. COUTURAT, Opuscules, p. 14 : « Nullus foret ordo inter... substantias simplices.. nisi sibi saltem mutuo responderent. » Tout le fragment, Phul., I, 15 (9) et (10), est important à cet égard. De plus, l’idée d'ordre est telle qu’on peut aisément en définir une multitude : ordre des coexistants, ordre des successifs, ordre analytique, etc. « Est enim ordo nihil aliud quam relatio plurium distinctiva », COUTURAT, Opuscules, 535. Cf. Phil., V, 211 : « Il y a des exemples d’une relation entre plusieurs choses à la fois comme celle de l’ordre, ou celle d’un tableau généalogique, qui expriment. la connexion de tous les termes ; et même une figure comme celle d’un polygone renferme la relation de tous les côtés. »
(2) V. GOLDSCHMIDT,
Le système stoicien el l'idée du temps, Paris, Vrin, 1953.
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LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
conspirent, consentent; et, curieusement, cette fidélité prend sa garantie sur la plus lucide et la mieux adaptée des visions de la science-modèle au nom de laquelle ses contemporains abandonnaient cette idée, Sur ce problème, comme
sur bien d’autres, Leibniz n’est
pas de son siècle, il est à la fois traditionaliste et moderne; il refuse
une restriction du modèle mathématique qui donne aux divers inventeurs de Méthodes l’alibi d’une exténuation sèche des richesses de l’entendement ordonnateur; ou plutôt, il dégage les cheminements rationnels de conditions trop fortes qui, par prudence, élaguaient trop. Par là, il se délivre du ore geometrico de ses contemporains en le multipliant, élabore un système à la stoïcienne, met en place une mathématique arborescente et tabulaire; dans les deux cas, pense la rigueur en termes de « wwltilinéarité » ou de « wultivalence » (à). Ces deux caractères sont visibles de deux façons : par l’intégration d’une notion donnée à des ordres différents; par le fait qu’un discours donné, qui se donne pour analyser tel problème singulier, en analyse en fait plusieurs, de manière analogique; tel texte laisse ouverte la possibilité de sa raduction à des niveaux différents de celui où il se donne comme situé. La multilinéarité concerne les notions, et l’ordre
« logique » qui les organise d’une manière qui paraît univoque mais qui ne l’est pas. La multivalence définit des ordres analogiques, qui s'appliquent à des régions différentes du système. Nous en verrons des exemples assez remarquables. Leibniz échappe à l’enchaînement unique, en le multipliant : il y a une pluralité d’ordres (2), chacun (1) Même en logique : « He was clearly aware of the distinction between an abstract axiomatic system and the interpreted system obtained from it by specifying meanings for the symbolism. » N. RESCHER, Leibniz’s interpretation of his logical calculi, in Journal of symbolic logic, vol. 19, n° 1, March 1954, p. 5. (2) Exemple, entre mille, d'ordres croisés, multiples, réversibles : la classification des sciences. N.E., IV, 21 ; Phil., V, 504-509. Les sciences forment un corps continu, comme un océan ; elles peuvent être classées différemment : ordre du dictionnaire, ordre axiomatique par définitions, ordre par composition : « Une même vérité peut
être placée en différents endroits selon les termes qu’elle contient, selon les termes
INTRODUCTION
17
situé; chaque ordre est multivalent, peut être traduit dans plusieurs contenus « sémantiques ». De même en mathématiques, sont nombreux les textes qui mettent en œuvre des notions qui ont valeur arithmétique, logique, géométrique, etc., à la fois. Le formalisme implique la multivalence. Curieusement, on peut dire qu’un élément
du système est surdéterminé, par son intégration à des ordres nombreux, et indéterminé (quelconque), par sa possibilité de remplissement par des sens différents. Nous verrons l’importance de cette variation : elle est variation de pluralités sous la régulation de lois formelles (1). Bref, sur un problème donné, il est rare que Leibniz moyens ou causes dont elle dépend, selon les suites et les effets qu’elle peut avoir... une même vérité peut avoir beaucoup de places selon les différents rapports qu’elle peut avoir... », ordres analytique, synthétique, pratique... : il y a démonstration dans tous les cas. Le raisonnement est valable pour les vérités de fait (histoire) et pour les vérités de raison (géométrie : exemple déjà cité de la section et trisection de l’angle). Ordre du Répertoire, dispositions, arrangements, ordres systématique et alphabétique, etc. Observons que l’ordre mathématique est compris dans l'analyse, et qu’il est ployable comme tout autre quelconque, salva demonstratione. (De même FOUCHER DE CAREIL, VII, 591-595.) Ce qui est vrai de l’Encyclopédie l’est du Système : il suffit de comparer l’ordre de la Monadologie et celui des Principes de la Nature et de la Grâce, chacun rigoureux, chacun organisant les mêmes thèses, et néanmoins différents. (x) I1 faut souligner la liaison entre une expression formelle quelconque et la notion de pluralité. Dire un point quelconque, uue ligne quelconque, c’est dire un grand nombre de ces éléments, voire tous. Le monde leibnizien est ainsi fait : « I1 faut savoir quela nature veut que, de même que dans le corps animal, GULTVOX TAVTX
comme dit Hippocrate, de même dans tout l’univers : n’importe quelle chose y conspire à n’importe quelle autre par une certaine raison définie. Comme tous les lieux sont pleins de corps, (ceux-ci) cèdent à n’importe quel effort aussi petit qu’on l’imagine.., le contigu meut le contigu à une distance aussi grande qu’on le voudra. (Ainsi) chaque corpuscule est influencé par tous les corps de l’univers…., de manière variée... de manière que l’omniscient dans chaque particule... connaisse
tout ce qui se fait dans l’univers entier, etc. » Le texte (COUTURAT, Opuscules, 15 (10)) est une combinaison d’adverbes et d’adjectifs indéfinis (gwivis, quidain, quantilumcumque, quilibet, quantumcumque, etc.) signifiant en général quelconque, et d’adjectifs signifiant une pluralité (ommia, tota, unusquisque, omniscius, etc.). Nous voulons montrer que le système a des structures semblables à celles du monde
qu'il décrit.
LE
18
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
EEE
médite de manière singulière et exclusive. En général, l’analyse est filée de telle manière que plusieurs régions soient concernées en même temps : c’est à ce style contrapunctique qu’on reconnaît la plume du maître. Cela fait comprendre pourquoi le système global est toujours l’horizon de chaque analyse : par multivalences successives, on va vets le tout. L’unilinéarité de l’écriture même est vaincue. En ce sens, la philosophie tend à devenir mathématique, mais ce devenir a pour horizon une mathématique inconcevable en son temps. 4. —
Cohérence et réversibilité. L'ordre leibnizien. Du dictionnaire
L'idée de système ne nous paraît donc en aucune manière réductible à l’idée d’ordre unique et irréversible de raisons ou de thèmes puisant sa force probatoire dans l’unicité du commencement et des liaisons. Elle se présente comme un ensemble ordonné et multilinéaire d’enchaînements croisés. Étant donné un point quelconque de cet ensemble, il se trouve situé le long d’un certain nombre de lignes déductives, par conséquent à leur croisement; alors, si l’on veut bien suivre un ordre déductif donné, il est toujouts possible de faire retour au point en question par un autre chemin. Un système se caractérise alors par cette possibilité de retours multiples. Là encore, on retrouve l’analogie de deux états systématiques. Pour ce qui concerne le modèle mathématique, nous verrons assez comment
certains thèmes, certaines démonstrations
se trouvent
au
carrefour d’un grand nombre de voies d’accès : comment, par exemple, la méditation leibnizienne pense les problèmes touchant les coniques à partir de l’algèbre, de la géométrie,
du calcul infinitésimal,
de
l’arithmétique même. Une chaîne déductive donnée est contrélée en retour pat plusieurs autres chaînes (1). Plus généralement, les voies (x) Cette idée de contrôle domine la Méthode de la Certitude, des Animaduversiones aux Nouveaux Essais : d’où l'importance, paradoxale à première vue, accordée à l’abjection du Novénaire.
INTRODUCTION
19
Sr
de la pensée mathématique sont souvent inversables ; et-nous verrons comment bien des découvertes ne sont possibles que grâce à la conscience prise de cet état de choses : triangle et série « harmoniques », enveloppes, quadratures, etc. Cette réversibilité rend compte de la compréhension même qu’on en peut avoir; plus on va loin le long de la chaîne, mieux on comprend l’élément : plus on effeuille une condition, mieux elle s’éclaire rétrospectivement. L’axiome, le principe, l’indéfinissable peuvent être découverts et posés 4 parte post : et l’on rebrousse chemin sur le fil déductif. Il n’est pas forcément besoin de tout comprendre de À pour poser B, qui s’ensuit : la pensée aveugle peut s’en charger; réciproquement, la compréhension de B, C, etc., éclaire de plus en plus, et cerne de mieux en mieux celle de A :
c’est la méthode dite des « Ézablissements » (x). (1) Leibniz
dit en plusieurs lieux qu’il convient
de démontrer
les axiomes
d’Euclide. Mais que, faute d’avoir réussi, on peut, en attendant, construire des chaînes hypothétiques, qui nous feront sortir de la confusion. Ces résultats sont rigoureux, quoiqu’on se donne toujours la possibilité et qu’on s’assigne le devoir de reveuir en arrière, pour établir des démonstrations concernant les suppositions
et réquisits. Ces démonstrations sur les termes premiers n’affectent pas la stabilité de la chaîne déjà découverte. Voici un texte parmi d’autres (Phil, VII, 165) : « J'accorde qu’on peut et qu’on doit souvent se contenter de quelques suppositions, au moins en attendant qu’on en puisse faire aussi des théorèmes un jour, parce qu’autrement on s’arrêterait trop quelquefois. Car il faut toujours tâcher d'avancer
nos connaissances et quand même ce ne serait qu’en établissant beaucoup de choses sur quelque peu de suppositions. Car au moins nous saurions qu’il ne nous reste à prouver que ce peu de suppositions pour parvenir à une pleine démonstration. » Cela montre que la certitude ne sera acquise qu’au moment du contrôle en retour sur les éléments ; mais l’ordre progressif n’en est pas moins certain si ce retour nese
fait pas, puisqu'il établit des propositions grâce auxquelles « nous sortirons de la confusion des disputes ». « C’est la méthode des Géomètres : par exemple, Archimède suppose que la droite est la plus courte des lignes, et que de deux lignes d’un même plan dont chacune est partout cave d’un même côté, l’incluse est moindre que l’includente, et là-dessus il achève rigoureusement ses démonstrations. Mais il est fort important de faire expressément toutes les suppositions dont on a besoin, sans se donner la liberté de les prendre tacitement pour accordées, sous prétexte que la chose est évidente d’elle-même... » I1 donne ensuite l'exemple euclidien de la rencontre de deux cercles. On sait que Leibniz lui-même découvre, dans ce qu’on
20
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
La réversibilité de la chaine elle-même se double d’une récurrence dans la compréhension qu’on en peut avoir. Il en est de même pour la recherche, et l’urs inveniendi; on retrouve ici l’idée du contrôle en retour : si nous sommes amenés à dire B, C, D, etc., nous devons
poser tel réquisit A. Que se passerait-il si nous inversions, si nous combinions,
en les renversant, les termes
des problèmes ? « Tunc
contrarium evenit », dit le De Linea ex lineis (1), telle doctrine « résulte d’elle-même en la renversant » (2), etc. C’est que l’idée de combinatoire emporte avec elle, comme cas particulier, au moins une inversion
totale des termes : par exemple, si je permute une série de termes de toutes les manières possibles, je pourrai trouver dans ces permutations un ordre et son opposé; d’une multiplicité, je peux tirer tous
appelle désormais calcul des variations ou ce qu’il nomme lui-même analysis situs, des ordres mathématiques qui démontrent ces réquisits, qui ne peuvent donc être en aucune manière des éléments premiers. Il y a donc des chaînes de raisons qui retrouvent, à titre de maïllon quelconque, le départ d’une autre chaîne. Il faut donc comprendre ainsi la dernière phrase : « Maïs on ne se trompe pas aisément en Géométrie par ces sortes de suppositions tacites. Les Géomètres ont trop de
moyens de découvrir les moindres erreurs, si par mégarde elles leur échappaient. » Il y a toujours « d’autres moyens de s’assurer ». Cette structure de réversibilité et de retour dans les ordres, que nous retrouverons souvent, assure au système la double vertü d’un dynamisme considérable vers l’extension, et d’une conservation constante d’unicité et de composition. Cf. N.E., IV-XII, 6; Phil., V, 431-432. Après avoir parlé de la certitude conditionnelle (eu égard aux axiomes) que donne la mathématique, LEIBNIZ ajoute : « Cette Méthode sert encor elle-même bien souvent à vérifier les suppositions ou hypothèses, quand il en naît beaucoup de
conclusions, dont la vérité est connue d’ailleurs, et quelquefois cela donne un parfait retour suffisant à démontrer la vérité de l'hypothèse. » Le mot retour, pris dans le sens où nous l’utilisons ici, reparaît plusieurs fois dans la page et, chaque fois, Leibniz le souligne. De même N.E., IV, 17-5 ; Phil., V, 466. On notera également l’importance, dans la logique leibnizienne, des propositions réciproques (inversion du sujet et du prédicat), qui permettent à « la démonstration synthétique (de) repasser à rebours par les traces de l’Analyse ». Plus généralement, dans les sciences où un tel retour n’a point lieu, on n’a ni preuve, ni démonstration de la vérité d’une hypothèse. (Suit une critique du ex falso sequitur quodlibet.) (1) Math., V, 266-260. (2) Phil, VII, 160.
INTRODUCTION
at
les ordres que je désire, y compris l’ordre inverse d’un autre donné. Les idées de complexion et de variation sont partout présentes et laissent une certaine latitude dans la manipulation désinvolte des termes et, plus généralement, des formes et des ordres (et dans leur volte-face) (1). Nous verrons que la méditation sur la situation (qui est combinatoire, géométrique, logique, etc.) n’est pas sans un profond rapport avec ces théories de la distribution multiple. La variation des ordres et des sifus, comportant le retournement comme un cas particulier, tisse en réseau l’espace du système. La cohérence leibnizienne à peu de choses à voir avec l’irréversibilité d’un sens; au contraire, parmi les ordres multiples que les
combinaisons distribuent, elle enveloppe réarrangement des données, des conditions, des résultats, et contrôle rétrospectif. Pour une philo-
sophie attentive à se parer des pièges de l’évidence, et donnant son exclusive confiance aux lois de variations de la forme, il était impossible de privilégier un sens de transport de cette évidence selon une ligne unique : il fallait, au contraire, mettre en place les lois de toutes
les lignes déductives imaginables, au milieu desquelles on peut discerner un sens et son inverse. Si bien qu’on ne doit pas s’étonner de ce que Leibniz adopte ou accepte plusieurs ordres, plusieurs commencements, plusieurs genèses ou plusieurs processus (2) : pro(1) « Combinatoria de formis, variationibus, simili et dissimili, ordinato et perturbato, inverso, reciproco » (COUTURAT, Op., 544). Cf. ID., ibid., p. 563; « retrorsum vestigia legere ». (2) Un bon cas de cette acceptation est fourni par les Nouveaux Essais. L'ordre génétique de Locke, si éloigné pourtant d’un rationalisme ou d’un dogmatisme, est
découvert, si l’on y fait attention, comme un cas particulier de la méditation génétique « multivalente » de Leibniz. La théorie de l’origine de la connaissance telle que la prône Théophile n’est pas seulement logiciste ou rationaliste, elle est théorie de l’origine en général, et de toutes les constitutions possibles ; elle comprend donc comme cas particulier celle de Philalèthe. A la thèse « enfantine » de celui-ci, celui-là répond par l'examen de toutes nos enfances, celles de nos involutions, oublis, implications en général, y compris celle du petit esclave du Ménon. Il ne faut pas considérer les Nouveaux Essais comme une discussion entre un rationaliste
22
LE
SYSTÈME
.DE LEIBNIZ
0
sression du simple au complexe, régression analytique du composé au composant, retour du conditionné au réquisit, mise en rapport de séquences différentes, découvertes de proportionnalités, ordres transversaux le long de ces analogies, voies de passage ouvertes entre différents niveaux d’analyse, telles que le système est partout connexe, « traductions » d’une structure dans divers domaines, applications multiples et réciproques, importation de schémas d’une discipline dans une autre, etc. La réversibilité, le retour possible et toujours ménagé, la réciprocation sans cesse ouverte, lui fournissent assez de souplesse rationnelle pour aller, venir et se retourner à travers son réseau systématique, la cohérence étant sauve ou se constituant pat là même (1). Enfin, parmi les éléments que nous examinons, peu
et un empiriste, mais comme l’entreprise d’un système universaliste pour englober comme cas singulier un ordre de constitution qui paraît, à première vue, le contredire. On peut considérer l’entreprise comme réussie. On voit sur cet exemple la puissance de la multivalence leibnizienne à assimiler des ordres opposés : là réside le secret de cette passion, affirmée si souvent, de la conciliation, de la pacification, de l'unité. Les structures du système sont assez neutres pour assimiler et englober à loisir, à des retouches près, et toujours, salva veritate. (x) Nous analyserons plus loin ce que nous appelons le thème du dictionnaire. Outre qu’il est une préoccupation visant le contenu du savoir, l'accumulation encyclopédique, il est, plus profondément, un thème structural : Leibniz essaie toujours d'obtenir ce qu’il appelle de bonnes définitions, c’est-à-dire des liaisons biunivoques entre la définition et le défini, biunivoques, c’est-à-dire valables dans les deux sens. Comme il arrive qu’un dictionnaire nous permette de changer de langue, il advient par la même raison qu'il soit possible d’établir un dictionnaire permettant de éraduire une théorie donnée dans une autre et réciproquement. Nous tenterons d’en établir un dans la suite de cette étude, à propos des Nouveaux Essais. Il est évident alors, à supposer que les définitions soient bonnes dans le sens indiqué, que cette transposition laisse stable la rigueur. Il est égatement possible d’affirmer que la même vérification est possible en mathématiques : on en trouve aisément des exemples. Mais, pour revenir à ce qui tient au contenu du savoir, l'examen des projets encyclopédiques de Leibniz nous donne une nouvelle image de son système. Il désire que « le plus exquis et le plus essentiel (de nos connaissances) soit recueilli et rangé par ordre, avec plusieurs indices propres à trouver et à employer chaque chose là où elle peut servir » (Phl., VII, 178). Il veut ensuite des répertoires systématiques qui fourniraient « la matière prochaine de
INTRODUC TION 5 5
23
sont aussi utiles que ceux-ci pour rendre claires des notions comme celles de compossibilité, d’entre-expression, d’harmonie ou de concours, pour expliquer des croisements en chiasme, comme celui qui met en rapport l'identité et la raison suffisante (1), etc. On conçoit dès lors à quel point le système leibnizien, dans ses contours méthodiques, est étranger aux préceptes cartésiens. On
peut tout dire à cet égard, qu’il s’y oppose ou le généralise. A tel point qu’il est nécessaire, pour comprendre ses articulations élémentaires, d'adopter point par point un langage opposé à, et généralisé de celui qui éclairerait le mieux, à la rigueur, l’organisation cartél’arrangement d’un système accompli. On sera le plus embarrassé sur l’ordre des systèmes, où il y a ordinairement autant de sentiments que de têtes, mais il y en aura un provisionnel, qui suffira quand il ne serait pas dans la dernière perfection, et le système lui-même aura beaucoup de renvois d’un endroit à l’autre, la plupart des choses
pouvant
être regardées
de plusieurs
faces, ct, de plus, l'index
servira
de
supplément ». (C’est nous qui soulignons.) Dans la suite de ce texte, l’ordre unique est envisagé comme une tâche qui ne peut se préciser que tard dans le progrès scientifique ; pour le moment, il faut se contenter de « systèmes plus étendus », de « la belle harmonie des vérités qu’on envisage tout d’un coup, dans un système réglé » (1b1d., p. 180). Il conclut : « La meilleure méthode qu'il y a, c’est de... faire le plus de comparaisons qu’on peut et des indices les plus exacts, les plus particularisés et les plus diversifiés qu’il est possible », et il ajoute qu’il ne décrit pas là tellement la méthode de l’enregistrement des faits que « la méthode de diriger la raison pour profiter tant des faits... que de la lumière naturelle... » (1b1d., p. 182). Plus près encore de l'expression verbale, on voudra bien considérer aussi le dédale ou lc kaléidoscope linguistique de certains textes leibniziens, utilisant trois à quatre langues en même temps et dans une même phrase (français, tatin, allemand, ctc.) (De Arte combinatoria scribenda.… Von interest oder de apparentia moriendi. Dahin von bills of mortality. Pharos scientiarum. Izquierdo.. De ludis wozu ist stroh guth, etc., CoUT., Op., 560). Nous avons donc trois modèles linguistiques (le dictionnaire thématique, systématique et terminologique) de la structure en réseau. Il faut toujours être attentif aux thèmes linguistiques de l’auteur de la Caractéristique, dont on peut imaginer qu’il pensait en plusieurs langues à la fois. (x) Cette possibilité est affirmée dans de très nombreux textes, à peu près contemporains : p. ex. Phil., VII, 200 : « Non minus in veritatibus contingentibus quam necessariis locum habcre », et aussi Théodicée, $ 14, etc. Elle est apparue comme unc difficulté à BouTroUx, éd. de la Monadologie, p, 159, n. 1, et à COUTURAT,
Logique de Leibniz, p. 210. ‘
LE
24
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
sienne (1). Il en est de même au niveau du modèle mathématique;
les références que nous serons amenés à faire à la Géométrie ou aux Lettres montreront assez ces oppositions et généralisations (2). Isoler des structures
multivalentes
et réversibles,
aussi bien dans
le modèle que dans le système, c’est critiquer le cartésianisme dans ce qu’il présente de plus fort. s. —
Enfr'expression du commentaire
Mais si cela commence teur, cela commence
d’éclairer Leibniz comme
commenta-
surtout d’expliquer la situation générale du
commentaire leibnizien tel qu’il est communément pratiqué. S’il est vrai, en effet, qu’il convient de concevoir une manière de réseau à liaisons multiples et biunivoques, s’il est vrai que ce réseau ne comporte point de commencement absolument privilégié, mais plutôt des « sommets » plus fortement connectés que d’autres (où des liaisons ont été effectivement mieux ménagées, réalisées en plus grand nombre (3), alors que les autres ne sont que potentielles), s’il est vrai qu’il comporte une liberté de cheminement exactement proportionnelle à la pluralité de ces ramifications, alors chaque commentateur se trouve aisément situé à l’aide de ce modèle imaginatif. Qu’il n’y ait pas de commencement absolu signifie qu’on (1) Cf. GUÉROULT, Descartes selon l’ordre des raisons, Paris, Aubier, 1953, t. I, L'Ame et Dieu, pp. 1-29. (2) Nous passerons toujours rapidement sur ces comparaisons, sauf nécessité, en renvoyant systématiquement à V. BELAVAL, Leibniz critique de Descartes (N.REF., Bibliothèque des Idées, Paris, 1960, 2° partie, pp. 133-370), qui nous paraît définitif sur ce point. (3) Il est clair, par exemple, que les thèmes dynamiques (la notion de force, par exemple) constituent un « sommet » particulièrement bien connecté : Leibniz
y a réalisé plus qu’en d’autres régions les jonctions et les relations. De même pour les thèmes liés au calcul infinitésimal. Mais cela ne veut aucunement dire que ce « sommet » ou l’autre constituent le commencement. Chacun en est un possible et rien de plus.
INTRODUCTION à
25
peut commencer par n'importe quoi, selon le niveau arbitrairement choisi (1); le mot ne porte pas critique, car le choix arbitraire, comme en mathématiques, laisse inaltérée la rigueur. Que l’on commence en eflet par l’unité divine et la création, la monade
ou l’agrégat
mondial, par le simple logique ou l’origine du connaître, la notion de force ou d’harmonie, la théorie morale ou juridique, la conception générale de l’histoire, etc., 47 #’est pas « d’entrée » que Leibniz n'ait lui-même pratiquée, n’ait pas un jour posée en principe (2). Il est faux de dire avec Tschirnhaus que, parmi les trois voies, 4 Deo, a mente, a rebus, Leibniz ait choisi la troisième; il n’en a choisi aucune ou les (1) Certains
commentateurs
ont fort bien aperçu
cet état de choses et l’ont
décrit : mais, souvent, ont considéré ces variations comme anecdotiques. Par exemple,
GRUA (Jurisprudence universelle et Théodicée, p. 10) passe en revue divers ordres ct affirme qu’ils varient « selon l’occasion, le correspondant, l'intention, commençant tantôt par les vérités ies plus accessibles, tantôt par les premières en soi, ou par les plus nouvelles ou par les plus connues ». Suit une brève recension de quelques « entrées » pratiquées par Leibniz : la doctrine de la substance est déduite du principe de raison, de l'inclusion du prédicat dans le sujet, de la notion de simplicité. Les exposés de 1671 commencent par les mathématiques, ceux de 1686 à 1710 par la perfection divine (Discours de métaphysique, Théodicée, Causa Dei). Mais cette notion « première » est tantôt supposée, tantôt prouvée par l’idée de Dieu ou par l'examen de l’agrégat mondial. Grua conclut : « Si logicien soit-il, Leibniz évoque par cette diversité de perspectives la convergence pascalienne des vues vers une fin... plutôt qu’une chaîne de raisons cartésiennes. » Il ajoute que les plans d’encyclopédie se rapprochent
pourtant
d’un
tel ordre linéaire
: nous
avons
déjà assez vu qu’il
n’en était pas ainsi. Nous prendrons au sérieux cette diversité qui paraît à Grua occasionnelle ou explicable par l'opportunité (26-28). M. BURGELIN examine rapidcment ces divers commencements, parle à ce propos d'ambiguïtés, mais paraît ne pas conclure (Commentaire du Discours de Métaphysique, pp. 69-70, Presses Universitaires de France, 1959). (2) COUTURAT, Opuscules, 545 : « In situ omni est ordo, sed arbitrarium est initium. » La philosophie de Leibniz se présente comme un tableau à une multiplicité d'entrées ; en ce sens (et non le sens hégélien), on peut lui appliquer cet aphorisme de Hegel, selon lequel ce par quoi la philosophie commence est immédiatement relatif, et doit apparaître en un autre point... comme un résultat (Grundlinien der Philosophie des Rechtes, Zusatz $ 2, et Encyclopédie, $$ 14 et 15). On peut trouver des textes qui affirment l’équivalence de plusieurs vérités qui peuvent à juste titre passer pour des points de départ : l'idée d'unité, Dieu, l'équivalence causc-cffet u ou l’enveloppement des prédicats dans le sujet. Ex. Phil, 1, 129, n. 2.
LE
26
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
a toutes laissées possibles. Parti de là, c’est-à-dire de n’importe où, il suffit de suivre loyalement un fil efférent gwelconque pour retrouver l’ensemble, soit en vision quasi totale si l’on est expressément attentif aux diverses corrélations qui unissent tel moment de l’ordre aux autres moments
des autres chaînes coordonnées, soit selon un
« point de vue » si l’on s’en tient à une ligne unique. D’où le « style »
particulier de chaque commentateur : il est déterminé par le choix du point de départ (1); le point d’arrivée est, en général, concordant, et les voies suivies rigoureuses en général, quoique parfois différentes de toute l’étendue du ciel. Il nous paraît que, le plus souvent, les commentateurs de Leibniz ne se trompent pas : à chacun sa vérité, son point de vue, sa région privilégiée d’analyse. Il nous paraît enfin qu’un commentaire direct du système qui n’accueillerait pas tous les commentaires régionaux, qui ne concilierait pas les points de vue les plus divergents ne serait pas d’esprit leibnizien : le système
ici est défini par cette possibilité d’accueil plurivoque des discours prononcés sur lui (2). On peut ici varier sur les exemples, et les mul-
tiplier autant qu’on le veut. Privilégier le sujet logique revient à reconstituer le système selon le fil « logiciste » ou panlogique; et cela est possible, Couturat l’a montré, mais non Russell (3); privi(1) Par conséquent expliquer un commentateur reviendra à mettre en lumière les raisons qu’il donne à ce choix, les motivations qui l’y poussent, voire les nécessités historiques qui l’y amènent. Ce troisième point est d'importance : nous verrons plus loin les raisons historiques profondes qui ont poussé à privilégier certaines régions ct, ce faisant, à en masquer gravement d’autres. Ce recouvrement prend
parfois l'allure d’un drame lorsqu'on se prend à penser qu’il a fallu parfois deux cents ans pour redécouvrir certaines idées générales présentes chez Leibniz, et occultées par ces privilèges.
(2) Nous faisons allusion ici à l’ouvrage de Dietrich MARNKE (Leibnizens Synthese von Universalmathematik und Individualmeluphysik, constitue le commentaire des commentaires.
rééd.,
Stuttgart,
1964)
qui
(3) Malgré toute l'admiration qu’il faut éprouver pour le génie logique de Russell (et pour l’homme), il faut dire que son ouvrage, très souvent à la limite du faux, la franchit parfois (A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz, Londres, 1900, 1939, 1947, 1951. Trad. française J. et R. RAY, Alcan, 1908). 1/auteur pose au départ
INTRODUCT De ae IONa
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SE
27|
légier le sujet connaissant, quoique ce choix soit très maladroit, M. Belaval l’a montré, fait de l’auteur un rationaliste précritique et cela n’est pas faux à la rigueur; partir de la notion de force, comme M. Guéroult (1), conduit à découvrir un métaphysicien dynamiste cohérent, ce qui est exact de nouveau; l’examen de la monade redonne l'interprétation traditionnelle du pluralisme; l’analyse des thèmes religieux et théologiques amène Baruzi (2) à présenter un universalisme religieux et quasi mystique, ce qui est acceptable; l’étude de la jurisprudence introduit Grua à sa grande reconstitution théologique et juridique (3); celle de l’histoire amène Olgiati (4) à tout déduire à partir d’une certaine philosophie ou vision historique; de la même manière, on sait l’utilisation que Brunschvicg (5) et Cassirer (6) ont fait des mathématiques, et ainsi de suite. On pourrait une courte série d’axiomes et tente de déduire le système. Le long de cette déduction,
il découvre mille contradictions, dont il fait porter la responsabilité à Leibniz : soit à son système directement, soit à l’inconsistance des axiomes posés. On pose, à notre tour, la question : Leibniz a-t-il réellement posé de tels principes, a-t-il réellement tout déduit d'eux ? On se trouve obligé de répondre négativement. (1) M. GUÉROULT, Dynamique et Métaphysique leibniziennes, Paris-Strasbourg, Les Belles-Lettres, 1934. (2) Jean Baruzi, Trois dialogues mystiques inédits de Leibniz, Revue de Mét. et de Morale, janvier 1905 ; Leibniz et l’organisation religieuse de la Terre d’après des documents inédits, Paris, 1907 ; Leibniz, Paris, 1900. (3) Nous ne saurions assez dire l'admiration que nous éprouvons pour les deux ouvrages de Gaston GRUA, Jurisprudence universelle et Théodicée selon Leibniz, Paris,
1953 ; La Justice humaine
selon Leibniz,
Paris,
1956.
(4) Francesco OLGIAT1, Il significato storico di Leibniz, Publicazioni della Universita Cattolica del Sacro Cuore, serie prima : scienze filosofiche, vol. XIV, Milano, 1929. Cf. BELAVAL, op. cit., pp. 85 sqq. (5) L. BRUNSCHVICG, Les étapes de la plulosophie mathématique, Paris, Presses Universitaires de France, 3° éd., 1947, pp. 197-249 ; Spinoza et ses contemporauns, Paris, Presses Universitairse de France, 4€ éd., 1951, chap. XIII, pp. 237-270; L'expérience humaïne et la causalité physique, Paris, 1922. On sait que l'interprétation brunschvicgienne donne un très fort privilège au calcul infinitésimal, (6) E. CASssIRER, Leibniz system in seinen wissenschaftlichen Grundlagen, Marburg, 1902. L/analyse de la mathématique leibnizienne est quelquefois rapide, chez Cassirer, mais plus complète que chez Brunschvicg.
LE
28
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
multiplier vainement les exemples : dans chaque cas, on ne peut manquer d’être frappé par la cohérence ct la véracité de la reconstitution; par le fait aussi que chacune retrouve pour son propre compte les questions centrales du leibnizianisme, et, pus, les points de départ des autres reconstructions. Si bien que, pris ensemble, les commentaires reconstituent le réseau systématique en question, du moins dans ses plus grandes lignes. Certes, il y a encore des chemins particuliers ouverts, et nous aurons soin de le montrer; mais, grossièrement dit, l’ensemble du commentaire est fidèle à l’esprit leibnizien à le prendre additivement. On pourrait aller plus loin et montrer que, étant donné la multivalence des notions, un grand nombre d’interprétations différentes pourraient commencer par l’examen d’une wéwe notion considérée de plusieurs points de vue,
par exemple celle de sujet; à partir d’elle on retrouverait les principaux styles de commentaires : sujet logique, connaissant, dynamique, monadique, divin, etc. Un problème singulier, une notion ou un ordre, a la même situation dans ce système qu’une chose du
monde dans l’univers qu’il décrit, construit ou exprime : de la même façon qu’on peut lire dans la monade l’univers entier et toutes ses merveilles enveloppées
sous les replis de son sommeil
et de ses
virtualités, de même on peut lire sur ce problème, cette notion, cet
ordre, un carrefour étoilé qui mène distributivement à tous les autres. De même alors chaque commentateur, malgré l’originalité régionale de son analyse, retrouve les régions privilégiées par les autres, les exprime à sa manière; et, derechef, il est possible de dire que tous conspirent et consentent. Ils forment, à eux tous, un dictionnaire multilingue, ils sont, respectivement, un chemin du graphe en réseau.
Il faut pourtant dissiper un doute. Leibniz dit rarement que son système se constitue en un tel réseau. Il faut définir, chez lui, un cer-
tain décalage entre l’espoir et la réalisation, le projet et l’effectuation. Certes, la tâche qu’il se fixe, le but qu’il s’assigne, il le répète assez,
paraît être l’ordre unique, l’ordre élémentaire tel qu’Euclide l’a
INTRODUCTION
29
constitué pour les mathématiques. Un tel ordre est la fin vers laquelle il semble tendre. D’où une première distinction : le wore geometrico n’est pas un ordre méthodique initial, ce à partir de quoi tout se constitue, le modèle à imiter, mais un but final rejeté plus loin sans repos et sans trêve, en tant qu’il comprendra la totalité de la philosophie; d’autre part, il est, localement, et à considérer le système partie par partie, le fil d’Ariane suivi pour explorer cette région singulière selon un point de vue. L’essentiel est bien de maintenir ces distinctions, de ne point aller à en confondre les termes. Sinon chaque commentateur pense confusément que son ordre partiel (rigoureux d’une part, et appliqué à une « parfie totale » de l’autre) est l’ordre universel, que son chemin est le chemin principiel et définitif; en fait,
si chaque ordre, distributivement, répond à la totalité, jamais Leibniz n’est parvenu à faire que la totalité se réordonne de manière unilinéaire, il n’a pu projeter son réseau sur une ligne « logique » unique, quelque espoir qu’il ait exprimé à ce sujet, ou plutôt, il n’a jamais fait que de telles « projections » : ce qui ramène l’ordre linéaire à une ichnographie, à une expression. Alors la pluralité des ordres est bien d’essence, et le formalisme le seul langage qui puisse en rendre compte. Le danger est de suivre le wore mathematico (compris de
manière univoque) comme si Leibniz avait réalisé une présentation définitive de cette manière, ou comme s’il avait adopté cette méthode initialement : or rien n’est plus faux; nul texte ne l’établit qui ne soit croisé par un autre. D’où une deuxième remarque : l’horizon reculant sans cesse, Leibniz s’est rabattu sur des échantillons, qui parfois suivent
un seul ordre. Mais ces échantillons sont multiples : alors le système est tel, parce qu’il les comprend et les unit, il est la vision structurale
et transversale de ceux-ci. Nous considérerons donc l’organisation générale, non pas comme elle devrait être en droit, ou telle que Leibniz disait parfois qu’il l’espérait, mais telle qu’elle es, en fait, réalisée. Sans doute, le résultat est-il effectivement plus riche et plus profond que le « rêve » caressé. C’est la démonstration 4 contrario M.
SERRES
P
30
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
a
de ce qui précède : ce serait en désespérant de l’ordre unique que Leibniz aurait découvert la multivalence. Mais qu'importe la genèse, au vu du résultat? G. — Séries. Séries de séries. Multiplicités. Variation des rapports un-multiple et multiple-multiple Parler de formalisme, d’ordres multilinéaires et, en particulier,
de séquences réversibles, dire que ces notions sont à l’œuvre et dans le système et dans son modèle mathématique, nous conduit à examiner rapidement celle de série, aussi importante pour l’un que pour l’autre. On le sait, cette notion est d’héritage stoïcien (1); cependant, elle est étudiée par les mathématiciens du xvrre siècle de manière si approfondie que certains historiens n’ont pas craint de voir là l’essentiel de leurs recherches (2). C’est dire que, chez Leibniz,
cette notion aura toujours le sens technique d’une suite arithmétique ou algébrique réglée par une « raison » et le sens plus général d’une séquence quelconque de faits, d’événements, de raisons ou de causes, liés par une loi. Les commentateurs les plus divers ont assez insisté sut les problèmes impliqués par cette notion pour que nous passions, mais non sans souligner la cohérence de ce thème avec les précédents. La notion de série est une notion élémentaire du système : cela veut dire que sur tel problème particulier Leibniz met toujours en évidence une multiplicité de séries, dont l’intersection détermine un être ou une notion quelconque. De surcroît, nous le montrerons, une série de séries est moins une série qu’une Table, c’est-à-dire une manière de réseau (3). (x) A ce sujet, cf. V. GOLDSCHMIDT, op. cit., 63, 89, 97-08, 101, 106, 187. De même Y. BELAVAL, Confessio Philosophi, p. 119, n. 37; Leibniz, critique de Descartes,
pp. 56 sqq. (2) P. BOUTROUX, Idéal scientifique des mathématiciens, p. 117. (3) Nous traduisons ici le fragment I, 9, b, in COUTURAT, Opuscules, p. 544 : « Combinatoire des formes, des variations, du semblable et du dissemblable, de l’or-
INTRODUCT ION a un
ne
. "D3x
he
L'ordre sériel est donc un élément « atomique » d’ordre; il faut penser la combinaison, la composition de ces éléments linéaires de la même manière que les arrangements de la combinatoire simple. Nous ne nous lassons pas de dire que, pour comprendre le système leibnizien, il convient d’étaler sur une manière d’espace de représentation ce qu’on a coutume d’échelonner le long d’une séquence. Il y a d’abord distribution permutable d’éléments selon une série, puis distribution croisée de séries. Le premier temps a son importance, nous l’avons vu; mais le second, ordonnance généralisée d’une
pluralité d’ordres sériels, en à une plus profonde et plus significative. On le retrouve clairement dans plusieurs types de problèmes mathédonné et du désordonné, de l'inverse, du réciproque ; de l’unique c’est-à-dire du déterminé. Des séries c'est-à-dire des Tables. Axiomes variés d’une belle utilité. Les
choses
ordonnées
déterminées
correspondent
de manière
semblable
des réquisits en ordre.
sont
semblables.
A
des
données
Ou bien si l’ordre est dans les
choses déterminantes, il sera aussi dans les déterminées. Si les déterminantes concourent, alors les déterminées correspondantes concourront. Il est utile dans l’investigation
des lois naturelles de les chercher dans les séries ; et, si une même
chose se laisse découvrir dans plusieurs séries, et qu’elle se trouve comme dans le nœud c’est-à-dire l’intersechon de diverses séries, alors on la connaît de manière d'autant meilleure. » 1//exemple mathématique adjoint (ibid., pp. 556-557) est emprunté à la combinatoire, à la théorie des jeux et à la géométrie : ils forment trois excellents «modèles » de ces lois formelles ; pour le dernier, ils’agit évidemment de l'intersection de « lieux ». De même GRUA, Textes inédits, II, 523 : « Hujus modi cogitatio est duarum serierum sntersectio communis seu nodus. » Nous verrons que Leibniz passe
de la notion de série à la notion de multiplicité de séries, puis à la notion de multiplicité en général : ce faisant 12 découvre le sens moderne (ensembliste) de la notion d'intersechon. Ces divers textes mathématiques ont leur correspondant dans la description des choses réelles du monde. Par exemple (Phil., VII, 319-320), un phénomène réel sera tel par son consensus avec la série totale du monde ; ce consensus sériel est analysé selon la multiplicité ct la congruence ; alors il faut pouvoir, dans cette inultiplicité, mettre en évidence des raisons réciproques (ratio reddi potesl ex se invicem) ou des hypothèses communcs. De nouveau, on retrouve 1cs thèmes de la pluralité des ordres, de leur réversibilité, de leur consentement mutuel. GRUA, II, 526, De Affectibus : « Une série est une multiplicité munie d’une règle
d’ordre. » Corrélativement, « multitudo
en général.
est aggregatum
une multiplicité est un ensemble unitatum
» (COUTURAT,
sans règle d'ordre :
Opuscules,
476), un
agrégat
32
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
6
matiques, théorie des jeux, questions géométriques (1), invention des « déterminants », etc. Il arrive néanmoins que le vocabulaire prête à confusion, par une sorte d’ellipse ou de litote : parfois, en eflet, le terme « série » (2) ne signifie pas une séquence simple mais sa duplication itérée. À supposer, par exemple, qu’il existe (et qu’il
existe seulement) une série d'événements produits par la monade, alors un état du monde est la complexion d’une multiplicité de telles séquences : la series rerum est une série de séries. Ef ifa porro. Nous aurons à montrer qu’ilest équivalent que ces multiplicités de séquences soient croisées ou parallèles. Mais une série est un agrégat ef une loi d’ordre. D’où le sens et la vraie portée du pluralisme : ensemble nombreux d’éléments monadiques, certes, et il y a une multiplicité substantielle; maïs aussi ensemble d’ordres, et le pluralisme affecte la méthode. Du coup, il envahit le système entier, région par région : se multiplient les mondes, les idées, les possibles, les perceptions, les points de vue, les feuilles d'arbre et les gouttes d’eau. les notes pour une combinatoire, les éléments de la vérité éternelle, les notions simples primitives, etc. « Il n’y a qu’unités et multitudes dans la nature » (Ph1., VII, 540), mais cela est vrai pour l’entendement, la perception, l'encyclopédie, la création, etc. Bref, le p/wralisme même est une notion formelle, partout traductible : dans le règne de la nature, de la pensée,
de la science, et ainsi de suite. Il y a chez Leibniz autant de pluralismes qu’on veut : ontologique, mathématique, pneumatique, cosmologique, encyclopédique, méthodique, que sais-je encore. S’agirait-il d’une théorie des ensembles en général, hésitant sur le fini et l'infini, le discret et le continu pour des raisons que nous avons enfin découvertes ? (1) Par exemple : Math., V, 266-260. (2) P. ex. De Rerum Originatione Radicali, Phl., VII, 302 : «in toto aggregato serieque rerum », 303 : « catena statuum seu serie rerum, quarum aggregatum
mundum constituit ». Leibniz parle aussi dans ce texte de « série complète Confessio dit « ellipse de reduplication » (éd. BELAVAL, p. 50).
». La
INTRODUCTION
33
Un regard sur le chemin parcouru. De ce qu’on tient ordinairement pour faiblesse, nous avons fait force de loi : le pluralisme des ordres;
lui seul
constitue
le système
comme
tel, comme
espace
connexe et cohérent. L’entrecroisement des séries forme un réseau : la raison ou proportion « atomique » se propage sur une ligne réglée, celle-ci rencontrant une multiplicité de lignes analogues. Il y à pluralisme méthodique. Or, ce dernier organise les ensembles sans ordre, et de nature différente, dont nous avions dit naguère qu’ils étaient préalables à la constitution du système. Nous revenons au point de départ. Mais insistons : la philosophie de Leibniz est présentée couramment comme un pluralisme ontologique et une méthodologie des lois de séries. En fait, ce n’est là qu’un « fil » particulier, qu’un élément du système. Pour mettre en place ce dernier, de manière satisfaisante, il faut recourir à une théorie générale des multiplicités (1), puis varier à loisir les traductions de ce terme. En effet, si l’on y prend garde, Leibniz se donne toujours, en commençant l'analyse d’un problème, une multiplicité quelconque, une « multitude » : la famille infinie des idées dans l’entendement divin, des prédicats dans le sujet, des petites perceptions, des souvenirs conservés dans la mémoire, et des idées dans l’entendement humain, l’agrégat des états mondiaux, l’ensemble des monades, des points de vue, des lettres,
des notes, etc. Nous avons dit naguère : commencer quoi; corrélativement, il faut dire : commencer par une Pour chaque analyse est précisée la nature de ses « concret ». Chacune cherche à dégager les lois qui
par n’importe multiplicité (2). éléments, leur ordonnent ces
(1) Vide infra, II® Partie, chap. I, sur les composés du même type : application,
implication,
etc.
(2) P. ex. Math., VIL, 15. L'exposé des Jautia reruwm mathematicarum melaphysica commence par les mots : « Si plures ponantur existere rerum status », etc. De même Math., VII, 260 ; l'exposé du Specimen geometriae luciferae commence par : « variis notionibus aliunde sumtis... ». Voir aussi Phil., VII, 57, 195, 228, etc. Ce pluriel des commencements est une constante de la méthode leibnizienne. C’est qu’une pensée de type formel implique le pluralisme (cf. p. 17, n. 1).
LE
34
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
éléments entre eux (séries ou séries de séries), les lois qui unissent les multiplicités entre elles, ou celles qui rapportent ces éléments ou ces multiplicités à une #rifé (Dieu, monade...), d’où viendra l’harmonie, c’est-à-dire la loi des lois. Nous redécouvrons ici le sens
précis du mot structure : à chaque niveau problématique existe une multiplicité donnée qui est, en un sens, le point de départ de l'analyse, et qu’on va munir de lois et de règles; elle se trouve réalisée à ces niveaux qui, respectivement, forment modèle ou, comme
disait Leibniz, échantillon de sa méthode ou de sa philosophie. Alors la multiplicité comme telle est une notion formelle du système. À supposer qu’on se donne cette notion, sans faire d’hypothèse préalable sur la nature des éléments qu’elle enveloppe, on obtient assez d’universalité pour unifier en une seule structure — ce terme pris au sens indiqué — une foule de résultats épars dans les échantillons. L’ensemble est-il fini ou infini, discret ou continu, quelles sont les
lois — combinatoires, algébriques, arithmétiques, géométriques, infinitésimales.… — qui vont l’organiser, quels sont ses rapports — constitution, composition, complexion... — avec ses éléments unitaires, ou génériques, quelle est enfin sa relation avec l’un en général ? D’où la portée smiverselle de la méditation sur l’un et le
multiple comme
tels, d’où l’universalité de la Monadologie. D'où
encore la distribution des modèles, des échantillons de cette médi-
tation : la perception est un certain rapport de l’un et du multiple, mais encore le sont la distinction, la détermination et le choix, la création l’est aussi, et l’harmonie; et comment définir autrement
l’organon mathématique,
région
par région,
l’ars combinatoria
et
l’arithmétique, la théorie des séries et celle des équations, le calcul
et la géométrie arguésienne, etc. ? Chaque échantillon
exhibe un
moment de la variation du concept de multiplicité en général, un paradigme de la correspondance entre plusieurs multiples, une relation précise à l’unité en général. Les passages sont ouverts, et la multivalence devient une notion efficace : les problèmes de la per-
INTRODUCTION
35
ception sont traductibles en termes de géométrie et d’analyse difiérentielle, point de vue et petites perceptions, etc. ; le concept de détermination (1) traverse la théorie de la connaissance et celle de la liberté, la spécieuse et la géométrie infinitésimale, la physique et le calcul des variations, etc., quoi d’étonnant puisqu’en chaque cas on remplit d’un sens régional une métamorphose de la forme universelle du rapport un-multiple ? On mesure l’absurdité du partage philosophie-mathématique, et la nécessité de la partition orthogonale qu’imposent les traductions, en toute région, de l’éthique, si Pon veut, au calcul des variations, d’une certaine forme bien définie.
Alors, et alors seulement, on comprend le style multivalent des analyses dont nous parlions tantôt, qui consiste à mettre en évidence les analyses « transversales », les thèmes analogiques communs à un certain nombre de régions qui, ensemble, forment système par cela même. L’analyse directe des problèmes posés par un « agrégat » en général, ses relations à une unité, sa composition, sa distribution, etc., permet de penser d’un coup une foule de problèmes particuliers où l’on « roule toujours la même pierre », régions qui semblent séparées dans l’organisation du système et que cette structure réunit. Et, de nouveau, l’attention accordée aux multiplicités comme telles, à la multivalence comme telle, généralise et mathé-
matise (en un sens que Leibniz visait) l’interprétation traditionnelle du pluralisme substantiel : ce dernier thème n’est qu’un cas particulier, une
application,
éminente
certes,
par sa réalité, mais une
application, au problème élémentaire de la substance, de ce formalisme universel des multiplicités. Celles-ci sont généralement des variétés, au sens leibnizien, savoir (1) I n’y a aucune ambiguïté sur ce terme : il est constamment défini en termes de calcul des variations, par maximum et minimum, puis appliqué à la connaissance ou à la perception (distinction), à la création (choix, élection), à la théorie de la liberté (inclination), etc. La seule ambiguïté vient du commentaire qui le confond, comme certains correspondants, avec déterminisme.
LE
36 des ensembles
d’éléments
distincts,
SYSTÈME différents,
DE
LEIBNIZ
discernables
autre-
ment que s0/0 numero. Et de même que leur nombre, qui peut être fini ou tendre vers l’infini, ou leur distribution, qui peut être discrète ou se fondre dans le continu, cette variété peut elle-même varier. En d’autres termes, la différence qui sépare et définit les éléments peut être radicale, dans un sens, limite de la variation, comme pour la multiplicité monadique, ou s’évanouir dans l’autre, pour tendre vers l’iformité. Ce fuseau de variation entre la différence absolue et l’uniformité mesure la distance du réel à l’imaginaire, de la distinction à la confusion, du concret à l’abstrait (1). Caractéristique de certaines disciplines scientifiques, la notion d’uniformité sert de principe critique dans une foule de domaines, en tant qu’index de l'imaginaire et de l’abstrait : physique (atomisme et recours au vide), phoronomie (équivalence des hypothèses), relativité de l’espace et du temps, théorie de la connaissance (critique de la Tabula Rasa (2), similitude, comperception,
confusion
et possibilité de distinguer),
métaphysique de la liberté (mi-partition symétrique de l’univers des possibles, théorie de l’élection), et ainsi de suite. Bref, l’unité que l’on cherche n’est pas là; ou, mieux, l’uni et l’uniforme sont les degrés les
plus bas de l’unité, dans l’être et le connaître. Le degré le plus haut est l’unification du divers radical, et l’unité absolument séparée. Nouvel exemple de la multivalence d’une notion, et de sa traductibilité en mille domaines, qu’il s’agisse de « science » ou de « philosophie». Ainsi le principe des indiscernables est-il #river sel, comme son opposé. (1) P. ex. Phil., V, 46, 100, etc. « Les choses uniformes et qui ne renferment aucune variété ne sont jamais que des abstractions.. » « Jamais on ne verra de plan
parfaitement uni et uniforme... » Cette abstraction affecte les mathématiques, en partie du moins : une droite, un plan. dans la géométrie élémentaire sont des multiplicités uniformes : Math., VII, 26.
(2) La critique qu’on remonte au forme, la puissance allégués en même
de la Tabula Rasa est bien multivalente, au sens indiqué, dès concept d’uniformité : d’où les facultés nues, la matière sans sans acte, les atomes et le vide, le repos absolu et respectif, etc., temps : N.E., II, 1 ; Phil., V, 99, 100.
INTRODUCTION
37
Nous avons parlé de variation, pour l'identité et la différence. Cette notion a valeur dans une multiplicité discrète (c’est le sens qu’elle a au De Are) ou dans une variété continue (c’est le sens du « calcul des variations »). Ceci nous ramène à la question de la « puissance » des multiplicités. On trouve, en effet, chez Leibniz, des multiplicités discrètes (finies ou infinies) et d’autres, continues.
Pour dire vite, les premières obéissent aux lois de la Combinatoire (et de sa famille : arithmétique, spécieuse...), les deuxièmes aux principes du calcul. La difficulté vient de ce qu’elles coexistent dans-un problème particulier (perception, création...); mais elles coexistent aussi dans le modèle mathématique : arithmétisation de l’analyse. Dès lors, pour comprendre telle question philosophique, il deviendra nécessaire de conjuguer deux modèles différents. Par exemple, l’Art Combinatoire préside à la constitution des séries mondiales à partir des possibles sejuncta (discret), et le calcul des variations à l’élection
du meilleur des mondes possibles à partir du pro gradu essentiae (continu). Ici, nous commençons d’entrevoir cette loi générale aux
termes de laquelle ce n’est point #re discipline mathématique qui est modèle d’une question, mais la réunion de toutes les régions de cet organon tigoureux. Le modèle du système, c’est le système des modèles. Mais cela n’est, à nouveau, qu’un cas particulier de la question plus générale du rapport entre multiplicités, des relations multiplemultiple i# universo, c’est-à-dire de toutes les correspondances de la forme fini-fini, fini-infini, infini-infini, dont finalement le rapport un-multiple et ses spécifications un-fini, un-infini sont des cas limites. Définir l'harmonie comme rapport de l’un et du multiple, c’est passer à la limite sur l’harmonie comme parallélisme de deux séquences, celle de l’âme et celle du corps, par exemple. Désormais, il faut chercher les lois transversales qui se transportent d’ordre en ordre, ce dernier terme prenant le sens d’ordre d’infinitude. Le monde leibnizien se présente alors comme une échelle d’ordres, par « Infinité
LE
38
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
d’infinités infiniment repliquéc » (1), ce qu’on vérifie à loisir dans le règne de la nature et celui des vivants, pour la perccption ct la
connaissance, pour l'Encyclopédie corps continu fanquam Oceanus et le calcul infinitésimal, pour la création et le créé contingent, et ainsi de suite.
Reste
la quête des analogies
de théâtre
en théâtre,
des
convenances dans le même rapport (du triangle caractéristique à l’analogie entre mon omniscience confuse et l’omniscience infinie qualitative de Dieu) (2), des entr’expressions cet des similitudes (3).
« Mes énonciations sont universelles et conservent l’analogie. » Ainsi il y a des lois de liaison un-multiple, fini-infini, qui valent de manière multivalente pour la perception, la liberté, la connaissance, la création, le souvenir, etc., et qui sont à l’œuvre aussi dans
le modèle mathématique. Elles sont stables quel que soit l’ordre d’infinitude de la multiplicité qu’on se donne ou qui se donne au départ. Les structures de l’uniforme ou du déterminé en sont deux. Nous en trouverons
d’autres, et, chaque fois, elles ne manqueront
pas d’être visibles clairement sur le modèle mathématique, choisi pour sa simplicité. Par une curieuse duplication, le système semble être multiple et un comme chaque problème qu’il présente : il obéit à la fois à la variation, jusqu’à l’infini de la différence, et à l’analogie,
jusqu’à l’unité de l’identique. Ainsi s’éclaire, par une première lumière, cet étrange argument si fréquemment repris dans toute l’œuvre, par lequel l’Arlequin de
la Commedia dell Arte, retour de la Lune, répond aux questions qu’on lui pose sur les paysages qu’il y à découverts : « C’est partout et toujours comme ici, c’est partout et toujours comme chez nous, (1) GRUA,
II, 553-555.
(2) « Lorsque Dieu nous manifeste une vérité, nous acquérons celle qui est dans so: entendement, car quoiqu'il y ait une différence infinie entre ses idées et les nôtres, quant à la perfection et à l'étendue, il est toujours vrai qu’on convient dans le même rapport. C’est donc dans ce rapport qu'on doit placer la vérité. » N.E., IVG 2 SPRENUE VE 478; (GPAESMP TN
INTRODUCTION
39
2,
aux degrés de grandeur et de perfection près » (x). Il y a unité systématique par la répétition de lois analogues en tous temps, en tous lieux, par tous ordres. Il est possible de trouver des lois invariantes (des structures), stables, quels que soient les ordres d’infinitude proposés à la méditation ou posés par elle, lois valables pour tous. Ainsi va la sagesse de Leibniz, qu’elle multiplie les fêtes du divers de l’Imaginatio Luxurians, que tout est nouveau et toujours diférent; mais, cependant, l’ordre, la loi, l'harmonie et l’unité font que
rien n’est jamais nouveau sous le soleil (2). Il le dit à lady Masham : la beauté du monde est présente dans ses formidables variations, mais celles-ci recouvrent une invariance uniforme. 7. —
Variations de l'identité. De la correspondance en général Entre deux séquences : l’harmonie ; entre deux multiplicités : connaissance et création entre deux systèmes : lexique pour une éthique
À revenir sur la construction qui précède, nous prenons conscience qu’elle applique strictement les lois les plus élémentaires de la combinatoire. Des éléments quelconques, convenablement combinés, s’ordonnent en séries; ces dernières s’entrelacent en telle
façon que tout élément est retrouvé comme leur intersection et que leur ensemble forme une multiplicité. Position enfin de multiplicités diverses, chacune d’abord chaotique puis, peu à peu ou d’un coup, (1) Phil, III, 339, 343, 356-357, 497-500, 635; V, 454, 473; VI, 546, 548; N.E., I, 1; JANET, IL, 770. Les voyages interplanétaires sont un grand thème de l'imagination scientifique du temps, du Cosmotheoros de HUYGHENS, au Sornmium Kepleri et à l’Iter Exlaticum du R. P. KIRCHER, à FONTENELLE et son Dialogue ; LEIBNIZ cite Wilkins (Phïl., III, 147) et son voyage dans la Lune, Cyrano (Phil. V, 204) ct Gonzalès (Phil., V, 293-294). Sur la Commedia dell’ Arte, cf. I,ouis DUCHARTRE (1955, p. 132) et GHERARDI,
(2) FEUERBACH, TO0O0
D
TT.
Le Théâtre ilalien, etc., Paris, 1694-1741.
Manifestes
philosophiques,
éd.
ALTHUSSER,
« Épiméthée
»,
40
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
ordonnée par des lois et toutes ordonné:s les unes par rapport aux autres : différentes, voire incomparables,
mais en ordre selon des
règles intensives ou infinitaires, puis analogiques. Chacune unifiée et toutes ordonnées. Les exemples précédents ont montré qu’il est au moins possible de découvrir des liaisons, des schémas, des règles communes à tous ces domaines où se multiplie le divers à l’infini, des structures stables quel que soit le domaine où elles sont présentes et effectives. L’énoncé
d: ces lois ne nous préoccupe pas pour l'instant. Il faut, en effet, expliquer pourquoi et comment, si elles existent, elles peuvent être communes, stables, invariantes, quelle que soit la différenciation des
régions d’analyse. Le système leibnizien multipliant, comme
sans
doute aucune philosophie n’a su le faire, les variétés, les diversités, les points de vue, les luxuriances d2 la raison et de l’imagination,
l'explication de la communauté conspirante de ces multiples doit être d’une très grande pureté formelle. On sait en effet que, pour articuler des régions qui paraissent hétérogènes au premier regard, il ne faut pas hésiter à analyser avec la plus grande attention des préalables fort simples et fort abstraits. La préoccupation sans cesse renouvelée de Leibniz de raffiner sur les principes, de poser un orga-
non sans cesse plus général et plus pur, de revenir sur des définitions qui paraissent au lecteur naïf d’une évidente inutilité, est exactement proportionnelle à la richesse du contenu que son système accueille. On ne saurait trop insister sur cette pensée qui réconcilie tant de disputes. Qu’il y ait un logicisme ? où est l’histoire, la jurisprudence, l’histoire de la Chine et la Protogaea? Le dialogue est naïf et sans fin. À quoi bon distinguer sur le général, l’initial et le formel, si on ne doit pas, ce faisant, forger des armes puissantes pour des rencontres surprenantes ? À travers des régions fort éloignées circule souvent un rapport souterrain, que l'intuition n’atteint pas, ni la
connaissance immédiate ni même le savoir discursif, mais que parfois saisit un formalisme pur et affiné. L'histoire des mathématiques est
INTRODUCTION
41
pleine de ces rencontres : il faut parfois aller très loin dans le raffinement formel pour voir tout à coup s’assembler des discordances initiales. Leur langage ouvre sans cesse des harmonies, fait correspondre et réunit. Cela était vrai aux temps où Leibniz s’émerveillait de voir ordonnées les diverses coupes de cônes, ou s’arithmétiser l'analyse; et il anticipait le temps actuel où la mathématique réunit mille modèles en une structure convenablement préparée et affinée. C’est que plus on raffine sur le général ou le pur, plus on ouvre de
chemins coordonnés à la méditation qui suit. L’aptitude au divers est proportionnelle à la pureté initiale. Plus on formalise, plus on comprend. Leibniz a composé ainsi le modèle mathématique et, en cela, il n’est pas l’initiateur de l’esprit moderne, il en est l’inventeur. Il a ainsi construit son système philosophique. Et cette composition, il ne l’a point rêvée, maïs réalisée. Revenons aux déceptions d’Arlequin : « c’est partout comme ici, au degré près ». L’aphorisme associe le principe d’identité à la méthode de la variation. Peut-on dire que le système découle moins du principe d’identité qu’il n’est organisé par sa variation même? Que signifierait une variation dont l’identité serait une limite, c’est-àdire un cas singulier? Sur ce point, le vocabulaire de Leibniz est d’une belle richesse, de la technique logique ou mathématique aux liaisons les plus générales : unité, identité, égalité, parallélisme, équivalence sous un point de vue, invariant dans une variation, similitude, congruence, analogie, correspondance, concours, image, expression, harmonie, alliance ou réconciliation, uniformité par-
fois (1). Jamais sans doute un penseur n’a varié avec plus d’art et de minutie sur ce thème, ne l’a mieux effeuillé : passant de la définition axiomatique à tous les ordres mathématiques, des alliances historiques ou philosophiques aux perfections esthétiques, de l’ordon(1) P. ex. Phil., V, 65 (de même
Phil., VI, 546). Avec la nuance « rien de trop
uniforme ». Le texte est une variation sur le thème de la simplicité et de l’unité, appliqué au système et à la communauté du divers.
LE SYSTÈME DE LEIBNIZ nance du monde à la sagesse divine. Il faut donc être aussi attentif que possible à cet ensemble de notions, qui varie sur l’identité en l’acclimatant à toutes les régions du système. D'une part, cette richesse fait de Leibniz un mathématicien de première grandeur. Car la mathématique fait un progrès décisif, lorsqu'elle découvre une nouvelle manière d'écrire le signe « égale ». Elle est, des Grecs aux contemporains, la science de ces manières; et l’évolution de son vocabulaire sur ces mille modes apporterait un jour intéressant sur son histoire. Il nous ferait comprendre le génie cartésien, la pénétration de Gauss ou de Galois, l’esprit moderne des morphismes. Là est l’un des meilleurs secrets de son esprit, du
moderne comme du classique : et Leibniz les possède tous deux. Il utilise d’abord d’autres équivalences que celles de l’égalité quantitative ou de la proportionnalité (1) : il explore les aires régionales de différence ou de diversité qui conditionnent l’apparition d’une similitude donnée : substitutions, variations (discrètes ou continues), quantité, qualité, points de vue et situation, graduation et fonctions intensives, signes ambigus, puis médite sur la différence comme telle. D’où le nombre des termes qui signifient chez lui « le même dans telle région », l’identique sous tel point de vue, etc. Nous considèrerons cet ensemble linguistique comme une variation sur le thème de l’identité. Cette méditation distributive est couronnée par une théorie universelle de la correspondance en général. D'où son esprit moderne, par le passage des lois régionales valant pour telle et telle discipline à une wafhesis universalis dont les règles vaudraient pour toutes compréhensivement. Cet état de choses n’a pas échappé à certains historiens récents : Bourbaki le signale, fait remonter à notre auteur la naissance de l’idée d’isomorphie, et déclare (2) : « Leibniz... conçoit une « Mathé(x) Qui devient la liaison simplicissima, la raison élémentaire. (2) Éléments de mathématiques, T, IV, P. 90, n. 1, PP. 92-03. Éléments d'histoire des mathématiques, p. 36.
INTRODUCTION
43
matique universelle », mais sur un plan bien plus vaste et déjà tout proche des idées modernes (ce comparatif s’adresse à Descartes). Il entrevoit en effet, pour la première fois, la notion générale d’isomorphie (qu’il appelle « similitude »), et la possibilité d’ « identifier »
des relations ou opérations isomorphes : il en donne comme exemple l'addition et la multiplication. Mais ces vues audacieuses restent sans écho chez ses contemporains et il faut attendre... le milieu du xIx® siècle pour voir s’amorcer la réalisation des « rêves leibniziens ». » Le malheur veut que Bourbaki fasse trop systématiquement confiance à Couturat pour pousser plus loin cette idée. Il donne dans ce qu’il faut décidément appeler le fhème du rêve chez les commentateurs de Leibniz. Nous pensons au contraire qu’il y a moins de rêves qu’on ne le dit généralement dans ses entreprises, et que certaines notions de théorie des ensembles, d’algèbre moderne, voire de topologie y sont effectivement précisées. Nous expliquons plus loin ce thème du rêve par un recouvrement historique : comme Leibniz avait institué le calcul et la théorie des fonctions, c’est-à-dire le noyau
central des mathématiques classiques (de même ailleurs les éléments principaux de la mécanique classique), il était aisé de n’expliquer ses entreprises que par ses réussites dont l’importance historique faisait une zdola tribus. Le reste de son œuvre n’était que rêve au regard des triomphes du calcul. Dès que le formalisme moderne, dans ses victoires actuelles, renverse les rapports, on s’aperçoit que, de la même manière que ce formalisme commande aux thèmes classiques, de même, le « reste » de l’œuvre leibnizienne commande aux thèmes
dont on faisait naguère le principal de ses méditations. Il faut donc aller plus loin que Bourbaki en affirmant que notre auteur a bien en
vue, dans son œuvre scientifique, ce que nous entendons aujourd’hui par mathématiques et non pas seulement ce qu’Euler entendait par là. On 2 déjà compris que c'était là notre thèse. Réciproquement, si ce « reste » est le point rayonnant d’où coulent ses inventions techniques dans divers domaines, les structures qui y sont à l’œuvre
LE
44
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
rendent à notre sens aisée et immédiate l’approche du système en général. Curieusement, il faut lever une hypothèque historique considérable pour lire Leibniz avec des reux éveillés. Ce qu’on ne comprend pas n’est pas toujours onirique : et deux siècles d’histoire des mathématiques ont sommeillé, pendant que, lucide, veillait la Mafhesis. Bref, il faut comprendre que l’organisation systématique de la philosophie leibnizienne ne doit pas être comprise en référence au
seul principe d’identité, compris de manière univoque, mais ex référence à toutes les variations que ce principe recoit. Cela est vrai pour sa mathématique, cela est aussi vrai pour sa philosophie. De la même façon qu’il y a une science du semblable et du dissemblable, il y a une philosophie des correspondances, de même qu’il y a une science de l’analogie, des congruences et des projections, de même il y a une philosophie du concours, de l’expression, des points de vue et de l’harmonie. Nous avons vu qu’il y avait à la fois une mathématique des séries croisées et une philosophie des séquences venant au concours. Il n’y a pas
là relation de cause à effet, il y a parallélisme de structures, c’est pourquoi nous parlons de modèle mathématique, et seulement de modèle. Prenons un exemple rapide de cet état de choses, à la fois historique et doctrinal. On peut et doit défendre l’idée que le leibnizianisme traduit l’apparition dans la méditation philosophique de l’idée de fonction. Ici encore le terme technique lui-même est utilisé pour la première fois par l’auteur (1). Si l’on se réfère à la signification exacte de ce mot, le recouvrement historique apparaît immédiatement.
Johann Bernoulli le définit de manière
rigoureuse
(2), de
(x) Cf. Acta Erud., Leipzig, 1692. De Linea, etc. Math., V, 268. Cf. traduction :
à paraître : « Parametri seu rectae magnitudine constantes... censentur.. indifterentiabiles, quemadmodum et ispa recta tangens vel aliae nonnullae functiones ab ea pendentes, etc. » Le terme est souligné par Leibniz. J. CAVAILLES cite ce texte fameux dans sa Théorie abstraite des ensembles, p. 24. (2) « On appelle fonction d’une grandeur variable, une quantité composée de quelque manière que ce soit de cette grandeur variable et de constantes » (Opera omiia,
Jausanne,
Genève,
1742, II, 241).
INTRODUCTION Rs
4
45
telle façon qu’il ne sera pas autrement repris par Euler et pas autrement utilisé pendant tout le xvirie siècle et une partie du xrxe. Revenant à Leibniz, on voit clairement que ce terme para! contenir (et ne contenir que) les notions quantitatives de variation et de composition analytique, de continuité
et de combinatoire.
Et, certes, ces deux
notions sont sans cesse à l’œuvre dans sa mathématique, comme finement adaptées aux perspectives de sa philosophie : elles y acquièrent, comme il disait, leurs lettres de bourgeoisie : il y a arrangement et combinaison des idées de l’entendement de Dieu, par exemple, et le passage du possible à l’actuel se fait selon une véritable variation fonctionnelle : pro gradu essentiæ. On pourrait multiplier les exemples. Tout ceci, qui a été assez vu par les commentateurs, traduit très précisément ce qu’ils entendent par fonction; comme cela correspond à d’excellents modèles pour la philosophie, on ne passe pas outre. Mais il faut passer outre et s’apercevoir que cette compréhension est insuffisante pour la mathématique leibnizienne, et fournit des armes méthodologiques faibles et partielles pour aborder sa systé-
matique d’ensemble. En effet, la notion de fonction repose sur la notion beaucoup plus générale et profonde de correspondance réglée entre éléments quelconques appartenant à des multiplicités données (1). Or, nous avons vu précisément Leibniz se donner ou construire des multiplicités, filer sans cesse des analyses multivalentes; découvrir au moins une loi valable pour des domaines différents. D’autre part, il est aisé de trouver dans son œuvre des traduc(1) De l’idée traditionnelle
de fonction à l'idée ici utilisée de correspondance
qui généralise la première, il y a, aux yeux du philosophe, la distance suivante
d’une part quelque chose se transforme ex fonction d'autre chose (ce qui veut presque toujours dire en raison de, à cause de, sous l'influence de quelque chose d’homogène à la première) ; d'autre part quelque chose se transforme, soi-même, sponte sua, de l’intérieur, et autre chose fait de même, et les deux transformations correspondent. D'où une vision du monde à la fois plus intérieure et plus formelle et générale. Leibniz introduit certes l’idée de fonction, mais déjà dans le deuxième sens, qui est le sens moderne.
:
46
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
tions de certaines théories dans d’autres (1), des thèmes distincts qui se répondent et correspondent; c’est que, sans doute, il est en possession de cette idée générale de correspondance fonctionnelle,
qui dépasse et fonde la simple égalité quantitative des variations de termes différemment composés. Et c’est bien ainsi que nous comprendrons la thèse de l’harmonie préétablie, par exemple. Leïbniz affirme partout (2) que tel événement spirituel répond à tel mouvement corporel et réciproquement. Les deux liaisons (se « répondre ») sont les mêmes et réciprocables : correspondance, qu’il faut prendre à la lettre, c’est-à-dire de manière biunivoque.
Sur ces liaisons, le voca-
bulaire est toujours d’une grande précision : répondre et correspondre, expression et entr’expression, possibilité et compossibilité, etc. Dire qu’il y a correspondance, c’est affirmer la réversibilité de la liaison. Mais quelle est sa nature? Premièrement, elle échappe à toute proportion : les éléments qu’elle met en rapport ne sont aucunement homogènes, « il n’y a point de proportion entre une substance
incorporelle et telle ou telle modification de la matière » (3). Donc la loi de développement est intérieure à chaque séquence. Deuxièmement, elle associe des éléments quelle que soit leur petitesse : il n’y a pas de limite à l’union de l’âme et du corps, selon la figure et la grandeur; aussi infime que soit un élément de l’un, il existe un élément de l’autre qui lui répond, et réciproquement. La liaison transversale porte sur le continuum des deux multiplicités ou des (1x) Citons, au hasard, la préoccupation d'écrire un « compendium arithmeticun
in quo raoxAANAG&G tractentur Algebra et Arithmetica : sunt enim revera eadem scientia, nec differunt, nisi quod Arithmetica agit de numero certo, Algebra de incerto. Unde etiam fit ut Algebra vel Arithmetica fit ipsa mathesis universalis », etc. A Vagesius, 1696 ; DUTENS, III, 338. Ce « parallélisme » est tel qu’il donne l’occasion de définir une nouvelle fois la doctrine de quantitate in universo. Ce mouvement méthodique est constant dans l’œuvre mathématique. (2) Nous nous appuyons ici (pour faire un choix à travers des textes très nombreux) sur Phil., V, 106 ; N.E., IL, I, 15 in fine. (3) Différents foto genere; in Théodicée, 59.
INTRODUCTION
47
deux séquences. Enfin, cette liaison a une force probatoire : « Il y a une si exacte correspondance... que je me sers des impressions du cofps.. pour prouver que l’âme en a de semblables. » Nous obtenons une application entre deux séquences ou deux multiplicités, chacune homogène en elle-même, hétérogènes entre elles, application continue et rigoureuse. Ces deux séquences « parallèles », au sens précédent, se coupent à l’infini, en Dieu (1), source des deux lois de liaison des
évènements homogènes de chacune (2), et de liaison des éléments hétérogènes des deux. Ces deux liaisons ont une sis probandi aussi forte l’une que l’autre : ordre des proportions et raisons, et ordonnance des qualités, correspondant à deux mathématiques, dont la deuxième est plus fondamentale que la première. Cet exemple nous amène à penser que Leibniz est maître de l’idée générale et rigoureuse de correspondance qui fonde, chez nos contemporains, l’idée particulière de fonction. Par conséquent, l’idée de variation et celle de composition sont des éléments analytiques faibles, qui donnent des clés partielles pour l’explication, mais non pas une arme assez générale pour résoudre les problèmes de systématicité. Notons qu’il arrive souvent que ce soit dans les thèses de philosophie qu’on trouve les structures mathématiques les plus fortes. La notion de correspondance, telle qu’elle est appliquée au problème de l’union de l’âme et du corps, est ici plus qu’un exemple : elle est un excellent index pour nous conduire à des problèmes plus généraux. Reprenons l’analyse de naguère en référence à cet index. D'une part, il y à un ordre (ou des ordres) sériel se développant de principes à conséquences, de réquisits à termes déduits; ces ordres sont calqués sur le wore geometrico. Que Leibniz varie dans les principes de départ, voire même que chacun de ces principes soit lui(1) Vide infra, 1'e Partie, chap. I. (2) Correspondance avec Clarke, 5° Écrit, $ 97 ; JANET, I, 788. Dans son Exposition de la doctrine philosophique de Leibniz, MAINE DE BIRAN utilise le terme « parallélisme » pour l'harmonie préétablie. Œuvres, t. XI, 435-489.
43
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
même déduit à partir d’autres et ainsi de suite, cette variation produit la multiplicité des ordres et leurs intersections (1). Tout cela peut être dit, en particulier, soit au niveau des modifications corporelles,
soit au niveau des éléments spirituels (2). D’autre part, il y a des correspondances fonctionnelles, des similitudes, des analogies entre
ces ordres hétérogènes, qui assurent la solidité de la texture : et nous avons vu, sur un cas, que les lignes analogiques sont investies d’une rigueur probatoire aussi grande que les séquences des proportions et des raisons. Elles donnent une force contraignante aux liaisons biunivoques d’entr’expression. Finalement, outre la multiplication de l’ordre traditionnel des raisons (pluralité-intersection), joue la multiplicité des ordres nouveaux de correspondance; selon le modèle mathématique, il y a philosophie de la proportion élargie à une pluralité de séquences, et philosophie de liaisons transversales qui peuvent affecter divers modes
: un-un,
un-multiple, multiple-mul-
tiple, infini-infini : d’où les variations de définitions sur le thème de l’identité, ou de l’équivalence sous tel ou tel point de vue. Aïnsi formalisé, le modèle imaginatif du réseau, est convenablement mis en place. Je puis d’une part suivre une séquence, changer aussi de séquence, je puis changer d’ordre (changer de « Théâtre »), etc. selon que je suis la liaison convenable, des proportions ou des analogies, et toujours la rigueur étant sauve. C’est pourquoi nous avons dit que la thèse de l’harmonie préétablie était plus qu’un exemple : elle figure, dirons-nous, /4 waille élémentaire du réseau, le paradigme le plus typique; elle présente deux séquences linéaires parallèles (et nous verrons que, pour Leibniz, (1) Dans le cours du même texte, par cxemple, l’inexistence des atomes est déduite successivement du refus de l’uniformité, donc du principe des indiscernables (Phil., V, 100), du degré de cohésion, donc du principe de continuité (Phil., V, 114). C’est bien une intersection de deux séries déductives. Autre déduction i#7 COUTURAT, Op., p. 522, à partir de la sous-division actuelle du continu à l'infini. (2) Cf. p. ex. De Affectibus, GRUA, II, 523 sqq. Ce texte est l’évangile de la
méthode des ordres sériels multiples appliquée aux modifications intimes du sujet.
INTRODUCTION +
49 49
il est équivalent de dire parallèle ou concourant, intersection à distance finie ou infinie; il dira toujours « de même ordonnance » et ce principe assurera la liaison de la monade à la monadologie); ces séquences hétérogènes sont liées par une multiplicité dense de lignes analogiques. Ce paradigme particulier est le noyau historiquement premier (dans le développement de la pensée) et le meilleur modèle de la construction du système; il est le type élémentaire de l’organisation, généralisée en système de l’harmonie universelle (1). C’est pourquoi Leibniz va disant que son système est celui de l’harmonie préétablie. Si, à notre tour, nous généralisons ce modèle particulier, nous définirons dans un premier temps le système comme un ensemble de multiplicités, de séquences croisées, liées entre elles par des correspondances générales qui peuvent affecter des formes très diverses. Seule la relativisation du noyau des proportions et de la liaison unique qu’il indique permettait à Leibniz une telle construction. Laissons un moment l’analyse théorique pour donner un exemple simple d’une telle correspondance entre deux domaines hétérogènes. En théorie de la connaissance, le sujet est en présence de la multiplicité infinie virtuelle de ses idées, de ses souvenirs, des implications de son innéité. Il se perd d’abord dans cette relation uninfini; d’où le mouvement continu d’involution à distinction : mort,
étourdissement,
sommeil général et sommeil particulier (2), oubli,
obscurité, confusion, puis distinction, etc. Ce long cheminement de
l’involution aveuglée à la distinction est un cheminement du virtuel (1) C’est ainsi, par exemple, que la Théodicée passe d’un exposé de l'harmonie préétablie ($ 59 et suiv.) à l'exposé généralisé du système de l'harmonie universelle (8 62). De même T'héodicée, 53 : l’union du verbe de Dieu avec la nature humaine est susceptible d’une « connaissance analogique, telle que la comparaison de l’union de l'âme avec le corps est capable de nous donner ». De même eodem loco, 74 : «une autre espèce d'harmonie préétablie que celle qui paraît dans le commerce de l’âme et du corps », ctc. (2) Phil, V, 105 ; Monadologie, 14-16, ctc.
so
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
à l’actuel. Sa loi est une loi de détermination : dans la pluralité des éléments proposés à l’actualisation, certains sont distingués, déterminés, comme les sommets d’un cube, l’angle droit parmi les autres angles (1) et ainsi de suite. Ce sont ceux-là qui sont actualisés, choisis, élus : distinguant-distingués, déterminants-déterminés. Le modèle évident de cette loi est celui du calcul dæ Maximis
et Minimis, le
point distingué d’une fonction continue étant un maximum ou un minimum. Il y a donc élection maximale ou minimale dans le fouillis étourdissant d’une multiplicité infinie et continue, le passage du virtuel à l’actuel suit précisément cette loi d’élection : mais je n’élis que ce qui est, de soi, éligible. Passons maintenant à la théorie de la création, et mettons en évidence la structure commune.
Dieu est en présence de la multiplicité infinie des possibles dans son entendement; ils sont séparés (2), la combinaison séquentielle en fait des mondes dont chaque élément appète à l’existence pro gradu essentiae; l'élection est faite du monde qui présente le maximum d’essence, de réalité et de perfection, qui est, de soi, le seul éligible, en vertu de la loi « mathématique divine » du maximum et du minimum.
La loi de l’actualisation
du possible est, formellement,
la
même que la loi de l’actualisation du virtuel. Il y a analogie formelle entre la connaissance et la création : deux multiplicités infinies, deux choix selon les mêmes lois de détermination. Nous convenons bien avec Dieu dans les mêmes rapports. La multiplicité comme telle est bien structure, mais la loi de détermination l’est aussi (elle est d’ailleurs l’inverse de celle d’uniformité). On voudra bien vérifier qu’elle est à l’œuvre également en théorie de la liberté où je me détermine selon un déterminant extremum : d’où le contresens déjà signalé. Cela dit, la théorie de l’être et celle du connaître sont bien en correspondance profonde : elles (1) T'héodicce, 196, etc. (2) Sejuncta, dit la Cauusa Dei.
INTRODUCTION
SI
utilisent les mêmes lois (comme la théorie de la liberté) (x), et la connaissance est, à la lettre, naissance, la mort est ignorance; étant, toutes deux, involution dans le virtuel, l’une existe donc, à la rigueur,
aussi peu que l’autre : d’où le paradoxe sur le Ménon, par itération infinitaire sur l’oubli et la vie antérieure (2), etc. La communauté des lois est profonde, et jamais sans doute un philosophe dogmatique n’a vérifié jusque dans son plus complet détail la bonne conséquence de l’être au connaître, de leur genèse respective et de leurs lois de développement. Mais, en outre, s’il y a similitude, il y a priorité du premier sur le second dans l’ordre intensif et infinitaire. La création déploie sa mathématique divine dans un champ infini de perfection et de puissance; la multiplicité qu’elle met en jeu est un « infiniment infini » (3). La connaissance déploie ses lois (les mêmes, et « nous convenons avec Dieu dans les mêmes rapports ») dans une multiplicité d’un ordre inférieur, puisque, exprimant le monde, nous n'avons en nous qu’un élément de l’infinité divine, et que, d’autre part, nous sommes bornés par la limitation originale des créatures. Étant donné donc ces deux multiplicités (possibles infiniment infinis, virtuels simplement infinis) d’ordre différent, la relation un-infini est aussi différente : Dieu voit la première de manière intuitive et exhaustive d’un coup, à la fois globalement et distributivement; nous apercevons la deuxième (sauf cas limites très rares (4)) de manière enveloppée, confuse, aveugle et sommeillante. Et ainsi de suite. L’organon est bien le #ême (sauf à varier sur le terme identité), mais (1) La Théodicée (288) transforme l’analogie en identité, liberté consiste dans l'intelligence des objets distincts.
qui affirme
que la
(2) JANET, I, 46 (Gerhardt comporte une très grave erreur d’interversion). On vérifiera la communauté de structure en remarquant que le raisonnement par itération infinitaire est utilisé pour la connaissance (ici), pour la création (De Rerum Originatione Radicali), pour la volonté et la liberté (Confessio Philosophi, D'HOT).
(3) Théodicée, 225. (4) Meditationes de cogmitione, etc., éd. PRENANT, p. 70.
52
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
les « circonstances » qui entourent son application varient de manière graduée, dans les ordres d’infini (1). Certes, la connaissance
est
création, éveil et naissance, la création est connaissance, calcul, combinaisons et maximum, selon la similitude; mais le connaître
est actualisation dans le limité, et le créer est la plénitude infiniment infinie du connaître. Ce dernier est « age » du premier, dans un « degré de grandeur et de perfection » inférieur. D’où l’ordonnance générale, analogie ef priorité. Par conséquent, le modèle mathématique du calcul des variations est le modèle d’une structure, mais il ne
donne pas la raison de la structuration. Il est une clé partielle et non une clé de systématicité. Il faut passer d’une mathématique à une autre pour obtenir non plus des modèles partiels, mais des modèles généraux. On s’avance peu à peu à l’idée que le modèle mathématique du système n’est pas telle ou telle théorie singulière, mais la systématique même des modèles mathématiques. Non le calcul ou l’arithmétique, etc., mais la Marhesis elle-même. Le modèle du système
est le système des modèles, non plus par accumulation, mais par organisation. Cet exemple est bien une généralisation de la liaison de correspondance entrevue sur l’élément de l’union âme-corps. Les mêmes lois sont retrouvées dans l’organisation de deux multiplicités au lieu d’être découvertes dans l’organisation de deux séquences. Mais il est possible de mettre en évidence des relations de similitude encore plus complexes, des systèmes entiers de traduction d’une théorie dans une autre. Choisissons un nouvel exemple simple, pour en terminer. Si on lit attentivement le premier livre des Nosveaux Essais (1) Parlant précisément de cette comparaison entre Dieu et les créatures, la Théodicée (61) affirme : « Cette portion (de raison) est conforme avec le tout et elle ne diffère de celle qui est en Dieu que... comme le fini de l'infini. » Les rapports sont donc conservés quel que soit l’ordre. Les principes de similitude et de continuité concourent. Pour l'application de ce concours au modèle mathématique cf. BELAVAL, op. cit., pp. 256-266, et notre article déjà cité, p. 66.
INTRODUCTION
53
on s’aperçoit aisément que le troisième chapitre, concernant les principes de pratique, peut être en entier /raduif des deux premiers concernant la connaissance. Nous vérifions ainsi l’intellectualisme leibnizien en morale, comme nous avons vérifié son dogmatisme en théorie de la connaissance, en retrouvant le thème du dictionnaire.
En voici quelques éléments : la multiplicité de départ, qui est, dans un cas, l’ensemble des connaissances virtuelles, et, dans l’autre, la pluralité des mœurs, institutions et lois; c’est le divers dont il faut
rendre compte de manière génétique. La régression génétique découvre alors d’une part une #abula rasa originaire qui fait problème, de l’autre une nature humaine : les deux éléments sont vides pour Locke, remplis et analysables pour Leibniz; alors l’innéisme — traduction du problème de l’z priori dans un contexte soit créationniste, soit providentialiste — remonte à Dieu entendement ou à Dieu volonté : Il était calculateur et porteur de la logique incréée, Il est Législateur, Roi et Père. Réciproquement, la constitution des lois sera élaborée
de manière
démonstrative,
selon des normes
aussi
fortes que celles des sciences mathématiques : elles seront seulement plus complexes et plus pressantes; il faut bien vivre et le besoin à ses urgences et sa nécessité. Genèse et norme sont liées dans les deux cas. Cela posé, il y a des lois naturelles aussi précises que celles de la logique incréée : il y a une « logique naturelle ». D’autre part, le donné initial est exemplifié : et à l’enfant, terre vierge de Locke, Leibniz à opposé l’esclave du Ménon. Cette involution « enfantine » du virtuel, on la retrouve chez les sauvages, larrons, pirates et bandits
qui obéissent entre eux à des lois que nul ne leur a enseignées, comme l’esclave retrouve sa diagonale, sans connaître Thalès et Pythagore. Ce sont des exemples limite : l’ignorant sait, le larron est sage, le pirate est l’enfant de l’ordre pratique. Mais ce donné est enveloppé, virtuel, inconscient et confus. Il y a recouvrement, occultation de linné dans les deux cas, l’éducation morale aura une fonction sem-
blable à celle de la formation
intellectuelle, qui est d’actualiser
LE
s4
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
l’enveloppé : le sage et le savant sont, en un sens, plus proches de l’origine que l'enfant, le sauvage, le pirate. L'erreur et la passion en éloignent : inconscient de l’oubli est traduisible en #awaise foi (1); savoir c’est se souvenir, être sage aussi, mais l’erreur et la faute sont oubli, conservation dans l’obscur et l’involué. Sur ce thème de la
réminiscence joue le raisonnement par itération infinitaire : il faudrait être méchant avant de se rendre tel, il faudrait avoir des idées innées
dans dans dicée vrai
la vie antérieure. Bref l’instinct est une sorte de traduction l’ordre pratique de la lumière naturelle. Et ce que la Théo(2) appelle « le parallèle entre le rapport de l’entendement au et de la volonté au bien » est finalement expliqué par cette
relation en chiasme des deux ordres, affirmée aux Nouveaux Essais :
« IL y a des conclusions de la lumière naturelle qui sont des principes par rapport à l’instinct.. nous sommes portés aux actes d’humanité par instinct parce que cela nous plaît, et par raison parce que cela est juste. » Mais l'instinct joue aussi pour la théorie et les sciences (3). Ce croisement de deux ordres parallèles assure d’un coup la traduction continuée de l’un dans l’autre, sauf à penser leur différence intensive, cat l’entendement est nécessité par les lois de la logique et la volonté inclinée seulement par la détermination du choix. 8. —
Le Quid sit Idea : Conservation, fidélité, invariance
Nous arrêtons là l’énoncé de nos exemples; nous les avons choisis dans un ordre croissant de complexité : liaisons entre deux séquences, entre deux multiplicités utilisant des séquences, entre deux théories complètes utilisant des multiplicités. Dans chaque (1) Phil., V, 86 : Les hommes se cachent à eux-mêmes leurs connaissances pour suivre leurs passions. D’où l’on voit que la traduction de l'inconscient en mauvaise foi est d’un âge respectable. (2) 311. — JANET, II, 285. GIRPMISANS 82
INTRODUCTION r s
5
cas, nous avons mis en évidence des relations de correspondance, des similitudes, des applications, des traductions, etc., entre ordres
différents intensivement ou même 700 genere. Ces liaisons rendent compte de la stabilité des lois à travers le système; et elles échappent à la quantité et à la proportion. Elles sont « qualitatives » (1), et l’on sait que ce terme
est, chez Leibniz, indice de réalité, si
bien qu’une mathématique qualitative ne serait pas loin de constituer à ses yeux une systématique générale du réel et du concret. D’où l’importance tout à fait considérable, dans lexplication de sa philosophie, des liaisons en question (2), et le retournement complet qu’il faut assumer dans l’étude du modèle mathématique. A l'intérieur de celui-ci, il n’est pas inintéressant de relever les résultats et méthodes de la faille du quantitatif, car on les retrouve parfois acclimatés à des analyses particulières, à certaines régions de la philosophie; mais il est d’un intérêt autrement puissant de réunir les démarches, projets et entreprises portant sur la qualité, la position et la liaison /# #niverso,
qui d’une part sont fondatrices des premières et nous ont paru, sur les exemples précités, régulatrices de l’organisation philosophique (3). Nous aurons le soin particulier de ne rien laisser d’obscur dans l’analyse de ces entreprises et de ces liaisons, aussi bien dans la mise en place de leur type mathématique que de leur utilisation continuée en philosophie. Tous les termes de la famille de similitude, analogie, (1) Znntia rerum mathematicarum metaphysica. Math., VII, 19 : « Acqualia sunt ejusdem quantitatis ; similia sunt ejusdem qualitatis. » (2) GRUA, dans une autre optique, a reconnu cette importance. Dans ce qu’il appelle excellemment la « Métaphysique de l’être possible commun », il reconnaît une « uniformité au degré près » (Jurisprudence universelle et théodicée, p. 56). Mais il demeure dans une perspective ontologique : la nôtre est méthodique. (3) Sur ce problème on peut citer : COUTURAT, Logique de Leibniz, pp. 283-322 ; VX. BELAVAL, Leibniz, critique de Descartes, pp. 35, 37, 56, 57, 144-145, 147-152, 166,
177, 184, 206, 233-239, 251-260, 291-292, 324-325, 343-344, 379-390, 403-419, 471, 493, 510-511,
520-521.
D'autre part, les principes qui nous guident ici sont assez
proches de ceux de Grua, déjà cité. Mais les clés de systématicité qu’il invoque ont la rigucur mathématique qu'à nos yeux Leibniz leur accordait.
LE
56
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
1
congruence, analysés pour tème
correspondance,
etc., devront
être convenablement
qu’on puisse espérer approcher le secret du sys-
des conspirations,
concours
et consentement,
bref, celui de
l'HArMonIE. Cette famille de termes est, très précisément, celle de toutes les variations qu’un formalisme peut composer sur le thème de Pidentité. Un exemple simple de cette variation sur l’identité, dans un fuseau assez large, se trouve dans le Quid sit Idea (Phil, VII, 263-264) (1). Ce texte est construit de telle manière que le « fuseau » est retourné :
on pose au départ une notion formelle suffisamment générale pour retrouver tous les cas de variation par précisions successives : l’identité est située dès lors à la limite de singularité de ces cas. On retrouve l’idée selon laquelle les séquences de raisons sont élémentaires et particulières. Il donne enfin un bon indice de l’esprit leibnizien : un formalisme universaliste recouvre et rend compte de la variation fonctionnelle. Considérons les trois derniers paragraphes qui suivent précisément ce processus. L'analyse de l’idée a conduit à la notion d’expres-
sion. Celle-ci est définie comme une correspondance entre des éléments non précisés et qui a lieu dans un seul sens, de l’exprimant à l’exprimé. Cette correspondance ne suit aucunement un schème quantitatif et les termes utilisés ont plutôt une allure qualitative (habitudines babitudinibus respondent). La liaison, formelle et générale, est mise en place sans que l’on dise sa nature, ni celle des éléments qu’elle relie. Lorsqu’à la fin du texte, Leibniz précise que cette liaison peut être réciproque (sese mufuo exprimunt), il montre par là que la défi(x) Le Quid sit Idea est considéré par GERHARDT et par FRIEDMANN (Leibniz et Spinoza, 86-87) comme une réponse à la théorie de l’idée vraie chez Spinoza. Il ne serait donc pas d’un leiïbnizianisme très pur. Il suffit, pour régler la question, de remarquer qu’il date de 1678, et qu’en 1679 la Characteristica geometrica (Math., V, 141 sqq.) reprend point par point les mêmes thèmes, de manière plus accuséc encore et plus mathématique.
INTRODUCTION
s7
nition première est assez générale pour contenir tous les cas de liaisons. C’est une application quelconque. Cette correspondance tout à fait générale étant posée, ce que nous appelons le fuseau de variation va se trouver formé par une succession d’exemples particuliers, de « modèles » différents (on voit ici concrètement
ce que nous
appelons « modèles »). En effet cette
correspondance peut être : 1) Celle d’une machine à son wodule. Le module est ici une loi, une règle de mesure, un rapport, une moyenne conservée quel que soit l’élément de la machine. Chaque élément de la machine est lié à son module, qui suffit donc à lui seul à la faire connaître sous un point de vue; elle, et autant de machines que l’on voudra, équivalentes suivant le module. Par exemple, toutes les colonnes doriques sont identiques quant au module. Cette liaison est une relation unmultiple : de la multiplicité des machines, ou des éléments d’une machine à leur règle commune de construction, leur règle conservée. 2) Celle d’un solide quelconque à sa projection plane. Il s’agit ici d’une relation ponctuelle, que Leibniz développe plus loin : liaison multiple-multiple fidèle, selon telle ou telle norme. 3) Celle de l’ensemble des nombres à l’ensemble des signes numéraux,
de l’ensemble des vérités à l’ensemble des sons : autres
relations multiple-multiple très remarquables. On observe qu’à la suite de ces deux exemples Leibniz donne celui de la géométrie
algébrique : la #raduction d’une figure en équation lui paraît un cas particulier de correspondance, de corrélation. Après avoir donné des exemples de correspondance ponctuelle, puis caractéristique (de nombre à signe), il donne un exemple de correspondance pointnombre-signe. Ce passage renforce jusqu’à l’évidence l’idée selon laquelle Leibniz appréhende la mathématique à la manière d’un algébriste moderne, par les corrélations générales entre multiplicités. Il faut remarquer enfin la solidité de la contexture : il est possible de suivre continûment ces correspondances : des vérités aux paroles,
LE’ SYSTÉMETDE
58
LCEIBNIZ
des paroles aux signes, des signes aux nombres, des nombres aux points, des points à la figure plane, de la projection au solide, du solide mathématique à la machine et ainsi de suite. En rapprochant les « modèles » connectés deux à deux, on peut ici construire une région partielle du « réseau ». Le prolongement des correspondances constitue une expression continuée, un cycle. Le premier mouvement va donc de la définition générale aux modèles particuliers. De là, Leibniz passe à la ssructure, définie expressément comme nous l’avons fait : « quod istis expressionibus commune
est ». Ce qui associe ces diverses corrélations est leur
fidélité; il suffit de contempler le comportement (babitudo) de V’exprimant pour être acheminé à la connaissance des propriétés de l’exprimé : la représentation est conforme. D’où la définition : on doit généraliser la notion de similitude entre les deux correspondants, et dire qu’il est suffisant de voir se conserver une certaine analogie de comportement : « modo habitudinum quaedam analogia servetur ». Tous les mots portent
: suffisance
minimale,
qualité, indétermination,
analogie,
conservation. Bref, pour qu’il y ait correspondance fidèle, il faut et il suffit qu’il y ait variance d’un élément analogique quelconque (x). Il est clair que de telles « expressions » peuvent avoir un fonde-
ment partiellement arbitraire : les modèles linguistiques le montrent assez. On sait que Leibniz déploie tous les efforts pour réduire au maximum ce caprice et constituer une signalétique naturelle. D’où de nouveaux exemples d’expressions naturellement conformes : la similitude, qui a ici le sens précis et quantitatif d’homothétie (agrandissement d’un cercle, échelle des cartes géographiques), et, plus (1) Nous traduisons Labitudo Ge manière large et traditionnelle. Il faudrait, pour être strict, le traduire par proposition. Cf. Generales Inquisitiones (1686). COUTURAT, Opuscules, 384 : « Salva propositione seu habitudine. » Le De Ortu algebrae… (Math., VIT, 208) appelle habitudines nummerorum l'égalité, les inégalités, la proportion, l’analogia proportionum, la commensurabilité, et les autres relations plus composées,
INTRODUCTION
59
généralement, le rapport projectif, ou représentation optique, qui fait passer point par point du cercle à l’ellipse selon une loi déterminée. Dans ce dernier cas, l’homothétie ne suffit plus, il faut passer à la
projection en général. Ces correspondances naturelles conservent soit un rapport, soit un point, etc. Mais si, à la limite, #w/ est conservé,
la correspondance devient identité. L'identité, c’est l’invariance de tous les éléments. La variation sur l’élément quelconque passe au maximum : il s’agit de tous; la variation sur l’analogie passe au minimum : il s’agit de l’identité. D’où l’exemple particulier de la représentation de la cause pleine par l’effet enfier : l’équivalence est une représentation particulière, une expression limite. L'identité devient la réduction à la fois minimale et maximale de la cortespondance en général. L’ordre de la causalité devient un cas limite particulier de cette variation de l’ordre général de la correspondance expressive ou représentative. La fidélité d’une correspondance en général est définie par l’invariance d’une forme quelconque (analogique). L’expression est une correspondance fidèle en tant qu’elle conserve quelque chose. S’il y a totalité dans la conservation, c’est-àdire passage à la limite dans la variation sur le conservé, il y a identité. Il faut ici être attentif à deux sens du mot variation : d’une part, l’analogie est une invariance de quelque forme et l’identité, la totalité des invariances; d’autre part, ce quelque chose analogue peut varier (rapport, point, direction...) et devenir tout (identité) ou rien (différence absolue). D’où le principe « différentiel » des indiscernables : il y a toujours quelque élément différent — si petit soit-il; et son corollaire : il y a toujours quelque élément conservé — si petit soit-il : continuité. De l’identité à la différence, le fuseau est parcouru en entier, d’un grand principe à un autre. Par conséquent, en tant que ma monade est cause de mes pensées
et de mes actes, et Dieu du monde, mes entreprises sont expressives et représentatives de mon esprit, et l’Univers représente Dieu (godam
modo : ce « mode » est ce que le monde conserve de son créateur).
6o
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
Mais comme Dieu est cause universelle (parier, c’est-à-dire à la fois de chaque séquence, l’exprimée et l’exprimante), les liaisons « analogiques » sont biunivoques, c’est-à-dire que l’exprimé exprime à son tour l’exprimant. Dieu est le garant et du développement de chaque séquence en elle-même (e rebus et ex operationibus mentis) et de leur « analogie » réciproque. D’où une généralisation du schème primaire de l’harmonie préétablie : correspondance signe-sens (gesius et sermo) qui réduit l’arbitraire de plus haut, et choses-connaissance. Une fois Dieu atteint, on n’a plus à démontrer la similitude; le fondement divin suffit à l’assurance de la liaison analogique. Il est le garant de toute communication,
de toute expression,
de toute
correspondance en général. Le schème général de l’harmonie est donc ici retrouvé à partir d’une analyse fine de /4 notion de correspondance fidèle en général. Nous avions dit « variations sur le principe d’identité », on pourrait dire aussi bien « variations à l’intérieur desquelles le principe d’identité est retrouvé ». Il est de toute manière une limite, comme (analogiquement) l’égalité est une limite entre une succession d’inégalités variables. Cette dernière comparaison montre bien la différence entre la mathématique ordinaire et la réflexion générale. D’où Leibniz : « L’art des combinaisons. signifie chez moi autant que la science des formes ou formules ou bien des variations de sorte qu’elle traite de eodem et diverso ; de simili et dissimili ; de absoluto et relato ;
comme la Mathématique ordinaire traite de uno et multis, de magno et parvo, de toto et parte. » (Couturat, Opuscules, 531). La Mathématique ordinaire est #7 modèle, la combinatoire est de même structure que
le système philosophique en général. Le Quid sit Idea en est un exemple particulièrement clair. Un autre exemple, plus topique encore, s’il est possible, nous est fourni par la comparaison entre deux textes, dont le plus célèbre est le plus particulier et finalement le moins intéressant. Celui-ci contient le principe de continuité : dafis ordinatis etiam quaesita sunt
INTRODUCTION
6:
———————————————————
ordinata (1); le deuxième énonce le principe fondamental de l’Analogie (2) : « Les choses qui conviennent ou sont opposées dans une multiplicité d'éléments, nous considérerons qu’elles conviennent ou sont opposées aussi dans des données voisines des premières. » Ce qui est remarquable dans cette comparaison, c’est que les deux textes sont tirés (ou accompagnés) d’une méditation sur les propriétés communes aux sections coniques (3). Il y a continuité entre les différentes formes de ces courbes, parce qu’il Y a analogie entre elles. Par conséquent, on peut prévoir que le principe de continuité est un principe fonctionnel qui n’est qu’un cas singulier d’une « application » plus générale. Pour le premier, il y a conservation d’un ordre entre un ensemble donné et l’ensemble de ses réquisits (cet énoncé est déjà fort « moderne ») : ce qui est très particulier ici, c’est la relation daris-quaesitis. Le second principe la fait varier et la généralise : elle devient la relation ww/is-vicinis datis; les deux exemples sur lesquels porte la relation ont une liaison large, l’un est quelconque, l’autre est son « voisin » : le voisinage est, d’après le De Arte Combinatoria (4), une disposition qui exclut toute considération de priorité ou de postériorité. Alors il y a conservation des convenances ou des oppositions entre une multiplicité d’éléments et la multiplicité « voisine ». La relation de « voisinage » est plus générale que celle de « réquisit », et la conservation (convenance ou opposition) subsiste. Par conséquent, le principe de continuité est passage à la limite (du voisinage en général à la simple « raison») du principe qui fonde l’Analogie. Ce dernier est une relation fonctionnelle plus générale. Il convient donc de l’utiliser plus fréquemment que l’autre dans une explication compréhensive du leibnizianisme : il est plus universel. (x) Lettre de M. L. sur un principe général, etc. Plul., III, 52. (2) Schediasma de Arte inveniendi theoremata, in COUTURAT, (traduction à paraître).
Opuscules, p. 174
(3) Le Quid sit Idea leur réserve aussi une place de choix. (4) Math., V, 14. M.
SERRES
CS
LE
62
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
0
Ces deux exemples nous conduisent à une règle : sur les termes qui désignent l’unicité (et qui sont donc une clé de systématisme), et sur les principes qui les lient, il ne faut pas manquer de se référer de préférence à la généralisation la plus haute possible. La liaison qui sera la plus appropriée à l’unification du divers est forcément la correspondance la moins exigeante en éléments de conservation. Le leibnizianisme, on le devine, est très riche de ces types de correspondance. Le malheur du commentaire est qu’on leur a constamment préféré des correspondances plus fortes : on ne pouvait alors que se restreindre. Finalement, les lois partout conservées, que nous avons appelées « structures », Sont appréhendées selon les éléments formels que nous venons de décrire : wultiplicités, liaisons analogiques. Qu’il s’agisse des unes ou des autres, leur type est variable, selon leur nature ou selon la conservation qu’elles assurent, etc. Mais, comme telles, elles
sont, en première analyse, des clés de systématicité. 9. —
La notion de modèle
Ces principes généraux acquis, que nous aurons à développer dans le détail, précisons maintenant le chemin méthodique qu’il convient de suivre, le fil qui doit nous guider. Il y a d’abord un jeu assez considérable sur la décision à prendre vis-à-vis des mathématiques et de leur situation au sein du système général. Ce problème est plus délicat qu’on ne l’a cru : il impose au commentaire une stratégie assez fine qui ne peut se contenter d’une décision massive, d’une allégation de logicisme, de mathématisme, etc.
Nous avons dit qu’elles jouaient le rôle de wodèles (1) : il convient de préciser ce que signifie ce terme. Dire qu’elles sont seulement un modèle, c’est-à-dire un index, un paradigme, c’est réaffirmer qu’elles (1) Cf. modèle ou échantillon : À Nicaise, 5 juin 1692, Phil, IL, 535.
INTRODUCTION 6?
63
sont choisies pour des raisons de convenance et de simplicité. Et, de fait, Leibniz se réfère souvent à ses résultats, théorèmes ou énoncés
à titre d’exemples : tout se passe ici, dit-il souvent, comme en telle théorie algébrique, telle perspective géométrique, tel comportement aux limites : référence d’une analyse générale à un élément simplifié de comparaison, le privilège de l’art mathématique n’est alors qu’'heuristique ou pédagogique; il est plus transparent, plus parlant que d’autres index possibles. Cela tient à ce que la mathématique est avant tout une logique de l’imagination, et qu’une relation dans la région de l’imaginaire est le simple d’une liaison réelle, elle est le simplifié d’une complexité naturelle ou intelligible. La référence au modèle mathématique est donc la projection (1) d’une analyse cssentiellement compliquée dans les délinéations simples de l’imagination. D’où les affirmations qui paraissent contradictoires : que la métaphysique
est toute
mathématique,
et, d’autre part, qu’elles
s’excluent mutuellement (2) : l’une est l’abstrait dont l’autre est le concret, mais elles se donnent un mutuel appui. À ce niveau, le terme « modèle » doit être compris comme paradigme simplifié, d’un indice plus faible de réalité, mais plus accessible à l'esprit, comme, par exemple, la projection plane d’un solide de l’espace (3). Alors, on lira plus aisément sur l’exemple mathématique la complexité du réel ou de l’intelligible. Plus aisément et non exclusivement : car (1) C’est une idéc de projection qu’exprime Leibniz lorsqu'il dit, par exemple, que l’algèbre ct l’arithmétique ne sont que les « ombres » d’un secret profond qui cst dans notre entendement, celui de la Langue Universelle (Phal., VII, 185). (2) Cf. COUTURAT, Opuscules, 348. Nous traduisons : « La Mathématique uni-
verselle doit traiter d’une Méthode exacte de détermination des choses qui tombent sous le pouvoir de l'imagination : elle cest, pour ainsi dire, une logique de l’imagination. C’est pourquoi en sont exclues les choses Métaphysiques qui traitent des choses purement intelligibles, coman la pensée, l'action. In est exclue aussi la Mathématique spéciale qui traite des nombres, du lieu, du mouvement » (cf. Ip., ibid ess CC OP 45-4625 2=53).
(3) Ou bien comme variation.
un ensemble
de lois que l'on découvre
aux limites d'une
LE SYSTÈME
7
DE LEIBNIZ
d’autres index sont possibles, comme la jurisprudence; la mathématique n’est pas la seule référence, c’est la référence optimum (1) pour ce qui concerne la simplicité, mais une référence affaiblie par lincomplétude de ses notions. Elle à néanmoins l’avantage (au même titre que le droit) de constituer, à son tour, un système; et Leibniz l’a voulu ainsi. Alors,
elle n’est pas seulement un modèle de référence, un ensemble d'exemples particuliers dans lequel on puise arbitrairement l’index convenable, elle est aussi un système de référence. Ceci signifie que les problèmes de systématicité se posent pour les mathématiques comme ils se posent pour l’ensemble du système leibnizien. Si bien que, là aussi, nous avons une référence optimum : les problèmes d’unicité posés à l’occasion des mathématiques en général peuvent servir de modèles aux problèmes d’unicité posés par le système global. Si l’on veut, la systématisation de la mathématique exprime la systématisation générale et donne une idée de la mathématisation du système. Il y a là un seul et même problème. D’où notre préoccupation constante et notre affirmation de principe : nous ne songeons aucunement à expliquer la philosophie leibnizienne par sa mathématique : cela serait forcé, à bien des égards, et, de toute façon, partiel : un fil parmi d’autres; mais, plus profondément, cette position du commentaire impliquerait qu’il y a chez cet auteur un décalage entre ses perspectives de métaphysicien et son activité technique de savant, et que, selon ce décalage, celle-ci aurait orienté celles-là,
ou que les premières pourraient être déduites de la seconde. Or, il n’existe aucune coupure qui permette de raisonner ainsi à deux termes.
La notion de nombre,
(x) Cf. p. ex. COUTURAT, Opuscules, mis sur le même
par exemple, est d’un même
mou-
175, où « l'exemple » du droit romain est
plan que celui de la logique d’Aristote ou des mathématiques
(pour désigner ce dernier exemple, on dit « surtout ») pour indiquer « quelque chose du chemin pour arriver à la certitude ». Que la mathématique est la voie la plus distincte
"NE
IV, XII
ON PAIE V4
INTRODUCTION vement
appréhendée
65 métaphysiquement
ef selon
les techniques
mathématiques; et ainsi du reste. Un domaine ne contient pas les secrets de l’autre : ceci est une illusion rétrograde des modernes, pour qui est accomplie la déhiscence entre la philosophie et la science. Pour eux, l'effort consiste à jeter des relations entre ces deux domaines, séparés par une coupure définitive. À preuve l’invention de ce qu’on est convenu d’appeler l’épistémologie qui, tissant de telles relations, tente de réduire, par un concordat plus ou moins heureux, un divorce de fait. Alors l’épistémologie est plus le signe du divorce que la possibilité du concordat, elle désigne la déhiscence en essayant de la réduire. D’où notre perception moderne de Leibniz :
mathématicien et philosophe, on le perçoit comme tissant de telles relations. Or, cela est absurde : il n’y à pas d’épistémologie leibnizienne (voire même cartésienne ou platonicienne); il y a toujours philosophie, même en mathématiques, il y a toujours mathématiques, même en philosophie. Leur lien ne s’établit pas sur une coupure.
De même qu’il existe des Inifia rerum mathematicarum metaphysica, de même il existe une mathématique sublime de la métaphysique. Le rapport de ces deux domaines obéit au principe de continuité le plus général, et c’est pourquoi, de nouveau, l’une peut être un excellent modèle de l’autre, dans la mesure où l’ordonnance systématique du premier se réflète continûment dans la législation cohérente du second. Ceci est d’ailleurs général : il n’y a jamais, chez Leibniz, philosophie de style réflexif sur tel ou tel discours scientifique. L'application ou limitation (1) d’un élément mathématique à la philosophie n’est pas un problème, elle va de soi. Le commentaire ne doit donc pas expliquer l’une par l’autre, mais les deux ensemble et d’un même mouvement. Cela posé, il ne faut pas manquer d’énoncer une distinction qui (1) É. KANT, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négalive, Avant-Propos, Paris, Vrin, 1949, P. 73.
66
LE
SYSTÈME!
DENLEIBNIZ
touche cette science même. En effet, elle est d’abord une discipline fragmentée en régions assez distinctes : algèbre, arithmétique, théorie des jeux, géométrie des lieux, analyse infnitésimale, géométrie différentielle ou projective, etc. Leibniz pratique et promeut chacune de ces disciplines distributivement. À ce niveau, son effort est de diversification : il fait proliférer leur nombre,
en ouvre
de nouvelles;
son dynamisme inventif est, sur ce plan technique, une transposition de sa philosophie du multiple, de son genre d’esprit, curieux de luxuriances. Cette multiplication de l’activité technique est fort bien mise en lumière dans son Art d’Inventer lui-même, qui conseille sans cesse de transposer, de varier, de combiner, de changer de point de
vue, d’inférer, d’inverser et de réciproquer. Et d’obéir à son Art plus qu’on ne le dit d’ordinaire : car il approfondit moins chaque invention qu’il n’a le souci de découvrir encore. Leibniz n’est pas un esprit analytique, c’est un esprit combinateur, il est agile plus que ferme, et, comme il le dit, presbyte plus que myope (1). Ainsi, il n’est pas faux d’affirmer qu’il n’a que peu travaillé son calcul, laissant à la compétition le soin de le forcer à s’y plonger, et à L’Hospital celui de publier ses principales idées. Il aurait aimé avoir autour de lui des « jeunes gens », habiles calculateurs, pour cultiver ses idées
fécondes. Il multiplie et passe, esprit heuristique plus que patient analyste; le lecteur le croit ici, alors qu’il est partout ailleurs. Cette mathématique « spéciale », fragmentée en régions dont chacune est un tremplin de transposition, est le domaine des modèles de détail, des exemples, des paradigmes non systématisés. D’où l’erreur, que nous exposerons plus loin, qui consiste à privilégier telle ou telle 4
(1) Sur ces questions, cf. le très beau texte sur l'Art Combhinatoire
(COUTURAT,
Opuscules, pp. 561-562) que nous traduisons ailleurs. Il s'agit à la fois de méthode d'invention et de psychologie de l'invention; d’où les conseils de transposition, de mise en correspondance, etc., et d’admirables définitions qui s’appliquent à leur auteur ; par exemple, il conseille de rapides allées et venues dans le multiple (subitam per mulla discursationem), ete.
INTRODUCTION RE théorie, le calcul différentiel par exemple, même la dynamique. Mais,
multipliant
ainsi
ses
67 ou l’arithmétique,
transpositions,
et promouvant
ou des
théories neuves, il garde le constant souci de relier entre elles ces régions apparemment dispersées. On retrouve l’esprit architectonique
et l’idéal de communauté. Ici est l'important, connexions, d’application et de ramification. approfondi les idées de base qu’on lui prête, dissait autre chose : non point telle invention
ce travail patient de Et, certes, s’il a peu c’est qu’il approfonspectaculaire dans tel
domaine déterminé, mais la corrélation même de tous ces domaines.
Là est le véritable esprit de la mathématique de Leibniz, si voisine et si proche, dans son intention profonde, des théories contemporaines, qui savent désormais unifier des domaines naguère disjoints. Et ceci est si vrai que certaines des plus fines inventions de son œuvre relèvent très précisément de ce souci de connexion générale des disciplines. Le fameux théorème de calcul symbolique en est un brillant exemple : il s’agit d'appliquer une formule de type algébrique, le binôme de Newton, à l’expression d’une grandeur de type différentiel, d’ordre #7 comme la puissance dans le premier cas (1). De même, la théorie générale des enveloppes a pour origine le souci de relier les thèses arguésiennes de perspective et les thèses différentielles des constructeurs de tangentes (2). Et ainsi de suite : là encore, l’attention est focalisée sur les liaisons entre théories différentes, et, s’il admire Fermat, c’est pour avoir transporté la méthode
des anciens sur les angles, de la catoptrique à la dioptrique (3). On pourrait multiplier les exemples : ils montrent, en grand nombre, que l'esprit de la mathématique de Leibniz est unitaire, qu’il est un esprit de systématicité. Tout l’effort technique de son génie consiste (1) Symbolismus memorabilis… Math., V, 377-382. La traduction et le commen-
taire de ce texte sont à paraître. (2) De Linea ex Lineis, etc. Math., V, 266-270. Traduction à paraître. (3) CoUTURAT,
Opuscules, pp.
561-562.
68
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
om
à comprendre d’un coup plusieurs démonstrations d’ordres difiérents : ainsi « la recherche d’une même chose par des voies diverses fait s'épanouir une certaine équation, pour ainsi parler, c’est-à-dire
une comparaison, non entre deux quantités, mais entre deux méthodes, par quoi il est possible d’instaurer toujours des théorèmes nouveaux et lumineux ». Là encore est le sens profond de sa Mafhesis, qui est moins de logicisation universelle que d’unification sous l’égide de formes pures de multiples régions. Elle cherche à devenir un système qui comprend, groupe, réunit et exprime les diverses disciplines particulières, comme l’algèbre (« qui n’est pas une grande chose », la géométrie (en soi insuffisante), le calcul différentiel (dont il s’étonne parfois qu’on l’admire tant et tant), etc. Peu soucieux d’approfondir complètement ces disciplines, il aime à en souligner les relations, les correspondances et les analogies. Et la mathématique qu’il a en vue, qui est son projet profond (et non son « rêve »), est bien la théorie générale de ces correspondances, de ces relations, de ces analogies. Leibniz est, en un sens, un algébriste, au sens contemporain de ce mot. Et cela est démontrable, par le contenu de sa pensée et son armature méthodique, comme cela est visible historiquement : nous verrons plus loin qu’on trouve chez lui tous les éléments à partir desquels la révolution contemporaine s’est accomplie. D’où une vision renouvelée — et puissante comme arme méthodique — de ses essais techniques. Revivifier ainsi la technique mathématique simplifie, du même coup, la vision d’ensemble de sa philosophie. Ceci dit, on comprend mieux ce que nous appelions naguère l’analogie de deux états systématiques, celui de la mathématique et celui de la métaphysique. En effet, dans les deux cas, nous obtenons une théorie universaliste qui comprend, groupe, réunit et exprime d’un coup les diverses régions d’un monde, décrit ou construit, dont l’un est plus simple que l’autre, et continûment mêlé au premier; deux théories qui donnent de ces régions les lois les plus universelles, qui mettent en évidence leurs correspondances, leurs relations et
INTRODUCTION
69
leurs analogies. Ces deux mouvements de pensée sont simultanés, sans décalage, quoiqu’ils portent sur des éléments différents, mais intimement unis. On devine dès lors quelle va être notre méthode de démonstration. Si, en effet, il est possible de mettre en évidence un style de systématicité de la mathématique leibnizienne, s’il est possible de dessiner l’organisation de son réseau, alors le problème de la systématicité générale que nous posions en commençant trouve, en quelque façon, un commencement
de solution, s’il est
possible de montrer qu’il ya bien analogie de deux états systématiques, et si l’on précise convenablement le sens de cette analogie. D’un seul mouvement, nous allons à deux ichnographies, munies des mêmes lois, au fait, la même.
Si donc la mathématique forme un système, elle est bien #odè/e de systématicité. Elle sert donc deux fois de modèle : comme exemples particuliers et comme échantillon d’organisation. Nous répétons donc que nous ne commençons pas par elle, car ce commencement méthodique n’aurait aucun sens, mais que ous décrivons un système
en suivant la description d’une région donnée comme index et constituée ellemême en système. D'où l’utilisation du terme « modèle » dans un sens assez voisin du sens contemporain : ce qui réalise de manière effective un ensemble de lois posé en général : sens qui est, à peu près, l’inverse du sens platonicien. La mathématique n’est pas ce vers quoi on 2 les yeux fixés pour construire quelque chose qui approche bien ou mal cet idéal; au contraire, elle nous paraît être l’image simple, qui permet de voir, naïvement réalisé, un monde que l’on est en train de mettre en œuvre sur un terrain plus général, ou plus concret, ou
plus réel, ou plus complexe, ou moins fictif, ou moins imaginaire (Dum Deus calculat fit mundus, texte fameux qui commente une correspondance, celle du signe et du sens arithmétiques (1)). Mais il (1) Phil, VIL, 191. Il est important de ne pas isoler cette note marginale de son contexte.
LE
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SYSTÉMENDE
LEIBNIZ
0
faut, en outre, observer que ce modèle est partout dense dans le système général, qu’il en constitue une « partie totale » : il en est donc une région, mais une région systématisée sowwe le tout : c’est-àdire qui peut aussi bien le systématiser qu'être systématisée par lui. Elle est donc bien modèle mathématique du système et système « philosophique » de modèles mathématiques. Dans tous les cas, on retrouve deux thèmes : continuité et réversibilité, à leur plus haut niveau de complexité. Le Quid sit Idea était un chainon, ou un relais, sur un chemin homogène, et devient la charte de la théorie des
correspondances entre modèles. 10. —
Plan de l’ouvrage : découpage d’un résean Étoiles, schémas, point
Il n’y a pas mille et une manières de comprendre un réseau. Ou l’on circule sur un chemin arbitrairement élu, en conservant, de sommet en sommet, le même fil directeur; comme disait Des-
cartes, on finit toujours par atteindre l’orée, fût-ce par le plus long. Bien entendu, toute inattention ramène au labyrinthe — sans compter que le précepte de suivre une direction constante suppose une référence, un point fixe, c’est-à-dire le problème résolu. De surcroit, parvenu aux lisières, on n’a rien compris des routes de la forêt : un second voyage serait une nouvelle aventure. Ou bien on adopte la technique d'Alexandre à Gordium, on découpe le réseau. Cela signifie que l’on consente d’abord à s’y perdre, à revenir sur ses pas pour warquer le chemin. Soit un sommet quelconque du graphe : vers lui convergent nombre de fils, que l’on accepte de suivre l’un après l’autre, et tous. A les déconnecter alentour du sommet, on obtient une éfoi/e. Tous les points du réseau sont de telles étoiles. Soit maintenant un chemin quelconque du graphe; à le suivre, on rencontre, à terme, un carrefour; à changer d'orientation en toute rencontre, on revient inévitablement sur ses
ment
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EN
me
+
INTRODUCTION
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pas : la route parcourue, découpée à son tour, est un schéma poly-
gonal, qui peut être carré. En d’autres termes, on peut déconnecter un carrefour et ses chemins afférents, ou un chemin et ses carrefours
traversés. Cela dit, reste à savoir ce qu’est un point dudit réseau,
étant entendu qu’on vient de s’instruire assez sur ce qu'est un chemin. Voilà notre plan qui n’est autre qu’une carte constituée par éléments. Or, dès qu’on dispose d’une carte, le second voyage est fini aussitôt que décidé. Que faut-il entendre par étoile? Voici un thème philosophique arbitrairement choisi, la théorie de la création, par exemple. Leibniz en donne plusieurs modèles mathématiques : l’art combinatoire, la numération binaire (dite zwago creationis), la théorie des séries, la géométrie des lieux (à la Pyramide de la Théodicée), le calcul infinitésimal (de maximis et minimis), la science mathématique des jeux (au De Rerum), un certain mécanisme métaphysique. et ainsi de suite. Les chemins méthodiques d’approche convergent et concourent au point central de la Création; chacun d’eux y amène une finesse
analytique différente, telle et telle détermination. En est-il de même pour tout sommet de la thématique du système? Ici, on serait au rouet, s’il fallait découper toutes les étoiles pour montrer qu’il y a partout convergence et concours. D’où l’idée de choisir deux thèmes
les plus éloignés possible d’une mathématisation éventuelle : la représentation et l’histoire. Elles forment à leur tour des sommets riches en connexions, et nous verrons comment la question du développement historique, par exemple, est traitée successivement par nombres et figures, complexions et séries, maxima et minima, point de vue et géométral, invariant et variations, etc. À cette dis-
tance de la mathématisation possible, les deux exemples font limite; ainsi encadrée, la démonstration doit aller au principal du système, à la Monadologie, où la même disposition fait loi. On peut penser que, ayant fait tourner le fuseau de l’exceptionnel à l’ordinaire, il n’est plus besoin d’itérer la description : elle est identique partout.
72
_ LE SYSTÈME DE LEIBNIZ Cela dit, ces mêmes étoiles sont inversables. Si, en effet, toutes
les disciplines scientifiques, prises distributivement, concourent à tel, puis tel thème de la philosophie, la possibilité de recommencer à loisir le même dessin emporte tout aussitôt son renversement. Autour d’une région mathématique viennent converger autant de chemins philosophiques qu’il y avait tout à l'heure de chemins mathématiques pour mener à une région de la philosophie. Au « calcul des variations », par exemple, se greffent une physique, une cosmologie, une théorie de la perception et de la connaissance, une métaphysique de la création et de la liberté, une philosophie de l’histoire et une éthique, et ainsi de suite, jusqu’à la Monadologie même. Dès lors, tous les éléments d’une région tournent autour de chaque élément d’une autre région, et tous les éléments de celle-ci tournent autour de chacun de la première. Cette loi, valable pour le monde monadique, devient valable pour le système, les deux dispositions en étoile viennent de le montrer. Or, si l’on y prend garde, cette loi ouvre un espace finement organisé, de manière
sérielle et combinatoire,
que nous avons appelé une Table Harmonique, et qui n’est autre que le schéma polygonal du deuxième découpage. L’ordonnance de cette table approche assez bien de la disposition ichnographique souhaitée. Il suffisait de vérifier l’existence d’un tableau harmonique de cet ordre pour des contenus sémantiques variés : et, de nouveau, nous
avons puisé dans des régions quasi limites, comme la théorie des automates, l’acoustique et la musique, la philologie, etc., avant d’en
revenir à la constitution du monde monadique. Du rare au commun, il n’était plus besoin d’itérer la description : c'était partout comme ici, Arlequin faisant office d’Ariane. Les deux familles de graphes en étoile, constituant par leur réciprocité une manière d’élévation, définissent le système comme convenance et concours : il s’agit de son organisation, des lois de sa construction, et, si l’on veut, de sa syntaxe. L’itération de descrip-
tions semblables le désigne comme théorie des correspondances de
INTRODUCTION emne
+
(973
région à région, de contenu sémantique à contenu sémantique, de multiplicité à multiplicité. Restait à approcher la question de l’unité en général; d’où le découpage, plus fin, du point comme tel. Les rencontres, ici, furent inattendues; le point a plusieurs sens : N
pôle d’un mouvement, centre de forces, site et situation, limite d’une
variété, point de vue pour une scénographie, référence en général, foyer du monde de la cosmologie, par exemple. En ce lieu sans lieu, on retrouvait la doctrine du mouvement, la philosophie de la nature et de la connaissance, le problème du monde et la théologie, avant
que d’aborder l’interrogation sur l’être. En d’autres termes, il nous obligeait à poser une question que nous avons nommée anté-copernicienne : avant de savoir quel est le centre du monde et où il est, il faut chercher 577 est possible. Et, d’un coup, l’âge classique entier venait au carrefour, comme post-renaissant et pré-kantien, comme posant d’une seule voix la question de cette possibilité. Nous avons tenu à le vérifier sur une autre pensée que celle de Leibniz : l’œuvre de Pascal nous à servi de paradigme, tout entière centrée sur la notion de centre, la retrouvant partout, de la mathématique à la christologie. Le bûcher de Bruno éclaire encore le xvrre siècle, avant que naissent les Lumières, mais c’est moins son supplice que sa pensée infinitaire qui fait balancer les dogmatiques entre Copernic et Tycho. Et l’approfondissement de cette hésitation amène à la région anté-transcendantale. Toutes déterminations du problème rassemblées par Leibniz dans le dictionnaire universel de la Monadologie : la monade y est bien centre de forces, sifus et point de vue, référence qualitative et foyer du miroir de Dieu, lui-même Monas monadum, sujet pensant et être unitaire. Alors que les classiques avaient choisi dans ce lexique un ou deux termes, respectivement,
alors qu’après Leibniz on choisira #7 modèle du monde et du connaître, le Système de l’Harmonie offre la Table unitaire de tous les choix possibles.
LE
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11. —
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
Récurrences et recouvrements historiques
Précisons, cependant, avant de finir, un point de la plus haute
importance. En effet, l’ensemble des thèses qui viennent d’être exprimées peut paraître cohérent du point de vue de l’organisation logique; ou, du moins, on peut en disputer (ou, si l’on veut, les
« calculer ».…). Mais il peut paraître abusif sous le rapport de l’héssoire. Et nous avons si fréquemment trouvé, au détour du chemin, des questions qui s’y réfèrent qu’il ne faut pas se dérober aux arguments polémiques éventuels portant sur cet abus. A-t-on le droit de comprendre le terme w#/fa comme « multiplicité », de traduire intersectio seu nodus comme si ces mots préfiguraient leur emploi ensembliste, de donner aux vocables de la famille de « correspondance » la signification générale et rigoureuse que nous lui accordons, et ainsi de suite? A-t-on le droit de parler un langage si proche de nous, d’utiliser des armes méthodiques si récentes, pour rendre compte d’une pensée qui paraît ne pas les connaître, une pensée aussi éloignée d’eux dans le temps et, qui plus est, tout entière tournée vers les traditions scholastiques, médiévales, helléniques ? N'est-ce pas un anachronisme grossier que de voir une architecture « structuraliste » là où il ne paraît se trouver qu’un système dogmatique parmi d’autres, une philosophie classique parente, à certains égards,
de ses contemporaines, et proche aussi de ses devancières ? N'est-ce pas retourner jusqu’à l’erreur la seule méthode pensable en histoire de la philosophie qui consiste à expliquer l’invention par l’accumulation des héritages ? La retourner jusqu’à ce point fallacieux où l’on explique par le développement des séquences postérieures. N'est-ce pas choisir, parmi les Leibniz possibles, le plus faux, celui de toutes les illusions rétrogrades? Là encore,
comme
pour les questions de systématicité,
observer la situation générale du commentaire
il faut
leibnizien sous le
INTRODUCTION
75
rapport de l’histoire (1). Et, de même qu’il était impossible de ne pas remarquer l’accord profond et le consentement de toutes les gloses, quel que soit leur point de départ, de même ici on peut énoncer la règle : l’histoire des variations du commentaire a du rapport avec l’histoire même des sciences, ses progrès et régressions expriment assez bien l’état de la science dans le temps du commentateur. Chaque fois que la science (et, plus particulièrement, la mathématique) fait quelque bond manifeste en avant, par une restruc-
turation de son projet global ou par un approfondissement de ses principes, il se trouve quelqu’un pour faire à nouveau le pèlerinage de la Mafhesis, comme si l’odyssée leibnizienne contenait en puissance, et comme dans une involution préformationiste, le dynamisme et le développement historique postérieur. Il arrive même que la référence à notre auteur soit le fait de penseurs qui se font de la mathématique des idées quasi opposées : ainsi Chasles recherche dans le grand texte sur le principe de continuité (2) l’origine de celui des relations contingentes, fondement de sa géométrie (il distingue d’ailleurs son principe de celui de Leibniz). Alors le xix® siècle géomètre reflue vers le mathématicien du calculus situs. Mais aussi
le xrx® siècle logiciste, en pleine crise des fondements : et Couturat dans sa Préface à l’édition des Opuscules (3) remercie Peano de l’avoir, (1) Nous avons développé ce thème dans notre article Descartes in revue Critique, janvier 1961, n° 164, pp. 51-53.
et Ieibniz...,
(2) Cf. Aperçu historique sur l’origine et le dévelobbement des méthodes en géométrie, Paris, 1875, pp. 357-359. CHASLES cite, bien sûr, le grand texte des Nouvelles de la
République des Lettres (mai 1687, p. 744), mais aussi la Théodicée (348), les Nouveaux Essais et diverses lettres à Varignon, Foucher, Clarke, etc. Dans ce même ouvrage, Chasles en appelle fréquemment à Leibniz (pp. 22, 62, 69, 70, 76, 86, 91, 97, 110, 112, I41, 142, 357). Sur ce point, on remarquera également que CASSIRER compare Math., VII, 251, et Math., IV, 106, avec l’Introduction de PONCELET à son Traité
des propriétés projectives des figures (Leibniz system, etc., pp. 224 sqq.). (3) Op. cit., p. 1, n. 2. On nous pardonnera d’avouer — en toute humilité et toutes proportions gardées — qu’il nous est arrivé semblable aventure. Nous avions, il y a déjà quinze ans, fait un travail de pure épistémologie sur les séructures algé-
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LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
par sa logique, introduit à l’étude de celle de Leibniz. Il est clair que, de son côté, M. Russell n’avait à remercier personne que soimême. Mais si le logicisme invoque la paternité de la Mafhesis (pour la réexpliquer ou pour la critiquer), l’antilogicisme le plus criant y trouve aussi son bien : on connaît en effet les positions doctrinales de Brunschvicg, expression de l’école française et héritier de Poincaré, qui ne parlait point le péanien. Et quoique sourd à ce langage (pour ne point participer à la conversation), il ne l’est pas au dialecte leibnizien et trouve en lui l’approfondissement convenable de la mathématique classique, calcul infinitésimal et théorie des fonctions. Progrès de la science, et retour à Leibniz, chez Chasles et Russell-
Couturat; progrès, mais progrès distants de toute l’étendue du ciel, retour et retour commun. Régression sur ce progrès, défense et illustration de la position classique chez Brunschvicg, refus d’un fondement logique, retour cependant aux thèses du mathématicien de Hanovre. Lorsque, dans une perspective encore différente, M. Y. Belaval analyse l’opposition de Descartes et de Leibniz dans le cadre général d’un intuitionnisme et d’un formalisme, il fait remonter l'esprit de cette dernière école à l’auteur de la caractébriques telles que les mathématiciens modernes les utilisent et en comparant leur esprit à celui des mathématiques que l’on nomme désormais « classiques ». Ce travail achevé et remis à nos maîtres, il nous parut nécessaire de compléter notre informa-
tion par l’étude des espaces topologiques, c’est-à-dire de la manière dont les Modernes étudient les problèmes de voisinage, de limite et de continuité. Et comme Leibniz est à la fois 1e promoteur « classique » de ces problèmes et le premier inventeur du terme Analysis Situs, nous avons, à temps perdu, cherché dans son œuvre le contenu de ces questions et la signification de ce terme. A notre extrême surprise, la lecture des Mathematischen Schriften nous a très vite convaincus qu’il ne fallait pas tellement y chercher l’origine de la topologie que celle de l’algèbre moderne, et, par traits délicats, celle de certains thèmes de la Théorie des Ensembles. On voudra bien nous excuser de cette anecdote qui n’aurait aucun intérêt si elle n’était que personnelle ; mais elle est assez significative du problème ici posé. De plus, l’un des auteurs des Éléments de BOURBAKI, consulté, nous a confirmé avoir éprouvé
la même impression à la lecture de l’œuvre mathématique de Leibniz. Bourbaki, comine Peano, avait fait le pèlerinage.
INTRODUCTION RS
ee
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37 ŸT
ristique. Paradoxalement, le commentaire lui assigne la paternité de Poncelet, de Peano, d’Euler, d’Hilbert, etc., alots que l’énoncé même
de ces noms souffre mal la juxtaposition. Qu’ont en effet de commun
le langage projectif ou des transversales, la terminologie des fonctions, le projet logiciste et l’établissement des systèmes formels 2... Et, bien sûr, nous ne citons pas tous les « retours » (1). De fait, cela signifie cette règle, si commune en histoire des sciences, que l'éveil d’une vérité épistémologique revivifie une vérité historique, que la première est plus forte que la deuxième, et la promeut parfois. Alors, en développant peu à peu la chaîne de ses découvertes, la mathématique semble déplier les involutions secrètes des projets leibniziens. Un autre exemple est édifiant : on fait généralement grand cas des établissements concernant la dynamique, application du calcul, théorème des forces vives, etc. Par là, dit-on, on est conduit comme par la main au centre du système; et, certes, cela
n’est pas faux, nous l’avons dit. Mais quel est le poids de ces vérités épistémologiques, au regard de celles qui sont exprimées, à la fin de la correspondance avec Huyghens ou dans les lettres à Clarke,
sut l’espace et le temps ? Ce poids est faible, à consulter l’histoire : car si Newton donne raison aux premières, la mécanique moderne donne raison aux secondes en donnant tort à Newton. Ici aussi, il y a reviviscence d’une vérité oubliée (2), revalorisation de certaines
régions que le privilège accordé à d’autres avait assombries. Il nous paraît de la dernière évidence que l’historien de la philosophie doit tenir un compte exact de la VÉRITÉ épistémologique des idées qu’une pensée promeut : or, cette vérité est de mieux en mieux mise en relief (1) Autres exemples : N. RESCHER, Journal of Symbolic logic (vol. 19, I, March 1954, pp. 1-13) ; LUKASIEWICZ, Aristotle’s Syllogistic (Oxford, 1951), pp. 126129 ; LEWIS, Survey of Symbolic logic (pp. 14 et 373-379), qui retrouvent Leibniz par-delà Russell et Couturat, en signalant leurs plus lourdes erreurs.
(2) D'où vient qu’une philosophie du non devienne nécessaire par cet oubli : la mécanique non newtonienne, l’épistémologie non cartésienne, etc., sont leibniziennes.
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
om
par l’histoire qui suit son expression. Alors l’histoire des sciences postérieure à Leibniz tourne autour de son système (comme les variations du commentaire le font voir) et en revivifie successivement des régions : ce système est, dès lors, successivement cewfré,
décentré, recentré autout de notions que la perspective actuelle fait prévaloir. Pour ne pas être victime de l'illusion rétrograde, il faut en comprendre les lois. Quand la mathématique est centrée sur la théorie des fonctions, Leibniz est un analyste; à l’heure de l’arithmétisation de cette analyse, il est le promoteur de la combinatoire et de la théorie des séries; au moment de la rénovation logiciste, il est celui qui déduit tout universellement de l’inhérence des prédicats dans le sujet; quand la préoccupation princeps est la construction de systèmes formels, il est l’homme de la caractéristique universelle; si la mécanique reste classique et newtonienne, alors la dynamique des forces vives est un centre de gravité de sa pensée; que la relativité s’installe et voilà le théoricien opposé à l’absoluité de l’espace et du temps retrouvé et magnifié. Et ainsi de suite (1). Et de nouveau : au regard de l’histoire des sciences, le problème de la systématicité est aussi d’essence. La meilleure perspective sur la pensée scientifique de Leibniz est celle qui rendra compte du tout, et qui conservera la vérité de ces différents points de vue : car il est vrai, et sans conteste, qu’il y a chez lui géométrisme, analyse, arithmétisation, logicisme et formalisme, dynamisme classique et relativisme. Il faut se retrouver dans cette juxtaposition surprenante. Or il paraît que le plus récent des efforts mathématiques est précisément un effort de systématisation dans l'esprit même de notre auteur, et qui rend justice et qui rend raison de ces différents points de vue, qu’il comprend et qu’il approfondit. C’est donc, en droit, dans cette perspective, le meilleur outil : le commentaire peut nourrir quelque (1) Nous évoquons ici successivement Brunschvicg, Pierre Boutroux, MM. Russell, Belaval, Guéroult et Reichenbach.
INTRODUCTION 1)
79
espoir de se dépasser en commentaire des commentaires, parce que la mathématique actuelle est la mathématique des mathématiques, comme
la Mafhesis de Leibniz, et comme, chez lui, la concordance
ordonnée de points de vue différents. Mais n'est-ce pas alors céder à la plus large, certes, mais à la dernière des illusions rétrogrades, à la plus récente des récurrences? Nous répondrons à cela : il y a toujours intérêt (parce qu’il s’agit de la vérité) à centrer une pensée autour de ses notions épistémologiques les plus fortes. Or cette force, c’est l’histoire dans son développement qui en est la meilleure balance, le meilleur juge, le meilleur filtre. Car l’histoire des sciences n’est pas une évolution commune, c’est une progression vets le profond, l’originaire, le conditionnel et la source. En un sens, les sciences vont vers leur origine (1) : par conséquent, elles approfondissent leurs devanciers, elles les devancent. Et c’est parce que la mathématique moderne devance la #afhesis universalis qu’il y a explication possible : parce que le problème historique de la science est l’inverse du problème historique de la philosophie. Où il y a pour celle-ci accumulation des héritages, il y a pour l’autre identité entre séquences et conditions. Certes, il faut montrer que l’auteur qu’on analyse a ainsi vu et jugé comparativement la force des notions qu’il exprime, qu’il les a élues, selon l’histoire au sens traditionnel, c’est-à-dire de fait, comme
le filtre
récurrent de l’histoire de droit l’a fait. Pour échapper à l'illusion du mouvement rétrograde et conserver la vérité de la récurrence scientifique, il faut démontrer que l’auteur à bien jugé comme la postérité approfondissante a fini par le faire. L’illusion de récurrence est de mode, la vérité de récurrence est de tri, de recentrage, de rééquilibration
et d’approfondissement.
Il serait, dès lors, illusoire
de
(1) L'origine des sciences mathématiques se confond avec leur fin. Cf. notre étude : Les Anamnèses mathématiques, in Archives internationales d'histoire des sciences, janvier-juin 1967, pp. 3-38.
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LE
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DE
LEIBNIZ
moderniser de force la pensée leibnizienne (1); il est de tri et d’é/ection
du profond de la centrer autour des idées qui ont eu la postérité la plus puissante et que Leibniz lui-même affirmait, de fait, comme les plus fondamentales qu’il ait jamais émises. Pour sanctionner les choix de l’histoire récurrente, il faut qu’ils concourent
à ceux de
l’histoire tout court; ou qu’ils les expliquent, ou qu’ils soient guidés par eux : double réglage, difficile à suivre, d’une vérité épistémologique dont la genèse est retournée par rapport à la simple évolution historique. Il indique qu’une notion est importante quand elle est la première approximation d’une idée profonde que la postérité élira, et qu’elle est aussi un principe élu, de fait, dans l’énonciation historiquement située : elle est alors au confluent de deux genèses, l’effective et la normative,
l’endroit
où se rencontrent
les deux
courants inverses. C’est à cet endroit précis que l’apologétique devient polémique, que, pour défendre notre droit de privilégier ce qui fut recouvert, nous sommes obligés de critiquer certains recouvrements et certaines valorisations. Tout découle de cette curieuse position occupée par Leibniz parmi ses contemporains, par rapport à ses devanciers et au regard de ses successeurs. Elle est partout paradoxale; d’une certaine manière, il est de son temps et paraît à beaucoup d’égards la plus (1) Et certains auteurs n’échappent pas à cette tentation, qui consiste à tout accepter en bloc de cette pensée récurrente. Ceci est réellement verser dans l’erreur et le retournement que nous voulons éviter, en utilisant cependant ce que ce dernier contient de vérité. Par exemple, sous le simple prétexte que Leibniz utilise la notion de voisinage, REICHENBACH (op. cit.) donne à cette notion le sens topologique contemporain. Or, nous l’avons vu, ce terme n’est pensé ici que dans le cadre d’un art combinatoire ou, parfois, dans le style du calcul des variations. Qu'à certains égards ce dernier calcul soit prétopologique, certes ; il n'empêche que la notion en question n’a jamais, chez Leibniz, le sens contemporain. Dans l'optique diachro-
nique de l’histoire des sciences, il faut se méfier des faux amis linguistiques. Nous le verrons, par exemple, sur le cas de la similitude, où il faut chaque fois vérifier s’il s’agit de ce qu'est, pour nous, une homothétie, une similitude, une affinité, voire un isomorphisme.
INTRODUCTION
81
fine expression des thèses de son époque : il pense la mathématique dans le style de Desargues, de Pascal, de Huyghens, de Fermat, il est de la même famille d’esprit. D’une autre façon, il est plus conservateur qu’ils ne Le sont : il renvoie Descartes à ses héritages helléniques, la théorie des différences à Archimède et celle des sections
coniques à Apollonius. Le voici « Ancien », le voilà « Moderne ». Mais, enfin, il les dépasse tous, et selon l’histoire et selon les conditions, il annonce des jours nouveaux où l’on saura enfin ce qu’est un paradoxe infinitaire, une correspondance formelle, une dérivée
d’ordre quelconque, une « fonction projection », etc. Devant ce miroir mathématique, qui réfléchit et infléchit les informations du passé, du présent et du futur, le commentaire dissocie : il a étudié,
inventé et rêvé, il a acquis, découvert et s’est adonné à d’irréalisables songes. Mais à mesure que l’histoire passe, le commentaire est obligé de faire passer le contenu onirique dans le contenu heuristique : et le développement des gloses que nous venons de suivre n’est que le dévoilement effectif et continué des ci-devant involutions rêveuses. On s’aperçoit peu à peu, l’histoire des sciences se chargeant de nous réveiller, que le songe leibnizien est bien une découverte effective, qu’il est approfondissement des mathématiques et non
prophétie dérisoire sur un impossible projet. D’où la tentation que nous éprouvons d’écrire — en passant à la limite — que, de même que son système comprend et enveloppe le commentaire, quel que
soit son point de vue, de même sa mathématique comprend et enveloppe ses techniques régionales : et cela, de la même manière que la mathématique moderne comprend et enveloppe les mille tentatives classiques qui précèdent sa constitution. On serait tenté de décrire un intervalle historique où le début leibnizien mime et prévoit la fin contemporaine,
en dessinant
l’entre-deux
comme
le dévelop-
pement partiel et lacunaire de la construction initiale, et l’approximation lacunaire et partielle de l’architecture terminale. Et à mesure
que l’on s’approche de celle-ci, dans la même mesure on développe
_
LE SYSTÈME DE LEIBNIZ
EEE
celle-là. Le système leibnizien est de mieux en mieux centré à mesure que l’on s’approche des mathématiques contemporaines (le commen-
taire et ses variations le montrent), parce que celles-ci s’instaurent à la manière et dans le style de celui-là, en s’épurant progressivement, en remontant vers leur source formelle et en supprimant les privilèges traditionnellement accordés à telle ou telle région singulière de leur savoir technique (1). Et comme le demandait — et le réalisait — Leibniz, elle remonte de ces régions à leurs conditions géné-
rales de manipulation, des techniques immédiates aux doctrines abstraites : et, ce faisant, elle rejoint l’esprit de la Mafhesis. Il nous paraît donc de première importance et de signification profonde de poser, au sujet de notre philosophe, non tellement des questions de contenus régionaux que des problèmes de systématicité générale. D'où notre polémique : en posant des problèmes singuliers — comme la mathématique a fait dans l’intervalle indiqué — le commentaire (qui, décidément, apparaît comme le miroir de l’histoire des sciences, ou l’histoire de cette histoire) a varié ad libifum dans les privilèges et les recouvrements. Et ceci est surtout remar-
quable pour ce qui concerne l’appréhension de l’œuvre mathématique. Les plus profondes intuitions qu’elle montre, en logique, en algèbre, en arithmétique, et que Leibniz ne cesse de souligner
(quoique ses contemporains ne s’y attardent pas) (2), ses meilleures (1) Plus généralement, cette description nous paraît importante pour ce qui concerne les problèmes de l’évolution mathématique, et particulièrement ceux de son origine, de sa fin et de l’application de ses résultats. Nous le disons ailleurs. (2) Nous avons déjà dit que le thème du rêve est fixé du vivant même de l’auteur. À ce sujet, comment se fait-il que L/Hospital (Math., II, 304) ne sache « se faire une idée nette de ces différentielles qui ont pour exposants des nombres rompus », alors qu'il a à sa disposition la dérivée de certaines fonctions circulaires, qu’on peut, à la rigueur, imaginer d’ordre quelconque, en faisant tourner le rayon vecteur comme on le désire ? Aucun commentateur, à ma connaissance, même mathématicien, n’a pris garde au fait que cette invention n’est pas un rêve à l’époque même de Leibniz. Certes l'hypothèse n’en est plus une depuis le calcul symbolique du xix® siècle et surtout depuis la Théorie des Distributions de M. Laurent SCHWARTZ : mais elle
INTRO DUCTION 7 )
83
remarques concernant les problèmes de fondement, de structure et de langue, ont été recouvertes, par exemple, par ce qui a constitué
l'événement capital de cette fin du xvrie siècle, je veux dire l’avènement du calcul infinitésimal. Le malheur, si l’on peut dire, mais il
faut l’oser, le malheur à voulu qu’à cet avènement Leibniz ait pris la meilleure part. Par conséquent, il a été quasi exclusivement considéré comme le mathématicien du calcul — et son philosophe — ce qu'il est, certes, mais pas seulement et pas swréout (1). On a dit, était possible dès le xvire siècle. Il y a méprise des contemporains plus que témérité de l’inventeur. On voudra bien généraliser et dire que le commentaire a été plus souvent guidé par l’appréhension générale que le xvrre et le xvrrre siècles ont eu
de l’œuvre leibnizienne que par le contenu de l’œuvre même. (1) Une excellente preuve de ce que nous avançons ici nous est fournie par un texte de STONE, Analyse des infiniment petits, etc., servant de suite aux infiniment petits de M. le Marquis de L’'Hospital, traduction RONDET, Paris, Gandouin, Giffart, 1735. Discours préliminaire, pp. XLIX-L... : « Monsieur Leibniz n’était pas aussi enthousiasmé de Descartes que ses Panégyristes ordinaires, et ne regardait pas même son calcul comme une si belle chose, n’ayant pas même d’abord regardé son calcul différentiel et intégral, comme il le regarda lorsqu'il en vit quelques autres dans l’extase et l’admiration... » Dans cette phrase, assez mal construite, Stone affirme que Leibniz considérait au début son calcul à peu près comme il considérait la géométrie algébrique. D'ailleurs, il n’en a guère donné que des échanhllons (Plul., IIL, 611), et il se plaint à Rémond d’avoir converti Huyghens par
ces échantillons, alors qu’on n’a prêté aucune attention à sa spécieuse, considérée comme un « songe ». On remarquera enfin que le Traité de STONE est exclusivement un traité de rectifications, quadratures, cubatures et recherches des centres de gravité. En cela, il est significatif : car le calcul n’apparaît toujours que dans son sens métrique. Il permet de mesurer ce que les géométries grecque ou cartésienne ne permettaient point de mesurer. Que cette généralisation simple — et, finalement, connue d’Archimède — n’ait point tout à fait suscité le fol enthousiasme de Leibniz,
quoi d'étonnant ? Mais, en fait, il y a plus, dans le calcul, que ces échantillons d’application. I1 y a les principes. Car, si l’on considère le calcul exclusivement de cette manière (cf. STONE, 1bid., p. LXXVI : « La vraie Géométrie consiste à mesurer les corps, lignes et surfaces par les quadratures »), paradoxalement, il
advient qu’on ne s'éloigne pas tellement du cartésianisme : la géométrie analytique (expression leibnizienne, cf. i# COUTURAT,
Opuscules, pp. 559, 583, etc.) complète
la géométrie algébrique, la complète techniquement, mais paraît rester dans son esprit. On adopte des méthodes que Descartes réprouve, mais on demeure dans sa vision générale — métrique — de la mathématique. Cette simple remarque amène
84
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
à juste titre, que cette invention lui revenait de droit, ct non à Newton, parce que, l’idée étant, comme on dit, « dans l’air », il en avait pour
jamais fixé le langage. 11 faut aller jusqu’au bout de cette idée et affirmer que le vrai Leibniz est bien dans la manière linguistique de traiter le calcul, plus que dans sa matière même : car, au fond, le
dénouement des questions abordées par cette arme nouvelle ne l’intéresse guère, que pour la compétition, que pour s’affirmer par des victoires spectaculaires l’auteur réel de la découverte. Bien sûr, il est analyste, il est au milieu de ce courant d’idées qu’ont en commun Fermat, Pascal, Wallis, Gregory, Barrow, Newton ; mais ces idées, il les reprend en formaliste, en algébriste, en arithméticien, en « lin-
guiste » : fixation d’une terminologie, d’une signalétique cohérentes. Mais cette manière de traiter le calcul, de considérer une intégrale et une différentielle comme des opérateurs et des opérateurs réversibles, passe inaperçue au regard du champ nouveau qu’ouvre cette arme à deux siècles de recherches. Alors la mathématique, du xvirre siècle et d’une partie du xIx®, centrée, focalisée sur ce champ nouveau qui paraît le terrain principal et fondamental de la science, agit comme un recouvrement de la vérité leibnizienne. Que celle-ci soit la visée d’un calcul opérationnel et d’une caractéristique à travers le contenu infinitésimal, cela disparaît jusqu’à ce que l’on retrouve, dans le calcul lui-même, des idées de cet ordre. Pendant
longtemps, une partie de son œuvre éclipse l’intention principale, et cela à cause de l’extraordinaire excroissance de l’analyse et de la théorie des fonctions. Le déséquilibre du commentaire leibnizien exprime le déséquilibre de l’édifice mathématique : on privilégie le calcul dans l’un comme l’analyse dans l’autre. Et ceci d’autant mieux que l’histoire de fait (invention réelle) rejoint l’histoire de droit
à penser que, pour Leibniz, ni le calcul, ni la mathématique ne se réduisent à cela. S'il n’y a que métrique, il n’y a que mathématique de peu de poids, il n’y a que du
rôcov, de l'appliqué.
INTRODUCTION
85
(importance actuelle). Une fois la mathématique recentrée sur la géométrie, le commentaire leibnizien se recentre conjointement ainsi, puis la logique, puis le formalisme (1). Si l’on admet que, pour un temps au moins (2), la mathématique à atteint un certain point d’équilibration générale, on peut espérer que le commentaire le fera aussi, puisque, selon l’histoire de fait, c’est bien cette équili-
bration globale, par approfondissement des conditions initiales et mise en évidence des structures communes, que visait celui qui n’est que marginalement l’inventeur du calcul différentiel. Ainsi notre lecture nous a paru fidèle, et à l’auteur — lettre et esprit — et à la vue qu’en pouvait prendre tout homme du xx® siècle : et c’est ainsi que l’histoire est féconde, qui enracine nos pensées et revivifie par elles d’antiques occultations. Alors, lillusion rétrograde serait plutôt l’excès de ceux qui ont recouvert la vérité principale par des significations partielles, privilégiées de fait par le style de leur temps. Dans le langage que nous utilisons ici, nous disons : la valorisation de certains wodèles a occulté la visée principale qui était celle de leur structure commune. L’illusion est, dès lors, d’autant plus forte que le modèle est partiel, et que donc les régions recouvertes sont plus larges. D’où notre espoir de rejoindre les affirmations leibniziennes, en ne valorisant ni ne privilégiant aucune de ces régions, et en les relativisant toutes — et même le calcul — au niveau de simples modèles. L’instruction de l’histoire récurrente devient alors cathartique des illusions rétrogrades. Félicitons-nous de ce que les mathématiciens contemporains aient amené leur science à ce point élevé où les modèles en question sont rejetés à leur naïveté : eux et eux seuls sont les grands instructeurs du leibnizianisme. (1) On retrouve ici, curieusement, et dans une perspective historique, l’idée de modèle (index de description). (2) Nous disons « pour un temps », car, à bien des signes, on peut deviner que l’unification réalisée par les « modernes » est à nouveau un stade dépassé et que la mathématique repart vers la diversification.
LE
86
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
ES
Mais il faut passer, dans ces problèmes d’histoire, à la contreépreuve, ou, si l’on veut, à la réciproque. À supposer qu’il soit vrai qu’il y ait préformation et origine de la mathématique moderne dans l’intention leibnizienne, les promoteurs de celle-là en ont-ils eu conscience ? Il suffit, pour cela, de faire un catalogue rapide des références à notre auteur dans la période contemporaine. Nous avons vu que la grande révolution moderne avait conduit bien des auteurs à cette source, contribuant ainsi au redressement de sa compréhension. À la limite, à la fin de cette révolution,
un auteur
comme
Bourbaki fait le point : il le fait selon la technique « élémentaire » et selon l’histoire. Sur ce dernier sujet, on ne peut manquer d’être impressionné par l’abondance tout à fait exceptionnelle des références à Leibniz dans ses Éléments d'Histoire des Mathématiques (1). Mais on le serait beaucoup plus, il faut le dire, si le collège des auteurs de cet ouvrage admirable avait moins systématiquement démarqué les commentaires usuels. Si bien que le Leibniz de Bourbaki est finalement moins « bourbakiste » que Leibniz soi-même, dans la mesure où il est perçu par ces mathématiciens à travers le filtre d’un logiciste, qui ne savait pas tout à fait saisir tout ce que Bourbaki y aurait pu trouver. Et cependant, malgré cette hypothèque assez lourde, l’ensemble des paternités leibniziennes du style contemporain y est considérable : symétrie et transitivité des relations d’équivalence ; évacuation de l’intuition géométrique dans le langage axiomatique; idée topologique de situation (la notion d’ « entre »); combinatoire conçue comme
science des relations abstraites entre
objets mathématiques quels qu’ils soient; subordination de la métrique à une catégorie plus profonde, celle de la qualité; notions d’inclusion, d’application, de correspondance univoque ou pluri-
(1) BOURBAKI, op. cit., pp. 23, 28, 32, 36, 38, 39, 41, 67, 72, 79, 86, 98, 147, 162,
178-220, 221. Soit presque autant que pour Hilbert (ou Riemann), ce qui est significatif.
INTRODUCTION 1
87
voque, d’isomorphie; notion de relation compatible avec une relation d'équivalence; usage systématique d’un langage formalisé; distinction expresse entre opérations commutatives et opérations non commutatives; attention portée sur la distinction entre infini actuel et infini virtuel; « pressentiment » de la théorie des idéaux (l’entier est le « genre » de l’ensemble de ses multiples); mise en évidence d’ensembles autres que R ou R* (disque fermé privé de son centre); cas particuliers d’intersections au sens ensembliste; première ébauche d’une
algèbre
linéaire;
déterminants;
méthode
des
coefficients
multinomiaux; première idée d’un espace vectoriel à # dimensions, etc., sans rien dire évidemment de tout ce qui concerne la théorie des transcendants,
le calcul infinitésimal, les ordres d’infi-
nitude, les développements asymptotiques, ensemble d’idées dont nous avons assez parlé pour le moment. Cette première et rapide moisson de résultats est déjà une quasi-démonstration de notre thèse générale : muni de ces éléments, il est difficile d’être fort éloigné de l’esprit contemporain. Notre but, dès lors, sur ce point précis, est, très modestement, de compléter la moisson et de présenter un groupe de résultats assez complet pour finir la démonstration de cette « réciproque » historique portant sur l’art mathématique. Nous aurons, ce faisant, terminé le pèlerinage, et la mathématique contemporaine aura trouvé l’une de ses grandes sources historiques, longtemps recouverte, longtemps considérée comme un vague fantasme de la raison. Et ceci est, sans doute, possible parce que la paix est à peu près faite, et la réconciliation, dans la république mathématicienne : lorsque la crise, encore, n’était pas étale, il arrivait, en effet,
que l’œuvre de Leibniz fût considérée comme une préhistoire, où la mathématique se rêvait elle-même, sans conscience de soi (1). Ainsi peut-être l'explication philosophique que nous tentons de présenter trouvera
un
surcroît
(1) J. CAVAILLES,
de véracité et tombera,
nous
l’espérons, la
Méthode axiomalique et formalisme, pp. 23-20.
LE
88
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
très sérieuse critique concernant l’abus des récurrences de l’histoire. Cette tentative de rééquilibration du commentaire, indexée sut le recentrage global que l’histoire des mathématiques effectue sous nos yeux, a son corollaire dans l’histoire des sciences autres que celles-ci, et rebondit par là sur notre vision de l’histoire de la philosophie. Et d’abord ce qui a été dit du calcul infinitésimal peut se répéter mutatis mutandis pout ce qui concerne la dynamique. Car le fond de son interprétation est de nouveau à caractère différentiel : et pour les raisons susdites, et parce qu’on a coutume de la présenter comme victorieuse du mécanisme cartésien qui, lui, est ignorant du calcul. Et, certes, cela est vrai, comme il est juste de ne point comprendre
impetus, conatus où force vive sans les notions de différentielle ou d’intégrale. Mais nous l’avons dit, la récurrence historique désigne comme plus forte la théorie de l’espace, du temps et du mouvement relatifs. D’où la compréhension de notre perception classique des arguments leibniziens, et des recouvrements qu’elle opère d’instinct. L'importance des Principia newtoniens (aussi grande pour la mécanique que le calcul l'était pour la mathématique), qui donnent à penser à deux siècles de philosophes et de savants, rejette dans l'ombre la théorie du relatif exposée contre Clarke-Newton. D’une part, Leibniz a raison contre Descartes et sa raison, c’est le calcul;
il a tort, d’autre part, contre Newton et son tort est sa conception de l’espace et du temps. Alors la mécanique moderne lève le recouvrement newtonien et nous introduit dans un monde leibnizien qui a les mêmes raisons qu’elle de s’écarter des Principia (1), aussi précises et profondes. La récurrence découvre encore une illusion. En un sens, on a trop emprisonné Leibniz dans cette chaîne
classique qui va des Principes aux Principia, par la mécanique et le calcul. Si sa critique de Descartes réussit (et elle réussit), c’est par (1) C'est la thèse de REICHENBACH
(op. cit.).
INTRODUCTION —————————————————
modèle
—>
structure
—
modèle
—
problème
La simplicité de cette démarche se complique, par après, dès que Leibniz pluralise les modèles. (2) Règle générale de la Composition des Mouvements, Math., VII, 231 sqq., Journal des Sçavants, 1693. On remarque que cette règle est strictement contemporaine du texte que nous expliquons.
LE
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
remarque a un sens profond, eu égard à ce que le leibnizianisme apporte de nouveau dans l’histoire de la méditation sur la substance et le monde; mais, pour le mathématicien, cela à une signification éminemment précise (et de nouveau fort leibnizienne), qui est le passage des coordonnées dites désormais « cartésiennes », aux coordonnées polaires. Plus généralement, cela signifie, pour la méthode, la sxppression de l’unicité de la référence, la pluralisation du référentiel. Ainsi,
étions-nous profondément fondés à affirmer qu’au niveau des modèles mathématiques Leibniz était « pluraliste » et Descartes « moniste », puisque, dès la référence, le premier supprime l’élection du second. Dès lors, Leibniz conserve, certes, l’idéal de la décomposition ana-
lytique comme il conserve le référentiel cartésien (et « galiléen » en mécanique), mais il y joint la technique de composition en général, qu’elle soit combinatoire, mécanique, etc. Aussi bien faut-il s’attendre
à trouver chez lui des méthodes non cartésiennes adaptables au compliqué comme tel (à des natures non simples...) — et non galiléennes pour des mouvements sans repérages fixes. Ces considérations
sont d’une haute importance, dans le cadre présent (1).
mais ne peuvent être développées
Bref, il reste à composer, pour « traduire », le cas (a, b), le mou-
vement 4 de translation uniforme et indéfini et le mouvement b de rotation; si cette combinaison
s’effectue sur le plan, on obtient une
spirale (2), ou plutôt la famille des spirales du plan, puisqu'on laisse indéterminée la forme de la combinaison.
cas (— 4, b), le même mouvement
mouvement
Si, au contraire, pour le
circulaire est composé avec le
de translation inverse, on obtient la même
famille de
ler (x) Cf. IIIe Partie, chap. II. Sur le point fixe et la référence. (2) Cf. J. VUILLEMIN, Mathématiques et métaphysique chez Descartes,
Universitaires de France,
Presses
1960, p. 55. L'auteur montre justement que cette trans-
cendante est génératrice des courbes algébriques, par la technique des équerres mobiles. Cette démonstration rend la position cartésienne encore plus inconfortable, par rapport à la vision leibnizienne des mathématiques : si une transcendante est réellement génératrice, pourquoi Descartes La rejette-t-il ?
MULTIPLICITÉS
HISTORIQUES.
LE
PROGRÈS
231
Spirales, mais on les parcourt dans l’autre sens : elles s’enroulent autour de leur point asymptote au lieu de se dérouler vers leur branche infinie. Le même modèle, lu dans un sens, figure le progrès global, aux rythmes partiels et asymétriques près, lu dans l’autre, la régression générale nuancée de la même façon. Reste alors la sixième et dernière solution, de la forme (4, — 4, b). Elle signifie que, pen-
dant un cycle » quelconque, la translation monodrome inverse son sens. Comme n’est pas déterminée la période du cycle pendant laquelle une inversion à lieu, on obtient autour
du point origine
toutes les exfoliations imaginables : c’est la famille des ovales. I] y a bien six schèmes
de solution : la droite deux fois, le cercle, la
spirale deux fois, l’ovale, c’est-à-dire deux diagrammes de progrès, deux de régression et deux de stabilité. La combinatoire montre qu’il n’y en a pas
d’autres.
La
méthode
cartésienne
est, par
là, achevée
et
dépassée (1). Le bilan méthodique est facile à dresser. Nous sommes partis de a et de a seul, ou, si l’on veut, de à = 4. Après avoir fait inter-
venir l’idée d’inversion (capitale en méthodologie leibnizienne), nous pouvions aisément n’écrire que les combinaisons : a, — a, (a, — à), [e, (a, — a)], [— 4, (a, — a)], et [a, — a, (a, — a)l
et nous n’avons écrit b que par commodité, étant entendu que le mouvement sinusoïdal est le mouvement circulaire à une « expression » près. Cela signifie que le compliqué se constitue à partir du simple élémentaire quelconque au moyen seulement de l’inversion et de la combinatoire (2). Ceci dit, on élimine les solutions équiva(1) On peut nous opposer que le calcul précédent s'arrête arbitrairement à b, et qu’on peut poser, en outre, au moins — b. Il y a alors quatre éléments de base et donc 4 + 6 + 4 + 1 = 15 solutions possibles. Le lecteur vérifiera de lui-même que toutes ces solutions se ramènent aux précédentes de manière élémentaire, — b étant le mouvement circulaire inverse du premier. (2) Nous montrons plus loin qu’il est possible d’expliquer la Monadologie à l’aide de cette simple et unique structure. Dans le De Organo sive Arte Magna
LE
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
er
lentes comme b et (4, — 4) et on ne conserve que les combinaisons différentes (ce que Leibniz appelle substitution des équivalents, ou discernabilité). Le compte des combinaisons montre qu’il n’y a eu ni omission, ni répétition. Enfin, la mesure n'intervient jamais : que les spirales ou les ovales se distinguent entre eux we#s#ra, numero, n’a aucune importance tant que leur forme seule intervient; la mesure des asymétries ou compensations est hors circuit, seul compte le fait de l’asymétrie ou de l’inversion. Étant hors la décomposition et hors la mesure, Leibniz couronne et accomplit la méthode
cartésienne en refusant ses réquisits (1).
Voici donc un premier texte problématique, où le champ de l’indétermination des solutions est exhaustivement parcouru. Mettre Cogitandi, LEIBNIZ annonce qu’il traite de la vraie caractéristique, de l'algèbre, de l'Art Combinatoire, etc. (COUTURAT, Opuscules 431). Il déclare à ce propos : « Ita omnes lineae motuum
in tota Geometria
revocantur
ad duos tantum
motus,
unum in linea recta, alterum in linea circulari. His duobus enim suppositis, demonstrari potest alias omneslineas, exempli causa: Parabolam, Hyperbolam, Conchoidem, Spiralem, possibiles esse. » Ce premier texte justifie notre méthode par la composition des mouvements ; le suivant, tiré du De .Ârte Combinatoria (Math., V, 13), justifie notre méthode de combinaisons de « notes » : « Complexionis autem doctrinam magis ad Arithmeticam puram, situs ad figuratam pertinere crediderim, sic enim unitates lineam efficere intelliguntur. Quanquam hic obiter notare volo, unitates vel per modum lincae rectae vel circuli aut alterius lineae linearumve in se redeuntium aut figuram claudentium disponi posse, priori modo in situ absoluto seu partium cum toto, Ordine ; posteriori in situ relato seu partium ad partes, Fictnilate
», etc.
Cela montre
que le problème du progrès est un problème
d'ordre.
Définissant
le situs, le De Arte ajoute (Déf. 4, Math., V, 14) : «Hincille (situs) exprimitur linea aut lineis figuram non claudentibus neque in se redeuntibus et optime linea recta; hic linea aut lineis figuram claudentibus, et optime circulo. In illo prioritatis ct
posterioritatis ratio habetur maxima, in hoc nulla. Illum egitur optime ordinem dixeris. » (1) Sur la question du dénombrement, il y a, de Descartes à Leibniz, la distance suivante : le premier opère des dénombrements directs, le deuxième utilise la combi-
natoire pour les pratiquer. La distance est presque aussi grande que de l’empirique au mathématique. Sur ce point voir limile Boretr.,, Le Jeu et la Chance, pp. 67-70, où l’auteur compare les pseudo-méthodes directes presque toujours impraticables
et la combinatoire, méthode abrégée et sûre, sûre parce qu'abrégée.
MULTIPLICITÉS HISTORIQUES. LE PROGRÈS 7 ?
233
en question le progrès du monde, cela revient à dessiner dans un espace de jeu un certain nombre de modèles géométriques exprimant chacun une réponse, et tous ensemble des réponses possibles. Douter, c’est donc avoir un choix: et, ici, on aimerait dire que nous
convenons avec Dieu dans ce rapport précis que nous avons le choix entre plusieurs modèles du monde possibles : parviendrons-nous à découvrir un principe de choix, là est la question. Parvenus à ce point, il faut observer que nous avons assez peu obéi aux règles de ce que nous avons appelé la méthode de difiérenciation. Après avoir parcouru les régions épistémologiques de la géométrie, de la combinatoire et de la cinématique, la méthode va
s’affiner pour considérer les problèmes de tout et de partie, et se donner, dans le même espace d’indétermination, des modèles infini tésimaux. Nous demeurons dans le problématique, mais nous chan geons de modèle. 4. — Quatrième variation : La géométrie infinitésimale. Maximum, minimum, raison suffisante
Grua date du même temps que le texte cité plus haut (1694-1696) deux coupons écrits en latin et intitulés D Progrès à l’infini et Le Monde croît-il en perfection ? Ils sont publiés tome I, pp. 94 et 95 des Inédits. En voici une traduction qui a sacrifié l’élégance littéraire à la précision mathématique. Dans les lignes qui suivent, Leibniz à substitué aux termes avancer, reculer, les mots monter, descendre (1) : Du Progrès à l'infini À supposer que toutes choses descendent de nouveau au cours de leur ascension, et qu’elles ne progressent pas selon une ligne droite, la question est de (1) Cf. PASCAL, Pensées, Section VI ; BRUNSCHVICG »n1n07 p. 492 (355). « La nature agit par progrès, itus et reditus. Iille passe et revient, puis va plus loin, puis
deux fois moins, puis plus que jamais, ctc. I,c flux de la mer se fait ainsi, le soleil
semble marcher ainsi. » (Dans le manuscrit, une ligne brisée en zigzags figure la marche du progrès : cette ligne est croissante.)
LE
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
ppp
savoir par quelle raison se pourrait définir le progrès à l'infini : y a-t-il ascension, descente, ou ni l’une ni l’autre ? Si nous disons qu’une chose monte, un autre dira qu’elle descend de nouveau après de longues périodes, quoique parfois elle reprenne son ascension. Je dis donc que le vrai est l’ascension, s’il est possible de poser maintenant un point en deçà duquel il n’y aurait pas de plus grande descente et si, après un certain temps de longueur quelconque, on parvenait de nouveau à un point plus élevé que le premier en deçà duquel il n’y aurait pas de plus grande descente. Et ainsi à l'infini. Pour ce qui est de la descente, on inverse la même démonstration. Que s’il n’y a aucun point dont il soit possible de dire, maintenant ou quand on veut : on ne repassera plus par ici, alors il y aura révolution, c’est-à-dire ni ascension, ni descente.
Le Monde croît-il en perfection? Question : dans sa totalité, le monde croît-il ou décroît-il en perfection, conserve-t-il toujours la même perfection (ce que j’incline à penser) quoique ses parties, diverses, échangent entre elles, de manière variable, la perfection, de sorte qu’elle se transfère des unes aux autres. Si demeure la même la perfection du monde, telles substances ne peuvent croître perpétuellement en perfection que si d’autres décroissent perpétuellement en perfection. La substance croissant en perfection, ou croît continuellement, ou croît et de nouveau décroiît, mais de telle sorte qu’elle trouve d’avoir plus crû que décru. Si quelque substance progresse à
l'infini en perfection, soit directement, soit par régressions interposées, il est nécessaire qu’on puisse assigner maintenant un degré de perfection maximum en deçà duquel il ne soit jamais, par après, permis de descendre, et, après un laps de temps quelconque, qu’on puisse de nouveau en poser un autre plus grand que le premier. Cependant, il n’est pas nécessaire que ce soit toujours le plus haut degré d’ascension qui soit promu. Dans ce cas, il est nécessaire que le plus bas degré d’ascension, quoique toujours promu, atteigne au bout d’un temps donné une limite déterminée ou tombe enfin dans le plus haut degré d’ascension, auquel cas, alors, la substance
conserverait
pour l'éternité le même
degré de
perfection. Si le plus bas degré cesse, à un moment quelconque, d’être promu, ou, du moins, s’il a une limite au-delà de laquelle il n’y a pas d’ascension, mais au contraire que le plus haut degré d’ascension est toujours promu, alors le progrès de la perfection va à l'infini; mais ce progrès est encore parfait lorsque le plus bas degré de descente n’a, de même, aucune limite et qu’au-dessus il n’y a pas d’ascension. Mais si la substance descend à l'infini en deçà d’un degré quelconque, et monte aussi en deçà d’un degré quelconque, elle paraîtra cependant monter si elle monte
plus qu’elle ne descend,
MULTIPLICITÉS
HISTORIQUES.
LE
PROGRÈS
235
Dirons-nous que le monde croît nécessairement en vertu, parce que les âmes sont affectées de toutes les choses passées ? En effet, nous l’avons montré ailleurs,
il n’est pas donné dans les âmes d’oubli parfait; même si notre souvenir n’est pas distinct, cependant tout ce que nous percevons à l’heure présente consiste en parties dans lesquelles entrent toutes les actions précédentes. Les âmes donc doivent-elles être portées par périodes à des pensées plus expressives? S’il n’est pas possible de faire que soit donnée une perfection qui ne puisse pas croître, il suit que la perfection de l’univers augmente toujours; ainsi donc il est plus parfait que s’il n’augmentait pas. [Le Plaisir] le Bonheur ne consiste pas en un quelconque degré suprême, mais dans un perpétuel incrément des joies. L’Être Suprême n’augmente pas en perfection parce qu’il est hors des temps et des mutations, et qu’il embrasse également les choses présentes et futures.
Ce texte est, comme le premier, de nature problématique : il met
en question. Mais il diffère de lui en cela qu’il considère finement les difficultés posées par les échanges réciproques entre parties et, mieux, les alternances de progrès et de régression auxquelles se livre la substance prise isolément. La somme de ces vibrations infinies pour une infinité de substances liées définit l’évolution de l’univers. Il ne s’agit donc pas de chercher directement (et comme gwalifativement) les formes possibles d'évolution générale, maïs de définir par une raison (et comme
par une wesure) comment reconnaître chacune de ces
formes pour une évolution singulière donnée, reconnue comme déjà infiniment complexe. Étant donné cet affinement du problème, il n’est pas étonnant que l’on passe du modèle fourni par la géométrie pure à celui qu’indique la géométrie infinitésimale. Une chose quelconque connaît des alternances irrégulières d’ascension et de descente, d’avance et de recul; son évolution est figurée
par un mouvement modulée
vibratoire très composé, dont l'amplitude est
d’une certaine manière,
suivant une certaine loi que l’on
ignore. Cette évolution est-elle progressive, répressive, etc.? Dessinons, dans notre espace de configuration, la courbe représentant ce mouvement (fig. 1). En un temps donné, la courbe passe
par un point À tel que, par après, la courbe ne descend pas au-dessous
LE
236
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
de son ordonnée, puis par un point B, dont l’ordonnée est plus grande que celle de À, et tel que,
par après, la
courbe ne descend pas au-dessous d’elle, puis par un point C, pareillement défini, et ainsi de suite, à l’infini. Nous disons, dans ce cas, qu’il y a ascension,
progrès indéfini. Ce qu’il y a de remarquable, dans cette définition, c’est que le compliqué du détail des alternances est ramené au simple de leurs passages minima (ou plutôt winima minimorum dans un laps de temps donné); si bien qu’on juge de l'allure de l’évolution par la courbe de ses minima. L'évolution est progressive si la courbe des minima est croissante : or, cette condition est nécessaire, mais surtout
elle est suffisante. Et donc, lorsque Leibniz écrit « quaeritur qua ratione. progressus definiatur » il n’écrit pas au hasard : la raison cherchée — et découverte — est la Raison Suffisante. On regrette
que le Kant de la Réponse à Eberhard se moque de la banalité de ce principe, lorsqu'on s'aperçoit qu’il amène à d’aussi étincelantes rigueuts (1). Il y a progrès dans une série infinie de vibrations lorsque est croissante la ligne qui joint certains minima de vibration : et cela suffit. En particulier, cette ligne peut être une droite ou une spirale... Imversons maintenant la définition (idemque contra) : c’est-à-dire supposons que soit décroissante la courbe passant par les points waxima maximorum dans un intervalle donné. Cela 54f#7
à définir la régression indéfinie. La suffisance est donnée dans un cas comme l'élévation des (1) La meilieure bibliographie sur le Principe est évidemment celle de ScxoPENHAUER dans sa Ouadruple racine du principe de raison suffisante, trad. GIBELIN, Vrin,
1046, PP.
19, 31.
MULTIPLICITÉS HISTORIQUES. LE PROGRÈS R E minima,
dans le second comme
l’abaissement des maxima
237 AL (fig. 2).
Il v a là trois points méthodiques à retenir : la technique différentielle des exfrema, l'application du principe de raison, et, de nouveau,
l’inversion ou la réciprocation du raisonnement.
Qu'il s'agisse, d’autre part, du premier cas ou du second, les extrema À, B, C... sont des limites dont on peut dire : on ne repas-
sera plus par là. Inversons à nouveau cette caractéristique commune
IG
à deux cas inverses l’un de l’autre : alors, il n’y a pas de point dont on puisse dire de même, ni maintenant, ni jamais. Dès qu’il y a eu passage en un point, il y aura au moins un autre passage : c’est le schème de la révolution cyclique. Et, de nouveau, la définition précédente est une raison suffisante. Elle indique que la courbe des alternances est encadrée par des droites joignant les points hauts et les
points bas (fig. 3). On retrouve l’idée selon laquelle le mouvement circulaire est représentable par un mouvement vibratoire, simple ou complexe. Ces trois cas de figure montrent qu’on utilise une technique différentielle pour explorer des intervalles très petits d’évolution. Ceux-ci présentent des vibrations infimes capricieuses qui ne peuvent être saisies globalement que le long de leur courbe de maxima ou de minima : alors ces dernières, exprimant de manière suffisante le progrès, la régression ou la stabilité, peuvent être des droites, des spirales, des cercles ou des ovales. Les modèles de géométrie déjà passés
LE
238
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
en revue sont les courbes extrémales des courbes représentant les mouvements complexes et infinitésimaux des substances. Réciproquement, celles-ci explorent localement ce qui se passe réellement dans un fragment de branche de la courbe représentant l’évolution
générale. Voilà pourquoi on passe des premiers modèles à ceux-ci,
tirés de la géométrie différentielle. Ce n’est pas tout. Le deuxième fragment, traduit tout à l’heure, après avoir repris quasi terme à terme les raisonnements du texte précédent, ajoute à ces trois schémas trois autres types de solution tirés d’une combinaison, de nouveau calculable (mais nous ne revenons pas sur ce calcul qui va désormais de soi), entre les éléments des trois premiers. Si bien que nous obtenons à nouveau six solutions possibles, quoiqu’elles ne correspondent pas terme à terme (mais contenu à contenu) aux six réponses globalement possibles. On sait que la figure 3 encadre la vibration infinitésimale de la substance en alternance de progrès-régression, par deux lignes : cela donne à Leibniz l’idée d’encadrer toute vibration de ce genre ef par sa courbe maximale et par sa courbe minimale. D’où les trois nouveaux cas analysés alors, selon que la ligne des maxima est stable ou progressive (la régression étant, ici, écartée) et selon que la ligne des minima est stable, progressive ou régressive. D’où les schémas des figures 4, s et 6 qui expliquent immédiatement la fin du premier paragraphe du second fragment.
FIG.
4
Le plus bas degré tombe dans le plus haut
stabilité
FIG.
:
5
Le plus bas degré de descente n’a pas de limite, le plus haut est stable : stabilité
MULTIPLICITÉS HISTORIQUES. EE 7
LE
PROGRÈS
F1G.
239
6
Le plus bas degré a une limite, le plus haut est toujours promu : progression infinie
Parmi les six solutions « locales », nous avons donc deux schémas
de progrès, un de régression, et trois de stabilité (dont un de régression partielle) : cela établit les correspondances avec les six solutions
« globales ». Nous laissons pour le moment la suite du texte, en faisant simplement observer que le modèle infinitésimal est si présent à l’entendement de Leibniz qu’il y définit le plaisir et le bonheur comme un incrément perpétuel. Il n’est pas besoin de rappeler que le calcul différentiel est dit calcul des incréments (1). Il est possible de tracer un dernier schéma, que la combinatoire exige et que Leibniz propose. La courbe des FIG. 7 maxima y est toujours croissante et celle des minima toujours décroissante : alors il y a progrès si celui-ci est plus fort que la régression (si la croissance est plus rapide que la décroissance). Cette dernière figure (fig. 7) peut évidemment être interprétée à l’inverse,
si bien qu’on a désormais
obtenu toutes les « bandes » possibles. (1) Tous ces schèmes de géométrie infinitésimale doivent être rappelés lorsque Leibniz utilise des techniques de croissance ou de décroissance continue dans ses raisonnements philosophiques les plus divers : perception, biologie, connaissance, etc. On passe chaque fois peu à peu « à un plus petit, ou à un plus grand théâtre ». La Confessio Philosophi définit, inversement, des incréments perpétuels de malheur à propos de la damnation (pp. $1 sqq. et 95, de l'édition BELAVAL).
LE
240
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
TE
s. —
Cinquième et sixième variations :
La perspective et l'astronomie.
Du point de vue et de l’harmonie
Tout à l'heure, Leibniz affirmait : « Si nous disons qu’une chose monte, un autre dira qu’elle descend... », phrase que nous avons laissée dans l’ombre, ainsi que l'étrange utilisation du terme vdeor dans un texte aussi rigoureux. C’est à ce point que nous abordons, révérence parler, le problème du problème. Et si les apparences faisaient que, sifués à notre point de vue, telle avance microscopique était en fait un énorme progrès, voire un recul important ? Soit un mobile décrivant des zigzags : de tel point, nous. le voyons immobile, de tel autre avancer, de tel autre reculer, pour un même
segment de par-
cours. Il faut donc mettre en question les indéterminations mêmes. Une Lettre à Sophie, à peu près contemporaine des textes précédents (4 novembre
1696) (1), pose clairement la difficulté :
Car c’est une vérité certaine que chaque substance doit arriver à toute la perfection dont elle est capable, et qui se trouve déjà dans elle comme enveloppée. Il est encore bon de considérer que, dans cette vie sensible, nous vieillissons après être müris, parce que nous approchons de la Mort qui n’est qu’un changement de Théâtre; mais la vie perpétuelle des âmes étant exempte de mort est aussi exempte de vieillesse. C’est pourquoi elles avancent et mürissent perpétuellement comme le monde lui-même dont elles sont les images; car rien n’étant en dehors de l’univers qui le puisse empêcher, il faut bien que l’univers avance continuellement et se développe. On pourra objecter que cet avancement ne paraît pas et qu’il semble même qu’il y a bien du désordre qui le fait reculer pour ainsi dire. Mais ce n’est qu’en apparence. Nous le voyons par l’exemple de l’Astronomie. Le mouvement des planètes paraît une chose confuse à nous qui sommes sur le globe de la Terre. I! semble que ces astres sont errants et qu’ils vont sans règle, qu’ils avancent tantôt, ct qu’ils reculent après, et même qu'ils s’arrêtent de temps en temps; mais lorsque, avec Copernic, nous nous sommes placés dans le soleil, au moins
(x) Phil
NI
T,S543:
MULTIPLICITÉS
HISTORIQUES.
LE
PROGRÈS
241
avec les yeux de l’esprit, nous avons découvert un ordre merveilleux. Ainsi tout va par ordre, mais même nos esprits doivent s’en apercevoir de plus en plus à mesure qu’ils font des progrès.
On se souvient que, dans l’Inédit de Grua, l’idée de stabilité avait les faveurs de Leibniz {ezmdem semper perfectionem servet, guod potins puto), alots qu'ici le progrès monodrome et accumulatif paraît adopté. Mais, si l’on y regarde de près, cet équilibre, ceffe hésitation entre le progrès ef la conservation (1) étaient déjà présents dans les quelques réflexions qui suivent l’établissement des schémas diférentiels, où deux exemples sont cités, la wémoire et le bonheur. En
effet, ces deux exemples sont aussi ambigus que possible : le second (considéré comme un incrément perpétuel) met en jeu le difficile problème du Mal et tout l’appareil méthodique de la Confessio Philosophi et de la Théodicée. Quant au premier : on peut accepter, certes, que la mémoire ait fonction accumulative, que tout le précédent s’y enfouisse, qu’il y ait aussi peu d’oubli parfait que d’actualisation totale, que la théorie de la virtualité rende tout cela cohérent; mais il faut alors accepter qu’elle ait d’autre part fonction de développement continuel d’un contenu antérieurement (et comme archaïquement) préformé. Dès lors, on met en jeu tout le problème de Pinnéité, plus généralement, tout le problème de la préconception, de la préformation, du préétablissement, et, par exemple, l'appareil méthodique des Nouveaux Essais. Dans les deux cas, on découvre un couple de termes : Bonheur (incrément)-Malheur ou Mal (régression), Mémoire (accumulation des praeterita)-Mémoire (développe ment de l’enveloppé); c’est-à-dire les deux couples Avance-Recul, et Avance-Stabilité. Et, de nouveau, nous sommes ramenés à l’indé-
termination de départ. Mais, quoique nous soyons encore au rouet,
ces deux exemples dévoilent brusquement l'importance et la généralité du problème traité dans ces pages, qui n'apparaît plus comme (1) Cf. supra, l'introduction
de ce chapitre.
LE
242
SYSTÈME
LEIBNIZ
DE
———p—
une question mineure et subsidiaire, mais comme engageant réellement l’ensemble
de la vision leibnizienne
du monde,
de l’homme
et de l’histoire. Au changement de solution apparente correspond un changement de l’exemple proposé. L’avance et le recul n’ont point ici de contenu mnémonique ou eudémonique, mais un sens d'évolution biologique. Cette évolution est considérée dans le local de la vie sensible, puis dans le global de la vie perpétuelle (âme et le corps étant immortels). Dans le petit segment de la première, on observe des alternances de maturation et de vieillissement, d’approche de l’épanouissement et d’approche de la mort, soit, donc, un microcycle. Mais ce dernier est comme emporté par les changements de théâtre successifs qui agrandissent ce segment jusqu’à l’immortalité. Dès lors, sur la courbe dans son intégralité se définit une maturation
continue, qui est es somme la loi du Monde. Il y a donc trois théâtres : vie sensible, vie impérissable de l’âme, évolution mondiale,
reliés
par une correspondance simple d’expression, l’âme étant image du monde. En chacun de ces théâtres joue une loi évolutive respectivement cyclique, et deux fois progressive. Il est alors hautement
remarquable que le plus grand théâtre symbolise avec le plus petit au moyen d’une #ransformation complète de la loi d'évolution : de Vexprimé à l’exprimant, on passe de la monodromie à la circularité. La solution platonicienne semblait plus cohérente qui faisait adhérer les cycles mondiaux aux cycles vitaux, quel que soit le sens de parcours du mouvement circulaire. Leibniz rompt cette cohérence par une cohérence supérieure. D’abord en supprimant la pseudo-limite de la mort qui n’est chez lui qu’une réduction à la vie (de la vie sensible à la vie perpétuelle), c’est-à-dire en ouvrant le petit segment des cycles biologiques; il obtient donc comme un troisième terme entre le vivant et le monde, l’impérissabilité qui, elle, est linéaire, et non
cyclique; ensuite, en recourant au modèle astronomique pour rendre compte
du passage entre la circularité et la monodromie.
La gÉO-
MULTIPLICITÉS
HISTORIQUES.
LE
PROGRÈS
243
métrie projective ne montre-t-elle pas qu’un cercle et une droite, qu’une ellipse et une hyperbole sont une seule et même courbe à une « expression » près? De manière surprenante, vont peut-être se relier harmoniquement les schémas ouverts et les schémas fermés. Non seulement le champ d’indétermination sera fermé et exhaustivement parcouru, mais encore il sera en ordre. Mais n’anticipons pas. Sur ces difficultés, intervient proprement le second degré du problème, la question sur l’indétermination
même.
Et d’abord, il
existe au moins une approche de la loi de choix tant cherchée; nous disons une approche, car elle n’impose encore pas de détermination, mais bien plutôt l’absence de raison de ne pas se déterminer. Il faudrait une raison inclinante, et nous n’avons que l’absence de raison de ne pas être incliné : rien n’est hors l’univers qui le puisse empêcher de se développer continûment. Mathématiquement, cela signifie qu’on ne peut poser À tel que la croissance lui soit inférieure ou tout au plus égale. Il faut retenir cette idée, sur laquelle varieront tous les textes suivants, variation qui contient l’essentiel de la méditation leibnizienne sur l’idée philosophique de borne, limite ou limitation, contingence ou finitude. Dès lors, il n’y a plus aucune raison de ne pas examiner si, d’aventure, il n’y a pas lieu d’éliminer
les schémas non progressifs, et s’il n’existe pas une technique méthodique pour opérer les réductions suivantes : —
au niveau du contenu, de la stabilité et de la régression au progrès;
— au niveau du modèle géométrique global, des schémas
fermés
aux schémas ouverts; __ au niveau de l’examen infinitésimal, de l’embrouillement fin des
alternances à un ordre unique. Si cela était possible, on résoudrait du même coup la difficulté précédente : correspondance expressive rigoureuse entre une évolution locale cyclique et une évolution globale monodrome. Dès lors, tous les mouvements considérés plus haut sont rejetés
LE’ SYSTEÈMEVDE
244
ÉEIBNIZ
—————
dans l’apparence ou l'imagination (ce qui, soit dit en passant, définit exactement la région de la géométrie); et, pour y voir plus clair, il faut de nouveau mathématiser l'apparence, sauver les phénomènes. Dès lors, de même que, pour traiter le problème au premier degré, on s’appuyait sur des modèles géométriques tracés dans l'étendue
imaginaire
de cette
science,
de même,
pour
traiter le
problème du problème, on va s'appuyer sur ce qui paraît à Leibniz la géométrie de la géométrie, cette manière de métagéométrie instruite de ce qu'est un sivs réel, un point de vue monadique, une correspondance expressive : la géométrie projective ou, pour être fidèle à la terminologie du temps, la perspective. D’elle on peut dire qu’elle a puissance de mathématiser l’apparence mathématique, d’ordonner et d’harmoniser. Supposons en effet une pluralité d’objets mathématiques apparemment en désordre : un cercle, deux droites, un point, une ellipse, une hyperbole, etc. La science des sections coniques montre gu’il existe un point à partir duquel le désordre apparent s'organise en une harmonie réelle. C’est le sommet du cône dont les courbes en question ne sont que des sections : qu’elles aient des branches infinies ou non, des points doubles ou non, bref, chacune,
des caractéristiques qui les différencient fortement, ne fait rien à l'affaire; elles obéissent toutes à une loi unique. La difficulté réside dans ce fait que, pour une pluralité donnée, pour un désordre donné, il w’existe qu’un point à partir duquel tout se remet en ordre : ce point existe et il est unique. De toutes parts ailleurs, le désordre semble demeurer, et l’indétermination.
Dès lors, connaître une pluralité de
choses (la connaître au mieux des degrés de connaissance) consiste à découvrir ce point à partir duquel leur désordre se résout, #0 intuitu, en une loi d'ordre unique. Récproquement, tant qu’il y a apparence de désordre, nous n’avons pas trouvé ce point. Le désordre, et, si l’on peut dire, le degré de désordre est la marque de notre éloignement de ce point. Il n’est pas interdit de souligner la puissance méthodique de ces réflexions tirées du modèle perspectif, absolument décisives dans
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HISTORIQUES.
LE
PROGRÈS
245
l’explication des thèses leibniziennes, de la perception au problème du mal, de la connaissance à la théologie. Le lecteur mathématicien nous objectera, à juste titre, que, eu égard à notre problème, le modèle des sections coniques est fzible. C'est ici et ici seulement que nous demandons le moins d’impatience possible au lecteur non mathématicien, car il faut entrer dans quelques considérations techniques (simples) pour répondre à cette objection. En effet, le modèle précédent n’ordonne sur la surface du cône que des courbes élémentaires, et nous avons ici affaire à des courbes du quatrième degré (ovales) (1), ou même transcendantes (spirales, mouvements alternatifs). Un simple coup d’œil sur les Mathermaïischen Schriften donne immédistement la solution, à la condition de substituer la projection cylindrique à la projection conique, condition aisément recevable puisqu’elle ne nous fait pas sortir de la méthode (« perspective ») de solution, et que Leibniz lui-même les comprend en une même loi (2). On demande donc de trouver une surface sur laquelle il soit possible de tracer des courbes telles qu’elles redonnent, par projection, les modèles géométriques énoncés jusqu'ici. Cette surface n’est pas le cône, c’est ou le cylindre ou la sphère; nous choisissons la sphère. On sait en effet (3) que l'intersection d’un cylindre et d’une sphère se projette, dans certaines conditions, selon un cercle, un demi-cercle, et un ovale. Les mathéma-
ticiens disent (ou disaient) : la lemniscate de Bernoulli est une projection de la fenêtre de Viviani. Si on considère, d’autre part (4), (x) Que les ovales ne sont pas des sections coniques : Phil., III, 225. (2) L'idée est de Desargues et LEIBNIZ s’y réfère constamment (et à Pascal) : par exemple De Linea ex lineis, etc., Math., V, 266 (Acta Eruditorum, 1962). Le
point de vue à l'infini est-il celui de Dieu ? (3) Les textes sur ce qu’on appelle désormais « la fenêtre de Viviani » sont relativement nombreux. On peut considérer comme texte princeps : Math., V, 270-278 : Aenigma architectonico-geometricum Florentia transmissum ad G.G.L., etc. (ce texte est, précisément, du 4 avril 1692). (4) Sur les courbes loxodromiques, cf. par exemple Math., II, 111, 124. De
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DE
LEIBNIZ
la courbe proposée par Huyghens à Leibniz, tracée par un vaisseau sous l'équateur lorsque son cap fait 89 degrés avec les méridiens,
c’est-à-dire une courbe loxodromique donnée, il est évident qu’elle se projette selon une spirale s’enroulant infiniment autour du pôle, et d’autre part selon une courbe représentant un mouvement alternatif amorti (x). Les autres projections, cercle, droite, étant triviales, je considère avoir trouvé un système projectif et une surface, tous deux uniques, qui groupent harmoniquement tous les modèles précédents; et l’objection de faiblesse adressée au modèle projectif tombe, ce que je désirais montrer. Dès lors, Leibniz est fondé à affirmer que « tout va par ordre », même dans une complication aussi forte qu'ici. Certes, pour découvtir cet ordre, il a fallu considérer la projection cylindrique (ou, si l’on veut, l’ichnographie plutôt que la scénographie (2)), c’est-àdire le point de vue à l'infini, ce qui ne laisse pas d’être philosophiquement instructif. Non seulement nous convenons avec Dieu dans la distribution des possibilités, mais aussi dans les établissements d’ordre et d'harmonie entre les possibles. Ceci dit, qu’on ait désormais l’idée d’un ordre renforce l’hypothèse d’une absence d’arrêt, de borne extérieure, de limite, qui a permis de la découvrir. Il existe
une loi universelle dont arrêt, progrès, régression. ne sont que des cas : par conséquent l’indétermination n’est pas entièrement levée. Ce n’est pas une oi de choix que nous avons découverte, mais une Li même que le premier problème a trait à l'architecture, le deuxième regarde la navigation. (Ces lettres sont, de nouveau, de novembre 1691-février 1692.) C'est le mathématicien astronome Edmund Halley (1656-1742) qui semble avoir eu le premier l’idée que la loxodromie avait pour projection stéréographique une spirale logarithmique. Sur cette découverte de Halley, MONTUCLA et CANTOR (Geschichte) ne disent rien. Mais Paul VER ÉECKE (Coniques d’Apollonius de Perge, Introduction, Pp. XXII, n. 3) la signale.
(1) Le cas du « non-amortissement cylindre.
» se trouverait,
mutatis
mutandis,
sur le
(2) Lettre à des Bosses du 5 février 1712, Phil., II, 438. L’'ichnographie est le
géométral.
MULTIPLICITÉS
HISTORIQUES.
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PROGRÈS
247
d'harmonie entre les solutions (x). Si bien que la régression (analogiquement le mal, le malheur, le péché, l'erreur, la souffrance) n'est pas éliminée comme
telle, ni la stabilité, mais elles sont désormais considérées
comme des projections obliques du progrès (analogiquement du bien, du bonheur, du mérite, du vrai, du plaisir). Cette solution est rigoureusement nécessaire et d’une étincelante clarté : le mal, la régression, l’arrêt ne sont pas des néants, ils existent, mais ils sont des ombres (au sens arguésien et leibnizien de la Théorie dès Ombres), des projections du bien, du progrès et du développement, dus au fait que wofre Doint de vue est à distance finie (2), et, si l’on ose dire, que notre sifus est situé. Le modèle mathématique supprime l’allure paradoxale de la solution leibnizienne et lui donne un caractère contraignant. Du cycle de notre vie à la monodromie universelle, il y a le même passage prodigieux que celui qui va de ce nœud indéchiffrable de bien et de mal où est prise la contingence, à la loi harmonique du bien et de la joie. Il est bien clair ici que Leibniz l’emporte sur Platon. Le modèle astronomique retrouve # rebus les éléments de la solution géométrique (3). Dessinez les mouvements des astres errants (1) On a posé le problème du problème, puis un modèle tiré de la géométrie de la géométrie ; il est normal qu’on découvre la Loi des lois. Dès lors, la régression n’est pas éliminée au premier niveau (de la détermination) et donc il y a du mal dans le contingent ; mais elle s'intègre au deuxième degré dans la loi générale et est expliquée par elle. Par conséquent, 1) le sal existe (non éliminé) ; 2) le mal est nécessaire moralement (il est rigoureusement déduit de la loi) ; 3) son existence et sa nécessité sont déduits d'une loi de progrès et de bien. Au lieu de dire « mal », on peut évidemment dire douleur, régression, péché, erreur, négatif, ombre, etc. D'autre part la structure d’équilibration initiale est toujours conservée : elle s'était transformée en indétermination, elle est maintenant harmonie. (2) Ce point de vue à distance finie fait que nous avons l'illusion que nous devons nécessairement choisir entre des solutions que ce point de vue indique comme différentes. Dès que nous adoptons l’autre point de vue, nous apprenons que ces solutions forment une famille unique et réglée. De sorte que la solution est bien la règle, la loi qui gouverne cette famille : ce n’est ni le progrès, ni la stabilité, c'est la structure universelle dont l’un et l’autre ne sont que des projections. (3) À Mme la Comtesse de Bellamont, GRUA, t. 1, p. 216. « Croire ou ne pas croire n'est point une chose volontaire. Si je crois voir manifestement une erreur, toute
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
en
et vous observerez, comme pour la vie humaine, la mémoire et le bonheur, la connaissance et le péché, des alternances confuses et de toute évidence privées de règle, des avances, des reculs, des arrêts
— stations et rétrogradations; et donc vous constituerez un recueil de schémas géométriques compliqués, de courbes dépassant aisément les degrés élémentaires. Voici l’état précopernicien du pro-
blème. Pour avancer dans la connaissance, il faut, avons-nous
dit,
trouver le point; tant qu’on ne l’a pas trouvé il y a désordre, pour autant que le recensement exhaustif des phénomènes ait été pratiqué. De cette confusion désordonnée de courbes compliquées naît l’ordre harmonique dès que la variation des points de vue s’est avancée au seul point à partir duquel ces schémas se déduisent d’une loi unique. Pour ce qui concerne nos modèles géométriques ce point était situé à l’infini; pour ce qui concerne les mouvements planétaires ce point est sifué « dans le soleil » (d’où tous les rayons lumineux nous parviennent parallèles). Ceci signifie qu’un point donné, et localement situé, n’ordonne qu’une pluralité en désordre ou un nombre quelconque de telles pluralités, certainement pas toutes; en d’autres termes, qu’il existe aux yeux de Leibniz we Révolution Copernicienne bar problème, ou pat famille de problèmes, et donc autant de Révolutions Coperniciennes qu’il y a de points de vue harmoniquement ordonnateuts.
Or, 57 #’est bas possible de trouver,
dans
l’espace, de
point absolument privilégié (1), à partit duquel l’harmonie universelle l'autorité de la terre ne saurait changer mon sentiment si elle n’est accompagnée de quelques raisons capables de satisfaire à mes difficultés ou à les surmonter. Et si toute l’église condamnait la doctrine du mouvement de la terre, les habiles Astronomes de ce sentiment pourraient bien dissimuler, mais il ne serait point dans
leur pouvoir de se rendre. La doctrine reçue a de la présomption pour elle, mais elle n’est point décisive, et ne saurait prévaloir aux évidences qu’on peut croire d’avoir
pour le contraire. » (x) Phil, IX, 581. « Mais comme il n’y a point de point dans la nature qui soit fondamental à l'égard de tous les autres points, et pour ainsi dire le siège de Dieu, de
même je ne vois point qu’il soit nécessaire de concevoir un instant principal. » Ce fragment appartient à la Lettre à Bourguet du s août 1715 que nous expliquons ci-dessous.
MULTIPLICITÉS
HISTORIQUES.
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est lisible. Donc, au passage, l’espace n’est point substantiel, ou absolu. Analogiquement le soleil est privilégié et west privilégié qu’à l'égard des astres errants; il n’est pas l’ombilic de tout problème astronomique (1). À chaque sifs sa puissance d’ordonnancement, à chaque confusion son point harmonique, son centre (2). (x) Soit dit en passant, l’histoire de la philosophie, depuis Leibniz et Kant, s'est volontairement enfermée dans la référence au système solaire, prise comme modèle de méthode. La première référence aux constellations, prises comme mille soleils, se trouve chez NIETZSCHE (texte cité, Volonté de puissance, I, p. 295, $ 318). Ie problème « solaire » est le suivant : il y a du désordre dans l’apparence, cela se voit dans les stations et rétrogradations des planètes. On impose un ordre à cette phénoménologie en portant le centre dans le soleil. On passe du désordre apparent à l’ordre réel : l’ordre est plus fondamental que le désordre, comme le réel fonde l'apparence. Dès lors, la philosophie est en sécurité. Et ceci d'autant plus que le reste de l’univers est en ordre : les étoiles tournent lentement autour du pôle. Mais, si la localisation du centre dans le soleil met de l’ordre dans le système planétaire, elle désordonne peut-être tout le système stellaire. Dès lors, celui-ci qui était en ordre apparent (mouvement circulaire du ciel) doit être conçu en
désordre réel. La référence aux constellations qu’on trouve chez Nietzsche sert de modèle à un ordre nouveau, celui du Retour Éternel, au-delà du monde copernicienkantien. Mais ce monde de Nietzche est, par rapport à nous, dans un état préastrophysique. Ce qui signifie que la philosophie contemporaine doit faire le même effort, par rapport à lui, que celui de Kant par rapport à Ptolémée. Le désordre réel est plus fondamental que l’ordre apparent. I1 manque à la philosophie de faire sa révolution astrophysique : de quoi je parlerai ailleurs. C’est une nécessité de renouveler les modèles archaïques du monde sur lesquels inconsciemment et par sophisme paresseux vit (ou survit) la culture occidentale. En pluralisant la révolution copernicienne, en montrant qu’il existait mille et mille soleils, Leibniz nous a montré la voie (au contraire, chez Kant, la référence au ciel étoilé n’est faite que dans La Raison pratique, ce qui a un sens fort précis). (2) La structure indiquée à la fois par la perspective ct l'astronomie est ici aussi voisine que l’on veut de celle qu’indiquent le calcul des variations et la règle de Maximis et Minimis. Trouver le point et le point unique, c’est découvrir l'hypothèse minimale qui ordonnance le plus directement (simplicité des voies) une pluralité en désordre. C’est bien ainsi d’ailleurs que Galilée démontrait le bien-fondé de l’idée copernicienne : Copernic avait découvert la voie la plus simple pour organiser le monde (non erroné, mais compliqué) de Ptolémée et de Tycho Brahé. C’est là
qu’il ne faut pas confondre entre simplicité d'une vote résolutive et unicité ou universalité de la solution. A la rigueur, Kant confond en présentant le modèie copernicien comme l'idéal méthodique sur lequel doit se calquer toute révolution philosophique et toute critique. LEIBNIZ, au contraire, plus voisin de l'inspiration scientifique,
250
LE
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DE
LEIBNIZ
oo
Nous ne craignons pas d’affirmer que le pluralisme leibnizien, dont nous avions dit que, eu égard à la méthode, il se traduisait par la
prolifération des modèles, par le changement incessant de techniques de raisonnement selon la teneur du problème (variation que nous
suivons en fait ici même), que ce pluralisme se retrouve ici encore dans le contexte réel de l’astronomie : la Révolution Copernicienne n’est pas une décision unique et universelle, elle n’implique pas de décision méthodique univoque, il n’y a aucun point à partir duquel tout se dénoue, même pas le sujet pensant, surtout pas le sujet pensant, qui alors serait le siège même de Dieu; au contraire il ÿ a chez Leibniz mille et une Révolutions Coperniciennes, ou une Révo/ution fine, locale, plurale. X\ n’y à pas un seul point fixe, il y en a une infinité : le soleil pour les planètes et analogiquement, l’orgaror différentiel pour la perception (et les progrès infinitésimaux), la combinatoire pour la monade (et les progrès globaux), la perspective pour la connaissance (et le problème du progrès) et ainsi de suite. Insistons : pour un même problème, effeuillé progressivement par déploiement de ses implications, on change de point à mesure de variation de ces
implications mêmes : pour la perception, par exemple, le calcul distribue infiniment ses petits éléments, la combinatoire l’explique comme relation un-multiple, la perspective l’exhibe comme scénographie et ainsi de suite. Et donc, au niveau de l’encyclopédie fait nettement le départ entre une méthode simple et une solution générale. Discours de Métaphysique, V : « Car la raison veut qu’on évite la multiplicité dans les hypothèses ou principes, à peu près comme le système le plus simple est toujours préféré en astronomie. » Plul., IV, 431. C’est pourquoi chez lui la Révolution Copernicienne reste une méthode (ou un modèle de méthode) à itérer autant de fois qu’il en est besoin par variation du centre, et non une solution où le centre privilégié a un contenu
précis et assigné. Cette prudence élémentaire lui a valu les confirmations que l'on connaît de l’histoire postérieure de l’astronomie. L'astrophysique, par exemple, est de nouveau pluraliste et pose des centres partout... Réciproquement, l’histoire postérieure de la philosophie a assez montré que le point privilégié par Kant est devenu, naturellement, le siège d’un Dieu, dont le crépuscule est aussi long ct douloureux que l’autre,
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251
méthodique elle-même, il n’y à pas non plus de discipline-ombilic. Bref, la Révolution Copernicienne-leibnizienne est pluraliste ct relativiste. Nous le montrons plus loin. On trouve de cette affirmation une étincelante confirmation dans la réponse à une deuxième objection. Il y a, chez Leibniz, nous dira-t-on, un ordre universel unique, une harmonie universelle et ainsi de suite (c’est-à-dire, analogiquement, une science, une langue, une mathématique, une histoire, etc., universelles); selon votre démonstration, à cet ordre, à cette harmonie correspond un point :
lequel? La réponse ici est difficile, mais décisive : ce point est pARTOUT (1). En effet, tel point de vue ordonne ceci, tel autre cela et ainsi de suite. Dès lors, pour obtenir l’ordonnancement universel, il faut une présence simultanée en ce point et en l’autre, et ainsi à
Pinfini. Dieu est donc le centre de perspective partout situé, c’est-àdire non situé. Les Principes de la Nature et de la Grâce disent bien qu’il est « comme centre partout et... circonférence nulle part, tout lui étant présent, immédiatement sans aucun éloignement de ce centre ». Ainsi n’occupe-t-il pas de point central, point qui n’existe pas, mais tous les points à la fois : il est le zéro d’éloignement et la densité de distribution, il totalise ainsi l’ensemble des variations de
centre à centre de la connaissance finie. Se mettre à la place de Dieu n’a donc rigoureusement
aucun
sens, mais, au contraire, en a un
l’idéal pluraliste de varier le plus possible, de faire la course la plus rapide et la plus longue dans l’espace gnoséologique de ces points. Quand le xvrie siècle cherche un point fixe, une assurance et un ancrage, Leibniz agrandit le plus possible l’espace encyclopédique : deux manières de rejoindre la « place » divine. Maïs tout ceci signifie, pour ce qui concerne cette « place », que l’idée d’éternité, traditionnellement amputée de la moitié de son contenu en n'étant projetée que sur des structures temporelles-négatives, doit être restaurée en (1) C'est-à-dire nulle part ; et, derechef, l’espace n’est qu’un ordre.
252
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
RÉ
symétrisant cette projection sur des structures spatiales-négatives. En d’autres termes, l'Ubiété Réplétive (x), finesse sur l’ubiquité de la tradition, est la « manière spatiale » dont Dieu est Éternel. Dieu est toujours, Dieu est partout. D’où l'étrange et considérable contresens du commentaire leibnizien traditionnel sur le génitif de l’expression « géométral de fous les points de vue », contresens
qui rend,
non malaisé, mais strictement impraticable le passage de la Monade à la Monadologie. Il ne s’agit pas de ce géométral impossible vz56 à partir de tous les points de vue, mais du géométral formé par la totalité de ces points. Nous démontrons ces solutions en détail, pat ailleurs, de même que l’utilisation systématique en bonne méthode leibnizienne de la notion de Partout. Réciproquement, ces décisions remarquables concernant l’espace perspectif doivent être traduites sur la séquence temporelle, selon la correspondance point-instant; et donc il y a un seul et même problème portant sur le centre et l’origine. S’il n’y a pas de centre privilégié, il n’y a pas, à la rigueur, d’instant initial, ce qui est, soit dit en passant, une décision considérable sur la question du progrès. Nous allons voir bientôt comment Leibniz la rencontre. Le centre est partout-nulle part : l’origine est donc atemporelle et comprend la totalité des. instants préétablie. Et, au passage, de nouveau, le temps n’est pas substantiel, il n’est que l’ordre des successifs. Enfin, notre démonstration prise globalement est confirmée par la dernière remarque du texte qui reprend l’idée de la correspondance de la partie au tout que nous avions rencontrée successivement dans ses traductions intégrales et perspectives. L'esprit humain va vers la distinction comme le monde vers la perfection. Le progrès de la connaissance consiste à aller de soleil copernicien en soleil copernicien et donc nous découvrons l’ordre du monde à mesure (1) N.E., II, XXII, 21; Phil, V, 205-206, et Lettre à des Bosses, n° LXXI du 2 juillet 1710; Phil, II, 407.
MULTIPLICITÉS EE
HISTORIQUES. —
LE
PROGRÈS
253 ?
de découverte de points ordonnateurs. Ce progrès n’a évidemment pas de limite ef c'est strictement cela être fini. Contrairement à ce qu’on répète toujours sur la finitude, c’est le cheminement indéfini vers une borne qu’on n’atteint point qui définit et consacre le caractère fini de notre entendement. Posez des bornes assignables, des limites qui ferment strictement un « powoerium » comme Leibniz le reproche à Descartes, et vous aurez l’/4sion de la finitude : cer, à terme fini,
le progrès de la connaissance sera arrêté et vous serez un Dieu dans votre Royaume (x), et vous retournerez au dogmatisme sous l’alibi d’une philosophie de la finitude. Poser un point privilégié et assigner des bornes, c’est fouf un, à Savoir le dogmatisme déguisé qui, croyant trouver l’ancrage et la région insurpassable, n’a fait que désigner le siège de Dieu et son royaume, le tout en son genre. Au contraire, poser une borne vers laquelle on ne finit pas de cheminer à terme indéfiniment repoussé, c’est affirmer authentiquement qu'aucune tota-
lisation, fût-elle régionale, n’est possible, et donc établir une philosophie de la finitude. Il n’y à là aucun paradoxe : le dogmatique dit, là est la fin, le terme; dès lors, à l'extérieur de la limite, il n’y a pas de connaissance, mais à l’intérieur, elle est totale, au moins à terme.
Le philosophe de la finitude dit : il y a limite, mais il y a problème sut la limite. Je vais vers elle sûrement, à tâtons et avec des reculs,
mais il n’est pas probable que je l’atteigne. C’est sur un espace (1) Dans un passage admirable de la Confessio Philosophi (éd. BELAVAL, Vrin, 1961, pp. 84 sqq.), LEIBNIZ décrit audacieusement notre bonheur dans le Royaume des Élus : ce bonheur est défini l’omnitude des nouveautés, et pose le même problème que celui du progrès mondial. Jin effet, comment notre bonheur peut-il croître dès lors qu’on a joui de la vision de l'essence divine ? La réponse est, encore, de type mathématique : la connaissance peut croître par la nouveauté non de matière, mais de réflexion. La définition d’un cercle par égalité de ses rayons donne une intuition claire de son essence ; ceci dit, on peut tirer de lui une infinité innombrable de théorèmes, par inscription de polygones réguliers par exemple. L’essence demeure stable sous une variation infinie de figures : notre bonheur s'accroît dans la nouveauté toujours recommencée des métamorphoses figuratives. Ce raisonnement
est isomorphe à bien d’autres, utilisés ici. M.
SERRES
9
LE
254
SYSTÈME
(DE CEIBNIZ
ro
gnoséologique toujours ouvert ct sans point privilégié que se construit cette philosophie : c’est strictement le cas du leibnizianismc. A Révolution Copernicienne pluraliste correspond exactement we philosophie des limites inassignables. Le danger du dogmatisme réside dans l'inverse de cette proposition. La philosophie transcendantale finit toujours en cette ornière. Un bilan méthodique rapide : le modèle perspectif amène à poser le problème au second degré, et, non point une détermination dans le champ de l’indétermination, mais une loi harmonique d’ordre qui structure ce champ (1). Mathématiquement, on sait parvenir à cette loi, analogiquement, le problème des régressions, progrès et alternances apparentes se dénoue en #se loi d'évolution dont ces solutions sont des particularités on projections (en particulier cela dénoue le problème du mal, de la douleur, etc.). Mais, de nouveau, cette loi
est saisie à partir d’un point qui n’est, pour nous, qu’un moment du chemin dans un progrès évolutif qui est à son tour l’image de
l’évolution mondiale. Il y a donc deux sens du mot progrès : le progrès positif et accumulatif qui n’est qu’une projection analogue à la régression et à la stabilité, et la loi de cette analogie qui est la loi de progrès mondial (2). (x) Qu’avons-nous
fait jusqu'ici ? Pas autre chose qu’obéir strictement
à ce
principe énoncé au Discours de Métaphysique ($ 6) : « Supposons que quelqu'un fasse quantité de points sur le papier à tout hasard... : il est possible de trouver une ligne géométrique dont la notion soit constante et uniforme suivant une certaine règle, en sorte que cette ligne passe par tous ces points, et dans le même ordre que
la maïn les avait marqués. Et si quelqu'un traçait tout d’une suite une ligne qui serait tantôt droite, tantôt cercle, tantôt d’une autre nature, il est possible de trouver une notion ou règle ou équation commune à tous les points de cette ligne,
en vertu de laquelle ces mêmes
changements doivent arriver. » Au lieu de nous
en tenir à la potentialité de la notion, nous avons, on le sait, tenté de donner la solution proprement mathématique elle-même. Ceci signifie que nous avons trouvé
la loi d'harmonie d’un espace d’indétermination que nous avons structuré, un espace de jeu. (Le texte du Discours porte sur la règle et l’irrégularité, l’ordre et le désordre, c’est-à-dire sur le deuxième degré du problème de l’avance et du recul.…..). (2) On a vu que Pascal définissait le progrès sfus et reditus. Cette définition
MULTIPLICITÉS RE
6. —
HISTORIQUES. RE
LE PROGRÈS ent LE SR
Septième ef huitième variations
255 El
:
Le calcul infinitésimal et la théorie des séries. De la divisibilité à l'infini
Il n’y à pas de point privilégié; donc il n°y a pas d’instant privilégié. Donc de nouveau il n’y a pas de terme, de fin. S’il y en avait une, il y aurait au moins un instant privilégié, c’est-à-dire déterminé comme un point remarquable dans la séquence temporelle (1). Il est donc rigoureux que le problème de la limite se décide en même temps que celui de la Révolution Copernicienne (2). Si la deuxième est solution unique, la première est posée comme assignable ; si la deuxième est méthode variable, la première existe (au même titre que chaque point de l’espace), mais inassignable à « terme » infini. Et donc Leibniz va devoir le montrer. En suivant encore la chronologie des textes, le De Rer“m Origi-
est à son tour un exemple des variations générales de l’homme cet de l'univers entre deux limites extrêmes. Dans la même section VI (1bid., pp. 502-503), Pascal, comme Leibniz, finit par chercher un point fixe (381-382-383). Cf. notre chapitre sur cette question. (1) On m'objectera que, parlant du progrès, je parle d’espace et non de temps. Ce dernier est ordre des successifs, et permet par la simultanéité d’axiomatiser
l’espace (Initia — in principio —, Matl., VII, 18). Mais pour méditer sur le progrès du monde, il faut moins décrire la forme du temps que parler de son contenu, soit des successifs eux-mêmes (qui d’ailleurs définissent la forme ou ordre du temps). Les Initia définissent alors : antérieur, postérieur, simultané, prédécesseur, successeur, etc. L'ordre temporel est donc irréversible. Ils ajoutent que cet ordre peut être continué à l'infini : il est donc homogène. Qu'il est le seul à pouvoir développer des opposés ou incompossibles : aujourd’hui et demain peuvent expliquer des états opposés d’une même chose. I1 y a donc, parmi les successifs, du même et de l’autre, ct toutes les combinaisons de a et de — a. Micux encore, il offre seul la possibilité d’une telle combinaison. Depuis le début de mon analyse je n'ai donc parlé que du temps. Enfin, il ne développe que du préétabli, et un préétabli infini : et comme il se perpétue à l'infini, l'indétermination sur son allure vient de la comparaison entre ces deux infinis. D’où l’indétermination sur les solutions. D’où la totalité de l'analyse précédente, ce qu’il fallait montrer. CMP 249,1 0..2.
LE
256
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
natione Radicali, écrit un an environ après la Letfre à Sophie, c’est-àdire en 1697, aborde ce problème dans ses dernières lignes : Et même pour ajouter à la beauté et à la perfection universelle des œuvres divines, il faut reconnaître un certain progrès perpétuel et absolument illimité de tout l’univers, de sorte qu’il marche toujours vers une plus grande civilisation. C'est ainsi que, maintenant, une grande partie de notre terre est cultivée et le sera de plus en plus (r). Et bien qu’il soit vrai que, de temps en temps, quelque partie retourne à l’état sauvage, ou soit détruite et submergée (2), il faut cependant le considérer comme nous avons interprété un peu plus haut les afflictions; c’est dire que cette destruction même, ou cette submersion, fait progresser vers quelque conséquence supérieure de façon qu’en quelque sorte nous gagnions au dommage. Et à l’objection possible « le monde aurait dû alors être depuis longtemps transformé en Paradis », la réponse est toute prête : bien que beaucoup de substances soient déjà parvenues à une plus grande perfection, cependant, à cause de la divisibilité du continu à l’infini, il subsiste toujours dans l’abîme des choses des parties assoupies encore à réveiller et à attirer vers du plus, du meilleur et, dirais-je, à une culture supérieure. Et, jamais, par suite, le progrès ne sera parvenu à son terme (trad. PRENANT, Œuvres choisies, p. 273) (3).
Avant
de considérer à nouveau
le modèle
infinitésimal,
il est
judicieux de faire observer que s’il y à variation sur la technique d'approche mathématique du problème, il y a également variation (1) On sait que Leïbniz est l'inventeur du mot Physiocratie et du contenu premier de cette doctrine, centrée sur l’agronomie. Ceci est, de nouveau, assez cohérent dans une philosophie pour laquelle le monde est plein de vivants. (2) La Protogaea, qui contient ce que pensait LEIBNIZ sur ce nouvel exemple de recul, de descente ou de régression (eu l'espèce, cela s'appelle maintenant unc transgression), n’a été éditée qu’en 1749 par Ch. L. SCHEIDT (cf. DUTENS, II,
181 sqq.). Il faudrait, pour compléter convenablement cette étude, analyser précisément cette nouvelle application, « géologique », du problème. Nous n’en avons pas la place. (3) Comparer : À Sophie, 6 février 1706-Phil., VII, 568. « Lt comme
il y a licu
de juger que l’univers même se développe de plus en plus ct que tout tend à quelque but, puisque tout vient d’un Auteur dont la Sagesse cst parfaite, on peut croire de même que les Ames qui durent autant que l'Univers vont aussi de mieux en mieux, au moins physiquement, et que leurs perfections vont croissant, quoique cela ne se fasse le plus souvent qu’insensiblement ct quelquefois après de grands circuits en arrière, »
MULTIPLICITÉS HISTORIQUES. LE PROGRÈS
257
du contenu réel indiqué par les termes progrès, avance, recul, régression, stabilité, arrêt et leurs diverses combinaisons. Au passage ont successivement affleuré le problème de la connaissance (mémoire et oubli, confusion et distinction), la nature du sentiment (bonheur et tristesse, douleur et joie), le sens du destin humain ou religieux, l'évolution historique, la question de la mort, de la vieillesse et de la maturation, la nature de Dieu, etc. Nous trouvons ici des questions
aussi précises que le progrès de la civilisation et de la culture, les transformations géologiques, l’évolution de l’économie agraire. Autant dire que les mots avance, recul, arrêt désignent d’un coup tous ces contenus « empiriques » à la fois. Voilà un exemple assez clair de ce qu’on a appelé formalisme leibnizien (1). Tout raisonnement combinant la note z (avance), — 4 (recul), etc., tout schème explorant la nature de ces combinaisons multiples valent à la fois pour tous ces paradigmes particuliers : si bien qu’en raisonnant de manière aveugle sur la structure pure du problème nous traitons, en fait, de manière analogique, de théorie de la connaissance, de psychologie, d’histoire, de théologie, d’agronomie, de géologie et ainsi de suite. Nous pouvons traduire le pluralisme en un nouvel aspect méthodologique. C’est ainsi que les textes leibniziens sont le plus souvent trompeurs : ils paraissent n’avoir qu’une signification univoque et sont le plus souvent écrits en une langue quasi formelle, traduisible dans des langues particulières d’une pluralité de régions (2). Ceci permet d’avoir désormais quelque première idée sur la complexité du réseau de cette philosophie du compliqué. On se donne une pluralité de cas empiriques, observables, historiques, appartenant à des régions parfois fort différenciées; on définit sur cette pluralité (1) Y. BELAVAL, Leibniz, critique de Descartes, pp. 24-84. (2) C’est notre deuxième méthode d’explication de textes comme le livre TI des Nouveaux Essais, la Monadologie, ou les Principes de la Nature et de la Grâce. [Le premier surtout est un texte faussement simple : sa critique de l’empirisme est telle qu’elle retrouve l’empirisme comme cas singulier ou paradigme.
LE
258
SYSTÈME
DE
EEIBNIZ
une problématique exprimable en « notes » simples : avance, recul,
arrêt, Intervient alors la variation sur la pluralité des techniques d'approche qui est notre sujet présent. Grâce à elles, on manipule des modèles dont les finesses expriment celles du problème, et ces dernières celles des divers contenus de sens. Ces diverses correspondances multiple-multiple-multiple définissent en rigueur la méthode leibnizienne, et donnent l’idée de la souplesse de l’applicabilité des mathématiques à des contenus dont on était éloigné de toute l’étendue du ciel de penser qu’elle était possible, et dont l’auteur ne se prend
pas à rêver qu’elle est praticable, mais l’accomplit effectivement. Ce réseau arachnéen de correspondances multiples et croisées nous reconduit, par des chemins qu’on n’aurait pas osé imaginer, des transgressions marines (1), des éruptions destructrices des volcans, et des jachères défoncées, à la théorie mathématique de la limite.
Les analyses précédentes nous ont convaincu de l’existence d’une loi générale d'évolution continue dont l’avance, le recul et l’arrêt
ne sont que des spécifications singulières, et, en l’espèce, des projections sous différents points de vue situés. Dès lors, il est commode de réfléchir directement sur cette loi harmonique, qgwelle que soit la forme particulière d'évolution qu’elle indique, pour telle ou telle situation. Et, par exemple, de poser trois questions : 1) Quelle est l’origine de cette évolution globale, si cette origine existe (2)?
2) Corrélativement, quel en est le /erme, si ce terme existe? 3) Peut-on concevoir une méthode rigoureuse pour constituer une théorie de la croissance en général ? Le texte final du De Rerum envisage les deux dernières questions. Les deux premières doivent, en principe, se trouver réglées au (x) Protogaea, op. cit., 233.
(2) Voir plus loin le traitement
de la question d’origine.
MULTIPLICITÉS HISTORIQUES. LE ER A RE En
PROGRES A VAR ec SE
259
moyen de la théorie d'un espace sans point privilégié, c'est-à-dire d’une séquence temporelle privée d’instants décisifs, ce qui ne laisse pas, nous
le verrons,
de poser de redoutables
dificultés, compte
tenu des cadres généraux du leibnizianisme. À considérer la troisième de manière
indépendante,
un rowveau modèle mathématique, emprunté
à la théorie des séries infinies, permet de la penser en toute rigueur et généralité. On sait l’utilisation constante que Leibniz fait de ce modèle en toutes occasions : c’est ce qui ressort de plus trivial d’une lecture attentive de ses ouvrages. À notre connaissance ce modèle est introduit pour la première fois, à propos du problème du progrès, dans le De Affectibus daté du 10 avril 1679 (1); il est de nouveau utilisé dans le De Rerum même dès les premières lignes. Leibniz connaissait la distinction entre séries convergentes et séries divergentes, quoiqu'il n’ait point proposé de critère précis pour les distinguer : il faut attendre pour cela les travaux de d’Alembert, Cauchy, Duhamel, etc. D’autre part, les mathématiciens du xvrre siècle
(et même du xvirie) ont peu étudié les questions de divergence (2), qui ne présentaient pas d'intérêt majeur dans le traitement des problèmes locaux qui se présentaient à eux en priorité. Soit dit en passant, il s’agit ici d’un cas particulier d’une constante aisément
observable en histoire des sciences, et en histoire des mathématiques précisément : il semble qu’il y ait précession des problèmes posés par l’infiniment petit sur ceux de l’énfiniment grand. On voit assez mal les raisons de cette priorité, mais elle ne laisse pas d’être en fait. Une étude historique centrée sur cette question serait intéressante et
dévoilerait sans doute des éléments épistémologiques décisifs. Bref, (1) Cf. GRUA, Inédits, II, 526 ; De Affectibus (traduction) : « Il y a cause déterminante à penser à une série plutôt qu’à une autre, lorsque les pensées d’une série enveloppent plus de réalité que les pensées de l’autre série. Car la règle générale est toujours que cela se fait qui enveloppe plus de réalité, c’est-à-dire ce qui est plus parfait. Toutes choses deviennent plus parfaites, quoique à travers des périodes souvent longues et des régressions. » (2) Cf. par exemple, CAVAILLÈS, Théorie abstraite des ensembles (pp. 22-44).
LE
260
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
Leibniz se sert de la notion générale de série, dont il connaît fort bien les spécifications : convergence, divergence, pour ce qui est de leur somme,
à termes positifs, négatifs ou alternés, pour ce qui
est de leur loi. Ceci dit, lorsqu'il affirme que la série la plus parfaite est toujours choisie et que, par elle, les choses sont toujours en progrès quoique à travers des périodes souvent longues et des régressions, il est impossible de comprendre autre chose que le schéma d’une série à termes alternativement positifs et négatifs, c’est-à-dire la traduction dans un langage à support algébrique des schémas géométriques compliqués envisagés plus haut. Leibniz savait assez — pour s'être distingué par d’importantes découvertes dans cette discipline (1) —
que de telles séries alternées résolvaient la
quadrature du cercle, et autres, ou développaient des fonctions exprimant des wouvements vibratoires. À cet égard, les lois de développement en série ont une puissance organisatrice aussi forte que les lois harmoniques tirées de la perspective. Dès lors, quelle que soit la forme que prend l’évolution mondiale, il est fondé à la considérer comme une série en général. Qu’il y ait des régressions et des reculs, qu'importe : une série alternée comporte autant de termes négatifs que l’on veut, il n'empêche que, développée aussi loin qu’il se peut, sa somme peut tendre vers un nombre positif. Le mal, le péché, la régression. sont de nouveau compréhensibles comme des spécifications particulières d’une évolution qui tend vers le positif : non plus comme une projection oblique, mais comme l’ensemble des termes négatifs d’une série alternée. Et puisque Leibniz utilise ce modèle aussi bien pour le cheminement de la pensée {De Affectibus) que pour le développement de la monade, que pour l’évolution du monde, etc., (1) Sur ce point, les textes mathématiques sont innombrables. On peut lire, par exemple, Math., V, 88 sqq., texte décisif en ce qui concerne l’établissement de la méthode. On y trouve, en effet, outre les séries, la combinatoire et le dénombrement des variations possibles des « Métamorphoses du cercle » (ibid., p. 89). Nous l’analysons ailleurs.
MULTIPLICITÉS
HISTORIQUES.
LE
PROGRÈS
261
nous sommes
fondés à déclarer que cette solution (au niveau du
modèle)
analogiquement
vaut
pour
l'erreur,
le mal et le péché,
les transgressions marines et les effondrements de civilisation. il est nécessaire et dans l’ordre sériel que la terre tremble à Lisbonne : la série ne serait pas « riche » du point de vue de la combinatoire, si elle ne comportait pas variations et inversions de signes. Ainsi je résous le problème des afflictions, une fois encore. Mais il faut insister sur le caractère général de la méditation : il s’agit ici de la série en général. Qu’elle soit divergente, convergente, alternée ne fait rien à l’affaire sauf pour indiquer, par spécification, la solution
à un problème local comme celui du mal. En fait, si elle est divergente, le progrès tend vers l’infini, si elle est convergente elle tend infiniment vers quelque chose et, par conséquent, il y a aussi progressus in infinitum vers un terme, et le raisonnement se répète si elle est alternée. Il s’agit donc bien de la réponse globale à la troisième question.
Mais, immédiatement, cela implique la réponse aux deux autres. Et cela, sans sortir de la méditation du De Rerum. L'évolution mon-
diale est une série en général. Le début du texte pose la question de son origine, la fin, celle de son terme. A l’égard de la série mondiale, le De Rerum est infiniment ouvert in principio ef infiniment ouvert in fine. Si haut que l’on remonte dans la série du monde, on n’en trouve pas la rafio plena : ceci signifie qu’on peut remonter aussi haut que l’on veut sans en trouver le premier maillon (1); en symétrisant le raisonnement, il est clair que l’on obtient le contenu du texte cité. Pas d’origine, pas de terme. Au passage, indiquons la bévue traditionnelle du commentaire qui accepte tranquillement l’affirmation (1) Nous analysons ailleurs cette notion de premier maillon d'une chaîne, si importante dans la méditation des cartésiens en général. La décision sur cette notion les différentie de manière très précise. Chez Leibniz : l’espace n’a pas de point privilégié, le temps n’a pas d’instant décisif, une séquence (ou une pluralité) n’a pas de premier maillon.
DE’
262
SYSTEME
DE
TEIBNIZ
leibnizienne selon laquelle la loi de la série est extérieure à la série. Cela, dit-on, est analogue à ce qui se passe en mathématiques. Or, que je sache, en mathématiques, la loi de la série est intérieure à la série : le plus souvent c’est l’énoncé du € terme. De plus, cette intériorité de la loi par rapport à la séquence est constamment
utilisée par l’auteur dans tous les autres problèmes où ce modèle est adopté. Ainsi la monade contient le principe de tout ce qui lui arrive, est arrivé, et arrivera, développe elle-même ce principe, etc. Elle porte en elle, de toute éternité, la loi de la série de ses modifications. Par conséquent, comme en mathématiques, la loi de la série
est dans la série, bien évidemment, et, si la Nature a un efficace propre c’est encore pour cette raison (1). Ainsi donc, comme le laissait prévoir la théorie de l’espace perspectif sans point central privilégié, il n’existe pas de point-origine ni de point terminal dans la série mondiale : elle est infinie en amont et en aval d’un point quelconque. Mais alors, à considérer l’infinité déjà écoulée et le processus de croissance, comment le monde n’est-il pas actuellement un Paradis ? Premièrement, à n'importe quel stade de la série je puis trouver un terme négatif, aussi loin que je le désire; et deuxièmement, comme dans toute série (même convergente), aussi loin que j’aille, je suis aussi rapproché que je le désire de son terme (et la suite entière de sa somme), mais encore infiniment éloigné. Dès lors, le monde voit
son progrès se diviser à l’infini, comme la série harmonique de la forme 1/# (qui, on le sait, est divergente, ce qui renforce la démonstration) (2). Cela implique évidemment que le monde lui-même soit divisible continfment à l'infini, ce qui réunit en une même démons-
tration les décisions concernant le contenu de la première et de la deuxième antinomie kantienne. Et donc, s’il y a un terme, le monde
(1) Nous nous expliquons ailleurs sur le caractère exceptionnel du raisonnement invoqué par le De Rerum. (2) Cf. Mat,
V, 108, et Phil, III, 592 (texte que nous expliquons plus loin).
MULTIPLICITÉS
HISTORIQUES.
LE
PROGRÈS
263
n’y parvient jamais; comme, s’il y a origine, nous ne l’atteignons pas. Le modèle des séries infinies et la notion infinitésimale de limite fournissent donc deux modèles rigoureux pour répondre aux deux premières questions. Nous vivons dans le monde des homogones, et des ordres d’infini infiniment étagés, où sommeillent dans l’abime des lumières indénombrables (1). 7. —
ÂNeuvième ef dixième variations :
La théorie des fonctions et des transformations
De l’optimum et des invariants
Toutes choses paraissent désormais réglées et toute indétermination levée. Cependant, il faut conserver la prudence la plus attentive : résoudre toutes questions au niveau des modèles mathématiques n’est pas tout résoudre. Le Déscours de Métaphysique, dès 1686, pose une fois pour toutes cette règle : le paragraphe VI, après avoir donné de semblables solutions, déclare se servir « de ces comparaisons pour crayonner quelque ressemblance imparfaite de la sagesse divine, et pour dire ce qui puisse au moins élever notre csprit à concevoir en quelque façon ce qu’on ne saurait exprimer assez ». Et d’ajouter qu’on n’a point la prétention « d’expliquer par là ce grand mystère dont dépend tout l’univers ». Modèle, cela signifie justement comparaison, ressemblance, conception gsodammodo, mais non explication exhaustive et définitive. Cela signifie encore approximation continuée par des analogies de plus en plus précises. Si bien que les disciplines mathématiques fournissent les méthodes les plus rigoureuses de mise en place d’une image, de convenance avec Dieu (x) Le lecteur s’étonnera peut-ctre de ce qu’il soit possible de démontrer en rigueur que le De Rerum Originationc Radicali démontre lui-même l'absence d’origine. Et, de fait, le Monde n’a pas d’origine, sauf radicale, c’est-à-dire métem-
pirique.
>
264
LE: SYSTÈME
\DE. LEIBNIZ
selon un certain rapport, mais ne nous conduisent en aucune manière au siège même de Dieu, à l’explication lumineuse du mystère. En ce point donc, les choses ne sont pas réglées et les hésitations rompues : elles sont approximées par image successives. Ainsi, les variations quasi contrapunctiques auxquelles Leibniz se livre dans le
champ du savoir mathématique marquent chacune les progrès de l’approximation : s’il n’en était pas ainsi, nous serions en contradiction avec tous nos résultats; il y aurait dogmatisme et arrêt du
progrès de la pensée, on aurait trouvé le siège de Dieu et le savoir absolu. Si bien que toute la démonstration se ferme sur elle-même : le problème du progrès n’est pensable que selon un processus progressif et jamais arrêté. Si le progrès du monde est ouvert, la question elle-même est ouverte. Il n’y a pas thèse ou antithèse sur des solutions antinomiques, il y a indétermination continuée sur des solutions dont la méthode analogique essaie de démontrer l’harmonie. L’effort leibnizien propre ne consiste pas en la recherche d’une loi décisoire de choix sur des solutions effectives, mais dans la quête
d’une harmonisation d’un champ de possibilités. Le meilleur est le meilleur du meilleur et du pire, l’ordre et la règle sont lois de l’ordre et du désordre, le progrès est l’harmonie
évolutive
des progrès,
régressions et arrêts. Et ce meilleur, cet ordre et cette harmonie ne
sont perceptibles qu’à la limite toujours repoussée ou jamais accessible d’un cheminement vers la clarté et la distinction. L'esprit est l’image en mouvement d'un Monde en mouvement : ce principe résout la question initiale de la liaison de la partie au tout et réciproquement promeut la structure méthodique d’équilibration entre la stabilité et le mouvement au statut de loi mondiale, compte tenu du fait
qu’un point fixe n’est que le maillon d’une chaîne infinie. Par conséquent, écrire en général des variations mathématiques sur un thème donné, c’est crayonner, comme
le dit Leibniz, un tel cheminement.
Si, en particulier, le thème est le progrès même, on finit par tracer la voie sur le problème des voies. Il s’agit donc du meilleur des
MULTIPLICITÉS HISTORIQUES. LE PROGRÈS ES ee
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paradigmes pour une étude sur la méthode. Il n’est pas étonnant que la démonstration se ferme sur elle-même. C’est ainsi que, respectivement, douze et dix-sept ans après le De Rerum Originatione Radical l'argument sur l’allure, l’origine et la
fin du progrès reparaît dans la Théodicée (1710) et dans quelques très importantes Leitres à Bourguet des années 1715-1716 (1) (soit au voisi-
nage immédiat de la mort de l’auteur); c’est ainsi qu’il reparaît sur le wode problématique initial. De nouveau, Leibniz extrait des mathématiques des comparaisons, des images, des modèles, en répé-
tant inlassablement que ce sont là « des questions dont il est difficile de juger » (Théodicée), qu’il « n’est pas aisé de décider entre les trois hypothèses » qu’il propose sur l’origine, « qu’il faut encore beaucoup de méditation pour en venir à bout », « qu’il faudrait s’attacher à un raisonnement rigoureux en bonne forme... sans cela, il y aura tou-
jours des remarques et des répliques à faire, sans qu’on sache si l’on est bien avancé on non » (À Bourguet). Nous étions allés de la loi d’ndétermination
à la loi d’harmonie,
va-t-on
revenir
à l’indé-
cidabilité ? Et d’abord, la Théodicée (202) propose une solution habile, mettant en avant la notion d’a/férité qualitative dans une stabilité des degrés, type d’altération qui renforcerait l’indécidabilité en question. Voici : L’argument de M. Diroys suppose faux, lorsqu’il dit que rien ne peut changer qu’en passant d’un état moins bon à un état meilleur, ou d’un meilleur à un moins bon; et qu’ainsi, si Dieu fait le meilleur, ce produit ne saurait être changé : que ce serait une substance éternelle, un Dieu. Mais je ne vois point pourquoi une chose ne puisse changer d’espèce par rapport au bien et au mal, sans en changer le degré. En passant du plaisir de la Musique à celui de la Peinture, ou vice versa du plaisir des yeux au plaisir des oreilles, le degré des plaisirs pourra être le même, sans que le dernier ait pour lui d’autre avantage que celui de la nouveauté. S’il se faisait la Quadrature du Cercle, ou (pour parler de même) la Circulature du carré, (x) T'héodicée, 202; Phil, VI, 237; Lettres à Bourguel; Phil., III, 581-583 (du 5 août 1715), et ibid, 589, 591, 593 (du 3 avril 1716) ; Leibniz meurt le 14 juillet
de la même année.
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LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
c’est-à-dire si le cercle était changé en carré de la mème grandeur ou le carré en cercle, il serait difficile de dire, parlant absolument, sans avoir égard à quelque usage particulier si l’on aurait gagné ou perdu. Ainsi le meilleur peut être changé en un autre qui ne lui cède point, et qui ne le surpasse point : mais il y aura toujours entre eux un ordre, et le meilleur ordre qui soit possible. Prenant toute la suite des choses, le meilleur n’a point d’égal; mais une partie de la suite peut être égaléc par une autre partie de la même suite. Outre qu’on pourrait dire que toute la suite des choses à l’infini peut être la meilleure qui soit possible, quoique ce qui cxiste partout l’univers dans chaque partie du temps ne soit pas le meilleur. Il se pourrait donc que l’univers allât toujours de mieux en mieux, si telle était la nature des choses, qu’il ne fût point permis d’atteindre au meilleur d’un seul coup. Mais ce sont des problèmes dont il nous est difficile de juger.
La fin de ce texte reprend le raisonnement que nous connaissons
sur le modèle des séries ou suites, posant ce principe que c’est la suite dans sa globalité qui est la meilleure possible, auquel cas ce meilleur n’a point d’égal. Au contraire, une partie quelconque de cette série peut être égale à une autre partie (1). Observons au pas-
sage que ce résultat est connu depuis Galilée, que la série des carrés est équipotente à la série des entiers quoique cette dernière la contienne comme partie. Il faut dire que Leibniz n’est pas en possession de notions distinctes sur ce qui deviendra la théorie de la puissance et qu’il fait ici jouer l’axiome fameux du tout plus grand que la partie. Quoi qu’il en soit, il en est ici du progrès sériel vers le meilleur comme il en était dans le De Rerum, ainsi que de la notion de limite. Nous n'avons donc pas à y revenir. Ce qui, à l’opposé,
est
nouveau,
c’est
la méditation
sur
la
nature du changement, sur l’allure du progrès. Car l’argument de Diroys (2) ressemble étrangement à l’état de la pensée leibnizienne (1) Autres
modèles
mathématiques
de ce raisonnement
: calcul des variations
et Chéorie de la similitude, Théodicée, 215 sqq. ; Phil, VI, 245 sq. (2) Drmoys, théologien de M. le cardinal d'Estrécs, publie à Paris en 168; Preuves el Préjugés pour la Religion chrélienne, que BAYLE discute in Réponse au Provincial, t. TITI, chap. 165, pp. 1058-1063 (Phil., VI, 233). C'est sur ce texte que Leibniz argumente.
MULTIPLICITÉS HISTORIQUES. EEE à
LE
PROGRÈS
267
en 1694-1696, lorsqu'il était question d’ascensions et de descentes combinées qu’il est difficile de concevoir autrement que comme des améliorations ou des décadences temporaires eu égard au bien et au mal, à l’erreur et au vrai, à l’ombre et à la lumière et ainsi de suite.
Et cet argument est for, qui refuse une alternance moins bonmeilleur dès lors que Dieu à créé le meilleur. En fait, Leibniz s’en était tiré en posant ces alternances dans le local, dans le petit, et en
affirmant que le progrès est une loi globale, harmonique : c’est d’ailleurs ainsi que notre texte conclut. Mais il veut prouver plus encore, et voler plus avant au secours de sa propre victoire : il veut montrer qu’il peut exister des ypes de variations qui transforment la gualité en laissant invariante la quantité ou intensité. Rétrospectivement, cette tentative nous permet de découvrir que toutes les lois posées jusqu’à présent sont des lois de transformation faisant varier la quantité en laissant invariante la qualité : la nature des choses ne changeait pas dans les processus indiqués. Plus même, tout l’effort de la démonstration était tendu vers ce résultat : la qualité-mal n’est finalement qu’un compte partiel (séries infinies), qu’une projection oblique. Variait la quantité, la qualité ne variait qu’en apparence et pour des points de vue restreints et situés. D’où la généralisation immense de tout notre appareil méthodique : fout revient à une méthode générale de
transformation. Dans une question donnée, l’essentiel est de voir ce qui varie et ce qui demeure invariant dans cette variation. Là réside l’un des principes leibniziens parmi les plus profonds, les plus constamment appliqués et, il faut le dire, celui qui a fécondé les sciences du xviire et du xixe siècle, des mathématiques à la biologie. Trouver une loi harmonique, un point de vue ordonnateur, trouver une loi universelle de série, etc., qu'est-ce donc sinon trouver la raison
qui fait des cas désordonnés, des solutions indéterminées et diffé-
rentes, des courbes hautement différenciées, des irrégularités et des catastrophes, les stades réglés d’une variation ? Et ce n’est pas un hasard si Leibniz trouve, à deux pages d'intervalle, à penser ce
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
problème en termes de calcul des variations. Le monde varie selon une loi, celle du meilleur. Qu'il progresse, avance, recule... ne sont que des cas, à nouveau. L’essentiel est la reconnaissance du fait de la variation. En elle, quoi se transforme, quoi reste invariant ? Ce
qui reste invariant c’est le meilleur (1). Dites le meilleur en qualité,
et la quantité varie selon les lois précédentes. Dites le meilleur en quantité, alors la qualité varie; et une fois de plus nous avons toutes
les solutions possibles. Quelle que soit la finesse on l’universalité de la structure que fait entrevoir l’utilisation du modèle mathématique (ici la théorie de la transformation), zoutes les solutions possibles sont exhaustivement posées et nominalement
chemin
parcouru,
nous
retenues.
remarquons
D'autre
trois
part, en
stades
mesurant
le
: détermination,
harmonie, variation, trois notions impensables dans d’autres champs que celui de l’exhaustif. On nous accordera sans ambages la généralisation à une #éorie de la transformation en général (2) laissant au minimum un élément
invariant, lorsque nous aurons fait remarquer que les lois harmoniques précédentes (qu’elles soient issues du modèle projectif ou du modèle sériel) se réduisent à des règles de transformation de la forme des schémas, à des lois combinatoires de développement en série, variant selon les fonctions, etc. Nous avons remarqué en commençant que, contre Descartes, Leibniz rompait l’unicité du référentiel. Remarquons maintenant que la notion de point de vue est un référentiel nouveau, non fixe, mais soumis lui-même à changement et à
échanges. C’est parfois le changement de référentiel qui, transformant l'allure du problème, l’amène à solution, comme on le voit chez Copernic ou pour les sections coniques. La bonne référence, le bon (1) Le progrès, c'est donc la variance du monde laissant le meilleur invariant, quelle que soit la manière dont on obtient cette invariance, et quelle que soit la variance. (2) C’est au moyen de cette grille qu’il convient d'expliquer, par exemple, l'admirable chap. KXVII du livre II des Nouveaux Essais, sur le problème de l'identité.
MULTIPLICITÉS
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LE
PROGRÈS
269
point de vue est celui qui met en évidence les analogies conservées dans une pluralité différenciée (1), ce qui reste invariant dans une variation. La méthode leibnizienne consiste souvent à faire varier la référence jusqu’à l’avoir trouvée optimum (la plus simple, par
exemple), cet optimum se définissant par la plus grande clarté projetée sur une variation compliquée en apparence. Nouvelle confirmation du fait qu’il n’existe pas de référentiel absolu : toute la théorie de l’expression serait incompréhensible sans cela. Changement de point de vue, variation des références, transformation de la représentation, métamorphose des choses, des vivants et des formes, voici
les appareils méthodiques les plus puissants de la recherche leibnizienne, voici du même coup le visage volubile des choses. Parmi ces métamorphoses continuées, certaines sont aisément compréhensibles : celles qu’on peut quantifier. Que varient l'intensité,
le degré, le quantum, et l’arsenal mathématique est assez fort pour que soient établies des règles de transformation géométriques, mécaniques,
analytiques et ainsi de suite. Avances,
reculs, alter-
nances sont dominées avec clarté et distinction, nous l’avons assez vu.
Mais, à l'inverse, que le nombre demeure et se déforme le gwalis, et nous aurons le cas le plus difficile de la métamorphose, celui pour lequel il faudra inventer une nouvelle logique de la qualité, une nouvelle géométrie de la déformation.
Dès lors, la transformation
évoquée dans le texte est Ze cas le plus dificile de la transformation mathématique : la Quadrature du Cercle et (pour obtenir, par inversion, encore fous les cas de figure, et pour montrer qu’il ne s’agit pas du problème classique de la quadrature, mais d’une déformation qualitative) ladite Circulature du Carré. Ici, la forme ne varie pas selon la
quantité, comme
partout ailleurs, mais le quantum (surface) reste
invariant dans la variation de forme. Plaisir de la musique, plaisir (x) Cf. Quid sit Idea, Phil., VII, 263-264, texte dont nous faisons plus haut l’une
des chartes essentielles de la méthode leibnizienne.
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LE
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LEIBNIZ
de la peinture, Leibniz le dit souvent, c’est plaisir des nombres, des proportions et de leurs lois, c’est volupté d’harmonies particulières; passez alors de l’une à l’autre, ces guanta que, déjà, dans chaque cas, vous ne percevez que confusément, ces gwanla peuvent rester constants, et votre plaisir harmonique indifférent au passage. Quoi, dès lors, au sujet de l’avance ou du recul? De l’ellipse à l’hyperbole, des courbes ptolémaïques aux cercles coperniciens ou aux ellipses képlériennes, de telle série à telle autre, il était possible de quantifier la variation. Du cercle au carré de même
surface, du nombre de la
dissonance au nombre de l’anamorphose, la computation du « progrès » est, par définition, impraticable. Ainsi le meilleur quantifié, c’est-à-dire le maximum, peut rester invariant dans la formidable métamorphose du monde, dans les différences qualitatives et les formes différenciées. Ainsi le « progrès » peut être recouvert par les contours, les couleurs et les sons qui ne laissent point échapper leur mystère numéral. De même que /+ logique de l’infiniment petit me donnait, naguère, par la théorie de la limite, de quoi penser rigoureusement le progrès sans terme, la logique de la qualité me donne maintenant, par /a théorie de l’altération qualitative, de quoi penser rigoureusement la permanence du maximum. Comment, dès lors, saurais-je décider ? Dans le détail, dans le local, dans le petit, la chose n’est jugeable ni décidable, « mon œil se perd » dans l’infinitude variationnelle, qualitative ou quantitative : il faut m’en tenir à l’idée d’ordre, au meilleur global, à
l’harmonie universelle. * *X *X
On comprend alors que, remettant en question à la fin de sa vie les questions d’origine, Leibniz propose à Bourguet trois nouveaux schémas d’évolution parmi lesquels figure encore un diagramme de stabilité, quoiqu'il ait souvent affirmé péremptoirement qu’il se ralliait à la thèse du progrès indéfini. C’est que, quelle que soit la forme de l’évolution, la thèse du meilleur demeure sauve.
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HISTORIQUES.
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27a
Pour ce qui est de la succession où vous semblez juger, Monsieur, qu’il faut concevoir un premier instant fondamental, comme l’unité est le fondement des nombres, et comme le point est aussi le fondement de l’étendue : à cela je pourrais répondre que l'instant est aussi le fondement du temps, mais comme il n’y a point de point dans la nature qui soit fondamental à l’égard de tous les autres points et pour ainsi dire le siège de Dieu, de même je ne vois point qu’il soit nécessaire de concevoir un instant principal. J’avoue cependant qu’il y a cette différence entre les instants et les points, qu’un point de l’Univers n’a point l'avantage de priorité de nature sur l’autre, au lieu que l'instant précédent a toujours l’avantage de priorité non seulement de temps, mais encore de nature sur l'instant suivant. Mais il n’est point nécessaire pour cela qu’il y ait un premier instant. Il y a de la différence en cela entre l’analyse des nécessaires et l’analyse des contingents : l’analyse des nécessaires qui est celle des essences, allant & #afura posterioribus ad natura priora, se termine dans les notions primitives, et c’est ainsi que les nombres se résolvent en unités. Mais dans les contingents ou existences cette analyse... va à l'infini sans qu’on puisse jamais la réduire à des éléments primitifs. Ainsi l’analogie des nombres aux instants ne procède point ici. Il est vrai que la notion des nombres est résoluble enfin dans la notion de l’unité qui n’est plus résoluble et qu’on peut considérer comme le nombre primitif. Mais il ne s’ensuit point que les notions des différents instants se résolvent enfin dans un instant primitif. Cependant je n’ose point nier qu’il y ait eu un instant premier. On peut former deux hypothèses, l’une que la nature est toujours également parfaite, l’autre qu’elle croît toujours en perfection. Si elle est toujours également parfaite, mais variablement, il est plus vraisemblable qu’il n’y ait point de commencement. Mais si elle croissait en perfection toujours (supposé qu’il ne soit point possible de lui donner toute la perfection à la fois), la chose se pourrait encore expliquer de deux façons, savoir par les ordonnées de l’hyperbole B ou par celles du triangle C. Suivant l’hypothèse de l’hyperbole, il n’y aurait point de commencement, et les instants ou états du monde seraient crûs en perfection depuis toute l'Éternité; mais suivant l’hypothèse du triangle, il y aurait eu un commencement. L'hypothèse de la perfection égale serait celle d’un rectangle À. Je ne vois pas encore le moyen de faire voir démonstrativement ce qu’on doit choisir par la pure raison. Cependant, quoique suivant l’hypothèse de l’accroissement, l’état du Monde ne pourrait jamais être parfait absolument, étant pris dans quelque instant que ce soit, néanmoins toute la suite actuelle ne laisserait pas d’être la plus parfaite de toutes les suites possibles, par la raison que Dieu choisit toujours le meilleur possible (4 Bourguet, s août 1715, Phil, AIT, 581-583). Cette collection peut avoir toute sa perfection quoique les choses singulieres qui la composent puissent augmenter et diminuer en perfection. Quoique
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SYSTÈME
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DE
LEIBNIZ
l'Univers fût toujours également parfait, il ne sera jamais souverainement parfait : cat il change toujours et gagne de nouvelles perfections, quoiqu’il en perde d’anciennes. Pour ce qui est de l’hypothèse de l’hyperbole, il ne s’ensuit pas non plus que ce qui n’a point de commencement subsiste nécessairement; car il peut toujours avoir été produit volontairement par l’Être Souverain; ainsi il n’est pas aisé de décider entre les trois hypothèses, et il faut encore beaucoup de méditation pour en venir à bout. (Ibid., sans date, Phil., IT, 589). B
A
Ces schémas
sont de la main
C
de JEIBNIZ
(Phil., III, 582)
… dans le style au moins des Mathématiciens, le tout et la partie doivent être homogènes. Quant à la grande question, s’il est possible de démontrer par raison quelle hypothèse, savoir du rectangle, du triangle ou de l’hyperbole, est préférable dans la constitution de l’univers, je crois qu’il faudrait s’attacher à un raisonnement rigoureux en bonne forme..., sans cela, il y aura toujours des remarques et des répliques à faire, sans qu’on sache si l’on est bien avancé ou non. Vous avez raison, Monsieur, de dire que de ce que les êtres finis sont infinis en nombre, il ne s’ensuit point que leur système doit recevoir d’abord toute la perfection dont il est capable. Car si cette conséquence était bonne, l’hypothèse du Rectangle serait démontrée, Je crois aussi que le résultat en est véritablement infini, et ne doit pas être
comparé à une suite infinie de nombres dont la somme est finie. Mais un infini,
MULTIPLICITÉS HISTORIQUES. LE PROGRÈS qe
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pour parler selon notre portée, est plus grand qu’un autre, par exemple la somme de cette série : 1/1 + 1/2 + 1/3 + 1/4 + 1/5 etc., à l’infini est infinie et surpasse tout nombre cette autre série :
assignable; mais cependant la somme
de
1/1 + 1/1 + 1/1 + 1/1 + 1/x etc.
à l'infini est infiniment plus grande que la précédente. Ainsi la perfection du système, tout infinie qu’elle serait, ne serait pas pour cela la plus grande possible, mais y approcherait toujours. Quand même le Rectangle aurait lieu, il n’y aurait point de production de la sagesse coéternelle avec elle; car ses productions changent toujours. Une production nécessaire ne doit point être sujette au changement. Chaque état de l'Univers est toujours limité en perfection, quand même le précédent serait égal en perfection au suivant : car tous deux ensemble enveloppent plus de perfections que l’un seul. C’est aussi pour cela que le changement est à propos, afin qu’il y ait plus d’espèces ou formes de perfection, quand même elles seraient égales en degrés. Encor en Dieu l’idée de l’ouvrage précède toujours l'ouvrage; l’état présent des choses était toujours préconnu.… (Ibid., 3 avril 1716, Phil, II, 591-593).
Et d’abord, on met au point en toute clarté toutes les considé-
rations qui précèdent : l’espace n’a pas de point fondamental, point de vue
originaire
dans l’ordre
du connaître,
siège de Dieu.
Cela ne
signifie pas que l’espace des points de vue soit uniforme; au contraire, tous les points y sont différents, mais aucun n’a de priorité naturelle. À dire vrai, cette thèse est une constante de la méditation leibnizienne
puisqu'on en trouve le germe dès 1666, dans le De Arte Combinatoria (1). Elle est assez générale, on l’a vu, pour qu’on en déduise une foule de notions différentes qui trouvent par là le consentement réciproque, exigé par le système. Nous n'avons plus à y revenir. Dès lors, % temps ne doit point comporter, selon ce style de décision,
d’instant originel ni de point terminal, source du mouvement et repos. Cependant, la séquence temporelle n’est point liée des mêmes fibres (1) Voir, daus le De Arte, les problèmes Par exemple, Math, V, 14, 67, etc.
afférents
au
«€ sifits combinatoire
».
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LE
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DE
LEIBNIZ
que l’étaiement perspectif : en effet, le maillon antécédent, dans cette suite, précède chronologiquement son successeur, ce qui est trivial, mais a sur lui une priorité logique et ontologique. Le suivant entier
est dans le précédent plein, on le sait pour la monade, le monde, l’histoire, le destin et le salut. Et comme le raisonnement est itérable à l’infini, il se fait, dans l’univers leibnizien, comme un immense reflux
vers l’origine, dont les thèses de l’innéité, de la préformation biologique, du préétablissement harmonique, de la prédétermination
destinale, de la préconnaissance divine, etc., ne sont que des projections dans des régions à contenu significatif défini (1). Dès lors, l'accumulation ne se forme pas vers l’aval de la séquence, comme nous l’observions naguère, mais, à l’inverse, vers amont. À remonter
infiniment de raison en raison, on se prend à se demander si, d’aventure, il n’existerait pas justement un point d’accumulation origine, ce qui contredirait le De Rersm et nos derniers résultats. On se souvient que le De Rerxm même avait fait intervenir la divisibilité à l'infini pour rendre compte de l’absence de terme dans une accumulation progressive vers l’aval de la séquence. Ici, elle est réintroduite pour démontrer, comme par symétrie, l’absence d’origine dans une accumulation qui reflue vers l’amont. La précession, dans cette séquence, étant de nature logico-ontologique et le contenu de la suite étant de nature contingente (contingentiae radix est infi-
nitum : d’où le rejet à l’infini de cette racine), le mouvement « #afwra posterioribus ad nafura priora est une analyse infinie, c’est-à-dire qui n’a réellement pas de terme : c’est très précisément ce labyrinthe du continu dont on ne saurait se délivrer. En conséquence, la chaîne temporelle n’a pas de premier maillon. Le De Rerum était ouvert à (1) 11 n'est pas jusqu’à la théorie de la prédéinonstration logique (Phil, V, 461, 465), c'est-à-dire des préfabrications des formes, qui ne fasse partie de ce reflux. Ainsi 1e préétablissement harmonique doit Ctre compris comme une régression à la limite sur la méthode des établissements (Cf. II2 Partie, chap. II : Des tables d'Harmonie), Remarquer ici même (dernière ligne) la dénomination de préconnu.
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HISTORIQUES.
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droite dans l’ordre de la réalité (progrès historique) et à gauche dans l’ordre du raisonnement seulement (itération infinie des raisons) : on vérifie ici que du second au premier la conséquence est bonne, et que la régression réclle ne saurait aboutir à une source. Dès lors, histoire
du monde,
comme
l’évolution
de l’être vivant, comme
l’activité de l’esprit connaissant, se perd dans une préhistoire infniment itérable, dans un acte créateur imponctuel. De même l’innéité des connaissances se perdait dans les multiples couches archaïques de mondes révolus, par itération infinie du raisonnement du Ménon (1) (et un savoir sans origine est un savoir sans fin), ou dans les recouvrements présents, mais infiniment enveloppés, de l’oubli, du sommeil, de la fausse mort, du rêve et de l’ivresse, de l’empirisme et de
Penfance. Il y à sans cesse en nous des enfants à éveiller, dont l’esclave platonicien ou le nouveau-né de Locke ne sont que des paradigmes restreints. L'évolution multilinéaire de toutes les genèses possibles se perd en amont
dans une involution infinie, un virtuel continû-
ment itéré, dans la nuit immémoriale de ce qui ne commence jamais. Toute démonstration accomplie, la solution refusée est cependant retenue. On n’ose la nier. Crainte de manquer à la prudence qu’impose ce mystère, lucidité devant la puissance seulement analogique, comparative, indicatrice du raisonnement mathématique, certes; mais, surtout, souci de proposer, encore et toujours, toutes les solutions possibles, préservation de la totalité hypothétique. Le modèle mathématique n’est pas entièrement déterminant; sa pluralisation ne fait qu’harmoniser globalement l’indétermination. Qu'il n’y ait pas d’origine, cela est très hautement vraisemblable (et le modèle différentiel joue ici le rôle de computation des vérisimilitudes et l’on retrouve la théorie des jeux dans la variation même des modèles); mais est-il certain que le contraire implique contradiction ? (1) Nouveaux Essais, I, 1; Phil, V, 75. L'itération infinie du raisonnement platonicien est donc symétrique de la notion du progrès infini dans le champ de la connaissance.
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oo
La mise en question ouvre bien un espace de jeu qui contient en inhérence la totalité des hypothèses possibles, non contradictoires chacune à part, incompossibles entre clles, mais possibles une à une,
comme dans l’entendement divin. Et, d’ailleurs, Leibniz est parvenu à la fin de sa vie, à l’idée que les opposés pouvaient se développer à des instants différents de la séquence temporelle (1). Il faut se faire à l’idée que l’entendement humain, y compris sa partie virtuelle et recouverte, contient exactement ce même type de totalité, qui lui permet de convenir avec Dieu à travers un brouillard de confusion qui lui permet de penser l’opposé et le contraire, qui rend possible l’erreur et l’indétermination,
mais
aussi la mise
en évidence
de
composantes inverses ou ambiguës (2). L'espace des solutions possibles est cette #zhula image de notre entendement. Nous convenons donc de former toutes les hypothèses possibles, y compris celles dont on a toutes raisons de se méfier, sans avoir de raison déterminante de les récuser. Deux questions, à nouveau : allure, origine du progrès. À chacune, deux solutions : croissance et stabilité, position ou absence d’un point initial. À nouveau, la combinatoire
offre un
dénombrement
exhaustif,
selon le carré suivant,
qui simplifie l’arbre dichotomique double (3) : Stabilité
Croissance
Existence d'une origine
Pas d'origine
(1) Znitia rerum mathematicarum metaphysica, Math., certainement postérieur à 1714, c'est-à-dire contemporain Nous en publierons la traduction.
VII, 17. Le texte est des Lettres à Bourguet.
(2) Et donc « l'inconscient » leibnizien doit être conçu dans le cadre d’un « évolutionnisme », d’un dynamisme, d’une philosophie de la totalité, d’une logique de l'inversion, couronnés par un sens fort aigu de la contradiction. Il n’est donc pas si éloigné qu'il paraît des thèses freudiennes, pour le principe. (3) 11 s’agit ici d’un cas tout à fait trivial de ce que nous appelons le raisonnement en carré. Ce schéma, fondamental en méthode leibnizienne, a l'avantage de grouper d'un coup l'argument combinatoire, les arbres de dichotomies (et autres
MULTIPLICITÉS HISTORIQUES. LE PROGRÈS Te
277
Il y a donc quatre solutions et quatre seulement. L’une d’elles est immédiatement éliminée (quoique discutée par la suite) : s’il y a stabilité, il ne peut exister d’origine (1). D’où les trois autres, modelées sur trois fonctions élémentaires, du premier et second degré : l’hyperbole figure une croissance sans point initial (il ne saurait y avoir de point de tangence entre la branche infinie et son asymptote), le «triangle», une croissance linéaire qui a commencé au point d’intersection de la droite et de l’axe, le « rectangle », enfin, une constance,
une stabilité sans instant originel (aussi peu qu’il y a de point de concours entre deux parallèles) (2). Cette dernière constante quantitative tient compte évidemment de la variance des formes. Nous obtenons donc une nouvelle famille de modèles mathématiques, « exprimant » le problème du progrès, extraite de la théorie des fonctions. À comparer chaque solution à la thèse générale de la création maximum, il est assez clair que le schéma rectangulaire est le plus « fidèle » (3), puisque la quantité maximum y est toujours acquise à la métamorphose qualitative près. En effet, dans les deux autres cas,
tel état donné quelconque du Monde n’est jamais parfait sinon absolument,
au
moins
maximalement.
À
cela
deux
réponses,
l’une
locale, l’autre globale; la première est déjà dans le De Rerum : pris à quelque instant que ce soit, tel état du monde est le meilleur eu égard processus binaires), et certains éléments de théorie des jeux. On voit sur ce cas simple que les trois choses sont en question, quoique de loin, étant donné la trivialité de l'exemple. Cf. ce schéma in COUTURAT, Opuscules, p. 249. « Possent omnes regulae logicae circa propositiones universales demonstrari per figuram geometricam seu quadratum.…. », etc. Ce schème est le principe logique de ce qu’au niveau du contenu nous appelons la philosophie leibnizienne des Tables (vide infra). (1) Le texte dit : « La nature est également parfaite, mais variablement. » La coexistence de ces deux termes ne fait aucune difficulté dès qu’on a reconnu l’existence d’une variation qualitative à l’invariant quantitatif (vide supra). (2) 11 faut observer au passage que Leibniz dit compter la croissance sur les ordonnées : son axe des ordonnées est notre axe des abscisses. Il faudrait faire tourner ses schémas d’un quart de tour pour rétablir le langage resté classique. (3) Au sens du Quid sit Idea : représentation ou expression fidèles. Phil., VII, 263-264.
LES
278 me
2
mn
mece
YSFÉMENDEL
DEIBENE
ne on
à tous les autres états passés, une « ordonnée » quelconque maximise ses précédentes (1); l’hypothèse de la croissance replique l’idée de maximum sut la séquence temporelle (maximum relatif). La deuxième consiste à admettre que, localement, tel état n’est pas parfait, et à faire admettre que toute la suite actuelle est la plus parfaite de toutes les suites possibles, c’est-à-dire à appliquer l’idée de maximum tout le long de la courbe. Leibniz connaît assez les méthodes de ce qui deviendra plus tard le calcul des variaïions pour concevoir avec aisance une ligne définie par une condition extremum (2). Dès lors, la deuxième réponse est tout à fait analogue à celle que nous avions rencontrée à propos des séries. Ce qui est maximum, ce n’est donc pas seulement le Monde comme tel, c’est aussi l’allure générale de son évolution; le meilleur des sondes se métamorphose au cours de la meilleure des histoires. La perfection maximale s’accomplit au cours de la meilleure suite, le long de la meilleure courbe; l’allure même, l’allure globale
de la variation est soumise à la loi téléologique. IL est bien évident que seules les notions rigoureuses tirées de l’étude des fonctions et de leurs variations pouvaient donner de cela une notion claire et distincte. Faut-il choisir ? Quelle forme de croissance est globalement la meilleure, puisqu'il est certain que Dieu l’a choisie telle. À quelques mois de sa mort, Leibniz hésite encore; mais après avoir posé, dans
son dernier texte, le principe des homogènes, et, par conséquent, avoir indiqué, par là, celui des homogones, il revient brusquement au modèle des séries. Et, de manière assez surprenante, pour un mathé-
maticien de son temps, il utilise des séries divergentes pour donner l’idée d’une #héorie de la croissance infinie. Supposons un maximum A, (1) Et, de toute façon, « deux états pris ensemble sont plus parfaits que l’un seul ». (2) Le type de cette courbe est, par exemple, la brachystochrone. Sur ce point précis, la meilleure étude est celle de Suzanne BACHELARD sur l’Unicum opticae…., brincipium, in Thalès, 1958 : Maupertuis et le principe de la moindre action, pp. 3-36, en particulier pp. 9 et 17. Le principe est, dans ce problème optique, celui du chemin le plus facile.
MULTIPLICITÉS HISTORIQUES. LE PROGRÈS SR
279 L
aussi grand qu’on le veut, la somme de la série harmonique le surpasse, à partir d’un certain rang : mais, outre cela, il est encore pos-
sible d'écrire une série divergente qui surpasse de nouveau la somme de la série harmonique, à partir d’un certain rang. Et ainsi de suite à linfini. Il y a donc des ordres d’infinis dans l’infiniment grand. L’idée de ces mêmes ordres dans l’infiniment petit avait donné l’idée d’une absence d’origine et de terme; l’idée téléologique de maximum avait donné l’idée de l’allure progressive la meilleure entre ces deux absences de limites. Désormais, à supposer même que ce maximum soit infini, que la variance mondiale soit une croissance dont on ne puisse avoir l’idée, il est toujours possible d’ «ouvrir» cette croissance,
de concevoir des «pentes», de plus en plus fortes, des «échelles de types croissants » (1). « Un infini, pour parler selon notre portée, est plus grand qu’un autre.» On voudra bien observer que, outre toutes les solutions possibles, Leibniz a utilisé toutes les structures possibles de son temps concernant l’infini : itération, virtualité, ordres dans la grandeur, otdres dans ja petitesse; les variations méthodiques sont épuisées (2). IV.
—
ConNCLUSION
a) Des méthodes Oublions
un instant le contenu
ginons le chemin
méthodique.
concret
du problème
et réima-
Il est d’une exquise complication
(1) I//expression est de Boruxr, Leçons sur la théorie des fonctions, p. 114. On trouve, de ce type de raisonnement, une « application » concernant la joie et le bonheur, dans un texte très remarquable des Nouvearx Essais, II, XXT, 36 et surtout 41 ; Phul., NV, 175 et 179-180 (qui contient le rappel de la ligne de plus grande pente).
(2) Le Cinquième écrit contre Clarke, contemporain des textes précédemment allégués, donne la solution appareument choisie. Phil, VII, 408, $ 74. Sur le commencement, comme l’espace placer le monde rapport à quoi commencent en
2bid., 405, $ 56 (et croquis). n’étant rien qu’idéalités hors dans un espace où il serait en il commenccrait ou finjrait n’a même temps que le monde.
On connaît l'argument : le temps les choses mêmes, la question de mouvement ou dans un temps par aucun sens. Le temps et l’espace
LE
280
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
à la fois et d’une étincelante clarté. Remarquons d’abord qu’à partir d’une question aussi limitée il est possible de retrouver aisément la totalité du système, ce que l’auteur dit assez : au passage, nous avons montré quelques voies de reconstitution. La thèse du consentement
ne doit pas être simplement annoncée, ou posée : elle doit être démontrée, et elle est démontrable de manière finie. Cette rencontre nom-
breuse est possible, ex particulier, parce que, sur la question posée, se projette 4 fofalité des structures méthodiques simples du raisonnement leibnizien. Cela signifie que le consentement thématique se reconduit en consentement structural : en tout point l’appareil méthodique entier est actuellement usité. Cette opération est possible, ex particulier, parce que, en tout point, on n’hésite pas à mobiliser /4 fofalité des modèles mathématiques élémentaires. Examiner alors les variations de ces derniers, amenés de tout le pourtour de l’horizon mathématique, conduit à éclairer, par le balayage d’un pinceau rigoureux et fin, la méthode, puis le système. La notion de variation est donc une notion significative pour le contenu des thèmes, pour la méthode qui
les explore, pour la critique, enfin, qui explique la méthode. La présente étude n’est par conséquent qu’un paradigme singulier, à itérer autant de fois qu’on le désire, ou, si l’on veut, une partie totale, pour la critique, pour la méthode, pour le système. Leibniz vient de placer devant ses yeux et tour à tour, la combinatoire, dont on a vu assez bien qu’elle domine tout — et Descartes par occasion — et qu’elle cerne les dénombrements, l’arithmétique, qui fournit les « marques » méthodiques, et l’algèbre qui permet de parler un langage précis. Mais encore, l’imagination (éwaginatio intellectio simplex) évolue avec aisance au milieu des schémas de la géométrie élémentaire; elle sait varier ses références, échanger ses points d’ancrage, selon la composition mécanique des mouvements, ou l’idée perspective de point de vue (dont l’astronomie donne un exemple simple); toutes variétés spatiales examinées, à leur tour, d’une
manière
locale dans des mouvements
confus
et
MULTIPLICITÉS
HISTORIQUES.
LE
PROGRÈS
281
embrouillés d'avance et de recul, au moyen du calcul infinitésimal,
d’une géométrie qu’on pourrait nommer différentielle, de la théorie des séries, et de ce qui doit devenir le calcul des variations. Et ainsi
de suite : les disciplines mathématiques, calcul des vérisimilitudes et des jeux, analysis situs, théorie générale des transformations, etc., sont successivement employés à tel ou tel état de la question. Bref, l'encyclopédie mathématique paraît projetée en un point singulier, sinon dans la totalité de ses détails fins, au moins dans la globalité de ses principes. (Et, par manière de réciproque, on ne voit pas de point privilégié dans l’encyclopédie, ce que l’on sait, mais ce qui, en outre, démontre péremptoirement que toute explication de la philosophie leibnizienne à partir d’un tel point privilégié est fautive de droit par cette prérogative, peut être vraie par accident, mais demeure partielle.) Désormais, il suffit de suivre une par une chaque ligne de projection (comme le ferait une monade s’efforçant à la distinction) pour recevoir de chaque discipline sa ou ses leçons méthodiques. C’est ainsi que les idées d’indétermination, de computation exhaustive, de marque et de composition formalisent et couronnent, en la critiquant, la méthode cartésienne. Que s’y ajoutent, en outre-
passant ses principes restrictifs, des notions comme celles de variation, transformation, mouvement, approximation; qu’on y abandonne le référentiel unique en pluralisant les points et les mouvements de référence; qu’on juxtapose la similitude et l’analogie à la mesure, la qualité à la quantité, l’invariant à l’unité, en subordonnant les seconds aux premiers; qu’on intègre dans le powoerinm cartésien les idées d’infini, de virtualité, de maximum et de minimum, de condition
téléologique, d’harmonie et de probabilité. Tout ceci, vite dit, signifie que le rapport philosophique aux mathématiques s’est transformé tout autant que la science même. Effectuant sa conception du progrès, Leibniz a fait d’une discipline pauvre et stricte une région débordante de richesses et de nouveautés — nouveautés pour son temps et prophéties pour noûs —, somptueuse et peut-être un peu « baroque »;
LE
282 mais, d’autre
part, assumant
SYSTÈME
DE
EFIBNIZ
son idée pluraliste, il abandonne
la
conception d’un rapport unique d’une méthode à une géométrie, nouvelle application de la pluralisation des référentiels. Il y à un réseau méthodique chez Leibniz, très finement connecté aux diverses régions de la science rigoureuse : différencier distinctement et pour eux-mêmes les chemins de ce réseau, c’est-à-dire écrire une systématique de la méthode (après avoir reconnu les voies méthodiques dans le système des contenus), cela est l’affaire de ce qu’on pourrait appeler la #héorie leibnizienne des correspondances. Nous la développons précisément ailleurs. b) De toutes les lois historiques
Mais à nouveau et quel que soit le somptueux de l’apparat méthodique, que reste-t-il de décidé quant au progrès ? Rien, en toute certitude; rien, si on garde dans l’esprit la minceur séquentielle et univoquement accumulative que représente communément cette notion. Cependant, et de nouveau en toute certitude, à été dit sur lui
tout le dicible. Sa source d’abord, si elle existe ou non, pourquoi et comment, si tout reflue vers elle et de quelle manière ce tout cst transporté, conservé ou métamorphosé, par quelle itération infinie elle demeure inimaginable; et de même pour son terme, dans quel
abime indéveloppable il sommeille à jamais. Et encore : ses composantes
simples, avance,
recul, arrêt (et les exemples
nombreux
de
leur contenu concret) et toutes les résultantes imaginables de leur composition finie ou infinie, élémentaire ou compliquée, symétrique ou asymétrique, régionale ou globale, dans le grand ou le petit, en monodromie ou en stabilité circulaire. Imaginez un schème du monde et de l’histoire — de VÉternel Retour des choses à l’indéfini progrès des Lumières, de l'expansion à l’entropie —, 77 pourra se réduire à une solution ici dessinée : jusqu’à la vibration quasi aléatoire pensée selon le minimum, le maximum et la moyenne, et aux mouvements équilibrés et compensés ; jusqu’au préformationnisme, à
MULTIPLICITÉS
HISTORIQUES.
LE
PROGRÈS
283
lépigenèse et àx l’évolutionnisme; jusqu'aux schèmes de métastabilité, etc. Là est précisément la gloire de Leïbniz : de l’exigence
d’exhaustion à la technique multilinéaire d’analyse, ne donne pas le choix, elle explore formellement gloire ici est justement de ne point proposer une l’histoire, forcément tronquée, univoque, vague et
la combinatoire une totalité. Sa dite vision de décisoire, mais
d’écrire un dictionnaire schématique, de former un inventaire formel,
de dessiner un espace de choix sut lequel il dessine le graphe de l’histoire des histoires possibles. Et de quitter, à un moment, cette pluralité que l’histoire des idées avait monnayée, et monnaye toujours, pour tenter l’aventure audacieuse de calculer la loi des lois. Dans cet espace complet qui figure ma représentation conceptuelle, il existe un continu
de points à partir desquels une même série paraît tour à tour régressive, progressive, alternée, harmonique, convergente,
sans premier
terme, et divergente à croissance aussi infinie que l’on veut. Et comme ce point est ici, ou là, et toujours situé, il faudrait être partout à la fois, ce que Copernic lui-même n’a pas fait, ce que Dieu seul es. Par là, je ne romps point l’indétermination des solutions exhausti-
vement parcourues, mais je la comprends avenglément, et je pose un Être qui la comprend comme un voyant. C’est dire que l’indétermination initiale, le doute distributif (et distribuant effectivement les visions partielles choisies ailleurs et par les autres) n’est ni hésitation, ni indécidabilité, encore moins mi-partition symétrique de l’âne de Buridan (et pas du tout é/wination de toutes choses par une décision volontaire : au contraire, infégration de toutes choses intellectuellement possibles); mais formation d’une région intégrale où pullule le pensable, élévation à une loi universelle d’harmonie. Il existe,
selon elle, un wouvement général de transformations ef de transports multiples, dans un intervalle infini ouvert, sans limites d’origine et de fin probablement, comportant des invariants stables et généraux, perpétués parmi des variations infiniment infinies selon la qualité et la quantité, mouvement de transformation soumis par Dieu à des
LE
284
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
er
conditions optimales générales qui, dans le détail, se projette d’une variété finie de manières qui sont précisément les images que nous percevons de lui dans un miroir méticuleusement brisé, selon la finitude ct la souffrance. Ainsi les figures que je compute et qu’à loisir les philosophes prennent pour des visions globales de l’histoire sont /outes défigurations, torsions et anamorphoses. c) Idée d’un modèle général Ainsi je rejoins le problème de la connaissance et son idéal d’équilibration entre une assurance stable et un indéfini progrès. Là non plus il n’y à pas de choix : assurer le pas et passer outre, refuser de revenir sans cesse à un premier maillon qui n’existe pas, varier en conservant des invariants, et promouvoir, comme le Monde, des Lumières indéfiniment enfouies et aveuglées. Mais, là
aussi, il y a un Universel dont les connaissances régionales sont des métamorphoses ou des avatars. S’il fallait, pour finir, exprimer un regret, ce serait celui de voir les philosophes méditer sur une notion aussi prodigieusement complexe que celle du progrès, comme si elle était univoque et linéaire, comme si elle était globale et simple : c’est qu’ils la plaquent sur la séquence feporelle au lieu de la faire proliférer dans un espace de représentation. Contrairement à l’idée reçue, le support temporel fait des notions exsangues, le support spatial les enrichit. Le progrès est, de toute évidence, une notion indéfiniment différenciable; comme le dit Leibniz, ou comme il le dirait, il y a, pour un processus donné,
des évolutions régionales, des accélérations partielles, des régressions temporaires,
des alternances,
des équilibres,
des transformations
fines : cette notion est plurale ou pluraliste, comme on voudra. L'erreur est donc toujours de la réduire à un schéma grossier péchant par excès de généralité ou défaut de précision. Il faudra bien un jour pluraliser les notions philosophiques, les penser selon des
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CHAPITRE
LES
III
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
ARGUMENT Le De friplici minimo.
LA MONADOLOGIE
. Premier schéma de développement. . Formalisme
et modèles
: deuxième
schéma.
A) Multiplicités discrètes et modèles imaginaires. . Monadologic arithmétique. . Monadologie géométrique. . Monadologie phoronomique. . Monadologie physique. . Monadologic des êtres vivants. . De l’Art Combinatoirce. B) Modèles complétés et multitudes du plein. . Monadologie arithmétique. . Du calcul infinitésimal. . Les quatre géométries : euclidienne, analytique, arguésienne, analysis situs. . La physique des propagations. . Le microscope de Leeuwenhock. — De la monade. — Des deux types d’explication : la langue universelle.
LES
MULTIPLICITÉS
LE « DE
MONADIQUES
TRIPLICI
MINIMO...
289
»
Dans l’un de ses poèmes latins de 1591, le De friplici minimo (1), Giordano Bruno examine ce qu’il appelle le minimum, à savoir le dernier terme de toute décomposition, l’élément primitif indécompo-
sable — et donc incorruptible selon la tradition issue de Démocrite (2) — à partir de quoi se composent toutes choses. La monade — terme pythagoricien repris par Platon dans le Phédon (101 c) — ou unité arithmétique, est l’un de ces minima, traité spécialement dans le poème suivant (3); le deuxième est le point, unité ou minimum dans
l’ordre
spatial, et le troisième
l’atome,
unité ou
minimum
physique des corps matériels. Le Triple minimum évoque donc trois sciences spéculatives qui sont, en premier lieu, l’arithmétique, la géométrie, la physique. Mais cela n’est qu’un premier stade, car le
minimum est substance : winimum esse fum numerorum, fu MagfiAudinum, tum omnium utilibet elementorum substantiam ; minimum substantia
rerum est, etc. Cette substance est unité vivante, de sorte qu’aux trois éléments précédents correspondent trois unités dont les premières ne sont que les manifestations métaphoriques : Deus est Monas (4); l’âme est au centre des choses, indivisible et non spatiale
comme le point géométrique ; l’atome est l’élément primitif de la constitution de l’univers sensible. A l’arithmétique, répond la science de Dieu, c’est-à-dire de l’Un — impliqué et non expliqué —, à la (x) Titre complet : De triplici minimo et mensura ad trium speculativarum scienhiarum et mulitarum activarum artium principia, libri V. (2) Teucippe et Démocrite sont cités par Ieibniz en même temps que Bruno, dans une Lettre à Dierling du 20 juin 1712 (la Monadologie est de 1714) à propos des mondes innombrables (DUTENS, V, 385). I,e texte allégué par Leibniz est De l'infinito universo e mondi. On sait que la monade est immortelle, parce que sans parties. (3) De monade, numero et figura liber consequens quinque de minimo magno et
MENSUrA. (4) L'expression Deus est Monas monadum est utilisée par Bruno et par Leibniz.
LE
290
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
géométrie, la science de l’âme, à l’atomisme, la science de l’univers.
Bien entendu, c’est l’explication qui distingue ces minima élémentaires et ces disciplines savantes, théologie, pneumatique et cosmo-
logie; dans la réalité, ils sont inséparables et confondus, en référence
à un panthéisme, à une philosophie de l’âme du monde, à une cosmologie de l’atome animé. De surcroît, tout objet naturel est, chez Bruno, centré : la vie s’irradie autour de chacun de ces centres, qui sont une infinité. De
ce lieu-milieu sourd l’énergie, autour de lui se compose et s’organise l’aggregatum matériel. Il est l’âme. Au commencement, ce centre
est un germe; à la fin, la désagrégation mortelle laisse à nu le noyau : « La naissance est donc expansion du centre. et la mort contraction au centre » (1). La science de l’âme fournit, par conséquent, au-delà du modèle
atomique
du monde,
un modèle
vital et germinatif,
que Leibniz doit retrouver, dans ses thèses de l’enveloppement et du développement, de l’explication organique et de l’implication mortelle (ou mieux, léthargique), de la monade dominante, et de la distribution universelle de la vie; thèmes relativement stables, mais
réassumés au long du xvrre siècle par l’accumulation des connaissances théoriques ou expérimentales (2). Tout compte fait, la philosophie du minimum indécomposable s’appuie successivement sur arithmétique, la géométrie, la physique, les sciences de la vie, la doctrine de l’âme, et la théologie. Nous nous proposons de démontrer qu’il en est de même, toutes proportions gardées, dans la métaphysique de Leibniz, qu’il y a, chez lui, une multiplicité monadique par région du savoir,
ou de l’être. La Monadologie,
écrite, d’une
certaine manière, ex langue universelle exprime, pour la réalité ultime de la métaphysique et dans le formel de l’universalité, l’ensemble des monadologies régionales. Elle exhibe la multiplicité des multi(1) De minimo, I, III. (2) Sur ce point, J. ROGER,
Les sciences de la vie…., Colin, 1963, II2 Partic.
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES mm
291 67
plicités, l’unité des unités. Réciproquement, chacune de ces unités, de ces multiplicités, de ces monadologies, constitue un modèle —- unc
scénographie —, plus ou moins fidèle, plus ou moins expressif, de la construction ichnographique de 1714. L’examen du De monade donne rapidement la conviction que la
monadologie de Bruno ne s’y trouve pas, mais bien plutôt dans le De triplici minimo. La monade est un modèle du minimum substantiel, et un modèle arithmétique, alors que, chez Leibniz, le minimum devient principe, et la monade, substance. Autrement dit, c’est le
minimum du premier qui correspond à la monade du second, la monade de Bruno conservant un sens hellénique. Le De #onade se présente, en effet, comme une spéculation de type pythagoricien sur les dix premiers entiers, comme une symbolique arithmétique de la constitution progressive du tout à partir du simple, du monde à partir de l’unité monadique : la décade finale est une figure de l'univers (chap. XI — Mundus). Cette constitution est une expli-
cation de l’impliqué, la décade (monde) étant à l’expliqué ce que la monade (unité arithmétique) est à l’impliqué. De la sorte, le poème serait plutôt partie d’un De Arte Combinatoria où manquerait justement une combinatoire rigoureuse (1), et où ne resterait qu’un symbolisme géométrique (2) et numéral auquel Leibniz donnera, dans son ouvrage, un regain de mathématicité (3). L’ensemble de ces textes désigne une part de l’héritage renaissant (1) Paul-Henri MICHEL le regrette, en dehors de toute référence à Leibniz. Cf. la Cosmologie de Giordano Bruno, Hermann, 1962, p. 84. (2) Le De monade reprend, par exemple, la définition de la ligne comme fluxion du point, héritée d’Archytas de Tarente, et dont LEIBNIZ se souvient, dans la correspondance à des Bosses, notamment (Phil., II, 346, p. ex.). (3) La combinatoire — archaïque — de BRUNO se trouve dans ses commentaires sur l’Ars Magna de LULLE : De Compendiosa architectura et complemento artis Lullir
(1582) et De lampade combinatoria lulliana (1587). Le De Arte cite Bruno
Math., V, 41), en faisant observer qu’il a nommé combinaisons
deux
à deux.
($ 61-62,
« art de Lulle » la technique des
292
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
propre à la philosophie de Leibniz. l'important est de bien voir, contrairement à ce qu’on a souvent avancé, que cet héritage concerne moins les solutions et décisions que la forme générale de la pensée
problématique. En effet, Leibniz n’est point moniste, à la manière de Bruno, il n’est pas immanentiste ni panthéiste comme lui — c’est plutôt la philosophie de Spinoza qui réassumera ces contenus anciens sous une forme nouvelle, cartésienne et géométrique —, mais comme
lui, et tant d’autres, il tente d’accomplir les techniques intellectuelles du type de Lulle, la métaphysique de l’unité et certaine logique de Pinfini; comme lui et tant d’autres, #7 associe une philosophie monadique et un ars combinatoire, mais de telle sorte que la forme, amenée à perfection et à maturité, grâce à la réussite de la mathématisation,
devienne cohérente au contenu de sens qu’elle informe : le pluralisme susbstantiel. En outre, si le spinozisme peut être envisagé comme une tentative de donner cohérence géométrique à un contenu moniste et panthéiste, reçu pour partie de la culture renaissante, le leibnizianisme, quant à lui, peut être considéré comme un essai pour donner consistance mathématique à une forme problématique de la pensée renaissante. Au-delà du génie propre de son auteur, la réussite de cette mathématisation tient aussi à son terrain d’exercice : il s’agissait de formaliser le formel d’une culture, alors que Spinoza se donnait, en quelque façon, à en formaliser l’informel, et,
peut-être, le non-formalisable. La découverte d’une combinatoire enfin dominée — que Leibniz met toute sa vie à comprendre et à fonder philosophiquement —, celle du calcul infinitésimal et d’une scéentia infiniti, vont l’amener à rectifier les modèles naïfs et symboliques du De winimo, que l’arithmétique et la géométrie bien conduites détruisent sans retour : la monade arithmétique est sécable autant que l’on veut, elle enveloppe même une multiplicité infinie de « rompus » ou de « sourds », elle ne saurait donc être un « minimum »; le point géométrique enveloppe à son tour une multiplicité ponctuelle, comme on le voit à
LES MULTIPLICITÉS MON ADIQUES mm
ms
293
Pintersection d’une multitude de droites (1), et à son tour il ne saurait constituer ne fût-ce que l’image d’un « minimum » ; l'atome matériel est contradictoire : s’il demeure spatial, il est sécable à volonté. Mais Bruno le disait assurément : là n’est qu’un premier stade. Certes, mais seule une mathématisation réussie peut éliminer cette propédeutique, en démontrant cependant l’enveloppement x
infini du multiple
dans l’un; seule, encore,
une
mathématisation
cohérente et rigoureuse fournit des modèles d’une multiplicité d'unités : ensemble des nombres primitifs, ensemble des points définis comme limite, etc.; elle seule, enfin, donne un modèle conve-
nable de composition et de complication, d’analyse et de décomposition, c’est-à-dire d’explication. Dès lors, le pluralisme dispose d’assez d'armes pour mener à bien une cosmologie d’atomes animés : Leibniz pourrait reprendre l’aphorisme brunien, /4 Natura opra dal cenfro; ce centre atomique non spatial est déjà une âme, on comprend déjà qu’il enveloppe un infini qualitatif. C’est ainsi que la mathématisation de la forme générale d’une problématique permet à Leibniz de rendre cohérent ce chiasme que cherchait aveuglément ou par intuitions fulgurantes la pensée renaissante, ce chiasme qui rend possible un spiritualisme atomique et qui croise l’un sur l’autre le spiritualisme de l’Un, hérité de Parménide, par Plotin, et le maté-
rialisme atomique de Démocrite, redécouvert par la divulgation soudaine, au xve siècle, du De Natura rerum de Lucrèce (2). Il fallait, pour y parvenir, un outil analytique puissant d’une part, et d’autre pat une technique sûre de domination de l’infini. Soit donc à lire l’ouverture de la Monadologie, alors que l’histoire confirme la méthode, jusqu’ici usitée, par saturation de modèles encyclopédiques. (1) P. ex., À des Bosses, 24 avril 1709, Phl., II, 370. (2) ERNOUT, Introduction à LUCRÈCE, De la Nature, I, XXT, Budé, 1920.
É | Paris, Guillaume
LENSYSTEMEVDE
294
LA I. —
PREMIER
LEIBNIZ
MONADOLOGIE SCHÉMA
DE
DÉVELOPPEMENT
La première inspection ne laisse guère de doute sur le caractère déductif et bien enchaîné de l’exposé de ce traité. Mais le prestige d’un ordre unique, qui n’est pas étranger à une certaine progression du simple au composé, de la monade au monde monadique, s’efface bientôt. Et d’abord, une séquence unilinéaire de raisons à un commencement et un seul. Est-ce le cas? La Monadologie s'ouvre par une méditation originale sur le vieux problème de l’un et du multiple. L’un, la monade, esf et est simple;
c’est une substance et la seule substance, puisqu'il ne peut y avoir un éfre, sans qu’il soit #7 être. Là est sans doute le commencement absolu et selon l’être (commencement ontologique) et selon le nombre, c’est-à-dire selon la simplicité : à supposer qu’un commencement se
définisse par le fait de ne supposer aucun réquisit antérieur, il paraît que l’unité simple remplit cette condition. Mais, déjà, je ne puis m’assurer qu’il existe de telles unités que par la certitude qu’il existe des composés : par conséquent, ce qui est donné immédiatement,
ce n’est pas l’un, c’est au contraire le multiple, c’est-à-dire l’amas ou l’aggregatum; Vexistence de la monade est rendue nécessaire par l’existence d’une multiplicité de composition, et je ne puis la découvrir que pat l’analyse de cette multiplicité. Cette dernière constitue donc le commencement phénoménal, puisque la seule chose qui s’impose à expérience, c’est l’existence des composés; mais, d’autre part, elle est aussi le commencement dans l’ordre de la connaissance, puisque seule son analyse me met en présence du simple monadique, c’est-àdire de la réalité ultime de l’amas phénoménal. Et nous savons assez à quel point Leibniz se donne, en commençant une méditation quelconque, une certaine multiplicité.
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
295
Mais le jeu ne peut s’ouvrir si rapidement : car l’un est dit entrer en composition, et l’amas se composer de simples. Et ces deux caractéristiques sont posées dès l’abord sans que soient créées de difficultés sur les deux mouvements de décomposition ou de constitution : et pourtant, toute analyse de multiplicités en pose, de fait, au regard de la connaissance et au regard de l’être. Or, Leibniz met ici entre parenthèses les préalables problématiques de ce type : analyticité du composé, interminabilité de la décomposition des contingents (et l’aggregatum phénoménal est bien contingent), virtualité de la mise en évidence de l’élément analytique, etc.; il passe à la limite dans le mouvement en question pour poser, en droit, d’une part l’atome analytique dernier (ou premier), d’autre part le composé quelconque, l’amas en général, sans qu’il soit apporté de précision, ni posé d’hypothèse sur la nature de cet agrégat et sur la nature de cet atome. Le style du discours est formel, pour cette dernière raison : par là, il renforce le rôle de la relation en général, de l’opération d’analyse et de composition. Il est donc possible de dire : la composition comme telle est le commencement formel ou architectonique; elle est ce qui rend possible l’appréhension (et l’existence) de l’un monadique, et du multiple agrégé. Au passage, apparaît la raison de la définition du monde leibnizien comme essentiellement compliqué, lié et composé : la complexité combinatoire est son mode d’être; en retour, dire que la monade est simple, c’est-à-dire sans parties, c’est dire qu’elle est essentiellement non compliquée, c’est-à-dire non composée. C’est donc bien en référence à la composition que l’un et le multiple se définissent, et celle-ci est bien première en constitution; c’est encore en référence à elle qu’ils se définissent comme premiers : l’aggregatum est premier pour être composé (pour être une complexion) et l’un l’est à son tour pour ne l’être pas. Qu'il soit question de leur définition essentielle ou de leur statut de commencement, la priorité appartient tour à tour, selon le point de vue — ontologique, phénoménal, constitutif — à la monade, à l'aggre-
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LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
EEE
gatum, où à la composition. Et comme le point de vue est la loi d’ordre, deux de ces commencements
deviennent relatifs, eu égard
à un même troisième. Mais encore, si la liaison de l’un au multiple est de composition, réciproquement, l’application du principe de raison établit la relation inverse du multiple à l’un, puisque l’existence de la monade est tirée de celle de l’amas, et que la raison d’être de ce dernier est finalement son élément constitutif (1). Alors, le principe de raison, énoncé plus loin, est déjà à l’œuvre, selon la priorité logique; c’est lui, en particulier, qui a permis de dire que le multiple pouvait passer pour le commencement selon la connaissance. En fin de compte, il existe quatre ordres distincts que l’exposé va suivre de manière multilinéaire : l’ordre de l’être, du phénomène,
de la constitution, et des raisons. Chaque ordre commence par un élément ou une relation premiers. Ces quatre priorités s’organisent alors selon un schéma fermé, c’est-à-dire
un tableau : la relation
constitutive de composition va de la monade à l’aggregatum, et inversement pour la relation analytique. La fermeture de ce diagramme simple désigne la réversibilité de certains ordres deux à deux, et le fait que chacun des termes premiers est indispensable aux trois autres. En simplifiant au maximum : la Monadologie se donne, au départ, l’un et son inverse (relatif), leur liaison et son inverse. On pourra à loisir vérifier que ce schéma est loin d’épuiser tous les commencements possibles : en particulier, la suite de l’exposé le fait voir en en désignant de nouveaux,
dans l’ordre créationniste,
par exemple. Mais dans le champ formel ici choisi, il n’y en a pas d’autres. Il n’y a donc pas un commencement et un seul, mais un groupe de priorités fermé sur soi : c’est ce que nous voulions d’abord (1) Il faut souligner cependant que l'intervention de l'infini dans la chaîne, constitutive d’un côté, analytique de l’autre, qui va de l’un au multiple, rend l’analyse régressive interminable (la monade n’est pas un atome, elle est un atome
métaphysique), et fait de l'élément constitutif un réquisit métaphysique un grain qui, ajouté à d’autres grains, formerait un amas.
et non
LES MULTIPLI5 CITÉS MON 1 ADIQUES 2
297
démontrer. D’une certaine manière, la Monadologie commence comme le De Arte, par un tableau carté associant, par relations directes et
inverses, des termes quelconques et leurs opposés. *
*k *%
Il existe donc un multiple de composition; il a des parties, alors que ses éléments analytiques en sont dépourvus. Ces parties (parties de parties et ainsi de suite) sont respectivement extérieures les unes aux autres, parfes extra partes; l’extériorité manifeste l’agrégat. Or, un peu plus loin [13], Leibniz introduit un autre type de multiplicité qui n’est pas extérieure, mais impliquée dans la monade même, sens parties à son four et constituée comme une variété continue et intensive, faite de degrés, d’affections et de rapports. La monade est aussi bien enveloppée dans un divers agrégé, phénoménal et extérieur (« le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum des simples »), qu’enveloppant un divers continu et gradué d’inhérence; mieux, elle est le réquisit métaphysique de deux types opposés de multiplicités, l’une de style élémentaire, l’autre d’allure intensive. E//e permet de concevoir d’un même coup les relations constitutives des multitudes de l’amas mondial, et les degrés continus de la multitude spirituelle. Elle est, à la fois, élément générique de l’extension universelle, et fotalisation de la compréhension universelle : être et individu, elle est l’un du multiple dans les deux sens opposés du génitif, et dans deux sens opposés de la multiplicité. En tant qu’atome de la nature ou élément des choses, elle est à la limite du processus analytique (ir ratione) de décomposition du divers extérieur; en tant qu’individu solitaire, elle est à la limite du processus de totalisation des variances de l’intimité subjective. De la sorte, la spiritualisation de l’univers est une thèse rendue nécessaire par la thèse de la représentation universelle de la monade; centre de tout, point de concours de l’omnitude des choses, quoique forclose et
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LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
fermée, elle est aussi partout dense et partout distribuée. Cette double dualité de l’un et du multiple, cette conception croisée de la monade en extension élémentaire et en compréhension totalisante, libèrent Leibniz des difficultés labyrinthiques rencontrées par Platon, à l’occasion du même problème, dans les hypothèses du Parménide ; et ce, par l'application l’une sur l’autre de la région de l’objet et de la région de la subjectivité. L’Un est indissolublement réquisit d’une cosmologie et centre de perception. D’où vient que le discours de la Monadologie est non seulement formel, mais encore universel, en extension et en compréhension, pour l’être et la pensée. Quant aux deux familles de multiplicités, l’analyse de la monade amène de la première à la seconde. Pour y parvenir, Leibniz élargit, au sens que nous avons indiqué tout à l’heure, le premier schéma, en entrecroisant des séries issues respectivement de chacun des termes principiels que ce schéma organise. Nous l’avons dit, le multiple est extérieur comme tel et dans ses parties. Au contraire, la monade est dépourvue de parties; à supposer donc que l’on veuille rejoindre la région intérieure du sujet, il faut onalyser l’unité négativement par rapport à lextériorité : d’où la série des caractéristiques négatives de la monade sous ce point de vue (1). Mais cette série négative est elle-même #re régression sur la série des caractéristiques positives du multiple ; l'analyse négative (x) 11 faut souligner que le texte de la Monadologie est écrit au milieu de la querelle sur les Natures Plastiques. Cf. ROGER, op. cit., pp. 421 sqq. Sur ce point, HARTSOEKER : « Lorsqu'on me parle d’une substance spirituelle ou immatérielle sans étendue..., on dit ce qu’elle n’est pas et nullement ce qu’elle est, de sorte que je ne suis pas plus avancé par là que si l’on ne me disait rien. » Remarques sur une thèse de physique, in Cours de Physique (IX, 69). BUFFON se souviendra de la leçon : « Dire qu’une (substance) est inétendue, immatérielle, immortelle, et que l’autre est étendue, matérielle et mortelle, se réduit à nier de l’une ce que nous assurons de l’autre ; quelle connaissance pouvons-nous acquérir par cette voie de négation ? » (Œuvres philosophiques, Presses Universitaires de France, 1954, 293). Sur les Natures Plastiques : Phil., VI, 539-546, etc. La voie de négation est ici la voie de la méta-
physique : d’où l’on voit que la méthode apophatique passe de la théologie à la cosmologie.
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
299
de la monade suit les traces de l’analyse progressive de lagrégat : l’ordre est régressif pour l’un, progressif pour le multiple, mais c'est le même ordre. D’autre part, ces deux ordres réversibles passent par des termes qui sont les caractéristiques de l’un et de l’autre : ces caractéristiques sont également ordonnées en série, et, plus précisément, en deux séries également réversibles; Zur loi d’ordre et leur
terme premier sont évidemment /s relations de composition et d'analyse mises en relief dans le schéma initial. Ce dernier donc s’élargit et gagne en complexité par le développement de ces quatre séries, deux à deux réversibles et deux à deux transversales. Ce tissu croisé de séries permet d’expliquer le développement de l’exposé qui serait incompréhensible, ou simplement descriptif sans l’intervention de ce modèle : on ne saisirait pas, en effet, pourquoi interviennent, dès le début, des notions telles que l’étendue, la dissolution et la mort,
infiniment complexes, eu égard au problème de la simplicité — qui ne seraient pas à leur place dans un ordre linéaire du simple au
composé —, et dont la nature est trop « concrète », eu égard au style formel du discours. Venons-en au détail. 1. Il existe un ordre de type négatif ou régressif de caractéristiques propres à la monade : elle est sans parties, sans étendue, sans figure, sans divisibilité; elle ne peut pas périr, ni commencer, ni être altérée ou transformée, ni être le lieu d’échanges quelconques, puisqu'elle n’a ni fenêtres, ni « trou ni portes » (1). 2. Il existe un ordre progressif de caractéristiques propres à l’agrégat, dont l’analyse précédente suit simplement les traces l’agrégat est donc étendu et figurable, il est divisible arbitrairement, il se dissout et disparaît et, réciproquement, commence et se constitue naturellement; dans cet amas, les échanges extérieurs sont tels qu’il peut être altéré, transformé, « excité », dirigé, augmenté, ou diminué,
influencé de mille manières. (1) Phil,
VII,
554.
LE
300
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
——
3. Les caractéristiques inverses de l’un et du multiple ne sont pas énoncées selon un ordre arbitraire. Elles suivent au contraire le développement de deux lois, dont la première est la loi de composition. En composant par parties extérieures, on obtient immédiatement le monde élémentaire de la géométrie et de la mécanique, savoir l'étendue (qui par conséquent n’est pas substantielle, mais
qui est de l’ordre de la composition, l’ordre des vo-existants), et la figure; ce faisant, on obtient, d’autre part, un commencement naturel
par le mouvement : cela signifie que toute émergence à l’existence nest qu’une augmentation de complexité, « un passage sur un plus grand théâtre »; ce faisant, enfin, on combine, on arrange, on permute, etc., et, par conséquent, on échange autant que l’on veut des éléments et des groupes d’éléments : selon leur nature, ces échanges extérieurs sont, tour à tour, des augmentations, des excitations, des
transpositions, des extensions, etc. On voit que les deux premiers ordres sont des suites de décisions négatives ou positives sur des termes constitués eux-mêmes selon la composition, étendue, figure et mouvement : négation et position de la géométrie et de la mécanique, qui ordonnent l’agrégat et qui sont dépassées négativement, par la théorie monadique. 4. De même, ils sont des suites de décisions négatives ou positives sur une nouvelle série de termes, constitués eux-mêmes
selon
la relation primaire d’analyse. Analyser par parties, c’est d’abord diviser jusqu’à l’indivisible, jusqu’à l’atome ou l’élément; c’est aussi dissoudre, c’est-à-dire distribuer ailleurs (extérieurement) un amas ayant quelque cohérence, ou résistance, ou antitypie; plus généralement, c’est périr, ou mourir, c’est-à-dire perdre en complexité et « passer sur un plus petit théâtre », c’est-à-dire finir par parties (la mort comme
la naissance, le commencement
ou la fin naturelles,
ne sont donc pas essentiels, comme tout à l’heure l’espace, et, donc, ne l’est pas non plus le temps); analyser par parties, c’est encore altérer, c’est-à-dire diminuer, affaiblir, c’est faire sortir quelque
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
301
chose du composé (réciproquement, composer par parties, c’est faire entrer quelque chose dans l’agrégat), c’est donc créer en lui des trous, des portes et des fenêtres, par où les échanges multiples dégradent peu à peu le composé : négation et dépassement de l’atomisme. Ainsi, le schéma primaire et formel organise deux termes et deux relations et les ferme sur soi : on ne peut rien dire de plus sur l’un et le multiple, que le premier compose le second, et que celui-ci est analysé en celui-là. Mais ce que l’on peut faire, c’est varier sur ces deux relations mêmes et écrire les séries de ces variations : on obtient ainsi deux suites de termes. Alors, on épuise ces termes en les affectant d’un signe positif ou négatif, ce qui donne deux nouvelles suites qui se croisent (1) avec les deux premières et qui per(1) Leibniz désigne ces intersections lorsque, posant les caractéristiques négatives de la monade, il réfère ces dernières alternativement à la composition ou aux parties ($ x, 2, 3, 5, 6, 7, 8, où sont prononcés ces termes mêmes). Si bien que : — —
selon l’ordre de composition, on a une série 4, b, c, d; selon l’ordre de l'analyse, une série a’, b’, c’, d’;
— —
et pour la monade, la suite — 4, — a’, —b, —b', —c, —c, —d, —d'; et donc, pour l’agrégat, la suite a, a’, b, b’, c, c’, d, d’. Ce que l’on peut figurer comme
Ordre de l'analyse
:
,
suit :
note
Len SANS VA
Ne
SLA
Ordre de la constitution
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DE
LEIBNIZ
om
mettent d’élargir le schéma premier en conservant sa fermeture et sa rigueur, mais en étendant sa juridiction aux divers contenus concrets que son formalisme désigne. Pour reprendre les deux images, les quatre séries croisées forment comme un réseau, et leur croisement, des cercles qui se propagent. *k *x *
Les séries que nous venons d’examiner ne sont pas complètes, et la propagation du schéma initial va encore au-delà. Reprenons la multiplicité de départ et ses parties : elle est, avons-nous dit, étendue et figurable, selon la composition. Cette étendue et cette figure sont le lieu d'échanges et de transports d’éléments ou de groupes d’éléments, de transpositions et de détachements. Ces diverses distributions de parties définissent les variations du multiple, c’est-à-dire ses changements. Mais ces derniers ne sont pas arbitraires, ils sont réglés par une loi. Supposons qu’il n’y ait pas de loi : je puis soustraire à l’agrégat telle partie, ou, pour reprendre le langage métaphorique de Leibniz, y pratiquer un /ros, une fenêtre; au contraire, je puis ajouter des parties et l’augmenter. Alors, ce #ouvement de parties sera arbi-
traire et incomplet : où placer les parties soustraites, d’où prendre les parties à ajouter ? Pour que ce mouvement soit complet, il faut qu’il soit une ssbstitution. Si je pratique donc un trou dans l’agrégat, il faut que je place les parties soustraites ailleurs : et 1à même où je les place, il faut que j’ôte quelque chose et ainsi de suite. Ce qui implique qu’il ne peut y avoir de vide, qu’il faut supposer le plein : dans la plein, le changement est échange, le mouvement est substitution, le transposition est permutation. Par conséquent, la théorie du mouvement est très proche de la combinatoire même, elle est la projection dans l’étendue des échanges et des arrangements formels. Cela dit, il est clair que toute transformation, ainsi pensée, d’une plénitude (ou, au sens que nous donnons à ce mot, d’une densité)
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES
303
n'est évidemment qu’une variation ou altération apparente, phénoménale (1), qui laisse sauve une certaine conservation profonde du multiple dense, comme tel, et pris dans sa globalité. Cette conservation peut être comprise de plusieurs façons — le leibnizianisme en général en donne plusieurs applications —, mais la Monadologie n’en retient qu’une. Reprenons encore, pour la pouvoir mettre en évidence, l’ensemble des échanges, maintenant définis en rigueur, qui ont lieu au sein du multiple (2). Supposons un moment que ces substitutions de parties ne jouent que sur des unités formelles, toutes identiques entre elles. Il s’agirait seulement de mouvements formels portant sur des quan-
tités pures : par exemple, des atomes partout uniformes se déplaceraient selon un c/namen, il y aurait une cinématique pure portant sur la catégorie pure de quantité. Si ce clinamen, si ces mouvements cinématiques,
amenaient
des échanges,
des substitutions,
dans un
plein partout identique, « chaque lieu ne recevrait toujours dans le mouvement que l’équivalent de ce qu’il avait eu » [8] : alors la conservation ou stabilité du multiple serait une invariance ou éguivalence par substitutions, qui ne laisserait pas stable quelque élément dans la variation des autres, mais qui laisserait permanente l’uniformité partout distribuée. Dès lors le changement se résoudrait en son contraire,
l'uniformité se répéterait, l’identique serait infiniment itéré, et l’équivalence des hypothèses s’appliquerait à la connaissance; le même résisterait à tout changement, les chemins du connaître passeraient infiniment au même point, il n’y aurait ni différence, ni discernabilité (3).
(1) Par
conséquent
la cinématique,
comme
la géométrie,
est imaginaire,
et
la combinatoire les domine toutes deux. (2) Et dont la Monadologie, selon la série des caractéristiques négatives de la monade, dit qu’ils n’ont pas lieu dans l'unité.
(3) On voit ici que le principe des indiscernables est un principe fort, en référence à la notion de difficulté labyrinthique. Si, en effet, on pose en principe que deux êtres
304
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
Ainsi serait le monde, si le multiple s’analysait en simplicités identiques, si le mouvement n’était que substitutions combinatoires de ces simplicités élémentaires, s’il n’y avait que figures et quantité, et si enfin la conservation était totale, c’est-à-dire permanence ou itération universelle de l’identique. Un monde uniforme (atomique) gèlerait la pensée en statue de sel. Ainsi vont se poursuivre les quatre séries initiales, en se croisant de manière plus complexe. Et le terme important de ce nouveau départ est, évidemment, la notion combinatoire d’échange : entrer (composition), sortir, se détacher (analyse), transposer, se promener (mouvement qui peut être indifféremment de composition et d’analyse, et qui dit être l’un et l’autre, lorsque le plein est supposé); si bien que les deux ordres réversibles de constitution et d’analyse
poursuivent l’énoncé de termes qui, positivement, valent pour laggregatum et qui, négativement, sont des caractéristiques de la monade. Mais on s’aperçoit bientôt que ces deux ordres ne sont, en fait, que des spécifications d’un ordre structural plus profond, celui des échanges et des substitutions. En référence à la plénitude ou densité du multiple et à sa conservation, toute composition locale suppose ailleurs une analyse, et, réciproquement, toute augmentation suppose une diminution, et ainsi de suite, si bien que l’ordre combinatoire est plus universel que les deux précédents et les comprend comme élément (1). Dès lors, toute l’analyse peut se résumer d’un coup : le multiple est le siège de tous les échanges possibles, alors qu’il en est au contraire de l’un. On peut mesurer au passage la profondeur de ce nouveau point de vue : que l’ordre des échanges et des stabilités domine, par exemple, l’ordre de la composition, cela quelconques sont toujours différents, aussi petite que soit leur différence, on évite, aussi souvent que l’on veut, la répétition et on se libère du labyrinthe de la composition de l'uniforme. (1) D'où vient que la combinatoire enveloppe déjà la thèse de l’entr'expression universelle.
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
305
s'applique à tous les termes ci-dessus énoncés. Par exemple, l’étendue géométrique et la géométrie même sont soumises aux lois de certaines transformations et invariances : elles présentent des termes stables et conservés selon des variations définies; le multiple (étendu) reste permanent (ou indiscernable) selon l’égalité, la similitude (1),etc.
De même, il reste stable par rapport à certaines modifications temporelles, et l’animal (2) reste le même par rapport à l’explication de sa naissance et l’involution de sa mort (préformation, préexistence (3),
conservation d’un schéma général des êtres, suppression de la mort), qui ne sont que des échanges de parties définies. La règle de la substitution des équivalents énoncés en [8] et référée au « plein » de la nature groupe ces résultats antérieurs et n’en donne l'application qu’au cas formel et limite de simplicités quelconques : mais
il est clair que ces unités
sont,
antérieurement,
entrées
en
composition ou en analyse, et notre développement s’en trouve justifié. L’ordre combinatoire groupe donc celui de la composition et celui de l’analyse, à un niveau formel plus profond. Combiner, c’est bien, en effet, trouver toutes les compositions possibles d’un
multiple préalablement analysé. Mais, à son tour, ce nouvel ordre des substitutions quelconques va se diversifier en deux nouvelles séries. D'une part, combiner c’est échanger : échange est changement (1) Dire que la combinatoire domine la géométrie ou la mécanique, c’est avancer la première idée moderne sur ces sciences, consistant à les définir suivant leurs invariances, par rapport à certains échanges. (2) Il faut remarquer que le texte initial de la Monadologie ne fait pas le départ entre l’inerte et le vivant : l'échelle des êtres sera définie par la suite, mais de nouveau sans discontinuité. (3) Il faut distinguer entre la préformation et la préexistence : pour la première, la graine, la semence, l'œuf ou l’animalcule, le spermatique contient, formé ou préformé, le vivant à naître ; pour la deuxième, il y a préformation, mais, en outre, il y a emboîtement infini des germes tel que Dieu a créé, dès le premier jour, la
totalité des vivants préformés. Cf. sur ce point MALEBRANCHE, vérité, 1, 6, Paris, 1772, I, 55-60.
Recherche de la
306
LE
c’est-à-dire mouvement.
SYSTÈME
L’introduction
DE
LEIBNIZ
de l’idée de mouvement
dans une méditation sur la substance, si nouvelle dans l’histoire de la
philosophie, est, à notre sens, inséparable de l’idée combinatoire qui est comme son origine formelle; dire que le multiple est le siège de tous les échanges possibles, c’est dire, en particulier, qu’il est le lieu de tous les mouvements imaginables. Le mouvement (au sens de la géométrie ou de la cinématique) est la projection sur l’étendue de l’idée formelle et combinatoire d’échange. D'autre part, combiner n’est possible que dans une multiplicité discrète, c’est-à-dire selon la catégorie de quantité. Dès lors, l’ordre des substitutions se subdivise à son tout dans l’ordre du mouvement (mouvement des échanges), et l’ordre de la quantité (les parties échangées) (1). Il existe à nouveau quatre séquences, selon le schéma initial désormais poursuivi : la suite qui énonce les caractéristiques du multiple range des termes positifs, eu égard aux substitutions, c’est-àdire en référence au mouvement et en référence à la quantité; réciproquement, pour la monade, la suite inverse range des termes négatifs en référence à ces deux ordres. Ainsi, la monade ne peut être conçue à l’aide de la quantité, mais, au contraire, de la qualité
(qui libère de la difficulté labyrinthique de l’indiscernable) ; elle ne peut, non plus, être le siège du mouvement : non pas du mouvement en général, mais de ce mouvement précis qui est issu de l’échange
(1) On peut, si l'on veut, figurer ce croisement d’ordre par un chiasme : Ordre de la composition
Ordre Ordre
du mouvement
des
substitutions
Ordre de l'analyse
Ordre de la quantité
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
307
combinatoire. Il faudra donc définir un nouveau type de mouvement qui soit au premier ce que la qualité est à la quantité, et le continu au discret. Ces dernières explications ont eu pour but de mettre en évidence un certain croisement entre les deux ordres portant sur la relation en général, croisement qui intensifie la complication du schéma initial au cours de son élargissement. Considérons maintenant les deux autres ordres : puisqu'ils prennent leurs valeurs dans les deux premiers, il est à prévoir que la nouvelle complexité va retentir sur eux. De fait, que l’unité monadique soit qualitativement différenciée est une caractéristique d’essence : c’est ce sans quoi « les monades ne seraient même pas des êtres ». Et ceci impose tout à coup à l’agrégat de n’être plus ce composé quelconque de parties indéterminées qui n’auraient en propre que leur nombre. Si deux substances — et, désormais, nous pouvons désigner ainsi les unités puisqu’elles ont au moins une référence positive, et non plus seulement une série de références
négatives à des ordres non substantiels —, si deux substances ne se distinguent point s0/0 numero, il est très évident qu’il doit en être de même de deux agrégats, ou parties d’agrégat. Dans la mesure où ce dernier est composé d’unités substantielles, il n’est plus une multiplicité quelconque d’atomes équivalents, de points mathématiques, d’éléments indifférenciés, ou de positions substituables, il forme un monde de variétés et de différences, aussi phénoménal que l’on veut, mais réel tout de même, au moins en dernière analyse. Et, dans la réalité (et non dans l’imagination uniforme de la géométrie des points, de la physique atomique, de la logique vulgaire des éléments), les agrégats sont, de fait, discernables, comme les feuilles du jardin de Herrenhausen, au même titre que les substances et en vertu de la discernabilité de ces dernières. C’est pourquoi il va bientôt m'être plus possible d’énoncer, à propos du composé, des termes systématiquement inverses de ceux qui sont dits du simple. Les deux séries en question se rencontrent donc au même point que les deux pre-
LE
308 mières
: celles-ci
retrouvaient
en
DE
LEIBNIZ
et selon
la relation,
SYSTÈME
commun,
l’ordre unique des substitutions, celles-là retrouvent en commun, selon l'élément substitué, la négation de léquivalence. Elles se rencontrent au point le plus profond de l’analyse strictement formelle, au point qui exprime le mieux, comme nous avons vu, l’ensemble des éléments formels précédents : et, dans l’approche progressive de la réalité, elles refusent toutes deux le tout du formalisme. La dernière caractéristique négative de la monade emporte avec elle les décisions sur le multiple et le réalise. Et ceci était à prévoir : en effet, dans l’entrelacement progressif des ordres, la série de l’un, toujours négative, dominait toutes les autres, donnait un style « apophatique » à l’exposé, recouvrait les ordres positifs de la composition et du multiple, quoiqu’elle en utilisât les traces. Or, il était impossible de nier toujours de l’élément ce que l’on affirmait du composé, en raison même de la composition et de l’analyse : formellement (abstraitement) le composé comme tel a bien des caractéristiques inverses du non-composé, mais, dès que l’abstrait laisse la place au concret, à la nature et au réel, l’essence de l’un retentit nécessairement sut la nature de l’agrégat. Il y avait un ordre négatif, apophatique, dans la région de l’abstrait, et c’était l’ordre principal, il va exister désormais un ordre positif, progressif, dans la région du concret. Et donc, dès le premier point de cette région (qualité, différence), les deux séries de l’un et du multiple se coupent, en posant la non-équivalence des substitutions, c’est-à-dire au point d’intersection même des deux séries portant sur les relations. Il n’est pas surprenant, dès lors, que la Monadologie devienne, à partir de là, un traité direct de la substance comme telle, puisqu'elle évolue désormais dans la région du réel. Notons, enfin, que par ce point d’intersection multiple le schéma initial se ferme à nouveau, en se propageant de l’abstrait au concret, du formel au réel.
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES I. —
FORMALISME
ET MODÈLES
309
: DEUXIÈME
SCHÉMA
Il est pourtant nécessaire de revenir encore en amont de ce croisement pour préciser un certain nombre de notions. La Monadologie est un exposé métaphysique; or, chez Leibniz, la région de la métaphysique est celle de l’ultime réalité, c’est-à-dire du concret. Jusqu’à maintenant, nous avons rencontré un exposé formel et il
faut comprendre ce dernier terme, qui a été juxtaposé à juste titre au vocable
d’abstrait.
Peu à peu, par complexités
continuées
et
négations successives, on laisse ce formalisme — ou cette abstraction — pour entrer dans le concret : quittant la quantité, c’est-à-dire le discontinu et l’extensif, et le mouvement, c’est-à-dire l’échange local par substitution, nous quittons l’imagination et abordons la région du continu, de l’intensif et du graduel. Que recouvrent ces termes, quelle est la nature de ce passage? En
quel sens,
d’abord,
le commencement
de l’exposé
est-il
formel ou abstrait ? Les termes posés au départ, et que nous avons nommés commencements, sont tels que leur contenu significatif peut être indifférent ou quelconque : ils sont des formes vides. Et, en ce sens, nous avons eu tort de les appeler commencement ontologique ou phénoménal, etc.; nous n’avons procédé ainsi que par hypothèse de travail et pour préciser les idées (ce que fait évidemment l'auteur même, en utilisant d’entrée de jeu la notion de substance). En fait, il s’agit de l’unité quelconque, d’un agrégat indéterminé et de leurs relations réciproques, posées sans précision sur leur fonction réelle. Lorsque, par la suite, les séries issues de ces quatre formes originelles énoncent, soit des diversifications de ces relations, soit des caractéristiques de ces êtres, elles donnent, en fait, des contenus
significatifs à ces formes vides, elles fonf varier ces contenus significatifs en laissant invariante la forme. Ici s’éclaire la notion fondamentale de wodèle : le modèle est ##7 contenu significatif qui peur éventuellement rémplir une forme vide. Et comme ces contenus
LE
310
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
varient, il peut exister p/usieurs modèles pour #ne seule forme. Il est aisé d’apporter la démonstration de tout ceci sur l’exemple actuel. Donnons-nous l’un et le multiple, l'analyse et la composition, comme formes vides, respectivement de l’élément et de la relation. Faisons varier les contenus qu’il est possible de leur assigner, c’est-àdire, dans le langage que nous adoptons, appliquons à ces formes une pluralité de modèles. Ceux-ci sont indiqués par la série des caractéristiques évoquées tout à l’heure : divisibilité (parties), étenduefigure, mouvement, vie et mort, perception. On retrouve, par complexité croissante, l’ensemble des disciplines familières au lecteur du Triple minimum; mais, d’autre part, la mise en place de ces modèles démontre la cohérence systématique de l’encyclopédie leibnizienne et de la métaphysique, au moyen des relations d’expression. Chaque monadologie régionale exprime, de manière plus ou moins fidèle, l’univers monadique. À) Multiplicités discrètes et modèles imaginaires 1. Monadologie arithmétique. — 11 existe de ces formes, un modèle issu de l’arithmétique élémentaire, c’est-à-dire une interprétation à support numéral. Supposons que la forme élémentaire (l’élément formel) ait valeur d’unité numérique, comme l’indique le terme monade, pris dans la tradition pythagoricienne, platonicienne et
renaissante. L’importance donnée par Leibniz à la science du nombre, à l’intérieur du champ épistémologique propre, engage à cette interprétation, mais aussi, le type même des formes utilisées ici. Alors, le composé comme
tel, le multiple, est un nombre, l’analyse
est l’une des opérations négatives ou inverses (soustraction, divi-
sion, extraction, voire décomposition en facteurs...), et la composition est l’une des opérations positives ou directes (addition, multiplication, puissance, etc.). Ce modèle est la projection du schéma formel initial sur l’ensemble des nombres et des opérations qui
LES MULTIPLICITÉS MON ADIQUES "m m
les est sur est est
311
mettent en relation. On vérifie facilement que cette projection fidèle (1) : par exemple, les séries de caractéristiques portant les relations opératoires sont inverses ou réversibles, l’unité bien constitutive de l’agrégat numéral, la multiplicité des monades une multiplicité discrète, en vertu de leur différence de sus
et de nature, etc. En vertu de la fidélité de cette traduction,
on
peut dire, dans la langue même de l’auteur, que la région arithmétique exprime d’une certaine manière le schéma formel développé jusqu'ici, qui donc, dans notre langue, peut être désigné comme sa structure : en ce sens la Monadologie est un arithmétisme. Voici précisé le terme de formalisme : le langage leibnizien peut être analogiquement interprété selon des contenus ou modèles différents qui l’expriment, selon un point de vue, et qu’ils expriment, d’une autre façon. Mais, quelle que soit la fidélité de cette expression, et parce qu’une expression est à la fois une similitude et une différence, l’arithmétique n’est pas la monadologie, bien qu’elle en soit un modèle possible; la différence est claire, l’unité numérique est divi-
sible et la monade sans parties; la relation d’analyse s’arrête à la substance, l’opération inverse de division ne s’arrête pas à l’unité qui tombe sous sa juridiction (2). Cela suffit pour considérer le modèle arithmétique comme une approximation grossière, comme une scénographie oblique : il est refusé. L’unité n’est plus monadique, comme elle l’était encore au De Arte. Mais, malgré ce rejet, il reste présent comme première approche, et première variation. Pour intuitionner le monde monadique et ses lois, l’imagination (ou intellectio simplex) nous propose, en première approximation, l’en(x) Au sens, précédemment défini, du Quid sit Idea. La relation de l'arithmétique à la métaphysique monadique est analysée en profondeur in BELAVAL, Leibniz, critique.…., pp. 233 sqq., où l’auteur insiste, à juste titre, sur la catégorie de qualité. | Ce texte nous dispense d’aller plus loin dans notre développement. (2) Sur la résolution en notions et la division de l’unité en parties : Phil, III, 583 ; .{ Bourguet,
5 août
1715.
LE
312
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
semble des êtres arithmétiques et leurs opérations (1). À condition d’en connaître
l’insuffisance et de discerner
les différences, il est
possible de s’en servir à titre de symbole, à titre d’adjuvant pour une connaissance aveugle, sinon distincte, de la réalité. Car l’unité, divi-
sible, enveloppe, elle aussi, une multiplicité de rapports qui tend vers le continu, comme on le voit au Triangle Harmonique, première idée vers le calcul infinitésimal. Il existe néanmoins une monadologie arithmétique plus fine que celle qu’exprime l’ensemble des entiers, dont les renaissants se servaient de manière symbolique et, mathématiquement, maladroite. À prendre au sens littéral le terme divisibilité, on est invinciblement amené à considérer la fouie de textes où Leibniz traite des nombres premiers ou primitifs. Ces nombres sont sans parties, eu égard à la division, et forment des agrégats fort précis, nommés binaires, ternaires, binaires-ternaires, etc. Et, puisque la notion d’Idéal
est déjà dégagée par l’auteur, nous sommes en présence de multiplicités où certaines relations de composition sont clairement aperçues. Le modèle arithmétique est ici plus fidèle : le nombre primitif est irréductible, indivisible, il s'oppose aux nombres dérivatifs qui, eux, sont des agrégats de primitifs. La monade est primitive dans le même sens, à une expression près, elle « ne peut être produite par multiplication » (2). Comme on le sait, les primitifs suffisent à engendret la totalité des nombres, avec cette caractéristique, précieuse ici,
d’être tous différents. 2. Monadologie géométrique. — Le deuxième modèle est issu de la géométrie élémentaire : dans la série envisagée, le doublet figureétendue succède à la divisibilité. L'interprétation à support spatial (1) (2) tion. » Math.,
C’est ainsi que la numération binaire est dite imago creations. Math., VIT, 120 ; cf. Monad., 5 : « Elle ne saurait être formée par composiC’est encore la combinatoire qui donne les meilleures lumières sur les primitifs. VII,
108 sqq.
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES
313
impose de supposer que l’élément formel ait valeur « sémantique » de point. Cette traduction est confirmée par l’histoire, puisque les Tnifia rerum mathematicarum metaphysica sont sensiblement contemporains de la Monadologie, et qu’à ces mêmes dates Leibniz rédigeait pour des Bosses et pour Clarke ses meilleures méditations sur l’espace et le point. Nouvelle scénographie, et plus fidèle que la précédente, dans la mesure où le point géométrique est sans partie, sans étendue et sans figure, qu’il enveloppe dans sa simplicité une « variété de rapports aux choses qui sont au-dehors : c’est comme dans un centre ou point, tout simple qu’il est, se trouvent une infinité d’angles formés par les lignes qui y concourent » (P.N.G., 2); « lieu de nul autre lieu » (Iwitia, Matb., VIT, 21), l’analyse ou la compo-
sition ne lui ajoute ni ne lui retranche rien, comme le montre la figure dessinée pour des Bosses (Phi/., II, 370) : d’où la comparaison de l’apparition d’une multitude de points et de la création par Dieu d’une infinité de monades
nouvelles
(371). De surcroît, la
fidélité du modèle apparaît dans la difficulté même de concevoir un multiple de composition. La monade n’est pas un atome granulaire, qui, ajouté à d’autres atomes ou grains, aboutit par itération
finie de la collection, à constituer un agrégat ou une complexion; de la même manière, le point géométrique n’est que limite de la variété une fois étendue, il est homogone à l’espace, comme
limite
de son évanouissement par changement continu (Math, VII, 20); l’axiome d’Archimède lui interdit donc de constituer, par simple accumulation, l’étendue géométrique comme telle : un point n’ajoute rien à une ligne. De sorte que l’ordre négatif ou régressif de l’analyse est plus aisé, pour les deux éléments, que l’ordre progressif de la constitution, qui rencontre les mêmes difficultés. Il faudra envisager la notion de sus ou position, puis celle de limitation et donc d’antitypie, pour réussir à constituer l’ordre des coexistants. En outre, la notion difficile de diffusion, dont l’exemple favori est celui de-la blancheur diffusée dans le lait, se trouve rela-
314
LE
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LEIBNIZ
tivement clarifiée par la fluxion du point. Finalement, l’ensemble continu des points de l'étendue exprime assez fidèlement l’univers monadique, dès que « le plein est supposé ». Mais, dès ici, il convient de distinguer. Les modèles mathématiques se groupent en deux familles. Il existe deux monadologies atithmétiques, dont l’une est fidèle sur les notions où l’autre ne l’est pas; il existe, de même, deux monadologies géométriques : la première serait issue de la science hellénique ou cartésienne, en tant qu’elle est mal instruite des problèmes infinitésimaux de constitution de l’étendue; la deuxième serait de type proprement leibnizien, en cela qu’elle aborde directement les questions locales et analytiques. La géométrie de la mesure et la géométrie algébrique proposent un concept de l’étendue dont l’uniformité sert de repoussoir à l’examen négatif des caractéristiques de la monade : c’est par rapport à elle que la monade, et le point, sont dits sans étendue et sans figure. Au contraire, la géométrie du sif4s et de la qualité, de l'infini et du continu, propose un type de multiplicité plus fidèle au pluralisme monadique. Nous verrons, de la même manière, que des ensembles de nombres non discrets constituent une approche plus fidèle de la même réalité; car il y a bien deux divisibilités, comme il y a deux étendues : celle de la division, arithmétique et métrique, en tant qu’opération sur les entiers, et celle, inaccessible,
de la différentiation. Ainsi, la relation d’analyse, correspondant à la divisibilité possible, se traduit ici pat toutes les opérations de section, d’intersection. au sein de l’étendue et entre les figures dont la limite est justement le bord ponctuel de la dernière des multiplicités étendues. Qu'il s'agisse de lieux et d’intersections de lieux, de proximité et d’éloignement, ou d’intérieurs et de bords ou extrémités (r), on (1) Cf. Math, VII, pp. 17 sqq., Initia rerum mathematicarum metaphysica. Traduction à paraitre. Ce qui est dit ici des opérations géométriques correspon-
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
315
retrouve la réversibilité de l’ordre de l’analyse et de l’ordre de la composition; qu’il s’agisse de point (lieu le plus simple, c’est-à-dire lieu d’aucun autre lieu), de figure (lieu de certains points) ou d’étendue (lieu des lieux), on retrouve les complémentarités ou dualités (point, ligne, volume, etc.) (1), que l’on connaissait pour le schéma formel de l’un et du multiple. Par conséquent, ce nouveau modèle est la projection des formes vides en question sur l’ensemble des points, et des opérations qui les mettent en relation dans l’étendue uniforme. L’organisation même des ordres montre que cette projection est fidèle, au sens indiqué; la région de la géométrie élémentaire exprime, d’une certaine manière, l’ensemble des raisonnements abstraits qui ouvrent la Monadologie. Mais, outre qu’il y a correspondance entre ces structures et ce nouveau modèle, il y a aussi des relations précises qui font se correspondre, chacun à chacun, au niveau du contenu significatif, ces deux premiers modèles. Ces nouvelles relations sont toutes celles qui unissent l’arithmétique à la géométrie, le nombre à l’étendue, l’unité au point, les multiplicités
numériques aux multiplicités ponctuelles, les opérations directes à la constitution des lieux, les opérations inverses aux diverses sections de lignes, etc., bref tout l’organon méthodique de la géométrie
algébrique (2). D’une part, cela montre à quel point Leibniz avait raison de prétendre avoir découvert un chemin wafurel entre ces deux régions, loin d’avoir, comme Descartes, forcé le passage; d’autre part, on voit que ce chemin est constitué de toutes les relations dant à la relation d'analyse est le résumé de ce texte. Cf. aussi le fragment sur la Mathesis (Math., VII, 51) : « L/intersection des lieux composés définit des lieux plus simples. » (1) Math., VII, 21. (2) D'où l’on devine que, les prolongements convenables étant introduits dans ces relations, on passe naturellement de la géométrie algébrique à la géométrie analytique. Sur ce passage, cf. par exemple, Lettres à Huyghens, Math. IT, pp. 11 à 85, lettres
1 à 24.
316
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LEIBNIZ
qui unissent deux modèles différents d’une commune forme analogique, ou structure. Encore une fois, mais selon une perspective toute différente (et plus profonde), l'établissement de ces correspondances ferme un schéma nouveau;
il ÿ a, d’une part, expression
réciproque entre une structure formelle et un champ dont le contenu est déterminé (arithmétique); il y a, ensuite, expression réciproque entre la même structure et un autre contenu déterminé (géométrie);
finalement, il ne peut qu’y avoir expression réciproque entre les deux contenus en question. Deux êtres quelconques (ou multiplicité d’êtres) exprimant un troisième commun
(ou une même troisième
multiplicité) s'expriment entre eux : il s’agit tout simplement d’une des relationes simplissimae de l'identité, étendue à la similitude (au sens du Quid sit Idea) pour ce qui concerne la relation, et à une multiplicité quelconque organisée pour ce qui concerne les termes mis en relation (1). Le passage de la géométrie à l’arithmétique (puis à l’algèbre, puis à l’analyse) est naturel, puisqu’il est le plus simple selon ce nouveau schéma : c’est le plus court chemin, dès qu’on est assuré qu’il en existe un, entre chaque modèle et leur structure commune (2). On voit comment le formalisme a puissance d’organisation au sein même du détail « matériel » : il met en évidence les
(1) Théodicée, 357; Phil., VI, 327 : « La même chose peut être représentée différemment ; mais il doit toujours y avoir un rapport exact entre la représentation et la chose, et, par conséquent, entre les différentes représentations d’une même chose. »
(2) Les flèches du schéma ci-dessous
ou
d'expression
figurent les relations de correspondance
: Champ formel un-multiple
:
Modèle
,
À
arithmétique
Dà
© É—————7#
©
Modèle
géométrique
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
317
analogies. [art d’inventer consiste à multiplier les relations de correspondance possibles et fidèles. Cela dit, et quelle que soit, de nouveau, la fidélité des correspondances entre la géométrie et le corpus formel qui traite de l’un et du multiple, il reste une différence : la géométrie élémentaire n'est pas la monadologie, bien qu’elle la figure approximativement, bien qu’elle soit un modèle plus affiné dans la suite des variations qui approchent le monde monadique. Et cette différence porte, à la fois, sur le point qui est l’image privilégiée de la monade (centre d’un cercle et intersection des rayons, source ponctuelle de lumière,
lieu indivisible
de nul lieu, …) et qui donne
à certaine
géométrie le statut de modèle électif, et sur le multiple même
et
l’agrégat comme tel. Les points, comme les monades, sont, certes, partout distribués, ils paraissent, comme elles, toujours discernables
par le sifus ou position; mais l’exactitude de l’expression n’est pas complète : d’une part, ils sont dénués, hors le sifus, de toute qualité interne, et, donc, ne sauraient constituer des êtres; de l’autre, ils
n’ont même pas de l’être la caractéristique de constituer des unités : ils sont unités négativement (sans parties), mais non positivement, car, dénués d’antitypie, un recouvrement infini d’eux-mêmes par eux-mêmes est toujours possible. D: sorte que l’agrégat étendu, dont ils sont à la fois l’élément et la limite, demeure uniforme, et, donc, imaginaire. Mais, en retour, le caractère imaginaire de l’étendue
géométrique définit une image de la réalité, un modèle ou une expression, dont il est intéressant de mesurer la fidélité. Plus généralement, expliquer la Monadologie par une suite de multiplicités monadiques ne réduit pas le pluralisme à l’encyclopédie, mais réussit à filtrer leurs
similitudes
et leurs
différences,
réussit à calculer,
au moins négativement, la différence entre la science et la métaphysique. Ainsi, le modèle géométrique fournit du monde monadique à la fois une approximation assez fidèle, et un symbole insuffisant et M.
SÈRRES
11
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LEIBNIZ
oo
appauvri : en tant qu’image, il exprime ou traduit, mais au niveau de l'imaginaire. En référence à la connaissance métaphysique du réel, le point n’est appréhendé que comme symbole ou représentation; quant à la multiplicité étendue et figurée, ex tant qu’elle présente des positions interchangeables et non des sifus irréductibles, elle n’est connue que de.manière confuse; elle est uniforme, elle itère infiniment le même en le distribuant dans l’étendue; par là, elle oppose une infranchissable difficulté à l’intuition du monde réel (1). La géométrie élémentaire, comme l’arithmétique, est donc refusée, comme figuration trop lointaine : elle n’est qu’un adjuvant, une propédeutique à la métaphysique. Notons enfin que l’adjectif « élémentaire » utilisé ici pour caractériser ces deux sciences les définit pat opposition à des connaissances scientifiques que Leibniz désigne comme « plus hautes », « plus profondes », plus « sublimes », et dont nous verrons qu’il les considère comme des modèles, plus représentatifs que ces derniers. À supposer, par exemple, qu’une nouvelle géométrie puisse rendre compte de la notion de sifus ponctuel irréductible, alors, elle constituerait un modèle qui expri-
merait plus fidèlement la réalité. Mais, pour le moment, les images proposées, et écartées, ne vont pas plus loin que ne vont l’arithmétique naturelle, et la géométrie ordinaire de l’étendue et des figures, de la mesure et de l’étendue cartésienne. 3. Monadologie phoronomique. — Xssue de la mécanique, la troisième « représentation » du schéma formel initial complète la série des modèles abstraïts du monde, par figures et mouvements. Il s’agit d’une image cinématique. L'unité y est toujours « représentée » par (1) Ceci constitue une nouvelle vérification de la correspondance entre les deux modèles, une vérification négative. Non seulement ces deux sciences se correspondent, en ce qu’elles expriment une structure commune, maïs aussi par la diffé: rence -qui leur interdit de lui être complètement fidèles.
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MULTIPLICITÉS
MON ADIQUES
319
le point, et l’agrégat par l'étendue ou la figure; mais les relations organisatrices sont ici représentées par les diverses lois d’échanges des parties entre elles, c’est-à-dire les lois du mouvement dans l’extériorité pure, le mouvement n'étant rien d’autre que le cours des substitutions de positions. Ce modèle à cet avantage sur les deux autres qu’il annexe un certain ordre de la succession, et qu’il ne représente pas seulement le monde selon la simultanéité. Dès lors, les lignes, les courbes, surfaces et solides sont les traces de ce
mouvement, les lieux géométriques définis naguère sont les chemins de certains déplacements ou échanges de position. Il y a donc une formation de ces lieux selon la durée de ces déplacements, et cette formation composite peut avoir un commencement et une fin l’échange des parties entre elles ne se fait pas tout d’un coup. Seul, l’ordre de la succession permet à un point de parcourir une ligne, à une ligne de former une surface, à une surface de constituer un
volume, et, réciproquement, à deux lignes de définir un point, à deux surfaces de se couper selon une ligne, et ainsi de suite. Un lieu demande une durée d’échange de positions. Ce nouveau modèle est donc le même que le précédent, à la succession près (au commencement et à la fin, par parties près); non seulement il l’exprime, mais, à la limite, il s’y réduit (1) : la cinématique n’est qu’une interprétation plus fine de la théorie géomé-
trique des lieux. Elle impose la durée dans la constitution de certaines multiplicités étendues. Dès lors, si le modèle géométrique est fidèle, le modèle cinématique l’est aussi (2), et il exprime à son tour la (x) Math, VII, 51 : « Le mouvement
lui-même, en tant qu'il est abstrait de
toute considération de cause et de puissance, est du ressort de la géométrie ; car les lignes, et même toutes les figures, sont traces du mouvement, et, une fois posée
la loi du mouvement, le temps, la vitesse et le chemin se trouvent définis : je pense que ceci est de pure géométrie. » Traduction à paraître. (2) Théodicée, 403 ; Phil., VI, 356. « L'âme est un automate spirituel. L'opération des Automates-spirituels, c’est-à-dire des âmes, n’est point mécanique, mais
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DE
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structure formelle de l’un et du multiple, de la composition et de l’analyse, en la projetant dans un ensemble de figures sujettes aux échanges, à la succession, à la constitution et à l’évanouissement (1). Il est possible de compléter le schéma précédent selon ces deux nouvelles correspondances (2). Et, comme le schéma précédent nous avait permis d'étendre à l’ensemble des correspondances expressives
une des relaftiones simplicissimae de l'identité, et d’ouvrir par là un passage naturel entre les multiplicités numériques et les multiplicités ponctuelles, de même, le nouveau schéma permet d’étendre à ces mêmes correspondances la relation élémentaire de transitivité (3). En effet, si la géométrie élémentaire exprime d’une certaine manière le champ de l’arithmétique, et si la cinématique se réduit d’une elle contient éminemment ce qu’il y a de beau dans la mécanique : les mouvements, développés dans les corps, y étant concentrés par la représentation, comme dans un monde idéal qui exprime les lois du monde actuel et leurs suites. » (x) Ce dernier « s'évanouit ».
terme
pris au
sens
où l’on dit qu'une
courbe,
qu'une
figure
(2) Formes
vides
un-multiple
e
Modèle arithmétique PT ——>3 ©Free 4——#> © Modèle cinématique Modèle
géométrique
(3) La géométrie algébrique n’était donc que le résultat d’une certaine application de la relation :
ARB, ARC => BRC De même nous étendons ici aux relations expressives :
ARB, BRC = ARC L/application de la transitivité ouvre un passage naturel au traitement quantitatif des problèmes du mouvement. Le Specimen geomctriae luciferac énonce lesdites relations
(Afath.,
VII,
260-266).
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
321
autre façon à cette géométrie, alors, il est possible d’avoir quelque idée d’un traitement numéral de la cinématique même (1). Non seulement, il n’y a pas de coupure entre les mathématiques pures et la mécanique (ici au moins, élémentaire), mais il y a correspondance profonde entre les deux : la mécanique algébrique est constituée (en attendant la mécanique analytique), comme région de l’encyclopédie. La transitivité des relations d’expression assure la continuité méthodique entre les sciences, les promotions successives, approfondissements théoriques ou applications « mixtes ». On vérifie, ici, ce qui a été dit naguère, que l’ensemble des modèles forme système, et que le système des modèles est un modèle du système. Il n’a été besoin que du principe d'identité (et de ses diversifications les plus proches) pour le démontrer. Réciproquement, si les connaissances rigoureuses sont en continuité, alors, il est nécessaire que les correspondances expressives soient transitives. Mais un tel résultat était connu dès l’analyse du Quid sit Idea : il y a donc un passage naturel du quantitatif à l’étendu, et du quantitatif au mouvement.
La ciné-
matique est quantifiable, au même titre que la géométrie. Et c’est de nouveau pour cela que le modèle qu’elle constitue est refusé, comme une approximation trop éloignée du monde réel. Ce refus est posé pour des raisons équivalentes aux raisons qui ont amené celui du modèle géométrique, et pour des difficultés du même ordre : l’introduction du mouvement
est un avantage, avons-nous dit, sur
la seule figuration simultanée. Mais il faut s’entendre sur la nature de ce mouvement : il est, nous le savons aussi, la projection, dans une multiplicité étendue, de la substitution, ou échange, entre parties
extérieures les unes aux autres et identiques entre elles. Dès lors, de même que l'étendue est une distribution uniforme ou répétition infinie de points indifférenciés, de même, le mouvement n’est que la représentation dans cette étendue de toutes les substitutions pos(1) Dont les exemples abondent
: Math,
VI, 215-231,
380 sqq., etc.
322
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DE
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sibles entre ces mêmes points : il est donc, à son tour, un changement uniforme (1), ce qui signifie qu’en référence à l’agrégat, traduit ici en multiplicité étendue, toutes les transformations qu’il amène aboutissent à l’éguivalence des hypothèses; il est cette variation qui laisse le multiple invariant, il est cet écart quantitatif qui sépare l’extériorité des parties et leur uniformité. Quelle que soit la variété cinématique locale, elle ne fait que répéter globalement l’identique. On retrouve alors la même difficulté, le même labyrinthe, la même répétition
exhibée par les modèles abstraits du monde monadique réel et dont on ne peut se délivrer que par une différenciation qualitative. Le modèle cinématique n’a plus que le statut restrictif d’objet d’une connaissance symbolique, confuse, d’une représentation. L’uniformité des échanges, comme
celle de la distribution, fait obstacle à
la discernabilité (2).
On a appelé la géométrie refusée, élémentaire, faisant ainsi appel à une géométrie « plus sublime », qui constituerait éventuellement un modèle acceptable, en intégrant au minimum les notions inverses de celles qui motivent le refus en question (différenciation, sifus, point de vue, etc.). De même, la cinématique est une théorie élémentaire du mouvement, imaginaire ou abstraite en cela qu’elle traite de ce dernier comme
d’un phénomène, ou donné, ou résultat, sans
considérer ses causes, forces ou actions. Elle est donc à la dynamique ce que la géométrie élémentaire est à l’Analysis Situs, ce que l’arithmétique des entiers est à l’analyse des réels. À chaque modèle insuffisant, correspond un modèle possible, à chaque contenu partiellement fidèle, un contenu qui permet de mieux approcher l'intuition du monde
monadique. Mais, pour l'instant, il suffit de considérer la
(1) C’est pourquoi ce changement uniforme mesure le temps (N.E., II, XIV, 6). Ce changement est indiscernable, imperceptible à la rigueur (p. 234, DT): (2) L'équivalence de la difficulté portant sur les trois modèles est une vérification négative de leurs correspondances expressives réciproques,
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
223
cinématique comme une première image (comme faisant partie de la série des premières images), utile certes et ayant sa profondeur, mais encore approximative (1). Imaginaire, elle est, de nouveau, une image. 4. Monadologie physique. — Les trois premiers modèles forment une série d’approximations qui expriment, de manière partiellement fidèle, les structures formelles de l’un et du multiple selon la quantité, l’étendue et le mouvement. Ces modèles sont, évidemment, de
(1) Formes vides du monde
monadique
Série des modèles
à Arithmétique
©
nc
des entiers
tes)
Cinématique
élémentaire
Série des modèles D"
Arithmétique des réels
(les tiretés
+àù QE ————————— + 6
Géométrie différentielle
Analysis Situs
plus fidèles
Dynamique
Les difficultés sont les mêmes figurent les différences et les traits pleins, les similitudes)
1. Le schéma indique les « passages naturels » entre les sciences (p. ex. de l’analyse infinitésimale à la dynamique, etc.). 2. Ie chemin cinématique — dynamique —> monde monadique réel est un chemin unique et particulier : il en est d’autres possibles. 3. Le tableau indique une méthode générale de l’Ars Inveniendi. À un sommet donné du schéma doit correspondre une science (vide infra sur les tableaux en général).
324
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DE
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plus en plus riches, de plus en plus complexes, puisque chacun d’eux ajoute quelque chose de plus au terme précédent, en le conservant. Quoique imaginaires, ils forment cependant, ensemble,
un chemin
d'approche du réel et du concret monadique. On se souvient que, pour former le modèle géométrique, nous avons donné à l’élément unitaire valeur « sémantique » de point. Donnons maintenant à l'élément ponctuel une valeur plus matérielle : nous obtenons un quatrième modèle, issu, quant à lui, de la physique, et, nommément, de la physique atomique. Et, de nouveau, cette représentation est fidèle, elle exprime assez exactement les structures de départ. L'unité pure et sans parties y est l’atome insécable ou indivisible, le multiple y est un agrégat matériel quelconque formé de tels atomes, des « choses » constituées de tels « éléments »; les relations de composition et d’analyse y sont exprimées par ce clinamen (1) qui fait s’agréger ou se désagréger les amas atomiques. D’autre part, ce modèle applique bien les relations transversales d'expression, qui lient entre eux les divers contenus représentatifs et les ordonnent en série : en effet, les agrégats atomiques occupent de l’étendue et coexistent ; ils commencent et finissent par composition et peuvent s’ordonner selon la succession; ils sont le siège d’échanges élémentaires et de mouvements (voire de tourbillons); ils diffèrent enfin entre eux selon la quantité, ce qui permet de les mesurer. Cette physique est donc aussi expérimentale que la géométrie correspondante est wéfrique, ou que la cinématique sait quantifier le mouvement : par les relations qu’entretiennent ces sciences avec l’arithmétique. Il faut donc compléter notre dia(1) Comparaison entre l'inclination leibnizienne et le clinamen d’Épicure (et condamnation de ce dernier) in Théodicée, 303-304. On sait que la détermination est issue de la composition des inclinations (Théodicée, 42), comme la volonté conséquente de la composition des volontés antécédentes, etc. La règle de la composition des mouvements est ici un modèle cinématique fidèle, mais, une fois encore, insuffisant.
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
325
gramme (1) par l’adjonction d’un terme nouveau et de toutes les relations de correspondance qui s'imposent. À supposer que la physique atomique soit la physique réelle, il suffirait, pour en rendre compte, de l’orgaon mathématique composé des trois sciences précédentes. À supposer qu’il n’en soit pas ainsi, il reste cependant que ces dernières constituent l’organon élémentaire de la weswre. Sauf les atomes, ce premier domaine épistémologique est exhaustivement référable, d’une part, aux figures et mouvements, d’autre part, à la quantité et à la mesure : c’est la région du leibnizianisme où un certain cartésianisme est critiqué. Mais cette région, utile en son genre et acceptée par Leibniz comme un premier stade de la connaissance du monde réel, demeure imaginaire. C’est que la physique des atomes ne représente pas fidèlement l’univers monadique, en vertu de la même #fhculté qu’ont présentée tour à tour arithmétique, la cinématique et la géométrie métrique. Il est désormais inutile de revenir sur cette démonstration : aucun atome ne se différencie d’un autre, aucun mouvement n’est repérable dans l’amas (2), les agrégats ne diffèrent que selon la quantité (ce qui conditionne la mesure, mais interdit d’aller au-delà de l’abstraction); rien, élément ou multiplicité, n’est distinguable que 50/0 numero (ce
(1) Schéma
formel
[2
Arithmétique
Géométrie
ne
g >
métrique
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Physique atomique
Cinématique
Les relations croisées proviennent, soit de la transitivité de l'expression, soit de deux termes exprimant un troisième commun (c’est-à-dire des deux relations simples de l'identité étendues à l’expression). (2) Cf. la démonstration de l'impossibilité des atomes, à propos de la structure d’uniformité, supra, pp. 37 sqq. Sur le mouvement indiscernable, p. ex. De 1psa Natura, PRENANT, pp. 278-279.
LEXSYSTÉMENDE
326
LEIBNIZ
qui est la trace sur les autres sciences de leur correspondance avec l’arithmétique, et ce qui montre qu’on n’a pas profondément progressé au-delà d’elle). Dès lors, le monde atomique est de nouveau celui de la répétition infinie du même; son uniformité favorable à la mesure ne laisse prise qu’à l'imagination. Ce modèle physique
est à nouveau refusé au même titre et pour la même raison que les autres : et la série des images approximatives a la même allure négative que la série des caractéristiques de la monade. Aucun de ces modèles ne fournit une connaissance valable du monde, tout au plus une connaissance, ou symbolique, ou confuse (symbolique pour l’ensemble du modèle, confuse pour ses éléments). Ce refus nous incline encore à juger qu’il doit exister une physique rée//e par opposition à celle-ci qu’on ne peut nommer, en toute précision, qu’imaginaire.
s. Monadologie des êtres vivants. —
Nous venons d’en référer au
cartésianisme. De fait, les domaines que nous avons examinés peuvent
passer pour des modèles de type cartésien : mesure et quantité, figures et mouvements. Il faut noter cependant que l’intervalle de variation
de ce pré-leibnizianisme, historique et méthodologique, est déjà plus large que le découpage cartésien, puisqu'il va de l’arithmétique, que
Descartes méprisait (1), à l’atomisme — qu’en la personne de Gas-
sendi Descartes combattait — qui fut un stade où Leibniz, jeune, s’arrêta un moment. Cela montrerait, s’il en était besoin, qu’il faut passer par l’assomption de la totalité de la tradition (hellénique, renaissante,
cartésienne,
etc.),
pour
comprendre,
d’un
coup,
la
genèse historique et la construction architectonique de sa pensée. D'une certaine manière, l’analyse négative des modèles scientifiques passe par les chemins mêmes du développement historicobiographique du système. Il en est de la Monadologie comme d’autres (1) Sur ce point, V. BELAVAL,
op. cit., PP.
199 sqq.
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES l emme ne inr327 à monuments systématiques — les É/éwents d'Euclide, par exemple : ils sont à la fois des constructions rigoureuses et des synthèses accumulatives d’héritages. On ne voit pas, ici, pourquoi, il y aurait conflit entre une analyse structurale et une explication proprement historique. Lorsqu'il y a conflit, c’est que l’une des deux est partielle ou aveugle.
La référence au monde mécaniste impose une extension de l’analyse. Il existe, dès l’ouverture de la Monadologie, des notations, un
style et un vocabulaire, qui désignent non seulement des modèles de l’inerte, mais aussi des modèles du vivant. Périr et commencer, cela
signifie, certes, pour l’agrégat, se dissoudre et se constituer par parties, mais, pour un amas organique, mourir et naître. Parler de fenêtres (1), d’entrer et de sortir, dire « là-dedans » et « au-dehors ».. c’est employer
le langage métaphorique de la #echnologie. Cela conduit à poursuivre la série des représentations approximantes, par un modèle — aussi peu fidèle que les premiers — issu des sciences de la vie, et, singulièrement, d’une « biologie » technologique à la mode cartésienne. Mais pourquoi introduire des considérations de cet ordre dès le commencement d’une méditation à portée universelle sur l’un et le multiple ? Ne s’agit-il pas d’une question régionale ? Il était, en fait, nécessaire que Leibniz introduisit dès l’origine, et refusât d’un même mouvement, des théories déterminées sur l’être vivant, dans une méditation universelle sur la multiplicité. Car le
système définitif ne fera pas de la vie une région du monde; il exhibera au contraire une nature partout animée, partout vivante :
l’âme ou l’analogon de l’âme, le sentiment et l’appétit, la force intérieure et la perception sont partout denses dans une « nature pleine de vie ». Autrement dit, la distribution infinie d’unités ou monades (x) Peut-on rapprocher ces portes et fenêtres des fornices à tailler dans le Dôme de Florence ? Cf. Aenigma architectonico-geometricum, Math., V, 271. G. BRUNO, au De minimo, écrit que le sensus voit le monde « per cancelles et foramina », que la raison voit la lumière « fanquam per fenestram ».
LE
328
SYSTÉMENDE,
LEIBNIZ
brutes, devenues principes de vie, transforme l’agrégat mondial des agrégats locaux en une nature. Dès lors, toute théorie ayant force explicative dans le domaine du vivant se trouve désenclavée de sa région épistémologique stricie; brisant le powoerium, elle généralise
sa portée à l’universel de la nature. Chez les mécanistes, le modèle de l’inerie
envahissait
wriformément
le domaine
du
vivant;
chez
Leibniz, le modèle du vivant envahit /ufinitésimalement le domaine de l’inerte. Cela signifie qu’il #y a pas que du vivant — il y a toujours des lacs pour les poissons —, mais qu’il y a parfouf une infinité de vivants — il y a toujours une infinité de poissons dans quelque lac que ce soit. Dès lors, toute méditation sur le multiple, comme tel,
doit nécessairement organisme.
passer
par une
traduction
de l’agrégat
en
À considérer, donc, les variations méthodiques mettant en évi-
dence les modèles imaginaires et imparfaits du monde, la contrainte apparaît de passer, au cours de cette variation, par le modèle techno-
logique de l’organe comme multiplicité agrégative : nous aurons besoin, en effet, d’un modèle vitaliste pour représenter fidèlement le monde monadique réel. C’est pourquoi, au filigrane des premières lignes de la Afonadologie, se profile l’ombre familière de l’animalmachine. Il est possible de Jire, à travers le formalisme transparent du texte, outre le contenu géométrique des figures composées, la cinématique des mouvements et la physique élémentaire des atomes,
une nouvelle projection, plus fidèle, puisqu'elle atteint la nature, une nouvelle « sémantique » de type biologique. C’est qu’il faut bien critiquer un modèle du vivant, par divisibilité, figure et mouvement,
pour imposer ensuite une nature où les principes de vie sont une infinité par lieu quelconque, privés de figure et munis de force rayonnante, comme il était nécessaire de passer par la géométrie de la mesure pour imposer enfin l’analyse géométrique de la situation et de l’infini, par la phoronomie pour imposer la force dynamique. Venons au détail de cette nouvelle projection expressive : l’agrégat,
LES
MULTIPLICITÉS
MON ADIQUES
329
ici, est organisation (organe, ou organisme), l’unité est l’élément qui entre dans cette organisation (1), les relations de composition et d'analyse sont cette naissance (évolution ou explication) par adjonc-
tion ou développement
de parties, et cette dissolution pseudo-
mortelle (involution ou implication) par séparation ou régression de parties. Selon le statut de l’élément et son infinité (ou finitude), l’organisme est une machine qui naît et meurt (et le modèle est refusé), ou une machine de machines (et ainsi à l’infini) qui ne naît et ne meurt qu’en apparence, se repliant ou se déployant sur un plus petit ou un plus grand théâtre, mais existant toujours dans son ordre
de multiplicité infinie et conservant, dans ces divers changements d’ordre, une forme essentielle invariante — et le modèle est accepté (2). Dans la théorie biologique que l’on critique, celle d’une machine finie, l’organisme se présente comme ce mécanisme composite, où l’on peut entrer « comme dans un moulin » et d’où l’on peut sortir, qui a des portes, des trous et des fenêtres, et qui, donc, présente des vides, ce qui est en contradiction avec l’hypothèse du plein; la machine à organes infiniment emboîtés n’en offre, elle, aucun; elle
est pleine et dense, comme le monde monadique lui-même. De même, on définit sur la machine finie un intérieur et un extérieur : on peut, alors, l’influencer dy dehors, comme on dirige un automate, l’exciter, (1) Les nombreuses références au microscope et aux travaux de Swammerdam, Leeuwenhoek et Malpighi montrent que Leibniz s’intéressait de tout près à la recherche de tels éléments. On sait que, pour lui, ils ne peuvent être découverts qu’au terme d’une analyse infinie. D'où la théorie d’une mort infiniment lointaine (c'est-à-dire niée à la rigueur) et d’une implication ou involution de l’être vivant. A Bourguet, 5 août 1715 ; Phil, III, 579 : « Je n’oserais assurer que les animaux que M. Leeuwenhoek a rendus visibles dans la semence soient justement ceux que j'entends ; mais aussi je n’oserais encore assurer qu'ils ne le sont point. » On sait que BoURGUET est l’auteur de Lettres philosophiques où il envisage les questions de micrométrie (Amsterdam, 1729). (2) 11 faut remarquer que l’invariance préformationniste est ici « traduite » de l’équivalence formelle par substitution d'éléments indifférenciés. L'introduction
de l'infini est décisive pour l’acceptation ou le refus du modèle,
330
LEYSYSTEMENDENLEIBNIZ TABLEAU
GÉNÉRAL
tructures
formelles e
Arithmétique
Combinatoire et logique de l'imagination
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élémentaire
Géométrie®
métrique {
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Monde
monadique
réel
On n’a expliqué, jusqu'à maintenant, que la moitié supérieure du schéma. Les lignes de rappel verticales figurent l'intro duction de l'infini et du plein, et l’inversion analysée plus bas (n)s
(1) On comparera ce schéma à la construction de la Lettre n° 6 à des Bosses, du 17 mars 1706 ; Phil., IX, 304-308. Cette lettre est un traité abrégé de l’entéléchie ou de la monade. Elle commence par des considé rations arithmétiques sur l'unité, le nombre, la fraction, la grandeur numérique ; elle trait e, ensuite, de la ligne géo-
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES ET PT TT
NO
331
l’altérer, la changer; elle est, aw-dedans, le lieu de mouvements internes
ou transpositions de ses propres parties. Mais cette intériorité et cette extériorité sont indiscernables à la rigueur, et ne sont pas séparées par une infranchissable limite : les mouvements internes sont déterminables du dehors, et ils sont des échanges de parties extérieures
les unes aux autres. L’automate technique est donc privé d’autonomie, son intérieur est une fausse intimité où l’on ne saurait incor-
porer l’âme; non seulement les parties — c’est-à-dire les organes, ou leurs accidents — seraient détachables pièce à pièce, ou interchangeables, ou substituables (il serait possible d’en ajouter ou d’en retrancher); mais encore, on ne saurait préciser le lieu irréductiblement intime où résiderait le sujet même, ou l’âme, ou la substance
de la machine (1) : cette dernière, se trouvant finalement toujours à l'extérieur, pourrait, elle aussi, s’ajouter ou se détacher, se promener
hors l’automate (2). Cet agrégat technique pseudo-organique est donc un composé d’éléments irréductiblement extérieurs, indifférents et substituables. Bref, c’est une pure topographie. On 2 assez reconnu, dans cette analyse de détail, le vocabulaire même de la Monadologie, et ses métaphores technologiques, pour se persuader que cette nouvelle représentation est fidèle, au moins partiellement. Mais, à nouveau, ce modèle mécanique du composé vivant est explicable par mesure et quantité, figures et mouvements : il métrique, de sa grandeur et de sa petitesse ; puis, des quantités infinitésimales ou infinies ; puis, de l’élément de matière physique ; enfin, de la composition de la matière vivante. Cela posé, LEIBNIZ traite de la monade. Le schéma de la lettre est sensiblement celui que nous proposons pour la Monadologie. Ajoutons à cela que, dès la fin de l'exposé métaphysique, LEIBNIZ donne à nouveau des exemples tirés de schémas géométriques, d'analyses physiques (gouttes d'huile) et biologiques. Voir plus loin des schémas du même type. (1) « Ainsi ni substance, ni accident peut entrer de dehors dans une Monade » (7). (2) D'où la théorie, inverse, propre à Leibniz : l'âme est toujours irréductiblement incorporée ; le corps est toujours irréductiblement animé. Il ne peut y avoir d'âme sans corps, ni de corps sans âme.
LE
332
DE
SYSTÈME
LEIBNIZ
se trouve, donc, en correspondance avec les quatre sciences précédentes. Il a la vacuité partielle du monde atomique, le mouvement
substitutif de la cinématique, l’étendue figurative de la géométrie, le caractère discret de l’arithnmétique. Il était donc judicieux de l’examiner à la suite des autres et comme une approximation plus concrète, encore que son insuffisance (locale, d’abord, en tant que la « biologie » est particulière et non universelle, essentielle, ensuite,
en tant que le modèle mécanique lui-même ne connaît ni l’emboitement infini, ni l’incorporation intime de l’âme) le fasse exclure comme imaginaire et incomplet. Enfin, il est clair que le critère de discernabilité joue, de nouveau, pour un tel modèle, et jamais un automate ne sera distinguable d’un autre, en référence à l’analyse élémentaire, comme le sont deux individus : César, Darius, ou Porus,
en téférence à leur monade.
6. De l'Art Combinatoire. — La série de ces modèles, de plus en plus complexes et concrets, mais n’approchant le réel qu’en juxta-
posant des éléments insuffisants ou imaginaires, se termine par son terme le plus fori, en cela qu’il rend compte de tous les autres, en précise les règles et les lois, en exprime rigoureusement le caractère
imaginaire. Il s’agit, en effet, du modèle issu de la combinatoire ellemême, qui est l’une des parties capitales de la Zogique de l'imagination. Que la simplicité première soit unité, point, atome, germe, animal
— voire lettres ou notions —, que la multiplicité formelle se traduise en nombre, étendue ou figure, mouvement, agrégat ou organe, que les relations de composition et d’analyse se projettent en opérations arithmétiques, constitutions de lieux, compositions ou décompositions
de mouvements,
formations
ou dissolutions
d'amas
atomi-
ques, explications ou implications d’organes, il reste que la science des combinaisons,
comme
nous
l’avons dit naguère, domine
ces
diverses applications et en fournit les lois pures. Par là, elle cest la plus proche du schéma formel initial, et, comme
lui, considère les
LES
MULTIPLICITÉS
MON ADIQUES
333
unités comme quelconques (qu’elles soient point, atome, etc.), et les multiplicités comme formées par permutation, combinaison, arrangement, sans autre hypothèse sur leur nature. Par conséquent, ce modèle est le modèle des modèles précédents : proche du formalisme et exprimant à la rigueur les lois de ses divers contenus, il est à la fois la réalisation la plus immédiate du premier et l’organon le plus général des seconds. Dès lors, l’arithmétique est un type de
combinatoire appliqué au nombre (le passage à l'algèbre et à l’analyse le montre aisément), la géométrie en est un autre appliqué à l’étendue (qui n’est autre que l’ensemble des permutations ponctuelles), et ainsi de suite. La manière même dont nous avons parlé de ces sciences, et de la cinématique, de la physique, de la biologie,
montre assez que le mouvement y est la trace de substitutions ponctuelles (1), l’amas
atomique,
certaine
combinaison
parmi d’autres
possibles, le modèle mécanique du vivant, une construction de pièces interchangeables,
etc.
À
leur
manière,
chacun
de ces
contenus,
épistémologiquement différenciés, réalise divers types de lois portant sur les échanges élémentaires en général : la science pure qui rend compte de ces derniers est la combinatoire. L’entr’expression, précisée pour chaque terme de cette série de modèles (et qui est la loi d’ordre de cette série), est possible, justement, par ces réalisations communes
d’une structure combinatoire pure. Il est aisé de vérifier, 4 parte negativo, cette communauté structurale, en soulignant que la dificulté unique qui a imposé, tour à tour, leur rejet est précisément la loi combinatoire des équivalences par substitutions, analogiquement exprimées à chaque niveau. Qu’il n’y ait point de discernabilité selon le quantum numérique, l'extension figurative, le mouvement, le composé atomique et l’automate, cela indique, en retour, que l’essen(1) La cinématique est l'étude du mouvement indépendamment de ses causes. La géométrie est science des déplacements, c'est-à-dire des correspondances entre deux ou plusieurs points. La cinématique étudie ce déplacement lui-même.
LE
334
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
#0
tiel de ces domaines du savoir est une certaine invariance, par divers échanges élémentaires ou variations de parties (1). C’est en raison de cette structure analogique commune, différemment diversifiée à chaque niveau, que ces modèles sont refusés comme insuffisants : ils produisent chacun des éléments ou multiplicités indifférenciables, eu égard aux relations qui les organisent. La combinatoire fournit
donc
les idées
essentielles
de ces
modèles,
et la raison
essentielle de leur refus : elle exprime # #niverso l’équivalence des hypothèses. Ainsi se ferme la série des images approximant la réalité monadique, et réalisant les formes vides du schéma initial : elle se ferme
sur un terme général qui est le domaine de leurs lois (cf. le tableau général s#pra). Il est alors important de remarquer que le premier type d’explication du début de la Monadologie (2) débouche également sur la science combinatoire. Que l’on considère le schéma de développement du raisonnement ## forma, où l’ensemble des « traductions » possibles des structures formelles elles-mêmes (3), on doit passer, à un certain moment, dans la région de la science combinatoire. C’est en elle que se croisent les chemins du commentaire. Et, comme la série principale du premier schéma est négative (carac-
téristiques de la monade), comme est négative la suite des modèles (par la mise en évidence des raisons de les refuser), il est possible (1) Cette définition universelle de l’arithmétique élémentaire, de la géométrie, de la cinématique, du modèle atomique du monde et du modèle technologique du vivant est, il faut le souligner, très proche des idées contemporaines. (2) Supra, chap. III, I. (3) CF. in COUTURAT, Opuscules, pp. 531-533, un texte où la combinatoire est considérée comme la science des variations de notes indifférentes. Selon que ces notes ont valeur de lettres, de nombres, de points, de termes, de lettres véritables de l'alphabet, etc., la combinatoire se projette en spécieuse, arithmétique, calcul géométrique, logique, cryptographie, etc. Ce type de raisonnement, souvent repris, justifie amplement la méthode que nous suivons dans le deuxième genre de commentaire.
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES “ 29
335
de lire sur la combinatoire, qui est leur commune intersection, les notions fondamentales qu’il faut poser ou nier, pour accéder, enfin,
à une analyse positive du monde monadique, ou aux modèles qui l’expriment fidèlement. Cette lecture est facile, et a l’avantage de réunir, d’un coup, la totalité des résultats précédents. De l’Ars Combinatoria à la Monadologie, Leibniz passe du formel de l’imagination à la réalité métaphysique. Qu'est-ce donc que la combinatoire ? C’est la science des variations de sofes indiflérentes. Ces notes sont wrformes, comme des unités numériques, des points, des atomes, des lettres, etc., c’est-à-
dire indifférenciables et indistinctes, et donc à loisir interchangeables. La combinatoire est une Monadologie à monades formelles. Si tel est le simple, tel est aussi le composé : si chaque « note » n’est différente que solo numero, une variation donnée sur une multiplicité de notes ne se distingue qu’ainsi. Deux raisons en une de retenir la catégorie de quantité comme élément essentiel, et de la rattacher à l'uniformité : il y a partout équivalence, sauf numérale. Cela posé, une multiplicité uniforme à éléments substituables ou permutables est, pour tous points, exférieure, ce qui signifie que la différenciation
numérale suppose seulement l’extériorité des notes entre elles : les multiplicités rencontrées jusqu'ici sont dscrètes. Réciproquement, cette extériorité permet les substitutions, transpositions ou permutations, c’est-à-dire le wowvement des échanges. L’extériorité réciproque est la forme pure de l’étendue et du mouvement (et donc de « l’espace » atomique, de « l’espace » de l’animal-machine, etc.). Enfin, ces mouvements combinatoires dans l’extériorité pure supposent des vides ou en constituent, si l’on peut dire. Il suffit : voici cinq éléments, uniformité, quantité, extériorité, mouvement, vacuité
qui sont les réquisits purs de la combinatoire et qu’il convient de nier pour retourner l’ensemble de nos analyses en description positive du monde monadique réel et concret. On peut vérifier que chacun de ces cinq éléments se trouve « réalisé » dans les modèles
LE
336
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
précédents, selon le point de vue. Dès lors, le monde monadique doit être : 1) Le monde du plein, de la densité (par opposition à la vacuité)
au niveau des modèles; l’analyse est plus complète ou plus fidèle que l’arithmétique élémentaire, la biologie des emboîtements infinis plus expressive que la technologie des automates, etc.
2) Le monde de la dversité (par opposition à l’uniformité) où tous les éléments et agrégats sont discernables; la physique des monades toutes différentes est plus réelle que celle des atomes partout identiques, etc.
3) Et puisqu'il n’y a ni vide, ni saut dans un univers infinitésimalement différentié, il y a changement continu ef graduel (par opposition au mouvement cinématique). Il faudra donc étudier le commencement absolu du mouvement, c’est-à-dire sa cause; et la dynamique est
plus profonde que la cinématique. 4) Différenciations et graduations supposent alors la qualité (par opposition à la quantité); dans ce domaine, la géométrie des points de vue, l’Analysis Situs, etc., sont des modèles plus fidèles que la géométrie métrique. s) Or, une qualité est toujours intrinsèque, comme, d’ailleurs, est interne la cause ou origine radicale d’un changement; le monde de l’énfériorité se substitue au monde de l’extériorité. Ce qui était « note » indifférente devient sujet, et l’agrégat, ou composé, est spiritualisé, « intimisé » : l’âme-sujet remplit l’ancienne extériorité et l’univers est plein, mais il est « plein d’âmes ». Tout à l’heure, l’interne se résolvait toujours en externe, quand le vivant n’était qu’objet technique (autant par les causes extérieures de ses mouvements que par la juxtaposition permutable de ses parties mêmes); au contraire ici : l’extérieur se résout toujours en intime. Il n’y avait qu’une pseudo-intériorité, il n’y a plus qu’une pseudo-extériorité. Si la localisation de l’âme fait question, alors que l’étendue est subs-
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES A
337
tance, au contraire, le statut de l’extériorité (l’espace n’est qu’un ordre) fait quelque difficulté, lorsque l’ubiété de l’âme (1) est aisée à concevoir.
Le corps,
en effet, comme
la chose, est un agrégat
d’agrégats à replications infinies d’Âmes élémentaires : les monades y sont, disons-nous, partout denses. L’âme à donc partout dans le corps son lieu naturel, et résiste infiniment aux dissolutions, implications ou involutions de l’agrégat; qu’il n’y ait pas de mort à la rigueur, cela signifie que ce qui est partout est oyjours. L’ubiété définitive, impliquant qu’il n’est pas de région corporelle, atbitrairement choisie, qui ne contienne une infinité d’âmes, est le corres-
pondant « spatial » de l’immortalité « temporelle ». Ainsi, l’âme distribue dans tout l’agrégat (et dans l’ordre des coexistants) l’intimité subjective, comme
dans toute la série agrégative (et dans l’ordre
des successifs). D’où la réciprocité, au sens leibnizien, des deux propositions : tout corps est animé, toute âme est incorporée; et cela, partout et toujours. La « localisation » de l’âme est donc facile
à concevoir, mais son réquisit est cette proposition difficile à intuitionner, et qui porte sur la localisation même, selon laquelle l’intérieur est partout dans l’extérieur. On voit ici comment l’inverse d’un modèle facile (imaginatio intellectio simplex) peut devenir difficile et complexe. Le modèle mécanique est tel que l’extériorité y dévore l’intériorité : figures et mouvements suffisent à le décrire, en clarté et distinction; seulement,
on ne comprend plus la liaison de l’âme et du corps, dans la mesure (1) Cf. NE.
II, XXII,
21;
Phil, V, 205-206.
Selon les scolastiques, il y a
trois sortes d’ubiété ou localisation : 1) l’ubitté circonscriptive, qui est la localisation punctalin ;
2) la définitive, qui est localisation dans tel espace, et non dans tel point. Telle est l’ubiété de l’âme dans le corps. D'où la critique de la thèse cartésienne : en quelle région de la glande pinéale se localise l’âme ? ; 3) la réplétive, qui est l'ubiété de Dieu dans le monde (de même A des Bosses, lettre LXXI ; Phil., II, 407, 2 juillet 1710).
338
LE
SYSTÈME!
DE
LEIBNIZ
où l’on ne peut concevoir un point privilégié de l’extériorité uniforme où l’intime se localiserait électivement. Inversons alors ce modèle,
par une manière de dualité : les thèses se renversent, les clartés deviennent difficultés et les problèmes, solutions. Le corps, alors, n’est plus chose inerte, mais, au contraire, toute chose du monde
est corps : l’extérieur en entier se vitalise et s’animise, alors que lintimité exceptionnelle du vivant s’extériorisait tout à l’heure. Au lieu d’user, pour une région donnée, du tout de l’extérieur, on utilise pour l’ensemble du monde le tout de l’intimité. Dès lors, choses et corps, alignés à l’inverse, ne sont plus composés de parties finies, juxtaposées et dénombrables, mais d’éléments non dénombrables infiniment ewboîtés les uns dans les autres. Au terme de droit d’une analyse interminable de fait, l'élément simple est âme, et l’intériorité
de cette dernière, partout infiniment répétée, dévore à son tour l'extérieur; la réalité de l’intime ne laisse au-dehors que le phénoménal. L’âme, réalité ultime et nœud primordial de la globalité du concret, est au moins aussi difficile à connaître que le corps, dont le
statut de phénomène est celui d’un étang plein de poissons, ceci à l’infini. Finalement, l’ensemble des thèses leibniziennes portant sur le vivant peut être obtenu en inversant point par point le modèle technologique, ses thèses et ses difficultés. Mais généralisons cet exemple même : les notions fondamentales auxquelles se réduisent, grâce à la grille combinatoire, les modèles initiaux, vont se trouver, dans la suite de l’élaboration du monde
leibnizien, inversées plutôt que niées. En fait, la distribution infinitaire des âmes, leur emboîtement sans fin sont plus des propositions inverses de la juxtaposition extérieure des parties dans le modèle mécanique que des propositions opposées. Cela signifie, précisément, que Leibniz recherche des complémentarités plus que des négations, des dualités plus que des oppositions; il complète des thèses insufisantes, plus qu’il ne rejette des thèses fausses; il ewrichif et complique des modèles pauvres et simplistes, plus qu’il ne refuse des sciences
LES MULTIPLIm CITÉS MON e ADIQUES m
339 ne DO
inexactes (1). Par exemple les véritables éléments des choses sont les
monades, et non les points, et non les atomes : mais la monade conser-
vera le caractère insécable de l’un, et non local de l’autre (2). Loin d’exclure les modèles insuffisants, il en conserve les traits fondamen-
taux. Bien que le style du début de la Monadologie soit d’allure généralement négative, il ne faut pas comprendre ces suites de négations comme des exclusions radicales, mais comme des positions de thèses sur autre chose que la monade, comme le recouvrement d’un contenu positif qui, par après, est conservé, dans son ordre et sa vérité : c’est dire qu’il s’agit de négations relatives, et non de contradictions. Ce qui justifie l’ensemble du commentaire qui précède. Or, nier de cette manière un contenu que l’on maintient, quitte à le faire varier, à le
compléter,
à l’enrichir, à lui adjoindre des complémentarités,
ce
n’est pas mettre en évidence des contradictions ou des impossibilités, c’est très exactement approximer, en suivant une démarche de rectification continuée
sur des notions
insuffisantes
ou lointaines, c’est
utiliser une technique de complétion. Ainsi, dans notre premier type d’explication, la série négative des caractéristiques de la monade, et,
dans le second, la suite négative des modèles imaginaires ne sont que variations réglées d’approximations vers la réalité concrète; elles posent tour à tour des éléments insuffisants, qui sont à enrichir ou à inverser, pour obtenir une analyse directe ou des modèles fidèles. (1) Ce mouvement de critique et de conservation, qui est très exactement une démarche approximante, est le principal de la méthode qui fait de Ieibniz un conciliateur. Il ne s’agit pas d’éclectisme, mais d'approche graduée. Cette méthode, appliquée aux sciences, a sauvé Leibniz du ridicule dogmatique d’exclure la cinématique, par exemple, et lui a permis, à l'inverse, de graduer finement le savoir encyclopédique. Ainsi la cinématique est propédeutique à la dynamique, la géométrie à l'Analysis Situs, etc. I1 y a donc, chez lui, des vérités régionales : le pluralisme a une traduction gnoséologique. De sorte qu’imagination et confusion, abstraction et simplification sont des connaissances à rectifier ou à compléter, mais des connaissances tout de même. Nous retrouvons nos analyses des Meditationes. (2) Et donc la monade n’est pas le contraire d'un point ou d’un atome. Elle
est point et atome méfaphysiques.
340
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
Il faut saisir d’un coup cette double série de négations passant sur les traces mêmes des affirmations, et qui se rectifie d’elle-même. Leibniz dit, quelque part, que nier un contenu c’est souvent découvrir en lui quelque chose de plus profond : c’est ici le cas, et toujours, lorsque la négation n’est pas chargée d’exhiber l’incompatibilité. La description géométrique et cinématique #e saisit pas leemonde concret, elle ne saisit qu’une apparence pauvre et abstraite; mais cette apparence n’est pas incompatible avec la réalité, elle la prépare; cette cinématique n’est pas contradictoire avec la dynamique, elle est son approche première, sa propédeutique; elle est même investie d’une certaine nécessité, comme premier stade du chemin approximatif. En outre, géométrie et cinématique posent une certaine uniformité abstraite, qui est utile pour exprimer le monde en première hypothèse (et ces sciences ont leur vérité), et qui doit être reprise et réassumée, en fin de compte, lorsqu'on dira que le monde réel est harmonique, c’est-à-dire qu’il réwnit en un, deux caractéristiques inverses ou complémentaires — et donc compatibles : la diversité et l’uniformité. Dans le même ordre de raisonnement, la notion de détermination, décisive en théorie de la connaissance ou de l’action volontaire, a dû faire l’unité de deux termes inverses : le plein, d’une
part, le continu ou la graduation, et, d’autre part, l’émergence d’une distinction, voire d’une discontinuité. On pourrait poursuivre les exemples : l’essentiel est de voir que l’ensemble des notions mises désormais en évidence n’implique, en aucune manière, le rejet absolu de leurs inverses, mais seulement leur négation relative, c’est-à-dire la reconnaissance qu’elles font partie d’un premier stade de l’approximation. Le point n’est pas incompatible avec la monade : au contraire, convenablement enrichie, cette image d’un centre ou point de vue sera cent fois reprise; mais, en son état purement géométrique, c’est une image trop lointaine, trop approximative, trop peu fidèle. C’est un terme de la variation. La négation relative d’un ensemble de notions et la position
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
341
de leurs inverses terme à terme mesure le chemin parcouru. Par elle, nous passons de l’abstrait au concret (par enrichissement, complétion,
inversion,
« négation », etc., de Pabstrait);
l’abstrait
est le champ de l’uniforme, du quantitatif, etc.; le concret est qualitatif, différencié, plein, etc. Nous passons de l'imaginaire au réel,
de l’extériorité à l’intériorité. En particulier, nous passons de la multiplicité phénoménale de composition, de type numéral, à la multiplicité intérieure, de style intensif, qui fait la richesse et la réalité du sujet, et la variété originale de ses affections. Or, c’est bien ce passage que nous avons désigné en commençant comme chargé
de l’onus probandi : le passage est ouvert et la démonstration accomplie. B) Modèles complétés et multitudes du plein
La Monadologie et les Principes de la Nature et de la Grâce sont contemporains (1714). On les considère, à juste titre, comme des
exposés définitifs. Tous deux ordonnés en rigueur, ils ne le sont pas de la même manière. Par exemple, la monade est définie, i# principio,
soit comme unité smplicissima, soit comme être capable d’action; de même, le plein est supposé en cours de route, ou déduit immédiatement et décrit dès le début, et ainsi de suite. On peut, à loisir,
dessiner un tableau de correspondances (1) entre les thèmes ici et là
définis, tout comme si l’un des deux textes était, par rapport à l’autre, un puzzle recomposé,
ou
combiné
d’une
autre
manière.
Nouvel
exemple, s’il en était besoin — et dernier exemple, pour l’histoire —, de la variété des ordines leibnitiani; nouvel exemple de cette idée, peu à
peu dégagée, que, s’il existe un ordo leibnitianus, il est structuré comme un tableau, et que l’une de ses lois majeures est issue de la théorie même des correspondances expressives. (1) Cf. éd. RoBINET, Presses Universitaires de France, 1954. Références à la correspondance avec RÉMOND et BONNEVAL, pp. 13-23, et tableau pp. 134, 141.
342
LE
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DE
LEIBNIZ
oo
Parmi les caractéristiques du monde monadique, la notion de plein est celle qui concerne le plus directement la théorie des multiplicités. Le créé oppose sa continuité, son analyticité infinie au discontinu arithmétique, à l’uniformité de l’étendue géométrique, à la distribution purcfatim de la physique atomique, à l’extériorité irréductible du mécanisme animal. Sans mettre en question la nature de ce dont il est rempli, considérons la manière même dont il est plein de quelque chose, la structure propre aux multitudes monadiques. Ici encore, la succession des modèles encyclopédiques présents dans l’œuvre de Leibniz permet de comprendre, par saturation progressive, la constitution de ces multiplicités de simples. C’est qu’il existe des sciences, plus fidèles que les premières à ladite constitution, et qui expriment, chacune en leur région, cette forme universelle du plein. D’où la nouvelle variation : 1. Monadologie arithmétique. — L'œuvre mathématique donne, en plusieurs lieux, une généralisation presque complète de la notion de nombre, avec les mêmes moyens que dans la perfection finale de l’algèbre dite classique, des entiers aux imaginaires (1); c’est pour-
quoi Leibniz recommande
à Philalèthe de considérer le nombre
dans sa latitude (2). Cette généralisation est obtenue, comme on le sait, pat un jeu d’impossibilités sur certaines opérations élémentaires : «Cum substractio irrita est, numeri prodeunt negativi ; cum divisio irrita est. numeri fracki; cum extractio irrita est, numeri surdi…. Scilicet quodvis
licet addere cuivis, quodvis licet multiplicare per quodvis, et ab uno quoqui datam potentiam excitare licet ; sed non licet vicissim substrahere quodvi: a guovis, nec dividere quidvis per quodvis, nec extrabere quamvis radicem ex dato » (Math., VII, 68). De même : « Quantitates imaginariae oriuntur, cum (1) Cf. inter alia : Initia rerum.…, Math., VII, 24 ; Mathesis universalis.…, Math., VIL, 68, 83 ; Math., V, 388 ; De Ortu, progressu et natura algebrae, Math., VII, 208. (2) N.E., IL, XVI, 4; Phil, NV, 142. Cf., p. 145, la réaffirmation du statut d: fiction pour les infiniment petits, comme pour les racines imaginaires de l’algèbre.
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MONADIQUES
343
radices quadraticae vel involventes quadraticas extrahendae sunt ex quantitafibus negativis » (Math., VII, 73). De même, enfin, les transcendants,
dits swrdis surdiores, ne sont pas solutions des équations algébriques. D'où lidée de répartir les opérations en deux familles : les synthétiques (addition, multiplication, élévation aux puissances) et les analytiques (soustraction, division, extraction de racine), inverses
les unes des autres, et dont l’opposition a ceci de singulier qu’elle porte aussi sur leur possibilité et l’éventualité de leur terminaison; c’est qu’une opération analytique peut n’être pas possible, elle peut aussi ne jamais s’arrêter (Math,
VII, 208). Leibniz obtient donc,
par des considérations opératoires, les nombres négatifs, les rationnels (rompus), les irrationnels (sourds), les transcendants et les imaginaires : parmi ceux-ci, ajoute le De orfu, certains sont en acte, d’autres
sont désignés comme devant être constitués. Sauf les tentatives de Hamilton et de Grassmann, l’algèbre classique n’ira guère plus loin.
On voit jusqu’à quelle latitude les considérations de la première monadologie arithmétique se trouvent étendues. Ainsi, les rationnels, irrationnels et transcendants remplissent les
lacunes laissées sur la droite réelle par le discontinu de l’arithmétique élémentaire des entiers ou celui de la théorie des nombres primitifs. Selon l’expression des Nouveaux Essais, « le nombre dans sa latitude, comprenant le rompu, le sourd, le transcendant, et tout ce
qui se peut prendre entre deux nombres entiers, est proportionnel à la ligne ». Aussi bien, Locke n’a-t-il pas tort de dire — avec Bruno —
que l’unité est le minimum des entiers, mais, une fois de plus, il a raison dans sa région, car, toute extension considérée, « il y a là aussi peu de minimum que dans le continu ». Comme dans le cas de l’asymptote, on ne parvient jamais à ces inaccessibles, et le minimum, ou l'unité, enfin, est bien métaphysique. D’où la distinction fondamentale :
a) Le modèle arithmétique des « réels » est fidèle en ce qu’il représente, avec, une perfection qu’aucune autre science ne saurait
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0
atteindre, la structure même de la constitution en général de tout agrégat dans le monde monadique,'de la composition comme telle, finie ou infinie, discrète ou continue. Qu'il s’agisse d’une armée, d’un chœur, troupeau, vivier, amas, maison, cadavre, semi-être ou
phénomène, privés ou munis de cohésion (1), naturels ou artificiels, tous ensembles discrets, finis ou infinis, munis ou non d’une loi de
distribution forte ou faible; qu’il s’agisse de la substance composée,
« adhérente à sa monade dominante », tout comme si l'agrégation organique se groupait infiniment autour d’un point d’accumulation, qu’il s’agisse de la constitution de la matière (2) et de la division de l’espace, de la distribution infinie du mécanique dans l’organique, de l’organique dans le matériel, du spirituel dans le corporel, etc., tout se passe comme si Leibniz avait facitement prescrit, dans ces ordres de constitution, nombre de notations que nous connaissons désormais sur la droite réelle. Considérons, par exemple, la distribution de la multi-
plicité infinie de l’organique, dans la multiplicité infinie de la matière : celle-ci est pleine de vivants; cela ne signifie, en aucune façon, qu’il n’y ait que de l’organique, mais que, en quelque portion que ce soit de matière, il y a une infinité de substances
corporelles;
de même,
sur un segment donné, il y a une infinité de rompus (sur le segment (o, 1), le triangle harmonique, la série harmonique exhibent
une telle infinité), mais il n’y a pas que des rompus, il y a aussi une infinité de sourds : on dit que l’ensemble des rationnels est partout dense par rapport à l’ensemble des nombres réels. Or, la matière se subdivise actuellement à l'infini, et il y a une infinité de substances vivantes dans toute portion de la première : la situation est bien la même qu’en arithmétique, ce que je voulais démontrer. Dès lors, (1) Cf. le tableau, en supplément
à la Lettre à des Bosses du 19 août
1715:
Phil., II, 506.
(2) Nous nous référons ici aux Considérations sur les principes de vie et sur les Natures Plastiques, de mai 1705. Phl., VI, 539-546, expliquées en détail dans la 5° variation sur la « biologie ». De même Beilage, ibid., 550.
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MONADIQUES
345
on comprend en rigueur comment et pourquoi les divers ordres, tous infinis (un organisme est mécanisme parfouf, une région de la matière est organique par/ouf, etc.), sont à la fois en continuité les uns avec les autres, et cependant séparés, de sorte que tout se passe, dans les corps, comme s’il n’y avait pas d’âme, et, dans les âmes, comme s’il n’y avait pas de corps, quoique encore il n°y ait pas d’âme sans corps, ni de corps sans âme. C’est que chaque ordre est une multiplicité infinie originale, munie de ses lois propres, c’est que certaines multiplicités infinies sont partout denses les unes par rapport à d’autres. La considération de l’infini et du continu nous fait penser ensemble l’adhérence et la séparation, l’accumulation et la limite. Il est piquant de constater que la distance entre la science de Leibniz et la constitution de son monde métaphysique soit mesurable, pour nous, par la distance, que nous savons apprécier, entre une mathématique « classique » et une mathématique « moderne ». b) Ce fil posé, qui conduit avec sécurité quiconque s’engage au labyrinthe de compositione continui, reste que le modèle arithmétique des réels (« proportionnel » au modèle géométrique de la ligne), fidèle pour la distribution des multiplicités, leur emboîtement infini et leur originalité respective, ne le saurait demeurer pour ce qui concerne
l’unité.
D’une
certaine
manière,
le raisonnement
doit
reprendre le chemin infinitaire du De rerum : telle opération analytique ramène sans cesse l’itération du même rapport, et l’on est au rouet;
d’où l’absence de « minimum » alléguée aux Nouveaux Essais, d’où la distinction de l’idéal et de l’actuel. « Comme le nombre rompu... peut être rompu davantage, et cela à l'infini, sans qu’on puisse venir aux plus petites fractions, ou concevoir le nombre comme un Tout formé par l’assemblage des derniers éléments, il en est de même d’une ligne qu’on peut diviser, tout comme ce nombre » (1). De la (1) Remarques
à Foucher,
1695 ; Phil., IV, 491.
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LEIBNIZ
sorte, ligne et nombre sont des abstraits, exprimant, certes, des rapports qui ne sont pas moins que des vérités éternelles, alors que le concret reste le siège de la composition par le simple : « Dans les choses substantielles actuelles, le tout est un résultat ou assemblage des substances simples, ou bien d’une multitude d’unités réelles » (ibid.). Le modèle demeure idéal, et manque l’actuel, en ce qu’il échoue dans l’accès à de véritables unités : elles sont hors du chemin infinitaire sans fin, elles sont bien métaphysiques. De cet échec, inversement, nul ne doit tirer négation de l’existence de ces simplicités primitives. Mais, de nouveau, en tant qu’idéal, abstrait (c’est-àdire incomplet), marquant des rapports qui ont statut de vérités éternelles, il définit en rigueur sa distance au réel, donc sa portée
expressive. Il constitue un discours exact, pour sa syntaxe propre, non chimérique, pour son sens, mais, en tant que discours, et quoique
approche de l’actuel, il reste décalé de lui. Il est une monado-logie et non la monadologie, puisque cette dernière à un langage propre. Cette distance expressive ou analogie fait comprendre pourquoi les fonctions de fidélité sont différentes pour les deux modèles arithmétiques : le premier désignant des primitifs dans des ensembles lacunaires, le second remplissant les lacunes en rendant inaccessibles les « minima ».
2. Da calcul infinitésimal. — La situation est la même, pour le calcul infinitésimal. « Ces touts infinis et leurs opposés infiniment petits ne sont de mise que dans le calcul des Géomètres » (1); « chez moi les infinis ne sont pas des touts et les infiniment petits ne sont pas des grandeurs. Ma Métaphysique les bannit de ses terres » (2); « le calcul infinitésimal est utile, quand il s’agit d’appliquer la Mathématique à la Physique, cependant ce n’est point par là que je prétends (D) ENSERRPHIPNNEETAE:
(2) Nouvelles lettres et opuscules inédits de Leibiiz, FOUCHER
1857, P. 234.
DE CAREIL,
Paris,
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MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
347
rendre compte de la nature des choses. Car je considère les quantités infinitésimales comme des Fictions utiles » (1). Il convient de distinguer : le tout infini (comme son opposé, l’infiniment petit actuel) est simplement contradictoire, d’où son bannissement; ce n’est pas le calcul qui est exclu, mais les erreurs propres à qui le conduit mal. Mais, d’autre part, il amène à considérer une échelle ouverte de croissance et de décroissance, différentielles et intégrales d’ordres différents, indispensable pour qui veut déchiffrer l’éensum leibnizien, la hiérarchie des substances et celle des perceptions, sinon leur nature. La monadologie infinitésimale est une #onadologie physique, une grille de lecture de la physis : cosmologie, ordonnance des êtres, degrés de la connaissance. La comparaison des classes d’homogones et de l’étagement cosmique des grandeurs, du grain de sable à la sphère des fixes (2), du « presque-néant » au « presque-
tout », est, du point de vue méthodique strict, dénuée de valeur : une différentielle n’est pas à négliger, comme une poussière au regard du diamètre terrestre; si l’approximation optique considère les rayons lumineux comme parallèles et leur source à l’infini, même si elle émane d’un flambeau placé à distance, la chose est mathématiquement intenable : ainsi le grain est-il une erreur. Et quoique Leibniz, dans le texte cité sur Pascal, semble parvenir à la monade au terme infini de la décroissance des ordres, il reste à retourner la
référence : ce n’est plus le monde qui est modèle du calcul, c’est le calcul qui fournit des modèles du monde. De la double infinité pascalienne à l’infinité des types d’ordres, la vision de l’univers s’est complétée; l’infini n’est plus ce qui borde supérieurement et inférieurement un « milieu » humain inassignable (3), l’infini est partout (x) Phil., VI, 629. Le texte est une défense et illustration des mathématiques, et en même temps une relativisation de leurs concepts. Il date de 1716. (2) Math., V, 350 ; VI, 151, 168 ; GRUA, IL, 553 sqq., etc. Excellente discussion de cette question in BELAVAL, op. cit., 326 sqq. (3) Cf. IIIe Partie, chap. I.
LE
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
actuellement : il ne saurait exister de région qui ne soit pleine et dense, qui ne contienne en acte une infinité d’êtres (1). Cet infini en acte dépasse l'infini virtuel du calcul, qui, par cela même, est ramené à son statut de modèle approximant (2). La connaissance aveugle des lois de l’infini catégorématique est sa limite, encore distante d’une connaissance métaphysique de l’infini syncatégoré-
matique. De même que la monade est au-delà de la grille des homogones, la métaphysique est au-delà de la physique. C’est que la réalité ultime ne saurait être une grandeur, fût-elle aussi petite qu’on voudra. Il était normal, en fin de compte, que l’inventeur du calcul, en même temps que l’instaurateur de la mathématique abstraite, désignât le premier comme une mathématique appliquée, c’est-à-dire un organon qui permet d’avoir prise sur l’agrégat comme tel, et seulement l’agrégat (3). Expression fidèle d’un certain type de constitution, il ne l’est pas de l’unité substantielle : relativement proche de l’univers physique, pour lequel il constitue un discours aveugle, il demeure à distance de la réalité métaphysique.
3. Les quatre géométries : euclidienne, analytique, arguésienne, analysis situs. — La géométrie cartésienne, héritière en ceci de l'esprit hellénique, considère les courbes comme des z#dividus. À telle équation correspond tel graphe, et réciproquement. La géométrie algébrique classifie donc les courbes, comme
elle définirait des classes d’indi-
(1) Phil, VII, 542 : « Les corps sont des multitudes,
mais infinies, tellement
que le moindre grain de poussière contient un monde d’une infinité de créatures. » (2) Et ce, deux fois : par sa nature et par ses méthodes. (3) F'apparition dans l’histoire des sciences de la physique mathématique date, en effet, du moment où le calcul infinitésimal y intervient : avant cet import, il s'agit de mécanique, ou de géométrie (optique), voire d’arithmétique (acoustique). L'application d’un certain calcul des variations à la dioptrique, etc., ou aux questions de la mesure du temps, sont des exemples de cette émergence. Il faut peut-être
voir là une raison philosophique du manque d'intérêt manifesté par Leibniz pour l'exploration approfondie de son calcul.
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES ©
349 7
vidus : selon leur degré, pour les algébriques, d’après leur construction pour les distinguer des transcendantes. De Descartes à Leibniz, la distance est mesurable de trois façons : exclusion ou accueil de ces dernières, passage de l’idée de proportion à celle de fonction,
de Pidée de rapport à celle de continuité; mais cette deuxième manière de voir les choses finit par mesurer la distance de Leibniz à soi-même : comme l’analogia (1) est, à bien des égards, le fond de sa méditation, il a conscience de ce que la géométrie algébrique est une région de la géométrie analytique. Mais, en troisième lieu, apparaissent sous sa plume deux notions fondamentales, eu égard au traitement des courbes de la géométrie : celle de paramètre (il invente le mot) et celle d’équation différentielle. Elles rendent possible une nouvelle perception de l’étendue géométrique. Dans le premier cas, nous l’avons vu, telle courbe enveloppe est le bord tangentiel d’une famille infinie de courbes qui remplissent une zone déterminée de l’étendue (2); de même Leibniz sait considérer la famille infinie de telles coniques, de tels ovales, etc., il passe de l'individu au genre, du nom propre au nom commun (3). Cela signifie que l’étendue géométrique est appréhensible comme l’étang où l’on jette des cailloux, dont la surface se remplit insensiblement de plusieurs familles infinies de cercles. La notion de continuité intervient deux fois, et non une : dans la notion de fonction pour un individu décrit, dans la notion de paramètre pour l’ensemble de la famille. On obtient à nouveau une ww/fiplicité du plein pour une région de l'étendue. Il en serait de même, à l’évidence, lorsqu'on ramène aux quadra-
(1) Math.,
VII,
56.
(2) Ainsi on oubliera La cissoïde de Dioclès ou l4 conchoïde de Nicomède, pour construire la famille des conchoïdes de droite, de cercle, etc., qui comprendra la cissoïde comme cas particulier ; on oubliera ainsi le problème initial de la duplication du cube. GP res Ph NV 267-286 M.
SERRES
12
350
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DE
LEIBNIZ
1
tures une équation différentielle, si on faisait varier la constante d'intégration (x). Dès lors, l’étenduc géométrique ne peut plus être perçue comme ce fond uniforme sur quoi se dessine une figure disA tinguée, mais comme une multiplicité infinie d’êtres semblables (selon
une loi) et différents (de position et d’allure), coexistants et ordonnés; cette multiplicité constitue, alors, l’espace comme l’ordre global de sa coexistence. Faire varier un paramètre ou une constante d’intégration est, de surcroît, une manière élégante d’envisager tous les cas possibles : parmi ces derniers, les conditions du problème déterminent l’individu solution (2). De sorte que la nouvelle géométrie, par l’introduction de ces multiplicités, indique un chemin entre l'étendue imaginaire et l’espace comme ordre, de même qu’entre la confusion et la distinction. Ainsi la monade est-elle distincte et distinguée parmi la plénitude d’un monde, qui n’est espace que par cette plénitude même. Que l’on surcharge cette nouvelle géométrie de la théorie arguésienne du point de vue; que l’on compare l’espace euclidien qui comprend (1) Les équations différentielles éparses dans l’œuvre de LEIBNIZ expriment le plus souvent des propriétés de la sous-normale ou de la sous-tangente de la courbe cherchée (p. ex. Math., II, 186, Lettre n° 54 du 29 juin 1694 à Huyghens (et fig. 33)). Ces propriétés sont appelées par LEIBNIZ fonctions : « Je trouve qu’on peut toujours donner la solution, quand la raison est donnée entre deux fonctions quelconques. J’appelle fonctions l’abscisse, l’ordonnée, la corde, tangente, perpendiculaire, sous-perpendiculaire, sous-tangente, retranchées (resectas), par la tangente ou par la perpendiculaire, coresectas, et quantité d’autres. » Jean BERNOULLI (Opera omnia, IT, 241), recopié mot à mot par Euler, appelle fonction d’une grandeur variable « une quantité composée de quelque manière que ce soit de cette grandeur variable et de constantes ». À comparer les deux définitions, on voit que ce que Bernoulli appelle fonction est précisément ce que Leibniz appelle raison. I1 y a donc autant de généralité, malgré les apparences, dans les deux définitions, puisque Ieïbniz demande seulement qu’on donne la raison entre deux déterminations quelconques, qui ne sont pas forcément l’abscisse et l’ordonnée. Le terme de fonction, tel qu’il est employé ici, ne fait que généraliser les références cartésiennes : la vraie généralisation intervient sous le terme de raison. (2) C’est très exactement la formulation de la définition de la droite par le « calcul des variations » (p. ex. Phil., V, 133-134).
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
351
le point ef Penglontit, et l’espace perspectif où le point comprend l’espace, de son sifus, l’espace, c’est-à-dire la wwltiplicité qui le constitue, ct l’on est ramené tout aussitôt à la perception, d’où l’on était parti (1). Rêvons avant
tout ordre
d’une métaphysique des coexistants,
qui traiterait de l’existant,
avant, c’est-à-dire conditionnel-
lement à tout ordre de ce type. Elle rendrait compte de tous ces types d’ordre à la fois : euclidien, infinitésimal, perspectif et rclativiste; elle dirait alors que la monade est point objectif élémentaire,
distinction dans le continu, centre de perception et point de vue, hors l’espace, puisque le constituant par le pluralisme : elle reprendrait trait à trait la Monadologie. La superposition des géométries forme une grille complexe, qui fait spécifications réelles et paradoxales lPagrégat, discernable dans le plein,
présentes à l’œuvre de Leibniz apparaître la monade dans ses : élémentaire et plongée dans représentant ponctuellement la multiplicité mondiale en général, bref, un objet-sujet; résultat qui ne peut être obtenu qu’en composant l’ichnographie dont les trois modèles, euclidien-cartésien, analytique-infinitésimal et arguésienperspectif, sont, respectivement, des scénographies. Dans ce passage, la difficulté tient au retournement du point-compris au point-comprenant, à l’association d’une structure euclidienne et d’une structure arguésienne : pour s’en délivrer, il fallait situer la méditation en
amont de la constitution de l’espace, dans ses conditions métaphysiques. Une fois définies les caractéristiques du réquisit pro spañio, il est aisé de revenir à l’ordre des coexistants et d’y retrouver les structures en question. Dès lors, la monadologie est une métaphysique des géométries, celles-ci ne pouvant être modèles de celle-là que dans leur totalisation, dans leur saturation encyclopédique. Le système des modèles est modèle du système. (ONCE Pascal.
Sup, MCha el y" ér fret
III
Partie,
chap.
{ : méme
intuition
chez
LE
az
SYSTÈME.
DE
LEIBNIZ
1
4. La physique des propagations. — Pour avoir sa racine dans le calcul infinitésimal, la physique originale de Leibniz est, pour parler globalement, une science de la propagation en général (1). Tout mouvement
local, tout
événement
se diffuse
insensiblement
dans
le
monde jusqu’à l'infini; d’une certaine manière, le phénomène remplit
l’espace, il est une variété du plein. « Cette communication. fait que chaque chose tient à toutes les autres et en est affectée » (2). Aussi
importante que soit l’œuvre dynamique, aussi dégagé que soit le chemin qu’elle trace vers la métaphysique, de la force à l’appétition monadique, on risque, à lui laisser l’exclusive, de recouvrir nombre de disciplines au moins aussi intéressantes au titre de propédeutiques, et qui ouvrent l’espoir de généraliser ses leçons. Le catalogue en serait révélateur : étude du mouvement et des chemins de la lumière, acoustique, « mécanique des fluides », théorie de l’élasticité, recherches
sut le magnétisme, etc. (3), toutes disciplines ayant pour objet des phénomènes de propagation, de diffusion, dont la théorie de la commu nication des substances est le couronnement métaphysique : en ce sens, l’harmonie préétablie désigne Dies comme l’origine et le garant de la communication; c’est en tant que tel qu’il fonde les phénomènes et que la physique est possible. Autrement dit, la condition de possibilité de la physique est identique à la condition de possibilité de la communication. À l’opposition de la matière subtile et de la durée invincible, degrés zéro et infini de résistance ou de pénétrabilité, Leibniz substitue l’échelle variable des cohésions, des antitypies et des fluidités (4), (1)- Fe le restera jusqu’au xx° siècle. Cf. notre travail : Quid in tabula rasa scriptum sit (à paraître). (2) Phil, VI, 516 ; Phil., VII, 566-567 sgq. (3) GERLAND : Tech. Schriften. Fluides : 192-196, 213-215... Acoustique : 11, 16, 27... ; vide infra, II° Partie, chap. II. Optique : 38, etc. De même DUTENS, Lt II, 82 (vapeur) ; 86 (aurores boréales) ; 89 (fluides) ; 91 (magnétisme) ; etc. CO PNRES DRIVE RP TIENNEETTAe
LES a MULTIPLICITÉS
MON ADIQUES
De) ))?
de sorte qu’aussi bien le mouvement de la lumière (r) que celui des planètes (2) sont, par là, explicables; de sotte qu’il n’y à pas d’événement local qui ne retentisse partouf; il ne saurait donc exister de phénomène découpable, régional, isolé; bien plus, le bon fonde-
ment du phénomène est sa Jaison, son caractère de congruence : il nest réel que s’il est vv/dum, multiplex, congruum (3), s’il convient à la totalité agrégative. Cette définition emporte, d’une part, le type des phénomènes étudiés (propagation), et, de l’autre, la nature du fonde-
ment demandé à la métaphysique : Dieu garant et cause de l’universelle communication. En outre, tout élément porte en lui les raisons du retentissement sans qu’on ait à faire intervenir la thèse de Pinfluence : cela est vrai de l’élasticité à la théorie acoustique de Phomotonie, dont nous dirons un mot. Bref, la physique des propagations est, de nouveau, un modèle fidèle de l’organisation du monde monadique (4). (1) Suzanne
BACHELARD,
Thalès, loc. cit., pp. 23-24.
(2) Tentamen de motuum coelestium causis (1689), DUTENS, III, 213 sqq., p. 214 (loi) (1). Remarquons au passage que la loi de circulation harmonique énoncée par Leibniz doit s’écrire : Ta
9 (51
d étant la distance au centre. Par dérivation, on obtient :
RUE
ou
mg — mK’/d?
qui n’est rien d'autre que la loi de Newton.
(3) Phil, VII, 349 sqq. (4) I1 faudrait un livre entier pour le montrer en détail et généraliser convenablement les 1eçons de la dynamique. Sur ce point, c’est N. WIENER qui, le premier, a brisé la glace : The human use of human beings, chap. I; Cybernetics, Flermann, 1958, pp. 52 sqq. (sur les deux horloges de l'harmonie). Dans un bref historique de la théorie de la communication, le premier ouvrage déclare que Fermat, Huyghens et Leibniz se sont intéressés à la physique, non point pour constituer une mécanique, mais une optique, en tant qu’elle propage des images visuelles. Tà-dessus, Wiener
analyse quelques
thèmes
du leibnizianisme
la théorie de la circulation des messages. mais il est juste et suggestif.
en indiquant leur signification pour Le texte est rapide et très incomplet,
SYSTÈME
LE
354
s. Le microscope de Leeuvenhoek.
—
Le monde
DE
LEIBNIZ
est vivant, ou,
mieux, il est infiniment rempli de vivants (1). L'influence majeure exercée sur Leibniz en cette matière est celle de Leeuwenhoek. Parti de l’observation de « petits animaux » ou « animalcules », protozoaires et bactéries, Leeuwenhoek s’avance jusqu'aux problèmes de la génération spermatique et, avec un peu de chance ou de savoir, aurait pu ouvrir, deux siècles plus tôt, l’ère pasteurienne (2). Leibniz n’a pas manqué, comme beaucoup de ses contemporains l’ont fait, ce nouveau monde, où l’on retrouve, ir re et in vivo, les ordres de petitesse
dont il était le familier sur le terrain des mathématiques. Aussi son œuvre fourmille-t-elle de références au père de la protistologie (3), références toujours flatteuses, voire apologétiques : il le préfère aux cattésiens (4), le défend contre Bourguet et Vallisnieri, il correspond avec lui (5) et le prend comme modèle, ou comme témoin oculaire de sa propre pensée. Quel type de #/#oignage offre Leeuwenhoek du système leibnizien de constitution monadique ? Sur quels contenus précis porte ce témoignage ? À lire son œuvre, on découvre très vite la raison pout laquelle Leibniz préfère aux romans cartésiens (x) Ie texte princeps sur cette question est : Considérations sur les principes de vie et sur les Natures Plastiques, de mai 1705 ; Phil., VI, 539-546. Sur la querelle des Natures Plastiques, ROGER, 0. cit., PP. 421 sqq. (2) €. DoBELz, Leeuwenhoek, etc., Dover, New York, 1960 ; 230, 368-369. (3) Par exemple : Système Nouveau, DUTENS, IL, I, 51 (et la critique de des MAIZEAUX, 1bid., 58). À Bourguet, du 5 août 1715, tbid., 329, 330. À Gackenholtz du 23 avril 1701, II, II, 169, 173; Protogaca, $ XVII, II, II, 214. À Hansch, 4 sept. 1716, V, 173. Au même, 23 sept. 1716, V, 174. À Kortholt, 17 juin 1712, V, 319. Au même, 21 janvier 1716, 1bid., 337-338. À Bourguet, 3 janvier, 22 mars, 1x juillet 1714, VI, 211, 213, 218. À ZLeeuwenhoek, 1 Arnauld, o octobre 16873 Phil, LU, 122; ete.
(4) « J'aime mieux un Leeuwenhoek
sans
date,
IF,
IF,
92-01.
qui me dit ce qu'il voit qu'un cartésien
qui ine dit ce qu’il pense. » À Huyghens, du 20-30 février 1691 ; Math., I, Ss. (5) Certaines lettres de Teibniz à Ieeuwenhoek ont été publiées par Dutens (cf. note précédente). Ia correspondance entière se trouve #7 L'HRENBERG (1845), Rede zur Feier des Leïbnitzischen Jahrestages über Leibnitzens Methode, Verhältniss zur Natur-Forschung und Briefwechsel mit Leeuwenhoek, in-4°, Berlin, Kgl. Akad. Wissensch.
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
355
de physique les comptes rendus de Leeuwenhoek (1). C’est que ce dernier a coutume de diviser son propos en deux parties : d’une part, je ro/s, J'observe, je découvre.…., d’autre part, je perse, j'imagine, je crois, je me figure (2), séparant ainsi, afin que nul ne s’y trompe, le perçu de l’hypothétique, comme par une prescience instinctive des règles de la méthode expérimentale. S’il va, comme
on le sait,
fort loin dans le visible, il ne s’avance que relativement peu dans la construction théorique : c’est le parfait témoin du nouveau monde. Pour Leibniz, donc, Leeuwenhoek témoigne et vérifie. Parfois,
nous l’avons dit, le philosophe prend la défense du savant; mais, profondément, c’est le savant qui donne l'illustration du système philosophique (3) : non certes une démonstration, mais une image, une projection du monde monadique dans le domaine du vivant. Tout se passe comme si Leeuwenhoek avait »# ce que Leibniz avait pensé, et comme si ce dernier en avait eu conscience : « Je n’oserais
assurer que les animaux que M. la semence soient justement ceux encore assurer qu’il ne le sont Phrl., II, 579). De cette liaison, l’histoire de
Leeuwenhoek a rendu visibles dans que j'entends; mais aussi je n’oserais point » (4 Bourguer, 5 août 1715,
la biologie postérieure au xvri® siècle donne une curieuse confirmation, et comme une réciproque. Aussi bien Leeuwenhoek que Swammerdam, Huyghens ou Malpighi observent et décrivent les animalcules, mais ils ne les nomment, ni ne les (1) Christian Huyghens a répété les observations de Ieeuwenhoek et les a vérifiées. Cf. Œuvres complètes de Chr. Huyghens (publiées par la Société Hollandaïse des Sciences), 16 vol., La Haye, 1888-1929, VIII, 122, et XIII, 698. (2) C. DOBELL, ibid., passim et, par exemple, pp. 71, 150-151, etc., et les textes cités plus loin. (3) La distance théorique entre eux est, cependant, assez forte. LEEUWENHOEK n’est pas favorable à la préexistence ; l’animalcule est un embryon, maïs il naît (Alle de brieven, III, 205). D'autre part, il est anti-oviste et vermiste (ROGER, op. cit., 308-315), alors que L/EIBNIZ est ovo-vermiste (Phil., III, 579) ; encore une fois, son sens de la synthèse lui fait dépasser (vers la vérité) la querelle des ovistes et des vermistes, sur la génération des animaux.
LE
356
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
1
classifient. Les premiers noms scientifiques donnés aux protozoaires le sont par John Hill en 1752, soit 36 ans après la mort de Leibniz et 29 ans après celle de Lecuwenhoek (1). Certaines de ces dénominations sont restées classiques ({Paramecium). Après Hill, Linné donne
son grand Sysfème de la Nature (1767), dont la deuxième partie du tome I (2) est consacrée aux protozoaires. O. F. Müller, dans son ouvrage de 1786 (3), reprend et corrige Linné sur ces matières, et
baptise Monas l’un des « animalcules » décrits pour la première fois par Leeuwenhoek, comme C. Dobell l’a démontré. Il s’agit de ce qu’on appelle maintenant un flagellé, à deux flagelles inégales, qui, depuis, ne s’est jamais appelé autrement que #onas vulgaris (4). Les planches du xvirre siècle ne mettent pas en évidence les deux flagelles : le pouvoir séparateur des microscopes du temps n’était pas suffisant pour les définir. Tout se passe, alors, comme si les biologistes avaient emprunté à Leibniz la dénomination de son élément de monde, pour l'appliquer à l’animalcule le plus petit (5) et le plus siwple (6). C’est qu’à leur tour ils pensaient voir ce que Leibniz avait théoriquement construit. La zoologie des protozoaires devenait une image de la monadologie, découverte au microscope. (x) John Hi, An History of animals, etc., 1752, Ir Partie, Livre I. (2) Pp. 1324-1327. (3) ©. F. MÜLLER, Animalcula infusoria fluviatila et marina (1786). Cf. DUJARDIN, Traité des zoophytes, Paris, 1841. (4) Cf, par exemple, €. G. EHRENBERG (1838), Die Infusions thierchen als volkommene Organismen. Cet Khrenberg est le même que l’éditeur de la correspondance de Leibniz à Leeuwenhoek ; chez lui, le flagellé en question prend le nom de monas guttula.
(5) Leeuwenhoek — qui ne l’appelle pas ainsi — le décrit en ces termes : « La quatrième sorte d’animalcules… était de grandeur si réduite (mille fois plus petit qu’un pou adulte) que, pour ma part, je ne puis lui assigner de forme. » Le mouvement dont il est animé est extrêmement rapide, et circulaire, à la manière d’une toupie. (6) Sur ce point, cf. CANGUILHEM, La connaissance de la vie, Hachette, 1952, p. 215 : Note sur les rapports de la théorie cellulaire et de la philosophie de Leibniz. Chez Lamarck, la monade est une infusoire, et la cellule est dite par Auguste Comte
« monade
organique ».
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
557
De cela, Leeuwenhoek ne peut avoir aucune idée. C’est pourquoi il est d’autant plus intéressant de souligner ce qui, dans son œuvre de témoin vérace, a pu servir au leibnizianisme de pièces justificatives. Outre la découverte de l’existence effective de « petits animaux »
dans un monde complet en deçà du visible, on doit sélectionner au moins quatre thèmes de nature leibnizienne qui reviennent souvent dans ses comptes rendus. Le fait, d’abord, que le monde infrasensible est en perpétuel wowvemenf, que son animation se traduit par une mobilité innombrable et compliquée; le nombre, ensuite, des éléments eux-mêmes
qui paraissent replir le volume
organique observé
d’où l’idée d’un emboîtement quasi infinitaire; puis les diverses transformations dont ces éléments peuvent être la cause ou le support : génération,
métamorphose,
revivification,
etc.; enfin, l’estimation
qu’on peut déjà appeler micrométrique des ordres de grandeur de ces animalcules. Le monde leibnizien n’est pas uniforme, il est varié, compliqué dans tous les ordres, harmonieux seulement en dernier ressort. Les
éléments constitutifs, monades et agrégats, sont tous différents ou discernables. Dans la goutte d’eau de Leeuwenhoek, la population microscopique est partout différenciée : animalcules de toutes formes, spiralés, allongés, ronds, ovales, de toutes couleurs, translucides, blancs, verts, gris cendré (certains même sont « verts au milieu et
blancs à l’avant et à l’arrière » (r)), de toutes grandeurs, nous le verrons. Le microcosme conserve cette analogie avec le monde
perceptible, qu’il est multiple et divers : la vision microscopique ne transforme pas, ne fait pas varier cette caractéristique. C’est là-bas tout comme ici, comme dit Arlequin. Mais poursuivons, car si rien n’est identique, rien ne s’arrête : « Le mouvement
de ces
(x) Lettre 6, Au 7 septembre 1674, à la Royal Society (c'est-à-dire à son secrétaire, Oldenbourg). Op. cit., pp. 110-111. Dans la fameuse Leltre 18, LEEUWENHOEK distingue des types d’animalcules d’après leur forme et leur mouvement.
358
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
animalcules était si prompt et si varié, en avant, en arrière ou
en
tournant, que c'était une chose merveilleuse à la vue. » D’autres encore ont deux cornes, continuellement en mouvement, à la manière
des oreilles d’un cheval (1); d’autres enfin, de forme ovale, placés dans certaines conditions
de sécheresse ont tendance à s’arrondir,
puis à se transformer en volume pyramidal, enfin à exploser : les globules de leur humeur fusent de tous côtés sans que l’on puisse discerner la moindre trace d’une peau qui les aurait contenus. Monde d’un mouvement qu’on pourrait déjà appeler brownien, monde de la métamorphose et des transformations fluentes ei continues, du pattage et de l’annihilation par éclatement. « Le même jour (2), environ à trois heures de l’après-midi, je vis encore plus d’animalcules, à la fois des ronds et de ceux qui étaient deux fois plus longs que larges. En outre, j’en vis qui étaient encore plus petits; et aussi, une incroyable quantité de très petits animalcules, dont, le matin même, je n’avais pu découvrir la forme. Je vis
alors tout à fait clairement qu’il s’agissait de petites anguilles (3), ou de vers, amassés en une foule grouillante et frétillante; exacte-
ment comme si vous voyiez, à l’œil nu, un p/ein baguet d’anguilles très petites dans l’eau, se tottillant les unes parmi les autres ; et /’eau ellemême, dans sa totalité, paraissait vivante de ces animalcules différents.
Ce fut pour moi, parmi toutes les merveilles que j’ai découvertes dans la nature, la plus merveilleuse de toutes, ces milliers et milliers de créatures vivantes, vues toutes vives dans une petite goutte d’eau, foutes en mouvement les unes parmi les autres et chacune ayant son
mouvement propre. Même si j'évaluais à cent mille le nombre de ces (x) Zbid., 118. (2) Zbid., 144. C’est nous qui soulignons. (3) Le terme « anguille » est fréquemment utilisé par Leeuwenhoek pour les animalcules en question. On est irrésistiblement amené à rapprocher ces habitudes de langage de celles de Leïbniz qui, en maints plein de poissons.
endroits,
prend l'exemple
du lac
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
359
animalcules dans une petite goutte d’eau, je ne me tromperais pas; d’autres, à ce spectacle, décupleraient ce chiffre, mais j’énonce un minimum. » Ce texte est l’un des plus leibniziens qu’ait écrits Leeuwenhoek.
On y trouve, d’un coup, le thème de l’animation, celui
du mouvement et celui du nombre. Comment ces animaux sont-ils si nombreux ? Diverses expériences ont permis à l’observateur de voir les protozoaires « se multiplier de jour en jour » au point qu’il se pose le problème de leur « procréation ». « À la vue de cette multitude de petites anguilles… j’imaginais qu’elles ne pouvaient être engendrées par quelques particules de l’eau. et je restais persuadé que cet accroissement avait eu lieu par procréation. J’usais alors de certains moyens pour jeter plus de lumière sur ces animalcules très petits; et d’abord, je brisais en deux et tirais à part un certain nombre d’entre eux, parmi les plus gros. et je vis qu’ils étaient pourvus en leur intérieur d’une longue structure, un tiers environ moins épaisse que l’anguille elle-même. J’imaginais qu’il s'agissait de l’intestin du petit animal. En outre, je vis de longues structures plus fines encore, dont j’imaginais qu’elles pouvaient être de petites anguilles.… Je vis enfin fort évidemment, parmi d’autres choses, que d’une anguille brisée en son milieu sortaient quatre petites anguilles distinctes, enroulées sur elles-mêmes, chacune plus grosse que la suivante (1)... Je pus voir plus d’une fois une petite anguille sottir d’une anguille que j’avais brisée... En somme, les petites anguilles sortent vivantes des grosses, et je tiens pour certain d’avoir vu les petites anguilles vivantes dans les grosses. » La théorie leibnizienne de l’emboîtement (infini) des vivants trouve ici une première confirmation dans le domaine du très petit, compte tenu qu’une goutte d’eau est déjà un agrégat emboïité dans un plus grand; de (1) Ii s’agit d’une observation bien connue : l’Anguillula du vinaigre est viviparc. Ibid., 151-153. De même p. 209 : « J'ai été souvent stupéfait en contemplant la multitude de petites moules non nées enfermées dans une moule adulte. »
360
LE, SYSTÉÈME®DENLEIBNIZ
même, l’image familière des lacs pleins de poissons emboîtés les uns dans les autres a, ici même, sa source probable. Mais, outre la
génération des vivipares, Leeuwenhoek observe, à tort cette fois (car il s’agit d’un processus digestif), celle de prétendus ovipares : « Dans les plus gros de ces animalcules (1), j’imaginais que je pouvais voir, à l’intérieur de leur corps, les jeunes, ou peut-être leurs œufs. » Mais encore
: si ces animaux
vivent dans l’eau, il ne fait
aucun doute qu’à son tour l’eau, sous la forme de fines particules, circule dans les vaisseaux de leur organisme; on peut à la rigueur établir la micrométrie de ces vaisseaux (2) ou de ces nerfs. Et de conclure : « Tout ce que nous avons découvert jusqu'ici n’est que dérision à le comparer à ce qui git caché dans le grand trésor de la Nature : combien petites en effet doivent être ces particules d’eau qui, selon toute apparence, circulent à travers des vaisseaux si ténus, en quantité pour un moment donné. » Qu'il s’agisse, donc, de la génération, ou de la constitution, nous sommes en présence d’un
monde où l’ordre de grandeur observé dans le petit n’est, sans doute, ni le dernier, ni le plus simple. On devine, après un ordre, d’autres
ordres cachés : le microscope ouvre un monde, certes, mais un monde ouvert. D’une part, les animalcules « remplissent l'eau » (3), mais aussi les animalcules remplissent les animalcules, et l’eau circule dans les premiers. De là à penser que l’emboîtement ne saurait s'arrêter que, comme
la matière, le vivant
se subdivise
à l’infini,
il y a le pas du voir au raisonner, ou, plus précisément, la distance entre le microscope et la logique du calcul. Qu'il s'agisse de la théorie des séries ou de l’étagement infini des ordres de différentielles, Leibniz sait suffisamment raisonner en rigueur sur les emboitements d’ordres de grandeur : dès lors, la découverte de Leeu-
(1) Zbid., Lelitre 53, p. 200. On notera l'expression « j’imaginais ». (2) Lettre à Huyghens, 20 mai 1679, tbid., pp. 187-192. (3) TE 4883
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES OU
361 C
wenhoek est plus qu’un témoignage, elle est une application, un transfert (1) des préceptes généraux de l’art de penser dans le domaine de la réalité vivante. Plus généralement, c’est ainsi que le philosophe
conçoit l’application : on retrouve en tel et tel domaine les notions
les plus universelles tirées des sciences théoriques; l’application ne passe pas par les finesses terminales et particularités d’un organon théorique (comme cela se fera plus tard, par l’expérience et la mesure), mais, au contraire, par les lois les plus générales et abstraites de ce
même organon. L'idée régulatrice de l’harmonie garantit ce transfert : il est conforme à l’harmonie qu’une même structure organise à la fois la distribution des ordres mathématiques de grandeur et la constitution intime du vivant (2). Dès lors, la pensée leibnizienne, au regard du témoignage oculaire de Leeuwenhoek, apparait comme une généralisation de type mathématique des constatations faites par le biologiste. Le remplissement organique, l’emboîtement des germes, des organes et des corps (1) Lettre à Gackenholtz, allusions
à Leeuwenhoek,
du 23 avril 1701, DUTENS
LEIBNIZ
donne
dans
II, II, 169-174.
cette lettre une
Outre les
autre exemple
de
transfert (170) : de l’Ars Combinatoria à la botanique. Toute la lettre est une sorte de méditation, à caractère encyclopédique et universalisant, sur la notion de division. (2) Il y a là une caractéristique primordiale de la pensée des grands mathématiciens de l’ère classique. Contrairement à ce qu’on pense généralement, ils étaient très préoccupés de l’application des mathématiques à la physique. Il se trouve que nous sommes obnubilés par le style d'application des fondateurs de la méthode expérimentale, qui utilise les mathématiques, si l’on ose dire, à partir de leurs résultats terminaux, de leurs procédés de détail, ou, encore, dans leur nature d’outil et non de pensée, I,e projet du xvir® siècle n’est pas de réunir une mathématique appliquée et une physique expérimentale, mais, plus profondément, de réunir une mathématique théorique et ce que nous appellerions une physique théorique. Ce n'est donc pas par défaut qu’ils ont manqué la physique, mais par excès de rigueur et d'abstraction. Dès lors, la cosmologie leibnizienne est, structuralement, mathématique, par application des principes abstraits les plus généraux des mathématiques à la constitution du monde. La science de notre temps est en train de retrouver cette inspiration, en renouvelant ses conceptions sur le théorique, l’appliqué et
l’expérimental.
362
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
dans la génération, n’est qu’une application particulière du thème général de la densité. « Tout est plein dans la Nature », affirment les Principes de la Nature et de la Grâce; cela signifie spatialement qu’il n’y a aucun intervalle vide, comme cela serait pour une cosmologie atomiste ou une biologie de type mécaniste, qui utilisent des espaces localement vides ; Voccupation de l’espace est ici complète, #0% datur biatus, non datur vacuum. Mais ce n’est pas assez dire, car il n’y a pas de portion de monde où ne soit présente une infinité d’éléments (1) : sut les constatations de Leeuwenhoek,
Leibniz £ère infiniment, puis
passe à la limite pour définir ses principes de vie, à la fois simples et d’un ordre différent. Il v a donc des éléments par/ouf, et chaque point de ce partout en recèle une infinité : d’où la constitution d’un espace et d’une matière denses. Cette distribution n’est que spatiale, donc particulière; il faut retrouver son caractère infinitaire de foutes les manières possibles, et, par exemple, dans le temps. Ainsi donc, si les principes de vie sont partout, ils sont fosjours, et, donc, immortels.
L’immortalité de la monade est le corollaire temporel de sa densité spatiale; elle est donc stable parmi les transformations, métamorphoses et éclatements de l’agrégat. Que l’anguille déchire sa peau, et laisse placc à une autre anguille, et ainsi infiniment, cela figure autant un emboîtement spatial privé de terme qu’une stabilité temporelle privée de fin (2). Chaque région du monde est donc une région d’accumulation (spatiale et temporelle) de l’organique. La généralisation mathématique complète des observations microscopiques (1) Phil, NI, 545-546. On doit ajouter que le caractère fluent et mou des enveloppes des protozoaires - - comparées par Lecuwenhoek à une peau de mouton — a dû confirmer Leibniz dans son idéc de l'élasticité générale des choses, opposée à la dureté infinie des atomes, et a dû lui paraître comme une élasticité quasi maximale, fondement d'un métamorphisme maximum et accéléré. (2) En îitérant infiniment la préformation, on parvient à la préexistence. Cf. SWAMMERDAM, Histoire générale des insectes, trad. française, 1682; MaLrBRANCHE, Recherche de la vérité, Paris, 1772, Livre I, chap. VI, t. I, pp. 53-60 (références à Malpighi ct Swammierdam).
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
363
amène donc à la proposition suivante : /es principes de vie sont partout denses dans l’espace et le temps, et, en outre, partout différents. L’immortalité est le corollaire temporel de l’occupation infinitaire, la métamorphose, le corollaire temporel de la discernabilité spatiale d’éléments partout distribués, partout distincts, toujours les mêmes, tou-
jours différents, et ceci, dans tous les règnes de l’infinité.
Le processus de généralisation suit l’itération infinie dans les ordres mesurables de l’espace et du temps, c’est-à-dire du coexistant et du successif. De plus, par une hardiesse qu’autorise seul le principe d’harmonie, cette distribution infinitaire est étendue aux variétés de l’être, à ses modalités, comme
le spirituel, voire même le logique. Le spatialement et temporellement; mais n’est pas de point de la matière qui ne matériels, et ainsi de suite : /4 watière
le matériel, l’organique,
monde monadique est dense aussi matériellement, car il recèle une infinité d’éléments est bartout dense en elle-même.
Soit maintenant un organisme vivant : il est organisme, c’est-à-dire différent d’un artefact, par cela seul qu’il est machine jusque dans l’infinitésimal de sa constitution parcellaire. En fait, on ne peut concevoir l’organique qu’en itérant infiniment le mécanique ; il n’est pas de vide dans la constitution mécanique du vivant, qu’on peut alors appeler un automate complet : le mécanique est partout dense dans l’organique (1). À son tour, la matière même « est essentiellement organisée partout et ainsi il y a machine dans les parties de la machine naturelle à l’infini »; cela signifie que la matière est partout organisation (et toujours), c’est-à-dire que l’organique est partout dense dans le matériel (2). Par conséquent, le mécanique est partout dense dans (1) « Et ce corps est organique, quand il forme une manière d’automate ou de machine de la nature, qui est machine non seulement dans le tout, mais encore dans les plus petites parties qui se peuvent faire remarquer. » P.N.G. 3; cf. Phil.,
VI, 544.
(2) « Qu'il n’y a point de partie de l’espace qui ne soit remplie, qu’il n’y a point de partie de la matière qui ne soit divisée actuellement, et qui ne contienne des corps organiques. » Phil., VI, 545, 553.
364
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNTZ
oo
le matériel : ct, donc, le leibnizianisme,
plus que le cartésianisme,
fait une part immense à la technologie, jusque dans l’infiniment petit (1). Il ne s’agit plus ici des emboîtements infinis d’éléments constitutifs quelconques, germes, organes, etc., mais des emboîtements de pluralités infinies les unes dans les autres : on passe de l'élément à l’ordre, la structure générale du raisonnement demeurant
invatiante. Mais encore : « Il y a aussi des âmes partout, comme il y a des corps partout. les corps organiques ne sont jamais sans Âmes et les Âmes ne sont jamais séparées de tout corps organique » : et comme le corps est partout dense en lui-même, un poisson contenant des lacs pleins de poissons, et ainsi de suite, le spirituel, à son tour, est partout dense dans l’organique (2), et, donc, dans le matériel.
Le monde leibnizien est infiniment imbriqué dans ses éléments, mais aussi dans ses ordres d’existence : il est fondamentalement partout mécanique, partout organique, partout animé, partout spirituel, automate, corps, âme, la matière n'étant, en fin de compte, à l’extrémité
des étagements des densités infinies, que pwre limitation. I n’y à donc jamais de hiatus local, par/ont dense et localement vide étant deux notions inverses, la première, valable ici, et la deuxième, applicable aux mondes atomiste ou mécaniste. Si l’on traduit cette structure dans sa modalité logique, c’est-à-dire lorsqu'on passe du monde au système, il est clair
qu’il ne saurait exister de vide logique local, c’est-à-dire d’exceptions aux règles et aux principes. Nos datur saltus : sub specie rafionis, cela signifie que toute règle doit être universelle, c’est-à-dire partout contraignante (et toujours). Le vide se traduit en exception et la densité en universalité (3) ou uniformité. (1) Cette technologie est fine et touche à l'optique, à l’acoustique, etc., tous phénomènes d'expansion continue. (2) Et aussi, évidemment, dans l’espace et le temps : le monde est donc partout animé, et l’âme est immortelle, comme le corps. (3) Le même texte (Phil., VI, 545) accumule les règles de la constitution du monde et celles de la construction du système. C’est un des plus remarquables de Leibniz sous le point de vuc de l’universalité et de la densité. C’est de cette
LES
MULTIPLICITÉS
MON ADIQUES
365
44 Nous sommes, paraît-il, fort loin de Leeuwenhoek.
La distance,
cependant, est assignable en toute précision : elle sépare la vision objective et expérimentale, privée de toute hypothèse et désignant
le général, sans vouloir l’assigner, et le raisonnement rigoureux de la généralisation mathématique.
D'un côté, l’un voit des myriades
d’infusoires et tente de les dénombrer; il les voit vivantes et animées
d’un mouvement propre; elles paraissent remplir le volume qui leur est accordé; elles se multiplient et prolifèrent de telle façon qu’on peut voir l’engendré dans le géniteur; elles sont aisément revivifiées après dessiccation (1). D’autre part, Leibniz passe du grand nombre à l’infini, de la génération individuelle à l’emboîtement infini partout réalisé, du plein à la densité, de l’expérience de la revivification à
une théorie de la métamorphose, et ainsi de suite. Nous avons suivi Pun des processus de généralisation jusqu’à son universalisation maximum, mais il est possible d’en indiquer d’autres. En effet, Leeu-
wenhoek, en signalant l’existence des protozoaires, traverse, si l’on manière qu'il faut comprendre cette idée de notion complète, qu'il s’en faut de loin qu’Arnauld ait comprise (ainsi que l’idée de ratio plena). Si l’on voit bien que la notion complète est finalement partout dense dans la cohérence du monde, de sa réalité et de ses raisons, il devient impensable que la monade de César ne porte pas en elle, de toute éternité et pour l'éternité des temps (densité dans le temps), la totalité de ses actions, passions et décisions, qu’il est impossible de nier, supprimer ou violer. Dès lors, la liberté, qu'Arnauld veut sauver, ne serait qu’un hiatus logicométaphysique, une incohérence dans la plénitude universelle de la notion complète. Toute la discussion tourne autour de la compréhension, ou de l’incompréhension, du terme complet, qui a le même sens que lorsque nous disons qu’un organisme est un automate complet. Cela dit, la théorie préformationniste en biologie n’est qu’un corrélat de l’innéisme en théorie de la connaissance, de la prédétermination en théorie de l’action et du salut, de la théorie de l’origine radicale pour ce qui est de la création du monde, etc. : leur structure commune est une série de termes denses dans la régression temporelle vers l’origine. (1) DoBELL, op. cit., pp. 265-267. LEIBNIZ fait très souvent allusion à cette fameuse expérience. Par exemple, Phil., IT, 122-123.
366
LE
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DE
LEIBNIZ
ES
peut dire, le seuil traditionnel de perception du vivant, et met en
évidence des organismes subliminaires dont il commence à deviner le rôle dans certains processus affectant les « grands » vivants : en particulier, pour ce qui concerne la génération. Tout se passe comme si le petit organisme avait un efficace propre dans les transformations du grand, comme s’il était la base de la transformation, ce qui est le
cas pour le spermatozoïde (1) décrit pour la première fois par Leeuwenhoek. Il est clair que cela ne peut passer, aux yeux de Leibniz, que comme un exemple, particulier à un domaine, d’une structure tout à fait générale de son propre système. Les mathématiques, pour prendre un autre domaine particulier, lui ont assez fait voir combien était précieux ce passage au subliminaire; pour comprendre et construire les transformations globales d’une courbe, d’une famille de courbes, etc., il est nécessaire d’analyser localement ces processus et d’en arriver à la différentiation, itérée une, deux, trois, # fois. Tout
se passe comme si les différentielles jouaient un rôle dans le plus petit théâtre, rôle tel qu’elles ont un efficace dans le plus grand. Les différentielles d’ordres étagés sont, d’une certaine manière, au calcul,
ce que les animalcules emboîtés sont au vivant, des éléments subliminaires découverts par une analyse et jouissant d’un efficace au cours d’une transformation. Que Leibniz ait généralisé wore mathematico les observations de Leeuwenhoek, cela n’est concevable que dans la mesute où il harmonisait les deux domaines, où il était autorisé, par l’un, à penser l’autre dans un style déterminé. Il y a là aussi bien une application que deux modèles d’une même structure. On vérifie rapidement la généralité de cette dernière, en la transposant dans un nouveau domaine, celui de la perception. La fameuse théorie des (1) À Bourguet, 22 mars 1714. mation ou le vivant préformé est sperme, suivant M. Leeuwenhoek... soit plante, soit animal, qui soit monade dominante y soit. »
DUTENS, VI, dans l'ovaire, Je tiens qu’il la base de la
I, 213. « La base de la transforselon M. Vallisnieri, ou dans le faut toujours un vivant préformé, transformation, et que la même
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES
367
petites perceptions est assez originale et assez nouvelle pour ne pouvoir être comprise que par des éléments intérieurs au système leibnizien; or, il s’agit bien de nouveau
de la même
chose. Douleur,
plaisir, sensation sont analysés jusqu’à la mise en évidence de « petites douleurs inapperceptibles », « petites aides et petites délivrances.…., petits ressorts et petits changements.., déterminations confuses et petites impressions », qui sont, à leur tour, les éléments infinitésimaux et subliminaires de la psychologie des Nouveaux Essais (1). Comme les autres, ces éléments sont inassignables, évanouissants, mais non nuls, incomparables entre eux, inchoatifs, et agrégatifs
jusqu’à donner naissance à une limite donnée, à un phénomène ou un changement perceptible dans le monde fini ou le plus grand théâtre. À répéter ainsi la même structure analytique en différents domaines, à mettre en évidence le même mouvement de pensée dans l’examen du vivant, du mathématique ou du perçu, on se persuade aisément que la philosophie monadique ne fait gn’exprimer, en un langage universel, la construction d’un monde qui se reflète dans toutes les régions de l'encyclopédie. En ce sens, l’élément « monade » est découvert au terme d’une généralisation de type structural. Réciproquement, les animalcules de Leeuwenhoek forment l’wse des multiplicités élémentaires, cbservables et exemplaires, à partir de laquelle Leibniz à pu s’élever à la monadologie. *k *X *
La démonstration la plus précise que l’on puisse donner de cet état de fait est apportée par la comparaison
de la lettre 33, du
12 novembre 1681, adressée par Leeuwenhoek à Hooke, avec la lettre 6, du 11 mars 1706, adressée par Leibniz au R. P. des Bosses.
La première contient le premier schéma micrométrique de l’histoire (1) Phil, N, 151-153 ; vide supra, chap. I.
3638
LEVSYSTÉMESDENLEIBNIZ
des sciences (1). La deuxième, un schéma monadique dessiné par Leibniz et destiné à mettre 4
monde
en évidence
la constitution
locale du
(2).
Il est incroyable, disent-ils, qu’une si grande quantité de ces petits animalcules puisse être comprise dans le compas d’un grain de sable, comme je l'ai dit; il est incroyable que je puisse faire quelque calcul sur ce sujet. Pour rendre ces choses évidentes, j’ai dessiné une figure selon les proportions suivantes : supposons que je voie, par exemple, un grain de sable de la grandeur du corps sphérique ABGC, et que je voie, d'autre part, un petit animal de la grandeur de D, en train de nager G
(1) Voir un essai sur la micrométrie de Leeuwenhoek. Op. Cu., 333 338. (2) DOBELL, op. cit., pp. 201-203, et Phil., II, 304-307.
LES
MULTIPLICITÉS
MON ADIQUES
369
ou de courir sur le grain de sable, une mesure oculaire me fait juger que l’axe du petit animal D est la douzième partie de l’axe du grain de sable supposé AG; par conséquent, selon les règles ordinaires, le volume de la sphère ABGC cst 1 728 fois plus grand que le volume de D. Supposons, maintenant, que je voie, parmi autre chose, des petits animaux d’un deuxième genre que je mesure à nouveau par l’estime oculaire (à travers un verre de bonne qualité, donnant une image fine); je juge que son axe est la cinquième partie de l’axe du premier animalcule D (E sur la figure), je réduis ce rapport au quart. En conséquence, le volume de D est 64 fois supérieur au volume de E, Ce dernier nombre, multiplié par le premier (1 728), donne 110 592, nombre des petits animaux comme E, nécessaires pour équivaloir à la sphère ABGC (supposé que leurs corps soient ronds). Mais maintenant je perçois une troisième sorte de petits animalcules, comme le point F, dont je juge l’axe dix fois inférieur à celui de l’animalcule supposé E; il vient que 1 000 animalcules comme F équivalent en volume à un animalcule comme E. Ce nombre multiplié par le précédent donne alors plus de 110 millions de petits animaux comme F pour équivaloir en volume à un grain de sable (1). Voici une autre manière de calculer : si l’axe de F est 1, et celui de E ro; si celui de Dest4E, l’axe de D est 40. Mais l’axe de la sphère ABGC est 12 D, c'est-à-dire 480. Le cube de ce dernier nombre donne le volume de ABGC, soit,
comme plus haut, plus de 110 millions d’animalcules vivants pour équivaloir au volume d’un grain de sable (fig. 1).
L’estimation
micrométrique
de
Leeuwenhoek
suppose
évi-
demment que chaque animalcule ait une forme sphérique parfaite. À supposer, d’ailleurs, que tous l’eussent eue, le nombre avancé par
Leeuwenhoek n’aurait pas été exact, car il est calculé compte non tenu des vides laissés par les tangences des sphères. Leibniz corrige cette erreur — fort légère assurément, et sans conséquence quant au résultat — et raisonne en mathématicien. La sixième lettre à des Bosses a pour centre un débat très précis sur la matière première et la matière seconde. Après une introduction traitant de l’infini quant au nombre, à la ligne et à la grandeur en général (2), Leibniz passe (1) Le diamètre du grain de sable est évalué par LEEUWENHOEK à 1 130 de pouce, soit environ 9/10 de millimètre. Cf. Alle de Brieven, etc., t. I, p. 381, note. (2) On trouve dans cette lettre un excellent résumé des paradoxes sur l'infini connus à cette époque, et, d'autre part, les célèbres affirmations sur les infinituples
370
LE SYSTÈME DE LEIBNIZ
oo
« des idées de la Géométrie aux réalités de la Physique » et réaffirme sa thèse familière du fractionnement en acte de la matière en parties plus petites qu’une quelconque partie donnée : c’est, dit-il, le postulat imposé par la nature de la matière, du mouvement, de la composition totale des choses, pour des raisons physiques, mathématiques et métaphysiques. Il poursuit : Lorsque je dis qu’il n’est aucune partie de la matière qui ne contienne des monades, j’i{lustre la chose par l’exemple du corps humain ou d’un autre animal, dont toute partie quelconque, solide ou fluide, contient en elle-même, à son tour, d’autres animaux et végétaux. Et je pense que cela doit être itéré à propos de toute partie quelconque de ces derniers vivants, et ainsi à l’infini.. Je me sers d’une comparaison : imaginez un cercle; inscrivez dans ce cercle trois autres cercles égaux entre eux et de rayon maximum; en chacun de ces nouveaux cercles et dans l'intervalle entre les cercles, inscrivez de nouveau trois cercles égaux de rayon maximum, et imaginez que le processus en question aille à l’infini. Il ne suit pas que soit donné un cercle infiniment petit (ou le centre d’un cercle tel que nul autre ne lui soit inscrit, contrairement à l’hypothèse) (chere 2); Je tiens que l’Ame et l’animal ne périssent point, et je l’explique à nouveau par un exemple. Imaginez que l’animal soit comme une goutte d’huile et l’êe comme un point dans la goutte. Que l’on divise alors la goutte en parties : puisque chaque partie donne à son tour une goutte sphérique, le point en question subsistera dans l’une des nouvelles gouttes. De la même manière, l’animal persistera dans la partie précise où l’âme demeure et qui convient au maximum à l’âme. Et de même que la nature du liquide plongé dans un autre fluide lui impose une
forme sphérique, de même la nature de la matière, construite par l’auteur le plus sage, présente toujours ordre ct organisation. Il vient de là que ni les âmes, ni les animaux ne peuvent être détruits, quoiqu’ils puissent être diminués et enveloppés, de telle sorte que leur vie ne nous est plus perceptible. Dans la naissance comme
dans la mort, la nature conserve, à coup sûr, des lois déterminées, aucun
ouvrage divin n'étant dénué d’ordre. En outre, celui qui examine ma thèse concernant la conservation de l’animal doit également examiner mon enseigneet les infinitésimales considérés comme compendium au même titre que les racines imaginaires. 11 y a là un nouvel exemple de ce qu’on pourrait appeler « le commodalisme » de Leibniz en matière de connaissance rigoureuse (11-17 mars 1706, Phil., II, 304-308).
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES Po SE
SR 371
ment concernant le nombre infini des organes du corps animal, ct leur enveloppement réciproque, d’où l’on tire l’indestructibilité de la machine animale et de la machine naturelle en général.
FIG.
2
Nous avons tenu à projeter le schéma (1) de Leibniz pour obtenir le dessin linéaire de l’emboitement : ce dernier, on le voit, n’est pas simple; il ne s’agit pas d’objets gigognes enveloppés les uns dans les autres de manière élémentaire, le premier dans le second, et ainsi de suite, comme les écailles de l’oignon ou les habits d’Arlequin, mais d’un ewboîtement compliqué, croisé et composé. À supposer que le schéma initial soit représenté dans l’espace, au moyen de sphères (1) Le même schéma de la main de Leibniz, se trouve accompagner un opuscule de 1676, publié par COUTURAT, op. cit., p. 11 (de même au De minimo de BRUNO ; P.-H. MICHEL, op. cit, 155).
LE SYSTÈME DE LEIBNIZ
372
imbriquées les unes dans les autres, sa projection sur un plan donnerait un schéma
de cercles entrecroisés
de toutes les dimensions,
assez proche de celui que Ecibniz propose à Sophie-Charlotte (1) : « Lorsqu'on jette dans l’eau plusieurs pierres à la fois, dont chacune fait des cercles qui se croisent sans se détruire, mais quand le nombre
des pierres est très grand, l’œil s’y perd. » La distribution infinitaire est donc, se/on le point de vue, composée on simple, élémentaire ou compliquée, enveloppée ou entrecroisée, confuse ou distincte. I\'est remarquable, dès lors, qu’il soit nécessaire de traiter de la même manière, ax point de vue près, la composition par enveloppement et la composition par infersection, c’est-à-dire la théorie de l’emboîtement biologique (par exemple), et celle des interliaisons perceptives (par exemple). Il y a une harmonie démontrable en rigueur de l’emboitement à l’entr’expression. Cela posé, il y a, du schéma de Leeuwenhoek à celui de Leibniz,
la distance d’un procédé de mesure à un plan d’organisation, d’une finesse de laboratoire à un diagramme de physique théorique (2). L’idée directrice est, cependant, analogue : il s’agit de remplir un volume donné au moyen de volumes semblables, de plus en plus petits, ou, si l’on veut, de diviser l’espace (3). Mais, chez le premier, le volume initial est pris comme étalon ou grandeur de référence, et le procédé de remplissement, faux à la rigueur, donne un compte approché (maximum) du nombre des microorganismes que ce volume est capable de contenir. Ce projet de mesure donne à son auteur de l’avance sur Leibniz, pour ce qui est de la méthode expérimentale. En effet, pour ce dernier, le repérage, le compte et le nombre, bref, (1) Phil, VI, 516. (2) Ce dernier est tout à fait justifiable aux yeux de l’épistémologue d’aujourd'hui. En fin de compte, le schéma de Bühr n'était, toutes proportions gardées, ni plus hypothétique, ni plus juste. (3) Les Grecs connaissaient ces problèmes de division finie ou infinie d’une grandeur donnée. Nous traitons de ces questions dans un ouvrage sur les mathcmatiques utilisées dans le Politique.
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES n n
373
lexactitude de la description, ont peu d’importance, en tout cas, moins que l’idée selon laquelle le remplissement d’une sphère par des sphères laisse évidemment des vides qu’on doit combler par de nouvelles sphères, et ainsi à l'infini. C’est sur l’erreur de Leeuwenhoek que Leibniz fonde son processus rigoureux de généralisation et d’itération infinie. Le biologiste est en avance sur le mathématicien en utilisant une mathématique faible; le second est en retard
en redressant en rigueur les erreurs du premier. Cependant, le schéma leibnizien, s’il est moins précieux pour l’historien de la science, est largement plus riche d’idées. Le cercle de départ n’est pas un étalon ou une référence métrique : il est une cellule quelconque, répétable partout, quelle que soit la nature de la portion de monde envisagée. Le but est de rendre compte de l’organisation de la matière, du vivant, etc. Cette organisation est telle qu’il y a conservation d’une similitude de formes, à travers la variation progressive des ordres de grandeur : d’un théâtre à un autre, la quantité varie (selon le nombre et la grandeur) en laissant sauve la figure. La micrométrie, ici, et la mesure
en général, se réduisent à
l’idée finaliste qu’il y a toujours autant d’éléments qu’il faut — sans doute une infinité — pour remplir l’espace de l’ordre suivant : le premier schéma est euclidien, le deuxième archimédien. Nouvelle idée finaliste : la figure répétée selon la similitude, est un cercle à rayon maximum;
« waximale » selon la quantité, elle est qualitati-
vement « optimale ». Mais ce finalisme n’est pas exclusif d’un mécanisme, et d’un mécanisme /?# (1) : le diagramme proposé ici en est un bon exemple, dans la mesure où il décrit le g#wodo de la constitution matérielle; que les cercles soient partout maxima, cela impose (1) On oppose
traditionnellement
Descartes à Leibniz, comme
le mécanisme
au finalisme. Il faut renouveler cette opposition, compte tenu des idées précises du second sur le mécanisme. La machine cartésienne est grossière, la machine de Leibniz est fine, l’une est discrète, l’autre continue. Comme
on dit maintenant,
de l'un à l’autre, il y a, au moins théoriquement, « miniaturisation ».
LE SYSTÈME DE LEIBNIZ
374
l’idée d’une machine « montée serrée », sans jeu et sans écart, où
la communication des mouvements ne peut se faire que continû-
ment, par vibration, élasticité, expansion, plus que par transmission « mécanique ». La situation des « pièces » dans le schéma évoque plutôt une physique des fluides, une optique ou une acoustique (1). On voit fort bien ce que Leibniz appelle l’automate jusque dans l’infiniment petit : à comparer ce schéma à sa propre machine arithmétique ou à l’horloge de Huyghens (2), on est amené à penser que Leibniz itère infiniment les pièces pour passer de l’artefact au naturel, comme on itère infiniment les éléments numériques pour passer de l’ers combinatoria à l'analyse infinitésimale. L’infinité sert de chemin pour parvenir au naturel : et, par conséquent, le schéma en question paraît à son auteur de nature physique et non géométrique. La surcharge théorique ne lui paraît pas un obstacle à l’application, mais, au contraire, un adjuvant. En ce sens, il n’est pas inexact de dire que,
si Leeuwenhoek est en avance, au regard de l'idéal expérimental en faveur jusqu’à une date récente, Leibniz l’emporte, à son tour, pour avoir conçu ce que pouvait être un modèle théorique. *k *X *
Dans une lettre à Simon Foucher (3), Leibniz fait gloire à l’inven-
teur du microscope de nous permettre « d’examiner de plus près nos apparences » et de mieux approcher, ainsi, la liaison et la réalité des (x) Par un jeu de projections, nous avons, en effet, pu passer du schéma actuel à celui proposé à Sophie-Charlotte, c’est-à-dire, d’un plan de constitution à un diagramme de communication. C'est que Leibniz est l’un des rares philosophes à avoir traité ces deux termes (constitution-communication) comme se renvoyant l’un à l’autre : en ce sens, l'esprit du leibnizianisme est très proche du nôtre. (2) Monadologie, 64. La dent de la roue de laiton est sans doute une partie d’un « rouage » d'horloge.
(3) Plul., I, 373.
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
375
phénomènes. Ailleurs (1) : « Les microscopes nous font soir dans le moindre atome un monde nouveau de créatures innumérables, qui servent surtout à connaître la structure des corps dont nous avons besoin. » Deux vieilles idées sont d’abord en jeu : d’une part, l’idéal de la connaissance vraie est l’adaequatio rei et intellectus, de autre, la vision est le meilleur modèle de la fonction de connaître. Pour mieux savoir, il vaut mieux voir, et, pour mieux voir, il faut s’approcher.
Amener l’objet au voisinage de l’œil, c’est, d’une certaine manière, approximer l’adacquatio; à la limite (naïvement), la connaissance vraie serait réalisée en acte, si l’objet était lui-même dans l’œil, c’est-à-dire dans le sujet. Berkeley, par exemple, exprime ce transfert de manière limpide, offrant ainsi une image technologique intéressante de l’idéalisme (2). Que Leeuwenhoek soit le témoin oculaire
de Leibniz, comme
nous l’avons dit, cela dépasse le témoignage
expérimental, en vertu de cette liaison traditionnelle du voir et du
connaître : cela va jusqu’à la preuve. Que l’un voie ce que l’autre pense, cela signifie que le premier donne au second un #odèle de la connaissance vraie. Le transfert de la vision au savoir ne s’accomplit pas seulement, chez Leibniz, de manière naïve; c’est, au contraire, un rapport savant
et travaillé. Il ne se réduit pas à la liaison segmentaire du loin et du près, il est surchargé de remarques globales, concernant la situation du
voyant à l’égard du spectacle, de l’utilisation rigoureuse des principes CORP NEL x 72. (2) BERKELEY, Trois dialogues entre Hylas et Philonous, Premier dialogue, Aubier, 1944, t. II, p. 36 : « — And those, I suppose, are to be thought real, which are discovered by the most near and exact survey. — Right. — Is the nearest and exactest survey made by the help of a microscope, or by the naked eye? — By a microscope, doubtless. » La suite du texte est assez remarquable : elle pose que les animalcules vus dans le miscroscope, n'étant point aveugles assurément, voient à une échelle encore plus petite. Si bien que ces micro-organismes sont conçus par Berkeley comme les microscopes du microscope (sbid., 38). L'observation
microscopique ouvre une vision en chaîne à l'infini.
376
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
perspectifs de la géométrie de Desargues, de la théorie des ombres, de la décomposition optique des couleurs, de l’idée de sifus et de point de vue, etc. En outre, pour toute sensation, visuelle, sonore,
proprioceptive.., Leibniz met en évidence la multiplicité des éléments subliminaires analysés de manière différentielle, pour définir ensuite la perception, en sens inverse, au moyen d’une « fonction projection » du multiple dans l’un. Ces médiations compliquées et saturées de données scientifiques entre la vision, la perception en général, et le savoir, forment un cadre théorique qui absorbe aisément les résultats expérimentaux de Leeuwenhoek. Et cela précisément parce que la médiation n’est pas réduite au doublet naïf de la proximité et de l’éloignement. S’il en était ainsi, la vision microscopique serait singulièrement décevante, et théoriquement sans signification : au lieu de nous approcher de l’objet à connaître, elle mesure, au contraire, un nouvel éloignement, multiplie l’objet en une poussière innombrable, plonge dans des ordres de grandeur inouïe, bref, ouvre un nouveau
monde
(1). Le problème, alors, est moins de
diminuer la distance entre ce nouveau monde et le monde fini que de Penser un rapport entre les deux. La théorie leibnizienne est adaptée à ce problème, elle y est préparée par d’autres résultats. À ce propos, il faut signaler que l’invention du télescope, que l’on traite traditionnellement en symétrie avec celle du microscope, n’a pas eu la même portée théorique (2). « Les lunettes à longue vue, dit Leibniz dans le même texte, nous apprennent jusqu'aux secrets des cieux et donnent à connaître le système merveilleux de l’univers visible » : grâce à elles, on voit mieux ce que l’on voyait; ce sont effectivement
des lunettes d’approche. Galilée, Huyghens ont mieux vu, et s’ils ont découvert les satellites de Jupiter ou les anneaux de Saturne,
(1) Nouveaux Essais, II, XXIII, 12 ; Phil., V, 203 et 204. (2) MICHELET, L’Insecte, Hachette, 1873, VILI, 92 : « Swammerdam est le Galilée
de l’infiniment petit, »
LES
MULTIPLICITÉS
MON ADIQUES
377
ils n’ont pas ouvert un monde nouveau, comme Leeuwenhoek; ils
ont affiné, approximé l’ancien. C’est Messier, et non eux, qui a ouvert le monde nouveau de l’infiniment grand, et qui a posé des problèmes autres que ceux de l’antique astronomie de position (1). Jusqu’à lui, ou plutôt jusqu’à l’exploitation de ses résultats, la question du rapport entre les deux mondes n’était pas difficile, l’homogénéité étant partout conservée.
La question est, au contraire, difficile, pour ce qui est de l’infiniment petit : le nouveau monde ne paraît pas immédiatement homogène à l’ancien, au regard du nombre, de la grandeur, du mouvement des formes et des métamorphoses. Pour donner à ce nouveau spectacle valeur de connaissance,
sophie de l’élément et des mondes multiples ordres incomparables, l’universelle similitude.
il ne fallait pas moins qu’une philo-
des multiplicités infinies, et homogones, qu’une qu’une méthodologie de Les voies sont tracées
qu’une cosmologie mathématique des la différence et de du petit au fini
itération infinie d’un rapport constant de forme, base d’une trans-
formation, théorie de la vision perspective, grâce à une surcharge mathématique considérable. Dès lors, le microscope est moins un outil d'approche qu’ instrument à vérifier le rapport analogique entre deux différents théâtres de la nature, à vérifier l'harmonie des formes et des lois à travers la variance des grandeurs. Que l’harmonie soit difficile à découvrir, l’exemple de la vie et de la mort le montre à l'évidence, puisque l’une est la réduction, l’enveloppement et la contraction de l’autre. Mettre en lumière le rapport entre deux modes d’existence aussi évidemment anharmoniques, là est le souci (1) La révolution copernicienne est devenue un philosophème. Elle a une certaine importance en histoire de l'astronomie, mais une importance strictement limitée à la vieille astronomie de position, dont ne s'occupent plus que les marins privés de tout autre moyen moderne de faire le point. Pour nous, la grande TÉVOlution astronomique a été accomplic par Messier, qui, le premier, construisit un catalogue des galaxies, ouvrant ainsi, sans le savoir, l’astrophysique contemporaine.
La philosophie a encore à faire sa révolution astrophysique...
LE
378
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
directeur de la pensée leibnizienne : « Mes énonciations sont universelles et conservent l’analogie » (1). Une explication cohérente de cette pensée doit avoir pour thème principal la technique de cette conservation. Le microscope est l’un des éléments de cette technologie (2). De la monade
Nous avons, naguère, analysé une manière de transformation qui fait passer, selon une certaine inversion, du modèle technolo-
gique du vivant aux thèses biologiques proprement leibniziennes. Nous avons affirmé, plus généralement, que les notions fondamentales du monde monadique étaient moins les contraires des notions tirées du monde géométrique, cinématique ou atomique, etc., que leurs inverses, leurs complémentaires, etc. D’où l’utilisation d’un type de négation qui, loin d’exclure, conserve en transformant, complétant, etc. Avant de préciser ces démarches de retournement (ce qui est une autre façon de dire variations approximantes), il faut revenir sur ce que Leibniz dit, un peu partout, du faux, et sur les images qu’il emploie pour le dire. Le faux est ombre (3), métaphore que nous avons prise naguère à la lettre, mais dont nous n'avons pas fini d’expliquer le contenu significatif. Supposons qu’une source lumineuse, à distance finie ou infinie, éclaire un solide quel-
conque : ce solide présente des parties éclairées et des parties sombres : (1) À des Bosses, 11 juillet 1706 ; Phuil., II, 311. (2) Phail., V, 454-455, le dit expressément : « J'approuve fort la recherche des
Analogies : les plantes, les insectes, et l'anatomie comparative des animaux les fourniront de plus en plus, surtout quand on continuera à se servir du microscope encore plus qu’on ne fait, etc. » (cf. aussi COUTURAT, Opuscules, 335). Sur l’utilisation du raisonnement par analogie par les « biologistes » du temps, cf. J. ROGER, op. cit., Colin, 1963, p. 209, etc.
(3) La métaphore de l’ombre n’est pas seulement liée au faux, mais à des contenus très bas dans l’échelle des perfections. Par exemple, les consécutions animales sont des ombres de raisonnement
(Phil., V, 44, 65).
LES
MULTIPLICITÉS
MON ADIQUES
379
il a, dit la géométrie perspective, une ombre propre répandue sur lui selon une zone fermée par une ligne qu’on sait déterminer. En outre, il projette dans l’espace un volume sombre, fermé par une surface que l’on peut connaître, et, sur une surface quelconque, une nouvelle
zone sombre qu’on appelle en général ombre portée. Ces divers phénomènes sont expliqués par la #héorie des ombres, inventée par Desargues en même temps que la géométrie projective, deux sciences que Leibniz pratiquait. La théorie des ombres est lénverse de la théorie de la projection : « Elle est une perspective renversée et résulte d’elle-même quand on met le lumineux au lieu de l’œil, l’opaque au lieu de l’objet, et l’ombre au lieu de la projection » (1). L’ombre est l'inverse de la perspective. Si, maintenant,
nous examinons l’ensemble des contenus philosophiques auxquels Leibniz applique la métaphore de l’ombre : ignorance, connaissances obscures ou consécutions empiriques, erreur, mal ou péché, degrés infimes dans toute échelle de réalités ou perfections, on ne peut que souligner la cohérence des conclusions optimistes ; ce sont, dit-il, les complémentarités indispensables à rehausser tous degrés plus nobles dans la même échelle, science, vérité, raison, bien ou bonheur,
et toute plénitude. Ces conclusions sont rigoureuses selon le modèle projectif, et son inverse, la théorie des ombres. Mais revenons à la Monadologie : les premières approximations, les modèles initialement proposés, conduisent à des notions inverses de celles qui décrivent fidèlement le monde
concret
: elles conduisent,
précisément,
aux
ombres du monde réel (2). Au sens des termes du texte cité, les notions réelles et les imaginaires « résultent » les unes des autres, selon les inversions convenables : elles sont donc liées, et non contra-
dictoires ou incompatibles, celles-ci sont les approches élémentaires (x) Phul., VII, 169-170. (2) LEIBNIZ écrit à Rémond, 11 février 1715, Phil., III, 637 : « Si quelqu'un réduisait Platon en système, il rendrait un grand service au genre humain, et l'on
verrait que j'y approche un peu.
»
380
LE SYSTÈME DE LEIBNIZ
oo
de celles-là, comme l’obscur est un premier pas vers le clair, le confus, un stade vers le distinct, et les consécutions empiriques, les premiers balbutiements de la réflexion rationnelle. Les modèles proposés d’abord sont donc fax, dans la mesure précise où ils
inversent relativement les résultats vrais; réciproquement, le faux est une certaine inversion relative du vrai, un autre arrangement des éléments véritables. De cette manière, et en général, le négatif (qu’il est permis de comprendre en un sens opfique) est indispensable dans la série des approximations (c’est un arrangement relativement proche de l’arrangement réel) : dans «un monde de pure lumière et d’ombre», le relief du vrai est souligné d’autant mieux par la frange d’ombre,
la marge d’obscurité, que cette dernière est la « réplique » converse de la vérité. L'analyse du faux et de la négativité se complète : le faux est une proximité qui peut être infinie (et, ici, les premiers modèles ont fonction approximante), mais il est aussi l’inverse de la vérité et groupe tous les arrangements possibles de ses éléments inversés (et les modèles mettent en évidence de tels éléments). Selon le point de vue — l’angle d’éclairement —, différentes parties, toutes complémentaires respectivement des parties vues ou éclairées, sont ombreuses ou cachées : ainsi, le faux est aussi nombreux que le
vrai, aussi nombreux que les possibilités de ces arrangements, et que la variété des points de vue. De ce nouveau pluralisme de l’erreur relative, la combinatoire rend compte, de concours avec la
théorie des ombres. Et finalement, à tout prendre d’un coup, le faux (relatif) peut se définir /a totalité des autres les plus voisins : peut-être est-ce là, en même temps, une excellente précision sur toute technique de la variation. Ces considérations, on voudra bien s’en souvenir, généralisent l’exemple de la théorie du vivant. Mais il est possible de les vérifier dans toute autre région particulière : choisissons intentionnellement une théorie rejetée avec une grande constance par Leibniz, depuis sa jeunesse, pendant laquelle il avait commis la faute d’y verser :
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
la théorie atomique du monde.
381
Si l’on considère l’ensemble des
notions caractéristiques du monde monadique (1), il devient vite évident qu'elles sont inversées par rapport aux notions qui organisent un tel modèle, et c’est en cela qu’il est faux, mais non toutes, et c’est
en cela que le faux est relatif. Car, en dépit de ces transformations, il reste que la théorie monadique est un atomisme, au moins en ce qu’elle est une théorie é/émentaire de l'univers, où l’élément, comme l’atome, est une unité, insécable ou indivisible, indissoluble et permanente, fermée et constituante : les monades sont les vrais atomes de la nature ou éléments des choses. Ceci dit, les atomes sont faux pour tout le reste, et le monadisme, un atomisme totalement inversé, où la densité remplace le vide; le plein en tous lieux, le vide localement exceptionnel; l’emboîtement, la juxtaposition; la diversité, Puniformité; l’élasticité, la dureté (2); l’intériorité, l’extériorité; le
sujet, l’objet; l’activité, la passivité; et ainsi de suite. Tout se passe comme s’il existait une série de notions, dont une partie resterait identique à elle-même,
au cours
de la transformation,
et dont le
complémentaire de cette partie serait entièrement inversé; tout se passe encore comme si certain solide présentait une partie éclairée, le reste (c’est-à-dire sa partie complémentaire) se trouvant plongé dans l’ombre (c’est-à-dire dans l’inverse de la lumière). Aller vers le concret consiste à compléter la série, à éclairer progressivement les patties obscures. L’univers monadique est bien explicable par un atomisme, mais à condition que ce dernier soit infinitaire et infinitésimal, loin d’être nombrable et discret, compact, loin d’être séparé, différencié, loin d’être uniforme, se recouvrant infiniment lui-même,
loin de se juxtaposer, etc. Le modèle atomique traditionnel — celui d’Épicure, de Lucrèce ou de Gassendi — est d’autant plus faux qu’il (1) sitaires (2) dureté M.
On peut en avoir un tableau dans l'édition de ROBINET (Presses Univerde France, 1954), PP. 134 sqq. Sur ce point, la relativité de l’inversion est remarquable : le contraire de la invincible est le vide, son inverse relatif est l’élasticité. SERRES
382
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
0
fournit peu de notions fidèles (et beaucoup de notions inverses) : mais n’en contiendrait-il qu’une, il serait encore un moment du chemin approximant, un premier terme dans la série, un éclairement ponctuel, un arrangement primaire, quoique désordonné. De là au
monde monadique, il y a un processus de remplissement : la série est complétée, l’éclairage global, l’arrangement ordonné; le vieux cadre abstrait, aussi lacunaire que l’automate mécanique (1), se remplit d’éléments qui, inversés d’éléments finis et discontinus, constituent
un monde infini et continu. Tout se passe encore comme si l’échelle discrète des entiers arithmétiques se remplissait des nombres réels intermédiaires, comme si l’étendue de la géométrie élémentaire se remplissait de ces familles de courbes issues des équations différentielles, comme
si le monde des chocs et des mouvements
se rem-
plissait des vibrations de l’élasticité, de la propagation continue des efforts, et de sources infimes de forces. Le monde monadique est le support concret de toutes ces nouvelles sciences, qui, de manière concourante, l’expriment, chacune de leur point de vue, et qui sont
reliées aux disciplines imaginaires par ces relations du faux relatif au plus profond, c’est-à-dire par émversions, redistributions, et remplissement (2). Dès lors, la monadologie semble demeurer un arithmé(1) De même que la monade est le vrai atome de la nature, de même « le corps organique d’un vivant est une espèce... d’automate naturel, qui surpasse infiniment tous les automates artificiels ». De l'atome à la monade, il y a le même chemin d’inversion et de complétion infinie que du modèle mécanique à l’organisme réel (Monadologie, 64). I1 y a le même rapport du modèle mécanique imaginaire du monde à son modèle fidèle, que du modèle mécanique imaginaire du vivant à son modèle fidèle. C’est ce que nous démontrons ici : on remarque que cette démonstration est schématisée par les liaisons verticales du tableau p. 330. (2) Ce qui rend difficilement intuitionnable le monde monadique est précisément ce remplissement infini. C’est pourquoi nous l’éclairons progressivement par des figures épistémologiques. Concevons-le donc, d’abord, comme l’inversion du vide local du monde atomique ; ensuite, comme l’inverse de l’automate ; ensuite, comme le « plein » des nombres réels, etc. Nous approchons peu à peu cette structure du
« partout dense », dont nous parlions plus haut.
LES A
MULTIPLICITÉS MONADIQUES ee ne PE RIT TRS PT RE CC
383
tisme, mais complet, un géométrisme, mais un géométrisme qui s’est adjoint la géométrie infinitésimale et l’Ana/ysis Situs; elle se présente encore sous les traits d’un mécanisme, mais d’un mécanisme intégral et cohérent, complété par la dynamique des impulsions et des forces; elle reste un atomisme, mais des atomes vrais ou métaphysiques, une théorie des automates, mais des automates naturels ou incorporels (1);
elle s’appuie toujours sur une combinatoire, mais cette dernière a désormais puissance d’arithmétiser l’analyse, outre qu’elle domine la spécieuse ou algèbre (2). Ces adjonctions diverses conservent, d’une certaine manière, les anciens résultats, en les redressant, en leur
assignant leur domaine d’authenticité : imagination, tefois, les termes nouveaux ne doivent encore pas le monde monadique n’est réductible à aucune de particulières, il n’est identiquement ni un dynamisme,
art, etc. Toufaire illusion : ces disciplines ni un géomé-
trisme, etc., il n’est pas, non plus, réductible au tout de ces sciences.
Il est un monde substantiel et concret, toujours au-delà, par rapport à cet ensemble épistémologique, et que ce dernier exprime, soit globalement, soit selon le point de vue singulier de chaque région du savoir : là, il y a autant d’images fidèles de ce monde que de multiplicités où il se projette. L'univers des monades est, par exemple,
actuellement divisible à l’infini, comme cela se passe dans la multiplicité numérique des réels, il exhibe partout des positions originales et irréductibles, comme cela est dans la multiplicité projective des points
de vue ou sites et dans la multiplicité « topologique » des s/#s, il répercute partout des changements infiniment propagés, comme dans la multiplicité dynamique des centres de forces, il conserve toujours des formes vivantes, comme dans la multiplicité des germes (1) Monadologie, 138, G4. (2) Il est important de différencier ici le rôle de la combinatoire dans la théorie des équations (algèbre) — déterminants, coefficients numériques, etc. — et son rôle dans
la théoric
des fonctions
et intégrations successives, etc.
(analyse)
—
développements
en série, dérivations
LE
384
SYSTÈME
DE
LEFIBNIZ
0
emboîtés,
et ainsi de suite, toutes
multiplicités
infinies,
évidem-
ment, comme l’est la multiplicité monadique. Chaque discipline est donc expressive en son genre, plus ou moins fidèle, mais jamais identique (et l’ensemble des monades n’est jamais la multiplicité
sur laquelle elle établit son discours), quoique rigoureuse
dans
sa région; elle est donc approximante encore, plus ou moins lointaine ou voisine, mais jamais coextensive au monde même des substances. À progresser ainsi vers les modèles les plus expressifs, les marges d’ombre les plus voisines, les séries les plus exhaustives, les multi-
plicités les plus denses, on à découvert que l’instance la plus proche du réel était à la fois l’znverse et la complétée d’une instance plus éloignée. Ou bien, qu’une notion quelconque étant donnée dans la région de l’imagination, ou du faux relatif, ou de l’ombre — cette région étant en continuité avec celle du réel, du vrai et de la lumière, de sorte
que le cheminement approximant est partout continu —, la région du concret la contient en même temps que son inverse, complétée
par sa complémentaire. Vérifions d’abord l’exactitude de ces propositions; nous avons, tout à l’heure, cité une série de transpositions par lesquelles le vrai atomisme
résultait du faux, ou la théorie de
l’automate naturel, de la théorie de l’automate technique. Ces transpositions étaient, en général, des inversions,
des adjonctions
ou des
complétions. Mais il faut dire que les notions « élémentaires », tirées des premiers modèles, se conservent dans le monde réel (1), en même temps que leurs inverses le caractérisent; nous avons, de cette
liaison en chiasme, vu déjà un exemple, selon lequel le monde de la diversité était aussi celui de l’harmonie, c’est-à-dire que l’uniformité était conservée avec son inverse. Il est possible de généraliser cet exemple; le monde atomique était incohérent dans la mesure où il (1) Au sens du Quid sit Idea, cette conservation des inodèles élémentaires.
mesure à nouveau
la fidélité
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
385
juxtaposait le vide et l'occupation locale, au contraire, le plein est cohérent en ce sens. Mais le premier est uniforme, en cela que tout atome est équivalent à tout autre, et, d’autre part, équivalent au lieu qu’il occupe; l’univers monadique est divers, dès lors que toute monade est qualitativement distinguée et non localisable : il est, donc, cohérent et divers, nouvelle approche de la notion d’harmonie. Et de nouveau : monde de l’intériorité, il est pourtant tel que l’extérieur y est analytiquement constitué par des éléments d’intimité, il exhibe des agrégats au même titre que le monde atomique, et retrouve donc la notion de juxtaposition, et, par elle, celle de
quantité,
c’est-à-dire
l’uniformité,
c’est-à-dire
le mouvement
phoronomique, et ainsi de suite. On objectera que tout ceci est d’autant plus normal que les caractéristiques de la multiplicité d’agrégation sont inverses de celles de l’un, et, donc, que ce qui est conservé du faux relatif ne l’est qu’au niveau du phénoménal. Mais cette objection n’est pas profonde, car cette ombre portée dépasse la région du phénomène et envahit le monde substantiel en soi. La monade
comme
telle se trouve, en effet, constamment
désignée comme le support de caractéristiques inverses, comme le sont celles du monde qu’elles constituent. D’où vient une série de termes, qui nous sont désormais familiers : la monade est une unité,
répétée une infinité continue de fois; elle est fermée et ouverte, sans fenêtres ni lacunes, mais représentative de la totalité du monde (absolue fermeture et ouverture limite) : elle est originale, irréductible, irremplaçable, mais harmonique et entr’expressive selon toutes les interrelations imaginables; elle est esprit et matière, sujet sans lieu et masse inerte, force primitive et inertie, activité pure et pure passivité, simplicité sans parties et enveloppant une multitude (et aussi ce doublet d’entéléchie et de matière), et ainsi de suite. Dans
cette série de termes, dont chacun est composé d’une position et de son inverse, chaque émversion ou négation est, de fait, fmite ou limi-
LE
386
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
fation du positif, ombre du positif (1). Cette dualité existe dans l’ordre de l’agrégat (matière seconde, et force dérivative, non primitive (2)), et justifie l’objection précédentc, imais elle existe aussi, et
surtout, au sein de la substance même. La réalité absolue monadique est le siège de tout ce qui peut se passer entre quelque chose ef son inverse limitatif, entre une position quelconque caractéristique du réel ef de son autarcie et sa négation ou limite (la limite étant la même chose inversée) caractéristique du contingent et de son statut d’être créé. Sur Vabsoluité du concret se projette l’ombre immense de la création. Dès lors, on peut déduire tout ce que l’on veut de cette structure double de position et d’inversion, d’absolu et de limite, de lumière et d’ombre,
de vérité et de faux relatif : que, par exemple, la monade est le siège de tous les changements intensifs ou graduels entre ce quelque chose et sa limite inverse, que cela introduit toutes les continuités concevables entre un absolu qui, par la présence de cette limite, n’est qu’un maximum
(de raison, de connaissance,
responsabilité, de bien, de bonheur, (d’obscurité,
de confusion,
d’activité, de
d'amour...) et un minimum
d’ignorance,
de passivité, de mal, de
péché, etc.) qui en est l’ombre inversée. Si le monde monadique était difficilement intuitionnable en raison de son remplissement, la monade l’est, à son tour, à cause de son caractère double qu’on ne
peut comprendre que par ces dualités cohérentes qui résultent de l’unité par une série d’inversions. Ainsi est-elle absolument responsable et absolument déterminée, activement connaissante et passivement aveuglée, etc., étant entendu que son aveuglement est le
doublet nécessaire de sa capacité de lumière et la limite de celle-ci. (1) Si, en un certain sens, le tableau de la p. 330 généralise le commentaire classique (p. ex. celui de M. Guéroult, dont on peut dire maintenant avec précision qu’il suit unilinéairement le chemin ouvert dans la région de la mécanique), les analyses actuelles généralisent, en particulier, les méditations du même commentateur sur la notion de limite (GUÉROULT, op. cit., p. 169, n. 4). (2) « La matière seconde... est la multitude des substances » (Phil, II, 119).
LES
MULTIPLICITÉS
MONADIQUES
2
387
Ainsi est-elle l’image de Dieu, réalité des réalités, lumière de lumière,
et, d’autre part, représentative de l’univers, ombre d’un monde d’ombres (1); ainsi est-elle, enfin, un swjes-objet, étant entendu que tous éléments « objectifs » sont, en elle, inverses et limites des éléments « subjectifs » (2). En ce point, s’intersectent donc tous les chemins que nous avons suivis, en cet atome métaphysique pensant, la liaison âme-corps de l’automate naturel est ponctuellement projetée, et
résolu le paradoxe d’une intimité constituante de l’extérieur, comme sont nouées toutes les contrapositions et conservations de naguère : le sujet trouve en lui le monde en transparence, se connaît en le connaissant et le wonde est esprit. Et, comme l'harmonie préétablie, comme la théorie innéiste, le tout du système est ici ponctuellement projeté. On sait que Monadologie 2 pose l’existence d’une multiplicité agrégative de composition, et Monadologie 13 celle d’une multiplicité intensive et intérieure de changements graduels. La monade est à la fois l’élément analytique de la première et l’unité simple de la seconde. Elle est ce point non localisable où se nouent les tourbillons du monde et les intermittences de l’âme : d’une part, elle est l'élément des compositions et désagrégations de l’agrégat, de l’autre, lPunité des fluences pathétiques de l’intime. Par elle, donc, la diversité mondiale s’ordonne selon des combinaisons élémentaires et l’extérieur naturel est construction, architecture compliquée de simples; (1) Chaque monade exprime le monde. Ie monde est phénoménal et la monade substantielle. Le monde est un agrégat, mais un agrégat de monades. Difficultés ici résolues : la réalité phénoménale du monde a son fondement dans ce qui, à l’in-
térieur de la monade, n’est que l’ombre de sa propre réalité. (2) Que la monade soit matière et force, d'une part, ombre et lumière, d'autre
part, et que ces deux doublets soient une seule et même chose, cela mérite d’être profondément médité : ce rapprochement des problèmes de la matière et de ceux de la lumière est une intuition (familière à certains prédécesseurs de Newton, comme Huygbens, par exemple) qui fait du monde leibnizien un des modèles les plus anciens du monde que la physique contemporaine, délivrée de la mécanique newtonienne, considère comme le seul réel.
388
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
la monade est donc, d’abord, unité universelle, constante mondiale,
simplicité constitutive de la nature. La liaison un-multiple est alors de composition (ou combinaison), dans un sens, d’analyse terminée, dans l’autre; cette liaison est ponctuelle, et la monade est le vrai atome de la nature (1). Mais, d’autre part, les fluctuations qualitatives de l’intime ont en elles un « lieu » et une source univoques; le fouillis des émotions, le mobilisme des éveils et des sommeils, des
énergies et des lassitudes sont ramenés à des séquences ordonnées et graduelles, comme les caprices du destin : la « pluralité des affections » est « pluralité de rapports ». La voici donc unité invariante de l’intime, constante subjective, simplicité originaire de l’âme. La liaison un-multiple est ici continue et de synthèse, la monade est sujet, support ponctuel d’une multiplicité continue de rapports. Dès lors, elle est l’identité, la coïncidence, le recouvrement exacts
de ces deux simplicités ponctuelles. Elle est le confluent unitaire du flux de la nature et de celui de la subjectivité. Par elle, l’esprit est nature, et le monde est esprit; et comme les deux multiplicités, mon-
diale et intérieure, s’entr’expriment, elle est le lieu métaphysique où se croisent les rayons d’expression et leurs inverses : d’où les deux métaphores favorites du wiroir et de l’écho (2), sur lesquelles on lit parfaitement la liaison de deux ordres (objets et relations) inverses lun de l’autre, et qui résultent l’un de l’autre, par l’intermédiaire de la paroi ou de la lame. Ce lieu est métaphysique c’est-à-dire à la fois extérieur et intérieur, commun à la nature et à la grâce, au monde et à l'esprit; la nature se pense elle-même à travers son propre élément spirituel, elle s’y réfléchit comme au foyer d’un miroir : là, le monde devient esprit en recomposant sa multiplicité autour de ce point; mais, à son tour, l'esprit se naturalise lui-même à travers son unité concrète, en recom(PE (2) Phil,
US 7o: II, 517.
LES
MULTIPLICITÉS
MON ADIQUES
389
posant inversement sa propre multiplicité. Les deux liaisons unmultiple s’y renversent et s’accordent; le monde résulte de l'esprit et, réciproquement, les deux multiplicités sont en correspondance, c’est-à-dire en harmonie, concours et convenance.
D'où les dualités : 2 sujet est à la fois sujet et objet. L'objet est à la fois objet ef sujet. La monade est atome, l’atome perçoit et fait effort vers la réflexion. Le je comprend en lui le monde qui le comprend comme élément. I] développe en lui le tout de l’extérieur qui enveloppe son intimité. Ainsi tourne-t-il autour du monde qui tourne autour de lui. Dans la monade se projettent donc à nouveau ponctuellement lidéalisme et le réalisme, mais aussi les deux modèles ptolémaïque et copernicien de l’univers : elle est ce point commun où ils ont tous leur source et leur vérité. Mais, entrelacé à ces dualités, il y a autre chose qu’une méditation
rationnelle et qu’une simplicité de complexités logiques : il y a aussi une expérience amoureuse, d’amour pur ou de communion panthéiste de style renaissant ou néo-platonicien. L’enthousiasme amoureux accompagne pas à pas la mathématisation scrupuleuse des rapports que cette communion instaure; la compréhension totale d’un monde qui me comprend est la relation même de l’amour : « Trouver ma joie dans la joie que l’autre trouve en moi » (1).
La monade est donc le pôle de la communion de l'esprit et du monde.
Cette communion
est, d’un seul mouvement,
connaissance,
harmonie, bonheur et amour universel. Le monde — que je constitue — est d’autant plus beau et d’autant meilleur que je le connais mieux et que je me connais mieux : il est d’autant plus aimable que je pense. Et cela résout le paradoxe de l’optimisme : plus nous avançons dans la connaissance, plus nous découvrons avec joie un monde meilleur; en effet, plus nous le constituons comme tel. (x) Phil, V, 150 et passim ; cf. GRUA, op. cit., 198-210. Sur ce point, cf. Émilienne NAERT, Leibniz et la querelle du pur amour, Paris, 1959, pp. 59 sqq., où tous les textes sont catalogués.
LE
390
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
Des deux types d'explication : la langue universelle
Le commentaire que nous paragraphes de la Monadologie
venons montre
de proposer des premiers assez à jour le genre de complexité qu’enveloppe une région quelconque de cette philosophie du compliqué. Cette complexité, en général, est comme plongée dans une simplicité globale, elle trace ses chemins difficiles entre les bornes de l’identité; ceci de même que la monade contient sa multiplicité intérieure-extérieure entre deux limites simples, symétriques en miroir et résultant l’une de l’autre à une inversion près. Si l’on se permettait d’extrapoler sur l’exemple de la décomposition chromatique que donnent les Méditafiones de cognitione, on finirait par imaginer que tout se passe ici comme dans l’analyse prismatique de la lumière blanche : l’échelle continue et distinguée de toutes les couleurs perceptibles, l’étalement varié des couleurs analytiques, donnent, en fin de compte, par composition et concours, une simplicité d’autant plus simple — d’autant plus blanche et transparente — qu’elle est plus riche et enveloppe une multiplicité plus complexe. Ici, l’explication de ces involutions à dû emprunter deux chemins différents, soit que l’attention se porte sur les liaisons formelles, soit qu’on loriente sur les contenus significatifs. Deux langages, dès lors, s’entrelacent, celui du symbole et celui du sens, utilisés ensemble,
indiquant la même voie d’accès au réel, découvrant de concert les mêmes résultats. Le premier exprime les enchainements des raisons, dégage des séries ordonnées, dessine le schéma général de la progression rigoureuse des notions; le deuxième traduit ces notions, selon une technique analogique, dans diverses régions exemplaires, reliées entre elles, et réalisant les formes pures, pour les rendre accessibles à cette intellection simple qu’est l'imagination. Il y a donc deux
ordres,
l’ordre
ordres sont multiples.
des raisons
et l’ordre
des images,
mais
ces
LES
MULTIPLICITÉS
MON ADIQUES
391
D'abord, le cheminement logique se développe selon plusieurs voies à la fois. Les termes s’ordonnent différemment selon plusieurs séries, simples ou composées, deux à deux inverses ou réversibles. Prise globalement, l’architecture du raisonnement est figurable par une sorte de diagramme de suites croisées, si bien que la conquête progressive de la pensée ne s’effectue pas selon une ligne unique, raison par raison, selon l’enchaînement déductif univoque et irréversible, mais par une composition de termes arrangés dans différentes directions, composition qui s’élargit comme un tissu, et qui envahit domaine après domaine, comme les propagations d’un cercle dans l’eau. Sur une série donnée, on peut lire sa réciproque ou son inverse, et les séries élémentaires des termes simples qui la composent; et encore, un terme étant donné, il faut poser son inverse, ses
constituants et les termes avec lesquels il entre en composition. L’analyse combinatoire demeure, ici, la méthode directrice, elle donne au raisonnement un aspect ww/filinéaire. La complication s’introduit
dans le simple, par les réciprocations et les arrangements divers du simple. Dès lors cette technique multilinéaire impose des schémas à deux dimensions et à plusieurs entrées : à l’ordre des raisons cartésien se substituent des tableaux, grilles ou diagrammes, groupant la multiplicité des ordres possibles, et la combinatoire tient lieu de méthode : elle pose qu’il y a plusieurs composés des mêmes éléments, qu’il y a plusieurs ordres du simple au composé, elle donne cette marque d’exactitude des dénombrements élémentaires qu’est le nombre des combinaisons sans omission. Par une généralisation audacieuse de la pensée unilinéaire, elle découvre les sécurités méthodiques qui manquaient à Descartes. Comme toujours en mathématiques, il convient de généraliser pour découvrir le fondement rigoureux. Le développement mutilinéaire du raisonnement leibnizien est plus rigoureux que la déduction simple : au lieu d’avoir le garde-fou
finalement subjectif de l’évidence, il est garanti par les marques objectives issues de la combinatoire.
392
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
Ce premier type d’explication est, en fait, une traduction du pluralisme leibnizien dans le domaine
du raisonnement,
des liaisons,
relations et opérations. La multilinéarité des ordres est le pluralisme même, projeté dans le formel de la pensée. Si, maintenant, nous projetons ce même pluralisme dans le domaine du sens, non plus du
symbole, mais de son contenu, nous obtenons le principe même du deuxième type d’explication : il n’y a plus multilinéarité des liaisons symboliques, mais wultivalence des sens, des images, des « modèles ». Une même forme, une même structure formelle pure exprime de nombreuses significations « matérielles ». Dès lors, la méditation pure sur l’un et le multiple, l’analyse et la composition, peut être fraduite en plusieurs langues positives; le langage arithmétique désigne la version numérale de la multiplicité pure et la version opérationnelle des liaisons formelles; le langage géométrique exhibe la traduction extensive de ce multiple et comprend ces liaisons comme des transformations; ainsi font, en leur domaine sémantique, les langages différents de la mécanique, de la biologie, de la logique, etc., ils jouent le rôle de langues positives, effectivement parlées dans les diverses régions du savoir, dans les divers pays d’Encyclopédie. Par conséquent, la langue que parle la métaphysique, celle même de la Mosadologie, c’est très précisément la langue universelle, dont toutes les autres ne sont que des projections particulières dans les domaines singuliers,
épistémologiquement assignables; elle exprime, en fait, toutes leurs syntaxes et toutes leurs sémantiques à la fois; elle permet même de les considérer respectivement comme des traductions les unes des autres, de trouver entre elles des passages linguistiques naturels, comme on l’a vu dans le détail. Et, donc, nous considérons que le projet leibnizien de former un langage qui obéit aux normes que nous venons d’énoncer — projet partout considéré comme a réussi : la Monadologie est écrite dans ce langage-là.
un rêve —
Dès lors, tout élément de cette langue universelle a autant de valeurs qu’il est possible de le traduire dans des champs significatifs
LES MULTIPLICITÉS MONADIQUES T e ne
ne -à4:
393 AA,
différents : c’est ce que nous avons nommé sa multivalence. Comme
le simple se compliquait selon la multilinéarité, le pur se complique selon la multivalence. Par exemple, l’un comme tel, la simplicité sans parties, pouvait être traduit en unité numérique (qui n’a pas de parties, puisque le nombre rompu est plus compliqué que l’entier (r)), en point géométrique ou phoronomique, en atome physique, en élément germinatif de la théorie du vivant, en « note » combinatoire, etc. Toutes les disciplines élémentaires pouvaient donner un sens effectif à l’un, pris universellement. L’agrégat, à son tour, était traduisible en nombre entier (sauf l’unité), étendue, mouvement,
amas atomique, automate, arrangement quelconque, et ainsi de suite. Ces valeurs sémantiques s’ordonnent d’ailleurs entre elles et s’entr’expriment, selon la continuité du champ global de l’encyclopédie; elles désignent, si l’on peut dire, des monadologies particulières et relatives, des monadologies exemplaires, arithmétiques, physiques,
logiques, etc. Écrite dans la langue universelle, la Monadologie est donc monadologie de ces monadologies singulières, qui l’expriment toutes, comme sa langue est la langue de leurs langages régionaux. Et, selon la plus ou moins grande fidélité de cette expression, ces disciplines sont des paradigmes lointains ou approchés des structures universelles : images ordonnées qui dessinent une voie d’approximation. Ainsi, de la même manière que la combinatoire était la garantie méthodique du pluralisme des ordres, ou multilinéarité des raisons,
de même, ici, la #héorie de l’expression est l’organon méthodique du (x) Phil., III, 583 : « L'unité est divisible, mais elle n’est pas résoluble ; car les fractions qui sont les parties de l’unité ont des notions moins simples, parce que les nombres entiers (moins simples que l'unité) entrent toujours dans les notions des fractions. Plusieurs qui ont philosophé en Mathématique sur le Point et l'Unité se sont embrouillés, faute de distinguer entre la Résolution en Notions et la Division en Parties ; les parties ne sont pas toujours plus simples que le tout, quoiqu’elles soient toujours moindres que le tout. » Sur la simplicité du tout à l’égard de la complication des composants, cf. supra.
394
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
pluralisme des contenus significatifs, ou, selon notre langage, la théorie générale des correspondances. Comme on l’a vu souvent, ces deux théories généralisent et formalisent des résultats de géométrie projective (et de théorie des ombres), d’algèbre, d’analyse, de géométrie et de logique, qui leur donnent toutes les sécurités mathématiques convenables. D’où nos références constantes au Owid sit Idea que l’on peut regarder comme la charte de ces théories. Finalement, nos deux types d’explication, ont pris chacun au
sérieux l’idée de pluralisme, selon la forme et selon le sens. Conduisant aux mêmes résultats, eu égard au monde concret vers lequel dirige l’introduction de la Monadologie, ils l’ont fait par des types différents de distributions croisées, de schémas ou diagrammes en réseaux, selon l’enchaînement ou selon l’analogie. Ainsi le divers s’introduit localement dans l’identique, pour l’un, dans le pur, pour
l’autre, dans le simple, pour le réel. Le pluralisme est donc, en fait, pluralisme de pluralismes (logique, analogique, ontologique, etc.), et la métaphysique leibnizienne est une méditation sur l’être analogique commun, commun à tous les niveaux et détours de la pensée : elle est écrite, ici, dans le langage des langages.
DEUXIÈME
LE LANGAGE
PARTIE
DES
SCHÉMAS
« Ut lingua philosophica exprimi posset per numeros seu Arithmeticam, ita scriptura philosophica posset etiam exhiberi per lincarum ductum seu Geometriam. » (Phil, VII, 41.)
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CHAPITRE
ÉTOILES
PREMIER
INVERSÉES
ARGUMENT I. Le schéma carré en général : des séries aux tables. IT. Le « De Arte Combinatoria ».
A) Les théorèmes : multiplicités, multiplication. B) Les applications : géométrie, algèbre, musique, téléologie, invariance.
III. Étoiles et inversion d'étoiles. La table ichnographique.
I. —
LE SCHÉMA CARRÉ EN GÉNÉRAL DES SÉRIES AUX TABLES
:
Dans le Rañionalisme appliqué (1), Gaston Bachelard souligne l'importance, pour la science contemporaine, de démarches intellectuelles originales qu’il nomme « fonctions bidimensionnelles » : il y aurait des « tissages de coexistence » qui ne concerneraient pas seulement la République des Esprits, mais leur manière même d’assembler notions, preuves et résultats dans un réseau de cohé(1) Pp. 60 sqq. Ces considérations sont en partie reprises de la Philosophie du Non.
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DE
LEIBNIZ
rence. Le plan coordonné de la géométrie algébrique élémentaire symbolise naïvement, mais avec fidélité, ce type de processus où la pensée s’installe d’abord au foyer de deux directions simultanées, pour se propager ensuite en un ordre croisé de lignes et de colonnes. Et l’auteur d’amener, pour exemple, le tableau de Mendéléev qui groupe les concepts de base de la chimie des éléments, qui sert à la fois de synopsis et d’arme heuristique : à combler les lacunes du tissu, on se prend à découvrir les Terres nouvelles. Au total, le Révélateur du Globe n’a jamais fait que remplir la chaîne des latitudes et la trame des longitudes, ou, ce faisant, rendre possible le tissu. Depuis Bachelard, Ulysse et Colomb tracent leur chemin : les sciences rigoureuses instaurent une théorie des schémas, une théorie des graphes, toute une mathématique sagittale qui imposent une
épistémologie générale des réseaux, d’autant que le savoir appliqué au monde physique, à l’être vivant, aux groupes humains ne cesse de lui emprunter ce type de diagramme. Le nouveau nouvel esprit scientifique a retrouvé l’art de Pénélope : pendant que le marin vient et va, se rapproche et s’écarte, elle tisse et détisse la carte du
voyage, le portulan de l’univers (1). Revenus tout soudain, semble-t-il, à la pensée tabulatrice, renouons-nous,
à l’heure présente,
avec un nouveau pythagorisme? Il faudra bientôt répondre à cette question. Cette élaboration méthodique, si elle occupe de nos jours la rampe de la scène épistémologique, n’appartient cependant pas, en propre, à l’esprit nouveau du savoir, ni peut-être la philosophie qui, (1) Cf. notre étude : Pénélope ou d’un graphe théorique, in Revue philosophique, janvier-mars 1966. Nous avons encadré le réseau théorique par des modèles limites :
théorie des graphes pour la pureté, problèmes historiques pour l'application. J1 est clair qu'entre ces limites se trouvent des modèles physiques, biologiques, linguistiques ou sociologiques, fournis par la science de la communication en général, de la théorie de l’information au sens de Brillouin à la génétique, de la recherche opérationnelle aux sociogrammes. C’est là une des trois ou quatre caractéristiques de la pensée contemporaine. Nous y revenons ailleurs.
ÉTOILES
INVERSÉES
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de nécessité, s’en dégage. Dès le xix® siècle, Maxwell la pratique avec quelque bonheur pour le magnétisme et l'électricité; Gergonne, dans sa théorie de la dualité géométrique, sait écrire, en même temps et sur deux colonnes
distinctes, deux séries de théorèmes
duaux,
approximant ainsi l’idée d’isomorphisme; que je sache, la notion de matrice ne date pas d’hier, et la dénomination de déterminant remonte à Gauss. Plus avant encore, la pensée bidimensionnelle est une pratique qui trouve de la faveur auprès des géomètres, algébristes, voire physiciens du xvrre siècle. Et la Renaissance ne l’ignorait pas, depuis au moins Raymond Lulle. Nous disons élaboration, pratique ou pensée, pour faire état d’une stratégie qui n’a pas reçu de l’épistémologie traditionnelle ses lettres de bourgeoisie et qu’on n’est accoutumé que depuis naguère de traiter à l’égal d’une méthode. On s’en servait sans le savoir, de manière aveugle ou non réfléchie : à preuve Descartes, qui institue en sa Géométrie le modèle le plus élémentaire de cette technique, et qui propose simultanément une méthode unilinéaire, un ordre monodrome
de raisons. Leibniz, au contraire, est
Pun des rares à l’employer de manière lucide et systématique : à partir du De Arte Combinatoria, les opuscules, articles ou traités de
la logique, arithmétique, algèbre, calcul infinitésimal, géométrie, dynamique, etc., sont ponctués de tableaux à double entrée, investis
du double office de synthèse synoptique (désignés alors comme harmoniques) et d’outil décisif de lArs Inveniendi. Il s’agit encore, d’une certaine manière, de la méthode des établissements : établir
revient à tabuler, à rassembler en harmonie ce qui est mis hors de conteste, savoir l’ensemble des résultats et celui de leurs interrela-
tions; une fois posés, les voici prédémontrés pour l’avenir, autrement dit préétablis dans la table. Il suffit d’aller plus avant, en itérant
le processus. En général, la structure de l'harmonie préétablie est une table harmonique. Expliquer le système se réduit à découvrir tout simplement, en toute région, une telle table harmonique, et à montrer que, quelle que soit la région, la technique de tabulation
LE
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SYSTÈME
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LEIBNIZ
est invariante. Ce problème, d’ordre syntaxique, résolu, il suffit de
mettre en évidence la loi de variation des sens ou contenus, pour résoudre
celui, d’ordre
sémantique,
de la diversité
des régions,
c’est-à-dire pour ordonner la pluralité des interprétations. L’une d’elles, par exemple, sera de s’apercevoir que notre entendement n’est autre qu’une /4bwla écrite au sens indiqué, où les notions primitives sont imprimées; la pensée est l’expression de cette impression tabulaire, D’où l’absence d’une philosophie du « je pense », et la découverte de cette philosophie qui découle nécessairement de ces instaurations méthodiques, je veux parler de la découverte contemporaine d’un champ transcendantal objectif (1). Par l’élucidation d’un système du savoir, Leibniz nous révèle notre propre philosophie du connaitre. Évaluons d’un mot le chemin à parcourir. Nulle discipline mathématique n’échappe à la juridiction tabulaire : dès l’arithmétique élémentaire, se présentent « la table de Pythagore, ou abaque (2), la table de multiplication, les tables de nombres dérivés des primitifs (3)... des nombres carrés, cubes, triangulaires, etc. »; viennent ensuite « les
(1) J'ai fait allusion audit champ dans deux articles : Critique, novembre 1963, et Les Anamnèses mathématiques, in Arch. Int. Hist. Sciences, janvier-juin 1967. (2) Dans son Essai de langue générale de février 1678 (COUTURAT, Opuscules, 277), LE1BNIz requiert seulement la connaissance de la table de Pythagore : « Ad loquendum hac lingua necesse erit posse ex tempore calculare quaedam, saltem nosse Pythagoricam Tabulam majorem. Itaque hac lingua loqui nihil aliud erit quam enuntiare propositiones numericas tabulae pythagoricae continuatae... » La comparaison avec la musique évoque la fablature de Phil., IV, 549. La technique proposée ici consiste à appliquer l’ordre lexicographique sur l’ordre des entiers naturels, c’est-àdire à transformer un dictionnaire en table de multiplication, étant entendu que la combinaison des concepts est une multiplication de nombres premiers. Contraire-
ment à ce qui se dit, LEIBNIZ n’abandonne jamais ce projet ; à preuve, les tables de définitions (Opuscules, 437, 1702-1704) qui sont des dictionnaires à contenu encyclopédique, et des fables de structure algébrique et combinatoire. Ce dernier point est très facile à établir. (3) Cf. Conspectus calculi : COUTURAT, Opuscules, 580, et Math., VII, 83 sqq.; De brimitivis et divisoribus ex tabula combinatoria, Math., VII, rot, etc
ÉTOILES
INVERSÉES
401
2———————————————————
tables
de Sinus,
Tangentes
et Sécantes…
les Tables
de Loga-
rithmes », etc. (1). Voilà des dispositions à double entrée dont l'importance lui paraît telle qu’il en projette d’analogues pour l’algèbre. La plus simple des multiplications de deux valeurs conduit à ce type d’ordre dès lors que chacune d’elles est équivalente à une série. Leur produit est un tableau où se combinent les deux suites, selon des lignes horizontales où se trouvent respectivement les mêmes lettres du multiplicande
et des colonnes verticales où se trouvent respectivement les mêmes lettres du multiplicateur (2). On voit à l'évidence le caractère combinatoire de la table ainsi formée, on voit se déployer le divers par les
répétitions du même. Il faudra se souvenir de ce modèle, simplifié à l'extrême, lorsque Leibniz posera que le monde ou la pensée sont des compositions de séries : car une série de séries est moins une série qu’une fable (3), et dès qu’on en connaît les lois, c’est une table harmo-
nique; de même, lorsqu’il affirmera qu’une pensée est à l’intersection ou au nœud de deux ou plusieurs séries (4) — soit une cellule du tableau : itérer ou croiser les ordres sériels revient à constituer un espace,
fini ou infini, comme
ordre des coordonnés,
et donc des
coexistants et des correspondants; c’est maintenant au sein de cette (1) Nova Algebrae Promotio, Math., VII, 159 (cf. 179). De même Math., I, 184-185 ; Math., VII, 189-196 : De condendis tabulis algebraicis, et, en général, toute
la première partie de Math., VII. (2) Math., VII, 160-161. Si #—
a + bd
€ FE .::
CCEVI= RCE.
à alors ny = ak + al Æam
+ x
+ bk + bl+ bin +
...
+ ch+ cl+ cm + ... _ETue
ie
(3) De Seriebus seu Tabulis, COUTURAT,
Opuscules, 544. (4) De affectibus, GRUA, Inédits, IT, 523 sqq. : « Cogitatio est duarum serierum intersectio communis seu nodus. »
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LE
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DE
LEIBNIZ
ordonnance qu’il faut reprendre l’explication du Quid sit Idea, où, plus généralement, du principe d’accommodement de la Monadologie (x) : chacun tourne autour de tous et tous autour de chacun, puisque la première ligne fait varier tous les £, /, #, etc., pour la conservation du même 4, la deuxième laisse b invariant pour la même variation, etc., et d’autre part, la première colonne accommode au £ tous les 4, b, c.… et ainsi de suite. Le produit élémentaire de deux suites donne à lire d’un coup les structures du De Arte, la théorie de l’expression — puisque le capuf variafionis (2) est porteur de l’analogie —, et la syntaxe de base du monde monadique qui se présente comme une table harmonique infinie et infiniment composée; la doctrine des correspondances et le ouurvox rmévra se trouvent à l’horizon de cette technique d’explication. Le monde du compliqué se projette dans le miroir infime de la multiplication, comme dans un modèle réduit. L’arithmétique donne là une première clé. À tout prendre, ce serait celle d’un cadenas à secret si la disposition de celui-ci, décrite au De Arte (3) en des termes équivalents à ceux qui constituent le tableau du produit, ne permettait justement de l’ouvrir sans clé; il suffit d’en connaître le chiffre, ou le mot, et de faire varier les possibles préétablis dans la table jusqu’à composer la combinaison élue. La grille combinatoire recouvre et constitue le monde et les possibles, cryptogramme pour l’homme, écriture de Dieu. Des chiffres — au sens usuel et au sens du codage — aux lettres, on remonte à l’algèbre,
et ce, de deux manières : par le caractère non explicite de la quantité, mais aussi parce que toute équation est un cryptogramme dont (1) Principe de liaison ou d’accommodement,
56.
(2) Math., V, 15. Le chef de la variation est le point fixe ou invariant dans une suite de combinaisons : p. ex. 4 pour la première ligne, etc. (De Arte, Déf. 15).
Dès 1666, LEIBNIZ avait donc découvert l’un des principes de base de son système : la recherche des invariants dans une variation. (3) Math., V, 52.
ÉTOILES INVERSÉES I
T0
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les clés sont les racines (1); pour les trouver, il suffit de ramener l'équation à tel tableau combinatoire que Gauss nommera déterminant, autre manière de cadenas à secret. La tabulation envahit la
mathématique tout entière, et dans le fait et dans le projet exprès : les premiers travaux consacrés au binôme de Newton (2) avaient
conduit à ranger en triangle ou carré les coefficients successifs des termes développés (3); déjà intéressé par le triangle arithmétique, au De Arte (4), Leibniz va l’inverser en triangle harmonique et avouer bientôt que son calcul différentiel à puisé dans ce renversement partie de son inspiration (5). Nous découvrons, dans cette technique et cet aveu, l’une des chaînes capitales du système, celle qui relie la logique et la mathématique du fini et la mathématique et la logique de l’infini : de surcroît, ce chemin est un chemin har/onique, au sens précis Où la série la plus simple des inverses est dite série harmonique. Dès lors, si les tables numériques des différences (1) Le terme racine est intéressant par sa variation sémantique : il s’agit d’abord d’un sens algébrique, racine d’une équation, ensuite d’un sens philologique, qui est l’acception traditionnelle, racine d’un mot ; en les juxtaposant,
on obtient la sur-
charge clé-origine : d’où la racine du monde au De rerum originatione radicali. Si le monde est un cryptogramme, il a une clé, qui est l’origine de sa composition comme série de séries. (Sur le caractère cryptographique de l’algèbre : Math., IV, 469 ; Math., VII, 206 ; Phil., VII, 298, et au deuxième De Arte, COUTURAT, Opuscules,
561, 562, etc. Le maître reconnu
en cet art est Wallis
: cf. Math., IV,
14, 18, 27 et passin jusqu’à 82). (2) Newton n’a pas inventé le binôme qui porte son nom : il a seulement généralisé son développement à # réel. En 1676, Leibniz généralisait le binôme en « multinôme » et découvrait la loi des coefficients multinomiaux. (3) Le triangle arithmétique est connu de STIFEL (Arithmetica integra, 1543), de Tartaglia, Stevin, Herigone, etc. Il figure dans L’Harmonie universelle du R. P. MERSENNE (II, 145). PASCAL en tire une théorie synthétique groupant algèbre, théorie des nombres, règles des parties, questions de sommations, etc. Œuvres complètes, Pléiade, 97-171. (4) Table Aleph. Cf. aussi la table Ghimel (disposition en triangle des combinaisons de six éléments deux à deux), Math., V, 20. Sur cette table, on définit aisément des lois d’ordre selon lignes, colonnes et diagonales. (s) Historia et Origo…., Math., V, 396 sqq. et 404-405. Cf. notre chapitre sur
la perception.
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LEIBNIZ
oo
itérées servent encore de support et au calcul intégral et à la dynamique (1), il est beaucoup plus important de remarquer que les tableaux sériels deviennent tables de sommation ou de différentiation (2); on passe d’un tétragonisme du fini à une technique des quadratures. Bien entendu, ce passage conserve l’intégralité de la méthode des complexions, comme ne cessent de le souligner les textes du De Quadratura (3). Chose évidente, quoique rarement indiquée, phénomène trivial, mais de première importance, 4 #héorie des séries est au centre de toute cette mathématique, et cela restera
vrai
longtemps jusqu’à Euler, jusqu’à Cauchy, jusqu’à la réalisation par Riemann du rêve leibnizien de traiter les variétés continues de manière autochtone; cela restera vrai tant qu’on se propose d’aller à l’analyse par l’arithmétique, à l’étendue par la métrétique; la théorie des séries est, chez Leibniz et à partir de son œuvre, l’intersection commune à la théorie des nombres, l’art combinatoire, l’algèbre, la géométrie infinitésimale, la théorie des fonctions, etc., voire la
musique, comme science mixte (4), et la logique même, par les suites
dichotomiques et l’enveloppement virtuel du prédicat dans le sujet...; elle est dominée par une philosophie de l’ordre, du voisinage et du situs, en même temps qu’elle domine une technique de mesure, elle donne lieu à une analyse de la position; en même temps qu’elle est (1) Il est intéressant de comparer, par exemple, 2bid., 397, et Dynamica de Potentia et legibus naturae corporeae, 4° section, chap. III, Proposition VI, Math., VI, 383-384. Généralisation du théorème de Leibniz, à paraître. (2) Exemples : Math., V, 397, in fine, 406-409. (3) Math., V, 89, etc. (4) Et lorsque, avec Fourier, elle envahit la physique, elle devient aussi maîtresse de la science appliquée. Là encore, c’est moins le calcul infinitésimal, dont le triomphe est créateur de la première physique mathématique, que la théorie des séries. Il est encore remarquable que les problèmes de l'infini, dont le traitement est à l’origine de la théorie des ensembles, aient pris naissance dans une étude des séries trigonométriques de Fourier, jusqu’à la théorie de la croissance de Du BoisReymond (cf. CAVAILLÈS, Th. abstraite des ensembles, 23-44). La mathématique moderne va naître du cœur de la théorie classique, savoir des séries.
ÉTOILES
INVERSÉES
405
une évaluation de la quantité, elle fournit la méthode princeps pour
appliquer le fini sur l'infini, ou l’infini sur le fini — soit qu’on développe, soit qu’on somme; elle est l’infrastructure du calcul en ayant la mesure pour résultat et l’ordre pour condition; elle permet enfin de parler de l’espace, dans la géométrie différentielle, mais elle le constitue par la tabulation (1). Si la théorie des séries est au centre de cette mathématique, la théorie des tableaux y est 4 fortiori comme théorie des séries de séries (seriebus seu Tabulis). D’où la fréquence des synopsis tabulaires dans les œuvres mathématiques (2) : l’intérêt de ces pages réside en partie dans le fait que Leibniz nomme her wonia chacune de ces synopsis. Tout se passe comme si l’harmonie préétablie avait son image dans l’harmonie des tables, comme si l’harmonie résidait dans la double loi des séries de séries (3). Les disciplines mathématiques se trouvent si parfaitement groupées autour de ce thème qu’on se prend à accorder une place au moins aussi importante à celles qui résistent à cette attraction. De fait, quoiqu'initiateur et créateur dans le premier domaine, Leibniz multiplie les projets sur des terrains qui lui sont extérieurs, en particulier pour une géométrie à linguistique autochtone. Le grand texte de Caractéristique géométrique (4) reprend à cet effet les analyses du Quid sit Idea. Les caractères sont des notes quelconques, ou des choses en général, qui expriment les relations que certains objets entretiennent entre eux, et qu’il est plus commode de manipuler (x) La
technique
l’espace, comme
des
quadratures
demande
un
découpage
infinitésimal
de
celle des rectifications ou de la recherche des centres de gravité.
Mais la technique tabulaire implique, dans les séries décroissantes, un remplissage de l’espace (cf. p. ex. le triangle harmonique). L'expression « remplir tout l’espace » appartient au calcul (cf. p. ex. Math., V, 90) et doit être rapprochée cles expressions philosophiques telles que : le monde est plein (p. ex. P.N.G., 3). (2) Cf. Math., V, 92, 108, 120, 122, 368, 369, 374, 381, etc. (3) Le sens esthétique du terme n’y manque pas : «placet totam harmoniam oculis subjicere » (AMath., V, 122). (4) Math., V, 141 sqq. La Caracterishica geometrica est d'août 1679, le Quid sit Idea de début
1678.
406
LE
SYSTEME
DE
LEIBNIZ
que les choses mêmes; cette manipulation est correcte si à chaque opération du langage expressif correspond fidèlement une opération dans l’objet exprimé; il est toujours possible d’écarter toute considération expresse de sens ou de correspondance au cours du développement caractéristique, il suffit de la formuler dans la formation ou au moment du résultat : ce qui est le formalisme même. Cela dit, le modèle exemplaire de la représentation expressive est, de nouveau, la /abula, au sens de la perspective ou, mieux, de la géométrie arguésienne (1). La correspondance point par point du volume solide et de sa délinéation, ichnographie ou scénographie, fait de cette dernière une caractéristique ou une langue; inversement, le langage établit une correspondance de même type que le tableau — on comprend alors les déformations et avatars du premier, si on observe que la projection peut être faite sur une surface gauche, ou « gibbeuse ». Plan, image, tableau, langage.., tous cas singuliers de liaison expressive, sont promis à une grande fortune philosophique. Par eux, et donc par le modèle projectif, Leibniz parvient à une analyse formelle
de la représentation, qui vaut, #e varietur, pour la représentation 7 subjecto, autre mode d’expression. La monade exprime l’univers, voilà une nouvelle transformation ponctuelle : le point central d’un faisceau étoilé communique, par ses rayons, à tous les points de l’univers : ce schéma est dit, encore un coup, harmonique (2). Le rapport (1x) Zbid. « Corpora solida repraesentari possunt in plana tabula, ita ut nullum sit punctum corporis, cui non respondens aliud designari possit in tabula secundum leges perspectivae. Itaque si quam operationem geometricam scenographica ratione in tabula plana super imagine rei peregerimus, poterit eventus illius operationis exhibere punctum aliquod in Tabula, cui facile sit invenire punctum respondens in re. Verum sciendum est, easdem res diversis modis in characteres referri posse. Ita Tabula, in qua corpus arte perspectiva delineatur, potest et gibba esse, etc. » (2) À Sophie, 12 juin 1700 ; Phil., VII, 554-555 ; cf. chapitre sur le point fixe. À quel point la théorie de la connaissance est impressionnée au xvrI® siècle par la géométrie arguésienne dont Descartes affirmait qu’elle était la métaphysique de la géométrie, cela se voit ici comme chez Pascal. Le texte célèbre sur le roseau pensant ne peut avoir que ce sens sous peine de trivialité : la géométrie euclidienne désigne
ÉTOILES
INVERSÉES
407
chacun-chacun s’y réduit à la relation un-tous. Écrite, la tableentendement était langage ; miroir ou tableau, elle se remplit d'images. Elle était expression d’impressions, elle est impression d’expressions. Que la métaphysique amène spiritualisation de l’univers, soit; mais celle-ci s’appuie sur une architectonique formelle de la représentation, à support projectif, voire architectural : d’où vient la question du géométral, proposé comme ultime tableau. La théorie de l’expression ou des correspondances forme structure commune à tous ces contenus, et structure objective, c’est-à-dire justiciable d’une analyse
scientifique : elle est un genre, dont les théories du langage, de la caractéristique, de la représentation au sens traditionnel, du sentiment, de la perception et de la connaissance, sont des espèces (r). Hors du langage sériel, on retrouve le tableau non plus comme présentation synoptique, mais comme représentation optique (2). À son tour, la tabulation est un genre dont les deux mathématiques sont des espèces. Leur différence saute aux yeux : la première est post-ordonnée à la théorie des complexions, au sens du De Arte, ou, plus généralement, à une théorie des multiplicités; autrement dit, la première est une w”afhématique des sous-ensembles, que l’art combinatoire un « espace qui m’engloutit comme un point », la projective désigne un point qui « comprend » l’espace. Faut-il récuser le roseau de la fable en faveur des « brins de rameau » du curieux langage botanique du Brouillon-Project ? (1) Phil., IL, 112 : « Une chose exprime une autre lorsqu'il y a un rapport constant et réglé entre ce qui peut se dire de l’un et de l’autre. C’est ainsi qu’une projection de perspective exprime son géométral. L'expression... est un genre dont la perception naturelle, le sentiment animal et la connaissance intellectuelle sont des espèces. Dans la perception naturelle et dans le sentiment, il suffit que ce qui est divisible…. et... dispersé... soit exprimé ou représenté dans un seul être indivisible, ou dans la substance qui est une véritable unité. On ne peut point douter de la possibilité d’une telle représentation de plusieurs choses dans une seule, puisque notre âme nous en fournit un exemple. Mais cette représentation est accompagnée de conscience dans l’âme raisonnable, et c’est alors qu’on l’appelle pensée. » À Arnauld, sept.oct.
1687.
(2) D'où la métaphore constante du msrotr.
LE
408
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
dénomme totalités mineures (1). La deuxième est une wafhémafique
des relations, et des relations entre relations, autrement dit une algèbre des correspondances entre multiplicités. Cette distinction se retrouve en tous lieux, ainsi que la technique tabulaire qui en rassemble les termes. Nous le voyons assez dans le traitement des langues positives, où Leibniz demande sans cesse des tables harmoniques (2), et par les dictionnaires ou tables de définitions dont son œuvre est remplie. C’est qu’un dictionnaire établit des rapports constants et réglés au
sein d’une multiplicité, ou entre deux ou plusieurs multiplicités s’il est multilingue : c’est une réalisation, dans le champ du langage,
de la théorie des correspondances. De même, une table de défnitions ne serait que suite sans lien sans une théorie sous-jacente des substitutions, c’est-à-dire sans une combinatoire. D’où l’on voit que ce qui rassemble les deux mathématiques, ce qui fait comprendre leur utilisation parallèle de la méthode tabulaire, c’est que l’Ars combinatoria est aussi Relation (3).
une
théorie
de
la variation,
c’est-à-dire
de
la
La mathématique des complexions ouvre une philosophie de la
complication : partis de la w/fiplication et de la question des multiplicités, nous en venons à /’application, c’est-à-dire à la correspondance.
Sous légide de l’ars combinatoria, comme théorie des sous-ensembles et des relations, nous découvrons les deux composantes essentielles du pluralisme, et de cette mathématique, déjà moderne, qui le sous-
tend. (x) De Arte Combinatoria, Introd. 8 et Déf. 9 : « Totum ipsum discerpi in partes tanquam minora tota potest, id fundamentum est Complexionum... v.g. totum sit ABC, erunt minora tota, partes illius AB, BC, AC... » « Complexio est Unio minoris totius in majori... » Math., V, 13, 14. (2) À Sparvenfeld, DUTENS, VI, IL, 221, 7 avril 1690. (3) De Arte, Déf. 1 : « Variatio h. 1. est mutatio relationis. Mutatio enim alia substantiae est, alia quantitatis, alia qualitatis : alia nihil in re mutat, sed solum respectum, situm, conjunctionem cum alio aliquo. » Math., V, 13. Nous suggérons l'hypothèse hoc loco pour l’abréviation A.L.
ÉTOILES INVERSÉES nd II. ——
LE « DE ARTE
409 À A
COMBINATORIA
»
Le De Arte est le parent pauvre du commentaire leibnizien. Dès 1878, cependant, Cournot signalait l'importance de la technique des complexions pour l’explication du système, tout en exprimant le regret, moins fondé, que son auteur n’ait point songé à une application aux probabilités (1). En 1901, la thèse de Couturat donnaïit traduction et commentaire des paragraphes traitant de logique mineure (2), passait rapidement sur la combinatoire, mais soulignait lPévénement majeur des années 1680 : le projet d’un nouveau De Arte, dont nous n’avons que plans épars et notes brèves (3). De 1666 à 1680,
années
de formation
du
système,
l’art des complexions
demeure dans l’esprit de l’auteur; qu’on y songe, au moment où il s’avoue satisfait de sa philosophie, voici qu’il prépare un nouveau traité de cette discipline, plus large et plus étoffé que le premier. À partir de là, opuscules et correspondance ne cessent d’exprimer retours ou rappels à l’œuvre de jeunesse, et ce, jusqu’à l’article de la mort (4). Quoique désigné comme œuvre d’apprenti tout à fait ignorant (1) Considérations sur la marche des idées, etc., rééd., Boivin, 1934, I, 274 sqq. La liaison de la combinatoire et du calcul des probabilités est connue de PASCAL (Traité du Triangle.) et pratiquée par LEIBNIZ au Specimen demonstrationum politicarum de 1669 (DUTENS, IV, III, 522-630). Ce texte est intéressant par sa technique tabulaire élémentaire, qui, partant de l’idée de produit, parvient à la notion de quadrature : COUTURAT compare ce processus au schéma de Phul., VII, 115 (op. cit., 564-565) — où Ieibniz donne le bonheur comme intégrale définie. Même
liaison pour la théorie mathématique des jeux DUTENS, V, 203 (avec table carrée p. 205). (2) "Op: cit, chap.
: Annotatio
de quibusdam
ludis
I; cf Afath:; V, Pb. II, Usus VI, pp. 23-34. Traduction
du
De Arte à paraître. (3) Ibid., pp. 297 sqq. (Opuscules, 544, 560, 563, 572, avec mention de la machine combinatoire), etc. (4) P. ex. : À Foucher, janvier 1692, Phil., I, 404-405... À Remond, juillet 1714, Phil., III, 620. L'Historia et Origo Calculi Differentialis, qui est une autobiographie mathématique, postérieure à 1712, cite le De Arte en bonne place (Wath., V, 395).
:
LE
410
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
de mathématiques, le texte de 1666 n’est jamais renié : au contraire, son contenu est donné pour fondamental (1). Grossièrement dit, voilà pour l’histoire (2). Peut-on concevoir comment se serait présenté, à supposer qu’il
eût été achevé, le De Arte de l’âge mûr ? Il nous aurait dispensé de notre thèse, car c’est lui que nous projetons : il aurait sans doute énoncé wore mathematico la syntaxe élémentaire du système. Faute de ce géométral, force nous est d’être content de la monnaie des perspectives. À la manière des paléontologues, il y aurait intérêt, par elles, à le restituer. Trois monuments,
entre autres, concourraient
à cette entreprise : les Opsscules de 1680, au centre, le traité de jeunesse, qui les annonce, et, par exemple, la Mornadologie, qui expose schématiquement la doctrine terminale. IL est moins abusif qu’il ne paraît de ranger ainsi en perspective trois moments aussi éloignés, dans le temps biographique et l’évolution de la pensée. On s’aperçoit assez vite, en effet, qu’un De Arfe généralisé et complété par l’œuvre mathématique consécutive au voyage à Paris constitue la meilleure grille de lecture des grands ouvrages synoptiques de la fin. Nous avons mené plus haut une première démonstration qui, pour expliquer la Monadologie, applique sur elle l’encyclopédie leibnizienne, entendue comme dictionnaire de correspondances. La deuxième doit inverser le profil d’application : au lieu d’utiliser une accumulation récurrente finalisée par la construction complète du monde monadique, il faut lire le traité de 1666 selon la stratégie de la pré(x) « L'Art des combinaisons. signifie chez moi autant que la science des formes ou formules ou bien des variations en général ; en un mot, c’est la Spécieuse Universelle ou la Charactéristique... » COUTURAT, Opuscules, p. 531 (postérieur à
1690). (2) IT faut signaler l’admirable travail de Wilhelm Risse, Die Logik der Neuzeit (1 Band, 1500-1640), Stuttgart, 1964, dont le chapitre VII, consacré à la tradition
issue de Lulle (Kombinatorik. Lingua Universalis. Mathematisierung) est la meilleure introduction à la lecture du De Arte. Du même auteur : Bibliographie Logica, t. I, Olms,
1965.
ÉTOILES
INVERSÉES
AIT
formation. Quels sont les contenus et les concepts qui, dans le premier De Art, contiennent virtuellement (ou en acte) la pensée ultérieure, en est-il qui soient capables du système à venir ? Supposé qu’on soit assez heureux pour mener à bien cette démonstration
réciproque, alors l’intersection des liens qui unissent le traité de jeunesse et l’exposé final, et les font correspondre, formerait la base
du De Arte de l’âge mûr. Au premier abord, la mise en perspective est, je l’ai dit, abusive. Cela tient à ce que, au De Arte Combinatoria, la forme écrase le contenu, ou, mieux, l’importance des théorèmes et problèmes voile la variété de l’usage, c’est-à-dire des terrains qui mobilisent effectivement
la théorie; inversement,
dans les exposés
de la fin, les
contenus de sens écrasent la forme de sorte que la beauté du monde cache sa construction. En fait, cette dissymétrie est une chance, parce
que le premier peut agir comme révélateur de la syntaxe des seconds, parce que les seconds agissent comme révélateurs des proliférations sémantiques qui peuvent se former sur le premier. Cela nous amène à une première distinction : l’essentiel est dit au De Complexionibus pour ce qui concerne la théorie, définitions, problèmes, théorèmes,
je veux dire l’essentiel des résultats mathématiques. Mais paradoxalement ce qui intéresse le philosophe réside dans les réquisits philosophiques de leur présentation, d’une part, et, de l’autre, dans
les choix des domaines où ces résultats sont appliqués. Les uns et les autres contiennent souvent l’annonce de ce que doit être le système leibnizien. Ouvrons donc le De Arte. A) Les théorèmes : multiplicités, multiplication
Les questions de traduction sont parfois délicates, surtout en ce qui concerne le vocabulaire mathématique. La difficulté vient, nous semble-t-il, du fait que des concepts qui nous paraissent de deuxième plan sont précisés avec beaucoup de soin, alors que parfois des
412
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
notions capitales se trouvent mal distinguées. On peut noter cependant : 1. Le terme variation (et variabilité comme nombre des variations) correspondant plutôt à notre permutation (Déf. 6). Leur nombre est » !. Leibniz n'utilise pas la notation factorielle, plus tardive. On trouve la table des factorielles jusqu’à 24, au Problème IV (Math., V, 6x) (1). 2. Les combinaisons,
au
sens
de C?, sont
dites com 2 nafio,
com 8 natio, etc., pour C?, Ci respectivement. Cette écriture n’est pas originale : on la retrouve partout à cette époque, et, par exemple, chez le R. P. Mersenne (Harmonie universelle IIL, 372) qui use de combiner, conterner, conquaterner, etc., nota-
tions incommodes pour des rangs élevés, justement tombées dans l’oubli. Dans des textes de théorie des nombres, ou d’algèbre des polynômes, Leibniz conserve l’écriture traditionnelle : binions, ternions, quaternions, etc. Seul le dernier terme se conservera, par Hamilton, mais dans un sens tout à fait différent. Le paragraphe 7 du Problème I donne, pour C?, la formule
:
n (nr — 1) 2
et observe, avec beaucoup d’à-propos, que C? est égal à la somme des (# — 1) premiers entiers, résultat remarquable confirmé par la table Aleph, qui n’est autre que le triangle arithmétique (2). La formule générale pour C?, c’est-à-dire :
(x) Il est remarquable que le théorème 5 du Problème IV donne une manière (maladroite) de passer d’une série entière à une série harmonique. On sait la fortune d’une telle transformation dans la mathématique leibnizienne (triangle harmonique). (2) Le triangle arithmétique, dit de Pascal, est en bonne place dans l’Harmonie de MERSENNE, dont justement le dernier livre est dédié à Étienne PASCAL.
ÉTOILES
INVERSÉES
413
———————————————————2
se trouve dans le De Primitivis et Divisoribus ex Tabula Combinatoria de 1680 (Mafh., VII, 101-113), date des nouveaux projets de traité combinatoire : Leibniz en tire la propriété arithmétique bien connue que le produit de p entiers consécutifs est divisible par le produit des p premiers entiers, et donc par l’un quelconque de ces p (1). 3. Les termes cowplexio et complexio simpliciter désignent la somme des combinaisons de x objets, de (1 à 1) jusqu’à (» à »), soit :
CaCnihs. CE 2h CS Cette somme
est donnée comme
blème II, aux termes
égale à 2" — 1 dans le Pro-
d’une démonstration
très embarrassée
: si le
résultat est juste, il semble qu’il soit obtenu seulement par la table Aleph. Nous obtenons ainsi trois des grandes distinctions de l’analyse combinatoire classique, et les trois résultats fondamentaux : ‘hs A2
et
n(tñ—1)...(1—p+1)
D!
De plus, dans l’expression C?, # est le sombre dans la langue du De Arte, p est l’exposant. Une autre expression y revient souvent : caput variationis,
moins
importante
pour la mathématique,
mais, à
mon avis, capitale pour la philosophie. Le chef de la variation, c’est la position d’une ou plusieurs parties fixes dans une permutation quelconque (Déf. 15, Pb. VII À II, etc.) : capite variationis fixo manente. C’est déjà l’idée d’invariant dans une variation. Enfin, les
termes de sifus et de voisinage désignent des notions ordinales (globales et locales), et sont représentés par des schémas ouverts pour le sus (ligne), fermés pour le voisinage (cercle). En bref, pour ABC, [AB, BC, AC] est une variation de complexion, [AB, BA] (1) De même : Conspectus calculi, Math., VII, 99 (et la figure) et COUTURAT, Opuscules, 580, où LEIBNIZ approche fort les notions contemporaines d’idéal et de treillis. M.
SERRES
141
LE
414
SYSTEME"DE
LEIBNIZ
est une variation de sifus. La question si importante de la répétition est évoquée (Déf. 19), et celle de l’omission n’est point signalée quoique toujours sous-entendue. Les règles du De Are ne sont valables que pour un comput sans omission (1). Les théorèmes mathématiques du De Arte ne sont pas tous originaux. Leïbniz a scrupule de payer sa dette, en chaque rencontre, à Schwenter, Cardan, Tartaglia et Clavius (2). Parmi les meilleurs résultats, il faut citer :
1) C2 =
C2 + C?_ qui exprime la manière la plus commode de
construire la table Aleph; 2) C? — CC}? qui exprime la symétrie des nombres sur une même ligne (ou colonne);
3) C?71 = # qui exprime l'identité de la première ligne et d’une diagonale; ARC TeUC = 0
SD
ro)
Il faut ajouter à ces résultats le théorème 7 du Ier Problème
:
les nombres premiers sont diviseurs de leurs complexions (p. ex. 7 : 21, 35, 21, 7), et les computs de combinaisons précédemment cités. (1) On sait que les Animadversiones donnent l’omission comme une des conditions premières de l’erreur. Ie De Arte ne manque pas de signaler que lorsqu'un terme est répété la variation va à l'infini (Usus X, 70-80 ; Math., V, 46). (2) La combinatoire est fort à la mode depuis la diffusion des techniques du type de Lulle. On trouve, par exemple, au Clavis Artis Lullianae…. d’ALSTED (Argentorati, 1609), des tables combinatoires issues des roues de Lulle (pp. 94-102), et des tableaux (en particulier p. 110) tout à fait comparables à la table Ghimel du De Arte. D'autre part, Alsted utilise le terme Harmonia dans le sens de tableau synoptique de plusieurs tableaux, comme Leibniz dans la classification des syllogismes {(Usus VI, pp. 30-31) : p. ex. : Harmonia novem subjectorum et quatuordecim arborum (au sens d’arbre dichotomique) et Harmonia praedicatorum (pp. 140-141).
L/originalité de Leibniz est, d’une certaine manière, comparable à celle que déploie PASCAL dans le Traité du Triangle : la mathématique n’y est pas toute nouvelle, mais la synthèse des résultats et la position générale des problèmes font nouveauté. (3) 11 semble que le cas CŸ, = 1 soit prévu au $ 77 (Usus X, Math., V, 45), sous les notations nullio, ollio, olla vice.
ÉTOILES INVERSÉES EE S he T
415 A
L’apport du De Arte à la science mathématique se résume à cela, qui peut paraître court, mais qui n’a pas été essentiellement amélioré par l’algèbre classique, jusqu’à l’apparition de la théorie des groupes (1). *k x
*
Compte non tenu de la tradition aristotélicienne, partout présente et souvent efficace, la doctrine des complexions est présentée comme une fhéorie des sous-ensembles, où, pour être fidèle à la terminologie de l’auteur, comme une étude d4 fout, des parties et de la
division : c’est en cela qu’elle dépend de la métaphysique (Introd., 7). Il est légitime (Démonstration de l'existence de Dieu, 4, Postulat) de sommet et d’assembler simultanément des choses en nombre quelconque, et de supposer qu’elles forment un tout unique. Ainsi dénommée (nominare), cette collection est commode pour l’économie (compendium) du discours et du calcul. Les objets sont ainsi les parties d’un tout (Introd., 4) saisi par un acte intellectuel unique : lorsque ces objets sont en très grande quantité (numerum aliquem quantum libet magnum), cette pensée unique qui les collectionne est dite, déjà, Cogitatio Caeca. Cela dit, on peut diviser ce tout en totalités mineures (tota minora — ibid., 8); la division du tout majeur en touts mineurs est le fondement de la doctrine des complexions (fundamentum est complexionum). Par exemple, ABC peut être divisé en AB, BC, AC;
on itère ensuite
le processus jusqu’aux plus petites parties (winimarum partium sert pro minimis suppositarum) dont la position entre elles est appelée situs. Ces parties minimales ou unités sont les parties qui sont ou sont supposées sans parties, À, B, C, lettres ou atomes,
ou notes
(Problème IV, $ 8 à 17 avec la doxographie sur la comparaison des (1) Sur les prédécesseurs de Leibniz en analyse combinatoire, Éléments d'histoire des mathématiques, pp. 65:67, et J. TROPFKE, Elementar-Mathematik, 2° éd., Berlin, 1921-1924, t. VI, pp. 60 sqq.
cf. BOURBAKI, Geschichte der
416
LE
SYSTÉMENDE
CEIBNIZ
0
atomes et de l’alphabet) (1). À cette problématique de la partition, s’ajoute l’utilisation du terme « monadique », répété trois fois : à la définition 17 (Math., V, 15) (2), au Problème VII, Ç 1 (Math., V, 71) et au Problème IX (Math, V, 72). Bien entendu, ce terme n’a pas
l’acception qu’il recevra par la suite : il a le sens arithmétique (et métaphysique) qui est le sien depuis Platon (Phédon, 101 6) (3), et consacré singulièrement par Giordano Bruno, De Monade, chap. II (4).
Cependant, il est utilisé de manière originale par Leibniz, à propos de l’analyse du capuf variafionis : que le point fixe (s) d’une variation soit monadique,
que l’invariant soit indivisible, cela est assez ins-
tructif pour comprendre qu’un jour l’indivisible soit invariant. Je voudrais tirer de cette position du problème combinatoire en général trois remarques :
1. Pendant toute l’évolution de la pensée de Leibniz, le problème de la partition et de la divisibilité reste l’un des problèmes de base, de l’arithmétique des nombres primitifs à l’analyse infinitésimale, de la constitution du monde à la théorie de la connaissance (notions simples primitives), de la métaphysique des possibles à la physique des agrégats. 2. Les questions d’analyse et de synthèse ne cesseront d’être dominées par les actes automatiques de la cogifafio caeca, dont l’auto(x) Le Pb. IV, $ 16, rappelle les calculs de l’Horizon de la Doctrine humaine (COUTURAT, Opuscules, 96) dont il est aussi question en 1701 dans une Lettre à Fontenelle, et donne un modèle mathématique de notre entendement — palimpseste
où tout est écrit, quoique partiellement effacé (/iber in quo omnia scripta… Curieusement, ce livre recouvre, occupe le monde entier ; Math., V, 66).
(2) L’éd. GERHARDT est fautive sur ce point et note monodica. ERDMANN (Opera blulosophica, Berlin, 1840, p. 9, col. 2) écrit correctement monadica. (3) Pour la doctrine pythagoricienne, 1ovac signifie l'élément few (cf. De Arte, Usus II et page de garde; Math., V, 22 et 27). (4) De même au De Minimo; cf. P.-H. MicmeL, La cosmologie de Giordano Bruno, pp. 84 sqq., Hermann, 1962. (5) Cf. IIIe Partie, chap. II.
ÉTOILES INVERSÉES
417
rité sera encore renforcée par l'introduction des questions de la Scientia Infiniti. Comme l’a montré de manière définitive M. Belaval,
la cogitatio caeca évite les pièges de l’évidence (1) : la pensée aveugle est plus lucide que la visuelle. D’autre part, l’art combinatoire comme résolutif des problèmes de la division doit être érigé en méthode universelle. Lorsque Descartes, aux deuxième et quatrième Règles de sa Méthode,
demande
de « diviser chacune des difficultés... en
autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les
mieux résoudre », et de « faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre », il énonce, au conditionnel et à l’augmentatif, des vœux pieux, que nulle technique efficace ne vient sanctionner. Aussi bien la Méthode cartésienne est-elle cette moindre des politesses qui n’est jamais utile, si elle n’est pas nuisible. La combinatoire règle la question de manière simple et, je le souligne, #finitive, du moins dans le discret
fini, avant que le calcul ne la règle, pour partie, dans le continu. En effet, le nombre fourni par la variation, ou la complexio simpliciter, et singulièrement par la combinaison, me donne aveuglément zoutes les parties possibles d’une totalité donnée (2), sans attendre l’âge de Mathusalem, comme
le dit Leibniz, pour les distinguer une à une.
De plus, ce nombre est une warque au sens leibnizien : que si, dans un problème donné, je le dépasse, je suis certain d’avoir répété; que si je ne l’atteins pas, je suis assuré d’avoir commis une omission. Il est une marque pour un comput sans omission ni répétition. D’une (1) Comment ne pas remarquer que Descartes, donnant un modèle optique à sa gnoséologie de l’évidence et cherchant un modèle plus simple de son modèle optique, remplace la vue par le tact et le contact, le tact étant l'expérience même de l’immédiateté ? D’où il suit que la vision et le rayon visuel sont expliqués par le toucher et... le bâton de l’aveugle. (z) C'est-à-dire les uiles et les inuiles (Déf. 13). Les conditions particulières du problème permettent ensuite de filtrer (cribratio), comme au Pb. ITT, 9, celles qui sont utiles. Les exemples de tels filtres fourmillent au De Arte et dans les textes
postérieurs.
418
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
0
part, il donne toutes les divisions possibles — et non « qu’il se pourrait » —, de l’autre, il fournit le seuil critique de l'oubli — et non une revue « si générale que je fusse assuré de ne rien omettre ». Enfin, la technique de la variation du sifus permet tous les bouleversements concevables de l’ordre en général, et annule la troisième règle du Discours qui prescrit de supposer un ordre là où il ny a point de succession ou de précession naturelles; elle annule parce qu’elle ouvre le plan de tous les ordres supposables (1). C’est pourquoi le De Arte substitue, avec un instinct mathématique plus sûr que celui de l’auteur de la Géométrie, à la chaîne linéaire irréversible des raisons, la totalité des schèmes concevables i# lneis ductis, dont
l’ordre cartésien est un cas restreint et singulièrement appauvri :
séries, lignes ouvertes (droite en particulier, tableaux) courbes fermées (cercle en particulier) tables, réseaux et treillis (2). D’où viennent des armes d’une puissance et d’un efficace inconnus pour aborder tous les problèmes de classification (3). Il ne faut pas craindre de affirmer, la parution du De Arte Combinatoria, trente ans après celle du Discours, sonne la mort de la Méthode cartésienne, en tant que stratégie objective du vrai, dépistage de l’erreur et Ars Inveniendi.
3. Revenons sur le terme complexion, et notons à quel point sa famille sémantique va dominer la pensée ultérieure. Le monde et (1) Cf. Dialogue entre Théophile et Polidore (1679 ?), in GRUA, Inédits, I, 286. Deux filtrages successifs, le premier des incompossibles, le deuxième des inférieurs au maximum, amènent à l'existence une certaine suite ACDE : cette suite peut être CADE, DCAEF, etc. (2) Introduction, 9, et Définitions, 4; Math., V, 13 et 14. Cf. notre chapitre sur le progrès. Cf. la théorie d’arithmétique figurée, presque de topologie combinatoire sur les tissus géométriques ; elle est de style platonicien et reprise de KEPLER (Harmonices Mundi, IT) à l’'Usus VII, Math., V, 34-35. C’est sans doute le passage le plus remarquable du De Arte. Pour être juste envers DESCARTES, il faut signaler des ordres méthodiques plus complexes dans les Repulae.
(3) Un tableau carré est alors une succession de séries dont les lignes ont un caput variationis donné, dont les colonnes ont un autre caput. La table Ghimel en est un excellent exemple : c’est une disposition en demi-déterminant.
ÉTOILES INVERSÉES 1
419
le système de Leibniz sont essentiellement complexes et compliqués, comme si le baroque avait trouvé là sa logique, sa mathématique et sa métaphysique. Ce serait une banalité d’opposer Descartes et Leibniz comme des philosophes du simple et du wwltiple, si l’on napercevait derrière ce pluralisme du multiple une architecture logique des wultiplicités, qui ont leur source dans cette théorie des sous-ensembles qu’est la doctrine des complexions; d’où aussi une véritable doctrine de la ww/fiplication aussi bien dans les traités d’algèbre (1) qu’au De Arte : le Problème III, en effet, propose de multiplier une division par une autre (division au sens de polytomie). D'où le rapprochement saisissant de la représentation distributive du produit en tableau carré, de la même représentation appliquée aux dichotomies, et de l’espace géométrique : « L'origine en est dans la géométrie; là, en effet, si une ligne qui en touche une autre à son extrémité se meut du début à la fin de cette dernière, comme
si elle frottait sur elle, tout l’espace recouvert par le mouvement de la ligne constituera une figure quadrangulaire », rectangle, carré, losange ou parallélogramme. « L’espace quadrangulaire est égal au résultat de la multiplication d’une ligne par une ligne » (2). Cette théorie de la multiplication recouvre les techniques combinatoires de tabulation. La science des classifications par dichotomies ou par arbres, si nombreux jusqu’aux dernières lettres à des Bosses, la doctrine des concepts comme produits, et, à la limite, les intégra-
tions du calcul infinitésimal, les quadratures en particulier. Philosophiquement, cela signifie que le divers est engendré par multiplication du même par les éléments exhaustifs de l’autre, multiplication, c’est-à-
dire duplication et replication, termes employés dans la Confessio (1) Math., VII,
160-161.
(2) Math., V, 54. LEIBNIZ fait, à la suite, allusion aux tables de classification de la conscience; les Meditationes de cognitione en érigeront une semblable, à structure combinatoire, où des exemples sont cités, venant tout droit du De Arte : mélange des couleurs, par exemple (Problème II, Usus XII, 97 ; Math., V, 52-53).
420
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
Philosophi. Que l’on remplace les lignes par des séries, et l’on voit immédiatement qu’wre série de séries west pas une série, mais une table : d’où l'expression seriebus sen tabulis du grand De Arte de 1680 (1). Mais ces tables, dont le modèle élémentaire est le triangle arithmétique où le carré de Pythagore, deviennent très vite des tables de définitions de concepts, c’est-à-dire des dictionnaires. Or, le système de Leibniz va bientôt être ainsi construit qu’une même structure de raisonnement peut se transporter, invariante, de domaines significatifs à domaines significatifs, de sorte qu’il suffit parfois d’établir un dictionnaire mettant en relation les éléments de deux de ces domaines, pour se voir dispensé de répéter sur l’un la démonstration effectuée sur l’autre (2). A/ors la multiplication se généralise en application. À ma connaissance, la première manifestation de cette méthode se trouve au De Arte Combinatoria (3). La jurisprudence étudie la formation des cas, à laquelle peut servir l’art des complexions. Déjà Leibniz esquisse un certain parallélisme entre droit et géométrie : là et ici, on trouve des éléments simples, figures, triangle, cercle, etc., ou bien acte, puissance, aliénation, etc.; les cas sont les complexions de ces choses et, dans ces deux sciences, ils sont variables à l’infini.
D'où les ÉÆéments d'Euclide et ceux du Corpus : cette comparaison sera plus tard l’un des thèmes favoris de l’auteur dont il est difficile de dire s’il fut plus juriste que mathématicien, mais dont il est sûr qu’il admira autant la méthode des jurisconsultes que celle des géomètres, pour la même raison de rigueur. Cela posé, le texte en vient à la théologie : l’argument n’a plus à être repris, à condition de comprendre cette dernière comme le droit public d’une certaine République, celle de Dieu parmi les hommes; elle devient alors une jurisprudence spéciale. D’où l’établissement du dictionnaire suivant :
(1) COUTURAT, Opuscules, 544. (2) Cf. notre explication du premier livre des Nouveaux Essais (Introduction). (3) Problèmes I et II, Usus VIII, Math., V, 37-38.
ÉTOILES INVERSÉES n m ns ee
421 MT
les infidèles correspondent aux rebelles, l’excommunication au bannissement, la doctrine de l’Écriture Sainte et de la Parole de Dieu
au Corpus législatif et à son interprétation (1), le droit canon aux lois authentiques, les erreurs fondamentales aux délits capitaux, le Jugement dernier ou du dernier jour au procès judiciaire et au terme prescrit, la rémission des péchés au droit de grâce, la damnation éternelle à la peine capitale, etc. (2). Nous avons ici l’un des premiers exemples de la théorie des correspondances entre sciences, ou de Papplication d’une discipline sur l’autre. Bien entendu, il reste encore dans ce groupe les termes Iwplication et Explication dont on sait suffisamment qu’ils ont un sens logique, méthodologique, et finalement biologique, dans la théorie des enveloppements et développements du vivant, de la préformation des germes et de la mort apparente. Cette suite de termes est l’axe conceptuel principal du pluralisme. Le De Arte donne la méthode fondamentale de ce pluralisme. B) Les applications : géométrie, algèbre, musique, téléologie, invariance
Leibniz distingue, dans son ouvrage de jeunesse, les problèmes et les théorèmes d’une part, les Usus ou applications, de l’autre. Nous venons d’indiquer les règles de syntaxe du De Complexionibus, envisageons les domaines de sens où le De Arte les mobilise. La première lecture ne manque pas de livrer une impression globale de préformation : tout se passe comme si la multiplicité des exemples, (x) Ibid. Le texte de GERHARDT est fautif sur ligibus ; ERDMANN (op. cil., p. 21, col. 1) note legibus. (2) Le paralièle de la théologie et de la jurisprudence, ainsi amorcé au De Arte, se retrouve en d'innombrables textes, dont la Nova Methodus, l’Antibarbarus Physicus de 1704 (Phil., VII, 344), la correspondance avec Placcius (1695-1697) : DUTENS, VI, 1, 54, 64, 67, 84 ; avec Kestner (1709) : DUTENS, IV, 3, 261. PIAT dans son Leibniz (1915) relève une foule de références sur la question (p. 294, n°1); de même GRUA, op. cit, passin, et Inédits, I, 241 : De fine scientiarum.
422
LE
SYSTEMELDE
LEIBNIZ
autant et plus que la simplicité des théorèmes, enveloppait une thématique d’ensemble que le système à venir allait développer, comme si lesdites applications impliquaient à l’avance les inventions et thèses de la maturité. La meilleure leçon du De Arte Combinatoria est celle du programme : nous laissons délibérément celle des influences ou héritages, intéressante au demeurant. Il est superficiel mais commode d’exposer ce programme suivant l’encyclopédie d’abord, la philosophie ensuite. *k *%X *
La distribution encyclopédique des disciplines recensées a pratiquement la même puissance dans la dissertation de 1666 et dans les projets ultérieurs. La combinatoire y est appliquée selon un horizon presque complet des doctrines humaines, avant de l’être à cet horizon comme tel (1). Et déjà, la constatation vaut d’être retenue : car,
inversement, il faudra expliquer, par la suite, projets, plans et tables, classifications et recueils encyclopédiques par la combinatoire. Aucun classement,
d’êtres ou de choses, de définitions
ou d’expériences,
n’y échappe. On peut regretter au passage que le commentaire ait si rarement retenu cette technique d’explication, seule fondée dans
la décision de l’auteur et la logique des choses. Les tables de définitions, en particulier, sont construites par capifa rvariationis continués : épuisement de la variation autour d’un terme fixe, passage à un autre terme, et ainsi de suite (2). Le modèle dichotomique pour la
classification des sciences ou autre est, à l’évidence, trop pauvre : il faut aller au produit de deux ou plusieurs polytomies, dont le (1) COUTURAT, Opuscules, 96, 186, et surtout le fragment capital de 1690, pp. 530-533. On reconnaîtra dans ce dernier, outre la référence au De Arte, une organisation rigoureuse de l'encyclopédie selon la combinatoire. (2) Exemples : COUTURAT, op. cit., 437 et la suite.
ÉTOILES INVERSÉES re
EEE
423
De Art donne la formule (1). Ces exemples sont généralisables à tout plan, synopsis ou tableau, dont la fréquence est si haute, dans l’œuvre définitive, qu’une analyse de contenu leur donnerait l’excellence, parmi les autres techniques méthodiques (2). Mais avant que la combinatoire soit appliquée, ouvertement ou tacitement, à lPency-
clopédie conçue comme table des tables, elle l’est d’abord, dans le texte qui nous occupe, à chaque région de savoir, en tant qu’elle est susceptible de tabulation.
Or, de nouveau,
l'effort ultérieur de
Leibniz ne sera-t-il pas massivement orienté vers la réduction de chaque discipline à ses éléments premiers ou primitifs — lettres, nombres,
points,
notes
ou
caractères,
notions,
idées
ou
e/erenta
verifafis, voire possibles ou essences —, réduction qui rend possible précisément une tabulation, donc une combinatoire, c’est-à-dire un ars inveniendi succédant à l’analyse ? Dès ici, et pour toujours, et
pour tout domaine de la connaissance effective, la recherche est polarisée par le projet d’une table d’éléments, ensemble d’atomes analytiquement premiers, qui permet de prévoir les phrases possibles par combinaison de ces lettres, les démonstrations possibles par combinaison
des définitions, les multiples des primitifs, etc., jus-
qu'aux mondes possibles par combinaison des essences. Ainsi, l’entendement de Dieu est-il, métaphysiquement parlant, la table de toutes les tables (3), ainsi l'harmonie préétablie est-elle l'établissement (1) Il suffit, pour s’en convaincre, de veaux Essais : De la division des sciences, contenu dans « les arrangements divers de deux dispositions ensemble, problème
relire le chap. XXI du IV® livre des Nouoù tout le ressort de la démonstration est des mêmes vérités » et la multiplication résolu par le De Arte (Pb. III, Math., V,
53 sqq.) ; Phul., V, 506-507. La multiplication de deux dichotomies donne naissance
au carré logique (cf. COUTURAT, Opuscules, 249). C’est ainsi qu’il faut disposer la table des vérités (raison-fait, primitives-dérivatives) telle qu’elle est exposée par exemple aux NV.E., IV, 2 ; Phil., V, 343 sqq. Cf. Ire Partie, chap. I. (2) Ainsi se termine la Causa Dei, ainsi les Nouveaux Essais, ainsi se résume le correspondant de des Bosses ; Phl., II, 506, etc. (3) Notre entendement est une telle {abula sur laquelle est écrite la loi de notre destin, et la totalité de notre omniscience confuse. Ces tables ne sont pas des diction-
424
LE
SYSTÉMENDEMBEIBNIZ
originaire des tables de toutes les lois. De droit, par conséquent,
tout domaine du connaître et de l’être est susceptible d’être tabulé, à terme fini ou infini, en une figure tabulaire finie ou infinie. Le De Arte les envisage dans une perspective encore modeste, finitiste bien entendu et circonscrite à des cas simplifiés ou naïfs : la grande généralisation encyclopédique et philosophique n’est pas assumée, cependant la technique de base est déjà tout armée. Il envisage d'appliquer la combinatoire aux mathématiques, arithmétique et géométrie, à la logique, théorie du syllogisme et divisions polytomiques, à l’idée ancienne, mais rajeunie, d’une langue universelle,
aux sciences du décryptement et du décodage (qui serviront plus tard de modèles à la spécieuse), au projet embryonnaire d’une machine à calculer, à la musique, à l’alchimie des éléments, au droit,
jurisprudence et théologie, à la politique (théorie des formes de gouvernement), à la stratégie (1), et finalement à la prosodie latine.
Tout lecteur instruit des œuvres ultérieures reconnaît là des chemins où le combinateur exercera longtemps sa constance, de la théorie de la numération à la caractéristique, du calcul logique à l’algèbre, des sciences politiques à la philologie. Suivons quelques-unes de ces directions, en ayant soin de délaisser les plus rebattues par le
commentaire. a) Géométrie. — Il faut bien appeler par ce nom la septième application des deux premiers problèmes (2), qui analyse la théorie naires de correspondance au sens que nous avons défini plus haut, mais des ensembles d'éléments. (1) Nous ne parlerons pas de cette douzième application (Math., V, 51) reprise expressément de Breissac, mais non moins évidemment des roues de Lulle. Mais la table qu’elle propose impressionne beaucoup quiconque a eu à se servir des tables opérationnelles en stratégie navale contemporaine. Quoique naïve, la tabulation leibnizienne n’est pas tellement éloignée de la nôtre (au calcul des probabilités près, sans doute). (2) L’essai de langue géométrique de l’Application X a été décrit par Couturat et, plus récemment, par Parkinson.
ÉTOILES INVERSÉES T E
TD 425
des complexions de figures, en référence au deuxième livre des Harmonices Mundi de Képler (r). Il s’agit d’engendrer les formes de l’espace par complications continuées, à partir de simplicités premières. La tradition, ici, n’est pas euclidienne, encore moins carté-
sienne : la mesure n’intervient jamais, sauf à penser que la triangulation en est une technique. L'héritage est plutôt pythagoricien et platonicien, par-delà Képler : en effet, la génération des figures rectilignes est conduite par le Témée (53 c-55 c) au moyen des triangles, considérés comme les éléments les plus simples de l’espace (Leibniz cherche, comme
Platon, en ces éléments, des atomes ou molécules,
dont le mélange — wixéura et mixtura mixturarum — doit faire comprendre la nature et la qualité des éléments physiques). Nul ne peut nier la présence, dans ces pages du Timée ou du De Arte, de lidée-mère de la réduction aux formes normales, pratiquée depuis quelques années par la topologie combinatoire (2). C’est dire combien nous sommes proches de cette analysis situs dont Leibniz va rêver sa vie durant. Mais ce n’est pas tout; car si les figures rectilignes sont réductibles au triangle, les curvilignes ne le sont pas : nous nous heurtons ici aux rectifications ou quadratures à naître. Il faut donc
appliquer
la combinatoire
d’une
autre
manière;
or
celle-ci consiste en une étude de la contiguité, qui est l’articulation de la complication
elle-même.
Autrement
dit, la constitution
des
(1) Math, V, 34-35. Quelques précisions 27 A. KoyRÉ, La Révolution astronomique, Hermann, 1961, chap. II, IIIe Partie. Sur ce qui suit, cf. Mysterium Cosmo- graphicum, Tubingen, 1596, Préface, et Harmonices Mundi, Tivre V, chap. 7. (2) Exposé élémentaire 17 IRÉCHET et KY FAN, Introduction à la topologie combinatoire, Vuibert, 1946, pp. 61 sqq. Nous avons dit ailleurs le drame historique
représenté par cette idée du triangle comme forme élémentaire de l’espace, ultratriangulée, dès l’origine, par hauteurs, bissectrices, médianes, etc. Supposé qu’on ait considéré le triangle comme une portion de parallélogramme, on aurait été directement amené à la structure de l’espace comme espace vectoriel; alors, la figure élémentaire aurait été le triangle ouvert (trois segments à sommet commun) ct non le trilatère de la tradition (Les Anamnèses mnathématiques).
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LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
figures complexes est étudiée selon Zwrs bords, et, mieux encore, selon /eurs bords communs. Ce bord peut être un point, sommet d’un angle, intersection de droites, tangence d’une droite et d’une courbe
ou de deux courbes, etc., il peut être un segment de droite, et ainsi de suite. Nouvelle idée topologique, promise à la fortune, et la gagnant tout récemment, mais exploitée par son auteur même, qui définit, à la fin de sa vie, les figures de l’espace comme bord ou section des variétés du genre supérieur, le point comme limite ou extrémité de la ligne, et ainsi de suite. Il faut souligner au passage que parmi ces tissus à bord commun se trouve la /exfura omninm
maxime bians où faisceau ponctuel en étoile, qui doit servir de modèle de la monade exprimant l’univers à la philosophie définitive : il est déjà défini par maximum (1). Enfin, apparaît, dans le même texte, une technique de complétion, ad rerum hiatus explendos, qui produit des figures, ou complications congruentes, à partir de tissus, ou complications non congruentes : il y a là le germe d’une mathéma-
tique des incommensurables et d’une philosophie du dense et du continu, du connexe et du »0# datur saltus. Au bilan, ce texte pré-
géométrique est moins un exposé de mathématique archaïque ou imaginaire que la promesse d’une analysis situs en style leibnizien ou d’une topologie au sens contemporain. Le troisième problème s’applique à la théorie des arbres généalogiques, qui sont des images concrètes des arbres polytomiques (2). Il s’agit de calculer le nombre des personnes dans chaque degré de l’arbre : il dépend du ffexns (courbe ou dérivation) de parenté, puis du sexe. Or les dérivations de parenté sont des chemins (itinera) dans l’arbre. « Cognatio est forma lineae vel linearum a cognata persona ad datam ductarum, rationc rectitudinis et inflexionis, et (1) Comparer avec Phil., VIL, 554-555. Il est utile de comparer aussi la définition de la Zone au De Arte et au Compendium quadraturae arithmeticae, Math., V, 100, fig. "4. (2) Math., V, 56 et tableau 57-58.
ÉTOILES INVERSÉES mr
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harum alternationis » (1). Le calcul ni le schéma ne font problème, quitte à signaler la comparaison que fait Leibniz de son tableau avec une balance, modèle promis également à un grand avenir. L'intérêt, dans ce premier texte de théorie des graphes, consiste moins à remarquer que la mathématisation rigoureuse des structures de la parenté n’est pas d’invention récente qu’à souligner la conception de l’espace de représentation qu’elle implique. Car, si le problème ici posé se trouve traité par sommets et chemins, les Inifia rerum mathematicarum metaphysica de 1714 définiront la ligne comme chemin du point, la surface comme chemin de la ligne, et le solide comme chemin de la surface, soit chaque variété comme chemin de la variété du genre inférieur (2), ce qui symétrise les remarques précédentes; d’autre part, lorsque le dernier écrit contre Clarke-Newton analyse la genèse de l’espace, comme
ordre des coexistants, en tant que le
rapport des uns aux autres est plus ou moins simple (3), il reprend précisément le paradigme de l’arbre généalogique pour montrer que ses chemins ou lignes expriment, certes, des vérités réelles,
mais ne sont que des relations idéales. D’où il suit que l’espace définitif de la mathématique leibnizienne est structuré comme un espace combinatoire (ce que nous montrons ailleurs), y compris lorsqu'il s’appuie sur des considérations mécaniques; et, de fait, les définitions mêmes du De Arte le laissaient prévoir, qui tenaient déjà compte de la situation, du voisinage et des rapports des parties au tout et des parties entre elles (4). Là encore, nous sommes
en
(1) Gerhardt comme Erdmann conjecturent formae linea, qui est moins clair. Rectitudo et inflexio désignent les parentés directes ou obliques, allernatio leur composition. (2) Math., VII, 20-21 (traduction à paraître). (3) 1716, année de la mort. Phil., VII, 401. De même Initia, Math., VII, 18. (4) Définition 3 (Situs est localitas partium), 4 et 5 ; Math., V, 14. La combinatoire leibnizienne est exposée selon des schémas spatiaux, dans le même esprit où les contemporains exposent la leur propre. Cet espace de représentation de la combinatoire demeure, à notre avis, invariant dans l’esprit de l’auteur jusqu'aux œuvres
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LE
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DE
LEIBNIZ
om
présence d’une géométrie extérieure aux préoccupations de la mesure, d’un espace précédant tout espace métrique et en constituant la condition. Par ces prolégomènes à une géométrie de la qualité, Leibniz désigne la combinatoire comme un premier stade de la logique qualitative; le terme ordre, dans l’expression ordre des coexistants ou des successifs, s’en trouve clarifié, et différencié de l’ordre des raisons cartésien, assimilable, quant à lui, à une suite
de proportions mesurables. b) Algèbre. — Les roues de Lulle et d'Harsdorffer alléguées à la douzième application sont utilisées pour la formation des expressions possibles de la langue allemande, la rhabdologie de Néper et les cadenas à secret (1). Nous sommes ici à la racine des problèmes de la caractéristique; déjà, l’Application XI avait énoncé quelques idées traditionnelles (issues de Digby, Kircher, etc.) sur l’écriture universelle, aussitôt intelligible de tout lecteur, quelle que soit sa langue : elles consistent à former un lexique fondamental indexé par des nombres qui correspondent à des traductions diverses dans les langues positives. On sait que le problème qui consiste à former un répertoire intersection de répertoires connaît actuellement un regain de faveur, à propos des machines à calculer ou à traduire,
dont le plus lointain des ancêtres est justement la rhabdologie de Néper, dont la filiation est connue, de la machine de Pascal à celle de Leibniz (2). Dans tous les cas, formation de mots, de nombres de la fin : c'est lui qui conditionne les autres types d'espace rencontrés dans la pratique mathématique. En bref, c'est lui que Leibniz nomme l'Espace. (1) Math., V, 51-52. Au $ 06, LEIBNIZ fait allusion aux constructions d'ALSTED qui, dans son Thesaurus artis mernorativae, adjoint aux roues de Lulle une équerre mobile. Descartes aurait-il puisé là son inspiration ? (2) Parlant de sa machine à Jean Bernoulli, LEIBNIZ prend soin, à son habitude, de marquer ses prédécesseurs : Néper ct Pascal (Wath., III, 421 sqq., 1697). Signalons au passage l'importance de la numération binaire, inventée par Leibniz, dans toutes les questions contemporaines de calcul inécanique et de théorie de l'infor-
ÉTOILES INVERSÉES
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ou de chiffres (au sens du décryptement), il s’agit de constituer une table (de la construire) qui fournisse toutes les combinaisons parmi lesquelles se trouvent l'expression cherchée, le résultat de l’opération,
le secret du cadenas. Or c’est ainsi que le problème général des équations va être abordé dans l’œuvre ultérieure : l’art cryptographique est un symbole exact et complet, non seulement de la spécieuse, mais de tout ars inveniendi, de toute invention d’une chose enveloppée dans un ensemble complexe de combinaisons (1). Trouver la racine d’une équation revient à découvrir le secret d’un cryptogramme, le chiffre d’un cadenas, etc. Il convient donc de se procurer d’abord la totalité du cadenas, l’ensemble du cryptogramme : or, #n déterminant est une telle table. L'invention des déterminants, que l’on fait communément remonter à Leibniz et spécialement à ses travaux d’algèbre,
est contenue en germe dans les idées combinatoires de #abulation, de perrutation et de cryptographie. c) Musique. — Un instrument de musique est, à l’évidence, une table de combinaisons, surtout s’il s’agit d’un instrument à clavier,
plus encore s’il s’agit d’orgues, munies d’un registre de jeux. La quatrième application des deux premiers problèmes calcule toutes les manières de jouer d’un tel instrument, selon la richesse du registre (2). mation. D’une certaine manière, le théoricien de la communication des substances, de l’entendement-mémoire imprimé, de la numération binaire et de la machine
arithmétique, des automates véritables de la nature, etc., est l’annonciateur des disciplines contemporaines sur cette question, y compris les applications à la biologie. Norbert WIENER ne se fait pas faute de le signaler (The human use of human beings, PP. 19-21, 22, 23, 24, 122-123 de la traduction MISTOULON, Paris, 1962). Il y a un livre entier à écrire sur ce type d'interprétation. Dieu n'est pas, chez Leibniz, garant de la vérité, mais de la communication. (1x) CoUTURAT voit fort bien cette question dans sa Logique, pp. 254 sqq. Le De ortu, progressu et natura Algebrae…. (Math., VII, 203 et la suite) qui contient
une première approche de la théorie des déterminants signale la convenance de la théorie des équations, de l’art cryptographique et de la combinatoire. Tout le texte est, de nouveau, une réflexion approfondie sur la notion de table. (2) Math.,N, 23.
LE
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SYSTEMEPDEIBEIBNIZ
L'exemple des orgues sera repris plus tard (1702) dans les Considérations sur la Doctrine d’un Esprit universel (x), et, plus généralement, la correspondance avec Bayle parlera tablature à propos de l’harmonie préétablie. Mais nous abordons déjà là des thèmes proprement philosophiques. d) Téléologie. —
Chacun connaît le raisonnement qui préside à
la création du monde. Par combinaison infinie des essences de son entendement, Dieu constitue une infinité de mondes possibles parmi lesquels il choisit d'amener le meilleur à l’existence, savoir celui qui implique le maximum de réalité, c’est-à-dire de perfection. Le commentaire s’accorde en général à reconnaître deux temps dans ce processus intemporel : celui du calcul et celui du choix, combinatoire puis téléologie, quantification suivie de l’émergence d’un optimum, nécessité logico-métaphysique, ensuite nécessité morale. Comme le premier de ces stades est tout entier plongé dans la technique qui nous occupe, il serait de bonne guerre d’interroger le De Arte sur le point de savoir si, d’aventure, il ne contient pas le second.
La question ne peut être résolue que par l’affirmative. Soit en effet une table d'éléments quelconques, lettres, notes, nombres, pro-
positions, éléments, etc. Il est aisé de computer les variations possibles de ces éléments entre eux : les théorèmes sont suffisamment forts pour ne laisser en suspens nul calcul dès lors que la table est formée. Cela dit, toutes les variations ne sont pas énféressantes; par exemple, la machine à fabriquer des expressions de la langue allemande peut donner des phrases privées de tout sens, telle combinaison de jeux peut aboutir à une musique atroce — dissonante (2) par exemple —, telle combinaison de logique mineure peut promou(1) ERDMANN, 178 a. Cf. infra, II, chap. II, III, L'art des registres et tablatures. (2) Le rapprochement de l’atrocité et de la dissonance est fait par fidélité historique, non par goût personnel. La musique contemporaine est fort inclinée à l’optimisme leibnizien.
ÉTOILES
INVERSÉES
431
voir des syllogismes non concluants (en E, À, A, etc.), telle combi-
naison des éléments peut associer des termes incompatibles comme le chaud et le froid, l’humide et le sec (1), et ainsi de suite. De sorte
que la combinatoire ne serait rien si, pouvant tout former, elle ne s’associait pas des règles de bonne formation; elle ne serait qu’une organisation d’ensemble rigoureuse pour le hasard associé à la raison. C’est pourquoi le De Arte pullule de filtres, de cribles (2), de règles permettant d’éliminer l’insensé, l’incompatible, l’impossible, le nonraisonnable; c’est pourquoi aussi la distinction y est faite des variations utiles et inutiles (3). Or, le départ de ces variations n’est pas du ressort de la combinatoire : il faut, pour les filtrer, « considérer la
discipline dont dépendent les choses qu’on doit faire varier, ou le tout composé de celles-ci. Leurs règles propres éliminent les inutiles et conservent les utiles. Il faut considérer, là, les choses qui ne peuvent être conjuguées avec d’autres, il faut voir dans quel lieu cette alliance est impossible, il faut voir quelles sont celles qui ne peuvent être placées en tel lieu, par exemple, le premier, le second, etc. Et tout d’abord en premier et dernier lieu. Il faut examiner les choses qui sont électivement causes d’anomalies (par exemple, dans les hexamètres protéiques, les syllabes brèves) », etc. (4). De la nature donc des éléments et de l’ensemble qu’ils constituent dépend le criblage. La sixième Application, de loin la plus célèbre, compute, par exemple, les modes du syllogisme catégorique; le calcul seul en dénombre une quantité largement supérieure au nombre réel. Il faut alors consulter la logique mineure comme telle : quel est son but? De former des syllogismes concluants. Ici la variation #rile sera la combinaison concluante. I faut donc séparer les formations non concluantes, (x) Cf. le tableau de la page de garde, Math., V, 7. (2) « Postremam sententiam, et quasi cribratione facta
in
fundo
tem, etc. » Zbid., 55. (3) Usus VI, Pb. I et II, pp. 24 sqq. ; Pb. X, XI, XII, pp. 72 sqq.
(4) Tbid., 73.
remanen-
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LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
justes aux yeux de la combinatoire, mais fausses au regard de la déduction formelle (1). D’où l’introduction des quatre règles : ex paris particularibus, ex puris negativis, nibil sequitur ; conclusio nullam ex praemissis quantitate vincit ; conclusio sequitur partem in gualitate deteriorem (2), qui fonctionnent, eu égard au calcul des variations possibles, comme des filtres éliminant les mauvaises formations. En général, il faut extraire de la science à laquelle on applique la combinatoire des préceptes régionaux permettant de séparer la phrase insensée de l'expression douée de sens, l’hexamètre correct et le vers incompatible avec la prosodie, la démonstration rigoureuse et la distribution désordonnée de définitions, etc. Dès le schéma initial du De Arée,
il est écrit que seule la science de la nature peut déterminer comme impossible la combinaison du chaud et du froid, que seule la science divine des essences peut déterminer les incompossibles, et quantifier la perfection ou réalité contenue dans un monde possible. Mais, encore un coup, l’Ars ne serait rien s’il n’était pas muni, pour les applications, de telles règles. Même pour les mathématiques, il a recours à des principes de bonne formation. C’est dire qu’il constitue une méthode qui déborde le sens, qui dépasse toute région encyclopédique discernable, c’est dire qu’il est une méthode universelle. Cela dit, plusieurs cas se présentent, lors des filtrages; ou bien l’opération de criblage sépare l’ensemble des possibles en deux sousensembles, dont l’un est vide : c’est le cas de l’arithmétique, où toute combinaison de nombres est un nombre (3). D’où la priorité de cette
science, immédiatement subordonnée à la combinatoire : tout le possible pour Ars y est possible pour elle. Tout le reste, pour le savoir (1)-H y à done un possible pour la combinatoire et un possible pour la région du combiné. Cela est vrai dans la théorie de la création, où la compossibilité ne dépend point de l'Ars, mais de la science des essences. (2) Les deux dernières règles équivalent à la fameuse loi du plus faible maillon, que les historiens attribuent à Iénine, maïs qui appartient en propre à la scolastique. (3): Application III, Math., V, 22-23.
ÉTOILES INVERSÉES D EE Re
-
433 439
et l'être, est soumis à la règle énoncée plus tard : fout le possible n'existe pas. Ou bien, en effet, l’opération de criblage sépare deux sous-ensembles dont aucun n’est réduit à un seul élément : c’est le cas de la logique mineure (syllogismes), de la formation des langues positives (où les b/#;ri peuvent être nombreux), de la musique (bien tempérée), des corps physiques (dont plusieurs répugnent deux à
deux), etc., c’est le cas des possibles ou essences comme tels. Le principe de contradiction ou des incompatibles joue, là, le rôle de crible; mais il peut s’assouplir en règle de l’incompossible ou de l’insensé (informable). Ou bien, enfin, la même
opération aboutit
à ne trouver « au fond » qu’un seul élément : c’est le cas de la clé du cadenas à secret, du cryptogramme, de la racine d’une équation, c’est celui aussi du monde existant, élu dans la pluralité infinie des mondes, dont la règle filtrante du maximum requiert l’unicité. On progresse ainsi, de criblages en criblages, vers la théorie générale de la détermination, jusqu’à l’unicité du déterminé. Mais, à leur tour, ces cas peuvent se combiner entre eux : il suffit, pour cela, de
disposer de plusieurs filtres différents, de plusieurs règles, et de pratiquer, sur le tableau initial des possibilités, une série superposée d’éliminations. Supposons, par exemple, que la table initiale soit la 1. ‘la de notre entendement, qui contient, dans la nuit de l’inné, tout le cognoscible — nous sommes omniscients, confusément; alors,
cette succession de filtrages donne le schéma fondamental des Meditationes de cognitione, veritate ef ideis, où chaque réquisit, pour un degré
de connaissance, élimine, dans le possible à connaître, les formations privées de sens à son égard et conserve celles qui en sont douées. Ce rapprochement est d’autant moins inattendu que ces mêmes Méditations reprennent à loisir la douzième Application sur le mélange des couleurs et que le Problème III du De Ar propose une table des divisions de la conscience (1). Que reste-t il, au fond, cribrafione (1) Respectivement Math., V, 52-53, et 1bid., 54.
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LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
facta? L’intuition : ce que Descartes se donnait d’entrée de jeu, Leibniz le découvre au terme d’un travail complexe de décomposition de la pensée. Que l’on considère, par après, la scala entium et non plus la scale intellectus, et Von pourra se convaincre de la présence d’un schéma analogue, quitte à prolonger ces notions par celle de l'infini, quitte à forger celle de crible infiniment fin. Tout compte fait, le De Arte n’expose pas seulement la pure technique combinatoire, il prépare, au niveau des applications, ce qui deviendra, par la suite, calcul et organon téléologiques. On ne voit pas la nécessité de séparer mathématique et morale à cet égard, puisque l’inverse est aussi vrai : l’art des combinaisons est une logique de la qualité, et le calcul téléologique demande parfois une quantification, interroge toujours la nature du domaine où il se développe. Les deux stades sont également logiques ou également qualitatifs. e) Invariance. — L'art combinatoire est un calcul des variations. Ce dernier terme signifie permutation, et signifiera plus tard variation continue. Une des grandes méthodes de l’œuvre ultérieure consistera à rechercher /’nvariant dans une variation donnée. Cette technique se trouve-t-elle déjà dans la Dissertation de 1666, bien que la notion de variation soit plongée dans un monde discret? Assurément,
oui, et ceci par l’introduction du capuf variafionis, ou
position d’une ou plusieurs parties fixes pour une permutation donnée (1). Les tables du texte en donnent des exemples simples, et la fixation d’un anneau de cadenas en une position donnée, les autres anneaux parcourant toutes les positions possibles, en donne un modèle mécanique élémentaire. Leïbniz donne à ce caput une importance considérable, sans rapport avec son rôle mathématique propre. Bien entendu, cette partie fixe, pour telles et telles permutations, devient mobile pour telles et telles autres, une partie nouvelle (1) "DT,
"15, Pb
VIT, IL, etc
Vrdc Supra.
ÉTOILES
INVERSÉES
435
étant fixée pour ces dernières. En d’autres termes, une famille de variations est référée à un capu, et, réciproquement, une autre famille
à un autre, cet autre étant variable dans la première, et le capuf de la première étant variable dans la seconde. Le caractère de fixité peut être dit absolu, si on se limite à une famille, il est, en général, tout relatif. Cette notion est, à notre avis, de toute première impor-
tance : elle éclaire une série de problèmes philosophiques de la maturité, en les ramenant à un thème commun, celui du point fixe (1). En particulier : la relativité des équations par rapport à un référentiel atbitraire ou choisi, la relativité cinématique du mouvement et la nécessité de recourir à la force, la distribution des points de vue découpant une région circonscrite de connaissance claire, et donc la relativité du savoir contingent et l’idée-horizon du géométral, comme
table des tables scénographiques, la relativité de la révolution copernicienne et le pluralisme des soleils centraux dans la constitution du cosmos, le thème du centre ou point dans les Principes de la Nature et de la Grâce, enfin, la constitution monadique comme telle où chacun exprime tous et où tous expriment chacun. Nous démontrons plus loin cette suite de résultats, groupés autour de la question fondamentale du référentiel. La question de savoir si ce référentiel est possible, avant de dire où et quel il est, précède, dans le transcendantal même, la question transcendantale de Kant. III. —
ÉTOILES ET INVERSION D’ÉTOILES LA TABLE
ICHNOGRAPHIQUE
Je crois avoir démontré que le De Arte Combinatoria est un traité de la tabulation en général. Il résout les problèmes de classement, pour lesquels il adopte une disposition à deux entrées, sur (1) Vide infra, III° Partie.
LE
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
le modèle de la table de Pythagore ou des schémas de la géométrie (1).
Mais ce n’est pas le scul résultat de l’entreprise ; car l’obligation de tabuler pour classer sous-engendre la nécessité de recourir aux éléments primitifs : la méthode synthétique des complexions suppose la méthode analytique des simplicités. La multiplicité des simples produit par multiplication, application ou complexion, la totalité des compliqués : nous sommes confrontés, dès ici, à la grande problématique de l’un et du multiple, qui demeure l’axe conceptuel du leibnizianisme. Cela dit, la table première des simples suppose une philosophie de la possibilité, de la priorité du possible sur l'existant. Il y a donc bien deux types de tables : celle des éléments et celle de leurs combinaisons, celle des simples possibles et la table opératoire de leurs conjugaisons. Par exemple, il y a des /exiques et des dictionnaires de correspondance, des séries de définitions et des démonstrations (2), des éléments de la vérité éternelle et des vérités composées, des possibles distribués sesnctim (3) dans l’entendement divin et des mondes composés en série de séries, c’est-à-dire en tableau. IL y a des ensembles de primitifs et des ensembles de dérivatifs : la combinatoire est la technique d’engendrement du dérivatif en général, en attendant la théorie des séries et le calcul infinitésimal. Mais comme elle prévoit tout le dérivatif, et que tout le dérivatif n’est point réalisé, elle ne peut manquer d’aborder les questions de détermination, de distinction et de téléologie; comme, d’autre part, #w/le table nest centrée, au contraire de l’espace des coordonnées
cartésiennes, tout
élément est, tour à tour, pôle et marge, centre et pourtour, invariant et variable, point de vue et chose vue, sujet et objet. Cet espace multipolaire et relativiste est l’espace même du système leibnizien. Le système leibnizien est représentable par un immense déterminant où (1) « Caeterum
ejus modi
divisionibus
complicabilibus pleni sunt libri tabu-
larum », etc. Math., V, 54. (2) Toute démonstration n’est que combinaison de définitions. (3) Eausa Dei, 15.
ÉTOILES INVERSÉES D mm
437
chaque thème est associé à tous les autres, où tous les thèmes sont une complexion de chacun. Chaque commentaire est une scénographie centrée de cette ichnographie, de ce géométral, parfaitement conce-
vable, à possibles losophie s’appuie
condition de penser la relativité complète des référentiels : ce que permet justement la notion de tabulation, et la phicombinatoire. La philosophie de l’harmonie préétablie sur une technique des tables harmoniques. +
Soit un déterminant au sens de l’algèbre classique. C’est un tableau carré, à lignes et colonnes, dont le nombre général est , î et j ayant une valeur quelconque, prise de 1 à #. La première ligne s'écrit de telle sorte qu’au nombre 1 sont successivement associés tous les nombres de 1 à »; si l’on veut, les # premiers entiers tournent
autour de 1, comme la roue mobile d’un cadenas à secret place à côté d’un point donné de la roue voisine, maintenue fixe, tous les
signes qui y sont inscrits, l’un après l’autre. La deuxième ligne associe de la même manière les # premiers entiers au nombre 2, et
ainsi de suite, jusqu’à la #€ ligne pour laquelle le processus est identique, autour de #. Les colonnes doivent être lues selon une tech-
nique semblable, à cette différence que la roue mobile du cadenas est à son tour maintenue fixe, position par position, et que la roue, fixée pour les lignes, est mobilisée entièrement de 1 à », pour chaque
signe de la précédente. Il est donc possible d’avancer que, pour une telle table, chaque
terme
tourne
autour
de tous,
et tous
autour
de chacun. Historiquement, il n’est pas sans intérêt de souligner qu’une telle disposition généralise la méthode précombinatoire des roues de Lulle, et la rend rigoureuse au bénéfice de la mathématisation. Il s’agit, curieusement, du tableau carré de la rotation universelle. Nous tenons que le système de Leibniz est idéalement construit
438
LE
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DE
LEIBNIZ
selon ce schéma combinatoire et tabulaire, qui précise, fidèlement aux techniques de l’auteur, l’intuition spatiale du réseau. D’une certaine manière, ce diagramme est le géométral du système comme tel, son plan ou son élévation. Si nous réexaminons en effet nos démonstrations concernant les structures en étoile, nous observons que, pour un thème philosophique donné, la perception, la classification des connaissances, le progrès historique ou la monadologie, thème maintenu fixe, le cycle de l’encyclopédie tourne lentement autour de lui et lui confère successivement un modèle (ou lui assigne un traitement méthodique) d’origine combinatoire, arithmétique, algébrique, géométrique, infinitésimale, astronomique, musicale, linguistique, juridique et ainsi de suite. De sorte que chaque faisceau étoilé peut être écrit selon une ligne de mots composés de deux lettres, l’une fixe, exprimant le thème
choisi, l’autre variable,
exprimant
tour à tour les régions exemplaires ou méthodiques de l’encyclopédie. Ainsi notre première partie se réduit à trois lignes d’un schéma en déterminant dont on devine sans peine comment il est possible d'écrire les # suivantes, chose que nous avons signalée au passage, sur des exemples tels que la théorie de la création, celle de la substance, etc. Réciproquement, le diagramme peut être lu selon les colonnes, et c’est pourquoi nous avons choisi de traiter d’abord du De Arte Combinatoria; il est clair comme mille soleils que, dans le système définitif, la technique des complexions sert de support à la théorie de la création, l’analyse du processus de la connaissance et de ses degrés, la vision du monde et du cursus historique, la scala entium,
l’instauration d’une langue et d’une caractéristique universelles, la formation de l’encyclopédie, etc. Ainsi doivent se déployer les colonnes du diagramme, comme des structures en étoile réciproques ou inverses des premières, lisibles par section orthogonale de la première partition. Car, de nouveau, la numération binaire ou l’arithmétique des nombres premiers servent de modèles successifs à la théorie de la création, à la question fondamentale de l’un et du
ÉTOILES INVERSÉES 0
-_
439 495)
multiple, à la distinction du primitif et du dérivatif, à l’éthique du bien et du mal, à l’ontologie de l’être et du néant, aux stratégies de
l’analyse et de la synthèse, de l’enveloppé et du développé, etc.
De même, les graphes et points de la géométrie sont expressifs du
problème de la perception, de la limitation originale des créatures, du sfus et du point de vue, de l'élection du meilleur des mondes (« lieu géométrique des Sex#us possibles »), du développement de
l’histoire mondiale et de nos manières de l’appréhender, de l’ombre maligne, de la similitude et de l’harmonie. Cette lecture orthogonale peut être poursuivie jusqu’à saturation : car le calcul infinitésimal reprend à son compte et selon ses armes originales la quantification du monde maximum, la multiplicité des petites perceptions, la structure du déterminé,
du distingué, du décisoire, l’analyse et la
synthèse, la continuité de toutes les échelles, il prolonge à l’infini les questions de l’un et du multiple, du semblable et du différent, et
ita ad libitum. Alors, la thématique proprement métaphysique tourne lentement autour de chaque position du cycle encyclopédique, chaque discipline maintenue fixe distribuant tour à tour ses valeurs au cursus de la philosophie. De sorte que toute colonne du tableau peut être écrite comme une série à deux lettres, dont l’une, invariante, exprime l'essentiel méthodique d’une région du savoir rationnel, et l’autre, variable, le contenu de sens d’un domaine de la méditation philosophique (1). Ainsi, de nouveau, une série de
séries est-elle un tableau, et ce tableau, par séries de séries, exprime le système comme
tel, et, de surcroît, le monde
monadique,
tout
comme le savoir que nous en pouvons prendre. (1) Ceci généralise au système global la thèse constante (à modèle arithmétique) selon laquelle un concept donné est toujours multiple de deux concepts primitifs.
Étant entendu que Leibniz est le premier inventeur de la notion d’idéal, il aurait
mieux
valu tracer comme
géométral de son système un treillis, au sens contem-
porain, qu’un tableau carré du type déterminant. Mais cela aurait été moins fidèle à l’histoire.
LE
440
SYSTÈME
‘DE LEIBNIZ
Sunt in hoc schemate infinita propemodum digna consideratione : 1. Il peut arriver que ce géométral ne soit pas complet, qu’il présente des lacunes. Cela correspond presque toujours à un projet manqué, un rêve géant, une « distraction » de l’auteur. Cela signifie
que le schéma est un plan pour la cogifatio caca, une sorte de cadre idéal à l’intérieur duquel Leibniz tisse sans relâche les connexions et les concours. Le système est en avant de la philosophie réalisée : il est posé aveuglément, et se constitue progressivement dans l’effectif. « Ma philosophie est toute mathématique, ou en voie de le devenir. » Ce devenir est celui de l’Arf d’Inventer en comblant les lacunes du tissu. 2. Dans cette table, tous les termes sont différents, mais tous sont
semblables. Autrement dit, elle est une #cb/e harmonique : elle réduit à l’unité une multitude
dont les termes
sont discernables.
Que les
éléments soient tous différenciés, cela n’a pas besoin de démonstration : la combinatoire est sauve d’omissions (lacunes temporaires
selon ce qui précède) et de répétitions, et la composition à deux entrées ne peut jamais aboutir à deux identiques. Mais ils sont tous semblables : pour une ligne donnée, ou pour une colonne, il y a toujours un élément répété qui assure la similitude. Celle-ci court dans le tableau selon deux séries de chemins orthogonaux. Il existe donc toujours, dans le système de Leibniz, ## chemin d’un point à un
autre, qui soit un chemin de systématicité. Mais, le plus souvent, ce chemin est brisé, par le truchement d’un modèle pour la philosophie, ou par le truchement d’un thème pour les modèles. Réciproquement, la certitude de l’existence de ce chemin démontre la systématicité indépendante de la science et celle de la #éfaphysique; car le chemin brisé définit, dans chaque cas, un court-circuit, c’est-à-dire
une résultante. La systématicité résultante est la résultante de deux systématicités. On retrouve ici, dans l’universel, la loi constante
ÉTOILES a
INVERSÉES
441
qui veut que deux domaines soient toujours disjoints et explicatifs de tout comme si l’autre n'existait pas, et cependant partout mélangés Pun dans l’autre. 3. L'existence de ce schéma global nous dispense en partie de réitérer nos analyses des structures en étoile en inversant le processus.
La glose sur le De Arte suivant la stratégie de la préformation suffit amplement à faire voir que, si la lecture de la philosophie au moyen de la grille encyclopédique est aisée, la lecture de l’encyclopédie, domaine par domaine, par superposition de la grille métaphysique, ne l’est pas moins, chaque région enveloppant dans sa langue propre et sa caractéristique autochtone au moins le noyau embryonnaire de
l'architecture monadique. Mieux vaut prendre du recul, et admettre qu’il s’agit encore d’expression ou de représentation. De même que la monade exprime et enveloppe l’univers entier, par différence irréductible et similitude continuée, de même chaque thème, conçu comme produit de deux termes, exprime, dans sa singularité originale et jamais retrouvée dans la table, un certain savoir complet selon la colonne propagée où il se trouve placé, une certaine réflexion totale suivant la ligne qui la traverse. Et de nouveau comme la monade, il est à la fois central et marginal, focal eu égard au croi-
sement qui le définit et de position (situation) quelconque eu égard à l’ensemble du tableau, universel donc en son genre, dans son canton
(case) et son département, particulier pourtant et individualisé, bref exemplaire aux deux sens de ce mot, c’est-à-dire type formel et réalisation circonstancielle (1) : individu situé d’un tissu partout discer(1) Dans les travaux algébriques où la notion de déterminant commence d'émerger, LEIBNIZ utilise des chiffres à la place des lettres représentant à l’ordinaïire les coefficients des variables (ex. N.E., IV, 7, 6 ; Math., VII, 5 sqq. ; Math, IX, 239-240, etc.). Ce choix est décisif, à notre avis, de l'intention philosophique : d’une part, le nombre est moins général que la lettre, il la particularise et l’'exemplifie ; mais, de l’autre, son utilisation symbolique (au sens du Symbolismus), fictive et
442
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
nable, et pourtant universel par la connexion sans vide du tissu. Nous considérons donc notre premier genre d’analyse comme impliquant son inverse, en laissant au lecteur le loisir de les relire otthogonalement à leur sens de parcours, suivant l’exemple cité du De Arte. Mais comme ces deux structures en étoile forment, par leur conjonction et leur accord, une table carrée, il serait intéressant
de choisir à nouveau un thème exemplaire, et de chercher de combien de manières il est possible de le tabuler. C’est ainsi que l’hermonie préétablie se projette sur une multiplicité de tables dont quelques-unes en portent démonstration. formelle, indique implique verselle. est aussi
lui confère une généralité plus forte que la notation littérale, puisqu'il des notions que la lettre ne pouvait exprimer. Le pluralisme leibnizien une philosophie de l'exemple, c'est-à-dire d’une singularité à valeur uniCe qui est vrai de l’être, individuel et substantiel, unique et universel, vrai des éléments de la connaissance.
CHAPITRE
TABLES
Il
HARMONIQUES
ARGUMENT —
Tables et harmonies dans la tradition.
—
Table de définition : l’aire sémantique.
. Établissement, par nombres et figures, de l'harmonie préétablie (Apôuéc). . L'Art des Registres et Tablatures ( Apéoxo)).
. Protocole dynamique ( Apu6Co). . Programme pour automates (Apaploxo). — Traduction du programme en plusieurs langues. — Du préfixe pré- au préfixe pan-. ?Apetn : lexique pour une éthique (cf. Introduction, 7). ”ApBpov : le microscope de Leeuwenhoek (cf. Ire Partie, chapitre III, HEPE SNS). . &« Arficulus » : Quaterne des modalités. — Retour au langage : les dictionnaires multilingues.
« Placet totam barmoniam oculis subjicere. » (Matb., V, 122.)
Tables et harmonies dans la tradition
« Caeterum ejusmodi divisionibus complicabilibus pleni sunt libri tabularum, oriunturque nonnunquam confusiones ex commixtione diversarum
divisionnm in unum.… » Quels sont ces livres de tables dont parle le
LE SYSTÈME DE LEIBNIZ
444
De Arte (1), après avoir tracé la figure quadrangulaire de sa propre doctrine de la multiplication? Quels sont ces livres, frappés parfois
de confusion, par une association manquée de l’un et du divers, dans la dichotomie, comme si le confus, déjà, n’était qu’une harmonie dévoyée, que la permutation des rôles de l’un et du multiple : loin de dominer la différence, en conservant
son altérité, le même
les
dissout? Ces livres sont écrits dès la fin du xvie siècle, qui présentent des tables logiques, des #zbulae questionum, des tableaux analytiques, dialectiques, dichotomiques ou polytomiques, des tables combinatoires et lulliennes.…., presque toujours dénommées harmonies. La liste en est impressionnante (2). La situation historique éclaire à merveille la signification du même terme dans les écrits logicomathématiques de Leibniz : il est associé invariablement à la mise en évidence d’un schéma synoptique, d’une maille bidimensionnelle, au sens de Bachelard.
Dès
1674, le De Arte Inveniendif heoremata
(Op., 174) donne en précepte : « Opus est... tabulis ef postea tabularum collationibus, ad harmonias quasdam sive analogias constabiliendas. » Le Consilium (Op., 34) souligne, sur le même mode, que l'institution de tables fait apparaitre des séries harmoniques, fils directeurs dans le labyrinthe de la région considérée. Il arrive qu’au terme soit substituée sa définition par un et multiple, même et divers; d’où le De Arte Inveniendi in genere (Op., 162) : « De pluribus Tabulis condendis ut eadem multis diversis modis appareat. » Sans multiplier les exemples, la règle méthodique est visible, dont il ne suffit pas de dire qu’elle (ÉÆbAILS SE Math, Nr 2. (2) P. ex. Cornelius VALERIUS, Tabulae totius logicae, Antwerpiae, 1582 : Jacobus TABARELLA, Tabulae logicae, Patavii, 1583 ; l'ALLAMELLA, Tabulae queslionum omnium Scoti, Venetiis, 1591 ; Ieizo BUSCHER, Harmoniae logicae Philipborameae, libri duo, 1595-1597-1606 ; Johannes ALSTEDIUS, Logicae Systema harmonicum, Herbornae, 1614 ; Johannes ALSTEDIUS, Compendium logicae harmonicae, 1615-1623; Richardus STANIHURSTUS, Harmonia seu catena dialectica….,
Iondini, 1570, etc. On consultera utilement sur ce point W. RISsE, Bibliographia Logica, I, Olms, 1965.
TABLES
HARMONIQUES
445
est seulement inductive; à passer, en effet, à l’exécution, le schéma
tabulaire n’est plus propédeutique à l'harmonie, c’est-à-dire à la loi unitaire, mais résultat global d’un processus épistémologique. Qu’on relise à loisir les opuscules mathématiques ou logiques, de 1666 à 1715, On verra combien rares sont ceux qui n’aboutissent pas à une constitution de ce type, qu’il s’agisse de combinatoire ou de numération, de carrés logiques ou d’arbres dichotomiques, de figures syllogistiques ou de schémas algébriques, de graphes arithmétiques ou de résumés de quadratures diverses, de dynamique ou de philologie. La citation, ici, devient impossible, tant le phénomène est massif et constant. Or, tout autant que dans la tradition, tout autant que dans les préceptes méthodiques, le vocable harmonie, s’il n’accompagne pas toujours ces tableaux de résultats, n’est au moins usité gue dans ces occasions. Ceci est d’autant moins surprenant qu’elles exhibent invariablement la loi unitaire d’une matière multiple et différenciée. Le traitement synthétique des sections coniques réduit en harmonie le cercle, l’ellipse, etc., aussi bien pour la géométrie et l’algèbre de la Méthode de l’universalité (1) que pour le calcul infinitésimal et la théorie des séries du De vera proportione (2), etc. Nous donnerions volontiers à ces dispositions le nom de tables harmoniques; notre thèse consiste à soutenir qu’elles sont des images, éparses dans l’encyclopédie, de la notion métaphysique d'harmonie préétablie, qu’elles sont des modèles, à contenu régional, du schéma ichnographique indiqué au chapitre précédent. Conduire la démonstration par les chemins de la mathématique pure consisterait à se donner le cas le plus favorable, puisque c’est elle qui nous a dicté le tracé de cette constitution syntaxique, puisque c’est elle qui nous à amené à penser que le système était ainsi construit.
Mieux vaut
passer de la forme à la signification, mieux vaut examiner des régions (1) Op., 98. (2) Math., V, 122. M.
SERRES
15
LE
446
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
de sens différentes et demander si, à l’inverse, elles conduisent à une
tabulation de cet ordre. Mais quelles régions explorer? À tout prendre, et puisque nous en sommes à des questions sémantiques, ne serait-il pas de bonne stratégie d’interroger la constellation de sens que présente l’harmonie elle-même? Table de définition : l'aire sémantique
L’harmonie est #/fimum explicans, loi sérielle, convenance des ordres, Dieu même. Elle jouit par là d’une fonction architectonique majeure dans le système, où tout est orienté vers elle. En inversant les chemins de la description, il est utile de la considérer comme explicanda : qu'est-ce que l’harmonie en elle-même ? N’a-t-elle pas retenu des domaines qu’elle organise et unifie, des nuances qui font d’elle une idée riche multiplement sous sa simplicité formelle ? Il faut noter d’abord que la constellation des usages et définitions (1) de ce terme correspond assez précisément à son groupe sémantique. Que telle région, telle relation, la nature entière…., soient harmoniques revient à les qualifier à la louange de la production divine, pleine infiniment de mesure et de beauté, mais d’abord
à les désigner comme bien construites, bien formées. Il y a là une sorte de tautologie qui consiste à donner fonction architectonique à une idée dont le contenu est identique à la fonction. Dire de telle machine qu’elle est harmonique ou harmonieuse, c’est faire référence à l’une des composantes du groupe : montage, agencement, ajustage (p6C, apapioxw, px) ; le dire d’un organe ou de l'organisme, c’est assumer une nouvelle tautologie, c’est exprimer la composante biologique du groupe: articulation (&p0pov, armus, artus), emboïîtement serré; le dire des entités mathématiques, c’est rejoindre la compo(1) Cf. BELAVAL, art. cit., I, 1 (Architectonique générale ; Définitions).
TABLES
HARMONIQUES
447
sante scientifique : nombre, rapport, quantité (&p1@u6c); le dire du monde moral, c’est désigner la composante éthique : qualité, vertu, courage, honneur, etc. (&perh); de la beauté, on en vient à la composante esthétique : être agréable, plaire (&oéoxw), et, par là, à l'harmonie musicale, à celle des formes, des couleurs
ou des volumes;
de la
production divine, ou de Dieu même, on passe à la composante religieuse : justice, ordre conforme à ce qu’exige la religion (rifus) (x);
du langage et de la pensée, on se réfère à la composante grammaticale : division, article (arficulus, articulé); de l'ordonnance du monde,
on finit par la composante cosmologique : cercles représentatifs de la cosmographie (armillae, armillaire). Tout se passe comme
si la métaphysique de Leibniz, en tant
qu’elle se donne comme système de l’harmonie, avait exploré patiemment l’aire sémantique globale du terme qui lui sert de clé; tout se passe comme si la philosophie correspondait, élément pour élément, à la philologie, de sorte que le principe d’identité, jusqu’à maintenant élargi en similitude ou analogie, pour aller aux isomorphismes de structure entre les régions séparées du système, se traduit tout soudain en identité de la forme et du sens; autrement dit, le système
global obéit à l’un de ses préceptes qui veut qu’une langue ou caractéristique bien faite soit fidèlement expressive de la chose dont elle parle. Et, que je sache, dire de la vertu, de la justice, du nombre, du monde, de Dieu, de la beauté, voire des machines infinies de la
nature, qu’ils sont harmoniques, c’est, au regard de l’analyse sémantique, ne pas dire autre chose qu’ils sont vertu, justice, nombre, monde, Dieu, etc. (2). Si l’on y prend garde, il y a une loi harmonique (1) ERNOUT et MEILLET conjecturent ordo, Dictionnaire lungue latine, Klincksieck, 1959, art. « armus », « artus », etc.
(2) Cette analyse est fort précieuse pour uuifier nous prenons, ailleurs, l'exemple du thème de Dans la Formation de l'esprit scientifique (pp. 64 rentes théories préscientifiques sur le passage à
étvmologique
de
la
parfois des contenus paradoxaux : la coagulation chez BACHELARD. sqq.), il passe en revue les diffél’état solide : le lait caille, l’cau
LE
448
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
0
par région de l’aire sémantique jusqu'aux règles de la circulation des planètes. Plus encore, l’harmonie
obéit, comme
telle, à sa propre
définition, elle rassemble dans l’unité de son vocable l’op#imisme des bonnes constructions, diverses et multiples. Nous ne quittons ni la tautologie, ni l'alliance de l’un et du multiple. Suivons, pour partie, l’éventail des indications sémantiques, en évitant, comme de coutume, les plus connues du commentaire. Le nombre nous permet de traiter de l’harmonie comme communication et aboutit à un schéma; la musique s’écrit en tablatures,
et les automates ne sont tels que par programmes : &p1@u6c, &péoxus, &puétw. Les autres connotations ont été entrevues dans les développements qui précèdent. ÏJ. —
ÉTABLISSEMENT, PAR NOMBRES ET FIGURES, DE L'HARMONIE PRÉÉTABLIE
(Apt@uéc) La monade n’a point de « fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir » (1). Elle est seule au monde, forclose et
isolée, seule avec Dieu, qui entre avec elle « en conversation et même en société en (lui) communiquant ses pensées et ses volontés d’une manière particulière » (2). Miroir de Dieu, « région des vérités éternelles » (3), elle l’est aussi de l’univers, région du consentement et de la connexion. Car, tout, ici, conspire, est lié, s’entr’exprime et congrue. Ces relations, multipliées jusqu’à l'infini, des atomes de la
nature ou points métaphysiques entre eux, ne s’entendent que dans gèle, etc. I/étude sémantique du verbe Thépo réunit tous ces résultats, jusqu’à la valorisation générique, bien entendu. Philologie vaut psychanalyse, et suffit : elle est explicatrice de la psychanalyse de la connaissance objective. (1) Monadologie, 7.
(2) Disc. de Métaphysique, 35 ; Phil., IV, 460-461. (3) Monad.,
43; cf. Plul., VII, 311.
TABLES
HARMONIQUES
449
et par leur relation simple et solitaire à la Monas monadum. Nul ne voit, en effet, comment une substance pourrait communiquer avec une autre substance créée; comment, selon la rigueur métaphysique, s’établirait une influence réelle de l’une sur l’autre : chacune est
comme un monde à part et s'efforce spontanément, comme s’il n’existait qu’elle et Dieu, pour reprendre le mot de Thérèse d’Avila. Par cette liaison unique, établie par avance depuis l’éternité et pour l'éternité, se constitue un parfait accord et rapport mutuel qui produit ce que nous appelons leur communication (1). L'indépendance réciproque des monades, plus leur dépendance respective vis-à-vis de Dieu, établit leur communication mutuelle (2).
Dire que le rapport entre substances se résout en leur isolement, plus leur dialogue mystique, est une exposition de l’état des choses dans leur réalité métaphysique. Or, si cette exposition est véridique, l’état des choses correspondant doit être explicable, voire soumis à démonstration, selon la nécessité qui régit la constitution du monde, à savoir, la nécessité minimale du meilleur, ou nécessité morale. Il
convient donc d'établir cette démonstration en n’utilisant que les principes admis dans la logique leibnizienne du mécanisme métaphysique (3). Certes, ce projet n’ôte pas le droit de remarquer la (1) Système
nouveau
de la nature
et de la communication
des
substances
(Journal des Savants, 27 juin 1695 ; JANET, I, pp. 640, 41, 42, 43). (2) Cela explique, en particulier, comme on le sait, l’union de l’âme et du corps. (3) De Rerum Originatione Radicali ; Phil., VII, 304. La nécessité mathématique ou métaphysique est telle que le contraire y implique contradiction; la nécessité morale, qui préside à la création, est telle que le contraire y implique imperfection. À propos du mécanisme métaphysique, on remarque trop peu la continuité qui existe entre la loi de soumission de la mécanique physique aux principes métaphysiques et la loi d'organisation mécanique des êtres métaphysiques : cela signifie que la voie qui mène de la mécanique à la métaphysique n’est pas irréversible, elle est, au contraire, inversable, point par point : s’il y a une métaphysique du mécanisme et du dynamisme, il y a aussi un mécanisme et un dynamisme métaphysiques. Il est donc aisé de réécrire l'ouvrage classique de M. Guéroult, dans l’autre sens.
450
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
profondeur existentielle de cette pensée qui tente d’expliquer, par une référence extérieure, la solidarité objective des choses et des destins, en assumant l’expérience douloureuse de leur surdité, de leur opacité, de leur étrangeté mutuelles; de fait, il faut au mini-
mum
un Dieu, pour que les monades
s’écoutent et s'entendent.
Démontrer n’exclut pas la vision des choses mêmes, l’expérience
vécue ne dispense pas de raisonner.
"+ À première vue, la solution du préétablissement harmonique heurte les spécifications les plus connues du principe de raison déterminante et de la nécessité du meilleur : Premièrement, pour rendre compte d’une relation unique entre deux monades, sans s’interroger sur la possibilité ou l’impossibilité ontologiques de leur influence, on éprouve le besoin d’en poser deux : celle de chaque substance respectivement avec la Monas monadum. Il semble que l’on contredise au principe de la moindre dépense qui recommande de ne pas multiplier les relations sans nécessité. Le monde paraît construit, pourrait-on dire, selon un faisceau constitué de beaucoup plus de liaisons qu’il n’en faudrait pour établir le réseau de l’entr’expression monadique, en l’espèce deux pour une. Le principe d'économie paraît contredit quantitativement, ce qui est une première imperfection. Si l’on considère, deuxièmement, les deux points métaphysiques entre lesquels on s’efforce de penser la communication, la solution du préétablissement paraît, à l’évidence, celle du plus long chemin possible (1) — répétons au passage que nous parlons logique et méca(x) Les meilleures définitions (abstraites) du chemin parcouru se trouvent dans les Nouveaux Essais, II, XIII ; Phil., V, 133-134 ; ou dans les JZnitia reruin mathemabicarum metabhysica ; Math., VIL, 18 : « Deux points sont d'autant plus proches que les éléments intercalés les plus déterminés (maxime determinata) donnent quel-
TABLES
HARMONIQUES
451
nique, et non point métaphysique à la rigueur, de la même façon que le De Rerum parle, pour la création, d'aménagement optimal de l’espace. En effet, « intercaler » Dieu entre les deux points revient à reconnaître entre eux le chemin maximum, et peut-être le moins simple : en d’autres termes, on obtient un résultat local et singulier par la plus grande dépense. Ou encore, si on consulte la critique la plus clairvoyante (et la plus élégante) qui ait jamais été opposée à la géométrie cartésienne, il semble bien que la théorie de la communication des substances, au moins dans son armature relationnelle,
y soit soumise de droit; en assujettissant la géométrie à l’algèbre, Descartes à ouvert une voie assurée, mais non optimale, un détour commode (pour la volonté), mais souvent excessif (pour l’intelligence) : « C’est comme si, pour aller d’un lieu à un autre, on voulait toujours suivre le cours des rivières » (1). Passer toujours par l’algèbre que chose de plus simple. Un tel élément intercalé, très déterminé, est le chemin le plus simple de l’un à l’autre, à la fois minimum et le plus monotone », etc. REICHENBACH, commentant ce texte, commet l’erreur constante de reconnaître des notions topologiques à peine naissantes, et de méconnaître les notions de « calcul des variations » systématiquement employées. Modern Philosophy of Science,
London,
1959, pp. 46-47.
(1) COUTURAT, Projet d’un art d'inventer, in Opuscules, p. 181. Le texte poursuit : « … comme un voyageur italien que j'ai connu qui allait toujours en bateau quand il le pouvait faire, et quoiqu'il y ait 12 lieues d'Allemagne, de Wurcebourg à Wertheim, en suivant la rivière du Mayn, il aima mieux de prendre cette voie que d’y aller par terre en 5 heures de temps. Mais lors que les chemins par terre ne sont pas encore ouverts et défrichés, comme en Amérique, on est trop heureux de pouvoir se servir de la rivière : et c’est la même chose dans la Géométrie quand elle passe les éléments ; car l’imagination s’y perdrait dans la multitude des figures, si l’Algèbre ne venait à son secours, jusqu’à ce qu’on établisse une caractéristique propre à la Géométrie, qui marque les situations comme l’Arithmétique marque les grandeurs.
» Deux remarques sur ce texte :
1. Wurtzbourg et Wertheim sont situés à la base d’une ganse du Main dont le sommet se trouve à Gemünden : le principe leibnizien équivaut alors à l'inégalité triangulaire ; il énonce le principe du plus court chemin, ou du court-circuit sur une ganse ; c’est un schéma méthodique, au sens moderne. 2. Ie principe cartésien impose de conserver toujours la même méthode, c’est-à-
452
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
et le nombre est le gage de la réussite, par l’entêtement à itérer un procédé constant : mais, dans bien des cas, c’est le circuit le plus long et le plus compliqué. La géométrie algébrique heurte le principe de la simplicité des voies ou, si l’on veut, de l'inégalité triangulaire : de la ligne à la ligne, le chemin le plus court ne peut pas passer par autre chose que la ligne. Intercaler le nombre revient forcément à allonger ou compliquer la voie : deux chemins pour un forment un chemin plus long. De même, il est assuré que je parviendrai à l’autre, si je passe par la Monas monadum et si je passe toujours par Elle, qui est ma cause pleine et sa raison entière; mais n’est-ce pas là un immense détour, voire le plus long, qui déjoue, lui aussi, le principe minimum de l’inégalité triangulaire ? Ou Dieu est-il ce détour rendu nécessaire par l’impossibilité de défricher une voie entre l’autre et moi, par la fermeture et l’indépendance? Qu'il s’agisse du plus long chemin ou d’une solution de moindre mal,
on retrouve partout le contraire de la nécessité morale, à savoir l’imperfection. * *X *
On démontre sans difficulté que ces objections sont erronées ou privées de fondement, et qu’au contraire le préétablissement harmonique est la solution la plus simple et la plus économique, donc la solution « nécessaire » au problème de la communication des substances. dire de suivre le Main. Il vient de là que la célèbre métaphore de la forét, qu’on finit toujours par traverser à condition de conserver la même direction, est isomorphe à la méthode de la géométrie algébrique : le chemin est assuré, quoiqu'il puisse arriver que ce soit le plus long et le plus compliqué qu’on puisse imaginer. On passe toujours par les nombres, comme on conserve la même direction. Ce qui sépare les deux penseurs est la conception du droit chemin : le plus court en fait, ou le plus constant dans la décision du sujet. (La pratique des mathématiques amène souvent à ce choix : méthode par entêtement, ou méthode par élégance d’un court-circuit.)
TABLES
HARMONIQUES
453
Soit, en premier lieu, deux monades; leur relation directe n’existe
pas, selon la rigueur métaphysique : elle apparaît, seulement, comme le résultat des deux relations de chacune avec Dieu, seules possibles et réelles. Il suffit alors de multiplier le nombre des substances au-delà de trois, pour s’apercevoir immédiatement de l’économie numérale des liaisons, dans la thèse adoptée par Leibniz : cela se démontre par l’art combinatoire, c’est-à-dire se calcule. Posons en effet un nombre #
de monades : dans la solution du préétablissement harmonique, il y à strictement autant de liaisons avec Dieu que de monades, soit »;
dans la solution de l'influence réciproque, autant de liaisons qu’il y a de combinaisons deux, soit C?. Il va sans dire que ce dernier ment supérieur à #, aussi vite que la suite des
il faudrait qu’il y ait des # éléments deux à nombre est très rapide« triangulaires » devient
supérieure à la suite des « ordinaires » (1), c’est-à-dire dès qu’on dépasse 3. Le faisceau des relations avec Dieu est constitué de moins
de lignes que le réseau de l’entr’expression, d’autant moins, en outre, qu’est élevé le nombre des monades. Cela vaudrait presque un théorème : dès qu’il y a pluralisme substantiel, on démontre par la combinatoire que le préétablissement est la solution numéralement la plus économique, pout instituer des relations complètes dans cette multiplicité. (1) C2 > nest vérifié si HAN TE, > n, c'est-à-dire si n > 3. Dès qu'il y a plus 2 .
+
n
de trois monades, la solution du préétablissement est économique. Des calculs de ce type pullulent, on le devine, dans l’œuvre de LEIBNIZ (ex. : Math., V, 16 sqq., et Math., VII, 179 pour le schéma).
454
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
La thèse de l’harmonie préétablie est éwpliquée dans le pluralisme par la médiation de la combinatoire. Mais surtout : le réseau des interrelations monadiques est numéralement très fort, quoique apparent, il est compliqué et phénoménal; il n’a d’existence, selon la rigueur et la réalité, que par l’intermédiaire du faisceau des relations harmoniques; ce dernier est numéralement moins puissant, et il est plus simple, du point de vue de la forme : il n’a qu’un sommet pour un nombre élevé d’intersections, calculable à nouveau par la combinatoire. Donc, la réalité fonde l’apparence, comme le simple explique le complexe, et comme le petit nombre — voire l’unité — constitue le grand (x). Cette explication par le simple est déjà économique. Mais il y à plus : l’effet est maximum pour la plus petite dépense (2); car, pour une multiplicité de substances, le nombre minimum de relations imaginables ne peut être inférieur au nombre même des monades : la dépense réelle consentie par Dieu est la plus petite possible; inversement, pour cette même multiplicité, il est impossible d’obtenir ## plus grand nombre de liaisons phénoménales que celles de l'entr'expression universelle, que celles qui constituent un réseau complet. Il n’y a donc pas seulement explication par le simple, mais explication du plus compliqué apparent par le plus simple réel, ou
encore production du monde de la communication universelle — apparemment en conspiration — par la réalité swplcissima du dialogue solitaire. La solution du préétablissement observe en rigueur le principe du maximum et du minimum, donc le principe d’économie, donc le principe de raison. La démonstration, c’est-à-dire le calcul, est entièrement fermée à l’intérieur du domaine de la nécessité morale, qui est le domaine même de la création. (1) Dans un contexte différent, LEIBNIZ utilise la numération binaire comme image de la création (Math., IIX, 660 ; Math., VII, 223-234 ; DUTENS, III, 346-348 ; IV, 1, 207 ; Phil., II, 383 ; GRUA, I, 126 ; COUTURAT, 473-474). C’est la numération
la plus « économique ». (2) Formulation du principe d'économie ; Phil., VII, 303.
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HARMONIQUES
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Pour que le monde du pluralisme soit le meilleur (en tous sens), il est nécessaire moralement et, en fin de compte, par la combinatoire,
qu’ait lieu l’harmonie préétablie : Dum Deus calculat, fit harmonia (x). Toute autre solution impliquerait imperfection. On peut donc dire indifféremment le système des monades (ou monadologie), ou bien le système de l'harmonie préétablie, ou bien le système de la communication des substances. La deuxième objection, du plus long chemin, est moins aisément réductible, parce que l’espace est d’un ordre plus délicat que le nombre, malgré les relations d’expression qui les unissent. Cependant, il serait inconcevable que la méthode ÿ# fineis ductis contredit au calcul arithmétique. D’abord, et de nouveau selon la rigueur métaphysique, il ne saurait, ici, être question de lignes et d’espace que d’une manière symbolique. Tout calcul, tout raisonnement portant sur des schémas, ne sont que des approximations, propres à toucher l'imagination, qui est la « faculté » de la géométrie, ne parlent des choses mêmes qu’à #ne expression près : le calcul binaire, les diagrammes combinatoires, etc., ne sont bien qu’iwagines creationis, à savoir, des
modèles. À ces restrictions près, à la condition de ne pas être dupes, de ne pas prendre l’image pour la chose, on peut utiliser le langage spatial. Les monades, on le sait, sont des points inétendus : elles ne
sauraient donc constituer l’espace (2). Dieu, d’autre part, n’a point étendue pour attribut : cela serait contradictoire au regard de l'infini. Dieu n’est nulle part ailleurs qu’en lui-même, mais tout est en lui. « Tout est en Dieu, non comme la partie dans le tout, ni comme un accident dans le sujet, mais comme le lieu dans ce qu’il remplit, je veux dire un feu spirituel où permanent, et #0n mesuré ou divisé. Dieu est immense et partout; il est présent au monde et tout est en Jui; (1) Quand l’origine des choses est figurée symboliquement
par l’arithmétique
binaire, le terme harmonie est également utilisé. (2) Démonstration mathématique in lineis ductis : À des Bosses, 24 avril 1709 : Phil., II, 370.
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il est là où les choses existent, là où elles n’existent pas et il demeure là où elles vont et a déjà été là où elles arrivent. » (1). L’immensité, l’omniprésence de Dieu doivent être conçues selon l'essence et l'opération, non selon la situation (2).
La comprésence de Dieu et de la monade n’est pas une superposition de sifus, mais l’immédiateté d’une opération : son omniprésence n’est autre que le dialogue même avec la monade solitaire. Et, donc, « l’espace, comme le temps, n’ont de réalité que de lui et il peut remplir le vide quand bon lui semble; c’est ainsi qu’il est partout à cet égard » (3). L’ubiquité divine est opératoire, relationnelle, immédiate; et c’est par elle qu’apparaît l’ordre de l’espace. L’apparence spatiale est fondée sur l’opération divine, elle-même inétendue. Et donc, loin de devoir démontrer l’harmonie préétablie par le lieu, ses lignes et ses schémas, c’est, au contraire, le lieu, en tant que rela-
tion phénoménale, qui se réduit, s’explique et se fonde en réalité par la relation opératoire que les monades entretiennent avec Dieu dans le préétablissement. Or, cette relation est immédiate, comprésente, puisque les monades sont es Dieu, comme en un lieu spirituel, ni divisible, ni mesurable. Derrière la spatialité phénoménale, derrière le diagramme imaginaire in lineis ductis, se jouent /es opérations réelles dans le zéro du lieu, dans l’absence de mesure, de division, de situation
et de distance. Dire que la solution du préétablissement harmonique heurte le principe économique du plus court chemin (simplicité des voies) est donc une double faute; en réalité, il n’y a pas un tel chemin, il y a comprésence essentielle : loin de devoir poser une distance entre deux sifus, on ne peut même pas concevoir de superposition de situs; ensuite, tout chemin relationnel entre deux coexistants (ordre (1) Réfutation inédite, etc., FOUCHER DE CAREIL, Paris, 1824, p. 38. (2) « Dieu n’est pas présent aux choses par situation, mais par essence ; sa présence se manifeste par son opération immédiate » (A Clarke; Phil., VII, 365). (3) NE, IX, 15; Phil, V, 141. (Cf. Le concept d’ubiété réplétive repris des scolastiques, in N.E., II, 23 ; Phil., V, 206).
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HARMONIQUES
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de l’espace) n’est concevable que par l’absence de distance qu’implique limmédiateté de l’action divine. Dès lors, la démonstration directe
se fait en deux temps : premièrement, il suffit de revenir au phénomène, au modèle spatial, au schéma imaginaire, pour avoir le droit de dire, à cet égard, que Dieu est partout, avec toutes les restrictions sur l’apparence; ici, la démonstration conclut, dans la rigueur géométrique : Dieu étant là où sont les monades et là où elles ne sont pas, là où elles vont et là où elles arrivent, expliquer la communication exclusivement par les relations à Dieu revient, s#ricto sensu,
à passer par % plus court chemin possible; le doublet omniprésencecomprésence ramène à zéro le chemin relationnel. Le plus court chemin d’une substance à une autre, c’est le chemin nul de chacune à
Dieu, plus le chemin nul de Dieu à Dieu, plus le chemin nul de Dieu à chacune (1). IL est impossible absolument — mathématiquement — de trouver une solution où la dépense soit inférieure. Tout à l’heure, on ne pouvait trouver un nombre inférieur à celui des points métaphysiques, maintenant on ne peut trouver une voie plus courte que nulle. On voit, deuxièmement, à quel degré la spatialité imaginaire ou symbolique rend aisée et praticable la méditation métaphysique, en permettant l’intégration du processus démonstratif de la géométrie, comme ailleurs des suites rigoureuses du mécanisme métaphysique (2). (1) On voit au passage que le principe de la simplicité des voies, ou de l’économie, n’est pas seulement observé dans le Tout, comme le calcul combinatoire l’a établi, mais aussi, dans chaque partie qui se puisse remarquer, puisqu'il s’agit, ici, de chaque monade. « Les moindres parties de l’univers sont réglées suivant l’ordre de la plus grande perfection : autrement le tout ne le serait pas » (Ph4l., VII, 272-273 : Tentamen anagogicum). On voudra bien noter que notre démonstration, passant d’abord par le nombre, ensuite par la « voie », suit le mouvement leibnizien qui demande, en premier lieu, de maximis et minimis quantitatibus, puis de formis optimis (cf. COUTURAT, op. cil., 229 et 577-581). (2) «… ex his mirifice intelligitur, quomodo in ipéa originatione rerum Mathesis quaedam divina seu Mechanismus Metaphysicus exerceatur, et maximi determinatio habet locum. » Pil., VII, 304.
LE
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Le « faisceau » de l’harmonie est tel que son sommet est omniprésent et que ses lignes relationnelles sont de longueur nulle : autrement dit, 47 est centre partout et circonférence nulle part. Voici une intuition difficile, mais accessible, du lieu spirituel réel, non mesurable et non divisé : a fortiori, ce lieu est-il traversé de chemins à distances nulles,
ut ita dicam (1). Ramener l’harmonie à ce schéma qui, désormais, dépasse l’imagination, explique alors, en rigueur, pourquoi Leibniz dit indifféremment que Dieu est cause de l’harmonie, que l’harmonie est une émanation de Dieu, ou que l’harmonie, c’est Dieu même (2) : il s’agit, dans les deux cas, d’un sommet-centre, partout présent, à
circumrelations de longueur nulle. La même
structure de pensée
vaut pour l’un (Dieu) et pour l’autre (l’harmonie). Nous sommes ainsi passés de l’imaginaire au réel, de l’espace à sa condition, de la géométrie à la métaphysique (3). Dès lors, dans la réalité, le schéma, difficile à intuitionner, de la communication universelle n’est constitué,
ab origine, que par l’opération divine, qui se produit dans l’absence
de
temps
(éternité,
préétablissement),
l’absence
de
situation
(essence) (4), le zéro de la mesure (comprésence), le zéro de la distance (immédiateté), l’impossibilité de la division (spiritualité). Non seulement la géométrie démontre, sur le schéma, épuré de l’imagi-
naire, le caractère minimal du chemin, mais l’épuration de tous les éléments spatiaux amène à l’idée que Xe caractère minimum de toutes ces déterminations est constitutif, dans la réalité des choses, du monde contingent, (x) Ce qui, pour Leibniz, est une manière de dire, est, pour nous, désormais, intuitif. (2) Dieu est harmonie : Confessio, éd. BELAVAL, p. 29 et hassim. Il est son siège :
Théodicée ; Phil., VI, 40-42. Émanation : GRUA, Inédits, pp. 580-581. Textes nombreux et groupés sur ces questions : GRUA, Jurisprudence universelle, pp. 329-330.
Cf. GUÉROULT, Dynamique, p. 17. (3) Ce dépassement du schéma spatial n'a pas écarté la possibilité de démonstration, nous l'avons vu ; mais il n’a été effectué que par la suppression de toutes les caractéristiques spatiales (4) Phil., VII, 365.
(situation,
mesure,
distance, longueur,
divisibilité).
TABLES HARMONIQUES
459
tel qu’il nous apparaît, espace et temps (1). Autrement dit, il y a deux mouvements : l’épuration du spatial, par suppression complète de ses déterminations propres, mouvement qui va de la géométrie à la métaphysique, en laissant invariante la contrainte de la démonstration; d’autre part, la constitution du monde qui va de tous les zéros de détermination à la communication complète des substances. Or, la constitution du monde de la pluralité conspirante, à partir de ces absences de détermination, c’est, strictement, #re création ex
nihilo où a minimo. Non seulement l’harmonie préétablie est, dans l’imaginaire, la solution du plus court chemin, non seulement elle est, dans le réel, la constitution la plus simple, mais, par la raison mathématique que la simplicité des voies est une voie lle, elle est
isomorphe à l’origine radicale, elle est la Création même. Le modèle mathématique du ex #ihilo est la constitution « #ullo (2).
xx La thèse de l’harmonie préétablie peut être exposée, telle qu’on la trouve dans la Théodicée, les Nouveaux Essaïs, les articles et opuscules. Elle peut, aussi, être expliquée : or, toute explication, en bon leibnizianisme, doit être démonstration et calcul. Pour faire cesser la dis-
pute, il faut intégrer la philosophie dans le calculable. Or, comme la thèse en question est la pièce maîtresse de la constitution du monde,
elle est soumise au domaine de la nécessité morale, que dominent le principe de raison et ses diverses spécifications : économie, simplicité, maximum et minimum, etc. C’est dans ce cadre qu’il faut l’amener au calcul. Alors, la combinatoire doit référer ses résultats au plus ou
moins grand nombre, et la géométrie au plus ou moins long chemin, (1) En effet Dieu, hors le temps et l’espace, fait leur réalité, hors de tous les situs, les constitue ; hors la distance, la mesure, la divisibilité, les rend possibles ;
le tout, par une opération essentielle, immédiate, non située, etc. (2) Même intuition dans les textes sur la numération binaire.
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oo
quand la démonstration s’établit ##wero et mensura. La perfection du
monde monadique, c’est le moins de dépense numérale et métrique, pour le résultat le plus fort. D’où notre calcul et notre mensuration. La thèse de l’harmonie préétablie est la plus économique, la plus simple, la plus raisonnable pour l’Architecte divin, qui ménage la place pour le meilleur édifice : cela se calcule et se mesure en termes de science leibnizienne (1). Elle est donc inévitable. Mais, en cours de démonstration, un autre résultat est apparu que l’invincibilité de la thèse. C’est sa réduction possible à d’autres thèses de la métaphysique ou de la théologie leibnizienne. D’une part, il est indifférent de dire : système monadique ou système de l’harmonie préétablie; ensuite, l'harmonie est Dieu même, son schéma
réel se ramenant à la formule centre partout et circonférence nulle part; enfin, elle est isomorphe à la création ex nibilo, à la constitution
maximorum a minimis. Selon le point de vue, suivant le niveau d’analyse, la thèse se réduit à Dieu, à la création, à la monadologie. C’est
là un exemple intéressant de ce qu’est en général une thèse dans le système leibnizien, et de ce qu’est le système lui-même. L’objet de la métaphysique, c’est l’être possible commun (2), c’est l’être analo-
gique; son armature relationnelle, c’est la liaison analogique; on atteint l’univocité par la première décision, on mathématise l’univocité par la deuxième. Selon nous, on définit assez bien le système de Leibniz en disant : wafthématisation de l’univocité. En d’autres termes,
ou pour quitter la terminologie des scolastiques, en adoptant le vocabulaire contemporain, il s’agit d’un système d’isomorphies continuées : cela rend compte en rigueur de la conspiration universelle. (1) D'où l'on voit que les causes finales jouent aussi bien dans l’utilisation de l'organon géométrique, ce que l’on savait (GUÉROULT, op. cit., pp. 215 sqq., et Suzanne BACHELARD, in Thalès, 1958, pp. 3-36), que dans l’utilisation de la combi-
natoire ou de l’arithmétique, (2) GRUA, Jurisprudence in Math.,.V, 13.
universelle,
pp. 25
sqq.
Cf. De Arte Combinatoria,
TABLES HARMONIQUES er TR
461 A)
On passe, alors, du monde de la communication des substances et de
leur entr’expression, au système théorique du consentement des thèses et de leur interréduction. L'ordre ne compte pas, ou plutôt, une multiplicité d’ordres est possible, puisque chaque thèse exprime le même, sous divers points de vue, sous divers aspects : c’est, d’ail-
leurs, ce que Leibniz répète en tous lieux, à temps et à contretemps (1). Dieu est l’harmonie, il est son siège, sa cause; elle est lPémanation
de Dieu, son opération,
son action créatrice; elle est
le tissu dont sont unies les monades, elle est la monadologie même. Par son contenu, la thèse du préétablissement harmonique est moralement nécessaire : le contraire impliquerait imperfection; il n’y a aucun paradoxe à démontrer cela #ore mathematico. Par sa nature formelle de thèse du système, elle est un moment de l’itération du même;
elle est métaphysiquement nécessaire, selon le principe d’identité. Isomorphe à Dieu même, elle est aussi indubitable que Lui (2). II. —
L'ART
DES
REGISTRES
ET TABLATURES
(Ap£oxw) Leibniz n’a jamais dépouillé le terme harmonie
de son sens
musical traditionnel. De la Theoria motus abstracti de 1671 au dernier Écrit contre Clarke, qui date de l’année même de sa mort, 1716, les références à l’harmonie musicale sont coutume dans l’œuvre philosophique : comparaisons du mal et de la dissonance, fusion de la (x) Phil., V, 413. « De la doctrine des substances en commun dépend la connaissance des Esprits et particulièrement de Dieu. » Donc, la métaphysique précède et fonde la théologie. Quelques lignes plus bas : «… la Théologie naturelle. contient
(4 êù " È historique énigme (Une BLONDEL (2) D'où l’on voit l'arbitraire du jugement de
tout à la fois la Métaphysique et la Morale. »
le Vinculum substantiale, Paris, 1930, p. 39), pour qui la thèse de l'harmonie préétablie est un «artifice » d'imagination «infiniment fragile », une «invention destituée de tout contrôle possible ». Au contraire, il existe un contrôle, au sens leibnizien du terme, une marque, un établissement, à savoir, la démonstration numero et mensura.
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1
douleur et du péché dans la consonance universelle, brusques chutes de musique, métaphores du chœur et de l’orchestre où chacun suit indépendamment une partition préétablie, etc. (1). Certes, on ne rencontre pas, chez lui comme
chez Mersenne,
de théorie achevée de la musique, ni d’esthétique, au sens de critique d’art : la musique nous charme par une ordonnance numérale que nous n’apercevons pas (2), restriction faite du « je ne sais quoi » des Méditations. X] a, toutefois, laissé quelques travaux d’acoustique assez originaux, par rapport aux ouvrages des contemporains, Mariotte, Perrault, Du Verney (3) : on y retrouve, en effet, les notions
familières d’élasticité, de propagation, d’expression. Le son est une trépidation des corps élastiques, se communiquant, par le milieu de l’air ambiant, aux autres corps « tendus », en particulier à ceux qui sont howotones (4) à la source sonore. Imitation ou résonance, il
y à là un excellent exemple d’expression : pour que les corps, à l'émission et à la réception, vibrent ensemble, il faut qu’il y ait entre eux une similitude, une analogie de comportement, pour ce (1) Theoria, etc. ; Phil., IV, 238. Confessio philosophi, 29, 51 ; GRUA, t. I, 320, 271. De Rerum Originatione.…, trad. SCHRECKER; in Opuscules, 90 ; Phil., IV, 549-551. P.N.G., 17. À Clarke; Phil., VII, 401. À Arnauld, avril 1687 ; Phil., IX, 95. Théo-
dicée, 181; Phil., VI, 223. (2) Discussion de cette définition i#7 SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et Représentation, III, 52, éd. Roos, Presses Universitaires de France, 1966,
pp. 327 sqd. (3) GERLAND, op. cit., Akustische Arbeiten, p. 11 : « De soni generatione, propagatione, et expressione in organo mechanice explicatis » ; p. 16 : « Cogitationes novae quomodo formetur sonus et per aërem propagetur atque in organo exprimatur », p. 27, etc. Cf. abbé Edme MARIOTTE, Essai sur la nature de l'air, 1676 ; PERRAULT, Du bruit, in Œuvres diverses de physique et de mécanique, Leïide, 1721, t. II ; DU VERNEY, Traité de l'organe de l'ouïe, Paris, 1683. (4) GERLAND, 1bid., p. 27 (trad.) : « Tout ce qui sonne tremble. Tout ce qui tremble communique la même trépidation à l’air et aux corps tendus, mais qui sont le plus homotones. Les oreilles sont munies d’un artifice de la nature tel qu’elles sont homotones à tous les corps dont nous percevons le son. L/oreille
exprime les sons des corps et les imite. » Le terme homotone est utilisé dans le Philèbe, 17 b-c, où PLATON distingue le ton grave, le ton aigu et le 66tovov.
TABLES
HARMONIQUES
463
qui concerne la trépidation; être homotone, c’est la manière acoustique d’être homologue (1). Il en est de même pour le transport de la vibration, c’est-à-dire pour le milieu aérien, qui doit être universellement homotone : là aussi, le plein est supposé. Ainsi encore s'explique laudition : l'oreille est construite — en elle-même — de sorte qu’elle est homotone aux corps qu’elle entend. Cela implique l'existence de sons subliminaires ou hétérotonaux. Dès lors, l’expression est bien générique, la perception en est une espèce, l’audition en particulier : le son est exprimé dans l’organe de l’ouïe. Mais, comme le réquisit de cette relation expressive est le type du comportement individuel de chaque corps, sous le point de vue de la trépidation, l'explication mécanique de l’audition rejoint le schéma général de Pharmonie, au sens de l’harmonie préétablie. Chaque corps suit sa propre loi; sa tension ou son élasticité impliquent une manière A
particulière de trembler : il vibre donc, avec son voisinage, proche ou lointain, selon tel préétablissement homotonal. L’homotonie est
une espèce d’harmonie (2). Il est remarquable que Leibniz donne (1) Il y a de plus, ici, un modèle fidèle de la théorie de la communication des substances : tout se passe, dans cette communication, comme si les monades étaient homotones entre elles. Par conséquent, la musique peut être un langage, comme l’affirment les Nouveaux Essais, III, I, 1; Phil., V, 254. Aussi, la monade est-elle un écho. À des Bosses, 29 mai 1716; Phil., II, 504. (2) On sait seulement depuis Fourier que la composition de plusieurs mouvements périodiques est un mouvement également périodique. LEIBNIZ n’a découvert ce principe que dans les séries numériques, et, en particulier, dans les développements de la numération binaire. Cf. Demonstratio quod columnae serierum.… sint periodicae (1701) ; Math., VII, 235-236 : Summatricem seriei periodicae esse periodicam. La théorie physico-mathématique des cordes vibrantes est postérieure à cette découverte purement arithmétique, et, bien entendu, indépendante d’elle. Cependant, la théorie leibnizienne de l’élasticité met en jeu un transport vibratoire
mathématisable
grâce aux séries : « Tous les corps sont élastiques parce qu’ils
baignent dans l’éther qui traverse leur matière discontiguë. Cette circulation interne tend à séparer les parties constitutives du corps, dont la forme ne se maintient que par la pression compensatrice du milieu. Lorsqu'un choc déprime cette forme, l'impetus de la percussion s’y amortit de proche en proche, de partie discontiguë en partie discontiguë, jusqu’à un dernier conatus où il s’évanouit. On peut symboliser
464
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immédiatement de ce type d’expression des analogies, où l’on retrouve les images favorites du monde harmonique, vision perspective ou diffusion des ondes dans l’eau; car la propagation sonore est comparable aux communications hydrauliques ou optiques : « Les fluctuations de l’eau doivent plutôt être comparées au vent dans Pair qu’au son.….; pour produire un son sensible, il est besoin d’une multiplicité de vibrations répétées; de même, pour voir quelque point sensible, il est besoin d’une multiplicité de rayons, comme pour voir le sommet d’une montagne qui ressemble à un point » (x).
Pour passer du subliminaire au perçu, il faut une multiplicité d’itérations de petites perceptions; d’autre part, la source sonore communique autour d'elle les vibrations répétées, comme les rayons se diffusent dans le cas du faisceau ponctuel, comme les cercles d’ondes se propagent autour du point d'impact de la pierre jetée à l’eau : voici bien les schémas élémentaires de l’harmonie. L’analogie optique est reprise dans les Tables de définitions publiées par Couturat; y sont décrits quelques instruments de musique (2) et définies les qualités sensibles correspondant à l’audition (3) : « Un son bien entendu ce premier processus par une série convergente. Or, la circulation interne de l’éther qui tend à séparer les parties du corps lutte du même coup contre la compression qui les rapproche. D’où le deuxième processus qui parcourt à rebours la série et qui la développe dans le sens de la divergence, du conatus à l’impetus jusqu’au rétablissement de l’équilibre, » V. BELAVAL, Les premières animadversions de Leibniz, in Mélanges Alexandre Kayré, p. 44. C’est nous qui soulignons. Sur tous ces points cf. la correspondance avec Mariotte (1673) et avec Claude Perrault (1676). (1) GERLAND, op. cit., p. 27 (trad).
(2) Opuscules…, p. 470. Définitions de l'orgue pneumatique (cf. infra sur cet instrument et le De Arte Combinatoria), de la lyre, pandore (luth à trois cordes), tambourin, trompette, cloche et son battant (pistillus).
(3) Zbid., p. 489 (trad.) : « Le son articulé est celui qui peut être écrit ou qui peut se résoudre en lettres. Jnarticulé, celui qui ne peut l'être. Le {on est la grandeur du son selon l’aigu et le grave, c'est-à-dire la vélocité ou la tardivité de la vibration qui le produit. 11 peut aussi être fort ou faible, selon la grandeur, comme un coup peut être plus fort, quoique la vélocité des vibrations soit la même et qu’il ne soit ni plus ni moins aigu. Ainsi voyons-nous qu'une même corde, frappée d’un coup
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HARMONIQUES
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est clair (1); dans le cas contraire, il est obscur. » Les Meditationes le disent assez, le clair est le reconnu. Mais, ici, est, de plus, définie
cette consonance qui, partout ailleurs, est l’image princeps du meilleur des mondes
: « Il y a consonance entre deux sons, lorsque la
proportion est simple entre les battements (ic#um), soit double, sesquialtère », etc. D’où l’on voit que la musique nous charme par les nombres, et que l’harmonie du monde est proportion numérique : la consonance se réduit à la simplicité d’un rapport arithmétique; mieux encore, elle est une série de proportions simples, telles que deux, trois-demi, etc., c’est-à-dire la série harmonique du Timée (2). Lorsque, plus fort ou plus faible, rend le même son, tant que demeurent identiques sa longueur et sa tension », etc. Nous distinguons désormais la fréquence et l’amplitude. Soulignons au passage la réduction du son significatif (ou expressif) à la caractéristique littérale. (Cf. N.E., IIT, I, 1 ; Phal., V, 253-254.) Développement semblable dans PLATON, Philèbe, 17 a-c. (1) Parallèle entre la composition des couleurs et l’audition musicale : Extrait du dictionnaire de M. Bayle, etc. ; Plhul., IV, 550-551. Sur la nature combinatoire commune des compositions chromatique et acoustique : comparer De Arte Combinatoria ; Math., V, Usus IV, p. 23, et 1bid., Usus XII, in fine, pp. 52-53 ; cf. Meditationes de cognitione, où le paradigme de la composition des couleurs est utilisé pour distribuer la connaissance en obscure, claire, etc. (2) Timée, 35 b, c : « Ensuite, il a pris une seconde portion double de la première ; puis une troisième égale à une fois et demie la seconde et à trois fois la première », ctc. On sait que sesquialtère est équivalent à une fois et demie. Cf. RIVAUD, Introduction au Timée, éd. BUDÉ, pp. 43 sqq. Le lecteur voudra bien corriger les nombreuses erreurs arithmétiques de cette notice, en particulier celle qui porte sur la séric; Rivaud regrette que les termes y soient intervertis ; alors qu’il faut lire la séric :
CS 2
4
QUDnEnEN 8 277
et que, si l’on poursuivait, tous les termes seraient intervertis au sens de Rivaud (16 après 27 et ainsi de suite). I/intervalle 2/1 est dit harmonique ; quant à la ratio sesquialtera où À6Yos N16ALG, on la retrouve, avec la même suite, dans le Phédon
(105 a) et le Théétète (154 c). Toute moyenne harmonique ou encore
x b
Es
s'écrit 1/a + 1/b := 2/x
a]b (nouvelle erreur dans RIVAUD, 1bid.), c'est-à-dire x —
2 ab
FNAEN De Lorsque Leibniz parle de son triangle harmonique, il faudra se souvenir qu’une moyenne harmonique est un inverse, somme de deux inverses, au coefficient près.
466 donc, l’harmonie,
LE comme
SYSTÈME
thèse métaphysique,
DE
LEIBNIZ
est décrite comme
consonance musicale, il s’agit à peine d’une comparaison, tant l’exprimant est fidèle à l’exprimé. Le monde, nous le savons, est une série, la meilleure possible; il est, en outre, une série complète. Or, dans la tradition pythagoricienne et celle du Théérète, du Philèbe
et surtout du Timée, harmoniser la suite primitive revient à remplir ou compléter ses intervalles par médiétés arithmétiques et harmoniques. Le résultat de cette opération est précisément la consonance (ouupovix) des intervalles de la suite et leur accord. On sait comment Képler à poursuivi la tradition et comment, chez lui, l’harmonie musicale et arithmétique est constitutive du monde planétaire (1), comme s’il avait découvert quelque haute synthèse entre les suites atithmétiques du Timée et sa théorie des polyèdres. Peu de choses manquent, chez Leibniz, de cette tradition : ni l’homotonie, encore moins la série et la complétion, ni la ouupuwvix ou consonance, ni le rapport harmonique défini en rigueur arithmétique, ni la référence de ces notions à l’ordre du monde. La meilleure série possible est la série harmonique, c’est-à-dire la série consonante, définie comme la suite des rapports double, sesquialtère, etc. La meiïlleure série — moralement parlant — est exprimable au moyen d’intervalles musicaux, de proportions arithmétiques simples. On le sait par ailleurs : l’harmonie est proportion (2). Finalement, les termes acoustiques, musicaux et leur description arithmétique, forment un ensemble qui correspond de manière expressive au système leibnizien dans ses grandes lignes : l’audition — obscure, claire — et son support homotonal est une image simplifiée de la connaissance, (1) J. KÉPLER, Opera omnia, éd. Ch. FRISCH, Francfort, Erlangen, 1858-1801, t. V, Harmonices Mundi, analysé in KOYRÉ, La Révolution astronomique, Hermann, 1961, pp. 328-362 (ainsi que l’Epitome astronomine Copernicanae). LEIBNIZ cite le livre II des Harmonices Mundi dans le De Arte ; Math., V, 34. (2) GRUA, Inédits, I, 12, Confessio 26. « Ubi varietas est sine ordine, sine proporiione, nulla est harmonia. »
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HARMONIQUES
467
au même titre que les analogies optiques et lumineuses (1) ; la propagation des tremblements sonores est une projection régionale des relations expressives; l’harmonie et la consonance musicales forment un modèle fidèle du monde le meilleur. Là encore, il est possible de constituer une sorte de dictionnaire qui permet le passage, sans transformation notable des raisonnements, du langage universel de la métaphysique au langage particulier de la musique, et inversement. Les projets de langue universelle établissent techniquement ce dictionnaire (2). Exprimer les lois de l’optimum par celles de l’accord parfait, préparé parfois, ou rendu plus exquis par une dissonance, ramène, d’une certaine manière, l’ordre moral à la considération de certaines
séries arithmétiques : l’ordre du choix divin est celui de la prévalence de la meilleure série. Cette considération rend possible le dictionnaire en question. À ce type de réduction, le commentaire oppose volontiers le départ d’une législation morale et d’une légalité mathématique. Néanmoins, le terme harmonie désigne proprement, dans les écrits scientifiques, une ordonnance sérielle, voire un tableau de suites combinatoires réglées par une loi. Le De vera proportione cireuli (3), par exemple, se termine par une syropsis de séries infinies (1x) Cf. Théodicée, Disc. Prél., 44, JANET, II, 56-57 : « Si nous étions capables d'entendre l'harmonie universelle. nous verrions… que ce que Dieu a fait est le meilleur. J'appelle voir, connaître par les causes. (On ne peut demander qu’il n’y ait plus) de songes ni de déceptions d’optique. » (2) COUTURAT, Op., 277-280. (3) Math., NV, 118-122. De vera proportione circuli ad quadratum circumscriplum in numeris rationalibus expressa, publié aux Acta Eruditorum de Leipzig, 1682. La série (— 1) _—
est jugée d’une grande beauté (1bid., p. 88). Parallèlement :
« Comme les incommensurabilités ne permettent point qu’on puisse garder une entière exactitude, il faut des équivalences commodes, et il y a du génie à les trouver. Notre esprit cherche le commensurable même le plus simple, et il le trouve dans la musique, sans que les personnes qui l’ignorent s’en aperçoivent » (Lettre à Henfling, s. d., entre 1704 et 1709, citée par BARUZI, in Revue philosophique, 1946, p. 406, n. 3).
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LEIBNIZ
reliées entre elles par des relations simples, tableau dont il est dit : « placet totam harmoniam oculis subjicere »; de même, est harmonique le tableau des modes du syllogisme catégorique, au De Arte Combinatoria (1). Avec ou sans la référence musicale, on est ramené aux séries et à leur ordre, ce dernier n’étant pas autre chose qu’une application de la combinatoire. Cette application ne signifie pas que la réduction proposée revienne à une quantification. Au contraire, la combinatoire est un calcul dont les usages portent aussi bien sur le quantifiable que sur le ron-quantifiable, où, du moins, sur ce qui n’a pas été jugé jusqu'alors
propre à #ne mesure. Le De Arte Combinatoria témoigne d’une telle préoccupation, dont les exemples portent sur les nombres certes, mais aussi sur les cas de jurisprudence, les éléments des corps au sens de Hobbes, les formes du syllogisme, les types de dichotomie,
les arbres généalogiques, les dispositions qualitatives des figures de l’espace, voire la poétique latine; ce texte de jeunesse est le premier
acte du projet jamais abandonné de wesurer le non-mesurable, d'établir une logique de la qualité. Cela nous ramène à la musique : nous l’avons dit, Leibniz n’a pas écrit d’acoustique, c’est-à-dire de métrique de la hauteur ou de l’intensité du son; ce qui l’intéresse, outre la théorie
de la propagation et de la consonance, c’est la variété des qualités musicales, et donc la computation des genres de musique que peut inventer un compositeur : là aussi, le terme variation aurait un double sens. À la quatrième Application des problèmes I et II du De Arte (2), il est question des orgues pneumatiques, définies plus haut : « On appelle Registre dans les Orgues Pneumatiques
(1) Math., V, 30 : « Ignota hactenus figurarum harmonia detegitur.… » ; ibid., 34 : CHarmoniam mundi et intimas constructiones rerum seriemque formarum una complectitur » (la doctrine combinatoire, bien entendu). (2) De Arte Combinatoria ; Math., V, 23, ERDMANN, p. 13, col. 1 ; cf. aussi 5bid., pp. 68-60.
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HARMONIQUES
469
une sorte de cheville (1) dont l’ouverture fait varier le son, non pas du point de vue de la hauteur ou de la mélodie, mais en raison du tuyau, de telle sorte qu’il produit tantôt le tremblant, tantôt le
nazard, etc. Les facteurs récents ont trouvé plus de trente tels registres. Soit donc, dans un orgue quelconque, douze registres simples seulement,
je dis qu’il y aura
jusqu’à 4095
registres en géné-
(1) Ce texte serait à peu près intraduisible si l’on ne disposait de l'ouvrage monumental de MERSENNE, Harmonie universelle, Paris, 1636, Éd. du C.N.RSS., 1963, 3 vol. Nous traduisons ansula par cheville, selon le Livre VI (Des Orgues), t. IIL, p. 311 (on aurait pu dire clef, tiroir, boucle, 1bid., 315) ; tremebundus par tremblant (1b14., 316, 372, corollaire) ; stbillans par nazard (:bid., 374, corollaire II) et canal par tuyau (passim, mais MERSENNE dit aussi canal, 1bid., 314). Cf. Ludwig HELMUTT ; Marin Mersenne und seine Musiklehre, Berlin, 1935 ; R. LENOBLE, Marin Mersenne ou la naissance du mécanisme, Vrin, 1943, pp. 482 et 522. De même: W. 1, SUMMER, The organ, its evolution, Londres, 1952 ; C. ELis, Orgelwôrterbuch, Mayenne, 1949 ; Norbert DUFOURCQ, Esquisse d’une histoire de l'orgue du XIII au XVIII siècle, Paris, 1935. MERSENNE donne, d'une part, une acoustique expérimentale et métrique (cf. Livre III, prop. 12 à 17, t. I, pp. 184 sqq.), mais applique aussi les principes de la combinatoire au même problème que celui qu’énonce Leibniz (t. III, pp. 372 sqq.). La graphie : com 2 natho, com 3 natio, etc., adoptée au De Arte n’est pas originale, puisque Mersenne écrit « conbiner », « conterner », « conquaterner », etc. Les tableaux de combinaisons (t. II, p. 145 — triangle dit de Pascal ou table Aleph du De Arte) présentés dans l’Harmonie universelle sont les mêmes que ceux du De Arte, et MERSENNE a conscience de la généralité de la méthode puisqu'il en propose (1bid., 374) de nombreuses applications à d’autres matières que la musique. Certes, Leibniz connaissait Mersenne mais, il n’y a pas de trace chez lui d’une lecture de l’ Harmonie précédant 1666, date du De Arte. Il est vrai que depuis Lulle (cité par les deux textes) les techniques par combinaisons étaient fort répandues en Europe. Par exemple, le schème de la Nova algebrae promotio (Math., VII, 179), la figure initiale du De Arte (Math., V, 7), comme les tableaux triangulaires ou circulaires de l'Harmonie (t. I, p. 136, et t. II, p. 165) se trouvent dans l’Ars Magna de LULLE. Sur ce point, cf. GARDNER, Logic machines and diagrams (trad. GHEZZI, Dunod, 1964), pp. 11, 12, 18, etc., et bibliographie p. 30, et COUTURAT, op. cut., p. 541 sqq. Sur le triangle de Pascal, COUTURAT se trompe (1+bid., p. 36) car cette table était non seulement connue de Mersenne, mais aussi de STIFEL, Arithmcetica integra (1543), de Tartaglia, de Stevin et de Hérigone. 1} est impossible que Pascal n'ai pas pris connaissance du fameux triangle, dans l’'Harmonie universelle, dont le
Sixième Livre, des Orgues, est précisément dédicacé à son père (III, 309) : MERSENNE en fait une application expresse à la théorie des jeux (II, 145). À signaler que le Traité du triangle a été composé en 1654 et que l’Harmonie date de 1636.
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LEIBNIZ
ral — nombre de complexions simples de douze choses, par la table Aleph — (1), matière à variation pour un grand organiste, selon
qu’il ouvre peu ou beaucoup de chevilles, tantôt celles-ci, tantôt celles-là, simultanément ». Le calcul, on le voit, est le même
que
chez Mersenne : il consiste à établir le nombre de combinaisons possibles de douze jeux entre eux, ce qui ne saurait offrir de diffculté. La richesse de l’instrument croît avec le nombre de jeux simples; ceux-ci se différencient, en qualité sonore, d’après la forme des fuyaux « mis en jeu » (2), hauteur et intensité se trouvant réglées par ailleurs; et donc la composition, variation ou création, suppose un choix sur un clavier de possibles associés, dissociés, introduits ou exclus. Il est remarquable que le clavier sur lequel le calcul s’effectue ne soit pas celui des intervalles ou des hauteurs chromatiquement répartis, mais celui que constitue l’ensemble des jeux qualitativement distingués. Ici, la musique nous charme par le « je ne sais quoi », avant de le faire par les nombres. Il ne s’agit donc pas de mesures acoustiques, ni de contrepoint, mais d’organisations ou de variétés différenciables autrement que so/o numero, comme la palette des combinaisons colorées dont parlent les Meditationes et le De Arte lui-même. La combinatoire s’impose ici comme une logique de la qualité; et Dieu ne créera pas le monde d’une autre manière que le « grand organiste » du De Arte « calcule » ses choix de registres composés (3). Et si Dieu à créé ainsi, ainsi est le monde créé. Pour une philosophie des automates spirituels, un tel paradigme
ne cesse pas d’être suggestif. Si le monde est un orgue immense à jeux partout différenciés, l'animation est explicable comme l’admission de l’air en ses multiples canaux : l’ordre des causes efficientes est prévu par le facteur qui a dessiné et construit l’architecture des (1) La table Aleph est précisément le triangle dit de Pascal. (2) De même : « L/eau se ressent toujours un peu de son « canal
» » (Phil., IV, 550). (3) Leibniz n’abandonne pas le langage combinatoire appliqué à la musique :
A di Tschirnhaus, mai 1678 ; Math., IV, 460.
TABLES
HARMONIQUES
circulations et communications,
471 l’ordre des causes finales est suivi
par le compositeur qui exploite la machine pour la plus belle harmonie. Qu'ils conspirent entre eux, quoi de plus évident ? Mais alors, ne faut-il pas conclure au panthéisme et à l’âme du monde? Ne faut-il pas admettre la croyance « en un seul esprit, qui est universel et qui anime tout l’univers et toutes ses parties, chacune suivant sa structure et suivant les organes qu’il trouve, comme un même souffle de vent fait sonner différemment divers tuyaux d'orgue » (1)? L’orgue pneumatique serait l’automate modèle de la spiritualisation de l’univers, de la pneumatologie des organes. Construits comme des registres, les corps organiques sont différents par leur forme structurale, mais le souffle qui les anime est unique; ainsi participent-ils à une seule âme, immortelle parce que commune, les âmes singulières étant sujettes à extinction, comme s’évanouit le son lorsque l’air se retire et retourne à la masse aérienne qui les baigne comme un milieu (2). Ainsi pensent les Averroïstes et tous autres monopsychites, qu’il ne reste « que l’entendement actif, commun à tous les hommes. et qui doit travailler partout où les organes y sont disposés, comme le vent produit une espèce de
musique, lorsqu'il est poussé dans des tuyaux d’orgue bien ajustés » (3). Cette doctrine à laquelle concourent les péripatéticiens et
stoïciens, les spinozistes et les adeptes du quiétisme est une pure extravagance, « le système de l’harmonie préétablie est le plus (1) Considérations sur la doctrine d'un esprit universel (1702), ERDMANN, p. 178, col. 1, et 179, col. 2. Soulignons les rapprochements anime-souffle et organe-tuyau
d'orgue, imposés par la sémantique. Naudé et quelques péripatéticiens.
Le texte
attaque
Spinoza,
les quiétistes,
(2) Sur le milieu : Phil., IV, 550 in fine. (3) Dis. de la conformité, etc., $ 7 sqq.; JANET, II, 33 sqq. (1710). Là aussi, comme dans le texte précédent et ailleurs, l'analogie hydraulique coexiste à l’analogie sonore : l'esprit universel, ou l’entendement actif commun est un océan, aussi
bien qu’un milieu aérien. La différenciation du souffle en souffles particuliers est suivie de l'analyse de l'Océan en gouttelettes. Sur Dieu, âme du Monde
: GRUA,
Inédits, I, 23, 37, 67, 558 ; Plul., VII, 151, ERD., 443, etc., et GRUA, J.U., 327-329.
LE
472
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
capable de guérir ce mal » : car, enfin, il suffit d’analyser en précision « cette comparaison fort clochante du souffle qui anime les organes de Musique. ou fait sonner diversement de différents tuyaux », pour apercevoir qu’elle « flatte l’imagination, mais qu’elle n’explique rien, ou plutôt qu’elle insinue tout le contraire. Car ce souffle universel des tuyaux n’est qu’un amas de quantité de souffles particuliers, puis chaque tuyau est rempli de son air, qui peut même passer d’un tuyau dans l’autre, de sorte que cette comparaison établirait plutôt des Âmes particulières et favoriserait même la transmigration des Âmes d’un corps dans l’autre, comme l’air peut changer de tuyau ». A la réciproque de la combinatoire, mais de manière identique, l’analyse laisse subsister les qualités particulières, ici l'existence des âmes singulières, mieux, elle les met en évidence,
de sorte que le souffle universel, ou l’âme du monde, ne seraient qu’un agrégat innombrable et non substantiel « d’actifs particuliers ». Et donc, à chaque jeu, à chaque organe, la « structure de sa matière »
et la qualité discernable —
autrement que s0/o numero —
de son
animation. Dans les régions de l’harmonie musicale — analogiquement, de l’harmonie mondiale — synthèse et analyse, c’est-à-dire combinatoire et différenciation, concourent à la logique de la qualité.
Reste à savoir ce qui se passe, pour l’âme même, c’est-à-dire pour V « automate immatériel » (x). (1) Plul., IV, 549 : « Automate immatériel dont la constitution interne est une concentration ou représentation d’un Automate matériel, et produit représentivement (sic) dans cette Ame le même effet. » (Sur la tablature et les notes de musique, de même, 564). L'exemple de l’animal musicien se trouve dans BAYLE, Dictionnaire historique et critique (4° éd.), t. IV, art. « rorarius », note L, VIII, p. 87) ; il est fréquent à la fin du xvrrt siècle, par exemple chez Claude PERRAULT : « J’avertis que j'entends par Animal un être qui a du sentiment, et qui est capable d’exercer les fonctions de la vie par un principe que l’on appelle âme ; que l’âme se sert des organes du corps, qui sont de véritables machines, comme étant la principale cause
de l’action de chacune des pièces de la machine ; et que bien que la disposition, que ces pièces ont à l'égard les unes des autres, ne fasse guère autre chose par le moyen de l’âme que ce qu’elle fait dans les pures machines, toute la machine
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HARMONIQUES
473
Il suffit qu’on se figure un chantre d’Église ou d'Opéra gagné pour y faire sa fonction de chanter; et qu’il trouve un livre de Musique où il y ait pour les jours et les heures marquées les pièces de Musique ou la Tablature qu’il devra chanter. Ce chantre chante à livre ouvert, ses yeux sont dirigés par le livre et sa langue et son gosier sont dirigés par les yeux, mais son âme chante pour ainsi dire par mémoire, ou par quelque chose équivalente à la mémoire; car puisque le livre de Musique, les yeux et les oreilles ne sauraient influer sur l’âme, il faut qu’elle trouve par elle-même, et même sans peine et sans application, et sans le chercher ce que son cerveau et ses organes trouvent par l’aide du livre. C’est parce que toute la tablature de ce livre ou des livres qu’on suivra successivement en chantant, est gravée dans son âme virtuellement dès le commencement de l’existence de Pâme; comme cette Tablature à été gravée en quelque façon dans les causes matérielles avant qu’on est venu à composer ces pièces et à en faire un livre. Mais l’âme ne saurait s’en apercevoir, car cela est enveloppé dans les perceptions confuses de l’âme, qui expriment tout le détail de l’univers. Et elle ne s’en aperçoit distinctement que dans le temps que ses organes sont frappés notablement par les notes de cette Tablature... J’ai montré ailleurs que la perception confuse de l’agrément ou des agréments qui se trouve dans les consonances ou les dissonances consiste dans une Arithmétique occulte. L’âme compte les battements du corps sonnant qui est en vibration et quand ces battements se rencontrent régulièrement à des intervalles courts, elle y trouve du plaisir. Ainsi elle fait ces comptes sans le savoir. C’est ainsi qu’elle fait une infinité d’autres petites opérations très justes. en nous donnant un sentiment clair, mais confus, parce que ces sources n’y sont point aperçues. Il faut que le raisonnement tâche d’y suppléer, comme on l’a fait dans la Musique, où l’on a découvert les proportions qui donnent de l’agrément.
On voudra bien convenir que la musique, ici, accède à la dignité d’un paradigme privilégié : elle montre en effet, derrière le filtre des petites perceptions, le rôle gsasi opératoire de l’âme, derrière le brouillard confus de lactivité (ou passivité) sensorielle, la clarté néanmoins a besoin d’être remuée et conduite par l’âme, de même qu’une orgue, laquelle quoique capable de rendre des sons différents par la disposition des pièces dont elle est composée, ne le fait pourtant jamais que par la conduite de l’Organiste ». Œuvres diverses ; Mechanique des animaux, p. 329. Sur l'alliance du mécanisme: et de l’animisme à la fin du xvrr® siècle, cf. Jacques ROGER, Les sciences de la
vie dans la pensée française du XVIIT® siècle, Colin, 1963, pp. 219-225, 230, 340-343. Le texte de Perrault (1680) est antérieur aux Considérations et à la Théodicée, où
l'image est reprise (resp., 1702 et 1710).
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LEIBNIZ
des proportions agréables; la musique est à la lettre un clair-obscur, ou plutôt un clair-confus, une occultation de l’arithmétique. Et l'âme est bien un automate (spirituel), une machine concentrée et représentative, un intégrateur de proportions. Le paradigme est privilégié, parce que le domaine musical est une région de la perception où les problèmes sont résolus, du confus de l’audition à la rigueur numérale, où l’occultation de l’opératoire est dévoilée par l’entendement (1). Il suffit alors de généraliser la solution : de même qu’il y a ici computation des battements, de même, ailleurs, il y aura combinaison de couleurs, etc., et, dans tous les cas, ces opérations
« automatiques » de l’âme sont recouvertes par le voile de l’inaperception. Plus qu’un modèle ou un cas particulier, la musique est un exemple heuristique, un index de solution pour la théorie de la perception en général. Nous revenons, par-delà la qualité, à la mesure et au nombre. Dans la communication sonore, passons maintenant du récepteur à l’émetteur. Le chantre suit des yeux sa tablature, et l’automate corporel est intégré à une chaîne de causes efficientes, qui fait mouvoir sa langue et son gosier sous la direction apparente de l’œil, en dernière instance, de la partition. On sait que, dans la réalité métaphysique, c’est l’âme qui chante et qui le fait en lisant sut la mémoire la même tablature, gravée de toute éternité; l’âme de l’auditeur chiffre sa délectation, l’ime du chanteur déchiffre sa
partie, écrite en une région d’elle-même « équivalente à la mémoire ». La tablature du lutrin est lue par l’œil en même temps — si ce terme a un sens — que la tablature de la mémoire immémoriale est lue par l’âme; plus encore, l’âme est elle-même cette partition, cette #zbxla, (1) Phl., VIL, 170 : « La Musique est subalterne à l’Arithmétique et, quand on sait quelques expériences fondamentales des consonances et dissonances, tout le reste des préceptes généraux dépend des nombres, et je me souviens d’avoir un jour fait une ligne harmonique divisée en telle sorte qu’on y pouvait déterminer avec le compas les compositions, différences et propriétés de tous les intervalles de Musique. » Ces lignes suivent un texte de perspective concernant l'ombre et la lumière.
TABLES
HARMONIQUES
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ce code écrits en armure, notes et portée, en tant qu’elle est passive; elle décode, en tant qu’elle est active, ce cryptogramme qu’elle est. Tout à l’heure, elle était automate intégrateur; ici, elle est à la fois
écriture et lecture, langage crypté (occulté) et automate décrypteur; mais tout à l’heure aussi, l’intégration des rapports n’était qu’autolecture de rapports déjà inscrits et occultés dans sa mémoire. D’un côté, l’âme est chiffre et déchiffrement; de l’autre, elle est notes de
tablature et lecture de ce qui est notable (1). Le préétablissement se réduit, dans la communication
sonore, à la convenance
double de
deux lectures : le déchiffrement de la partition et le déchiffrement de l’âme-tablature, l'intégration des rapports sonores et la lecture des rapports prégravés, d’une part, et le parallélisme de ces deux événements. Une fois encore, la vie de l’âme et des âmes se développe et s’enveloppe dans le champ de la caractéristique. Si l’âme est table ou tablature, elle est un ensemble alphabétique de signes, de notes et de chiffres, codés, cachés, confus, occultés, que, dans son effort vers la clarté, elle rend signifiants, notables, déchiffrables. L'âme est, passivement, écriture, activement, lecture. Et comme elle est expres-
sive de toutes choses — raison de la confusion — elle porte en elle, que dis-je, elle est, l’a/phabet des pensées humaines, et le solfège des musiques humaines. Déchiffrer une partition, cela n’est pas autre chose que déchiffrer sa propre mémoire. On retrouve, dans le domaine musical, l’identité, aperçue par ailleurs, du panlogisme et
du panpsychisme, catégories différentielles inventées par le commen(1) On connaît la généralité du vocable note en langage leibnizien : il ne signifie pas seulement la notation musicale, mais aussi combinatoire... et, en général, l'élément signalétique de toute connaissance. Notre comparaison entre la tablature musicale et la tabula a une valeur philosophique, mais elle est fondée sur des travaux techniques de LEIBNIZ : deux fragments de la Lingua generalis (Couturat, Op. 277-280) proposent en effet un système de traduction de tables numériques en langage musical, au moyen des intervalles. LEIBNIZ croyait que certaines langues (le chinois) étaient construites comme des systèmes musicaux de communication (PIN,
254):
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taire, mais privées de sens dans le monde leibnizien, en tant qu’on
les oppose ou tente de les allier. Séricéo sensu, elles ont la même valeur : toutes les Âmes sont respectivement le champ des éléments de la caractéristique et de l’infinité de leurs combinaisons. Il y a véritablement en moi toute la musique possible (1), gravée sur la mémoire de cet automate spirituel que je suis. x "+ Du système leibnizien, toutes choses semblent désormais exprimées dans le paradigme musical : ce dernier met en jeu les mathématiques quantitatives (rapports arithmétiques, séries), la logique de la qualité ou du non-mesurable (différenciation, combinatoire... (2)) la physique (élasticité, vibration, communication, doctrine du plein,
homotonie..), les préoccupations technologiques (des instruments (1) Comme il y a le monde entier ; or, nous l’avons déjà signalé, lorsqu'il s’agit du monde, LEIBNIZ transforme l’argument en raisonnement portant sur des signes écrits (éléments du De Rerum, ou alphabet de l’Horizon de la doctrine humaïine….). Pour qu’il y ait en moi toute la connaissance, ou toute la musique, il faut qu’il y ait d’abord leurs éléments signalétiques, comme possibles simples à combiner. Leibniz a distingué (0p., p. 489) le son articulé réductible aux lettres et le son inarticulé non réductible : dans les Nouveaux Essais (Phil., V, 254), ilimagine un langage des tons qui serait au son pur ce que le langage tout court est au son articulé. Dans ce cas, la musique perd son rôle de meilleur exemple, car le langage des mots se trouve déjà « formé et perfectionné » même par les personnes « qui se trouvent dans la simplicité naturelle ». I1 n'empêche que ce langage est possible, et que le chantre l’utilise, donc le porte en sa mémoire. Au surplus, 1l est universel, car il ne demande mi traduction, n1 dictionnaire. (2) Dans le Philèbe (17 d), au cours d’un développement qui rappelle le Timée (36 a, b), PLATON distingue, pour le langage musical, les ôLxotnuatæ ou intervalles, et les uoTNuXTX où combinaisons des premiers entre eux : les anciens appelaient
&pyovlag, accords ou harmonies, ces « systèmes » combinatoires. Un pareil procédé, ajoute-t-il, s'impose pour l'étude de toute unité et multiplicité. Qu'un système soit en définitive une combinaison harmonique de diverses séparations, quels que soient les objets sur lesquels on définit la séparation (numéraux, linguistiques, musicaux ou naturels), cette définition de style platonicien est contresignée par Leiïbniz. En retour, l’harmonie musicale est un modèle du système de l’harmonie.
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477
eux-mêmes à l’automate en général), les théories de l’expression, de la connaissance, du préétablissement, de la solitude monadique, de la perception, la pneumatologie, la constitution intime de l’âme.. La théorie directe de la consonance et de la dissonance est fidèlement expressive de la théorie du monde qu’elle qualifie : on retrouve en elle ce monde même, elle consonne avec lui, elle est structurée comme
lui, de telle sorte qu’il n’est pas impossible d’imaginer le dictionnaire auquel nous faisions allusion plus haut. Dans ce dictionnaire, le terme harmonie aurait, indissociablement, le sens platonicien, le
sens de Képler et de Mersenne, celui de l’acoustique et du contrepoint, celui enfin de la métaphysique de Leibniz. À son tour, le terme système signifie l’ensemble des isomorphismes qu’on peut définir entre plusieurs — ici, deux — domaines eux-mêmes organisés en rigueur : ce qui est le sens nouveau d’harmonie. Il y a là une nouvelle musique qui nous charme par des relations mathématiques nouvelles, de type structural. III. —
PROTOCOLE
DYNAMIQUE
(‘Apuélo) Leibniz critique dans le grand texte d’Arimadversiones, II, 40-44,
ce que Descartes nomme dans ses Principes (40-44) la troisième loi
de la Nature, étant entendu qu’on admet les deux premières depuis Képler, Galilée, Gassendi. Rappelons la troisième : « Si un corps qui se meut et qui en rencontre un autre a moins de force que cet autre, il ne perd rien de son mouvement, mais il change de détermination; il peut cependant recevoir quelque mouvement du corps qui a plus de force que lui. Si, au contraire, il rencontre un autre corps qui a moins de force que lui, il perd autant de son mouvement, qu’il lui en donne. » Cette loi est donnée par son auteur pour générale; Leibniz la donne pour « aliena non tantum a veritate, sed efiam a verisimilitndine ». M.
SERRES
16
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LEIBNIZ
oo
Comment démontrer la fausseté d’une loi générale ? En lui suscitant des contre-exemples, dont un seul suffit à la démentir comme générale : #unc contrarium evenit, non raro contra evenit, etc. Leïbniz
fait donc porter son attaque sur des contre-exemples, mais non point en ordre dispersé. Un seul, disons-nous, suffit à la critique; mais la totalité des exemples est nécessaire à l’établissement d’une loi nouvelle, et générale à son tour. Le raisonnement emprunte la deuxième voie, qui rencontre la première comme cas particulier; en d’autres termes, Leibniz énumère tous les cas de figures possibles, aussi bien ceux où Descartes triomphe que ceux où sa loi est en échec. Je veux montrer comment se réalise l’exhaustion des possibilités, et comment, pour la pratiquer, il est nécessaire de suivre la méthode dichotomique-combinatoire (1). La démonstration est plus facile, mais moins rapide aux Arimadversiones qu’en ce qui suit.
"+ L’Essay de Dynamique avait proposé, un an auparavant (1691), un schéma qui groupait également l’ensemble des cas dont il est ici question. Avant d’énoncer les lois de conservation, Leibniz écrit qu’il se contentera d’un exemple, « mais qu’on en trouvera autant dans tout autre exemple qu’on voudra choisir ». Voyons comment l’exemple est exhaustif, comment le cas concret est général, comment l’universalité est obtenue par combinaisons ou, mieux, par épuise-
ment des combinaisons possibles. (x) « Quand bien même,
en effet, il aurait été possible que dans la matière
l’action, perdue ou diminuée par un concursus (contraire), fût restaurée ou de nouveau accrue par un choc sur le corps en repos ou précédent (incursus), de façon que la compensation s’opérât toujours exactement... j'apercevais qu’on ne pouvait obtenir ce résultat par les seules lois du mouvement, de quelque façon qu'on les combindt. » Phoranomus (1689) ; GERHARDT, Archiv des Gesch. des Phil., I, p. 576, trad. GUEROULT, op. cit., 25. La proposition est soulignée par nous : elle montre
que la méthode combinatoire demeure, ici encore, le ressort de l'Ars Inveniendi. Nous allons le démontrer avec quelque détail.
TABLES HARMONIQUES a
17
479
Sur les trois axes de la figure (1), plusieurs corps sont en circulation. À se dirige vers leur point de concours, où sont en repos B et C; il les rencontre et y demeure en repos; B se dirige vers L et rencontre sur son chemin D qui fuit devant lui; C se dirige vers N et rencontre E qui vient vers lui. N’examinons pour le moment que la méthode sans nous soucier des résultats proprement dynamiques; pour ce faire, considérons les tables ou registres écrits par l’auteur : nous allons voir le caractère combinatoire du protocole expérimental. Grâce à lui, l’ensemble exemplaire est complet.
1. Types de choc :
— le choc BD est un cas d’incursus (corps doués respectivement d’une vitesse de même
sens);
— le choc CE est un cas de concursus (corps doués de vitesses de sens opposés); — le choc ABC est un cas médian, qui peut être considéré comme un z#cursus où comme un concursus, puisque B et C sont au repos. Il ne saurait y avoir d’autres types de choc.
Le cas du choc ABC peut être dit diagonal, ce qui n’est pas une manière inélégante de caractériser le diagramme : Leibniz l’appelle (1) Math., VI, 223-sqq.
Dans
GERHARDT,
fig. 22.
LE
480
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
hypothénuse. Il s’agit bien d’un schéma dichotomique : L est l’axe des éncursus, N celui des concursus, M est l’axe diagonal. Montrons qu’il le demeure de toutes les façons possibles.
2. Écrivons le registre des #asses : — dans l’ércursus (choc BD), la masse du rattrapant (prédécesseur) est inférieure à la masse du rattrapé (successeur), comme 1 € 2. C’est le cas d’infériorité;
—
dans le concursus (choc CE), la masse du prédécesseur est supérieure à la masse du successeur, et ce, dans le même rapport : 1 > 1/2. C’est le cas de supériorité; — dans le cas médian, les masses sont égales entre elles et à l’unité : cas d'égalité. L’axe M est de nouveau diagonal, pour les masses, cette fois.
Cela posé, on pourrait imaginer un cas de supériorité dans l’éncursus, et un cas d’infériorité dans le concursus : on les élimine aussi-
tôt (criblage), l’un par une raison « fortiori, l’autre par symétrie; ils n’apporteraient rien de plus à l’expérience (1). Il ne saurait donc exister d’autres cas pour le rapport des masses. 3. Considérons maintenant le registre des wifesses : — dans l’éncursus, on ne saurait envisager qu’un cas, celui où la vitesse du prédécesseur est supérieure à celle du successeur; à l'inverse, il n’y aurait ni choc, ni rattrapage. C’est naturellement le cas envisagé (1 > 1/2); — dans le concursus, comme il y a symétrie, il est indifférent de choisir l’un ou l’autre : celui-ci se déduit de celui-là par retournement. Et donc l’un suffit, comme plus haut, pour les masses; (1) Le texte des Anvmadversiones le confirme.
TABLES
HARMONIQUES
481
— dans le choc ABC, nous obtenons toutes les diagonalisations possibles : 1) avant le choc, l’une des vitesses est nulle,
2) après le choc, c’est l’autre qui s’annule, 3) puisque les masses sont unitaires, le rapport des vitesses acquises avant et après le choc est un rapport diagonal : (4/2)? — 1? + 12, La somme est vectorielle, et non scalaire,
sous peine du mouvement perpétuel (1).
Il n’y,a pas d’autres cas dans le rapport des vitesses. Nous y reviendrons. Généralisons ces remarques méthodiques en deux nouveaux registres : —
1) Pour la direction et le sens : dans l’éncursus, il y a une même direction (axe L) et un même
sens de parcours (disons positif) avant et après le choc. L’échange est positif-positif; — dans le concursus, il y a une même direction (autre que la première, axe N) et deux sens opposés de parcours (positif-négatif), avant et après le choc par échange croisé (le sens positif devient négatif,
et le négatif devient positif); — le choc ABC est encore diagonal; les directions sont multiples et différentes (axes L, M, N), et, sur elles, les sens se distribuent :
négatif sur M avant le choc, positifs sur L et N après le choc, nul sur M après le choc, nuls sur L et N avant le choc. Les
échanges pendant le choc diagonalisent bien les premiers négatif-nul
sur M
et nul-positif sur L et N; le zéro étant le
« milieu » entre le négatif et le positif. (1) C'est le cas de figure exposé dans la Lettre à Arnauld, du 28 novembre8 décembre 1686 (Phil., II, 78-80) ; cf. DUGAS, La mécanique au XVII® siècle, p. 478-480. Il est clair que la considération de mv, substitué à m |v |, suffit à donner raison à Leibniz.
LE
482
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
2) Pour les quantités en général (sauf la masse bien entendu) :
— dans l’éncursus, il n’y a que des quantités positives. Le cas de grandeurs exclusivement négatives s’en déduirait par retournement (ircursus dans le sens opposé);
— dans le concursus, il y a combinaison de quantités positives et de quantités négatives; — dans le choc ABC, il y a combinaison de quantités nulles et des deux premières. On obtient ainsi une variation complète des cas de figure et cela, sous trois rubriques : pour le calcul algébrique, d’abord, en faisant intervenir les nombres qualifiés, doués des signes + et —; au moment de la combinaison, les signes ambigus de la méthode de l’universalité (1) seront mis en évidence; pour le calcul géométrique, ensuite, et déjà pour le calcul vectoriel, puisque la variation est exhaustive en grandeur, direction et sens; enfin, pour le calcul infinitésimal, puisque sont envisagés les divers cas limites (2), puisqu'ils rentrent eux-mêmes dans les distributions : repos, cas limite du mouvement, choc ABC, cas limite du concursus et de l’incursus, nullité,
cas limite de la quantité (positive-négative), égalité, cas limite de la différence (supéricrité-infériorité), mais aussi unité, cas limite de la
pluralité. En fin de compte, le cas diagonal est diagonal pour la mesure (puisqu'il est le cas hypothénuse), pour la situation, pour la théorie vectorielle, il est aussi le cas limite pour la pensée infinitésimale; simple, au regard de la complexité des autres, il est aussi complexe (trois corps, trois directions) au regard de la simplicité des autres. Unité dans la diversité, diversité dans l’unité, le schéma
est harmonique.
Ainsi surchargés de pensées empruntées à tout
(x) COUTURAT, Opuscules, pp. 97 sqq. (1674). Vide infra (IIIE Partie, chap. II). (2) Il est donc naturel que l’Essay de Dynamique se termine par un exposé du principe de continuité et de son « expression » mécanique, la théorie de l’élasticité. Les Animadversiones (II, 40-44) font de même.
TABLES HARMONIQUES RÉ
ES
483 À
l'horizon mathématique, ce diagramme harmonique demeure un schéma logique, dichotomique et combinatoire : son apparence cartésienne fait oublier qu’il sort tout armé du De Arte Combinaforia; c’est ce que je voulais montrer. Cela dit, Leibniz calcule l’action motrice des cinq corps, désormais mobilisés, pour chaque segmentation du temps; il la trouve, naturellement, partout identique, d’où il tire les équations générales de la conservation. Mais, traçons, avant d’y parvenir, le cursus métho-
dique : des registres ou tables ont été dressés de telle sorte que le protocole fasse apparaître tous les cas possibles, ou, mieux, tous les cas différents possibles. L'efficacité de l’art combinatoire tient à ce que toute énumération s’y accomplit sans omission, mais aussi sans
répétition. On évite, d’une part, l’une des causes premières d’erreur relevées par Leibniz (1) : l’omission donne des revues partielles, et, partout, des lois faussement générales, dont le cas omis peut être un contre-exemple; on évite, d’autre part, les redondances du même :
les cas prévus sur les registres sont tous différents, discernables et distingués; ils sont autres et quasi indépendants. Tout se passe comme si les énumérations dictées par la combinatoire emportaient avec elles le principe des indiscernables : la répétition étant exclue, reste le divers partout distingué. Dès lors, l’absence d’omission implique la généralité, l’absence de répétition dans les cas énumérés donne à la loi qui en est extraite le caractère d’unité pour une multiplicité authentique, c’est-à-dire une variété en tous points différenciée. Calculer l’action motrice revient donc à combiner tous les cas (x) Animadversiones, I, 31-35 ; op. cit., p. 20 : « Errorum omnium origo… ut agamus indebitum, aut omittamus debitum, aut putemus nos egisse quod non egimus, aut quod egimus non egisse. » (Contresens dans la trad. SCHRECKER.) Nous avons vu que l’attaque de Leibniz porte sur l’omission en général : Descartes oublie de signaler des cas (contre-exemples), cas qui rendent caduque la généralité de sa loi. Il est en échec sur les deuxième et quatrième règles de sa propre méthode.
484
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
1
prévus dans le protocole, de telle sorte qu’à nouveau la somme des actions, pour chaque segmentation du temps, comporte sans omission les cinq corps du système, chacun (sans répétition) se trouvant doué d’une modalité différente d’action. Sous le rapport de la méthode, le calcul se développe selon deux pensées directrices qui sont encore des pensées de type combinatoire :
1. Leibniz est amené à ses lois par combinaison des cas prévus : la prévision n’est point arrangement finalisé, mais dispersion pure des cas possibles-différents; elle n’est pas prévision, au sens ordinaire depuis Maupertuis, elle est préétablissement, ce qui est autre chose. En termes précis, il établit sa loi (méthode des Établissements) en combinant des éléments préétablis (eu égard à l’expérience et à la loi), éléments écrits sur des tables (registres du protocole). Les registres sont des tables de préétablissement pour l’établissement. Nous retrouvons le langage du De Arte, sur un mode qui n’a jamais été abandonné par son auteur : la somme des puissances est une phrase écrite au moyen de mots conservés dans le registre-dictionnaire, ou encore elle est un mot écrit au moyen de lettres inscrites dans le registre-alphabet, registre des lettres énoncées sans omission (elles sont toutes dans l’alphabet) et sans répétition (elles sont toutes
différentes). Tout se passe comme si les tables-registres constituaient l'alphabet des pensées (ou états) dynamiques. Ou encore : la somme
des puissances est une mélodie écrite au moyen de notes conservées dans un registre-solfège élémentaire, une mélodie jouée sur un clavier d’orgue où chaque touche est une note qui peut varier selon les registres (1). Ainsi, les tables du protocole sont assimilables à un alphabet, à une gamme tempérée, à un clavier, c’est-à-dire à un ensemble de notes (au sens littéral, musical et combinatoire) ou d'éléments primitifs irréductibles. Il reste à combiner les notes en (x) « Registrum dicitur.… »; De Arte, Math., NV, 23.
TABLES
HARMONIQUES
question, toutes différentes, de manière diiférente. Convenons
485 que
nous sommes en présence d’un modèle méthodique du préétablissement, traduit dans le contexte dynamique. 2. Or, de quelque manière qu’on s’y prenne, quel que soit le mot, quelle que soit la phrase, littérale ou mélodique, il vient qu’ils ont toujours le même sens. L’action motrice est conservée, la somme
des puissances est identique : les mots, toujours différents, expriment la même chose, les mélodies, diversement modulées, expriment le même chant; par les énumérations de la combinatoire était sauve la différence, par la combinaison des éléments énumérés, se découvre
l'identité. Voici la loi : elle est une dans la multiplicité des cas, elle est identique dans leur diversité, elle est invariante dans leur varia-
tion. Elle est générale, puisque aucun exemple ne fut omis, elle est universelle puisque aucun ne fut le même, elle est harmonique puisqu’elle est le même des autres. Nous sommes en présence d’un modèle méthodique de l’harmonie, traduit dans le contexte dynamique. Ajoutons, pour confirmer notre thèse, que, puisque la combinatoire a préservé l’exhaustion et qu’en chaque rencontre n’importe quel mot a dit la même
chose, que donc, en ces matières, comme
ailleurs, un seul exemple suffit : sffhcit unum; le cycle de l’universalité achevé ou bouclé, l'individu (le cas) exemplaire porte en lui Puniversel en acte, et le réel concret singulier. C’est partout comme
ici,
aussi aiguë que se révèle l’altérité. Au bilan : registres de préétablissement, plus établissement de lois harmoniques extraites des registres, font ensemble un modèle méthodique de l’harmonie préétablie, plongé dans le contexte de la dynamique. Tout se passe comme si la méthode combinatoire et caractéristique (1) emportait avec elle la structure du préétablis(1) « J'ai accoutumé d’appeler Caractéristique (cette science) dont ce que nous appelons l’Algèbre, ou Analyse, n’est qu’une branche fort petite ; puisque c'est elle qui donne les paroles aux langues, les lettres aux paroles, les chiffres à l’Arithmé-
486
LE
sement harmonique.
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
Ce dernier n’est point, ici, démontré, comme
ailleurs la mathématique a pu le faire : il est seulement montré, ## ipsa natura. Et, par un nouveau tour, c’est ici comme partout : ce que je désirais montrer.
Revenons enfin sur ces lois qui révèlent l’harmonie du donné et montrons qu’elles sont harmoniques en elles-mêmes. Réduisons, pour les établir, tous les registres à un seul, puisqu’un seul exemple quelconque (pourvu qu’il soit considéré comme quelconque, et, dans ce cas, il est formel-concret) suffit. Soit, donc, un choc quel-
conque entre deux corps, de masse # et #' (x). Voici le tableau :
Vitesses
Avant le choc
Après le choc
Leibniz écrit trois lois :
— — —
la première, dite linéale, exprime la conservation des vitesses respectives : ! Vo = VVNX=VEeV la deuxième, dite plane, exprime la conservation du progrès commun ou total : NNVo+m Vs =mVi+m V, la troisième, dite solide, exprime la conservation de la force totale absolue ou de l’action motrice : [TE $ 210-PE 2 NS 2 + mNS = nmNi+m
2x7!
N;?
tique, les notes à la musique ; c’est elle qui nous apprend le secret de fixer le raisonnement, et de l’obligerà laisser des traces visibles sur le papier en petit volume..., qui (met) des caractères à la place des choses... » COUTURAT, Opuscules, 99. (1) Nous suivons, ici, Math., VI, 226-227, en transcrivant les notations (vieillies) de LEIBNIZ en signes lisibles pour notre époque. Nous nous permettons d'écrire ces équations parce que nous en avons besoin par la suite pour résoudre un problème pendant.
TABLES
HARMONIQUES
487
Il ajoute que l’harmonie exige qu’on présente les trois lois; la nécessité exigerait seulement qu’on en écrivit deux. Cette distinction est précieuse à qui veut éclairer le sens des termes qu’elle distingue. C’est que les trois lois de conservation ne sont pas indépendantes : la troisième est aisément obtenue en multipliant membre à membre les deux premières (1); inversement, l’une de celles-ci est le résultat d’une division analogue de la troisième par l’autre. Dès lors, deux quelconques de ces lois sont nécessaires et suffisantes pour établir n'importe quelle troisième; deux équations choisies arbitrairement sur trois déterminent la question : il y aurait redondance à présenter les trois, ou surdétermination. L’harmonie admet-elle une répétition que refuse la nécessité ? Oui et non; car l’ensemble des relations entre les trois éléments
4, b, c, à savoir 6 — ab, a = c|b,
b = cJa, forme un circuit fermé comprenant une opération (produit) et son inverse (division). Restreindre le choix à deux éléments reviendrait à ne faire apparaître qu’une relation, produit ou division, déterminant un troisième qui ne fait pas partie de l’ensemble de départ : le circuit ne serait pas fermé. Conserver les trois, au contraire, revient à compléter le schéma, revient à le fermer, à le symétriser. Est harmonique, chez Leibniz, toute configuration qui unifie quelque chose et autre chose, et en particulier un être ou une relation et son inverse. Que l’on garde les trois lois, et il sera possible de circuler entre elles par des relations directes et inversées (2). Le point de vue de la nécessité se distingue du point de vue de l’harmonie, mais non (1) m(Vê— V2) = m° (V,?— V5?) est le produit membre à membre de l'équation:
(Vo + Va) = (Vi + Volet dem (Vo — Vs) = m° (Vi — Vo) (2) Si l’on considère le diagramme introductif du De Arte, on aboutit aux mêmes conclusions : certains éléments pourraient en être retirés, puisqu'ils résultent de certains autres ; mais ils ont leur place assignée pour une pensée qui veut épuiscr les relations dans une totalité et les comprendre de manière synoptique ; de même, le circuit swmma-remissa représente l’association d’une relation directe et de son inversée (Math., V, 7). Sur la division : « … c'est le même de diviser y par d, ou de multiplier par 1/4 » (COUTURAT, Opuscules, 108).
488
LE
SYSTÈME DE LEIBNIZ
pas comme logique et absence de logique : plutôt, au moins ici, comme détermination et complétude. D’une part, on cherche ce qu’il faut et ce qui suffit, de l’autre, on expose une totalité unifiée; d’une
part, on pose des conditions minimales comme prolégomènes suffsants à déterminer une série cognitive, mieux, à ouvrir une ligne de pensée, de l’autre, on ferme un processus pour le ramasser et le comprendre dans une syropsis qui enveloppe l’un et le multiple, le même et l’autre, le direct et l’inverse, etc. Dès lors, un élément peut
être redondant pour la nécessité, alors qu’il est indispensable à l’harmonie : résultat pour l’une, il est donc conditionné, non condition;
mais pour l’autre, il ferme un schéma sur lui-même, complète une totalité, symétrise une relation. La nécessité n’exige que des éléments génériques, l’harmonie exige des éléments à la fois terminaux et initiaux (1), bref des éléments systématiques. Tout se passe comme si la nécessité était d’ordre axiomatique, comme si l’harmonie était d’ordre structural. D’où les deux sens du mot système, au moins chez Leibniz : il est rigoureux du point de vue des conditions (nécessité, détermination, suffisance), il est fermé du point de vue de la totalité des relations croisées (voire inversées) et des éléments (harmonie); définitions, comme
on le voit, « winimo et a maximo. D'où
le problème général : quelles sont les conditions nécessaires minimales pour une harmonie maximale, c’est-à-dire, en fin de compte,
totalisante ? Les trois équations
micromodèle contexte
méthodique
de conservation
constituent
un
du système leibnizien, traduit dans le
dynamique.
De surcroît, ces énoncés expriment trois conservations : de la vitesse respective, du progrès commun ou total, de la force totale absolue. La gradation des termes est remarquable, même si on met (1) Terminaux et initiaux, car, fermant le processus, ils renvoient immédiatement à tout le processus, comme s'ils étaient initiaux : ils le circularisent donc. La nécessité est donc une condition de systématicité, l'harmonie est le système même.
TABLES HARMONIQUES
489
entre parenthèses le langage dynamique : respectif, commun, absolu. Qu’une loi soit absolue, qu'est-ce à dire? Bien entendu, qu’elle désigne un invariant, une identité, nous l’avons assez dit. Mais comment le désigne-t-elle ? A l’égard des vitesses affectées de signes ambigus (+), un absolu est découvert par élévation au carré; cette puissance est, en effet, une positivité qui enveloppe sous un virculum un positif et (ou) un négatif à l’état de racine. L’équation dite des forces vives est absolue parce que #V® est un positif qui comprend un positif et (ou) un négatif, une expression qui ne dépend point du sens de la vitesse ou qui en comprend les deux sens possibles (1). Mieux, ici, la loi de conservation de la force totale est absolue parce
que VS — VF — Vi? —
Vi? enveloppe Vo + V1 et Vo — Vi d’une
part, Vi + Vi et Vi — VS d’autre part, c’est-à-dire une somme et une différence. Elle était l’absolu d’un relatif (+ ou —), elle est
lP’absolu d’un respectif; autrement dit, l’absolu est enveloppant du respectif (différence) et du commun (somme). Finalement, les trois lois sont harmoniques entre elles, parce que leurs relations comprennent le direct et l’inverse, mais la troisième, absolue, peut être aussi
dite harmonique, puisqu’elle comprend le positif et le négatif, la somme et la différence, le respectif (le différent) et le commun (même).
Elle enveloppe les opposés comme cas particulier. On peut lire la dynamique comme un historien des sciences : auquel cas, on lit la force vive et les lois du choc (2); on peut la lire (1) « Le fondement de l’art de trouver des formules absolument universelles consiste en ce que les signes ambigus homogènes se détruisent en se multipliant ou divisant » (COUTURAT, Opuscules, 119). (2) Voici au passage la solution du problème d'Animaduersiones, II, 40-44 (loc. cit., p. 48), annoncée plus haut. Pour V, = 0 :
l'équation plane devient :
’
;
MVo+mVo=m Vi
et l'équation linéale :
: Vo= Vo Gr (Voir suite de la note à la page suivanie.)
490
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
en historien du système : auquel cas la thématique leibnizienne s’y retrouve intégralement inchangée par rapport à d’autres domaines. Eu égard au système, c’est une lecture parmi d’autres, canonique si l’on veut. Mais, à coup sûr, non privilégiée par le contenu de sens. L’harmonie était nombre, et pour la communication, et pour la musique; ici, le nombre est harmonie. IV. —
PROGRAMME
POUR
AUTOMATES
(’Apaptoxu) « Je suis. de l’humeur du czar de Moscovie qu’on me dit avoir plus admiré certaines jolies machines que tous les beaux tableaux... dans le palais du Roy. » (À
Th. Burnett, s. d.; PEN AI223))
« je ne désapprouve point qu’on mette de bons Artisans dans la Société Royale; ils valent mieux que de mauvais Théologiens ou de pauvres Philosophes. » (Au même, du 28 août 1713; Pbil., III, 320.)
Dans la Monadologie comme en mille autres textes, Leibniz parle d’automate spirituel (monade) et d’automate naturel (corps), et distingue ceux-ci de l’artificiel comme l'infini du fini. La machine (Suite de la note de la page précédente.)
D'où vient
c'est-à-dire
:
Voim
‘
Mn
LA
#
—m)=2m
‘
V,
: —m
m
E
V4
Vo
Vo
équation exprimée par le texte cité. La note (21) de Schrecker est privée de sens.
TABLES HARMONIQUES CE
491 2
de la nature est machine de machine et ceci jusqu’aux moindres parties, c’est-à-dire
interminablement;
la machine
de l’homme
est
machine de nature, c’est-à-dire machine puis nature. L’artificiel est un artifice extérieur, presque un spectacle, le naturel est un artificiel complet, dense en lui-même et infini. Ce qui nous gêne ici, c’est que nous voyons mal par quoi — par quel artefact — est remplacé le modèle critiqué. Ce dernier, c’est à l’évidence l’automate à la façon de Descartes, Olivier de Serres, Locher ou Gaffarel (1), c’est la statue
horlogère par poulies, cordes et poids, par figures et mouvements, c’est le spectacle d’animation au jardin des Rois, les boîtes à musique ou « merveillages optiques », c’est la grande tradition de la machine classique dont relèvent, dans Don Juan, la statue du Commandeur qui parle, marche et boit, et, chez Fontenelle, le mythe de l’Opéra.
Pour cette tradition, l’artefact porte explication claire et distincte du naturel par modèle, c’est-à-dire par représentation; par représentation, c’est-à-dire par figuration (géométrique, optique) et mobilisation (mécanique, optique, hydraulique); par figuration, c’est-à-dire encore par reproduction et spectacle. Le produit (artifice) est le reproduit (représenté). D’où, en une seule démarche, les planches anatomiques ou techniciennes, et les planches de l’Opéra. Jamais les arts et les métiers n’ont été si proches des beaux-arts. Nature, c’est théâtre — le théâtre de la nature —, nature est artifice, construction
et apparence. Nos sens nous abusent ? Certes, puisque nous savons
fabriquer du trompe-l’œil. (1) Olivier de SERRES,
La phénoménologie
est phénoméno-
Théâtre d'agriculture, Paris, 1620, 7° lieu (p. ex. : éd.
DIDOT, 1941, P. 239); LOCHER, Disquisitiones mathematicae, Ingolstadt, 1614; Curiosités inouies, Paris, 1629; DESCARTES, Experimenta, ADAMGAFFAREL, TANNERY, X, 215-216; Regulae XIII, AT., X, 435-436 (description du Tantale). De même A.T., XI, 131 (automate qui boit et vomit de l’eau). Application à l'anatomie : Traité de l'Homme (éd. ALQUIÉ, Garnier, I, 380) (A.T. XI, 120, 130, 202). Cf. LetBniz, Drôle de pensée, etc., in GERLAND, op. cit., pp. 246-250, et BELAVAL, in N.R.F., oct. 1958, et notre article sur Dom Juan (Études philosophiques, juil-
let
1966).
492
*
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
technie; l'esthétique (aux deux sens) est construction. Finalement, le deus ex machina devient le dieu machiniste. Chez Leibniz, Dieu est l’Architecte, l’Auteur de « l’Artifice divin », le Calculateur, aussi bien
que Monarque et Père; il est aussi le Directeur de cette « Nouvelle sorte de Représentation » qui entend et voit tout par tuyaux (1) et miroirs qu’il a lui-même construits et disposés; chez lui aussi, nature est artifice, mais artifice infini. Accomplissant la tradition, Leibniz
l'inverse : c’est le naturel qui est le modèle de l’artefact, par la priorité de l'infini sur le fini, ce dernier en est une image imparfaite et limitée. Le monde comprend une infinité de théâtres, qui sont entre eux comme des ordres d’infini. L’apparence est merveille (2), machine de machine. Questions : peut-on fabriquer des modèles (images) mécaniques de ce naturel-artificiel-divin aux replis actuellement infinis? La critique fondamentale de l’automate cartésien pourrait être ainsi formulée : poulies, cordes, poids et ressorts, figures grossières et mouvements raides (qu’il vaut mieux voir de loin, à la jumelle de théâtre qu’au microscope) forment, tout compte fait, un nombre fini d’articulations pour un nombre minimum de performances. L’automate horloger ne sait que dire l’heure, telle statue marche, Neptune (1) On sait que Leibniz est l'inventeur du tuyau acoustique dont se servent encore les marins comme transmetteurs d'ordres. (2) La division actuelle de la matière à l'infini ainsi que l'implication interminable de l’automate naturel ont pour corollaire le progrès infini du connaître : « La couleur jaune ne laisse pas d’être une réalité, comme l’Arc-en-Ciel, et nous sommes destinés apparemment à un état bien au-dessus de l’état présent et pourrons même aller à l'infini, car il n’y a pas d'Éléments dans la nature corporelle. S’il y avait des Atomes. la connaissance parfaite des corps ne pourrait être au-dessus de tout être fini. Au reste, si quelques couleurs ou qualités disparaissaient à nos yeux mieux armés ou devenus plus pénétrants, il en naîtrait apparemment d’autres : et il faudrait un accroissement nouveau de notre perspicacité pour les faire disparaître aussi, ce qui pourrait aller à l'infini, comme la division actuelle de la matière
y va effectivement. » Poser des bornes dans l’objet, c’est aller au parfait dans la connaissance ; admettre qu’il ÿ a toujours microscope de microscope, apparence d'apparence, machine de machine, c'est établir une (N.E., II, XXIII, 12 ; Phil., V, 203-204).
gnoséologie
de la finitude
TABLES
HARMONIQUES
493
vomit de l’eau. Voyons de près cette topographie : on dit bien partes extra partes, on dirait mieux parfes finitae, partes paucae. Car, enfin, le nombre est d’essence; d’une certaine manière, c’est la pauvreté numérale qui fait l’extériorité, les lacunes de la construction. Au contraire, l’imbrication infinie, aussi loin qu’on aille, interdit d’entrer
dans le moulin sans tout y transformer; le « montage serré », l’implication interminable miment l’intériorité des âmes, sans parvenir, bien entendu, à lui être identiques. La machine classique est une topographie pauvre pour des mouvements rares; en général, pour une fonction unique, elle accomplit univoquement ce pour quoi elle est faite. Dès lors, la machine leibnizienne, celle qui doit remplacer lautomate
cartésien,
celle qui tente
d’imiter l’artifice divin, doit
être essentiellement caractérisée par la recherche générale d’un grand nombre. Certes, il est impossible à l’homme de construire une machine actuellement infinie, du point de vue du nombre des articulations et de la richesse des performances; Dieu seul est l’Architecte capable de cet ouvrage; mais, ce qui est possible, c’est de passer d’une machine numéralement pauvre à une machine numéralement riche, c’est de
s'élever sur l’échelle arithmétique, c’est de maximiser les performances, en laissant, si l’on veut, minimal le nombre des articulations.
Entre la raideur univoque (automatique) de la machine cartésienne et l’infinité de l’artifice divin, on doit progresser vers le grand nombre: c’est bien le destin ou la loi des esprits que de s’élever vers Dieu, ici, de tendre vers son action. L’automate leibnizien doit donc être construit de sorte qu’il préétablisse avec peu de moyens une somme énorme de résultats. De cette manière et de celle-là seulement, l’homo
faber convient avec Dieu dans les mêmes rapports. Que l’on considère maintenant la technologie leibnizienne — non les artefacts théoriques de la métaphysique de la nature, ni ceux
énumérés dans les listes encyclopédiques, mais les machines citées, décrites et étudiées pour elles-mêmes, voire construites effectivement par l’auteur — et l’on se rend à l’évidence qu’elle obéit strictement à
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LEIBNIZ
ce principe et qu’elle se distingue par lui de la technologie cartésienne. La machine de Descartes est celle d’Archimède, plus lapplication; la machine de Leibniz est celle de Lulle, plus la mathématisation. Que trouve-t-on, par exemple, au De Arte
Combinatoria ?
Un instrument de musique (orgue pneumatique), les roues de Lulle, les cadenas à secret, l’ancêtre de la machine arithmétique (Rhabdologie de Néper), le cadre du tisserand, la table à composer les caractères d'imprimerie. Par la suite, Leibniz fabrique sa machine à calculer (1673) (1) qui fait les quatre opérations, décrit une machine algébrique qui résout automatiquement les équations (1674) (2), projette une machine combinatoire (3), et parle avec enthousiasme de la machine linguistique d'Albert Van Holten, suggérée à ce dernier par les calculs du De Arte sur les travaux d’Harsdôffer (4); l’espace nous manque pour les décrire; disons simplement que ces quatre dernières réalisations reposent sur le principe de la rotation de plusieurs cylindres voisins, sur lesquels sont gravés des signes numéraux, littéraux, etc., bref des « notes » quelconques.
On
remarque
au
passage, sans venir au détail, une application de la liaison universelle chacun-tous transposée au projet même de fabrication (5); la « mécanique », avant Leibniz (6), ne saurait excéder sa région : il n’y a de
machine qu’en mécanique, que dans le monde de la praxis, des poids, des transports, des tractions et des forces, il n’y a de machine qu’ad-
juvant de l’action ou la mimant, il n’y a d’outil que pour la conquête pratique d’une nature mécanisée, c’est-à-dire théorétisée pour cette (1) Bibliographie complète, in COUTURAT, Logique, pp. 295-296. (2) COUTURAT, Opuscules, 571 (bibliographie : COUTURAT, Logique,
p. 115).
(3) 1D., 1bid., 572. (4) L'analyse qui suit serait valable pour les jeux, dont Leibniz s’est beaucoup occupé. Il y a, dans un jeu donné, préétablissement, sur un ensemble homogènedifférencié d'éléments et de liaisons, d’une somme énorme de cas et configurations possibles (vide infra). (s) Sur la liaison chacun-tous : vide infra, chap. III.
(6) Pascal excepté.
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HARMONIQUES
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pratique même. Le mécanisme, c’est la nature déjà conquise par la machine, décrite par et pour elle. Hors l’adaptation machinismemécanisme, il n’y a point d’outil, cette adaptation étant un cycle clos (1). Leïbniz, une fois de plus, ouvre
ce pomoerium enchanté,
et montre la possibilité d’un processus d’universalisation : la machine parcourt le cycle encyclopédique, elle est, successivement, combinatoire (elle est d’abord cela, nous le verrons), arithmétique, algébrique, linguistique, artistique (musique, architecture...), enfin praxique ou mécanique, utile aux arts et aux métiers (2). Voilà qui est être mécaniste au sens plein : ne pas confiner le mécanique dans la mécanique, mais établir des liaisons exhaustives entre la région de la machine et la totalité des régions de l’action et de la connaissance. Et, de nouveau, chacun tourne autour de tous et tous autour de chacun :
il y à dans la machine de quoi compter, parler, penser, comme il y a pour travailler, porter, et construire. D’où cette invention que notre temps comprendra seulement, qu’il y a un monde complet des objets (1) Le monde de la machine est le seul à l’intérieur duquel l’idéalisme est démontrable. C’est le seul monde qui soit identiquement ma représentation. Réciproquement, l’idéalisme moderne est une philosophie à support physico-technologique. Il suit de là une réduction remarquable et un mépris de l’abstrait en général. Ceci explique que les philosophes privilégiant la physique et la technique en général (Descartes par exemple) n’aient jamais pu parvenir à l’expérimentation, c’est-à-dire à une saisie de l’objet technique autre qu’instrumentale. C’est qu’un appareil de laboratoire n’est pas un outil. Les classiques ont su parfaitement ce qu'était l’expérience, mais non l’expérimentation : cela tient à leur philosophie de la technique. (2) Pour ce qui est des « machineries » géométriques, il faut consulter le texte admirable (contemporain des autres inventions, 1675) cité par GEHRARDT (Math. I, 8-9) dans son introduction. On y trouve le tour, la canetille, la fusée, la coupe des pierres, le tube à former le verre, les anneaux emboîtés, le jeu enfantin des fils que l’on noue autour des doigts, les toiles d'araignées, les alvéoles hexagonales des ruches d’abeilles, les spires des coquillages, l’art du tissage, et enfin la célèbre métaphore des cercles issus de l'impact d'une pierre dans l’eau. Aucun de ces exemples, tirés de la technologie humaine ou animale et du mécanisme naturel, n’est négligeable : ils ont tous un sens profond pour Leibniz. On sait, par exemple, que la bulle d’air ou la goutte d’huile lui servent de modèles pour la loi du maximum : il les cite ici, en même temps que les figures cristallines et les lentilles optiques.
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techniques, du treuil à l’ordinateur ou au piano de Jevons; d’où cette idée, qu’on ne peut acquérir qu’en faisant tourner chaque élément de l’activité et du savoir autour de tous les autres, et cela sans
exception, qu’on peut mécaniser des opérations intellectuelles abstraites comme on fait concourir les machines simples aux opérations praxiques, bref, qu’il peut exister des machines intellectuelles, jose le mot, des automates spirituels (1). Entre la machine simple et l'esprit, il y a toute la distance encyclopédique, il y a un long chemin, mais continu, mais parcouru. La machine à calculer est un automate à intellection élémentaire (calcul ou combinatoire), elle est une image extérieure, certes, et finie, mais une image de l’automate spirituel
réel, de l’artifice divin qu’est la monade (2). Mieux, elle n’est qu’une image parce qu’elle est moins « automatique » que l'esprit. L’howo faber convient avec l’homo cogitans. Mais, de nouveau, comment convient-il avec Dieu ? Reprenons
la liste des objets techniques recensés, lue, en première lecture, selon la continuité. Il importe maintenant de la lire selon l’analogie. Qu’y a-t-il de commun entre les cadenas à secret et les machines à opérations, outre le dispositif minimum de la rotation de cylindres ? Et qu’y a-t-il de commun entre eux et un clavier d’orgue, etc. ? Trois choses principalement :
1. Le préétablissement : en un certain sens, toute machine est préétablie, et le préétablissement conduit au machinal. Cela, Descartes (1) Bien entendu, la séparation de l’âme et du corps interdit à la technologie cartésienne de faire dépasser à l’automate sa propre région. Il n’y a d'autonomie que de l’âme, il n’y a d’automatisme que du corps. Chez LEIBNIZ, il y a autonomie et automatisme, et pour l’âme, et pour le corps. L'’automate est mécanique et autarcique (Monad., 18) : mobile et contenant le principe de son mouvement. (2) Sur les machines « qui imitent la Raison » : À Lady Masham ; Phil., III, 374-375. « Et puisque nos ouvriers. bornés en peuvent donner des échantillons.
par le moyen des machines qui imitent la Raison ; il est aisé de juger que ce qu’il y a de plus beau dans l’artifice des hommes se doit trouver à plus forte raison dans les ouvrages de Dieu... dont l’art surpasse infiniment le nôtre... »
TABLES HARMONIQUES mm
ne l’a pas vu, car Mais nul ne le voit seule activité, ou isolable : marcher,
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cela est vrai, même des outils les plus simples. parce qu’en un automate n’est préétablie qu’une
qu’une performance par région topographique vomir de l’eau, etc. Il faut une machinerie par activité et réciproquement, sens commun du terme « automatique ». Dans les machines leibniziennes, il n’en est pas ainsi, la machinerie est homogène pour une multiplicité de performances, et cela au
moins
de deux
manières;
sont
donnés
dès l’origine, c’est-à-dire,
dès la fabrication : a) un ensemble homogène d’éléments différents, soit par la qualité, soit par la situation : notes pour une combinatoire, chiffres, lettres, marques,
signes, touches, etc. Cela est vrai d’un clavier
d’orgue, comme d’un cylindre de la machine arithmétique; b) un ensemble homogène-différencié de liaisons : chaque élément, note, chiffre ou lettre, peut être mis en relation avec chacun des autres et avec tous, et chaque fois selon une série originale; ce
principe est vérifié sur un registre de jeux, sur un clavier, sur un cadenas
à secret,
sur une
machine
arithmétique,
etc.; dans
les deux derniers cas, devient tangible et instrumentale la loi selon laquelle chaque signe tourne autour de tous et tous autour de chacun. D’où une multiplicité de suites possibles, mélodies, modes, mots,
sommes,
quotients, etc.
2. Le nombre des éléments est préétabli, de même leur mode de variation de sifus — arrangements, permutations. Mais l’est aussi le nombre des relations obtenues par cette variance. La combinatoire n’a aucune peine à l’établir : le De Arte calcule les mélodies d’un clavier, les variations de jeux possibles sur un registre d’orgue, les combinaisons fausses qui protègent un secret, tous calculs praticables sur les machines à calculer, que Leibniz pratique même, à la limite, sur les lettres de l’alphabet pour estimer l’horizon de la doctrine humaine, de omni re scibili. D'une certaine façon, toutes
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ces machines sont alphabétiques, et l’alphabet, par lui-même, est bien une machine, le préétablissement dans un ensemble de signes tangibles d’un ensemble de liaisons combinatoires (langues), porteuses de sens (sciences). Nous avons vu comment le panpsychisme
concourait au panlogisme, par l’intermédiaire du signe gravé, nous voyons maintenant comment tous deux concourent au panmécanisme par la gravure du signe. Ces automates sont des tables (1) à notes imprimées, à notes préimprimées ou préconstruites, osons le mot, ce sont des mémoires. Comment fonctionnent ces mémoires ? Par élection ou choix d’une configuration parmi un grand nombre de figures possibles, par explication de l’un des nombreux impliqués, par développement de l’un des nombreux enveloppés, etc. Bien sûr, ce choix peut être reproduit aussi souvent qu’il est besoin, #/fra momentum : ces machines sont des corps, certes, mais ils n’ont pas le statut de wens momentanea. La configuration élue est le secret à déchiffrer, l’harmonie
à exécuter,
l’opération à effectuer, etc. De
sorte
que je décris d’un même mouvement deux automates bien connus, la machine et l’entendement, que je décris deux tables, logicospirituelle et mécanique, mais, au degré près, à l’infini près. La machine est image de l’entendement, non plus séparée par l’encyclopédie, mais par le nombre. Ici, le grand nombre est d’essence, et son préétablissement. On sait à quels chiffres s’élève la combinatoire lorsque croît le nombre des éléments mis en jeu, le De Are en donne assez d’exemples, et l’'Horizon fournit un nombre immense, un grand nombre au sens technique du terme. Cela est capital : entre la finitude pauvre de l’automate cartésien et l’infinité actuelle de l’artifice divin, Leibniz
intercale la machine combinatoire préétablissant un grand nombre de possibilités. Voilà qui est d’une importance philosophique qui (1) Sur la mémoire et la gravure de l'information sur un solide, cf. notre critique
du morceau de cire dans le travailintitulé : Quid in tabula rasa scriptum sit.
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dépasse largement une étude historique : car enfin, il y a un « moyen terme » physique entre le fini et l'infini, la science de notre temps le dit assez, et le dit sans que la philosophie en tienne réellement compte (1). Or, ce moyen terme, Leibniz l’utilise pour optimiser la technologie de son temps, et pour obtenir des modèles mécaniques raffinés : si bien que ses automates préétablissent avec peu de moyens une somme immense de résultats (2); le rapport peu-immense (3) est rigoureusement le rapport combinatoire nombre d’élémentsnombre de combinaisons possibles, la répétition étant possible, bien entendu. Le travail humain consiste à jouer au mieux de cette proportion, à exploiter la loi de croissance qui régit l’ars combinatoria. De plus, ce type d’artefact est bien une image, un modèle fini : il suffit, en effet, de passer à la limite sur cette même proportion pour obtenir la règle de la Création, lorsque tendent vers l’infini le nombre des éléments et le nombre des combinaisons possibles. L’homo faber convient alors avec le Dieu-Architecte dans les mêmes rapports : son artifice fini (quoique maximisé numéralement par comparaison (1) C’est ainsi qu’il nous paraît possible de diagonaliser certaines antinomies kantiennes, en intercalant cette notion de grand nombre. Nous l’avons tenté dans une étude intitulée : Le Miracle d'Épicure. L'expression « moyen terme » est abusive; elle signifie : il y a des nombres mathématiquement finis et physiquement infinis. (2) Cette définition amènerait peut-être à solution un des problèmes les plus curieux de l’histoire des techniques : tout objet technique varie avec le temps et, d’une certaine manière, cette variation définit le progrès. Sont donc extrêmement rares les objets techniques invariants ou peu variables dans cette diachronie : parmi eux, les instruments de musique, dont il est clair qu’ils progressent avec une extrême lenteur ; c’est peut-être parce que ce sont des machines enveloppant des performances en très grand nombre. Alors le temps d'exploitation biffe le temps de progression : le compositeur (combinateur) exploite le préétabli et remonte le temps du progrès plus qu’il n’éprouve le besoin de changer sa table d'harmonie. Les machines leibniziennes sont de ce type, des claviers (claves arcanorum) : le progrès, physiquement infini, y est pensé dans le préétablissement. (3) Cf. notre analyse du rapport pauca-mulla, à propos de l’axiomatique (en particulier au premier livre des Animadversiones), Ire Partie, chap. I.
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DE LEIBNIZ
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avec la machinerie classique à topographie invariante) est image de
l’Automate divin actuellement infini, et dans le possible et dans l'existant. De l’un à l’autre, on passe du grand nombre à l’infinitude, mais se conserve le rapport combinatoire, qui est un élément de la logique incréée : analogie et continuité. L'homme mime le préétablissement harmonique dans un échantillon architectonique, l’automate calculateur. Maximum a minimo : multa ex paucis et Infinitum ex nibilo.
3. Reste à dire l’essentiel : soit une machine arithmétique, un clavier d’orgue, un registre de jeux, etc.; ils sont construits
figures et mouvements,
par
par cylindres, roues, soupapes et tuyaux;
ils obéissent donc, en tant que machines, à des règles entièrement
situées dans la région du mécanique : frottements, élasticité, communications, chocs, que sais-je encore ? Leur fonctionnement est régi exclusivement par ce qu’on pourrait appeler, en gros, les causes eficientes. Plus encore, serais-je sourd ou ignorant d’algèbre, la machine n’en fonctionnerait pas moins, comme si n’existaient ni musique ni combinatoire : l’entraînement des dents de laiton, le passage de l’air dans les tiroirs, la rotation des roues et l’ouverture des soupapes suffisent à tout expliquer; que je supprime la fonction « horodictique », comme on disait, et l’échappement à ancre suffit à rendre clair, avec la tension du ressort, le fonctionnement complet de l’horloge (1). Il est vrai, pour l’automate fabriqué, comme pour lPautomate naturel, que les causes efficientes agissent comme si (1) On sait que Leibniz avait inventé un système d'horloge fondé sur un principe différent de celui de Huygens : il substituait à l’isochronisme des petites oscillations, l’isochronisme de la détente d'un ressort parfait (cette invention date de 1675, un an après celle de la machine algébrique) : DUTENS, III, 135-137 et Table II, figure 11. Il s’agit de deux ressorts compensés dont l’un bande l’autre en se déban-
dant. Leibniz affirme qu’il est parvenu à ce résultat au moyen de l’art des combinaisons. Toute machine leibnizienne est une machine combinatoire : cela est vrai, à la limite (infinie), des automates divins.
TABLES
HARMONIQUES
soi
n'existait d’autre ordre ou d’autre règne, d’autre monde que celui de ces causes. La machine à compter agit comme si n’existait pas l’ordre spirituel du compte (1). Cela posé, que le mathématicien calcule sur la machine, ou que l’organiste improvise, viennent à l’existence (ou semblent venir) un nouvel ordre, un nouveau monde,
réglés, quant à eux, par des lois intellectuelles ou harmoniques, qui n’ont à leur tour rien à voir avec celles du choc, de l’élasticité ou de
l'entraînement. Le monde opératoire ou harmonique existe à part des causes efficientes, et se développe selon des règles originales, sans commune mesure avec cette eficience. Comme pour l’automate spirituel, il n’existerait pas moins sans cylindres ni tuyaux; le comput et le contrepoint « agiraient » comme s’il n’existait pas de machines (2). Et cependant l’orgue et la fugue, la machine et l’équation sont ensemble comme si l’un produisait l’autre, influait sur l’autre.
Le paragraphe
81 de la Monadologie
est entièrement
mécanisé,
automatisé.
Qu’on ne dise pas ici que tout est résolu par l’intervention du calculateur ou de l’organiste, car on résoudrait la question par une référence que la question veut résoudre (3) : car le musicien ou larithméticien sont aussi (sont surtout) le siège de cet accord au-delà de l’indépendance de deux mondes « automatiques », le naturel et le spirituel, accord que miment et expliquent les images artificielles que nous produisons (4). Au contraire, tout est résolu par le Fabri(1) Et, réciproquement, elle n’explique pas l’ordre spirituel du compte. De même, les raisons mécaniques n’expliquent pas une perception. (2) Analogiquement, il y aurait impression s’il n’y avait pas de corps. Et, pourtant, tout se passe comme si le corps la produisait. Il ne saurait y avoir, enlin, d'âme sans corps. (3) Vide supra l'analyse du chantre, du lutrin et de la tablature, tirée de Plul., VI, 549 (à propos de l'harmonie musicale). (4) L'artifice (infini) explique le naturel. L'artifice (fini) explique l’artificeinfini. C’est une erreur d’inverser les termes. Ici Leibniz est fidèle à Descartes : la machine explique l’animal, elle est plus claire. Mais comme l’animal a une âme, il faut que,
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cateur, le Facteur ou l’Architecte, qui ne préétablit pas seulement,
dans la machine, le nombre élémentaire ou la richesse des pertormances, mais qui préétablit surtout l’homologie de deux ordres disjoints. Fabriquer une horloge, un clavier, une machine arithmétique, etc., c’est fabriquer une suite efficiente de ressorts, de roues
et de canaux... mais c’est surtout préfabriquer l’accord et la conjonction de ces suites mécaniques avec les séries numériques, horodictiques, ou contrapunctiques. On ne peut mieux dire sur l’artificiel : toute construction est préconstruction (1) d’une telle convenance entre une topographie et une fonction (ou plusieurs), d’un tel concours entre deux mondes séparés. Mieux, seule la fabrication permet ce concours et cette convenance (2). Ici, l’hozo faber convient profondément avec Dieu dans les mêmes rapports : non seulement il préétablit une préexistence enveloppée (des multiples fonctions dans une topographie emboïitée), mais, surtout, il préétablit l’harmonie de deux ou plusieurs séries essentiellement distinguées, de deux ou plusieurs règnes sans nul rapport. Ce n’est pas l’ouverture de tel jeu et la traction sur un tiroir qui expliquent la production du fremebundus où du sibilans (3), ce n’est pas la rotation de telle roue et la force exercée sur la dent de laiton qui expliquent l’appatition d’une somme arithmétique; chaque cause joue dans son ordre,
ct la mécanique reste dans le mécanique : rotation donne force, et force rotation, la soupape ouvre et ferme le canal, rien d’autre ne derechef, la « machine » explique l’automate spirituel. Il faut enfin que ie divin Architecte explique l'alliance des deux automates, naturel et spirituel. Or nous savons être, dans notre département, de tels architectes. (1) D'où vient qu’un outil n’est presque jamais le prolongement d’un organe ; philosophie du marteau qui n’est plus marteau lorsque je le range. La quasi-totalité
des objets techniques fonctionnent sans sujet humain, et le font par ce préétablissement. (2) La comparaison des deux horloges pour l’harmonie préétablie s'impose donc d'elle-même. (3) De Arte; Math., V, 23.
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peut être dit dans cette région; de même, la beauté de l’harmonie sonore se développe dans le bonheur des nombres entendus, et demeure dans la région sereine de l'Art de la Fugue, où rien ne dépend des forces et des poids (1). Reste une explication et une seule : harmonie n’est pas seulement celle des accords parfaits et des dissonances,
du faux-bourdon
et du nazard, c’est aussi celle
qui unit une certaine manipulation mécanique et un certain volume de qualité sonore; c’est la préfabrication, préalable à toute exécution,
qui explique la simultanéité du développement de séries efficientes de tractions et du développement de séries numériques, combinatoires ou linguistiques. Tout artisan, ou tout facteur, est préfabricant
de la conjonction de deux ordres disjoints, de deux mondes privés de rapports, de deux règnes séparés et parallèles qui vont à l’intersection dans le préétablissement : échantillon architectonique, dans un département fini, des ouvrages du divin Architecte. Dieu ici, facteur là, sont les seules références explicatrices. Cette conjonction réside dans l’écriture : sont écrits, sont préécrits sut les cylindres et les roues, les touches et les jeux, la note ou le
chiffre, la trace ou le signe, la marque enfin, qui feront toujours correspondre une rotation et un quotient, une traction et un mode mineur; tout se passe, ici, comme
si le sens du terme information
(préformation) hésitait, en équilibre, entre Aristote et les théoriciens d’aujourd’hui. Les machines leibniziennes sont alphabétiques, combinatoires, signalétiques : elles utilisent, pour la conjonction de deux (1) Les deux mondes séparés sont alors « automatiques » au sens originel : ils sont suffisants, autonomes l’un par rapport à l’autre, autarciques. Ils contiennent chacun en soi-même un principe de raison suffisante. La cause efficiente est la raison suffisante dans l’ordre de la nature, la cause finale dans l’ordre de la Grâce. L/automa-
ticité est autodétermination indifféremment traductible dans les deux règnes. Par le double sens du mot automate (mécanique-autarcique) et le double sens du mot suffisant (exhaustivement expliquant-excluant toute hétéronomie), on tire aisément au clair la théorie de la liberté : l'acte libre a toujours une raison, mais intéricure.
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ordres, pour l’imitation de l'harmonie préétablie, la fusion dans le signe, du signifiant sensible et du signifié spirituel; le chiffre est une dent de laiton, il est aussi un nombre, il est une force, un mouvement,
une traction, il est au même instant une idée pure, il est un corps extérieur en même temps qu’un élément de l’alphabet de la pensée, un index et une indication, un objet et une pensée. Cela ne suffit pas : il le demeure pour la durée totale de la machine (1). Le fabricant
préétablit donc, par la gravure informatrice, l'harmonie du signifiant et du signifié, du mécanique et du spirituel : la machine leibnizienne est généralement de l’ordre de l'imprimerie, non plus machine de Lulle, mais machine de Gutenberg mathématisée. Dans l'acte fabricateur confluent le panlogisme, le panpsychisme et le panmécanisme. D'où l’acte créateur, à l’origine des origines : il est écrit et préécrit dans les implications infinies de l’automate naturel, il est préécrit dans les séries intimes de l’automate spirituel qu’il vaincra Darius et Porus, qu’il passera le Rubicon... Reste, d’une part, à l’exécutant sut le clavier, la liberté combinatoire immense des associations préformées, la liberté des improvisations (2) et des compositions dans (1) Qu’une machine soit « préfabriquée », c’est-à-dire qu'elle ait reçu telle loi dès sa construction, implique qu’elle la conserve indépendamment de toute intervention de son constructeur : « La machine de la nature est prédisposée par la sagesse divine, comme il est d’un plus habile ouvrier de faire une horloge qui va bien avec moins d’aide d’une direction particulière » (Ph1l., III, 375). Le préétablissement implique que les lois établies et inscrites sur la table soient conservées et
indéfiniment efficaces. C’est donc parce que la nature est machinale qu’elle a un efficace propre : elle conserve son inscription. « Dieu lui a donné d’abord une structure propre à produire dans le temps des actions conformes à la Raison » (bid., 374). Le terme structure signifie ici construction et information. Du point de vue de la technologie, LEIBNIZ a raison de dire que la machine est construite de telle façon qu’elle soit indépendante de son auteur : le Dieu qui se repose est un Dieu artificialiste, l’homo artifex est un homme qui se repose, son œuvre faite. La vraie machine est celle du septième jour. D'où le sens fondamental d’automate chez
LEIBNIZ : suffisance, «dT&pxerx (Monad., 18). (2) À Jaquelot, mars 1704 ? Phil., III, 468 : « Le monde corporel est semblable à une machine qui joue des airs de musique, tout comme si un habile homme la
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la préconjonction du monde des tablatures et du monde des tables de jeux : liberté de faire apparaître ad libifum deux mondes séparés essentiellement et accordés à l’origine de la construction, liberté de promouvoir une coupe quelconque de la coexistence des deux séries, tel doigté et telle qualité sonore. Reste, d’autre part, à l’automate spirituel (celui qui joue) une liberté analogue, mais qui, dans son cas, va jusqu’à l’infinie possibilité d’improviser à chaque instant son destin, parmi les combinaisons infinies possibles de sa préformation, de son préétablissement, de sa prédétermination, de sa prédestination automatiques. La combinatoire, par le grand nombre, donne image de la liberté; l’infinité des combinaisons en donne la nature réelle (x). La machine fait bien voir l'harmonie préétablie, par construction, préformation, synthèse originaire de deux ordres dans l’information, l’automate combinatoire fait bien voir la liberté de choix, à condition
de passer à la limite, du grand nombre des performances, à l’infinité des élections, pensées et actions possibles. Seul le contresens « cartésien » sur l’automatisme (une fonction pour une topographie et inversement) interdit de lire sur la machine l’harmonie de la prédétermination et de la liberté, et l’harmonie préalable du mécanique et du spirituel. Que si Descartes avait bien considéré ses automates, il serait venu immanquablement, répétait Leibniz, à l'harmonie préétablie.
Mais il fallait aller au-delà du truquage et du spectacle, bien voir que l’accord entre une disposition mécanique et un acte apparemment intentionnel n’est simulation que du dehors, n’est tromperie que grostouchait. » À Lady Masham ; Phil., III, 374 : « Les actions habituelles (.. en jouant du clavecin) confirment. que la machine est capable d’agir raisonnablement lorsqu'elle y a été prédisposée par une substance raisonnable ; car on ne jouerait pas si bien, si on ne s'était donné auparavant la disposition nécessaire, etc. » (x) C’est donc rigoureusement la science de l'infini qui nous délivre du laby-
rinthe liberté-prédétermination,
qui est de structure identique
au labyrinthe de
compositionc continui. (P. ex. : fragment De libertate ; trad. L,. PRENANT, p. 287.)
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sière; tirer les dernières conséquences de la #reigième règle qui prescrit de disjoindre la figure tragique du Tantale et l'élévation ou l’abaissement mécanique des eaux (1); ne pas faire prétexte de la simulation pour seulement démystifier la figuration apparente et finir au doute universel, mais comprendre et expliquer l’action fabricatrice (2); ne (1) ADAM-TANNERY, X, 435-436 ; ALQUIÉ-BRUNSCHWIG, I, 164-165. (2) Supposé qu’on laisse la machine dans la région du mécanique, en séparant définitivement les ordres, on ne peut que rejeter comme tromperie toute alliance de l’automatique et du sens : Tantale et les jeux hydrauliques. Leïbniz sépare les règnes, comme Descartes, mais, par suite, les harmonise dans le préétablissement artificialiste. La raison du doute devient raison de l'harmonie : il en est du vrai Tantale, comme de l’automate, son Âme est suppliciée comme s’il n’était pas baigné dans le fleuve. Pour Descartes, cette harmonie serait une confusion : l’union des ordres est cause d'erreur. Il est vrai que sa technologie est trop pauvre (machines simples, leviers, poulies, vis : A.-B., 802-814) pour introduire au monde du sens, et l’automate n’est que treuils et roues camouflés. Ainsi la nature cache les figures et mouvements, elle habille son squelette mécaniste. Leibniz fait philosophie de ce recouvrement même
: figures et mouvements
sont signifiants d’un autre monde
et ce, dès l’origine. L'opposition, ici, est d’une grande profondeur : il ne s’agit pas de comprendre la natura abscondita, mais d'interpréter la pudeur qu’elle met à se cacher derrière l'énigme et l'incertitude, les raisons qu’elle a de ne pas laisser voir ses raisons (cf. NIETZSCHE, Gai Savoir, Introduction). Descartes, au souvenir de l’automate, joue comme si elle trichait, il se crée des adversaires de jeu qui bluffent et trompent (Malin Génie), il expérimente sur une nature qui cache son jeu et le
pipe; il veut dévoiler l’apparence dont le sens obvie est mensonge.
Leibniz va
jusqu’à la raison même de la duplicité, jusqu’à l’origine du double sens ; l'essence
de la nature est de faire voir et de cacher, d’harmoniser le mécanique et le spirituel. Sa raison même est de laisser voir, mais seulement un chiffre à déchiffrer. Pour Descartes, le recouvrement est éromperie, pour Iscibniz, il est secret. Or, le secret,
c’est bien l'harmonie du lisible et de l’illisible. Descartes a une théorie de l’expérience centrée sur le jeu, celle de Leïbniz est centrée sur le chiffre. Par là, ils anticipent les théories contemporaines les plus fines sur l’expérimentation physique, et ont, tous deux, raison de moins s’occuper de la nature (qui est mathématique, sans autre mystère) que des raisons pour lesquelles la nature cache sa nature mathématique. Ià est le vrai, le seul problème d’une philosophie des sciences expérimentales.
Les
Méditations cartésiennes sont donc un discours de la méthode expérimentale, nous le montrons ailleurs; le Dieu cartésien supprime la tromperie (c’est le joueur qui met le tricheur échec et mat), le Dieu leïbnizien explique le montage du secret (c’est l'artisan qui harmonise le signe visible et le sens enfoui). Leibniz constitue une physique du point de vue divin, Descartes du point de vuc humain : ce dernier
TABLES HARMONIQUES
507
pas s’en tenir à projeter sur la nature la topographie mobile du machinal, élargir le spectacle en théâtre, et la tricherie locale en truquage mondial, mais passer derrière la coulisse et découvrir dans
l’action du machiniste la première raison, l’acte synthétique qui inscrit sur la statue du Commandeur, qui marche et boit, l’ordre trans-
cendant de la punition, ordre aussi étranger que possible aux roues et poulies, mais qu’on peut inscrire sur elles par un jeu de schématismes et d’emboîtements. Comprendre l’automate c’est comprendre son chiffre, construire est toujours graver un signe, fabriquer est informer de l’information et ce, pour la durée totale de l’informé, ainsi préformé, mieux encore, imprimer une multiplicité de signes mobilisables pour élever au grand nombre les fonctions automatiques. Corrélativement, comprendre la Nature est déchiffrer une nature chiffrée, déchiffrer selon le nombre ce qui est chiffré selon le signe sensible et matériel; déchiffrement, et non figuration d’une nature figurée. La machine d’Archimède-Descartes est géométrique-mécanique, c’est une topographie mobile, un ensemble simple et déformable
de formes
indéformables;
arithmétique-mécanique
la machine
de Lulle-Leibniz
est
: par là, elle s’enrichit, elle multiplie ses
possibilités, mais surtout elle offre un modèle accessible de l'alliance,
dans la fabrication, du règne des causes et du règne des fins, du signe et du sens. Cela tient sans doute à toute une philosophie de la figure, à toute une philosophie de la forme géométrique; pour Leibniz, la figure géométrique est un graphe parmi d’autres, c’est un schéma (1), c’est une façon d’écrire une langue, bref, c’est un graphisme dont il l'emporte sur le preinier en efficacité, du point de vue de la physique contemporaine, ou de la stratégie en général. (De même FONTENELLE, Entretiens sur la pluralité des Mondes, éd. LEROY, Lyon, 1816, pp. 151-152 : «Il n’y a rien qu’on ne doive présumer de l’adresse de la Nature ; maïs elle a une autre sorte d’adresse toute particulière pour se dérober à nous ; et on ne doit pas s'assurer aisément d’avoir deviné sa manière d’agir, ni ses desseins. ») (1) Cela se vérifie constamment des diagrammes du De Arte aux diagrammes syllogistiques, des schémas algébriques aux divers essais de calcul géométrique direct.
LE
508
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
9
lui arrivait de dire qu’il pourrait exprimer l’écriture philosophique; une figure géométrique, c’est la lettre d’un certain langage (1), et non une mesure et non un certain découpage naturel, elle est un chiffre, un élément signalétique. Figure n’est donc pas figuration mais idéographie. Il est donc nécessaire que l’automate par figures et mouvements passe à l’automate par graphismes et arrangements, seule manière d’enregistrer un grand nombre de formes : d’un ensemble simple et déformable de formes indéformables (mécaniquegéométrie) on passe à un ensemble compliqué et informé d’idéogrammes préformés. Ce passage est une double généralisation : de la figure géométriquement arrêtée, définie, exclusive, mesurable, au graphisme déformable et quelconque, c’est-à-dire à la « note » en général; du mouvement cinématique à types peu nombreux (translation, rotation) au mouvement combinatoire (variations de sfus, arrangements, permutations, etc.); ces deux généralisations n’en font
qu’une, le passage de la quantité à la qualité, de la géométrie métrique (x) Un
alphabet
combinatoire
est donc une machine
mobilise ; c’est
bien
une
idéale
machine
: ensemble par
figures
de figures que la et mouvements,
à
condition de prendre figure au sens d’idéogramme (harmonie signe matériel-sens spirituel) et mouvements, au sens de permutations, arrangements, etc. Il serait intéressant, et relativement facile, de réduire la métaphysique leibnizienne à des modèles alphabétiques (cas particulier de notre étude) ; la loi de la création est immédiatement traductible : combinaisons de lettres, rejet des groupements qui répugnent entre eux, établissement de plusieurs langues, élection de la plus riche, etc. Ceci est si vrai que Ieibniz lui-même l’a réduite à un modèle plus faible encore, la numération binaire à deux éléments, o et 1; c’est, en un sens, son code génétique. On peut aussi proposer, comme exercice, la réduction au modèle alphabétique, de la loi du maximum et du minimum, de la théorie de l’analyse, de la classification des idées, voire de la Aonadologie…. La solution de ces exercices est généralement obvie. Bien entendu, elle me demanderait un nouveau livre. Si l’on vérifie la possibilité de cette traduction, on mesure l'importance dans le leibnizianisme de la philosophie du langage : elle a pour supports la caractéristique (théorie de la figure signalétique) et la combinatoire. La langue universelle est combinatoire de la caractéristique universelle : en tant que combinatoire-caractéristique elle n’est pas à distinguer de la Mathesis Universalis. Expliquer le leibnizianisme par modèles
mathématiques ou modèles linguistiques est une seule et même chose.
TABLES
HARMONIQUES
509
à l’Analysis Situs, de l’arithmétique quantitative à la combinatoire universelle, du langage mathématique à tout langage en général (philosophie du signe), c’est-à-dire à la caractéristique universelle; et, de fait, toute machine leibnizienne est, outre une machine combi-
natoire, une machine caractéristique (1), un automate à caractères prégravés, quels qu’ils soient. Réciproquement, la caractéristique même et la combinatoire sont mécanisables (c’est cette réciproque
qui, de l’aveu de l’auteur, est l’origine des inventions), comme tout alphabet en général (2); que sont-elles, en effet ? Un ensemble préétabli d'éléments graphiques et de liaisons en nombre calculable; au surplus, elles préétablissent l'harmonie entre un monde de pensées ou de sens et le monde corporel et mécanique de leurs figurations mobiles, de leurs graphismes transposables. La machine, tout à l’heure, parcourait le cycle encyclopédique, des techniques de l’action aux théories abstraites; comment cela était-il possible ? dépassait-elle son pouvoir ? Non certes, elle n’excédait jamais sa région exemplaire, mieux encore ce pomoerium était borné strictement par la validité des causes efficientes; seule la nature profonde de la fabrication pouvait expliquer ce parcours expressif, l’alliance artificialiste de deux règnes, dont l’un justement est celui de l’automate : il fallait aller à l’origine même du machinal pour découvrir du non-machinal; l’arfifex, dès sa création et par elle, établit l'harmonie entre la région propre à la machine et les autres régions. Et, de nouveau, comment
possible?
Par la gravure
informée-informatrice,
d’un
signe,
d’une
cela est-il
figure préformée-
mieux encore, par les théories générales du
signe, soit la caractéristique et la combinatoire. Bouclant le cycle (1) L'automate cartésien est figure-mouvement ; l’automate leibnizien est caractéristique-combinatoire, par accomplissement du premier. Dans les deux cas, ils sont d'excellents modèles des deux philosophies en général. (2) L'alphabet des pensées humaines serait mécanisable par la machine de Van Holten et donnerait comme nombre de performances le nombre immense de
l’horizon de la doctrine humaine. M. SERRES
17
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DE
LEIBNIZ
du savoir et de l’action humaine, la machine atteint les diverses spécifications de l’universel. Car la combinatoire est bien le mouvement in universo et la caractéristique la figure /# suverso. Le machiniste signe de spirituel son attirail de cylindres et de poulies. Et Dieu ? A l’origine de l’automate naturel on trouve, le préétablissement harmonique, l’alliance préformée du corps et de l’âme. Mais, dès le fiaf créateur, ce n’est pas du non-machinal qui est allié au machinal, c’est encore du machinal; l’artisan informe la matière, soit, et, partant, semble associer deux ordres, celui de l’embof-
tement des engrenages (1) et celui de l’enchaînement des nombres : c’est oublier que l’esprit de l’artisan est, à son tour, un automate — et c’est ainsi que, par réciproque, on peut mécaniser l’arithmétique. Alors, pour l’Architecte divin, il n’y a qu’un règne, l’automate spirituel est prédonné au naturel. En Dieu confluent les inverses ou séparés, l’ordre de la Nature et celui de l'Esprit, c’est pourtant dans la figure de la machine que se noue l’identité originaire des deux mondes. Corps ou Monade? tous deux, pour Dieu, des automates. En ce lieu, tout se réduit, une fois encore, au principe d’identité. Le système entier de l’harmonie préétablie se projette donc dans le domaine exemplaire de la machine, qui en fournit un modèle facile et fini; la tabulation peut être établie dans un automate. On lit facilement sur lui les structures essentielles de la métaphysique des automates naturels et spirituels, à l’infini et à la différenciation des ordres près. Au surplus, ce qui distingue le modèle et sa limite, et l’homo faber du Dieu-Architecte, c’est que le premier ne saurait créer au-delà des figures (caractéristiques) et des mouvements (combina(x) Notre expression est intentionnelle : il est clair que la métaphysique des emboîtements peut prendre pour modèle la technologie des engrenages ; de celle-ci à la première, il y a le grand nombre découvert par Leeuwenhoek au microscope, puis le calcul infinitésimal qui permet l’infinitisation de l'expérience (cf. le schéma : Ire Partie, chap. III, sur Leibniz et Leeuwenhoek).
TABLES HARMONIQUES mm,
SIl
toires), alors que Dieu crée la force, c’est-à-dire l’essence même de ses artifices, leur dynamisme et leur efficace propre. Il est alors l’unique source de tout préétablissement, comme l’énergie est la source du mouvement. Traduction du programme en plusieurs langues
La préfabrication automatique est le modèle mécanique du préétablissement harmonique en général. Il est alors aisé d’observer que du panmécanisme au panlogisme il y a la liaison du préfabriqué au prédémontré. Le quatrième livre des Nouveaux Essais décrit en précision les arguments qui concluent 7 formae : un sorite, un tissu de syllogismes, un compte bien dressé, un calcul d’algèbre, une analyse des infinitésimales sont à peu près des raisonnements en forme parce que leur forme de raisonner a été prédémontrée, en sorte qu’on est sûr de ne point s’y tromper (Phz/., V, 460-461), car la démonstration est faite une fois pour toutes (462), et dispense d’y revenir jamais (1); d’où l’utilité de L logique artificielle et de l’arith-
métique artificielle (464) qui peuvent redresser les erreurs de ceux qui s’embrouillent dans les caractères ou marques (2). Si donc l’automate porte modèle artificialiste, la prédémonstration est un élément remarquable du modèle logique, voire mathématique en général : elle ramène, en effet, à son origine, et, par là, termine la méthode des
Établissements; lorsque l’hypothétique préalable est prédémontré, l'établissement s’évanouit en préétabli. La structure générale du préétablissement est exprimée dans les tissus logiques et les enchai(1) De même, comme le dit Ieibniz, que le meilleur artisan ne revient pas sur une horloge bien construite. I/image favorite du préétablissement est, on le sait, le prémontage des horloges. (2) A cet égard, la preuve par neuf est une preuve machinale (cf. BELAVAI, op. cit., p. 35). Son importance, chez Leibniz, tient au fait qu’elle conclut au moyen des chiffres représentatifs : c'est une preuve caractéristique.
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DE
LEIBNIZ
É
nements rigoureux des mathématiques (1). Bien entendu, la liaison entre les deux modèles de la même structure est immédiatement visible : les raisonnements à formes prédémontrées sont souvent mécanisables, peuvent être soumis à préfabrication; à seule preuve, chez Leibniz, la logique et l’arithmétique artificielles dans un sens, la machine arithmétique ou algébrique dans l’autre; témoins, plus tard, les instruments à formes syllogistiques, comme le piano de Jevons ou les machines de John Venn, Allan Marquand, Lewis Caroll, artefacts de la tradition ouverte par Lulle et ici poursuivie. Le schéma est cohérent et fermé. Préétablissement
+ Préfabrication
Prédémonstration
Il suffit de l’élargir à d’autres modèles pour envahir peu à peu tout le système leibnizien et, par réciproque, d’en montrer à nouveau les multiples liaisons. Soit, par exemple, les notions de prédétermination ou de prédestination de l'individu monadique qui sont, dans le panpsychisme, les équivalents de la notion de prédémonstration dans le panlogisme. Il est tout à fait clair qu’elles sont pensables :
1) en termes d’automates spirituels (liaison au modèle mécanique); (x) Jes Animaduersiones (I, 75) donnent un bon exemple de prédémonstration : EUCLIDE établit d’abord, au livre V des Éléments, toute une théorie des proportions, puis il l’applique à toute la géométrie. « Plus une science possède de méthodes de ce genre, plus elle est avancée » (SCHRECKER, p. 36). Le même texte (1, 43, 45, 46) avait défini la forma recta par la forma praedemonstrala (1bid., 31).
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HARMONIQUES
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2) en termes logiques : tout prédicat est enveloppé (préenveloppé) dans la notion complète du sujet individuel (liaison au modèle logico-mathématique: la série des événements historiques d’un individu est préécrite selon son premier terme et sa loi).
Soit encore la notion de préformation qui est l’équivalent de toutes les autres dans une philosophie de la nature pleine de vivants, ou la notion de préexistence qui la généralise. À son tour, elle est analysable, ou pensable : 1) en termes d’automates naturels ou corporels, machine dense en elle-même (liaison au modèle mécanique); 2) en termes
d’implication-explication,
enveloppement-développe-
ment, à savoir en termes logiques d’inhérence; ou bien en termes
d’analyse infinitésimale, de division à l’infini, d’emboitements non archimédiens d’ordres homogones, à savoir en termes mathématiques d’involution.
Autrement
dit, les liaisons aux modèles
précédents sont établies par la logique du virtuel et la mathématique de l'infini. Il s’agit d’une prédétermination traduite en termes de germes (1). Dans ce contexte, ou cette contexture, d’explication, on obtient
sans peine, en matière de connaissance générale, la théorie de l’inné, c’est-à-dire du préconnu : /#scrit par marques et notes sur une tablepalimpseste et déchiffrable indéfiniment par méthodes cryptogra(x) La préformation explique également l'extension de la contagion peccamineuse
(Causa Dei, 81 sqq.). Autre traduction
: la métaphysique
observe que tous
les possibles n'existent pas ; IEIBNIZ écrit à Bourguet que tous les vers ne finissent pas nécessairement par être des hommes (Phil., III, 579). On complétera aisément le dictionnaire métaphysique-théorie des vivants par : I'e Partie, chap. III in fine.
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DE
LEIBNIZ
phiques (c’est-à-dire logiques, combinatoires, algébriques, etc.). D’où la table harmonique : Préétablissement
e
Prélormation Préexistence Vivants
e
Préfabrication
:
Automates
|
Eee
ie
prie
Prédétermination Prédestination Existence
e
Ë
Préconnaissarce
(Innéisme)
Connaissances
e Prédémonstration Raïsonnements en forme
« Sunt in hoc schemate infinita probemodum
digna observatione….
» (1)
1. Que la table harmonique est un système de traductions verrons, réciproquement, que toute théorie de la traduction à d’une table harmonique (2). Plus généralement, le monde communication des substances s’exprime dans le système de
: nous besoin de la la tra-
duction des thèses : à communication universelle, traductions exhaus-
tives (chacun-tous, tous-chacun). Le schéma indique la constitution d’un dictionnaire multilingue : théorie de la connaissance, des machines, du vivant, etc.
(1) De
Arte,
Math,
V,
58.
(2) Vide infra, sur DUTENS,
VI, II, 221.
TABLES HARMONIQUES 7
S15
2. La structure générale du préétablissement est exprimée, en chaque région, par un modèle bien défini; cela signifie deux choses d’une extrême importance : a) que l'harmonie elle-même est préétablie; b) que cette première proposition est réciproque; autrement dit que l'harmonie est le consentement même, ou la convenance de tous les préétablissements possibles, concevables chacun en un domaine,
et traductibles tous de région à région. Ou encore : si l’harmonie — quel que soit le contenu que l’on donne à cette formule — est préétablie, réciproquement, le préétablissement — quel que soit le modèle en lequel il se réalise, sous un point de vue donné — est harmonique : il est un élément d’une table combinatoire, il est une thèse partout traductible. D’où vient que l’harmonie préétablie, en tant que proposition réciproque, est d’abord vraie; qu’ensuite elle est une forme universelle partout importableexportable. Elle est une structure générale du système, et s’y retrouve en tout point. Vraie, universelle, elle est nécessaire.
3. En particulier, il suffit de découper localement cette table pour retrouver l’application de la thèse au problème de l’union de l’âme et du corps, de l’esprit et du vivant, du connaissant et de
lPexistant (1). (1) Autre cas particulier, qui donne lieu à un nouveau modèle dont nous ne parlons volontairement que par prétérition puisqu'il est assez connu : le mouvement est un phénomène se développant dans l’espace et le temps, ordres non substantiels. Pour le comprendre, il suffit de remonter à sa préformation, à son préétablissement, etc., c’est-à-dire au point origine où s’abolissent ensemble et le temps et l’espace, point où s’involue l'explication complète du mouvement, où se situent sa source et sa cause : on a reconnu la force, attribut essentiel de la monade. La dynamique est métaphysique parce qu’elle est préphysique. La force est le modèle dynamique du préétablissement, préformation du mécanique. On voudra bien noter l'impact du calcul infinitésimal dans cet ensemble de raisonnements, aussi bien pour la chaîne infinie qui fait remonter à l’origine, que pour la nature de l’élément
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DE
LEIBNIZ
4. La table exprime, en toute région, la loi universelle d’involution de toute genèse dans un système de priorités où le temps s’abolit. Les genèses naturelle, mécanique, logique, gnoséologique,
existentielle s’enveloppent quasi ponctuellement dans le fiat originaire de l’acte créateur. Dès lors, il ne peut y avoir de genèse chronologique qu’en première approximation : développements, métamorphoses, méthode des Établissements, empirisme de Locke, liberté circonstancielle de l’arbitre, toutes thèses où le temps est plus qu’un ordre, ce qui n’est pas. La table spécifie donc, pour l’homme, l’acte
unique de la création. s. L'homme convient avec Dieu dans le même rapport : en Dieu et pour Lui, l’acte de création reflue vers une priorité qui s’enveloppe sur elle-même et son inverse, il s’involue dans une cause de soi où il se nie : l’origine radicale est l’incréé. Par des enchaînements infinis, le contingent remonte à son point d’origine — de même fait la raison par des chemins finis parfois (1) —, la création entière s’accumule dans le af premier-complet; mais cet acte préalable-définitif reflue à son tour vers un originaire plus
radical. En tous domaines, est préétabli le créé : Celui qui préétablit est incréé, pour tous attributs. Le temps exige son abolition, le point initial où il s’abolit requiert l’éternité. Mais le rapport demeure, invariant : on peut dresser une table analogue à la première, pro aeternitate, la table harmonique des « préétablissements » divins : à l'égard du Dieu vivant, non préexistant, mais incréé; du grand
Architecte (artificialisme du « mécanisme métaphysique » automatiquement déployé), de l’entendement calculateur, qui se réfère moins au prédémontré qu’à la logique incréée; de la connaissance divine, premier ; la différentielle est en effet un bon modèle pour les germes préformés et emboîtés, pour les conatus enveloppés, etc. Même chose pour la théorie de la perception : les petites perceptions sont à la fois des préperceptions et des différentielles,
(1) Ainsi notre table tient compte de la dictinction du fait et de la raison.
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qui est prescience et prévision (1); à l'égard des possibles qui mani-
festent la praefensio ad existendum qui est leur prédétermination éternitaire; à l’égard enfin de la volonté, ordinairement divisée en conséquente et préalable ou anfécédente (2), celle-ci précédant ou présupposant celle-là. Les deux tables sont de même forme, tout se passe comme si l’une était l’image de l’autre, dans le dernier détail : Dieu est le siège de l’harmonie ou sa cause, dans le préétablissement, mais
aussi, pour tous les préétablissements
qui lui sont propres dans
l’intemporalité même. Ceci montre, en retour, que la notion univer-
selle de préétablissement est indépendante du temps : en effet, le temps écarté, elle a encore son efficace dans l'éternité. C’est pourquoi elle est universelle, valable dans le nécessaire et le contingent. 6. Préexistence, prédémonstration, etc., sont des modèles (3) : ils expriment une forme sous un point de vue donné, ils sont images. (x)@P:*ex t:1CausarDet,113=17: (2) Ibid., 24 sqq. Ie vocabulaire est d’une grande précision : la volonté antécédente précède ou présuppose la conséquente. Ia structure du raisonnement est la même que pour l’entendement : combinatoire et concurrence (26, 27). (3) Dans tout ce qui précède, j'ai choisi l'exemple du prédéterminé en général, en raison de l'importance de cette structure dans la métaphysique. Mais il est
possible de varier sur l'exemple même et de l'intégrer dans la chaîne : indéterminédéterminé-surdéterminé, selon que les données dont on dispose sont insuffisantes, suffisantes ou redondantes. Cette chaîne est, à son tour, une structure que l’on retrouve dans tout le cycle encyclopédique : 1. Dans le calcul des probabilités (Phil., IV, 345 — ou De Scienhia Universal : Phil., VII, 201). 2. En algèbre, Selon que le nombre d'équations est supérieur, égal ou inférieur au nombre d’inconnues. 3. En théorie des lieux géométriques (Phl., VII, 61) : déterminer un cercle au moyen d’un ou deux points (indéterminé), trois points (déterminé), quatre points (ultra-déterminé). De même, la demi-détermination géométrique en Phil., VII, 270. 4. En cryptographie (Plul., VII, 61) selon que le texte à déchiffrer fournit des éléments insuffisants, suffisants, surabondants. 5. In universo, il s’agit de la doctrine du dénombrement des données suffisantes pour établir une vérité (Pkl., VII, 60) : combinatoire et Ars Inveniendi. Chaque
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En référence à la table divine du préétabli, ils sont images d’images, expressions d’expressions. Compte tenu de leur nature propre, ils sont des modèles philosophiques, choisis tour à tour dans la théorie de la connaissance, dans la doctrine de la science, la systématique des vivants, la théorie de la liberté, etc., tous domaines convenant pour refléter, chacun à part, telle structure de la métaphysique, lui donnant
un contenu, la traduisant ou la répétant chacun en sa langue. Par un nouveau tour, il est facile d’analyser ce schéma au moyen de modèles tirés de l'encyclopédie, c’est-à-dire du savoir positif. On obtient de cette manière des images d’images d’images, des expressions au troisième degré : suite qui donne une cohérence remarquable au système, des arcanes de la théologie aux délinéations les plus simples de l’humaine connaissance. Revenons, en effet, à la table première : qu’elle est combinatoire, nous l’avons dit; mais nous venons d’observer qu’elle est aussi perspective : elle groupe, autour modèle, par exemple la cryptographie, est, dès lors, une portion de l'A rs Combinatoria (Math., IV, 460; Math., VII, 206 ; Phil., VII, 298); l’entr'expression desdits modèles se trouve fréquemment alléguée : LEIBNIZ dit indifféremment que la recherche des racines d’une équation est un art cryptographique, ou l'inverse (sur ce point, cf. BRILLOUIN, La science et la théorie de l'information, Masson, 1959, p. 287). Cela dit, chacun est un « symbole exact et complet » (COUTURAT, 0. cit., 255) de
la technique générale du développement de l’enveloppé. Chacun en est une portion et chacun l’exprime totalement : cas particulier plus (ou moins) la loi universelle. Si maintenant on s’avise du fait que la structure métaphysique correspondante n’est rien moins que le principe de raison suffisante et ses multiples spécifications (dont la théorie de la détermination), alors cette structure est totalement « explicable » (et respectivement) par la combinatoire, l’algèbre, la géométrie (Pyramide de la Théodicée et lieu de Sextus), la cryptographie, les probabilités, etc., totalement par chacune comme si nulle autre n’existait. I1 est donc licite de dire panprobabilisme, panlogisme, « panlinguisme », etc. Mais, comme l’histoire décrypte, en fait, l’impliqué préalable, développe l’enveloppé, de même que l’évolution du vivant, on peut dire encore panhistoricisme, pan- « biologisme », etc. La même variation peut être établie
à propos des autres notions : probable-démontrable-identique, enveloppé (inconnu)développé progressivement par l'échelle des Méditations, etc., respectivement pour le prédémontré et le préconnu. Il existe un tableau harmonique pour chaque élément
du tableau
harmonique.
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d’un thème ichnographique, nombre de ses propres scénographies. Ce n’est pas tout, car elle est linguistique, elle propose un dictionnaire, à plusieurs entrées, de translations d’un même terme — de la langue universelle — en différents dialectes. Au surplus, et pour chaque domaine, le calcul infinitésimal fait assez bien comprendre l’explication d’un processus quelconque par son implication en un point. L’idée de déterminer un phénomène global par une équation locale — lieu où il est plus simple de transporter l’origine — est déjà bien connue de Leibniz (1), qui sait trouver, par exemple, une famille de courbes à sous-tangente ou à sous-normale données : tout se passe comme si tel segment (pré)-enveloppait la famille. Passons la dynamique où la force prédétermine le mouvement, et venons-en à la théorie des séries, où le premier terme, vu la loi, préforme la suite entière, à l’infini. Il est aisé, on le voit, de faire tourner tout le tableau
le long du cycle encyclopédique, étant entendu qu’on ne se réfère qu'aux sciences proprement leibniziennes, illustrées par un texte fameux ou une découverte fondamentale : de l’Ars Combinatoria à lindo-européen on trouve, sans difficulté, une série de modèles rigoureux de préétablissement. Ce dernier devient alors, pour la science générale (mathématique ou langue universelle), une structure retrouvée en tout domaine du Pays d’Encyclopédie. Le schéma n’est pas différent du premier : la même structure schématique envahit la théologie, la philosophie, les sciences, c’est-à-dire le système.
Du préfixe pré- au préfixe panDe là vient enfin l’explication claire et distincte du préfixe pan, dans les termes panlogisme, panpsychisme, etc., explication qui nous amène à une philosophie de l’exemple. Le monde est plein de vivants, (1) Avant de l'être de Laplace qui demandait la totalité des équations différentielles du monde en un moment donné (origine, si l’on veut) pour déterminer (prédéterminer) la suite globale des événements.
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LEIBNIZ
il est partout animé, il est plein d’âmes percevantes : panpsychisme ? Non, car il n’y a pas seulement des âmes, il y a de la matière, première et seconde. Oui, pourtant : l’ensemble des âmes forme un monde plein, d’une part, et dense en soi-même jusqu’à l’infini, et,
d’autre part, se développant dans l’indépendance, comme s’il n’y avait pas d’autre monde. Le monde est mécanique, il est plein d’automates, machines de machines à l’infini : panmécanisme ? Non, car
il y a des étangs pour les poissons, et des étangs pleins de poissons dans les poissons... il n’y a pas seulement des automates, il y a au moins des étangs. Oui, cependant, parce que l’ensemble des automates forme un monde dense en soi-même et séparé, obéissant à des lois autochtones, comme s’il n’y avait pas d’autre monde. Bref, les causes finales (respectivement : efficientes) sont totalement explicatrices du monde,
c’est-à-dire
de manière
exhaustive
et suffisante.
Cependant, il y a deux types de causalité : y a-t-il deux mondes ?
Assurément, leur séparation est radicale, néanmoins ils sont parallèles et, de plus, infiniment mélangés l’un dans l’autre, associés l’un
à l’autre. Il n’y a qu’un monde. Finalement, le modèle mécanique est parfaitement fidèle, le modèle psychique l’est aussi. La monade est une âme, c’est-à-dire un automate et réciproquement. Passons au système : panlogisme, panmathématisme, panhistoricisme... ? Oui et non. Oui, parce que chaque référence est totale-
ment explicatrice, parce que chaque modèle est fidèle, parfaitement, parce que suffit chaque ordre de raison comme si nul autre n'existait. Une langue se suffit sans dictionnaire la traduisant dans une autre. L’explication mathématique n’a jamais besoin de l’histoire et la dévore comme telle, en rend compte et l’annihile; l'explication par le droit n’a jamais besoin des mathématiques, et ainsi de suite : chaque thèse se développe par raisons suffisantes, et envahissement global. Non, cependant, parce qu’il n’y a pas seulement des problèmes de traduction ou des questions syllogistiques, de la géométrie ou des
circonstances, La difficulté est la même que pour l’univers : le système
TABLES
HARMONIQUES
s21
est mathématisable autant qu’on veut, cela suffit; il est mécanisable autant qu’on le désire, cela suffit; il est histoire et droit, cela suñit encore; et, chaque fois, il y a totalisation en même temps qu’efface-
ment des autres ordres. Au surplus, les ordres sont parallèles et imbriqués, la mathématisation est harmonique à l’histoire et, en elle, partout dense et réciproquement. Il y à autant de systèmes que l’on veut; il n’y a qu’un système. Disons-le sans détours : la solution à cette difficulté est facile à atteindre, à condition qu’elle reprenne strictement le chemin même de la difficulté; il faut poser le fil sur les méandres du labyrinthe; ce labyrinthe est celui du local et du global, de l’universel et du particulier, de l’un et du multiple, du même et de l’autre, du partiel et du total. Suivons-le lentement, en y laissant les marques les plus visibles. Soit, tout d’abord, la notion de point de vue : que vois-je
situé ici? Je vois l’objet, je le vois « en personne », comme on dit, et je le vois défiguré par ma perspective. De là deux décisions en balance, et non point une seule à quoi l’on puisse s’arrêter : ce que je vois est la figure plus la défiguration, ou bien la défiguration est moins que la figure; l’ellipse perçue est cercle plus ellipse (puisque celle-ci conserve le premier, au sens du Quid sit Idea, en le surchargeant de déterminations nouvelles), ou bien l’ellipse moins le cercle, absent de ma vision, ou, mieux, virtuel. L’ellipse est le particulier
de la loi du cycle perspectif, elle situe ma vision oblique, mais le cercle n’est jamais à son tour qu’un objectif particulier. La vision cavalière, marginale, perspective, est l’ichnographie plus la torsion, ou torsion moins ichnographie. La scénographie est un plan amoindri, au regard de la confusion,
enrichi au
contraire, si je connais
distinctement la loi des points de vue, la règle de leur distribution. L’universel est plus que le singulier, il est moins que lui : il est plus en extension, il est moins en compréhension. Toute la philosophie de Leibniz consiste à balancer les deux décisions, à les maintenir
ensemble : science et métaphysique le sont à la fois de l’universel
s22
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
1
à extension infinie et de l’individu réel à infinie compréhension. Deuxième carrefour : soit une combinaison déterminée d’éléments quelconques, de notes au sens de l’4rs : elle est cette combinaison même, moins ou plus toutes les autres possibles. Comme pour les scénographies ou les points de vue, je ne saurais les obtenir #04 simul : celle dont je dispose ou que j’arrange est elle-même, plus toutes celles que la combinatoire permettrait de poser ou de ranger, mais aussi, moins, puisque ces dernières sont absentes, ou, mieux,
virtuelles. Si je connais les lois de l’Ars, la première enveloppe les autres, virtuellement, mais distinctement, sinon, il faut soustraire, dans la confusion, et l’arrangement actuel, fût-il le plus riche, n’est
que l’un des possibles. Les éléments de ce monde permettent d’imaginer les autres mondes, ce que poètes et romanciers font assez voir; mais Dieu seul les voit tous, et le contingent est borné. D’un mot, le possible est plus large que le réel, et le réel que le possible. De même, mon point de vue enveloppe, implique, suppose l’obiet, ou bien le développe, l'explique, l’expose. Une fois encore, le particulier encadre l’universel par plus et moins, par enveloppement et développement, implication et explication, extension et compréhension : l’un est dans l’autre, et l’autre dans le premier. Troisième carrefour : soit un terme quelconque pris dans une série; il est un exemplaire unique du développement, plus ou moins tous les autres termes, il est celui que je vois, que j’expérimente, que je vis, plus ou moins ceux que la loi sérielle me permettraient de poser; mais cette loi est dans la série (1), exprimée par un terme quelconque de celle-ci, le mien par exemple : voici donc un terme intégré à la suite, partie
d’elle comme chainon singulier, ou étape locale, ou individu paradigmatique, mais qui l'enveloppe toute, la préforme, l’implique ou (1) Étrange contresens commis par le commentaire traditionnel qui admet sans examen que la loi d’une série est hors la série. Que je sache, la loi mathématique d’une série n’est jamais exprimée que par un terme quelconque , de célle-Ci. Quelconque n'est pas extérieur.
TABLES
HARMONIQUES
523
la préétablit. Qu’il soit partie, certes, mais, d’une certaine manière,
partie totale : dès que j’en prends un savoir distinct, ma connaissance de la suite est, par lui, aveugle-exhaustive. L’échelle segmentaire de Zénon implique le but dès les premiers pas. Je n’ai besoin de rien d’autre pour tout connaître de ce que je puis (la monade enveloppe lunivers et l’omniscience), il me suffit de reconnaître dans sa singularité la trace, la marque, de la loi sérielle. Car en tout individu l’universel est écrit. Et, désormais, instruit de ce rapport subtil, je puis poser le fil quasi aveuglément, et j’entrevois la loi de l’écheveau; voici encore un phénomène local, de géométrie ou de mécanique : soumis au calcul infinitésimal, l’analyse montre qu’il s’exprime luimême, plus (ou moins) la globalité du processus où il s’intègre et qu’il enveloppe. Il est un événement du processus (la sous-normale d’une courbe) et il l’implique (famille de courbes à sous-normale donnée). Le calcul se présente alors comme un Ars Inveniendi capable d’extraire le local du global et le global du local, au moyen d’une grille symétrique-inversée d’intégrations et de différentiations : points remarquables obtenus à partir d’une loi, fuseau des lois tiré des points remarquables. Comme naguère, et mieux encore, je découvre un organon en mesure d’extraire l’universel des singularités, ou celles-ci de l’universel, tout comme si, dans l’indifférence, l’un contenait les autres et inversement. Perspective, combinatoire, théorie des séries et calcul, toutes doctrines de continente ef contento, donnent à lire
enveloppement et développement, explication et implication en langue générale, comme des opérations directes ou inverses, traitant leur objet comme des contenus ou comme des contenants. Ces disciplines se comportent comime des balances, eu égard à la nature des choses, elles tiennent l’équilibre entre une philosophie de tous et une philosophie du chacun, également efficaces dans l’exploration des deux champs; elles se comportent comme s’il existait deux universalités que la science peut appréhender et dont elle sait éclairer les relations réciproques, celle de l'extension et celle de la compréhension,
524
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
l’universel valable en tous lieux où il se particularise, l’universel réel de l’individu singulier, exemplaire et toujours (partout) discernable, où conflue l’infinité des lois universelles au premier sens; en
bref, celui de la monadologie et celui de la monade. Tout le labyÿrinthe n’est que le réseau croisé de leur entr’expression, de leur entre-enveloppement. Il y aura bien deux logiques aussi rigoureuses l’une que l’autre, celle de l’extension et celle de la compréhension (1). La métaphysique reprend, fonde et exprime en langue générale ces états de fait localement repérables sur le cycle encyclopédique et traduits distributivement dans les discours régionaux. La République des Esprits n’est pas seulement un concept sociologique ou institutionnel, de diplomatie ou de stratégie politique et religieuse, qu’il est souhaitable
de naturaliser
en fédérations,
académies,
ou
Églises mondiales enfin pacifiées. Elle est le sujet rationnel de la
pensée, soumise de droit aux purs principes de la science. Elle est un universel sujet d’un universel. Réunir, pacifier consistent à découvrir les conditions d’un accord, d’une entente, d’un consensus
préexistant mais enfoui, oublié, oblitéré, comme est recouverte la pensée claire dans les enveloppements repliqués du confus : d’un seul effort, nous distinguons et nous nous accordons, la distinction est ce par quoi il est possible de rendre raison de ce qui se passe dans l’autre (2). Inversement, si j’en rends raison, c’est que je suis au clair. La devise calculemus suppose une réduction formalisante et une expression plurielle, un sujet en première personne du pluriel. Accord, conjugaison, consensus ne sont que modalités de l’entr’expression monadique, de la communication des substances (3). (1) Sur ce point, que nous n’abordons pas directement, N. RESCHER, op. cit., et KAUPPI, op. cît., ont rectifié les erreurs célèbres de Couturat. (2) Monadologie, 50, 52, etc. Nous avons noté un mouvement de pensée analogue dans le platonisme, à l’origine des mathématiques pures : Le troisième homme ou
le tiers exclu, in Les Études philosophiques, oct.-déc. 1966. (3) Cela montre, que, pour Leibniz, il y a deux preuves en philosophie : la preuve formelle du calcul (qui vise l’universalité logique) et la communication des
TABLES HARMONIQUES LR TR
525
Si percevoir est représenter le multiple dans l’un, penser, c’est-à-dire clarifier et rendre raison du perçu, suppose aussi, et plus, l’unité d’une multitude,
et, d’abord,
celle
des
sujets
pensants,
des
monades
conscientes et s’eHorçant vers la clarté. La réussite ou l’échec, l’étroitesse ou l'élargissement de la communication varient comme les degrés du confus et du distinct. La gnoséologie du sujet connaissant est une philosophie de l’intersubjectivité, philosophie que nous avons perdue dans le domaine de la réflexion sur les sciences pures et qu’il est urgent de retrouver. Bien entendu, la communication substantielle est une thèse métaphysique de deuxième lecture, elle suppose le préétablissement divin, par-delà la solitude des monades. Tout se passe comme si le monde leibnizien était d’une part trop granulaire et de l’autre trop impliqué, trop rempli d’une infinité d’harmoniques, pour que les unités individuelles puissent jamais s’entendre, comme si l’existant était trop souvent empirique et trop indéfiniment oublieux, trop enveloppé dans les variations de son
intimité pour jamais accéder à l’écoute du monde ou à la fonction communicante des langages; tout se passe comme si l’empirique, le confus, le compliqué constituaient des interceptions et des bruits insurmontables à l’indivisibilité subjective. D’où la nécessité de la référence à Dieu : m’efforçant vers la clarté, j’exprime de mieux en mieux l’être et la pensée divins et je découvre de plus en plus la condition originaire de l’interrelation. Un seul et même chemin me conduit à Dieu, à la distinction cognitive et au consensus spirituel; encore un coup, la communication est d’autant plus réussie qu’est pure la pensée : à la limite, la science parfaite a pour sujet la République des Esprits dont Dieu est le Prince : l’Universel formel a pour sujet l’Universel intersubjectif — il demeure entendu que Dieu substances (qui vise l’universalité des esprits, autrement dit le consensus transcen-
dantal). La devise calculemus en fait une seule. Dieu est calculateur et source de la communication.
LE
526
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
——
est la condition originaire, la raison pleine de la pensée, de la science et de la communication. Il s’agit ici d’un pluralisme gnoséologique : en tant que je pense, ou perçois, je me borne à déployer les enveloppements cryptographiques de mon intimité forclose, mais ma tension vers le distinct m’approche de Dieu qui tient en Sa main le nœud, l'intersection, le point de consentement de la totalité de ces itinéraires. Exprimant Dieu au plus près, j’exprime «0 ps0 l’ensemble des expressions monadiques : Dieu est la condition originaire de l’intersubjectivité, la raison qui la préétablit; s’efforçant vers la clarté, ma pensée redécouvre cette condition. La philosophie de Leibniz, en ce qu’elle nous fait passer, par le clair et le distinct, au nouveau théâtre de la communauté des esprits, donne de la dignité au mauvais calembour de la co-naissance. Montrer l’économie réalisée par le préétablissement est insuffisant désormais : il faut voir à présent que cette économie est un court-circuit dans la communication universelle; c’est le chemin le plus court et le plus facile, celui qui comporte le moins de différences et, donc, celui qui offre le moins de risques de transformations (de déformations, de traductions.…,
de confusion),
celui
enfin
qui transporte
au
mieux
l'identité, sauve des différences (1). Au lieu « d’aller confusément à linfini », je communique dans la clarté : chemin unique et non infiniment traversé. J’ai relation partout dès que j’ai relation avec (x) Le principe du chemin le plus court est universel, c’est-à-dire qu’on peut retrouver ses modèles en toutes régions, sans contre-exemple : 1) en mathématiques : premières ébauches du calcul des variations (Math., VII, 21, et supra, critique de la géométrie cartésienne) ; 2) en optique : cf. Suzanne BACHELARD, Thalès, art. cit. ; 3) en « physique générale » : l’hypothèse doit être la plus simple (ex. : choix de Copernic et Tentamen anagogicum ; Phil., VII, 272-3); 4) en logique : cf. COUTURAT, op. cit., PP. 229 sqq. ; 5) en métaphysique, etc.
I1 se traduit ici comme risques de déformation.
le circuit qui transporte l'identité avec le moins de
TABLES
HARMONIQUES
527
l'Un du tout, avec l'Unité de linfinie multiplicité, c’est-à-dire avec la
Pensée même. Je demeure isolé dans mon dialogue avec le Créateur, je conserve mon point de vue ou ma perspective, mais précisément, dans l’acte même de la clarifier et de l’approfondir, j’approxime, à mesure que je pense, le géométral de toutes les perspectives, le Centrepartout. J’intériorise, dans ce dialogue, l’entr’expression préétablie par Dieu, j’intériorise dans le point métaphysique que je suis la communication substantielle, j’exprime le tout des relations entre les autres sujets. Qui suis-je, moi qui pense ? Plus je pense, #0i#s je suis moi, plus je suis un point de concours de ces interrelations, une unité de cette multiplicité convenante de consciences, plus je suis universel formel de la communication; ou encore, plus je suis moi (puisque, pensant, je m’adonne à une autolecture, sujet de ma pensée comme lecteur actif, objet de mon savoir comme inscription à lire), situé, singulier; mais, en clarifiant mes singularités, je m’approche du milieu de la communication universelle, du lieu sans lieu d’où les scé-
nographies d’un problème se fondent en ichnographie. Ma connaissance est balance entre l’universel de ma compréhension singulière (omnisciente et individuelle, divine et contingente, mondiale et située), et l’universel extensif de la communication. Comme être pensant, je suis deux fois l’unité d’une multiplicité : je suis l’unité singulière d’une multiplicité de consciences en strates : obscures, confuses,
claires,
etc.,
de consciences
enveloppées-développées;
je suis, non d’autre part, mais en même temps, l’unité de la multi-
plicité de consciences semblables-différentes avec lesquelles je communique objectivement, dans l’universel pur de la législation, une fois l'harmonie préétablie. Par ce double pluralisme et cette double unité qui n’en est qu’une, je suis deux fois universel, dans la différence omni-enveloppante et dans l’identité partout communiquée. Plus encore, en tant que je suis l’objet passif-inscrit de mon savoir, l’objet obscur et compliqué, je communique objectivement et confusément avec le monde, à quelque distance que ce soit, je suis
528
LESYSFÉMERNDE
LEIBNIZ
oo
partie de la congruence mondiale; en tant que je suis le sujet de ma pensée claire, le sujet actif et distinguant, je communique objectivement avec le monde des sujets — en vertu du préétablissement harmonique —, je suis citoyen de la République des Esprits, écho et foyer du consensus spirituel. La communication est intersubjective et interobjective : le même réseau est plus ou moins plongé dans la confusion, plus ou moins retiré de la nuit du multiple. Les sujets pensants convergent vers Dieu et, du même coup, consentent entre eux, pensent de concert : ils concertent parce qu’ils pensent, ils pensent parce qu’ils concertent. Je pense, donc je suis moi, comme unité individuelle-réelle de
mes cogitata varia, donc je suis nous, République des Esprits, donc je suis miroir de plus en plus adamantin de Dieu, #onas monadum, donc je suis relation pure ou harmonie. Qu’on s’avise, en effet, de ce que Leibniz définit l’un du multiple; la perception et la cognition monadiques, la monade même, comme individu réel : toutes unités de la famille de la solitude compréhensive; mais aussi, la relation en général (« est enim relatio quaedam unitas in multis »; Grua, 13), lPuniversel comme tel (« #num in mulfis, seu multorum similitudo »; Pbil., I, 317) et l’harmonie en général : toutes unités de la famille de la communication pure ou extensive; Dieu enfin, source originaire
et préétablissement de ces deux universalités. La philosophie de Leibniz forme bien la synthèse de l’universel de type mathématique, relationnel, pur extensif communicable, et de l’individuel, seul réel,
dans sa région, son canton, sa cellule compréhensive forclose et isolée. Que l’on veuille bien, à présent, rerorsum vestigia legere : le système comme
tel fait, à son tour, la synthèse du local et du global, de
continente ef contento, du général et de la singularité. D’où l’association libre et indéfiniment véridique du préfixe pan- et de telle région quelconque de l’être ou du connaître. D’où la possibilité toujours ouverte de le traduire dans une langue positive, de le lire dans les
nombres, les tablatures, et les programmes automatiques.
TABLES HARMONIQUES V. —
529
« ARTICULUS » : QUATERNE
DES MODALITÉS
L'œuvre logique à fait l’objet d’études abondantes et assez précises pour que nous n’ayons pas à y revenir. Elle souffre encore,
toutefois, des mêmes occultations de l’histoire que l’œuvre mathématique. On s’accorde à reconnaître d’abord un organon de type combinatoire,
résumé
dans les tables dont nous
avons
parlé; un
second, assumé pour partie par le premier, issu de la logique mineure ou scolastique, et se développant du carré classique de l’universel et du particulier, au tableau des syllogismes concluants; un troisième, qui promeut la logique telle que nous la concevons de nos jours, admirablement décrite en systèmes successifs, par Rescher et d’autres. Reste à remarquer que bien des questions soulevées par la métaphysique seraient éclaircies, à la condition de lire sur elle un nouvel organon, présent, efficace, exprès, quoique non formalisé, du type d’une logique modale. Dès 1671-1672, au lendemain du De Ark, la Definitio justitiae universalis (1) propose un double dictionnaire de correspondance entre les catégories du droit et celles de la modalité (licite-possible, illicite-impossible, dû-nécessaire, indifférent-contingent), entre ces dernières et les espèces de jugements de la logique mineure (nécessaire — À, possible — I, Impossible —_E, contingent — O). Les modalités sont ensemble, selon ce texte, comme les juge-
ments, elles s’opposent en carré, selon la contradiction et la contrariété. Cela dit, posons E = Ac (contrariété), O — A# (contradiction), 1 — As (subalternation), et À — Aï (identité). Le carré classique des propositions obéit alors aux lois suivantes : Acc —
Akk —
Ad
Acs —
Asc —
Ak
NES a Ack —
A
Eee NE
Akc —
As
(1) Bruchstücke in Leibnisens Nachlass zum Naturrecht gehôrig, Ticndclenburg, 11, 257-82. Résumé 1 COUTURAT, Logique, pp. 508-507.
530
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
Nous concluons de ces lois que les opérations D, C, K, S forment
une structure familière. Il est d’abord intéressant, pour ce qui est de la logique mineure, de rapprocher son schème fondamental d’une structure désormais reconnue par les mathématiques; en outre, il n’est pas sans profit, du point de vue de la systématique leibnizienne, de reconnaître que les opérations d’identité, de contradiction, de contrariété et de subalternation constituent ensemble une manière de microsystème fermé sur soi et obéissant à des lois d’une certaine manière combinatoires. Si, en effet, on considère, comme
on le fait
généralement, que le leibnizianisme dans son ensemble repose, en dernière analyse, sur les principes d’identité et de contradiction, il suffit alors de lui adjoindre les deux autres opérations pour l’engendrer à partir de ce microsystème initial : on aurait alors montré qu’il y a système sb ovo, c’est-à-dire en montrant que le fondement lui-même est un « système », c’est-à-dire un ensemble cohérent et fermé sur soi par des lois autochtones. Il est bien clair que tout se joue ici sur la
relation universel-particulier, c’est-à-dire sur l’opération de subalternation. À supposer alors que l’ensemble de ces hypothèses soit satisfait, on obtiendrait ce résultat, d’une importance capitale et d’apparence paradoxale, que /4 condition pour que le leibnigianisme, comme philosophie fondée sur l’identité et la contradiction, constitue un système au sens rigoureux du terme, est que lui soient adjoints la région du
Darticulier et son rapport à l’universel. Ce qui semblait faire difficulté est, en fait, condition élémentaire de systématicité.
L'intérêt de ces considérations redouble à la lecture des définitions de la Confessio Philosophi, écrite peu de temps après la Definitio, et contenant déjà les thèses maîtresses de la Théodicée. Leibniz s’exprime comme suit : « Est nécessaire ce dont l’opposé implique contradiction. Est contingent ce qui n’est pas nécessaire. Est possible ce à quoi il n’est pas nécessaire de ne pas être. Est impossible ce qui n’est pas possible... Nécessaire, dont l’opposé est impossible. Contingent, dont l’opposé est possible... » (trad. Belaval, 51-53).
TABLES
HARMONIQUES
531
Il suffit de tabuler convenablement ces deux suites de définitions pour être au clair sur la question : que l’on parte du nécessaire ou du possible, les quatre termes s’ordonnent en carré : (-Q-p)(Dr)
Nécessité
Impossibilité ([+ p) (+ © p)
(Ôp)(-O-+p)
Possibilité
Contingence (+ Op) (d-+ p)
Les signes logiques montrent à l’évidence par quelles opérations il faut remplacer D, C, K et S pour revenir aux mêmes structures que précédemment. L’Essay de Dynamique nous avait amené à l’idée que le terme harmonie désignait confusément un tableau d’éléments et d’opérations fermé sur soi (la page de garde du De Arte est porteuse de la même intuition). Ici l’intuition se précise : la table est harmonique, parce qu’elle est structurée comme un groupe. Et donc : pour que la philosophie leibnizienne, dont tout le monde s'accorde à dire qu’elle est fondée sur les notions de nécessité et de contradiction (impossibilité), soit un système au sens rigoureux du terme, il faut et il suffit qu’on adjoigne à ces notions celles du possible et du contingent. Loin de faire obstacle à la cohérence générale, les mondes possibles, imaginés ou non créés, les existentiables retenus au seuil de la création, les êtres
contingents, particuliers, limités et de fait, sont indispensables à la systématicité logique de la métaphysique, ou, du moins, à ce à partir de quoi on peut considérer que le système est engendré. Il faudrait un livre entier pour reprendre la métaphysique à partir de ces bases :
le chemin est ouvert, et le lecteur peut à loisir s’exercer à la lire au moyen de la grille fournie par le quaterne des modalités, nouvelle table harmonique. En particulier, la théorie de la liberté s’en dégage aussitôt.
LE
532
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
Retour au langage : les dictionnaires multilingues
Nous n'avons cessé de parler de dictionnaires; nous en avons rencontré un grand nombre en cours de route : gnoséologieéthique, théorie de la perception-calcul infinitésimal, droit civil-droit canon (r), etc. En général, l'explication par modèles est une explication par dictionnaires, par correspondances de langue à langue, chacune étant une interprétation du système, de sorte que l’encyclopédie est l’ensemble des interprétations du système qui en est la syntaxe commune (2). Chemin faisant, nous avons rencontré la notion de table harmonique, espace des correspondances complètes et cohérentes. L’historien demandera
: Leïbniz a-t-il utilisé cette notion,
hors les mathématiques ? Oui, et précisément dans des projets de dictionnaires multilingues. Il écrivait, en 1699, au baron de Sparvenfeld, de lui communiquer des tables harmoniques concernant les langues esclavonnes, comparées à celles de la famille du latin (3). En quoi méritent-elles ce qualificatif ? Donnons-nous un son quelconque; il lui correspond autant de lettres ou caractères qu’il y a de langues qui l’expriment; par exemple, le # se note # en italien, on en français, e en hollandais, v en grec, et ainsi de suite. Si l’on se donne, à l’inverse, une lettre, elle « signifie » des sons divers en difé-
rentes langues, à la variabilité de la caractéristique près. Bien entendu, « ayant une de ces tables, on peut en tirer l’autre aussi : mais il est bon de les avoir toutes
deux », la première servant
à écrire, la
deuxième à prononcer. Elles sont construites selon le diagramme (x) Cf. supra, Introduction VII, Ire Partie, chap. I, III, d, et chap. IIL, IL, B, 5 ; II® Partie, chap. I, IL, A, 3, etc.
(2) D'où vient que toute interprétation fidèle du leibnizianisme est une partie de lui-même, un enveloppement du système, et non une explication. Choisir un thème régional comme centre du commentaire revient à montrer comment la philosophie de Leibniz est impliquée sur elle-même : ce qui est bien l’opposé d’une explication. Pour s’avancer jusqu’à celle-ci, reste à donner la théorie générale des implications, qui est l’objet de ce livre. (3) DUTENS, VI, II, 221-222.
TABLES
HARMONIQUES
533
o
o
un-multiple, d’où leur dénomination. L’harmonia linguarum (x) n’est pas seulement le rapport d’une problématique langue adamique aux langues positives, elle est aussi le rapport lexicographique qu’il est nécessaire d'établir dans la multitude de celles-ci, élément par élément, jusqu’au caractère littéral. L’horizon linguistique est bien le même qu'ailleurs, de la combinatoire à la métaphysique. Arlequin revient, inévitablement.
+
*k
In universo, les correspondances multiple-multiple sont l’ensemble des correspondances un (du premier)-multiple, multiple-un (du second). De nouveau, les schémas en étoile font bien partie d’une table harmonique, et peuvent s’inverser puisque —
comme
pour
les lexiques lettres-sons —, d’une suite de tels diagrammes, on peut tirer la suite d’une deuxième table. Il y à isomorphie- de la combinatoire à la théorie des langues, et ainsi de suite. Mais, de surcroît,
chaque région, chaque langue, celle de la musique, de la mécanique, des automates,
etc., est de nouveau
structurée comme
une
table
harmonique, par alphabet élémentaire et lois autochtones qui ferment sur elles-mêmes les propositions qu’on en peut tirer. Chaque langue régionale est isolée, forme système clos et domaine légal, peut tout dire enfin. Chacune est toutefois parallèle et semblable à toute autre, indéfiniment prête à toute traduction. D’où vient, par duplication, que l’ichnographie désignée naguère est table de tables, puisque chaque cellule, prise dans son sens original, est développable dans un espace systématique propre. Du plan aux géodésiques parallèles, nous venons à l’espace aux variétés parallèles. A tout prendre un dictionnaire multilingue n’est-il pas un dictionnaire de dictionnaires ? Partis de l'éventail sémantique du terme harmonie, c’est-à-dire d’un mot du dictionnaire, nous avons envahi la théorie complète qui le place oùilest. (1) À Hermann
von der Hardt ; ibid., 226, etc.
CHAPITRE
LE
CYCLE
III
UNIVERSEL
ARGUMENT — — —
La ganse des sciences mixtes. Similitude et variations. Universalité philosophique de la caractéristique : le réel.
— Université technique de la caractéristique : le formel. — Les tables d'individus. I. Variation
combinatoire
ef variation
continue.
A) L’Arbre de la Liberté : loi universelle et concret exemplaire (arithmétique, combinatoire, calcul des variations). B) La Chaîne des Êtres : de l’espèce provisionnelle à la monade (arithmétique, sections coniques, principe de continuité). Il. Invariant ef variation : ce qui change et ce qui reste. — Retour à la Monadologie.
II. Trois réductions au Principe d’Identité. À) Le tableau hiérarchique des substances. B) Dieu : universalité de la preuve pour l’univocité de l’Être. C) Le plan ichnographique de l’Univers. La relation chacun-tous et tous-chacun comme thème systématique du leibnizianisme et de cet ouvrage. — Copernic et Ptolémée : le problème de la référence.
LE
CYCLE
UNIVERSEL
535 « Or cette liaison et (ou) cet accommodement de toutes les choses créées à chacune et de chacune à toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres et qu’elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l’univers. » (Monadologie, 56.)
La ganse des sciences mixtes Issue
de l’art combinatoire,
la méthode
tabulaire
envahit
la
mathématique. Lorsqu’un tableau fait correspondre, par tous chemins assignables, un quelconque de ses éléments et la multiplicité qu’il ordonne et déploie, il est harmonique. Voici la loi commune aux synopsis combinatoires, arithmétiques, algébriques, mécaniques,
logiques ou infinitésimales qui font éfablissement aux opuscules cotrespondants. Il s’agit de schémas tracés selon la législation la plus haute de la Mafhesis universalis, celle de la combinatoire
caracté-
ristique, de sorte que cette dernière se trouve godammodo en tous lieux de l’encyclopédie, comme dans une image, comme en projection sur une #zbula scénographique (1). D’images en images, il est aisé de suivre les lignes de projection, de discipline à discipline. En tant que système, la mathématique est un dictionnaire parfait : les circuits de traduction sont des chemins simples et courts. L’excellence du modèle vient de la simplicité des similitudes. Passer des modèles rigoureux au système philosophique, et montrer que ce dernier constitue un lexique du même ordre que les premiers, cette stratégie est élémentaire. Pour ne point être brutal, le transfert s’est ménagé, jusqu’au point où nous sommes, le moyen terme des sciences mixtes. La première démonstration, par le nombre (1) La Caracteristica geometrica (1679 ; Math., V, 144 sqq.) analyse la notion de tabula projective et ne manque pas de la faire varier (plane ou gibbeuse).
LE
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
Pr
et la figure, de la thèse métaphysique de l’harmonie, faisait courtcircuit sur le chemin à parcourir; quelques étapes, intercalées, dessinaient un chemin plus long. Sur cette ganse, nous traversions quelques cantons du Pays d’Encyclopédie, où les langues positives sont fort étrangères à la langue primitive. Et, cependant, des sciences mixtes comme la mécanique, la musique ou la théorie des machines étaient à nouveau des domaines linguistiques, qui disaient l’harmonie comme le nombre, qui l’exprimaient par chocs et mouvements, sons
inarticulés,
ou
articulations
de mouvements,
bref dans
les
langages infra-linguistiques des choses et des artefacts. Ainsi le monde des tables parallèles se transformait-il en celui des registres, protocoles, tablatures et programmes, constitués selon la législation souveraine de la combinatoire caractéristique, ce qu’il fallait montrer. Revenir à la métaphysique par le quaterne des modalités, former d’autre part la table même des dictionnaires, pour le langage articulé, bouclaient le chemin parcouru, qui n’était autre qu’un circuit de traductions. L'identité se conserve, invariante, sur le pourtour de
la courbe : les langues et domaines sont substituables, s4/4 veritate.
Ils sont donc semblables, aussi aiguë que soit leur différenciation. Le dictionnaire parfait se prolonge des sciences rigoureuses aux mixtes — et, de là, nous allons le montrer, au système métaphysique, harmonie d’harmonies. La démonstration est conforme à la ligne tracée par le Dialogus de 1677 (1), qui met en parallèle substitution caractéristique et traduction de langue à langue. Qu'est-ce que le Système? C’est un ensemble de thèses, substituables où traduisibles, salva veritate. La vérité des rapports harmoniques un-multiple traverse la distance du formel au réel. (1) Phil., VIL, 190-193, trad. à paraître. Si à = b + c—= d—e, a? =
b? + c?
+ 2 bc = d? + 6? — 2 de. Le terme & est exprimé soit par ses parties, soit comme la partie d’un tout d. Si je fais d — a + e, il vient a? = «? : l'identité se retrouve davs le cycle des substitutions. On retrouve la même loi dans les traductions de
« porte-lumière » en Lucifer ct 5672003.
LE
CYCLE
UNIVERSEL
537
Similitude ef variations
L’invariance
du résultat dans la substitution des caractères, le
retour à l'identique, la fermeture de la boucle, est la marque de la validité de tout raisonnement. D’où l’importance accordée à l’abjection du novénaire (1). Inversement, retour et contrôle ne sont possibles que par les transformations en question, par les changements de langue expressive. Le pluralisme signalétique, la substitution linguistique, plus généralement, le parcours encyclopédique, sont liés au principe d'identité : par eux, je viens à lui. Parmi ce champ multiplié, je ne rencontre que similitude, correspondance et concours : alphabet, langue, encyclopédie ne sont qu’éléments ou réalisation du concept de dictionnaire. De sorte que ce n’est point jouer sur le mot que d’affirmer la liaison entre la combinatoire caractéristique et la théorie générale de l’expression. Ainsi conclut le Dixlogus : … Si les caractères peuvent servir au calcul, c’est qu’il y a en eux une certaine situation complexe, un ordre qui convient aux choses, sinon dans les termes pris seuls à seuls (quoique cela serait encore meilleur), du moins dans leur conjonction et leur dérivation. Et cet ordre varié correspond d’une certaine manière dans toutes les langues... Bien que les caractères soient arbitraires, cependant leur usage et connexion ont quelque chose qui n’est pas arbitraire, soit une certaine proportion entre les caractères et les choses, et, entre les caractères différents exprimant les mêmes choses, des relations réciproques. Et cette proposition ou relation est le fondement de la vérité. Il arrive en effet que nous employions tels caractères ou tels autres, et qu’il se produise la même chose, ou une équivalente, ou une correspondante, ou une proportionnelle (2).
(1) Phil., VII, 201 ; COUTURAT, Op., 581 ; Math., IL, 229-239 ; N.E., IV, VIL 6 ; Phil., V, 391. (Nous étudions spécialement cette preuve dans un autre travail). (2) Ibid. Le texte est dirigé contre le nominalisme de Hobbes. L’argument essentiel contre le thème nominaliste de l’arbitraire des choix linguistiques est précisément fourni par les stabilités expressives du réel que seul le passage de langue à langue met en évidence. Il y a une nécessité des symboles, indépendante de l’arbitraire de telle ou telle langue. Bien entendu, le paradigme le plus clair de cette
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DE
LEIBNIZ
Nul ne pense sans signes. Or, du signe à la chose, il y a mille relations, ainsi qu’entre les signes; ce n’est que par ces dernières qu’on peut prétendre dominer les premières : connexions entre les caractères d’une même famille, relations réciproques entre les éléments de diverses familles de caractères, c’est-à-dire objets respectifs d’une grammaire et d’un dictionnaire (1). La première étudie les connexions
sérielles dans une symbolique donnée, la deuxième les substitutions et transpositions de langue à langue : en ce sens, l’arithmétique est une grammaire, comme l’algèbre ou le calcul infinitésimal, alors que la géométrie algébrique est un dictionnaire, comme la géométrie analytique. L’ambition de Leibniz ne se réduit pas à généraliser la technique géométrique de Descartes, mais elle est d’examiner le pourquoi du passage du nombre à l'étendue, de le thématiser en correspondance et d'élargir à toute région du savoir la notion même de correspondance. Il est persuadé qu’on à d’autant plus de chance de dire vrai qu’on à traduit plus souvent la proposition de départ et que cette dernière demeure stable (identique, proportionnelle) parmi la variation transposante. La chose même est donc ce qui est désigné de manière invariante par toutes les langues à la fois — et cette remarque généralise ce que nous avons dit de l’intersection de plusieurs séries (2) : un même mouvement méthodique entraîne l’œuvre vets la langue universelle et la science générale (3), vers l’étude de l’harmonie épistémologique et linguistique. C’est que le réel est à l'horizon
du
consentement
des
différents
discours,
des
diverses
nécessité est l'exercice mathématique : que je pose au départ telle ou telle formulation, la même chose en découle invariablement. Il y a du nécessaire dans le signifiant, dans la liaison entre les libertés du signifiant. (x) Phil, VII, 187. Nous dirions maintenant, quoique dans un cadre plus rigoureux et plus pur, syntaxe et sémantique. (2) Cf. p. ex. De Affectibus, GRUA, II, 523, in fine. COUTURAT, Op., 544, 556. (3) Nous verrons plus loin comment la thèse de Couturat, en morcelant les divers projets universels de Leïbniz, manque la cohérence, donc le système, et ne fait que constater des échecs sans mesurer les réussites,
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39
sciences, de toutes les manières possibles de l’évoquer. En particulier ou surtout, la monade est ce réel désigné par toutes les disciplines symbolisantes, chacune en son ordre et avec ses moyens, et placé à leur point de concours, même si ce dernier est un point de
fuite. De sorte que la vérité se laisse surtout appréhender le long des liaisons transversales, dans les proportions et convenances entre deux, ou plusieurs ou tous les discours différents : les correspondances entre suites symboliques « forment comme des imitations de substances ». La vérité gît dans la mise en court-circuit de deux ou plusieurs ensembles linguistiques, court-circuit d’où jaillit l’identité — comme dans le novénaire, ou la substitution citée plus haut — ou, du moins, la similitude; elle réside dans la formation systéma-
tique progressive — au sens multilinéaire et multivalent que nous avons assigné au terme système —, formation systématique dont
un exemple élémentaire est celui du dictionnaire : outil de concordance, table d’expression, table d’harmonie. Que si le réel est éloigné de nous, parfois à l’infini, il nous reste, pour être véridiques, à
constituer le concours et l’accord des discours qui parlent de lui, chacun tenant sa voix dans la convergence contrapunctique. Lorsque nous parlons, lorsque nous écrivons, nous indiquons invinciblement du réel, même si notre point de vue est éloigné ou dévoyé; et mieux nous le désignons, plus nous approchons de la langue des langues, celle de la Monadologie : comme si, au voisinage de la chose diversement exprimable, on rencontrait la totalité des lignes de visée. L’Écriture dit bien que celui qui professa la vérité au sortir du conseil divin fut entendu de chacun en son propre dialecte (1). La (1) Cf. le thème de l’ « Écriture Universelle, immédiatement intelligible à tout lecteur, quelle que soit sa langue ». De Arte Combinatoria, Usus XI, Math., V, 49-50. LEIBNIZ y critique un système, trop lourd à son gré, de passage de lexique à lexique : numéral, latin, et de la langue positive. I1 propose à son tour un système de graphismes quasi géométriques : points, lignes, angles, qui formerait un ensemble d’idéogrammes naturels. (Cf. COUTURAT, Logique, pp. 51-55.) Dans une autre
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9
vérité est orthogonale à tous les dictionnaires possibles (1). À ces conditions, expressément posées, du signe au réel la séquence est bonne, même si elle n’est pas droite, ou, si l’on veut, de la chose au
livre, et réciproquement. Universalité philosophique de la caractéristique : le réel La doctrine métaphysique ne dit pas autre chose. Les êtres du monde, les connaissances que nous en avons, nos phénomènes mêmes et l’histoire de notre destin ont comme état fondamental, c’est-à-dire indéfiniment premier, comme état essentiel, actuel et
virtuel, /’éfat scripturaire. Le monde passé, présent et futur, dans la perspective : « Le terme de Rose-Croix désigne un état spirituel comportant une connaissance d’ordre cosmologique en rapport avec l’hermétisme chrétien. Un de leurs caractères les plus révélateurs consiste dans le « don des langues », c’est-à-dire dans l’art qu’ils avaient de parler à chacun leur (sic) propre langue. Ils adoptaient les mœurs et coutumes &es pays qu'ils traversaient et prenaient même un nom nouveau. C'était des cosmopolites au sens vrai du terme... Si l’on remarque que le sceau de Luther portait une croix au centre d’une rose, que la plupart de ceux qu’on a dit Rose-Croix furent des alchimistes luthériens comme Khunrath, Maïer et R. Fludd (cité par Leibniz), on peut inférer que l'apparition de cette société est un épisode de la Réforme sous une apparence ésotérique. Leibniz, en tête de son De Arte Combinatoria où il traite de la caractéristique et de la langue universelle, a placé une rose à cinq pétales au centre d’une croix. » Luc BENOIST, L’ésotérisme, Paris, 1963, p. 104. La figure initiale du De Arte est à la fois une « machine » lullienne, une rota mundi, un diagramme logique et un symbole rosicrucien. Dans les trois cas, il s’agit de langue universelle. (Sur la combinatoire et la langue universelle, De Panglottide, cf. p. ex. DUTENS, V, 185). I,/étude historique correspondant à l’invention des graphismes du De Arte est l'étude de l’écriture de Persépolis : « Persepolitana scriptura antiquissima ex meris constat triangulis, vel, si mavis, clavis in acumen desinentibus magnitudine, situ, numero et complicatione inter se differentibus, quale quid in ulla alia scriptura notatum non puto » (DUTENS, VI, 208) :ilest évident que le cunéiforme est l’écriture idéale selon la combinatoire leibnizienne, par disposition et nombre des figures : plus riche, quoique du même principe, que la signalétique de Fo-Hi. Sur l’art de déchiffrer au xvIr® siècle, son importance et sa signification : Madeleine Davip, Le débat sur les écritures et l’hiéroglyphe, etc. (E.P. des
Hautes Études, 1965), pp. 26 sqq. (x) Elle est donc bien de l’ordre de la communication, dont Dieu est le garant.
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UNIVERSEL
41 a
réalité qui est la sienne, le monde perçu, local, marginal ou global,
ce que nous avons su, savons et saurons, nos ignorances et n08 oublis, notre prédestination et notre liberté, toutes ces choses sont d’abord et demeurent des signes gravés, des lois écrites, des tables marquées de sceaux lisibles ou effacés; autrement dit, notre monde
est un chiffre, notre savoir et notre existence ont un développement fidèlement analogue à celui de la lecture. Le paradigme du De Rerum Originatione (1) parle du monde : la démonstration ne s’y effectue jamais directement sur les états de l’agrégat comme tel, mais sur la suite indéfinie des copies d’un même livre, les Éléments d’Euclide,
c’est-à-dire sur un ensemble signalétique, comme si le statut des éléments de l’agrégat mondial était celui d’un graphisme. Comment penser philosophiquement l’origine du monde ? Réponse : soit un
ensemble d’éléments graphiques, disposons-les en série, et calculons, sur cette série, sa loi, son premier terme, son enchaînement, etc. Le
discours raisonné de la philosophie est bien ## calcul sur des graphes. L’Horizon de la Doctrine humaine parle encore du monde (2) et pourrait conclure au Retour Éternel des choses : la démonstration n’y porte pas sur des éléments réels, mais sur des notes graphiques, sur des livres. De toute façon la nature est un chiffre et « les observations ne sauraient être trop multipliées pour donner plus d’occa-
sion à la raison de déchiffrer ce que la nature ne nous donne à connaître qu’à demi » (3); « l’Art de découvrir les causes des phénomènes ou les hypothèses véritables est comme
l’art de déchiffrer » (4). On
retrouve partout la liaison expressive de l’univers et du message à décoder, du monde et du livre à déchiffrer, d’un moment
de l’his-
toire et d’une copie d’un exemplaire ou d’une traduction, d’un phénomène
et d’une phrase ou d’un mot, lui-même
combinaison
(1) Pluil., VII, 302 (cf. Ire Partie, chap. I). (2) CoUTURAT, Opuscules, 96. Cf. Ire Partie, chap. II sur le Progrès. (3) Phal., V, 408.
(4) Phil, V, 436. M.
SERRES
22
de
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42
marques graphiques élémentaires, bref, le passage de l’aowe naturel à l'atome signalétique, propédeutique à la spiritualisation du monde, et à la possibilité du calcul (1). De même, les Nowveaux Essais parlent de l’entendement humain : ils reprennent, pour le faire, le vieux paradigme de la #abula rasa ou de l'album du prêteur, pour en faire ce palimpseste gravé de toute éternité et toujours recouvert, effacé, occulté par nos oublis, nos erreurs ou nos ignorances; comme le monde, l’entendement est un livre à lire, un livre difficile à lire, qu’on
peut ne pas lire, quoiqu'il soit le livre où ouf est écrit. Dieu seul lit dans le sien #r0 infuitu les caractères de la combinatoire créatrice. Plus encore que l’intellection, l’histoire personnelle est la lecture d’un graphisme prégravé, et ordonné en séries calculables : Jules César passe le Rubicon pour être fidèle à la loi de son destin, écrite et préécrite dans sa monade; ainsi fait-il, pour que soit accomplie l’Écriture. Voici que s’ordonne une philosophie générale du signe tracé, scellé, « marqué », « imprimé », puis recouvert, occulté, virtuel,
déformé. Vivre ou connaître, c’est assumer dans l’effort — coupé de chutes dans l’empirique — la difficulté de découvrir ce qu’exprime imprimé, l'expression de l'impression (2). Le monde et notre âme
sont d’un graphisme lisible et compliqué, ce sont des quasi-parchemins, livres ou tables porteurs d’une langue, d’un code, d’une légis(x) Le monde est un livre : « Il n’est pas impossible, métaphysiquement parlant, qu'il y ait un songe suivi et durable comme la vie d’un homme ; mais c’est une chose aussi contraire à la raison que pourrait être la fiction d’un livre qui se formerait par hasard en jetant péle-méle les caractères d'imprimerie » (N.E., IV, II, 4). L'entendement est un écrit : « La raison est enfermée dans l’âme sous la forme d’un acte scellé portant effet ultérieurement » (Causa Dei, 82) (au milieu d’un texte sur la préexistence des germes : comme si le lieu contemporain génétique-information était pressenti) ; ou encore : « Ce qui est une fois arrivé à l’âäme lui est éternellement imprimé, quoique cela nc lui revienne pas toutes les fois à la mémoire » (A Sophie, 1696 ; Phil., VII, 540).
(2) Du terme expression utilisé dans les travaux sur l’origine de la typographie, de la gravure, de la sigillographie, etc. 547-548 (de même DUTENS, VI, 209).
À Bourguet, DUTENS, VI, 205 ; Phil., III,
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lation chiffrée. Dès lors, le système de l’harmonie se présente comme l’assurance qu’il existe un dictionnaire parfait établissant les correspondances entre le livre mondial et la table-entendement (x), la langue divine et les langues singulières de nos torsions et de nos points de vue, comme l’harmonie préétablie est le dictionnaire automatique entre le langage mécanique du corps et des causes eficientes et le langage finaliste de l’âme et de la grâce. En bref, l’état fondamental de l’être et du connaître est l’état de la caractéristique : celle-ci est zwpression de l'expression (2). L’universalité de la caractéristique n’est pas seulement technique, c’est-à-dire donnée dans le positif d’une science rigoureuse; certes, elle est première dans cet ordre, qui est l’ordre de l’encyclopédie, du savoir objectif, de la connaissance effective, de la langue générale; mais elle l’est aussi, elle l’est surtout dans l’ordre cosmologique, dans l’ordre destinal, dans l’ordre génétique de la création et des conditions de la connaissance. La constitution du monde a pour préalable une combinatoire d’éléments ontologiques et signifiants, l’histoire personnelle est précodée dans l’âme individuelle, la monade n’agit pas autrement qu’en développant sa loi, c’est-à-dire en déchiffrant continuellement le palimpseste qu’elle est, le temps du destin n’est que le temps de la lecture; l’activité de l’entendement est un déchiffrement paléographique, sa passivité est l’obscurité ou confusion du cryptogramme. L’ « inconscient » leibnizien —
la le
vittuel — cst le lieu (non locatif) de graphismes codés, son secret est du type du chiffre, le non-connu y est l’eflacé, le non-lu, le difi-
cile à lire. D’où la synthèse entre fhéorie de la Science et genèse du connaître qui, selon qu’on le voudra, ou précède ou dépasse l’entre(1) LÆIBNIZ suppose même « quelque rapport naturel entre quelques traces du cerveau et ce qu’on appelle les intellections pures ». À Foucher, Phil., I, 382 (extrait de 1686).
(2) D'où vient que la distance entre l’Essai de I,oCkE et les Nouveaux se mesure par le jeu sur le mot impression : imprimé ou impressionné,
;
Essais
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prise kantienne : la caractéristique est l’objet premier du savoir pour le pluralisme encyclopédique, elle contient les conditions formelles et effectives des connaissances, leurs éléments primitifs et conditionnants : par là, elle est universelle. Mais elle est aussi première pour les conditions ir subjecto : le sujet est d’abord déchiffrant-déchiffré lecteur-lu, épigraphe-#zhs/a cryptographique (1) en tant qu’il est actif et passif. IL décode activement le code de sa propre passivité, cela étant à la fois exister et connaître. A la limite, il ne saurait exister
de distance entre la gnoséologie et l’épistémologie — l'intelligence est coextensive au savoir et progresse (2) selon les mêmes lois —, entre l’explication (au sens leibnizien) de la genèse du connaître et le déploiement du savoir objectif, entre la critique et l’axiomatique, entre le sujet et l’objet. La caractéristique est indissociablement
subjective-objective, les conditions d’exercice de la connaissance résident exhaustivement dans son champ (primitif formel, préalable cognitif, fondement), en même temps que les résultats de cet exercice. Leibniz découvre ici ce que nous appelons ailleurs le domaine du franscendantal objectif. On ne saurait imaginer de conciliation entre ce qu’on a nommé / panlogisme et le panpsychisme : ce sont deux thèses identiques, deux universels indiscernables.
Pour Leibniz, la
notion d’un sujet pr, indépendant des connaissances, actuelles ou virtuelles, est privée de sens : il existe, dans le sujet, des signes tracés,
lisibles ou clairs, effacés ou confus, il y en a dans le phénomène et
la chose, et dans ce monde plein d’âmes, il y en a en moi et sur cette (1) D'où, à nouveau, le rôle de la combinatoire à l’intérieur même de l’activité de l’entendement : elle est la science fondamentale du déchiffrement ; présidant à l’Ars Inveniendi, elle est l'art de découvrir ce qui est recouvert, c’est-à-dire secret, codé, chiffré. Ia combinatoire créatrice découvre qu'il y a, de toute éternité, dans l’entendement divin, tous les mondes possibles et le réel. Sur l’art de déchiffrer subordonné à la combinatoire : Phil, VII, 208. Sur la combinatoire comme art de chiffrer : De Arte Combinatoria, Usus XII, Math., V, 52. (2) Non seulement pour l'extension du contenu, mais pour l’affincment des noftnies,
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page et « dans mon écriture présente » (1), ces caractères sont homo-
gènes, harmoniques et convenants. La caractéristique est bien le champ universel des éléments fondamentaux du cognitif, du cognoscible et du connu, du sujet et de l’objet du connaître, de l’être, de la
vérité, voire de l’erreur et de l’ignorance. Le monde est plein d’âmes individuelles c’est-à-dire de tables de la loi (2), le monde est plein de signes, de schémas et d’éléments de calcul. Toute révolution copernicienne nous ramènerait au même lieu (3) : le monde des objets est plein, infiniment, de sujets, le sujet est une gravure, une bla
indéfiniment déchiffrable au même titre que le monde même, qu’il exprime et constitue. L’identité du panlogisme et du panpsychisme retrouve l’identité du réalisme et de l’idéalisme découverte plus haut dans la monade même. L’être et le connaître sont subordonnés au signe. La doctrine en général est une philosophie du chiffre, du caractère, écrits, gravés ou imprimés, qu’elle parle du monde, l’âme, de l’entendement ou de la liberté destinale. L’ambition
de de
schématiser ou de calculer est moins une prétention de savant qui pousse les bornes d’une discipline jusqu’au point illicite où il les outrepasse, qu’une thèse philosophique exigeant, pour sa cohérence, l’élaboration régionale de plusieurs techniques. On dit volontiers que celles-ci n’ont pas rattrapé celle-là; nous préférons dire : la doctrine porte en creux les élaborations scientifiques, elle est doctrine (1) Monadologie, de fait.
36. L'écriture
y est choisie
comme
paradigme
des vérités
(2) Étude historique correspondante : DUTENS, VI, 203-204. (3) Leibniz est le premier à avoir prétendu que son système de l’harmonic avait, sur les précédents, l'avantage que Copernic avait pris, en astronomie, sur Ptolémée ou autres systèmes géocentriques : GRUA, Inédils, TT, 480 in fine. CF. Phil., VII, 543. Le point de vue héliocentrique est le vrai, écrit-il à Morell (GRUA, 1bid., I, 138), il n’y a point lieu d’en douter (1bid., I, 127), mais il n’explique qu’une très petite portion de l'Univers : « Le soleil ne saurait être le centre de l'Univers, parce qu'il y a une infinité de soleils aussi grands et aussi beaux pour le moins que le nôtre. Et cette connaissance est des plus importantes... pour combattre le paganisme fondé sur la fausse opinion de l'excellence du soleil » (tbid., I, 139) (vide infra).
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LEIBNIZ
oo
du signe, exprimant dans l’universel les régions de traitement positif des signalétiques singulières, elle est le discours universel dont les techniques rationnelles sont les langues positives, et, comme tel, donnant un statut fondamental au signe linguistique. Bien entendu, la constitution de ce discours et de ces langues est lente et progressive, la jonction de ces deux chemins, parallèles et concourants, peut-
être repoussée à l’infini (1) — puisque nous sommes encore dans une certaine « enfance du Monde » : mais si là est l’échec, la réussite
incontestable réside dans le parallélisme rigoureux (expressif) de la doctrine et des techniques, dans leur homologie, ou leur homographie. Il faut, pour s’en convaincre, lire la métaphysique leibnizienne sans oublier que lire c’est déchiffrer; il faut lire la Monadologie comme un discours « immédiatement intelligible à tout lecteur, quelle que soit sa langue », entendez par là à l’arithméticien, à l’algébriste, au géomètre, au logicien, au technologue, au biologiste et ainsi de suite, aux praticiens respectifs des dialectes du Pays d’Encyclopédie; il faut lire la métaphysique comme un écrit décodable au moyen de l’art combinatoire.
Alors,
et alors
seulement,
l’assurance
que
la
langue et l'écriture philosophiques sont exprimables, par graphes et comptes, devient invincible (2). Nous tenons qu’elle est lisible au moyen de ce code. (1) Leibniz a une conscience historique de l’avenir de ce type de réalisation. « Puto fuisse tempus, quo homines non minus vage de Geometricis loquebantur, quam nunc de Metaphysicis. Itaque verum non est quod hodie Geometria ita bene constituta est, Metaphysica vero tam incerta vagatur. Credo enim fortasse tempus venturum, quo non minus bene constituta erit Metaphysica ac Geometria. Quod a tot saeculis nondum constituta est Metaphysica (mirum non est tam) ex eo non debet de successu desperari. Nam fortasse in quadam adhuc Mundi infantia sumus. Et quemadmodum Pythagoram (si ille primus est) a Geometria rigidis demonstrationibus constituenda non absterruit antecessorum balbuties, ita nec nos praesens confusio a Metaphysica constituenda deterrere debet. » On voudra bien remarquer que, dans ce texte admirable, il y a nos et non ego (Conservatio de Libertate, GRUA,
I, 273). (2) Phil, VII, 22, 41 ; Math., I, 180-181, etc.
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Si l’on veut bien revenir, en effet, sur la méthode suivie lors de
l'explication de la Monadologie où de la thèse de la communication, on doit se rendre à cette évidence qu’elle implique l’existence d’un système de traductions fidèles — c’est-à-dire conservant l’architecture des démonstrations —, qui met en correspondance telle région de la métaphysique et une (privilégiée), plusieurs ou toutes les régions positives de l’encyclopédie; réciproquement, il existe un système
de traductions fidèles qui fait correspondre telle discipline scientifique et une, plusieurs ou toutes les thèses de la philosophie. Le système n’est tel que pour organiser au maximum l’expression — la projection, l’exportation.. — de foutes les sciences dans chaque thèse professée 7 universo, et de toutes les formes universelles dans chaque région de l’épistémé. La lecture de l’œuvre n’a plus qu’à suivre cette loi : retrouver l’encyclopédie partout dans la philosophie, retrouver la philosophie partout dans l'encyclopédie (1). La démonstrabilité — le calcul au sens leibnizien — est partout présente le long du réseau de traductions, qui transporte d’un point quelconque à un autre la force probatoire des mathématiques. La grille de lecture est une able harmonique dessinant ces correspondances ou traductions : après tout, nul n’a jamais su lire qu’au moyen d’un dictionnaire. (1) On pourrait figurer le raisonnement par le schéma
:
es:
AADÉCAURLE Tel thème (1) est exprimé dans les régions 4, b, c, d, e. de l'encyclopédie; telle région (a) exprime les thèmes 1, 2, 3, 4, 5 professés in umiverso. Il est facile de compléter ce schéma, et c’est pourquoi il est inutile d’itérer les démonstrations pour tous les thèmes concevables de la métaphysique. Ce diagramme est une fable harmonique.
LE
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a
Universalilé technique de la caractéristique : le formel
On nous reprochera sans doute de parler en un seul mouvement de calcul et de schématisme, de sciences positives et de caractéristique, de combinatoire et de linguistique : tour à tour paraît dominer le vocabulaire propre à chacun de ces domaines, voire leur tour de pensée spécifique. On nous reprochera d’unir ce que, par exemple, Couturat séparait, on nous objectera que nul ne peut parler plusieurs langues à la fois. Nous touchons ici à un point fondamental de doctrine qui enveloppe une technique d’exposition. La complication du monde leibnizien — de son univers intellectuel tant que de l’uni-
vers de sa philosophie — impose l’application de plusieurs uns sur les autres, la projection des régions les unes sur impose à l’exposé, s’il veut être fidèle, le /ransitus maximal sions à expressions, impose à l’exposé qu’il se substitue
ordres les les autres, d’expressans cesse
à soi-même (1). Qui avance l’objection l’avance contre Leibniz. La
thèse de Couturat peut justement servir d’exemple en cette rencontre. Elle est ordonnée comme une série de projets #xiversels : combinatoire, langue, caractéristique, encyclopédie, science, calcul, etc., de
telle manière qu’en chaque point de cette série linéaire elle se voie contrainte de renvoyer partout ailleurs : comment concevoir la caractéristique, l'encyclopédie, les mathématiques mêmes... sans la combinatoire, et de nouveau tout ceci sans une théorie linguistique du signe, et toutes encore sans des règles générales de calcul, et ainsi de suite. À la rigueur, on aurait le droit de déconnecter chaque région pour l’analyser isolément, et indépendamment des autres, si leur intersection n’était pas d’essence; or, chaque région, en tant qu’elle exprime toutes les autres, contient tout ou partie de chacune d’elles. (x) CouTURAT, Opuscules, 327 : Transitus species simplicissima est substitutio seu equipollentia. » Ceci consiste justement (1bid., 326) en ce
« Transitus ab expressione ad expressionem.. substitutio et ex substitutionibus ipsa mutua est dit dans le cadre de la caractéristique qui transitus. Nous généralisons.
LE CYCLE
UNIVERSEL
549
En ce sens chaque entreprise est dite wriverselle : que serait cette universalité, si elle se brisait ou se monnayait en domaines épars? L’universalité n’est pas un attribut qu’on puisse répartir, dont on puisse donner à chacun son éclat. L’universalité se lit à travers tous les projets, à la condition de les poser l’un sur l’autre, elle est la structure commune, transversale, analogique, de toutes les entreprises distribuées en série linéaire par Couturat. Ainsi la caracté-
ristique est universelle parce qu’elle est une combinatoire, une langue, une encyclopédie, un calcul, etc., mais, derechef, la combinatoire est
un calcul, s’applique à l’encyclopédie, enveloppe une caractéristique, impose un schématisme, implique une langue, etc. Il est donc essentiel
d’exposer les projets leibniziens sous les espèces de l’application, de la complication et de l’expression, selon des schémas privés de point central par rapport à quoi tout serait sub-ordonné. Qu’on renonce à cet état de fait et on se condamne, de surcroît, à mesurer l’ampleur démesurée du projet et l’échec de sa réalisation : dès qu’on linéarise la pensée de Leibniz, on va du rêve au désenchantement. C’est encore
l’ombre de Descartes qui plane sur le commentaire, l’étrange idée qu’il existe des chaînes, et qu’elles sont simples et faciles; non, il
y a des labyrinthes et des fils qui s’y entrecroisent. Soit, pour illustrer
la chose, le projet de langue universelle, tel qu’il est exposé par Descartes à Meérsenne (1) : aussi intéressante que lui paraisse l’entreprise,
il la déclare irréalisable, parce qu’elle suppose achevée la vraie philosophie : c’est qu’il faut en finir avec un maillon pour pouvoir passer au successeur. Leibniz prend copie de la lettre (2), et convient de la dépendance de cette langue à l’égard de la philosophie, sans convenir de sa dépendance à l’égard de la perfection, c’est-à-dire de l’achèvement de celle-ci. On éfablit de concert la langue et les éléments philosophiques, et la croissance de l’une est l’adjuvant de (1) À Mérsenne, du 20 novembre 1629, ADAM et TANNERY, I, 76. (2) COUTURAT, Opuscules, 27-28. À Lurneit (24 août 1697). Ph
2TO:
so
LE SYSTÈME DE LEIBNIZ
En
la croissance des autres, et réciproquement. En d’autres termes, on n'attend pas qu’une région soit fermée, parachevée, pour passer à une deuxième : d’ailleurs, une région n’est jamais épuisée, il y à une infinité de pommes au panier du P. Bourdin, on peut toujours imaginer des microscopes de microscopes; au contraire, on associe les deux entreprises, dès leur état naissant, elles progressent harmo-
niquement l’une par l’autre. Si on attendait la perfection, jamais on n’avancerait. Et c’est ailleurs tout comme ici : à supposer que les Grecs eussent attendu la démonstration complète de leurs axiomes, leur réduction aux identiques, la géométrie serait encore à faire. C’est dire que la mathématique suppose bien l’axiomatique, mais non sa perfection; qu’on peut développer les conséquences de l’une, en aval, inventer par exemple le calcul différentiel, avec beaucoup de pragmatisme et sans trop de rigueur, et d’autre part remonter à l’amont des axiomes et définitions pour les logiciser. D’où la méthode des Établissements : accordez ceci, cela se trouve hors de dispute. De même, sans attendre la perfection de la philosophie — « nous
sommes dans une certaine enfance du Monde » à cet égard, nous sommes pour elle à une période antépythagoricienne — il faut travailler à ses éléments, bâtir un premier alphabet des pensées humaines,
mais d’autre part aller à l’autre bout du positif et mettre de l’ordre dans la prolifération (1) des langues écrites ou parlées : étudier le chinois, l’hiéroglyphe, le cunéiforme, les parlers « indo-européens », en démontrer l’harmonie. L’avancée d’une entreprise ne peut pas ne pas retentir sur le procès de l’autre. En multipliant les « échan(1) On sait que l’œuvre linguistique de Leibniz est immense. Elle occupe les tomes V et VI de l'édition DUTENS. Cf. BELAVAL, op. cit., pp. 183-185. On sait qu'il préparait une grammaire latine rationnelle d’où seraient éliminés les illogismes (cas, flexions, etc.) : cf. COUTURAT, Logique de Leibniz, p. 65-80. On ne dit jamais que, dans ce cadre, il est l'inventeur de la notion de redondance : pourquoi redoublet-on les pronoms et les flexions des verbes, les prépositions et les cas, etc. ? « Adhibuere opinor homines majoris efficaciae causa, ut idem bis dicerent atque inculcarent » (Opuscules, 288-289).
LE CYCLE UNIVERSE L m e n oo mc
s51 DST
tillons » mis hors de conteste, en pluralisant les résultats de cette méthode régionale et moléculaire, on a chance de recouvrir peu à peu les terres inconnues.
Ainsi, l’achèvement, la perfection sont à
la fin, conçus comme buts, comme horizon, non point comme conditions préalables. De même encore : je constitue des « échantillons » de caractéristique par croisement multiple de combinatoire, de calcul arithmétique (facteurs premiers), de linguistique (idéographie, pasigraphie), d’astronomie (signes planétaires), d’alchimie (symboles chimiques), de géométrie (schématisme, ou inversement
calcul géométrique sans figures et langue sans schémas), voire de musique (1), et d’algèbre, c’est-à-dire par pluralité d’échantillons (2) au sein de l’encyclopédie; ainsi à mesure que j’avance vers une meilleure signalétique, progresse le savoir; inversement, à mesure qu’avance l’encyclopédie, j’obtiens de meilleures tables de définitions, des atlas de connaissances plus fins et plus précis, donc de meilleures chances de mettre en parallèle raisonnement et calcul, d'établir une signalétique plus safurelle; inversement encore, le perfectionnement de la notation abrège les tables, harmonise les synopsis, économise le travail, dessine avec plus d’exactitude la topographie du Pays d’Encyclopédie (3). La concordance doit être ici considérée (1) La musique est le seul langage artificiel qui se propage universellement sans traduction de peuple à peuple : elle est donc un modèle remarquable de la langue universelle. Cf, COUTURAT, Opuscules, 277, Lingua Universalis : « Ut enim alia artificia facilia atque utilia paulatim de gente in gentem propagatur, exemplo Musicae, ita credibile est idem huic linguae eventurum. » De même 1bid., 279. (Ces deux fragments sont remarquables par leur composition combinatoire, arithmétique, linguistique, etc. C’est dans un projet de langue que s’élabore le parallèle conceptualisation-calcul.) La propagation musicale est prise ici comme modèle de propagation linguistique ; elle utilise en effet des « notes » ou signes universels. Ailleurs, la même propagation, considérée physiquement, par l’acoustique, devient le modèle de la communication des substances (cf. chapitre précédent).
(2) Arithmétique et algèbre ne sont que des échantillons : Phil., VIT, 10, 12, 22; Math., I, 186 ; Briefwechsel, I, 101, 145.
(3) Une fois liées,-les diverses composantes du projet global se rattrapent l'une
LE
552
SYSTÈME
LEIBNIZ
DE
dans le devenir et le devenir, à son tour, dans la multiplication des rapports et la convergence des perspectives. Aux relations expres-
sives près, l'encyclopédie, la caractéristique, la langue, le calcul, etc., sont un seul et même projet se développant de l’intérieur par implications et duplications réciproques; c’est autant de points de vue pris sur une ville, c’est autant de traductions de l’universel dans la région des contenus du savoir, dans la région du discours, du schématisme et du comput, mieux encore, dans les domaines frontaliers du savoir schématisé ou Atlas, dans la Langue des Calculs, comme dira Condillac, dans le dictionnaire raisonné des sciences, des artset des métiers,
dans l’érudition devenue analyse rationnelle. Décombinez ces liaisons croisées, placez ces régions-projections le long d’une suite linéaire, aucune d’entre elles ne paraît achevée : ce qui est évidence ou tautologie puisqu'il ne s’agit que de profils ; il n’y a pas de langue constituée, de caractéristique parfaite, l’encyclopédie est un chaos d'essais.
En
réalité, elles ont
d’achèvement-inachèvement
été laissées
à un
niveau
: le travail moléculaire
ou
analogue
régional
d'établissement débouche sur des découvertes locales, sur des échan-
tillonnages désignant un horizon; en ceci, la grammaire rationnelle répond à la numération binaire (une langue et un calcul plus simples et plus riches), les tables de définitions aux #abulae combinatoriae, la signalétique du calcul au calcul sans figures. Selon le pluralisme, il n’y a que réussites et achèvements, tous ordonnés au #/s de l’unil’autre. L'idée d’encyclopédie démonstrative comportait, par exemple, au moins deux types d'effort et de recherche : l'établissement d’un organon rigoureux et d’une langue bien formée, la réunion dans une cohérence « matérielle » des contenus
du-savoir. D’après la doctrine, il est impossible de les séparer : si une recherche avance, il est fatal que l’autre la rattrape. Il s’agit d'un projet continué. Analogiquement, le calcul différentiel est inventé aussi (Math., V,.216 ; VII, 17) grâce à la caractéristique, et contribue à l'améliorer. Ce concept de rattrapage des sciences entre elles est un bon concept épistémologique qui peut servir à comprendre certains points d'histoire des sciences, y compris (ou surtout) celles de notre temps. Nous l'utilisons ailleurs.
DENCTOLEUOUNIVERSET: versel. Selon l'intersection, série sur une même famille
553
la suite linéaire, les textes où sont définis en rigueur le rapport, le changement d’ordre, l’application d’uné autre, l’analogie des profils et leur appartenance à une de droit, ne peuvent être traités que d’inconséquences,
d’hésitations, de distractions, au mieux stades d'évolution de la pen-
sée (1); textes allégués comme témoignages d’indécision, textes essentiels, pour nous, de définition méthodique. L’exception d’un certain commentaire est notre règle. Alors, et alors seulement, sont en harmonie le fait et le droit, l’état final de l’œuvre positive et la profession d’universalité, les réussites lacunaires et l’horizon de généralité visé à travers elles : un échantillon découvre une partie de la loi globale, comme un mineur découvre un segment de la veine d’or, un échantillon exprime l’universel en son genre. Aïnsi la méthode n’exige pas l’achèvement, elle demande l’établissement, elle n’a rien à faire de la linéarité, elle exige l’interrelation. Dès lors, travaux et
entreprises sont des échantillons à présenter en corrélations. Si, enfin, on est attentif au progrès continuel qu’implique l’art d’inventer, il est impensable de donner comme rêve une philosophie à supports épistémologiques aussi travaillés, et à méthode aussi efficace dans la découverte, de prendre pour avortés des projets qu’à terme l’histoire des sciences a toujours réassumés, de la linguistique à la topologie. D’où l’on voit que nous substituons au thème du rêve celui (x) COUTURAT, op. cit., chap. V, in extenso, sur l’encyclopédie, pp. 177 sqq. sur la science générale (cf. GRUA, J.U., pp. 27-31 sur les classifications), etc. La thèse de Couturat stipule les constats d'échecs, les appendices et notes énoncent les réussites scientifiques. Or, l’exposé devrait donner à comprendre les raisons des découvertes au moins autant que les causes d'échec. S'il n’en est pas ainsi, l'exposé est à modifier. D’autre part, il faut purger le commentaire de l'illusion évolutionniste attachéeà l’exposition linéaire. Leibniz ne transforme pas son système (au moins à partir de 1684, de son aveu et, sans doute, avant) il le complète de l'intérieur ou encore il fourne autour de lui. (Sur ce point, HANNEQUIN, Études d'histoire des sciences et d'histoire de la philosophie, 1908, t. II, pp. 200 et 228: COUTURAT, R.M.M., janvier 1912, p. 7, n° 2; GUÉROULT, op. cit. pi27etc).
LE
$ 54
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
de la clairvoyance anticipatrice : il s’agit bien de la philosophie inchoative de notre temps (1). Combinatoire
Caractéristique
Encyclopédie
universelle
II, 18 Langue universelle
Mathématique
universelle
Ce schéma met en lumière l’entrecroisement des projets concernant la théorie générale de la Science, et réordonne la thèse de Couturat selon ses propres assertions : il dispense donc d’une longue démonstration (les chiffres renvoient aux chapitres et paragraphes). Aucun n’est isolable, et
chacun suppose tous les autres sans les supposer achevés : tout progrès sur l’un rctentit sur chacun et impose de le redresser, compte tenu de ce progrès. D’où l’inachèvement et la reprise continuels des travaux. Dans ce diagramme, bien entendu combinatoire au sens du De Arte, nous n’avons dessiné que les liaisons minimales; en fait, il y a plus d’un chemin d’un
point à un autre : maille élémentaire du réseau leibnizien.
(1) Une analyse de contenu des textes leibniziens concernant la théorie générale des sciences (groupés en Phil., VII, et COUTURAT, Opuscules, passim) révèle l'emploi quantitativement écrasant du futur. D'où le caractère perspectif et prospectif des entreprises en question. Leibniz a vécu ses théories sur le mode du projet ; l’anti-
EPSEYCLETUNIVERSEL RS
555
Les fables d'individus
On retrouve, à ce point, les notions de fable harmonique, de dicfionnaire, et de »odèle principal. Chaque région du savoir, déconnectée du projet systématique, se présente comme une telle table, où l’auteur choisit, pour des raisons de commodité, un échantillon qu’il développe comme un paradigme généralisable : grammaire latine pour la langue rationnelle, algèbre pour la caractéristique, et ainsi de suite. Il faut dire un mot de l’échantillonnage comme tel, et indiquer, tout
d’abord, qu’il s’agit là d’une traduction méthodique de ce point de doctrine qu’on pourrait nommer la philosophie pluraliste de l'exemple. L’individu est universellement exprimant — la monade est le monde même sous un point de vue : Lire, si c’est possible, la loi complète gravée sur la monade, ouvre l’universel suivant une perspective; en d’autres termes, l’idividu est le profil de l’univer sel. L’analogie méthodique est immédiate : pour atteindre la loi, il faut ordonner des séries de profils, et, pour cela, faire proliférer les différences, énoncer
une multitude de cas, ou régions, traduire en mille langues (1), étant entendu qu’en chaque langue gît la primitive en perspective cavalière. Dès lors, il est intéressant de redresser la torsion, l’oblicipation a pour lui fonction heuristique : mais tout inventeur génial n'est-il pas cet imaginatif qui vient du futur de sa science vers son présent ? Imagination qui demeure rêve tout le temps où l’histoire ne la consacre pas, qui est anticipante dès qu'’intervient la consécration. Il est vrai que pour Leibniz l'intervalle de rêve a duré deux siècles. (1) Exemple typique : traduire le Pater en toutes langues. (Oratio Dominica et aliae, linguis aliquot Barbaris noviter expressue. DUTENS, VI, II, 203-206. L'idée est de WILKINS, An Essay towards a Real Character and a Philosophical Language, London, 1668, IVe Partie, chap. 4. Le Pater y est écrit en 49 langues) ; mais analogiquement, réciter à Arnauld un Pater qui puisse être professé par tous les chrétiens (BARUZI, op. cit., p. 87). Un sens dans une multiplicité de langues, sans répartition ; ! une religion universelle pour réconcilier une multiplicité de religions. Et de nouveau, à tous les niveaux, l'unité dans la multitude ; mais les deux efforts sont bien analogiques ou parallèles : luthéranisme, gallicanisme, etc., sont des analogues des langues positives, qui professent, sous un point de vue, un noyau religieux commun.
LE
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
quité dues au point de vue, sur les lieux mêmes d’une certaine — et quelconque -— région. Pour obtenir une grammaire rationnelle, on commence par former une grammaire /afine rationnelle, grâce à laquelle la traduction dans la langue rationnelle sera aisée; on traduit
alors toutes les langues (1) dans ce latin exemplaire, puis le latin exemplaire dans l’universel (2). Ainsi pour la jurisprudence, ainsi pour la caractéristique : l’analyse la plus générale des pensées humaines
a pour modèle principal l’analyse mathématique (3); notation algébrique, signalétique du calcul et art combinatoire. De même que, pour les langues positives et les droits positifs, il est bon de traduire les pensées positives dans un échantillon rectifié, simplifié, rationalisé, établir, par exemple, le parallèle entre la composition des concepts et la combinaison des facteurs premiers dans un nombre, ou encore le parallèle entre les petites perceptions et les différentielles du calcul, avant d’ouvrir le chemin entre la région ainsi aménagée et la caractéristique universelle. À la fin de sa vie, Leibniz n’a pas varié sur cette méthode : dans ses projets adressés à Pierre le Grand, entre 1708 et 1712 (4), on retrouve encore, s04s la Grande Encyclopédie ou Atlas Universel, une moyenne, puis une Petite Encyclopédie, qui forme manuel, mémento, extrait ou échantillon. Bref, quel que soit l’espace à l’intérieur duquel est visé l’Universel — linguistique, théorie du droit, doctrine (1) Cf. COUTURAT,
(2) « l'essence langues tirée de peuples,
du signe, atlas complet
du savoir
—,
0h. cit, Chap. III, 63-76.
Celui qui écrirait une Grammaire Universelle ferait bien de passer de des langues à leur existence et de comparer les Grammaires de plusieurs : de même qu’un auteur qui voudrait écrire une Jurisprudence Universelle la raison ferait bien d'y joindre des parallèles des lois et coutumes des ce qui servirait non seulement dans la pratique mais encore dans la contem-
plation et donnerait l’occasion à l’Auteur même
de s’aviser de plusieurs considé-
rations qui sans cela lui seraient échappées » (N.E., Phil., V, 280-281). (3) « Verissima pulcherrimaque compendia Analytices hujus generalissimae humanarum cogitationum exhibuit mihi inspectio Analyseos mathematicae » (Phil, NIET, 109). (4) FOUCHER DE
CAREIL,
VII,
467-506.
FEVCYCLE
UNIVERSEL
557
il y a variation pluraliste sur les domaines exemplaires selon l’éventail le plus ouvert et le plus différencié : étude singulière d’un quelconque de ces domaines, et confluence de la pluralité des exemples vers le mieux aménagé ou rationalisé; cette confluence est propédeutique à la visée de l’universel à travers la région rectifiée, grammaire latine, écriture mathématique, petit mémento encyclopédique; échantillons
non par défaut, mais par système. Mais il faut insister encore, et souligner que la variation dans l’exemplarité va jusqu’au plus fin de la différence — ce qui rend difficile l’appréhension de la loi; il n’y a pas chez Leibniz une pétition rationaliste à l’universel immédiate et de décision : il se charge d’abord de tous les péchés du monde, jusqu’à l’infiniment petit du différencié. L'exemple, chez lui, c’est l’individu; non l’individué sco-
lastiquement défini, mais l’individu historique, dénommé, existant et charnel, ici et maintenant. De même qu’il se plonge en fait dans la différenciation épistémologique jusqu’au précis de la découverte de détail, de même n’en finit-il pas de passer en revue l’humanité exemplaire : Léandre et la belle Héro, le Prince des Assassins, seigneur de
la Montagne,
le roi Artus
de Grande-Bretagne,
Alexandre
(1),
Darius et Porus, Sextus et l’oracle de son destin, César passant le Rubicon.. La définition est extraite de la variation des cas, du concret
des paradigmes individuels —
très exactement ce qu’il demandait
pour la médecine (N.E., IV, 7, 19; Phil., V, 407 : où le cas est reconnu
comme occasion de déchiffrer), la démographie et l’économie politique. La plus grosse erreur du commentaire est de traiter cette philosophie comme un rationalisme déjà vainqueur, en négligeant la (1) Ilest bon de remarquer à ce propos le mouvement du $ VII du Discours de Métaphysique où l’on explique en quoi consiste la notion d’une substance « individuelle ». LEIBNIZ en donne d’abord une définition nominale ; puis il exprime la possibilité d'en donner une définition réelle (fondée dans la nature des choses) en passant par la virtualité. Puis, entreprenant de la construire (au regard de Dieu, bien entendu) dans sa complétude, son accomplissement et sa suffisance, il découvre tel individu historique (Alexandre).
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DE
LEIBNIZ
6
parabole. Non, Leibniz est pluraliste d’abord, en un temps où fleurissent Bayle et John Toland, dans une œuvre où il est trop clair que Locke a une importance que n’a pas Descartes. Tout décidé qu’il soit à demeurer platonicien (x), il commence toujours du côté des sophistes et des individualistes : voyons d’abord le bel éphèbe, la belle cavale. Faut-il suivre les biens et repousser les maux ? Il y a de la variété en tout cela (2), « selon le tempérament des hommes, selon la force de ce qu’on sent, selon les habitudes qu’on à prises. » affaire de points de vue, affaire de fonction, cela est variable, a des degrés,
présente des variétés : tel qui a la goutte, tel qui nage dans les délices et tel autre qui traverse la mer pour retrouver sa belle; il y a les mous, les délicats, les efféminés, il y a les sages, les forts et ceux qui exa-
minent. Swnt qui. voilà le maître-mot (3). Ce n’est que par après, (x) À Rémond, du 11 février 1715 : « Si quelqu'un réduisait Platon en système, il rendrait un grand service au genre humain, et l’on verrait que j’y approche un peu ». Phil., IIL, 637. L'affirmation n’est pas sans véracité, mais elle est fausse au moins en ce qui concerne la morale. (Cf. HAMELIN, Ce que Leibniz doit à Aristote, Les Études philosophiques, 1957, n° 2, p. 143. Dans cet article, Hamelin rapproche les deux penseurs sur le point précis que nous développons ; ils ont tous deux, dit-il, « le même esprit nominaliste et individualiste en même temps que rationaliste ». Ibid., p. 141. Il s’agit d’Aristote, bien entendu). (2) N.E., Phil, V, pp. 163, 181, 180. (3) Il nous paraît de la première importance de souligner que la grande discussion avec Locke porte plus encore sur l’exemplarité que sur la sensation (N.E., Préface, Phl., V, 42-44). « Les sens ne donnent que des exemples », mais ce sont les
exemples de l'induction, particuliers et lacunaires, ceux qui ne donnent que des consécutions animales, « ombres du raisonnement, passages d’une image à une autre »
(c’est nous qui soulignons). Voilà l’exemple-image que Leibniz refuse; l'exemple qu’il propose est, d’une certaine manière, l’exemple-miroir, exemple pour l'induction complète et le raisonnement démonstratif, celui où l’universel est exhaustivement présent. Alexandre, individu exemplaire, César, etc., portent en eux la notion complète, la série pleine et accomplie, la loi exhaustive de leur destin. Pour Leibniz et pour Locke le réel est exemple : lacunaire pour l’un et inductif, complet pour l’autre et rationnel. La thèse sur la lecture revient à cette occasion (1bid., 43) (ces lois ne sont pas lisibles à livre ouvert) : lecture distraite et « par occasion » (Locke), lecture
complète (Leibniz). On voudra bien noter que, par une reduplication significative, Leibniz réfute Locke, en cette rencontre, par une série ordonnée d'exemples (cosmo-
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CYCLE
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o
179
une fois épuisée la multiplicité historique des cas, que le divers et la différence deviennent des concessifs : « et quelque variété qui se trouve parmi les hommes, il est toujours vrai... » que et que. L’enséemble
des cas s’ordonne;
une série de termes
différents est
cependant une série. Tempérament, force, habitude, certes cela diffère plus que s0/0 numero, demeure pourtant un invariant législatif : tous suivent le plaisir de l’instant présent. Parler de modèles et d’exemplarité ne signifie donc pas seulement adopter une méthode plus souple pour reconstruire le système, mais surtout désigner une méthode élémentaire de l’art leibnizien qui consiste, quel que soit le sujet traité, à #wlfiplier autant qu’il se peut les cas singuliers, les variétés et les degrés, avant de découvrir l’invariant de la variation — et non « diviser autant qu’il se pourrait … ». Il y a là comme une réminiscence de cette géométrie différentielle qui sait explorer, sans quitter la raison et les lois, les moindres accidents, rebours ou inflexions
locaux, qui faisaient pathologie dans le cadre cartésien (1). Le rationalogie : rythme nycthéméral en Nouvelle-Zemble, mathématiques, graphisme, « psychologie » du réflexe animal, etc.). On retrouve, dans cette duplication, le type d'exemples ou de modèles méthodiques que nous analysons. (1) Sur ce point, LEIBNIZ n’a pas varié, de 1686 à sa mort. Il suffit de comparer le Discours de Métaphysique (1686), VI (in BURGELIN, p. 22) : « Et si quelqu’un traçait tout d’une suite une ligne qui serait tantôt droite, tantôt cercle, tantôt d’une autre nature, il est possible de trouver une notion ou règle, ou équation commune à tous les points de cette ligne, en vertu de laquelle ces changements doivent arriver. Et il n’y a, par exemple, point de visage dont le contour ne fasse partie d’une ligne géométrique... » (c’est nous qui soulignons la variation et l’invariant ; puis le passage à l'exemple concret), et des passages d’une Lettre à Rémond de 1715 (Phil., III, 635) : « Or comme dans une ligne de géométrie, il y a certains points distingués, qu’on appelle sommets, points d’inflexion, points de rebroussement ou autrement, et comme il y a des lignes qui en ont d’une infinité, c’est ainsi qu’il faut concevoir dans la vie d’un animal ou d’une personne les temps d’un changement extraordinaire, qui ne laissent pas d'être dans la règle générale : de même que les points distingués dans la courbe se peuvent déterminer par son. équation. On peut toujours dire d’un animal, c’est tout comme ici, la différence n’est que du plus au moins » (de même ibid., p. 636 (3) in fine). Comparer avec DESCARTES (A.T., VI, 412) qui refuse les graphes « tantôt droites..., tantôt courbes ».
LE
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SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
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lisme leibnizien se confie doublement à la différence, qualitative et intensive; mais aussi à la différence de situation : car la géométrie « projective » sait aussi faire varier ses objets dans un fuseau législatif invariant. L’individu, existant et connaissant, enveloppe la caractéristique, inscrite en lui. Ainsi est-il une table. Peut-on écrire des lois caractéristiques lorsqu’il s’agit d’ensembles, ou de tables d’individu? La mathématique formelle plonge dans la métaphysique individuelle. À voir la réciproque. I. —
VARIATION
COMBINATOIRE
ET VARIATION
CONTINUE
L’exemple est moyen pour le pluralisme méthodique; l’individu est fin pour le pluralisme ontologique. Moments singuliers de variation qui, par multiplication et parallélisme, désignent la loi; singularité du réel en vue de quoi les lois sont établies. Prolonger à la métaphysique la notion de dictionnaire parfait revient alors à placer en perspective un certain nombre de zables d'individus, montrer qu’elles sont construites de manière homologue, par invariant (analogie) et variations (discrètes ou continues), et finir par se convaincre que du principe d’identité (à quoi tout se réduit) à l’identité monadique (seule réalité) la distance est nulle, que de la Mathesis Universalis (combinatoire caractéristique) à la métaphysique des individus nous n’avons point changé de lieu. La démonstration va de l’arbre généalogique des hommes libres à la chaîne des vivants, puis à la hiérarchie des substances, enfin au plan universel de l’univers. Partis de l’Ars Combinatoria, nous finissons à la Monadologie, ce qui n’est point un voyage, mais plusieurs cycles de retour au même point. À) L’Arbre de la Liberté : loi universelle el concret exemplaire THÉOPHILE. — Le terme de /berté est fort ambigu; il y a liberté de droit et de fait. Suivant celle de droit, un esclave n’est point libre, et un sujet ne l’est pas entièrement, mais un pauvre est aussi libre qu’un riche. La /iberté de fait consiste
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ou dans la puissance de vouloir comme il faut, ou dans la puissance de faire ce qu’on veut. C’est de la liberté de faire dont vous parlez, et elle a ses degrés et variétés. Généralement, celui qui a plus de moyens est plus libre de faire ce qu'il veut; mais on entend la /berté particulièrement de l’usage des choses qui ont coutume d’être en notre pouvoir, et surtout de l’usage libre de notre corps. Ainsi, la prison et les maladies, qui nous empêchent de donner à notre corps et à nos membres le mouvement que nous voulons, et que nous pouvons leur donner ordinairement, dérogent à notre liberté : c’est ainsi qu’un prisonnier n’est point libre, ct qu’un paralytique n’a pas l’usage libre de ses membres. La liberté de rouloir est encore prise en deux sens différents : l’un est quand on l’oppose à l’imperfection ou à l’usage de l’esprit, qui est une coaction ou contrainte, mais interne, comme celle qui vient des passions; l’autre sens à lieu quand on oppose la liberté à la nécessité. Dans le premier sens, les stoïciens disaient que le sage seul est libre; et, en effet, on n’a point l’esprit libre quand il est occupé d’une grande passion, car on ne peut point vouloir alors comme il faut, c’est-à-dire avec la délibération qui est requise. C’est ainsi que Dieu seul est parfaitement libre, et que les esprits créés ne le sont qu’à mesure qu’ils sont au-dessus des passions; et cette liberté regarde proprement notre entendement. Mais la liberté de l’esprit, opposéc à la nécessité, regarde la volonté nue et en tant qu’elle est distinguée de l’entendement. C’est ce qu’on appelle le franc arbitre, et consiste en ce qu’on veut que les plus fortes raisons ou impressions que l’entendement présente à la volonté n’empêchent point l’acte de la volonté d’être contingent, et ne lui donnent point une nécessité absolue et pour ainsi dire métaphysique; et c’est dans ce sens que j'ai coutume de dire que l’entendement peut déterminer la volonté, suivant la prévalence des perceptions et raisons d’une manière qui, lors même qu’elle cst certaine et infaillible, incline sans nécessiter (1).
La série des distinctions précédentes peut être schématisée par un arbre logique, représentant les dichotomies ou trichotomics successives. Leibniz n’a jamais cessé de pratiquer ces diagrammes arborescents, du De Arte Combinatoria (1666) aux dernières lettres au R. P. des Bosses (1715) : on en trouve témoignage aussi bien aux
Meditationes qu’à la Cansa Dei, etc. (2). Mais ici : a) chacune des distinctions est un point de vue sur la liberté. Nous chercherons la /o; de distribution de ces points de vue ; PRO OR OT PEN PE SIMS CNE (2) Le plus bel arbre logique du De Arte est sans
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CYCLE
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b) chaque distinction amène un exemple concret d'homme libre: de toutes manières, chaque point de vue est un type de liberté. De sorte que Leibniz paraît répondre beaucoup plus à la question : qui est libre? qu’à la question : qu’est-ce que la liberté? En d’autres termes, il est d’abord du côté des interlocuteurs de Socrate, avant d’être de celui de Socrate. Nous chercherons la
loi de distribution de ces paradigmes individuels. Nous montrerons que ces lois sont celles du Qsid sit Idea (cf. tableau ci-contre). Sunt in hoc schemate infinita propemodum digna observatione (1) : il y a beaucoup à dire de cette arborescence. À première vue, elle seule importe, qui ordonne divisions et subdivisions : méthode dichotomique à la mode platonicienne ou scolastique. Mais il faut aller outre, et lire le diagramme dans les deux sens : vers la croissance de l’arbre, qui plonge aux paradigmes individuels, mais aussi transvetsalement à ses terminaisons. Autrement dit, il faut le lire comme
un arbre double ou un tableau à double entrée, selon lignes et colonnes. La variation sur les exemples est aussi instructive que les chemins qui y mènent. Au passage, comparons-le à l’arbre mathématisé des parentés, au De Arte : il est double, lui aussi, et vise deux
buts : « l’'énumération générale » qui permet de calculer le degré de du Problème III. Il est entièrement mathématisé (Math., V, 57). Autres arbres : Causa Dei ; Opuscules (SCHRECKER), pp. 146-147, et À des Bosses du 19 août 1715; Phil., II, 506 (sur les Méditahons, cf. supra, Ire Partie). Cf. N.E., II, XXV, C; Phil., V, 211. Philalèthe affirme qu’il n’y a relation qu'entre deux choses. Théophile : « I1 y a pourtant des exemples d’une relation entre plusieurs choses à la fois, comme celle de l’ordre, ou celle d’un tableau généalogique, qui exprime le rang et la connexion de tous les termes ou suppôts (le mot « terme » est utilisé au De Arte, loc. cit., dans cette acception) ; et même une figure comme celle d’un polygone renferme la relation de tous les côtés ». Un arbre, un tableau, une figure géométrique peuvent être modèles de relations croisées. (1) De Arte Combinatoria, Math., V, 58. LEIBNIZ dit cela de son arbre génca-
logique.
/
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DE
LEIBNIZ
parenté, selon la distance mesurée sur les chemins du diagramme, et « l’énumération spéciale » qui aboutit à l’estimation exacte (minimum) du nombre des personnes qui entretiennent avec une personne donnée un même degré de parenté, compte tenu du sexe des intermédiaires et des personnes;
bien entendu, les deux questions se croisent, et
ce dernier nombre est un produit dont les facteurs tiennent compte du degré (1). Sans entrer dans le dernier détail, on observe deux entrées dans ce tableau : celle des fexus cognationis, des lois de parentés et des cheminements sur l’arbre, celle des personnes concernées par
une loi quelconque. Il en est de même pour l’Arbre de la Liberté : on y entre selon des lois (droit-fait, entendement-volonté, etc.), on y entre aussi selon les personnes concernées par l’une quelconque de ces lois. Il y a les chemins de la liberté, et les cheminements des hommes libres.
Nouvelle comparaison : le De Arte propose, sur la théorie des dichotomies, des lois générales concernant le produit d’une division par une autre (2), et, à ce propos, sur le paradigme du Souverain Bien, chez saint Augustin, la notion de crible ou filtre que nous (1) Le degré s’estime en cheminant sur l’arbre jusqu’à l’ancêtre commun puis en descendant de celui-ci au terme cherché. On compte 1 pour chaque relation père-fils : ainsi pour le grand-oncle, on rencontre 3 étapes jusqu’au bisaïeul, puis on descend une étape : il est donc de degré 3.1, soit 4 par rapport au donné. Même chose pour le mouvement 2.2 et 1.3 (parenté équilibrée, ou symétrique). Si on cherche maïntenant le nombre de personnes qui sont au donné dans un degré donné, on multiplie le degré par une progression géométrique de raison 2 et de premier terme 2 dont le rang est égal au degré moins un. (La progression géométrique s’explique par la forme normale d’une parenté ascendante : dichotomie continuée.) D'où la structure mathématique de l'arbre : DES 3.4 = ABS 5.16—
12 2
80 ONS2ER102 etc.
(2) Zbid., Math., V, 53-54.
LE CYCLE
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utilisions pour expliquer les Meditationes (1). « Soit, par exemple, À le Gouvernement, 4 juste, b injuste, division morale; « Monarchie,
d Âristocratie, e Démocratie, division numérique : en multipliant la division numérique par la division morale, on obtient : 2 X 3 — 6 espèces mixtes, soit ac, ad, ae, bc, bd, be. » Bien entendu, il n’est pas
nécessaire dans tous les cas de les passer toutes en revue; mais si on les veut exhaustivement, il suffit de ww/fiplier un arbre par un autre arbre. On remarque aussitôt que l’accès au concret, une fois encore, s'effectue par multiplication (complexio, complication) de divisions, par synthèse de facteurs indépendants, par combinaison d’éléments analytiques. Une vérité de fait exige une analyse infinie parce qu’elle est un produit infini, une intersection infinie (2). Ainsi, pour ce qui nous occupe, tel paradigme est un produit, qu’on pourrait à loisir compliquer pour accéder à un individu choisi : tel paralytique pauvre, sujet d’un tyran et prisonnier de sa police, qui, parce que sage, serait libre, même
dans les fers, et ainsi de suite. Pour nous en tenir au
texte, observons que la subdivision 1°, par exemple, est bien le produit de la division civile par la division économique : le pauvre est aussi libre que le riche, s’il est pareillement sujet, aussi peu, s’il
est pareillement esclave; au surplus, les deux divisions sont #rdépendantes l'une de l’autre, comme, plus haut, la partition morale et la partition numérique. Et, par conséquent, /eur produit est analogue à ce qui se passe, dans les nombres, pour les facteurs premiers. Le pauvre-
esclave, le riche-sujet. sont des produits de facteurs irréductiblement premiers entre eux : et c’est le premier partage qui fait loi, c’est le premier facteur qui mesure la liberté, dans l’ensemble économique
(x) Cf. supra, Ire Partie, chap. I. (2) Modèle arithmétique : produit ;modèle combinatoire : complexion ; modèle logique : intersection ;modèle géométrique : faisceau ponctuel ; modèle algébriqueanalytique : série de séries. Telles sont les traductions dans les diverses langues. Pour le produit, il faut noter que les genres suprêmes, comme les nombres premiers (facteurs), sont en nombre infini (Phil., VII, 292).
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LEIBNIZ
oo
des sujets. Tout se passe comme pour un « binaire-ternaire », produit de deux genres indépendants entre eux, où seulement le premier fait que 6 est divisible par 2. Dans les sénaires, le facteur 3 n’affecte pas la loi de parité : chez les sujets, le facteur ploutocratique n’affecte pas la loi de liberté civile. Le De Synthesi et Analysi…. (1) n’énonce (1) Phil., VII, 292-293 (trad. et notes). « Lorsque, dans mon jeune âge, j'étudiais la Logique, j'avais déjà coutume de rechercher plus avant dans les raisons des choses
qui m’étaient proposées ; je demandais à mes précepteurs pourquoi de même que les prédicaments sont parmi les termes incomplexes à partir desquels les notions sont ordonnées, pourquoi, de la même manière, les prédicaments ne produisaient pas des termes complexes à partir desquels les vérités seraient ordonnées (sur les prédicaments, cf. Dopr, t. I, Logique ancienne, pp. 58 sqq.). J'ignorais alors que les Géomètres font cela, lorsqu'ils démontrent ou ordonnent les propositions en dépendance les unes des autres. Il me semblait que la chose serait universellement en notre pouvoir si les prédicaments vrais étaient d’abord formés de termes simples, et si l’on constituait pour les obtenir un certain nouvel Alphabet de la Pensée, c'est-à-dire un catalogue de genres suprêmes (ou posés comme suprêmes) comme a, b, c, d,e, f, … dont on tirerait, par leur combinaison, les notions inférieures. I1 faut savoir en effet que les genres précèdent les différences et l’emportent sur elles, et, réciproquement, que chaque différence peut être conçue comme un genre et chaque genre comme différence, enfin, qu’on dit aussi justement, animal raisonnable que rational animal, si on peut l’imaginer (cf. l’Arbre de Porphyre, et COUTU-
RAT, Op. cit., pp. 33-36). Comme les genres vulgaires n’exhibaient pas les espèces par leur combinaison, j'en concluais qu’ils n’étaient pas formés correctement et que les genres inférieurs les plus voisins des suprêmes étaient les binions (cf. Mathesis Universalis ; Math., VII, 64), comme ab, ac, bd, cf ; que les genres du 3° degré étaient les ternions, comme abc, bdf, etc., que si les genres suprêmes ou posés comme tels étaient en nombre infini, comme dans le cas des nombres (où les nombres premiers peuvent être pris comme genres suprêmes, car tous les pairs peuvent être dits binaires, tous les nombres divisibles par 3 peuvent être dits ternaires, etc. ; le nombre dérivatif peut être exprimé au moyen des primitifs (premiers) pris comme genres (il s’agit ici d’une loi générale dans le leibnizianisme sur le primitif et le dérivatif considérés comme tels) ; ainsi tout sénaire est binaire-ternaire, on doit au moins
constituer un ordre des genres suprêmes
comme
dans les nombres,
et
ainsi l’ordre apparaît aussi dans les genres inférieurs. Et une espèce quelconque étant proposée, on pourrait énumérer en ordre les propositions démontrables sur elle ou les prédicats aussi bien les plus larges que les convertibles, parmi lesquels on pourrait choisir les plus intéressants. Soit une espèce y dont la notion est abcd ; on pose ! = ab, m — ac, n = ad, p = bc, q = bd, r = cd, pour les binions ; pour les ternions : s — abc, vu — abd, w — acd, x =
bcd ; tous ces termes seront les prédicats
LE CYCLE UNIVERSEL nes P satL sc
567
donc pas une méthode inapplicable, ou un vœu pieux : il professe, comme le De Are, les principes d’un calcul qu’on retrouve, appliqué, jusque dans l’organisation d’une théorie de la liberté. Ce n’est pas parce que le texte est rédigé en langue vulgaire qu’il n’est pas lisible en langue universelle : après tout, l’apparence est aussi écrite en langue vulgaire, et l’on peut dire que le soleil se lève; mais la réalité est écrite en langue universelle, et il faut dire que la terre tourne. Pour me passer un mot, le genre de liberté ici découvert est un idéal : les paradigmes (multiples) en sont les espèces. Pour ne pas itérer cette démonstration, il suffit de remarquer que les diverses distinctions (appelées tout à l’heure points de vue) sont distribuées de façon telle que chacune est indépendante des précédentes, tout comme si elles étaient premières entre elles. Et la loi de leur distribution, de leur variété, est une loi profondément leibnizienne (dans le style de la Monadologie) qui nous amène de /’extérieur à l’intérieur, pat intimisation progressive : statut civil, loi des moyens, lois des usages, état corporel, psychologie des passions, contingence et volonté. Dès lors la liberté est, à son tour, indépendance : la liberté
des moyens ne dépend pas de la liberté politique, celle de l’usage de celle des moyens, celle de l'intelligence (intérieure) de toutes les de y, mais les prédicats convertibles de y seront seulement : ax, bw, cu, ds; Ir, mg, nb (dans le premier cas, il y a inclusion, dans le second, coïncidence ; les prédicats convertibles sont en effet np — ad X bc. Ceci montre qu'une démonstration vraie peut être acquise avant que soit finie l'analyse, remarque capitale qui montre que la vérité peut être atteinte avant l’exhaustif, et qui le montre contre Descartes, p. ex.). Sur ce sujet, j’en ai dit plus dans la petite dissertation De Arte Combinatoria que j'ai publiée à peine sorti de l’enfance. » Ce texte est le témoignage de la découverte par LEIBNIZ de la notion d’IDÉAL (de même : fragment De Labertate, in
PRENANT, p. 288) : l’entier est le genre de l’ensemble de ses multiples (2 est le genre des pairs...) ; 6 est le genre des multiples de 6, mais ce dernier ensemble est l'intersection de l’ensemble des multiples de 2 et de l’ensemble des multiples de 3. On sait que l’ensemble des multiples de 4, entier positif, est un idéal sur l'anneau
des entiers positifs (exposé in DONEDDU, Arithmétique générale, Dunod, 1962, p. 162. Historiquement : DEDEKIND, Bulletin des Sciences mathématiques, t. XII (1877), Sur la théorie dés nombres enticrs algébriques (modules)).
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SYSTÈME
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LEIBNIZ
É
autres (1). Le prisonnier a les moyens, non l’usage, le paralytique ni l'usage ni les moyens, le passionné peut disposer de tout sauf de l'usage interne, l’esclave quant au corps peut être maître quant à l’âme, ainsi le sage est libre au taureau de Phalaris, dans les fers,
pauvre comme Diogène, esclave comme Ésope, etc. Quelle que soit la situation, il y a invariance de la liberté par rapport à elle; la variation
des contraintes laisse sauve la liberté. D’où les deux résultats, qui plaquent l’une sur l’autre la technique logique et la théorie de l’expression : les divisions et dichotomies ont bien joué le rôle de filtre ou de crible, au sens du De Arte, toute contrainte extérieure est
un résidu; deuxièmement, les variations exemplaires ont laissé apparaître un invariant au sens du Quid sit Idea : il demeure toujours quelque chose de conservé (intérieur) quel que soit le point de vue (extérieur). Voilà une première lecture transversale de l’arbre. La deuxième concerne les variations exemplaires comme telles et, comme
la première, achemine à une loi. Pour toute distinction, la
distribution des paradigmes est une forciion simple, généralement croissante (aussi libre que..., qui a plus de moyens est plus libre de, ne sont libres qu’à mesure
que..., etc.), et susceptible de recevoir,
selon le vocabulaire de l’auteur « le dernier degré », ou le plus bas. En d’autres termes, la graduation va d’un maximum à un minimum, et passe par un état moyen qui concrétise la loi, comme si on voulait encadrer une variation continue entre une borne inférieure et une borne supérieure, comme si on voulait wesurer, évaluer une fonction dans un intervalle bien défini. Mais, une fois de plus, le schéma
(1) NE., II, XXI, 21; Phil., V, 166-167 : « Quand on raisonne sur la liberté de la volonté ou sur le Franc-Arbitre, on ne demande pas si l’homme peut faire ce qu’il veut, mais s’il y a assez d'indépendance dans sa volonté même. On ne demande pas s’il a les jambes libres, ou les coudées franches, mais s’il a l'esprit libre et en quoi cela consiste. A cet égard une tntelligence pourra être plus libre qu'une autre, et la suprême intelligence sera dans une parfaite liberté, dont les créatures ne sont point capables. » (Nous souliguons.)
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exhibe tous les cas possibles (1) : fonction ayant un minimum et pas de maximum, ou inversement privée du premier et munie du second, ou encore jouissant des deux à la fois, ou enfin privée de l’un et de l’autre : la combinatoire spécifie qu’il ne saurait exister d’autre cas. Ainsi la fonction civile de la liberté à son minimum, qui est l’Esclave, et sa moyenne, qui est le Sujet; et comme ce dernier n’est jamais entièrement libre, elle ne saurait atteindre un maximum; la fonction
des moyens (et celle des usages) a sa moyenne : celui qui a plus de moyens est plus libre, et son minimum : le Paralytique (pour les « jambes libres ») ou le Prisonnier (pour l’usage, et les « coudées franches »), elle n’a pas de maximum, car qui peut prétendre avoir tous les moyens et tous les usages ? La fonction de domination passionnelle à la stoïcienne va au maximum, le Sage, idéal optimal, et descend au minimum, le Passionné, d’où la loi intermédiaire de
vouloir comme il faut. La même fonction, généralisée à la mode chrétienne, a son maximum asymptotique, qui est Dieu, parfaitement (c’est-à-dire infiniment) libre, et pas de minimum, puisque les Esprits Créés se distribuent sous son empire, dans une hiérarchie infiniment descendante, selon la mesure qu’ils ont prise de leurs passions, mesure qui fait loi en clarté-confusion. Pour compléter le tableau, la fonction économique n’est munie ni de maximum ni de minimum, ni pour elle ni quant à la liberté : quelle que soit misère ou fortune (illimitées toutes deux), la sujétion fait loi; on n’est riche que pour un pauvre, et inversement, et, en tout cas, libre ou non, indifférem-
ment. Il ne saurait y avoir d’autre cas de figure (2). Chaque distinction dessine donc un champ de variations bien défini, sur lequel la graduation passe par des points remarquables : haut degré, bas degré
de liberté sous tel et tel point de vue. Les individus exemplaires sont (1) Cf., à ce propos, nos schémas exprimant la théorie du progrès (Ir° Partie, chap. II) : là aussi, nous retrouvions tous les cas possibles de maximum et de minimum. (2) Lit donc l'énumération est exhaustive.
$ 70
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identiquement ces points distingués ou déterminés : la théorie de la détermination individuelle est le plus souvent parallèle à la doctrine des points remarquables sur une courbe ou dans un espace donnés (1). Or, on sait en abondance qu’il suffit parfois de connaître ces points pour avoir une idée du graphe qui les ordonne, nouvelle manière de passer de l'individu à la législation, nouvelle expression de la loi générale par le paradigme. On sait aussi que ce« calcul des variations»,
de maximis ef minimis, est une application leibnizienne du calcul leibnizien, l’un des grands succès du calcul infinitésimal (2). Il suffit (x) Le distingué est toujours analysable comme un point remarquable dans une variation (l'exemple le plus souvent repris est celui de l’angle droit, qui est à la fois minimum et maximum : le plus grand des aigus et le plus petit des obtus),
ou comme un cas limite dans une autre variation (exemple fréquent du sommet d’un cube). Individualisé et distingué sont susceptibles d’une analyse par maximum et minimum (vide supra, Ir Partie, chap. I). (2) Nous avons donc expliqué le texte par nombres et figures, et donc appliqué la méthode décrite par la Théodicée, 242 ; JANET, IL, 246 : « On ne doit point s'étonner que je tâche d’éclaircir ces choses par des comparaisons prises des mathématiques
pures, où tout va dans l’ordre, et où il y a moyen de les démêler par une méditation exacte qui nous
fait jouir, pour ainsi dire, de la vue des idées de Dieu. On peut
proposer une suite ou série de nombres tout à fait irrégulière en apparence, où les nombres croissent et diminuent variablement sans qu’il y paraisse aucun ordre; et cependant celui qui saura la clef du chiffre, et qui entendra l’origine et la construction de cette suite de nombres pourra donner une règle, laquelle étant bien entendue fera voir que la série est tout à fait régulière, et qu’elle a même de belles propriétés. On peut le rendre encore plus sensible dans les lignes ; une ligne peut avoir des tours et des retours, des hauts et des bas, des points de rebroussement et des points d'inflexion, des interruptions et d’autres variétés, de telle sorte qu’on n’y voie ni rime ni raison, surtout en ne considérant qu’une partie de la ligne ; et cependant il se peut qu’on en puisse donner l'équation et la construction, dans laquelle un géomètre trouverait la raison et la convenance de toutes ces prétendues irrégularités : et voilà comment il faut juger des monstres et d’autres prétendus défauts dans l'univers. » Sur les monstres, cf. infra. On reconnaît dans l’exposé géométrique les liréaments de la méthode suivie ici même. En outre, la géométrie différentielle est reconnue comme un modèle de l'alliance du principe des indiscernables (points singuliers) et du principe de continuité (unicité de la courbe passant par ces points). En effet le point singulier est différent plus que solo numero du point infiniment voisin et en continuité avec lui; il se distingue de lui qualitative-
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2
571
alors de relire : suivant les régions parcellaires, divisées ou différenciées — points de vue ou partitions —, le sujet, de droit, prévaut sur l’esclave, le citoyen, de fait, prévaut sur le prisonnier, et l’homme
libre de ses jambes sur le paralytique, le sage, 41 intimo corde, prévaut sur le passionné, Dieu, /# universo, prévaut sur l’être contingent, bref,
il y a prévalence d’un maximum (relatif ou absolu) sur un minimum (absolu ou relatif); autrement
dit, il existe, dans chaque domaine,
une raison régionale qui fait prévaloir telle situation sur telle autre, quoique cette autre puisse prévaloir d’un autre point de vue (l’esclave est libre s’il est sage, comme le prisonnier ou le paralytique) : et donc chaque domaine exhibe une raison qui ne nécessite aucunement, mais qui incline. Âu total, il y a, avons-nous dit, du conservé, de l’inva-
riant : qui ne voit que cet invariant est {4 loi même de la raison prévalente, qui incline sans nécessiter ? L’invariant, enfin découvert, est la
structure commune aux lois singulières, aux prévalences régionales et exemplaires; la définition terminale est cette équation unique (1) qui rend raison d’une gerbe de fonctions, différentes selon les paramètres, comme cela arrive dans le calcul intégral. La prévalence des
raisons est une loi de degrés, extraite des degrés de la liberté : elle ment, et par le sifus : par exemple, en un point d’inflexion, la tangente traverse
la courbe, etc. Cela résout en rigueur le problème posé par Y. BELAVAL, op. cût., D 207(1) Sur l’art combinatoire, COUTURAT, Opuscules (561-562), texte de 1680 (trad.) : « Dans la combinatoire, il faut inspecter d’un coup une multiplicité... ; (elle) requiert une course rapide dans le multiple (subitam per multa discursationem)…; ceux qui ne peuvent exhiber pour eux-mêmes une multiplicité d’un coup s’aident de Tables. Ainsi la Caracténstique s'aide de Tables et de l'analyse. Des Tables à établir à partir du connu de manière à deviner l'inconnu par l’interprétation ou la continuation de la série. Parmi les multiples manières de chercher (et de trouver) une seule et même chose, il y en a toujours une qui amène plus loin et qui peut servir pour aller plus profond. De la recherche de la même chose par des voies diverses, vient à s'épanouir une certaine équation, pour ainsi dire, c’est-à-dire une comparaison, non entre deux quantités, mais entre deux méthodes, par où il est possible d'instaurer toujours des théorèmes nouveaux et lumineux... La Combinatoire n’est pas toujours démonstrative, mais elle agit toujours par des divinations et tentatives variées. »
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LEIBNIZ
oo
ne dit rien de plus, mais elle dit tout à la fois, wwlfa simul. La dernière
ligne du schéma est obtenue au terme de la lecture le long des
colonnes : elle est sans exemple, puisqu’elle les comprend tous, et
qu’elle émane d’eux. Au bilan : le fait de la variation exemplaire implique un invariant (filtré peu à peu lorsque les variations sont indépendantes et comme premières entre elles); en second lieu, tes lois qui organisent les champs gradués sont analogues entre elles (au sens du Quid sit Idea) et fournissent la nature de l’invariant, son contenu,
qui est cette
analogie même, ou structure. On n’a fait que répéter, en tous lieux et jusqu’à la Lune, partout comme ici, au degré près, qu’il existait une raison prévalente et non nécessitante. De même que la lecture selon les lignes croise la lecture selon les colonnes, les thèmes logiques, combinatoires, ou issus de la théorie de l’expression, croisent les thèmes issus de la doctrine des variations intensives, ou du calcul
infinitésimal. Ainsi le terme variation a deux sens, qu’on ne saurait séparer. Âu surplus, on n’a pas manqué de mettre en pratique la méthode leibnizienne princeps, qui consiste à aligner des séries, des chemins. indépendants et à montrer par après leur analogie ou correspondance : ce qui est, par excellence, la méthode harmonique, voire le contenu même de !’harmonie (1); et qui fait de notre arbre, schéma, ou tableau, une nouvelle table harmonique.
(1) Ceci est indéfiniment vérifiable dans la philosophie de Leibniz : causes efficientes et causes finales, lois mécaniques du corps et lois spirituelles de l’âme, etc., toutes séries indépendantes et qui se développent comme si l’autre n'existait pas, concordantes cependant et analogiques. Ainsi pour la communication des substances et leur dialogue solitaire avec Dieu : le monde des monades est cette #xbula harmonique où chacune développe sa ligne ou sa série selon sa propre raison complète, parallèlement et sans jamais se rencontrer (sauf en Dieu c’est-à-dire à l'infini), et où il y a correspondance, élément pour élément, selon les colonnes. Cf. notre schéma (1'e Partie, chap. I) où nous utilisons l’idée arguésienne, reprise par Leibniz, qu’un faisceau ponctuel (en étoile) est de la même famille qu’une gerbe de parallèles, selon le point à l'infini.
LE
CYCLE
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373
B) La Chaîne des Etres : de l'espèce provisionnelle à la monade Moyen et but, l’exemple individuel est moment de deux variations : l’une pour la similitude, l’analogie, l’invariance : tout est comme ici, le même se répète dans l’autre; la seconde pour la conti-
nuité : tout est au degré près, il n’y a que du discernable, on trouve indéfiniment l’autre dans le même. Cette double détermination pose un double chiasme sur la relation harmonique : la première affirme l’analogie des indépendants, l’autre pose la différenciation des analogues. Mais, réciproquement, il est intéressant d’aller à l’individu par ces mêmes chemins : cela pose, bien entendu, la question de l’espèce. Car si l'exemple permet la table, puis la loi, la table, par un nouveau tour, doit décider de l’exemple. Et puisqu’on parle d’être individuel, on en vient tout aussitôt à leur classification. Or, ici encore, il est
impossible de séparer les deux points de vue, législatifs ou méthodiques, énoncés naguère : l’arborescence dichotomique, et la lecture transversale aux subdivisions, autrement dit les lois de séparation ou d’indépendance, et les lois de concours ou de recouvrement continu. Une tabulation suppose à la fois partition et plein : c’est
à son tour un modèle du réseau complet dont nous avons parlé, un modèle de l’alliance leibnizienne entre un idéal logique et un horizon infinitésimal. Cette alliance se lit à la fois dans le tableau des individus et pour chaque individu de la table. Ce qui fait problème, dans le classement des individus (1), c’est (1) Nous nous référons successivement à : N.E., II, XXVII, et III, VI, 8 sqq.; Phil., V, 213 sqq., et Phil., V, 284-309 (on voudra bien noter qu’il s’agit d’un chapitre sur la dénomination) ; FLOURENS, Analyse raisonnée des travaux de Georges
Cuvier, Paris, Pantin,
1841, pp. 230-232
(citation d’un texte de Leibniz repris
de KŒNIG, Appel au public du Jugement de l'Académie Royale de Berlin, Leide, 1752, Appendice, pp. 45-46 : lettre du 16 octobre 1707, sans nom de destinataire. I1 s’agit de la controverse avec Maupertuis) ; LOVEJOY, The great chain of being, Harvard, 1957, chap. V, pp. 144-150 ; BUCHENAU und CASSIRER, Hauptschriften
zur
Grundlagen M.
SERRES
der Philosophie,
II, Zur Metaphysik
(Biologie und Entwicklung19€
574
a
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
l'absence totale de similitude, et la variation pérenne : « Deux indi-
vidus physiques ne (sont) jamais parfaitement semblables et, qui plus est, le même individu (passe) d’espèce en espèce car il n’est jamais semblable en tout à soi-même au-delà d’un moment » (1). Cela est vrai en « rigueur » : il est difficile d’accorder plus à Protagoras, et le pluralisme leibnizien n’hésite pas à occuper jusque-là la position de l’adversaire. Sérions les questions : identité individuelle, en premier lieu, analogie des individus pour une classe, ensuite. Une seule méthode s’applique aux deux cas : technique de la variation (dans les deux sens désignés), qui épouse finement la variance réelle. De l’un à l’autre, s’établit le rapport simple de l’identité à la similitude
(A.=.,A,ou AB =). Seul, un principe interne de distinction sauve l’identité du fleuve héraclitéen, dès que sont écartés le temps et l’espace : la monade, principe de vie subsistant, est l’unité intérieure, irvariante; elle est
sans parties (in-dividu), ce pourquoi elle se conserve, quand s’écroulent, coulent et se perdent les parties (2); force primitive, au sens où l’on dit qu’un nombre est primitif, savoir premier et indivisible (3) (et geschichte; Monadenlehre).…., Teïpzig, 1906, pp. 556-559; Y. BELAVAL, Pour connaître, p. 203 ; jacques ROGER, Les sciences de la vie dans la pensée française au XVIITE siècle, Colin, 1963, pp. 364 sqq. et notamment p. 370 (n. 256). Ce travail
était terminé lorsque nous avons Les Mots et les Choses, qui confirme (x) De même N.E., II, XXVII bien que d’autres ne demeurent les
pris connaissance du livre de M. FOUCAULT, notre explication par la méthode combinatoire. ; Phil, V, 214 sqq. : « Les corps organisés aussi mêmes qu’en apparence, et non pas en parlant
avec rigueur. C’est à peu près comme un fleuve qui change toujours d’eau, ou comme le navire de Thésée que les Athéniens réparaient toujours. » … « Le corps organisé n’est pas de même au-delà d’un moment ; il n’est qu’équivalent. » (Cf. Monadolo-
gie, 71). (2) Phil., V, 220. Nous suivons le chapitre cité. (3) La monade est le primitif des enveloppements et développements du dérivatif : soit la série infinie des multiples d’un nombre premier; le noyau stable et indivisible (sans parties) qui explique ces transformations est bien ce nombre primitif. Le dérivatif est complication-multiplication (implication-explication). Il y a donc bien une monadologie arithmétique (par traduction au moyen d’un
BENGYCLE
UNIVERSEL
pe)
tout le dérivatif est divisible, autant qu’on veut, sans doute); âme
qui fait le moi dans les rares qui pensent. L'identité c’est donc la
conservation de la même âme, d’où le rejet de cette variation traditionnelle, qu’on appelle métempsychose, et la considération ironique de
lhomme-orang-outang de Tulpius, de la fille-perroquet de Ma mère lOye où de L’Ane d'Or. L’invariance monadique est telle par la transformation, enveloppement et développement, fluxion enfin, du corps de cette âme; elle nie la transmigration,
mais remonte
à la
source du fleuve qui change toujours d’eau : l’invariance se projette en effet en préformation des germes et préexistence de l’âme, en amont de ce fleuve, en immortalité (pour l’homme) et « incessabilité » (pour la bête) en aval — la conservation dans le temps n’est qu'une projection dans le successif de l’invariance spirituelle. Au
principe de stabilité dans le changement, de répétition du même dans l’autre, se joint un second principe, issu, quant à lui, de la continuité,
de l’altération qualitative et graduelle du même intérieur. L'identité intime exige en effet une « liaison de conscienciosité » ou de mémoire : la conservation de la conscience se double de la conscience de la conservation. Il s’agit, pour demeurer identique à soi-même, d’établir un lien mnémonique dans la « continuation » des « états voisins » ou même un peu éloignés, de garder le souvenir de « ce qui se passe immédiatement auparavant ». Ici, la conservation spirituelle se projette dans le détail local et comme infinitésimal de la succession intime, dans le continuum des petites perceptions : flux qui, lui aussi, change toujours
d’eau, mais qui la conserve
mémoire totalement intégrante, même
infiniment
dans une
si la plus grande partie en
dictionnaire qui donne les divers sens du mot « primitif ») écrite, par exemple, au De Synthesi… L'invariant monadique partout conservé dans toute la multiplicitc des ternaires est 3, indivisible et primitif. I1 suffit d’aller assez loin pour trouver un ternaire infiniment repliqué autour de son noyau invariant. Et comme il y a une
infinité de primitifs on retrouve le schéma tabulaire ou séries de séries, lisible dans les deux
sens.
5 76
LE
SYSTÈME"
DE
LEIBNIZ
6
est inaperceptible (1). Désormais, la suite des variations exemplaires —
Je fou, l’ivrogne, le somnambule,
tous individus
hors d’eux-
mêmes — n’est qu’une série de recouvrements mnémoniques, d’oublis locaux et de lacunes (2). Il n’y a que deux lois : l’invariance intime absolue dans la variation extérieure, la conservation intégrale pat la mémoire du tout des variations intérieures; conservation de l’âme à travers les transformations, conservation par l’âme de ses
propres altérations. Et ces deux lois peuvent être traduites : Pun dans le multiple, et le multiple dans l’un. L’individu est bien le pôle des deux variations : pour l’invariance et pour la continuité. Ceci posé, il exprime bien le tout de l'extérieur et de l’intérieur : il est donc indéfiniment exemplaire, et en tant qu’il est identique, et en tant qu’il est unique. Élargissons le débat de l’unité à la pluralité des individus, de (1) Inversement, le corps brut qui se dégrade et se perd par parties pour la première loi est privé de mémoire pour la deuxième : « Omne enim corpus est mens momentanea, seu carens recordatione, quia conatum simul suum et alienum contrayium.… non fetinet ultra momentum : ergo caret memoria, caret sensu actionum passionumque suarum, caret cogitatione » (Phal., JV, 230 : Theoria motus abstracti. — Nous soulignons). Dans un autre travail, au contraire de Leïbniz et fidèlement à la physique contemporaine, au lieu de définir le corps comme un esprit sans mémoire, nous le définissons comme une mémoire sans esprit : car nous savons désormais qu’il retient de l’information au-delà d’un moment. (2) Leibniz refuse, ici aussi, un autre type de variation par métamorphose ou métempsychose, proposée par Locke : une conscience pour deux corps, ct un corps pour deux consciences distinctes et incommunicables, dont l’une agirait la nuit, l’autre le jour. Il est piquant de constater que l’Essai de IocKkE donne le programme du Doctor Jekall and Mister Hyde et de son inverse Le Portrait de Dorian Gray. Pour finir, Leibniz propose une autre variation « bien plus convenable » que ces « miracles ». I1 suppose un autre monde possible dont les habitants ne diffèrent point sensiblement de chez nous (c’est, pour ainsi dire, l'appartement voisin dans
la Pyramide de la Théodicée). « Ainsi, il y aura à la fois cent millions de paires de personnes semblables, c'est-à-dire de ceux personnes avec les mêmes apparences et consciences. » Or ces deux mondes, démontre-t-il, sont indiscernables, c’est une seule et même personne pour chaque paire. On a reconnu la technique d’une démonstration (par l'absurde) mathématique d’unicité : les deux parallèles à une même droite, passant par un point donné, n’en sont qu’une seule, etc.
LE
CYCLE
UNIVERSEL
LE
leur identité à leur similitude. Nous retrouvons les problèmes de classification (pour une invariance relative, ou analogie) et de hiérarchie (pour une variation continue) : double grille ou tableau de lecture pour la multiplicité des êtres, quels qu’ils soient. Partons du même
fleuve, et du même
navire toujours à radouber, des mêmes
métamorphoses : le fer à cheval devient cuivre dans une eau minérale de Hongrie, tel animal est tantôt chenille ou ver à soie et tantôt papillon (x). Qu'est-ce qu’une espèce ? Physiquement, c’est « ce qu’on
Deut faire retourner à la même forme », en dépit des mille déguisements sous lesquels elle se peut cacher : cristal de neige, vapeur, liquide..., voilà pour l’eau; ainsi pour l'or, le vif argent, le sel commun. La variation d’état ramène à l’un d’eux, au premier par exemple.
Le cycle total définit l’espèce, ou plutôt % retour à l’un quelconque de ses profils : on soupçonne le géométral dès qu’il y a retour régulier des mêmes perspectives (2). Pour ce qui est, d’autre part, des plantes et animaux, l’espèce, c’est la génération : le semblable à son origine
ou semence dans le semblable (3). Or, la semence est invariante, puisque préformée, puisque préexistante. À cette première conservation, extérieure et pro fempore, s'ajoute le principe intérieur qui fait chez l’homme la qualité d’animal raisonnable. L’innéité (conservation en amont de la naissance) de la raison est l’intérieur dont la préexistence des germes est l’extérieur, ou la projection temporelle : géométral métaphysique et profil positif de l’invariance, le deuxième exprimant (traduisant) dans la science et le phénomène la réalité (1) Phil., V, 214-215, 229. Nous analysons Plul., V, 285 sqq. (2) Le retour à la même forme est de même structure que la sauvegarde du
vrai par les substitutions. (3) ROGER
Nous n'avons point quitté la théorie de la similitude.
(loc. cit.) paraît faire grief à Leibniz de ne point distinguer l'espèce
et la race, « comme il est normal à son époque ». C’est faire un jugement récurrent sur la systématique où la race devient ultérieurement une sous-division de l'espèce ; en fait le terme race signifie, pour l’auteur des Nouveaux Essais, génération, engendrement, voire accouplement. Et donc, pour cette première marque, la race définit l'espèce, c’est-à-dire la génération définit la similitude (p. ex. N.E., Phil, V, 294, in fine : « la génération ou race », etc.).
578
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
1
première, ou essentielle. Ou encore : invariant pour les variations extérieures, chronologiques et apparentes, traduisant l’invariant pour les variations intérieures et réelles. Pour faire bref : la forme, la
génération, le principe fixe de la Raïson. Maïs comment cet esprit descendrait dans les fleurs ? Les botanistes les distinguent justement d’après leurs formes : entreprise complexe, qui exige des tables d’arrangements et de comparaison, toute une combinatoire morphologique, nécessaire bien entendu, mais dont la condition serait sans doute l’engendrement par graine et pollen; alors espèces ou variétés auraient pour fondement une combinatoire plus subtile, aidée du vent et de mille accidents naturels, celle des retrouvailles aléatoires
des plantes mâles (ou analogues) et femelles. De condition en condition, ou de l'extérieur à l’intérieur, quelque Génie supérieur et pénétrant découvrirait peut-être « des attributs fixes pour chaque espèce, communs à tous ses individus, et fojours subsistants dans le
même vivant organique, gwelques altérations où transformations qui lui puissent arriver, comme dans la plus connue des espèces physiques, qui est l’humaine, la Raison est un tel attribut fixe qui convient à chacun des individus, et toujours inamissiblement, quoiqu’on ne s’en puisse pas toujours apercevoir » (1). De nouveau, les cycles
réguliers des formes spatiales, l’engendrement (qui n’est que développement pour la préexistence) échelonné dans la temporalité, renvoient tous deux à leur condition essentielle, un invariant toujours et partout conservé c’est-à-dire fixe (2) et analogique, qui est comme (1) Phil., V, 289-290. Sur le terme « inamissiblement », issu de la théologie et de la jurisprudence (d’une manière telle que cet attribut fixe ne peut être perdu), la correction de JANET (I, 269 :
«inadmissiblement ») est un contresens inadmissible.
(2) Tout à l'heure, le retour à la même forme, dans le cycle des transformations ou perspectives, faisait soupçonner l'espèce ; maintenant, on la définit par un invariant et une fixité. Il s’agit en fait d’une seule et même méthode : retrouver un même profil, dans la variation des perspectives, amène à considérer qu’on tourne autour d’un point fixe. Ici le point fixe est la Raison chez l’homme, et ses analogues pour les autres êtres (vide infra, III® Partie).
LE
CYCLE
UNIVERSEL
$ 79
2
la traduction de la Raison humaine, parmi les prairies et les troupeaux. Raison traduite ou dégradée, l'Univers se spiritualise (r), et l’on retrouve la hiérarchie des degrés. Ce mouvement de l’extérieur à l’intérieur, refaisant pour la multiplicité des êtres les chemins adoptés pour l’individuel, est un mou-
vement désigné ou souhaité, non la description méthodique d’une science achevée. Nous en avons pourtant des marques indicatives : l’existence des monstres,
notre
hésitation
à les classer montrent
assez que nous ne nous en tenons ni aux formes extérieures (de l’inversion des viscères à l’ânesse de Balaam), ni à la génération; de même,
le besoin qui nous adresse aux essayeurs, crainte d’être abusés par la fausse monnaie ou l’or artificiel. Que si, toutes réflexions épuisées, nous ne pouvons ranger tel monstre selon la nature intérieure fixe d’aucune espèce, il vient qu’il est l’espèce à lui tout seul (2). Systématique ou taxinomie ne sont point encore sciences faites : force nous
est d’être contents de définitions provisionnelles, par formes et race, en attendant les définitions nominales et réelles : présomptions et conjectures, l’Art d’Inventer, par établissements, précède la méthode de la certitude.
Or, des définitions
réelles, nous
en avons
pour
l’homme, exemple privilégié (non pour la nature, qui place au-dessus de lui anges et génies, mais pour la méthode, qui passe, pour lui, des provisions à la certitude); il s’agit de la Raison, invariant inté-
rieur fixe, quelles que soient forme et race, quelle que soit l’épaisseur (1) Cela est si vrai que Leibniz analyse de conserve les problèmes de tératologie
organique et de falsification artificielle de métaux. (2) Voilà déjà qui montre une manière, pout la génération, de changer d’espèce. Ici le monstre est un contre-exemple, c'est-à-dire une raison suffisante de changer de loi, c’est-à-dire d'espèce. L'engendrement paraît donc faire des sauts spécifiques : mais nous verrons que l’hiatus n’est qu'apparent. La mutation n'implique pas rupture ; tout se passe dans le continuum, comme un point de rebroussement est un point limite dans la loi et non un point de partage. (De même, hésitation sur l’ambre gris : est-il végétal, minéral, animal ? COUTURAT, Opuscules, 445. Sur le polype, cf. infra). ,
LE
580 des sédiments qui la recouvrent
SYSTÈME
: hommes
DE
LEIBNIZ
sylvestres, enfant (1),
imbéciles, habitants de la Lune à la Gonzalès, hommes planétaires du Cosmotheoros de Huyghens,
variation exemplaire pour la race
d'Adam et le droit au baptême. La génération, bien entendu, donne des indices, pour les animaux comme pour les plantes, mais des indices seulement, car les croisements, comme
les greffes, amènent
des difficultés : Strabon dit bien que les mulets de Cappadoce se reproduisent, sans parler des hésitations sur l’œuf et les animalcules spermatiques, quoiqu’on puisse rallier l’ovovermisme en faisant convenir les thèses de Kerckring et celles de Leeuwenhoek (2). Mais si la science n’est pas achevée, y supplée la philosophie, comme au visible l’invisible. Elle pose, pour tout être, un #ralogon de la Raison, un principe fixe et invariant, qui serait en eux comme en l’homme la Raison; autrement
dit, elle généralise à tout existant la définition
réelle, valable sur l’exemplaire humain : les « corps animés ou contextures sans vie sont spécifiés » par une « structure intérieure » (3) analogue à celle qui, chez l’homme, unit l’âme et la machine : « l’une ayant concentré dans une parfaite unité tout ce que l’autre à dispersé dans la multitude ». Tout se passe, encore une fois, comme si la métaphysique répondait à nos besoins méthodiques, comme si elle était le géométral de nos profils épistémologiques incomplets et lacunaires. Ce qui se conserve, au sens du Qwid sit Idea, c’est un (1) L'exemple de l’enfant, privilégié par l’empirisme (qui fait sur lui l'expérience de l’inexpérience), est généralisé pour la gnoséologie : bandits, idiots ou fous ont simplement oublié leur savoir inné. Il est aussi généralisé pour l’ontologie : les imbéciles, hommes des bois ou pirates portent en eux, comme l’enfant, un analogon de raison. Dans le premier cas, l'individu actif parvient au savoir de manière lente et continue (anamnèse) ; dans le second la raison est atteinte le long de la hiérarchie des êtres (classification). (2) ROGER, op. cit., pp. 260-261, 294-299, 305-309, etc. KERCKRING (1640-1693) publie à Amsterdam en 1671 une Anthropogeniae ichnographia, sive conformatio fœtus ab ovo usque ad ossificationtis principia. C’est un oviste convaincu. Leibniz est ovovermiste. (3) Phil., NV, 207.
LE CYCLE UNIVERSEL "mm
581 me
analogon de la raison : /e degré de cette conservation définit l’espèce (x), le degré de conservation de ce qui est analogue à la raison, perception ou appétit. Traçons maintenant le tableau final. Il doit se lire, une fois encore, de gauche à droite et de haut en bas. Que l’espèce soit définie par provision (forme et invariant des formes, génération et invariant dans la préformation) ou réellement (invariant intérieur de l’enaJogon rationnel), peut-on déployer l'éventail ou l’arbre des différences ? Théoriquement,
certes, nous l’avons montré; mais encore en pra-
tique : car « il dépend souvent de nous de faire des combinaisons des qualités pour définir encore des Êtres Substantiels avant l'expérience, lorsqu’on entend assez ces qualités pour juger de la possibilité de la combinaison. C’est ainsi que des Jardiniers experts dans l’orangerie pourront avec raison et succès se proposer de produire quelque nouvelle espèce et lui donner un nom par avance » (2). Voilà, si je ne m’abuse, un « échantillon architectonique » (3), par lequel le Jardinier, « dans son département, imite quelque chose » des ouvrages de Dieu. La combinatoire des graines et des greffes exprime la combinatoire créatrice, puisqu’elle produit effectivement de nouvelles espèces, à condi-
tion que cela soit possible — il faut compter en effet avec les « lités » incompossibles, croisements interdits qui définissent les sions éloignées de la taxinomie —, puisqu’elle est productrice les limites du compatible. Cultivant son jardin, voici un petit
quadividans dieu
(1) Mais comme il y a une infinité de degrés, chaque individu à la rigueur est espèce : d’où le parallélisme des deux développements. « Ce que Saint-Thomas dit des anges ou intelligences, quod ibi omne individuum sit species infima, est vrai de toutes les substances » (Discours de Métaphysique, IX). Cf. infra sur ce point, et supra sur les monstres. (2) Phil., V, 301. De même À Harisoecker, Phil., III, 492, du 10 mars 1707 : « Si le sel commun et le salpêtre sont composés d’un acide et d’un alcali, on en pourra produire ces sels par artifice, et les détruire, supposé que leur acide et alcali puissent être rendu sensibles à part. » (3) Monadologie, 83. Qui « cultive son jardin » est un dieu dans son domaine, Leibniz l’avait dit avant Voltaire.
LE
5 82
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
dans son canton : mais il imite seulement l’Architecte de l’Univers,
puisqu'il ne produit que du préexistant, puisqu'il ne développe que de l’enveloppé, comme ailleurs, dans la région du connaître, le penseur ne conçoit que du déjà su. Mais, en outre, la possibilité de la nouvelle espèce, plus sa construction effective, ne constituent pas autre chose qu’une définition réelle, actualisée et comme expérimentée. La définition par l’engendrement mobilise la combinatoire (de même que celle des formes, par « variations du si##s »), combinatoire qui, de droite à gauche sur le tableau, nous amène aux éléments premiers,
savoir les germes préexistants (la systématique est une génétique et réciproquement, puisque la préexistence met le temps entre parenthèses), et de gauche à droite, à la différenciation d’espèce, par multi-
plication, combinaison, production et définition réelle. L’arbre de la taxinomie, ou de la systématique, est un arbre généalogique, au
sens propre et au sens du De Arte : tous recouvrent la théorie de la préexistence et enveloppent la combinatoire. Il n’est pour s’en convaincre que de dessiner les schémas des admirables Tables de Définitions (1), publiées par Couturat, qui, dix ans à peu près avant la mort de l’auteur, perpétuent et couronnent les projets de sa jeunesse. Espère-t-on atteindre, de cette façon, la « structure intérieure des choses » ? Là-dessus, il faut discuter : les tables ou arbres de
classement vont aux espèces, par combinaison de formes et de croi(x) Opuscules, pp. 437 ces Tables suit le plan du mathématiques, physique, technologie (horloges dans
sqq. Il est à peine besoin de souligner que le plan de texte des Nouveaux Essais que nous venons d’analyser : biologie (taxinomie, pp. 450 sqq. ; animaux, 454 sqq.) ; les N.E., supellex varia dans les Tables). Nous manquons
de place pour dessiner ces schémas : le lecteur peut très facilement les restituer. Nous soulignons encore une fois l'importance capitale de ces Tables (datant des années
1702-1705), de leur contenu, de leur méthode
et de leur signification. Bien
entendu, elles sont très largement désuètes. Mais comment se fait-il que l’explication d’un système se prive, le plus souvent, de l’appui que peut apporter un texte techniquement « systématique » ?
LE CYCLE EE
UNIVERSEL
583
sements (image organique de l'intersection), par multiplication ou synthèse recommencées;
ils peuvent,
certes,
aller au-delà,
et les
individus sont comme les feuilles de cet arbre — et qui ne sait que ces feuilles sont toutes différentes ?Dans la rigueur métaphysique, il n’y a que des substances individuelles (owne individuum species infima),
« pourvu qu’on prenne la différence spécifique comme la prennent les géomètres à l’égard de leurs figures », « où la moindre variation de définition assignable suffit », « où la moindre différence qui fait que deux choses ne sont point semblables en tout, fait qu’elles diffèrent d’Espèce » (1). Il faut donc établir un milieu entre ces différences
spécifiques logiques (mathématiques) et les physiques, « fondées sur lessentiel et l’immuable », milieu remarquable entre un variant dans linfinitésimal (et qui est le logique) et un invariant immuable (et qui est le physique); difficile à déterminer, ce milieu doit se régler sur les apparences les plus considérables, c’est-à-dire sur une similitude relative, sur une conservation partielle de l’analogue; il est le lieu de nos conjectures et de nos provisions, celui aussi de nos progrès, car un connaisseur peut y aller plus loin qu’un autre, en comparant plus ou distinguant mieux, etc. Dès lors, la classification est un état donné de la science et son schéma arborescent, fixé pour un temps, est sur le point de croître vers l’essentiel des choses (2). Qu’on puisse avancer en cet établissement n’indique pas l'arbitraire des divisions
: elles sont dans la nature;
de cela nous
avons
des
expériences cruciales : c’est que toute combinaison n’est pas en notre pouvoir, tous les croisements ne réussissent pas. Il en est de même en mathématiques : à combiner arbitrairement les concepts, on demanderait un décaèdre régulier, ou un centre de grandeur (comme on en a de gravité); c’est demander de croiser éléphant et chien. Voilà (1) Nous rapprochons : Discours, IX, N.E., Phil, V, 307 ct 287 (de même pp. 304-305 : « la moindre dissimilitude peut suffire »). (2) Et donc l'espèce est de notre invention, mais correspond à ur fondement naturel (cf. infra).
584
LE
SYSTÈME
DE
LEIBNIZ
oo
des contre-exemples qui sont des raisons suffisantes de penser à bon droit que les espèces ne dépendent pas de notre bon vouloir (1). La lecture transversale du tableau systématique paraît à première vue répugner à la fixité qu’impliquent ces interdits combinatoires. Car enfin, la Monadologie dit bien que certains animaux « demeurent dans leur espèce », et que d’autres sont « élus » (2). Certes, il s’agit d'animaux spermatiques, et l’espèce n’est que le théâtre, petit ou grand. Mais, encore un coup, de la génétique à la classification (ou l’inverse), la conséquence est bonne (3) : autrement
dit, les indi-
vidus de toutes les espèces ont été créés à l’origine sous forme de germes, selon une chaîne graduée où chaque élément est infinitésimalement proche de ses voisins. L’arbre des espèces tend à reproduire dans le temps — du développement ef de la science, c’est-à-dire du développement des êtres et de celui du connaitre (4) —, par remplissement progressif de ses lacunes, de ses cases vides, cette échelle infinitésimale : la classification part d’elle et y revient, de la création à la métaphysique, et, par là, elle est bien moyenne, ou médiate. Mais, de haut en bas, la lecture ne voit que continuité. L’arborescence combinatoire plonge dans le vontinuum, à gauche, en s’enracinant dans la création et la préexistence, à droite dans la frondaison de l’individuel retrouvé. C’est donc un tableau carré. L'histoire (1) D'où l'on voit que la contre-épreuve, de style combinatoire. (2) Monadologie, 75.
comme
l’organon expérimental,
est
(3) Et ROGER le voit bien sans le dire (op. cif., pp. 370-371, n. 256) qui interprète le « transformisme » leibnizien en termes de développement. (4) « Les déterminations de nos espèces physiques sont provisionnelles et proportionnelles à nos connaissances
» (Phil., V, 296). Remarquons,
à ce propos, que
si la classification est parallèle à la génétique, et si, d'autre part, le développement des êtres est parallèle au développement du connaitre, il vient aussitôt que la classification des connaissances recouvre exactement la genèse des connaissances. C’est très précisément la thèse que soutiennent les Meditationes, où l’ordre des idées est un ordre à la fois systématique et génétique. Dès lors, elles sont explicables, à la fois, par des structures combinatoires et de continuité, tout comme ici. A mesure qu’on avance, le système se ferme par relations multiples.
LE
CYCLE
UNIVERSEL
585
naturelle est une histoire qui, par les étapes des espèces, retrouve lanhistorique, c’est-à-dire le système. De cette continuité, mille affirmations, qui annoncent faussement le transformisme, un trans-
formisme à la fois génétique et systématique, puisqu’il est gelé par la relativité du temps : « Peut-être que dans quelque temps ou dans quelque lieu de l’univers, les espèces des animaux sont ou étaient ou seront plus sujets (si) à changer qu’elles ne le sont présentement parmi nous, et plusieurs animaux qui ont quelque chose du chat, comme le lion, le tigre et le lynx pourraient avoir été d’une même race et pourront être maintenant comme des sous-divisions de ancienne espèce des chats » (1). Voilà pour les félins, et voici pour les dogues d'Angleterre et les chiens de Boulogne : « Il nest pas impossible qu’ils soient d’une même ou semblable race éloignée, qu’on trouverait si on pouvait remonter bien haut et que leurs ancêtres aient été semblables ou les mêmes, mais qu’après de grands changements quelques-uns de la postérité soient devenus fort grands et d’autres fort petits » (2). Dans le cas général, enfin : « Les passages d'espèce en espèce peuvent être insensibles, et, pour les discerner, ce serait quelquefois à peu près comme on ne saurait décider combien il faut laisser de poils à un homme pour qu’il ne soit point chauve. Cette indétermination serait vraie quand même nous connaîtrions parfaitement l’intérieur des créatures dont il s’agit »; les bornes doivent être choisies pour être fixes, choisies mais non arbitraires, nous l’avons vu (3). Partis de la volubilité des apparences, nous (1) Phil., V, 296. Tout est dans ce texte : relativité du temps (passé, présent, futur), similitude (avoir quelque chose du chat), application de la systématique sur la génétique (sous-division de l’ancienne, etc.). (2) Phil, V, 305. Et pour l’hamme : « La faculté de raisonner, dont personne ne peut savoir si elle devait manquer dans son temps, a été rendue essentielle à l'espèce humaine » (Phil., V, 298). (3) Phil., V, 300. Les espèces sont dans la nature (Phil., V, 307) mais elles ne sont pas son ouvrage : elles sont conçues par nous (Plil., V, 298), mais non arbitrairement (Phil, V, 301).
LE*SYSTÉMEDE
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LEIBNIZ
revenons aux variations infinitésimales des réalités. Le continu est à la métaphysique ce que le changement perpétuel est à la « physique » : et ce dernier est un phénomène bien fondé. De toute façon, si l’art combinatoire,
dans la lecture horizontale, se tévélait
heuristique, puisque le jardinier savait créer des fleurs nouvelles, le principe de continuité, dans la lecture verticale, est aussi Art d’Inventer, puisque, au témoignage même de Flourens (1), il permet de deviner l'existence du polype, de le prévoir, comme tout à l’heure, à l’orangerie, on prévoyait ces fleurs nouvelles. Les hommes tiennent aux animaux, ceux-ci aux plantes, et celles-ci aux fossiles, la loi de continuité exige que tous les êtres naturels ne forment qu’une seule chaîne, dans laquelle les différentes classes, comme autant d’anneaux, tiennent si étroitement les unes aux autres, qu’il soit impossible de fixer précisément le point où quelqu’une commence ou finit, toutes les espèces qui occupent les régions d’inflexion et de rebroussement devant être équivoques et douées de caractères qui se rapportent également aux espèces voisines. Ainsi, l’existence des 20ophytes, par exemple, d’animaux-plantes, non seulement n’a rien de monstrueux, mais il est convenable à l’ordre de la nature qu’il y en ait. … Telle est chez moi la force du principe de continuité, que non seulement je ne serais point étonné d’apprendre qu’on eût trouvé des êtres qui, par rapport à plusieurs propriétés, par exemple celles de se nourrir ou de se multiplier, pussent passer pour des végétaux à aussi bon droit que pour des animaux, et qui renversassent les règles communes, bâties sur la supposition d’une séparation parfaite ct absolue des différents ordres des êtres simultanés qui remplissent l’univers, j'en serais si peu étonné, dis-je, que même je suis convaincu qu’il doit y en avoir de tels, et que l’histoire naturelle parviendra à les connaître un jour, quand elle aura étudié davantage cette infinité d’êtres vivants, que leur petitesse dérobe aux observations communes, et qui se trouvent cachés dans les entrailles de la terre et dans l’abîme des eaux... »
Ce texte, que nous avons cité intégralement parce qu’il est peu accessible, définit ce que nous avons appelé la lecture verticale du tableau des êtres. Il part de l’homme de manière arbitraire, puisque, au-dessus de lui, la hiérarchie se prolonge en une multitude d’anges (1) FLOURENS, op. cit, pp. 230-232. C’est Icibniz qui souligne.
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et de génies (1). La loi de continuité organise la chaîne unique de cette hiérarchie : ligne continue des individus qui, classés, lui donnent Papparence d’une chaine, où chaque chaînon est une classe — classe qu’on peut retrouver horizontalement par l'arborescence combinatoire. La difficulté d’établir des bornes entre ces divisions est bien celle que nous avons signalée plus haut : il ne saurait exister de coupure dans un continuum. Il y a donc des êtres équivoques comme le
polype ou l’ambre gris, animaux-plantes, ou végétaux-minéraux. Et pourtant, le principe de la discernabilité est universel, lui aussi. Une
fois de plus, on ne sort de ce labyrinthe que par des considérations de type mathématique, qu’impose le vocabulaire même utilisé ici : régions d’inflexion et de rebroussement. La chaîne des êtres est une courbe mathématique : elle à ses points distingués et remarquables. Or, si l’on revient aux textes des Nouveaux Essais, on s’aperçoit assez vite que si la combinatoire est le modèle de la première lecture (décaèdre régulier et centre de grandeur), la théorie des courbes est le modèle de la deuxième; autrement dit, la rigueur mathématique exprime fidèlement la rigueur
métaphysique : « Dans la rigueur mathématique la moindre difiérence qui fait que deux choses ne sont point semblables en tout, fait qu’elles Yfèrent d’Espèce. C’est ainsi qu’en Géométrie tous les cercles sont d’une même espèce, car ils sont tous semblables parfaitement, et par la même raison toutes les Paraboles aussi sont d’une même espèce, mais il n’en est pas de même des Ellipses et des Hyperboles, car il y en a une infinité de sortes et d’espèces, quoiqu'il y en ait aussi une infinité de chaque Espèce. Toutes les Ellipses innom-
brables, dans lesquelles la distance des foyers a la même raison à la distance des sommets, sont d’une même espèce; mais comme
les
(1) Monadologie, 71, et N.E., IV, XVIL, 16; Plul., V, 473 : «Il n’y a point de Génie, quelque sublime qu’il soit, qui n’en ait une infinité au-dessus de lui. » (De même Phil., V, 455, pour toute la chaîne).
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raisons de ces distances ne varient qu’en grandeur, il s’ensuit que toutes ces espèces infinies des Ellipses ne font qu’un seul gewre, et qu’il n’y a plus de sous-divisions. Au lieu qu’un ovale à trois foyers aurait même une infinité de tels genres, et aurait un nombre d’espèces infiniment infini, chaque genre en ayant un nombre simplement infini » (1). L'espèce est définie par la similitude, ceci nous le savions, et la grandeur n'intervient pas; ainsi pour les grands et petits cercles, ou paraboles, comme pour les animaux de même espèce et de taille variable : analogie de forme, au degré près de petitesse ou de grandeur. À forme différente, espèce différente; mais à différence de grandeur d’une quantité définissant la forme, similitude d’espèce pour un même genre, et ainsi de suite. La classification est commandée par les nombres 1, 2, 3 : centre unique (cercle, parabole), espèce unique; double foyer (ellipse, hyperbole), on accède à une nouvelle étape dans le classement, on parvient au genre; centre triple (ovale), infinité de genres et ainsi de suite. L’infinité est repliquée à mesure de multiplication des centres : infinité d’individus pour une seule espèce, infinité d’espèces pour un seul genre, infinité de genres, etc. Voilà un excellent modèle pour remplir infiniment un monde, à partir d’une combinaison élémentaire d’unités, ou de centres. Lorsque nous montrerons que le monde leibnizien à une infinité de centres — comme il est dit expressément dans l’image des cailloux jetés dans l’eau, chacun émetteur d’une infinité de cercles (2) — on ne pourra que le remplir d’une « infinité d’infinité infiniment repliquée » d'individus (3). Il s’agit bien de la constitution d’un monde waximum a minimo : il suffit d’itérer l’unité pour obtenir le plein par ordre croissant d’infinitudes, plus grand résultat (on ne saurait en imaginer un plus grand) pour la plus petite dépense (rien n’est plus simple
(x) Phil., V, 287-288. C’est IL.cibniz qui souligne. (PRIE NAIL 60 PU NE SIC:
(3) GRUA, t. II, 553-555.
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NES
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que l’unité) (1). Et donc, premièrement, la combinatoire la plus
simple est classificatrice et générique, ici comme ailleurs.
Ea second lieu, revenons aux coniques : elles diffèrent entre elles de forme, et donc plus que s0/0 numero.
Par exemple, l’ellipse est
fermée, la parabole ouverte, le cercle est fini, l’hyperbole à des branches infinies, etc. Voilà des différences qui bornent les espèces et les genres, aussi bien que celles qu’on peut remarquer entre un « Épagneul et un Éléphant » (2), différences qui vont, semble-t-il, à l’incompatibilité ou à l’opposition (3). Dès lors, est sauf, autant
qu’on le désire, le principe des indiscernables. Il est donc possible de classer, par similitude (invariant qualitatif définissant un genre, ou une espèce, au nombre près) et différence (spécifique). Cela posé n’empêche aucunement qu’il s’agisse d’une seule et même courbe, quels que soient les genres et les espèces, à savoir les métamorphoses du cercle (4). — Notons au passage qu’il faut lire le terme métamor-
(1) Une fois de plus, l’image à « l’imago creationis » proposée binaire. Les lignes et les nombres (2) Pal, NW, 305. (3) À Varignon, Math., IV,
géométrique de la constitution du monde convient par Leibniz, lors de l'invention de la numération sont également expressifs du thème philosophique. 93 : « Ma loi de continuité, en vertu de laquelle il
est permis de considérer le repos comme un mouvement infiniment petit, c’est-à-dire comme équivalent à une espèce de son contradictoire. » Toute la lettre est une variation sur la philosophie du « comme si » appliquée aux mathématiques. Nous parlons
ailleurs du commodalisme de (4) Math., V, 89 : « Pour Métamorphoses (j'ai tâché de essayées par une combinaison
Leibniz, en matière mathématique. cet effet, j'ai fait le dénombrement de quantité de transformer le cercle en une autre figure), et les ayant très aisée (car je pourrai par ce moyen écrire en une
heure de temps une liste de plus de 50 figures planes ou solides, différentes, et néanmoins dépendantes de la circulaire), j'ai trouvé bientôt. » etc. Ce texte sur la quadrature du cercle est une admirable application de l’art combinatoire. 1//arithmé-
tisation de l'analyse est le correspondant
en mathématiques
de l'alliance philoso-
phique, que nous analysons, du continu et du distingué. Par exemple, une série infinie, produite par l’arithmétique et la combinatoire, peut convenir à une fonction continue. Pour Leibniz, il n’y a pas contradiction entre la discrétion arithmétique et la fluence : tout l’effort de son calcul tend au contraire à exprimer celle-ci par celle-là.
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phose en plusieurs langues à la fois : mathématique, nous lallons voir, « biologique », pour le ver à soie et le papillon, physique, pour ce fer transformé en cuivre dans une eau de Hongrie, pneumatique enfin, car il n’y a pas métempsychose, mais métamorphose (1). Qu'il n°y ait qu’une courbe, ceci est démontrable au moins de deux manières, qui utilisent toutes deux le principe de continuité : d’abord par la géométrie des points de vue ou perspective, qui montre bien que toutes les courbes du second degré sont, selon l’expression de Desargues reprise par Leibniz, des « coupes de cône », à la manière d’Apollonius. Ici, on passe continûment du cercle à l’ellipse, par
variation infinitésimale de l’angle de section. Le dsfingué est infiniment voisin du distingué, sans hiatus ni rupture, pourtant il demeure difiérent, qualitativement c’est-à-dire essentiellement. Deux profils aussi
proches qu’on le veut peuvent même être opposés, suivant certaines qualités : fini-infini, fermé-ouvert, par exemple, donc les plus différents qu’on veut et pourtant les plus voisins qu’on peut désirer. Démontrable, ce l’est encore par le calcul infinitésimal : « Ce que les géomètres démontrent de l’ellipse se vérifie d’une parabole, quand on la conçoit comme une ellipse dont l’autre foyer est infiniment éloigné » (2). De même, je puis concevoir le cercle comme une (1) D'où vient le schéma complexe suivant : y a-t-il un géométral pour telle métamorphose, c’est-à-dire pour le fer-cuivre, la chenille-papillon, le cercleellipse, etc., autrement dit, y a-t-il un géométral local pour chaque série de questions posées dans une langue, pour chaque cycle de profils ? Plus profondément, y a-t-il un géométral pour toutes les théories de la métamorphose, exprimées chacune dans une région de l'encyclopédie ? Chaque fois qu’on tourne autour d’un point, ce mouvement total tourne encore autour d’un autre. C’est un exemple de la loi exprimée en Monadologie, 56-57 : il s’agit là aussi d’une table harmonique. (Autres métamorphoses : sommeil, mort, extases, hibernation des hirondelles, ressuscitations des mouches noyées. états qui montrent des passages trop violents et comme
ber saltum, mais états différents II, 123). (2) À Arnauld, août 1687; exemple, parmi d’autres : « Le galité infiniment petite devient
qui ne diffèrent que du plus et du moins.
Phil.
Phil, II, 104-105. Cette remarque n’est qu’un mouvement infiniment petit devient repos, l’inéégalité, le ressort infiniment prompt n’est autre
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ellipse où la distance entre foyers tendrait vers zéro. D’où cette chaîne continue des espèces géométriques : l’ellipse s’évanouit en cercle dans un sens, en parabole dans l’autre, et ainsi de suite, comme
elle le faisait dans la géométrie des points de vue ou des « coupes de cônes ». Que l’on considère la rotation de l’angle de section, ou le transport des foyers, on obtient la même continuité d’une certaine variable. Reste cependant que « si je puis prouver qu’il n’y a point
d’autres figures du second degré que les sections coniques, c’est parce que j’ai une idée distincte de ces lignes, qui me donne un moyen de venir à une exacte division » (1). Cette idée est aussi distinguée que
peuvent l’être l’un de l’autre les nombres 1 et 2 ou les concepts de fini et d’infini, d’ouvert et de fermé, etc.; mais, de nouveau, le classe-
ment des formes séparées et discernables ne répugne point à ce que ces formes
se transforment
continûment
les unes
dans les autres,
s’engendrent entre elles selon une métamorphose perpétuelle et continue — mise en évidence par le calcul ou le point de vue —, métamorphose qui fait de chacune d’elles un profil distingué, remarquable, mais fondu-enchaîné dans la série ou le cycle des profils. Si la combinatoire est classificatrice ou générique, selon une première lecture, le calcul et la perspective, pour la deuxième lecture,
transversale à la première, unissent continûment ce que la première a séparé, et proposent un nouvel engendrement dans l’évanouissement (2) successif d’une métamorphose dans l’autre. Tel un point chose qu’une dureté extrême. » Chacun d’eux aurait évidemment pu être utilisé pour l’analyse actuelle, selon qu’on choisit un modèle mécanique, logique ou technologique. En chaque cas, une qualité distincte est aussi voisine que l’on veut de la
qualité dont on la distingue — ou à laquelle on l’oppose. (x) À Arnauld, sept. 1687; Phil., II, 121. De même, sans date : Ph£l., II,131-132, qui donne pour les coniques le même type de classement que les Nouveaux Essais (cette dernière lettre est datée avec raison par Leroy du 14 juillet 1686. Cf. l'édition de l’Académie de Berlin). (2) Si on voulait poursuivre le dictionnaire commencé à l’occasion du terme « métamorphose », on donnerait au mot « évanouissement » la valeur mathématique
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remarquable — extremum, inflexion, rebroussement (1) —
sur une
courbe, distingué, déterminé, mais fondu pour la variation continue
d’une variable (2). La lecture par discernabilité croise dans le tableau systématique la lecture par continuité et convient avec elle. À leur intersection, qu'est-ce qu’un exemple ? C’est un être déterminé, distingué, et donc analysable pour la pensée logique et combinatoire, c’est aussi et en même temps le profil d’une métamorphose, un point de vue sur le continu. Mutatis mutandis, il en va de même pour la chaîne des êtres créés, l’arborescence de leurs espèces, et le continu de leur hiérarchie, qui, de degrés en degrés, du moins au plus, du fini à l'infini, s’évanouit en Dieu (3). L'exemple du zoophyte — le polype de Flourens — est combinatoire pour la pensée scientifique, attentive aux distinctions : il est alors un animal-plante équivoque par multiplication, à l’intersection de deux règnes; il est aussi un point de vue, nous le verrons, pour la pensée soucieuse d’unité, ou exprimant les fluences du réel : il est un profil de la métamorphose universelle (4), le point d’un passage à la limite et la valeur psychique d’un passage à un état subliminaire : on sait que Leibniz l’emploie dans les deux valeurs. Cette correspondance fait remarquer la structure infinitésimale de la théorie des petites perceptions. Ainsi la métamorphose est, en général, une succession d'évanouissements : de nouveau, cette définition est lisible en plusieurs langues, de la théorie de la mort aux mathcmatiques en passant par la génétique et la hiérarchie des substances. Elle est aussi une succession de points de vue : même remarque. (1) Pour la parabole, ce serait, comme disait Pascal, le « point manquant ». Leibniz, qui pratiquait les éléments à l'infini, savait que ce point ne « manquait » pas et que la parabole était bien une ellipse limite. (2) Autrement dit, il existe des rapports mathématisables entre 1e discontinu (p. ex. d’une fonction) ct la variation continue (p. ex. d’une variable). (3) Phil, IT, 125 : « Les Esprits créés ne diffèrent de Dieu que de plis à moins, du fini à l'infini. » La chaîne des êtres est donc graduellement
continue
: chacun
d'eux est « un petit dieu sous ce grand Dieu ». C’est ainsi qu’il est son image, qu’il l'exprime comme un profil. Le géométral de tous ces points de vue c’est Dieu luimême, par expresse définition. A mesure qu’on descend la chaîne, les êtres expriment de plus en plus le monde, et Dieu de moins en moins — et inversement. (4) NE.
II, XXIX,
7-8, traite d’une idée claire pour le genre ct obscure pour
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limite le plus voisin de la taxinomie et de la systématique animale, réunies et distinguées par lui. Croisement et limite, intersection et fusion, il est en toute rigueur un point remarquable : un point manquant qui ne doit pas manquer, un point d’inflexion où le végétal s’infléchit vers l’animal, un point de rebroussement où l'animal rebrousse son cours ordinaire vers la plante, le point où le maximum de la plante s’évanouit dans le minimum de l’animal... toutes définitions réciproques de la détermination ou discernabilité par le continu, et inversement. Il y a d’autre part assez d’hommes-singes et de magots, d’imbéciles, de pirates et d’ivrognes aux Nouveaux Essais pour qu’on n’ait pas à chercher trop loin d’autres exemplaires de points distingués — ici pour le passage continu animal-rationnel — de nouvelles alliances d’une multiplication (1) et d’une implicationl'espèce (animal à la peau tachetée). Locke amène l’exemple des anamorphoses : soit un tableau représentant un ciel nuageux et qui, regardé dans un miroir cylindrique, représente Jules César ou un poisson (trad. CoSTE, Amsterdam, 1750, t. II, p. 470); Leibniz répond — et ceci est instructif — que l’anamorphose optique 1essemble à l’idée d’un tas de pierre (confuse), qui ne devient distincte que lorsqu'on sait le nombre des pierres : à supposer qu'il y en ait 36, ce tas peut être un triangle ou un carré, puisque 36 est à la fois un nombre carré et un nombre triangulaire. C’est donc bien /4 même chose (à la traduction près) de dire qu’un élément quelconque est un profil qu’il faut regarder d’un certain point de vue ou la combinaison de plusieurs facteurs. Le miroir cylindrique décompose l'apparence confuse, comme l’arithmétique. Dans les deux cas, on découvre la clef (comme pour un cryptogramme). Dans le cas de 36, la décomposition 6 X 6 (carré) et la décomposition 1+2+3+4+5+6+7+8 (triangulaire) représentent deux profils d'un nombre dont la définition la meilleure serait donnée par sa décomposition en fac{eurs premiers (2 “ 2 X 3 X 3) : il est un carré triangulaire sous l'apparence de 30 comme le tableau de Locke est un homme-poisson sous l'apparence d’un cicl nuageux, comme le zoophyte est un animal-plante ou l’animal tacheté est un Ilynx-lion. On saisit ici les deux lecturcs : par le fondu-enchaîné des métamorphoses, et par la décomposition arithmétique, perspective, cte. Soulignons au passage la similitude établie par Jeibniz entre la perspective ct l'arithmétique : traduction en deux
langues d'un mêine thème, que la chaîne des êtres traduit à nouveau dans son propre langage (Phil., V, 239) — on notera que M. DAVID (op. cit., p. 141) attribue à Leibniz le texte de Locke. Cf. sur ce point BALTRUSAITIS, Anamorphoses ou perspectives curieuses (1955). (1) On se souvient de l’analogie homme
— animal X rationnel et 6 — 3 X 2. A
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explication. Après tout, l’enfant suffirait sur ce point, puisque la systématique est une généalogie et la genèse un système, puisque en particulier il n’y a d’ontogenèse (la mort abolie) (1) que la phylogenèse (préexistence) — et, l’univers spiritualisé, la hiérarchie des êtres convenant à la genèse du connaître. Bref, nous sommes en présence, ici encore, d’une table harmonique, où l’on va de l’un au
multiple ou du même à l’autre, voire à son inverse (2) par la combinatoire classificatrice — analytique et synthétique —, et du ww/fiple à l’un, où de l’autre, voire de l'inverse, au même, par la continuité hiérar-
chique (3). La lecture horizontale présente des êtres éguivoques, la lecture verticale l’yrivocité de l’être, l’une multiplie les profils, l’autre
désigne la convergence des profils. Dans les deux cas, il y a généalogie : création par combinaisons ou par succession de points de vue. Leibniz utilise, pour Dieu même, les deux modèles (4).
Revenons maintenant à telle « région » du tableau : si elle est « région d’inflexion ou de rebroussement », elle est ce lieu où se
réunissent dans l’évanouissement réciproque une qualité quelconque et sa qualité inverse : jumeaux inversés réunis, tels que mouvement-
mesure que varie le point de vue, l’homme est plus animal, ou plus rationnel, comme 6 est considéré comme pair, ou comme « ternaire ». La génétique, intemporelle, fourne autour de la définition.
(1) La mort et la naissance étant abolics, la définition par engendrement n'est qu'apparence et provision, il faut lui substituer la définition par développement ct enveloppement, implication et explication (Aonadologie, 73). Dès lors, la genèse reflue vers la préexistence : l’emboîtement des germes préfigure (et figure actucllement)
l’enchaînement
des
êtres.
(2) Qui dit inverse dit harmonique. (3) Bicu entendu, cette alliance du continu et du distingué ne va pas sans difficultés proprement logiques, bien exposées 17 Paul SCHRECKER, Leibniz et le principe
du tiers exclu,
Actes
du Congrès
international
de Philosophie
VI, 76-84 : « I ne saurait y avoir de contradiction
Scientifique,
1035,
entre le continu et sa limite. »
Cité in Ch. Wolff, circa scientiam infiniti (1713), où il est question de la quadrature des sections coniques et du principe de continuité. (DISC ATE IAE ENTENr
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CYCLE
UNIVERSEL
395
repos, égal-inégal, extrême exclusif-inclusif (1), ouvert-fermé, finiinfini... animal-plante. Ces lieux remarquables sont harmoniques, c'est-à-dire exprimant indivisiblement la multiplicité des autres ou des inverses (autres ex/érieurs quand il s’agit des deux classes opposées ou convenantes en eux, autres inférieurs quand il s’agit de leur être propre), et l’unité du même, exprimant donc l’une par l’autre et réciproquement la différence et l’identité. De quelque manière qu’on s’y prenne localement (c’est-à-dire dans telle et telle région du savoir positif, mathématique ou taxinomique), un point remarquable dans une hiérarchie ou fonction continue est ce lieu non locatif où s’évanouissent l’un dans l’autre la multiplicité et l’unité, le même et l’autre, l'identique et l’inverse, le fini et l’infini, etc. Il est un point harmo-
nique, à l’intersection des deux lectures du tableau harmonique. Je ne connais aucune définition plus rigoureuse de la MONADE. Ces points remarquables sont des individus exemplaires au sens monadique. Ils s’expliquent et se comprennent par la structure monadique. Tout à l’heure, on ne pouvait sortir du labyrinthe continu-discernable que par des considérations de type mathématique : arithmétisation de l’analyse, alliance, dans les séries et tableaux, de la combi-
natoire et des fonctions continues, application l’une sur l’autre de la décomposition arithmétique et de la variation des profils, classifications
discrètes
des métamorphoses
évanouissantes
du cercle;
maintenant, on ne se libère du labyrinthe proprement mathématique de l’évanouissement continu dans une distinction que par la métaphysique monadique, cette région inintuitionnable ou « abstraite des sens, où ni figures, ni modèles, ni imaginations nous peuvent
secourir » (2). Que je sache, la monade exhibe assurément toutes les spécifications ici désirées : elle est un point non locatif, ou point métaphysique, elle est qualitativement c’est-à-dire essentiellement (x) Math., V, 385. (2) À Arnauld, sept-oct. 1687 ; Plul., II, 111.
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discernable de toute autre, elle présente cette structure identiqueinversée de l’un dans le multiple et du multiple dans l’un, de l'infini dans le fini et du fini dans l’infini, et ainsi de suite : même-autre,
fermée-exprimante..., évanouissement dans l’unité indivisible de tous les attributs autres ou inverses qui se puissent concevoir, application dans l'identité fixe de tous les jumeaux inversés ; de quelque manière qu’on s’y prenne (y compris actif-passif) (1), elle est toujours le distinct spécifié dans le général contra-distinct (2), le domaine limite où le principe du tiers exclu suspend sa juridiction : ce qui, en toute précision, fait son inintuitionnabilité. Qu’une difficulté philosophique soit résolue par des diagrammes « positifs » et les difficultés de ceux-ci pat des thèmes métaphysiques est tout ce qu’on peut réclamer d’un système, d’autant que la difficulté initiale venait à son tour d’un diagramme « positif » et ainsi de suite. Que, d’autre part, le thème métaphysique final (initial) croise l’une sur l’autre dans l'identité les séries essentielles de la difficulté, c’est proprement fi/um in labyrintho. Le cycle pérenne discernabilité-continu-distinction se ferme dans la cohérence de la Monadologie. On dira d’elle, indifféremment : que son analyse principielle de la monade, par croisement de déterminations inversées, est condition de la résolution du problème, la condition d’appréhension du tableau des Êtres qu’elle présente par après, qu’elle est le lieu métaphysique des solutions aux difficultés tabulaires qui ramènent sans cesse à l’opposition classement-continuité (ou que, réciproquement, la double lecture du tableau est une première lecture approximante de sa métaphysique), bref qu’elle est la Table des Tables. Une œuvre commencée au De Arte Combinatoria, et passée au feu du calcul infinitésimal, ne pouvait avoir son terme (son début) qu’en ces lieux.
Finissons-en : ce point remarquable dont nous sommes partis, ce point harmonique, est identiquement une monade, défini par elle, (1) Et identique-changeant,
d'après Monadologie,
10.
(2) Qu tout distinct dans le contra-distinct en général.
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existant par elle, qui est l’invariant de ses variations, continues et
distinguées. Ainsi revenons-nous à la définition réelle par la « structure intérieure » ou forme substantielle. Or il en est de même partout dans le tableau : tout point y est point remarquable et monade. La table harmonique est pleine, s#finiment, de points harmoniques (r). Il n’y a que des monades, toutes différentes, il n’y a que des points harmoniques exprimant continûment l’un dans le multiple (analogie) et le multiple dans l’un, tous exemples distingués dans et pour tous les contra-distingués, tous individus dont la #o#ion complète comprend et intègre une infinité de prédicats et, par l’expression mondiale, fait se croiser la totalité des séries prédicatives, l’espèce n'étant plus que la classe des individus répondant à une partie de cette infinité, c’est-à-dire à une notion s#complète. Le rangement par espèce est bien provisionnel, il est l’incomplet à compléter, et pour la notion, et pour le tableau. Cette distance incomplet-complet (2), tableau lacunaire-tableau infiniment rempli mesure le chemin de la science positive à la métaphysique : chemin que nous avons mesuré naguère dans nos diverses traductions de la Monadologie. X] est ici ponctué, dans sa progression, de coupes de plus en plus fines de l’arbre généalogique. Pour chacune, est respectée la loi de continuité, par l’enchai(1) Partis de l’emboîtement des germes, nous retrouvons, dans le développement (généalogie) ou la classification complète (systématique) parvenant aux individus, l’entr'expression des monades, et la plénitude du monde. On passe de l’emboîtement infini à la plénitude infinie. Le passage ou développement est explication ou implication, termes combinatoires (complexions, ou complications). Il y a un intermédiaire, pour le système et la genèse (définition par l’engendrement) : c’est l’emboîtement des classes, leur enchaînement continu. Mais cette arborescence classificatrice plonge à gauche et à droite dans l'infini ou le continu élémentaire (germes, individus, monades). On sait, d’autre part, que la division actuelle à l'infini est la manière, pour les corps, d’imiter la composition monadique du monde des âmes et l’entr’expression (Monadologie, 65). (2) Une notion incomplète est finie, une notion complète est infinie. L'analyse de la notion complète d’un individu est interminable. Les termes plein (ratio plena) et complet désignent toujours dans le contingent des séries infinies (exemple de la sphère mathématique et de la sphère sculptée sur le tombeau d’Archimède).
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LEIBNIZ
nement des classes, ou leur emboîtement (répondant à /’emboitement préétabli des germes préexistants), propédeutique à l’entr’expression des individus remplissant infiniment le tableau (et leur notion respective). La double lecture, par distinctions et continuité, est la loi invariante de la progression; elle se conserve à mesure que se remplit le tableau, jusqu’à sa limite monadique : les deux lectures de la fable se croisent dans l'unité du point harmonique. La monade est alors cette table qu’on peut lire en deux sens (au moins), mais au point même où ils confluent, qu’on déchiffre d’un seul coup d’œil en deux ou plusieurs langues. D'où cette loi diagonale, loi non écrite de la classification, mais qui
pourrait bien être l'index de son intelligence, et dont, maintenant, éclate l’évidence : toute Âgne de partage est, en rigueur, /e lieu (sans lieu) où les différents sont les plus infinitésimalement voisins (x). Classez, séparez, vous ne parviendrez jamais qu’à remplir infiniment l’hiatus : point de bâtons rompus, de solutions ou de sauts. On #’é/if jamais que la plus infinie richesse. À la limite, la ligne de partage est une ligne d’identité (2) : loi diagonale du tableau, loi involuée, impliquée dans (1) Cette loi pourrait s'appliquer en des domaines du système aussi éloignés qu’on veut de celui qui nous occupe. Contrairement au contresens vulgaire commis sur la science et son esprit, la conceptualisation philosophique à support mathématique n’induit pas nécessairement à un dogmatisme classificateur et exclusif, raidi et figé dans et par sa propre organisation. En nous montrant le contraire de cette attitude, Leibniz nous éclaire et sur la position cartésienne et sur l’erreur de la critique bergsonienne... D'où le désarroi ordinaire à son égard : est-il logique, donc exclusif et dogmatique, puisque, où qu’on aille, un tiers est toujours exclu ? Est-il conciliateur, et, dans ce eas, sa philosophie se réduit-elle à un pâle éclectisme, où les tiers sont indéfiniment admis ? Par un nouveau tour, il n’est pas possible de choisir entre ces deux profils, imposés tous deux par le Pacidius et par le Ratiocinator. Les opposer, c’est être vaincu par le contresens ordinaire: les ramener à deux profils d’une même forme, c’est suivre la loi « diagonale ».. (2) D'où l’on voit la nouveauté de la solution leibnizienne au vieux problème de l’un et du multiple, du même et de l’autre. Si la géométrie des points de vue et le calcul infinitésimal amènent à la monade, on peut dire d’elle à la fois le principe d'identité, mais aussi qu’elle est l’un du multiple et le même de l’autre.
LE
CYCLE.
UNIVERSEL
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