Partager le réel par temps de crise: Réflexions et récits autour des catastrophes 2336436558, 9782336436555

Alors que de multiples crises environnementales, climatiques, sociales et économiques affectent le monde, la notion de r

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French Pages 154 [155] Year 2024

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Partager le réel par temps de crise: Réflexions et récits autour des catastrophes
 2336436558, 9782336436555

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Sciences et Société fondée par Alain Fuchs et Dominique Desjeux et dirigée par Bruno Péquignot Dernières parutions Bernard MALFROY-CAMINE, Les Mathématiques du Libre Arbitre. Une conversation sur la nature de la Nature humaine, 2023. Jean-Pierre GRATIA, L’homme numérique et ses robots, 2023. Emmanuel DROUIN, COVID-19 : autopsie d’une « drôle de guerre ». Informer, vérifier, démystifier, 2023. Jean-Charles BESSON, Gaston de Saporta. Un paléontologue face aux changements climatiques, 2023. Maxime NECHTSHEIN, Aux origines de la croissance et du toujours plus. Une approche thermodynamique du devenir de nos sociétés, 2023. Mohamad SALHAB, Jean-Claude BEAUNE, Odette BARBERO (dir.), Enquêtes en technosciences. Réflexions libanaises et françaises, 2023. Claudine SCHALCK et Raymonde GAGNON, Quand déclencher l’accouchement, c’est confisquer la maternité aux femmes. Une analyse psychosociologique du travail des femmes, 2022. Jean ORSELLI, Le mythe des morts prématurées dues à la pollution de l’air. L’exagération officielle des décès dus à la pollution de l’air, au tabac et à l’alcool, 2022. Olivier PLESKOFF, Covid-19, Les avancées de la recherche, 2022. Clément MATHIEU, Triste planète. Dégradations et pollutions : le XXIe siècle est mal parti, 2021. Claude ROUGIER, Verdissement de la planète. L’arbre, la forêt et l’homme, 2020. Aurélien FOSSE-KITSAKIS, L'essence du plaisir, Un essai pour définir la récompense artificielle, 2020

Julien Gargani

Partager le réel par temps de crise Réflexions et récits autour des catastrophes

© L’HARMATTAN, 2024 5-7, rue de l’École-Polytechnique – 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-336-43655-5 EAN : 9782336436555

Réflexions sur la place du chercheur et sur la science des risques Alors que de multiples crises environnementales1, climatiques2, sociales et économiques3 affectent le monde, la notion de risque a pris de l’importance4, notamment pour mieux anticiper les catastrophes à venir. Les notions d’adaptation, de résilience ou de relèvement, se sont également développées en parallèle des crises et des catastrophes, passées et présentes5. Elles font l’objet d’un usage qui dépasse déjà largement celui de la communauté académique, en occupant les imaginaires, en intégrant les discussions de café et même les récits du monde de l’entreprise. Ce livre prend place dans ce contexte qui voit les alertes sur les crises et l’incitation à l’adaptation se développer6. La position du chercheur est complexe. Il cherche à être objectif et, en même temps, il peut avoir choisi ses objectifs de recherche par affinité ou par engagement. Le chercheur est un individu avec des convictions, des intérêts, plus ou moins conscients7. La position sociale des chercheurs peut influencer leurs recherches8. La trajectoire individuelle du chercheur peut perturber son jugement. Le ton neutre des articles scientifiques, souvent codifié dans la forme, cadre une partie du fond. En revanche, il est naïf de croire que rien de subjectif ou de personnel 1 IPBES, 2019 2 GIEC, 2013 3 Latouche, 2004 ; Gargani, 2016 4 Douglas et Wildavsky, 1982 ; Dupuy, 2002 5 Klein et al., 2003 ; Hamath et al., 2008 ; Jouannic et al., 2017 ; Gargani, 2022a 6 Stiegler, 2019 7 Shapin, 1995 8 Bourdieu, 2000

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n’émerge d’un article scientifique9. L’existence de protocoles instrumentaux (médiation par les machines, procédures les plus explicites possibles) et de dispositifs organisationnels (relecture par les pairs, cooptation, financement sur projet,…) ne garantissent pas l’objectivité, ni la pertinence, ni la précision, et ne réduisent pas nécessairement à zéro la subjectivité, ni les erreurs10. Les contraintes imposées par les dispositifs techniques et organisationnels peuvent avoir un intérêt, cependant leur application systématique présente aussi quelques inconvénients, comme le confinement du savoir et des voies d’exploration, le cadrage des problèmes et des recherches. A travers les différentes réflexions et les récits présentés dans cet ouvrage, c’est notamment la complexité du point de vue du chercheur et de la recherche que nous souhaitons interroger et traduire. L’objet d’étude est également complexe, car une multitude de cas, d’acteurs et de processus sont à l’œuvre et l’exhaustivité dans la présentation des situations est difficile à mettre en œuvre. Les évidences apparentes sur ce qu’est la « vulnérabilité » ou « l’adaptation », l’impression de maîtrise de ce qu’il faudrait faire pour améliorer l’état des choses, se heurtent souvent à des difficultés de définition et de mise en pratique11. Les définitions circulaires entre les notions de risque, de vulnérabilité, d’adaptation et de résilience ne facilitent pas toujours la clarté de ce dont on parle. L’usage précède la définition précise. Les sciences du risque ont récemment émergé, ambitionnant d’être une approche transdisciplinaire, dans le prolongement de l’ingénierie des risques, dont les différentes activités existent depuis plusieurs dizaines d’années. Les sciences du risque font partie des sciences 9 Latour, 1989 10 Gargani, 2011 11 Jouannic et al., 2017, 2020

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descriptives, par exemple lorsqu’il s’agit de décrire les aléas ou les vulnérabilités12. Elles font également partie des sciences transformatrices et prescriptives, lorsqu’il s’agit de fournir une aide à la décision, de coordonner l’ingénierie des risques ou de réaliser des suggestions en vue de la prévention des risques. Les recherches qui contribuent à la transformation du monde sont nombreuses. En formulant des recommandations, en favorisant ou en mettant en œuvre la transformation du monde, ce type de savoir joue un rôle qu’on pourrait qualifier de politique, dans le sens où il façonne la société et l’environnement. Les sciences opérationnelles de la prévention et de l’atténuation des risques ont déjà produit des recommandations et des normes. Elles sont déjà mises en œuvre dans de nombreuses situations pratiques d’aménagement du territoire, sans véritablement réduire les catastrophes à venir. Nous nous concentrons dans cet ouvrage sur les géorisques, c’est-à-dire les risques « naturels », qui dépendent d’évènements naturels potentiellement destructeurs – d’aléas – comme les inondations, l’érosion côtière, les submersions marines, les vents forts associés aux cyclones et aux tempêtes. Le caractère purement « naturel » de certains aléas peut être parfois remis en cause, avec des évidences d’impact anthropique sur la genèse et l’amplification de certains évènements hydroclimatiques13. Les géorisques sont associés aux aléas, mais aussi à des vulnérabilités, à partir du moment où les impacts directs ou indirects des aléas sur les sociétés humaines ou les individus deviennent significatifs. Il y a une dimension sociale dans les risques, que ce soit dans la perception ou dans l’évaluation des risques, mais aussi dans leur atténuation. La perception des risques est 12 Jouannic et al., 2017 13 GIEC, 2013 ; Bonneuil et Fressoz, 2013

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médiatisée par le groupe social d’appartenance dans lequel se diffuse un discours souvent spécifique sur les risques14. L’évaluation des risques peut être différente du fait de la diversité socio-professionnelle (pompier, médecin, géologue, informaticien), ou culturelle et politique, aussi bien à l’échelle individuelle qu’à l’échelle des pays15. Tous les individus et collectifs des territoires ne perçoivent pas les risques de la même manière, que ce soit parce qu’ils y sont plus ou moins exposés, mais aussi parce qu’ils ne retirent pas tous les mêmes bénéfices en acceptant l’exposition au risque16. Plus un risque est perçu comme important dans les groupes auxquels on appartient, plus il est probable qu’individuellement nous le considérerons comme important. Cependant, l’exposition supérieure à un risque ne conduit pas nécessairement à une plus grande peur de celui-ci. L’atténuation des risques et la perception des risques « pertinente » pourraient sembler un sujet consensuel, mais à creuser un peu la question, il apparaît certaines difficultés à mettre tous les gens d’accord17. Réflexions et récits éclaireront une partie de ces situations. Pour clarifier le propos dès à présent et être un peu plus concrets sur des points qui seront abordés dans la suite de l’ouvrage, nous allons illustrer comment certains acteurs peuvent : (i) avoir un intérêt économique à accélérer le cycle des « destructions créatrices » résultant des catastrophes naturelles, (ii) avoir un intérêt à utiliser la peur compréhensible des risques pour favoriser « le » changement, y compris sur des aspects qui n’ont rien à voir avec les catastrophes naturelles. L’ingénierie des risques et de la résilience est diverse : 14 Savadori et al., 1998 15 Karpowiz-Lazreg et Mullet, 1993 16 Wiegman et al., 1995 17 Gargani, 2019

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géotechnique, génie civil, cartographie des risques, cartographie des vulnérabilités, évaluation et caractérisation des aléas. L’activité de l’ingénierie des risques porte aussi bien sur la communication des aléas potentiels, que sur la détermination des causes des aléas. L’ingénierie de la résilience, quant à elle, vise à favoriser l’adaptation à une ou plusieurs situations par la transformation des sujets « vulnérables ». Puisque les sciences influencent plus que jamais le fonctionnement de nos sociétés et que nos sociétés veulent garder encore prise sur les productions des sciences qui les transforment, pour pouvoir agir et construire le monde désiré, on observe une multiplication des liens et des pratiques qui relient la société à la science. Les relations entre les collectifs scientifiques et les collectifs citoyens trouvent quelques possibilités d’échanges dans les sciences participatives, que ce soit sur la collecte des données, le choix des méthodes ou le choix des questions pertinentes, mais aussi dans les médiations des preuves. Le partage par l’écriture « sauvage », en dehors du cadre purement académique, est une possibilité d’interaction entre un chercheur et un lecteur. Dans la position de l’intellectuel ou du chercheur, il y a la possibilité théorique d’œuvrer pour le collectif, même si en pratique, ce n’est pas à chaque fois le cas : il peut être pertinent de varier les méthodes et les sujets, pour toucher une diversité de publics. Il n’y a pas qu’une méthode pour donner sens aux activités de recherche, pour faire bouger les lignes et les connaissances, ou pour produire du collectif. L’approche choisie ici est mixte, puisqu’elle alterne les réflexions sur les sciences du risque et les récits autour des catastrophes. La difficulté à partager le réel entre les différents acteurs, selon leurs places et leurs histoires, nous a conduits à proposer d’autres formes de récit. À travers cette approche, nous souhaitons contribuer à notre manière 9

à interroger les pratiques et les imaginaires autour des catastrophes, à susciter le débat.

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Récit - Les ruines de Concordia Le deux septembre 1995 à seize heures, le cyclone Luis se situait encore loin des côtes de Saint-Martin. Plus exactement, il était à 1 500 kilomètres à l’est des Petites Antilles. Il était alors classé en catégorie 3 sur l’échelle de SaffirSimpson qui permet de traduire l’intensité d’un cyclone. Plus la catégorie est élevée, plus les vents sont forts. Les vents étaient alors compris entre 180 et 210 km/h à ce moment-là, loin de Saint-Martin. Patricia, comme tous les matins, était allée en vélo nettoyer les chambres du complexe hôtelier de la Belle Créole en direction de Terre Basse, tandis que sa mère gardait Rico. Elle avait dû faire plusieurs kilomètres sous le soleil, frôlée par les voitures. Elle avait retrouvé dans les locaux techniques de l’hôtel d’autres filles, dont certaines du quartier haïtien, comme elle. - Comment va ton fils, Patricia ? - Il va bien, il marche comme un iguane. - Tu m’aides à changer les draps du lit ? Après, j’irai faire la salle de bain de l’appartement 21. - Ah oui, tu aimes bien faire les salles de bain, on dirait, répondit Patricia malicieuse. C’est pour voir les produits de beauté de ces dames ? - Oh moi, ce que je préfère faire, c’est danser, dit son amie en riant. Elle se mit à faire quelques déhanchés qui firent rire Patricia. Dans l’hôtel de la Belle Créole étaient accueillis de nombreux touristes américains aux revenus confortables. C’était l’hôtel le plus chic de l’île, avec une belle piscine et un bon restaurant. L’hôtel était constitué de plusieurs bâtiments de petite taille avec des balcons. On aurait dit plusieurs villas entourées de jardins luxuriants, de fontaines,

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avec un personnel de maison à disposition 24 h sur 24. Patricia travaillait le matin, mais il lui était arrivé de remplacer une collègue malade qui d’habitude était là jusqu’à tard durant la nuit. Certains clients veillaient tard. Le bar de la piscine marchait bien, sauf lorsqu’il y avait des tempêtes. Ce jour-là, il fonctionnait à plein régime. Les ti ’ponch succédaient aux pinacolada. Les Américains voulaient profiter à fond avant d’évacuer l’île, juste avant que l’ouragan n’arrive. Jouir de l’instant jusqu’au dernier instant, dans l’attente excitante d’effleurer ces évènements. Ils cueillaient le jour et jetaient le fruit à peine croqué que les vers allaient bientôt bouffer, comme tout le reste. Le bois et la chair. Ils savaient vivre comme des rois, allongés sur des chaises longues. Patricia aurait bien été se baigner, elle aussi, dans la piscine ronde de l’hôtel. Elle aurait bien aimé que son fils Rico dorme dans de beaux draps propres. Il y a un moment où on se couche tous face au ciel, mais rarement dans les mêmes lits. Les touristes payaient cher pour ne rien faire à côté d’une piscine en savourant d’entendre l’un d’eux s’exclamer « elle est pas belle la vie ?! ». Le temps est un luxe, pour ces riches touristes comme pour les travailleurs pauvres. L’hôtel était situé à côté de petites salines qui ne fonctionnaient plus depuis des dizaines d’années, mais qui à l’occasion pouvaient servir de grandes piscines aux hôtes. C’était une alternative. La mer était à quelques mètres de certains des bâtiments. Les touristes gros et rouges avaient les pieds dans l’eau. Depuis Marigot, on voyait l’hôtel qui débordait sur la plage, majestueux comme un phare. La Belle Créole se trouvait à l’extrémité Ouest de la grande Baie de Marigot et constituait le fleuron de la flotte hôtelière saint-martinoise. L’entrée de Terre Basse et des riches propriétés n’était accessible qu’aux plus fortunés, protégés par les vigiles de 12

l’entrée avec leurs gros chiens. C’était à des années-lumière du village haïtien de Patricia. Joseph, le père de Patricia, était sur un chantier de construction de nouvelles résidences avec piscine vers Baie Heureuse. Il faisait tout, du gros œuvre à la peinture. C’était mal payé, mais le boulot était devenu rare ces derniers mois et il ne fallait pas se plaindre, car cela permettait à sa famille de bien manger. Ils avaient un toit et la santé. Il ne se plaignait pas. À Haïti, il avait connu des situations bien plus compliquées. La misère, c’était avant. Il se sentait bien à Saint-Martin. Sa femme Christelle n’avait plus peur et son corps allait mieux depuis qu’elle n’était plus malade. Leur fils Patrick, camionneur, s’était marié et habitait dans une maison en bordure du quartier haïtien, sur la terre de personne. Il avait deux enfants. Pendant deux ans, il avait conduit sans permis, mais dès qu’il avait eu assez d’argent pour le faire, il s’était inscrit et l’avait passé. Tout rentrait dans l’ordre, mais parfois ça prenait un peu de temps. Il faut un peu de chance pour que tout roule. Mais parfois, on ne peut pas éviter le mauvais sort, les coups durs, et il faut faire le dos rond, encaisser les chocs, plier sans casser. Le frère de Joseph, oncle Stanley, n’avait plus de travail depuis quelques mois. Il travaillait en fonction des chantiers. En attendant, il s’occupait. Il n’hésitait pas à donner un coup de main à des gens du quartier qui avaient besoin de lui. On s’entraidait. Ce matin-là, il était allé chercher dans les rues de quoi nourrir ses poules. Il vivait de peu et ça ne le gênait pas. Il avait alors croisé une personne de la mairie de Saint-Martin, une femme blanche venue de Métropole il y a quelques années, qu’il connaissait, qui lui avait demandé de venir planter quelques clous supplémentaires sur son toit et de tendre quelques cordes en échange de plusieurs dizaines de francs. Il avait travaillé deux heures pour la dame.

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- Il va y avoir un ouragan, avait-elle dit, et il faudrait renforcer les attaches de mon toit. Je ne voudrais pas qu’il s’envole. - Oui, Madame, je vais m’occuper de ça. Vous avez du matériel ou il faut aller en acheter ? - J’ai des clous et des cordes, mais peut-être qu’il faudra aller en acheter en plus, avait-elle répondu. Le 3 septembre, le beau temps régnait sur les îles du Nord. Pas un nuage, un beau soleil, un vent nul, une mer d’huile. Le calme avant la tempête. Joseph était toujours sur son chantier. Il faisait parfois des pauses en fumant une cigarette. Le midi, il avait mangé un peu de riz, partagé avec ses collègues, et un fruit. Joseph et Christelle avaient fui Haïti alors que la situation était mauvaise. Les ex-macoutes et les paramilitaires faisaient régner une atmosphère pesante à l’époque. L’esprit de Duvalier était encore là. L’espoir, c’était de partir, et Saint-Martin était accueillante. À Saint-Martin, ils cherchaient de la main-d’œuvre pour construire leurs maisons et leurs hôtels. Ils avaient été nombreux à chercher à venir ici. Patricia n’avait que 11 ans lorsqu’elle était venue d’Haïti. C’était il y a 7 ans, déjà. Elle lavait son linge en milieu d’après-midi, tandis que son jeune enfant, jouait à quatre pattes devant la porte. Oncle Stanley arrosait ses salades entre les maisons, sur la colline au-dessus de Marigot. À la radio, les annonces côté français commençaient à se faire entendre. - Il va y avoir un cyclone, dit oncle Stanley à sa bellesœur Christelle. À Marigot, ils commencent à clouer les portes et les fenêtres. On m’a donné de l’argent pour renforcer le toit d’une dame. - Ah bon, dit Christelle, et c’est pour quand ce cyclone ?

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- Oh, pour dans 2 ou 3 jours, répondit oncle Stanley ! Avec l’argent, je vais aller acheter du ciment. Il y a des parpaings qui traînent depuis trop longtemps par terre. Le 4 septembre, les îles d’Antigua et Barbuda, ainsi que la Guadeloupe, subissaient des vents forts venant du nord. La catégorie 4 sur l’échelle de Saffir-Simpson était à présent atteinte, mais toujours au large. Les vents étaient supérieurs à 200 km/h, mais pas encore sur Saint-Martin. En milieu de journée, les premiers nuages passèrent au-dessus de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy. RFO diffusait des messages en français et en créole incitant les personnes à rentrer chez elles. À la radio, on alertait ceux qui logeaient en bordure de mer en les incitant à rejoindre un abri sûr. Mais où ? Un début de panique se produisit. Les magasins furent pris d’assaut. L’eau avait disparu des rayons. De nombreux produits vinrent à manquer. Les gens faisaient la file d’attente pour rien devant de nombreux magasins. On voyait des gens sur les façades des maisons planter des planches de bois à leurs fenêtres ou installer des bâches sur leurs toits. Des habitants plaçaient leur canapé ou des tables derrière les baies vitrées. On se barricadait comme on pouvait. Oncle Stanley mettait un peu de ciment entre les parpaings que Joseph, le père de Patricia, lui avait donnés, il y a deux mois de cela. C’était le moment d’en faire usage et de renforcer la solidité de sa petite case. Joseph les avait récupérés sur un chantier qui venait de se finir. Il ne faut pas gâcher. Pendant qu’oncle Stanley montait son mur de parpaings, Joseph plantait des planches de bois pour renforcer la baie vitrée d’un riche propriétaire contre quelques billets. - Avec toutes ces planches bien solides, ça ne bougera pas, dit Joseph au propriétaire. - C’est du bon travail. Ça me rassure, car à la radio, ils disent qu’il va y avoir beaucoup de vent. Ils l’appellent Luis, comme le joueur de foot Luis Fernandez. 15

- Oh, ça va pas s’envoler ! Luis, il est bon, mais il n’est pas assez fort. - Voilà cent francs pour vous. Le 5 septembre 1995, alors que les vents forts avaient commencé, Joseph fut contacté par l’intermédiaire d’un voisin pour réparer le toit d’une villa, juste avant que les lignes téléphoniques ne soient coupées, arrachées par le vent qui faisait tomber les poteaux en bois comme des quilles. Pour Joseph, c’était un peu d’argent en plus qui se présentait à lui. Les tempêtes ont toujours été une occasion de trouver du travail dans le secteur du bâtiment. Au fil des heures, le vent gagna en intensité et la pluie continuait de tomber violemment. Patricia, son fils Rico et sa mère Christelle se réfugièrent chez Oncle Stanley lorsque leur maison fut balayée par le vent. - Venez chez moi, avait crié Oncle Stanley lorsque Patricia et sa mère avaient frappé à la porte. - Le vent a emporté le toit, dit Christelle. - Le loup a soufflé fort, répondit en plaisantant Oncle Stanley. Oncle Stanley avait toujours le mot pour rire, pour dédramatiser les pires situations. Le vent était effrayant. C’était proche des hurlements des moteurs d’avions. Le bruit de la pluie sur la tôle était comme un tambour assourdissant. Patricia n’eut pas la force de répondre aux blagues de son oncle. Elle tenait fort son fils qui pleurait. - Où est Joseph, demanda oncle Stanley ? - Joseph n’est toujours pas rentré, répondit Christelle. Ce ne fut pas la seule maison du quartier à tomber. Heureusement, il y avait toujours un voisin chez qui se réfugier, un ami chez qui attendre. La pluie dura longtemps. Pendant plusieurs dizaines d’heures, les habitants virent dégouliner la pluie et ruisseler la boue. Les rues devinrent 16

des torrents sales. Le sol des collines partait à la mer. La pluie et le vent firent des dégâts. Le cyclone Luis, après avoir dévasté Antigua et Barbuda, frappa les îles de SaintBarthélemy et de Saint-Martin en y produisant d’importants dégâts. « Des familles ont tout perdu, d’autres ont perdu la vie », dirent des témoins de l’époque lorsqu’ils racontèrent l’évènement. Le toit de l'hôpital fut emporté par une rafale de vent à plus de 200 km/h si bien que les secours aux blessés furent perturbés. L'usine de dessalement de l'eau de mer fut mise hors d'usage par la montée des eaux et le déferlement des houles, privant l'île d'eau potable. La mer était montée de plusieurs mètres dans les rues de Marigot. La radio locale passa une bonne partie du cyclone à relayer les appels de détresse des bateaux en perdition. On alerta sur des maisons détruites, des bateaux échoués sur la côte, sur l’eau qui montait, sur un homme tombé d’un toit… À chaque événement cyclonique, les radios transmettaient tant qu’elles le pouvaient pour ne pas couper le lien humain. Enfin, la quasi-totalité des réseaux électriques aériens tomba hors service et ce fut la nuit noire. Officiellement, il y eut neuf morts. Il y avait probablement des disparus, notamment ceux des bateaux. La rumeur colporte toujours beaucoup de choses. Quelques blessés graves arrivèrent à l’hôpital qui lui-même n’était pas en très bon état. Neuf cent cinquante personnes étaient sans-abri, dont des habitants du quartier haïtien. Sur la partie française de l’île de Saint-Martin, 60% des maisons furent endommagées. « Nous avions un paradis. Maintenant, c'est le désert », résuma un responsable des services techniques à la mairie de Saint-Martin qui était pourtant un habitué des cyclones. « Il y a beaucoup de casse. Surtout en bordure de la mer où les vagues font encore des creux de cinq mètres et même le lagon, qui était un lieu sûr, a été touché ». 17

Les quartiers haïtiens, aussi bien côté français que néerlandais, qui abritent d'ordinaire 5.000 habitants, furent les plus touchés. Ils ont été « complètement rasés » d’après les responsables de la mairie qui exagéraient un peu la situation. Des maisons avaient tenu, mais combien avaient été détruites ? « La moitié des habitations sont en contreplaqué, expliqua le responsable de la mairie. Au moindre coup de vent, tout s'envole ». Pourtant, « Même les nouveaux immeubles, construits il y a cinq ans, ont perdu leurs toits » disait le maire, confirmant que les problèmes ne se situaient pas uniquement dans les quartiers haïtiens. La destruction était partout. La solidarité aussi. Des gens de tous les quartiers s’entraidaient. On venait secourir les blessés et les personnes en détresse. Personne n’était laissé seul. Très vite, entre voisins, on dégagea les routes. On mangeait peu, mais on mangeait tous. Ce jourlà, Oncle Stanley offrit à manger non seulement à Patricia et à Christelle, mais aussi à d’autres gens du quartier. Les hommes se mirent à dresser des abris pour ceux dont la maison avait été détruite. La pluie allait revenir. La plupart des morts furent des plaisanciers dont les bateaux avaient coulé. Dans le village haïtien, il y avait quelques personnes blessées par les chutes d’arbres ou les objets transformés en projectiles. Les familles et les voisins tentaient de leur venir en aide comme ils pouvaient. Une vieille dame fut transportée à l’hôpital par ses voisins. Les services techniques de la mairie dégagèrent les principales routes en un seul jour. Ils dégagèrent aussi certains axes secondaires, notamment dans Marigot et autour. - Est-ce qu’on dégage aussi les routes du quartier haïtien, demanda un des agents ? - Non pas en priorité… attendez… si ! Et dégagez aussi tous les gravats des maisons détruites. Enlevez tout le 18

matériel qui est par terre… pour éviter que cela ne devienne des projectiles… Les hommes des services techniques furent bientôt rejoints par leurs chefs dans le village haïtien. Ils mirent dans des camions toutes les tôles, tout le matériel en bois, les parpaings, les bidons, le matériel de cuisine, tout. - « Attendez, dit une habitante, ça on va le récupérer ». - Non, on jette, dit un responsable, c’est sale, c’est à moitié cassé. Les épidémies vont se propager si on ne fait rien avec tous ces morts. On jette ! Regardez autour de vous, madame, c’est tout détruit. Il faut faire le ménage. On ne va pas laisser en désordre, quand même ! On n’a pas le temps de faire dans le détail. Ils continuèrent à nettoyer la zone de tous les objets qui n’étaient plus assez organisés, de tout ce que les habitants n’avaient pas récupéré à temps et mis en lieu sûr. Le 6 et le 7 septembre, on dégagea tout ce qui se trouvait à terre. Le plus vite possible. Les services techniques n’avaient jamais été autant efficaces. - Moi, je fais juste mon travail, dit un agent technique métis à un homme noir qui demandait à ce qu’on laisse le matériel qui se trouvait à terre. - Oui, mais comment je vais reconstruire ma maison si vous prenez tout ? - C’est les ordres. Ce n’est pas moi qui décide. Je vais avoir des problèmes si je ne le fais pas. Prends vite ce que tu veux, moi, je dois continuer. Plus loin, c’était Christelle et Patricia qui protestaient : - Mais c’est nos affaires, ne touchez pas à nos affaires ! - Prenez vos casseroles, le reste, ça va à la poubelle ! 19

- Vous n’avez pas le droit, c’est à nous. - Ici, rien n’est à vous. Vous habitez sur des terrains qui ne vous appartiennent pas. Vous êtes clandestins. - Mais où voulez-vous qu’on aille ? - Ce n’est pas mon problème ! Patricia et sa mère restaient sans voix. Prises de court, sidérées par la situation, le silence fut leur principale réaction. Fallait-il se battre pour conserver une maison détruite ? Rico pleurait dans les bras de Patricia. À quelques dizaines de mètres, les gens de la mairie discutaient entre eux, absorbés par leurs sombres palabres. - Ça serait bien d’en profiter pour faire un bon ménage, non, demanda le chef ? Ce n’était pas une vraie question. La réponse était sousentendue et la décision actée. À la mairie, il y avait un consensus. Cela arrangeait pas mal de monde : les hôtels et les restaurants n’avaient pas besoin de tout ce monde. - Oui, autant faire les choses maintenant, alors que rien n’est en place, dit une femme blanche d’environ 30 ans. Si on laisse en l’état, on va nous accuser de ne rien faire et puis ils vont se réinstaller immédiatement pour remettre en place le bidonville ! Les verrues, c’est difficile à faire partir. - Mais ils risquent de se réinstaller quelque part de toute façon, déclara un troisième ! - Oui, il faudrait les expulser. On les met dans un avion et ils retournent dans leur pays. - Mais s’ils ne veulent pas ? - Il faut présenter les choses de façon à ce qu’il n’y ait pas de questions. C’est comme ça et puis c’est tout, répliqua le chef ! Quand ils n’ont plus de maison, ni de travail, ils 20

n’ont plus aucune raison de rester. Faut arrêter aussi, ce sont des clandestins ! Ils n’ont pas de permis de séjour, ni de travail. On a été trop tolérant. On ramène chez eux au moins ceux qui ne sont pas en situation régulière, et puis pour les autres, s’ils ne disent rien avant d’être dans l’avion, tant pis pour eux ! Les tractopelles et les camions continuaient leur besogne sans s’appesantir sur des considérations légales. Ils déblayaient l’île de ce que les gens bien comme il faut qualifiaient de « détritus », à commencer par le village haïtien au-dessus de Marigot, « un point c’est tout ! ». Les habitants du quartier furent abrités sous quelques tentes dans des conditions spartiates. Les secours des autorités de l’île avaient fourni de quoi faire face à l’urgence : s’abriter un peu, boire, manger quelque chose, soigner de façon sommaire. Le quartier haïtien de Concordia disparaissait peu à peu. Déjà, on planifiait la construction de bâtiments en dur sur place. L’acheminement des secours, en nourriture et en matériels de première urgence, commença le 7 septembre au matin. Trois bâtiments de la Marine nationale, un avion militaire, trois hélicoptères de l’armée et cinq avions civils furent appelés en renfort. Ils devaient assurer le transport du détachement de deux cent trente hommes de la sécurité civile depuis la métropole avec vingt tonnes de matériel, dont des tentes, des lits de camp, des rations alimentaires et de l’eau minérale. Le courant fut progressivement rétabli. Noyé sous un mètre d'eau, le centre-ville resta paralysé. « Tous les magasins sont fermés. Il faudra sans doute attendre une semaine pour que la vie reprenne vraiment et quinze jours pour que la rentrée scolaire puisse commencer ». Les nombreux sansabri étaient accueillis dans les écoles, sous des tentes ou chez des voisins.

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Le maire de Saint-Martin, déclara qu’il fallait aider les milliers d’Haïtiens qui vivaient dans le bidonville sur les hauteurs de Concordia à se reloger. Leurs conditions de logement étaient médiocres, il est vrai. Il fut proposé de leur fournir, contre de faibles loyers, de meilleures conditions de logement que celles qu’ils avaient dans les baraques construites avec les moyens du bord. Le bidonville du village haïtien où ils habitaient avant le cyclone avait subi de graves endommagements et de nombreuses habitations avaient été détruites. On n’hésita pas à gonfler l’ampleur des dégâts dans le bidonville et à minimiser par comparaison celui du reste de l’île. - « Il y aura des habitations à loyer modéré pour accueillir les familles qui en ont besoin, mais ça va prendre du temps », dirent les responsables de la mairie ! « On va construire en dur des habitations solides qui résisteront aux cyclones. Il y aura de l’eau et de l’électricité dans chaque appartement. On veut que les gens aient accès chez eux à des sanitaires et des salles de bain. Demain, il n’y aura plus que des habitations solides à Saint-Martin, nous nous relèverons ! » Les habitants avaient envie d’y croire. Ils avaient besoin d’espoir. Ils étaient plutôt habitués aux menaces. Alors qu’ils avaient été transférés dans l’école qui servait d’abris collectifs, Patricia avait confié Rico à son frère, au moins pour les jours où elle serait entassée dans l’école. Son fils dormirait mieux dans la petite maison de son frère. Saint-Martin reçut plusieurs millions de francs pour des mesures d’urgence. Parmi les mesures d’urgence, des billets d’avion furent achetés pour évacuer des familles. Souvent, on pense qu’il s’agit d’une aide, mais il y a des aides qui ressemblent à des coups de poignard dans le dos. Certains des billets d’avion servirent à expulser des familles haïtiennes vers Haïti, sans le dire ou même en mentant :

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« Quand vous voudrez revenir, nous vous aiderons à revenir ! ». Oncle Stanley fut mis dans le premier avion en direction d’Haïti où il ne possédait rien, même pas une baraque en tôle et en parpaing. Il n’était déjà plus tout jeune, mais allait devoir recommencer encore une fois tout à zéro. La vie allait être, pour lui qui collectionnait les coups durs, un éternel recommencement. Y avait-il encore à Port-auPrince des gens qu’il connaissait et qui l’aiderait ? Rien de moins sûr. Mais il y avait à Saint-Martin d’autres problèmes à régler. Quelques jours plus tard, on annonça à Patricia et à sa mère qu’elles allaient partir à leur tour, qu’on avait une place pour elles dans le prochain avion. Christelle et Patricia partirent une semaine après, malgré quelques protestations. « Ton mari est mort, tu ne travailles pas, tu n’as plus rien à faire ici, avaient-ils dit à Christelle ». On ne leur avait pas laissé le choix. Patricia avait juste pu décider en quelques minutes si elle emmenait son fils dans cette nouvelle vie risquée. - Partir où ? - Chez vous en Haïti - Mais on n’a rien là-bas ! - Vous n’avez plus rien ici non plus. - Mais j’ai mon fils ici, avait dit Patricia. - Ah bon, ben, vous allez le prendre et partir avec lui. Où est-il ? - … Patrick, le frère de Patricia, était à la limite du quartier Haïtien et sa maison ressemblait à celle des saint-martinois. Son père et son oncle l’avaient aidé à plâtrer les murs et à les peindre quand il s’était marié. Son destin tenait tout entier à ce coup de peinture. Les engins de démolition s’arrêtèrent au pied de sa maison. Des bulldozers furent mobilisés pendant quelques jours pour rayer de la carte « le village Haïtien ». Cela fut fait 23

avec beaucoup d’énergie. Il y avait eu plus de détermination à détruire leur quartier durant ces quelques jours que durant plusieurs années pour les aider à l’aménager décemment. Quelques Haïtiens du quartier furent relogés dans les HLM du nouveau quartier de Concordia, d’autres rejoignirent le quartier de Sandy Ground, mais beaucoup furent expulsés comme Patricia, Christelle et oncle Stanley. Ceux qui s’installèrent à Sandy Ground bénéficièrent de l’aide des habitants du quartier, à peine mieux logés qu’eux. Les gens des paroisses évangélistes furent très actifs. Joseph a été enterré à Saint-Martin. Les autres habitants du village haïtien, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Ce qui a été détruit par le cyclone, c’est aussi une partie de l’humanité qui était en chacun de nous. Disons-le, le cyclone Luis a été l’occasion de « nettoyer » Saint-Martin pour et par les gens bien comme il faut. À chaque cyclone, ils recommencent. Ils recommenceront encore. La seconde vague. Mais que sont devenus les milliers d’habitants du village Haïtien ?

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Réflexions sur les conséquences de l’ouragan Irma et la description du réel Les effets d’un ouragan sont-ils tous descriptibles de façon objective ? La réponse semble être relativement simple dans un premier temps. La vitesse du vent, la hauteur des vagues, la quantité de sable érodé sur les plages sont quantifiables, même si parfois la mesure précise de tous ces éléments et leurs moyennes peuvent soulever quelques difficultés techniques. Cependant, parmi les nombreux effets du passage de l’ouragan Irma dans le nord des Caraïbes en septembre 2017, les impacts sur le corps social sont souvent assez complexes à estimer. Le réel mesuré et quantifié correspond-il au réel en soi ? Des chiffres peuvent être fournis sur le nombre de morts sur l’île de Saint-Martin, sur les dégâts dans les habitations des personnes assurées d’un point de vue financier18, sur les variations du nombre de personnes arrivées sur les îles de Saint-Martin et Saint-Barthélemy par avion depuis la catastrophe19 ou le nombre de bâtiments endommagés, mais rapidement des difficultés surgissent pour évaluer des choses aussi simples que l’ensemble des dégâts ou le nombre exact des bâtiments endommagés : la plupart des dégâts ne sont pas déclarés, car de nombreuses personnes ne sont pas assurées20 et plusieurs chiffres circulent dépendant de la méthode utilisée. Même le nombre de personnes présentes sur l’île de Saint-Martin, avant et dans les mois qui ont suivi l’ouragan, n’est pas parfaitement connu : des approximations sur la base d’arguments indirects peuvent être réalisées, par exemple sur la base de la quantité d’électricité con-

18 Jouannic et al., 2020 19 IEDOM, 2019 20 Pasquon et al., 2022

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sommée ou de la variation du nombre d’enfants scolarisés21, mais les chiffres exacts ne sont pas connus à la personne près : et pourtant on est sur des îles. Pour parvenir à dire quelque chose sur les évolutions qui ont touché les habitants de l’île de Saint-Martin, un contexte complet, mais difficile à établir de façon exhaustive et objective, doit être réalisé, qui prenne en compte l’histoire multiple et métissée de l’île dans toutes ses dimensions, sociales, économiques, culturelles et politiques22. Des analyses pluridisciplinaires doivent être conduites pour décrire de façon pertinente ces territoires. L’impact d’une catastrophe, comme l’est un ouragan, produit des effets profonds sur la structure sociale aussi bien que sur les aspects géomorphologiques et urbanistiques : on remarque par exemple que les inégalités préexistantes s’accroissent lors des catastrophes naturelles23. Ce n’est pas rien de le constater, mais c’est encore mieux de l’empêcher. Les solutions pour faire face aux catastrophes naturelles ne sont pas consensuelles24. Lutter contre les risques naturels ne va pas de soi. Des choix doivent être faits qui ne sont pas neutres. Les décisions prises, les orientations choisies, peuvent avoir des impacts négatifs plus importants sur certains groupes sociaux que sur d’autres : le politique est un élément qui joue un rôle très important dans la situation d’un territoire. Dans ce cas précis, les lois de défiscalisation (lois Pons de 1986, notamment), comme les décisions éventuelles d’interdire les habitats non répertoriés dans le cadastre ou situés dans des zones à risque, mettent en avant le rôle du politique : ce n’est pas que la nature qui est responsable de tout.

21 Gargani, 2022a et 2022b 22 Pasquon et al., 2022b 23 Gargani, 2022a 24 Gargani, 2019 ; Gargani, 2020

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Avec la complexification des sciences, les descriptions pluridisciplinaires des territoires et les analyses transdisciplinaires des effets des ouragans, deviennent plus longues à réaliser. Les preuves deviennent plus difficiles à saisir dans leur totalité par un individu unique. Du citoyen au scientifique, nous dépendons dans la plupart des situations des autres, à qui nous devons déléguer la maîtrise des observations et des preuves, en totalité ou en partie. Notre compréhension des situations est toujours partielle et nous devons parfois donner notre confiance à des inconnus ou à des personnes dont nous doutons pourtant de la sincérité et de la compétence25. C’est gênant parfois de déléguer un pouvoir à des gens qui seraient une « élite » du savoir. Les sciences participatives, celles qui impliquent les populations de la construction des problématiques à l’acquisition des données jusqu’à l’interprétation des résultats, tentent de remédier à la distance, à la méfiance et à la déconnexion entre chercheurs professionnels et société. Les preuves de « vérité scientifique » sont souvent détenues par des collectifs de recherche plutôt que par des chercheurs isolés. Nous déléguons les observations et les preuves à des personnes dont nous ne doutons pas de la bonne foi, la plupart du temps, heureusement. Cependant, la division du travail de la preuve rend plus difficile la compréhension d’ensemble et les récits perdent en universalité. Il n’y a pas qu’une seule façon de connaître : l’accroissement des connaissances emprunte des formes multiples et diverses. La construction de nos représentations et de nos instruments de connaissance doit déboucher sur des pratiques cohérentes et adaptées au milieu extérieur, mais dans un monde fluctuant, ce n’est pas toujours le cas. Nos pratiques et nos interprétations doivent s’adapter à l’environnement « extérieur » en plein bouleversement, et doivent s’adapter aux humains divers et changeants, ce qui n’est pas 25 Gargani et al., 2022

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toujours simple. La pertinence de nos connaissances au jour J se pose tous les jours ou presque. C’est aussi pour cela que la recherche produit de la connaissance en continu. C’est aussi un flux qui se périme plus ou moins vite. La réalité, dans la pratique, est un texte lacunaire à déchiffrer, à traduire ou à construire26. Il y a toujours le danger d’interpoler selon nos propres croyances et préjugés en relation avec nos valeurs et nos représentations. Un système de valeurs reproduit un certain mode d’existence en général, une position sociale27, une forme de perception du réel singulière, mais pas nécessairement le réel partagé par tous. Un système de valeurs figé sur un moment donné de l’histoire donne une perception du monde restreinte qui a peu de chance de décrire efficacement l’ensemble des points de vue. Une description du monde à travers les mesures d’un instrument de conception daté, et à terme désuet, produit une description du monde qui à terme paraîtra désuète28. Si nos représentations du monde se périment trop vite, qu’estce qui fonde notre compréhension et notre identité ? On ne peut interpréter le présent qu’en considérant ce qui le lie profondément au passé et à l’avenir. Un instant, en luimême, est difficile à comprendre s’il n’est pas replacé dans cette trame serrée. Dans un monde de chaos, la nécessité d’agir n’est pas toujours retenue comme une option pertinente, car les prévisions sont difficiles et incertaines : les justifications de l’action apparaissent rapidement arbitraires et obsolètes. Un abandon partiel des actions coordonnées au profit de réactions impulsives, individuelles ou communautaires, peut se développer. Un sentiment d’impuissance diffus submerge de nombreux pans de la société. La sidération nous guette. Le nouveau « réel » est rarement issu de la pure 26 Latour, 1989, 1997 27 Bourdieu, 2000 28 Gargani, 2016b

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« nature » (sans instruments intermédiaires)29. Le réel et les instruments émergent ensemble. Le « réel » qui nous arrive par l’intermédiaire de nouvelles techniques se modifie de plus en plus rapidement, ce qui a conduit certains à parler d’accélération30, de fluidification du monde. Quel est le système le plus pertinent pour décrire l’évolution du monde dans un environnement de catastrophes ? Le monde de la catastrophe est-il intelligible ?

29 Descola, 2005 30 Hartmut, 2012

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Récit - Le chercheur et Johnny Le 4 décembre 2019, je pars pour le boulot à SaintMartin dans les Caraïbes. Je travaille à l’université et je fais des recherches sur les zones où se produisent des catastrophes, comme les ouragans. C’est justement pour étudier les effets des ouragans que je me déplace. Vous me direz, c’est sympa, mais est-ce que c’est vraiment la peine de dépenser de l’argent public pour observer que les cyclones détruisent, endommagent, blessent et tuent ? Moi, j’essaie à la fois d’être précis, de quantifier, de voir des choses qui ne sautent pas aux yeux. J’étudie notamment ce qu’il se passe après les ouragans. Combien de temps mettent la nature et nos sociétés à revenir vers un état d’équilibre et à se relever ? Par exemple, je me demande si l’équilibre final est le même que l’équilibre « dynamique » initial avant la catastrophe. C’est pas évident. Est-ce que c’est pareil partout et pourquoi ? Il y a derrière cela la volonté d’aider les gens, d’être utile. J’arrive à 8 heure du matin à l’aéroport de Roissy, dans le nord de la région parisienne, où je rejoins Pamela. Pamela, c’est une collègue jeune et jolie, brillante et gentille, qui trace sa route dans le monde de la recherche sans tuer personne. La grosse valise de Pamela a du mal à rouler. L’avion n’attendra pas ceux qui traînent. Pour effectuer les centaines de mètres qui nous séparent de l’avion et réduire la friction, on emprunte un porte-bagage à peine moins grand qu’un porte-avion. Il y a une solution technique à tous les problèmes, parait-il. J’écrase à deux reprises les pieds des personnes devant moi, maladroit que je suis, et je frôle l’altercation avec un type qui m’avait lui-même écrasé les pieds avec son porte-bagage préalablement. Ça doit être le stress du départ qui décuple ma maladresse. En tout cas, les 31

solutions techniques à un problème peuvent générer de nouveaux problèmes : moi, je dis ça… je dis rien. Il y a la queue aux contrôles de sécurité et cela prend du temps de passer toutes les étapes. Les protocoles sont lourds et rigides. Ah la gestion des risques ! Ah la prévention ! On nous oblige à enlever jusqu’à nos chaussures. Heureusement, j’avais fait en sorte de mettre des chaussettes propres et non trouées. L’anticipation, c’est important. Comme dit le coach sportif de mon ex-femme, l’apparence c’est le commencement de l’être. Mais bon, je m’égare comme une valise lors d’une escale dans un aéroport. Il nous faut 1h30 pour passer tous les contrôles. Nous embarquons à dix heures du matin dans un Airbus chargé de touristes et de fans de Johnny Hallyday, le chanteur défiscalisé, héros des classes populaires. Nos sièges sont vers l’arrière de l’avion. Lorsqu’on y arrive, il y a deux gars qui font des allusions au physique avantageux de Pamela. Comme ils sont bien élevés et très classes, ils ne l’interpellent pas directement, mais ils s’exclament en se retournant sur notre passage : « la vache, il ne s’emmerde pas lui, le veinard ». Les fans de Jean-Philippe Smet sont présents pour célébrer le chanteur de variété belge décédé il y a 2 ans à Marne-la-Coquette à la suite d’une longue maladie, comme on dit, le 5 décembre 2017, et enterré sur l’île de SaintBarthélemy dans les Caraïbes, dans le sable blanc de Lorient, où même les crabes en pince pour lui. Ils sont une quarantaine d’après ce que raconte une fan de Johnny à une autre fan de Johnny, à côté des toilettes, au fond de l’avion. Ce sont les fans qui sont une quarantaine, pas les crabes. Les amoureux des blousons en cuir qui se trémoussent en agitant des guitares invisibles, en fredonnant des paroles que les Intelligences Artificielles pourraient produire avec talent, ne sont pas tous identiques. Cependant, on en 32

reconnaît certains facilement à leurs tatouages directement inspirés de leur idole. On dit de moi que je suis grinçant, parfois drôle, méchant, gentil, intelligent, cultivé, pas très fin, méprisant, poli, chauve à l’intérieur et à l’extérieur de la tête. On dit beaucoup de choses. On dit tout et son contraire. Faut-il croire les gens ? Les initiales JH sont gravées à jamais sur le cou de notre voisin de devant. D’autres arborent des vêtements à l’effigie du rockeur ou bien des vêtements qui laissent entendre qu’ils ont une affinité particulière avec la culture rock and roll des années 1950-1960, comme des blousons de cuir et des bottes santiags. Enfin, quelques-uns portent de grosses bagues et des chaînes à leur pantalon. C’est mignon. Ce n’est pas mon style, mais ça fait son effet. Cela permet d’établir une distinction avec la culture classique, et même avec la culture hip-hop. On ne mélange pas les torchons et les serviettes. Ça définit une identité. Avoir une identité qui soit à la fois reconnue et valorisée aux yeux de tous, c’est pas du gâteau. Dieu sait que les problèmes d’identité occupent l’actualité depuis au moins deux ou trois décennies. Mais on n’est pas toujours ce que l’on croit. C’est l’affluence dans l’avion. Les touristes viennent pour le début de la saison sèche. Dans les mois précédents, des quantités d’eau importantes arrosent les îles paradisiaques. Parfois même, les tempêtes tropicales et les ouragans viennent lécher les côtes d’août à novembre. Les touristes avertis évitent ces mois-là. Ceux qui voyagent à l’économie pour les vacances d’une vie sont parfois moins exigeants et viennent échouer à même les fortes houles et les grosses gouttes sur les plages humides. À partir de décembre, les touristes trouvent un peu plus de soleil et une végétation luxuriante. La mer est encore fraîche en cette fin d’année calendaire, puisqu’elle est à 26°C le matin. Durant le vol, qui s’effectue de jour, ma collègue et moi 33

ne dormons pas et discutons du programme qui nous attend durant le séjour. La vie et la mort de Johnny nous occupent peu. Pamela dresse le programme du séjour : « Demain matin, nous avons rendez-vous avec un ingénieur de la DEAL pour visiter l’île avec lui ». La DEAL, prononcer « dé-al » et pas « dil », comme se moquent les habitants anglophones de Saint-Martin, est un service technique de l’État, dont une délégation se trouve à Saint-Martin, avec des ingénieurs et des ventilateurs. Pamela poursuit la description de notre agenda : « Après-demain, nous devrons aussi retourner à la Direction de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement pour présenter nos résultats sur l’évolution de l’urbanisation lors des dernières décennies. Mardi, nous devons voir les gens en charge des logements sociaux ». - C’est un beau programme, dis-je enthousiaste, mais pas surpris. - Il faut décider quand est-ce qu’on voit la police de l’urbanisme, les gens du conservatoire du littoral, l’archéologue de Saint-Martin, et un type d’une agence immobilière. - Ouais… - Et puis quand est-ce qu’on va à Saint-Barthélemy ? J’ai trop envie d’aller à Saint-Bart, s’enthousiasme à son tour Pamela ! - Faudra aussi prendre le temps de se perdre sur l’île et d’être ouvert à la discussion avec les gens qu’on croisera, rétorquai-je, sûr de moi. - Et à Anguilla ? Tu n’as pas envie d’aller à Anguilla un jour, le week-end ? Ҫa serait trop bien ! En trois semaines, parviendra-t-on à comprendre ces territoires ? En trois ans, trouvera-t-on une solution pour réduire la vulnérabilité de ces territoires ? Dans trente ans, 34

aura-t-on infléchi la trajectoire qui mène à la prochaine catastrophe ? - C’est important aussi qu’on compare dans un ou deux quartiers, l’état du bâti qu’on a interprété grâce aux photos aériennes avec ce qu’on voit sur le terrain. - Mais ceux de l’Université de Montpellier travaillent déjà sur ce sujet, rétorque Pamela. D’ailleurs, ils travaillent sur tout… - Pamela, peut-être que d’autres le font ou l’ont déjà fait, mais il faut qu’on estime par nous-mêmes les incertitudes. Il faut qu’on puisse vérifier s’il y a des erreurs entre les interprétations basées sur les images satellites et ce qu’est la vérité du terrain. Peut-être que les autres sous-estiment l’erreur dans l’interprétation des images satellites et de Copernicus. C’est bien qu’il y ait deux études indépendantes pour être sûr des résultats. - Ok, d’accord. Tu as raison… Je suis trop contente d’aller à Saint-Martin. Ça fait un an que je travaille sur le sujet. Je suis impatiente, déclare la petite fille qui sommeille en Pamela. Les gens pensent souvent que je suis un gros con. Ils n’ont pas complètement tort. Mon ex-femme le pense aussi. Moi, ce que j’en dis, c’est que même si ça m’arrive d’être un con, je ne le suis pas tout le temps et sur tous les sujets. J’ai des poussées de désillusion que je contiens par des pensées cyniques. Je me soigne avec le boulot. Le repas d’Air France n’est pas mauvais. En entrée, les crudités sont bien assaisonnées. J’ai pris du poisson en plat principal. Seul le dessert est décevant. Il s’agit d’un roulé au chocolat très pâteux. Ce n’est pas bon pour les poignets d’amour lorsqu’on projette de se mettre en maillot de bain. Devant nous, le fan de Johnny, avec les initiales de son idole tatouées sur le cou, regarde un concert de sa star 35

préférée. Les vols long-courriers offrent des services utiles. « J’y étais au stade de France. Y’avait une ambiance, j’te raconte pas ! ». « Moi aussi, j’étais là-bas, c’était super, répond son voisin ». Ils évoquent les filles déchaînées et les mecs en transe. « Le stade était plein à craquer. J’en ai des frissons quand je revois ça ! ». Il y en a un qui est de Châteauroux. Il est ouvrier quand il y a du boulot, tandis que l’autre est de Metz et au chômage à cause d’un accident. Certains pourraient penser que j’ai un mépris de bourgeois envers les classes populaires, mais c’est un peu plus compliqué que cela ne parait : dans le HLM de mon enfance, le type le plus con de l’immeuble écoutait Johnny à fond et ça emmerdait tous les voisins. Il montrait son fusil quand on jouait au ballon. Depuis, j’ai comme une réticence pour le public des chanteurs populaires de droite. Il faudrait faire la part des choses, ne pas associer l’ensemble des personnes à une mauvaise expérience… C’est une erreur commune que de généraliser. Comme disait mon prof de philo de terminale : « les raisonnements inductifs sont souvent abusifs ». « Tu loges où ? ». Le type au cou tatoué répond qu’il ne loge nulle part à Saint-Barthélemy. La plage, les collines, la débrouille. - Le type qui vient de s’asseoir, je pense que c’est Sylvain Tesson, dis-je à Pamela. - Qui ça ?... - Lui là-bas - Je ne connais pas, c’est qui ? répond Pamela - Sylvain Tesson, l’écrivain voyageur. Celui qui a écrit un livre qui se passe en Sibérie. Il a été vivre six mois là-bas tout seul et il raconte son expérience. Ce n’est même pas chiant lorsqu’il te raconte qu’il ne fait rien, tellement c’est bien raconté. - Cool, répond Pamela en hochant la tête. 36

Devant nous, le type de Châteauroux raconte qu’il a vu son club de foot préféré, la Berrichonne de Châteauroux, jouer contre Metz. « On vous a bien niqué quand même au dernier match ! ». L’ambiance est bon enfant. - Je suis du quartier de Saint-Jean, c’est la zone. Y’a des barbus et des mosquées partout, mon frère. Les gosses traînent dans la rue. Il n’y a pas d’avenir. - C’est la merde en France. C’est partout pareil. Il n’y a pas de boulot. - Que des boulots de merde. Partout, pour tous et tout le temps ! - Ouais… On se connaît tous, on a grandi ensemble et on galère pareil, les arabes, les noirs et les blancs. - Moi, je suis gilet jaune. Faut plus se laisser faire ! - T’as trop raison. J’y suis allé une ou deux fois. On s’est fait gazer de partout ! J’ai vu un type avec le visage en sang. C’est des fous les keufs. Des barges, des putes ! - Ouais, je sais. J’ai été sur les Champs à Paris. Ça a bastonné sévère. Mais les keufs, i’ faisaient pas les fières. Ils mouillaient la culotte, les pédés. - Je suis gilet jaune sur les bords. Mais j’ai un casier… si je me fais chopper, je fais direct de la tôle. C’est chaud pour moi. - Je comprends. J’ai un pote, il a pris un an ferme. Il a perdu son boulot. Sa meuf s’est barrée, directe. La loose totale. Alors que Sylvain Tesson mange du poulet en buvant du vin, l’étendue des dégâts de cinquante ans de crise économique permanente en Europe s’étale devant moi. Quelqu’un est-il responsable ? À qui profite le crime ? Dans l’avion, tous ne sont pas des victimes de l’actuel fonctionnement du monde. J’en étais à des idées sombres sur ce sujet, quand la culture m’inspira à nouveau des 37

commentaires qui permettaient de meubler la conversation avec raffinement. - Sylvain Tesson, il écrit des livres sur ses voyages. Ce ne sont pas des voyages bling, avec plage et soleil. C’est plutôt la Russie, l’Europe de l’Est ou du Nord. Des coins un peu paumés, pas très peuplés et froids la plupart de l’année. - Ah ouais, répond Pamela en faisant semblant de s’intéresser. - Mais c’est une star, tu ne réalises pas. Le mec a eu plein de prix littéraires. Son père est lui-même un journaliste super connu qui passe à la télévision. - … - Il raconte dans ses livres toute une ambiance, une histoire. Le voyage est contextualisé par l’histoire et la géographie. Nous aussi, on contextualise le présent et le futur grâce à l’histoire, à la géographie, à la démographie, à l’économie, à la sociologie, aux sciences de la Terre. On fait un peu du Sylvain Tesson, Pamela ! J’en fais beaucoup pour intéresser Pamela à la littérature. Elle préfère le yoga qu’elle regarde en vidéo sur son écran pour passer le temps. « C’est des influenceurs super connus qui font ces vidéos. Je suis fan !!! ». On n’est pas connecté aux mêmes réseaux, on dirait. Du fait du décalage horaire de 5 h entre Paris et SaintMartin, nous atterrissons à 15 h à l’aéroport de Juliana à proximité de Philipsburg, du côté hollandais de l’île de Saint-Martin. Sint Maarten pour les puristes. Les contrôles aux frontières sont tatillons et je dois sortir l’adresse de mon logement pour justifier de la régularité de mon arrivée. Au guichet de la douane à côté de moi, le fan de Johnny parlemente. Il sort des papiers et baratine un peu. Il s’appelle Philippe. Un minibus dans lequel nous sommes montés à la sortie 38

du terminal de l’aéroport, nous emmène récupérer notre voiture de location à quelques centaines de mètres de là. Il fait chaud en plein soleil. Je me sens moite. Lorsque je suis parti de chez moi, il y avait du givre, tandis qu’ici il fait 30° Celsius. La discussion est compliquée chez le loueur de voitures Hertz parce que mon anglais est rouillé. - My name is Geoffroy G. We have rent a car. - Good afternoon. Could you give me your passport and your driver’s license ? - … L’hôtesse d’accueil sut lire dans l’expression de détresse inquiète de mon visage, l’incompréhension, la fatigue et le besoin de pédagogie. - Passport and driver’s licence, répète-t-elle un peu plus lentement. - Ah ok! - Thank you. You have subscribed an insurance for the driver and for the passengers, yet. Do you want to subscribe an insurance for the car also? - … Ce n’est pas que le silence m’apparut comme une réponse adaptée, mais c’était la seule réponse qui me vint à l’esprit. Face à mon absence de réponse, elle formula à nouveau sa requête avec patience : - You have an insurance for you and the passengers, but not for the car. Do you want to subscribe an insurance for the car also? - Euuuuh…

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Je me tourne vers Pamela pour chercher de l’aide et gagner du temps : - Qu’est-ce qu’on fait ? Je crois que je vais prendre l’assurance supplémentaire pour la voiture. - Ok, on partagera, me répond Pamela. Tu as pris un ou deux conducteurs ? Les plaisirs de l’interculturalité étaient à l’œuvre, mais n’étaient pas finis. Je vais de l’avant. Je montre à la dame de l’accueil la date sur le document que j’avais imprimé à Paris. Je souscris une assurance supplémentaire de 12 euros par jour pour 17 jours. Cette conversation en anglais m’a donné un coup de chaud malgré la climatisation. Mon anglais est d’un niveau de début du collège. La honte. Mon coup de chaud ne s’arrête pas là. C’est une voiture automatique, sans embrayage et je n’ai pas l’habitude. J’ai l’impression de passer pour un gars pas débrouillard et mon égo en souffre. Pour rejoindre notre logement, nous avons rencontré quelques bouchons, côté hollandais. La faute à un pont qui s’est levé pour laisser passer des bateaux. La grande lagune centrale du côté hollandais est traversée par ce pont levant pour permettre aux bateaux de se mettre à l’abri. A l’abri, c’est un bien grand mot, car il y a plein d’épaves de bateau sur les bords de la lagune et des bateaux coulés, dont seule une partie émerge. Côté français, la route est parfois en mauvais état. Les nids de poule et des couches d’asphalte disparates font trembler notre véhicule. Il faut s’habituer à la conduite locale, non seulement parce que je ne connais pas la route, mais aussi parce qu’il y a des traditions saint-martinoises : on laisse entrer dans le flux des véhicules, ceux qui proviennent des petites rues barrées par un « stop », bien qu’ils n’aient pas la priorité selon le code de la route. C’est une adaptation pragmatique aux spécificités du trafic routier insulaire. C’est rationnel, 40

sinon les voitures des rues adjacentes ne pourraient jamais s’insérer dans la circulation, vu le trafic. Nous avons un peu de difficulté à trouver notre logement dans le quartier de La Savane. On passe deux fois devant sans même le voir et sans emprunter le bon chemin. Un demi-tour un peu risqué devant la caserne des pompiers, nous permet enfin d’arriver à destination. Pamela et moi, on goûte quand même le paysage qui nous sourit. Les vertes collines plongent dans la mer azure. Le soleil scintille dans cet ailleurs accueillant. C’est vrai que c’est beau. La voiture réussit à grimper la côte abrupte. Ce n’était pas gagné ! Je la gare sur l’herbe en haut de la colline, à proximité d’un arbre qui me semble légèrement exotique. Je me laisse envahir par une légère exubérance. Il y a une porte en bois qui donne sur un petit escalier et une petite cour intérieure. Les appartements devant lesquels nous nous sommes arrêtés ressemblent à ceux du site internet. Pamela essaie d’appeler notre logeuse pour la prévenir de notre arrivée. - Je n’arrive pas à joindre la logeuse. Je crois que mon téléphone ne fonctionne pas, déclare Pamela inquiète. Je n’ai pas de réseau. - Moi, je capte un réseau, mais c’est un truc que je ne connais pas, lui dis-je. Le réseau auquel mon téléphone se connecte est un réseau inconnu dont j’apprendrai quelques jours plus tard qu’il est néerlandais, y compris lorsque nous sommes dans la partie française de l’île de Saint-Martin. Les ondes se foutent des frontières, elles. On finit par joindre la propriétaire. Il n’y a qu’à attendre qu’elle arrive. Faut savoir prendre son temps. En attendant, Pamela appelle ses parents avec mon téléphone pour leur dire qu’elle est bien arrivée. Une question me traverse 41

l’esprit : combien ça va me coûter ? Si les ondes traversent les frontières, ce débordement de réseau risque de s’inviter sur ma facture. Nous sommes reçus par le gardien qui gère l’accueil et sert d’homme à tout faire. La proprio n’arrivera jamais. Patrick nous montre les lieux. C’est bien là que nous allons loger. On y est ! Il y a des travaux de peinture sur des appartements qui donnent dans la cour. En continuité de la cour, il y a une terrasse avec une belle vue sur le quartier de Grand Case. La mer n’est pas si loin. On l’aperçoit au bout de la route, en contrebas. Je m’envole quelques secondes par la pensée. On va être bien dans la Guest house Over the ill. Pendant quelques minutes, je profite de la vue sur la baie de Grand Case où quelques voiliers sont au mouillage. Il y a suffisamment de dépaysement pour se sentir en voyage, mais suffisamment de wifi et de télés pour se sentir en sécurité, connecté au monde connu. Le logement est assez spacieux, mais assez sombre. Il y a deux chambres, une cuisine ouverte sur le salon et une salle de bain avec toilette. La peinture est un peu abîmée à certains endroits, mais c’est propre. Les fenêtres sont petites et le système d’ouverture et de fermeture des fenêtres est conçu spécifiquement pour le climat local. Ce sont des barrettes de métal et de plexiglas qui ressemblent à des persiennes amovibles et transparentes. - Il ne faut pas utiliser l’eau du robinet, même pour faire bouillir la nourriture, à cause d’une pollution du réseau de distribution de l’eau au bromure, nous dit Patrick. Il s’agit, semble-t-il, d’une réaction entre les canalisations d’eau de l’île et le chlore de la station de désalinisation de l’eau de mer. Ils se sont aperçus de cette pollution par hasard, car un employé à fait du zèle en prélevant l’eau à la sortie du réseau et non plus à la sortie de la station de désalinisation. Heureuse erreur ? 42

Sérendipité ? - Dites-moi si vous avez un problème ou besoin d’une information. Je serais dans cet appartement-là, ajoute Patrick en indiquant un petit local juste à côté de notre appartement. Nous allons faire les courses à côté de l’aéroport français, dans une zone commerciale où se trouve un « Super U » moderne et spacieux, reconstruit après l’ouragan Irma. Il s’agit de la zone de Hope Estate. Nous dépensons 90 euros à deux. En combien de temps épuiserons-nous les deux pacs d’eau que nous avons achetés ? À la sortie du magasin, il fait nuit. Il est à peine 18 h. Il faut une dizaine de minutes pour rentrer à l’appartement. Sur la route, où il fait encore chaud, nous croisons des maisons complètement décorées d’illuminations de noël. Ah, l’esprit de Noël résiste même sous 30°C ! - C’est bizarre, les décorations de Noël alors qu’il fait chaud, non, demande Pamela ? - Je trouve ça plutôt chaleureux. « Noël, joyeux Noël, bon baiser de Fort-de-France » - … - Tu ne connais pas la Compagnie Créole ? Une fois à l’appartement, je cuisine des pâtes bolognaises, tandis que Pamela prend une douche. La moiteur submerge toujours les nouveaux arrivants. Nous ne sommes pas complètement acclimatés à la différence de chaleur entre Paris et Saint-Martin. La technique vient au secours de ceux qui sont pressés d’être au top : la climatisation est en marche et elle nous permet de nous sentir « comme chez nous ». Je me couche à 22 h, heure locale, après avoir lu un livre sur l’Anthropocène. Il est 3 h du matin dans mon ancien 43

référentiel métropolitain. Pourtant, je n’arrive pas à dormir. Il y a des bruits insolites d’oiseaux ou d’insectes que je n’identifie pas. Est-ce cela ou la chaleur ? Plusieurs fois dans la nuit, je me remets à lire. Je tourne et retourne dans mon lit. Au final, je ne dors quasiment pas de la nuit. Quelques jours plus tard, nous nous rendons à SaintBarthélemy, notamment pour éviter les émeutes qui se sont déclenchées sur Saint-Martin, en opposition au plan de prévention des risques. Le bateau tangue, car il y a des creux de plusieurs mètres. Des gens vomissent, mais je m’en sors plutôt bien en me concentrant sur les vagues. Je ne perds pas de vue l’horizon. Jamais. Il ne faut pas mentir à l’oreille interne ! C’est le week-end. Sur place, alors que nous parcourons la route côtière en voiture de location, nous croisons Philippe, le fan de Johnny, habillé tout en noir sous le soleil. Il fait du stop avec son sac à dos. Il a l’air d’un albatros sur le pont d’un gros bateau. Il n’a pas l’air dans son élément, comme un poète dans un supermarché ou Johnny Hallyday à l’académie des Sciences. Il dort à la Belle-Étoile, là où il peut, en se cachant. Il dort au petit bonheur la chance et sans crème solaire. S’il se fait prendre par les gendarmes ou la police municipale, il risque de se faire expulser. Le jour, il ère sur l’île, en se laissant traverser par la richesse qui dégouline des yachts, des villas et jusque dans les sourires des gens, mais qui l’effleurent sans lui donner le moindre sou. Il ne demande jamais d’argent d’ailleurs. Il ne vit de rien, il est tranquille. Johnny, sa musique et la mer chaude plein la tête lui suffisent. Il est venu avec un peu d’argent qu’il dépense avec parcimonie dans les supermarchés. Nous, on survole l’île en un jour à peine. On ne prend pas le temps. On ne se pose pas, même lorsqu’on marche sur le sable d’une plage pour regarder l’érosion et les dégâts sur les maisons. D’ailleurs, ici les maisons sont impeccablement 44

tenues. Ça va vite de constater que tout va bien, au moins en superficie. - C’est beau, dit Pamela. Je passerai bien plusieurs jours ici. On a vraiment de la chance de faire ce métier. - C’est un beau métier. C’est un bel endroit. SaintMartin aussi, c’est bien. Je trouve les jugements des collègues sur Saint-Martin, un peu durs. - Tu as trop raison, répond Pamela. C’est vachement beau. - Ils n’étaient peut-être pas dans les bonnes dispositions d’esprit… - Et puis c’était en plein dans la saison sèche et il n’y avait pas de végétation. Nous, on a trop de la chance, s’enthousiasme encore une fois Pamela ! Vers 13 h, on s’arrête pour manger dans un restaurant situé en face d’un cimetière. Toutes les tables sont occupées sauf une. Nous avons le bon karma. On mange un hamburger et on prend un coca. American way of life. Je me sens bien là, à une centaine de mètres de la mer, même si on ne la voit pas. On en a pour 16 euros par tête. S’il y a autant de monde, c’est peut-être parce qu’en face, il y a le cimetière de Lorient où est enterré Johnny Hallyday. On devine facilement où se trouve sa tombe. C’est là qu’un groupe de six personnes se trouve. Parmi eux, Philippe plane. Après le repas, Pamela s’avance résolue vers « la » tombe. Je traîne un peu des pieds. Pamela est dans son élément, non qu’elle soit fan de Johnny, mais parce qu’elle aime les cimetières. C’est déjà le troisième qu’on visite depuis qu’on est arrivé dans les Caraïbes. Les goûts et les couleurs, ça se discute ou pas ? La tombe de Johnny est décorée d’une moto en fleur et d’une guitare également en fleur. C’est d’un chic, wech ! Il n’y a pas de photos ou de représentations fleuries de la star, 45

wech. Arcimboldo ou un de ses successeurs aurait su en faire un portrait fleuri, pourtant. En revanche, il y a plein de fleurs en plastique partout sur sa tombe et des plaques de marbre avec des mots de circonstances. « À Johnny, éternellement », « repose en paix », « ah que je t’aime ». C’est bizarre qu’il n’y ait nulle part des vraies fleurs dans les cimetières de Saint-Barthélemy. On veut peut-être éviter la triste image des fleurs fanées et de la putréfaction. Les tombes sont toutes blanches, comme des maisons d’îles grecques recouvertes de chaux, et décorées de fleurs en plastique aux couleurs très vives. Sous le soleil et avec ce contraste de couleurs, le cimetière est harmonieux, presque gai, malgré les petites tombes d’un mètre de long qui abritent des enfants qui s’appelaient Chloé et Léo. J’ai en tête la chanson de Brassens sur le cimetière marin de Sète. Elle est belle cette chanson. J’imagine les milliers de reflets du soleil qui scintillent sur les vaguelettes de la mer. Philippe est debout et il fait des signes de tête aux autres personnes qui se trouvent autour. « Ça va, frère ? », me dit-il lorsque j’arrive. Je me sens con. Je hoche la tête par réflexe en tordant le coin de mes lèvres un peu bêtement. C’est un type à la dérive qui m’apprend l’humanité. C’est le pompon ! Des larmes me montent aux yeux et je ne sais pas pourquoi sur le coup. Mais en y réfléchissant un peu, j’ai une vague idée de ce qui me touche. Ma mère est morte l’année dernière, après Johnny, et je disperse ses cendres aux quatre coins du monde en petites quantités. Comme ça, elle est partout, elle voyage aussi. J’en ai laissé un peu sur une plage de Saint-Martin, discrètement. Macron ne lui a pas rendu d’hommage national à elle. Elle n’a pas eu droit à tout le tsoin-tsoin, contrairement à l’autre. Pamela prend quelques photos, moi non. Où est enterré Jacques Brèle déjà ? Aux Marquises, je crois. Les chanteurs belges morts et les îles paradisiaques, c’est une tradition. Que choisiront Angèle et Stromae pour dernière demeure ? Après 46

quelques minutes, on repart. On n’a pas fini de faire le tour de Saint-Bart, mais globalement, l’île ne porte plus de traces évidentes de l’ouragan Irma, deux ans après son passage, alors qu’elle porte encore des traces de Johnny. Comment l’expliquer ? Une voiture de gendarmerie ralentit en approchant du cimetière et s’arrête. Avec Pamela, on a déjà quitté le cimetière. Deux gendarmes en descendent. Est-ce pour Philippe ou pour Johnny qu’ils sont là ? En revenant de Saint-Bart à Saint-Martin, la mer est un peu agitée et les estomacs se contractent. Chez certains, les spasmes de contraction sont si forts qu’ils en vomissent leur déjeuner. Dix jours plus tard, on a recroisé Philippe dans l’avion entre Saint-Martin et Paris. Il était tout bronzé et amaigri. Il avait un truc triste dans le regard. Un peu comme Johnny. « C’est beau là-bas, hein, frère ? ». « Ouais, c’est beau », lui répondis-je. « Si j’avais pas ma mère malade, je serais resté, j’t’assure. En métropole, on se gèle le cul ! », me confie Philippe. Il s’est fait virer de Saint-Bart après qu’on se soit croisé au cimetière. « J’me suis fait griller direct’ par le soleil, comme par les flics ». « Z’aime pas ma gueule ». Il s’est retrouvé à Saint-Martin. Ça lui allait aussi. « Sint Maarten, c’est plein de gars défoncés, mais ils sont sympas ». - Les gars qui sont pas solides, ils tombent comme des mouches là-bas. Trop de tentations ! Si j’arrive à mettre de l’argent de côté, je reviendrai. Il est solide Philippe ? « Et puis les plages, elles sont encore plus belles qu’à Saint-Bart », raconte Philippe. Philippe, il prend la vie comme elle vient. En pleine gueule, le plus souvent.

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Réflexions sur l’adaptation et la résilience Les crises et les transitions perpétuelles laissent entendre que le changement est inéluctable et nécessaire, qu’il faut s’adapter à quelque chose sur lequel nous n’avons pas prise31. Chaque individu est sommé de se transformer dans l’urgence. La nature déréglée et les atteintes à l’environnement sont mises en avant pour accélérer les transformations individuelles et collectives. Mais pour aller dans quelles directions ? L’horizon promis converge vers un avenir « technophile » et « gaspitalophile » déjà tracé32. L’acceptation de ce devenir sans alternatives sérieuses ressemble, sous une forme nouvelle, à l’idée de destin auquel on ne peut échapper, c’est-à-dire d’un futur qu’on ne choisit pas. Le futur qui s’écrit aujourd’hui ne nous appartiendrait déjà plus. Menaces et peurs sont à l’œuvre dans le cycle qui inclut les promesses et l’espérance dans la résolution des problèmes. La résolution des problèmes, telle qu’on nous présente les situations, passe souvent par de nouvelles technologies, par de la technique33. La mise en œuvre de la technique, partout dans nos vies, est possible aussi grâce à la croyance en l’existence de problèmes qui peuvent être résolus par la technique. La technique et les solutions associées ne sont qu’un élément d’un processus de transformation de la société qui perdure parce qu’il parvient à satisfaire certaines attentes et quelques croyances. Il y a des acteurs qui rendent possible la mise en œuvre de ces transformations parce qu’ils en tirent des bénéfices34. 31 Stiegler, 2019 32 Ellul, 1966 ; Latour, 2004, 2004b ; Bonneuil et Fressoz, 2013 33 Ellul, 1966 ; Bensaude-Vincent, 2015 34 Latour, 2004; Joly, 2015

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L’ingénierie des risques et de la résilience vise non à décrire le monde, mais à le transformer. Ces professions modifient l’objet qu’elles analysent dans le but de rétablir un équilibre ou d’améliorer une situation. Ces transformations jouent un rôle économique, mais aussi contribuent à façonner le monde social. L’impact de ces professions est complexe, car il y a souvent des effets indirects dus à leurs activités et des interactions croisées. La résilience, dont les habitants et les organisations sont censés faire preuve suite aux catastrophes, suscite quelques questionnements : (i) puisque la notion de résilience semble faire porter la responsabilité du relèvement sur les individus ou sur des collectifs restreints, (ii) parce que la notion de résilience laisse entendre qu’il faut accepter la fatalité du risque. Mais comment concevoir l’autonomie des différentes sphères de la société, alors que des interactions toujours plus complexes et imbriquées semblent être présentes ? Crises écologiques et crises économico-financières sont plus que jamais susceptibles d’être liées35. Le passage de la nature par les tuyaux économiques nous relie presque tous, mais de façon très variée. La valeur de l’existant se maintient ou s’acquiert par transformation, par production de quelque chose. Ce qui est vrai pour les entités inanimées, l’est aussi pour les entités animées : il faut avoir l’air de produire quelque chose pour avoir de la valeur dans le système économique. Dans ce système, c’est donner de la valeur à la nature, lui faire « honneur », que de la transformer. L’économie mise en œuvre autour des géorisques est productrice de valeurs et transformatrice de valeurs. La mode, l’usage dominant, est à la transformation permanente, non seulement des objets, mais aussi des 35 Gargani, 2016

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organisations, des corps, des idées, de la nature36. Les techniques elles-mêmes sont en perpétuel renouvellement et permettent d’accélérer37. La transition, le changement permanent, le mouvement font partie des caractéristiques de l’économie de la résilience. Il faut un flux pour faire fonctionner cette économie. C’est paradoxalement, dans la transformation continue du rapport au monde, dans la destruction permanente du présent pour accéder au futur que la valeur se maintient ou s’acquière. Si nous détruisons ce que nous convoitons, si nous produisons ce qui nous détruit, c’est dans l’ordre « immuable » des choses, contre lequel on ne pourrait rien, mais dont la logique semble délétère. L’ambivalence de ce que produit la nature sur nos valeurs est profonde. Le fleuve peut détruire de la valeur lors des crues, mais aussi créer de la valeur : fertilisation, irrigation, zone naturelle remarquable/protégée, ressources naturelles. Le fleuve modifie ce que valent les choses autour : toujours lors d’une crue, les fleuves peuvent détruire de la valeur en produisant des dommages ou en rendant inconstructibles des terrains d’un point de vue légal. En revanche, la proximité du fleuve permet la qualification comme « zone naturelle remarquable et protégée », augmentant la valeur des biens déjà construits, en rendant plus difficile la construction de nouveaux biens. La possibilité d’irrigation et de fertilisation a pu rendre les terrains des lits majeurs plus propices pour valoriser les terres agricoles. La nature produit et transforme les valeurs, indirectement. Les fluctuations de la pluviométrie et des températures influencent la valeur du blé ou du maïs sur les marchés financiers. Les variations des débits du fleuve modifient les interactions sociales, les valeurs détenues par les populations et les valeurs tout court (i.e. les 36 Hartmut, 2012 37 Gargani, 2016b

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représentations), par exemple lorsqu’après une catastrophe, une intentionnalité est conférée à la nature. Crises environnementales et crises socio-économiques sont susceptibles d’interagir, par exemple parce que les crises environnementales peuvent produire des crises économiques, mais aussi parce que la résolution d’une crise économique peut favoriser l’accroissement des vulnérabilités à certains aléas38. L’adaptation à l’économie est incitée39 plus encore que l’adaptation aux évolutions de l’environnement « naturel ». La capacité de résilience mise en avant est plus une incitation à accepter toutes les contraintes et à s’y conformer qu’un encouragement à résister aux difficultés.

38 Gargani et Jouannic, 2015 39 Stigler, 2019

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Récit - Se perdre pour se rencontrer L’ancienne préfecture a été détruite lors de l’ouragan Irma : c’est quand même un comble que ce qui devrait incarner la stabilité de l’État se soit fait balayer. Ceux qui devaient coordonner les secours se sont retrouvés à quatre pattes dans les locaux d’un bâtiment qui implosait : toits et fenêtres se promenant là où le vent les portait. L’État prenait l’eau. Les pompiers, les hôpitaux et les gendarmes avaient été malmenés comme les autres et léchaient leurs blessures lorsque les tôles et autres débris finirent de virevolter. Désormais, les préfabriqués de la préfecture sont faits pour durer au moins jusqu’au prochain gros ouragan. C’est rassurant… À notre sortie de la préfecture, Pamela et moi, allons manger à Grand Case au bord de la mer. En sortant de la voiture, nous sommes abordés par un dénommé Cyriaque qui fait de la publicité pour le Down Beach Club. Nous « gagnons » un cadeau qu’il faut aller chercher à l’hôtel. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il est payé à la commission par cet hôtel situé du côté hollandais pour attraper des clients côté français. Il ne doit pas faire fortune… On laisse derrière nous le p’tit vendeur à la sauvette et on rejoint le front de plage. Le coin est beau. L’eau est transparente. On longe les commerces et les restaurants de plage. Crevette, riz créole, salade. Je me sens bien et j’ai faim. En attendant que nos plats arrivent, on regarde la mer. - Comment ils ont pu ne pas aimer cet endroit, demande Pamela en regardant la mer turquoise ? - Tu penses que certains d’entre eux sont un peu aigris ? - C’est clair, même si c’est du boulot, c’est aussi la découverte d’une île paradisiaque, s’enthousiasme Pamela. 53

J’ai toujours eu envie de venir ici. C’est ici qu’ils ont tourné la suite d’ « Hélène et les garçons ». - … - Tu ne connais pas ? - « Hélène et les garçons », je connais vaguement : j’étais déjà un peu vieux, je crois, pour ça. - « Un petit peu vieux »… me taquine Pamela. La série qui a été tournée à Saint-Martin, c’est avec les mêmes personnages, mais ils sont plus vieux et désormais certains ont des enfants. Ils sont parfois divorcés… Dans le restaurant, ils parlent presque tous anglais, les clients comme le personnel. Ici, 1 euro = 1 dollar, pour les calculs, c’est plus facile. Mais pour les gens de la zone euro, c’est un peu l’arnaque. En début d’après-midi, nous nous rendons à Cul de Sac pour visiter la zone qui a été remblayée. Nous passons à proximité du collège qui fut submergé lors de l’ouragan. C’était là que les gens étaient censés trouver refuge. Ils ont dû l’évacuer au moment où ils sont entrés dans l’œil du cyclone parce que l’eau de la mer était montée d’un mètre dans le collège et que le toit à l’étage menaçait de s’envoler. Ils étaient coincés comme des rats. Le collège n’est désormais plus qu’une ruine qui sert de squat ou de lieu de fête clandestin, à l’occasion. Il reste quelques mots joyeux et pleins d’espoirs peints en couleur sur les murs par des collégiens heureux. « Sois le changement que tu voudrais voir advenir ! ». C’était avant l’ouragan et cela se superpose avec la boue, le délabrement, le feu des squats, le mobilier détruit, les fenêtres cassées, l’absence des bruits d’enfants. Maintenant que la mer s’est retirée, que le vent est retombé, que les gens ont pu se reprendre de leurs émotions, nous sommes là. Nous garons la voiture à quelques mètres de la mer, à côté d’autres voitures. Là où nous pensions 54

trouver une plage, ne se trouve qu’un sol argileux qui provoque des taches maronnasses dans la mer. Il y a un petit embarcadère duquel on embarque vers l’îlot Pinel. Derrière, se trouve la mangrove, abîmée, et ses eaux sombres. Des centaines de petits crabes s’échappent à notre approche, comme des vagues. -

Oh mon dieu, quelle horreur, s’exclame Pamela !

De l’autre côté de la mangrove, vers l’est, des maisons récentes prolongent la baie de Cul de Sac. Nous partons dans l’autre direction, vers l‘ouest. Nous avons un peu de mal à trouver le groupe de bâtiments inhabités que nous cherchions. Entre 5 et 10 immeubles ont été abandonnés depuis plusieurs années. C’est une zone où il y a un risque de submersion marine et dont une partie a été construite sur un terrain inconstructible du fait de la proximité de la mer. Nous nous engageons sur des routes, puis rebroussons chemin au bout des impasses à plusieurs reprises. Mais ici, toutes les errances sont de belles promenades. On se perd un peu. Les petites rues sont souvent barrées par des interdictions de pénétrer dans les « propriétés privées ». Nous franchissons quelques barrières malgré les interdictions. Pour accéder aux plages du littoral, nous n’avons pas le choix. Il y a quelques bâtiments isolés, à l’état de ruine, mais pas le groupe de bâtiments que nous recherchons. Comment est-ce possible de ne pas retrouver un groupe d’immeubles sur une île ? L’agacement nous gagne vaguement. Va-t-on abandonner ? Alors que nous sommes proches de renoncer, nous passons à pied à proximité d’une barrière à moitié fermée que nous franchissons. Après avoir marché une vingtaine de mètres, se dresse devant nous, enfin, une dizaine 55

d’immeubles à l’abandon, en contrebas de là où nous nous situons. Bingo sur l’île aux casinos ! Ce sont des structures de deux étages dans lesquelles plusieurs appartements sont construits à chaque étage. Tout est à l’abandon. J’imagine qu’à Tchernobyl l’ambiance est du même type, sauf qu’ici la mer des Caraïbes est à quelques dizaines de mètres. Perchée sur une petite falaise, dans une maison en état de délabrement avancé, il y a quelqu’un qui nous observe. On fait comme s’il n’était pas là. Il faut escalader une terrasse à environ un mètre de hauteur pour entrer dans un des immeubles, car l’escalier est cassé et l’érosion du sable de la plage a augmenté le dénivelé à franchir. À l’intérieur du bâtiment, il y a du sable, de gros cailloux et quelques coquillages. Il n’y a pas de meubles. Tout est de couleur grise, en béton brut, comme si les murs n’avaient jamais été peints. Les rampes des escaliers n’ont jamais été installées, ni les rambardes sur les balcons. Il semble que les immeubles n’aient jamais été occupés. Il y a une étrange lumière traversante dans toutes les directions de l’immeuble. Quelques recoins sombres abritent les boîtiers électriques. C’était peut-être destiné à devenir des zones de rangement. - C’est un peu lugubre, dit Pamela à mi-voix, comme si quelqu’un pouvait nous épier. L’air est le même, mais l’ambiance perçue par Pamela a changé radicalement. Atmosphère ! Atmosphère ! Pamela n’est pas très rassurée, son visage est un peu sombre. Elle avance avec précaution dans les pièces vides. Que va-t-on trouver dans la prochaine pièce ? Nous ne parlons pas. On entend le bruit de nos pas. Le crissement des grains de sable que nous écrasons doucement sur le béton se fait entendre de façon subtile. On dirait qu’on marche sur des petits gâteaux secs, Indiana Jones ! 56

Le silence gagne en profondeur, comme si on s’enfonçait sous la mer. Au moindre bruit, nous cessons de respirer. Un vent léger s’engouffre dans le bâtiment et agite les ombres. Il y a un bruit plus fort que les autres et dans les yeux de Pamela, je lis l’angoisse qui la submerge. Nous regagnons alors la sortie. À l’extérieur, l’ambiance est moins oppressante. Nous marchons un peu sur la plage le long des immeubles abandonnés. La plage n’est pas très propre. Il y a non seulement des algues, mais aussi un peu de plastique qui s’est accumulé sur cette plage peu fréquentée et peu nettoyée. Le sable est plus grossier ici que sur d’autres plages et la mer plus agitée. Nous sommes face à l’Est, face aux vents dominants de l’Atlantique. A l’autre bout de la plage, derrière nous, on aperçoit l’homme qui nous observait qui descend dans notre direction. Comme, on nous a avertis que le propriétaire des lieux était peu commode, nous appréhendons un peu la discussion, même si nous avons le droit de marcher sur la plage. En théorie, l’accès aux plages ne doit pas être empêché. Mais comme le propriétaire à la réputation de sortir facilement son fusil, Pamela et moi sommes un peu tendus tout à coup. Avec Pamela, nous nous concertons sur le discours à tenir. Nous décidons d’être des touristes, plutôt que des chercheurs sur les risques naturels. La personne est relativement jeune, entre 20 et 25 ans. Il est métis. Ce n’est pas le propriétaire, car les immeubles ne sont pas récents et lui est trop jeune. - Est-ce que vous êtes les propriétaires, demande-til ? - Non, on se promène juste. - Parce que je squatte la maison là-bas, dit-il en montrant la maison à moitié détruite située sur la petite falaise au fond de la plage. Je voulais savoir si ça ne posait pas de 57

problèmes. Si le propriétaire ne veut pas, je pars. J’ai l’habitude. Je me fais souvent expulser. - On regarde les maisons qui ont été endommagées par les ouragans, déclare Pamela dans un élan de franchise. - Nous, ça ne nous dérange pas que vous squattiez làbas, dis-je avec le sourire. On n’est pas les propriétaires, ni la police. - Pourquoi vous m’avez pris en photo ? La semaine dernière, il y a un type qui m’a pris en photo. On s’est disputé. J’aime pas être pris en photo. Vous aimeriez être pris en photo par des inconnus ? Je ne prends jamais les gens en photo. On raconte qu’on prend des photos de la mer, de la plage, des maisons, mais pas des gens. Lors de la discussion, il reproche à Pamela de l’avoir pris en photo. « Je t’ai vu me prendre en photo ». Il ne crie pas et son ton reste calme en disant cela. De bonne foi, Pamela lui montre les photos qu’elle a prises avec son téléphone portable. On le distingue à peine. Elle efface les photos pour éviter les problèmes. Il est athlétique… Elle n’a même pas fait exprès. Elle ne savait pas qu’il y avait quelqu’un lorsqu’elle a pris la photo. Pourquoi tant de méfiance avec les photos ? Pamela lui parle des photos et lui montre toutes les photos qu’elle a prises. Il comprend qu’on ne représente pas un danger pour lui. La discussion se détend peu à peu. - Il y a beaucoup de maisons détruites. Ça doit être à cause d’Irma. Est-ce que tu as vécu l’ouragan Irma, lui demande-t-on ? - Non, mais j’ai vu l’ouragan Maria. J’étais à PortoRico à l’époque. Il n’y a pas eu Irma à Porto-Rico. - Ah, oui ? C’était comment Maria ?

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- Il y a eu beaucoup de morts, beaucoup de dégâts, nous dit-il avec peu de mots. Il n’est pas si grand que ça. Il doit faire ma taille. Il est de corpulence moyenne. Ses cheveux sont crépus, coupés assez court. Son maillot sombre dépasse par-dessus un jeans bleu décoloré. Ses chaussures de sport, basses, ne sont pas flambant neuves, mais elles sont en bon état. Mario ne sourit pas, en revanche, il n’a pas une gestuelle agressive. On parle des ouragans. Il répète plusieurs fois ce qu’il nous a dit sur le grand nombre de morts en 2017. Il décrit les dégâts impressionnants, la désolation qui régnait là-bas avec les gens qui avaient tout perdu. « La mer, c’est puissant, c’est fort », nous dit-il. Puis il commence à se livrer, à délivrer les souvenirs qu’il avait enfouis en lui. - Moi, je viens de Porto-Rico, dit-il dans un français sans accent. Je m’appelle Mario. - Je suis d’abord passé par la Guadeloupe pendant un an avant de venir ici à Saint-Martin, depuis quelques mois, continue-t-il. Il raconte son histoire sans même qu’on le relance. - Ma mère est morte à cause de l’ouragan. Elle a essayé de sauver mon petit frère qui était emporté par l’eau, mais elle a pas réussi. J’ai huit frères et sœurs, maintenant sept. C’était triste. On a beaucoup pleuré. Après l’ouragan, c’était dur. On ne pouvait pas tous manger, alors mon père m’a chassé. Il avait pas le choix. En discutant avec lui, on apprend qu’il a vingt-quatre ans. Il a arrêté ses études à seize ans. « Il fallait aider pour payer à manger ». Il y avait du boulot et de quoi faire à l’époque. Avoir le bac ne lui aurait rien donné de plus. « Les copains arrêtaient tous l’école et allaient travailler ». Même si Porto-Rico n’était pas dans la même situation qu’Haïti, 59

les quartiers pauvres de là-bas en bavaient pas mal. Ce n’étaient pas des boulots qualifiés, ni déclarés. Être marchand de rue occupait le temps. Parfois, Mario avait même réussi à travailler dans des hôtels ou des restaurants pour des remplacements. Le travail l’amenait dans des endroits inattendus. C’était beau parfois aussi l’idée que demain pouvait le conduire à un possible extraordinaire. Nous, on est un peu scotché, un peu sous le choc, avec ce récit qui nous a pris aux tripes. C’est une histoire racontée par un témoin direct de la catastrophe, sans intermédiaires. C’est incarné. Il y a eu plus de 4000 morts lors de l’Ouragan Maria. C’est ça aussi un ouragan : des gens qui meurent, des gens qui souffrent et qui ont faim, des gens qui partent sur les routes. Notre position est bien plus commode. On est détaché de tout ça et voilà qu’un peu de cette misère nous rattrape et nous force à partager le réel. Alors que nous parlons, deux voitures arrivent à proximité de la maison délabrée que Mario squatte. Peutêtre est-ce les propriétaires ? Il décide d’aller dans leur direction. Il dit être habitué à se faire expulser. Pamela et moi, avions déjà fait un tour sur la plage et pris des photos. Il semble à présent difficile de rentrer dans les immeubles en raison de l’arrivée des propriétaires. Sur la plage, nous saluons Mario. Nous décidons alors de partir. Nous reprenons la voiture pour aller en direction d’Anse Heureuse où se trouvent une dizaine de maisons endommagées, d’après les photos satellites. La tension descend aussi vite qu’elle était montée. L’exploration redevient une promenade. Près d’Anse Heureuse, juste après Grand Case, il faut laisser la voiture et prendre un chemin de traverse, franchir un petit muret. Les maisons que nous cherchons se situent proches de la mer, mais ne sont pas en zone à risque vis-àvis de la submersion marine. De nombreuses habitations situées en dehors des « zones à risque de submersion » ont 60

été très endommagées par les ouragans. Les ouragans, ce n’est pas que la mer, c’est aussi le vent. Quand furent-elles détruites ? Par Irma, par Luis, par Lenny ou par un autre ouragan ? Le risque n’est pas réservé aux « zones à risque de submersion » dis-je à Pamela de façon un peu professorale. Le mansplaning me guette. Le vent agit dans des zones plus larges que la limite administrative des Plans de Prévention des Risques Inondation. Nous prenons des photos de l’extérieur et de l’intérieur des maisons. Il y a des œuvres d’art constituées de matériaux divers, parfois en fer, parfois en bois, à l’intérieur des maisons. - J’aime bien. Je trouve cela plutôt joli - Mouais… répond Pamela dubitative. Pamela reste hermétique face à cela. Des tags recouvrent les murs intérieurs des habitations et on peut lire aussi des messages plus compréhensibles, parfois obscènes, parfois non. Des meubles cassés jonchent le sol des maisons. Pourquoi les bâtiments restent-ils en ruine longtemps après avoir été endommagés sur Saint-Martin ? Quels sont les processus psychologiques, économiques et financiers qui conduisent à cela ? Vers 17 heure, nous allons nous baigner à la plage d’Anse Heureuse. L’eau est chaude, comme toujours. Il y a peu de personnes sur la plage à l’intérieur de cette petite baie. En repensant au jeune, j’ai l’impression de ne rien savoir sur lui. Un peu plus loin, un homme nu s’est installé à une cinquantaine de mètres. Ben, la plage nudiste n’est pas qu’à Baie Orientale dirait-on ! Chacun est tranquille dans son coin, tout se passe bien. On rentre à 18 heure, à la nuit bien tombante. On marche doucement sans se presser. -

Alors, Pamela, tu as passé une bonne journée ? 61

- Il nous arrive trop de choses, répond Pamela. D’habitude, il ne m’arrive jamais rien et là, il nous arrive tellement de choses nouvelles que j’ai du mal à tout intégrer. - On est confronté au monde réel. On n’est plus des chercheurs isolés dans notre tour d’Ivoire. Les chercheurs immergés dans la vraie vie pour comprendre les problèmes des vrais gens, c’est autre chose que d’étudier la surface de la planète Mars ! Le lendemain, dans un des journaux de Saint-Martin, il y a la photo de Mario ou plutôt de Rico. Il a braqué une banque juste après Irma et redistribué l’argent dans le quartier d’Orléans. Cela fait deux ans qu’il est en cavale, qu’il balade la gendarmerie comme des chèvres. C’est limite si sa tête n’est pas mise à prix ! C’est le héros des quartiers populaires, le Robin des Bois de Saint-Martin. Il n’a pas de père connu et sa mère vit en Haïti depuis plus de vingt ans.

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Réflexions sur la vulnérabilité Nous sommes vulnérables, mais à quoi ? Aux crises socio-économiques ? Aux crises sanitaires et environnementales ? Au réchauffement climatique ? A la peur et au stress permanent ? Sommes-nous vulnérables à tout et d’une fragilité sans limites ? Parmi les causes de la vulnérabilité, la mauvaise perception des risques est susceptible de produire une « mal-adaptation ». La « mal-adaptation » renvoie souvent les victimes potentielles à leur propre responsabilité, mais doit aussi tenir compte de la trajectoire qui a conduit les populations à arbitrer entre les différents risques encourus40. L’évaluation et la perception du risque peuvent dépendre de l’expérience du risque de ce groupe, mais aussi d’autres facteurs41. La hiérarchisation des intérêts n’est pas qu’une affaire de rationalité, mais aussi une question qui se joue dans une autre sphère, notamment c’est une question politique. L’appréciation de la vulnérabilité n’est pas répartie de façon homogène dans la population, non seulement à cause d’une exposition au risque variable, mais aussi de l’hétérogénéité de la population qui diffère par l’âge, par la richesse, par son histoire. Caractéristiques matérielles et immatérielles, physiques et symboliques, environnementales et sociales, ont fabriqué notre perception du milieu, en particulier nos peurs et nos attentes. Les imaginaires autour de la nature conditionnent la manière dont on perçoit les risques. Selon qu’on la considère comme une menace, une ressource potentielle ou une entité bienveillante, on ne se comporte pas de la même manière : notre capacité d’action face au risque est 40 Pasquon et al., 2022b 41 Savadori et al., 1998

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influencée par nos représentations des risques. Les vulnérabilités associées aux aléas concernent aussi bien les potentiels dommages aux infrastructures (habitat, routes, barrages, usines,…) qu’au niveau biophysique ou psychologique (décès, blessures, dommages environnementaux) et socio-économique (faillite, chômage,…)42. La caractérisation de la vulnérabilité et la trajectoire qui y mène sont l’enjeu de luttes, car c’est une étape préalable (i) à la protection ou à la prévention de ce qui est vulnérable, (ii) à des mesures visant à réduire les aléas lorsque c’est possible, mais aussi (iii) à des incitations à l’adaptation des personnes et des organisations qui sont aussi une nouvelle manière de réorganisation sociale et économique qui dépasse les géorisques. Non seulement nous ne percevons pas tous nos vulnérabilités de la même manière, mais nous ne sommes pas tous vulnérables dans les mêmes proportions aux mêmes situations. La vulnérabilité est une notion partiellement objective, mais aussi partiellement subjective, dont certains éléments sont quantifiables, mais pas tous. Elle peut donc être sujette à controverse et constitue un enjeu de qualification : désigner l’autre comme vulnérable, peut parfois être un argument pour le pousser au changement, mais ne vise pas nécessairement à l’aider. Paraître ou non vulnérable est alors autant un enjeu qu’être ou non vulnérable.

42 Jouannic et al., 2017

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Récit - Survivre aux catastrophes On s’est rencontré un peu par hasard sur un bateau de croisière sur lequel ni elle ni moi n’allions faire de croisière. Nous étions deux destins bien distincts, sans aucun point commun, si ce n’est l’appartenance à une commune humanité. Nous nous sommes croisés parce qu’on s’est laissé porter par deux courants qui se sont mélangés pendant quelques jours. Deux âmes de passage sur un bateau de passage. On s’est laissé flotter et cela nous a portés jusqu’ici à Saint-Martin durant ce mois de décembre. Il y a des événements qui font basculer nos vies, qui marquent nos existences à jamais. Il faut que je vous raconte comment nous nous sommes connus. C’était sur un grand voilier, un bateau de croisière où j’avais été invité à passer la journée. Une belle journée. J’ai visité la zone du port avec une collègue avant de monter sur le bateau en prenant une petite vedette. On est allé avec au bar du bateau. En discutant avec la barmaid du bateau, j’ai appris que sa tante qui habitait Saint-Martin depuis quelques années allait venir dîner sur le bateau ce soir-là. Comme je voulais rencontrer des gens de Saint-Martin pour des raisons professionnelles, c’était une bonne occasion à saisir. Je ne connaissais personne à Saint-Martin et les hasards de la vie allaient mettre en face de moi une personne qui vivait ici depuis plusieurs années, en plus d’un bon repas. La vie est parfois pleine d’heureuses rencontres. Vive la sérendipité ! Mais pour cela, il faut être ouvert à l’inconnu. Le soir venu, la barmaid me présenta Sophie. C’était une belle femme de 58 ans, qui en semblait un peu moins. Élancée, souriante et chic. Voilà l’impression que me fit Sophie. Nous avons bien sûr un peu échangé, mais pour ne pas la monopoliser durant cette soirée de détente, nous 65

avons convenu de nous revoir à terre durant les prochains jours. Elle m’avait laissé son numéro et moi le mien. Avec ma collègue, nous étions repartis à terre après avoir déambulé sur le bateau en nous racontant nos impressions au clair de lune et en discutant du passé de l’île. Le passé est un monstre qui dévore trop souvent le présent. On est parfois surpris de s’apercevoir combien il nous a engloutis. On comprend mal le présent, on affabule un peu sur l’avenir, mais on se trompe aussi beaucoup sur le passé. Sophie nous avait invités chez elle pour le dîner. La journée de terrain avait été tranquille. Sur l’île, les blocages avaient réduit notre mobilité. L’après-midi nous avions circulé en voiture dans un quartier pour regarder l’état des bâtiments suite à l’ouragan Irma et observer où en était la reconstruction. On comptait aussi les toits en béton, construits à la va-vite, et qui probablement s’écrouleraient lors d’un prochain tremblement de terre, dans cette région à risque sismique élevé. Après plusieurs passages dans ce petit quartier reculé, les gens nous regardaient de travers, interloqués par ces étrangers que nous étions. C’était, en tout cas, notre impression. - Qu’est-ce que vous voulez boire, nous avait-elle demandé ? - Quelque chose de local, avais-je répondu. - Un coca, avait répondu ma collègue Pamela, moins intéressée par les coutumes et les productions régionales ? Elle m’avait préparé un Ti’ punch parfait que j’ai bu sur leur terrasse. Il faisait bon. Pendant quelques minutes, il y avait des moustiques, puis plus rien. C’était marrant, parce que leur réfrigérateur se situait dehors sous la terrasse et aussi parce que leur cuisine n’était pas directement connectée au reste de la maison. C’était une cuisine extérieure. Sous l’effet du Ti’ Punch, sans doute, la parole de chacun s’est libérée. 66

- Depuis combien de temps vous habitez ici, avais-je demandé ? - Vingt ans, avait répondu son mari, je suis arrivé juste après l’ouragan Luis. - Moi, je suis arrivé depuis 6 ans, nous avait dit Sophie. J’avais l’impression de connaître Sophie depuis toujours. Elle vivait depuis plusieurs années sur l’île, mais elle aurait pu vivre n’importe où ailleurs, car c’était le genre de personne à être partout chez elle. Avant, elle était en métropole, mais une histoire d’amour malheureuse l’avait conduite ici, à se rapprocher de l’homme qui était devenu son mari : un ancien amant, d’il y a trente ans, revenu la chercher. - Je n’avais plus rien qui me retenait en Normandie, nous avait dit Sophie. - J’ai retrouvé sa trace sur Facebook, dit son mari, elle était la connaissance d’un ami, alors je l’ai contacté. J’étais célibataire depuis peu. J’ai demandé à mon copain de me donner ses coordonnées. - Comme on se connaissait déjà et qu’on s’était bien entendu, je n’ai pas hésité longtemps, enchaîna Sophie. Je suis venue passer quelques jours de vacances et je ne suis jamais repartie. Le jeune et gros chien de la maison était très attiré par ma collègue. Il n’était pas agressif, mais très envahissant. Ils finirent par l’enfermer dans la cuisine. Elle en a vécu des trucs moches, Sophie. À commencer par cette maladie qui l’a emmerdée quand elle avait trente ans. Ce n’était pas une de ces petites maladies qui va et qui vient. Non, ça avait été plus sérieux. Son existence entière avait été marquée par cette merde. L’épée de Damoclès planait au-dessus d’elle depuis lors. « Il faut prendre tout du 67

bon côté » avait-elle dit. Elle était bien vivante et aimait la vie. La mort l’avait frôlé tant de fois qu’à présent, elle pouvait la regarder en face tranquillement en buvant un Ti’ punch. Pendant ce temps-là, son mari toussait autant qu’il fumait. Elle avait traversé la vie en sautant les obstacles qui se dressaient devant elle. Sauté le cancer, traversé le couloir de la rémission, surmontés les chagrins d’amour, dépassés les chagrins professionnels. Sophie était toujours débout. Trois de ses frères et sœurs étaient morts. Côté famille, elle ne voyait plus grand monde. Elle n’avait pas eu d’enfant. Côté professionnel, elle alternait les emplois précaires. Pour le boulot, elle espérait à présent obtenir l’ensemble de ses annuités et trimestres de cotisation pour la retraite. La retraite, c’est ce qui déchaînait les foules en métropole et en Guadeloupe au même moment. Depuis Saint-Martin, avec ses 35% de chômage, tout espoir de revenu semblait à des années-lumière et la possibilité d’une retraite s’apparentait à une terre promise inaccessible. Elle galérait un peu pour trouver du boulot. - Le commerce est en berne depuis l’ouragan, déclara Sophie. Sophie connaissait bien Pôle Emploi et le chômage alors qu’elle cherchait à travailler régulièrement pour pouvoir partir à la retraite. Mais c’était une SBF, Sans Boulot Fixe. - Ici, les entreprises préfèrent les jobs non déclarés, ça leur coûte moins cher et les services de l’état font semblant de ne pas le voir, à cause de la partie hollandaise de l’île où les cotisations patronales sont inexistantes. Elle avait même tenté de monter un commerce, mais elle s’était faite avoir par un associé. Elle n’en dit pas plus, mais on devinait que ça avait dû être dur à encaisser. On causait. - Comment ça s’est passé pour vous durant l’ouragan Irma ? 68

Le récit n’était interrompu que par les quintes de toux de son mari et parfois par les miennes. Faut dire que c’était juste avant l’arrivée officielle du Covid-19. L’homme devint rouge, sa toux grasse le gênait, et puis cela finit par passer en buvant du rhum. Elle nous raconte sans romancer ce moment de sa vie. L’air de rien, quand elle te raconte cette histoire, tu as l’impression d’être dans un film catastrophe. Tu peux imaginer d’abord le calme avant la tempête. Ils rangent tout à l’intérieur, tranquillement. Ils font quelques réserves. Ils ont même des réserves de cigarettes pour un mois. Par sécurité, ils vont chez une amie qui a une maison plus récente que leur vieille case créole. Ils se tiennent compagnie à quatre. L’amie avec son bébé est rassurée de ne pas rester toute seule. Eux sont dans une maison plus solide que d’habitude parce qu’on annonce qu’Irma, « ça va faire mal ». - D’habitude les ouragans, on les passe en buvant une bouteille de rhum. - Un ouragan, c’est une bouteille, dit le mari. Mais là, il était vraiment fort. On a quand même bu une bouteille. Quand l’ouragan arrive, ils prennent l’apéro parce que c’est la meilleure façon de passer le temps, c’est la coutume. J’imagine bien la scène. Il y a trop de bruit pour dormir en général. - Des écailles de peinture et des gouttes d’eau arrivaient du toit sur mes épaules, raconte Sophie. Elle a l’impression de voir le toit s’ouvrir sous ses yeux. La structure de la maison est déformée par le vent. Ils se réfugient à quatre dans les toilettes quand tout part en morceaux. Il n’y a pas de fenêtre qui pourrait imploser dans 69

les toilettes : ce sont des projectiles en moins. Eux le savent. A quatre dans les toilettes, le temps parait long. L’enfant pleure et sa mère, en panique, n’arrive pas à le calmer. Comment pourrait-elle le rassurer alors qu’elle-même tremble ? Elle vibre comme la maison sous l’effet du vent. Dommage qu’ils n’aient pas eu la présence d’esprit d’amener la bouteille de rhum avec eux jusque dans les toilettes. Ils imaginent l’enfer autour d’eux. Quand on ne voit pas, on imagine plein de choses. Les promesses de désolation sont infinies. Sophie s’y connaît en désolation. Elle n’en est pas à sa première catastrophe. Elle les attire. Elle choisit toujours les lieux et les gens propices à faire naître la mort. Elle aimante les catastrophes, elle côtoie les crises. Elle est dans des endroits merveilleux qui se transforment toujours en enfer au bout d’un moment. Est-ce que c’est elle qui porte malheur ? Non, ce n’est pas comme ça qu’elle interprète les choses. Elle sait bien qu’elle n’a pas provoqué le tsunami qui a ravagé Phuket le 26 décembre 2004. Ce n’est pas sa faute, elle le sait. Elle sait aussi que ce jour-là à Phuket, dans son malheur, elle a eu la chance de se trouver dans la maison d’un ami qui était un peu en retrait par rapport au littoral. Lorsque l’onde est arrivée, elle ne se trouvait pas au bord de la plage, par chance, contrairement à son habitude. Ce n’était pas son heure. Qu’aurait-elle pu faire si elle s’était trouvée à proximité de la plage ? Rien, si ce n’est mourir comme les autres. Tout cela avait été tellement soudain. Le lendemain de Noël, on digère normalement. Mais ce jour-là, les choses avaient été un peu bouleversées. L’espace répétitif de nos activités quotidiennes s’était engouffré dans un tourbillon qui avait laissé des traces dans les corps, sur les maisons, dans les rêves et les désespoirs. Cette journée était devenue un repère pour elle, comme pour des millions de personnes affectées par l’évènement. Son espace professionnel, affectif, son imaginaire, ses cauchemars 70

avaient été chamboulés par cette journée. Les liens, les repères, tout s’était effondré. Elle a été digérée par la vague de boue et de débris, comme les autres, mais, elle, uniquement dans son esprit. Ceux qui se trouvaient en bas sont morts. Elle aussi s’est éteinte, mais un peu moins. Tous égaux dans la putréfaction. Des collègues à elle, femme de ménage ou responsable de la clientèle, de riches clients ou des voisins vietnamiens sans un sou, personne n’avait pu se prévaloir de ne pas mourir en présentant un compte en banque bien garnie ou un Curriculum Vitae étoffé. Quand c’est l’heure de crever, on crève. Sophie était passée à travers le râteau de la mort encore une fois. Un jour viendra son heure, comme pour les autres copains. En attendant, il avait fallu tout reconstruire dans sa vie. Elle n’avait jamais accumulé que des souvenirs et encore. Elle était repartie depuis zéro dans l’Ain, ce n’est pas banal, puis en Normandie. Coincés à quatre dans les toilettes de la maison à SaintMartin sous des rafales de vent à 300 km/h, Sophie gardait la tête froide. Ce contre quoi tu ne peux rien, accepte-le sans haine, ni peur. Elle se sent étonnamment sereine alors que dehors, tout fout le camp, que le ciel gronde, que l’océan s’agite, que les feuilles des plantes disparaissent vers on ne sait où. Les autres éprouvaient du stress, mais elle a l’impression d’être détachée de tout cela. Quand la force de l’ouragan diminue, que le vacarme du vent s’atténue, chacun n’a qu’une envie, c’est de prendre l’air, d’aller voir l’état du monde. Mais lorsqu’ils tentent de sortir, la poignée de porte des toilettes leur reste dans les mains. Ça semble dérisoire et même drôle d’être coincé dans les toilettes. Ils n’ont qu’à appeler les voisins ! Personne ne les entend. Le monde est sourd autour d’eux. Ils ont leur téléphone, ils peuvent écrire des messages et appeler les pompiers : mais l’ouragan a balayé tous les réseaux. Un monde déconnecté leur ouvre les bras. Ils sont 71

seuls avec eux-mêmes. C’est le moment de méditer. Son mari songe à mettre le feu à la porte. Mourir brûlé ou asphyxié est-ce une alternative raisonnable ? Le gamin hurle. La mère chiale. Son mari craque et attend la mort, sans aucune bouteille de rhum, c’est ce qui est le plus terrible pour lui. Alors, il fume dans les toilettes. Ils finissent par trouver un objet métallique dont ils ne savent quoi faire dans un premier temps et que Sophie commence à utiliser pour gratter la porte. Pourquoi ont-ils installé une porte pleine, si lourde et résistante, pour les toilettes ? Ils se relaient. Ils se passent l’enfant aussi de main en main. Le temps parait long et la porte solide. Enfin, au bout de quatre heures, ils atteignent le mécanisme de la poignée et parviennent à ouvrir la porte. Dehors, il y a des débris partout, des maisons détruites, des toits de tôle envolés, des squelettes d’arbres déracinés, des voitures endommagées ou complètement hors service à cause des projectiles ou parce qu’elles ont été retournées. De toute façon, les routes sont bloquées par d’énormes masses de débris. Ô miracle, il y a des gens vivant dehors ! Jamais les habitants n’avaient connu un ouragan aussi fort qu’Irma à Saint-Martin, de mémoire d’être humain encore en vie. L’ouragan Luis était fort, mais pas autant. Luis avait duré longtemps et il avait beaucoup plu, mais le vent avait été moins fort. Il n’avait pas détruit la préfecture et désorganisé tous les services de secours, gendarmerie et pompiers compris, comme durant Irma. Les gens du quartier, ensemble, s’entraident pour construire des abris, pour partager quelques ressources. La voiture de Sophie et de son mari est miraculeusement encore roulante, mais comme la route n’est pas dégagée, ils ne peuvent pas bouger. Les gens du quartier ensemble dégagent les routes. Le soir arrive vite quand on s’épaule, quand on se relève ensemble. Comment vont-ils faire pour 72

rentrer chez eux ? Immédiatement, on leur propose une solution. Quelqu’un du quartier, où ils n’habitent pas, une personne qu’ils ne connaissent pas, les accueille, leur offre à manger et un lieu où dormir pour la nuit. Générosité spontanée. À chaque fois qu’on parle d’altruisme, j’ai les larmes aux yeux, merde ! Cela ne m’empêche pas de manger le poulet préparé à la créole avec son riz, sa patate douce et ses petits légumes. Je me régale. Le lendemain, lorsque la route du quartier et la route principale ont été dégagées, ils peuvent rentrer chez eux. Dans quel état sera leur petite maison en bois ? La case créole bleue claire est encore debout. Il manque une partie du toit, les arbres du jardin n’ont plus une feuille, comme sur toute l’île, mais la case créole est encore là. Le mari de Sophie pleure, parce qu’il reste quelque chose de leur vie d’avant, parce qu’un bout est debout, qu’ils peuvent reprendre place, même s’ils ne sont que locataires, même si de leur lit, ils voient le ciel et que la pluie y dégouline. Ils ont encore leur place ici. Il y a encore trace d’eux et de leur vie. Il y a beaucoup de choses à reconstruire, mais ils ont encore leur base. Ils ne sont pas rien et ils ne sont pas seuls. Ils participent comme ils peuvent à l’effort collectif de survie. Ils pansent leurs plaies, donc ils sont. Pendant que Sophie tente de mettre de l’ordre dans la maison, son mari part faire quelques courses. Il rencontre une collègue de Sophie qui leur propose de les accueillir. Main tendue, entraide, encore. - Mais vous allez faire comment s’il pleut, demande la collègue ? Venez dormir à la maison. L’humanité n’est pas pourrie, bordel. Ça me donne envie de chialer à chaque épisode que Sophie raconte. C’est comme si j’étais depuis le début, parmi eux, dans les décombres et qu’on me tendait la main à moi. C’est peutêtre l’effet du Ti’ punch. Le toit de la collègue de Sophie a 73

tenu et son humanité aussi. En revanche, au supermarché, le toit est éventré et l’eau est rationnée. Les clients entrent au compte-goutte dans le magasin, par dix plus exactement, de peur qu’une émeute ne débute à l’intérieur. Pendant cinq jours, Sophie et son mari sont accueillis et nourris par sa collègue et sa famille. Dans les maisons en béton armé de ce quartier coquet, il y a des générateurs électriques de secours. Sophie et son mari apportent ce qu’ils peuvent, ce qu’ils ont, de l’alcool, des cigarettes, quelques boites de conserve. Ils partagent. Ils retournent durant la journée installer une bâche de fortune fournie par les pompiers sur le toit de leur maison. C’est peu efficace contre la pluie. Le soir, ils font des barbecues collectifs avec les nouveaux voisins du quartier de Friar’s Bay. C’est convivial. La mangrove est abîmée et l’air circule dans le silence assourdissant d’un monde sans feuilles. Le vent fait un autre bruit. Dans ce nouveau monde, même les sons ne sont plus les mêmes. Si tout change à la surface de la terre, comment les humains pourraient rester exactement les mêmes ? Les secours arrivent de métropole après une semaine. La logistique est lourde. Des barges militaires débarquent sur la plage en bas de là où ils logent. La nourriture et l’eau leur sont distribuées en abondance, en tout cas à ceux qui se trouvent juste à côté des lieux de débarquement. De l’autre côté de l’île, ce n’est pas le cas. La distribution des secours est aléatoire dès qu’on s’éloigne de la source. Sur la plage de Friar’s Bay, on fait bronzette en même temps qu’on achemine les secours. De l’autre côté de l’île, à Baie Orientale, c’est un bateau de guerre américain qui vient désaliniser l’eau de mer. C’est ce qu’on dit en tout cas. Mais on dit beaucoup de choses, on s’imagine des morts par centaines, des pillages violents et des viols à tous les coins de rue. La rumeur court. Le bouche-à-oreille construit un réel encore plus dur et dangereux que le monde réel. 74

L’imaginaire par temps de catastrophe est peuplé de monstres. Comment savoir ? Comment anticiper et prévoir les heures et les jours d’après ? Suivant les quartiers, les gens vivent soit dans la peur, soit dans une douce attente confraternelle. Comme les voisins du dessous partent pour la Guadeloupe avec leurs jeunes enfants, Sophie et son mari occupent gracieusement leur appartement pendant trois mois. Cela leur permet de se remettre doucement du sinistre. Ils installent une bâche de meilleure qualité, fournie par la sécurité civile. Mais la pluie durant les semaines qui ont suivi l’ouragan a détruit encore plus l’intérieur des maisons que ne l’avait fait l’ouragan luimême. Le mari de Sophie et le propriétaire réparent euxmêmes le toit, quasiment à l’identique. Le propriétaire n’était pas assuré. En prenant le dessert, ils nous donnent les photos qu’ils ont prises lors du sinistre et bien plus encore. Sans pudeur. Pour le dessert, il y a une salade de fruits. Le mari de Sophie tousse tous ses poumons. J’ai cru qu’on allait les voir sortir. Mais ils n’auraient pas pu tous tenir dans le petit mouchoir qu’il met devant sa bouche. Finalement, il se lève pour prendre de l’air entre la terrasse et le jardin. Il tousse comme il respire. Il devient rouge. Il se penche pour tout cracher, expectorer le mucus. Il s’effondre. Maladroitement, sans doute, je tente un massage cardiaque, pendant que Sophie appelle les secours. J’ai vu faire à la télé et même sur des mannequins. Mais quand il faut le faire en vrai sur quelqu’un, l’impression est un peu différente. On agit de la manière qui semble la plus sensée en attendant mieux. Lorsque les pompiers arrivent, ils poursuivent le massage cardiaque. Je transpire. Sophie regarde le corps étendu sur la terrasse avec des larmes qui lui coulent sur les joues. On n’y peut rien si la vie disparaît devant nous. Ce n’est pas de la faute de Sophie, ni la nôtre. 75

Drôle de soirée. On voulait se rapprocher de la vie des gens de l’île, et on s’est approché de leur mort. On reste là sur la terrasse, un peu hébété. Appeler quelqu’un ? Être présent à côté de Sophie ? Se donner le temps. De la vie sort toujours la mort. De la mort sort parfois la vie. Destruction créatrice, mon cul.

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Réflexions sur la destruction créatrice Il faut s’attendre à lire et entendre dans les prochaines années que toutes les destructions sont créatrices, grâce à la « résilience », cette capacité à se transformer, à s’adapter. Il y a des présupposés à la « destruction créatrice »43 qui sont de divers ordres : (1) des présupposés moraux/religieux/mythiques où la souffrance doit précéder le plaisir, où il s’agit de souffrir et de mourir symboliquement, avant de renaître « purifiés » et « meilleurs », (2) des présupposés organisationnels et comportementaux conçus comme des analogues à des processus biologiques, voire géologiques. En biologie, l’incubation de virus et de maladies est un préalable à l’immunisation du corps et à l’accroissement de la capacité du corps à faire face. « Tout ce qui ne tue pas rend plus fort » est sous-entendu dans le présupposé de la destruction créatrice. Les catastrophes détruisent, mais les conséquences indirectes des catastrophes sont diversement appréciées. La thèse développée ici est que l’économie des géorisques est construite sur un opportunisme associé à la destruction et à la menace de destruction. Une des promesses à l’œuvre dans l’économie des risques et de la résilience est celle de la destruction créatrice. Dans la destruction créatrice, souvent associée à Joseph Schumpeter (1883-1950), une grappe d’innovation conduit à de nouvelles organisations, à de nouveaux produits et à de nouveaux débouchés. Cette transformation va rendre obsolètes des techniques, des produits, des organisations, des métiers et des compétences, mais produire, pour ceux qui accompagnent les innovations, des opportunités 43 Schumpeter, 1942

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nouvelles de richesses44. Il y a un présupposé spécifique à l’économie des risques et de la résilience, qui sous-entend que quelque chose de mieux peut résulter des catastrophes « naturelles ». Dans cette conception du monde, l’adaptation aux catastrophes futures, à l’inéluctable, est un impératif, une action rationnelle. La destruction des modes de vie ou de l’environnement s’interprète plus facilement dans ce cadre, en étant un « moyen » vers le « mieux », vers le « progrès ». Dans cette vision du monde, la destruction créatrice est une méthode, un guide, pour l’action, qu’il ne s’agit pas de remettre en question sans passer pour un réactionnaire grincheux. Le changement, dans ce cadre de pensée, est « forcément » positif. Cette pensée n’est plus réactionnaire, mais déjà plébiscitée par les actionnaires, notamment dans le secteur des assurances. La destruction-créatrice permet, selon ses adeptes, l’élimination des entreprises les moins rentables, le renouvellement des organisations obsolètes, la jouvence des machines désuètes, le développement et la diffusion de nouveaux outils, l’émergence de nouveaux modes de vie et de consommation. Ce système de pensée est « logique », « cohérent », à défaut d’être vraiment justifié en dehors de ce cadre de pensée, en termes d’intérêt général ou d’intérêts partagés, voire tout simplement en termes d’efficacité. L’ingénierie de la résilience est une façon de mettre en œuvre la « destruction-créatrice ». Dans l’imaginaire de la destruction-créatrice, ce qui vient après est mieux que ce qui était avant a priori. Ainsi, malgré la destruction, la catastrophe constitue une opportunité pour améliorer ce qui existait avant et était figé. Le développement sans précédent de l’ingénierie des risques et de la résilience constitue aussi un indice de la large diffusion (et de l’acceptation) de l’imaginaire de la 44 Schumpeter, 1942

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destruction-créatrice, en plus d’être lié à la croissance des crises et à la volonté d’y faire face. Dans ce système de pensée, le sens de l’histoire est orienté par une flèche du temps imaginaire qui permet de dépasser le passé grâce au progrès qui émerge de la destruction45. Le culte du nouveau et du changement conduit à la transformation permanente de l’existant, voire à l’accélération des transformations46. Dans ce cadre intellectuel, la destruction créatrice est considérée comme un moyen, une méthode. La crise permanente constitue un mode d’organisation pratique. Dans l’idée de « destruction créatrice », la destinée divine est remplacée par le hasard produit par la « nature » : c’est désormais le hasard produit par la nature qui redistribue régulièrement les cartes. L’influence des facteurs sociaux reste dans cette optique peu visible : le mécanisme est prétendument d’ordre « naturel », ce qui évacue du processus une partie des responsabilités collectives ou individuelles, mais aussi des possibilités de critique des choix des Hommes. Cette conception athée, où la « nature » remplace le divin dans la distribution des événements qui affectent la vie des populations, ne rend pas pleinement compte de l’influence importante de l’organisation sociale : l’allocation des moyens avant et après la catastrophe reste organisée par les humains. L’ingénierie de la résilience et l’ingénierie des risques sont des éléments de cette organisation. En d’autres termes, l’optimisation de l’allocation des moyens par redistribution « aléatoire » au moment des crises et des catastrophes reformule et renouvelle la « main invisible » popularisée par Adam Smith. L’appropriation « commune » et l’utilisation des notions de destruction-créatrice, de sélection naturelle et de main 45 Hartog, 2003 46 Hartmut, 2012

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invisible sont assez proches. La théorie de la sélection naturelle a influencé la théorie économique libérale47 : lors des crises ou même en dehors de celles-ci, la destruction des entreprises les plus faibles est considérée comme « bénéfique » à la société puisqu’elle permettrait de sélectionner les entreprises les plus solides, qui seraient les meilleures et les utiles à la société. Dans le modèle de l’économie classique, les emplois éliminés et les employés licenciés constituent une évolution qui permet de réduire les coûts en gardant les meilleurs éléments et en supprimant les moins utiles. L’humain est un moyen. Cependant, la contemporanéité de l’usage des théories de la sélection naturelle, de la destruction créatrice et de la main invisible48, ne doit pas laisser croire à un processus analogue qui transformerait l’ensemble des composants de l’univers. Ce qui se passe dans les espèces animales n’est pas exactement ce qu’il se passe dans la société. Le « darwinisme social » de Herbert Spencer (1820-1920) a été récusé par Darwin lui-même : cette notion de « darwinisme social » désigne l’idée selon laquelle la compétition engendre un progrès, car elle permettrait dans la sphère sociale « la survie des plus aptes », donc l’amélioration des individus comme des organisations. La disparition des « moins aptes » n’étant pas considérée comme néfaste, dans cette optique. Darwin soulignait cependant lui-même le rôle de l’altruisme dans l’organisation sociale, qui faisait différer le fonctionnement social du modèle de la sélection naturelle. Il faut aussi souligner l’existence de pratiques altruistes et de coopération à l’intérieur de sociétés animales. On parle peu de l’influence qu’ont eue les sciences de la Terre sur la « destruction créatrice ». Il y a quelques analogies entre les transformations conceptuelles qui se 47 Tort, 2008 48 Tort, 2008

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sont produites en science de la vie et en sciences de la Terre, notamment au 19e siècle, et leur importation dans le champ économique. Des raisonnements par analogie sont utilisés en économie pour justifier des interprétations et renforcer des pratiques. Schumpeter (1942) utilise dès le départ l’image d’un « ouragan perpétuel » pour évoquer la destruction créatrice. Cette image, issue des sciences de la Terre, d’une destruction d’origine naturelle qui produit des effets en cascade multiples, dont certains favorisant l’émergence de formes de vie redynamisées, là où elles semblaient peu actives, s’exprime lors des activités volcaniques et des inondations. Les éruptions volcaniques peuvent produire la destruction des édifices volcaniques, de villes (comme Pompéi) et de la vie, mais aussi produire des sols fertiles favorables à la vie. Ce même mécanisme, propre aux sciences de la Terre, qui permet la mise à disposition de sols riches en nutriments pour la végétation par transport et dépôt de matériel, s’observe avec les crues qui sont capables de détruire des habitations et d’éroder en profondeur les versants pentus, mais aussi de rendre fertiles les terres des lits majeurs, comme dans la vallée du Nil49. Si l’analogie de la compétition est souvent associée à la biologie, l’analogie de la destruction créatrice n’est pas étrangère à la géologie. Destruction comme construction proviennent de la racine latine struere, qui signifie amasser, bâtir, entasser, disposer en couche : disposer en couche, comme les couches géologiques, les unes sur les autres. Dans cette cosmologie, le chaos est à l’origine du monde. Ces théories issues des sciences de la nature servent à justifier le fonctionnement du monde économique et social. La justification du fonctionnement du monde social assoie une partie de sa légitimité sur des analogies extérieures au monde social. Il s’agit de justifications croisées entre 49 Gargani et Jouannic, 2015

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métathéories, comme si l’organisation socio-économique ne pouvait pas ou ne devait pas être justifiée par les décisions des acteurs socio-économiques eux-mêmes. L’existence de concepts voyageurs d’une science à une autre n’est pas en soi un problème : il est juste important de bien cerner les limites du raisonnement par analogie et de ne pas l’utiliser comme un argument d’autorité en l’important d’une discipline plus « noble » et légitime vers une autre qui le serait moins.

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Récit - La milice et la mer Durant le cyclone, le toit de la maison d’Antoine Laforêt s’est envolé. Il habite dans les collines au-dessus de Cul de Sac, du côté du Mont Vernon. Sa baie vitrée, qu’il avait calfeutrée derrière des planches en bois a résisté au cataclysme. Il s’est réfugié au rez-de-chaussée dans la chambre de ses enfants qui n’ont rien entendu. Eux dormaient tranquillement et ne se sont aperçus de rien. Heureux ceux qui ne perçoivent pas les soucis ! Heureux ceux qui ne s’inquiètent pas ! Lui, il veillait. Il a participé comme « référent », à la distribution de nourriture et de biens de première nécessité. Il pouvait se servir en premier, pour lui et sa famille, nous a-t-il confié en toute franchise. Il s’en est bien sorti lors de la phase juste après le cyclone. Il bénéficiait de la solidarité familiale. Sa belle-famille a une citerne d’eau, donc il n’en a pas manqué. - Quelques jours après l’ouragan, on allait dans les villas qui avaient des piscines et on foutait de l’essence dedans pour éviter que les moustiques prolifèrent. J’allais récupérer de l’essence à la station essence ou bien on en siphonnait dans les épaves des voitures. On s’est organisé, parce que sinon ça risquait de devenir un enfer entre les moustiques et le manque d’hygiène qu’on subissait tous. Ҫa aurait été une hécatombe. Il y a eu un peu de solidarité interne à plusieurs îlots de maisons de son quartier, notamment pour les premières réparations et pour le partage de ce qui arrivait. Ils ont fait des barbecues avec le bois des maisons cassées. Au passage, nous a-t-il confié : « on a respiré des fumées probablement toxiques provenant de la peinture des planches de bois ». Ils ont aussi organisé une milice. Lui, comme c’était un ancien de la Police nationale, il a toujours eu une affinité 83

avec les armes à feu. Depuis qu’il est à Saint-Martin, il s’entraîne au stand de tir qui se trouve à Anse Marcel. Il n’y a que des blancs là-bas. - Déjà qu’avant Irma, tu sentais qu’au stand de tir d’Anse Marcel, il y avait des gens un peu extrémistes, mais depuis Irma, il y a des gens prêts à en découdre, concède Antoine Laforêt. Pendant plusieurs semaines, il a circulé armé. Quand ils faisaient leur tour de garde aux entrées de leur quartier résidentiel, Laforêt n’était pas le seul avec une arme, surtout la nuit. La peur s’était emparée de plusieurs quartiers de l’île. Certains craignaient les pillages tout autant, voire plus, que les pénuries. - Ce n’est pas que des anciens militaires ou des policiers qui possèdent des armes, c’est monsieur « tout le monde », déclare Laforêt. - C’est la mentalité américaine ? - Il y a beaucoup de monde à Saint-Martin qui vient des États-Unis ou du Canada, mais les métropolitains et les saint-martinois aussi ont des armes. C’est à cause de la drogue et des gens qui prennent du crack. Il y avait durant Irma des rumeurs de pillages violents, de meurtres, de viols, de prisonniers évadés depuis la prison de Sint Maarten. C’était « les blancs contre les noirs, les riches contre les pauvres ». Il a rêvé un peu tout ça. Il le concède à mi mots. « C’était surtout pour manger, pour chercher la nourriture dans les maisons abandonnées ». Fallait bien se démerder. Lui, il a cassé le coffre d’une voiture qui ne fonctionnait plus pour récupérer un escarbot. - Moi, je faisais ma ronde chaque soir de 21 h à minuit. On tournait par équipe de deux. Il y avait aussi une 84

personne à chaque entrée qui mettait sa voiture en travers de la route. On n’a eu aucun vol dans le quartier grâce à ça. Mais voilà, il faut savoir s’organiser que ce soit pour la nourriture, pour nettoyer les rues ou pour la sécurité. Si on attend que ça vienne du ciel, il ne se passe rien, s’exclame Laforêt ! - Et dans les autres quartiers, il y a eu des problèmes ? - Le super U a été dévalisé. La nourriture, c’est normal parce que les gens cherchaient à manger, mais les écrans plats aussi ont été volés. Ils revendaient les télés contre de la nourriture ou de l’eau... C’était l’anarchie. - Il y a eu des personnes tuées lors des pillages ? - Non, on a eu de la chance, concède Laforêt du bout des lèvres. Les gens ont laissé faire. Mais la prochaine fois, il risque d’y avoir plus de problèmes. Ils ne se laisseront plus faire. - … - Un matin, on a attrapé un jeune qui était entré pour faire du repérage dans la résidence. Il devait avoir quatorze ans, pas plus. Lui, il prétendait qu’il se baladait juste. Mais nous, on lui a bien fait peur, pour qu’il comprenne bien que lui et ceux pour qui il faisait du repérage, on avait de quoi les recevoir, qu’on ne se laisserait pas faire. - La police l’a arrêté, demande-t-on ? - Mais, qu’est-ce que vous voulez que fasse la gendarmerie dans ce genre de circonstance ? S’ils avaient dû arrêter tous ceux qui ont commis une infraction, il y aurait eu la moitié de l’île derrière les barreaux. Ils n’avaient euxmêmes pas de quoi manger, ni boire, au bout de trois jours ! Non… le gamin, on l’a retenue pendant quelques heures et on avait nos armes bien apparentes. Et puis on connaissait des gens de sa famille. Il savait qu’on le retrouverait s’il y avait un problème. Il venait de Grand Case. Antoine Laforêt dit être entre le marteau et l’enclume 85

dans sa fonction à la police de l’urbanisme. Il y a une guerre politique entre l’État et la COM –la collectivité de SaintMartin–, mais aussi entre la mairie et les gens des quartiers. Laforêt parle sans filtre. - Je veux changer de poste, car c’est très exposé à la police de l’urbanisme. On se fait insulter tous les jours, dans la rue, par courrier, par mail. On reçoit des menaces. Nos familles aussi. Je veux quelque chose de plus tranquille. Vous savez, les agents de la police de l’urbanisme qui travaillent avec moi, eux aussi sont très exposés. Ils verbalisent leurs cousins, c’est difficile comme position. - … - J’ai un de mes hommes qui m’a raconté qu’après qu’on ait verbalisé quelqu’un de sa famille, il n’a plus été invité dans les fêtes de famille. Quand même ta famille te tourne le dos, c’est qu’il y a un problème. Ils se font régulièrement crever les pneus de leur voiture et casser leurs rétroviseurs. Pour eux, leur quotidien est infernal. Leurs enfants se font insulter à l’école. « Ton père, c’est un collabo ! » « Ton père, c’est un traître ! Une balance ! ». Ce n’est pas facile d’entendre ça, pour un gamin. Et pour les parents non plus ! Même si c’est mieux payé que la plupart des autres boulots de l’île, il y en a qui partent. J’en ai déjà trois qui ont changé de poste. Antoine Laforêt prend une excuse quelconque pour s’enfuir de la conversation. Les mots, ce n’est pas ce qu’il préfère, surtout avec des étrangers comme nous. Chacun sa merde et des armes pour tous.

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Réflexions sur la peur et la prévention des risques Les normes, les règles ou les lois sont des réponses organisées, mais parfois peu efficaces, en décalage avec les actions à mener les plus pertinentes. La hiérarchisation des risques, comme l’établissement des normes et des préconisations géotechniques, n’est pas qu’une procédure « technique », mais aussi un enjeu politique50. Elle est souvent l’objet de débats et de conflits. L’évaluation et la perception des risques peuvent dépendre de l’expérience des risques de ce groupe, mais pas seulement. Les conséquences des catastrophes affectent différemment les groupes sociaux du fait de leur localisation spatiale, mais aussi de la capacité à faire face aux coûts de ces catastrophes51. Les dispositifs d’atténuation des risques, ainsi que les normes de construction ne sont pas nécessairement neutres dans la transformation de l’habitat et des modes de vie. Ils peuvent produire une accentuation de la différentiation sociale à cause des coûts induits. L’économie de la prévention des risques et de la résilience post-catastrophe est une économie de la peur. Le cycle des promesses de réduction des risques consiste, pour résoudre un problème, à générer une nouvelle situation et souvent de nouveaux problèmes, généralement involontairement, par l’intermédiaire de solutions techniques, pour lesquelles il sera à nouveau promis de trouver une solution. Ainsi, il se peut que la peur présente soit résolue par l’apparition de nouvelles peurs, qui favoriseront l’oubli partiel de la peur précédente. Si la peur devient la norme, la barbarie face à la catastrophe, réelle ou supposée, n’est pas loin52. 50 Gargani, 2019 51 Gargani, 2022 52 Stenger, 2009

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Les activités professionnelles qui traitent des géorisques sont non seulement présentes dans le secteur public et parapublic (universités, BRGM, Cerema, DEAL, CEA, CNRS, …), mais également dans le secteur privé. Dans le secteur privé, les acteurs sont notamment les assurances, les bureaux d’étude de géotechnique et en environnement, les architectes, les entreprises du BTP (Bâtiment-travauxPublics) et du génie civil. En France, la loi relative à la prévention des risques majeurs, précise : « Les citoyens ont droit à l'information sur les risques majeurs auxquels ils sont soumis et sur les mesures de sauvegarde qui les concernent. Ce décret s'applique aux risques technologiques et aux risques naturels prévisibles... ». La mise en place des plans de prévention des risques naturels (PPRN), visant à réduire ou à limiter l’augmentation de la vulnérabilité et donc des risques, et à informer de l’existence de ces risques, émane de ces textes. Les dispositifs techniques, comme les digues, les barrages, les constructions parasismiques et paracycloniques, mais aussi les dispositifs organisationnels (plan COLMAR, Plan de Prévention des Risques Naturels, assurances, etc.) sont censés soit infléchir la nature, c’est-àdire la domestiquer ou la neutraliser (casser les vagues, etc.), soit infléchir les trajectoires de vulnérabilité (i.e. transformer la société). Lors des catastrophes naturelles, les professions de la prévention des risques et du relèvement post-catastrophe ont tendance à voir leurs activités s’accroître de façon importante. Ainsi, suite à l’ouragan Irma survenu en 2017 dans les îles de Saint-Martin et Saint-Barthélemy, alors que l’activité de ces îles avait diminué de plus de 30% en 2018 par rapport à 2016, le secteur de la construction avait quant à lui augmenté son activité53. La reconstruction des 53 IEDOM, 2019

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habitations, des commerces et des infrastructures publiques, a favorisé l’activité du secteur du Bâtiment et des Travaux Publics (BTP). Les administrations et les centres de recherche publique sur les risques ont pu aussi voir leur activité s’accroître en lien avec cette catastrophe. Il y a différents acteurs de l’économie de la résilience post-catastrophe : experts des assurances, architectes, ingénieurs des services techniques de l’état, ingénieurs des bureaux d’étude dans les risques naturels, ingénieurs géotechniciens ou du BTP, entreprises dans la communication pour redynamiser le tourisme, psychologues (éco-anxiété, symptômes post-traumatiques), épidémiologistes (médecins, agences de santé). De nombreux métiers jouent un rôle direct ou indirect dans le rétablissement des conditions de vie. La séparation peut parfois être difficile entre ingénierie de la résilience et ingénierie des risques : entre la gestion de la crise d’avant et de la catastrophe d’après, il y a parfois peu de temps. L’ingénierie de la résilience ne produit pas de rupture fondamentale dans le fonctionnement de nos sociétés, car elle vise à maintenir le système presque tel qu’il est et à profiter de quelques « opportunités de changement ». Tout change, sans que rien de fondamental ne change vraiment dans la structure du système pour réduire les vulnérabilités. Si des transformations sont réalisées ponctuellement après les catastrophes, la trajectoire de coévolution nature/culture n’est pas changée par ce type d’ingénierie. Quels sont les dispositifs qu’il faudrait mettre en place pour changer cette coévolution ? Quelles sont les structures qui survivent à toutes les transitions ? L’ingénierie de la résilience est une industrie des crises et des sorties de crise qui tire profit des crises (reconstruction). Il s’agit aussi d’acteurs au service de la société, censés améliorer l’existence des populations immédiatement après les catastrophes. L’ingénierie des 89

risques et de la résilience est cadrée par des règles, des normes et des conventions, mais aussi par des pratiques, des savoirs et des valeurs. Le cadrage explicite par les normes, et le cadrage implicite par les usages, conditionnent les choix techniques. Les dispositifs qui influent sur l’organisation sociale, le font « pour le bien de la population », quel que soit l’effet réel qui advient. Dans le système de gestion des catastrophes, il y a des actions non-financières, comme l’entraide postcatastrophe, mais il y a aussi des activités financières. L’entraide, le bénévolat et les pratiques de don peuvent avoir une influence non négligeable lors du relèvement post-catastrophe, comme ce fut le cas après l’ouragan Irma54. En plus de cette économie peu quantifiée, mais souvent très présente, il faut ajouter l’activité des services publics qui œuvrent au relèvement sans intérêt mercantile direct. Enfin, il y a le secteur de l’économie commerciale, légale ou illégale, comme celle du secteur du bâtiment55. Le secteur commercial produit de la « valeur », c’est-àdire des échanges avec un support financier, un flux d’argent. Il y a une possibilité de gagner de l’argent avec les catastrophes naturelles. Cette possibilité existe avant la catastrophe, c’est-à-dire lors de la phase de prévention qui incite à se protéger par l’acquisition de biens et de services spécifiques. Par exemple, il peut s’agir d’acheter de nouvelles fenêtres plus résistantes aux vents forts ou de mieux fixer les toits pour faire face aux ouragans. Pour les services, il peut s’agir de souscrire à une nouvelle assurance ou à des systèmes d’alarme spécifiques, par exemple. C’est ce secteur d’activité que nous appelons l’ingénierie des risques. Cette possibilité de gagner de l’argent existe aussi après la catastrophe. Lors de la phase de relèvement, le 54 Pasquon et al., 2022 55 Gargani, 2022

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renouvellement des biens détruits et l’amélioration de certains systèmes (réseaux d’énergie, de télécommunication, etc.) par des techniques plus sophistiquées permettent le développement d’un secteur économique de la « résilience ». L’économie de la résilience vit sur la « promesse » de catastrophes et de leurs atténuations ou de leurs résolutions. L’ingénierie de la résilience est une ingénierie de transition, de crise en cours et à résoudre : son marché est d’autant plus florissant que la crise est importante. Cette communauté a donc intérêt à ne pas résoudre définitivement les problèmes (service à renouveler) si elle le pouvait, à faire croître progressivement les normes de sécurité, à diffuser la peur non seulement pour le bien des populations, mais aussi pour la pérennité de leur modèle économique. L’absence de transformation post-catastrophe conduit à la fin de ce type d’économie. Le fonctionnement de l’économie des crises et des risques est fondé sur les peurs et les promesses de la résolution des crises, de la prévention efficace des risques (mais pas trop, sinon le marché disparaît). Le degré de perception des menaces doit être relativement élevé pour conduire les victimes potentielles, les personnes qui se sentent vulnérables, à entreprendre une action corrective pour réduire leur vulnérabilité et augmenter leur « capacité à faire face ». La peur doit être suffisamment répandue pour mettre en mouvement des actions individuelles, mais aussi des actions collectives. La construction de digues pour lutter contre les crues ou les submersions marines est un exemple d’action à un niveau collectif qui mobilise les acteurs de l’ingénierie des risques. La construction de structures pour lutter contre l’érosion d’une berge ou d’une falaise est aussi liée à ce secteur d’activité. La fabrication du consentement des populations s’opère par plusieurs mécanismes : peur, espoir, confiance en la capacité de 91

résoudre les problèmes. Le fonctionnement de l’économie des géorisques est conditionné par l’avènement de catastrophes sur les territoires où elles se produisent, mais également sur des territoires plus grands lorsque les normes à l’échelle nationale sont modifiées suite à des catastrophes exceptionnelles. Le secteur techno-administratif de la prévention des risques est re-légitimé à chaque catastrophe et peut voir ses effectifs et ses subventions croître. Le changement des normes peut aussi affecter ce secteur en dehors des événements exceptionnels. Il n’y a pas que la surévaluation des risques qui puisse être valorisée financièrement par certains acteurs ou de façon à transformer l’organisation sociale. La sousévaluation de certains risques peut-être aussi utilisée pour orienter les décisions. Les géorisques peuvent être mal évalués par (i) manque de connaissance, mais aussi (ii) par intérêt/désintérêt. Ainsi, en ce qui concerne le réchauffement climatique, ses causes et ses conséquences ont été minimisées volontairement par certains acteurs, bien qu’ils en aient une connaissance adéquate, parce que cela servait leurs intérêts (le secteur des hydrocarbures, par exemple). Les catastrophes et l’économie sont profondément intriquées : il y a une économie autour des catastrophes. L’économie des risques et de la résilience produisent des géosolutions. Par exemple, des solutions « basées sur la nature » mettent en avant la protection du littoral, notamment grâce à la gestion des massifs dunaires (revégétalisation incorporant des réseaux de ganivelle, par exemple), à la protection par les mangroves et les récifs coralliens. Il s’agit souvent d’une nature qui avait été complètement ou partiellement détruite, qu’il s’agit de reproduire. Il ne s’agit donc pas d’une régénération spontanée de la nature. Suivant le récit qu’on souhaite en faire, 92

certains parleront de « renaturation », de géo-solutions, de coconstruction avec la nature, de partenariat nature-culture. Le vocabulaire est riche, la créativité est grande. Ces méthodes dédiées à l’atténuation du risque sur le littoral ont pour objectif d’accroître la protection des zones d’intérêts économiques et des zones d’urbanisation résidentielle particulièrement sensibles sur le littoral. Leur capacité à atténuer durablement et efficacement les risques est à démontrer dans les cas extrêmes. Leur préservation est souhaitable quoiqu’il en soit. Avec la destruction « créatrice » comme nouvel horizon d’espérance, la nature est attendue comme pouvant elle-même produire les solutions. Mais jusqu’à quand ? Nous sommes submergés par la peur, mais relativement confiants en notre capacité à nous relever individuellement ou collectivement. C’est au prix de ce mélange de ressentis, que les contradictions sont « résolues », en contribuant en pratique à accroître les risques que nous dénonçons en théorie, en finissant par oublier ce qui a préoccupé certains. Le retrait progressif des zones à risques et le repli vers des zones moins exposées, apparaissent comme la dernière solution. Cela nécessite alors à nouveau de construire, si possible de construire mieux et donc de favoriser l’activité du secteur de la géo-ingénierie au sens large (ingénierie des risques et de la résilience).

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Récit - Sylvie est amoureuse J’ai bien dormi, ça fait du bien. Je me suis levé à 7 h, après quoi j’ai lu. Je suis passé dans la salle de bain et j’ai pris mon petit déjeuner, puis j’ai lu à nouveau un bouquin sur les aspects sociaux et politiques de la mise en place des parcs nationaux. J’en étais à des réflexions un peu gauchistes quand est venue l’heure de bouger mes fesses. Il est 9 h et nous partons avec ma collègue en direction du côté hollandais, en passant par Terre Basse, le quartier très chic de Saint-Martin. En ce dimanche matin, nous avons décidé de commencer par un bain de mer, d’abord sur la plage de Trump, mais les vagues étaient un peu trop vives, alors nous nous sommes rabattus du côté de la plage de Baie Longue qui ce jour-là était légèrement moins exposée. La plage est à nous, il n’y a personne. Le soleil est là, tout comme le sable fin. Derrière nous, les villas cossues des millionnaires et des milliardaires nous protègent contre le sentiment d’être vraiment à notre place. Mais on s’en fout. Le paysage est magnifique. Vers 10h30, on trace notre route pour visiter les effets de l’ouragan du côté hollandais de Saint-Martin. L’itinéraire n’est pas complètement défini à l’avance et nous avançons un peu au hasard, pour laisser à la sérendipité l’occasion de jouer un rôle. Apparemment, la reconstruction est mieux que côté français, d’après ce que l’on nous a dit dans les services du ministère de l’écologie et de l’environnement. Ce ministère a changé tellement de fois de nom que je ne me souviens même plus de son appellation exacte. Dans un an, il aura probablement rechangé de nom, donc l’exactitude des termes n’est pas fondamentale ici. Comme on est curieux, Pamela et moi sommes partis vérifier par nous-mêmes la « meilleure reconstruction ». Des évolutions sont-elles en cour ? Est-ce que les hôtels, 95

côté Pays-Bas, ont un truc pour attirer les clients ? C’est quoi leur moyen de financer leur reconstruction ? Dès qu’on atteint la côte, on tombe sur un groupe d’immeubles fracassés… Cela ne peut être que l’effet d’un ouragan. Il n’y a pas eu de séisme, ni d’explosion ces dernières années à Saint-Martin. On prend des photos, on documente. A peine embarqués dans la voiture, une jeune fille fine et blonde nous interpelle sur le bord de la route. Elle nous propose de gratter chacun un ticket. On nous a déjà fait le coup la veille, mais on est joueur. Je gagne et Pamela perd : c’est la deuxième fois. Soit j’ai le cul bordé de nouille, soit c’est un attrape-nigaud. La jeune femme nous invite alors dans le hall de l’hôtel au pied duquel nous nous trouvons. Dans le hall, un responsable de l’hôtel vérifie qu’on coche un certain nombre de critères : oui, bien sûr, on est un couple depuis plus de 5 ans … Oui, bien sûr, nos revenus individuels sont supérieurs à 50 000 dollars par an, dans la recherche en France en 2019... Ben voyons ! On joue un rôle, ça nous amuse. On nous oriente vers la commerciale de l’hôtel. Pendant deux heures, on discute avec elle. Sylvie nous invite au bar en nous disant que les boissons sont offertes. « Sans alcool, s’il vous plaît » répond-on. C’est le matin et puis on bosse là ! On s’installe au bar de l’hôtel avec un cocktail de fruits, entre la piscine et la mer. Malheureusement, la mer est cachée par les « villas » de l’hôtel. Sylvie a la soixantaine et elle fait attention à son corps. Elle ne prend pas de sucre, ni d’alcool. Elle doit se teindre les cheveux. Elle porte une veste par-dessus son chemisier. Elle est née à Marseille, nous révèle-t-elle, puis a vécu en banlieue parisienne. D’abord dans la banlieue nord, en Seine-Saint-Denis, avant de s’installer dans la banlieue sud du côté de Vitry. C’est en région parisienne que ses enfants sont nés. Ils ont grandi aussi en passant une partie de leur jeunesse à Amiens, où elle et son premier mari ont habité. 96

Créer une relation de confiance, c’est le Béaba chez les commerciaux. Elle fait cela avec naturel. Pamela et moi, on oriente la conversation sur les cyclones et elle nous accompagne sur le sujet sans opposer de résistance. On parle longuement de l’ouragan Irma. « Cet événement a détruit l’immeuble en septembre 2017 », il y a plus de deux ans. « Toutes les baies vitrées de l’hôtel ont volé en éclat » à cause du vent puissant. La force de l’air en mouvement, l’énergie qu’il imprime à tout ce qu’il rencontre sur son passage surprennent même les plus aguerris des marins. L’hôtel vient de rouvrir et c’est pour cela qu’ils démarchent les gens. Une partie des villas associées à l’hôtel restent à l’abandon. Sylvie veut nous vendre un appartement, ou plutôt deux semaines d’appartement. Elle nous explique comment cela se passe. On a plein de questions pour Sylvie, mais pas tellement sur ce qu’elle essaie directement de nous vendre. On la fait parler beaucoup et comme elle est polie et bavarde, elle n’esquive pas nos questions. La maison de Sylvie aussi a été détruite à Baie Nettlé, dans la partie française. La mer a balayé sa baie vitrée du rez-de-chaussée et le vent celle à l’étage. Ses fenêtres ont été cassées par des objets projetés par le vent. Le toit de la maison s’est envolé en partie. Durant Irma elle a vraiment eu peur pour elle, mais surtout pour Patrick, son mari. Ils habitent toujours à Baie Nettlé, mais désormais du côté du lagon et plus de la mer. « C’est trop dangereux », nous dit-elle. Ils ont tout perdu, sa maison a été submergée. Comme ils habitaient dans les 50 pas géométriques, elle est dans la zone rouge. « On n’a pas le droit de reconstruire » déclare-t-elle, « et de toute façon, on n’en a pas envie ». Malgré cela, elle pense que les normes dans les constructions sont respectées à Saint-Martin, aussi bien du côté Néerlandais que Français… 97

Après Irma, elle est partie vivre quelques mois à Nice, le temps que les choses retournent à la normale. « Il n’y avait plus de travail, ici, de toute façon ». Il y a de multiples façons de vivre avec la catastrophe. Sylvie connaît bien les ouragans, car elle vit dans les îles depuis longtemps. Dixhuit ans. - C’est notre exil à nous, déclare Sylvie en faisant du second degré. Napoléon est allé vivre sur l’île d’Elbe et sur l’île de Sainte-Hélène. Nous, on est passé par La Réunion, la Guadeloupe et Saint-Martin. - Quelle est la raison de votre exil ? Vous vouliez créer un empire ? Prendre le pouvoir ? Elle rit. Que pouvait-elle répondre d’autre ? - Des ouragans comme Irma, on n’en avait jamais vécu. Avant, je n’avais pas peur, nous confie Sylvie… - C’est le plus fort que vous ayez connu ? - Oui, il y a eu 27 tornades à Saint-Martin, affirme Sylvie. Et puis, on a été prévenus trop tard, juste un jour à l’avance. Aux États-Unis, ils sont prévenus beaucoup plus tôt et les gens peuvent se préparer sans panique, faire leurs courses, calfeutrer les fenêtres, être évacués. À Saint-Martin, les gens n’ont pas pu partir. Je serais partie avant, si j’avais su. Dans les magasins, c’était la guerre. On entrait par groupe de dix et on était rationné. - Comment ça se fait que cet hôtel ait été particulièrement endommagé alors qu’il y a des maisons qui s’en sont mieux sorties ? - Les tornades, ça fait des destructions aléatoires, dit Sylvie. Une maison est détruite et celle d’à côté est intacte, dit-elle en nous montrant à travers les arbres des bâtiments censés soutenir son affirmation. La discussion part dans tous les sens. Je ne vous raconte 98

pas tout. Mais c’est plutôt sympa. - On est bien à Saint-Martin, s’empresse-t-elle de dire. En revanche, ce n’est pas facile pour l’éducation des enfants, car ce n’est pas possible de faire des études supérieures ici. Mes enfants ont fait leurs études supérieures soit en Guadeloupe, soit au Canada, soit en métropole. Désormais, ils sont installés à Miami, au Canada et à Nice, pour le travail. Puis elle enchaîne, prise dans le plaisir d’évoquer des éléments de sa vie qui la rendent heureuse : - Je connais bien l’enseignement, j’ai été prof de français au lycée, pendant quinze ans. J’avais créé une petite troupe de théâtre. J’adorai cette ambiance. Les élèves étaient passionnés, débordant d’enthousiasme. À cet âge-là, ils ont une énergie fabuleuse en eux. Ils sont capables de donner tellement. Pour eux, c’est souvent une libération. - Une libération et une affirmation de soi, de leur personnalité en devenir, relançais-je ? - Oui, tout à fait, répond Sylvie conciliante. C’était un lycée privé avec les enfants de la bourgeoisie du nord de la France et les jeunes n’avaient pas forcément l’occasion d’entrevoir autre chose que des avenirs de notaires, de médecins, de cadres ou d’avocats. Le théâtre, c’était une fenêtre sur le monde et l’occasion d’être pendant quelques heures une autre personne, autre part. Ils respiraient un air différent au théâtre. - La littérature permet de vivre plusieurs vies, sans prendre trop de risque. Moins que dans le monde réel, répondis-je. - C’est trop bien le théâtre, s’exclama Pamela, j’en ai fait pendant sept ans !

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En moi, l’appétence pour la littérature résonne facilement. Elle a touché nos cordes sensibles, à Pamela et moi. Lors des entretiens, l’empathie avec les interlocuteurs permet de créer plus facilement des conditions favorables à la confidence d’éléments qui, loin d’être des détails, aident véritablement à la compréhension des motivations et des décisions individuelles. L’interprétation du factuel ne peut pas toujours se passer du contexte émotionnel du sujet, ni de l’imaginaire qui imbibe les potentiels acheteurs un moment donné. Les mathématiques n’épuisent pas toujours la description du réel, ni sa compréhension. - Mais la littérature peut allumer la mèche de la transgression. C’est là que j’ai connu mon actuel mari. Il était élève au lycée et il avait intégré la troupe. Il était brillant... Il était charmeur. Nous sommes tombés amoureux. Le romantisme pour une prof de lettres, c’est un défaut professionnel… - C’est une belle histoire, dit Pamela qui est un peu fleur bleue. - Forcément, ça n’a pas plu à tout le monde, reprend Sylvie. Je me suis séparée de mon premier mari. Elle tait un certain nombre de souffrances qu’elle a vécues alors, je m’en doute. - J’ai dû partir, dit-elle sobrement. Elle a fini par se marier à son ancien élève, un bon élève, fils de bonne famille, à ce que l’on comprend. Ça a jazzé un peu… Leur relation, née dans la faute, est longtemps restée en pointillé. La passion s’était incarnée dans leur intérêt commun pour la littérature et le théâtre. Elle s’était longtemps maintenue en retrait à cause des interdits, de la morale publique des villes de province teintées de catholicisme. Puis, ils avaient choisi de s’envoler vers des îles lointaines pour vivre pleinement à deux, sans le regard 100

pesant des familles, sans se cacher. L’outre-mer, c’était le chemin pour se sentir vraiment libre. - Tout est bien qui finit bien, minaude Pamela, totalement conquise par le récit. - Oui, on est heureux, abonde Sylvie. C’est un homme brillant. Il est capable de faire n’importe quoi, n’importe où. Actuellement, il fait un peu de politique : il monte une liste pour casser un peu les partis traditionnels de l’île. C’est toujours les mêmes têtes depuis des années qui s’enferment dans des affrontements stériles. Il veut dépasser les clivages pour unir les forces vives. En même temps, il veut redonner du souffle à Saint-Martin. Son slogan, c’est « Make our Island Great Again ». Comme j’en avais un peu marre de son histoire d’amour, j’ai réorienté la conversation sur l’emploi et l’économie à Saint-Martin. « Ça doit être difficile de trouver du travail à Saint-Martin ? ». - Ce n’est pas facile, mais quand on veut vraiment, on peut. Il faut libérer les énergies de la croissance, comme ici à Sint Maarten : il n’y a quasiment pas d’impôt, pas de charges sociales pour les entreprises, ils sont souples pour permettre l’implantation des casinos, de boites de nuit très sympas : ils encouragent le commerce et les initiatives. Ils ont compris que mettre trop de règles, ce n’est pas épanouissant. Ça bloque tout et tout le monde y perd. Ici, c’est gagnant-gagnant : le consommateur est roi. Il peut tout avoir ! C’est vraiment innovant : c’est les rois de la fête. Sans la libre entreprise, on ne s’en sortira jamais ! Mon mari a plein d’idées pour créer de l’emploi : Ça sera l’Happyculture ! J’étais en train de bouillir. Elle racontait des conneries en présentant sous un jour favorable la consommation de drogue open bar, la prostitution des jeunes filles sans le sou, 101

les casinos à gogo, l’absence de services publics et je fermais ma gueule pour en entendre encore un peu plus. J’étais dans mon rôle de pigeon, il ne fallait pas se montrer trop critique. La température montait en moi et en dehors de moi. - Mon mari fait des affaires dans le consulting aussi et puis il écrit tellement bien qu’il n’a qu’à traverser la route pour se faire éditer. C’est un leader naturel. Il est tellement charmant, tellement intelligent. Elle est amoureuse, c’est sûr. Mais, au moment où on s’y attendait le moins, Sylvie est revenue vers la réalité, vers l’objectif réel assigné par son employeur : attraper le gogo et lui refourguer un appartement dans les bras. - Combien de temps partez-vous en vacances chaque année ? Où êtes-vous allés durant les 3 dernières vacances, demande Sylvie ? On est bien obligé d’inventer des trucs en urgence, des vacances qu’on n’a pas passées ensemble. Avec Pamela, on échange quelques regards. Moi je parle de l’Italie et de Londres. Pamela raconte quelque chose de Porquerolles et de Port-Cros, des vacances à elle. - A Port-Cros, on a fait de la plongée sous-marine, c’était magnifique ! - C’est sympa la Côte d’Azur, lui répond Sylvie. Un de mes enfants est sur la Côte d’Azur. Quand je suis partie après Irma, pendant quelques mois, je suis allée à Nice. J’ai même un petit enfant là-bas. Je suis grand-mère désormais. Si vous aimez la plongée sous-marine, vous allez être servis ici ? Vous avez eu l’occasion d’en faire depuis votre arrivée ?

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Elle revient sur le système du time share. Même si on achète ici, on peut prendre des vacances autre part dans un appartement du réseau. Waouh. « En achetant à SaintMartin, vous êtes en haut de la pyramide ! ». Pour elle, avec ce système, on pourra aller où on voudra et on aura aucun problème pour louer le nôtre. « Même dans la période cyclonique ? ». C’est le système du gate away. Elle nous fait visiter un appartement-témoin de 70 m2. Comme elle doit s’absenter cinq minutes, Pamela et moi avons le temps de discuter un peu. « C’est une arnaque ?! C’est sûr » murmure Pamela, « et puis j’ai faim ». Quand Sylvie revient, je lui dis que moi, « je me projette bien dans l’achat de cet appartement, mais que Pamela est moins encline pour le faire ». J’en rigole intérieurement. C’est pas sympa. C’est elle qu’il faut convaincre et l’échange s’annonce spectaculaire. Sylvie se concentre alors et s’acharne sur Pamela pour essayer de la convaincre, mais Pamela ne lâche rien. Sylvie devient un pitbull, car c’est le sprint final pour faire céder Pamela et gagner une commission. Pamela, l’air de rien, a également son petit caractère bien trempé dans les terres des vignobles. Elle n’est pas née de la dernière pluie. Les crocs de Sylvie n’auront finalement pas transpercé la carapace de Pamela. Juste avant de sortir de l’hôtel, le gérant de l’hôtel me donne un papier qui dit que j’ai gagné une semaine de vacances dans l’hôtel. Pamela et moi, en sortant de l’hôtel, partons manger « américain » dans un bar-restaurant ouvert sur la rue. Il y a cinq ou six écrans avec des matchs de football américain qui nous happent. Je commande des fajitas tellement grasses que je n’ai pas réussi à les finir. Dégueulasse. J’ai même failli m’étouffer avec un morceau de gras. Sint Maarten est construit en partie sur la mer et sur les lagunes. Des remblais composés de déchets et de gravats constituent désormais une île artificielle dans la lagune du 103

côté néerlandais. Tout un symbole. Pour aller à Philipsburg, on traverse un enchaînement de zones industrielles et commerciales. On longe l’aéroport. Il pleut. On tente d’aller voir du côté du golf où avant se trouvaient des bâtiments restés à l’abandon quelques années après avoir été endommagés par des cyclones. Maintenant, s’y trouve un golf où des vigiles en voiturette patrouillent et nous refoulent à deux reprises. Le charme de Pamela ne suffit pas à attendrir les gardiens de cette prison dorée. La pluie s’arrête. On grimpe sur un talus où se trouve une route fermée à la circulation, quasiment neuve mais inopérante. Il y a des chemins qui ne mènent nulle part. On laisse la voiture sur le bord de la route et on s’engage à pied dans ce chemin clos. Avec Pamela, on déambule au hasard parce qu’on ne sait pas où mène la route. Le terrain a été arasé pour préparer des constructions qui n’ont pas encore vu le jour. La roche est à nu avec quelques arbustes qui lui poussent sur le dos. Peut-être que le projet a été retardé par Irma ? De là-haut, une vue ample s’ouvre sur la grande lagune franco-néerlandaise et ses épaves éternelles. Pour le retour, on passe par Oyster Pond, un quartier qui se trouve à moitié côté hollandais, à moitié côté français. Ni la lagune, ni la plage ne donnent envie de se baigner. Il a plu et la mer est agitée et trouble. On marche sur la plage. Tout au fond, il y a l’autre hôtel où on avait gagné l’opportunité de time share, comme avec Sylvie. L’hôtel a l’air mieux. La piscine est un peu plus grande et comme il est moins haut, on a moins l’impression d’être dans une cage à poules en béton au milieu du paradis. Beaucoup de choses ont été refaites. Un lifting pour cacher les temps agités. Les constructions sont directement sur la plage. Dans la baie, des bateaux coulés dépassent à moitié des eaux troubles. Une lueur lugubre émerge de cette eau sans fond. Les nuages qui cachent le soleil accentuent la sensation 104

sordide d’un monde qui n’en finit pas de sombrer. Côté français, la zone du port de plaisance est toujours en friche. Les dégâts ne semblent pourtant pas si importants. Pourquoi n’ont-ils pas reconstruit ? Est-ce que c’est un problème d’assurance ou des problèmes de copropriétaires ? Les cicatrices s’enracinent dans les décombres des ruines où des objets du quotidien d’autrefois jonchent encore le sol. C’est comme si les traces des catastrophes intimes étaient exposées devant nous, exhibées à tous. À l’arrière du port de plaisance, on trouve de nombreux bâtiments détruits. Deux ans après, rien n’est effacé. Drôle d’ambiance. Pendant combien de temps garde-t-on les signes de notre passé, comme de nos ennuis de la nuit, sur nos corps ? On roule dans l’obscurité naissante en évitant à grand peine les trous, les voitures et les chèvres. On s’enfonce dans la nuit. Le silence nous gagne.

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Réflexions sur la place de la technique Lors des premières et secondes révolutions industrielles, de multiples crises (économiques, sociales) ont eu lieu et une transformation importante des modes de vie s’est produite. Ces transitions se sont produites avec une résistance non négligeable des mouvements ouvriers et l’argument du développement de l’emploi n’a pas toujours été jugé recevable56. La première révolution industrielle a eu lieu en lien avec l’incorporation du charbon à la production et la seconde à l’incorporation du pétrole non seulement dans la production, mais aussi dans la logistique qui permettait de consommer ce qui avait été produit. L’idée que le progrès social allait advenir naturellement avec les progrès technoscientifiques était peut-être plus présente aux 19e et 20e siècles57, mais cette idée n’a jamais fait l’unanimité, des luddites jusqu’à aujourd’hui58. Il n’est cependant pas irréaliste de penser qu’à partir de la révolution industrielle du 19e siècle, un imaginaire présupposant que l’avenir tendait vers un progrès favorable à l’humanité dominait59. Vers la fin du 20e siècle (1965-2000), les critiques sur les conséquences des innovations scientifiques (nucléaire, complexe militaro-industriel, changement climatique, pollutions, dégradation de l’environnement, la technique en général…) deviennent plus importantes dans le débat public, même si elles ne s’imposent pas complètement60. Les transformations techniques produisent elles-mêmes des transformations socio-économiques profondes : elles 56 Jarrige, 2007 57 Joly, 2015 58 Jarrige, 2007 ; Latouche, 2004 59 Hartog, 2003 60 Ellul, 1966 ; Latouche, 2004, 2005 ; Illitch, 1972

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ont conduit à la transformation de la production des biens, des modes de vie, des usages et de la consommation61. Notamment, l’accroissement des mobilités individuelles et collectives (voiture, train, avion), leur « démocratisation » au moins en occident, a pu bénéficier du redéploiement du mix-énergétique, avec le développement du nucléaire, de l’hydro-électricité et du gaz, qui ont accompagné l’électrification de la vie domestique et professionnelle. Les mutations du système technique et socioéconomique, accumulées durant les deux derniers siècles, ont reconfiguré en profondeur l’environnement62. La transition technique actuelle nécessite l’accès à plus de géoressources, comme les terres rares (lithium, cobalt,…) utilisées dans nos usages numériques, comme dans nos mobilités, mais aussi des matériaux plus conventionnels63. Les protections mises en avant contre les risques naturels passent désormais essentiellement par l’intermédiaire de techniques. On peut le déplorer, mais les stratégies qui consistaient à éviter de s’implanter dans les zones à risque ont connu en occident une certaine désaffection au 20e siècle. Donc, les solutions techniques ont été privilégiées en de nombreuses circonstances. La technique modifie profondément le milieu dans lequel elle se déploie et modèle les humains qui l’utilisent. En voulant domestiquer la nature, l’Homme ne fait que créer un environnement artificiel contraignant, qui peut présenter aussi certains avantages. Ce n’est pas systématiquement la technique qui est au service de l’Homme, mais souvent l’Homme qui s’adapte au fonctionnement des techniques qu’on lui impose d’utiliser64. La responsabilité de l’ingénieur est désormais grande sur ce qui est advenu et sur ce qui 61 Latouche, 2004, 2004b 62 Bonneuil et Fressoz, 2013 63 Orsenna, 2007 ; Pitron, 2019 64 Ellul, 1966 ; Illitch, 1972

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adviendra, sans qu’une éthique de l’ingénieur n’ait véritablement vu le jour65. Par ailleurs, la connaissance du monde passe désormais par l’intermédiaire des instruments, des objets, des outils. Si notre connaissance du monde passe par notre façon de le fabriquer, de le construire, de le transformer, de manipuler ce qui nous entoure, d’agir sur ce qui nous entoure66, alors on ne peut connaître que dans l’action, que dans le mouvement et la transformation du monde. Non seulement la connaissance devient plus intrusive, mais la production de connaissance académique inclut des pratiques qui auparavant semblaient être spécifiques au monde de l’ingénierie industrielle. L’épistémologie de l’ingénieur et ses pratiques se sont diffusées dans le monde académique. Les « connaissances nouvelles » en sciences sont souvent notre façon d’énoncer ce que les nouveaux outils permettent de dire et de faire de différent par rapport à avant, lorsqu’on avait décrit et transformé le monde avec de « vieux » instruments. Ce processus de production de savoirs nouveaux n’est pas illégitime en soi, mais il ne discrédite pas pour autant les autres manières de savoir. Cette manière de produire du savoir coexiste avec d’autres façons de produire du savoir. Cette façon de produire du savoir, un savoir instrumenté ou instrumental, s’est développée depuis plusieurs siècles. Il a conduit à faire évoluer progressivement ce que nous considérons comme significatif, comme explicatif, comme rationnel. Les technosciences ne disent pas ce que sont les choses, mais ce qu’on peut faire avec elles avec les outils actuels : c’est une explication en acte67. Ces interactions peuvent être formalisées par l’intégration des faits 65 Guarinieri et Travadel, 2021 66 Gargani, 2011 67 Gargani, 2011

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empiriques nouveaux dans le cadre logico-mathématique d’une théorie. Avec un nouvel instrument, nous sommes informés à la fois sur l’instrument et sur une partie spécifique de l’environnement de l’instrument, mais pas sur l’ensemble des possibles. Le milieu instrumenté fait partie du monde et sa mesure représente donc une connaissance d’une partie du monde. Il est peut-être réducteur de limiter notre connaissance du monde uniquement à notre capacité à agir sur lui. Il semble que la tendance actuelle soit pourtant de nous focaliser sur l’action et l’utile, à mettre en avant la façon de fléchir le monde, sans le réfléchir. Notre manière de produire de la connaissance se concentre sur la manière de re-connaître sans arrêt par de nouvelles techniques d’investigation, de fouille, mais sans faire naître aussi rapidement des contre-interprétations critiques : ces dernières sont toujours en décalage, tardives, pas assez utiles pour contrer la marche accélérée de la fabrication du réel et de son interprétation, pour contrôler l’usine hyperproductive de construction de nouvelles perceptions. Pour interroger les tuyaux (workflows) de mise en place des actions, nous sommes peu outillés. Dans notre modèle d’élaboration du savoir, le sujet ne se connaît que par l’intermédiaire de l’objet ou de la technique. Nous présupposons en occident, peut-être avec quelques raisons, mais cela n’a pas toujours été le cas, que la connaissance est un processus nécessairement incrémental qui opère par des aller-retours entre sujet et objet, médiatisé par la technique qui transforme le monde et transforme notre cerveau. Sans interactions par l’intermédiaire de la technique, pas de nouvelles connaissances, vraiment ? La technique est-elle systématiquement une nécessité à la connaissance et à l’action ? Pourtant, il est aussi bien connu que la combinaison des connaissances déjà acquises permet d’en 110

produire de nouvelles, que la critique des savoirs ou des prétendus savoirs permet de produire des savoirs mieux fondés. L’articulation des connaissances ne passe pas toujours par de nouveaux instruments. Paradoxalement, si notre intelligence collective, notre savoir « potentiel » commun, a augmenté, il n’est pas certain qu’individuellement, réduit à un espace de production plus spécialisé, englué dans notre quotidien, nous soyons plus autonomes et connaissions mieux notre environnement.

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Récit - Danser comme on se bat Le couple de danseurs se déhanche sur la piste de danse de l’hôtel La Belle Créole. L’ouragan n’arrive que dans deux jours. Il est encore temps de vivre. Dansons ! Après quatre salsas, c’est une série de tangos qui commençait. Qui s’en souvient encore ? Patrick connaît toutes les danses de couple et s’y adonne à chaque occasion. Du rock à la valse. Il a la technique, le rythme et l’élégance qui conviennent. Il est jeune. La danse, c’est déjà pour lui une philosophie de vie. L’harmonie se trouve en communauté, par pair, en se laissant guider par le rythme. Il a toujours aimé danser. Il aimera danser jusqu’à sa mort, c’est sûr. Pour lui, la danse se pratique à deux. Parfois, il raccompagne les filles jusque chez elles. C’est comme ça qu’il a connu sa première femme. Plus de vingt-cinq ans plus tard, Patrick danse toujours. C’est comme ça qu’il vit. C’est pour ça qu’il vit. Patrick travaille dans une petite structure qui possède plusieurs appartements de location pour les touristes. Il les accueille, leur donne les clés, les renseigne. Trois à quatre nuits par semaine, il dort sur place et sert de gardien. Il est l’homme à tout faire. Ça faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu autant de monde. Après l’ouragan Irma, il n’y avait plus que quatre appartements encore en état d’être loués. Ça avait été un sacré ouragan celui-là ! Les peintres finissent les derniers travaux dans les appartements qui avaient été mis hors d’usage. Les toits de tôle s’étaient envolés. Seuls les toits de béton avaient résisté. Cinq appartements flambant neufs, ça se fête. Pour le travail, Patrick loge dans un studio en réfection. La patronne passe régulièrement voir si tout va bien. Elle n’est pas méchante. Patrick a été à l’école avec elle. Ce jour-là, deux touristes sont arrivés. Un homme et une 113

femme. Lui est plus vieux qu’elle et il est un peu chauve. Il a entre 40 et 50 ans. La fille est brune et jeune, peut-être même pas 30 ans. Deux blancs polis. Ils ont pris un appartement avec deux chambres. Ils ne doivent pas être mariés ou mariés depuis trop longtemps ! Des amis ? Patrick n’est pas intrusif. Il ne pose pas de questions et les prévient : - Il ne faut pas boire l’eau du robinet. Elle n’est pas potable. Même pour faire bouillir la nourriture, il ne faut pas l’utiliser. L’eau, c’est juste pour la douche, pour rincer ou pour se laver les dents. - … - Il y a le wifi. Il y aura toujours quelqu’un dans l’appartement ici. La nuit, on ferme à clé la porte de devant, mais pas celle de derrière, prévient Patrick. - Où est-ce qu’on se gare avec la voiture : devant ou derrière ? - Comme vous voulez ! - Est-ce qu’il y a une machine à laver, demande l’homme chauve ? - Derrière, je vais vous montrer. On peut étendre le linge là-bas et puis il y a aussi un étendoir sur la terrasse. - Très bien. Où est-ce qu’il y a un magasin pour faire les courses ? - Il y a un Super U après Grand Case à Hope-Estate et un autre à Marigot, indique Patrick. - Vous savez s’ils vendent des steaks de soja et du spice tea latte, demande la jeune femme brune ? - Vous descendez à gauche et vous traversez Grand Case. Puis vous longez l’aéroport et quand vous arrivez dans la zone industrielle, le magasin est sur votre droite. Vous ne pouvez pas le louper et dedans, il y a tout ce qu’il faut ! Et puis, en bas de la pente, il y a un distributeur d’essence sur la droite. 114

Ça va, il ne devrait pas y avoir de problèmes avec eux. Patrick est un gentil qui ne cherche pas les ennuis. Parfois, les soucis le cherchent. Il vit avec une cousine et les quatre enfants de celle-ci. Il l’a accueillie chez lui quand elle a eu des soucis d’argent. Les enfants de sa cousine sont grands. Les siens encore plus. Il habite Sandy Ground, un quartier populaire. Il a de la famille qui, comme lui, habite Sandy Ground. Les amis de toujours aussi. Il a grandi heureux à Saint-Martin. Quand il était enfant, il n’y avait que quelques maisons, mais désormais, beaucoup de monde y habite. Plus on est de fou, plus on s’amuse. C’est mieux qu’Haïti, d’après Patrick, même si ses souvenirs sont désormais très flous. L’autre soir, les gens du quartier n’étaient pas contents. Ils disent qu’on veut les expulser à cause des ouragans. Patrick en a vu des tempêtes et des ouragans. Parfois dans son couple, parfois venant de la mer. Son neveu Stéphane est en colère. C’est un grand gaillard de 25 ans. - C’est parce qu’on est pauvre qu’ils veulent nous expulser. Les gens de Terre Basse ou de Baie Orientale, ils ne vont pas les expulser ! Patrick se souvient de ce qui s’est passé au quartier haïtien du côté de Concordia. Il y avait sa maison, où habite toujours son ex-femme, et aussi celle de ses parents, de ses amis. Les anciens s’en souviennent. On raconte des choses. On discute, on sous-entend. On se comprend sans dire tout ce que l’on ressent. On n’a pas les mots pour le dire. Durant la nuit, les jeunes ont bloqué le quartier. Ça s’est répandu comme du sable avec du vent. Ils ont mis des branches au travers de la route, de gros cailloux, de la tôle, des épaves de voiture, tout ce qu’ils ont trouvé à l’abandon. Au petit matin, Patrick est parti à pied se promener, pour 115

voir aussi, ce qu’il se passait de ses propres yeux, entendre de ses propres oreilles les mots de la colère. Il y a plusieurs barrages dans le quartier. Des pneus brûlent. Dans les carcasses des voitures, des pneus et des branches ont été entassés et sont prêts à prendre feu. Sur le pont de Sandy Ground, il reconnaît son neveu qui porte un foulard et une casquette pour cacher son visage. Il le salue. Patrick parcourt son quartier et va au-delà. Il s’imprègne de l’atmosphère et de la vie. Il va dans Marigot aussi et jusqu’à la sortie en direction de Grand Case, puis il revient par un autre chemin. Devant la boulangerie de la gare maritime de Marigot, il croise les deux clients de la Guest House. Drôle de pair, ces deux-là. Ils prennent un café. Patrick va à leur rencontre. - Bonjour, dit Patrick, vous me reconnaissez, je travaille à la Guest House. - Ah oui, dit l’homme chauve ! Patrick, c’est ça ? - Oui, c’est ça ! Ҫa va ? - Vous n’êtes pas trop gênés par le blocage, demande Patrick ? - On s’adapte. On a laissé la voiture sur le bord de la route et on va aller à Saint-Barthélemy aujourd’hui. - Dans quelques jours, ça circulera mieux, dit Patrick confiant. Patrick n’a jamais été à Saint-Barthélemy, même pour danser. C’est cher. Et puis pour quoi faire ? Qu’est-ce qu’il y ferait ? Il n’y a que des magasins de luxe. C’est le monde des stars et des milliardaires. En début d’après-midi, Patrick se dirige vers la Guest House pour travailler. Personne n’a pu le dépanner ce jourlà pour le transporter sur une partie du trajet. Il a le temps de flâner dans ses pensées parce qu’il faut une heure trente à pied pour y arriver. 116

Quand il rentre chez lui deux jours plus tard, les routes sont toujours bloquées. Ici comme dans le reste de l’île. Mais cette fois-ci, on l’a déposé à l’entrée de Marigot, avant le rond-point. La fin du trajet, il l’effectue à pied. Les gendarmes sont arrivés de Guadeloupe avec leurs camions et leurs casques de combat. Dans les journaux, on dit que le gouvernement hollandais n’a pas voulu les faire débarquer par bateaux de l’autre côté de la frontière. Ils ne veulent pas se froisser avec leurs cousins de la collectivité de Saint-Martin. Pour l’instant, les gendarmes se tiennent à distance. Tôt ou tard, ça va dégénérer. Ils ne sont pas venus pour discuter musique et sport avec les jeunes. Ni pour faire du tricot ou danser la rumba avec la préfète. Le lendemain, les affrontements éclatent à Sandy Ground. Ils lancent tellement de gaz lacrymogène que les manifestants parisiens contre les retraites doivent en être jaloux. Ils envoient tellement de grenades de désencerclement que les gilets jaunes se sentent moins pris au sérieux. Les averses de cailloux s’abattent sur les gendarmes et succèdent aux averses de pluie. La population est hostile. Les gens de l’île n’aiment pas trop que des gendarmes métropolitains blancs viennent imposer la loi de la Métropole à Saint-Martin aux descendants d’esclaves. Il y a des blessés parmi les jeunes. Des adolescents sont transportés vers l’hôpital le visage en sang. « Est-ce que c’est censé pacifier la situation ? », entend-on dire çà et là. Lorsqu’il est revenu à la Guest House, les clients n’avaient plus d’eau à boire. Patrick a téléphoné à un de ses cousins pour qu’il aille acheter de l’eau et du riz au Super U. Ils se sont rejoints au barrage de Grand Case pour que Patrick puisse récupérer les courses. Au barrage, Patrick reconnaît certaines des personnes. Ceux qu’il ne reconnaît pas, ce sont les gendarmes. Ce sont des nouveaux. Ils viennent et ils vont, ceux-là. Patrick reconnaît aussi la jeune femme brune de la Guest 117

House, celle qui traîne avec le chauve. Elle discute avec les gendarmes. Est-ce que c’est une flique ? Une indic’ ? « Les blancs sont du côté des blancs, on dirait. Ils ont un esprit de colon ». Le chauve avec ses dix cheveux qui se battent sur sa tête est plus loin qui attend, accoudé au pont. Il a l’air énervé. C’est peut-être bien des gendarmes eux aussi et c’est pour ça qu’ils ne couchent pas ensemble. Patrick discute un peu avec son cousin, de tout et de rien. Surtout de rien. Il prend des nouvelles de la famille aussi. - J’ai mon plus jeune fils qui est sur le barrage. Regardes, il est là-bas, dit son cousin ! - Alors on est en famille ici, répond Patrick. Un de mes neveux aussi est sur les barrages de Sandy Ground, répond Patrick. - On va pouvoir faire un barbecue alors ! Ils se mettent à rire, comme des enfants. Le lendemain, Patrick rentre chez lui, un peu à pied, parfois grâce à de la débrouille. Il croise à nouveau les gendarmes, casqués et prêts à l’affrontement. Sur le pont de Sandy Ground, il y a les restes des affrontements des jours précédents. Son neveu est là avec un de ses frères et ses amis. - Comment ça va ? Vous avez besoin qu’on vous apporte à manger ? - Maman nous a déjà donné à manger. On n’a plus faim. Les gens nous apportent de la nourriture et à boire toute la journée. J’ai pris dix kilos. On ne manque de rien ! - Pas trop fatigué ? - Un peu. J’ai dormi trois heures cette nuit. Je reste jusqu’à midi. On va venir me remplacer, dit Stéphane. - Il y a eu de la bagarre cette nuit, demande Patrick ? - Un peu, répond Stéphane. 118

- Ils nous ont testés, déclare un ami de Stéphane. Mais ils sont prévisibles. - On leur a laissé un barrage et on en a reconstruit dix derrière ! - Et toi, mon oncle, ça va le travail ? - Oui, d’ailleurs je reste pas longtemps à la maison. On a besoin de moi pour amener des clients à l’aéroport de Juliana et pour aller danser du côté hollandais… Après avoir aidé les clients à rejoindre l’aéroport du côté hollandais et danser une partie de la nuit, Patrick arrive en fin de matinée à la Guest House. Mélissa la femme de ménage est là. - Alors Mélissa, tu as réussi à venir aujourd’hui ? - Oui, il n’y a plus de barrage à Grand Case et à Orléans, ça circule mieux. - Il n’y a plus de barrage à Orléans, demande Patrick ? - Si, il y en a encore, mais pas partout. La route principale vers le côté hollandais est toujours fermée, mais pas en direction de Baie Orientale. C’est pour ça que j’ai pu venir. - Ah, j’ai cru que tu étais venu à pied, dit Patrick. - A pied ! Tu rigoles ! Tu crois que je vais marcher d’Orléans à Ici ? Mélissa rit d’un rire communicatif. Patrick aussi. On entend le rire de Mélissa jusque sur les routes de Sandy Ground et d’Orléans. - Les amoureux de la chambre 6 sont encore là. Ils vont finir par s’installer à Saint-Martin ceux-là, déclare Mélissa en plaisantant ! - Oui, ils restent au moins jusqu’au 20 décembre. Après, peut-être qu’ils vont demander à rester plus longtemps, répond Patrick. - Love Island ! Love Island, s’esclaffa Melissa! 119

- Ils sont là pour le travail. - Mais ce n’est pas incompatible l’amour et le travail, Patrick, dit Mélissa charmeuse ! - Même chez les gendarmes ? - Peut-être pas chez les gendarmes ! Il faut qu’on leur apprenne à aimer, rigola Mélissa. Tu t’occupes de la jeune femme et moi de l’homme ! Le lendemain matin, Patrick croisa le chauve aux yeux bleus qui toussait et la jeune femme brune. Ils sortaient à peine de l’appartement. - C’était bien Saint-Barthélemy, demanda Patrick ? - Oui, très bien, répondit la jeune femme brune. - Les travaux sont finis, demanda le chauve en montrant les appartements où les peintres avaient travaillé ? - Presque. Ils font des travaux dans cet appartementlà, répondit Patrick en indiquant de l’index l’endroit où il logeait. - C’est à cause de l’ouragan, les travaux, demanda le crâne d’œuf ? - Oui, les toits étaient partis jusque chez les voisins. Ils ont été remplacés. - Vous avez mis des toits en béton, demanda l’homme à la tête de gland ? - Non, c’est trop lourd, ça aurait pu s’écrouler, et pour bien faire les choses, c’est compliqué, ça coûte cher, répondit Patrick. - Vous avez reconstruit à l’identique, interrogea l’homme à la boule plumée ? - On a mis plus de points d’attaches. Pour être plus précis, on a doublé les points d’attaches. On a changé le type de fenêtre aussi. C’est plus solide ! - Ah d’accord, dit le chauve !

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- Ça circule mieux sur les routes désormais, il y a moins de barrages, murmura la jeune femme brune. - Oui, répondit un peu distant Patrick en regagnant son logement. Il se retourne et leur dit : - Il va y avoir une petite fête à la Loterie Farm, une soirée où on danse. C’est dans trois jours. Vous aimez danser ? Patrick songe au prochain bal qui se tiendra dans trois jours à la Loterie Farm. Il a demandé à la patronne de pouvoir être absent cet après-midi-là, et le lendemain matin. Tous les danseurs et les danseuses de l’île seront là. Dès 16h, on commence à danser. Beaucoup se connaissent, mais il y vient aussi des touristes de passage et des nouveaux. C’est parfois l’occasion de faire connaissance ou de nouer de nouvelles amitiés. Trois jours plus tard, le chauve et la petite brune sont présents dès 17 h à la Loterie Farm. Patrick ne les a pas tout de suite vus. Ils se fondent dans la masse, regardent les gens danser. Lorsque Patrick les voit, il va vers eux et invite la petite brune à danser. Patrick danse et il est convaincu que la danse apaise les tensions. C’est un médicament contre le stress et les rancœurs. Il pardonne à la jeune femme d’être une sorte d’indic’, une gendarmette ou n’importe quoi d’autre. Patrick est capable de pardonner tout et d’oublier tant qu’on accepte de danser. Danser, c’est se mettre à nu, s’exposer, partager un moment. On ne peut pas être à moitié dans une danse de couple. On y est ou on n’y est pas. « Les slows, ça ne compte pas, ce n’est pas vraiment de la danse, c’est juste de la sensualité ». C’est bien aussi, mais Patrick sait qu’on peut penser à plein d’autres choses lors d’un slow. Patrick sait que la jeune femme est entièrement là 121

dans ses bras sur un rythme de salsa. Elle n’a pas la technique, mais en quelques pas, elle trouve le rythme, guidée par Patrick. Elle est un peu raide, mais elle s’amuse. Elle ne ment pas, elle danse. Patrick ne boit jamais d’alcool ou presque. Son père en buvait trop et ça l’a immunisé. Le chauve qui tousse n’a pas l’air d’être un gros buveur non plus. Patrick n’a pas le temps de se poser mille questions, car déjà autour de lui se présente l’occasion de danser à nouveau. Il ne s’évade pas, il s’encre profondément dans le réel lorsqu’il danse. Sa chemise bleue claire à manches courtes lui colle à la peau. Il vit dans le présent, intensément. A cet instant-là Patrick n’a pas besoin de se projeter où que ce soit dans un futur flou. Il est là de tout son corps. Il n’a pas de passé à traîner. Le passé, ce sera pour plus tard. Le passé, c’était une préoccupation d’hier. La seule chose dont il se souvient, ce sont les pas de danse et le rythme à suivre. Patrick est léger, il ne porte que le présent. Patrick est content de pouvoir vivre cela et de le faire comme il le fait, sans se poser mille questions. Il n’a pas à faire d’efforts d’abstraction pour échapper au reste de son réel. Le contexte général s’est évanoui dans la musique, dissout dans l’humidité de l’air. Il intériorisera ses émotions ce soir en se couchant ou demain. Il formulera pour d’autres, avec des mots choisis à l’économie, plus tard, peut-être. L’intérieur et l’extérieur n’existent plus dans le présent de Patrick. Il est traversé par la vie. John Travolta se regarde danser, alors que Patrick est dans la danse avec sa partenaire. Il la voit, elle, avec sa belle peau métisse, ses hanches pleines, ses rondeurs, il voit les autres, il est hors de lui, il s’est oublié. Il tourbillonne pour que l’air qui caresse leur peau les rafraîchisse. Il a le sourire aux lèvres sans se forcer. Il se sent bien et il voudrait que tous se sentent aussi bien que lui. Avec qui va-t-il danser maintenant ? Avec qui 122

partagera-t-il un instant de bonheur ? Pour Patrick, la danse n’est pas une parade sexuelle, mais un jeu, un rire à partager. Vers 20 h, les gendarmes mobiles ont décidé de déloger les émeutiers de Sandy Ground. Ils se sont concentrés sur ce quartier pour faire un coup de force. Après les gaz lacrymogènes qui font pleurer les bébés et tousser les enfants du quartier, quelques grenades de désencerclement, préventives, sont envoyées, pour faire reculer les jeunes. L’efficacité de la manœuvre est partielle. Stéphane et ses copains résistent : les soldats blancs venus de Métropole ne peuvent pas venir les chasser de chez eux, comme le ferait le maître avec son esclave. A défaut de respecter le droit, ils respectent leur histoire. Les gendarmes casqués, bouclier et matraque à la main, harnachés de protections multiples sur les épaules, le torse et le dos, avec des rangers et des renforcements sur l’avant des jambes, s’avancent et enjambent les barricades. Sous les coups de matraque, Stéphane tombe à terre. Sa tête heurte le mur à l’arrête pointu, sa tête heurte la matraque lourde et dure, ou l’inverse. Stéphane perd connaissance. Il oublie qui il est, ce qu’il a bien pu faire là. Son corps est à l’abandon. Il oublie les raisons de sa colère, ses amis, sa famille, son quartier, son île. Il ne se projette plus dans le futur. Il est traversé par la décharge électrique qu’on lui prodigue tardivement pour tenter de le réanimer. Il n’est presque plus rien. La mort s’avance à petits pas. Blanche et festive. Pour l’instant Patrick n’y pense pas. Il ne sait pas encore. Il danse.

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Réflexions sur notre rapport à la nature et aux risques Notre capacité d’interaction avec notre environnement n’est pas contrainte que par nos capacités techniques, mais aussi par notre imaginaire68. Plusieurs acteurs s’attribuent la légitimité de dire ce qu’est la nature et ce qui est « bien pour la nature », notamment les scientifiques, les associations de défense de la nature, les organisations politiques et désormais les entreprises69. Ces différents acteurs peuvent modifier notre manière de concevoir la nature et les risques. Notre identité est constituée aussi par notre culture, donc aussi par notre manière de considérer la nature70. Les risques constituent une pièce du puzzle. La manière dont on se représente la nature conditionne les leviers d’action dont on dispose effectivement, les solutions qu’on peut mettre en œuvre. Si la division entre nature et culture ne constitue pas une séparation universelle avec des catégories figées71, de façon presque identique, la perception des risques n’est pas non plus une caractéristique homogène universellement partagée. Elle est une construction sociale. Les humains projettent sur le monde (et sur la nature) qui les entoure des catégories de perception et d'action issues de leur propre organisation sociale, de leur culture lentement incorporée72. Ainsi, la perception des risques est conditionnée par la hiérarchisation des intérêts qui relève souvent de la position socio-économique et des valeurs de chacun. La hiérarchisation des risques est un enjeu, car cette 68 Moreau, 2017 69 Latour, 1993 70 Descola, 2005 71 Descola, 2005 72 Walter, 2008

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hiérarchie est susceptible de conditionner en retour l’organisation sociale (au moins en partie), de modifier la construction du récit collectif. Chaque groupe produit une hiérarchisation des risques, une représentation de ceux-ci et une acceptabilité plus ou moins grande de chacun d’entre eux. La perception commune des risques participe à la construction de l’identité des groupes. Œuvrer au partage d’une même perception des risques peut alors être à la fois un travail de prévention, mais aussi un élément dans la construction de l’identité d’un groupe. Les géorisques sont une construction sociale : Les crues, avant, étaient perçues comme bénéfiques, comme une ressource (par exemple, dans la vallée du Nil), maintenant elles sont perçues comme un risque et quelque chose de néfaste. Pour percevoir les inondations comme un risque naturel, il faut déjà percevoir la « nature » comme quelque chose d'extérieur à nous-mêmes. En même temps, cette extériorité qu’est la nature par rapport à l’humanité, ne lui ôte pas qu’on lui attribue des propriétés proches de la vie humaine : lorsqu'on offre aux fleuves des millions d'euros pour l'aménager et calmer ses colères, ne sommes-nous pas en train de nous comporter comme les peuples animistes ?

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Récit - L’étoile de mer Il fait la planche sur le dos dans la mer tiède des Caraïbes, du côté des îles du Nord. Il est soulevé régulièrement par la houle, bercé lentement. Parfois, il ferme les yeux. Cela lui rappelle le temps où il faisait de la balançoire, l’été, dans le jardin de la résidence. Il essayait d’aller le plus haut possible, en donnant un mouvement qui partait de ses pieds et qui basculait jusqu’à sa tête, en utilisant la force de ses bras et de son dos. Il basculait alors la tête en arrière et il sentait l’air lui courir sur le corps, le bruit des oiseaux, la lumière du soleil et surtout les cris des copains qui rigolaient. Les longues après-midis d’été où le temps est suspendu dans l’insouciance de l’enfance. Mais que sont devenus ses copains d’enfance ? Fluctuat nec mergitur. L’eau chaude au départ est devenue tiède et même un peu froide. C’est moins agréable maintenant de se trouver dans l’eau. Il s’ennuie d’ailleurs un peu, alors il pense et toutes les choses qui lui viennent à l’esprit et qui lui tournent en boucle dans la tête depuis plusieurs jours. Des pensées sombres sur cette connasse de Jessica qui l’a largué il y a trois jours, sur son chef qui lui a mal parlé avant-hier. Il en vient même à repenser à des vieux trucs qui lui étaient arrivés au collège. Des trucs de gamin, lorsqu’il s’était senti humilié par le prof qui lui avait dit qu’il était vraiment mauvais et qu’il ne comprenait rien. Humilié par cette autre fille, toujours au collège, qui avait pouffé avec ses copines et même avec les autres gars du collège. Humilié tant de fois par le quotidien du collège et du lycée pro. Il n’avait jamais été du genre à être premier de la classe, ni fort en sport. Il se met à nager pour se réchauffer quand il a trop froid. C’est efficace. Il est mieux là dans l’eau à barboter au petit 127

matin. Il est tranquille, c’est vraiment calme sans les clients qui l’emmerdent, sans le chef qui lui crie dessus, sans cette pute qui le méprise. Les filles lui ont toujours mené la vie dure. Il est tombé amoureux parfois, mais les filles avaient tendance à regarder ailleurs. Au moins là, personne ne l’emmerde, car il n’y a pas trace de présence humaine. Il est seul dans l’eau. Le jeune homme et la mer. Il n’a jamais lu le roman d’Ernest Hemingway. D’ailleurs, il n’a jamais lu grand-chose. À part peut-être les résultats du foot dans l’équipe. Il se souvient d’avoir étudié en classe quelques pages des « rêveries du promeneur solitaire », mais il ne se souvient pas du nom de l’auteur. C’était qui déjà ? Un truc chiant du collège : ça va peut-être lui revenir. Ça fait d’ailleurs un petit moment qu’il n’a pas suivi les résultats du championnat de foot. Est-ce que le Paris-SaintGermain est premier ? Probablement. L’eau lui rentre dans les oreilles, mais ça ne le gêne pas, ça le chatouille un peu. Il a parfois la piqûre du sel dans les yeux pour lui rappeler qu’il est toujours vivant, mais tant qu’il n’a pas le soleil dans les yeux, ce n’est pas vraiment douloureux. Le goût du sel dans la bouche lui rappelle un peu le fond de la gorge et le palais, comme après avoir bu la tasse en jouant dans les vagues. Il y a une paire de chaussures sur le pont du bateau. Il y a aussi des transats. Personne n’y prend garde. C’est l’aube et la plupart des gens dorment encore. Il y a un léger vent, mais il ne fait pas vraiment froid. La mer des Caraïbes est à 26°C en cette saison. C’est l’hiver, le moment des fêtes de fin d’année. On mange bien, c’est le moment des excès de chair autorisés. On boit aussi un peu trop, plus qu’à l’accoutumée. Il faut dire que les consommations sont déjà payées. C’est All Inclusive. L’ivresse caresse les sentiments, qu’ils soient joyeux ou plein de tristesses. L’obscurité est vaguement habillée par les lumières de Saint-Bart qui se trouve à plusieurs centaines de mètres du navire. Il y a aussi 128

les lumières tamisées du pont du bateau qui pourraient sembler romantiques. Sur le pont du grand voilier de croisière, on éclaire sans outrance les improbables passagers et membres d’équipages qui se seraient aventurés aussi loin des lieux de vie pour prendre l’air. La houle longue longe lentement la poupe du large voilier. Les poissons des eaux paradisiaques pataugent en bancs placides. Avec l’aube, ils retrouvent l’éclat de merveilleux que les touristes, adeptes de plongée sous-marine, exigent d’eux. Une averse pilonne le pont et remue les odeurs provenant de terre et de mer. Le soleil se lève tôt et la pluie aussi. Au réveil, Jessica a machinalement fait glisser ses doigts sur l’écran de son smartphone. C’est son rituel de levé, pour consulter ses messages et les nouvelles de la nuit. Quoi de neuf ? Quoi de drôle à raconter aux autres membres de l’équipage ? Qu’est-ce qu’il y a à partager ? À peine levée, elle fait défiler sa page Facebook et les posts de ses amis, ceux restés en métropole comme ceux dispersés aux quatre coins du monde, ceux de sa famille aussi. Quand on navigue, on s’accroche encore plus à ce qui fonde l’identité stable. Lorsque le bateau va d’île en île, Jessica retourne inlassablement sur les pages et les messages de ses amis. Surtout quand le réseau passe, comme à Saint-Bart. Des morceaux de vie qui transpirent à travers les réseaux sociaux enfin accessibles. Pas facile de capter sur le bateau, sauf lorsqu’on est à proximité de la côte ou qu’on possède, comme le commandant, un accès internet de sécurité et de convenance gratuit. C’est comme ça qu’elle avait appris la naissance d’un petit cousin du côté de Nantes, le décès d’un grand-oncle dans la Creuse, le mariage d’une copine d’enfance en région parisienne. Ni le téléphone et encore moins des lettres ne lui permettent de garder le contact avec le monde stable, avec la terre ferme, avec son ancrage d’arrière-petite-fille de 129

marin-pêcheur breton. Téléphoner est compliqué pour elle, car en mer on capte mal et quand on est à l’étranger sur des réseaux internationaux, ça peut coûter cher. En plus, il y a le décalage horaire. Quand elle peut téléphoner, les autres ne sont pas forcément disponibles. Donc, ce n’est réservé qu’aux grandes occasions, comme les anniversaires ou les fêtes de fin d’année. Pour Noël, elle a appelé ses parents. Cette nuit, elle a reçu un SMS de son ex-petit ami. Encore un. Son ex est lui aussi membre de l’équipage. Elle l’a largué il y a trois jours. C’est compliqué. Le souffle de Jessica s’arrête à la lecture du message. Son rythme cardiaque s’accélère, sa respiration aussi. Son visage se fige et ses yeux se fixent sur son téléphone. Elle relit à plusieurs reprises le message, pour être bien sûre de comprendre ce qu’il y a écrit. C’est un message d’adieu, un message qui annonce un drame. Elle hésite sur la conduite à tenir. Elle renvoie un message pour demander des nouvelles. Pas de réponses. Est-ce qu’il dort ? Est-ce qu’il fait la gueule parce qu’elle n’a pas répondu ? Est-ce que… Puis, quelques minutes après, trouvant l’attente trop longue, elle téléphone. Elle n’est pas patiente. Elle ne l’a jamais été. Il ne décroche pas. Elle s’habille en vitesse pour aller vers la chambre de Victor. Elle frappe à la porte doucement, puis avec plus d’énergie. - C’est qui ? Le colloc’ de Victor finit par ouvrir. Il vient d’enfiler un pantalon et il a la tête dans le cul. - Non, Victor n’est pas là… - Il a dormi ici cette nuit, demande Jessica ? - Je crois pas, je l’ai pas vu… - Tu sais où il pourrait être ? Le colloc’ ne comprend pas ce qu’il se passe. Il est un peu tôt pour lui. Pourquoi toutes ces questions ? Qu’est-ce 130

qu’elle veut ? Il ne veut pas se mêler des affaires de Victor. Il hésite. Elle a l’air inquiète. - J’en sais rien. On a fait un peu la fête hier soir, c’était le 31 décembre, quoi ! On a bu un coup. On a bu pas mal. Je suis allé me coucher à 3h30 du matin. Victor, il était avec nous. Après, je sais pas où il a fini. -

C’est qui « nous », demande Jessica ?

Jessica part frapper à la porte de tous les gens présents. Rien. Personne ne sait où il est. Alors, elle le cherche sur le bateau au hasard des coursives. Il est chiant, putain ! Elle demande à ceux qu’elle croise s’ils ne l’ont pas vu, mais c’est à chaque fois des réponses négatives. Elle s’énerve. On ne peut pas disparaître d’un lieu clos. Ce n’est pas possible. « Où est-ce qu’il se cache, ce con ? » Elle finit par croiser une responsable du personnel qui prend la chose un peu plus au sérieux parce qu’elle lit sur son visage, quelque chose de sombre. -

Il y a un problème ?

Jessica raconte la rupture, le SMS qui a été envoyé à 6 heures du matin, mais qu’elle n’a reçu qu’à 8 h et sa « non réapparition ». Mais c’est finalement le copain qui partage la chambre de Victor, qui informe le directeur de sa disparition. Enfin, l’information est remontée jusqu’au capitaine du navire. On suit alors la procédure. L’alarme est lancée et l’équipage part à la recherche du disparu. Des fonds de cale jusqu’au pont supérieur, on regarde partout sans retrouver le disparu. On recommence une seconde fois. Rien ou presque. Après une heure de recherche intensive, on retrouve une paire de chaussures et un smartphone. Ce sont les chaussures de Victor et son téléphone. 131

Pourquoi enlève-t-on ses chaussures avant de se jeter à l’eau, même lorsqu’il s’agit de se suicider, alors qu’on garde son pantalon et son maillot, par ailleurs ? Pourquoi une forme de respect plus forte pour les chaussures que pour le pantalon ? Pourquoi laisse-t-on le smartphone et emporte-t-on sa gourmette. Les garde-côtes sont avertis vers 10 h du matin par le capitaine du navire. Un premier janvier, tout le monde fonctionne au ralenti. Malgré tout, une alerte générale est lancée à tous les bateaux de la zone. Comme de nombreux bateaux de plaisance croisent dans les îles du Nord, cela multiplie les chances de retrouver Victor. Cependant, quelques bateaux face à l’immensité de la mer, ce n’est pas grand-chose. Cela fait plus de 4 h que Victor a sauté du bateau et les chances de le retrouver vivant sont faibles. Parmi les quelques bateaux qui ont entendu le message, il y a aussi de grands yachts. Les multimillionnaires se promènent dans les eaux chaudes des Caraïbes, surtout en cette saison. On est dans le jardin de jeu des riches. Un drôle de poisson est à l’eau et ce serait une belle pêche pour ces gens-là. Les eaux chaudes des Caraïbes sont riches de riches, mais ce n’est pas la seule faune qui se baigne dans ces eaux. Les petits poissons multicolores, les dauphins, les espadons et les requins font partie de l’écosystème local. Ils se nourrissent les uns les autres, dans la symbiose et dans l’harmonie de la prédation. Ces vieilles îles volcaniques sont posées sur des fonds peu profonds et des dépôts de sable clair les drapent. Il n’y a pas plus d’une quarantaine de mètres de profondeur au niveau des îles du Nord. Les tortues marines trouvent des conditions favorables pour leur ponte sur les plages de sable fin au fond des baies à l’abri des houles, sauf quand les touristes piétinent les œufs. Victor n’a jamais vu les coraux en vrai. Il s’en fout. Il n’a jamais imaginé sa mort non plus. Quand il a sauté, rien 132

n’était vraiment clair. Il a imaginé quelque chose de bref, mais aucune image de douleur n’était associée à la mort. Il allait mourir, point. Point final. Quelque chose de propre. Une fin d’histoire nette. Peut-être à cause de l’alcool, tout lui semblait devoir aller simplement : une route tranquille et sans souffrance vers autre chose. Il voulait autre chose, n’importe quoi d’autre, plutôt que sa vie de merde. Il ne voulait plus être ni un petit larbin dont on se fout, ni un moins que rien qu’on jette. À 24 ans, on n’est plus vraiment un enfant. L’alcool, c’était son péché mignon depuis quelques années. Il se sentait bien avec ça dans le corps, la tête qui tourne un peu. Désinhibé, il se sentait aussi plus fort, plus beau, moins con. L’alcool le protégeait pendant quelques heures des blessures qu’inflige le quotidien d’un gars un peu trop gentil et qui n’a jamais bénéficié de vents favorables. Dans l’alcool, il trouvait un autre monde qui lui convenait mieux. L’effet d’un passage prolongé dans l’eau avait accéléré sa sortie des brumes. Maintenant qu’il est là, il se demande comment il va faire pour mourir en douceur. Le mieux serait qu’il s’endorme, alors il ferme les yeux longtemps. Ce n’est pas désagréable du tout. Il se laisse porter, il s’oublie, il fait le vide, il ne sait pas pendant combien de temps il reste comme ça, les yeux fermés. Il revient parfois au réel. Estce le même ciel au-dessus de lui ? Les nuages ne sont plus les mêmes, il y a un peu de vent là-haut. Le soleil aussi a bougé, à moins que ce soit Victor, car la houle n’arrive plus du même côté. A présent, elle vient depuis ses pieds vers sa tête et non plus de sa gauche. Sur leur bateau à voile, les deux retraités ont entendu le message. Ils sont désormais un peu plus attentifs à ce qu’ils voient dans l’eau. Ils reviennent d’Anguilla vers SaintMartin. Ils sont le seul bateau à voile à faire ce trajet. Sinon, il n’y a que des bateaux à moteur. Ils zigzaguent pour 133

remonter face au vent. Ils virent de bord régulièrement. Sur le voilier de dix mètres, ça tangue pas mal. La voile est tendue. Rien ne flotte dans les parages, même pas une bouteille de plastique. Un peu inquiets par l’annonce d’un homme à la mer, ils enfilent leur gilet de sauvetage. Ils aperçoivent furtivement un aileron de requin. Au sud de Saint-Martin, sur un yacht de 50 m de long, un millionnaire s’adonne à la pêche sportive avec un ami et l’aide d’un professionnel qui les conseille. Dès qu’il reçoit le message alertant d’un homme tombé du bateau, le capitaine envoie un marin prévenir le propriétaire. Depuis le poste de pilotage, le capitaine et un marin scrutent calmement la mer au cas où ils croiseraient quelque chose sur leur route. Ils font cela sans excitation, sans vrai espoir de le retrouver. Ils avancent sans dévier de leur route. On ne verra rien au radar, alors ils guettent attentifs. Le capitaine jette quelques coups d’œil avec ses jumelles. Les courants pourraient avoir amené l’homme dans leur secteur. Il ne faudrait pas lui passer dessus non plus. A la ligne de leur canne à pêche, ça n’a pas beaucoup mordu depuis ce matin. Rien d’intéressant. Rien à se mettre sous la dent. Le proprio va être de mauvaise humeur, si ça continue. Dans leur secteur, il y a un autre yacht d’au moins 75 m. Ça vaut des millions un truc comme ça. Il est tout neuf. Ça doit appartenir à un nouveau riche, à un de ces milliardaires de la jet set se dit le capitaine. Il aimerait bien le piloter. Un marin lui signale par radio que le proprio a un gros poisson accroché à sa ligne. « J’espère que ce n’est pas le bonhomme qui s’est fait hameçonner, sinon ça va être une boucherie » pense le capitaine. C’est un bel espadon que le propriétaire a accroché. Il se bat à présent contre la bête. Le capitaine a ralenti le bateau pour le stabiliser contre le courant. Il ne faudrait pas risquer de perdre l’espadon, sinon il va se faire virer par le patron à la fin de la saison. Un peu plus loin, sur l’autre bateau, ce sont des stars 134

hollywoodiennes qui sont en vacances. C’est tout juste si un nuage blanc de cocaïne ne se dégage pas du bateau, rumine le capitaine du yacht de 75 m entre ses dents. Ils vivent en décalé par rapport au rythme du soleil. Des bouteilles de whisky traînent dans des endroits improbables, notamment dans la cabine de pilotage. Une jeune femme fait du yoga à l’avant du bateau. Les membres d’équipage regardent à la fois un éventuel corps à la dérive à la surface de la mer et la jeune femme qui fait du yoga en string. Victor pense encore à son histoire avec Jessica. L’appel de la chair et de la chaleur humaine. Un échec de plus. Il la déteste encore un peu plus maintenant. Il serait temps que ça finisse. Victor est sorti de sa torpeur par un bruit dans l’eau. Le bruit ressemble à un poisson qui saute, ou à un oiseau qui plonge dans l’eau, ou à un coup de rame ou de queue d’un gros poisson. Il se redresse et regarde mollement dans la direction du bruit, mais il ne voit rien de particulier. Après quelques secondes, il finit par se remettre sur le dos pour retrouver la position d’attente la plus confortable. C’est long de mourir. Le corps résiste. Il faut être patient. Il en est à ces sombres pensées lorsqu’il sent quelque chose lui frôler la cheville. Il se redresse d’un coup pour voir ce que c’est. Mais l’ombre d’un nuage diminue la transparence de l’eau à ce moment-là. C’est peut-être un poisson ou une algue, qui sait ? Alors qu’il somnolait doucement, son rythme cardiaque s’accélère brusquement. Serait-ce la mort qu’il attendait patiemment qui frappe à sa porte ? Il scrute tout autour de lui un indice. Une ombre. Un requin ? Il a entendu des histoires sur les requins dans les Caraïbes. Ils t’arrachent une jambe ou un bras et après, tu pisses le sang. Il imagine la douleur et le sel qui brûle la plaie. Son corps est encore plus ridicule avec trois membres qu’avec quatre. On rira de lui, c’est sûr, même après sa mort. On se moquera de ce corps en morceaux, de ce sushi humain. Sauce soja, wasabi. Et puis avec trois membres, on 135

flotte moins bien. Le bateau de la Société Nationale de Sauvetage en Mer de Saint-Barthélemy sort en mer vers 12h30. Il a fallu prévenir les volontaires et charger le bateau. A bord, il y a une équipe de cinq bénévoles, amoureux de la mer, qui s’en va faire un tour. Il y a des retraités, bien sûr, mais aussi un type qui tient une agence immobilière et une infirmière. Ils évaluent le sens du courant et partent dans la direction de dérive. Ils jettent une bouée à la mer et calculent sa vitesse. Ils évaluent la distance potentielle que le disparu pourrait avoir parcourue en 6h30. Ils se rendent vers la zone où pourrait se trouver l’homme à la mer. Sur son yacht de 50 m, le propriétaire a réussi à prendre un petit espadon. Il est content de lui. Il va le manger au dîner. C’est l’heure du déjeuner et ils ont prévu de manger de la langoustine. « Maintenant, déclare-t-il, mon ambition est de pêcher un poisson encore plus gros, genre un requin blanc ou un naufragé ». Comme il n’y a pas beaucoup de requins blancs dans le coin, il trouve l’idée de repêcher un bonhomme, enthousiasmante. C’est son objectif de l’aprèsmidi. S’il est vivant, ça serait encore mieux. Il est en compétition avec les autres bateaux de la zone, notamment le yacht de 75 mètres et aussi avec les requins tigres. Ceuxlà sont les ripeurs des mers et les rois du recyclage. Chercher, trouver, gagner. Victor, c’est surtout le ciel qu’il regarde. Il se force à regarder vers le haut parce que ça ne sert à rien de voir la mort venir en face. Il essaie de se calmer, mais c’est compliqué de faire abstraction de la gueule pleine de dents pointues d’un requin qui s’ouvrirait sur votre visage et vous arracherait la moitié de la tête. C’est le moment où les dents entrent en contact avec la chair qui provoque en lui les sensations les plus désagréables. Imaginer, c’est vivre deux fois les choses, au moins. Pour éviter ces divagations douloureuses, il se concentre sur les avions dans le ciel. Il 136

essaie d’imaginer les passagers dedans, leurs vies, leurs passions. Il les imagine tous : les maîtres du monde et les losers comme lui, les bombasses célibataires sur lesquelles il fantasme et les petits couples qu’il envie. Le soleil dans les yeux, ébloui par tant de vie dans la lumière, Victor part à la dérive dans les courants chauds des îles du Nord. Il ne connaît pas encore le chemin sinueux qui conduit jusqu’à la mort. Mais il apprend. Lors de ses premières vacances à la mer, il avait découvert le goût du sel sur la peau. Il avait éprouvé sur son corps la force des vagues. Les jolies filles du camping lui avaient fait tourner la tête. Il avait même réussi à les approcher lors des activités collectives et cela avait été de beaux souvenirs. Bien sûr, les jolies filles avaient plutôt flirté avec les autres garçons. Ses premiers émois déçus lui avaient, certes, un peu fait mal. Mais jamais il n’avait eu l’impression de faire intégralement partie du monde et d’être acteur de sa vie avant ces vacances-là. Ce fut un pic d’enthousiasme pour lui. Victor avait alors baigné dans le bonheur. Ce n’était plus le cas aujourd’hui. Mourir noyé avec l’eau qui lui entre dans la gorge durant son sommeil était l’issue qui avait sa préférence. Il espère que l’épuisement ou l’engourdissement le saisissent progressivement pour le faire partir en douceur. Perdre conscience et ne s’apercevoir de rien. Il aurait dû boire plus encore, avant de se jeter à l’eau. Il est tellement nul, pense-t-il, qu’il loupe même sa mort. Il n’est même pas capable de se tuer proprement. Il lui semble voir par moment des ailerons de requin qui percent la surface des ondes. Si l’imaginaire pouvait nourrir les requins du coin jusqu’à les rassasier, cela serait d’une grande aide. Mais les requins ont moins d’imagination que lui. À nouveau lui viennent à l’esprit des images de requins qui charcutent sa chair tendre. Il voit le sang qui gicle dans l’eau et un nuage rouge qui se répand autour d’un corps en lambeaux. 137

Victor à l’impression d’entendre un bruit de bateau. C’est con, mais maintenant qu’il a dessaoulé, l’idée de la mort ne lui semble plus aussi désirable, ni une évidence inéluctable. Il s’accroche à l’idée d’un bateau ou d’une île. Les îles et les bateaux, ce n’est pas ce qui manque dans les Caraïbes. Il pourrait aussi croiser un tronc d’arbre flottant qui lui permettrait de lever la tête et de se protéger des requins. Est-ce que c’est un bruit de moteur là ? Il se redresse et il voit au loin des bateaux. Il crie, mais qui peut l’entendre ? Jessica est en pose. Elle regarde Titanic sur l’écran de sa chambre bleutée. Jusque-là tout va bien, ils n’ont pas croisé d’iceberg. Qu’est-ce qu’il est beau Leonardo Di Caprio ! Elle mange du chocolat à chaque fois qu’il apparaît à l’écran. Quel homme ! Toute femme rêverait d’être dans ses bras. Ça y est le bateau coule et Di Caprio prend l’eau. Même mouillé comme une éponge, il reste sexy. Victor, lui ne veut pas mourir et la bave lui coule au coin de la bouche. Il se dit qu’il a vraiment fait une belle connerie pour une fille qui le méprise et qui n’en vaut pas la peine. La vie, c’est une succession d’affreuses erreurs et de malentendus. Il est presque 17 h. Le soleil baisse et le froid gagne. A 18h il fera nuit. Tandis que le yacht de 75 mètres de long se dirige vers les îles du Nord, c’est l’apéro qui est lancé. La musique est à fond. L’alcool coule et la drogue vole. Ils ne peuvent pas entendre Victor qui hurle de toutes ses forces, il agite ses bras comme une danseuse de boite de nuit en transe. A l’avant du bateau, il y a un type qui balance une bouteille de whisky hors de prix à la mer. « C’est pour les requins ! », crie-t-il. Et celle-là, c’est pour tous les marins morts bouffés par les requins ! », hurle un autre. La trajectoire parabolique de la bouteille l’amène à une dizaine de mètres de Victor. Un des marins a suivi la trajectoire de la bouteille jusqu’au bout. Il a vu l’homme à la mer. Il hurle lui aussi, à présent. 138

Le capitaine comprend et réduit la vitesse d’un coup. Le marin pointe le doigt vers Victor et se met à courir pour l’accompagner. A l’arrière, Di Caprio ne réalise pas encore. Tout s’enchaîne très vite. Victor se fait hisser à bord du yacht de Leonardo Di Caprio, le vrai. Il est là en chair et en os. On prend soin de Victor, comme d’une statuette des Oscars ou d’une palme d’or à Cannes. Victor non plus ne réalise pas complètement. Jessica va devoir reprendre son poste et la fin de Titanic est hyper-triste. Elle craque complètement. Des larmes coulent sur ses joues juvéniles. Elle ingurgite quatre aspirines d’un coup. Puis, désespérée, assise sur le bord de son lit, elle tente de se taillader les veines avec un couteau suisse made in China mal aiguisé. C’est bientôt l’heure du service à table. Elle songe à Leonardo, si beau, si fort, qu’elle ne pourra jamais avoir pour elle. Qu’a-t-elle de commun avec Leonardo ? Et avec Kate Winslet ? « Rien ». Puis, après avoir pris connaissance de son horoscope, elle se reprend. Lors d’un briefing, on annonce une tempête pour dans trois ou quatre jours. Ce n’est pas encore un ouragan, mais tous les bateaux doivent se mettre à l’abri.

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Réflexions sur les communs L’appropriation privée, la mise en commun ou l’interdiction de toucher à la nature sont différents positionnements qui résultent de différentes façons de considérer la nature et les autres humains73. Nos interactions avec la nature sont conditionnées par la manière dont nous concevons la nature. Lorsque la nature est considérée comme un « bien », donc une chose, c’est qu’elle n’est pas animée de sensibilité ou pas suffisamment pour pouvoir être considérée d’égal à égal avec les humains. A partir du moment où la nature est considérée comme une entité inanimée, finie et mesurable, elle peut être partagée. Cette conception n’est pas partagée par tous, mais elle est très répandue. Dans ce cadre de pensée, l’enjeu va alors porter sur le partage de la nature. La disponibilité du commun, réelle ou supposée, influence alors la manière dont chacun se sent légitime à prélever sa part. Lorsque la ressource est jugée infinie, sa répartition entre les personnes ne soulève pas de problèmes majeurs. La connaissance a, par exemple, la propriété de pouvoir être partagée sans nécessairement diminuer en quantité lorsqu’elle est partagée, tant qu’on ne veut pas en faire une source de revenus en tout cas, et de nombreuses initiatives ont œuvré à la diffusion large du savoir. En revanche, dès qu’une limitation dans la disponibilité du « commun » apparaît, la méthode d’allocation de la ressource devient un enjeu plus conflictuel74. C’est le cas pour l’eau en situation de sécheresse, pour la nourriture dans de nombreux pays, pour l’espace disponible sur une île, voire pour les revenus associés à un savoir-faire ou pour la disponibilité de notre attention. 73 Descola, 2005 74 Bonneuil et Fressoz, 2013

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La destruction d’un commun, au moment de sa consommation immédiate, ou pour produire autre chose, est alors sujet de luttes ou au moins de discussions animées. Les modalités du partage sont l’autre versant de la mise en commun. La conflictualité autour des modalités du partage peut apparaître immédiatement lorsque la modalité même est controversée ou a posteriori lorsque l’allocation des ressources et ses effets secondaires n’apparaissent pas bien répartis sur le long-terme. Les règles de répartition des communs sont nombreuses, variées, plus ou moins acceptées. L’acceptation même de ce qui doit être inclus dans les communs n’est pas partagée. L’air ? L’eau ? Le sol ? Le sous-sol ? La mer ? La connaissance ? La technique (la roue, l’engrenage, des parties de code numérique) ? De façon un peu provocatrice, la situation dans un certain nombre de situations, où ce qui est considéré comme commun est aussi considéré comme inépuisable, peut se simplifier ainsi : « Détruire les communs… pourquoi pas, mais comment ? ». La capacité de prélèvement sur les communs, dans un monde où les techniques permettent de prélever beaucoup en peu de temps par quelques-uns, pose problème75. La résolution de ce problème brûlant est plus que jamais actuelle et conflictuelle. Nos capacités d’action semblent précéder et dépasser nos capacités de réflexion collectives et individuelles. L’action dans un univers où la place de la technique est grande doit produire des modes de pensée et des règles adaptées à l’action spécifique à notre environnement technique. Si les techniques évoluent très vite, les modes de pensée et les règles adoptées ne peuvent pas être bien adaptés en permanence : elles doivent elles-mêmes être modifiées en permanence. Est-ce possible ? Est-ce 75 Bonneuil et Fressoz, 2013

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tenable ? Si l’usage trop important de la technique fait partie du problème, il faut que nos règles et nos modes de pensée ne soient pas trop dépendants des techniques pour être capables de s’en défaire et de permettre une transformation à un rythme soutenable. Mais beaucoup de nos connaissances sont produites par l’intermédiaire de techniques qui ne cessent d’évoluer et leurs capacités opératoires, leurs pertinences, en dehors d’un univers richement peuplé de techniques, rapidement obsolètes, n’est pas acquis. Toutes les notions ou présupposés opératoires ont été utiles dans des situations données, mais cela ne signifie pas qu’ils soient universels et adaptés au présent et encore moins au futur. En science ou en art, la destruction de l’existant est souvent symbolique. Il s’agit de « passer outre », mais pas de faire disparaître notre connaissance des erreurs passées. Il y a un devoir de mémoire de nos erreurs, pour comprendre les mécanismes de nos erreurs, aussi bien que garder la trace des chemins empruntés, y compris ceux qui sont sans issue. Les sentiments de nécessité, d’évidence logique, de vérité, de cohérence ne sont pas partagés par l’ensemble des gens, non parce qu’ils n’ont aucune rationalité, mais parce qu’ils se sont formés dans des situations différentes. Ce que nous devons garder en commun, c’est déjà la volonté d’avoir du commun. Si nous ne sommes plus disposés à partager au-delà de cercles communautaires restreints, alors le risque est d’enfanter la monstruosité dans nos têtes, puis dans nos pratiques. Nous sommes tous les « monstres » de ceux avec qui nous n’arrivons plus à communiquer. L’incommunicabilité, l’incapacité à échanger, c’est le signe d’une différence profonde de conception du monde et du peu d’envie de tolérer l’altérité. Le commun n’est pas donné, il est construit en permanence : pas dans le sens où l’eau serait faite par de petites 143

mains qui assembleraient les molécules, mais parce que l’accord sur les modalités de mise en commun et de partage doit être établi entre tous et rediscuté régulièrement.

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Table des matières Réflexions sur la place du chercheur et sur la science des risques ......................................................................... 5 Récit - Les ruines de Concordia.................................... 11 Réflexions sur les conséquences de l’ouragan Irma et la description du réel.......................................................... 25 Récit - Le chercheur et Johnny ..................................... 31 Réflexions sur l’adaptation et la résilience .................. 49 Récit - Se perdre pour se rencontrer ............................ 53 Réflexions sur la vulnérabilité ...................................... 63 Récit - Survivre aux catastrophes ................................. 65 Réflexions sur la destruction créatrice ......................... 77 Récit - La milice et la mer ............................................. 83 Réflexions sur la peur et la prévention des risques ..... 87 Récit - Sylvie est amoureuse .......................................... 95 Réflexions sur la place de la technique ...................... 107 Récit - Danser comme on se bat .................................. 113 Réflexions sur notre rapport à la nature et aux risques.................................................................. 125 Récit - L’étoile de mer .................................................. 127 Réflexions sur les communs ........................................ 141 Références bibliographiques ....................................... 145 Table des matières ........................................................ 151

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