Écrire l'histoire par temps de guerre froide: Soviétiques et Français autour de la crise de l'Ancien Régime 9782908327915

Dès le milieu du XIXe siècle, certains historiens russes étudiaient la « Grande révolution française » pour essayer de c

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Écrire l'histoire par temps de guerre froide: Soviétiques et Français autour de la crise de l'Ancien Régime
 9782908327915

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Sous la direction de Serge Aberdam et Alexandre Tchoudinov

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Écrire l’histoire par temps de guerre froide Soviétiques et Français autour de la crise de l’Ancien régime

Écrire l’histoire par temps de guerre froide Dès le milieu du XIXe siècle, certains historiens russes étudiaient la « Grande révolution française » pour essayer de comprendre ce qui attendait où non la Russie. Entamé par des libéraux, systématisé par les marxistes, ce recours aux analogies entre les deux pays est devenu toujours plus étroit avec le début du XXe siècle et la Révolution russe. A tel point que, comme Tamara Kondratieva l’a montré dans un livre devenu classique, ce sont en des termes directement venus du vocabulaire de la Révolution française que les soviétiques formulèrent alors certains des dramatiques conflits politiques qui les divisaient. Il n’est alors pas étonnant que les études sur la Révolution française soient devenues en URSS un enjeu durement disputé, puis particulièrement contrôlé, et ceci presque jusqu’à notre époque. Mais, symétriquement, en France, ces mêmes études ont été en large part renouvelées par ce qui se passait « à l'Est », d’autant que les risques que courraient les chercheurs soviétiques ne les ont jamais dissuadés de s’intéresser à la crise de l’Ancien régime français, en prolongeant les travaux de la première école russe. Jouant des contraintes qui leur étaient imposées pour réinvestir le sujet de façon originale, certains ont ainsi exercé, à leur tour, une influence considérable sur l’historiographie française,

alors au sommet de.son prestige. On y trouve même, sous un certain angle, les origines de la référence bretonne aux Bonnets rouges du 17ème siècle qui a refait surface en France à la fin 2013. D’où l’intérêt de revenir sur une célèbre controverse entre Boris Porchnev et Roland Mousnier, controverse qui introduit elle-même à la difficile et lente

reprise des relations entre historiens soviétiques et occidentaux mais éclaire bien plus largement les contraintes qui s’exercent sur la façon d’écrire l’histoire. Les seize communications ici présentées sont issues d’un colloque tenu en 2006 à Vizille et publiées à Moscou dès 2007. Elles donnent de précieux éclairages sur les conventions implicites ou explicites et les contraintes exercées pendant une soixantaine d’années sur des historiens soviétiques mais aussi, par raccroe, français ou occidentaux. Elles illustrent les réelles avancées scientifiques ainsi que la difficile construction des relations professionnelles et humaines, par-delà les crimes de la dictature stalinienne: Illustration de couverture : Saint Isidore, bois polychrome, XVIIIè siècle, Musée des Arts et Traditions Populaires (Paris). La collection Études révolutionnaires publie les actes des journées d'études organisées par la Société des études robespierristes, à raison de deux A‘trois volumes par an. À vocation pluridisciplinaire, cette collection entend ouvrir largement le champ des recherches aux sciences sociales et juridiques, ainsi qu'aux domaines littéraires, artistiques et scientifiques. Cetouvrage est publié avec le soutien de la FMSH. ISBN : |

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Collection études révolutionnaires n°15

Code SODIS : F30891.3 Prix : 25 €

Écrire l’histoire par temps de guerre froide Soviétiques et Français

autour de la crise de l’Ancien régime

Illustration de couverture je Saint Isidore, bois polychrome du xvr siècle, usée des arts et traditions Populaires, Paris (DR)

Collection des études révolutionnaires, n° 15

Sous la direction de Serge Aberdam et Alexandre Tchoudinov Avec l’aide, à Paris, de Christophe Blanquie, Sonia Colpart, Jean-Numa Ducange, Florence Dupont et Hélène Rol-Tanguy

Écrire l’histoire par temps de guerre froide Soviétiques et Français autour de la crise de l’Ancien régime © 2014, Société des études robespierristes 17, rue de la Sorbonne — 75005 Paris

ISBN : 978-2-908327-91-5

Version revue et augmentée des communications du colloque de Vizille (Isère), septembre 2006, Version russe dans l’Annuaire d’études françaises, Moscou, 2007

numéro publié avec le soutiende la Fondation maison des sciences de l’homme (Paris)

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et de la présentation des faits

gurant , ainsi opinions qui y sont exprimées, lesquelles ne sont pas nécessairement celles de l'édito. s

Société des études robespierristes 17, rue de la Sorbonne — 75005 Paris 2014

Partie

Présentations

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Des relations si particulières.

SERGE ABERDAM

_

n mai 1989, nous étions sept « missionnaires culturels »! du Bicentenaire, véhiculés de ville en ville dans ce qui était encore l’Union soviétique. Lors de nos conférences, prononcées en français, nous encouragions les auditeurs

à faire passer anonymement leurs questions sur des bouts de papier. J’ai conservé

une petite liasse de ces billets reçus. Ils témoignent éloquemment de la crise morale alors évidente et de l’incertitude qui régnait notamment sur ce que sont l'Histoire et le métier d’historien. Dans l’ambiance attentive, passionnée et en apparence « bon enfant » de la Perestroïka et de la Glasnost, nous devions inlassablement renvoyer nos

auditeurs aux définitions de notre discipline, sans d’ailleurs vraiment répondre à leurs attentes car la notion de « fait historique » n’avait plus de sens : le passé devait désormais être sans cesse justifié par le présent. À plusieurs reprises, la question peut-être la plus suggestive fut : « Pourquoi avez-vous donc détruit votre Bastille ? Nous autres, nous avons au moins préservé notre forteresse Pierre-et-Paul.….».

Au-delà de ce genre de quiproquo, le sentiment d’injustice était généralisé. Le grand historien Anatoli Ado (cf. communication de Dmitri Bovykine) avait été convié avec nous à un repas « informel », dans un solennel restaurant du centre de Moscou, mais l'abondance des plats, loin d’apaiser cet aimable savant, le révoltait et

le poussait à signaler hautement la présence d’une foule de mets qu’il n’avait pas vus depuis des années dans les magasins. Sa volonté de nous « désintoxiquer » idéologi-

quement nous touchait au cœur, que nous nous soyons ou non fait des illusions sur la 1. Mission pilotée par les attachés culturels de l'ambassade de France, comprenant Serge Aberdam, Serge Bianchi, Marcel Dorigny, Patrick Garcia, François Hincker, Dominique Margairaz et Claudine Wolikow.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

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SERGE ABERDAM

situation réelle, mais il ne supportait plus l’idée que les mensonges officiels puissent résistance garder la moindre efficacité. Aucun calcul dans son geste mais une forme de

« éthique », personnelle, et le désir d'assainir nos relations mutuelles. Il est vrai que la démoralisation touchait tous les secteurs : le change «noir » du rouble était généralisé, y compris à l'ambassade ; à Leningrad, un très grand hôtel réservait à ses clients d incroyables petits déjeuners pour un rouble d'alors, somme que les voyageurs pouvaient obtenir pour une valeur dérisoire en devises, insulte quotidienne à la population privée

de tout, Nous respections la sainte colère d'Ado, mais nous ignorions à quel point elle était significative de ce qui allait suivre. Cinq mois plus tard, au début de l'automne 1989, après l'écrasement du mouvement chinois de Tien An Men et les célébrations fastueuses du Bicentenaire français, je fus appelé à présenter devant le séminaire de Michel Vovelle, en Sorbonne, les enseignements de notre tournée collective en URSS. Mes souvenirs encore frais

m'’amenèrent à souligner le gouffre qui existait désormais avec les publics rencon-. trés, leur évidente rupture intellectuelle avec tout ce qui pouvait rappeler le marxisme et le risque d’un durable retournement des valeurs. L'auditoire du séminaire parut consterné par la « négativité » de mon propos et, à vrai dire, le débat ne fut pas long.

Mon rapport ne devait d’ailleurs finalement pas même être signalé dans le recueil consacré à ces séances?, par suite d’un effacement des bandes magnétiques que je ne devais lui-même apprendre que bien plus tard, de la bouche de son auteure. J'avais pourtant été loin, lors de cette rapide présentation, d'anticiper la radicalité de ce qui allait suivre avec, un mois plus tard, la chute du mur de Berlin sous la poussée des peuples, entraînant à son tour la disparition du « glacis » d'Europe centrale puis, à peine deux ans plus tard, celle de l’Union soviétique elle-même. Reste que, si

Des relations si particulières.

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la production historiographique de l’époque soviétique était carrément bonne à jeter. Le risque existe en vérité que les travaux de ce temps-là finissent par devenir les objets d’un durable ostracisme, appauvrissant durablement les recherches.

Heureusement, la chute du Mur a également permis que nous soyons désormais relativement nombreux à nous rencontrer, à bénéficier de missions scientifiques entrecroisées entre France et Russie, souvent grâce à la bienveillance de la Maison des sciences de l’homme (et de Sonia Colpart, et de Maurice Aymard, et de Wladimir Bérélowitch). C’est ce qui a permis de créer des liens mais aussi de discuter des

recherches menées pendant l’époque soviétique, donc sous haute contrainte politique, de cet « héritage refusé » dont nous n’avions pas tous la même approche. De ces discussions avec Alexandre Tchoudinov, Dmitri Bovykine, Tamara Kondratieva et

d’autres encore, est né le projet de revenir ensemble, entre historiens russes et français, non sur les historiographies comparées des révolutions ou même de l’une d’elles seulement” mais sur ce que l’écriture de cette histoire avait eu de commun, ou non, et surtout sur la façon dont notre discipline s’était accommodée des contraintes du « siècle soviétique », pour parler comme Moshe Lewin.

La bonne volonté des administrateurs de nos institutions et surtout celle du directeur du Château de Vizille, siège du Musée de la Révolution française, dans la région grenobloise, permit d’y organiser en septembre 2006 deux fructueuses journées de travail. La présentation des textes, facilitée par la traduction simultanée, et leur

discussion directe en séance, lors des pauses ou bien à table, permirent une première et rapide mise en forme. Son résultat fut disponible pour le public russe dès l’édition 2007 de l'Annuaire d'études françaises de Moscouf., Après ce petit tour de force de nos amis russes, il restait à mettre ces textes à la disposition du public francophone. Ce

beaucoup d'entre nous avaient essayé d'imaginer l'issue de la crise du « socialisme

fut une toute autre affaire que d’y parvenir, mais nous y voilà enfin !

réellement existant », sa réalité nous déstabilisait singulièrement. La fin de la « période ouverte par 1917 » remnettait bien des choses en question et avait son effet sur les spécialistes de la Révolution française, en France comme en

controverses, sur des chantiers majeurs de l’historiographie des XVII et XVIN' siècles

Russie, vu la façon dont les historiographies des deux révolutions s'étaient entrelacées, du xix° au xx‘ siècle. Plusieurs communications, dont celle d’Andreï Gladychev,

témoignent ici de la permanence de cette préoccupation dans les structures officielles de l'URSS, jusqu'au terme de leur existence’, mais la crise de l’enseignement et de la recherche en Histoire était d’une ampleur encore bien plus vaste, Elle l'était d’autant plus que l’ordre gérontocratique, caractéristique de l'organisation académique soviétique, avait été encore accentué par la longue agonie du régime. Il fallait donc que s’opère une nécessaire relève de génération, Correspondant à une non moins nécessaire remise en question des méthodes et des objets de recherches, En consé-

quence, dans la « nouvelle Russie », on en venait logiquement à considérer que toute 2. Michel VOVELLE (dir.), Recherches sur la Révolution française, un bilan des travaux scientifiques du Bicentenaire, Paris, La Découverte - IHRF - SER, 1991, p. 367-411. 3. Cf. par exemple les contributions soviétiques au colloque international de 1989 : Michel VOVELLE (dir) , L'image de la Révolution française, Paris - Oxford - New York, Pergamo; i ’ n Press, 1990, J 4 vol. sa ; Michel VOVELLE (dir), Les Colloques du Bicentenaire, répertoire... Paris, La

fiches 432 à 442.

Découvene - IHRF - SER, 1991,

4. Alexandre TCHOUDINOV, « Changement de jalon », Cahiers du monde russe, n°

2/3, 2002, p. 449-462,

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESP IERRISTES

Les contributions présentées ci-après portent donc sur des transferts et des français, et elles ont été conçues dans le but de s’éclairer mutuellement. Ainsi les textes russes révèlent-ils les féroces polémiques internes au monde soviétique dont, à

l’époque, rien ou presque ne filtrait. Les textes français qui leur font pendant informent les lecteurs russes des effets dynamiques qu’ont eus les ouvrages traduits en français, même s’ils étaient très critiqués en URSS. Dévoilements il y a donc, et d'ampleur, mais aussi périodisation et élucidation car les décennies successives ont vu évoluer les modes de contrôle et les buts poursuivis. L’asymétrie des points de vue, encore apparente lors de la rencontre de 2006,

n’est pas récente. Depuis cent cinquante ans au moins, la crise de l’Ancien régime français et la Révolution qui y mit fin sont en débat dans les relations entre historiens

des deux pays. Dès le milieu du xix* siècle, les membres de ce qu’on a ensuite appelé l’école historique russe travaillent sur l’histoire agraire de la Révolution française — avec comme perspective évidente la comparaison avec les évolutions possibles en Russie : réforme ou révolution ? Le débat ainsi initié s’intègre ensuite dans les 5. Vladislay SMIRNOV (dir.), Les historiens russes et la Révolution française après le communisme, Paris,

SER, « Études révolutionnaires », 2003. 6. Cet Annuaire, né en 1958, en plein Dégel, a ensuite été maintenu contre vents et marées, au grand bénéfice du public russe.

Collection Études révolutionnaires

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SERGE ABERDAM

. éorique iq s a discussions théor

.

s ion, de l’Inter pleine expansion, à nationale sociale lale.

s, en

a “her formellement en 1889, l’année du Centenaire

démocrate. Celle-ci estd ait marqué son siècle comme le nouvel internationalisme d'une révolution qui Lu à se qui s'annonce. Pour ce ux qui commencent alors Juiie : a bour : : est le modèle d’une révolutionn boursocialiste doit marquer ce française marxisme, la Révolution question agraire, tâche dite démocratique qui réclam ervat régler la . . su A geo : ionnaires d'Europe centrale et orientale. Autour sa co EE y du Fée pois intéresse au premier chef les jé

ces encore questionsdifférent, SOnt Anapar Y Jean Jaurès comme par une cohorte d’histo_. tenaire, un sens re et de publicistes désireux de contribuer à l'éducation politique des travailleurs.

de formation, Jean-Numa Ducange’ a récemment montré l’ampleur de ces actions

se particulièrement dans la social-démocratie allemande, cadre où, faut-il le rappeler,

formaient aussi de nombreux émigrés politiques russes.

:

|

Ce considérable effort de théorisation explique pourquoi le vocabulaire déve-

loppé pour analyser la Révolution française est si facilement transposé, dès 1905, vers

l'analyse d’une nouvelle situation révolutionnaire, russe cette fois, et qui semble aux yeux des observateurs renouveler la problématique du 1789 français. Encore douze ans plus tard, en face de la Révolution de 1917, le jeu des analogies se prolonge, sur la base d’une fréquentation déjà ancienne. Les Russes n’ont nullement l'initiative ou le monopole de ces parallèles : beaucoup d’historiens et de dirigeants français se mettent

dès 1917 à échafauder des analogies entre les deux révolutions, d’abord par volonté d'éclairer leurs partenaires russes, puis pour comprendre au mieux des évolutions qui les surprennent, avant de devenir parfois eux-mêmes prisonniers de leurs analogies. Mais les conséquences de ces débats seront radicalement différentes dans les deux univers qui se séparent, à l'Est et à l'Ouest.

La mécanique des comparaisons concerne dès le départ, et jusqu’à nos jours,

des domaines tellement variés qu'il est difficile d’en faire le tour : les parallèles entre les règnes de Louis XVI et de Nicolas II, leurs personnalités et leurs entourages, ne sq 8 entre les actions de la contre-révolution aux deux époques née ds dé de sa

ss

à la banalité. Les rapprochements s'imposent égale-

de l'an I ou bien Rouge. ou LS plus techniques, comme la formation des armées,

de l'État révolutionn sa se ee

agraires, ou les façons de financer l’action

Parallèles entre assignats et sovznaks qui culminent n le recours à l'an yperinflation®. dans Fe Mais, en URSS, et à ch ue réorientation

politique

années « 20thermidorien et 30, comme» del’a 17bien montré amaraTam: Kondratieva?, HR 9 les analogies Fe avec l'épisode 94-1795 se révèlent particulièrement évolutives — et 7. Jean-Numa :

, La Révol

;

ques de l'histoire en Allemag évolution française et Ia social-démocratie. Transmission et usages poli-

;

8. Le travail de thèse de S. À. MEFal'kner el en Autriche (1889-1934),), R Rennes, ee PUR, 2012.

À

PESTRÉS, «Des signal aux

pendant

sr les assignats (Petrograd 1916-1919) est évoqué en détail par

». de S. A. Fal'kner — LA théorie société, Cahiers de j'y ISMEA, +Grenoble, omique 0. « 7-8-9-10, 19d'émission PUG, den° l'économie la Révolution

eu accès à :

re

»,p. 619-639, et Boich

Jacobins

Des relations si particulières.

13

meurtrières, La discussion sur la Thermidorchina ou même le simple emploi de la notion de Thermidor se transforment finalement en piège mortel pour ceux qui s’y laissent aller. Ces polémiques débouchent sur un véritable martyrologue d’historiens de la Révolution française, exécutés ou déportés dans les années 30. Dans ces conditions, cette historiographie n’est plus seulement d’accès périlleux : elle devient proprement infréquentable. On pourrait presque dire que l’instauration, en 1941, d’une « vérité officielle » sur la Révolution française, imposée à l’ensemble des institutions d'enseignement et de recherche de l’Union, se fera dans

l'intérêt même des historiens. Les survivants, libérés bien plus tard, hésiteront parfois longtemps à même mentionner en notes leurs collègues assassinés!°. Ce caractère sensible du sujet, des années 30 aux années 50, reste d'autant plus net qu’au-delà de la victoire de 1945, et avec un sens très sûr de la polémique, le militant trotskyste Daniel Guérin publie à Paris en 1946 La lutte de classes sous la Première république.

Cet ouvrage, d’un très bon niveau pour l’époque, pointe précisément les débats qui pourraient repartir en URSS autour de la Révolution française. Il entraîne rapidement, sur ferme injonction du « centre », l'impulsion en France d’un véritable « procès de Moscou » à Paris, dont les échos seront durables ici comme là-bas. Pourtant, les années 40 avaient d’ores et déjà connu des travaux russes qui vont avoir un impact encore plus profond sur les relations entre historiens russes et fran-

çais ; non pas tellement ceux que leurs auteurs ont réussi à mettre à l’abri avant leur arrestation que ceux qui, par divers détours disciplinaires ou personnels, ont réussi à contourner les interdits, la déportation et la mobilisation, pour mener des recherches originales. C’est en ce sens que l’exemple de Boris Fiodorovitch Porchnev est particulièrement intéressant ; né en 1905, jeune enseignant, il découvre par hasard! dit-il, en 1933 à Leningrad, l'intérêt des dossiers de la partie du fonds Séguier qui y est conservée depuis sa nationalisation par la Révolution d’octobre (communication de Françoise Hildesheimer). Neuf ans plus tard, en 1942, Porchnev soutient sa thèse sur les Soulèvements populaires dans la France du XvIr siècle, qui sera éditée à Moscou

en 1948. Pour ce travail, il a simultanément emprunté un détour et créé un raccourci, tous deux féconds pour sa carrière. D’un côté, en étudiant en termes de luttes de classes une crise de la monarchie française du début du XvIr siècle, il ne traite que des lointaines origines de la Révolution et contourne ainsi les règles naguère posées pour en traiter dans l’optique stalinienne. Les spécialistes apprécient en silence. D’un autre côté, en étudiant des papiers disponibles sur place, Porchnev donne un exemple de ce qui peut se faire d’érudit sans avoir besoin de sortir d'Union soviétique, à partir des

immenses richesses de ses bibliothèques. Dans un État rigoureusement fermé, cette spécificité est reçue très positivement et il marque ainsi un autre point majeur.

Les temps ne sont pourtant pas faciles et la candidature de Porchnev aux grands rôles académiques ne viendra que plus tard. Si sa soutenance de thèse s’est peu ou prou inscrite dans la geste héroïque de l'URSS assiégée mais laborieuse et créatrice, la diffusion de son livre de 1948 prend place dans la chronologie heurtée d’une

nouvelle Terreur qui correspond à la vieillesse du despote : les purges se succèdent

» 1990, « La pensée écon

"

; | Ues fe peu méralre des analogies,| Paris, Payot 1989 ;jeLgn'ai PAS Bolshevism and the French Revolut

ionnary tradition,

10. D'où l'intérêt qu'il y aurait à publieren français la monographie d'A. Gordon sur cette historiographie.

11. C'est sa formule dans la préface française de 1963 ; voir son article inédit à ce sujet, en annexe.

Collection Études révolutionnaires - n° 15

SERGE ABERDAM

14 RE

avec leur cortège de dé

rtations et d’assassinats judiciaires, surNe un from : :

ee où les qualificatifs de anpunl

scolastique, talmudiste.…, dissimulent

plus tard, mal un antisémitisme officiellement proscrit, maÏs VIVACE. se des années déchaînement final de la dictature ner

Sn

Je souvenir de ce d'Alexandre contribuer à déterminer les alignements des scientifiques (communication inov).

a

Des relations si particulières.

15



la mort de Staline, à la fin des années 50, alors que les déportés reprennent

(Daline, Zakher, Lotté...) ou n'arivent pas à reprendre (Staroselsky…) leur place

dans la société des « libres », s'organisent aussi bien le colloque d'Odessa® sur Jes

formes de la dictature jacobine que la publication de l'Annuaire d'études françaises,

Le régime historiographique policier caractéristique de la haute époque Stalinienne est

progressivement remplacé par une forme d'autogestion oligarchique, si l on peut dire,

le contrôle de l’Académie des sciences.Le sujet « Révolution française » demeure sous

hautement surveillé et sensible mais le lent Dégel permet la reprise au coup par coup

des sorties de l’Union, interrompues depuis les années 30, et entraîne symétriquement la recherche de partenaires occidentaux idéologiquement fiables (communication

d'Alexandre Gordon). De la fin des années 50 aux années 80, la solidarité politique de ces partenaires ou bien, plus prosaïquement, le souci de maintenir entrouvertes les minces voies de communication (communication de Claude Mazauric) poussent à leur tour les chercheurs et universitaires français à respecter les canaux officiels sous peine de perdre toute efficacité dans des échanges qui se raréfient à nouveau avec la

stagnation. Ainsi se pérennise un partage des rôles, une sorte de Yalta des historiens, avec des voyages étroitement contrôlés et un « chacun chez soi » dont le « socialisme réellement existant » n’avait pas le monopole mais dont il conservait jalousement les clefs — les visas.

Précocement récompensé, Boris Porchnev est sorti d’URSS par la République démocratique allemande, un cas qui n’a rien d’isolé, avec un compte-rendu suivi d’une traduction de sa thèse publiée à Leipzig en 1954. Chez les Français germanisants, la polémique commence dès cette époque. Son effet à moyen terme, comme le rappelle Françoise Hildesheimer, sera de favoriser la double édition érudite des

papiers Séguier qui sera effectuée du côté français par Roland Mousnier (1964) et du

côté soviétique par Alexandra Lublinskaïa (1966). Mais la querelle historiographique, initiée par Mousnier avec un sens éprouvé du scandale, atteint une sorte d’apogée

en 1963, avec la parution de la traduction française du livre!?, sur l'initiative et sous la responsabilité de Robert Mandrou. Ce dernier, moderniste éminent et germaniste qualifié, a su s’appuyer sur la médiation culturelle allemande pour promouvoir le travail de Porchnev, reçu comme une précieuse avancée d’un marxisme qui, même

soviétisé, s'applique ici brillamment à l’étude du xvir' siècle, à partir d’une forte base

érudite. La pénétration du livre sur la scène historiographique française (communi-

Cation d'Yves-Marie Bercé) s'avère en tout cas un moment exceptionnel de rupture épistémologique dont témoigne la durée des Polémiques qu'elle entraîne sur la nature

12. V.S. ALEKSÉEV-POPOV, A. J. GANSOV, K. D. PETRIAIEV (dir), Travaux du colloque interuniversitaire Ide 1958] sur les problèmes d'histoire de la dictature jacobine, Odessa, 1962 (en russe). 13.Boris PORCHNEV, Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, Paris, SEVPEN, 1963.

ROBESPIERRISTES

du « Siècle de Louis XIV », sur l’origine et les fondements de l’absolutisme, sur les notions de classes et d’ordres. Plus remarquable encore est l’invraisemblable dissymétrie des mémoires françaises et russes qui entourent et Porchnev et son livre et qui renvoient elles-mêmes à des univers mentaux, sociaux, académiques et universitaires qui s’ignorent alors superbement. D'où peut-être les portraits presque inversés d’un personnage aussi éminent qu'ambigu. Pour

les historiens

russes, Porchnev

est d’abord un savant soviétique

de

premier plan auquel la variété de ses talents et de ses ouvrages a valu le sumom de « dernier encyclopédiste ». L'œuvre est certes abondante et variée, mais la réputation est diverse : savant incontestable ou non, résistant intellectuel ou bien fieffé

stalinien, authentique protagoniste de l’avancement des sciences humaines ou bien improvisateur brouillon, mal vu des autorités pour ses interprétations hétérodoxes ou bien dictateur des historiens, Porchnev est en tout cas une célébrité dont le monde académique et universitaire russe commémore le centième anniversaire de sa naissance en 2005. Dans cette perspective, sa thèse n’a guère l’éclat qu’elle a connu en France ; son sujet n’aurait en fait été qu’un choix opportun pendant les redoutables années 30, lui permettant de contourner très en amont la non moins redoutable Révolution française tout en se penchant sur ses lointaines origines. Le résultat en aurait été un ouvrage érudit, discuté à l’époque mais finalement assez secondaire dans sa production par rapport à des travaux de plus grande portée théorique dont l’absence apparente de traduction ne pose guère de problème à des commentateurs pour qui l'univers soviétique, dans ce domaine, se suffisait à lui-même (communications de Sergueï Kondratiev et Tamara N. Kondratieva [Université de Tioumen] et de Zinaïda

Tchekantseva). Sur le fond, on s’est même posé la question, dans les discussions à Vizille et ensuite, de savoir jusqu’à quel point il était possible de faire une lecture subversive ou persiflante, au sens du XVII siècle!*, d'ouvrages de Porchnev sur le féodalisme construits comme d’assez bons pastiches de travaux « théoriques » signés de Staline en personne. ! Pour les historiens français, au contraire, Porchnev est l’homme d’un seul livre,

mais majeur, avec cette thèse qui a entraîné une remise en cause de toute l’historiographie antérieure sur le « Siècle de Louis XIV ». Le reste de son œuvre est carrément ignoré et le personnage est traité, soit comme un authentique savant étranger « révélant » la réalité du XVII siècle, soit comme une sorte d’envahisseur venu d’un univers satanique, susceptible de coloniser les esprits en « exportant » la lutte de classe non plus seulement dans l’espace maïs dans le temps. Il faut rappeler ici que beaucoup de bons esprits universitaires des années 60 professaient hautement qu'aucune « lutte de classe » n’avait pu exister avant le XIX° siècle. Le livre de Porchnev initie donc une

polémique de grande ampleur à laquelle Roland Mousnier n’attache pas seulement son nom mais son sens aigu de la mise en visibilité des enjeux, conformément aux règles du métier de chercheur telles que les formulera plus tard le sociologue Bruno Latour. La dispute Porchnev-Mousnier élargit l’espace politique de la guerre froide en jouant sur plusieurs registres historiographiques : Nouvelle histoire contre prestige officiel du 14. Élisabeth BOURGUINAT, Le Siècle du persiflage : 1734-1789, Paris, PUF, 1998, détaille ce mode de prise de parole spécifique, modulé pour que les dominants soient incapables d’y devinersi on les couvre vraiment d’éloges ou si on les méprise à fond — et préfèrent logiquement accepter les flagomeries.

Collection Études révolutionnaires

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SERGE Ann

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Des relations si particulières...

17

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« Grand siècle », histoire des dominés contre histoire des LE FeSo histoiredes sociale fonds contre histoire « diplomatique ». Avec la redécouverte

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soviétiques, la polémique mobilise aussi, quoique EnCOTE

En

notion de

« patrimoine national », concept que les déplacements massils Ce collections pendant _ ja Seconde guerre mondiale contribuent à PromOUVOITés, bénéf. universit des La dispute Porchnev-Mousnier, relayée bien au-delà

reprise pendant des années et cie donc d’une excellente mise en scène scientifique,

et cherimpliquant successivement la quasi-totalité des professionnels, enseignants

pas qu il faudrait, cheurs, jusqu’à une date récente. De ce fait, nous n imaginions re nos interconvainc encore en septembre 2006, déployer une certaine énergie pour

et | locuteurs russes de la réalité du rôle que le livre de Porchnev avait joué en France de l'influence durable qu'avait eu ce modèle d’histoire « par en bas » (communications de Christian Jouhaud et de Christophe Blanquie). Fort heureusement, le succès des éditions françaises de la thèse, en particulier au format de poche!5, donnait un

témoignage irréfutable, comme celui du texte sur le mouvement breton des Bonnets rouges paru, consécration alors majeure, dans la collection « 10/18 ».…. à l’occasion pas tout des controverses sur la « nature » politique de la Bretagne. Je ne suis d’ailleurs

à fait sûr que le débat baptisé du double nom de Porchnev et Mousnier fasse désormais

partie des vieilles lunes dûment mises en perspective et intégrées aux travaux clas-

siques que les manuels se doivent de présenter. La durable sensibilité du débat, même sur un mode mineur, expliquerait alors pourquoi, en sens inverse, il fallut insister pour

faire admettre aux participants français que le grand historien marxiste avait pu être si durement contesté en Union soviétique. Bien entendu, les débats autour de Porchnev n’opposaient nullement Russes et Français comme tels mais des conceptions présentes dans les deux pays. Porchnev avait ainsi critiqué vivement dans sa thèse la position réactionnaire de l'historien

bourgeois Ivan Loutchitski. Ce dernier, représentant éminent de l’école russe, avait, dans son ouvrage de 1912, analysé de nombreux registres fiscaux des Vingtièmes et repris le point de vue d'Alexis Tocqueville, voyant dans les droits des paysans censitaires une réelle propriété paysanne. Pavel Ouvarov (qui ne fut finalement pas présent à Vizille) a signalé que, lors de la soutenance de Porchnev en 1942, l’historien Sergueïï Skazkine, spécialiste des traités des feudistes, défendit la mémoire de

Loutchitski contre les attaques du jeune thésard. Ainsi commença une longue querelle entre historiens soviétiques sur ces questions de la propriété prérévolutionnaire et,

du xvur siècle français!7, ce que décrivent les collègues russes ressemble beaucoup, selon des normes et à une échelle soviétique, à une forme de débat public. Pourtant, autant les Français profitent du débat entre Porchnev et Mousnier,

autant aucune facilité n’est donnée à l'exportation de ces débats soviétiques. La presque unique occasion où nous saisissions fugitivement une de ses occurrences en France, c’est lorsque la camarade Lublinskaïa, apparemment en total contre-emploi, admoneste sévèrement Albert Soboul lors d’une discussion d’avril 1968 sur le féodalisme!#, qu’il avait introduite avec Guy Lemarchand (voir la communication de ce dernier). L’âpreté et les enjeux cachés de ce débat ponctuel, présenté sous l’angle de l’histoire économique, ont-ils influé sur l’avenir d’une série de possibles traductions, ou bien leur sort était-il déjà réglé ? Nous n’avons en tout cas presque rien de traduit en français de Lublinskaïa, qui a pourtant été éditée en anglais, espagnol, hongrois et japonais. Rien en particulier de ses Paysans français du XVF au XVIIF siècle, publié en russe en 1978, où elle traite largement de la place du fermage capitaliste dans le développement économique français et de ses liens avec le système seigneurial… Pas plus que d’autres auteurs russes ayant polémiqué avec Porchnev sur la crise de l’Ancien régime et la Révolution, elle n’a eu l’honneur de l’édition française. Le contrôle des sorties d’URSS, qu’il se soit agi de visas ou de traductions, entraînait des contorsions surprenantes. Igor Filippov signale ainsi l'édition en URSS d’une traduction française d’un ouvrage théorique de Porchnev, édition qui serait restée de diffusion locale puisqu’il semble n’en exister aucun exemplaire dans les bibliothèques françaises. Mystère des circulations et des rétentions ! À bien moindre

échelle, ce contrôle des moyens de traduction et d'édition importait également aux Français, en fonction de calculs parfois difficiles à reconstituer, protégés par des règles de secret qui laissent rétrospectivement rêveur. La rhétorique de la Guerre froide habillait tant bien que mal des méthodes administratives brutales au service d’enjeux de pouvoir moins évidents. Côté soviétique, les moments de libéralisation permettaient à la fois de revenir sur les débats des années 20 et d’afficher un certain intérêt pour les évolutions rapides de l’historiographie occidentale mais les retours de bâton ont toujours été brutaux, depuis Albert Mathiez!® jusqu’à Maurice Dommanget®, Alexandre Gordon montre ainsi que l’interdit tardivement jeté sur le travail de l’ex-savant progressiste Richard Cobb a surtout retardé la pénétration de l’histoire des mentalités et de la micro histoire dans la recherche soviétique. De même a-t-il été longtemps mal vu de s’intéresser à la noblesse (communication de Ludmi

comme le montre la communication d’Igor Filippov, sur les caractérisations de ce

qui avait été ou non « féodal » en France. et en Russie, Au-delà des polémiques subies par le « premier Porchnev », du vivant du vojd, ces définitions, calées sur des

écrits de Lenine lui-même, vont avoir des conséquences pour plusieurs générations de chercheurs. En réalité, aussi bien pendant ces débats que lorsque Porchnev est vivement critiqué par sa collègue de Leningrad Alexandra Lublinskaïa, autre spécialiste

en 1951, son doctorat, Rapports socio-économiques et luttes politiques en France de 1610 à 1620 ; son ouvrage majeur, L'absolutisme français dans la première partie du xvir' siècle, paraît en russe en 1965. 18. René GALISSOT (dir.), Sur le féodalisme, Paris, CERM - Éditions sociales, 1971, 272 p., ici p. 112-120, interventions de J. Dépiquer, J. Suret-Canale, Ch. Parain, A. Pelletier, A. Berelowitch, R. Mandrou et FE. Hincker. 19. James FRIGUGLIETTI, Albert Mathiez, historien révolutionnaire (1874-1932), Paris, SER, 1974, 262 p.,

ici p. 210-216.

15. Boris PORCHNEV, Les soulèvements populaires en France au xvir siècle, Paris, Flammarion, 1972. 16.E.S.B., Arthur de LA BORDERE, Boris PORCHNEV, Les Bonnets rouges, Paris, UGE, « 10/18 », 1976.

[Le texte de Porchnev, daté de 1940, présenté p. 25, va des p. 217 à 349).

SOCIÉTÉ

20. Contributions de Vladislav SMIRNOV, « Dommanget et les historiens soviétiques » et Claude PENNETIER, « Dommanget, la Révolution russe et l’Union soviétique », dans Maurice Dommanget (1888-1976) citoyen, pédagogue, historien, actes du colloque de Beauvais, 6 et 7 mai 1994, Beauvais, À. D, de l'Oise 1996.

ROBESPIERRISTES

Collection Études révolutionnaires

n° 15

un

18

SErGe ABERDAy —

i à vec l’influence des trav _— der, par comparaison x » paysannes prohibition des travaux Sur Rs « Jacqueries des cree nb eson dans1 la censure des transferts d’études sur la Vendée fran. M rus ré (communicati on de : : pour fEpren dre le terme consac révolution, Re çaise ou sur l’antian le ca s emblé. i Î se lit bien dans toire de tous ces interdits , Roger Dupuy). L'effet ee de concilier l'admiration que lui inspire l'œuvre .É

i Daline, sel sr F.

essa Srofonde À é re ie méfiance philosophique (communication de

j le). k Matt Re €, en septembre 2006, nous avons pu revenir: collectivement sur

Jes conditions de formation de l'historiographie soviétique de l'Ancien régime fran. çais et de la Révolution, sur son régime inteme si particulier, sur ses interactions avec

les travaux occidentaux et sur les effets retour pour les historiens soviétiques. Au fil était des exposés, les personnages Comme les débats se dédoublaient parfois et chacun

faute d’informaamené à reconsidérer ce qu’il avait pu imaginer où enseigner, parfois

des tion. Il était évident que des ajustements plus amples pouvaient en découler, surboîte épisodes qui n’avaient pas tous été considérés. Nous avions ouvert une véritable des deux univers, les protade Pandore et les débats se passionnaïent : dans chacun

gonistes n’avaient pas été seulement de grands professionnels mais des enseignants,

des maîtres, des patrons de thèses et d'écoles historiographiques dont notre rencontre

rassemblait précisément une partie des anciens élèves, ou bien même des élèves

rencontrés. de leurs élèves. et dont beaucoup ne s'étaient tout simplement jamais productions Revenir sur ce passé a son importance à un moment où l'intérêt pour les

se intellectuelles liées à un régime disparu ne s’impose plus, où les chercheurs russes déterminent tout autrement et où la mémoire de débats et de procédures non élucidées . peut réellement disparaître. Il faut en ce sens souligner comment, dans un contexte de méthodes adminis-

tratives féroces et de contacts difficiles vers l’étranger, des historiens soviétiques ont réussi à assurer la transmission de leur savoir-faire, de leur excellence professionnelle,

alors que l'exercice du pouvoir académique ou universitaire restait, contradiction

évidente, la condition nécessaire pour accéder à une indispensable autonomie. Les

historiens russes ont par exemple rendu hommage à Daline à plusieurs reprises en 1998 (recueil d'articles) et en 2002 (Annuaire d'études françaises), à la fois comme historien et comme homme, comme chercheur et comme victime de la répression

Des relations si particulières.

19

après d’autres de faire traduire et publier sa grande synthèse sur la paysannerie dans la Révolution française, il était cité par chacun ou presque des historiens français spécialisés... mais à partir du compte-rendu fait en 1974 par Albert Soboul. Malgré les efforts de Florence Gauthier et de son équipe, l’ouvrage n’était toujours pas édité en français au moment de la chute du Mur. Ce cas douloureux n’a pu être finalement réglé’? qu’en 1996, grâce au truchement de Catherine et de Matthias Middell qui, permettant un nouveau passage du russe à l'allemand, ont finalement donné à la SER les moyens de publier une version française utilisable. Étonnantes difficultés de ces transferts, surtout en regard de l’abondance, de part et d’autre, des traducteurs qualifiés et des moyens correspondants. Il est vrai qu’à Vizille, en 2006, dans les débats qui suivent les exposés, il apparaît une fois encore à quel point nos langues respectives sont des prisons de longue durée et comment certains pièges n’importent pas seulement aux traducteurs : ainsi en est-il, dans les discussions sur le mode de production féodal, des dates limites retenues, de l’usage systématique en russe soviétisé du mot pomechtchik pour désigner les seigneurs de l’Ancien régime français, alors que ce mot désigne précisément des propriétaires de serfs... Ainsi de l’abus, s’agissant toujours des classes rurales, dans les traductions en russe, d’un terme comme koulak qui, ayant pris un sens spécifique dans la Russie révolutionnaire, s’était ensuite figé dans la typologie partisane de la soviétisation… Ces termes, projetés sur la France du XvVnr' siècle, ne contribuent pas à éclairer les comparaisons, sans qu'il soit d’ailleurs toujours si facile de traduire en russe le vocabulaire de la France ancienne, absolutiste ou révolutionnaire. Plus globalement encore, le lecteur français aura une difficulté avec les emplois de Moyen-âge, médiéval, médiéviste, féodal et féodalisme en russe et en Russie, là où le Moyen-âge est parfois censé finir plutôt vers le XIX° siècle que vers les XVH°, XVI ou XV: siècle. Les médiévistes russes traitent donc d’une période bien plus longue que chez nous, qui ne se terminerait pas même avec Pierre le Grand, un cas de « renaissance » ou de « naissance » d’une nation, c’est selon, et précisément à l’époque qui correspond chez nous au « Grand siècle ».. C’est que le servage n’a été systématisé en Russie qu’au XVII siècle et a duré jusqu’en. 1861, ce qui est incompatible avec une périodisation calée sur l’histoire occidentale ou pensée comme une progression régulière des Lumières. Une modernité russe longuement retardée, s’infiltrant dans

stalinienne dont on verra plus loin qu’il eut, lui aussi, ses contradictions. Mais la trans-

les failles d’un Moyen-âge prolongé”, expliquerait donc assez bien la quasi-absence dans la chronologie pratiquée par les Russes de ce nous appelons l’époque moderne

et françaises, a impliqué des personnages bien plus nombreux et plus divers par leur

(XVI-XVIN* siècles), précédant ce que nous appelons l’époque contemporaine (les XIX* et xXx° siècles, ouverts par la Révolution). Or ce Moyen-âge tardif et extensif n’est pas resté une division chronologique russe d’usage interne, scolaire, universitaire

mission, par-delà l’époque soviétique, du goût des études françaises, de la méthode érudite et de la capacité à combiner les ressources des archives et bibliothèques russes positionnement et leurs méthodes que le seul Daline, aussi peu épargnés que lui par les démons de leur époque. En ce sens, les pages qui suivent se veulent un appel à réviser les dossiers apparemment les mieux bouclés.

| Comme beaucoup, Anatoli Ado a fait l'expérience du peu de transparence des

relations entre les deux univers!!, Lorsque, à la fin des années 1970, nous avons essayé

21. Cf. le retard de traduction des Origi

Mémoires.

.

iines de la pensée grecque de Jean-Pierre Vernant. signalé da

_—

ROBESPIERRISTES

ou académique. Dans la situation occupée par l'URSS, grande puissance mondiale, elle a été mécaniquement appliquée à la chronologie d’autres aires culturelles ou 22. Anatoli ADO, Paysans en Révolution, Paris, SER, 1994, Ouvrage rapidement épuisé ; cf. ma présentation de la traduction. Disponible de nouveau auprès de la Société des études robespierristes. 23. Ce thème est illustré, par exemple, dans le film d’Andrei Tarkovsky, André Roublev, lorsqu'un personnage tente de s'envoler (scène d'ouverture) ou lorsque les peuples attendent, dans un silence universel, le

démoulage de la cloche géante conçue par un enfant, pendant que les ambassadeurs occidentaux, totalement décalés, bavardent.

Collection Études révolurionnaires

n° 15

SERGE Averp

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français tels qu'ils CtalentcAnQus at Mons nequ'à1D 17 odèle alternatif d” une simplicité instructive,Roune épure d’une radi.

D'où l'énergie que méritait leur étude ; d'où l'acuité, ensuite, des

affrontements.

d’un Les articles ici rassemblés, passés au crible du débat, témoignent doncdélicate plus d’autant tion conjonc moment de rencontre longuement attendu, d’une ants

et dont aucun des Particip qu’il s’agissait de revenir sur un passé qui ne passait pas Chevalier, directeur du Alan laquelle té avec

n'avait la même vision. La générosi de 1 Isère donnait au colloque musée de Vizille, nous reçut au nom du Conseil général spécifiquement consacré à musée seul le dans un cadre à la hauteur de nos ambitions, si particuliers entre la Révolution française qui est précisément au centre des rapports débats les historiens des deux pays. Puisque tant des anciens protagonistes de ces

France-Russie : « rencontres du troisième type » dans l’historiographie

de l'Ancien régime et de la Révolution

de camp, au pire d’une balle avaient payé leur liberté de pensée, au mieux d'années la Russie dans la nuque, et alors que les relations sociales et politiques prennent, dans de réparation

ALEXANDRE TCHOUDINOV

avait là une forme modeme, une tournure de plus en plus brutale, il y avait semblé nécessymbolique mais aussi peut-être d'engagement sur l’avenir qui s ne paraît que journée ces saire à plusieurs d’entre nous. Et si l'édition française de ! plusieurs années après l'édition russe, peut-être est-ce là un juste retour des choses

À tous et à chacun, en tous cas,

Merci, Salut et Fraternité.

Trois époques de l’historiographie russe L'étude de la Révolution française commence en Russie en 1868, quand Wladimir Guerrier (1837-1919), professeur à l’Université de Moscou, annonce un

séminaire sur ce thème!. Cette tradition de recherche ne s’interrompra plus, jusqu’à nos jours. Presque tous les chercheurs russes travaillant aujourd’hui sur l’histoire de la Révolution « descendent » de Guerrier, par transmission universitaire. Dans cette

tradition, on peut distinguer trois grandes époques, chacune résultant de la négation de la précédente. La première est celle de la fameuse école russe? dont l’acmé dure jusqu’à la Révolution russe de 1917 et s’attache particulièrement aux noms de Nicolaï Kareev (1850-1831), Ivan Loutchisky (1845-1918), Maxime Kovalewsky (1851-1916) et Evgueniï Tarlé (1875-1955). Cette école russe est d’un apport considérable et son maître reconnu, le professeur Kareev, avait tout lieu d'écrire en 1911 : « Parmi les chercheurs n’appartenant pas à la nation française, personne n’a apporté aux études sur la Révolution française et l’Ancien régime durant les 30 ou 35 dernières années 1. Voir plus de détails dans Tatiana IVANOVA, « Vladimir Guerrier et les débuts de l'étude, en Russie, de la Révolution française », dans La Révolution française et la Russie, Moscou, Édition du Progrès, 1989, p. 146-157. 2. Nikolaï KARÉIEV, « La Révolution française dans la science historique russe »,La Révolution française 1902, t. 42, p. 321-345 ; JD, « Les travaux russes sur l'époque de la Révolution française depuis dix ans », Bulletin de la société d'histoire moderne, 1912 ; 1D., « Les derniers travaux des historiens russes sur la Révolution française (1912-1924) », AHRF, n. 9, 1925, p. 252-262,

Collection Études révolutionnaires

n° 15

ALEXANDRE Tckounino y 22 SE

France-Russie : « rencontres du troisième type » dans l’historiographie

23

D

les chercheurs des autres nations une contribution égale à celle des historiens TUSSeS ; parés »3. vent même leur être com , SE

ne PT Révolution DÈRbolchevique marque lelégitimer début d’un type d’historiographi. par les dictature leur autre

À partir de l’affaire « de l’Académie » l’historiographie marxiste-léniniste obtient le monopole absolu sur l'interprétation du passé, y compris la Révolution française. Pendant les années 30, Loukine et ses élèves forgent l'interprétation marxiste-léniniste « canonique » de cette Révolution, fixée dans un ouvrage de réfé-

D orange d’une affaire d'État à ee “re . l'époque soviétique En EE Révolution la de s < ad l'histoire révolutionnaire internationale, et d’abord s et le régime accor-

rence publié en 19415, Cependant, ce gros volume, connu du milieu des historiens

ns marxistes (puis dera toujours une attention particulière à la formation d’historie

d’historiens marxistes-léninistes de la Révolution française sont persécutés. Loukine, leur chef de file, est arrêté en 1938 et meurt en prison en 1940. Grigoriï (Tsezar) Friedland (1897-1937) est fusillé. Sofia Lotté (1901-1962) et Victor Daline (1902-1985), les élèves de Loukine, sont envoyés au Goulag où ils passeront presque deux décennies. Albert Manfred (1906-1976), autre élève de Loukine, passe un an en prison et n’est libéré que grâce à l’honnêteté d’un juge d'instruction, lui-même ensuite fusillé. Paradoxalement la « brique » préparée par l’équipe de Loukine est publiée formellement sous la direction de son ancien adversaire, l'académicien Tarlé qui a obtenu sa grâce de Staline au début des années 30 et a pu revenir aux recherches.

nouveaux cs française‘. Une mission si importante exige de

» appartenant marxistes-léninistes) qui doivent remplacer les chercheurs « bourgeois

es fonctionnaires du Parti communiste, Nicolaï Loukine (1885-1940) ! FE et Viatcheslav Volguine (1879-1962) sont nommés pour superviser la création d’un

« professorat rouge » dans le domaine de l’histoire moderne occidentale. Tous deux

ont fait leurs études avant la Révolution, à l'Université de Moscou chez Robert Vipper

(1859-1954), un élève de Guerrier et une figure importante de l’école russe. À partir

de 1918, Loukine et Volguine occupent simultanément divers postes importants à l’Université de Moscou, à l'Académie communiste et dans d’autres institutions d’éducation et commissions d’État. De plus, ils publient de nombreux ouvrages, créant une nouvelle interprétation du passé, utile au pouvoir soviétique. Les premiers temps, jusqu’à la fin des années 20, n’ayant pas assez de cadres

pour enseigner l’histoire dans les universités, le régime tolère l'existence des « derniers Mohicans » de l’école russe maïs tient ces historiens de la génération prérévolution-

naire sous surveillance politique et idéologique. C’est seulement en 1929-1930 que la vague de persécutions contre les chercheurs, entraînée par l’affaire « de l’ Académie », nettoie ce qu’il reste encore de l’école russe. En 1929, l’Académie des sciences avait refusé les candidatures de trois fonctionnaires du Parti communiste, y compris

Loukine, proposés pour le titre d’académicien. Quelques jours après, tous trois sont

élus sous pression du pouvoir. Néanmoins, cet affront devient un prétexte pour réprimer les chercheurs de formation prérévolutionnaire. L'académicien Tarlé et plusieurs

de ses collègues sont arrêtés sous l’inculpation absurde de « complot contre-révolutionnaire ». La répression enclenche une campagne idéologique contre les historiens

« bourgeois », dirigée par Loukine lui-même. Sachant qu'il est devenu un objet de stigmatisation publique effrénée comme Tarlé, Vipperet autres collègues, Karéev, ARE

28

Mibibe malade et meurt. La participation à cette campagne de stigmäli-

sation est obligatoire. Iakob Zakher (1893-1963), l’un des derniers élèves de Kareev,

professeur à l'Université de Leningrad, tente d'éviter « l'honneur » de se prononcer

russes sous le sobriquet de « la brique », à cause de son poids, ne contient pas les noms de la plupart de ses créateurs. Pendant la Grande terreur de 1937-1939 beaucoup

Bien qu'après sa libération Tarlé n’aie plus guère écrit sur un sujet aussi dangereux

que la Révolution française, c’est précisément lui et l’académicien Volguine qui sont nommés éditeurs du volume « canonique ». Ensuite, puisque Loukine a disparu, ce seront ses élèves, surtout Manfred et Daline (libéré en 1955), qui jouent les rôles principaux dans les recherches sur la Révolution française jusqu’aux années 80. Pendant tout ce temps, l'interprétation formulée par la « brique » domine l’historiographie soviétique. En 1982, on envisage même de la rééditer pour le Bicentenairef, Cette époque soviétique de l’historiographie dure formellement jusqu’à la chute de l’Union mais, de fait, la crise de l’interprétation marxiste-léniniste devient déjà évidente durant la Perestroïka. La fameuse « table ronde » à l’Institut d’histoire universelle en 1988 où participent presque tous les spécialistes russes du domaine démontre que le « changement de jalons » va bon train’. En 1995, Anatoli Ado, à l’époque le vrai chef de file des historiens russes de la Révolution, peut constater : « On

relève dans la littérature spécialisée un renouvellement de la problématique,

sa diversification, une aspiration à une vision plus L'image de la Révolution qui se dégage des travaux devient moins systématique, plus complexe, voire riens pour repenser certains jugements et schémas

large de la Révolution française. les plus récents gagne en variété, contradictoire. L’effort des histotout prêts hérités de notre passé

historiographique est sensible... Au fond, tout ce qui a été dit nous autorise, comme

je le pense, à conclure que l’historiographie soviétique de la Révolution française a

contre Tarlé. Un de ses collègues le dénonce et Zakher lui-même doit se repentir

en public. Bien qu’il soit un duvétéran de e ] la Guerre civile, ivi où ili a combabattu cs au sein de l'Armée Rouge, il est exclu Parti l’Un . son emploi à ù l'art communiste et privé de Cet interdit professionnel en prison et au Goul nel dure jusqu’à son arrestation en 1938. Zakher per A8. Il ne reviendra à l’Université qu’en 1956, à l’époque du

el Dége”-

5. Frantsuzskala burjuaznaïa revoluciïa, 1789-1794 [La Révolution bourgeoise française, 1789-1794), Moscou - Leningrad, Izdatelstvo Akadernii Nauk SSSR, 1941.

6. Alexandre TCHOUDINOV, « Nakanoune smeny vekh » [« À la veille du changement de jalons »], dans Rossia i mir : panorama istoritcheskogo razvitia [La Russie et le monde : panorama du procès historique],

Ekaterinbourg, 2008, p. 112-127. 3. Nikolaï KAREEV, «

Posledni

ouvrages des chercheurs russes an no russkikh utchenykh o francuzskoj revolucii » [« Les de 4. Voir Tamara KONDRATIEVA Lol à

miers

Révolution française »], Le Messager de l'Europe, n°4,

cheviks et Jacobins : itinéraire des analogies, Paris, Payot. R OBESPIERRISTES

7. Vladislav SMIRNOV, « L'image de la Révolution française dans l’historiographie post-soviétique », dans Pour la Révolution française. En hommage à Claude Mazauric. Recueil d'études, Rouen, PURH, 1998, P. 541-545 ; Alexandre TCHOUDINOV, « La Révolution française : de l’historiographie soviétique à l’historiographie russe, changement de jalons », Cahiers du monde russe, n° 2/3, 2002, p. 449-462.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

24

AL

De

TcHouDnoy FXANDRE——

cessé d'exister, La relève est assurée grâce à l'élaboration d'une historiographie, Tusse celle-là. Il n'y a pas solution de continuité avec les legs les plus positifs de l’histo-

ographie appartient déjà à une nouvelre riographie soviétique mais la nouvelle histori »#. rencié é diff bien isage

époque des études russes de la Révolution fran-

Se

russe çaise on utilise informellement, surtout SUT Internet, le nom de nouvelle école aux discrète allusion son DE Bien que cette notion ait un sens un peu ironique,

traits « nouveaux russes » de la réalité contemporaine”, il me semble que ce n’est pas sans raison. La situation des historiens russes de la Révolution française ressemble

qu’à celle aujourd’hui beaucoup plus à celle de Guerrier, de Kareev et leurs collègues étatique contrôle aucun canonique, n interprétatio des chercheurs soviétiques : aucune

des recherches, aucun monopole idéologique ou méthodologique, et last but nor least,

Ja liberté absolue des contacts et de collaboration avec les historiens étrangers, en particulier français.

Les particularités des contacts académiques à l'époque soviétique La singularité de la période soviétique de l’historiographie russe est surtout perceptible par comparaison avec les autres périodes quand il s’agit des contacts avec les étrangers. L'école russe était entièrement intégrée à l’historiographie internationale. Les chercheurs russes visitaient librement les pays d'Europe occidentale où ils passaient des mois et même des années à travailler dans les archives. Les ouvrages de tous les maîtres de cette école russe étaient écrits sur la base d’archives françaises.

France-Russie : « rencontres du troisième type » dans l'historiographie

25

l’auteur n'utilise pas des documents d'archives françaises. On publie déjà des éditions françaises du produit de collaborations directes entre chercheurs de France et de Russie!!, Bien entendu, on est encore loin de l’ampleur des collaborations à l'époque de l’école russe et l'effectif des historiens russes de la Révolution française est bien

inférieur à ce qu’il était avant 1917 ; mais la présente génération, et surtout celle qui monte, bénéficient de conditions comparables à celles de leurs illustres prédécesseurs.

La situation des historiens soviétiques était tout à fait inverse. Les premiers

chercheurs marxistes-léninistes n'ont aucune possibilité d'effectuer des missions académiques à l'étranger jusqu’à la fin des années 20. À cette époque, on entrouvre le guichet du rideau de fer pour un moment et quelques chercheurs, en particulier Loukine, Zakher et Daline, visitent la France pour plusieurs mois, travaillant dans les archives et bibliothèques. Cependant, ce guichet se referme à l’époque de l’affaire « de

l’Académie » et ne s'ouvrira qu’au début des années 60. Plusieurs générations d’historiens soviétiques de la Révolution française ont dû se former sans pouvoir travailler sur des documents d’archives. C’est pourquoi la plupart des ouvrages soviétiques sur la Révolution, sauf quelques exceptions brillantes dont je reparlerai, semblent aujourd’hui plutôt secondaires, peu originales. Par manque de sources primaires, on doit souvent se borner à réinterpréter des ouvrages étrangers « à la lumière du marxisme-léninisme ». D'un autre côté, l'impossibilité de travailler dans les archives étrangères stimule

l'intérêt pour des sujets qu’on peut étudier à partir d’archives situées en

Union soviétique. Il n’y existe pas de fonds considérables pour étudier la Révolution française (l’Institut Marx-Engels-Lenine, où se trouvent le fonds Babeuf et quelques

On pouvait communiquer franchement et collaborer sans contrainte avec les collè-

autres, est à l’époque inaccessible aux chercheurs) mais de vastes collections de docu-

gues étrangers. Les principales monographies étaient traduites en français, publiées en France!° et devenaient un patrimoine historiographique mondial. La situation de la nouvelle école russe est plus ou moins similaire. Les cher-

cheurs russes, même les plus jeunes, ont aujourd'hui toute possibilité de voyager,

ments concernent l’histoire de l’Ancien régime, surtout du XVII siècle. Ces fonds apportés en Russie à partir de la fin du XvIr siècle n’avaient guère été étudiés car les chercheurs russes préféraient travailler dans les archives françaises. C’est ainsi que, dans les années 30-40, paraissent les premiers ouvrages fondamentaux de Boris

participer à des colloques et travailler aux archives. Aucune thèse de doctorat sur la Révolution française n’est considérée comme valable en Russie de nos jours si

Porchnev (1905-1972), Alexandra Lublinskaïa (1902-1980) et Vladimir Birioukovitch (1893-1954) sur la France du XVII siècle, basés sur des sources primaires de la

de l'Universitéde Moscou, série 8 (histoire), n° 5, 1996, p. 32.

meilleure qualité. Les relations personnelles entre les chercheurs français et soviétiques se développent également avec beaucoup de peine. Les contacts entre les historiens

9. Par exemple Olga TKATCHENKO, « Novye rousskie frankovedy » [« Les nouveaux russes chercheursde l'histoire de France »], Knijnoe obourenie [Revue des livres], 17 (1819), 2001,23 avril.

marxistes-léninistes et l’entourage de Mathiez, établis dans les années 20, sont détruits par l’affaire « de l’Académie ». Mathiez tente d’intervenir en faveur des

8. Anatoli ADO, « Pis’mo profesoru Sen Censinu » [« Lettre au professeur Chen Tzensing »], Le Messager

10. Wiadimir GUERRIER, L'abbé de Mably moraliste et politique, étude sur la doctrine morale du jacobinisme puritain et sur le développement de l'esprit républicain au xvur siècle, Paris, F. Vieweg, 1886

(repr. Genève, Slatkine, 1971) ; Jean LOUTCHISKY, De la Petite propriété en France avant la Révolution

et la vente des biens nationaux, Paris, H. Champion, 1897 ; ID. L'État des classes agricoles en France à la veille de la Révolution, Paris, H. Champion, 1911 : Jp., La propriété paysanne en France à la veille de la Révolution {principalement en Limousin), Paris, H. Champion, 1912 ; JD, Quelques remarques Sur la Vente des biens nationaux, Paris, E. Champion, 1913 : les ouvrages de 1897 et 1913 sont réédités dans Ivan LourcHisKy, Propriété paysanne et ventes des biens nari jse, N° intr. de française,

HODINIER et Éric TeY=SIER

émard

s

rod

.



Pari

tionaux pendant la Révolution

SSIER, Paris, CTHS, 1999 ; Nikolaï I. KARÉIEW, Les paysans et la quesfion

en France dans le dernier quart du xvir siècle, Paris, V. Giard & E. Brière, 1899 (repr. Genève,

1909. ne pr. Genève, Meg

s,

107) àH Mar ime Kova ends de province sous Louis XVI, Paris, socialeFA à

veille de la Révolution, 2 vol., Paris, Giard et Brière, Un

Éa France SCORE"

ROBESPIERRISTES

historiens persécutés de l’école russe et s’attire une sévère critique de Loukine et de son entourage!?. La collaboration franco-soviétique dans les études révolutionnaires est suspendue jusqu’à l’époque poststalinienne. Ainsi, durant un quart de siècle,

11. Viadislay SMIRNOV

(dir.), Les historiens russes et la Révolution française après le communisme,

Paris, SER, « Études révolutionnaires », 2003 ; Gilbert ROMME, Correspondance, éd. par A.-M. BOURDIN, Ph. BOURDIN, J. EHRARD, H, ROL-TANGUY et A. TCHOUDINOV, Clermont-Ferrand, PU Blaise-Pascal, 2006, vol. 1,t. 1-2. 1774-1776 ; numéro spécial « L'image de l'ennemi à l’époque des guerres napoléoniennes », AHRF, n° 4 (369), 2012.

12. Voir Albert MATHIEZ, « Choses de Russie soviétique », AHRF, n° 2, 1931, p. 149-155.

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ALEXANDRE TCHOUDINOv

France-Russie : « rencontres du troisième type » dans l’historiographie

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—_——_———

l'historiographie soviétique devient une sorte de galaxie lointaine, indépendante du reste du monde.

visite, les participants soviétiques à l'entretien doivent présenter à un service spécia-

riens français de découvrir cette « planète inconnue ». De leur côté, les chercheurs

des historiens soviétiques mais cela nous éloignerait du sujet. En un mot, le monde soviétique est resté une « galaxie » séparée jusqu’à sa chute. D’où l'intérêt d'étudier "histoire des contacts entre ces deux « galaxies », comme il en est question ici.

Le rétablissement des liens académiques à l’époque du Dégel permet aux histo.

soviétiques attendent ces contacts avec la même émotion que les héros du fameux film Rencontres du troisième type de Steven Spielberg ressentent en attendant les extraterrestres, les habitants de l’autre galaxie. Les relations s’annoncent intéressantes

lisé des rapports détaillés sur le contenu des discussions.

On pourrait donner beaucoup d’autres preuves de la singularité de la situation

et fructueuses et, de fait, elles le seront, comme le lecteur de ce recueil en trouvera 1a preuve. Il faut cependant souligner que ces relations restent toujours, jusqu’à la fin de l’époque soviétique, des « rencontres du troisième type », des relations entre des êtres très proches mais habitant des mondes différents. IL est difficile, voire impossible pour le lecteur français de s’imaginer ce qu'ont

été les conditions de travail des historiens soviétiques. Bien que le Dégel ait vraiment amélioré beaucoup d'aspects de détail, la singularité de l'historiographie soviétique s'est globalement maintenue. À partir de la seconde moitié des années 50, les collections conservées dans les archives de l’Institut Marx-Engels-Lenine sont devenues plus accessibles, ce qui a permis à Victor Daline d'écrire son ouvrage admirable

sur Babeuf. Néanmoins cet accès ne concernait qu’une poignée de chercheurs. Pour les autres, la grande majorité, ces archives sont restées fermées jusqu’à la fin des

années 80. À l’époque du Dégel les historiens soviétiques commencent à participer plus

ou moins régulièrement aux colloques internationaux mais cela ne concerne que le cercle assez étroit des sortants (vyezdnye), soit des personnes sur lesquelles le pouvoir soviétique compte assez, politiquement, pour leur permettre de passer la frontière. Néanmoins, durant tout leur séjour à l'étranger, ces élus se trouvent sous

la surveillance permanente du KGB et, si quelqu'un se permet quelque imprudence, on le prive tout de suite de ce privilège et on en fait un non-sortant (nevyezdnoï)

comme la plupart des historiens soviétiques. L'institution des sortants permet de mieux comprendre l’exceptionnelle célébrité internationale de Boris Porchnev. Il n'était pas le seul historien soviétique à faire des recherches de fond sur la France du Xxvir siècle ; on affirme souvent, par exemple, que les ouvrages de Lublins-

kaïa lui sont même supérieurs par certains aspects, Cependant, c’est Porchnev qui était sortant à partir des années 50 et avait plus de chances d’être remarqué par la communauté académique internationale. La grande nouveauté du Dégel a été la permission accordée au début des années 60 à quelques jeunes historiens soviétiques de passer plusieurs mois en France

pour y travailler. C'est ainsi qu’Anatoli Ado (1928-1995) a pu écrire son excellent ouvrage sur la paysannerie française pendant la Révolution. Mais ce fut une expérience unique, le pouvoir soviétique ne persistant plus ensuite dans cette bienveillance. Symétriquement, à partir du Dégel, les historiens français peuvent visiter l'URSS et rencontrer des collègues soviétiques. Mais, pour ces derniers, tous ces contacts sont réglés rigoureusement par les services Spéciaux, L'historien soviétique ne peut pas

accueillir franchement un collègue étranger, même à domicile Chaque visite se

d'après un règlement établi. Il est interdit par exemple de recevoir en tête-à-tête fait ; la présence d’une troisième personne, préalablement autorisée, est obligatoire. Après la

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Collection Études révolurionnaires - n° 15

Paris-Moscou. Lhistoriographie de la Révolution française : science et politique

TAMARA KONDRATIEVA

|

orsque j’ai préparé notre rencontre, je pensais que recourir à mon travail sur les analogies entre bolcheviks et jacobins pourrait y suffire, puisqu'il s’agissait de

reconsidérer les relations franco-russes autour de la Révolution française. J'avais donc rédigé dans ce sens quelques lignes annonçant le sujet de mon intervention. Et voilà qu'en début d'été, les organisateurs me font l’honneur d'ouvrir nos journées d'étude. Il m'a semblé que cette ouverture demandait une vue panoramique plutôt qu’une entrée directe dans les débats des protagonistes d’antan. J’ai alors réorienté mon intervention vers le discours politique en général, dans son rapport avec la Révolution française. Voici donc ces quelques observations. Le discours politique issu d’abord de la Russie tsariste, puis de l’Union soviétique, a laissé des traces dans l’historiographie de la Révolution française de sorte que nos organisateurs pouvaient en toute légitimité mettre à l'étude les effets de miroir. Ces effets me paraissent distincts selon trois dispositions du miroir : le miroir tourné vers les Russes, celui à double face et, enfin, le miroir brisé. Pour présenter la première disposition, je dirais que les Russes se sont précipités devant le miroir pour pouvoir évaluer les perspectives de changement politique dans leur pays en fonction de l’expérience française. Des penseurs, tel Alexandre Radichtchev, des littéraires, tel Nicolas Karamzine, des hommes d’action politique ou des insurgés nobles de 1825, des philosophes, tel Alexandre Herzen et, pour abréger la liste, des révolutionnaires et des libéraux en grand nombre, ont légué à la postérité leurs pensées élaborées ou leurs courtes notes sur l’histoire de la Révolution française, en cherchant à comparer avec le potentiel politique russe.

Collection Études révolutionnaires - n° 15

TAMARA KONDRATIEVA

Paris-Moscou. L’historiographie de la Révolution française : science et politique

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ER

; . : de d’historiens professionnels, V. Guers'appuyant sur A. Tocqueville À partir des années 1870, une pléiade k i gra dov, Vino P. i, er, ev Vipp R. re Ka , N. chev Arda . P jer, une conclusion tirer en à n faço e de çais fran on luti traitent de la Révo ia

opératoire, selon eux, pour la scène politique russe. Considérant l'eeuvre:de Pierre Je Grand comme l’antithèse de la Révolution française, ils s'efforcent de prouver que la Russie n’est pas prédestinée à la révolution, qu'elle peut et doit l'éviter. En 1911,

conception é à H. Taine, V. Guerrier défend la mêmetoute dans un livre à succès consacr particuantijacobine de la Révolution française que lui, mais y ajoute une rage d’Ivan x travau Les 1905-1907. lière, provoquée par la première Révolution russe de

de la politique, à l’écart des guerres idéologiques, impartial, bref en une histoire révélatrice des seules passions des acteurs historiques. Confrontée à cette vision de la science historique largement diffusée dans le public occidental, la production des historiens soviétiques était considérée comme politisée et idéologisée et donc sans valeur scientifique. Alors que, du côté français, on croyait tenir les brides de la vraie science, la science en URSS était définie officiellement comme « prolétarienne », même si de nombreux intellectuels, historiens compris, croyaient à une science objective existant ailleurs ou dans l’absolu. Pendant de nombreuses décennies, les traits du contraste entre les deux histo-

du jour, fournissent une Loutchitski et de Nicolas Kareev, inspirés par les questions n régime et pendant la Révo-

riographies étaient donc forcés. Avec les changements survenus dans les sciences sociales et sur l’échiquier politique international vers la fin des années 1980, le contraste s’est atténué, et on peut à présent se demander si « l’esprit de parti » que les

de Jean Jaurès, la grande propriété foncière et de la paysannerie. Dans les travaux

dirigeants du PCUS exigeaient des historiens était vraiment à l’origine de la distinction entre l’historiographie française et l’historiographie soviétique de la Révolution

r dans la futé discuter les questions de théorie, de tactique et de moyens à déploye savent ce qu’ils uels, révolution. Tous ces hommes politiques, historiens où intellect attentes. leurs de tion confirma cherchent dans l’histoire de France et y trouvent pouvoir des du ration l'instau après ion, Pour ce qui est de la deuxième disposit Des années . français et russe : côtés deux Soviets en 1917, le miroir fonctionne de sourds ni ni restent ne ues soviétiq et 1920 aux années 1980 les historiens français

française. En devançant les réponses que ces journées nous apporteront, je souhaiterais souligner quelques faits bien connus.

du monde et tique extérieure et intérieure de l'URSS, de la France, des autres pays e qui est la l'époqu de tion construc la à iques scientif contribuent avec leur travaux auté ou commun en côtés, deux des mment leur. Cependant, ils le font très différe | individuellement.

héritiers de Jaurès : Ernest Labrousse, Albert Mathiez et Georges Lefebvre. On peut ajouter que des hommes politiques tels Jean Jaurès, Louis Barthou ou Édouard Herriot s’occupaient des publications fondamentales de documents et mettaient en place des

de prise sur la vie intellectuelle, il n’a pas à gouverner le champ de la recherche ni

débats entre historiens professionnels ont recouvert des affrontements clairement politiques. Le premier épisode commence avec la publication, en 1946, par le trotskiste militant Daniel Guérin, de La lutte de classes sous la Première République (1793-

base d’étude des problèmes agraires, à la fin de l'Ancie lution, aux réformateurs et aux révolutionnaires russes qui se penchent sur le sort de

matière à de Pierre Kropotkine ou d’Heinrich Cunovw, les socialistes russes trouvent

position face à la poliindifférents aux discours politiques soviétiques, prennent

Dans le régime de démocratie et de liberté de la France, l’État n'a que peu

à prendre parti dans l’historiographie. Une pluralité de conceptions de la Révolu-

tion et des désaccords au sujet de son déroulement et de sa nature se fait jour. Il y a des historiens-marxistes, des libéraux marxisants et des résolus qui luttent contre

À commencer par ce constat : vers le milieu du XX° siècle en France, la diver-

sité de conceptions admises comme « scientifiques » permettait de satisfaire tous les clivages politiques. Les contre-révolutionnaires pouvaient lire Pierre Gaxotte, les libéraux Adolphe Thiers et Auguste Mignet, les radicaux Alphonse Aulard, les socialistes Louis Blanc et surtout Jean Jaurès, les communistes pouvaient s’appuyer sur les

institutions destinées à développer la connaissance de la Révolution française.

Après la Seconde guerre, on peut rappeler quatre épisodes durant lesquels les

tout déterminisme, y compris marxiste. Dans le régime d'autorité et de parti unique de l'URSS, la « courroie de transmission » oblige à élaborer un modèle univoque souris au déterminisme marxiste. Les marges de manœuvre intellectuelles y sont très réduites. Les intervenants qui vont me suivre apporteront certainement des précisions et des commentaires au sujet des conditions de travail, de débats et de relations profes-

1797). Les critiques sont unanimes contre sa thèse paradoxale qui présente les sans-culottes parisiens comme une avant-garde politique et considère la radicalisation de l’an II comme un signe avant-coureur de la révolution prolétarienne. Un an plus tard, Albert Soboul rejette les thèses les plus extrêmes de Guérin, mais maintient

sionnelles et humaines sous les deux régimes.

gnards. Son travail provoque le mécontentement du Parti communiste dont Soboul est membre. La Pravda attaque Guérin maïs Jean Poperen, dans les Cahiers du communisme (février 1952) critique durement Soboul. Pour le Parti, il n’est pas question de tolérer une ligne politique à gauche de Robespierre, pas question non plus de

Je voudrais, en guise d'introduction, attirer l’attention sur le contraste entre les deux historiographies sur lequel ont insisté pendant une soixantaine d’années les intellectuels, les journalistes mais aussi les historiens eux-mêmes. Ce contraste leur semblait énorme. Nous pouvons y voir deux raisons majeures : la propagande, particulièrement intense pendant la guerre froide, et la notion dominante de science. Les auteurs comme leurs lecteurs croyaient en une histoire-science positive, telle qu’elle avait été fondée vers la fin du xIx° siècle ; elle avait à leurs yeux une vertu sacrée d’exigencé de méthode, d’érudition, d’objectivité du traitement des faits, Ils croyaient ainsi en la possibilité d’un régime de scientificité de l'histoire, totalement indépendant

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l’idée d’une autonomie relative du mouvement sans-culotte par rapport aux monta-

reconnaître quelque autonomie que ce soit aux masses populaires urbaines. Aux yeux des dirigeants communistes français, Robespierre, comme Staline, incarne la société réconciliée avec elle-même, épurée de ses ennemis. Sans céder sur ses thèses, Soboul

remercie les camarades de lui indiquer ses faiblesses et se prononce contre Guérin (La Pensée, janvier-février 1954). En 1958, il tient bon contre la pression du Parti mais

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TAMARA KONDRATIEVA

s’achame contre Guérin, tandis que des critiques de droite condamnent son œuvre comme purement communiste.

Le deuxième épisode commence par un tollé soulevé par le rapport de Robert

Palmer et Jacques Godechot au Congrès historique de Rome en 1955. Palmer et Godechot rendent publiques leurs thèses sur la diffusion de la Révolution de part et d'autre de l’Atlantique au xvui siècle. Dans cette perspective, la Révolution française est banalisée : elle n’est au fond qu’un soubresaut parmi d’autres, américain, suisse,

irlandais. Les universitaires français et soviétiques et beaucoup d’autres, Georges

Rudé en Angleterre, Armando Saitta en Italie, Walter Markov en Allemagne de l'Est, dénoncent la mainmise américaine sur les deux chercheurs. La polémique politique

rebondit d'autant plus facilement que le livre de Godechot publié en 1956 est partiellement financé par la Fondation Rockefeller et l'Université de Princeton. Le climat politique de la guerre froide échauffe de toute évidence les passions de tous ceux qui par ailleurs partagent et défendent la même notion de la science.

Le troisième épisode se centre sur Alfred Cobban, en 1954. Soulignons l’extrême tension politique partout dans le monde à cette date, Cobban, universitaire de Londres, remet en cause tous les acquis de l’historiographie classique. « Y a-t-il eu une révolution française ? », tel pourrait être le titre de sa conférence mais, au

dernier moment, il veut éviter toute provocation inutile et se rabat sur un titre plus ambigu : « Le mythe de la Révolution française ». Lançant une offensive scientifique, Cobban reçoit une réponse scientifique de la part de Georges Lefebvre qui désap-

prouve la provocation politique qu'il repère chez Cobban. On peut penser que c’est la guerre froide qui oblige Georges Lefebvre à traquer Cobban avec cette conclusion : « Sa critique reflète l'évolution idéologique de la classe dominante sous l’influence de la poussée démocratique et surtout de la Révolution russe : se sentant menacée, elle répudie la révolution de ses ancêtres qui lui assurèrent la prééminence, parce qu’elle y discerne un dangereux précédent »!. En 1974, reconnaissant la pertinence de certaines observations et admettant certaines affirmations venues de Cobban et ses continuateurs, Soboul répondra encore, à la façon de Georges Lefebvre, par une fin de non-recevoir globale aux thèses anglo-saxonnes.

Au centre du quatrième épisode se trouvent François Furet et Albert Soboul. Leur controverse est un duel politique, idéologique et institutionnel. Dès le début, l'épisode du procès d'intention politique se conjugue à la concurrence académique, chacun s’évertuant à démontrer que lui seul respecte les règles de la science. Ainsi

Furet, portant son regard dans le miroir et y apercevant le Goulag, méprise et rejette comme idéologique toute l'historiographie classique, et propose de substituer à la tradition du récit des événements à la gloire d'un héros ou d’une révolution, une

nouvelle façon de procéder, réflexive, Penser la Révolution française. Soboul et la majorité des professionnels en France et à travers le monde tiennent à défendre la production libérale et républicaine accumulée depuis le IX: siècle, | Le livre de Furet résonne comme un coup de tonnerre à gauche et attire l’attention de la droite. Sa portée scientifique au début des années 1970 n'était pas évidente, 1. Cité par Olivier BÉTOURNÉ, Aglaia I. HARTIG, ! Paris, La se, françai Découverte, 1989,p. 128.

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Paris-Moscou. L’historiographie de la Révolution française : science et politique

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mais après le Bicentenaire, il est devenu clair que Furet avait tracé un nouvel axe de recherche centré sur le politique et le culturel à la différence du précédent qui avait privilégié, pendant de longues décennies, l’histoire économique et sociale. Aurait-il pu agir sans tant de fracas, bruits et ruptures ? Probablement pas. La façon de faire dépend du tempérament de l’homme et du choix du terrain d’action. Furet a voulu créer son espace entre la droite de Pierre Chaunu et la gauche de Michel Vovelle. Or, à la différence de Furet, Michel Vovelle a su ouvrir de nouveaux champs de recherches sans bafouer la tradition, en renouant notamment avec la problématique religieuse qui occupait, autrefois et autrement,À. Aulard et A. Mathiez. Néanmoins, ces directions lui ont valu alors des critiques et de la méfiance de la part des traditionalistes et des orthodoxes du marxisme. J'en arrive au terme de mes rappels pour souligner que, pendant toute la période, des années 1920 aux années 1980, la Révolution française a fait l’objet d’une

attention savante et d’une ferveur politique inséparables l’une de l’autre. Cependant, l'exigence de la séparation entre la science et la politique, entre la science et l’idéologie due aux idées qu’on se faisait de la science positive faussait les données. D’un côté, elle semait chez les historiens français la peur d’être traités de porteurs d’idéologie ou de traducteurs d’opinion politique de sorte qu’une rigidité scientiste, objectiviste et académique limitait leurs recherches et leurs débats. D’un autre côté, les historiens soviétiques étaient, soit convaincus que la science prolétarienne marxiste était la seule et unique science, soit semi-convaincus mais contraints de la défendre comme telle, Par conséquent, le miroir dont nous parlons renvoyait des images déformées

et ceci jusqu’à ce que la force unie de trois faisceaux ne le brise. J’entends par là les changements épistémologiques en sciences sociales, la destruction du Mur de Berlin symbolisant la fin de la domination communiste, et la commémoration du Bicente-

naire clôturant deux siècles de débats pour ou contre la Révolution. Aujourd’hui, affirmer que toute l’historiographie de la Révolution française était imprégnée de politique n’a plus rien d’effrayant ou de scandaleux, puisque le renouvellement des études sur la science depuis les années 1970 nous enseigne que tous les sujets de travaux scientifiques sont façonnés par les luttes académiques internes comme par les positions politiques des uns et des autres. L’historien peut ne plus avoir honte d’exercer un métier qui demande d’être impliqué dans son temps. La formule longtemps répétée après Benedetto Croce que « l’historien est un produit de son temps » a enfin fini par être comprise et assumée, car elle a trouvé son autorisation, son assise et sa légitimation dans la notion de science révisée et confirmée dans sa spécificité qu’on nomme « historicité ». Inutile de rejeter l’histoire universitaire, marquée par la « pédagogie républicaine », pour faire un pas en avant. Au contraire, on peut et on doit intégrer tous les acquis en érudition, en méthode et en documentation qui lui sont propres pour

avancer vers l’intelligibilité du passé, éclairant le présent ou assouvissant sa curiosité de savoir. La distinction enfin reconnue entre sciences de la nature et sciences sociales autorise ces dernières à opérer avec « l’objectivité incomplète » selon les termes de Paul Ricœur, ce qui ouvre la voie magistrale à la recherche scientifique portant sur les représentations du passé. Dans cette configuration, l’historiographie et l’épistémologie des sciences de l’homme occupent une place nouvelle. L’historien y puise pour ses

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TAMARA KONDRATIEVA

recherches tout en étant conscient qu’il s’agit d’une histoire réflexive ou au « second degré », selon l’expression de Pierre Nora.

Libératrice du carcan de l'objectivisme, l’historicité ouvre l’accès à la mémoire historique, riche en expériences, qui ne peut pas être purifiée de ses composantes politiques et idéologiques. En même temps, elle nous offre une autre façon d'exprimer

notre admiration à des collègues auxquels nous voulons rendre hommage. Au lieu de chercher à séparer ce qui reste scientifique dans leur héritage de ce qui émane du politique, nous devons garder notre estime à ceux qui savaient travailler sans faire de concession aux facilités du jour. Dans le cas du « miroir » franco-russe, le non-conformisme politique ne devrait-il pas se révéler pour nous plus précieux et respectable

que le scientisme ? D’autant que, pendant soixante-dix ans de l’existence de l’URSS, il s’agissait de l’avenir de la démocratie et des droits de l’homme. Et qu'il en est toujours question.

Autour de Boris Porchnev,

débats dans deux univers

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Boris Porchnev dans le débat

sur le rôle de la lutte des classes dans l’histoire (1948-1953)

SERGUEÏ V. KONDRATIEV & TAMARA N. KONDRATIEVA

à‘

la fin des années 1940, des campagnes de « rectification » furent lancées en URSS avec l'objectif de renforcer l'idéologie du Parti unique, ébranlée pendant es années de guerre. Les critiques, les poursuites voire les déportations n’ont

alors pas été épargnées aux historiens!. Ces derniers étaient accusés de ne s'occuper

que de « thèmes étroits et partiels », de « ne pas mener de lutte contre les déformations antimarxistes », d’« objectivisme », de « matérialisme économique » ou de « cosmopolitisme ».Le Parti dirigeant exigeait fermement que les travaux soient entièrement renouvelés, actualisés, et la méthodologie vérifiée?. Boris Porchnev, qui travaillait à l’époque à l’Institut d’histoire de l’Académie

des sciences de l'URSS, répondit à ces injonctions idéologiques par une série d'articles et par le manuscrit d’un livre sur le rôle et la place de la lutte des classes dans la société féodale. Le parcours scientifique du chercheur montrait qu’il était le plus à même d’y

parvenir. Il connaissait parfaitement la théorie marxiste et, de plus, passait pour un spécialiste des constructions théoriques logiquement parfaites. Dans les années 40-50, 1. Pour plus de détails : Sergueï KONDRATIEV et Tamara N. KONDRATIEVA, Naouka « oubejdat” », ili Spory sovetskikh istorikov o frantsuzskom absolutigmé i klassovoï bor'bé (20° — natchalo 50-kh godov XX véka) [L'Art de « convaincre » ou Débats des historiens soviétiques sur l'absolutisme français et la lutte des classes (années vingt-début des années cinquante du Xx° siècle)], Tioumen, Mandr i Ko, 2003, p. 117-126. 2. Par exemple « O zadatchakh sovetskikh istorikov v bor'be s proiavleniami bourjouaznoï ideologiï » [« Sur les devoirs des historiens soviétiques dans la lutte contre l'apparition de l'idéologie bourgeoise »], Questions d'histoire, n° 2, 1949, p. 3-13 ; « Zadatchi sovietskikh istorikov v oblasti novoï i noveïcheï istorii » [« Les devoirs des historiens soviétiques dans le domaine de l'histoire moderne et contemporaine »], Questions d'histoire, n° 3, 1949, p. 3-13.

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SerGUEl V. KONDRATIEV & TAMARA N. KONDRATIEV

Boris Porchnev dans le débat sur le rôle de la lutte des classes dans l’histoire (1948-1953)

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soviétique : « L’historio. Porchnev définissait ainsi la principale mission du médiéviste ent l'histoire des marxiste-léniniste se fixe pour mission d’étudier méticuleusem graphie

modes de production féodaux et leurs contradictions, telles qu elles _ sn

laf différentes étapes de l’histoire médiévale dans les oppositions à dans la lutte des classes des masses populaires opprimées »°.

ité

pm aux

ainsi que

En 1948, Porchnev avait reçu le prix Staline pour son livre Les Soulèvements

populaires en France avant la Fronde (1623-1 648) qui regorgealt de ce Rene he généralités. Dans le même temps, l'aspect purement factuel de ce livre avait été 1 objet de critiques. Alexandra Lioublinskaïa, éminente historienne de Leningrad, qui en vérifia les traductions, déclara avec son ton catégorique habituel qu’elle n'avait trouvé dans cet ouvrage « aucune page de fiable »°. En 1950, ses élèves, les jeunes chercheurs Alexandre Gorfunkel et Vladimir Raytses, soutenant leur directrice de recherches, écrivirent une satire intitulée Soulèvement à ClochemerleS où ils se moquaient de l'aptitude de Porchnev à adapter ses sources à sa grille de lecture. Nous en présentons ci-après l'essentiel : Jusqu'à tout récemment, notre interprétation du soulèvement de Clochemerle

rencontrait des objections mais nous avons désormais la preuve irréfutable de la véracité de nos conclusions. Le document que nous possédons est un fragment de page de journal in-624, de format 65 x 7,5 mm. Le texte est mal conservé mais nous avons pu y lire la phrase suivante : J/ se lève de son lit de mort. Un chercheur superficiel et trop sûr de lui aurait repris cette phrase littéralement. Toutefois, une telle traduction mot à mot, son interprétation primitivo-naturaliste, sa fascination pour les données textuelles ainsi que leur analyse maniaque et pédante sont autant de caractéristiques de cette école d’historiens économistes toujours active quoique plus d’une fois dénoncée dans nos écrits. Nous devons affirmer avec fermeté que nous n’envisageons pas de suivre cette voie

car cela est contraire à nos principes. Comme le document cité ci-dessus a un rapport direct avec le soulèvement de Clochemerle, il exige une interprétation mieux construite et plus élaborée. Notre riche expérience dans le domaine du déchiffrement, de la publication, de la traduction et de l'interprétation nous

permet de rétablir le sens premier de ce précieux fragment.

si elles sont contradictoires elles se trouvent être des éléments sémantiques semblables. Enfin, concernant le « lit », nous avons de toute évidence affaire à une faute de copiste. C’est en réalité un insignifiant changement graphique

qui permet de rétablir le terme d’origine. N'oublions pas que dans les anciens textes, les mots étaient souvent écrits attachés, du fait d'une grammaire et d’une écriture difficiles comme de l’utilisation terminologique spécifique à cette époque lointaine. Nous pouvons corriger son lit par sa lutte, ce qui entraîne une compréhension correcte, celle d’une « lutte à mort », une lutte mortelle.

La phrase ainsi restaurée donne donc : Le peuple se lève pour une lutte à mort. Peut-on trouver témoignage plus probant sur le caractère réel qu’eut le soulèvement de Clochemerle ? Ces quelques mots nous donnent à comprendre la nature sociale

de l’absolutisme bien mieux que ne le feraient les traités politiques les mieux conservés. En outre, cette analyse établit de manière irréfutable à quelles ruses, voire à quels trucages l’historiographie bourgeoise est prête pour cacher le sens véritable des

Événements. Toutefois, le regard perçant du chercheur plonge loin dans le temps et les

pages pour dévoiler le sens historique des monuments des temps passés’, Auréolé du prix Staline, Porchnev tentait de renforcer encore sa position dans le monde académique soviétique. On lui reprochait très souvent sa vanité. Si, auparavant, ses collègues lui avaient reproché ses tentatives critiquables pour atteindre ce que « toute l’historiographie de la noblesse et de la bourgeoisie cherchait à taire, consciemment ou inconsciemment »5, il se prémunissait depuis lors contre toute objection en se référant exclusivement aux classiques du marxisme-léninisme. Cependant, tout ne se passa pas comme escompté. De 1948 à 1950, Porchnev publia quelques articles qui occasionnèrent une polémique particulièrement dure. Il exprimait un réel intérêt envers la question de l’origine du développement historique et arrivait à la conclusion que la force dynamique du processus historique était la lutte des classes qui permettait, selon lui, de distinguer la signification universelle des événements : Le matérialisme historique exige, pour expliquer l’histoire, de se baser non

Avant tout, derrière le mystérieux ‘il’, l’auteur anonyme sous-entendait le peuple. Connaissant la situation à Clochemerle, nous ne voyons pas d’explication plus naturelle et logique. Les auteurs des nombreuses lettres que nous

avons lues remplacent plus d’une fois le mot “peuple” par le pronom personnel correspondant. Dès que nous attribuons ce sens à ce pronom, et le contraire est impossible, alors toute la phrase nécessite d'être reconsidérée. De même la préposition ‘de’ est tout à fait interchangeable avec la préposition “pour” car,

3. Boris PORCHNE ù V ï Voprosy istorio. graphiii srednevekovoï Fr Franciii [Question il s d’historiographie de la France médiévale]. Sténogramme du cours, 10 octobre 1951, Département des EE M Bibliothèque d'État russe (OR RGB), fonds 684, carton 6, 10, f 92. 4, Boris PORCHNEV, Narodnii vostania vo Francii d F. % :

avant: la Fronde (1623-1648)], Moscou - Lenin de Izdate ce SOUS Popaisirerte bruns grad, lstvo VON AN SSSR, 1948 ; traduction française Boris PORCHNEV, Les Soulèvements Popula :

ires en France de 1623 à 1648, Paris, SEVPEN, 1963. js 5. Pour plus de détails : Sergueï KONTRATIEV et Tamara N. KONDRATIEVA, op. cit. p. 152-15 7 6. Je profite de cette note Pour remercier le profess eur Gorfunke] qui nous a signalé que le modèle de cette satire était le film français Cloch Céhel Caves ç : ochemerle, présenté à la fin des années 40 en URSS et inspiré d'un

roman de

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

pas sur ‘l’économie’ en général (il s’agit alors de ‘matérialisme économique") mais avant tout sur un fait économique important et essentiel : l'absence ou la présence d’une exploitation ; si la société étudiée est basée sur l’exploitation et

se divise en classes, alors le matérialisme historique exige qu’on en explique toutes les superstructures” au prisme de la lutte de classes, reflétant les relations productives de base et de l’antagonisme de classe de cette société donnée!°. 7. Gorfunkel RAYTSES, Le soulèvement de Clochemerle, en tant qu’essai avorté de révolution bourgeoise, à la lumière d'une nouvelle étude des formes de la lutte des classes. Résumé de thèse présenté à feu les

frères Tarentski pour la maîtrise des sciences bavardes, Bibliothèque nationale de Russie, fonds 1370 (A. X. Gorfunkel), 208, f" 13-16. 8. Boris PORCHNEV, « Comment j'ai élaboré, en URSS, un livre d'histoire de la France au XVITr siècle », à la fin du présent volume. 9. Ailleurs, il remarquait que même les formes de la conscience dépendaient de la structure de classe. Boris PORCHNEV, « Sovremeniy etap marksistsko-leninskogo outchenia o roli mass v bourjouaznykh revolutsiakh » [« L'étape actuelle de l'étude marxiste-léniniste du rôle des masses dans les révolutions bourgeoises »], Nouvelles de l'Académie des sciences de l'URSS, série Histoire et philosophie, t. 5, n° 6, 1948, p. 486. 10. Boris PORCHNEV, « Istoria srednikh vékov i oukazania tovaristcha Stalina ob ‘osnovnoï cherté* féodalnogo obsichestva » {« Histoire du Moyen-âge et instructions du camarade Staline sur le caractère

Collection Études révolurionnaires

n° 15

Serquel V. KONDRATIEV & TamARA N. Konrarmy,

40

punir

—.,

Selon Porchnev, le développement et la décomposition nt mn. me

le

résultat d’une lutte des classes, ininterrompue depuis des siècles, entre la paÿsannerie et les féodaux :

ruction formulée par Staline, se Il est temps que les médiévistes, suivant l'inst t Lg la force

concentrent sur les luttes paysannes et montrent qu principale qui força le développement de la société conception du monde au cours des siècles. Il est tout que ces luttes paysannes étaient également la force qui anéantit finalement le féodalisme!.

À

elles étaien féodale, de l'État et de la aussi important de montrer principale de la révolution

la différence de la majorité des historiens soviétiques, ses contemporains,

qui étaient convaincus que le féodalisme avait été détruit par les révolutions bourgeoises, menées par la bourgeoisie, Porchnev avançait : « C’est bien la ‘révolution des paysans asservis’ (entendons les paysans exploités féodalement), qui liquide le mode d'exploitation féodal »!2. Il était tout naturel pour les historiens soviétiques de voir dans chaque société des représentants d’un avenir progressiste et d’un passé réactionnaire. Ils pensaient que, dans la société féodale, l'avenir appartenait à la bourgeoisie.

Ses relations à la paysannerie étaient différemment analysée : les uns estimaient que la paysannerie formait une masse réactionnaire ; les autres que la paysannerie pouvait avoir été l'alliée de la force progressiste dans la lutte contre la réaction. Si Porchnev était prêt à reconnaître avec quelques remarques ce second traitement du rôle de la paysannerie dans l’histoire", il s'élevait fermement contre la première approche en attribuant à ses partisans différentes étiquettes politiques, dans l'esprit de l’époque : Les disciples de Lassalle, les mencheviks, trotskistes et pseudo-marxistes de

toutes sortes ont toujours mis l'accent, quand ils parlent d’histoire, sur le capitaliste progressiste et la bourgeoisie et, évidemment, ont vu dans la paysannerie, quand elle n’était pas menée par la bourgeoisie ou ne participait pas à la lutte pour le capitalisme, une simple force réactionnaire#,

Porchnev lui-même, alors qu’il appelait à ne pas juger « du sens objectif des soulèvements paysans d’après leur idéologie et leur desseins subjectifs » mais par « la Contrainte extra-économique » existante et par la réalité de l'opposition, présentait sa théorie d’une paysannerie dotée de « deux natures ». Selon celle-ci, le paysan

Boris Porchnev dans le débat sur le rôle de la lutte des classes dans l’histoire (1948-1953)

41

paysans « une réserve de la bourgeoisie » à laquelle, en tant que petits bourgeois, tendaient à s’agréger. La lutte « selon la première nature » était le trait essentiel l’antagonisme interne fondamental de la société féodale »5. Ainsi, aux yeux de Porchnev, la lutte des classes était le facteur premier changement social et économique. Mais pas seulement de ceux-ci. L'institution de

ils de du la

vassalité, les caractères de la gouvernance et même de la technique d’armement au

Moyen-âge, connurent une même évolution sous l’influence de la lutte des classes.

La nature de l’État féodal », disait Porchnev, consistait justement en « la répression

et l’écrasement de la paysannerie »'"$. L'économie et le marché national avaient une

place particulière dans ses articles. Il remarquait que certains historiens évaluaient événement qu’ils analysaient à la lumière du degré de centralisation du pays, et désignait ce point de vue comme un « matérialisme économique » car il donnait encore et toujours la priorité à la lutte des classes. En d’autres termes, selon Porchnev, la paysannerie au Moyen-âge, dans sa lutte contre les féodaux et l’État, poussait à la transformation et à l'amélioration du mode de vie. Le schéma de Porchnev se distinguait, pour l’époque, par son originalité et prétendait à une nouvelle lecture du marxisme. Mais, du fait que deux opinions

marxistes soviétiques ne pouvaient coexister, il fallait que son point de vue devienne soit « classique », soit faux, « révisionniste ». Tel était le choix laissé à ses adversaires. Il n'y avait place pour aucune divergence. Selon les règles de cette époque, des articles aussi débattus devaient être évalués puis, soit acceptés, soit blâmés. Des doctorants de la faculté d’histoire de l’Université de Moscou prirent l’initiative de répondre au « défi » de Porchnev et de le « soumettre à une critique sérieuse et fondée »!7, Ensuite, ses articles subirent la critique de la Section d’histoire de l'URSS d’avant le xIx° siècle, en relation avec la discussion sur la périodisation de l’histoire de l'URSS, et ce n’est qu’en janvier 1951 que les travaux de Porchnev furent soumis

à des critiques de toute part, dans une discussion organisée par la section d'histoire du Moyen-âge de l’Institut d’histoire à l’ Académie des sciences. La quantité des opinions émises montre bien la portée des articles de Porchnev : 22 personnes intervinrent directement dans les débats et cent à deux cents personnes assistèrent à chaque séance.

nature » de la paysannerie, la lutte contre les féodaux était une caractéri s-

De toute évidence, la discussion avait été bien préparée et organisée. Porchnev lui-même ne l’avait pas prise de haut puisqu'il avait invité des philosophes au débat. Celui qui eut lieu dans la section du Moyen-âge commença par un exposé de Porchnev. Il jugea utile de souligner que ses articles « visaient » « certains de nos historiens »

sur laquelle, d’après Porchnev, écrivaient sans cesse les mencheviks, faisait des

les exploiteurs dans les étapes historiques de la société féodale »'®, Il ajouta que ces

médiéval était en même temps un « travailleur exploité et un petit bourgeoi s ». Pour la « première

tique immanente et a priori structurelle, mais la « seconde nature » de la paysannerie

Principal de la société féodale »], Nouvell

1949, p. 521-522,

11. Jbid., p. 525, 12. Jbid., p. 528. 13, Porchnev jugeait cette formulatio:

désaccord avec l'opinion dominante

nee ae

‘Académie [...], série Histoire et philosophie, t. 6, n° 6,

qui n’estimaient pas à sa juste valeur « la signification de la lutte des masses contre

15. Boris PORCHNEV, « L'étape actuelle [...] », zrt. cit., p. 480.

16. Boris PORCHNEV, « Soustchnost feodalnogo gossoudarstva » [« La nature de l’État féodal »], Nouvelles de l’Académie [...], série Histoire et philosophie, t. 7, n° 5, 1950, p. 421,428-429.

17. Anatolii MOSKALENKO, « V Institute istorii Akademii Naouk SSSR. Obsoujdénié stateï B. F. Porchces fait adaptée à la révolution socialiste mais continuait d'être en

laquelle la bourgeoisie, en dirigeant la révolution, utilisa comme alliés la paysannerie et la plèbe des villes. Il estimait qu’il s'agissait d'une position menchevique. Cf. Boris PORCHNEV, 14. Boris Po « L'étape actuelle [...] », art. cit, p. 480. . Bo RCHNEV, « Histoire du Moÿen-êge et instructions du camarade Staline [...] », art. cit., p. 525.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

neva » [« À l'Institut d'histoire de l’Académie des sciences de l'URSS. Débat sur les articles de B. F. Porchnev »], Quesrions d'histoire, n° 6, 1951, p. 138 ; Evguenia GOUTNOVA, Perejitoïe [Choses vécues], Moscou, ROSSPEN, 2001, p. 267. 18. « Obsoujdenie stateï B. F. Porchneva, opoublikovanikh v journale Zzvestia AN SSSR, séria istoria i filosophia v 1948-1950 godakh » [« Discussion sur les articles de B. F. Porchnev publiés dans la revue

Collection Érrdes révolutionnaires

n° 15

ARA N. KoNDRATIEw SERGUEl V. KonDRATIEV & TAM ——— —

42

articles étaient des chapitres d’une monographie en D

men f lutte des masses populaires dans l’histoire de la société sept chapitres. Ces articles se rapprochaient « de l se

pepe .. wi

»1%. Por 1 liste Mina Si

un rent bien rôdé : /€ un scénario la discussion suivit Ensuite, cr À isme. Une partie des intervenants pointèrent ; ee

examen pouren vérifier la fidélité au marxism

par Les i isai TUEE : nt ONEavancées LES : accusations idéologiques le marxisme. contredisaient que les articles

omme

Porchnev contre des historiens qu’il ne nommait pas se reloumalen

vers autant d’épithètes cinglantes. louriï M. Saprykine accusa Porchnev de se des clases fondamenta opinions des révision « une », vulgaire le « matérialisme siques du marxisme-léninisme sur le féodalisme », une polémique indirecte avec ces

Réemneique », derniers, une « incompréhension de la dialectique du développement »20, faits aux rapport par liberté de trop « », dogmatisme « « dissimulation », Selon l'éminent historien Sergueï Skazkine, Porchnev se trompe dans son

interprétation de Staline, il « transforme la lutte des classes en une catégorie qui se

développe de façon indépendante », il « déforme les idées fondamentales du matérialisme historique », il « nie [...] le rôle de la bourgeoisie naissante en tant que classe dans le processus de formation de la monarchie absolue », il « déforme les faits », contredit « clairement et sans équivoque les classiques du marxisme-léninisme » et se place sous « l'influence de Marr ». Accuser quelqu’un de suivre l’académicien Mar, dont la théorie linguistique a peu auparavant été soumise à la critique personnelle de Staline, est alors une accusation sérieuse2!. Skazkine, en s’adressant à Porchnev, souligne tout particulièrement que « Vous voulez réduire toute la réalité concrète et historique à votre compréhension formelle de la lutte des classes, en tant que cause unique du processus historique, sans prendre en considération la forme concrète sous

laquelle la lutte des classes se déroule sous le féodalisme, ni Le fait qu’elle prenne des formes différentes selon les niveaux de développement du féodalisme »22, Le professeur Vladimir Birioukovitch traite la conception de Porchnev de « non marxiste », « fausse », « idéaliste », contenant « de grosses erreurs », « penchant pour Dühring, contre lequel Engels s’était battu impitoyablement » et déformant la méthode marxiste-léniniste. Selon lui, une des plus grandes erreurs de Porchnev est de « nier en bloc le rôle progressif de l’absolutisme, pour autant que ce dernier n'est destiné, selon lui [Porchnev], qu’à oppresser le mouvement révolutionnaire des masses »21, Le professeur Nina Sidorova trouve dans les articles de Porchnev « une tentative de révision des positions fondamentales du marxisme-léninisme, tentative cachée

Boris Porchnev dans le débat sur le rôle de la lutte des classes dans l’histoire (1948-1953)

43

par des phrases gauchistes et, partant, particulièrement dangereuses », « une néga-

tion de toute une série de formulations des classiques du marxisme-léninisme et une déformation de l’enseignement de Staline », un « antihistoricisme », un « rejet de

l’approche matérialiste de l’histoire », une « position idéaliste »*##, etc. On peut citer également les interventions de Victor Semenov, Vera Sotklitskaïa-Terechkovitch et Ilourit Korkhov qui, au-delà de la critique des schémas de Porchnev, pointent le besoin de revenir aux sources matérielles concrètes®. Il y eut également des interventions en faveur de Porchnev. Les plus intéressantes sont celles de Zinaïda Oudaltsova et de Mikhaïl Alpatov*#. Ils estiment indispensable, non seulement de soutenir Porchnev mais aussi de critiquer ses adversaires. Le style de la défense n’a rien à envier à celui des attaques. Oudaltsova juge l'aspect théorique et abstrait des articles très positif car cela les distingue de « l’attirance pour la factologie observée ces dernières années dans les travaux de nombreux chercheurs soviétiques » et elle engage vigoureusement le débat avec Skazkine. Alpatov polémique avec « plusieurs participants qui n’estimaient pas nécessaire de mentionner la valeur des articles jugés ».. Selon lui, « les articles de

Porchnev seront utiles dans la lutte contre l’historiographie bourgeoise ». Les philosophes Teodor Oyzerman et Feodor Konstantinov, présents à la réunion, défendent eux aussi Porchnev. Le premier souligne que ce dernier « suit l’instruction du cama-

rade Staline qui veut que l’histoire soit abordée avant tout comme l’histoire des masses laborieuses ». Le second déclare que Porchnev « travaille sur quelque chose d’important et qu'il doit être encouragé [...] car les historiens ont une fâcheuse tendance à sous-estimer la théorie pour lui préférer les faits »27. D’autres partisans de Porchnev s'expriment mais qui trouvent eux-mêmes dans ses constructions soit des erreurs, soit des « sous-estimations », les uns relevant son « schématisme »,

d’autres une « surestimation du rôle de la lutte des classes », d’autres encore une confusion de notions.

L'intervention conclusive de l’académicien Kosminskiï, qui n’est enthousiasmé ni par le sujet de la discussion ni par son ton, apparaît bien consensuelle. Il parvient à voir un côté positif dans la présentation par Porchnev de la question de la résistance paysanne. Il estime « infondées » les accusations de « révision du marxisme-léninisme » portées contre Porchnev mais il partage l’avis selon lequel ses articles « contredisent les enseignements directs des classiques du marxismeléninisme »#, Cela s’exprime dans le fait que les articles analyseraient « non pas les moyens de production féodaux en général, mais seulement un aspect précis présenté

comme sous une loupe ». En même temps, d’autres aspects, restés hors-champ, Nouvelles de l'Académie des sciences de l'URSS, série Histoire et philosophie, en 1948-1950 »], dans

Nouvelles de l'Académie [...], t. 8, n° 2, 1951, p. 201-208. La monographie ne fut publiée qu'en 1964 : son PORCHNEV, Feodalign i narodnie massy [Le Féodalisme et les masses populaires], Moscou, Naouka,

25. « Discussion sur les articles [...] », art. cit., p. 202, 204, 206 ; Anatolif MOSKALENKO, art. cit., p. 140,

19. OR RGB, fonds 684, carton 20, 1, f 15-16.

142 ; OR RGB, fonds 684, carton 20, 1, f” 79, 85-86, 126-127, 139.

20. fbid., > 36, 53 : Anatolit MOSKALENKO, art. cit. p. 138.

21. « Discussion sur les articles [...] », art

RGB, fonds 684, canton 20, 1, fn 72.75.

22.0R RGB, fonds 684, carton 20,1, P 72.

24. « Discussion sur les articles [.…] », art. cit., p. 205 ; Anatoli MOSKALENKO, art. cit., p. 141 ; OR RGB, fonds 684, carton 20, 1,f* 197, 203, 204, 205, 208, 215,216-217,221-222.

"02

202 ; Anatolif MOSKALENKO

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23. « Discussion sur les articles L..)», ant, cit., p. 203 ; Anatol it MOSKALENKO, art. cit. p. 139.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

26. Z. Oudaltsova était l'épouse de M. Alpatov. Il ressort des documents d'archives que le livre d’Alpatov reçut le prix Staline grâce notamment à Porchnev. TsAODM, fonds 211, opus 2, 19, f 75. 27. « Discussion sur les articles [...] », art. cit., p. 202-205 ; Anatolii MOSKALENKO, art. cit., p. 140-142 ; OR RGB, fonds 684, carton 20, 1, f” 88-91, 152, 181, 183. 28. OR RGB, fonds 684, carton 20, 1, P 288.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

SerQuEl V. KoNDRATIEV & TAMARA

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KONDRATIEV4

——

sont minimisés. « En soulignant le rôle de 1 Me ces autres aspects, a déformé ue la | la société féodale, Boris Porchnev s'est éloign En

de pensée et de langue, du style simple, clair et convaincant que nous ont appris Lenine et Staline »%. Galanza est moins tolérant. Les clichés idéologiques et méthodologiques qu’il

les plus importants

utilise pour analyser les articles de Porchnev sont dignes d'intérêt. En bref, Porchnev « isole la lutte des classes dans la société féodale du développement des forces

sn

ne

à à ane

te

en collaboration avec les philosophes soviétiques, SUF la base de recherches histo. riques concrètes »%.

lidarise’ la lutte des classes et la politique de l’économie ». Dans ses articles, « on découvre le vice des constructions méthodologiques abstraites », « l’antihistoricisme

v ne dit dans les années 40-50. Plusieurs craignent manifestement qu une victoire de Porchnehes. recherc ique de que idéolog débouche sur une nouvelle campagne imposant une thémati Les historiens, quand bien même il ne resterait que la seule approche marxiste, veulent

de la manière de poser le problème », une « confusion inimaginable » et une « révision

de leurs sujetsde recherche. Dans son commentaire conserver au moins le droit à la diversité

s de l'URSS se sur ces discussions, la rédaction des Nouvelles de l'Académie des science

sation repent d'avoir publié par erreur des articles de Porchnev, caractérisés par une « vulgari

du marxisme, une schématisation et une représentation mécanique du processus historique,

l'ignorance du rôle de l'économie dans l'étude et la mise au jour des lois de développement

de la société et dans l'ignorance des lois de développement des forces productives et des

classestqui résultede la société tsdans l'éloi lutte desmen de lagne production, rapdepor e,des forces de production et des rapports de production de cette alpement du dévelop féod dernière, qui mènent à une vulgarisation de la compréhension marxiste du processus historique, à un traitement non marxiste du rôle de la lutte des classes, à un refus de l’approche historique exigée par le marxisme-léninisme envers les événements du passé, avec schématisme et mécanisme »°!, : Kosminskiï et Piotr Galanza répondirent ensuite aux articles de Porchnev par des textes polémiques??. Leurs articles, à l'instar des siens, s’appuyaient entièrement sur des citations. Si Porchnev accusait ses adversaires anonymes de « matérialisme économique », de menchevisme et de trotskisme, l’académicien Kosminskiï de son côté lui reprochait avant tout le schématisme de ses déductions élégamment présentées. Kosminskiï jugeait la discussion inutile car il trouvait que le débat avait un caractère trop abstrait. C'était un débat de mots, de concepts : « Il est évident qu’il [Porchnev] a des idées, des observations

nouvelles et intéressantes, mais son édifice est peu fiable et, au lieu d'éclairer, il obscurcit l’histoire du Moyen-âge. Ses théories peuvent facilement éblouir par leur éclat ‘novateur’ et nettement ‘de gauche’. Mais il ne s’agit pas là du style

29. « Discussion sur les articles {..] », art. cit, p. 206 ; OR RGB, fonds 684, carton 20, 1, f* 279, 280, 285,286, 288, 290. 30. Anatolit MOSKALENKO, art. cit. p. 142.

31. « Discussion sur les articles [...] », art. cit. p. 206-207. 32.

Evguenii KOSMINSKI, « O probleme klassovoï bo'rby v epoxo u feodalizma (po povodou stateï B.

pr 0.237258

;

assumée du marxisme », une prise de position pour Dühring et Feuerbach tant critiqués par les marxistes du XIX° siècle, « une incompréhension de la manière de résoudre la question des relations entre la base et la superstructure par le marxisme-léninisme ». Porchnev « ignore » la thèse de Staline selon laquelle « la superstructure contribue activement à former et à renforcer sa base », ainsi qu’il « ignore tout ce qui a été dit par les fondateurs du marxisme-léninisme sur les causes paralysant la volonté de lutte de la paysannerie ». Galanza affirme que la conception de Porchnev est « construite sur des fondations théoriques pourries » et que lui-même n’est pas « en mesure de donner une explication claire au processus de lutte pour le dépassement de la dislocation et pour la création d’un État centralisé. ». Enfin, selon Galanza, Porchnev fait preuve de « cosmopolitisme ». Ses articles constituent « une propagande criante en faveur de la scholastique, de la confusion et des changements du marxisme-léninisme au sein de la revue de l’Académie des sciences de l’URSS »%4, L’article de Galanza montre qu’en fait les adversaires de Porchnev n’étaient pas satisfaits des résultats académiques de la discussion. Il leur fallait des conclusions politiques. Selon le témoignage de Goutnova, c'était une pratique courante à l’époque. Et si Porchnev avait eu « raison », il aurait agi de même contre ses adversaires”. Comme les partisans d’un combat pour la défense d’un marxisme authentique contre le marxiste Porchnev estimaient que le résultat de la discussion n’était pas définitif, ils voulaient porter le débat devant les organes du Parti auxquels revenait le verdict final sur tous les problèmes, académiques y compris. La « réunion ouverte » du Parti à l’Institut d'histoire des 25 et 26 avril 1951 eut pour objet « le niveau des idées théoriques de la production scientifique et l’état de la critique scientifique et de l’autocritique ». Plus de la moitié du temps consacré à ce thème fut dévolu au jugement des articles du sans-parti Porchnev.

Dans son intervention, Porchnev déclare que les médiévistes soviétiques « énoncent deux doctrines distinctes et chacune comportant des erreurs : l’une accentue trop la lutte des classes et sous-estime l’économie, l’autre au contraire se

concentre trop sur l'économie et sous-estime la lutte des classes ». Après la discussion de janvier, il a tiré « avantage » de la critique et s’est mis à retravailler ses articles et son ouvrage Le Rôle de la lutte des masses populaires dans l'histoire de

la lutie des classes à l'époque du féodalisme (à travers les problelle propo ème sdede l'Aca piaÀno" ) s »ledu Nouv démie [., série Histoire et philo GALANZA, « Ob ochibotchnykh vszgliadakh B. F. Porchneva po sophie, 8, n°3, 195

33. Ibid. P. 44. Notons que, pour l’époque, Kosminskiï était relativement correct dans ses remarques, soulignant les passages « intéressants » des articles et admettant que Porchnev ne s’apprêtait nullement à « réviser » le marxisme.

l'Université de Moscou, 1951, p. 163-174.

34. Piotr GALANZA, art. cit., p. 163-175.

voprossou o souschnosti MO80 80ssoudarstva » [« Sur l'opinion erronée de B. F. Porchnev sur la nature de l’État féodal »], Le messager de

:

productives », il entend « la lutte des classes de manière étroite et primitive, il ‘déso-

volontairement Porchnev, ne Les intervenants, dont plus de la moitié soutiennent

, ses simpli fications être par trop suiviste Comme On aurait souhaitent pas pour autant accepter



45

sition paysanne dans l’histoire de

et en 4 donné une fausse vue d'ensemble »?, véritable ampleur des événements ie ier plus profondément la théorie

Ds

Boris Porchnev dans le débat sur le rôle de la lutte des classes dans l’histoire (1948-1953)

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

35. Evguenia GOUTNOVA, art. cit., p. 267.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

Serquel nr

46

À juger par cette présen

KONDRANEy,

V. KONDRATIEV &

——_

tation, le livre devrait être totalement

ce .. atérialisme historique me «mn nn tbe « un aspect plus polémique ». On devrait y trouver

og ns da éTab

rentes idées philosophiques » et utiliser plus largemen Lenine et de keStaline“.

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ques de en

ques-

Par ailleurs, Porchnev « à montrent une tout : illeur des SOUE critiques », ses adversaires |

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pas à agir de même. La discussion ge

mm

hu ent. Il ; s’agit, selon lui. tendance concerne « cinq — Si x — dix personnes » d seulemda

sa

Korkhov et premièrement de Sidorova et en outre de Skazkine, Birioukovitch, Sidorova, son Seule . enants interv ces ue provoq ev Porchn s, Epstein. Par son discour

articles, le qualifiant adversaire de toujours, reste concentrée Sur le contenu de ses de nouveau de « vulgaire » et de « pure sociologisme », comme d’une tentative « de transformer et d’altérer les faits historiques », un éloignement « des thèses de base e de la théorie marxiste-léniniste, une « introduction d'une confusion insupportabl

e », dans la compréhension du processus historique ». Elle y voit du « schématism

du « mécanicisme », du « nihilisme », des « manquements aux exigences essentielles de la méthode dialectique marxiste ». On comprend que l’accusation qu’elle

e porte sur l'éloignement de Porchnev du marxisme n’est pas principalement d’ordr

académique mais politique : « Isoler complètement la lutte des classes qui se développait dans la société féodale, du développement des forces productives et des rapports de production amène le professeur Porchnev à un traitement non marxiste de cette lutte des classes, à une défiguration et une vulgarisation de sa compréhension marxiste »°?. Les autres intervenants, de nouveau au nombre de vingt-deux, ne parlent pas tant des articles de Porchnev que de l’auteur lui-même. Les critiques les plus virulents, en dehors de Sidorova, sont Vassilit Motchalov, Naum Zastenker, Seraphime Pokrovskiï et Birioukovitch. Ils interviennent en tant que défenseurs de la « pureté du marxisme » contre toute tentative de le déformer. Là encore il s’agit d'arguments plus

politiques que scientifiques. Motchalov énonce que le travail de Porchnev mérite une médaille de la part du président des États-Unis, Truman. Zastenker note que l’histo-

rien s’avance sur une pente glissante et Birioukovitch place Porchnev au même niveau

qu’un ennemi du peuple souillant le Parti? La résolution et la décision de la réunion du Parti aboutissent à déclarer les articles de Porchnev erronés et « vicieux », car ils « contiennent une série de thèses

8 idéologie et de méthodologie antimarxistes… Par ses articles, Porchnev incarne une vulgarisation du marxisme, une schématisation et des représentations mécanicistes du processus historique ». Les causes des erreurs des documents publiés, selon les

ge Sont que Porchnev « ne maîtrise pas suffisamment les théories marxistes-léni-

utilise. à pas appris à employer de manière convenable la théorie marxiste-léniniste,

1se de manière péremptoire et sans réfléchir les citations et les déclarations des

36. Ts AODM, fonds 211, opus 2, 20, f: 62.67

37. Ibid, f* 99-110.

88. Ibid., f* 127-140, 168-172, 173-177,



Boris Porchnev dans le débat sur le rôle de la lutte des classes dans l’histoire (1948-1953)

classiques du marxisme-léninisme, c’est-à-dire qu’il se comporte comme les ânonneurs et les talmudistes »°?, Pendant l'été 1951, Porchnev subit une nouvelle salve de critiques dans la revue Questions d'histoire où il est mentionné qu’il « souligne avec justesse le rôle important de la paysannerie et de sa lutte de classe dans le renversement de la féodalité » mais « commet cependant une erreur en présentant la lutte des classes isolément du développement des forces productives et plus généralement des rapports de production ». Cette erreur, et d’autres encore, « de caractère subjectiviste, idéaliste » sont « le

résultat d’une confusion dans les questions théoriques, d’une incompréhension des relations des faits sociaux les uns avec les autres, tels que /a production, la base, la superstructure »*, Cependant, cet article de la rédaction qualifie d’« exceptions » des «erreurs » semblables à celles reprochées à Porchnev : « On rencontre très souvent

dans les travaux d’historiens soviétiques des erreurs isolées du type matérialisme vulgaire, ou simplification de certains aspects du processus historique en relation avec une sous-estimation du rôle actif de la superstructure et du rôle de la lutte des classes en tant que moteur premier de l’histoire, etc. Ce sont surtout les recherches sur l’époque féodale qui en souffrent. En particulier dans certaines recherches publiées ces derniers temps sur l’histoire des paysanneries russe et d’Europe occidentale, les

questions économiques sont soumises à une étude détaillée et approfondie alors que la lutte des classes n’occupe qu’une place réduite ». Dans cet été 1951, Porchnev met un point final au manuscrit du Rôle de la lutte des masses populaires dans l'histoire de la société féodale, qu'il adresse directement à Staline‘!, « Je n’avais qu’un souhait en écrivant ce livre, explique-t-il dans sa lettre au Secrétaire général, être votre fidèle disciple ainsi que celui de Lenine ». Porchnev souligne que le livre « vise les vestiges du matérialisme économique et du menchevisme dans la science historique » et expose brièvement la nature de ses divergences avec ses adversaires. Selon lui, « l’organisation du Parti de l’Institut d'histoire

de l’Académie des sciences de l’URSS se trompe en s’associant de manière infondée avec ma principale adversaire, N. A. Sidorova, et en concentrant exclusivement ses salves de critiques contre ma personne. La discussion publiée revêt un aspect

tendancieux ». Rien n’indique que Staline ait pris connaissance du livre de Porchnev. D’après les notes portées en marge, l’ouvrage fut redirigé vers le secrétaire du Comité central du Parti, Mikhaïl Souslov, qui, à son tour, envoya le manuscrit au directeur de la section de la science et des établissements d’études supérieures du Comité central, Mikhaïl Iakovlev*2. Cette section décida de soumettre le manuscrit à critique et, pour

ce faire, fit appel à Skazkine, Birioukovitch, Lev Tcherepnine et le philosophe Grigorit Glazerman*. Il est plus que probable que la réunion, à cette occasion, des principaux adversaires de Porchnev, ne fut pas un simple hasard. 39, Zbid,, f" 248,253,271. 40. « Znatchenie troudov I. V. Stalina po voprosam iazykoznania dlia sovetskoï istoritcheskoï naouki » [« Importance des travaux de I. V. Staline sur les questions de linguistique pour la science historique soviétique »], Questions d'histoire, n° 7, 1951,p.4 et 9. 41. La lettre, datée du 9 août 1951, parvient au Comité central le 17 août, d’après le cachet de la poste. 42, RGASPI, fonds 17, opus 133,5,f* 78-79. 43. Ibid.,f 117.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

47

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SERGUEÏ V. KONDRATIEV

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s connaissaient + eni déjàj les articicles de l’aute Ur, ne du Je livre“. Le compte-rendu de Glazerman

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es Le livre de Porchnev, marqué par « Un esprit nouveau »,

et de montrer avec — e rôle des matérialisme économique féodale, bout le soi-disant le rôle de la lutte les classes en société la de Jaires dans l'histoire masses ss .

caue du développement de Ja société féodale ». Mais, même lui,

tantà que force dynamiq

que Porchnev « traite de la lutte des classes

doit reconnaî tre ques historiq F'OFCIL ue de manière : trop exclusivi e, ce al Lo " veistoriens, . namique du processu comme d’une force dy FR its à ignorer la base économi ique de la vie sociale »*. qui ee et om celui de Skazkine se distingue particulièrement utilisée montre que par la caractérisation personnelle de Porchnev“. La terminologie

les relations entre les deux chercheurs étaient soit rompues, Soit Sur le point de l'être.

« le Selon Skazkine, « l'absence de morale », la vengeance après la critique subie, mensonge éhonté » sont typiques de Porchnev. « Ce dernier, ajoutait-il, appartient à de la catégorie des gens ‘intéressés’ qui font carrière dans les milieux scientifiques manière souvent peu morale, pour un Soviétique ; c’est pourquoi il considère normal

de mentir si cela est à son avantage »°.

Au même moment, des historiens de certaines écoles supérieures de province

se joignaient à la critique faite contre Porchnev. Ainsi les professeurs de l'Université et de l’Institut pédagogique de Voronej « organisèrent un débat sur le travail du

professeur Porchnev « Sur les mouvements paysans et la question de l’État féodal au Moyen-âge ». D’après le rapport du doyen Nicolaï Kolesnitskiï, les idées principales des travaux du professeur B. F. Porchnev furent soumises à la critique »*. Le 10 décembre 1951, la section des sciences du Comité central du Parti

retournait son manuscrit à Porchnev®. Il est probable qu’un entretien avec lui eut lieu à ce moment, ou peu après. Dans une lettre au secrétaire du Comité central du 27 décembre 1951, le directeur de la section des sciences, Iakovlev, et le directeur

du département de cette section, A. Mitine, affirment que l’auteur du livre « n’a pas pris en considération » les critiques déjà formulées : « Selon le compte-rendu final

des relecteurs, le manuscrit du professeur Porchnev contient une série de thèses théoriques incorrectes et d'affirmations erronées ; c'est la raison pour laquelle un travail important de réécriture s'impose. Le professeur Porchnev a accepté les remarques

fondamentales des relecteurs. À sa demande, nous lui avons retourné le manuscrit pour qu'il y effectue les changements nécessaires »®. 44. Ibid., f* 82-83, 101 v, 110. 45. Jbidw 111-112.

Boris Porchnev dans le débat sur le rôle de la lutte des classes dans l’histoire (1948-1953)

49

Malgré une telle réponse, Porchnev ne baissa pas les bras. De février à août

1952, il poursuivit un échange épistolaire intense avec la rédaction de Questions d’histoire, en tentant en vain d’y publier son article « L'économie et la lutte des classes à l’époque féodale » dans lequel il polémiquait contre l’article de Kosminskiï déjà

évoqué. Écrivant le 9 août 1952, non seulement au rédacteur en chef de Questions

d'histoire, Piotr Tretiakov, mais aussi à Iouriï Jdanov, secrétaire du Comité central

du Parti, ainsi qu’à la section des sciences du Comité central, Porchnev notait qu’il adressait cette réponse à Kosminskiï, « sur le conseil de camarades dirigeants »!. Au lieu de cet article, Questions d'histoire publia un article de Birioukovitch qui s'élevait contre Porchnev. Le discours de Birioukovitch ne se distinguait guère de celui de Porchnev. Il appelait son activité professionnelle « un front historique », et les conceptions de son adversaire « des vues vicieuses », son travail « une altération de l’histoire marxiste » par des moyens « non marxistes et non scientifiques » grâce auxquels Porchnev tentait de réviser certaines des thèses principales de la théorie marxiste-léniniste « en s'appuyant sur des thèses populistes », en se permettant des erreurs « à la Dühring ou dans le style néo-narodnik ». Le malheur de Porchnev, selon

Birioukovitch, était de se croire plus marxiste que Marx lui-même, avec un penchant à « révolutionner les visées marxistes-léninistes »°?. Au début de 1953, la revue Communiste publia un éditorial « Pour un matérialisme militant dans les sciences sociales », consacré à « l'œuvre géniale de Staline » qui venait de publier Les Problèmes économiques du socialisme en URSS. On pouvait

y lire que ce « génie » d’un côté « enrichit la science marxiste-léniniste » et de l'autre, « porte un coup fatal à l’idéalisme, au volontarisme, aux théories fatalistes,

au spontanéisme ». Il y était mentionné qu’en dépit de tous les efforts pour promouvoir la science soviétique « à la première place mondiale », on se heurtait encore

à des « éléments personnels, de relations amicales, de clientélisme » non éliminés qui tentaient de « monopoliser certains domaines scientifiques, d’écarter les jeunes cadres, d’étouffer les critiques constructives ». C’est pourquoi « le Parti de Lenine et de Staline apprend sans cesse à développer les critiques et la lutte des idées ». Les articles de Porchnev étaient montrés en exemple « d'opinions erronées » en science qui, « par leur critique du matérialisme économique. contenaient des erreurs à caractère idéaliste ». La quintessence de ces « erreurs » était « la séparation entre lutte des classes et niveau de développement »*. Porchnev répondit à la critique de l’organe du Comité central du Parti par une lettre d’autocritique à la rédaction de Questions d'histoire dans laquelle il reconnaissait que le dernier ouvrage de Staline lui avait ouvert les yeux sur ses erreurs. De l’enseignement du Guide, il tirait avant tout l’idée de l’existence « de lois objectives du développement », indépendantes de la volonté humaine. Désormais il comprenait

#. Apparemment, Skazkine ét indigné par cette histoire et par la nécessité de tout recommencer.La

à =.

page de sa réponse, conservée en archives, est annotée de sa main : « Dis au fou de prier Dieu

pa id pe on gg _ sf N. rm

rl front » Archives de l'Académie des sciences, fonds 1732, opus 1,87, 1

« Naoutchnaïa rabota istorikov Voronejskogo ouniversiteta » [« Le travail scientifique

istoriens de l'Université de Vorone; »], Questions d'histoire, n° 2, 1952, p. 154.

49. Voir l'accusé de récent: jepüon écrit et et daté par lui-mêm 50. /bid,? 118. e, RGASPI, fonds 17, opus 133, 5, f 80 ,

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

51. Voir OR RGB, fonds 684, carton 29, 4, f* 1-7. Lettres des 15 février, 20 juin, 15 juillet, 1* et 3 août 1953. 52. Vladimir BIRIOUKOVITCH, « O nekotorykh voprosakh razvitia feodalnogo obschestva » [« Sur quelques questions relatives au développement de la société féodale »], Questions d'histoire, n° 2, 1952, p. 30, 31,

37,40,42, 45, 53. « Za voïnstvouyuschi materializm v obschestvennikh naoukakh » [« Pour un matérialisme militant dans les sciences sociales »], Communiste, n° 2, 1953, p. 3-13.

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SERGUEI V.

ns,

vait avoir lieu suivant la volonté subjecti,

LEGS flat que toutes les conditions matérielles À ne qu'aucun é ie des personnes ou t mûres. I n’avait pas tenu compte de cela dans sa MONOraph et objectives éme ts populaires en France avant la Fronde. La sous-estimation des ,

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l'avait amené à séparer les rapports de production le de leuras situation, du tte des classes décou“ie

oudes classes. Alors que « la lu

Boris Porchnev dans le débat sur le rôle de la lutte des classes dans l'histoire (1948-1953)

51

N'était considéré comme vrai que ce qui soutenait et satisfaisait les organes du Parti. De là les démarches incessantes des participants à la discussion auprès des instances du Parti, ainsi que les reproches répétés d'utilisation d’appuis haut placés. Un seul point de vue devait gagner, d’où l’utilisation constante d’un vocabulaire militaire : « front

historique », « porter un coup », « franchir la ligne », et d’une terminologie politique

avec production ; elle S’accentueproduc. dattes engagées dans les rapports deproducti ves et rapports de

accusant les uns ou les autres de « révisionnisme », « menchevisme », « trotskisme »,

suffisamment ». Selon lui, il avait trop tardé à prendre en considération les critiques

d’habitude à cette époque, une vérité d'organisation. Heureusement, dans le cas qui

rm

entre forces ntradictio tions de ns

5n , n

ces contradic

et la lutte des classes sont un seul et même processus ». Porchnev se repentit de ce que ses articles « aient nui Objec. tivement à la propagande de la théorie marxiste-léniniste » qu'il ne « maîtrisait pas it à portées contre ses opinions et il en portait l'entière responsabilité. Il prometta

« matérialisme économique », « juridisme », « éloignement du marxisme tion des idées et vice théorique », « schématisme », « mécanicisme », « « pur sociologisme vulgaire » et « phraséologie gauchiste ». Si, suivant vérité naît du débat, alors le résultat de cette polémique « scientifique » nous intéresse, tout se termina par une autocritique.

l'avenir « de vaincre ses erreurs idéalistes, d’en avoir pleinement conscience et de les corriger »*. Porchnev, plus que tout autre de ses collègues, s’intéressait au sens général et

la logique de l’histoire. À la fin des années 40, un tournant important survint dans sa vie qui, de recherches concrètes, le conduisit à l’abstraction pure. Il écrivit des articles

de « matérialisme historique » et un livre dans lesquels il tentait ni plus ni moins de découvrir le principe de base de l'évolution de la société au Moyen-âge et dans toute l’histoire. La lutte des classes sous ses formes les plus variées constituait, selon lui, une force qui pouvait changer les rapports de production, les modes de production et les formes de gouvernement.

D'autres historiens marxistes soviétiques avaient une approche tout aussi dynamique de l'histoire. Cependant, la majorité pensait qu’à l’origine du développement Se trouvaient les transformations de la base économique, des forces productives. Au-dessus de tout cela se trouvaient la superstructure, la culture, l’idéologie, etc. Il est évident que Porchnev comme ses adversaires utilisaient dans leurs constructions les mêmes catégories marxistes, dont la disposition prédéterminait leurs relations aux

Rise nn Les difficultés rencontrées par Porchnev, alors qu’il tentait d’adap-

rique les données concrètes, issues des sources du xvn siècle,de

même que, selon toute vraisemblance, le souci de l'avancement de sa carrière, l'ont poussé à placer plus haut le niveau de ses généralisation théoriques en perdant, par

nu. acceptée

la non

des aspects concrets de l’histoire. À ce niveau, il pouvait

audace normative, de constructions métaphysiques. Mais son comme physiqu

:

app roche, si elle était

devait par ses thématiques gêner ses collègues. Là, plus

CS do du intrigues de Sidorova, par exemple, nous semble être la cause du rejet l’histoire Septons de Porchnev par la collectivité des professionnels soviétiques de

leur ge

des membres de La société académique ne se distinguaient pas par

et la terminolo #insi que le montrent les méthodes argumentatives de ses adversaires

Blé Scientifique et politique utilisée par les participants à la discussion.

|

54. B. PORCHNEV, « Pis’

P. 139-142.

M0 Y redakisiou » [« Lettre à la rédaction »], Questions d'histoire, n° 4, 1953,

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», « altéranihilisme », le dicton, la fut, comme

Les archives du chancelier Séguier, entre Paris et Saint-Pétersbourg

FRANÇOISE HILDESHEIMER

=

n dépit de l’exceptionnelle richesse en manuscrits français des archives et bibliothèques de Russie!, c’est une évidence de constater que, lorsqu’on veut travailler sur l’histoire de France en Russie, s'agissant des papiers du chancelier de France Pierre Séguier — a fortiori à l’époque soviétique — se pose un problème d’accès à ces sources originales qu’une circonstance historique de leur conservation vient en partie pallier. Précisons, pour ne plus y revenir, que, pour suivre et éclairer cette histoire d’archives, on ne saurait faire abstraction du contexte politique et biographique mis en lumière dans les autres communications de ces journées à propos de Boris Porchnev.

1. Manuscrits en langue française d'origine française, témoignant essentiellement de l'influence des Lumières, puis de l’intérêt pour tout document se rapportant de près ou de loin aux révolutions. Georges DULAC (dir.), La culture française et les archives russes, Paris, Ferney-Voltaire, CIEDS, « Archives de l'Est », 2004 [Tableau des principales institutions conservant des manuscrits français ou concernant les

relations avec la France à Moscou, Saint-Pétersbourg, Kiev, Lvov, Odessa et Tartu] ; Georges DULAC et Sergueï KARP (dir.), Les archives de l'Est et la France des Lumières. Guide des fonds et inédits, Paris, Femey-Voltaire, CIEDS, « Archives de l'Est », à paraître. Quelques exemples de fonds d'archives : Michel ANTOINE, « Sources de l’histoire de France en URSS »,

Bibliothèque de l'École des chartes, 1. 144, 1986, p. 384-387 ; V. N. MALOV, « Les archives moscovites de Mgr de Boisgelin (1732-1804) », Histoire moderne et contemporaine, n° 6, 1992, p. 123-154 (en russe) ; « Documents of the History, Franco-Turkish Relations in the Lamoignon Collection », Le Moyen-âge, t. 59, 1997, p. 169-195 (en russe) ; « Du nouveau sur la collection Lamoignon », Bibliothèque de l'École des chartes,t. 158/2, 2000,p. 557-563 ; V. MALOV et I. CHARKOVA, Collection de Lamoïgnon. Les archives de Jean Duthier, secrétaire d'État français de 1547 à 1460. Inventaire par pièce, Livraison 1, Moscou, 1997 (en russe).

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Sépu: r r Séo r laque lle le chancelie t la raii son pou n n son io i tio at ad # nt s la docume t Les aléas de la as l'ont le plus présen dan est non seulement Sans nts de contact — et desiqupoi n iét ore etl’usov encise s nça e. Pierre Séguier est ées 1630-1 aphiemaifra ogr?, i ori670

Les archives du chancelier Séguier, entre Paris et Saint-Pétersbourg

55

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ment connu du point de vue biographique. Rappelons Je;

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: il est né à Paris le 29 mai 1588, conseiller au Parle.

ei Police dant de justice, , poli i ; Hôtel en 1618, inten 1 de es requêt es i au Parlement de 16243 É Guyenne, président à mortier ss unsne Sceaux de 1633 à 1635, puis etes par Richelieu en 1631, il est Garde lesdeshistoriens français ne peuvent ES 1964, 1672:. En chancelier de 1635 à sa mort en

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plus ignorer que :

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Séguier se trouvent en

Re Bisdhaque one, dans la bibliothèque de l’Institut de France sans

d’autres encore (collection Godefroy), à la bibliothèque du Sénat, dans impériale de Saintthèque Biblio enne l’anci à existe nt importa doute. Un fonds n de Leningrad‘ ; chedri Pétersbourg, aujourd'hui bibliothèque Saltykow-Sts s’. Londre d’autres manuscrits sont conservés à

C'est en effet en ces termes que Roland Mousnier commençait l’ample introduction intitulée « Recherches sur le chancelier Séguier et les maîtres des requêtes » dont il avait pourvu son édition des Lettres et mémoires adressés au chancelier Séguier (1633-1649) alors publiée en deux volumes à Paris. Et, deux ans plus tard, en 1966, paraissait en effet à Moscou, comme en écho direct à cette publication, l’édition due à Alexandra D. Lublinskaïa des Lettres et mémoires adressées au chancelier P. Séguier (1633-1649).

référencef. Il y rappelle que le chancelier s’était préoccupé, dans un but pratique, de rassembler par le moyen de la copie et des achats une collection de manuscrits, ainsi

qu’une large documentation venant à l’appui de la production administrative résultant de son activité. Le fonds comprenait donc deux parties : manuscrits médiévaux, autographes et documents historiques divers collectionnés par Séguier d’une part, correspondances et mémoires administratifs résultant de ses activités d’autre part : On y trouve des recueils de traités internationaux et de correspondances diplomatiques, des recueils d'ordonnances, des documents sur le clergé, sur les protestants, sur le Conseil du roi, le chancelier, la chancellerie, sur le Parlement, sur le domaine, sur les finances, sur le commerce, sur la marine, sur les familles illustres, sur les provinces, sur les séditions [c’est moi qui souligne, on verra

ci-dessous pourquoi], sur les grands procès politiques, sur le sacre, la majorité des rois, les régences, les mariages des rois, les gouvernements des provinces, les États-généraux, les assemblées de notables, etc. L'histoire de France au

XvT siècle et dans la première moitié du XVIr siècle serait bien difficile à éclaircir sans les manuscrits de Séguier déposés à la Bibliothèque nationale’.

La majorité de ces papiers passèrent par les mains du petit-fils du chancelier, Henri-Charles Du Cambout de Coislin, évêque de Metz, qui les déposa à Saint-Germaindes-Prés, d’où, à la Révolution, ils entrèrent dans les collections de la Bibliothèque nationalef. « Mais, ajoute aussitôt Mousnier, la collection de la Bibliothèque nationale n’est pas complète. » La lacune la plus grave provient des prélèvements opérés à la Révolution ; la plupart de ces manuscrits devinrent la propriété d’un diplomate, le secrétaire de l’ambassade de Russie à Paris, Pierre Doubrovski, qui vendit sa riche collection (qui comprenait également des archives de la Bastille, de multiples auto-

graphes...) au gouvernement russe, ce qui la fit entrer à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg ; reliés par catégorie de correspondants, les recueils de correspon-

dances du fonds Doubrovski sont intitulés Recueils de lettres originales adressées au

Le destin des archives .

chancelier Séguier servant à l’histoire du dix-septième siècle tirées des archives de

Présentons d’abord les sources de ces entreprises éditoriales en apparence

jumelles et, on le verra, différentes, avant d'aborder l'usage historien de cette documen-

tation archivistique et les polémiques qui en sont nées. En introduction de son édition,

Mousnier se livrait à une présentation des papiers de Séguier, laquelle fait toujours

; D Pr osrà tire d'exemple significatif, que tous les arrêts du Conseil du roi étaient signés du chancelier

la Bastille. En effet la collection Doubrovski, riche d’un bon millier de volumes, s’était également alimentée, selon les mêmes modalités, à la source sans doute plus prestigieuse et emblématique des archives de la Bastille. Elle fut donc achetée par le tsar en 1805 et constituée en section particulière de la Bibliothèque impériale de SaintPétersbourg (elle fut évacuée devant la Grande Armée en 1812). Conformément au

ans de publication, on dispose de : François DUCHESNE, Histoire des chanceliers ps gardes eg Séguier, Paris, 1874 - re Paris, 1680, p. 789-797, 809-818 ; René KERVILER, Le chancelier Pierre

principe que les sources de l’histoire de France doivent être connues des historiens

RICHE, « Une famille da chancelier Séguier », XVIF siècle, n° 167, avril-juin 1990, p. 203-219 ; Denis

vrage donne également le texte de lettres de Séguier à son bibliothécaire Blaize, relatives à sa bibliothèque (p. 626-633). 7. Roland MOUSNIER, op. cit. t. I, p. 9. 8. Où ils constituent l’ancien Saint-Germain français, manuscrits cotés 15370 à 20064, série formée en 1865 par la réunion de tous les manuscrits français venus de Saint-Germain-des-Prés, dont la bibliothèque, entrée à la Révolution comprend celle du chancelier Séguier, elle-même léguée à l'abbaye par HenriCharles Du Camboust de Coislin, ainsi que les manuscrits de Gesvres et de Harlay, quelques-uns d’Antoine Vyon d'Hérouval (copies de documents de la Chambre des comptes), ainsi que des « résidus », papiers issus

oland MOUSNIER, « Le destinataire : le chancelier de France Pierre Séguier Lane RM au chancelier Séguier (1633-1649), Paris, PUF, 1964, t. I, p. 21-41 ; Yannick NexON « Les ra

Séguier », De la Réforme alien Séguier avant le chancelier » et « Carrière et fortune du chancelier Orest RANUM, « eréiversart Western Society for Fre,

olution. Études sur la France moderne, Paris, Aubier, 1991, p. 155-316

: ons in the Chancellorship during the Princely Fronde », Proceedings of the

"ch History, vol. 29, 2003, p. 196-202 ; Françoise HILDESHEIMER, « Richelieu

École des chartes, 2003, RASE re », Études sur l'ancienne France offertes à Michel Antoine, Paris,

5. British Library, H pr

*"20-4358,4420,

Bibliothèque publique de Russie, puis Bibliothèque nationale de Russie.

4422, 4450, 4463, 4466, 44724, 44729, 4489-4493, 4495. SOCIÉTÉ DES ÉTUDES

ROBESPIERRISTES

6. Auparavant, on disposait d’une présentation dans R. KERVILER, op. cir, 2° éd., 1875, p. 414-416. L'ou-

des travaux d'érudition des bénédictins.

Collection Études révolutionnaires

n°15

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eur fut chargé de missions à la cour de Russie

à : Duc (1815-1889). Ce littérateur et VOYAE ande!. Traducteur d'ouvrages en danois et en suédois, il fut également Je

(1883-1834) = 4 Ca l'édition des Mémoires du comte Horace de Vieil Castel en Russie ew tn d'ouvrages sur la Russie!!. Sa première mission historique la seconde lieu en 1846 sous les auspices du ministère de l’Instruction publique ;

en résulta deux en 1850 relevait de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Il ications :

der Le Duc, « Collection des autographes », dans Journal général de l'Instruction publique, sept.-oct. 1852 ; — Id. Voltaire et la police. Dossier recueilli à Saint-Pétersbourg parmi les manuscrits français originaux enlevés à la Bastille en 1789, avec une introduction sur le nombre et l'importance desdits manuscrits et un essai sur la bibliothèque de Voltaire, Paris, 1867. L'introduction de ce dernier ouvrage donne une description de l’ensemble de la collection répartie en manuscrits historiques, diplomatiques et spéciaux sans attention particulière à leur provenance attribuée globalement à la Bastille. Y est signalée, à la fin de la première catégorie (p. 32), « Un recueil de lettres d’affaires, de missives et autres documents des différents parlements, capitouls et autres tribunaux de France,

adressés au chancelier Séguier, depuis 1633 jusqu’à 1669 ».

Le comte Hector de La Ferrière-Percy prit la suite de l’entreprise. Érudit né à Lyon en 1811 et établi en Normandie dont il se fit l’historien, il effectua diverses

missions littéraires à Saint-Pétersbourg mais aussi à Londres et fut ultérieurement

Chargé de la publication de la correspondance de Catherine de Médicis pour la Collection des Documents inédits de l’histoire de France G vol., 1880-1887)'2. Sur notre

Les archives du chancelier Séguier, entre Paris et Saint-Pétersbourg

57

Russie et, pour cela, de faire un catalogue scientifique des manuscrits français de la bibliothèque de Saint-Pétersbourg : La première pensée qu’on pouvait avoir était d'obtenir une transcription du catalogue officiel, tel qu'il est en usage pour ce département de la Bibliothèque : c’est précisément ce que M. Taschereau, administrateur général de la Bibliothèque nationale de Paris, avait demandé, il y a quelques années déjà, et ce qui fut en effet entrepris par les soins d’un des memnbres les plus distingués de la colonie française de Saint-Pétersbourg, M. Howyn de Tranchère!?.

Jules Hovyn de Tranchère, né à Bordeaux en 1816, propriétaire d’un domaine à Guîtres (Gironde), avait été élu en 1848 député à l’Assemblée constituante ; réélu en 1849 à la Législative il fut secrétaire du Comité de l’agriculture de la Chambre ; rallié à Thiers, arrêté en 1851, il se retira ensuite à Bordeaux, exerça les fonctions de maire de Guîtres et de conseiller général ; il abandonne ces mandats et partit pour la Russie en 1851 où il devient administrateur de la société des chemins de fer. S’agissant de notre sujet, il semble bien avoir commencé le catalogue demandé, mais on lui doit surtout une série de publications historiques d’après les archives « de la Bastille » dont nous reparlerons plus loin. Puis vint Gustave Bertrand, né à Vaugirard en 1834, archiviste-paléographe en 1856, membre du Comité des Travaux historiques, qui effectua pour le ministère de l’Instruction publique diverses missions littéraires en Allemagne, Italie et Russie. Il profita de ces séjours pour étudier la musique russe. Il fut directeur du Théâtre des Nations, publia diverses études sur la musique, fut également critique musical et mourut en 1880 à l’âge de 46 ans!*. On lui doit des catalogues toujours utiles : il réalise d’abord celui des autographes : « Nous en avons copié, il y a deux ans, presque toutes les parties du moins qui intéressent la France » : Gustave Bertrand, Catalogue des autographes français de la bibliothèque de Saint-Pérersbourg, Paris 1872 (extr.

de la Revue des Sociétés savantes, 5° série, t. IV, nov-déc. 1872). Puis il continue le catalogage entrepris par Hovyn de Tranchère : « Nous avons fait reprendre et achever ce travail interrompu ». Ce travail consiste, selon ce qu’il en expose, à revoir et compléter le catalogue datant du premier tiers du xIx° siècle

sujet, On lui doit : — Hector de La Ferière-Percy, Rapport sur les reche rches faites à la bibliothèque de Saint-Pétersbourg, Paris, 1865 : — Îd., Deux années de mission à Saint-Pétersbourg. Manuscrits, lettres et documents historiques sortis de France en 1789, Paris, 1867 ; — Îd.,La Normandie à l'étranger, Paris, 1873.

et « œuvre de bibliothécaires apparemment très inexpérimentés »!$. En novembre-

mettre en relation les volumes dermeurés en France avec les parties emmen ées en

ministère un certain nombre de volumes de copies concernant la partie « autographes »

js

Après ces premières prospections, l’idée se fait jour de recoller les morceaux

décembre 1873, dates de son dernier séjour, il produit le catalogue des manuscrits et s’attache à la révision et au collationnement de sept recueils de documents historiques : Gustave Bertrand, Catalogue des manuscrits français de la bibliothèque de Saint-Pétersbourg, Paris, 1873 (extr. de la Revue des Sociétés savantes, 5° série, t. VI,

1873).

Il faut encore noter qu’outre ces catalogues, les missionnaires ont envoyé au

——

9. La plus célèbre est celle de Maurice Toume ux sur les manuscrits de Diderot.

10. Arch, nat, F7 2984.

(Paris, 1896,2° 6d) * Voyage dans les pays du Nord de l'Europe, Suède, Finlande, Danemark, Russie

13. Gustave BERTRAND, Catalogue des manuscrits français de la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg, Paris, Imprimerie nationale, 1874, p. 9. 14. Michel PRÉVOST et Roman D'AMAT, Dictionnaire de biographie française, Paris, Letouzey et Ané,

12. Gusta Ve VAPEREAU, Dictionnaire & des contemporains, Paris, Hachette, 1893, p. 900.

15. Gustave BERTRAND, op. cit,

11. La Russi nirs et imp rm

(Paris, 1854) ; La Russie et la civilisation européenne (Paris, 1854) ; Souve-

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES Re —

1954, t, VI, p. 270.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

HiLoesuen

A

SE

nse ; ceux-ci sont cO des collections

thèque LE

Les archives du chancelier Séguier, entre Paris et Saint-Pétersbourg

=

rvés au département des manuscrits de la Bibj,. _-

NL 250. Copies et extraits par Gustave Bertrand des co

s VI a . è re de France : Louis XI, Charle dances originales relatives à l’histoi | 7



Nouv.

_

i II ; Eniss XII, François II, Charles IX, reHenrdes lettres OUV. 4 Nouv

nc

.

dans la collection contenues fr. Il. 4074-4076. Inventai | ; nd hes, par Gustave Bertra : grands par ou pour Emm. Miller!é 2820-4822. Copies exécutées

ES, Cap

pr | _ —

59

Le la collection des autographes : lettres de

de Saint Louis à François I, Cros IX Henri NII, Louis XII, rois de France nsier, Charles et Fran. Henri II et Henri UT, Bourbons-Condé, duc de Montpe | y ; çois de Guise, Marguerite de Navarre, Anne de Montmorenc de sieur du et Nouv. acq. fr. 6638. Copie des dépêches du chevalier de Seurre ; 561 Nicot, ambassadeur de France au Portugal. 1559-1 Ferrière-Percy de lettres de La de Hector par Copies 576. 9575-9 fr. Nouv. acq.

et grands personnages provenant des archives de Londres, Saint-Pétersbourg Vienne. 1526-1775 ; Nouv. acq. fr. 20597. Copie des dépêches des ambassadeurs de France à Rome et au concile de Trente, avec des minutes de celles du Roi. 1537-1556 ;

-

Nouv. acq. fr. 21603. Copies de lettres d'Antoine de Navarre et de Jeanne d’Albret ; Nouv. acq. fr. 21687. Copies de lettres de rois, princes et princesses de Navarre.

Par ailleurs, on l’a vu à propos de Léouzon Le Duc, de Laferrière ou d’Hovyn de Tranchère, les « archives de la Bastille » conservées en Russie, autrement dit la

partie autographe des archives Séguier, avaient donné lieu à quelques publications : —

Léouzon Le Duc, Voltaire et la police, Paris, 1867 ;

— —

J.-A. Hovyn de Tranchère, Histoire de Bordeaux et de sa région, Les dessous de l'histoire, Paris - Bordeaux, 1886 ; La Ferrière, Archives des missions scientifiques, t. IV, 1" livraison, p. 2 sq.



H. de La Ferrière, Catherine de Médicis, lettres recueillies et publiées par,

5 vol., 1880-1895. Adolphe Chéruel avait utilisé les copies de Léouzon Le Duc pour son édition de la correspondance de Mazarin : Ad. Chéruel (puis G. d’Avenel), Lettres du cardinal Mazarin pendant son ministère, 8 vol., Paris, 1872-1894 (Collection des Documents inédits de l'histoire de France).

1562-1584 ;



Nouv. acq. fr. 20921. Copie des lettres de Louis XIII à Brûlart de Léon, ambas-

Plus près de nous, en 1962, la médiéviste russe Alexandra Lublinskaïa publiait, à Moscou, sous le titre Documents pour servir à l'histoire des guerres civiles en France, 127 pièces et leur traduction en russe, tirées des registres d’autographes de la collection Doubrovski dont nous verrons bientôt qu’elle maîtrisait parfaitement les ressources.



sadeur à Venise. 1614-1629 ; Nouv. acq. fr. 20922. Copie de lettres diverses du XV°S.;

La correspondance



— Nouv. acq. fr. 20598-20600. Copies de pièces servant à l’histoire du XVF° siècle,



Nouv. acq. fr. 21009. Copie de lettres de Marie de Médicis à Brûlart de Léon, ambassadeur à Venise. 1612-1616 ;

— Nouv. acq. fr. 21010. Copie de lettres de Louis XIII à M. de Césy, ambassadeur à Constantinople. 1626-1630 ;



Nouv. acq. fr. 21093. Copies de lettres de rois et reines de France de Henri IV à Louis XIV ;

Nouv. acq. fr. 21094. Copies de lettres de François, duc d'Alençon ;

Nouv. acq. fr. 21599. Copies de lettres de Louis de Valois, prince d’Alais

d’entre eux l’objet de publications notamment : — Archives historiques du département de la Gironde, t. XIX, Bordeaux, 1879,

L on

1704-1706



ms. fr. 17367-17412 (ancien Saint-Germain français 709, t. 1-46). Mais, là encore,

un notable complément se trouve en Russie : ainsi pour la période 1633-1649 : 2932 lettres sont conservées en France, 1275 en Russie. Les documents parisiens n’étaient pas inconnus des historiens français ; ils avaient fait pour quelques-uns

Nouv. acq. fr. 21095, Copies de lettres et pièces du xvr° siècle ;

7

Au-delà des autographes, il restait les archives proprement administratives de Séguier. La majeure partie en était conservée en original à la Bibliothèque nationale de France : classée chronologiquement, la correspondance comporte 46 volumes cotés

| d'Henre d'Angoulème (1573-1585) ; :

-



Copies de lettres des ducs de Vendôme et de La Feuillade,

Nouv. aca. fr. 21601. Copies de lettres de princes italiens, cardinaux, évêques, i (1480-1683) .; de lettres de papes et cardinaux

grands maîtres : de Malte (1539-1662)

Nouv. acq. fr. 21602. (1567-1 573): de let

Copipies de lettres de Claude de Lorraine, : , duc d’Aumale

tres de ducs, princes et princesses de la maison de Lorraine 16. Bénigne-Emmanuel. de la Bibliothèque ne 1849 bibliothécaire de J'A.

; Miller, helléniste né en 1812, employé au dépab v rtement des manuscrits * Chargé de diverses missions dans les bibliothèques d'Italie et d'Espagne, ssemblée nationale, membre de l'Académie des inscripti ons.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

n° XXVII-CVU, p. 102-187, publication de lettres de Séguier (1641-1663), communiquées par Tamizey de Larroque ;

—Archives historiques de Saintonge et Aunis, « Correspondance relative aux provinces d’Aunis, Saintonge, Angoumois et Poitou, entre l’intendant François de Villemontée, le chancelier Séguier, le commandeur de La Porte, Jean de Lauson et autres. 1633-1648 » publiée par M. H. Renaud, t. VII, Paris, 1880,

p.285-350"7. Ces archives semblent encore avoir été peu ou prou connues et utilisées par divers historiens comme Mommerqué, Feillet, Mongrédien, et surtout très 17. Roland Mousnier en republiera un certain nombre sans se référer à cette première édition.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

FRANÇOISE HILDESHEIMER

60

expressément par : F, Loirette, « Un intendant de Guyenne avant la Fronde, Jean de Lausson », dans Bulletin philologique et historique du Comité des travaux historiques, 1957, Paris, 1958, p. 433-461. On y lit : « En dehors d'indications éparses

dans les fonds locaux, nous disposons surtout de sa correspondance avec le chancelier Séguier dont une grande partie a été publiée (Archives historiques et Hovyn de Tranchère) mais dont quelques pièces sont restées inédites » et, en notes, on trouve des références à la BnF pour une soixantaine de lettres. On y trouve aussi ce rappel (p. 434) : « Rappelons qu’une partie importante des papiers Séguier, encore inédite, est conservée à la Bibliothèque de Leningrad ». Il ne s’agissait donc en rien d’un gisement archivistique et documentaire inconnu mais l’historien français qui allait, on l’a vu, y attacher son nom comme éditeur est Roland Mousnier (1907-1993), Professeur à la Sorbonne depuis 1955, il

était du petit nombre des historiens d’après-guerre qui, bien qu'ayant d’abord adhéré aux idées de gauche, ne fut jamais sensible aux sirènes du marxisme. Historien de la vénalité des offices, du Conseil du roi et, plus largement des institutions monarchiques françaises, il semble qu’il ait dû être amené tout naturellement aux papiers Séguier par ses recherches dont voici les principales étapes qui conjuguent recherches érudites et larges synthèses :

— 1941, « Sully et le Conseil d’État et des finances, la lutte entre Bellièvre et _ —



— —

Sully », Revue historique,t. CXCII, 1941, p. 68-86 ; et vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, thèse (édition, Rouen, 1945, Les règlements du Conseil du roi sous Louis XIII, thèse complémentaire

(édition, Paris, 1949) ; 1947-1948, Le Conseil du roi de la mort d'Henri IV au gouvernement person-

nel de Louis XIV, Études d'histoire moderne et contemporaine, 67 p. 1953,

Les XVr et xvir siècles ; la grande mutation intellectuelle de l'huma-

nité ; l'avènementde la science moderne et | ‘expansion de l'Europe (Histoire générale des civilisations, t. IV) :

1953, avec Emest Labrousse, Le xvur siècle, révolution intellectuelle, tech-

notion de « classe sociale » appliquée à la société d’Ancien régime pour lui préférer une organisation reposant sur des groupes sociaux verticaux'®. En 1959, c'est Mousnier lui-même qui se rend en URSS, où il trouve l’opportunité de contacts avec les historiens soviétiques ainsi que d’une plongée dans les archives administratives de Séguier. Or cette partie « russe » de la correspondance du chancelier avait servi de source à un ouvrage bien antérieur, non encore traduit en français, de l’un de ces historiens avec lesquels Mousnier était désormais entré en contact : Boris Porchnev, Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, Moscou, 1948, Leipzig, 1954, Paris, 1963. [Appendice : « Choix de textes extraits du

fonds Doubrovski », soit 79 lettres pour la période 1633-1646, p. 585-657]. Pour l'instant, limitons-nous à la question technique de conservation qui se

posait de toute évidence : comment permettre aux historiens de travailler sur l’intégralité du fonds ? Mousnier a désormais connaissance des deux parties et paraît

donc être le mieux à même d'y apporter une solution. Il se trouve que c’est précisément le moment où photocopie et surtout microfilm deviennent des techniques « de complément » ou « de substitution » usuelles dans le monde des archives et des bibliothèques!?. Or, curieusement, Roland Mousnier récusera cette solution : Fallait-il entreprendre la publication de ces papiers, alors que la photocopie et le microfilm permettent aujourd'hui au chercheur de faire venir commodément et à peu de frais des reproductions parfaites des documents qui l’intéressent ? Il ne semble pas que la photocopie et le microfilm dispensent d'imprimer des copies de manuscrits.

Les raisons évoquées sont l’absence de diffusion, la fragilité, la lecture difficile, l’absence de résolution du problème du déchiffrement ; enfin il y a des renseignements que contiennent les textes, que personne ne voit, dont personne ne s’avise, tant que les textes sont conservés à l’état de manuscrits, et qui sautent aux yeux lorsque les textes sont imprimés”.

Encore plus curieusement, il ne fait pas état de l’avantage que l’annotation

donne à la publication, ni de l'inconvénient qui résulte de la nécessaire sélection des

popu-

normale de livrer aux intéressés des textes, non seuls documents, mais documents principaux de l’historien, base du travail historique, sous ses différentes formes et à

chungen zu Staat und Verfassung Festgabefür Fritz Hartung, Belin, 1958. En 1958 encore, un article intitulé « Recherches soulè

sur les moderne

1958,‘ p. 81-113) constituait comme le prélude de ] a

Boris Porchnev à propos des révoltes populaires.

lel petit monde I des historiens rejoi Joignant ñ l'intérêt porté internationaux, comme membre actif du Comi

et ne

nt par

ts

2

i 18. Arti del X Congresso internazionale, Rome, 4-11 septembre 1955, a cura della Giunta Centrali per li

Studi Storici, Florence, 1955 et 1957, 8 vol., p. 431 et 458.

Congrès internationa

guerre mondiale, Mousnier participe à ce congrès et

ses

ses différents niveaux »2!, Se pose alors la question du choix des documents à éditer…

pondance de Séguier pour la période 1633-1649, soit 46 volumes. Il est bien évident

ot

convaincu de la coopération internatio

textes publiés, et conclut : « L'impression des copies de manuscrits reste la manière

Rappelons qu’à la Bibliothèque nationale de France est conservée la corres-

OT

que

l des sciences histori : de Rom à la reprise des relations avec les historiens ques soviétiques db 3:

61

nique et politique (Histoire générale des civilisations, t. V) : 1958, « Mémoire sur la création des intendants de 1634 à 1638 », dans Fors-

1 aires en France avant la> Fronde » (Revue d'histoire

cs

Les archives du chancelier Séguier, entre Paris et Saint-Pétersbourg

;

D

qe

$

l'idée de la Révolution bourgeoise contre l'absolutisme et Leur

à1

19. Roland Mousnier note pourtant sans commentaire que, dans la foulée des travaux de Porchnev « des microfilms sont tirés de nos archives, sur des documents concernant des mouvements populaires, pour des

groupes d'historiens russes » (p. 191). 20. Roland MOUSNIER, op. cit. t, 1, p. 15.

21. 1bid., p.20.

Collection Études

62

FRANÇOISE HIiLDESHIMER

Les archives du chancelier Séguier, entre Paris et Saint-Pétersbourg

qu’« il ne pouvait être question de publication intégrale » et qu'on est « contraint de se réduire ». La période 1659-1672 est alors écartée (sa publication est . ajournée », selon Mousnier), considérée comme beaucoup moins intéressante, car 1 influence de

la répartition géographique de nos lettres nous a dicté une autre méthode. Nous avons choisi trois provinces seulement — Languedoc, Provence, Dauphiné _ mais nous publions toutes les lettres les concernant (sauf celles publiées

Séguier avait alors considérablement diminué. On se concentre sur la période où ce

document ayant trait à l’histoire de ces provinces. Ce choix est justifié, à É

antérieurement), de sorte qu'il ne reste plus à Leningrad

dernier était l’un des membres les plus influents du gouvernement mais, « même ainsi

pour la Provence —, ainsi que par le tableau exhaustif des événements qui en résulte.

fallu se résigner à un tri, quelle que soit l’imperfection de cette manière de procéder, quels que soient nos regrets. » « Fiscalité, monnaie, police politique, intendants, ce sont les papiers concernant ces différents problèmes que nous avons surtout retenus. » Le résultat, c'est la publication de 409 lettres sur un total de 2932, plus 15 lettres

Une courte introduction précède chaque groupe de documents [publiés en français sans traduction en russe]. À la fin de chaque partie se trouvent des re de quelques documents supplémentaires, ainsi que des renvois aux pm = lettres publiées par B. Porchnev et par M. Mousnier, ce qui facilite la co: ge -

provenant du fonds Godefroy et une vingtaine de lettres relatives à Gien montrant

Séguier dans son rôle de seigneur. Quelques commissions d’intendants et mémoires

tion chronologique. Les documents qui n’ont été publiés par B. PAEENEY qu’en

sur les révoltes populaires s'ajoutent à l'ensemble de ces textes qui concernent la

Quoi qu’il en soit, avec ces deux publications, plus aucun Rance ignorer les ressources des archives Séguier, ainsi que leur bipartition”*.

du fonds Doubrovski ; mais c'est à cette occasion qu’apparaît au grand jour une difficulté d'ordre quasiment diplomatique qui obérait le travail de Mousnier :

Lublinskaïa et Porchnev

Les autorités scientifiques de l'URSS se réservent le soin de publier les papiers

de Séguier conservés à Leningrad. Les autorités russes m'ont laissé aimablement dépouiller, en 1959, ce qui m’intéressait du fonds Doubrovski, m'ont autorisé à utiliser dans mes travaux les résultats de mon dépouillement sous forme d'analyses et d'extraits, non à publier in-exten so les documents euxmêmes. J'ai donc laissé de côté les papiers Séguier de Leningrad. Lorsque le besoin s’en faisait évidemment sentir, je les ai seulement utilisés en note pour éclairer les documents que je publiais par des analyses et par des citations. J'espère que les savants russes nous donneront bientô t une édition des lettres

adressées à Séguier du fonds Doubrovski??,

Cette collection fournit ainsi la matière d’importan tes citations dans les notes quii renvoi renve ent également à de nombreux dépôts admin istra tifs parisiens pour les fonds ministériels en relation avec la Chanc ellerie, ainsi qu’au Minutier central des notaires. Mais le fond du problème, même si la chose n'est jamais aussi claïrement expri mée, est bien l’impossibilité à laquelle s’est heurtée Roland Mousnier de réali ser une édition réunissant les deux parties du fonds. De Leningrad, l'édition de Lublinskaïa peut être considérée comme une réponse directe, mais avec des choix méthodologiq ues différents : Ici nous présentons pour la même période 359 Jettres Provenant des papiers Séguier conservés à la Bibliothèque publique Saltykoy -Schtchédrine de Leningrad.

mm

extraits assez courts sont reproduits ici intégralement ; dans d sure cas, ce sont les parties du texte omises par B. Porchnev qui sont publiées”.

Normandie, la Bretagne, l'Orléanais et la Touraine, l’Anjou, le Maine, le Poitou, la Saintonge et l’Angoumois, la Guyenne et le Béarn, le Bourbonnais, l'Auvergne, le Limousin et le Périgord, la Bourgogne, le Lyonnais et divers autres lieux. Les copies

ont été réalisées par des vacataires. Pour l’annotation, il a été fait appel aux ressources

mors es

[non publiés] aucun

avis, par l’abondance exceptionnelle des lettres — 193 pour le Languedoc, L

réduit, le nombre des documents restait trop considérable pour les publier tous. Il a

nes

63

Les limites chronologiques sont les mêmes Mais la méthod e est opposée :

ne pouvait

Revenons à l'ouvrage déjà cité de Boris Porchnev. Dans son AVAL propos, on lit : « Le déchiffrement mn offrait de grandes difficultés. L'auteur présente ici tous ses remerciements au professeur A. D. Lublinskaïa qui lui apporta a

sous forme de précieuses consultations paléographiques sur les documents dans cet ouvrage. »# Ne serait-ce que pour cette raison, il semble nécessaire,

ass

ss dans :

colloque, de faire une place à Alexandra Lublinskaïa et de rappeler son œuvre san

doute — et à tort — moins connue des Français que celles de Porchnev. | Professeur d’histoire médiévale à l’Université de Leningrad, elle était née en 1902, et mourut le 22 janvier 1980 dans les locaux de l’Institut d’histoire del sonne "7 à des sciences à Saint-Pétersbourg à l'issue de sa dernière intervention ; cette « médié-

viste » dans les larges limites du découpage chronologique RSR

ms

qui avait développé ses compétences paléographiques au contact des fonds . _ F crits occidentaux de la Bibliothèque publique de Petrograd, se consacra à tude = féodalisme et de l’absolutisme français au début du XVI siècle ie ip Séguier donc). Sa thèse de candidature portait sur Les troubles civils en France _. la mort d'Henri IV (1940), sa thèse de doctorat _

la lutte

politique

La situation socio-économiqu

en France en 1610-1620 (1951).

|

;

Son œue, riche de quelques 200 titres, fut connue en Occident pre : dote The en anglais de son ouvrage publié en russe en 1965 (French Absolutism:

23. Alexandra D. LUBLINSKAÏA, Lettres et mémoires adressées au chancelier P. Séguier (1633-1649), Moscou, Naouka, 1966. 24, On signalera une publication postérieure en russe : V. N. MALOV, « ie

la collection Doubrovski de la Bibliothèque publique d'État (1664-1665) »,

He

_.

yen-âge,

D ture Boris PORCHNEV, Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, Paris, SEVPEN, 1963, p.p 29. 25. Collection

64

FRANÇOISE HiLDEsHEIMER

Phase. 1620-1629, Cambridge, 1968, préface de John Elliott) montrant combien elle

Les archives du chancelier Séguier, entre Paris et Saint-Pétersbourg

65

des mouvements populaires du XVII siècle”, Aucune référence archivistique n'étayait

prenait place avec brio et discrétion dans les grands débats historiographiques ; elle

ce programme qui était celui qu'avait déjà mis en œuvre en 1948 Porchnev qui, fort

politique était alors née des crises religieuses. L'ouvrage, qui faisait lui-même suite un volume précédent portant sur les années 1610-1620, publié en Russie en 1959, fut

revue, Roland Mousnier, dans son papier de discussion d’un rapport de Trevor-Roper

y développait notamment l’idée fort intéressante que l'émancipation absolutiste du

complété pour la période 1630-1642 par un autre volume en russe. En français, sont encore accessibles :



À. D. Lublinskaïa, « Les assemblées d'états en France au XVII siècle. Les

curieusement, ne se cite pas”. pas davantage que ne le citera en 1960 dans la même sur la crise du XvII siècle?” qui reste la grande problématique alors développée dans la revue anglaise et qui pourtant faisait allusion aux documents Séguier publiés par

Porchnev pour illustrer les mécontentements causés par la fiscalité.… On a une sorte d’approche indirecte entre les historiens fort différents mais travaillant sur des théma-

assemblées de notables de 1617 et 1626 », dans Studies presented to the International Commission for the History of representative and parliamentary

tiques proches, qui s’ignorent et se cherchent, avant un choc frontal dont le prétexte allait être archivistique.

— Îd.,« Les États-généraux de 1614-1615 en France », dans Album Helen Maud

laires, dans la préface de laquelle il se posait en découvreur de l'ensemble des archives Séguier que Porchnev prenait directement Roland Mousnier à partie :

institutions, t. 31, Louvain, 1956, P. 163-178 ;

Cam, Louvain, 1960. Elle appliqua, on l'a déjà dit, ses talents de paléographe et de codicologue aux fonds Doubrovski et Lamoignon (Documents pour servir à l’histoire des guerres civiles en France. Documents pour servir à l'histoire des guerres d'Italie. 1547-1548. Recueil de documents français conservés aux archives centrales d'État des actes anciens, Moscou, 1963). On lui doit encore le catalogue des archives de la Bastille

C'est avec la traduction en 1963 de son ouvrage consacré aux révoltes popu-

Bien qu'il soit incontestablement de nos jours le meilleur spécialiste des archives relatives à l’histoire de France du XVI siècle, Roland Mousnier n’a découvert la seconde partie des archives du chancelier Séguier restées à Paris qu après

avoir lu mon livre. Ces quarante-six volumes n’étaient pas égarés, Dieu sait où : ils se trouvaient à la Bibliothèque nationale ; de nombreux historiens de diffé-

rentes générations y ont eu accès, n’ont pas trouvé ce 10nds partculSrement intéressant et l'ont très peu utilisé. C’est seulement après que j’eus extrait de la partie de ce fonds se trouvant à Leningrad des données extrêmement riches sur les soulèvements populaires que Roland Mousnier s’est tourné vers la partie française — ne fût-ce que pour vérifier et critiquer mes conclusions. Et en fait,

conservées à Leningrad (1988, en russe), ainsi qu'un recensement des lettres de Voltaire conservées en Russie, En dépit de deux séjours de Lublinskaïa à Paris, en 1968 et 1971, c’est Porchnev qui s’assura la gloire d’une véritable reconnaissance internationale. En d’autres termes, la spécialiste des archives, c'était elle, et elle servit de nègre à celui qui devait en tirer gloire. « Vie pas toujours facile, activité scientifique féconde », tel peut en être le résumé expressif de la biographie de la grande historienne russe?.

outre ces renseignements sur les soulèvements populaires, il a mes

de l’histoire des intendants et d’autres institutions de l’administration provin-

ciale*,

Vers la querelle | Boris Porchnev, sorte de polygraphe de la culture historique et anthropoloBique, est surtout connu en Occid ent pour la partie historique de son œuvre consacré e

(tout

comme moi et mes étudiants en URSS) des données précieuses pour 1 étude

années

Le problème des sources est donc à la racine de la querelle, surtout en ces où l'exigence d’avoir tout vu des sources d’un sujet constituait pour les

historiens une particulière exigence ; une insinuation en ce domaine constituait une attaque particulièrement violente. En fait, Porchnev avait utilisé celles qui lui étaient accessibles : le fonds Doubrovski et des imprimés, les mémorialistes, ainsi que divers

documents publiés par les érudits du XIX* siècle. De son côté, il ne semble pas que Roland Mousnier ait alors prêté une particulière attention aux archives Séguier. C’est

27. Boris PORCHNEV, « The Legend of the Seventeenth Century in French History ». Past and Present, n°8, 1955, p. 15-27. oo 28. En revanche, il fait une référence appuyée à P. Boissonade (« L'administration royale me 7 8

truchement des offices, à la critique » POur in fine proposer une

sme et appeler à l'étude scientifique

26. A. LOssky, « A. D. Lublinskaïa », Nouvelles

de {a L. KISSELEVA, « Le centenaire de la naissance d'Alexan dr L

TH



.



ments populaires en Saintonge et en Poitou pendant le ministère de Richelieu », Bulletin et

Courant historiographique dominant. Sur Mousnier, il fait cette remarque : « Mousnier, it ete _“tes

makes more than on brief reference to popular movements, which he justly regards as .

Significance in Richelieu's policy » (Boris PORCHNEV, « The Legend [.…] », art. cit., p.

23. Hugh R. TREVOR-ROPER, « The General Crisis of the Seventeenth Century », Past m Ré

1959, p. 31-64 ; « Trevor-Roper's ‘General Crisis’ ». Symposium, ibid., n° 18, 1960, p. .

qe

des Lettres, 1981/2, p. 204-208

a

la Société des Antiquaires de l'Ouest, 2 série, XXVI, 1902), considéré comme une mm

E-H. Kossmann, E. J. Hobsbawn,J. H. Hexter,R. Mousnier (p. 18-25), J. H. Elliott, L. 30. Boris PORCHNEV,op. cit., p. 12-13.

Collection Études

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16.

66

FRANÇOISE HiLDEsHpyMER

Victor-Lucien Tapié qui, le premier dès 1952, avait utilisé les travaux de Porchnev et leur avait donné une publicité en Occident’, Mousnier, quant à lui, expose en 1958 seulement, dans un article intitulé « Recherches sur les soulèvements populaires en France avant la Fronde » de la Revue d'histoire moderne et contemporaine que nous avons déjà cité (p. 83), qu'il n’a pu en prendre connaissance que par la traduction allemande publiée en 1954, ajoutant aussitôt : « J'ai donc une double tâche à remplir,

d'abord exposer les thèses de Porchnev, ensuite les critiquer et au moyen notamment

du reste des “lettres adressées au chancelier Séguier qui se trouvent à la Bibliothèque

nationale de Paris [.…] dont j’ai assuré le dépouillement. », pour, en conclusion, en annoncer la publication que nous connaissons, laquelle n’interviendra qu’en 1964.

Les archives du chancelier Séguier, entre Paris et Saint-Pétersbourg

la publication de la correspondance du chancelier, c’est un moyen de s’en assurer la maîtrise et d’y associer durablement son nom. Mais le débat a vite abandonné le terrain factuel de la reconnaissance des archives pour retrouver le plan idéologique ; des émotions populaires, on passe à la caractérisation des structures de la société d'Ancien régime avec le fameux débat sur les ordres et les classes” qui, rappelons-le brièvement, s’est traduit par deux colloques à Saint-Cloud, en 1965 et 1967, consacrés à l’approfondissement du concept de classes appliqué à l’histoire sociale, tandis qu’en regard Mousnier exposait sa version de la société d'ordres dans : —

Mousnier a pensé que Porchnev non seulement n’avait pas vu toute la documentation

mais encore avait sélectionné ce qui était susceptible de soutenir sa thèse :

En 1961, à Moscou, au cours d’un colloque d'historiens soviétiques et français, Comme je faisais remarquer à M. Boris Porchney l'insuffisance de sa documen tation qui entachait de fragilité plusieurs de ses affimmations,M. Boris Porchnev

KR. Mousnier, « Problèmes de stratification sociale », dans Problèmes de stra-

tification sociale. Deux cahiers de la noblesse, 1649-1651, par R. Mousnier, J.-P. Labatut, Y. Durand, Paris, 1965.

C'est ensuite sa découverte de la partie russe, en 1959, avec l’impossibilité

de la publier, et sa confrontation avec les historiens soviétiques, On peut estimer que

67



Problèmes de stratification sociale, Actes du colloque international [Paris, 19-21 décembre] 1966, publiés par R. Mousnier, Paris, 1968 (Travaux du Centre de recherches sur la civilisation de l’Europe moderne, 5).

Ce faisant, notre historien n’abandonnait pas à Porchnev le thème des révoltes populaires et en donnait sa vision dans :



me fit publiquement cette réponse : ‘Même si j'avais consulté tous les docu-

ments français, cela ne changerait rien à mes conclusions’. M. Boris Porchnev

R. Mousnier, Fureurs paysannes : les paysans dans les révoltes du XvIr siècle (France, Russie, Chine), Paris, Calmann-Lévy, 1968.

manifestait l’esprit qui anime un certain nombre d’historiens soviétiqu

es. Pour eux, les recherches historiques, ce n'est pas tellement trouver du nouveau, c’est réécrire l’histoire en la faisant entrer dans un schéma, d'inspiration marxisteléniniste??,

sde;

Ainsi, les travaux sur les révoltes populaires ont puisé leurs sources dans les deux parties des archives Séguier, touten alimentant deux traditions historiographiques

polémique appartient à un additif daté d'octobre 1963 à l'édition “snà Correspondance

de Séguier qui était sous presse quand est parue la traduction française de Porchnev, Éditée par la VI section de l'EPHE avec un avant-

l'appellation de « mon estimé collègue » y était nommément visé. Sur la question

heuristique de la

Séguier, Mousnier s’est i n

’utilisati

np

i

nmusue

dont la querelle a animé l’histoire sociale de la France d’Ancien régime dans les

années 1960-1970%, Un accident de la conservation des documents, exploité dans un Cadre politique et idéologique bien postérieur, a ainsi pu développer des conséquences historiographiques majeures. Aujourd’hui, on pourrait encore ajouter deux remarques

en conclusion. La première serait une réflexion sur le rôle et les conséquences de la publication des documents (davantage que des « textes »), perçue comme une sélection mais aussi comme une sanctuarisation documentaire, tant il est vrai que les autres parties de la correspondance Séguier non objet de publication — en l’espèce, la plus

grande partie — sont largement demeurées inexploitées. La seconde serait la constatation à terme de la relative stérilité du surinvestissement sur les révoltes populaires auquel ces éditions et la polémique idéologique qui les a accompagnées ont donné

matière dans l’historiographie française, occultant dans un premier temps l’étude de la crise engagée immédiatement auparavant, et cédant ensuite la place aux enquêtes

portant sur l’histoire de l’État « moderne », sans que les deux problématiques anté-

rieures aient véritablement trouvé leur résolution.

31. Victor-Lucien TAptÉ, “4 La F France de j Louis 32: Roland MOUSNER, op. cit 1.1, p. 191.

XIII et Richelieu,

Pari

Pas:

ammari

Flam arion, 1952. 35, Voir le texte de Guy LEMARCHAND, p. 134.

“RS vd

ds

36. Après Mousnier - Porchnev, Yves-Marié Bercé, René Pillorget, jusqu’à William Beik plus récemment (Urban Protest in Seventeenth-Century France. The Culture of Retribution, Cambridge, Cambridge

University Press, 1997). Collection Études

15

La réception de Boris Porchnev en France et en URSS

ZiNAÏDA TCHEKANTSEVA

a problématique de la réception d'une œuvre et de son apport théorique s’est transformée durant la seconde moitié du XX° siècle, avec le renouveau de la

pensée sur le contenu des concepts en fonction de la double relation auteurtexte/œuvre-lecteur, Ce thème s'inscrit dans une longue tradition de l’histoire de la philosophie et des sciences sociales et si les historiens, notamment dans notre pays, n’ont commencé à l’étudier que récemment, ils sont désormais conduits à plus de

dynamisme à cet égard par la réflexion sur la méthodologie historique et le développement des recherches historiographiques. Dans cette perspective, tout travail historiographique, fût-il dénué d’ambition

Comparative, requiert une approche interdisciplinaire, d'amples recherches bibliographiques et biographiques, l'étude des contextes variés, l’utilisation de sources

différenciées (textes d'auteurs, enquêtes épistolaires, travaux scientifiques et critiques, mémoires de contemporains, documents sur les relations dans le domaine académique et avec le pouvoir). Je suis consciente de n’avoir accompli qu’une petite part du travail requis. Aussi ce texte n’offre-t-il qu’une étape intermédiaire de ma réflexion sur la réception de l'œuvre d'un célèbre historien. En effet, dès qu’on l’appréhende à l’occasion d’une réflexion sur la réception croisée de deux traditions nationales d’étude de l’Ancien régime français et de la Révolution, le cas de Boris Fedorovitch Porch-

nev (1905-1972) soulève plusieurs questions et d’abord celle-ci : que reste-t-il à faire dans les conditions actuelles pour que les échanges entre historiens français et russes

Surmontent le paradoxe que l’on peut résumer par ces mots du poète : « Deux miroirs se reflètent... chacun renvoyant le reflet de l'autre » (Georges Ivanov) ? Dans quel but interrogeons-nous les traditions historiographiques ? Est-il possible de trouver

|

Collection Études

70

ZiAÏDA TCHEKANTSEVA

la clé de la pensée profonde des textes historiographiques ? Quels sont les « instruments » mobilisables par les historiens pour que leurs approches de la tradition aident à résoudre les questions de la recherche contemporaine et correspondent à l’état actuel

de la connaissance historique ? L'exemple de Porchnev apportera des éléments de réponse concrets à ces questions. Éminent chercheur soviétique en sciences humaines, il reste l’un des historiens

russes les plus connus en France. Ses ouvrages sur l'Ancien régime français, dont le « cadre chronologique » de base était le XVII siècle, l'ont rendu célèbre. Il revenait souvent sur cette période, à chaque fois avec de nouvelles données et toujours avec une grande exigence conceptuelle. Si chacun salue en lui un grand savant, un cher-

cheur de talent et un universitaire distingué, la France et l'URSS n’ont toutefois pas abordé son œuvre de la même manière. Victor Lucien Tapié fut le premier à faire connaître les travaux de Porchnev aux

lecteurs français. Il avait lu l'édition russe de sa monographie sur les soulèvements populaires à la veille de la Fronde dès 1952!, soit quelques années après la parution en URSS? de l'ouvrage tiré de la thèse de doctorat que Porchnev avait soutenue en

La réception de Boris Porchnev en France et en URSS

71

19635, soit neuf ans après sa sortie en Allemagne de l’Est. La traduction française fut accueillie par une série de comptes-rendus critiques et d’articles historiographiques généraux non seulement en France, mais aussi dans d’autres pays’. Toutefois, le débat

autour du livre et les reproches justifiés sur son traitement des sources, pas toujours fiable®, n’empêchèrent pas « les ouvrages de Boris Porchnev sur l’histoire de France de connaître un destin aussi exceptionnel que ceux d’Ivan Loutchitski »?. Le thème des soulèvements populaires acquit une importance durable, non seulement dans l’historiographie française et soviétique mais encore au niveau international. Cette conception de l’histoire vue d’en bas donna des résultats scientifiques significatifs. Les historiens français, bien que très critiques vis-à-vis de Porchnev, reconnaissaient que ses livres érudits, fondés sur des documents d’une grande richesse, « réveillaient

la pensée » et aidaient à appréhender des phénomènes complexes, comme la Fronde, la formation de l’État français, la vie sociale, les relations internationales, l’histoire des idées. En dépit du fait que la situation intellectuelle à la fin des années 1970 changeait et que la science tendait manifestement à accorder moins d’attention aux dimensions

novembre 1940?, Toutefois, c’est grâce à Roland Mousnier que l’historiographie française a réellement commencé à intégrer les idées de Porchnev. Comme le rappelle non sans ironie Pierre Goubert, c'est Mousnier qui, de lui-même, avec l'énergie qu’on

sociales des processus historiques, les historiens français continuèrent pendant deux décennies à étudier les soulèvements populaires, perfectionnant les approches et les instruments d’analyses et enrichissant leurs recherches. Les résultats les plus impres-

« libérer la “science” (comme il le disait avec quelque optimisme) de sa redoutable

qui réunit plus de 200 chercheurs, historiens, sociologues, spécialistes de littérature,

lui connaissait, s’est jeté dans le combat contre « le spectre du marxisme » afin de

sionnants en furent présentés en mai 1984, lors du colloque international tenu à Paris

emprise ». Leur affrontement se développa sur le terrain des soulèvements populaires

anthropologues, orientalistes… qui s'étaient retrouvés sur ce terrain de l'histoire des comportements sociaux. Le nom de Porchnev apparaît à bien des reprises dans les

en France au XVI siècle dont l'étude, entamée par le « pieusement oublié » Lavisse, avait été renouvelée de manière inattendue par le « vigoureux historien russe » Boris Porchnev{. Mousnier fit faire des recherches sur les soulèvements du XVI siècle aux participants de son séminaire (à la Sorbonne, ensuite Université Paris IV), puis se

rendit à Leningrad pour consulter les documents découverts par Porchnev dans la partie du

quelque 800 pages des actes du colloque, parfois de manière critique. En ouverture,

Jean Nicolas, l’un des principaux organisateurs, avait annoncé : « S’il est vrai que la grande histoire romantique du XIx° siècle avait déjà su mettre l’accent sur les mouvements tumultueux des masses anonymes, la réflexion a été relancée et poursuivie dans

fonds Séguier qui s’était retrouvée en Russie à la fin du xvnr siècle. Il l'y

les derniers trente ans. Nous avons tous présents à l'esprit les termes de la controverse — nullement académique — entre Boris Porchnev et Roland Mousnier sur la nature et

la société française d’Ancien régime” et toute une moisson de travaux sur les soulève-

la portée des révoltes du premier XVIr siècle en France. Leur dialogue, que sa forte

… Pendant des décennies, cette controverse née au milieu des années 1950 resta

tions complémentaires »!°, Les éditeurs n’oublièrent pas non plus l’apport scientifique de Porchnev : son livre fut réédité à plusieurs reprises en France (1972, 1978, 2002) et d’autres de ses travaux furent traduits en français.

rencontra et de cette rencontre naquit la fameuse polémique sur la structure sociale de ments paysans et citadins du XVIr siècle.

LS commun de l’historiographie de l'Ancien régime, Dans un article de 1958

nor sc > end Brut gi re de Pr F

Pourtant traduit en français que bien plus tard, en

charge idéologique n’a nullement stérilisé, bien au contraire, s’est enrichi de sugges-

Porchnev connut également la célébrité en URSS ou, plus exactement, il fut Connu pour des scandales. Ses relations avec les autorités étaient, de manière générale,

1. Victor Lucien TAPIÉ, La Fran de Louisce XIII et dele Richelie Ri u, Paris, Flammari

2. Boris PORCHNEV,

Narodnii vostania vo Francii pered Frondo

avant la Fronde (1623-1648)], Moscou - Leningrad, Naouka, + 3. Voir lourif CHARAPOV, , « Zashhita doktorskoi di j dissertaciiii

XVII veke’ » [« Soutenance de thèse de doctorat sur le ds

no

sal net

on‘Narodn

ue},n° 5, 1941,p. 147 -149,

Hess : si ï timei rs

6. Boris PORCHNEV, Les Soulèvements populaires en France au XVIr siècle, Paris, SEVPEN, 1963. T. Roland MOUSNIER, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1958, t. 5, p.81-113 ; Pierre MANDROU, Annales ESC, n° 4, 1959 : Guy LEMARCHAND, La pensée, n° 121, 1965, p. 756-765 ; Daniel LIGOU, Revue d'histoire économique et sociale, vol. 42, t. 3, 1867. 8. Alexandra LUBLINSKAIA, Francia pri Rishel'e. Francuzskil absolutizm v 1630-1642 [La France sous Richelieu, L'absolutisme français en 1630-1642], Leningrad, Naouka, 1982, chap. 3.

8. Victor DALINE, Jstoriki Francii xIX-XX vekov [Historiens de la France des UX-xx' siècles], Moscou,

Naouka, 1981,p. 260.

10. Mouvements populaires et conscience sociale. xvr-xIX siècles, Paris, Maloine, 1985, p. 13.

Collection

72

ZiNAÏDA TCHEKANTSEvA

bien meilleures qu'avec ses collègues historiens. Ces derniers taxaient d’« hérésies presque toutes ses entreprises et critiquaient vertement pratiquement tous ses écrits. Il avait en effet acquis une réputation de mauvais coucheur et de savant en quête de sensationnel. En fin de compte, Porchnev ne put réaliser complètement ses ambitions, en dépit de ses deux cents publications et bien qu’il ait représenté plus d’une fois science soviétique à un niveau international tout en formant des étudiants appelés marquer à leur tour l’historiographie de notre pays (Anatolit Ado, Guennadiï KoutCherenko et bien d’autres). Mais la plupart de ses projets ne virent pas le jour. Quoique docteur en histoire et en philosophie, il ne fut jamais reçu comme académicien.

Quoique son livre sur les soulèvements populaires en France ait reçu le prix Staline en 1950, il ne put éviter les persécutions lors de la campagne contre le cosmopolitisme (1949-1951). Après la publication de ses articles sur les « lois fondamentales du mode

de production féodal », Porchnev fut accusé non seulement de s'être émancipé de

la « base » en faveur de la « superstructure », mais dénoncé pour « méconnaissance

de la théorie marxiste-léniniste », « déformation du léninisme », « nouveau débat

la Dübring » et « néo-populisme ». Il s’agissait à l'époque d’accusations politiques

sérieuses et il n’est pas étonnant que Porchnev ait écrit une lettre autocritique à revue Questions d'histoire dans laquelle il reconnaissait ses erreurs. Il fut obligé de « se repentir » plus d’une fois. | Sa fille suppose que le jugement de la « communauté scientifique » sur son dernier livre Sur la genèse de l'histoire de l'homme constitua la cause principale de

mort prématurée du scientifique!!, Les appréciations peu amènes à l'encontre de son

œuvre l’emportent d’ailleurs dans les souvenirs d’historiens russes aussi différents respectés que Evguenia Goutnova ou Aron Gourevitch'?, et ses livres sont devenus

a or PS

he

y

ts

sie”. Comment expliquer un tel écart avec les travaux graphiques comme avec le témoignage de personnes quiA l'avaient connu et qui mettent d'ordinaire l’ accent s : ses quali s sur et conceptions ses ur tés personnelles.

La réception de Boris Porchnev en France et en URSS

73

monde. À ses yeux, le devoir de construire une nouvelle vie sociale, s’il suppose une formation des gens eux-mêmes, constitue « une grandiose et extraordinaire entreprise ». On ne peut y parvenir, écrit-il, « sans réunir une connaissance précise mais

universelle, des lois économiques les plus abstraites jusqu'aux sentiments humains les plus palpables, en passant par tous les niveaux d’approche du réel ». Il ne voit pas de grande différence entre les sciences naturelles et sociales, Les unes et les autres doivent mener des recherches et des expériences tant théoriques que pratiques, afin d’être utiles aux hommes et de contribuer au développement progressif de l’humanité.

Il estime « légitime » « l'expression de tendances différentes et de réflexions alternatives » dans toute discipline scientifique. Il tient de plus que toutes les hypothèses valent d’être testées, en sciences sociales, y compris l’histoire, comme en sciences naturelles : la quête de la nouveauté structure toute son œuvre. Tout au long de sa vie, Porchnev tenta de percer le « mystère de l’histoire humaine » et, pour ce faire, il endossa l’habit d’historien!*. Il comprit très tôt qu’en dépit du grand intérêt porté à la vie sociale par l’historiographie soviétique et française, les relations entre individus restaient mal comprises et peu conceptualisées en histoire. Considérant que cet état de fait tenait surtout à la trop faible place que leur faisaient les sciences sociales, il utilisa, en sus des sources historiques, des méthodes

issues d’autres domaines scientifiques relatifs à l’homme. De plus, Porchnev était persuadé des insuffisances et des lacunes d’une histoire ignorante de la philosophie et refusant le dialogue avec les autres sciences. Il estimait enfin que de même que « l’énigme de l’homme » qui le préoccupait tant s’enracinait dans les sciences naturelles, et plus particulièrement dans la biologie et l’éthologie, de même, « le mystère de l’origine de l’histoire humaine » se trouvait au cœur même de « la fournaise de

la gnoséologie ». C'est pourquoi il se plongeait dans la théorie de la connaissance et s’efforçait de comprendre les origines de l’homme et l’évolution de sa pensée. Porchnev considérait que le rôle de l’historien ne se limite pas à une simple « collecte de matière brute » ou à « faire parler les sources ». La pluri-dimensionnalité extraordinaire et la rigidité de la matière sociale exigent de constantes recherches tant concrètes que théoriques. Des programmes

d'enquête complexes et flexibles

sont indispensables pour étudier des phénomènes aussi ardus. En outre, chaque objet

aussi dans son attitude dans la sphère scient ifi

d’étude historique appelle une méthode spécifique, que l’on ne peut découvrir que Par « la voie de recherche théorique »!5. Et c’est en suivant cette voie que Porchnev

travailler, les objectifs, les principes et les 28 procédures qu’il jugeait importants. En relisant récemment ses principaux textes » J'ai découvert avec étonnement que l'approche de ce grand savant restait très pertine nte. On surnom

me parfo

is Porchnev le « dernier encyclopédiste » : il partage la curios ité débordan te des penseurs du XVIr siècle ainsi que leur foi dans la science en tant que pratique sociale capable de transformer

11. Evguenia PORCHNEVA, , « Real'nost’ voobrazheni;ija

(Zapiski (Notes sur mon père) »]. Je suis reconnaissante envers an

Connaissance de ce texte.

s’est penché sur les idées, le temps historique, la dialectique du dynamique et du statique, et qu’il a pu mettre en évidence « l'importance de tout travail destructeur »

des approches traditionnelles déjà connues. À travers l'étude de l'État français, des soulèvements populaires, des relations intergouvernementales, de l'économie politique du féodalisme, des communautés socio-psychologiques, de la nature de la pensée

et de l’œuvre humaines, il apprit beaucoup des ethnographes, archéologues, anthropologues, linguistes, physiologistes et biologistes. Aussi invitait-il avec constance la

ï a » [x La Réalité d'une imaginatio® n de m'avoir permis de prendre

12. Evguenia GUTNOvA , Perejitoe [Choses vécues 1, Moscou rila istorika [Histoire d'un historien], Moscou, ROSSPEN, ee SSPEN, 2001 ; Aron GOUREVITCH, 15f0*

Lo Aston vo Francii. K 100-letitu B. F. Porchneva (1905-1972 té “naire de Boris Porchner (1905-1972)}, Annuaire d'études françajes ne

en France, Pour

Communauté des historiens à développer la réflexion théorique. 14. 11 relate en détail le choix de certe profession dans un de ses articles : Boris PORCHNEV, « Bor"ba za trogloditov » [« Le combat pour les troglodytes »], dans Prostor [L'Immensité], Moscou, n° 7, 1968, p. 125.

er PORCHNEV, Social’naia psihologita i istorita [Psychologie sociale et histoire], Moscou, Naouka, ‘P. 9.

» Moscou, 2005. Collection

74

ZiNAIDA TCHEKANTSEVA

La réception de Boris Porchnev en France et en URSS

75

L'approche interdisciplinaire que Porchnev cultiva toute sa vie, de même que son incroyable capacité de travail et son sens de l'intuition lui ont permis d'ouvrir de

frontières, mais aussi de relations entre langues, de cercles culturels, de foi et d’idéologie, mais encore de déclin économique ponctuel, de différenciation entre branches

nouvelles perspectives à la discipline historique, l'engageant ainsi sur des chemins de

économiques, de systèmes monétaires, etc. ». En un mot, « la coupe synchronique des relations entre gouvernements, civilisations, de tous les éléments de la vie de l’homme à une date arbitrairement choisie ou sur une courte période ouvre une sphère de fructueuses recherches scientifiques »!°. Dans ce livre, Porchnev pose une question toujours aussi importante pour la science actuelle : celle de l'échelle de la recherche. Même si les communautés sociales,

connaissance de la société jusqu'alors inexplorés. Ainsi, il pensait que les relations

des hommes sont très complexes et que leur lutte, non réductible à la lutte de classes, doit être plutôt pensée comme l’agôn qui remplit toute l'histoire de l’humanité, Dans son livre sur les soulèvements populaires en France avant la Fronde, Porchnev montra

l’importance primordiale de l’histoire sociale, contre les représentations alors commu-

nément admises. Ce n’est pas par hasard que les historiens soviétiques orthodoxes lui

les groupes et les classes étaient au cœur de sa réflexion, il soulignait l’importance des

reprochèrent de ne pas avoir pris en compte le facteur économique, dissociant de sorte les mouvements sociaux de tout moyen de production. Porchnev avait compris que toute recherche théorique répondait à « une soif

observations à petite échelle pour montrer le concret, l’individuel, l’unique dans l’his-

d’air frais » pour les « respirations d’aujourd’hui », C’est pourquoi il proposa de créer

une nouvelle science : la sociologie historique des relations internationales. Il exposa

de vie de l’histoire » placée sur la lame du microscope de l'historien, peut relier « les Églises, les États et les marchés »®, Ces pages écrites dans les années 1960 apparaî-

voilà plus de trente ans les difficultés de son projet dans l’un de ses meilleurs travaux historiques intitulé La France, la révolution anglaise et la politique européenne au

traient aujourd’hui comme le produit d’une réflexion sur la micro-histoire (histoire de cas). À cette époque, Porchnev présenta un programme ouvert d’étude de la subjec-

toire, y compris dans l’histoire des relations internationales. Un seul homme, « unité

milieu du XVIr siècle', Porchnev y Soutenait que l’histoire des relations internatio-

tivité de l’homme, appelé à devenir la base d’une nouvelle discipline : l'histoire de la psychologie sociale. Selon lui, la mentalité de l’homme évoluant dans le temps constituait « la part la plus subjective du subjectif ». Une histoire sans mentalité est

diplomatique. S'inspirant de la linguistique structurale de Ferdinand de Saussure, établit l'importance de « distinguer les dimensions verticale et horizontale du flux des phénomènes historiques » et, recommandant aux historiens de prendre garde

une histoire sans être vivant, une histoire « déshumanisée »2!. Les historiens étaient

nales ne devait pas se confondre avec la description des stratégies diplomatiques de chaque État, ni avec les liens intergouvernementaux, non plus qu’avec l’histoire

la synchronie, il montrait l'exemple en perfectionnant la technique de la coupe horizontale de l’histoire des relations internationales du deuxième quart du XVII siècle. Il élabora un schéma de l’unité structurelle de l’Europe au milieu du XVI siècle, non

de.

. que ses calculs, ses tableaux et ses dessins ne prétendaient pas être défini-

mes

interprétations, et en aucun cas une photographie de cartes

on

comparative mais qu’ Dans Je nié

ee

cond ae pcs

_# Cescription diachronique ou l'analyse historique

qu'au contraire, elles se complètent et s’enrichissent mutuellement.

temps, Porchnev montra que pour pratiquer des Ë q

l'historien devait comprendre la dialecti

nes

horizontales er

du '

; Pays » et de « la région », afin d’actuali que « interne » me , iser le rôle de la géographie historique, mais qu’il lui fallait simultanément rester attentif à : : 7

Ja réflexion théorique sur les différentes

communautés humaines de la première fo

16. Boris PORCHNEV, k Frantsia, , angli angliskaja revolutsii

France, la révolution anglaise et la politiq ue europée;

17. Ibid. p.38.

18. /bid.,p. 24-28.

skaja

ne rope politika seredine xvi! veka Le nne au milieu du xvrr siècle],v Moscou, Naouka, 1970.

très en retard dans l’étude de la mentalité, des aspects subjectifs des événements de masse qu’ils décrivaient ; Porchnev les enjoignait d'entamer des recherches de psychologie sociale car, selon la méthodologie générale, « toute mentalité humaine est sociale ». Seuls de sombres « matérialistes économistes » pouvaient penser que

combler cette lacune mènerait à une « psychologisation » de l’histoire. Il s'agissait d’étudier l'idéologie mais aussi « les états mentaux » qui possèdent leur structure et leur spécificité. Ces états se comprennent comme un ensemble d’habitudes que Porch-

nev appelait « l’acquis mental » persistant, et comme des états d’esprit dynamiques, « des mouvements mentaux ». Ces derniers sont caractéristiques de l’individu comme

de la communauté, de l’unité « moi-toi » jusqu’à l’ensemble de l’humanité via une multitude de sujets intermédiaires d'histoire. Presque instinctifs, tant ils sont tradi-

tionnels, ils provoquent des émotions et des actions. Cet « étage inférieur de la relation sociale » mérite une attention toute particulière, car on y discerne les mécanismes de « l’influence réciproque des individus par le discours, la mimique, les gestes et les expressions émotionnelles ». Du reste, comment expliquer toute l’activité humaine

de manière rationnelle quand les comportements résultent souvent de représentations, de gestes rituels et d'émotions traditionnelles ? Il est aisé de remarquer que, s’il n’use pas de la notion de mentalité, Porchnev dit tout l'intérêt de réfléchir aux nombreuses manifestations de la conscience et du comportement dans les communautés humaines. « En fin de compte, écrit-il, la psychologie sociale, élaborée par les PSychologues et, pour les époques passées, par les historiens, offre un gigantesque 19. 7bid., p. 21, 20. Jbid., p. 339-354,

21.B, PORCHNEV, Psychologie sociale et histoire, op. cit. p. 8.

Collection



ZiNAIDA TCHEKANTsEyA

La réception de Boris Porchnev en France et en URSS

77

mm

laboratoire pour repérer et vérifier les idées qui nous sont nécessaires dans la pratique

sociale contemporaine ».

Se plongeant dans les problèmes de la conscience humaine, Porchnev tendait

à une simplification de la construction déterministe de la science positiviste, « Les sciences de ‘la vérité” reposant sur les prouesses remarquables de la cybernétique,

telle la logique, la théorie de l'information, la logique mathématique ou la sémiotique,

écrit-il, demeureront incomplètes et bancales tant que manqueront les sciences de ‘non vérité” ». La capacité de l'esprit humain à l'erreur, à l'absurde et à la contradic-

tion, c’est-à-dire à l’altération de la réalité, ne peut s'expliquer par les seuls accidents

le pouvoir ; il est sûr que son œuvre et son idée ont participé au développement de la connaissance historienne traditionnelle qui, « progressivement mais sûrement, nous aida à échanger la compréhension de la Vérité par celle de la Liberté en tant que but de la pensée humaine »#, Le type de pensée scientifique présent dans les textes de Porchnev# explique en partie que ses travaux aient reçu une réception différente en France et en URSS. Malgré toute l'importance de l’œuvre concrète du savant, il ne faut pas oublier que la philosophie classique est impuissante à clore la question de l'Homme, en dépit des progrès avérés de la nouvelle histoire personnelle, et que « l’homme empirique »

mécaniques de la machine réfléchissante : elle remonte à une « pensée prélogique Mais l'important ouvrage que Porchnev a consacré à la paléo-psychologieZ n

demeure le grand mystère de l’historiographie contemporaine. Les sociologues et les historiens des sciences réfléchissant à « l’objectivation du sujet objectivant »

Point n’est besoin de réfuter ici les idées marxistes de Porchnev : il

histoire de la science n’est possible que quand l’on parvient à dépasser la dichotomie

toujours pas été publié dans son intégralité.

suffit de constater qu'adhérant au marxisme dans sa version soviétique, le savant apporta son obole à la philosophie soviétique de l’histoire, sans s’interdire de réfléchir, mais que, selon toute vraisemblance, sa conception du marxisme se distinguait quelque peu de

la vulgate marxiste-léniniste. Comme il l’écrit, « le marxisme n’est pas une compréhension scientifique rigide des lois et des conditions de la vie sociale ; c’est la pensée abstraite et théorique et la connaissance concrète réunies. De plus, le marxisme porte

en lui rêve et passion »®, Il n’y avait pas pour lui d'autorité absolue, Il tentait de Su ce qui l'intéressait tant et travailler dans la zone « de la pensée risquée

ui plaisait manifestement plus que tout : c'était son style.

Sa pensée ouverte, polyphonique, interdisciplinaire et historique, en avance sur son temps, ne pouvait pa _ an

FE ee

aveuglément une grille de lecture dogmatique, politique et idéologique,

elle s’accommodait d'une narration positiviste et du style d'écriture qui

Era

: Porchnev, et pas seulement les Russes, l’accusaient de Pragmatisme certain inspire pourtant ses travaux et sOn

nsi qu’il faut comprendre sa façon de renoncer à des hypothèses peu Concluantes, ou sa manière de travailler avec ses doct i sé . Ï ment orants : il lisait attentive s ul nm de « voler du temps» pour

;

enirs d’historiens français témoignent

pelant la légèreté inhabituelle avec laquelle est peu probable qu’un « orthodox e »

matériaux es fluctuations du contexte chan geantes

de l’analyse interne (dans la logique de laquelle la science engendre elle-même ses problèmes), et externe (quand les problèmes de la science s'expliquent par les conditions sociales de leur origine).

C'est parce que les oppositions de sens et de force, et que des règles ou contraintes se matérialisent dans les œuvres des historiens comme dans la documentation qui accompagne ce processus dans les différents milieux, que nous nous penchons

sur les conditions de travail de Porchnev, car elles entrent pour beaucoup dans ses positions scientifiques et son comportement, ainsi que dans son mode d'écriture et dans sa réception. Mais quels étaient donc les différences et les points communs entre

les spécialistes français et soviétiques spécialistes de l’ Ancien régime et de la Révolution en ces années 1940-1960, où il développe son activité ? Les nouveaux théoriciens de l’histoire ont montré de manière convaincante que l'élément idéologique estune composante inévitable de la « représentation historique ». C’est pourquoi il est vain de chercher dans la sphère de l'idéologie des différences décisives de production de la connaissance historique en France et en URSS. Les historiens russes et français ont toujours été « engagés » politiquement, idéologiquement et socialement, Des années 1930 aux années 1970, cet engagement s’exprimait clairement dans les recherches et discussions historiques. Si la science soviétique était

marxiste-léniniste, la majorité des historiens français de cette période se retrouvaient dans une idéologie, qu'elle fût de gauche, du centre ou de droite. Beaucoup particiPaient à la vie politique, l'exemple le plus frappant étant celui de Michel Foucault. Bien sûr, il y avait des nuances dans « l'engagement ». Ainsi, l’historiographie sovié-

indirectement ce pragmatisme « Un Chapitre [. de : Poiner

rassemble de nombreux

(S.Toulmine, M. de Certeau, P. Bourdieu et bien d’autres) ont montré que la véritable

tique (et, plus généralement, la pensée sociale), renvoyait immanquablement toute

sur Ja manière D

Re

lon

Connaissance au Parti. Liée de l'extérieur par l'appareil idéologique, elle s’appuyait 25. Richard Rorry, Contingency, Irony, and Solidariry, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.

Mon rapport au style de pensée et de travail de Porchnev se base sur ses livres, ses articles, ainsi queest 26. les textes liés À sa vie et à son œuvre. Je ne l'ai pas connu et ne l'ai jamais rencontré. Il s'avère qu'il 22.B. PORCHNEV ÿ O nachale tcheloveche. skof istorit. Problemy de l'homme. Questions de paléopsychol ogie], Moscou. a u

23.B. PorcHnev, Psychologie socia le et histoire, op. cit. p. 11 24. Voir la 2006

dernière intervie W d'Aron GouR EVIT CH, du ne LL juin 2006

logii [Sur la genèse de l'histoirei

devenu mon « grand-père scientifique ». Ado m'a ouvert les yeux sur ce point alors que je rassemblais des informations sur l’histoire des mouvements populaires en France aux XVI‘-XvIN" siècles. Il a peu parlé de

Porchnev mais le considérait comme peu ordinaire, de tempérament inhabituel et doué des talents d’un

Scientifique accompli. Gourevitch, qui a longtemps fréquenté Porchnev, exprime un autre avis : « ll m'a

séduit en tant que penseur mais son système de pensée et la production qui en émanait m’accablaient. » ” » Nouvelle revue littéraire , vol. sl

(dernière interview de Gourevitch, 11 juin 2006, op. cit.). Collection

18

ZinalDA TCHEKANTSEVA

en outre sur le « subjectivisme » inhérent à la pensée sociale russe contemporaine, Les penseurs sociaux et politiques russes (comme Lenine) voyaient plus d'inconvénients à « l’objectivisme » qu’au « subjectivisme ». Les historiens français, eux, cédaient

depuis longtemps au charme de l’approche objectiviste de la sociologie de Durkheim, imprégnée d'une sensibilité matérialiste générale et influencée par le marxisme.

L'espace des possibles et des alternatives était incomparablement plus grand

dans la partie française de ce champ que dans la partie soviétique : les Français

étudiaient leur propre histoire, ils pouvaient travailler systématiquement en archives

et prendre rapidement connaissance des recherches récentes ; surtout, ce domaine

La réception de Boris Porchnev en France et en URSS

79

d’importants obstacles idéologiques et disciplinaires’!, Porchnev, qui négligeait cet état de fait, était constamment « attaqué » par ses collègues historiens. C’est ainsi que des médiévistes rejetèrent Le Féodalisme et les masses populaires essentielle-

ment parce qu’il y avait travaillé indépendamment de la communauté historienne : on lui reprocha donc de ne pas avoir suivi les méthodes de la discipline, de ne pas

être un historien. La fermeture du pays et de ses savants, l'absence de mobilité des scientifiques, le monopole d’État sur la méthodologie, ont entravé la dynamique de la pensée historique et gêné la réception de l’œuvre d’un scientifique aussi novateur que Porchnev.

était par principe ouvert au monde et à l'innovation. Une carrière d’historien français supposait une certaine mobilité (changement de résidence et d'université, voire poste à l'étranger)”. Les historiens étaient les intellectuels de cette époque et l’histoire

posait comme la première des sciences sociales. Fernand Braudel, devenu au milieu des années 1940 le premier « chef d'orchestre » des sciences sociales françaises, échoua à renouveler l’enseignement de l’histoire à l’Université”. Cependant, dès début du xx° siècle, voire plus tôt, des groupes et réseaux scientifiques concurrents

mais tendant à une synthèse interdisciplinaire, se rejoignaient librement au sein des

institutions académiques françaises®. Les historiens assimilaient activement dans leurs recherches les approches pluridisciplinaires. Le Collège de France était le « temple la culture innovatrice » (Georges Duby). Des méthodologies diverses, des directions

Les représentants des deux traditions historiographiques nationales travaillaient chacun dans un « régime de rationalité » ou « régime de représentation » différent. En d’autres termes, une certaine configuration cognitive des idées, qui déterminait

les conditions de la pensée scientifique, était implicite dans le monde académique de l’époque. Ses caractéristiques étaient la foi dans la science et dans sa puissance

évocatrice, indissociable de l’idée de progrès ; l’histoire prise comme un tout ; une vision déterministe et téléologique du processus historique ; une sensibilité matérialiste ; une surévaluation de la singularité des bases logiques des faits historiques ; une

disciplinaires variées et des représentations différentes de la connaissance historique

réification des notions et des objets d'étude ; une approche du statut culturel du passé comme étant ce qui est définitivement révolu mais qui peut être restitué « correcte-

efforts persistants des historiens permirent d'instaurer des institutions telles l'École

ment » et objectivement en respectant les procédures d'enquête idoines ; la tendance à une reconstruction de ce passé ; une compréhension naturaliste et objectiviste de la société, liée à une parenté épistémologique des approches théoriques de base dans la théorie sociale classique à savoir l'approche conflictuelle (marxisme) et consensuelle (fonctionnalisme américain). La somme de ces représentations définissait en grande partie la vie intellectuelle de cette époque. Après une impulsion décisive au tournant

coexistaient en un même lieu intellectuel®, Et bien que l’Université, conservatrice et très structurée, ait dominé le paysage intellectuel français de la première moitié du siècle dernier, la volonté de dépasser les oppositions disciplinaires ainsi que les

des Hautes études en sciences sociales et la Maison des sciences de l’homme, qu'on

a PU, nOn Sans raison, comparer durant la seconde moitié du xx° siècle, à un véritable empire des connaissances.

Re

mom

" France, l’histoire anthropologique de la science

em à mr ni ce enr

rs

ire que le contexte de formatage de la pensée, que sm soviétiques, exigeait de passer des compro-

des XIX° et XX° siècles, la conception du monde, de l’homme, de la culture et de l’his-

toire, n'évolua plus que très progressivement au fil du siècle dernier mais il ne faut

pas négliger le rôle joué dans ce processus par quelques historiens. Porchnev fut l’un d'eux.

comme à la « seule véritable » Nr ne ren cu it nat nr apparemment indispensable à la rech erche TES ns se heurtait QE russe, chaque nouveauté ou

nt

sur sd

de l'historien, Paris, Gallimard, 1973-1978. 2 vol. ; François

R

;

ants Se

istorien en France 1945-1995 Paris Éditions de 4 MSH 1995.

5 se ant l'absence durable d'influence des Annales et

CPAS

nne,

Dani

CNE

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ir

sur

n'y

J'ai fait mes études, c'est pa . me page moins me pasre de Braudel sinon par des allusions que les ae avertis aux autres ». Cf. Daniel ROCHE, « Une déclinati expliquaient :

Seuil, 1997,p. 25.

Feton des Lumières », Pour une histoire culturelle, Paris:

tes

23, Enrico Castelli GATTINARA, id Les Inquiétudes d € la raison. Épistémologie et histoire en France dans l'entre-deux-guerres, Paris, Vrin, 1998. 30. Vingt-cinq ans de recherche historique en France Pierre NORA, Faire de l'histoire, Paris, Gallimard, 198 1940-1965.

6,3 vol.

Paris, CNRS, 1965 ; Jacques LE GOFF*

31. Alexandre GORDON, Vlast” i revoluisia : Sovietskaia istoriografia Velikor frantsuzskoï revolursi. 1918-1941 [Le pouvoir et la révolution : L'historiographie soviétique de la Grande révolution française,

1918-1941], Saratov, Izdatelskii centr « Naouka », 2005.

Collection

Raconter la révolte :

récits porchnéviens et récits mousniéristes

CHRISTIAN JOUHAUD

|

’idée de cette communication m'est venue alors que je travaillais sur Le siècle de Louis XIV de Voltaire. Je m'étais aperçu que si l’on faisait porter l'analyse sur les — longues — parties narratives du Siècle de Louis XIV, et non sur les chapitres

toujours cités pour évoquer la rupture historiographique de Voltaire qu’une phrase semblait résumer : « On veut essayer de peindre à la postérité, non les actions d’un

seul homme, mais l'esprit des hommes dans le siècle le plus éclairé qui fut jamais »!,

alors la perspective sur la pratique historiographique et les objectifs de Voltaire s’en trouvait fortement modifiée. Le statut même de l'écriture de l’histoire comme acte

Philosophique apparaissait sous un tout autre jour. Toutes proportions gardées, je

me suis demandé si déplacer le regard des interprétations bien connues, cohérentes, |

fermées et exclusives l’une de l’autre, de la société d’Ancien régime proposées par Porchnev et Mousnier, aux récits apparemment les plus anodins des révoltes, ou aux

péritextes de convenance, ne conduirait pas à projeter une lumière rasante sur ces

interprétations, lumière qui déplacerait la perception des reliefs et ferait peut-être apparaître quelques ombres. Je me suis assez vite aperçu que mon hypothèse de travail

était un peu téméraire, tant il y avait chez nos deux historiens un usage retenu du récit, souvent proposé, surtout chez Porchnev, sous couvert des prédécesseurs auteurs de monographies, auxquels la responsabilité semblait en être laissée. Il fallait donc

Tenoncer à faire ce que j'avais fait avec Voltaire, séparer narration et interprétation (même si, bien sûr, je savais bien que raconter c’est aussi interpréter, mais autrement).

—_————

1. VOLTAIRE, Le siècle de Louis XIV, dans Œuvres historiques, Paris, Gallim ard, « Bibliothèque de la

Pléiade », 1957, p. 616.

Collection

&

CHRISTIAN JouxauD

Raconter la révolte : récits porchnéviens et récits mousniéristes

83

SC

Avec Porchnev et Mousnier, la narration semble toujours prise dans le déploiement

tactique d’une interprétation et ne s'éloigne guère, ou alors avec réticence, des points

semble appeler comme une évidence : « Mais il y eut plus encore : trouvé dans une maison, un portrait du roi Louis XIII fut brûlé dans la rue. D’après un témoin, d’ailleurs assez douteux, on entendit même crier : ‘Vive l'Empereur’. On ne doit pourtant pas

ser en douceur,

conclure de cet unique témoignage, comme le fait Cunisset-Carnot, au ‘séparatisme”

de vue que cette interprétation sert et parfois des présupposés qu’elle permet d'impo-

Je voudrais d’abord observer cette manière de faire chez Porchnev, dans le

morceau de chapitre consacré à la révolte dite des Lanturelus, survenue à Dijon en

1630°. Je vais tenter d’en expliciter la progression en repérant ce qu’on pourrait dési-

gner comme le fonctionnement du moteur narratif.

par le terme de « séparatisme » et l’anti-absolutisme, comme si l'évocation de l’empe-

reur en Bourgogne ne pouvait être le vocabulaire dans lequel pouvait se dire et se

Narration et interprétation

concevoir l’anti-absolutisme. Cette allusion à l’empereur est pourtant une clé suscep-

Comme toujours chez Porchnev, le développement commence par l'évocation

des sources, avec ici une particularité : l'impossibilité de s'appuyer sur la documentation originale fournie

par la correspondance adressée au chancelier Séguier conservée dans le fameux fonds Doubrovski ; en effet, cette correspondance ne commence qu’en

1633. L’historien a donc recours à l’historiographie, en particulier celle du XIx° siècle.

Il y consacre un Paragraphe qui se termine par : « en nous basant sur cette documentation, le soulèvement appelé Lanturlu se présente ainsi? ». Il souligne par là la dimension descriptive des lignes qui suivent. Et dans cette présentation du paysage urbain, des institutions et des événements récents, il attribue rhétoriquement une

valeur assertive à la description

pourtant empruntée à une historiographie qu’il va ensuite critiquer. C'est là aussi un trait typique de la démarche porchnévienne. La critique est annoncée Par une évocation de Marx, apparemment anodine et passablem

ent artificielle aussi, qui vient se glisser dans la description : « de nouveaux Loos allaient être institués en Bourgogne : aides sur le vin, c'est-à-dire impôt sur e vin qui, Comme disait Marx, était au XVI siècle

‘l'objet principal de la haine populaire" en France »*, Suit, un peu plus bas, après « l'historiographie bourgeoise » dont les présupposésun bref retour, une critique de idéologiques sont dénoncés

mais nullement les procédures narratives de description du passé. Vient ensuite le récit de la

révolte dont le commencement est, là encore, explicitem ent souligné : « Le ». Le temps des ver le phrase des rythme s, simp passé de et (alternance d’imparfaits

soulèvement éclata le 27 février 1630...

L (C'est un trait habituel du discours d’his-

traduction rend évidemment fragile cette

de tout le mouvement. Il est probable qu’il avait un caractère anti absolutiste »$, Or il s’agit là, avec cet épisode du portrait du roi brûlé, d’un point fort important pour appréhender une éventuelle dimension politique du mouvement protestataire. Cette importance est escamotée par l’opposition artificielle posée entre ce qui est désigné

représenter, mais le fait qu'il s'agisse d’une impression de lectur e. ue drone me

pas.

entaire formulé avec une autorité magisau milie u d’un paysage solidement campé

2. Boris PORCHNEV, Les soulèvements Populaires en France de 1623 à 1648, Paris, SEVPEN P. 135-142. , 1963° 8. Ibid.p. 135. 4. Ibid.,p. 136. 5. Roland BARTHES, « Le discours de l’histoire », Œu vres complètes, Pari ; (d'abord paru dans /nformarions sur les Sciences 27 sociales, apr 1e

M:

tible de permettre la compréhension du geste iconoclaste. Disons que Porchnev ne manifeste ici aucun intérêt pour quelque chose qui pourrait se rapprocher d’un questionnement anthropologico-politique’. Après cela, le récit qui reprend n’est plus séparable de cette voix d'autorité qui l’habite sans expliciter sa présence, ce qui est particulièrement sensible dans la caractérisation des acteurs de la révolte, là encore proférée sur le mode de l’évidence,

jusqu’à cette phrase qui semble, à vrai dire assez tard par rapport à ce que l'écriture a déjà accompli, donner le signal de l’interprétation : « Arrêtons ici notre exposé pour nous demander quels groupes sociaux avaient provoqué ce soulèvement », phrase suivie un peu plus bas par d’autres marques énonciatives d’une entrée dans le temps de l'interprétation, à distance des événements racontés. Cette distance semble constam-

ment soulignée par la présence d’une voix magistrale qui englobe son lecteur par le recours au « nous » : « soulignons pour commencer », le livre de Roupnel® « nous donne des renseignements », « nous avons vu que », « nous connaissons déjà », 4 nous

savons aussi que », etc. On sort progressivement de cette rhétorique interprétative par l’interpolation de plus en plus dense d'éléments narratifs, jusqu’à cette affirmation

tout à coup explicite : « il nous reste à raconter la fin du soulèvement. ».

|

On voit que les marqueurs clairs qui signalent qu’une posture interprétative est adoptée, suivie d’un retour à la narration, dissimulent d'abord le progressif investissement du récit par le commentaire interprétatif, puis la progressive densification narrative de l'interprétation. Dans l’un et l’autre cas, la pratique scripturaire précède l’explicitation de la démarche qui l'explique. Cette tactique rhétorique prépare sans doute l’échappée finale vers l'événement futur, c’est-à-dire vers la Fronde que Certains traits de la révolte anticiperaient, et aussi l’entrée dans la source principale du livre : les mémoires du fonds Doubrovski. Les précieuses archives sur lesquelles le livre de Porchnev est largement fondé font une apparition légèrement anachro-

nique dans un commentaire rétrospectif, formulé en 1636 par l’intendant Machault 6. Boris PORCHNEV, op. cit., p. 138. L'ouvrage cité est celui de Paul CUNISSET-CARNOT, L'émeute des

Lanturelus à Dijon en 1630, Dijon, Damidot Frères, 1897.

.

.

7: 1 ne s'agit pas ici de faire à Porchnev le reproche absurde de ne pes avoir développé une « histoire En mentalités » qui n'existait pas quand il a écrit son livre. Mais le PRES est qu'il était très au fait

SMestionnements de l'anthropologie, discipline qu'il a lui-même pratiqu

|

8. Gaston ROUPNEL, La ville et la campagne au Xw siècle. Étude sur les populations du pays dijonnais, Paris, Armand Colin, 1922 (rééd. 1956).

se

Collection

84

CHRISTIAN Jouaun ti

Raconter la révolte : récits porchnéviens et récits mousniéristes

85

———

qui s'inquiète d’une présence continuée de l'esprit d'insoumission à Dijon’, Pour lecteur du xx° siècle, Machault affirme ainsi, avec une force qu'on peut dire perfor-

mative, par l'intérêt de la citation qui le fait apparaître (qui le cite à comparaître), possibilité de dilater le temps de la révolte pour une interprétation plus globale et plus « scientifique ». J'arrête là cette approche sommaire de l'écriture historique de Porchnev, en

Kossmann : tout en évoquant courtoisement la qualité de ces recherches, Ernst Kossmann trouve juste l'attitude de Victor Tapié qui a « emprunté de nombreux faits à son collègue russe, mais rejeté de façon très élégante ses conclusions »'. Rernarquons d’abord que la critique de Kossmann, qui peut certes être qualifiée de courtoise, n’en est pas moins très ferme et formulée de manière, en réalité, non pas plus virulente mais plus disqualifiante que celle de Mousnier : « On ne peut

remarquant que la thèse du livre se trouve esquissée dans tous ses éléments dans

que regretter que l’esprit de système qui ouvrait à M. Porchnev la possibilité d’une nouvelle interprétation, l'ait embrouillé d’autre part dans un ensemble compliqué

me semble que cet épisode n'apparaît pas tant, dans le livre, comme une pierre appor-

de sophismes, d’exagérations et de généralisations », alors que son commentaire sur Tapié souligné par Porchnev ne prend place que dans une note de bas de page". D'autre part le livre de Tapié est un manuel et celui de Kossmann une tentative de

seul épisode de la révolte dijonnaise de 1630, mais à petites touches. C’est pourquoi

tée à la construction d’un plus vaste édifice, segment qui ne prendrait de sens qu’en

tant que portion d’un ensemble, mais plutôt comme une miniature proposant déjà

totalité ou presque des traits pertinents de l'analyse, non sans donner l'impression de leur avoir fait subir une opération de rétrécissement, en l'occurrence plus scripturaire

que méthodologique. Cela me paraît particulièrement frappant dans la comparaison des récits, l’un bref et l’autre long, de la révolte de Dijon et de la révolte des nu-pieds

normands”. La démarche empirique de Porchnev pourrait ainsi, du point de vue de 1 écriture, paraître se dédoubler entre le montage des sources comme reproduction interprétant du passé et la miniaturisation, dans et par un récit, du système interpréta-

tif préalablement retenu, Expérience « scientifique » de la conversion d'une idéologie

en écriture dans une narration, que tend à masquer l’opération revendiquée et quali-

A

scientifique qui consiste à séparer représentation narrative et interprétation du

Les aveux d’une préface

synthèse sur l’histoire de la Fronde, conçue dans un cadre de pensée qui est celui

de l’histoire politique et de l’histoire des idées. En revanche, le travail de Mousnier relève nettement de l’histoire sociale et semblerait donc, à première vue, plus proche des paramètres d’analyse de Porchnev, comme d’ailleurs y insistait l’avant-propos de l’édition russe, qui évoquait il est vrai la thèse de Mousnier sur la vénalité des offices et non, bien évidemment, ses articles sur les révoltes qui sont postérieurs au livre de Porchnev. Ce que celui-ci, à juste titre, ne manque pas de lui rappeler : Si l’on admet en effet que j'ai réussi pour la première fois, avec plénitude, à décrire les soulèvements populaires en France avant la Fronde, il faudra bien remarquer que les auteurs guidés par d’autres prémisses théoriques n’ont pas, où à peine, vu ces faits. Maintenant ils prétendent que des faits concordent davantage avec leurs conceptions théoriques qu'avec les miennes. Pourtant, bien qu'il soit incontestablement de nos jours le meilleur spécialiste des archives relatives à l’histoire de France du XVIIe siècle, Roland Mousnier n’a découvert la seconde partie des archives du chancelier Séguier restée à Paris qu’après avoir lu mon livre. Ces quarante-six volumes n'étaient pas égarés, Dieu sait où ; ils se trouvaient à la Bibliothèque nationale ; de nombreux historiens de différentes générations y ont eu accès, n’ont pas trouvé ce fonds particulièrement intéressant et l'ont très peu utilisé. C’est seulement après que j'eus extrait de la partie de ce fonds se trouvant à Leningrad des données extrêmement riches sur

les soulèvements populaires, que Roland Mousnier s’est tourné vers la partie française, — ne fût-ce que pour vérifier et critiquer mes conclusions.

est traité avec une grande douceur grâce à

l’étran l’historien hollandais de la Fron de. Tapié « affirma cette atti Le:

.

L

l

Cela était tout aussi vrai du délicat Victor-Lucien Tapié, sauf que lui ne s’intéressait ni aux archives françaises ni, malgré quelques mentions de seconde main, à

l’histoire sociale, comme devait d’ailleurs le montrer amplement un peu plus tard sa polémique avec Pierre Francastel à propos de Baroque et classicisme"*. Mieux, 13.B. PORCHNEV, op. cit. p.11.

14. Ernst KOSSMANN, La Fronde, Leiden, Universitaires Pers Leiden, 1954, avant-propos, p. IX-X.

9. « Les esprits; des Mrs de ceste vill € me extresme beaucoup croient qu'ils y sont fomentés parsemblent Mrs du parlemen

op. cit. p. 142).

10. Ibid. p.301-502.

15.8. PORCHNEV, op. cit., p. 10-11.

Fesgarés et prests à faire des séditions

Let autres privilégiés [...] » (B. PORCHNEV

11. Jbid., p. 11-15, 12. Victor-Lucien TAplé, La Fran ce de Louis XIII et de Richelieu, Paris, Flammarion, Pari 1967.

16. Victor-Lucien TAPIÉ, Baroque et classicisme, Paris, Plon, 1957 (rééd. 1972,

1980). Pierre FRANCAS-

TEL, « Baroque et classique : une civilisation », Annales ESC, avril-juin 1957, p. 207-222 ; « Baroque ct

classicisme : histoire ou typologie des Civilisations ? », Annales ESC, janvier-mars 1959, p. 142-151 ;

Victor-Lucien TAPIÉ, « Baroque et classicisme », Annales ESC, octobre-décembre 1959, p. 719-731 ; Christian JOUHAUD, Sauver le Grand siècle ? Présence et transmission du passé, Paris, Le Seuil, 2007, P.225-228.

Collection

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CHRISTIAN Jouxaun

Raconter la révolte : récits porchnéviens et récits mousniéristes

87

Porchnev et il la formule par une comparaison qui semblait à première vue susceptible

révoltes, mais, là encore, de toute une série de détails qu’on peut dire d'écriture : de micro-choix rhétoriques et documentaires dans l’établissement des faits. Je ne pourrai pas comparer ici, ligne à ligne, les deux textes mais je vais évoquer quelques différences qui me semblent importantes.

La Fronde ? Sans doute. Mais, longtemps après la fronde, il y eut une autre

Auparavant, il faut signaler que le récit de Porchnev, plus ample que celui sur Dijon en 1630, est construit exactement de la même manière : les citations de

son interprétation de la révolte des nu-pieds est radicalement antagoniste de celle de de choquer l'historien soviétique. Répondant à Porchnev, qui voyait dans la révolte une anticipation de la Fronde, Tapié écrit :

guerre civile en France : celle de la Vendée. On ne peut échapper à la nécessité

d’un rapprochement quand on étudie les insurrections paysannes du temps de

Louis XIII. À cent cinquante ans de distance, entre l’une et les autres, on est frappé par les caractères communs"?

Et il poursuit :

[...] une population rurale se soulève parce que de nouvelles lois la menacent

dans des habitudes ou des manières de vivre, hors desquelles elle n’imagine

point l'existence. [..]. L'armée des paysans peu donc assez vite dominer une

région, la soumettre et la terroriser. Assez aisément, elle occupe les villes où

les gardes bourgeoises tiennent mal sous l'assaut de ces furieux. Dès lors, une grande entreprise n’est pas irréalisable, comme le fut la marche victorieuse de l'armée catholique et royale sur Granville. Mais il ne faut pas oublier que ces succès ressemblent à de brusques accès de fièvre. Justement parce qu'ils

sont des terriens, passionnément attachés à leur glèbe, des insurgés paysans ne

savent pas s’en écarter pour de longs mois!®,

— ne remarque ici d’une part le vocabulaire employé : les furieux, la fièvre, re » la terreur, qui est celui de l'historiographie la plus réactionnaire à propos

PR or de foule, et, d'autre part, l'extension du modèle vendéen à l’envotes paysannes du XVIr siècle, alors que c’est d'abord la proximité oran

8“ographique qui permettait de le rapprocher des nu-pieds… Il faudrait se demander pee

oem

n’est pas rédhibitoire aux yeux de Porchnev, pourquoi elle

et la finesse vantées chez l’historien de la Sorbonne, à oi du “æ à rs employé pour désigner Mousnier n’est pas utilisé. Il ‘nm : oise

tion de on

Tapié, * etet queque sosson

"que l'implicite idéologique qui habite la descrip-

écriture trahit, n'est pas pour Porchnev une ligne rouge, ire, qui inhiberait l’expression des marques de reconnaissance académique.si

Croquants de Mousnier et Croqua nts de Porchnev

sources sont plus longues, car l’historien dispose pour ces années des ressources du fonds Doubrovski, mais le rythme de l'écriture, l'agencement des éléments qui entrent dans sa composition sont identiques. C'est vraiment le même récit, à une échelle plus large et, évidemment dans un autre cadre géographique et social. Roland Mousnier, quant à lui, dans ses Fureurs paysannes, titre significatif, consacre deux chapitres aux croquants!®. Dès l’abord, en relisant ce texte de 1967, il est frappant de

remarquer les deux backgrounds intellectuels mobilisés dans son entame. Le premier paragraphe est constitué par une description précise des effets socio-économiques de la fiscalité indirecte pesant sur le vin en Saintonge et en Angoumois : la description est précise, subtile et nette, avec une dialectique de l'enchaînement des effets très

rationnellement construite, même si elle relève de la rhétorique typiquement historienne du « tableau », producteur d’un « effet de réel » si sommaire qu’il semble

« fictionnaliser » les faits les mieux avérés®. Mais la première et la dernière phrase du paragraphe contextualisent ce raisonnement historique dans une psychologie qu’on

n'ose, elle, qualifier d'historique. Première phrase : « La population des châtellenies royales au sud de la Saintonge et de l’Angoumois, voisines du pays bordelais avaient le sentiment! d'être défavorisées » ; dernière phrase : « Ces pays, plus pauvres que le Bordelais, souffraient, par rapport au Bordelais, d’un complexe psychologique de région sous-développée ». Cette psychologie spontanée, transtemporelle, abstraite

mais exempte de tout concept heuristique, apparaît ainsi comme un présupposé qui

en rejoint d’autres. Sa présence indique aussi comment Roland Mousnier se situe par rapport au passé qu’il reconstruit : dans une posture de surplomb qui permet toute

19. Roland MOUSNIER, Fureurs paysannes. Les paysans dans les révoltes du xvir siècie (France, Russie,

Chine), Paris, Calman-Lévy, 1967, chapitre I et chapitre IV, p. 63-96.

20. Jbid., p. 63, « Les droits sur le tonneau de vin par la rivière de Charente montaient,en 1636, à 13 livres

10 sols pour une valeur de 20 à 24 livres le tonneau, alors qu’en Bordelais, pour un tonneau transporté sur la Garonne, plus grand et qui se vendait 100 à 120 livres, les droits étaient seulement de6 livres 10 sols.

De plus, situés plus près de la mer, disposant d'une organisation commerciale qui leur permettait de vendre directement aux “estrangers’ et de charger eux-mêmes les vins sur leurs vaisseaux, les Boidelnis vendaient

compte. Les gens des paysde la Charente devaient passer par l'intermédiaire plus aisémentet à meilleur

de commissionnaires ‘estrangers’ qui gardaient pour eux le meilleur des profits {en réalité les Bordelais Passaient aussi par des courtiers dont ils dénonçaient régulièrement les profits excessifs, Ch. J.]. En outre,

qui la comparaison M0do équivalent,00© ] leurs 8/50 paraison dege€ 1e s rend à mon sens significative articu deux , lier, le re © repérage, non pas de l'écart des interprétations globales ail ist de ces 17. Victor-Lucien TAPIÉ, La France de Loui Is XIII

18. Jbid.

“de Richelieu, op. ci, p. 375.

enchérissait [sic] tellement le vin que le paysan ne pouvait plus des droits trop lourds sur la vente au détail bien, il vendait son vin à vil prix pour en faire de l'eau-de-vie.

vendre et laissait ses vignes en friche. Ou Les Mais l'alambic dégamissait le pays de bois de chauffage au détriment de ses industries métallurgiques. Commissionnaires ‘estrangers’ accaparaient le commerce au détriment des marchands et des propriétaires.

Dans un pays dont les produits valaient peu, les droits perçus par les courtiers de vin et de bétail, par les Contrôleurs des tisserands en toile, des charpentiers, des menuisiers, des marchands au détail, paralysaient

alors les roturiers ruraux à s'endelter, puis à les transactions, Les tailles et autres impôtsdes contraignaient hypothéquer leurs biens soit aux habitants villes, soit aux ecclésiastiques et gentilshommes. » 21: Souligné par moi, Ch.J. Collection

CHRISTIAN Jones

—_

2"

Raconter la révolte : récits porchnéviens et récits mousniéristes

89

sorte de jugements dont les critères ne S ont évidemment pas précisés et pas histori-

vainqueurs, et donc où nous avons chance qu’ils aient dévoilé le fond de leur pensée ?

quement fondés. Il interpelle ainsi les paysans os ns — de remettre en cause par leurs revendications (et par ignorance évidemment) le Concor dat de 1516

Un mémoire manuscrit anonyme [...] semble résumer leurs paroles et en reproduire

querait. Après la sanglante défaite des croquants du Périgord par les troupes du duc

quelques-unes »?#, Autrement dit, la situation de communication dans laquelle est prise cette relation (comme il en existe d’ailleurs de nombreuses, en particulier pendant la Fronde) est gommée par l'historien ou reste inaperçue de lui : le fait que l’informateur prétende rapporter la parole des paysans suffit à l'historien pour qu’il considère qu’il

de La Valette, il juge, magnanime, que « c’étaient les uns et les autres des gens braves

s’agit bien de la parole des paysans. Aucune analyse de la situation de discours propre

à l’évocation indirecte d’un contexte propice d’un côté à l’insoumission

à ce texte n’est proposée. Et l’histoire même de la source, de manière plus étonnante, n’est pas prise en compte, alors qu’elle pèse sur tout usage qui peut en être fait”?. L’attitude de Porchnev n’est pas tellement différente : il sait bien que le texte

révoltés que défendre la politique rationnelle de l’État : « Au Périgord, pays Pauvre,

qu'il cite et commente émane, au mieux, de petits notables des communautés qui ont

ou « toute la politique royale » quand ils demandent que les impôts reviennent à leur

niveau de 1610, indifférents à « la capitulation devant les Habsbourg » que cela provo-

et de braves gens »?, Même la description des paysages où se développe Ia révolte participe

et, de l’autre, à l’autorité tyrannique de nobliaux qui préfèrent soutenir les paysans

aux forêts profondes, aux chemins sinueux, de circulation difficile, semé de châteaux

placés dans des sites inattaquables, peuplés de gentilshommes arrogants, insoumis et qui exerçaient une grande influence sur leurs paysans, la rébellion contre l'impôt

royal était endémique »2#. Tout cela n’est pas faux, évidemment, mais n’est pas propre

au seul Périgord qu’on pourrait décrire sous de tout autres traits. Cette mythologie est Constamment associée à d’abondantes citations d’archives, à des descriptions fort

précises de situations, d'institutions, d'actions.

Mousnier comme Porchnev citent abondamment leurs sources. Les documents Fra à és sont évidemment ceux que Porchnev cite le plus longuement ; ns pui à , = moires ou de lettres d intendants ou d'agents divers du gouverne= sr : mission. La documentation de Mousnier est plus variée. Toutefois ia ro ue font une place aux rares documents qui viennent, ou semblent

Laon

;

__S “il les citent et les commentent, démarches que je voudrais —_ Rp per etces commentaires concernent un épisode de la révolte charen-

pisode de la révolte Périgourdine., Dans le prerni il faut d’abord ConsStater que ce n’est pas le même document q u i WE a da qui est cité par l’un et par l’autre. Porch; dé sai nev nb mobili _. un texte qui i aurai t été prése nté à l’intendant et au gou verneur de la par les députés des châtellen ies d’Angou __ du XIX° siècle qui a, semble-t-

P verarl'origin m al i du doc e ument

_ Archives nation i ales dans la série U), ce qui atti: re ment est, en fait, une copie Force, commissaire

envoyé

été substitués pour la négociation aux paysans révoltés. Cela ne veut pas dire que ces intermédiaires ne participaient pas au soulèvement, mais qu’ils ont produit un texte dans une situation de parole qui n'est pas celle de l’action révoltée. L’institutionnalisation de leur parole est un effet de leur position sociale et un calcul tactique Sur sa recevabilité. Il serait évidemment dérisoire de critiquer l’érudition des deux historiens, l’un et l’autre parfaitement formés aux techniques de critique des sources.

Il s’agit simplement de remarquer que l'insertion des textes qu’ils citent dans une histoire socio-politique des écrits ou de la parole publique n’entre pas dans leur champ

de vision, car pour eux il s’agit simplement de témoignages transmis et non de textes élaborés2?, Les commentaires qui suivent les citations amplifient les effets de cette imperméabilité à la question du rôle spécifique des écrits et de ceux qui les produisent. Mousnier constitue « les paysans » en locuteurs directs des propos du texte : «ils incri-

minent.. », « Or, continuent les paysans », « ils veulent », « ils protestent contre », etc. De là peuvent être extrapolés des comportements et des opinions substituables à l’interprétation des actions : « ces paysans sont donc des gens qui veulent le retour aux bonnes coutumes ; ils disent expressément qu’ils veulent bien payer les impôts passés en coutume, [.….] ; il est implicite qu’ils souhaitent un roi qui gouverne lui-même, selon la coutume [.…] : il est remarquable qu’ils ne demandent rien de nouveau »2... Porchnev, quant à lui, remet en cause un rapport d’intendant à l’aide du texte

qu’il commente : 26.R. MOUSNIER, op. cit. p. 69-71 .

27. Y-M. Bercé, connaît 1, p. 380, exemplaires de ce op. sa èvem recueci, part ents conceinsist il det. textes fortedes les soul rnante pour mentcroqu chare:ntais sur ants périce point « On de 1636 etspé. Bourdins de 1637, Toutefois les textes périg ourdins eurent plus de succès

chez les curieux et figurent dans

Sa recueils où les textes charentais font défaut. Ces recueils sont des copies san rc d'in antform circu ou de l'évé doctinemen lén après esnes atio mentit. tionÀ l'origi

de decescolle morcction avaités sans doute s. moin eauxneurchoispour is, lesil yraret historique Les s erreurs de et de lieux commises par les copistes, le voisinage du recueil des croquants avec des pes du temps

22. Ibid., p.78.

23. Ibid., p.93.

de la guerre de Cent Ans attestent son insertion dans le passé, son intérêt de curiosité historique et non d'actualité politique. On ne possède pas d'indices certains pour identifier l’archétype du recueil et établir

24. Ibid., p. 87.

:

tonge et de l'Aunis, 1836, t. rm est tiré de MAsstou, Hisroire poli$ populaires au xvir siècle dans le Sux. Our . BERCÉ, Histoire des croquantt * reproduit l'original à partirde Arch

€ la France, Genève, Droz, 197#

PAU 793 (f» 86-88 vo et for 89 ve-93 V°)-

: filiation des manuscrits . [...]».

3CrireSur ce point, Christian JOUHAUD, Dinah RIBARD, Nicolas SCHAPIRA. les malheurs du temps, Paris, Gallimard, 2009.

R, MOUSNER, op: cit,,p . 71.

Collection

Histoire Littérature Témoïgnage.

CHRISTIAN JouHAUD

90

Raconter la révolte : récits porchnéviens et récits mousniéristes

91

Un intendant écrit au chancelier : ‘Ils rédigèrent là des arrêts dont les articles vous sont envoyés ci-joints et qui vous montrent, Monseigneur, que ce lion,

même lorsqu'il prend des airs apprivoisés à la suite des promesses qui lui ont été faites, conserve toujours quelque chose de sa nature sauvage et cruelle’. Ce raisonnement de l'intendant est insidieux — les ‘arrêts’ des paysans sont rédigés sur un ton si modéré et dans un esprit de dévouement au régime tel qu’il est permis de supposer que leurs auteurs étaient des représentants d'éléments de ‘droite’ et de la reddition parmi les insurgés”, . C'est bien, là aussi, parce que le texte est considéré comme simple contenant

d’une parole authentique directement exprimée que s’impose avec tant d’évidence le raisonnement implicite qui constate l’écart entre ces paroles et la radicalité des actions accomplies : il faut donc nécessairement, dans cette vision, pour comprendre cet écart,

que deux tendances aient existées au sein du mouvement paysan, l’une de droite et donc l’autre de gauche. Parmi les textes qui émanent des croquants du Périgord, deux sont cités et

brièvement commentés aussi bien par Mousnier que par Porchnev, l’un intitulé « Avis des assemblées des communes d'habitants » et l’autre, « Requête adressée au roi par les communes de Périgord »*!, Contrairement à Porchnev, Mousnier ne précise pas

qu'il s’agit de deux textes et mélange les citations comme si elles étaient empruntées

au même. Les deux historiens tombent d'accord pour voir dans ces écrits, à Cause

de Jeur argumentation et de leur modération, la main du général des croquants, un

Travailler sur le sens des textes de Porchnev ou de Mousnier suppose donc de ne pas séparer ce qui relèverait de la narration et ce qui relèverait de l'interprétation.

En revanche, j'ai essayé de montrer que l'étude de certains procédés narratifs des deux historiens pouvait permettre l’appréhension de tensions spécifiques dans leur démarche et de zones d'ombre dans l'argumentation que la nappe narrative recouvre. S'agissant de Porchnev, puisque c'est lui qui est au centre de ce colloque et non son

« adversaire », il faudrait aller plus loin en contextualisant dans une histoire intellectuelle, et peut-être dans une histoire politique de sa carrière académique, dont j’ignore tout, certains des traits que j'ai cru identifier. Cette ignorance ne supprime pas, je

l'espère, l’intérêt qu’il y a à repérer, comme j'ai cru pouvoir le faire, comment cristallisent de micro-omissions, d'infimes erreurs, en petites nodosités narratives. Et aussi comment des présupposés investissent son récit : par exemple quand il semble ne

pouvoir éviter de qualifier le secrétaire du duc d’Épernon Guillaume Girard d’« ami

intime » du duc, ou quand il ne peut éviter de considérer que les anciens soldats

du siège de La Rochelle qu’on trouvait parmi les révoltés avaient forcément été du côté des assiégés, ou qu’il semble ne pas saisir pourquoi l’emploi du terme croquant pouvait paraître insultant aux paysans révoltés”. Une représentation imaginée du passé, essentielle dans tout désir d’histoire, comme auteur ou comme lecteur, s’amalgame en ces points aux raisonnements de l'histoire sociale, en ces points c'est-à-dire ailleurs que là où s’allient théorie de l’histoire et empirisme de l'analyse érudite.

gentilhomme nommé Antoine du Pruy de Lamothe La Forest : pour Mousnier c’est une illustration de la puissance des liens verticaux de solidarité et pour Porchnev

la preuve « qu'ayant passé le commandement à un représentant d’une autre classe

sociale, les PaySans avaient ainsi condamnés ce mouvement à une dégénérescence

Progressive ». Ces deux‘interprétations, qui ne sont d’ailleurs pas incompatibles à

cette échelle d'analyse, Prennent sens évidemment par rapport à une vision d’enpe rt la société d’Ancien régime, mais ce qui m'intéresse ici, c’est, non pas de

Gr commet mr sert armé pue ep re pré

FER ass LE

Mousnier écrit « les ne

5

er

P

comment des interprétations produites à l'échelle des actions

er avis cnBendrées par des choix narratifs. Quand Roland

roquants s’évanouirent dans les forêts » alors qu’il vient de

u dissident Magaud, médec

La Forest, il faut que l'affrontement ntre

circonstance sans arrière-plan soci

épisode en le situant Cienent

de Péri

:

Lamothe

-PASISURRRE, ANS de les deuxF8 hommes ne soitGHRENE qu'uneDAr rivalité

à En revanche quand Porchnev raconte le même

mécontents « appartenant aux couc

paysan Magaud »??,

30.B. PORCHNEV, op. cir., p.69.

81. /bid.,p. 77-78. ; R. MOUSNIER, op cit «p.89 32.R. MOUSNIER, op. cit. p. 94 etB. PORC,

on + 0P.

di dans Y.-M. Bercé, op. cit.,t. I, P- 151-754 À cit, sp. 7

Re

33.B. PORCHNEV, op. cir., p. 58, 64, 65.

Catégories et classes sociales en question

Limpossible histoire de l'Ormée

CHRISTOPHE BLANQUIE

P

endant cinq ans, de 1648 à 1653, la France a connu une guerre civile dont les historiens ont longtemps hésité à rendre compte. Elle « n’a pas bonne presse »,

déplore Hubert Carrier, qui en attribue la responsabilité première au Siècle de Louis XIV. Alors, la faute à Voltaire ? Il est possible qu’il ait contribué à accréditer l’image d’une Fronde inconséquente mais la lecture des Mémoires de Retz avec ses personnages romanesques (la duchesse de Chevreuse !) et ses coups de théâtre n’y est

sans doute pas étrangère. Il est certain que les historiens ont tardé à la corriger. À dire vrai, il n’est pas sûr que l’on dispose actuellement d’une Histoire de la Fronde digne de ce nom. La tâche, il est vrai, apparaît bien ardue et l’heure des synthèses n’a pas encore sonné. La Fronde ? L’usage de l’article n’a rien d’innocent. L’on dit la Fronde

comme l’on dit /z Commune et l’on pense à Paris. Or les provinces ne sont pas restées spectatrices : Bordeaux passe même pour la seconde capitale de la Fronde ; simplement, la Fronde s’y appelle l’Ormée, du nom de l’une des factions qui divisent la

bourgeoisie. A-t-on affaire, de Paris à Bordeaux, à une réalité unique ou à des phénomènes simultanés, comment articuler la Fronde parisienne et une Fronde provinciale, et quelle périodisation retenir pour analyser celle-ci ? Si l’Ormée couvre les années

1651-1653, Bordeaux a d’abord connu une

phase parlementaire de la Fronde en 1649 puis une irruption de la Fronde des princes en 1650 lorsque la princesse de Condé est venue demander protection aux

1. Hubert CARRIER, La presse de la Fronde (1648-1653) : les mazarinades, Genève - Paris, Champion, 1989-1991,2 vol. t. I, p.7.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

BLANQUIE À

TS,

nce s?. Et c'est durant les deux phases initiales que ndant la prison des pri Bordelais pendant

les ormistes ont fai

caen rem les isoler abusivem: i

À

eq

, Quelle e

mn des éléments qui jouent à l'échelle du royaume se. se dore re à Naples, gagnerait “a ne de contagion révolutionnaire qui, de M quelques noms. On l'Europe? ? L'historiographie récente de l'Ormée se es véritable histoire de ne compte que trois monographies universitaires. La premi re

Sa traduction française, l'Ormée est l'œuvre d'un Américain, Samuel Westrich. sur ces te intelligent plus le et solide parue en 1973, reste l'ouvrage le plus de guerre civile à Bordeaux*. Helmut Kôtting s'efforce bien d intégrer la dimenoutils pour l’analysers sion sociale de la Fronde bordelaise mais sans se donner les

Eckart Biernstiel, pour sa part, a mis en valeur les mazarinades dont il éclaire l’analyse politique qu'il a donnée en 19855, Aussi les pages qu’Yves-Marie Bercé avait consacrées à l'Ormée dans son étude des soulèvements populaires du Sud-Ouest

dans la première moitié du XVII siècle apparaissent-elles infiniment plus sugges-

possible histoire de L'impo

97

LS

A

abandon du débat historiographique en France! à ainsi mu de l'analyse particulièrement sensible dans le contexte de l'enquête ee

sr de l'État moderne et qui empêche de tirer parti des acquis récents de La Fronde reste un objet historique bien difficile à identifier

a genèse urbaine,

le premier ravail de l'historien doit être de comprendre la cohérence d’une nédiie sjumées, de combats et de renversements d’alliances. Pour cela, il ne f. ee qui n°en dévoile qu'un ue es

commencer par adopter un point de vue l'on se place dans la perspective de la construction de l’État, l’on contidèré l'Orne comme un phénomène provincial et l’on rejette le mouvement bordelais du côté d

nostalgies. Aussi nous interrogerons-nous d’abord sur les conditions de Sen

de l'Ormée en tant que faction. Puis nous considèrerons la signification de l’im de

tenterons enfin sance des historiens à en proposer une analyse sociale. Nous

les conséquences pour appréhender la montée de l’absolutisme municipal.

tives’. Elles s'inscrivent dans la filiation mousniériste, de même que les travaux de

De l'unanimité aux factions

articles réunis en volume en 1998. L'historiographie récente s’est détournée de l’Ormée, ou plutôt ne l’a abordée que par des biais. Christian Jouhaud, dans son essai sur les mazarinades”, consacre des chapitres passionnants à l'Ormée maïs il ne fait pas de celle-ci un objet d'étude en soi; il s’agit plutôt de montrer ce que la compréhension des mazarinades apporte à celle de l’Ormée. D'une manière symbolique, Westrich donne la version américaine de son ouvrage en 1972 et Yves-Marie Bercé publie sa thèse en 1974 ; leurs deux interprétations coexistent depuis lors : à Bordeaux non plus, la querelle Porchnev-Mousnier n’a

des trois principales factions de la troisième Fronde bordelaise, elle a de bonnes raisons de prétendre représenter les bourgeois de la capitale de la Guyenne : elle porte bel et bien les thèmes auxquels s’identifie la troisième époque de la Fronde à Bordeaux.

Francis Loirette, qu’il s'agisse de sa contribution à l’Histoire de Bordeaux ou des

pas été tranchée. Les termes du débat ont pourtant évolué et il ne choque plus grand monde que l’on puisse réduire la position de Mousnier à un faux syllogisme : un, la société d’Ancien régime est une société d'ordres ; deux, les ordres ne sont pas des classes ; trois, il n’y a donc pas de lutte des classes sous l’Ancien régime. Mousnier lui-même connaissait trop bien la science historique pour ne pas distinguer l’outillage intellectuel de l’époque étudiée des outils conceptuels à la disposition du chercheur. 2. Les princes de Condé et de Conti, ainsi que le duc de Longueville, leur beau-frère, sont arrêtés le 18 janvier 1650. 3. Denis RICHET, « Révolution anglaise et révolutions française 1640-1789 », dans De la Réforme à la Révolution, Paris, Aubier, 1991, p. 453-480.

L'Ormée s’inscrit dans une durée certaine : trois années au moins. Étant l’une

Naissance d'une faction Comme

le reste du royaume, la capitale de la Guyenne connaît une étrange

situation au début de 1651. La ville, qui a défié Mazarin l’année précédente en donnant refuge à la princesse de Condé et au duc d'Enghien, supporte mal que le duc d’Épernon n'ait pas été remplacé au gouvernement de la province et les bour-

geois ont pris l’habitude de se rencontrer journellement sur l’esplanade de l’Ormée. Ces rassemblements se prolongent malgré leur interdiction par un arrêt du Parlement du 4 juillet 1651!! et ne cessent pas lorsque le prince de Condé et le duc d’Épernon

échangent leurs gouvernements. Les historiens tendent à s’accorder pour considérer

qu'au printemps 1651, l’Ormée fédère la bourgeoisie bordelaise. À l’avènement de Condé au gouvernement de Guyenne, la plupart des ormistes étaient, estime Orest

Ranum, « probablement des bourgeois, c’est-à-dire des citoyens propriétaires et un nombre non négligeable était membres du parlement »!2, Westrich souligne que l'Ormée formait « un mouvement de masse, avec des milliers de membres actifs »1.

4. Sal. Alexander WESTRICH, L'Ormée à Bordeaux, une révolution pendant la Fronde, Bordeaux, Institut

La question de la condition des ormistes n’est tout simplement pas posée. Les maza-

me

rinades décrivent alors la joie publique lorsque des personnes de condition annoncent

d'histoire sociale, 1973.

* Helmut KOTTING, , Die Ormée (1651 - 1653). ? Gestalen Kräfie und Personen Verb indungen der Bordelaise

en Münster, Aschendorff, 1983. ss . BIRNSTIEL, Die Fronde in Bordeaux, 1648-1653, Frankfurt-am-Main, Peter Lang, 1985.

Sud Marie BERCÉ, Histoire des croquants. Étude des soulèvements populaires au XVIF siècle dans le “ Ouest de la France, Genève - Paris, Droz, 1974. 0 po « Assujettissement politique et émotions populaires », dans Robert BOUTRUCHE (dir,), ta ux F se à 1715, Bordeaux, Fédération Historique du Sud-Ouest, 1966, p. 315-347 ; Francis 9 me mn fat et la région : l'Aquitaine au XvIr siècle, Bordeaux, PUB, 1998.

Aristian JOUHAUD, Les mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

10, Ce débat s’est poursuivi dans le monde anglo-saxon ; Cf. James B. COLLINS, La Bretagne dans l'État royal. Classes sociales, États provinciaux et ordre public de l'édit d'union à la révolte des bonnets rouges

Rennes, PUR, 2006, p. 20-31.

11. L'arrêt du 10 mai 1652 renouvelle celui du 4 juillet 1651 interdisant tout attroupement en armes ou toute assemblée « ailleurs que dans l'hôtel de ville » (Bibl. nat. Fr., Ms Fr. 22377 f 102).

12. Orest RANUM, La Fronde, Paris, Seuil, 1995 (New York, 1993),p. 282. 13.5. A. WESTRICH, op. cit. p. 54,

Collection Études révolutionnaires

n° 15

Si

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:

Ja nomination du Ne

«nosseigneurs du»apparaît parl

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de Guyenne. À Bordeau Pr , Ko Ce » qui organisent un feu d'artifice. Ce n’est que dans

Condé au gouvemement

le terme de

même que Condé è utilise à s celui-là bo urgeois,

Messieurs les bourgeois de 1 Ormée, une lettre qui Vaut recon. . Me n’a pas de statuts, pas d'organisation Celui-ci de ce mouvement.amme, . us officielle nai mais S€S membres sont bien intentio FA oi ee

e hors des en, ou émanation de la bourgeoisi s’y définit Coté moe ns gue Larti ée, de l’Apologie pour l'Orm sa Recon. ae »!5. Geoffroy Gay date

de Messieurs les Bourgeois de « Bourdeay, _. see le Marquis de Lusignan eur Monsi à ez oblig lais sur les ia des Bourde 1651 ». À défaut de témoignages

8 may sent à des soubs l'Ormaie de la Plate-forme, pas possible de présumer qu'ils se rédui ui $’ déroulent, il n'est M

de parle-t-on que du duc d'Épernon et de son remplacement par

bien évoque-t-on la fiscaprince de Condé, des prochaines élections à la jurade e? etOu les choix du duc d'Orléans régent lité, la guerre avec l'Espagne, la politique de la ux ? et n'y est-il pas question des prochains États-généra

ble Apparue après la paix de septembre 1650, l'Ormée est nettement repéra de prince le que pour ante import assez est elle e au printemps 1651, date à laquell expression de la bourCondé lui fasse l'honneur d’une lettre". Elle représente une civile. Ce moment façonne geoisie de Bordeaux durant une rémission de la guerre

comme si L'identité du mouvement mais, curieusement, On ne S'y attarde guère

: os sible histoire de L'imp

99

D

t ne, requises “A , : conditions x mmen de fortu q Pour appartenir au corps des bourgeois

de Bordeaux Le Parlement: de Bordeaux avait dominé le jeu politi que local en 164 : de faire éclater la jurade, trop à la dévotion du duc d'Épernon pour ne.

i un à

frondeurs. L'arrivée du prince de Condé dans la province à l'été 1651 semble rétablir es équilibres antérieurs, à cette différence près que le prince, qui a éprouvé toute

j'importance du peuple pour obtenir gain de cause en mai 1650 (il avait fallu une

émeute pour que le Parlement accepte de laisser la princesse de Condé entrer dans la ville), participe aux jeux politiques parisiens. Le 24 septembre 1651, le prince se rend au Parlement de Bordeaux, qui rend un arrêt d’union à ses intérêts. Le lendemain. il se présente devant les bourgeois de la ville qu’il invite à faire de même. La confimation

de l’autorité de la cour souveraine est donc conditionnelle, comme elle l’apprend à

ses dépens l’année suivante lorsque l'Ormée exige l'exil de conseillers suspects de sympathies mazarines. Impuissant à écraser l'Ormée, le Parlement choisit une solution adaptée aux institutions urbaines et convoque le 12 juin 1652 une assemblée des Cent-Trente, moins nombreuse, donc plus facile à contrôler que celles de l’Ormée où les ordres de la ville ne sont pas représentés en tant que tels. Les Cent-Trente décident de renouveler le serment d’union entre bourgeois et habitants, rappellent au respect des ordres de Condé, mais s'ils donnent satisfaction aux ormistes en obligeant les

comptables publics à rendre compte de leur administration devant des commissaires pris dans tous les ordres de la ville, ils apportent une garantie précieuse aux magis-

nt de Guyenne voire l'Ormée commençait à la nomination de Condé au gouverneme

trats du Parlement en interdisant toute réunion non autorisée par « authorité publique et celle des magistrats ». Aussi la cour se range-t-elle au compromis en exigeant le

nouvelliste du manuscrit français 25026 rend compte d’un glissement : le 26 février 1652, on apprend que « le menu peuple » étant mal satisfait du choix des commis-

rappel des conseillers exilés par l'Ormée. Le compromis du 12 juin 1652 marque un tournant parce que désormais, l’Ormée est nécessairement distincte du corps des bourgeois de Bordeaux. Frondeur mais anti-ormiste, Cayrac dénonce les divisions entre Bordelais : « et le pire, c’est qu’il c’estoit formé il y avoit de long mois certaine trouppe de gens qui se disoint de l'Ormée… »2. La formulation de Cayrac le souligne, l’Ormée continue de tirer sa légitimité du nombre de ceux qui la composent mais elle l’affirme aux dépens des institutions qui dominent la capitale de Guyenne : le Parlement et la jurade qui a pour-

que le lors des jouées de 1652 et de la « réactivation de l’Ormée »!'7. Il est vrai hies saires du Parlement pour informer sur des personnes soupçonnées de sympat le que vre mazarines, il s'assemble place de l’Ormière!*, En mai suivant, on décou 14, le Parlement a donné un nouvel arrêt pour empêcher les assemblées du peuple.

Cependant, cette définition de l'Ormée comme menu peuple est encore hésitante : le gazetin raconte que lorsque le Parlement persiste à interdire les assemblées, « ceux

de l'Ormière ne laissèrent pas d’aller en armes tambour battant par toute la ville, criant ‘Vive le Roy et les princes, point de Mazarins’, et l’on remarqua que le peuple estoit pour eux ». Il y a donc d’un côté le Parlement, et de l’autre l’assemblée de l'Ormée, pour laquelle le peuple prend parti. Si les ormistes sont ainsi distingués du

peuple, c’est qu’ils comptent parmi les bourgeois de la ville, qu’ils remplissent les

tant vocation à représenter les bourgeois de la ville. Elle défie le Parlement qui essaie de l’interdire en lui opposant une mazarinade en forme d'ordonnance « Signé l’Ormée avec plusieurs signatures »?! ; elle bafoue l’autorité de la jurade en refusant d’obéir à

l’ordre de dispersion intimé par la jurat Guiraud au matin du 24 juin suivant, puis en occupant l’hôtel de ville le soir, après que la petite Fronde a essayé de la rayer de la

carte politique bordelaise. 14. François GEBELIN, « Récit de la Fronde à Bordeaux, par Cayrac », Revue historique de Bordeaux, 1.1, 1914,p. 5-17, 195-209, 261-271 ; 1. 11, 1918,p. 171-181, 230-245, ici p. 174.

15. Apologie pour l'Ormée par un de l'assemblée de Messieurs les Bourgeois, dédiée à Mgr le Pce de Conti, s.\n.d. Eckar Bimstiel l'a publiée en annexe de son livre. 16. Le 18 juillet 1651, Malgré la force de ses termes, cette missive doit être replacée parmi toutes celles ja er adresse le même jour à des corps et communautés afin de se justifier et d'obtenir leur soutien 17. E. BIRNSTIEL, op. cit., p. 221. Pour cet auteur, cette réactivation procède d’un calcul de Conti. 18. Bnf : Fr., Ms Fr 25026, 66 v°.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

19. En vertu du règlement de 1622, il faut posséder une maison de 1500 livres et habiter la ville depuis au moins cinq ans.

20. F. GEBELIN, op. cit. p. 236. En 1653 encore, Cayrac dénonce les « mal intentionnés et vrais Épernonistes » (p. 240). 21. Le manifeste des Bourdelois, contenant le récit véritable de ce qui s'est passé dans la ville de Bordeaux les XIII et XIV du courant passé, Paris, 1652, p. 5.

Collection Érsdes révolutionnaires

n° 15

BLANQUIe nes

100

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L'impo

101

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dans le jour de l'histoire l’histoire co comme l’aile extré 1e extrême gauch « L'Ormée apparaît R La chronologie montre en effet que l’O, … : Kossmann. arti de Condé », observe : is de Bordeaux Pour devenir4 une

cesse d’être véritablement une union des bourgeois

à , jance avec Condé. Celle-ci se ne noue au printemps de faction lorsqu elle scelle . alli men

à la suite des journées par eque

ique

dans la mesurebone. où la facti on Prolonge

nation parlementaire. Le choix apparaît logique ie ’union que le prince avait recherchée dès avant sa ve

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lorsqu'il écri.

vait : « Je m’assure que vous continuerez dans ces bons sentiments jusques au bout, y allant mesme

interest à de a aire pour les miens »”.

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soutenir vigoureusement

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que

vous avez

à Paris, on distingue dès lors trois factions. En Guyenne,

ce sont la petite Fronde, la grande Fronde et l’Ormée. La petite et la grande Frondes

sont très clairement présentées comme issues de Leur ancrage institutionnel en assure la cohérence cient sans ambiguïté des « plates », les conseillers et à Épernon. C'est ainsi que, lors de la journée

la Fronde parlementaire de 1649, mais les deux factions se différenrestés dans l’obéissance à Mazarin du 24 juin 1652, les membres de

la petite Fronde insistent pour obtenir l'exil des ormistes les plus factieux, ajoutant « qu'il s’estoit meslé parmy eux des Mazarins et des Épernonistes »%. Condé y compte ses « meilleurs amis »#*, La petite Fronde correspond très précisément

à la société de magistrats que leurs offices ramèneront les premiers au parti du roi et au compromis avec son ministre. Cette logique est si forte que l’on s’étonnerait

presque de la méfiance qu’ils continuent à inspirer à Mazarin dont ils avaient assuré la défaite en 1649. La même logique explique l’incompréhension que suscitent les choix de la grande Fronde. Ce sont « gens bizarres, capricieux, quasi furieux et grands républicains »?. Lenet, qui dirige le parti des princes à Bordeaux, partage cette incompréhension devant les « chimères » de la grande Fronde. Le malaise des contemporains

interdit de résumer l’écart entre la grande et la petite Frondes à une opposition gauchedroite, ni même à une fossilisation d’une partie du mouvement parlementaire. L'Ormée se présente comme la seule des trois factions bordelaises à ne pas répondre à une définition institutionnelle.

Elle forme

une

universitas

spontanée,

cture le jeu poli e bordelais. La journée du 24 juin 1652 tentative de la petitetiqu Fronde d’annihiler l'Ormée mais ausei 1°; de marg celle-là parce que les condéens ne lui en iserrds poli tiquinal e boa Nosie us su d’une alliance en tre les parlemenires condéens des deux Frondes et une ou plusieurs fracti ! de la préparation des élections de 1652 à la jurade, Lenet Fa ne nn. i e désignation de prud’hommes « qui ne connaissent que votre altesse » La jurade bordelaise compte sis six membres ; Chaque année les prud'hommes élisent pour un mandat de deux ans un jurat noble ou officier, un avocat etun marchand Le renouvellement par moitié exclut que l’Ormée prenne le contrôle de la ji 1652 d’autant que le jurat noble est choisi parmi

les condéens. L'élection “ néanmoins de confirmer l'alliance entre le parti des princes et les ormistes , Condé fait acte d'autorité pour que la procédur e électorale soit respectée. Les jurat s sont élus par vingt-quatre prud'hommes, dont douze ormistes, sous le contrôle des commissa ires

du parlement. Lenet se félicite vivement du résu coup de la dernière importance »”. L'action des ltat de l'élection, « assurément un représentants de Condé est facilitée par

les principaux ormistes. Thodias, le très cond éen premier jurat, écrit au prince que « Villars, Dureteste et leur cabale ont bien fait leur devoir et assu rément ils font tout pour les intérests de V. A. »#. L'élection renf orce l'influence des condéens à l’occasion de la subs tion de deux ormistes qu’ils ont agréés à des membres de la petite Fronde dont letitu zèle

n’était

pas garanti. Le prince sait tellement combien il a besoin des ormistes pour prolonger « jusques au bout » le combat contre Mazarin qu’il aurait été prêt à leur abandonner la jurade, mais les ormistes, Pour leur part, ont conscience d’avoir besoin de l’appui de Condé pour intervenir efficacement dans les affaires de la ville. Cette alliance permet à l’Ormée de pren dre une part croissante à la vie publique mais le renforcement de son emprise sur la cité ne la met nullement à l'abri d’une

érosion de son assise bourgeoise.

L'impossible analyse sociale de l'Ormée Quand l'unanimité bourgeoise se fissure et que l’Ormée devient une faction,

elle assemble tous les membres d’un corps, la bourgeoisie bordelaise, privés de leur expression légitime par la tutelle pesante que le duc d'Épernon exerce sur la jurade.

l'origine sociale de ses membres devient un argument polémique. Quelle est donc l'identité des promeneurs qui s’assemblent à l’ombre des ormes ?

ormistes demandent que les corps ne prennent pas place dans la procession, car il n’y €n avait pas dans la cité d’autre que le leur, « qui estoit composé de tous les ordres tant gentilshommes que autres »25, Cependant, ce n’est pas autour de leur faction que se

La polémique sociale

En février 1653 encore, lors du baptême du duc de Bourbon, second fils de Condé, les

22. « Condé à Messieurs les bourgeois de l'Ormée », 18 juillet 1651, dans Archives historiques du département de la Gironde, t. VI, 1864, p. 295-296,

D

cbr

ules DE COSNAC, Souvenirs du règne de Louis XIV, Paris, Renouard, 1866-1882, 8 vol. t. II,

24. Bnf : Ms Fr 6707 f 149, Condé à Lenet, 3 juin 1652.

« Il y eut auprès de Bordeaux une assemblée des plus mutins, qui n’étaient

que du menu peuple, lesquels s’assemblèrent la première fois dans une maison qui se nommait l'Ormée, ce qui fit que l’assemblée se nomma de ce nom » écrit la duchess e de Nemours dans ses Mémoires. Si la princesse se trompe s’agissant du lieu — l'Ormée 27. Bnf : Ms Fr 6709 f 2, Lenet à Condé, 1“ août 1652. 28. Christophe BLANQUIE, Une vie de frondeur, le chevalier de Thodias (1616-1672) , Coutras, Groupe de Recherches Archéologiques et Historiques de Coutras, 2001,

rs Cité par H, KOTTING, Die Ormée, op. cit. p. 142.

* Archives historiques du département de la Gironde, t. VII, 1866, p.273.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

p. 126 ; Thodias à Condé, 1" août 1652,

29. Micheline CUÉNIN (éd.), Mémoires de Marie d'Orléans duchesse de Nemours (1625-1707), suivi de Lerrres inédites de Marguerite de Lorraine, Paris, Mercure de France, 1998, p. 180.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

BLANOU

+

Er

rmes proche de Sainte-Eutays,

plantée d’o que les journées on mais une esplanade des ormistes ? C’est est pas une mais ion icat alif qu la r “a Su e nc ia ae faire conf M sociale des ormistes n io it bourse nd co ier ourr la t en ig ér ale » printe, mps 1652 impo celle de la subversion soci ser sv e igin l’or de en cause sociale de l’Ormée. La mise LL < Ds . ns ers. euti d’ém u peuple avec un men e on, ondr conf = raît les e, appa rmé de l’O de or alors maj aide rmet Bret PS la règle quand Le oi SE des

« personne des ormistes, comme une ime vict et re rsai adve t, r que cette acey. la ee de Filho e famille ». Il est révélateu bonn de issu qu'’ quoy on tati vie répu populaire e assimilation entre la faction et Le sation s'accompagne le plus souvent d’un de et le quartier du Chapeau-Rou Dé, Cône e Fron les conseiller quartier Saint-Michel, entre Ja petit tier des artisans, comme Si touson dès jürats quar le dans que tait recru ne mée ecti si l'Or Chapeau-Rouge*. Lors de l'él du Parlement résidaient cours du de gens de bien on ati ign dés er d'obtenir la 1652, les condéens ont beau s’efforc ormistes conviennent que les Lenet peut bien informer Condé début juillet que les z capables »? z riches ni asse SOnt ni assequi i eux « ne mar idats conves qui figurentant parm des cand font gentilshommemettre nds cha , et ats avoc les en av. pour mieux Robert, nables, les commissaires du Parlement affectent de ne pas connaître l’avocat dont le père avait pourtant siégé à l'hôtel de ville.

« Pour percevoir une coloration sociale des émeutes, il [faut] attendre le mois

er*®. L'Apod'avril 1652, et à peu près à la même époque à Paris », note Hubert Carri eut dans tous logie pour l'Ormée toume en vain le dos à l’«immortelle guerre qu’il y les États, entre les conditions relevées et celles qui ne le sont pas », la stratégie de déni-

Fronde grement social amorcée lorsque l’Ormée entre en conflit ouvert avec la petite se révèle particulièrement efficace. Elle oblige le pro-ormiste Courrier de la Guienne à rappeler que tous les gens de bien participent à l’assemblée de l’Ormée. Cela doit rester vrai assez longtemps puisque l’un des événements qui annoncent la reddition de Bordeaux aux armées royales en juillet 1653 est une assemblée à la bourse : cela signifie que, presque jusqu'au bout, l'Ormée a dû compter de riches marchands, même les événements politiques ont aussi permis à des hommes nouveaux de se produire sur le devant de la scène. « Ses membres se composaient principalement d’artisans, mais il s’y mélait quelques individus d’une condition plus relevée » assure Boscheron des Portes.

l'historien du Parlement de Bordeaux de mettre en garde : « on ne réveille pas impunément, en effet, dans certaines classes de la société, les instincts d’insubordination,

l'Ormée “mnossible histoire de Et

103

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mécontentements qui sommeillent toujours »#, À son e

D istoriographie a reproché l'OrméeBoscheron sa médiocrité sociale a HFfait un re ai des Portes comme àCosnac, ormistes, principaux

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ce qui, note Yves-Marie Bercé, rappelle la sinistre réputation du boucher Caboc: “ Plus mesuré, Camille Jullian décrivait une frairie dont les membres, « nine . < qui feront plus tard la Révolution », appartiennent à la bourgeoisie moyenne : « l’ Ha

ment démagogique et populacier ÿ était aussi étranger que la pure aristocratie »%5

Louis Madelin n’hésite pas à mettre en cause les tendances républicaines et rc

démagogique d’une Ormée définie comme le prototype des sociétés populaires de la Révolution : « petits bourgeois, officiers en congé, avocats et commerçants, ces

gens

étaient parvenus à se rendre les maîtres de la populace et en disposaient »°7 _—. L'entreprise de dénigrement des ormistes a profondément influencé les histo-

riens, même lorsqu’ils n'en sont pas dupes. S’il n’est plus question de présenter les ommistes « comme des vagabonds, couche dangereuse, racaille, canaille, etc. », les

perçoit-on, suivant la définition des Parisiens participant aux joumées des 26 au 28 août 1648, comme « l'élite et aussi la masse du commerce comme de l’artisanat »* ? Francis Loirette s’il souligne « le rôle primordial des éléments populaires » voit dans les ormistes des représentants de la petite et de la moyenne bourgeoisie »®. L'Ormée, assure Michel Pernot, « rassemble des officiers de justice de rang infé-

rieur, avocats et procureurs, ainsi que de nombreux petits bourgeois, marchands, artisans et boutiquiers et quelques ecclésiastiques exaltés »#. Pour William Beik, les

ormistes sont des citoyens assez respectables pour se sentir offensés qu’on prenne une décision importante sans les consulter mais assez peu importants pour être habituellement exclus du pouvoir“. Westrich présente quant à lui les chefs ormistes comme

une classe montante au sein de la population, « ce qui peut expliquer non seulement leur zèle révolutionnaire, mais aussi la profonde hostilité que leur témoignaient ceux dont ils contestaient la position ». Mais l’Ormée dont il parle n’est plus celle qui réunissait des milliers de membres actifs : il y a d’une part l'unanimité bourgeoise du

printemps 1651, cette expérience de la communauté idéale qui a formé le programme ormiste, puis la faction qui aspire paradoxalement à la perpétuer. William Beik prend certes acte de la respectabilité des ormistes, mais il rejoint Westrich pour les présenter comme des hommes nouveaux. Yves-Marie Bercé en conclut à un ralentissement de

84, BOSCHERON DES PORTES, Histoire du parlement de Bordeaux, Bordeaux, C. Lefebvre, 1877, 2 vol., t. 1, p. 151, 144. 35. Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants, op. cit.,t. I, p.513. 36, Camille JULLIAN, Histoire de Bordeaux depuis les origines jusqu'en 1895, Bordeaux, Féret et fils, 1895,

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en

ee mm ccm oem ue eu eu

30. Robert DESCIMONet Christian JOUHAUD, « De Paris à Bordeaux : pour qui court le peuple pendant Fronde (1652) », dans Jean NICOLAS (dir.), Mouvements populaires et conscience sociale, XVI'-XIX' siècles, Paris, Maloine, 1985, p. 31-42. 31. Une demi-douzaine de familles parlementaires y ont leur hôtel mais leur concentration est plus forte rues des Trois-Conilhs,du Mirail ou du Parlement ; Caroline LE MAO, La fortune de Thémis. Vie des magis. trats du parlementde Bordeauxau Grand siècle, Bordeaux, FHSO, 2006, p. 79-83.

32. Bnf : Ms Fr. 6708, f° 6.

33. Hubert CARRIER,Le labyrinthede l'État, Paris, Champion, 2004, p. 598.

SOCIÉTÉ DES

ROBESPIERRISTES

p.491. 37. Louis MADELIN, Une révolution manquée, la Fronde, Paris, Plon, 1931, p. 323. 38. Emmanuel LE ROY LADURIE, « Réflexions sur la Fronde », dans Jean-Pierre BARDETet Madeleine Sr

p.

(éds.), La vie, la mort, la foi. Mélanges offerts à Pierre Chaunu, Paris, PUF, 1993, p. 725-743,

729.

39. F. LOIRETTE, « Assujettissement politique {.…] », art. cit., p. 341-342. 40. Michel PERNOT, La Fronde, Paris, Édition de Fallois, 1994, p. 331. 41. William BEIK, Urban protest in seventeenth-century France. The culture of retribution, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 246.

Collection Études révolutionnaires

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BLANQUR

104 a

: _— istes sont alors de bons bourgeois en cours d’enrich; Ja mobilité sociale. Les once tarde à se traduire au niveau du jeu municipal

’ascension ment et dont l’asce

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; présenter les ormiste

On retrouve ici la querelle Porchnev-Mousnier car p HQE à d’enrichis sement et qui i se heurte ,

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la f, es issus aux détenteurs deS Comme

société d'ordres. à réintroduire les classes dans la

Des bourgeois comme les autres ision de Louis XIV de supprimer des DITS

es pages relatives aux

l’incendie des archives muni miss e À ati a été aggravée à Bordeaux la pratique cipales en 1862. On ne dispose que d’épaves calcin . pour ete litique quotidienne durant l'Ormée. Dès lors, la confirmation de son caractère révo. in

ou non dépend pour une large part de 1 identité de ses membres. Or, non

seulement on manque d'une prosopographie des ormistes, mais les bases d une véri-

table analyse sociale de l'Ormée nous font défaut. Celle que pee Westrich repose pour une part sur les dépouillements opérés par Communay, 1 éditeur du Journal de

Filhor. Les sources existent pourtant car le minutier bordelais est fort bien conservé, Pourquoi n’a-t-il pas été exploité ? La longueur des dépouillements n'est pas seule en cause : l'étude paraissait inutile tant la représentation des ormistes avait été solidement installée par la tradition. Cette lacune explique notre impuissance à expliquer comment les ormistes peuvent simultanément être des bourgeois en cours d’enrichis-

sement et appartenir à la lie du peuple. Les rares études consacrées à des ormistes invitent à rompre avec ces grilles a priori. Christian Jouhaud l’a bien montré, Geoffroy Gay, qui s'intitule aumônier de l'Ormée, est un ecclésiastique aisé et bien inséré

dans la société lettrée de son temps. Fils d’un marchand hôtelier, il a, après de solides études, été pourvu d’une cure en 1628 mais il l’a résignée en 1639, se consacrant depuis lors à l'écriture“. L'exemple de Pierre de Villars va dans le même sens, Le chef ormiste appartient à une bourgeoisie en ascension mais dont l’assise économique reste encore fragile. Ce fils de notaire peut espérer, en devenant avocat, s’agréger à un groupe qui prétend à la noblesse. Un homme nouveau ? Certains de ses parents sont déjà bien installés : un oncle avocat, un parent élu. Enfin, c’est chez sa sœur religieuse que se tiennent des assemblées de dévotion auxquelles participe le prince de Conti.

Villars se hisse aux tout premiers rangs de la bourgeoisie à l’occasion de l’Ormée mais l'échec de celle-ci le chasse de la ville qui formait l’horizon de ses ambitions.

Protégé par le prince de Conti qui en fait l’un des gentilshommes ordinaires, il entre

véritablement dans la noblesse pour échapper aux conséquences de son échec politique. Cependant, la disparition précoce de son protecteur le laisse démuni face aux attaques de ses créanciers et il doit renoncer à ses prétentions nobiliaires afin de proté8er comme il le peut ses dernières propriétés. Finalement, Villars, dont le fils aîné

pr P-01-71,

BERCÉ, « La mobilité sociale, argument de révolte »,xv1r" siècle, n° 122, janvier-mars 1979,

_. Armand COMMUNAY (éd.), L'Ormée à Bordeaux d'après le journal inédit de J. de Filhot, Bordeaux,

ret et fils, 1887. L'édition des mémoires de cet adversaire de l'Ormée reste la contribution la plus impor.

tante de la Brande érudition du x1x" siècle à l’histoire de la Fronde bordelaise.

44.C. JOUHAUD, Mazarinades [.….], op. cit. p- 194-201.

.

sible histoire de l'Ormée

pospo L'im D

TT

ursuit une carrière militaire dans un régiment condéen, est incapable d'établir son cadet et d'assurer la dot de sa fille religieuse. I] lui faut ven dre Sa maison de Bordeaux our vivre dans le faubourg Saint-Seurin. Malgré la protec tion de Conti puis du Gr Condé qui finira par pi and a une modeste pension à l’ ancien ormiste, on est donc in du triomphe insolent un parvenu que décrit Communay#, i : ie du frondeur bordelais montre que celui-ci n’a jamais à . os sie . ce que l'on appellera au siècle suivant un talent, laissé sans emploi par une société bloquée. Les ormistes sont-ils véritablement trop peu importants du pouvoir ? Cohérente avec l’idée de blocage social, cette ee iainei pas avec ce que nous Savons du système politique bordelais à Ja veille de la Fronde

En réalité, l’accès à la bourgeoisie reste largemen t ouve

bien qu'un ormiste sur cinq n’a rempli que récemment les conditions requises pour

être agrégé à la bourgeoise bordelaise, d’où l’idée d’un antagonisme avec les bourgeois plus anciens assimilés à une oligarchie. Mais, pour être impressio nnante, cette proportion est-elle significative ? Le nombre des nouveaux bourgeois parmi les 1869 inscrits sur le Livre des bourgeois de Bordeaux est du même ordre, soit un cinquième‘? La fermeture de la bourgeoisie n’interviendra qu'après la Fronde, avec la vérification des lettres de bourgeoisie initiée par le Conseil du roi‘. Partant, la date d’inscription dans le Livre des bourgeois ne constitue pas un critère suffisant pour distingue r

les ormistes des autres bourgeois de Bordeaux : l’Ormée ne rassemble pas les plus

récents des bourgeois de Bordeaux, qui seraient tenus à l'écart des conseils de la ville par l’oligarchie parlementaire ; elle reste, dans sa composition, représentative

de cette bourgeoisie qu’elle avait d’abord réunie. Certes, Roger Chartier a comparé

en s’appuyant sur les listes publiées par Westrich, les Cent-Trente, dominés par la judicature et les ormistes parmi lesquels l’emportent la marchand ise et l'artisanat ; à ses yeux, « l’Ormée ne recrute donc que peu dans l’oligarchie urbaine et quelques notables ralliements [...] ne doivent pas masquer l’assise fondamentalement petite bourgeoise du mouvement »*. Cependant une telle conclusion ne vaudrait qu’à la double condition que les ormistes soient des bourgeois plus récents que les autres et

que la composition des Cent-Trente reflète celle de la bourgeoisie. Bien que le débat porte sur la nature même de la bourgeoisie, il conserve une dimension sociale, que Kôtting retrouve non pas lorsqu'il évoque la géogra-

phie sociale bordelaise (les gros bourgeois de la Rousselle et les artisans du quartier 45. Christophe BLANQUEE, « Pierre de Villars, An Ormiste after the Fronde », French History, n° 20, 2006, p. 1-24, 46.5. A. WESTRICH, op. cit., p. 62.

47. Archives historiques du département de la Gironde, t. XXXII. 48. Christophe BLANQUIE, « Institutions bourgeoises, institutions frondeuses »; dans Anne-Marie COCULA

(dir.), Adhésions et résistances à l'État moderne en France et en Espagne 1620-1660, Bordeaux, PUB,

2001, p. 91-110.

49. Roger CHARTIER, « L'Ormée de Bordeaux », Revue d'histoire moderne et contemporaine, avril-juin

1974, p. 279-283.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

ainsi qu’en témoignent les

ormistes eux-mêmes : 22,30 % de ceux qu’identifie Westrich ont reçu leurs lettres de bourgeoisie pendant les vingt années qui précèdent la Fronde“, Ce nombre suggère

Collection Études révolutionnaires

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106

CHRISTOPHE BLANQUIE

Saint-Michel), mais la population des paroisses : sur 25400 habitants recensés en

1631, 8000 résident dans la paroisse Saint-Michel, qui abrite également le siège de 13 des 31 confréries des métiers, contre 1000 dans la paroisse Sainte-Croix*®. Même si les paroisses ne constituent plus une dimension institutionnelle de la vie municipale

depuis que la jurade a été ramenée de 12 à 6 membres, elles continuent à fournir à la sociabilité urbaine un cadre devenu inadapté au fonctionnement des institutions municipales. 11 faut donc prendre acte, avec Yves-Marie Bercé, de la diversité sociale des

ormistes. Mais cela implique-t-il qu'on en fasse « un groupement politique circons-

tanciel comparable aux factions qu’avaient fait naître dans les cités les guerres de la Ligue des royalistes sous Henri IL et Henri IV ou les guerres princières sous Louis XIII »°1 ? Il apparaît plus utile de s'interroger sur les conditions politiques et

sociales d’une association entre condéens et frondeurs bordelais dont le parcours de

Villars suggère qu'elle perdure bien après la reddition de Bordeaux aux généraux de l’armée royale,

Absolutisme municipal et État moderne La spécificité de la Fronde bordelaise réside dans la solidité de l’union des bourgeois, des ormistes, autour de Condé, Le ciment de cette alliance peut être

conjoncturel, ses fondements reposent sur la structure même de la France moderne.

Les faux semblants de la genèse de l'État moderne : La querelle Porchnev-Mousnier a porté, non sur la signification de la Fronde, mais sur le cadre de l'analyse sociale des frondeurs. Aux . de l'historien sovié-

ki la Fronde signe la féodalisation d'une partie de la bourgeoisie, elle s'inscrit

en mme des soulèvements populaires dont elle est à la fois le point culmisant sn Le refus de la bourgeoisie de se placer ou de rester à la tête des

some

volutionnaires suscités par la montée de la pression fiscale condamne

__ hec. Niant le caractère révolutionnaire de La Fronde, Mousnier préfère = accent sur les Buerres menées sous Louis XIII et qui imposent une insup-

Portable pression fiscale puis une violation des privilèges et libertés ainsi que des InOVatiOnS institutionnel les, Dans les deux cas, la guerre civile n’est que la consé-

ns des transformations exigées par l'affirmation du pouvoir monarchique depuis que Richelieu a engagé la France dans la guerre ouverte contre l'Espagne. En ramean Simultanément les Grands à l'obéissance, le cardinal supprime un héritage de la

r

107

appel d’un Pierre Goubert en inscrivant l’action des parlements dans la continuité d’une tradition contestataire d’inspiration démocratique, elle conclut aussi que, réaffirmés au cours du XVIN° siècle, « de tels principes contribuent à modeler l'esprit

public en affaiblissant la portée du message étatique d’unification et de modernisation »°?, Présenter la Fronde comme une résistance à la modernisation de l’État, c’est affirmer sans nuance qu’il y a un État, ce qui reste à démontrer, et qu’il n’y avait qu’une manière possible de le construire, autrement dit que la Fronde parlementaire,

la Fronde nobiliaire, les Frondes urbaines n’expriment qu’une vision négative, un message passéiste et que l’Ormée n'était qu’« une utopie provincialiste et antiétatique ». N'est-ce pas oublier que les proclamations traditionnelles dissimulant parfois un nouveau régime, « le mythe des origines appelle ainsi souvent la novation »°° ? Si l’État contemporain démarque l'État moderne, alors il n’y a pas d’État

jusqu’à la Révolution française. Présupposer un mouvement irrésistible qui conduirait aux formes de gouvernement que nous connaissons amène à substituer nos représentations des formes d'exercice de l’autorité à celles des sujets de Louis XIII et de Louis XIV. Mieux vaut sortir d’une opposition centre-périphérie (entendons moder-

nité-marginalité) pour réfléchir aux modes d'association des sujets à la personne du souverain. Il ne suffit pas d'admettre en théorie l’importance de la métaphore corporative si l’on n’en tire pas les conséquences au niveau de l’organisation de la société politique. Au lieu d’un mode d'organisation hiérarchique et centralisé, prévaut dans la France moderne une organisation dans laquelle chaque province, chaque pays, chaque ville, chaque corporation entretient un lien individualisé avec le roi, lien qui se tisse autour de privilèges dont la reconnaissance par celui-ci conditionne la fidélité de ceuxlà. Dans une telle perspective, les révoltes populaires, les Frondes, mettent surtout en cause la façon dont cette relation est menacée par des novelletés et les solutions que chaque communauté propose pour la restaurer ou la faire évoluer. L’attitude des trésoriers de France est à cet égard tout à fait significative : ils s'efforcent de retrouver la place qui était la leur dans le département de l’impôt sans en limiter le produit mais en en supprimant les abus. Ils ne contestent pas véritablement le niveau de la taille mais des modalités de perception qui la rendent insupportable. Alors que la Fronde est présentée comme une résistance au renforcement du

pouvoir central, l'analyse des titulatures, notamment dans les actes notariés, permet de déceler des écarts entre les différentes sociétés qui composent le royaume. Contrai-

rement à ce qu’une interprétation strictement mousniériste peut laisser penser, les hiérarchies sociales ne sont pas uniformes de par le royaume. Les échelons de l’honneur varient d’une ville à l’autre, et plus encore d’une province à l’autre. Le poids

il engage de la sorte une évolution que Louis XIV confirmera en affermis-

de la noblesse, la religion, les privilèges accordés aux villes, la nature des offices offerts à leur bourgeoisie justifient des écarts qui correspondent à une plus ou moins

Cene approche a été reprise et amplifiée par l’action thématique program-

revendications des frondeurs et les alliances au sein des villes ? Il serait illusoire

ee



L’impossible histoire de 1’Ormée

Sur l'émergence de l’État modeme. D'une manière significative, le volume de

Enquête européenne le plus attentif aux mouvements populaires les range parmi

ss résistances à l'État monarchique. Elle permet certes de nuancer le jugement sans

grande sensibilité aux évolutions. Ces écarts peuvent-ils ne pas se retrouver dans les

52. Jean NICOLAS, « L'État monarchique face aux résistances en Espagne, en France et dans les vieilles provinces des Habsbourg (xv*-xvrr siècles), France », dans Peter BLICKLE (dir.), Résistance, représenta-

tion et communauté, Paris, PUF, 1998, p. 104-113, p. 108.

: H.KOTnNo, Die Ormée [..], op. cit. p. 41. *Y-M. Bercé, Histoire des croquants,op. cit. p. 514.

53. Robert DESCIMON, Qui étaient les Seize ? Mythes et réalités de la Ligue parisienne (1585-1594), Paris,

Klincksieck 1983, p. 297.

SOCIÉTÉ DES

ROBESPIERRISTES

Collection Études révolutionnaires

15

108

CHRISTOPHE BLANQUIE

d'imaginer que Condé est confronté à une situation identique à Paris et à Bordeaux. Aussi bien peut-il sans se contredire opérer des choix sensiblement différents parce que les contextes locaux sont irréductibles les uns aux autres. On comprend dès lors pourquoi il est apparu

si aisé aux frondeurs de comparer les situations locales, si

tentant de mobiliser les Parisiens en invoquant l’exemple bordelais mais si difficile aux frondeurs parisiens et bordelais d'opérer une jonction. Christian Jouhaud a raison : les mazarinades ne permettent pas de restituer « l'idéologie de l’Ormée »“* mais

L'impossible histoire de l’Ormée

109

problèmes généraux, ‘nationaux’ », conclut-il®. Identifiant les familles consulaires de

Marseille au début de la Ligue, Wolfgang Kaiser relève l'isolement de deux familles qui se retrouveront bientôt dans l’aile radicale, les autres formant un « inextricable conglomérat. Pourtant, deux groupements au moins se distinguent assez clairement au

début des guerres de religion »%. Autrement dit, ce qui importe à l’analyse est moins la position de familles marginales que la division de celles qui sont au centre du jeu politique — « plusieurs qui composent le corps de l’Ormée, qu’ils appellent du nom de

mais il a largement contribué à faire oublier la piste suggérée par Henri Drouot, d’un affrontement au sein même de la bourgeoisie’. L'analyse de Denis Richet, en revanche, se trouve confirmée par les données disponibles sur le statut des ormistes :

peuple, les touchent d’alliances et de parentés » rappelle l'Apologie pour l'Orméef, Et de ces divisions de la bourgeoisie, la crise nantaise de 1631 donne un exemple bien documenté dans une autre province? et le confit libournais de 1625 une illustration aux portes mêmes de Bordeaux. On retrouve une division au sein de la bourgeoisie qui n’est pas immédiatement corrélée au développement de la vénalité des offices et aux distinctions que créent les privilèges attribués à leurs titulaires. Tout le travail de

« Ce fut seulement quand, au sommet de la société, des divisions se produisirent que

l’historien consiste alors à rendre compte de la diversité des groupes sociaux et de

certaines laves émanées des strates inférieures purent se frayer leur chemin. Mais très vite ces possibilités se refermaient grâce aux compromis intervenus dans le monde

l’articuler avec les deux niveaux de revendication de chacun de ces groupes. Il devient

des notables »*, On comprend alors comment l’Ormée a pu disparaître sans presque laisser de traces, sembler s’évanouir de la mémoire collective des Bordelais, sans que les anciens ormistes cessent de bénéficier des solidarités dont ils avaient joui

contredise pas ce que l’on sait par ailleurs des choix politiques du prince.

seulement de construire des événements dont le sens est ailleurs. L’impuissance des frondeurs peut tenir à un égoïsme, elle résulte surtout de considérations objectives. Entre Porchnev et Mousnier, le débat historiographique n’a pas été tranché,

entre 1651 et 1653. Une telle interprétation s’écarte sensiblement de celle qui assimile l’Ormée à une Fronde municipale, « où la conjoncture venait raviver les conflits de longue durée typiques des autonomies communales, ceux qui voyaient s’affronter ‘patriciat et plèbe’, ‘gros bourgeois’ et bourgeois ‘médiocres’, magistrats et parti

populaire »*”. Car ce dernier schéma est tout bonnement incompatible avec le dérou-

lement des faits, qui a vu, durant les deux premières Frondes une si profonde division du ‘patriciat’ que le corps de ville n’a pas résisté. La Fronde se traduit en premier

lieu par une crise de la jurade, tiraillée entre ses obligations envers le gouverneur et

ses devoirs envers le parlement : en 1649, celui-ci remplace quatre des six jurats ; en 1650, l'avocat Constant choisit le parti de la cour ; en 1651,

l’élection du troisième

jurat n'est acquise qu’avec un jour de retard®. Cette division est loin de constituer un phénomène isolé. Elle correspond même à une situation presque normale, mise en évidence par les travaux de Gérard Delille. Cet auteur montre d’une part que les partis divisent les familles, d’autre part que toutes les familles anciennes ne s’intègrent pas aux mêmes réseaux. « À Arles et à Marseille,

les enjeux sont bien sûr locaux (contrôle des municipalités et des circuits financiers qui en dépendent) mais ils se sont que partiellement traités comme tels. Ils sont, dans les débats politiques et idéologiques entre camps opposés, dominés, englués dans des

alors possible d’interpréter l'alliance entre condéens et ormistes d’une manière qui ne

Un programme bourgeois Le maintien de l'ouverture de la bourgeoisie à Bordeaux sous les cardinaux ministres n'exclut pas une fermeture sensible de la jurade. Le nombre de patronymes recensés par Laurent Coste dans le corps de ville recule de près de 20 % entre le premier et le deuxième quart du XvII siècle, de sorte que l'écart entre le nombre de places offertes aux bourgeois et le nombre de ceux qui les remplissent est multiplié par trois, passant d’un déficit de 9,9 % à un déficit de 30,7 %. Les années 1625-1649

sont en effet les seules entre 1550 et 1724 où la jurade bordelaise n’est pas composée pour plus de moitié de représentants de familles qui y apparaissent pour la première fois (47,5 % contre 67,1 % pour la période précédente)$*. Cette évolution politique emporte de très lourdes conséquences sociales car la jurade étant tripartite, le resserrement est bien plus sensible pour les marchands que pour les nobles et les avocats. On

comprend mieux alors pourquoi les marchands sont au cœur du débat sur la définition de la bourgeoisie. Le contraste ne laisse pas d’impressionner entre une bourgeoisie

encore largement ouverte et un corps de ville de plus en plus difficile d'accès. De cette vérité d’expérience, tous les bourgeois bordelais peuvent témoigner. Elle résulte moins d’une évolution sociale, d’une attitude nouvelle des principales familles de la cité que 59. Gérard DELILLE, Le maire et le prieur. Pouvoir central et pouvoir local en Méditerranée occidentale {xv-xvir siècle), Paris, EHESS, 2003, p.266.

54,C. JOUHAUD, Les mazarinades [. ..], op. cit., p.208. R. Descimon a souligné (Qui étaient [...}, op. cit., p. 21) et affiné l'hypothèse formul ée par Henri

u AS Mayenne et la Bourgogne, Paris, Picard, 1937, 2 vol. t. I, p. 340. + Denis RICHET, La France moderne : l'esprit des institutions, Paris, Flammarion, 1973, p. 114.

57. Helmut KOTTING, « L'Ormée (1651-1653). Dynamique sociale de la Fronde bordelaise », XVII" siècle,

octobre-décembre 1984, p. 337-379. 58. Le jurat marchand.

60. Wolgang KAISER, Marseille au temps des troubles, 1559-1596. Morphologie sociale et luttes de factions, Paris, EHESS, 1992 (Géttingen, 1991), p. 157. : 61. E. BIRNSTIEL, op. cit., p. 283, 62. Guy SAUPIN, « Ville et culture politique au xvn' siècle : l'oligarchie municipale nantaise en crise en

1631 », dans Laurence CROQ (dir), Le prince, la ville et le bourgeois, Paris, Nolin, 2004, p. 157-174. 63, Christophe BLANQUIE, Libourne ville présidiale, à paraître. 64, Laurent COSTE, Messieurs de Bordeaux. Pouvoirs et hommes de pouvoir à l'hôtel de ville, 1548-1789, Bordeaux, Fédération historique de Bordeaux, 2006, p. 189-194.

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Collection Études révolutionnaires

n° 15

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CHRISTOPHE BLANQUIE

de manquements répétés aux privilèges de la ville et de pressions du gouverneur pour

disposer d’un corps de ville sur lequel il puisse se reposer. Le duc d’Épernon porte une lourde part de responsabilité dans la mobilisation de la bourgeoisie dans le camp du Parlement en 1649 puisqu'il est directement à l’origine de l’accaparement de la jurade par quelques familles. C’est dans ce contexte que la meilleure bourgeoisie a pu retrouver des personnes de moindre parage sous les ombrages de l’Ormée pour discuter des affaires publiques desquelles elles avaient toutes le sentiment justifié d’être

tenus à l’écart. Le constat invalide assez largement l’idée que les frondeurs se recruteraient parmi les robins marginalisés par la consolidation des dynasties de magistrats due à la vénalité des offices. Les parlementaires, s'ils sont loin de se désintéresser des affaires de la ville, ne prétendent pas aux honneurs de l'édilité ; mieux encore, le duc d’Épernon fait passer les nobles d'épée avant les officiers, de sorte que le monde de l'office ne tient pas à l'hôtel de ville un rang qui justifierait la rancœur des avocats et de la basoche. Il faut en conséquence écarter l’idée que les exclus de la vénalité réinvestiraient le champ municipal, le seul sur lequel ils puissent affronter les dynasties

L'impossible histoire de l'Ormée

111

côté la restauration des droits des bourgeois, de l’autre, l’aspiration à la réactivation des solidarités urbaines ? Il s’agit en réalité de rien moins que de rendre aux bourgeois de Bordeaux les droits énoncés par les privilèges de la ville et, ce faisant, d'établir une pratique respectueuse de leur esprit et adaptée au degré de développement insti-

tutionnel de leur ville. Forte de ses privilèges et fière de son passé, la cité de Bordeaux, en effet, ne se résume pas à la communauté bourgeoise ; elle possède une personnalité morale dont ses principaux officiers, le procureur syndic et le secrétaire de ville, se sentent les dépositaires. Que ces offices soient tenus par des ormistes prouve que le sentiment de dépossession des bourgeois ne tient pas à l’évolution de l’institution urbaine. C’est la pratique politique associée à la montée de l’absolutisme municipal qui est en cause. L'assemblée du 19 juillet 1653 en porte un ultime témoignage, en abolissant le nom

de l’Ormée pour mieux proclamer qu'il n’y aurait plus qu’un corps dans la ville, « composé de notables bourgeois ». L’attitude du prince en 1649 montre que Condé lui-même n’est pas un farouche opposant à l'affirmation de l’autorité royale. Ce qu’il souhaite, c’est être associé plus

parlementaires. En revanche, cette situation éclaire d’un nouveau jour le constat des

étroitement à son exercice. Il faut y prendre garde, c’est en raison d’une vision iden-

conseillers du Parlement sur les prud'hommes élus en 1652 : si la plupart sont des

tique qu’il soutient en Provence le gouverneur contre le Parlement et en Guyenne le parlement contre le gouverneur. Sa ligne politique est exprimée par les lettres qu’il

ormistes « sans noblesse ni officiers », des bourgeois dont nul « citoyen

ni qui ait

passé par les charges »%, c’est qu’ils avaient jusqu’alors été exclus du jeu municipal

envoie à l’occasion de sa libération puis de son départ pour la Guyenne. Condé n’entre

tel qu'il se jouait sous le gouvernement du duc d’Épernon. Ce que les parlementaires mettent alors en cause, c’est l’absence d’expérience des affaires publiques de

dans l’opposition que dans la mesure où ses exigences conduisent Mazarin à le rejeter

ces bourgeois, au moins autant que la médiocrité de leur condition. À vrai dire, il y a ici une inversion du raisonnement : dès que la politique municipale devient l’affaire des meilleures maisons, les familles qui ont été écartées par le duc d’Épernon peuvent

aux marges du jeu politique, l'empêchant ainsi de tirer les bénéfices de sa position institutionnelle de premier prince du sang‘! Et c’est avec cet homme et sa famille que des révolutionnaires pactiseraient ? L'association entre condéens et ormistes montre

+ Confrontés à cette réalité, les ormistes préfèrent célébrer l’union de la bour-

qu’une articulation entre le roi et ses bonnes villes autre que celle qui se mettait en place était possible, qui n’aurait pas interdit l’affirmation de l’autorité royale. La Fronde offre bel et bien une solution institutionnelle comparable à celle qui allait se

8coisie. Œuvre de Geoffroy Gay, l'Histoire véritable d’une colombe décrit le cercle

développer dans les grands pays d’états où la collaboration entre le roi et ses sujets

être réputées ne pas avoir la distinction requise.

des bourgeois « généreux et fidèles en la Ville, qui n’ont pour visée que la gloire de Dieu, le service du Roy et de M. le Prince nostre très cher gouverneur, et le salut du peuple », au-dessus desquels vole la colombef. Le cercle symbolise la volonté de

n exclure aucun bourgeois. Le programme annoncé par l’Apologie pour l’Ormée est à

cet égard révélateur : « remettre Bordeaux dans Bordeaux ». Cela emporte des conséquences politiques très claires dont les Articles de l'Union de l'Ormée présentent le socle. Pour Denis Richet, il ne fait pas de doute que ces articles se bornent à obtenir voix délibérative pour les signataires dans les assemblées générales de ville : « on est loin, on le voit, d’une critique fondamentale du système absolutiste » conclut-il.

Hubert Carrier, quant à lui, souligne l’assistance mutuelle prônée dans le pamphlet et

passe par l'attribution à ceux-ci de la réalisation de certains des objectifs poursui-

vis par celui-là. La pratique municipale pendant l’Ormée correspond assez bien à ce schéma : le choix des représentants des bourgeois est négocié avec les fidèles du prince qui, en échange de leur appui, leur laissent une marge d’action. C'est dans cette perspective que doit s'inscrire l’analyse sociale des ormistes : son impossibilité actuelle est moins affaire de source que la conséquence de notre refus de l’inscrire dans le cadre corporatif qui lui confère sa force et explique la durée

des solidarités dont bénéficient ses membres car, si l’Ormée s’évanouit en quelques

jours, son souvenir reste prégnant.

relève les initiatives des ormistes en faveur d’une justice rapide et gratuite, telle que

les présente le Manifeste des Bourdelois, ce pamphlet qui, pour Ranum, « donnait une base solide sur le plan des principes à un mouvement révolutionnaire radical »‘7. D’un 65. Bnf: Ms Fr. 22377, f 164. 66. B. Maz, M 13 062.

68. Katia BÉGUIN, Les princes de Condé. Rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand siècle,

67.0. RANUM, op. cit., p. 283.

Seyssel, Champ Vallon, 1999,p. 95-111.

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ROBESPIERRISTES

Collection Études révolutionnaires

La noblesse française,

de l’Ancien régime à la Révolution à travers l’historiographie soviétique

LUDMILA PIMENOVA

N

ous voudrions rendre compte de l’évolution des approches historiographiques de la noblesse, telle qu’on l’observe dans les travaux des chercheurs

soviétiques depuis les années 20 jusqu’aux années 80, qu’il s'agisse des interprétations de l’histoire sociale de la noblesse française d’ Ancien régime, des analyses

du rôle de la noblesse libérale pendant la Révolution ou des manières de traiter de

l'émigration et de la contre-révolution. Aux origines : « l’école russe » et les autres historiens russes, fin xx°-début xx siècle Nous retiendrons trois types d'interprétation de la Révolution française repé-

rables dans l’historiographie soviétique : tout d’abord, la « conception classique » française de la Révolution, puis les travaux des historiens de « l’école russe » et, enfin, le marxisme-léninisme. ]1 me semble que leurs influences sont comparables,

Les travaux des fondateurs de la « conception classique » de la Révolution française, Alphonse Aulard et Albert Mathiez, bien connus, influencèrent les recherches

en Russie soviétique!, Les chercheurs soviétiques avaient retenu d’Aulard l’idée 1. En russe : Albert MATHIEZ, La Révolution française, 3 vol., Moscou, Moskovski rabotchi, 1925-1930 ; 1b.,La Lutte contre la vie chère et le mouvement social à l'époque de la Terreur, Moscou, Gosizdat, 1928 ;

1b., Comment la Révolution française a réussi, Moscou, Voennyi vestnik, 1928 ; ID. Du Nouveau sur Danton, Moscou, Moskovski rabotchi, 1928 : J0., La Réaction thermidorienne, Moscou, Sotsekgiz, 1931 ; Alphonse AULARD, Le Culte de la raison et de l'Être suprêmeà l'époque de la Révolution française, Lenin-

Collection Études révolurionnaires

114

LUDMILA PIMENOVA

que les événements en France, à la fin du XVII siècle, marquaient une lutte progressiste, historique, de la bourgeoisie révolutionnaire contre les inégalités entre les Ordres. Mais ils étaient attirés par les travaux du démocrate Mathiez, bien plus convaincants, et qui faisaient l’éloge de Robespierre et des montagnards. Les historiens soviétiques basèrent leur analyse de la noblesse sur l'approche marxiste de la Révolution française considérée comme antiféodale et bourgeoise, conformément à la définition de Lenine qui la caractérisait comme « une révolution sociale de la bourgeoisie », « qui a renversé le pouvoir des seigneurs »2. De là découlait logiquement une conclusion sur l’essence féodale et contre-révolutionnaire de la noblesse, mais les historiens de « l’école russe » avaient déjà abordé cette question sous le même angle.

La noblesse française, de l’Ancien régime à la Révolution à travers l'historiographie soviétique

115

pu éviter la Révolution si le pouvoir royal avait eu la force de surmonter la contradiction entre sa nature noble et sa nature nationale et si, en s’appuyant sur la nation, il avait conduit des réformes pour un « absolutisme éclairé ». Mais les rois continuèrent de soutenir les forces féodales, catholiques, conservatrices, ce qui aboutit à l'explosion sociale. Dans

France

une

telle

», « l’ancien

tion opposée

interprétation,

la noblesse

représentait

« l’ancienne

ordre social », c’est-à-dire une puissance par défini-

à la Révolution. Kareev écrivait dans son analyse des cahiers de

doléances de 1789 que, « s’agissant des privilèges, il est possible de distinguer deux catégories de doléances : le clergé et la noblesse cherchaient à conserver et à soutenir l'ancien ordre social, le tiers-état au contraire exigeait l'abolition des

cien régime se caractérisait par la combinaison du féodalisme social du Moyen-âge

privilèges aristocratiques et des droits féodaux ». Kareev se gardait de s’interroger sur le rôle de la noblesse libérale dans la Révolution. Voici en effet comment il présentait l’aspect social de la Révolution à ses débuts : « En 1789, la bourgeoisie

n'était [...] rien d’autre que la réunion de l’absolutisme politique avec les privilèges

soutenue par le peuple détruisit l’ancien régime et lui substitua un nouveau, censé

Suivant la formule de son plus éminent représentant, Nikolaï I. Kareev, « l’An-

et de la monarchie absolutiste de l'époque moderne. [...]. L'Ancien régime [...] sociaux ». En outre, la noblesse occupait « une situation des plus avantageuses dans la

introduire dans la nation française un début de liberté individuelle et sociale ». En

société, jouissant de privilèges majeurs et régnant même directement sur la plus grande

d’autres mots, il s’agissait d’une révolution bourgeoise soutenue par le peuple. Il

partie de la population ». Le pouvoir royal protégeait le « féodalisme social » dont les relations entre noblesse et paysannerie constituaient la principale manifestation et sur lequel reposait la situation dominante de la noblesse : « En détruisant politiquement le féodalisme, [le pouvoir royal] était tenté de faire main basse également sur

nommait bien entendu des personnages illustres de la Révolution appartenant à la couche privilégiée : Lafayette, Mirabeau, Sieyès, Alexandre Lameth, etc. Mais, pour Kareev, il s’agissait d’exceptions qui confirmaient la règle selon laquelle la bourgeoisie fomente la révolution et la noblesse s’y oppose, d’un « écart vis-à-vis

le féodalisme social, mais il voyait aussi dans sa conservation et, plus généralement, dans la situation privilégiée de la noblesse, un moyen d’en faire son principal soutien,

de la norme » plutôt que d’un phénomène social et politique digne d’une attention

2 On trouve ici la quintessence de la définition du rôle social de la noblesse dans la société française d’avant la Révolution qui fut ensuite adoptée par l’historiographie soviétique. Les principaux éléments en étaient : la noblesse conçue comme une classe

uns (le haut clergé et la noblesse) ne rêvaient que de conserver l'Ancien régime ; d’autres (Necker, Mounier, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre) pensaient nécessaire de laisser au moins l’exécutif entre les mains du roi et de conserver au clergé

en échange des droits politiques dont il l'avait privée. ».

féodale dont les privilèges sont des vestiges du féodalisme médiéval ; la monarchie

absolutiste exprimant et défendant essentiellement les intérêts d’une noblesse intrinsè-

quement une et homogène (Kareev utilisait souvent les termes noblesse et aristocratie comme

synonymes).

Kareev relevait une contradiction dans les relations entre noblesse et pouvoir

Pie ; “0 côté, « les rois, jusqu’à la fin de l'Ancien régime, s’estimaient membres

re lesse » et, de l’autre, « le pouvoir royal était réputé représenter toute la : et incarner l'État, s’élevant ainsi au-dessus de toutes les classes sociales ».

me

associait cette contradiction au confiit entre le pouvoir royal et les parle-

Er ss siècle. Dans la seconde moitié du XVHTr siècle, cependant, selon Pie: A eux France s’opposaient, prêtes au combat ». L'une était l’ancienne is Officielle, la France « du pouvoir royal et de la cour de Versailles, du clergé

pa

grad, Seyatel, 1925 ; Jp.

1

:

Mo te 19 L

ÿ

Vladimir U'itch y le2. Mises LENINE, « Agramaïa programma russkoi sotsial-demokratii » [« Programme agraire de “Fémocratie russe »], Œuvres complètes, t. 6, Moscou, Politizdat, 1972, p. 315.

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politiques à la Constituante : « Il y avait plusieurs partis dans cette Assemblée : les

et à la noblesse leur position dominante en distinguant une chambre haute et une chambre basse ; d’autres encore (Mirabeau, Sieyès, Bailly, Lafayette) prônaient une seule chambre ; enfin certains voulaient donner un plus grand rôle à la population parisienne et aux clubs (Duport, Barnave, les frères Lameth) et les acteurs de la République se profilaient déjà (Robespierre, Grégoire, Pétion, etc.) ». Cette citation montre bien que si, pour Kareev, la noblesse en tant que groupe social défendait l’Ancien régime, il ne dit rien du groupe auquel appartenaient LallyTollendal, Mirabeau, Lafayette, les frères Lameth et autres nobles libéraux. Tout se passe comme si les nobles qui participèrent à la Révolution avaient rompu avec leur origine sociale.

Pour Kareev, le rôle de la noblesse dans la Révolution fut réduit à l'émigration et la contre-révolution. Il caractérisait l’émigration comme celle des nobles. Ces

."ique et de la noblesse féodale ; l’autre était la nouvelle France de la bourBeoise cultivée, élevée suivant les idées des Lumières ». Pour lui, la France aurait ns

particulière. Tout aussi intéressante est sa façon de caractériser les groupements

derniers, comme de manière générale tous les anciens privilégiés, s’opposaient à la

:

Révolution : « Les deux Ordres privilégiés de l’ancienne France, le clergé et la noblesse, constituaient les principales forces en opposition ouverte à l’ordre nouveau ». La noblesse s’opposait en « continuant à émigrer et en s'efforçant de revenir en France

avec des troupes étrangères », Kareey soulignait aussi le rôle de la noblesse dans la direction du soulèvement vendéen et du mouvement chouan, présentés l’un et l'autre

Collection Études révolutionnaires

116

LUDMILA PIMENOVA

comme « des mouvements contre-révolutionnaires paysans menés par des nobles et des prêtres réfractaires »?.

La noblesse française, de 1’ Ancien régime à la Révolution à travers l’historiographie soviétique

117

déclin moral : l’ivrognerie et la débauche. Pour arriver à cette conclusion, l’auteur convoquait Arthur Young, Chateaubriand et Tocqueville,

Vassilii Ia. Khorochoun, disciple de Kareev, au terme d’une analyse détail-

Le prince Piotr A. Kropotkine, célèbre révolutionnaire, historien et géographe,

lée des cahiers de la noblesse pour les États-généraux de 1789, concluait que la

écrivit lui aussi sur la chute de la noblesse. Selon lui, « l'aristocratie dégénérée du xvur siècle dépensa ses nombreuses possessions dans un gaspillage fou ; [...] elle cachait derrière sa prodigalité une sensibilité vulgaire, l'absence de toute curiosité intellectuelle, de toute pensée et même de tout sentiment humain ». Ce déclin moral et intellectuel, s’accompagnant d'une chute matérielle, conduisit à son tour à renforcer

noblesse cachait sa nature réactionnaire, son désir de revenir à l’époque de la monarchie féodale d’avant l’absolutisme, derrière le radicalisme apparent de son langage politique. L'auteur soulignait certes l'influence sur la noblesse des idées progressistes du XVII‘ siècle, « cependant, les contradictions entre cette teinture

moderne et une conception conservatrice du monde révèlent les efforts, ouverts ou cachés, de la noblesse pour perpétuer, sous couvert des nouveaux principes, la suprématie nobiliaire sur le reste d’une société qui aspirait à plus de liberté ».

la pression seigneuriale : « Les exigences des propriétaires fonciers étaient insuppor-

Khorochoun décrivait ces doléances comme un « revêtement de protection » pour

revenus en leur réclamant des redevances en nature ou d’un faible montant dont elle possédait les titres antiques. Communiquant avec leurs paysans par l'intermédiaire de leurs intendants, ils agissaient avec une cruauté d’usuriers. Dans ces rapports avec leurs anciens serfs, l’appauvrissement de leur caste transforma les nobles en véritables bourgeois, avares et incapables de trouver d'autre source de revenus que l’exploitation de leurs anciens privilèges, vestiges de l’époque féodale, du servage ».

une noblesse en déclin. Le cœur du projet consistait en la défense de cette couche sociale, du système seigneurial et des privilèges des provinces. En fait, pour lui, les nobles français « n'avaient pas placé au premier plan les véritables exigences de leur siècle ». L'historiographie soviétique devait assimiler rapidement les idées développées par Kareev et Khorochoun‘. Khorochoun insistait sur la décadence matérielle et spirituelle de la noblesse française du XVI siècle. Cette idée, empruntée à Tocqueville par les historiens russes, se retrouve chez plusieurs auteurs de la fin du xix° et du début du xx° siècle. Ainsi, le

célèbre historien Vladimir I. Guerrier écrivait-il qu’au XVI siècle la noblesse franGaise avait perdu son caractère d’authentique aristocratie. Elle gardait néanmoins un

rôle important dans l’État car elle restait le principal soutien des idées légitimistes et garantissait le lien entre le gouvernement royal et les couches privilégiées. Toutefois,

tables. Une grande partie de l’aristocratie était ruinée mais cachait sa pauvreté sous

un luxe apparent, de sorte qu’elle cherchait à soutirer aux paysans le maximum de

En

analysant le rôle de la noblesse dans la Révolution, Kropotkine ne

mentionnait la noblesse libérale qu’à l’occasion des événements du 4 août 1789 à

la Constituante. Il caractérisait ces nobles comme des personnes prévoyantes, qui « comprenaient que le seul moyen de sauver leurs droits féodaux était de sacrifier quelques ‘honneurs’ insignifiants et de proposer aux paysans le rachat des charges féodales liées à la terre et ayant une réelle valeur ». Leur libéralisme révélait ainsi chez ces nobles un plus grand pragmatisme que chez les autres représentants de cet

la noblesse se révéla incapable de répondre aux enjeux du temps. Guerrier soulignait

Ordre. Dans sa description de la contre-révolution et plus particulièrement du rôle

qu’à la fin de l’Ancien régime, elle était démunie face à la pression du tiers-état. À ses yeux, les doléances nobles aux États-généraux de 1789, « mélange incohérent de traditions féodales et d'extraits de Rousseau », illustraient le manque de maturité

que la noblesse y jouait, Kropotkine rejoignait les idées de Kareev. Selon lui, « en Vendée, les paysans excités par le clergé et la noblesse se soulevèrent et massacrèrent

théorique et politique de la noblesses.

Mais, dans l’historiographie russe de la fin du xIx° siècle et du début du xx°, il se dessinait une tout autre approche de la question. Maxime M. Kovalevski reje-

L'idée du déclin et de l’appauvrissement de la noblesse au XvIn° siècle fut popularisée dans les manuels universitaires et la littérature de vulgarisation historique. Deux futurs auteurs classiques de l’historiographie, Viatcheslav P. Volguine et Evgue-

ni V. Tarlé avaient participé à la préparation de ces publications. Le Manuel d'histoire

moderne, édité par la Compagnie de Ivan D. Sytine, en offre un parfait exemple.

du chapitre « La campagne française au xvIr siècle », Alexeï M. Vassioutinski Auteur y insistait sur l’appauvrissement matériel

de la noblesse. Dans un paragraphe intitulé « Le déclin de la noblesse », il expliquait comment cet appauvrissement entraîna son

mb Sail

L Kanéev, Istoria Zapadnoï Evropy v Novoe vremia,t. 3, Istoria vit veka (Histoire de l'Europe 09e moderne, . 3, Hisioire du xvUr siècle), Saint-P

des républicains »’.

tait catégoriquement les caractéristiques féodales de l'Ancien régime : « Rien n'est plus faux que la représentation féodale des ordres économiques et sociaux en France. [...]. On ne peut parler de féodalisme en France que dans le sens général dans lequel l'employaient les publicistes et les réformateurs de l'époque pour désigner le système de production capitaliste et toutes sortes de règles sociales basées sur le monopole et la concentration des moyens de production, que cela soit la terre ou le capital, dans les mains du plus petit nombre et pour le malheur des masses laborieuses. [...] La France du XVI siècle n’avait conservé du féodalisme, et encore pas totalement, que le monopole de la terre pour la noblesse ».

, Imprimerie de M. M.

dv

ich, 1899, p. 18-19, 20-21, 44, 390-391, 463-464, 469, 479, 490-491, 546, 549, 553-554, 593.

6. Alexeï M. VASSIOUTINSKI, « Frantsuzskaia derevnia v XVII veke » [« La Campagne française au

Frence

. KHOROCHOUN, Dvorianskie nakazy vo Frantsii v 1789 godu[Les doléances de la noblesse en

xvir" siècle »], Kniga dlia tchtenia po istorii Novogo vremeni [Manuel d'histoire moderne], 1. 2, Moscou,

5. VI

" 1789), Odessa, Imprimerie de l'état-major de la région militaire d'Odessa, 1899, p. 103, 261.

* Vladimir L. GUERRIER, Ideia narodovlastia i Frantsuzskaia revoliutsia 1789 goda [L'Idée de souveraips _. “2 et

la Révolution française de 1789), Moscou, Compagnie « Imprimerie de S. P. lakovlev »,

Sytine i « Sotroudnik chkol », 1911, p. 294. 7. Piotr A. KROPOTKINE,

Vélikaia frantsuzskaia revoliutsia 1789-1793 [La Révolurion française 1789-

17931, Moscou, Naouka, 1979 (1" éd. 1914), p. 17-18, 95, 301 ; plusieurs éditions françaises, dont Paris, Stock, 1910, 750 p., rééd. 1976.

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LUDMILA PIMENOVA

Pour Kovalevski, quoique l’économie de la France prérévolutionnaire ait reposé sur les privilèges et le monopole, user du terme de féodalisme relevait d’un abus de terminologie. Cet historien se distinguait par son approche prudente et extré-

mement nuancée de la question du déclin de la noblesse au XVII siècle. Il affirmait qu’elle formait alors globalement la classe la plus aisée de la société française mais que l’on distinguait en son sein des niveaux de richesse différents. Traditionnellement,

de nombreux nobles ne s’occupaient pas d'économie mais recevaient une rente fixe : «c’est pourquoi au lieu de croître, ces revenus chutaient, sinon dans l’absolu, du moins

de manière relative, alors que les prix augmentaient et que leurs exigences de confort suivaient à l'élévation générale du bien-être matériel ». Dans le même temps, l’importance grandissante de l’industrie et du crédit enrichissait le tiers-état qui finissait par acquérir les domaines des nobles. Selon Kovalevski, la pratique de l’anoblissement

masquait la concentration des biens fonciers entre les mains de la bourgeoisie. La

noblesse de naissance — il se réfère ici à Tocqueville — perdait de son pouvoir et de son influence dans l’administration centrale et locale, au profit de « l’ordre intermédiaire »

qui rachetait les charges vendues par l’État. Kovalevski portait en effet une grande attention aux antagonismes intra-nobiliaires, entre les noblesses courtisane et provinciale, entre la noblesse de naissance et les anoblis. Il soulignait le rôle significatif de la noblesse libérale à la veille et pendant la Révolution. Il mettait en valeur l’influence des salons libéraux de l'époque des Lumières, « aristocratiques dans la forme mais

républicains dans l’âme »°. Cependant, son approche n’eut pas d’écho dans l’historiographie soviétique : ce que les historiens soviétiques écrivirent (lorsqu'ils écrivaient) sur la noblesse libérale resta dans la droite ligne de Kareev et de Kropotkine.

Lhistoire sociale de la noblesse française d'Ancien régime, vue par les auteurs soviétiques De manière générale, peu d’historiens russes de la fin du xIx° siècle et du

début du xx° s’intéressèrent spécialement à l’histoire de la noblesse française : ils se Concentrèrent sur la paysannerie?. Il n’est pas étonnant que cette absence d'étude

de la noblesse dans la tradition historiographique russe se soit alors perpétuée à l'époque soviétique. Aucune recherche soviétique ne fut consacrée à l’histoire de la noblesse française avant les années 1980, même si des auteurs de livres généraux sur 1 histoire de la Révolution française, de manuels et d'ouvrages de vulgarisation effleu-

mn Se sujet. Dans les travaux des années 20 et 30, la tonalité négative de certaines ns

russes Confinent parfois à l'absurde. L'image d’une noblesse réactionnaire et ale en devient parfois caricaturale. Ainsi, dans le manuel universitaire L'Histoire a sous la direction d'Evguenit V. Tarlé, Alexeï V. Efimov Où cette dernière signait le chapitre sur la France du XVII siècle etet Fanny A. Heyfets, la Révolution, on

8. Maxime M. KOVALEvSKI, Proïskhojdenie sovremennoï demokratii Moderne], 1. i 1, Moscou, Soldatenkov, 1895, p. 12, 59-60, 631. 9.0

La noblesse française, de l'Ancien régime à la Révolution à travers l’historiographie soviétique

119

affirme que, dans la France prérévolutionnaire, foute la terre appartenait à la noblesse et que fous les seigneurs étaient des nobles : « La noblesse possédait directement ou indirectement toutes les terres. Selon la règle héritée du Moyen-âge ‘pas de terre sans

seigneur’, la noblesse conservait les droits sur la terre même quand cette dernière devenait la possession de non nobles ». L’historienne met l’accent sur le fait que les différences de richesse au sein de la noblesse ne nuisaient pas à son homogénéité,

puisqu'elles découlaient du « partage noble » et du droit d’aînesse. Les nobles sont décrits comme des parasites réactionnaires :

La loi de succession toujours en cours en France à l’époque attribuait au fils aîné les deux tiers des biens paternels, les autres enfants héritant du tiers restant. Les fils aînés de la noblesse constituaient l'élite de l'aristocratie civile ou religieuse de la capitale et de la cour. [.…] Vers la seconde moitié du xvin' siècle, l’aristo-

cratie dégénéra en un groupe parasite, en une foule de courtisans qui épuisaient les forces vives du pays. [...] La situation des plus jeunes représentants de la noblesse était tout autre. La plupart étaient dans le besoin. [..] Plus ils s’appau-

vrissaient, plus ils se renfermaient dans leur orgueil et plus ils s’agrippaient à leurs privilèges nobiliaires. Ils jugeaient honteux de s'occuper d'industrie ou de commerce ; incultes, vulgaires, envieux de la richesse des autres nobles et de la bourgeoisie, ils représentaient le groupe nobiliaire le plus réactionnaire ; ils défendaient de manière jalouse et procédurière leurs privilèges en obligeant les

paysans à accomplir leurs devoirs féodaux de manière stricte.

Aux yeux de notre historienne, la « noblesse de robe » n’était pas différente de la « noblesse d’épée » : elle était tout aussi réactionnaire et tenait tout autant à ses

privilèges : « Cette noblesse de magistrats conservait jalousement ses privilèges de classe dominante et s’élevait toujours contre la moindre réforme. Comme la noblesse

de sang, elle protégeait jalousement tous les privilèges des groupes au pouvoir en France »1°. Dirigé par Volguine et Tarlé, l'ouvrage La Révolution bourgeoise française (1941) devint un classique qui imposa pour longtemps en URSS son interprétation de la Révolution. Conformément à la conception marxiste-léniniste, il la décrivait comme le résultat de la formation du capitalisme dans la France féodale, la noblesse n’étant considérée qu’en tant que puissance féodale!!, Ce furent les travaux d’ Albert Z. Manfred qui donnèrent le ton à cette historiographie des années 50. Selon lui, la

noblesse était une classe réactionnaire féodale : Des

relations

dépassées, moyenâgeuses

et semi-féodales, dominaient dans

l’agriculture française de la fin du XvIN' siècle sous une forme des plus frustres et arriérées : les seigneurs propriétaires se raccrochaient obstinément dans leur gestion économique comme dans leurs rapports avec les paysans aux méthodes

dépassées qu’avaient instaurées leurs ancêtres ; ils tentaient, en arguant de leurs anciens droits féodaux, de soutirer tout ce qu'ils pouvaient aux paysans. [...] La monarchie préservait fermement l’ancienne division féodale de la société en

[L'Avènement de la démocratie

Rénge le Een de Khorochoun, il convient de citer l'ouvrage de Pavel N. ARDACHEV, Provintsial’naïa

10.E. V. TARLÉ, À. V. EFIMOV,F.A. HEYFETS (dir), Novaia istoria [Histoire moderne], Moscou, Sotsekguiz,

en hs

vo Frantsii v posledniuiu poru Starogo poriadka, 1774-1789 [L'Administration provinciale

1939, p. 41-43.

V.S.B ka

ns les dernières années de l'Ancien régime, 1774-1789], 2 vol, Saint-Pétersbourg, Imprimerie

11. V. P. VOLGUINE et E. V. TARLÉ (dir.}, Frantsuzskaïa burjuaznala revoliutsia 1789-1794 [La Révolurion bourgeoise française 1789-1794], Moscou - Leningrad, Izdatelstvo AN SSSR, 1941, p. 2.

achev et Compagnie, 1900-1906.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

Collection Études révolutionnaires

n° 15

120

LuDMILA PIMEXOVA

Ordres. […] Le clergé et la noblesse représentaient une part insignifiante de la société, soit moins de 1 % de toute la population française. Mais ces quelques dizaines de milliers d'individus constituaient des ordres privilégiés appartenant à la classe dominante de la France féodale absolutiste.

Manfred montrait les différences intemnes d’une part entre la noblesse de cour

et la provinciale, d'autre part entre la « noblesse de robe » et la « noblesse d'épée ». La noblesse courtisane et la provinciale se différenciaient par leurs revenus et par leur manière de vivre : les aristocrates de la cour recevaient des sommes importantes tirées du Trésor, occupaient des fonctions de direction et vivaient dans des hôtels ou des palais luxueux. À l'opposé, « les propriétaires ruraux, surtout ceux qui s’étaient appauvris, recevaient une éducation médiocre au point de parfois savoir tout juste signer ; leur horizon était très limité ». La « noblesse d'épée » (que l’auteur identifiait à l’ancienne noblesse de naissance) se distinguait de la « noblesse de robe » par ses

origines guerrières. Mais Manfred jugeait ces distinctions sans importance : Ce qui unissait ces groupes du premier et du second Ordre (à l’exception du bas clergé) était leur état de privilégiés exerçant le pouvoir, accablant et oppressant

le reste de la nation et en premier lieu les paysans. Le premier et le second Ordre, le clergé et la noblesse, constituaient des soutiens pour la monarchie

mais formaient une puissance parasite et profondément réactionnaire.

Bien plus importante aux yeux de Manfred était la distinction qu’il opérait entre l’ancienne noblesse (féodale) et la nouvelle (embourgeoisée), en se fondant sur le fait qu’une minorité de cette noblesse s’appuyait sur une économie de type capi-

taliste, participait à des entreprises commerciales et industrielles et investissait dans des sociétés coloniales d'outre-mer. Manfred établit un lien direct entre le type féodal ou bourgeois des revenus et les conceptions politiques de la noblesse, la noblesse embourgeoisée soutenant les vues politiques libérales : Pour défendre ses intérêts et conformément à ses conceptions politiques, cette noblesse libérale embourgeoisée s'éloignait du régime féodal absolutiste pour se fondre avec une haute bourgeoisie avec laquelle elle se trouvait des accointances en une nouvelle société bourgeoise. [.…] L'autonomisation de la noblesse libérale, prise dans son sens large, parmi les rangs des privilégiés n’advint que plus tard, au moment de la Révolution, quand elle fit bloc avec la haute bour-

geoisie!?,

ill

De cette noblesse sont sortis les futurs acteurs de la Révolution : le duc d’Ai-

de La Fayette, le duc de La Rochefoucauld, ls Fu a mte de Noailles, le marquis à la différence de la nouvelle noblesse anglaise, la $

?rères

Lameth. Selon Manfred,

noblesse libérale française était très peu nombreuse.

Les manuels reprirent ce schéma en le simplifiant encore. Dans celui de 1961 Histoire moderne, 1" partie, Alexeï L. Narotchnitski souligne que « les deux rdres privilégiés, la noblesse et le clergé, s’opposaient obstinément à toute réforme.

Due

La noblesse française, de l'Ancien régime à la Révolution à travers l'historiographie soviétique 121 et à dépouiller le peuple. Cette noblesse s’enivrait de luxe et de richesses et n’envisageait nullement l’avenir. Rien ne caractérise mieux cet état d'esprit que cette formule

de Louis XV, ‘après nous le déluge”®. Une part infime de la noblesse était embourgeoisée et montrait son inclination à quelques réformes utiles au tiers-état [.….]. À la différence de l'Angleterre, dans la France du XVI" siècle, la couche intermédiaire de la ‘nouvelle’ noblesse embourgeoisée, ouverte à un compromis avec la bourgeoisie, était quantitativement insignifiante ». Une telle position de la part des nobles aggravait « le conflit entre les forces productives en pleine croissance et les rapports de production féodaux » qui aboutirent finalement à la Révolution bourgeoise!*. Les historiens soviétiques ne partageaient pas tous cette analyse. On peut ainsi rencontrer de curieuses divergences conceptuelles entre les chapitres d’un même ouvrage collectif. Dans le manuel universitaire L'Histoire moderne 16401789 (1953), Boris F. Porchnev signait les chapitres sur l’histoire de France du XVI

au milieu du xvur siècle, et Fiodor V. Potemkine ceux sur les décennies précédant la Révolution. Porchnev suivait rigoureusement l’approche marxiste officielle,

Selon lui, l’ordre féodal régnait dans la France d’Ancien régime : la noblesse était

une classe féodale et l'État absolutiste protégeait l'ordre féodal contre toutes les forces antiféodales, et en premier lieu contre la paysannerie. Opposant la France

d'Ancien régime et l’ Angleterre, il insistait sur le fait que « l’embourgeoisement de la noblesse n’était pas une caractéristique de la France ». Il présentait le rachat des biens des nobles, de leurs titres et de leurs fonctions, par des parvenus du tiers-état comme un « anoblissement d'une partie de la bourgeoisie » et comme « le symptôme éclatant de l’hégémonie du féodalisme dans la vie sociale ». De plus, Porchnev

remarquait qu’en dépit de sa situation dominante, les revenus de la noblesse ne faisaient que chuter. Il l’expliquait par la révolution des prix et par le fait que « la tradition, cette grande force de la société féodale, compliquait l'élévation des normes de l’exploitation seigneuriale ».

Selon Porchnev, un conflit entre noblesse féodale et absolutisme pro-féodal serait impossible. D’où cette définition : « La nature féodale et nobiliaire de la monarchie française sous Louis XIV apparut au grand jour. Le principe national cessa

d’être représenté aux XVI-XVIF siècles par le pouvoir royal ». En d’autres termes, si, au Moyen-Âge, la monarchie représentait le « principe national », ce n’était plus le cas à l’époque moderne, car, à contre-courant des tendances de l’époque, elle devint exclusivement féodale, nobiliaire, et centrée sur l'exploitation (Porchnev employait les termes « féodal » et « noble » comme des synonymes). Il n’est par conséquent

pas étonnant que cet auteur ne distingue « aucune base pour une quelconque opposition féodale contre l’absolutisme. [...] Les confits politiques de cette époque étaient provoqués par quelques hauts dignitaires outragés cherchant à occuper une autre fonction dans l’organisation politique : ils ne résultaient pas d’actions de l'aristocratie en tant que groupe social uni visant à transformer cette organisation politique ». Cela signifiait que toute opposition de la part de l’aristocratie, dont la Fronde des princes,

Ils tenaient fermement à leurs privilèges et ne pensaient qu’à conserver leurs droits 12. Albert MANFRED, 1983 (1956), p. 17. Hu

5 frantsuzskaïa revoliutsia (La Grande révolution française], Moscou, Nauka,

13. L'auteur était apparemment convaincu que ces mots avaient été prononcés par le roi. 14. A. L. NAROTCHNITSKI (dir.), Novala istoria [Histoire moderne], 1" partie, 1640-1870, Moscou, Outch-

pedguiz, 1963, p. 116, 122. Manuel pour les instituts pédagogiques.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

Collection Études révolutionnaires

n° 15

Li

ise,

LuDMILA PIMENOVA

de l'Ancien régime à la Révolution à travers l'historiographie soviétique _ 123

relevait d'actes individuels initiés par des « potentats outragés isolés » et ne consti-

capitalistes faisait progressivement Son apparition parmi les propriétaires fonciers

122

tuait nullement un phénomène social et politique digne d'intérêt.

Le chapitre de Potemkine intitulé « La France à la veille de la révolution

bourgeoise » se distinguait du chapitre de Porchnev par son approche des mêmes événements comme par ses conceptions générales. L'auteur considérait le rachat des terres seigneuriales par des commerçants bretons comme

la preuve du développe-

ment du capitalisme et non de l’anoblissement de la bourgeoisie française. Potemkine cherchait à montrer que, dans la seconde moitié du XVIN' siècle, apparaissaient en France les conditions objectives d’une révolution bourgeoise, dont la plus importante était le haut niveau de maturité capitaliste. C'est pourquoi il soulignait le fait que

les nobles comme les féodaux employaient « des méthodes d'exploitation capitaliste des paysans » et « créaient un système de fermes capitalistes, rappelant le système anglais ». L’embourgeoisement d’une partie de la noblesse intéressait Potemkine en tant que témoignage « de la crise de la couche féodale absolutiste » : il expliquait

qu’au moment de la Révolution, une partie des nobles se rangea de son côté, alors que la majorité réactionnaire protégeait l'Ancien régime. « Les puissants de la société

française, les nobles propriétaires et même le clergé n'étaient pas et ne pouvaient être unis : une partie des propriétaires fonciers, tout en préservant leur appartenance à la

couche privilégiée (et dont ils constituaient une petite minorité), optèrent pour des

moyens de production capitalistes et se prononcèrent au moment de la crise révo-

lutionnaire pour une monarchie constitutionnelle libérale. Dans le même temps, les seigneurs exploiteurs de serfs [sic !], eux, renforçaient leur exploitation féodale des paysans »!5, Le même schéma fut repris sous une forme à la fois condensée et plus nuancée dans le manuel Histoire moderne, 1" partie (1960), destiné aux étudiants et aux ensei-

féodaux. Beaucoup de seigneurs du Nord de la France renforçaient leurs biens aux dépens des petits fermiers, créant un système capitaliste de fermes ou commençant à

s'occuper eux-mêmes de grosses exploitations »!6,

Par leur ton, certains écrits tenaient moins de la science ou de la vulgarisa-

tion que du pamphlet de publiciste révolutionnaire. L'article composé par Alexandre I. Molok pour l’édition critique des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos

dans la collection de l’Académie des sciences de l'URSS « Monuments littéraires », se distinguait par des attaques particulièrement vives contre la noblesse. L'auteur,

ayant dénombré les nombreux privilèges de la « noblesse propriétaire féodale », affirmait qu’elle « jouissait de tous les droits politiques, ne payait aucun impôt, possédait

une grande partie des terres, se réservait le droit de chasse et s’arrogeait bien d’autres

avantages. En outre, tous les privilèges vés ». L'auteur mentionnait en outre le non pas toute la noblesse, occupait une la plupart du temps une vie de parasite,

possibles et certains biens lui étaient réserfait que seule l'aristocratie la plus titrée, et position dominante dans le pays, et « menait passant son temps à toutes sortes de divertis-

sements et de plaisirs ». Les exemples de luxe et de débauche de cette aristocratie de cour occupaient une grande partie de l’article. Soulignant que la « noblesse de robe » formait un groupe particulier, l’auteur observait néanmoins que ses différences avec la « noblesse d’épée » s’effaçaient et que les deux groupes se rapprochaient, notamment par le biais de mariages. L’historien concentrait son attention sur la participation des nobles au commerce et à l’industrie. À l’instar de Manfred et de Potemkine, il y voyait la preuve

qu’« une partie de l'aristocratie était partie prenante du capitalisme qui se nourrissait de la décomposition du féodalisme, un processus qui ne connut d’ailleurs pas la même

gnants du secondaire et dont Potemkine composa le chapitre « La crise de l’ordre

ampleur qu’en Angleterre!” ».

aise es _ premier, le clergé, et le second, la noblesse, étaient des Ordres privi-

lumières, rapaces avides de sang, individus « souillés par toutes sortes de crimes », voilà comment l’auteur présentait l'aristocratie française en empruntant les termes du pamphlet publié en 1790 par Jacques Antoine Dulaure!®. Molok partageait entière-

ts politiques il était précisément question, l’auteur insistait Sur

ment ces vues imprégnées de pathos révolutionnaire et de haine irréconciliable envers

conditions de vi ne opposition entre seigneurs et officiers, ne correspondait plus aux

tait aux lecteurs soviétiques, « donnait une image réaliste et juste des mœurs de la noblesse française de l’époque, en dénonçait les horribles vices et dévoilait sa nature

féodal absolutiste dans la France de la seconde moitié du xvin' siècle ». Il y écrivait que, : selon 1 ordre hérité du Moyen-âge, la population de la France se divisait en

is Sel ceuxqu en fuient pari site rois poiques». Sens le fair que …

Fe

mes a

de la ‘noblesse rt

antérieure de la ‘noblesse d'épée’ à la ‘noblesse de robe’,

de la noblesse au XVIN' siècle. De nombreux représentants

étaient devenus : robe’, parfaitement intégrés dans l'ordre privilégié, et enrichis,

de sang s'était sine PT ; au contraire, une partie significative de la noblesse que la grande on €, avait perdu ses terres, s'était déclassée ». Potemkine affirmait de la crise des ae des nobles étaient des propriétaires féodaux mais qu’en raison XVII siècle, « no nn féodales et du développement du capitalisme en France au

nobles aux ie

de grosses propriétés foncières étaient passées des mains des

€ commerçants et d’industriels. Une couche intermédiaire, certes se Mais très active, de partisans des nouvelles méthodes économiques —— peu nombreu

15.B.F.

vol. 1, 1640-1789.

S. D. SkAZKINE et V. V. BIRIOUKOVITCH (dir), Novala istoria [Histoire moderne], *""oscou, Gospolitizdat, 1953, p. 185-186, 188, 196-197, 237-239.

ÉTUDES ROBESPIERRISTES

« Ennemis

du peuple et asservisseurs », oppresseurs de la liberté et des

« l'aristocratie ». Il considérait que Les Liaisons dangereuses, le roman qu’il présenvéritable et repoussante »!°, Les trois volumes de L'Histoire de France représenteront ici l’historiographie

des années 60 et du début des années 70. Lev S. Gordon était l’auteur du chapitre « La 16. A. I. MOLOK et N. I. SOMINE (dir.), Novaïa istoria [Histoire moderne], Moscou, Outchpedguiz, 1960, p. 71-74. 1® partie, 1642-1870, manuel pour enseignants.

17. Alexandre L. MOLOK, « Dvorianstvo vo Frantsii nakanune burjuaznoï revoliutsii XVI veka » [« La noblesse en Franceà la veillede la Révolution bourgeoise du XVI siècle »], dans Choderlos DE LACLOS, Les Liaisons dangereuses, Moscou - Leningrad, Naouka, 1965, p. 317-318, 326. 18. Histoire critique de la noblesse depuis le début de la monarchie jusqu'à nos jours, par J. A. DULAURE, citoyen de Paris, Paris [1790]. Cité par Alexandre I. MOLOK, art. cit, p. 329. 19. A. I. MOLOK, art. cit., p.334.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

La noblesse française, del’ Ancien régime à la Révolution à travers l'historiographie soviétique 124

125

LUDMILA PiMENOvA

chute de la monarchie. Le siècle des Lumières » que le premier volume consacrait à la France du XVII siècle. Avec vingt pages sur quarante-quatre, le thème dominant y est celui des Lumières, le reste étant abordé rapidement. On y lit que la noblesse, qui possédait 20 % du territoire national, était divisée en strates. Premièrement, une minorité de Grands vivait dans le luxe aux frais de la cour et se vautrait dans les orgies et la luxure. Deuxièmement, on trouvait la « noblesse de robe » et la « noblesse de cloche » constituée de bourgeois anoblis ayant acquis des charges dans l’appareil bureaucratique royal et des « domaines avec tous les privilèges féodaux ». Troisièmement, une « noblesse provinciale, rétrograde, attardée, végétait dans ses châteaux et ses propriétés à demi décrépites, enfermée dans sa pauvreté ». « La noblesse provinciale, pétrifiée dans son ignorance, rejetait toute innovation avec frayeur et indignation, ne

cour et qui n’occupaient pas de hautes fonctions s’appauvrissaient et vendaient leurs terres. Non seulement la riche « noblesse de robe » détenait de hautes fonctions mais des châteaux rachetés à la noblesse ruinée ». « On elle possédait aussi des domaines, rencontrait aussi des nobles propriétaires de mines ou d'industries, qui participaient

à des compagnies commerciales ou à la ferme des impôts. Peu nombreuse mais aisée et influente, cette « noblesse d'affaire » représentait le libéralisme aristocratique »2.

L'historiographie soviétique des années 50 à 70 paraît coupée des débats qui

traversent au même moment l’historiographie française et même mondiale, des débats

autour de la « révision » de l'interprétation sociale de la Révolution française et autour

de la notion de « révolution des élites ». On ne retrouve l'écho de ces nouveautés que dans quelques articles historiographiques soit soviétiques soit traduits’. Pourtant,

craignaient par-dessus tout de déroger en s’occupant d'entreprises utiles, de quelque

une révision de ces représentations figées prit place dans l’historiographie soviétique, sans bruit ni débat. Alexandra D. Lublinskaïa, dont les travaux tranchaient dans l’his-

sorte qu'elles fussent, et préféraient s'appauvrir voire se laisser mourir de faim, la haute noblesse, elle, n’hésitait pas à entretenir des relations (indirectement ou par le

à l’intérieur de la noblesse en aristocratie féodale et noblesse de sang, d’un côté, et

cherchant son salut que dans un retour aux anciens temps. Si ces nobles de province

biais de prête-noms) avec des fermiers généraux, arrondissant ainsi ses revenus »2, comme l’écrivait Gordon, en se référant au livre de Franklin L. Ford, La Robe et

toriographie soviétique des années 50 à 70, mit en évidence le processus de division « nouvelle noblesse » de l’autre“. Apparue au XVF siècle, cette ‘nouvelle noblesse’

« avait connu une postérité de deux à trois siècles ». Elle s'était formée en rache-

Manfred est l’auteur du chapitre sur la Révolution française dans le deuxième

tant des fiefs, des lettres de noblesse ou des offices royaux. Elle se distinguait de la noblesse féodale par ses pratiques économiques en ce qu'elle conjuguait redevances

tome de cette Histoire de France. Il y reprend son chapitre du livre de 1956 de manière plus directe et même tranchante — il est possible que cela vienne du format limité de

tuelles, ce qui fut particulièrement visible lors des États-généraux de 1614. Selon

l'épée.

l'ouvrage qui a obligé l’auteur à ne retenir que ce qu'il jugeait « le plus important » et à rejeter le « superflu ». Manfred affirme notamment : La Révolution était inévitable parce que la couche sociale féodale absolutiste qui dominait depuis des siècles touchait à sa fin et qu'elle était devenue un obstacle au développement économique, social et politique du pays. Cela s’exprimait dans le conflit opposant le tiers-état, qui rassemblait l'immense majorité

de la population du pays, et les états privilégiés, quantitativement insignifiants

mais qui détenaient le pouvoir politique. Derrière ces distinctions sociales se cachait une différenciation de classes. Le caractère insoluble de ces opposi-

Uions de classes rendait la Révolution inéluctable. Les couches privilégiées,

la noblesse et le clergé étaient des classes féodales. Quelles que fussent leurs

divergences avec la cour, elles restaient le re

féodale absolutisteZ.

la dE

ot

vieu ns

et]

Éppdbshé

rt de la monarchie

G. Revounenkov, qui débattit en détail avec Manfred de la nature de

féodales et baux à court terme. Les relations entre les deux noblesses étaient conflic-

Lublinskaïa, l’âpre lutte entre ces couches sociales durant les États-généraux « fut interprétée de manière incorrecte comme une lutte de la noblesse et de la bourgeoisie. En réalité, il s’agissait d’un conflit opposant deux parties de la noblesse : l’ancienne

et la nouvelle »%. 23. Vladimir REVOUNENKOV, Otcherki po istorit Velikoï frantsuzkoï revolutsii : Padenie monarskii, 17891792 (Essais sur l'histoire de la Grande révolution française. La chute de la monarchie. 1789-1792],

Leningrad, Éditions de l'Université de Leningrad, 1982 (rééd. 1989 et 1996). Dans la demière édition, p. 21-22, l’auteur complète le passage consacré à la noblesse « d’affaire » libérale, citant la famille de Wendel « ayant fondé l’usine métallurgique du Creusot », ainsi qu’« un grand nombre de représentants des Lumières issus de la noblesse (Montesquieu, Holbach), comme de nombreux acteurs de la révolution (Mirabeau, Lafayette) » (3° éd., Saint-Pétersbourg, Éditions de l’Université de Saint-Pétersbourg, 1996, p. 36). 24. Anatoli ADO, « Sovremennye spory o Velikoï frantsuzskoï revoliutsii » [« Débats actuels sur la Grande

Jacobine, réfléchit au cas de la noblesse dans ses Études sur l’histoire de la

révolution française »], Voprossy metodologii i istorii istoritcheskoï nauki [Questions de méthodologie et

à ançaise où il reprit l'approche de Manfred. Selon lui, la noblesse se subdi-

« Historiographie classique de la Révolution française », Annuaire d'études françaises 1976, Moscou,

de mar une + noblesse d'épée », héréditaire et militaire, et une « noblesse de robe »,

soi BIStrats et de bureaucrates.Au sommet de cette noblesse de sang se trouvait une

esse titrée évoluant dans le luxe tandis que les nobles qui ne fréquentaient pas la

_ Istoria Frantsii [His toire de France], 3 vol. t. 1, Moscou, Naouka, 1972, p. 286, 293-294. - Franklin L. FORD, Robe and Sword: the Regrouping of the French Aristocracy after Louis XIV, Harvard, Harvard University Press, 1953. 22. Istoria Frantsi; {Histoire de France], 3 vol. t. 2, Moscou, Nsouka, 1973, p. 7.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

d'histoire des sciences historiques], Moscou, Éditions de l’Université de Moscou, 1977 ; Albert SOBOUL, 1976 ; Naouka, 1978.

25. Alexandra D. LUBLINSKAÏA, Frantsia v natchale XVII veka (1610-1620) (La France au début du xvir siècle — 1610-1620), Leningrad, Naouka, 1959, p. 56-62 ; EAD., Frantsuzskit absoliutizgm v pervoï treti

xvit veka {L'Absolutisme français dans le premier tiers du XVIr siècle], Leningrad, Naouka, 1965 ; EAD., « Rol’ dvorianstva v istorii pozdnego feodalizma » [« Le rôle de la noblesse dans l’histoire du féodalisme tardif »], Moyen-Age, Moscou, Naouka, n° 34, 1971, p. 68-71 ; Frantsia pri Richelieu : frantsuzski absoliu-

tiun v 1630-1642 [La France sous Richelieu : l'absolutisme français en 1630-1642], Leningrad, Naouka, 1982 [extrait à la fin du présent volume]. 26. A. LUBLINSKAÏA, Frantsia pri Richelieu [La France sous Richelieu], op. cit., p. 237 ; EAD., Frantsia v natchale Xvi1 veka [La France au début du xvir siècle], op. cit., p. 143-173.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

LUDMILA PIMENOVA

126

Le renouvellement de la noblesse par des propriétaires et des membres des niveaux supérieur et médian de l'appareil d’État l’aida à surmonter la grave crise du Xvr siècle et à devenir le soutien de la monarchie absolue. Cette nouvelle noblesse occupa les postes de la haute administration, aux niveaux centraux et locaux, dans l’armée et l'Église. Au cœur des travaux de Lublinskaïa, cette noblesse n’était une

classe ni uniquement féodale ni entièrement bourgeoise. Elle ne constituait d’ailleurs pas une classe à proprement parler car elle n’était pas caractérisée par des relations particulières aux moyens de production qui lui auraient été propres, mais aussi par son origine, son type de carrière, sa manière de vivre et ses activités. Ainsi, cette histoire sociale de la noblesse telle que décrite par Lublinskaïa, rompait avec le modèle d’une analyse en termes de classes, bien que l’historienne ne le dise pas aussi ouvertement. Dans les années 70 parurent les premières traductions russes de travaux contemporains de chercheurs étrangers consacrés à la noblesse : le rapport du W Congrès international sur l’histoire économique à Leningrad et celui du XIII° Congrès international des historiens à Moscou en 1970. Dans leur rapport à ce congrès, Pierre Goubert et Jean Meyer analysaient les différences juridiques, économiques, politiques et cultuelles interes à la noblesse ; intitulé Les problèmes de la noblesse au XvIr siècle, il fut publié sous la forme d’une brochure séparée en russe”. Toutefois, ces travaux sur la noblesse étaient principalement consacrés au Xvir siècle ; ils n’eurent donc guère d’influence sur les travaux des spécialistes du XV siècle. Au demeurant, dans la périodisation de l’histoire en usage en URSS, c’est la révolution anglaise du milieu du xvn° siècle qui marquait le passage du

Moyen-âge aux Temps modernes, de sorte que l’Ancien régime était démembré entre le Moyen-âge et les Temps modernes. Comme les travaux de Lublinskaïa concernaient

formellement l’histoire du Moyen-âge, les historiens de la Révolution française ne

jugèrent pas utile de les prendre en considération : les chercheurs soviétiques spécialistes de la Révolution française ne les découvrirent que dans les années 80.

Évaluation du rôle de la noblesse libérale dans la Révolution

i, il n’était aucude que certains historiens de l’« école russe » y aient réfléch oire

nement question de la noblesse libérale en tant que telle dans le manuel L'Hist Era

ent 4

ri Ta

ine noble, Lafa| Parmi les principaux acteurs de la Révolution d’orig comme

et les frères Lameth® étaient cités. Lafayette était dépeint

ée. Plus et monarchiste mais son origine noble n’était pas signal

Sr

» et « brillant représentant de es le cas de Mirabeau, à la fois « aristocrate ruiné r, les participants à la l’auteu de Ourgeoisie libérale »®. Dans la logique Révoluti Olution bourgeoise étaient par définition des représentants de la bourgeoisie : le

chapitre consacré aux événements de 1789-1793 s'intitulait « La haute bourgeoisie au pouvoir ».

ments

révolutionnaires et l'expliquait par l’embourgeoisement d’une partie de la

noblesse française du xviu* siècle. Dans le chapitre consacré au début de la Révo-

», lution et intitulé « La lutte de la bourgeoisie contre le système féodal absolutiste

Potemkine remarquait que les « représentants de l'aristocratie », initiateurs des décisions de la Constituante du 4 août 1789 appartenaient à « la partie embourgeoisée de la noblesse ». Et d'attirer l'attention sur le fait que le duc d’Aiguillon spéculait depuis longtemps et jouait en bourse”... Manfred reprenait cette interprétation en écrivant dans La Grande révolution française qu’à l'Assemblée constituante, le rôle prépondérant « était tenu par les couches supérieures de la bourgeoisie et la noblesse

libérale”! ». Parmi les nobles libéraux, il distinguait tout particulièrement Lafayette

et Mirabeau dont il brossait un portrait suggestif. Il citait aussi les ducs de Noaïlles et d’Aiguillon, décrits comme « des représentants relativement embourgeoisés de l'aristocratie. Après avoir émigré, le duc d’Aiguillon dirigea une grande affaire commerciale à Hambourg ». Délibérément, Manfred évitait de se focaliser sur la question de la noblesse libérale car, à ses yeux, ces personnes professaient un libéralisme bourgeois et représentaient les intérêts de la haute bourgeoisie. Plus tard, il continua à les présenter ainsi, désignant Lafayette et Mirabeau comme « les leaders du parti

de la haute bourgeoisie »”. Par la suite, dans le chapitre sur la Révolution française

de L'Histoire de France en trois volumes, Manfred ne consacra qu'une phrase au » rôle dominant des « représentants de la haute bourgeoisie et de la noblesse libérale

à l'Assemblée constituante”. Mirabeau et Lafayette furent de nouveau catalogués

« porte-parole des exigences de la haute bourgeoisie » dans le manuel de Narotch-

nitski, Histoire moderne, 1" partie (1963)*.

Selon Revounenkov, le schisme politique qui se produisit dans la noblesse au début de la Révolution isola la minorité de représentants de la haute noblesse enclins aux réformes (il nomme expressément le marquis de Lafayette, le vicomte de Noailles, le duc de La Rochefoucauld, le duc d’Aiguillon et Mirabeau) d'une majorité « appartenant à la petite noblesse provinciale et plus réactionnaire »%, Revounenkov

n'étudiait pas spécialement le cas du libéralisme de la noblesse car Mirabeau, Lafa-

yette ou les frères Lameth lui semblaient des partisans de la monarchie bourgeoise, exprimant les intérêts de la bourgeoisie. C’est seulement en 1986, dans le manuel

Histoire moderne des pays d’Europe et d'Amérique, sous la direction d’Anatoli V.

Ado, qu’apparut, dans les passages consacrés au début de la Révolution, une nuance sur la position de la noblesse libérale, distinguant ce texte des productions antérieures des historiens soviétiques. Selon Ado, « les partisans des réformes bourgeoises libérales [...] exprimaient les aspirations de la haute bourgeoisie [.…] et de l’aristocratie 90. Frantsuzskaïa burjuaznaïa revoliutsia 1789-1794 [La Révolution bourgeoise française [....]], op. cit.

p.66, 71, 84-86.

27. Pierre GOUBERT Jean MEYE DR, xvIr siècle), Moscou, etNas

28.

La Révolution bourgeoise française, sous la direction de Volguine et Tarlé,

mettait en avant le rôle actif de la noblesse libérale dans les prolégomènes des événe-

Problemy dvorianstva v Xv11 veke [Les problèmes de la noblesse au

À

29 “ cs . de ces derniers n'était suivi d'aucune explication. cit, w 77. ARLÉ, À. V, EFIMOV et F. A. HEYFETS (dir), Novaia istoria [Histoire moderne], 1" partie, op.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

op. cit. p.72-74, 91. Albert MANFRED, Vélikala frantsuzskaïa revoliutsia [La Grande révolution française}, 32. Voir par exemple Albert Z. MANFRED, op. cit., p.97. 33. Istoria Frantsii [Histoire de la France], 3 vol, vol. 2, op. cit. p. 14. 94. Novaïa istoria [Histoire moderne], 1" partie, 1640-1870, op. cit. p. 128. 35. Vladimir REVOUNENKOV, Essais sur l’histoire de la Grande révolution [..], op. cit. p. 62.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

LUDMILA PIMENOVA

128

libérale »%, Pour la première fois, les nobles libéraux étaient considérés comme représentant leur propre position et non les intérêts de la bourgeoisie ; l’interprétation de la lutte politique des années révolutionnaires cessa ainsi de s’imposer dans le cadre de la

stricte dichotomie révolution bourgeoise / noblesse féodale.

Faire la lumière sur l’émigration de la noblesse et sur la contre-révolution Le thème de l'émigration et de la contre-révolution n’avait pas été défriché par

l’historiographie soviétique. On ne peut citer comme recherche exclusivement consacrée à l'émigration que le petit livre d’Ossip L. Vainstein. Il est vrai qu’on peut trouver des développements similaires dans des études générales sur la Révolution et dans

les livres traitant de « La Révolution française et la Russie ». Les termes « nobles », « émigrés » et « contre-révolutionnaires » étaient souvent pris comme synonymes ; ils avaient le plus souvent un sens relativement simplifié, surtout dans les travaux des années 20 aux années 50. Selon Vainstein, l’émigration était le résultat d’une position politique réactionnaire, contre-révolutionnaire. Socialement, l'émigration regroupait des représentants de l'aristocratie et de la bourgeoisie d'Ancien régime”. Selon le manuel d'Histoire moderne de 1939, les nobles partaient en émigration, les contrerévolutionnaires et les royalistes étaient issus de la noblesse et du clergé.

Si le traitement de la noblesse libérale était succinct dans La Révolution bourgeoise française, sous la direction de Volguine et Tarlé, l’émigration de la noblesse

et la contre-révolution avaient droit à plusieurs passages composés par A. I. Molok et Maria A. Boukovetskaïa. Selon Molok, « les seigneurs et les officiers d'origine

noble constituaient le gros de l’émigration ». Boukovetskaïa s'était si bien immergée dans l'époque qu’elle s'était mise à parler la langue de la Révolution française, au point d affirmer que « les aristocrates » et « les habitants aristocrates et contre-révolutionnaires » d'Avignon” avaient effectué les massacres d'Avignon en 1791. Dans La

Grande révolution française, Manfred considérait l'émigration et la contre-révolution

comme un événement imputable, du point de vue social, à la seule noblesse. Pour lui, les émigrés étaient principalement des nobles, et les contre-révolutionnaires des

nobles et des prêtres qui n'avaient pas prêté serment. À leur propos, il utilisait volon-

tiers le terme, emprunté aux révolutionnaires du xvin' siècle, d'« aristocrate »”?. Pour Revounenkov, enfin, la noblesse formait une puissance sociale et politique réactionnaire. Il estimait que l'une des principales causes de la crise menant à la Révolution tenait au refus des réformes par la noblesse, le clergé et les parlements ; « l’émigration

36. Anatoli ADO (dir), ï NovaraL istoria stran Evropy i Ameriki. Pervy period [L'Histoire moderne et contem-

d'Europe et d'Amérique. Première période], Moscou, Vyschaïa chkola, 1986, p. 187.

En

epokhu Velikoï revoliutsit (1789-1796), “marerialan pans Orcherki po istorii frantsuzskoï emigratsüt vl'émigrat ion française à l'époque de la

Grande révoluti

d'État d’ 38

E.

V. Ukraine,

cit P. og 39.A1

{sovskoï biblioteki [Essais sur l'histoire de

ion (1789-1796), d'après les données de la bibliothèque Vorontsov}, Kharkov, Éditions 1924, p. 25-28.

V. EFIMOVA et F. A. HEYFETS (dir.), Novaia istoria [Histoire moderne], 1" partie, op. ,

bert MANFRED, Velikaïa frantsuzskaïa revoliutsia (La Grande révolution française], op. cit., p. 116.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

La noblesse française, de l'Ancien régime à la Révolution à travers l'historiographie soviétique

129

des nobles contre-révolutionnaires », puis « l'émigration massive des nobles » constituaient une réponse à la Révolution qui commençait*,

La noblesse et le soulèvement vendéen Un

thème se détache particulièrement du cadre général de la contre-révolu-

tion nobiliaire, et c’est celui de l’organisation et du commandement du soulèvement

vendéen. Si les historiens soviétiques ne lui réservèrent pas un traitement spécifique, ils exprimaient néanmoins leurs opinions et leurs divergences. Selon Boukovetskaïa, dans sa contribution à La Révolution bourgeoise française (1941), les initiateurs et les leaders du soulèvement vendéen étaient, outre les prêtres non jureurs, « des nobles qui n’avaient pu émigrer, faute de moyens. Ils se cachaient dans leurs domaines et guettaient le bon moment pour organiser une action contre-révolutionnaire d’ampleur ». Cette « noblesse réactionnaire regardait la Révolution avec haine » et menait

avec les prêtres une propagande royaliste. Leur obscurantisme et leur ignorance exposaient particulièrement les paysans vendéens et bretons à cette propagande

contre-révolutionnaire“!. Les auteurs de travaux postérieurs préférèrent cependant, ou bien éviter la question du rôle de la noblesse dans le soulèvement vendéen, ou bien la nier totalement. Manfred la présentait simplement comme « une révolte contre-révolutionnaire »

menée par des « chouans rebelles royalistes »42, cet auteur se dispensant de toute

caractérisation sociale des participants à la révolte. Il en était de même du manuel de Narotchnitski qui définissait les événements de Vendée comme « une révolte roya-

liste » ou « un soulèvement royaliste » sans référence à l'appartenance sociale de ses acteurs“. Prenant les événements le soulèvement tante mais loin

ouvertement parti contre toute accentuation du rôle des nobles dans contre-révolutionnaires à l’intérieur du pays, Revounenkov décrivait vendéen comme issu de la paysannerie ; de même, il jugeait « impord’être décisive l'agitation des prêtres réfractaires et des nobles qui

utilisaient habilement le penchant monarchiste naïf et la religiosité des paysans des départements occidentaux pour les lever contre les républicains ». Cet auteur attirait l'attention sur les premiers meneurs des chouans, « presque exclusivement issus du peuple [...]. Ce n’est qu’à partir d’avril que des nobles firent leur apparition parmi eux, comme meneurs »%.

40. Vladimir REVOUNENKOV, Essais sur l'histoire de la Grande révolution [..], op. cit., p. 55-56, 71, 136. 41. Frantsuzskaïa burjuayraïa revoliutsia 1789-1794 [La Révolution bourgeoise française, 1789-1794], op. cit. p. 318-319. 42. Albert MANFRED, op. cit., p. 144, 203 ; Jstoria Frantsii [Histoire de la France], 3 vol. vol. 2, op. cit., p.40, 43. 43. Novaïa istoria [L'Histoire moderne], 1" partie. 1640-1870, op. cit.,p. 145, 147. 44. Vladimir G. REVOUNENKOV, Essais sur l'histoire de la Grande révolution française [...], op. cit. p. 19-20.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

130

LUDMILA PIMENOVA

Es icblesss Maricatié, dé l'Ancien régime à la Révolution à travers l'historiographie soviétique

131

d'abord, une attention particulière a été portée aux antagonismes et aux différences En guise de conclusion, rappelons que, jusque dans les années 80, il n’y a pas

eu dans l’historiographie soviétique de recherches particulières sur l’histoire de la noblesse française à la veille et à l’époque de la Révolution. Les opinions exprimées et les jugements se basaient sur des représentations générales du type « ce que cela aurait dû être » ainsi que sur des témoignages factuels puisés dans l’historiographie du XIX* siècle et du début du xx‘. Seule une poignée de travaux témoignaient d’une connaissance de l’historiographie étrangère contemporaine. On observe plusieurs traits communs dans les recherches des historiens soviétiques : une prépondérance de l’approche marxiste ; un Ancien régime présenté comme féodal ; une noblesse vue comme classe féodale ; les racines de sa situation

dominante dans la société et l’État découlant directement de l’ordre féodal. Dès qu'il est question du rôle de la noblesse dans la Révolution, les auteurs soulignent que sa majorité campait sur des positions contre-révolutionnaires et que sa minorité libérale représentait les intérêts de la haute bourgeoisie. Pour les tenants de cette approche

marxiste, les faits historiques dans différents pays à des époques différentes ne sont

internes aux différentes strates de la noblesse. Les historiens ont ensuite accordé plus d'attention au rôle de la noblesse libérale dans la Révolution. Avec le temps, dans

les années 80, ce rôle a été considéré en lui-même et non plus seulement comme

l'expression des intérêts de la haute bourgeoisie. Enfin, dans l'interprétation de la

contre-révolution, une évolution s'est produite : alors que l’historiographie d'avant-

guerre admettait que les événements antirévolutionnaires (y compris paysans) étaient

conduits par des nobles, les auteurs de travaux plus récents ont évité de le signaler

quand ils ne le niaient pas, à l'instar de Revounenkov.

Sans doute, les questions que se posait l’historiographie française des années 70

sur l’importance réelle des barrières de classes et de la stratification à l’intérieur de l'élite des Lumières, ainsi que sur l'importance du renouvellement (dans tous les sens du terme) de la noblesse, ou encore sur son unité ou sa pluralité, n’étaient-elles pas abordées dans l’historiographie soviétique. Néanmoins, les nouvelles approches qui

y apparaissaient comme les divergences qui s’y manifestaient, semblent avoir été en résonance avec ce qui se passait dans l’historiographie internationale.

que des expressions nationales des mêmes réalités de classe. C’est pourquoi il ne faut pas s'étonner de l’utilisation courante dans les travaux de l’époque d’une terminologie spécifiquement russe pour décrire des réalités françaises. Ainsi, les seigneurs français sont-ils désignés comme des « pomechtchiki » (seigneurs russes) ou même

comme des « krepostniki » (propriétaires de serfs). n’y a pas eu dans l’historiographie soviétique de discussions sur la noblesse, à l'instar des débats sur la nature de classe de la dictature jacobine entre, d’un côté, Manfred et la majorité de l'association professionnelle des historiens de la Révolu-

tion qui le soutenait et, de l’autre côté, Revounenkov. En même temps, les historiens avaient des opinions divergentes. Ainsi, le contenu et le sens du processus d’anoblissement et du rachat des terres et des châteaux des nobles par des personnes issues du

tiers-état étaient-ils appréhendés différemment, certains auteurs (Potemkine) y voyant

un « embourgeoisement » de la noblesse, c’est-à-dire un facteur de modernisation,

d’autres (Porchnev) un « anoblissement » de la bourgeoisie, autrement dit un facteur de régression, une stabilisation des structures sociales traditionnelles. En outre, de nombreux historiens se servaient du terme de « nouvelle noblesse » sans l’ approfondir

et de manière parfois contradictoire. Les auteurs entendaïent par là, tantôt la noblesse de robe, tantôt les anoblis et tantôt ceux qui utilisaient de nouvelles méthodes écono-

miques pour accroître leurs revenus ; mais, le plus souvent, il s’agissait d’une noblesse

embourgeoisée. Ce concept de « nouvelle noblesse » occupait une place importante

dans les travaux de Lublinskaïa qui désignait ainsi un groupe particulier

défini par un ensemble de paramètres sociaux, économiques, sociopolitiques et socioculturels. Enfin, les divergences s’accentuaient encore lorsqu'il était question des relations entre « l’embourgeoisement » de la noblesse et son libéralisme politique. Pour les uns

(Manfred, Potemkine, Revounenkov), l’utilisation de procédés économiques « bourras * aSSurait la base économique du libéralisme idéologique et politique ; pour autres ŒL. Gordon), elle ne constituait qu'un moyen d'augmenter les revenus. Trois tendances se dégagent ainsi dans les approches de la question de la noblesse par les historiens soviétiques tout au long de la période étudiée. Tout

ROBESPIJERRISTES

Collection Érudes révolutionnaires

n° 15

Féodalité, féodalisme et classes sociales en France au XVII° siècle. Le débat dans l’historiographie, 1960-2006

Guy LEMARCHAND

‘historien

britannique Perry Anderson!, connu des modernistes pour, entre autres, son État absolutiste (1974), voit dans les années 1960 en France un bouillonnement de créations littéraires et intellectuelles, en particulier dans les sciences humaines, particulièrement inventif et brillant. Il les oppose aux années

2000 marquées selon lui par un repliement conservateur et frileux de la pensée. Plusieurs facteurs peuvent contribuer à soutenir et expliquer un tel climat d'il y a une quarantaine d’années : une glorieuses », un optimisme la vie civile des inventions tence d’un système social

économie encore en pleine expansion avec les « Trente un peu scientiste lié à la mise en application au service de techniques issues de la Seconde guerre mondiale, l’exisautre que le capitalisme dont on connaît mal les défauts

et qui peut faire espérer, même lorsqu'on lui est hostile, qu’il obligera au progrès la civilisation occidentale, la multiplication des contacts internationaux avec le développement des moyens de transport et de communication. En histoire c’est le moment où triomphe l'orientation qu’on peut résumer autour de la trilogie bien connue Annales

_— Labrousse — Braudel, c’est-à-dire le primat d’une « histoire économique et sociale » nettement influencée par le marxisme, plus dans l’inspiration de Marx et Engels que dans celle de la dogmatique de Staline.

Et en dépit des tracasseries administratives, à la même époque, l’information sur les travaux en Europe occidentale et en Europe orientale s’est considérablement

amplifiée, dans les deux sens. Dans notre pays un effort limité mais réel est mis sur pied afin de mieux connaître la production historique d’au-delà de l’Elbe. L'édition 1. Perry ANDERSON, La pensée tiède. Un regard critique sur la culture française, Paris, Seuil, 2005.

Collection Érudes révolutionnaires

n° 15

134

Guy LEMARCHAND

française publie toujours très peu de traductions d'ouvrages étrangers et l’arrivée de Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648 (1948) (Paris, 1963) consti-

tue un événement et un événement rare. On doit mentionner également ce qui est

publié en anglais, aisément appréhensible pour les Français, tel French absolutism: the crucial phase parA. Lublinskaïa (Cambridge, 1968). Surtout, les revues d'histoire font connaître nombre d'articles d'auteurs soviétiques et plus encore de démocraties populaires, particulièrement les Annales ESC, les Annales historiques de la Révolution française, les Annales de démographie historique. Pour les temps modernes, dans

l'optique d'appréhender l'influence éventuelle de la Révolution hors de l'hexagone, le Xvur' siècle est le moment préférentiel de ces études, mais il n’est pas exclusif et d’ailleurs fréquemment les auteurs débordent ce cadre et remontent vers le XVI

siècle,

voire le XVI‘. Ainsi des numéros entiers peuvent être consacrés à de vastes panoramas

sur les études historiques dans ces pays (livraisons des AHRF sur la Hongrie, les principautés roumaines…). Les revues Recherches internationales à la lumière du marxisme et La Pensée font de même. De plus, des colloques entre historiens français

Féodalité, féodalisme et classes sociales en France au XVIr siècle

135

années 1955-1980, les traits majeurs des études empiriques sur ce sujet, enfin en quoi la vision qu'on a aujourd’hui, vingt-cinq à trente ans après, est-elle ou non dans la

suite des travaux de l'époque Annales — Labrousse — Braudel, et ce qu'elle doit éven-

tuellement aux historiens de l’Europe de l'Est.

Les débats théoriques sur la caractérisation de l'Ancien régime Les années 1960 sont remarquables d'abord en ce que s'y déroulent des débats théoriques, ce qui est rare dans l’historiographie française, avant et après. Il ne s’agit alors pas seulement de caractériser la société française au XVII siècle mais, de manière

plus vaste, pour l’ensemble des Temps modernes, le XVIr siècle étant évidemment au

centre des schémas, après la secousse des guerres de religion et avant les incidents qui préfigurent la Révolution. Dans ces discussions s’impose d'emblée le terme féodalisme plutôt que féodalité. En effet, si on constate que bien des traits d'organisation économique et sociale du Moyen-âge persistent encore après 1600, « féodalité » paraît

et européens de l'Est sont organisés en commun, avec actes édités en français (par

insuffisant. Il a été largement utilisé par les médiévistes de l'entre-deux-guerres et

sans doute facilité par la détente qui suit le 20° Congrès du Parti communiste soviétique

(recommandation et vassalité) et au système des bénéfices, dont les historiens du

et de publications en langue française et anglaise, Ce sont des actes de colloques et surtout des recueils quinquennaux rédigés à l'occasion des congrès internationaux des sciences histor iques depuis 1955, par exemple les Nouvelles études d'histoire.

minoritaire de la société?, et donc le concept n’est pas englobant. La notion de féoda-

exemple six colloques à thème franco-hongrois de 1966 à 1985). Au même moment,

(956), se déploie dans les pays communistes une entreprise multiforme de contacts

sl S ajoutent à l'Annuaire des études françaises de Moscou des périodiques histoire presqu'intégralement en français et anglais comme les Acta Poloniae Histo.

de Varsovie ou la Revue roumaine d'histoire de Bucarest, les Études balkaniques

ne. sans parler même des Acta Albanica à Tirana. Désormais des historiens de si à ab directement avec des communications volontiers en français aux Francais KE Ts des sciences historiques et aux rencontres à l'initiative des © grand colloque organisé par J. Godechot, L'abolition de la féodalité dans 1

71e monde occidental (1968) 2 vol, Paris, 1971. Loi

ins Don

développés à l'occasion de ces publications et discus-

de Louis XIV, ce mt France, entre la pacification de l’édit de Nantes et la mort traditionnelle appelait le « Grand siècle » ou le siècle de l'apo Fos F a 1960) de P s, entre autres, le Beauvais et le Beauvaisis,

1600-1730

Louis XIV er gi En

Goubert, Les soulèvements populaires de B. Porchnev, le

1640 (Paris, 1961) d :

a France moderne : essai de psychologie historique 1500-

registre. l’ nsc



de Français de P. Goubert (Paris, 1966), et, sur un autre

+ Mandrou. La vogue de ce courant dure vingt à trente ans,

de 1950-55 à 1975-80

plusieurs plans,

l'atm , re

du « premier de ni me

systémiques des El

riographes et un

Moyen-âige disent qu'ils s’affaiblissent et tendent à disparaître à partir du x1v° siècle. D'autre part, ces institutions et pratiques ne concernent que la partie supérieure et très lisme est beaucoup plus ambitieuse, elle vient, on le sait, de Marx et Engels, mais ni

l'un ni l’autre n’en ont fourni une définition générale et précise. Le terme est repris

par les historiens de l'URSS qui n’hésitent pas à l’appliquer à la France du « Grand siècle », ainsi que, pour leur histoire nationale, par les historiens des démocraties populaires. Il rallie également en Angleterre et aux États-Unis divers spécialistes dont plusieurs travaux sont alors traduits et publiés en France’. Enfin certains historiens

français, proches du marxisme, l’utilisent aussi. En 1968, le débat est directement engagé dans un colloque du CERM où interviennent A. Soboul, P. Vilar, R. Mandrou, J. Dupâquier, À. Bérélowitch, A. Lublinskaïa, etc. La même année, le colloque international réuni à l’initiative de J. Godechot* élabore une définition, non du féodalisme mais de la féodalité, qui s’écarte de ce qu’entendent derrière ce mot les médiévistes. Il s’agit d’un « système économique, social et politique caractérisé par le prélèvement

ee « prépondérance française », vision que viennent boule-

verser en quelques

(2 vol., Paris

encore en 1960 mais, d’une part, il se réfère et se limite aux liens d'homme à homme

sans disparaître, il est visiblement en recul car, sur

re change. La crise frappe le monde capitaliste à partir

e 1er », de graves secoussesen Pologne révèlent les difficultés

nes

en histoire la critique se fait active menée par histo-

donc les débats théo ologues contre l'inspiration jusque-là dominante. On examinera

riques, pouvant concerner la France du XVII siècle pendant ces

2. Deux livres-phares de l'histoire médiévale de ces années : François-Louis GANSHOF, Qu'est-ce que la féodalité ?, Bruxelles, Éditions de la Baconnière, 1944 (nombreuses rééditions) ; Robert BOUTRUCHE, Seigneurie et féodalité,t.1, Le premier âge des liens d'homme à homme, Paris, Aubier, 1959, t. II, L'apogée XI-XIIIe siècle, Paris, Aubier, 1970.

3. Maurice DOBB, Études sur le capitalisme, Paris, Maspero, 1969 (édition originale, 1946 : embrasse les Temps modernes en Europe occidentale) ; Maurice DOB8, Paul M. SWEEZY, Du féodalisme au capitalisme : problème de la transition, Paris, Maspero, 1977, 2 vol. (recueil d'articles) ; Barry HINDESS, Paul

Q. HIRST, Precapitalist modes of production, Londres, Routledge, 1975. La revue Past and Present publie alors des articles assez nombreux sur ce thème de la transition du féodalisme au capitalisme, où se trouve évoqué le xvir siècle. 4. Sur le féodalisme, colloque du Centre d’études et de recherches marxistes, avril 1968, Paris, 1971. 5. L'abolition de la féodalité dans le monde occidental (colloque de Toulouse, 1968), Paris, CTHS, 1971, 2 vol. En fait les communications couvrent aussi l’Europe orientale et remontent volontiers au XVIr siècle.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

136

Guy LEMARCHAND

Féodalité, féodalisme et classes sociales en France au XVII siècle a

d'une partie du revenu des exploitants du sol par une aristocratie principalement foncière, jouissant des droits de justice et de privilèges politiques », la rédaction étant

d'A. Soboul, A. Villani (Italie) ces années il y a un large accord pour les XIV*-XVIN siècles, des moyen de production et valeur

et K. Benda (Hongrie), adoptée à l’unanimité. Dans pour mettre derrière le terme féodalisme ou féodalité, sociétés marquées par le primat de la terre comme sociale, l’exploitation des paysans producteurs par

une minorité maîtresse du sol directement ou indirectement et détenant le pouvoir

politique, éléments qui peuvent s'adapter, avec des nuances particulières, à la France

du XVI siècle. Cependant, lorsqu'on essaie de situer le concept dans un mouvement, la transition du féodalisme au capitalisme, des divergences notables apparaissent entre

ique Si

de ces concepts qui ne peuvent s'accommoder du temps court habituel des historiques d'avant 1950-1960 façonnées par l’événement.

Il est une seconde série de débats théoriques des années 1960 qui met aussi en cause la caractérisation de Ja société de la France du XVI siècle : s'agit-il d’une société d'ordres ou d’une société de classes ? Cette discussion, qui est cette fois

étroitement franco-française mais dont l'écho déborde l'hexagone, est parallèle à la précédente ; elle s'appuie, pour le concept de société de classes, sur l'idée de féodalisme mais elle ne se confond pas dans son déroulement avec le thème des modes de

production, d’autant qu'elle vise à faire le point sur les méthodes et schémas interprétatifs de la seule histoire sociale au sens large mais à l’exclusion du politique ou

lisme mais on en trouve les caractères essentiels dans le tableau qu’il dresse de la

de l’économique. Deux colloques se succédèrent à Saint-Cloud avec plus ou moins les mêmes participants pour la période moderne, en 1965 et 1967. Dans le premier, d'emblée A. Soboul, rapporteur du thème général, souligne la force des détermina-

France du xvIr° siècle, insistent sur le maintien de traits anciens importants malgré le développement de l'économie marchande. Par contre B. Porchnev majore la montée

en vogue dans l’entre-deux-guerres — etil avance le concept de classe établi à partir de

historiens. A. Soboul pour le xvIr siècle, P. Goubert qui n’emploie pas le mot féoda-

du capitalisme et présente le régime « féodalo-absolutiste » (Louis XHII et Louis XIV) comme une tentative de bloquer l'évolution, au profit des structures féodales. A. Lublinskaïa va plus loin et met l'accent sur le déclin du féodalisme

devant

la

montée du capitalisme commercial. Pour elle, le négoce de la proto-industrie est déjà une bourgeoisie industrielle, le métayage constitue une forme mixte déjà fondée sur le

commerce, et les paysans sont à peu près pleinement propriétaires de leurs fonds ; par conséquent les bases économiques de l’absolutisme sont, selon elle, en voie de disparition. La publication en 1970 de l’ouvrage de W. Kula sur le féodalisme polonais$ fait rebondir la discussion, quoique tous les intervenants conviennent que le modèle proposé par le savant polonais ne convient pas pour l’Europe occidentale. Néanmoins

à cette occasion, en particulier dans des articles de La Pensée est formulé le concept

de « formation économique et sociale ». Et, bien qu'il ait été d’abord réservé sur cette notion, c’est sans doute P. Vilar’ qui la formalise le plus clairement, ouvrant par-là la voie à un dépassement de la querelle Lublinskaïa-Soboul. Le mode de production,

dit-il, est une figure idéale, qui en réalité n'est réalisée plus ou moins complètement que suivant le terrain et ses particularités, et si dans une formation sociale il y a un mode de production dominant, on y trouve également des institutions et des pratiques

de modes de production à la fois anciens et possiblement futurs. Enfin, appuyé sur l’ethnologie et la sociologie, le schème de la « longue durée » — pluriséculaire — lancé par F. Braudelf, vient en 1958 fournir une temporalité appropriée à la mise en œuvre

6. Witold KULA, Théorie économique du système féodal. Pour un modèle de l'économie polonaise XVr-*

tions sociales sur les individus — ce qui tourne le dos à une histoire des grands hommes

plusieurs critères dont principalement celui de la propriété des moyens de production et celui de la position dans le processus de production. Au XVIr siècle, cette stratifi-

cation est liée au féodalisme déclinant mais encore présent. Évidemment — banalité

aujourd’hui mais pas dans les années 1960 — la répartition en classes est appréhen-

dée grâce à l’utilisation de la statistique. R. Mousnier oppose à cette conception la «société d’ordres »!° qui est en quelque sorte l’inversion de la pyramide des instances sociales dans la vision matérialiste, « Chaque groupe se voit imposer par consen-

sus d’opinion sa dignité [...] ses privilèges [...] les professions que ses membres

doivent exercer. C’est ce statut social qui détermine en principe le degré de richesse de chacun. ». Donc ici la hiérarchie est fixée par un choix psychologique des hommes

de l’époque et non par la composition et le niveau de la fortune et des revenus qui imposeraient l’échelle des honneurs et des pouvoirs. Les dictionnaires et les traités

juridiques du moment constituent selon Mousnier des sources essentielles pour saisir

la société de ces siècles car ils révèlent la représentation qu’ont alors les contemporains de leur propre société. L’historien peut construire une échelle des patrimoines et des gains mais ce sont les jugements de valeur répétés, les comportements collectifs et les lois qui donneront la clef des dignités. Toutefois aux yeux de nombreux historiens le concept de « société de classes » semble moins rigide que celui de société d'ordres car il n’est pas exclusif : la société d’ordres existe bien et il serait absurde de nier l'importance des privilèges tant ils sont présents dans les sources — E. Labrousse

parle de « coexistence des classes et des ordres » — mais les ordres ne constituent que l'apparence juridique — douée d'ailleurs d'efficacité dans la vie de la société — de la réalité profonde. Dans la France du XVIT siècle, la noblesse a la prépondérance dans

XVI siècles, Paris, Mouton, 1970. Cf. Maurice AYMARD, « L'Europe moderne : féodalité ou féodalités ? », Annales ESC, 3, 1981, p. 426-435,

en construction », Annales ESC, 1973, repris dans Une histoire TE VILAR, « Histoire marxiste, histoire Approche marxiste et problématique conjoncturelle, Paris, EHESS, 1982, 428 p. Pour

. MT f

1Dliographie sur ces questions, cf. Guy LEMARCHAND, « La question de la transition en Europe du

isme au capitalisme et l'apport d'Albert Soboul », Bulletin d'Histoire de la Révolution française,

1992-1993, p.59.73.

8, Ferand BRAUDEL, « La longue durée », Annales ESC, 4, 1958, repris dans Fernand BRAUDEL, Écrits

Sur l'histoire, Paris 1969.

ROBESPIERRISTES

9. L'histoire sociale. Sources et méthodes (1“ colloque d’histoire sociale Saint-Cloud, 1965), Paris, PUF, 1965 ; Ordres et classes (2° colloque Saint-Cloud, 1967), Paris, PUF, 1974.

10. Cf. aussi Roland MOUSNIER, Problèmes de stratification sociale, Paris, PUF, 1988, colloque de 1966 qui est un peu une réplique au contenu majoritaire du colloque de Saint-Cloud 1965 ; Fureurs paysannes : les paysans dans les révoltes du XVIF siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1967. Sur la pensée d’Ernest LABROUSSE, Maria Novella BORGHETTI, L'œuvre d'Ernest Labrousse. Genèse d'un modèle d'histoire économique, Paris, EHESS, 2005.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

138

Guy LEMARCHAND

l'estime collective et la structure politique grâce à son assise foncière, la seigneurie et ses droits personnels. Ainsi, ce qui arrive rarement dans l’atmosphère feutrée de l’université française, le colloque mettait clairement à jour le clivage entre deux écoles de pensée.

Le second colloque de Saint-Cloud, en faisant le bilan des connaissances et des lacunes, allait davantage au concret et se proposait de définir pour les Temps modernes les grands traits de la société. Un questionnaire, véritable grille d’analyse

des structures économiques et de l’organisation des relations sociales, fut adressé aux futurs participants. Il visait quatre points : la terminologie sociale de l’époque, reflet de la représentation de la société, les privilèges dans la réalité et dans la conscience des contemporains, le monde rural dans sa diversité, ses contradictions et luttes internes,

ses mentalités spécifiques, les villes dans leurs propres privilèges et leurs clivages internes. Dans les débats l’accent fut mis, surtout par E. Labrousse et P. Goubert, sur la scission riches-pauvres plutôt croissante même en période d'expansion économique, le rôle majeur de la propriété et de l'exploitation foncière dans la hiérarchie des

ruraux, l’opposition ville-campagne moins psychologique que financière et sociale, la mythologie sociale entretenue par les classes dirigeantes soucieuses de justifier leur

position dominante. Si, en 1965 et en 1967, le débat reste uniquement franco-français, on est tout de même frappé de voir que les intervenants y emploient volontiers des notions qu’on trouve chez Porchnev et chez les auteurs soviétiques : « front de classes »,

Féodalité, féodalisme et classes sociales en France au XVIr' siècle

139

nier

re

mn rm

es

plus nombreux, les humbles, ne sont pas appréhendés, dit-on,

a ne laissent pes de trace manuscrite directe. On ne les voyait

dans l’ancienne historiographie qu'à travers la représentation qu’en donnaient les lettrés : l’histoire ne un récit, politique, Ja Il s'agira donc, afin totalité sociale, dans

s'intéressait qu à 5 à 20 % de la société. Elle était avant tout construction et le fonctionnement de l'État, sans le peuple. de saisir les fonctionnements et dysfonctionnements de la le cadre d’un raisonnement inévitablement dialectique, de

considérer d’abord l'économique, le démographique, la Stratification sociale, sans

oublier nécessairement ni le politique ni la psychologie mais en en diminuant le

rôle et en les insérant dans une totalité complexe. Trois travaux méthodologiques

tracent au début de notre période un programme implicite d'activité : l’article

fondateur de J. Meuvret, « Les crises de subsistances et la démographie de la France d’Ancien régime » (Population, 1946), le Manuel de dépouillement et d'exploitation de l'état civil ancien par M. Fleury et L. Henry (Paris, 1956) et « Les voies nouvelles vers une histoire de la bourgeoisie occidentale aux XVIn® et x1x° siècles, 1700-1850 », X° Congrès international des sciences historiques, Rome, 1955 (vol. 4) par E. Labrousse. Le tableau qui résulte de ces recherches empiriques rompt avec la vision

triomphaliste du siècle français de la reconstruction par Henri IV à la floraison des lettres et des arts jusqu’à l’achèvement de Versailles. [1 s'oppose également

« conscience de classe », et que, comme chez les historiens de l'Est, l'accent est mis

sur à la conception de l’histoire de l’historiographie positiviste mettant l’accent bibliographie une ici présenter de question pas n’est Il l’individuel. et l'individu

les ordres.

du xvrre siècle en citant certains ouvrages majeurs de l’époque et en étant contraint

sur les écarts sociaux. À l’inverse on verra les historiens de ces pays, particulièrement russes, polonais et hongrois, à propos de leur histoire nationale, utiliser et analyser

d'en oublier d’autres également importants. Le XVII* siècle nouveau de 1960 est d’abord hanté par la mort avec les crises cycliques de cherté du pain, la peste et autres maladies contagieuses, la guerre qui épuise les subsistances et les bourses

Les études de terrain —- 1955-1980 Les travaux de ces années sur le détail concret de la société française du

siècle ne citent guère les débats théoriques précédents et ils en paraissent de XV prime abord éloignés.

En fait ils en sont fortement imprégnés et utilisent, sans le ProCIemer, la plupart des pistes et des concepts décrits plus haut. Jusqu'à 1950

était appréhendée à partir de documents d’origine le pluset desouvent eepolitique ,surtout contenu qualitatif : édits, arrêts du Conseil du

roi, corres-

“san ae administrateurs, délibérations municipales. Pour analyser la société

we Fe mm Dicipalensent les écrits exprimant plutôt le vécu subjectif et culturel, ., ne

ettres privées, littérature, législation civile. Après 1950-1955 on met

en ématiquement les « masses dormantes » d'archives peu dépouillées auparava és nt:les Séries chiffrées, ou qu’on peut chiffrer de documents anonymes et

En siaux, des D

des livres et articles produits pendant ces années — pas plus que pour les années 2000 — mais seulement de dégager quelques traits essentiels de la société française

des hommes

et véhicule l'épidémie, avec aussi une mortalité infantile toujours

élevée faute de médecine et d’hygiène. À une vaste échelle J. Dupâquier a montré l'importance des « contagions » associées aux crises de subsistances agissant non seulement directement sur le chiffre de population, mais également frappant néga-

tivement nuptialité et natalité, Et ce sont les pauvres qui sont les plus atteints. Par

conséquent dans la précarité de la vie, la peur est un sentiment presque obsédant!. Et un facteur essentiel de la dynamique historique introduit par les recherches des années 1960 est l'importance et le rôle, en l’absence de contrôles des naissances, des fluctuations démographiques longues, lesquelles à la hausse tendent à pulvé-

riser les héritages ruraux et paupériser les ménages, et à la baisse génèrent la dépression par la restriction des débouchés et de la main-d'œuvre.

ns s agit plus seulement des mercuriales de prix et des registres de d'institutions et de particuliers, mais des registres parois-

es d impôts, des actes notariés (inventaires après décès, contrats de mie .e Aie mL: de sociétés commerciales), actes de justices. Dans la ligne des cit € M. Bloch et L. Febvre et des travaux d’E. Labrousse, à partir d’une que de la méthodologie positiviste, une problématique nouvelle est élaborée.

SOCIÉTÉ

ROBESPIERRISTES

1. Jacques DUPÂQUIER, La population rurale du Bassin parisien à l'époque de Louis XIV, Paris, PUF, 1979 ; Emmanuel LE ROY LADURIE, Paysans de Languedoc, Paris, Flammarion, 1966 ; François LEBRUN,

Les hommes et la mort en Anjou aux xvir er xvur siècles, Paris, Mouton, 1971 ; Jean DELUMEAU, La peur en Occident XIV*-XVIF siècles, Paris, Fayard, 1978 ; Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident

xur-xvur siècles, Paris, Fayard, 1983. Ces derniers ouvrages sont les fruits d’un enseignement au Collège de France donné dans la décennie précédente.

Collection Études révolutionnaires

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Guy LEMARCHAND

Féodalité, féodalisme et classes sociales en France au Xvir siècle

_

ess

Le « Grand siècle » s’inscrit également dans une longue période de prépon-

et des ursulines pour les classes aisées, de l’autre, pour le petit peuple, petites écoles et livres pieux et moralisateurs de la Bibliothèque Bleue!. Pourtant une partie des milieux populaires échappe AUX autorités morales et administratives ou, au moins,

dérance écrasante dans les ressources de l’agriculture et d’une agriculture produisant d’abord pour l’usage et aux rendements faibles et irréguliers parce que très soumise aux aléas climatiques'?, Sans doute déjà fréquemment l’industrie dispersée dans les campagnes apporte un revenu supplémentaire", cependant elle n’amène pas nécessairement l’abondance aux ruraux, à cause de la minceur des salaires et des à-coups de

est mal contrôlée malgré les efforts tentés. Dans les villes importantes les confré-

la conjoncture commerciale. Par son emprise sur la terre et le maintien de la seigneurie encore bien vivante, la noblesse, loin d’être en décadence comme on le croyait autrefois, continue de dominer la société et possède toujours les fortunes les plus considérables, portée par la hausse de la rente foncière et de la rente féodale de 1598 à 1650-1670, même s’il y a des nobles aux limites de la pauvreté!*, S’estompe la vieille opposition entre l'épée

Même dans les classes dirigeantes, la déviation janséniste exprime une certaine insatisfaction sociale et politique.

et la robe par les intermariages, et le second ordre impose à tous sa préséance et son code de l'honneur, et il tient la hiérarchie du clergé et partant l’influence que celui-ci

exerce. Il faut en finir avec la légende répandue depuis Guizot d’une alliance entre la monarchie et le tiers-état : le roi gouverne essentiellement avec des nobles, parfois de

vieille race, et Colbert n’est pas un bourgeois!’ Une partie de l’écrasement de la paysannerie en résulte. Il est inégal selon les régions maïs bien réel : la communauté villageoise recule et ce sont les rustres

qui entretiennent manoirs et châteaux et font les frais de la guerre par le paiement de la taille et des aides. Une mince couche de grands fermiers vendeurs arrive à pros-

pérer dans les plaines de grande culture, mais la majorité est toujours proche de la misère qui provoque le vagabondage et sa répression par les villes et le roi avec le « grand renfermement » des pauvres!$, Quant à la bourgeoisie, elle n’est pas totale-

ment bloquée par cette domination et, grâce à la marchandise et aux offices!?, il arrive même que ses familles les plus riches accèdent au second ordre, au moins jusqu'aux réformations de la noblesse sous Louis XIV.

Enfin c’est un XVI siècle moins uniformément chrétien qui apparaît. Sans

doute le conformisme catholique est-il fortement ancré et renforcé par la réorgani-

sation du clergé de la Contre-Réforme. D'un côté il y a l’enseignement des jésuites

ue se po +: Emmanuel LE ROY LADUREE, Les fluctuations du produit de la dime, Paris - La Haye,

dns

Emmanuel LE ROY LADURIE, Histoire du climat depuis l'An mil, Paris, Flammarion, 1967.

es ne

re naissance de la grande industrie en Dauphiné, xvir-xix" siècles, Paris, PUF, 1954,

Have

à

ON, Amiens capitale provinciale. Étude sur la société urbaine au xvIr siècle, Paris - La

ye, Mouton, 1967.

me

La noblesse bretonne au xvur siècle, Paris, SEVPEN, 1966, 2 vol. (couvre la seconde

ries peuvent devenir des foyers de contestations et les compagnonnages soulever les ouvriers. À la campagne, en dépit de 1 encadrement d’un clergé épuré, dévotions

proches du paganisme et magie" persistent, tandis que la rébellion contre l'impôt

ou le seigneur peut trouver Un écho, quoique susceptible des châtiments de l'Enfer.

Se fait jour aussi chez certains historiens français, de manière encore confuse,

l’idée venue d’Engels et employée par des historiens soviétiques que le langage

religieux peut être porteur de revendications civiles dans une ambiance où la représentation de l'univers repose essentiellement sur la est hasardeux de dire qui influence qui. On ne peut dans les années 1960, les méthodes et les schémas le xvrr: siècle en France et des historiens d'Europe

parole des clercs. Néanmoins, il que constater une parenté entre, d'interprétation des Français sur de l’Est sur leur propre histoire

nationale. Dans les deux historiographies on reconnaît les mêmes centres d’intérêt. Par exemple en dix ans, de 1967 à 1976, on trouve, rédigés par des historiens

hongrois, trois articles dans les Annales de démographie historique sur la population de leur pays, les Acta Poloniae Historica publiant entre 1964 et 1973 trois articles

sur les mouvements paysans en Pologne. Sur le plan de l'interprétation, le schéma de présentation et d'explication va, dans ces historiographies comme en France, de

la conjoncture des prix et des revenus et de l'évolution démographique aux structures

sociales et au système d'ordres toujours très marqué, jusque dans les Diètes de ces pays étrangers, alors que les villes sont particulièrement faibles et que les grandes révoltes paysannes échouent dans le sang.

Que reste-t-il après 2000 des conceptions de 1960 ?

Les critiques de 1980 La qualifiant d’économisme

réducteur ou de sociologisme étroit, on a

formulé à la fin du XX° siècle contre la démarche des années 1960 des reproches

qui ne paraissent pas justifiés parce qu'ils reposent sur une lecture incomplète des travaux en question”. La quantification aboutirait à un certain dessèchement de la discipline, car elle ne prendrait pas en compte le subjectif, la complexité du particulier au-delà du général et la multiplicité des situations réelles. En fait, dès 1965

15. Roland M siècle) ; Pierre GOUBERT, L'Ancien régime, Paris, PUF, 1969.

GO Les Cine Conseil du roi de Louis XII à la Révolution, Paris, PUF, 1970 ; Jean-Louis BOUR16,

: Pi

18. Robert MANDROU, La France aux xvir et Xvur siècles, Paris, PUF, 1967 ; De la culture populaire aux

rt avant Colbert, Paris, PUF, 1973.

ne DE SAINT-JACOB, Les paysans de la Bourgogne du Nord dans le dernier siècle de l'Ancien Paris mp Lettres, 1960 ; Jacques JACQUART, La crise rurale en Île de France 1550-1670, Jean-PierreG UTTON, Ë La société et les pauvres, L'exemple 9 il de Lyon 1534 = 1789. . Paris,, PUF. : nn. de la généralité 17. Pierre Goue , i marchandes d'Anc SEVPEN, 1950 E RT, Familles ien régimy e. Les Danse et les Motte de Beauvais, Paris,

SOCIÉTÉ

ÉTUDES ROBESPIERRISTES

XvIr et XVIIF siècles, Paris, Stock, 1964, 19. Jeanne FERTÉ, La vie religieuse dans les campagnes parisiennes 1622-1695, Paris, Vrin, 1962 ; Louis PEROUAS, Le diocèse de La Rochelle 1648-1724, Paris, SEVPEN, 1964. 20. Gérard NOMRIEL, Sur la crise de l'histoire, Paris, Belin, 1996 ; François DOSSE, L'histoire en miettes. Des Annales à la nouvelle histoire, Paris, La Découverte, 1997 ; 1D., La marche des idées. Histoire des intellectuels, histoire intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003.

Collection Études révolutionnaires

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Guy LEMARCHAND

Féodalité, féodalisme et classes sociales en France au XVII siècle

143

x

à Saint-Cloud, A. Soboul précise que l’usage du dénombrement statistique n'exclut pas et appelle même le recours à l'étude de cas qui lui donne vie et apporte nuances et différenciation ; et l'époque, effectivement, n’en a pas manqué?!, L'intérêt mani-

festé alors pour les « livres de raison » et les coutumiers juridiques provinciaux comme source importante est significatif. Seconde critique : reposant sur des critères de classement décidés par l’historien, la quantification reflète davantage la subjectivité de l'opérateur que la réalité sociale. Il est vrai que dans tout code socioprofessionnel, au XxI° siècle comme pour les Temps modernes, se pose le problème des seuils. Mais fut largement refusé d'utiliser, même en l’adaptant, le code de l'INSEE? comme il avait été proposé, afin de respecter la spécificité de chaque société, ici la structure des ordres, différence radicale avec la société capitaliste. Les imperfections et limites évidentes de la comptabilité économique nationale

n’ont pas empêché les historiens britanniques de l'utiliser avec quelques résultats. Les archives notariées ont permis particulièrement d’entrer dans les classifications pratiques de l’époque mais les catégories sociales adoptées dans les années 1960, il est vrai, sont effectivement matérialistes. Cependant, cela repose sur des constats

empiriques autant que théoriques. Il s’agit de l'importance du travail productif dans l’existence de la grande majorité de la population des Temps modernes, rurale et urbaine, même si la recherche de productivité et de rentabilité financière n'a pas la même intensité que dans le capitalisme. Le dédain du travail manuel alors qu'il était fondamental en l'absence de machinisme, était suggéré du haut en bas de la société et constituait en réalité une justification de la domination de classe par la noblesse et le clergé. De plus régnait l'économie de rareté et même de pénurie, tandis que l'échange tendait à progresser, ce qui oblige l'historien à dépasser les individus et à considérer des ensembles régionaux ou nationaux, à la fois géographiques et sociaux. Et ces critiques des historiographes épistémologues ne constituent-elles Pas en partie un retour de l’idéalisme libéral, dans un nouveau vêtement ?

| Cependant, cette « histoire économique et sociale » n’en

a pas moins

certaines limites et insuffisances qu'on perçoit mieux aujourd’hui. L'élaboration conceptuelle qui en fournissait le cadre n’a pas été poussée assez loin. Le concept de mode de production est plutôt conçu pratiquement, contrairement au souhait en Particulier de P. Vilar®, comme un empilement des instances du tout social que Comme une combinaison, c’est-à-dire que le problème difficile des médiations n’est

guère abordé. Sur le plan économique, la question des rapports entre autoconsommation, toujours essentielle, et marché dont le développement est encore lent et

irrégulier, surtout avec la faiblesse de l'urbanisation, n'est pas posée. Or l’expan-

sion de la fiscalité, l'instabilité des prix et les crises de cherté, la pulvérisation de la petite propriété avec l'endettement et les reprises démographiques, poussent à la monétarisation mais avec une monnaie elle-même trop rare — même et surtout les

pièces de billon — instable dans sa valeur et manipulée par Le pouvoir, ce qui aggrave

les inconvénients de la réduction de l autosubsistance pour les petits producteurs,

artisans des grandes branches industrielles des villes, paysans parcellaire et journaliers des campagnes. La notion de mentalité qui demeure floue ne débouche pas

nettement sur le concept de culture ni sur celui d’idéologie. À cet égard, on est étonné qu’à Saint-Cloud en 1965 ce dernier mot ne soit prononcé qu’une fois, et dans une incidente. Enfin, si est reprise en pratique la distinction claire entre classe pour soi et classe en soi et est abordée la question de la conscience de classe, celleci n’est pas assez historicisée face à l’idéalisme qui la présente soit comme un bloc

achevé dès son apparition, soit comme, en l’absence de cet achèvement, inexistante.

Ces lacunes ont probablement facilité la tâche à l’hypercritique des historiographes épistémologues, avec M. de Certeau et P. Veyne.

La société du xvir siècle Selon l'an 2000 Est-ce à dire que sur le terrain notre conception du XVIr siècle en France a radicalement changé, les recherches s'étant accumulées ? En premier lieu, les grands

cadres de la société féodale, un XVII* siècle tourné vers le passé, ont été confirmés.

C'est d’abord l'importance de la famille comme centre d'intérêts, de vie quotidienne et de relations sociales. Foyer par excellence de solidarité, on la retrouve par exemple dans la division du travail de l’artisanat avec la mobilisation de la femme et des enfants autour de l’activité du père, ou dans l’origine des capitaux de maintes sociétés commerciales ou de la propriété de navires. La famille, c’est également un patrimoine à transmettre et nombreux sont ceux qui n’ont rien de tel et qui, aux yeux des élites, vivent de manière animale sans principe de dignité. Quelques nuances ont été apporfamille tées par rapport aux connaissances de 1960%, La diffusion majoritaire de la

conjugale établie par P. Laslett n'empêche pas le maintien de relations actives au-delà du couple et dans certaines régions persiste la famille large. Par ailleurs, quelle que en étant infésoit la force de l’autorité du mari et père, le statut de l'épouse et des filles, rieur, est tout de même moins minoré qu’il n’y paraissait grâce à divers aménagements

juridiques. A la campagne en dépit des partages et démantèlements successoraux, la seigneurie” grâce en particulier à son pouvoir de justice, n’a pas qu’une simple valeur décorative mais n'apparaît pas non plus comme la matrice du capitalisme foncier

du xIx° siècle, tant sont vivants les droits et pratiques archaïques et conservateurs. En face d’elle la communauté villageoise demeure un foyer de solidarité, malgré les

21: Par exemple outre les fameux Danseet Motte de Pierre Goubert, dans un milieu différent Alain LOTTIN, 24. Jean-Louis FLANDRIN, Famille, parenté, maison, sexualité dans l'ancienne société, Paris, Seuil 1976 ;

€ et mentalité d'un Lillois sous Louis XIV, Lille, Émile Raoust, 1968.

la discussion à propos de Adeline DAUMARD, « Une référence pour l'étude des sociétés urbaines

Anne-Lise HEAD-KONIG (dir.), Famille, parenté et réseaux en Occident xvir-xx* siècles, Genève, Société

rance aux XVIle-X1Xe siècles : le code socioprofessionnel », RHMC, 3, 1963, p. 185-210 ; Jean-Yves

d'archéologie de Genève, 2001 ; Dominique GODINEAU, Les femmes dans la société française Xvrxvur siècles, Paris, Armand Colin, 2003. 25. Jean-Marie CONSTANT, Nobles et paysans en Beauce aux XVr-xvir siècles, Lille, thèse de doctorat, 1981 ; Jean GALLET, La seigneurie bretonne 1450-1680 : l'exemple du Vannetais, Paris, Publications de

ce

aug

r Problèmes de méthode » (sur les contrats de mariage), RHMC, 4, 1964, p. 211-218. Ajouter

ns hui: Fanny COSANDEY, Dire et vivre l'ordre social en France sous l'Ancien régime, Paris. EHESS,

dimi On aboutit à rendre moins rigides le détail des distinctions et rangs de la société d'ordres, ce qui en minue la portée sans la nier pour autant.

23. Pablo LUNA (dir.), Pierre Vilar : une histoire totale, une histoire en construction, Paris, Syllepse, 2006.

SOCIÉTÉ

ÉTUDES ROBESPIERRISTES

la Sorbonne, 1983 ; Jean-Michel BOEHLER, La paysannerie de la plaine d'Alsace 1648-1789, Strasbourg,

PUS, 1994.

Collection Études révolutionnaires

n° 15

144

Guy LEMARCHAND

Féodalité, féodalisme et classes sociales en France au XVI siècle D

pressions qu'elle subit et les contradictions qui la traversent#, Surtout, sa structure et

ses droits sont beaucoup plus variés suivant les provinces qu’on ne l’avait cru. Autres

institutions caractéristiques du féodalisme : les corporations. Elles sont à l’apogée de

leur développement non au Moyen-âge mais sous Louis XIV, particulièrement dans les grandes villes industrielles, sans pour autant couvrir tous les secteurs d'activité’, Mais la société du xvIr siècle nous semble aussi aujourd’hui plus complexe qu’il n’y paraissait en 1960. Le système des classes, sous celui des ordres, est plus

articulé qu’on ne le pensait avec des séparations et exclusions fortes entre les classes et, à l’intérieur des classes, entre les groupes en particuliers professionnels, avec une fragmentation nette. Et pourtant, contradictoirement, la société est moins

fermée

que ne le disent les juristes, il y a tout de même une circulation interne menue mais réelle qui franchit les barrages. Les études mettent en valeur les stratégies familiales, l’exogamie en même temps que l’endogamie majoritaire. Agit en premier lieu une mobilité géographique, plus active que ne le voulait la vision d’une population quasi immobile. I1 y a d’abord le renouvellement de la population urbaine, surtout pour les grandes villes qui sont des mouroirs, au bilan démographique fortement déficitaire

sans cet apport incessant de migrants venus du plat-pays à la recherche d’un emploi ou d’un secours. Ensuite, dès le xvi siècle ou avant, existent de notables migrations temporaires du travail, particulièrement des montagnes vers les plaines, en direction

de l’intérieur ou de l'extérieur du royaume’, Toutefois ces phénomènes débouchent rarement Sur une ascension sociale et, partant, n’entraînent pas de bouleversement des structures en place.

145

us

e, avec les Tropiques par la créa eloppement à 1ong terme avec Séville et Lisbonn à la péche:et au ia. re grâce et s, Antille les nn preraiires colonies dans

_. iparler des changeurs spéculant sur les incessantes variations monétaires. La bourgeo sie augmente en nombre aussi par l’apparition des gens à talents, officiers et hommes

pores tribunaux, médecins, enseignants avec de loi muitipliés par la création l'expansion des collèges. Mais qu'ils agisse des milieux du commerce, des offices ou de la culture, la bourgeoisie tend à se scinder suivant les professions et les hommes

et à se fermer et s'isoler soigneusement des couches populaires. Il n'empêche que ses effectifs se stabilisent ou augmentent suivant les régions grâce à l’infiltration de grands fermiers Ja minorité aisée de la paysannerie : surtout avant 1650, rejetons des

exploitant plus de 100 hectares en Île-de-France et approvisionnant Paris ; paysans

entrepreneurs et marchands de toile de Bretagne jusqu'aux années 1680%, La noblesse es apparaît également de plus en plus diverse : depuis les Grands liés à la Cour,uxtitulair crottés

jusqu'aux hoberea de vastes seigneuries et circonscriptions, ducs et pairs,

vivant chichement, en passant par les nobles de service. Le poids de l'argent se fait de

s de race plus en plus sentir dans l’ordre et s’y insinuent, aux côtés des gentilshomme

ancienne, les financiers serviteurs du roi sentant encore l’entrepôt. Quant à l’État et à l’absolutisme monarchique, leur rôle dans la vie sociale et le sens de leur action ont été remis en cause. On savait déjà qu’il y avait deux

freins essentiels à la liberté d’action des monarques : les finances et les révoltes

r populaires, ce qui n’empêche pas le contrôle de l’État sur le royaume de se resserres

au xvur° siècle. Des officiers plus nombreux et une armée permanente aux effectif

Quant aux classes sociales principales, il convient d’insister sur trois traits qui apparaissaient moins clairement en 1960. Bien que la conjoncture économique ni le climat moral ne lui soient le plus souvent très favorables, la bourgeoisie urbaine paraît

augmentés lui donnent davantage de moyens de police. Mais au profit de qui le roi gouverne-t-il et comment le fait-il ? Dans la pratique l’absolutisme a perdu pour les historiens de la superbe qu’il avait du temps d’E. Lavisse. Au sommet, à cause de

moins brutalement que le peuple des campagnes le poids du fisc royal : les villes sont

s noblesse qui n’a pas abandonné sa mission guerrière et dont une partie des membres’y placés, bien moins s, d’autre que tandis ment, morale et ment mique profite écono appauvrissent. Il est moins le chef autocrate que l'arbitre des cabales de la Cour, divisée en factions rivales et clientélaires dont les dirigeants sont des parents du

moins écrasée qu’on ne le croyait. En dépit des ventes forcées d'office, elle subit

Souvent exemptes de taille, Elles subissent évidemment les emprunts forcés imposés

par le monarque et les prélèvements sur le produit des octrois. Mais, comme le plus fréquemment des dynasties bourgeoises dominent les municipalités qui conservent

ne autonomie de gestion plus grande qu'on ne s’y attendrait, il y a possibilité, et on

L Y Manque pas, de rejeter la charge sur les consommateurs populaires par la manipuation des tarifs de l’octroi®. L'enrichissement des familles vivant de la marchandise

ses besoins gonflés fréquemment par la guerre, le souverain doit compter avec la

prince ou des ministres, chaque faction ayant des ramifications hors du Louvre ou de

Versailles et donc possédant une certaine puissance éventuelle d'opposition. La haute aristocratie a ainsi directement part aux jolis bénéfices des entreprises belliqueuses*?.

n est pas non plus totalement bloqué et le personnage du « négociant », relativement prestigieux, se dégage de plus en plus grâce en particulier au trafic maritime en

pa

png WOLIKOW, « La communauté villageoise : autour de P. de Saint-Jacob », Histoire er sociétés

30. Jean-Marc MORICEAU, Les fermiers de l'Île-de-France Xv°-Xvur siècles, Paris, Fayard, 1994 ; Louis

LC

1, 1996, p. 35-47 ; Élie PÉLAQUIER, De la maison du père à la maison commune : Saint Victor de

ï Oste en Languedoc 1661-1789, Montpellier, PULM, 1996.

ELÉGOËT, Les Juloled. Grandeur et décadence d'une caste paysanne en Basse-Bretagne, Rennes, PUR, 1996. 31. Jean DUMA, Les Bourbon-Penthièvre 1678-1793, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995 ; Christophe

Cas

0

LEVANTAL, Ducs et pairs et duchés-pairies à l'époque moderne, 1519-1790, Paris, Maisonneuve, 1996 ;

28. Jean-Pie: qe Pierre

DEAT, ls travaillaient la France. Métiers er mentalités du Xvr' au XIX* siècle, Paris, Armand BARDET, Rouen aux xvIr et xvur siècles. Les mutations d'un espace social, Paris, SEDES,

; Jean-Pierre BARDET et Jean-Pierre Poussou (dir), Les mouvements migratoires internes dans l'Oc-

cident Moderne, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994. 29. Guy SAUPIN, Nantes au xvir siècle. Vie politique et société urbaine, Rennes, PUR, 1996 ; Jacqueline D

dois jen Le Consulat d'Aix-en-Provence, Enjeux politiques 1598-1692, Dijon, Société d'histoire du

Michel NASSIET, Noblesse et pauvreté. La petite noblesse en Bretagne XV°-XvIr siècle, Rennes, 1993 ; Laurent BOURQUIN, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux xvr-xvir siècles, Paris, cations de la Sorbonne, 1994 ; Guy CHAUSSINAND-NOGARET, Les financiers du Languedoc au XVIIF Paris, SEVPEN, 1970 (remonte au XvITr siècle). 32. Joël CORNETTE, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand siècle,

PUR, Publisiècle, Paris,

Payot, 1993 ; Michèle FOGEL, L'État dans la France moderne de la fin du Xv° au milieu du Xvur' siècle,

Paris, Hachette, 1992 ; Robert DESCIMON, Fanny COSANDEY, L'absolutisme en France. Histoire et histo-

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

Collection Études révolutionnaires

n° 15

sses sociales en France au XVII siècle

146

Guy LEMARCHAND

Dans les provinces”, en dépit de la suppression de plusieurs États et du développement de l’appareil des intendances, nombre de pouvoirs locaux et régionaux, y compris les cours souveraines se sont enracinés et ont gardé une autonomie. Ceux

qu’on présentait autrefois comme des obstacles résolument opposés au gouvernement central mais que celui-ci parvenait à réduire à presque rien, les États, ne sont ni des serviteurs obéissants ni des rebelles menaçants. En Bretagne, ils sont dominés par la

noblesse qui vient de plus en plus aux séances, le Tiers, minoritaire, étant représenté par le patriciat urbain. Par-là, les élites régionales obtiennent des rabais sur l’impôt

et peuvent, grâce aux gages et gratifications des offices qu’elles détiennent, récupérer quelques fonds. Par les affermages et crédits au roi, elles participent aux bénéfices des levées fiscales et elles rejettent le poids du « don gratuit », dont elles organisent les

modalités d’imposition, sur le populaire. Celui-ci, exclu de tout pouvoir et n’étant bon

qu’à payer, continue sous Louis XIV comme sous Louis XIII à manifester son mécontentement contre toute autorité et la rébellion gronde plus sous le grand roi qu’on ne l'avait cru, ce qui fragilise encore l’absolutisme®.

Dernière nouveauté, la plus marquante, la quasi-explosion de l’histoire culturelle,ou plutôt, et de plus en plus, socioculturelle*, Le répertoire des objets d’analyse s’est considérablement élargi et déborde de beaucoup les mentalités : culture matérielle* avec la maison, le mobilier et les outils de la vie quotidienne, l’alimentation, le vêtement. ; la culture des mœurs, typologie du comportement et des relations sociales

avec ses normes et ses codes, le savoir-vivre et le bon goût. Ces divers éléments sont le plus souvent rattachés aux groupes et aux classes et expliqués par eux. L’individu une fois de plus se dissout en partie — en partie seulement — dans le collectif ; même si

certains historiens cherchent, plus par des nuances que par des affirmations claires, à

effacer le poids des déterminations de classes. L'étude classique des œuvres littéraires, artistiques et scientifiques dans leur contenu, s'est développée vers les conditions riographie, Paris, Seuil, « Points », 2002 : Françoise BAYARD, Le monde des financiers au XVIr siècle,

Paris, Flammarion, 1988 ; Daniel DESSERT, Argent, pouvoir et société au Grand siècle, Paris, Fayard, 1984. 33. 1 faut ici particulièrement tenir compte des travaux des historiens anglo-saxons tels James MAJOR, From Renaissance Monarchy: French Kings, Nobles and States, Baltimore, John Hopkins R.University Press, 1994 ; James B. COLLINS, Classes, Estates and Orders in Early Modern Brittany, Cambridge, Cambridge UP, 1994 ; Emmanuel LE ROY LADURIE, Histoire de la France des régions. La périphérie

française des origines à nos jours, Paris, Seuil, 2001 ; Marie-Laure LEGAY, Les États provinciaux dans la

Constructionde l'État moderne aux XvIr et Xvur siècles, Genève, Droz, 2001. 34. Cf. les travaux d'Yves-Marie BERCÉ, en particulier Histoire des croquants. Étude des soulèvements

Populaires au xvir siècle dans le Sud-Ouest de la France, Genève - Paris, Droz, 1974. Jean NICOLAS

Les La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, Paris, Seuil, 2002 : omplète le précédent pour la fin du xvir siècle, quoique sur un modèle interprétatif différent.

26. Robert MUCHEMBLED, L'invention de l'homme moderne. Sensibilité, mœurs et comportement collectifs Sous l'Ancien régime, Paris, Fayard, 1998 ; Alain CROIX, Jean QUENIART,De la Renaissance à l'aube des Lumières, Paris, Seuil, 1997.

” Paul DELSALLE, Le cadre de vie en France XVr-XVIr-XVIr siècles, Gap - Paris, Ophrys, 1995 ; Daniel

OCHE,La culture des apparences. Une histoiredu vêtement xvIr-Xvur siècles, Paris, Fayard 1989 : Daniel

* Histoire des choses banales. Naissance de la consommation xvir-xvur siècles, Paris, Fayard, 1997.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

et €la Féodalité, féodalisme UT nr

:

vs Si vmaeon — bibli

147

ion : fabricat ion et vente des li vres, censures, morales de leur production sin

is à travers les réseaux, la sociabilité et l’équipement intellectuel een p collecti ons, enseign Il apparaît ainsi que : ement. aux k à la réception de ces sm pond pas nécessairement intentions de l’auteur, suivant le lieu œu à ses destinataires en prennent connaissance. Derrière le quotidien et x mi une dimension anthropologique souvent incon sciente dans ses motivations réelles chez les acteurs”? É attitude devant la mort et la vie, croyances et

Sion de l'univers: O0 atteint l'idéologie collective et les facteurs spirituels qui la

façonnent, religion, connaissances scientifiques. Sur ce plan, la France du xvir siècle

cultures en fonction des provinces et des milieux sociaux, est biencelle qu’ilde y laaitdiver des sité commdes unic

ations entre les uns et les autres, en particulier dans les

deux sens entre culture savante et culture populaire et non pas seulement de haut en la domination des élites l'emporte”. Néanmoins, soutenues par l’expanbas, quoi que erce sion du comm , quatre forces poussent à l'unification et l'adoption générale de la culture des élites : l'État, l’Église de la Contre-Réforme, la capitale, l'exemple venu agne. de l'étranger, réputé évolué, l'Italie ou l'Esp

Depuis dix à quinze ans, probablement à cause des Lumières comme enjeu

idéologique contemporain, le « Grand siècle » est moins à l’ordre du jour de la recherche que le XvInr siècle. Mais, on le voit, la conception qu’on se fait en 2000 de Ja société française du XVIr siècle a fortement évolué par rapport à ce qu'on savait sur le sujet en 1960. Pourtant la continuité l’emporte sur la rupture, contrairement

à ce que souhaitaient les épistémologues des années 1980. I] reste de 1960 d’abord un état d’esprit général et non une doctrine. Le quantitativisme s’est avéré partout

indispensable, gagnant même l’histoire culturelle®. Mais il n’apparaît nulle part suffi-

sant. Le principe d’analyse du mouvement historique d’E. Labrousse consistant à mesurer la conjoncture économique et à en saisir les effets sur les structures sociales et, éventuellement, les structures politiques, mis en œuvre dans La crise de l'économie française à la fin de l'Ancien régime et au début de la Révolution française (1944), repris et poussé plus loin par P. Vilar en intégrant pleinement la démographie (Croissance économique et analyse historique [1960], repris dans Une histoire

en construction…), est devenu d’emploi courant. On admet aujourd’hui également que le confiit est inhérent à la vie de toute société y compris des Temps modernes, fortement inégalitaires. Enfin la volonté de réaliser une histoire totale n’a pas disparu

mais elle constitue une visée à laquelle on ne parvient pas entièrement, pas un but réalisé. Concernant la France du XvIr siècle l’iconoclasme de P. Goubert dans sa 37. Michel VOVELLE, La mort et l'Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983 ; Jacques GÉLIS, Mireille LAGET, Marie MOREL, Entrer dans la vie. Naissances et enfances dans la France traditionnelle,

Paris, Gallimard, 1978. 38. Vincent MILLOT, Les cris de Paris, ou le peuple travesti. La représentation des petits métiers à Paris, xvr-xviir siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995 : Stéphane VAN DAMME,Le temple de la sagesse. Savoirs, écriture et sociologie urbaine à Lyon xvir-xvur siècles, Paris, Fayard, 2005.

39. Par ex. Michèle MÉNARD, Une histoire des mentalités religieuses aux XVIr-XVIT siècles. Mille retables de l'ancien diocèse du Mans, Paris, Beauchesne, 1980.

Collection Études révolutionnaires

148

Guy LEMARCHAND

—_——%

synthèse Louis XIV et 20 millions de Français a été confirmé. Le politique et le religieux semblent fortement liés : POUF les rotares, le catholicisme est un frein aux divisions et répand l’obéissance. En retour l'État ménage le clergé de France, seul

ordre à avoir ses assemblées, ses finances, et Ses représentants permanents“. La monarchie comme l’Église sont elles-mêmes liées aux élites sociales par des liens directs et indirects et des influences réciproques, particulièrement à la noblesse, voire

la bourgeoisie aisée qui est loin d’être spontanément révolutionnaire, Contrairement au schéma interprétatif de F. Furet pour la fin du XVIN* siècle, on ne discerne pas une

indépendance du politique par rapport au social, sans que pour autant les rapports

Boris Porchnev

de l’un à l’autre aient un caractère simple et mécanique. Ainsi encore l’État absolu

est-il moins absolu qu'il ne le prétend. Dans les structures sociales et politiques il y a

et l'économie politique du féodalisme

contradictoirement à la fois le maintien du passé sous des formes retravaillées par des

circonstances et l'évolution de fond, mais également les nouveautés, souvent niées et refusées par l'esprit du temps, s’affirment et s’amplifient plus ou moins discrètement, en liaison avec le développement de l’économie marchande, sous l’apparente immuabilité de la société des ordres. La hiérarchie sociale et les catégories dessinées en 1695

Icor FiiPpov

par le tarif de la capitation sont très proches de celles d’un état fiscal de 1601“. Mais, malgré le conservatisme de l'appareil monarchique et des élites, on sait que, sur le

plan matériel aussi bien que moral, le changement a été important entre Henri IV et la fin du règne de Louis XIV, Quant aux œuvres culturelles, se refusant à une explication proche du schéma de la génération spontanée, les chercheurs d’aujourd’hui se voient bien obligés de continuer à les lier par des relations difficiles à saisir et souvent contradictoires, dialectiques, aux structures sociales et mentales, donc au collectif, tout en affinant l'analyse par rapport à celle des années 1960. Quelle part revient, dans la vision du XVII siècle aujourd’hui, aux contacts des

années 1960 entre historiens français et historiens de l’Europe de l’Est ? Outre les apports directs de connaissances de faits dus à certains Soviétiques qui ont contribué

à ébranler la vision d'un Grand siècle imposant et inaltérable comme le marbre, ces

discussions ont contribué à ouvrir les Français à l’histoire comparée internationale, ce ui à poussé dans notre pays à approfondir des concepts essentiels d’analyse.

D

‘une grande curiosité scientifique, Boris Fedorovitch Porchnev a étudié l’histoire des relations internationales, du pouvoir absolutiste et des mouvements

populaires du XVH° siècle, l’histoire des idées socialistes, la psychologie sociale, l’économie politique du féodalisme, la théorie de l’évolution de l'Histoire et le problème des origines de l’humanité'.… Ceux qui connaissent ses recherches dans un domaine ignorent parfois son activité dans d’autres ou étendent leur opinion à tous ses écrits. La plupart de ses lecteurs reconnaissent pourtant la force novatrice de ses travaux et leur audace, Tous n’acceptent pas ses idées, loin s’en faut, mais peu

remettent en cause leur originalité. Ses livres et articles sur l’économie politique du féodalisme forment pourtant un cas à part : aujourd’hui comme hier, ils apparaissent dogmatiques et triviaux, prétentieux et dangereux pour les sciences humaines. Faut-il

les délaisser au motif qu’ils ne figurent pas parmi les plus intéressants de Porchnev ? C'est pourtant là qu’il exprime de la manière la plus complète ses idées sur l'Histoire. Ils eurent une vaste résonance en URSS et conservent une influence étonnante dans l’historiographie russe moderne. 1. La liste la plus complète des travaux de B. Porchnev figure dans la réédition critique de son livre O —_—_

natchale tchelovetcheskoï istorii [De l’origine de l'histoire humaine] publié grâce aux efforts d’Oleg VITÉ

40. CI xvr rer] MICHAUD, L'Église et l'argent : les receveurs généraux du clergé de France aux XVr-

(Saint-Pétersbourg, Izdatelstvo Feri-B, 2006, p. 496-520). Données biographiques dans : Oleg VITÉ, « Boris Fedorovitch Porchnev i ego kritika tchelovetcheskoï istorii » [« Boris Fedorovitch Porchnev et sa critique de l'histoire humaine »], Annuaire d'études françaises, Moscou, 2005, p. 4-32 ; Oleg VITÉ et Alexandre GORDON, « Boris Fedorovitch Porchney (1905-1972) », Histoire moderne et contemporaine, n° 1, 2006,

Hu

» Paris, Fayard, 1991.

de 16, 95. G

is SOLNON, La véritable hiérarchie sociale de l'ancienne France : le tarif de la capitation

XVIP à. enève, Droz, 1983 ; Bemard BARBICHE, « La hiérarchie des dignités et des charges au début du Près un état de 1601 », xvir siècle, 4, 1987, p. 359-370.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

p. 181-200 ; Vladimir RYIKOVSkit, « Sovetskaïa medievistika and Beyond » [« La médiévistique soviétique

et au-delà »], Nouvelle revue littéraire, n° 97, 2009, p. 58-89.

Collection Études révolutionnaires

té 150

Icor Fiuippov

tique du et l'économie poli Boris Porchnev

t, on doutait de la pertinence de l’économie

politique

Il s’agit surtout de trois textes : un article « À propos de la loi économique fondamentale du féodalisme » (1953) et deux livres, l’Essai sur l'économie politique

Bouts, roniché = Mendes (Uéceicions, dontsovi Nioie REPAS me étique, gérés par en l'absence d'éno imp ossiblet. Les réalités de l’économie

du féodalisme (1956) et Féodalisme et masses populaires (1964). Alors que, dans son ouvrage sur les insurrections populaires comme dans ses autres travaux de la

de ae

période stalinienne, il s'était surtout intéressé à la lutte des classes comme moteur de l’histoire, il se tourna avec l’article de 1953 vers les problématiques de l’économie politique au moment même où se forgeaient les notions essentielles des historiens

rRemeNe te se

soviétiques sur le féodalisme. L’écho qu’eurent alors les thèses de Porchnev s’entend encore dans des concepts qui ont perduré au moins jusqu'aux années 1990.

ou du moins un résumé, étant entendu que cela ne valait que pour le capitalisme proprement dit. On supposait que l’économie soviétique obéissait à de toutes autres lois, à commencer par la rationalité révolutionnaire ou, pour appeler les choses par leur nom, par la volonté du Parti et du gouvernement. On sait désormais que l’éco-

nomie soviétique se caractérisait par des déséquilibres systématiques et voulus entre ses différentes branches, par des investissements insuffisants dans le renouvellement

des capacités de production, par des salaires trop faibles, ainsi que par de nombreuses autres déviations d’une économie normale. Tous ces facteurs permettaient d’investir massivement dans la création de nouvelles entreprises et d'accélérer la croissance sur une assez longue période. Les retombées catastrophiques de cette politique ne se faisaient pas encore sentir à l’époque stalinienne et tout discours sur les lois de l’éco-

nomie socialiste eût sans aucun doute été déplacé. On avait au début de 1941 admis à mots couverts que la loi de la valeur s'appliquait aussi aux sociétés socialistes mais la plupart des chercheurs croyaient que les notions économiques du capitalisme et des autres formations historiques différaient en tout. Cet état de chose obérait les recherches, surtout des historiens des sociétés

précapitalistes. Ils s'étaient peu à peu habitués à se servir des catégories d’analyses

marxistes (la manière dont ces catégories étaient assimilées forme une question à part)

et les références obligatoires aux « classiques du marxisme-léninisme » modifiaient la

problématique des recherches. En l’absence de concepts marxistes développés sur la

société antique ou féodale, il fallait partir de quelques citations empruntées aux deux chapitres du Capital de Marx sur l'accumulation primitive et les formes de la rente, ainsi qu’au travail d'Engels L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, Ce qui se heurtait à de sérieux obstacles, y compris d'ordre méthodologique. Comment

en effet appliquer à l'étude des sociétés précapitalistes les catégories économiques

2, On possède également le manuscrit d'un gros ouvrage sur le capital commercial dans les sociétés précapitalistes er l'esquisse d'un livre sur les formations précapitalistes : Département des manuscrits de la Bibliothèque d'État russe (OR RGB), fonds 684, carton 19, généralités 1 et 4. 8. Vsemirnaïa istorita ekonomitcheskoy mysli {Histoire universelle de la pensée économique),.t.4, Moscou,

ms 1991, p. 211, citant : Pod 21amenem marksizma [Sous le drapeau du marxisme), 1943, n° 7-8. Cf. 2

Boris Porchnev et l'économie politique du féodalisme

Voprosy leninivna [Les questions du léninisme], Moscou, Gospolitizdat, 1952,

SOCIÉTÉ

ÉTUDES

ROBESPIERRISTES

de production, de distribution, d'échange et de consommation des biens matériels et rapports de production et rapports de propriété mais, dans Le Capital comme dans ses

œuvres puis tardives, Marx repartit des définitions données en 1859. En témoignent, Fe d me Confirmations bien connues de Porchnev, la thèse qu’on trouve dans

apital selon laquelle 1a propriété est « un rapport juridique [...] un rapport de

volonté dans laquelle se reflète l'économie »%, ainsi que la définition de la rente comme « une réalisation économi NE a mique de la propriété foncière, une fiction juridique

50. Igor FILIPPOV, « Ze pass » [« La rente RE SR

: 1 problema feodalnoï sobstvennosti (sravnitelno-istoritcheskié nablu-

Obchtchéé i osobennoïé y RER

de la propriété féodale (Observations d’histoire comparée) »],

sobstvennosti i 80S0udarstvennot Fotaiinss v Rossi i Moldavii. Problemy feodalnoï gossudarstvennoY

en Russie et en Moldavie. Les obi es [Théorie et pratique du développement du féodalisme SSR AN Sss es de la propriété féodale étatique et de l'exploitation étatique],

Si. Anatoli VENEDIKTOy

> Gos atique} , Moscou - Lening» rad Te

R, 1988, p. 44-60.

sp: sente sotsial istitcheskaïa sobstvennost [La propriété socialiste

e GELS, 53. Ibid. vol. 23 (1960), pb. Œuvres, 2 éd. russe, Moscou, Gospolitizdat, 1958-1981, vol. 13,p. 6-7. Collection Études

164

IGor FiLippov

en vertu de laquelle divers individus possèdent des droits exclusifs sur une partie du globe »‘*. L'innovation principale du Capital résidait dans l'analyse simultanée de ce lien sur deux plans, ontologique et fonctionnel. En définitive, la propriété était

considérée comme née des rapports de production mais constituant en même temps la condition sociale la plus générale de leur existence. Cependant, une telle approche des idées de Marx n'était familière ni à Porchnev, ni à ses collègues. On ne trouve

jamais chez eux l'ombre d'une critique de Marx, même au sens strictement marxiste du terme, puisque le sous-titre du Capiral est : Critique de l’économie politique. Leur attitude est un dogmatisme créatif : les textes de Marx renferment la vérité ; ils ne la recherchent pas à partir de là mais dans ces textes eux-mêmes, quels qu’ils soient, avec pour objectif de confirmer cette vérité par des faits concrets, ou d’en développer

certains détails. Il est remarquable que Porchnev n’opère à cet égard aucune distinction entre Le Capital et Misère de la philosophie, composée vingt ans plus tôt quand Marx n’était pas encore marxiste au sens propre du terme. Comme beaucoup d’autres chercheurs soviétiques de son temps, Porchnev use de la même manière d’un texte publié et d’un

brouillon, d’un travail scientifique, d'un article de presse ou d’une lettre privée : il

Boris Porchnev et l’économie politique du féodalisme « évidentes » étaient nées. En suivant les thèses de Sins. ue . théorie de Marx de façon fondamentale. dE ane UE pe » …. é |:

que la théorie de Marx ait été valable ou nOn : ON 7€ peut obtenir de 1 ne se de

en faussant les prémisses d’un raisonnement. En effet, Marx ARADÇAa = de : ‘ts production à la triade « reproduction du travailleur #,* reproduction + v ne qu’elle décrété production » et « production de la plus-value ». Staline un

pas pour la société socialiste, Porchnev en déduisait qu SMS

SE BAR ERREURS

tous les modes de production. Non sans démagogie, Staline affirmait que le socialisme

avait aboli la distinction entre reproduction simple du travailleur, reproduction à un niveau donné, et production du surplus car, dansla société socialiste, le surplus va

finalement au travailleur‘7, Les mêmes arguments interdisaient de parler de reproduc-

tion des moyens de production en régime socialiste. Ces déclarations correspondaient

évidemment au fait qu’en URSS le travail était souvent sous-rémunéré, les capacités de production surexploitées et la répartition du produit brut toujours déséquilibrée. Tout cela avait bien peu à voir avec le féodalisme mais Porchnev en conclut que la triade de Marx était propre au seul capitalisme. En définitive il devenait impossible de différencier l’esclavage antique, le

les choisit avec pragmatisme selon les besoins de sa démonstration. La situation est

féodalisme et le capitalisme par des catégories économiques. Pour Staline, en effet, le

aggravée par le fait que, dans les questions en débat, Porchnev est obligé de partir de la thèse de Staline sur la propriété comme base des rapports de production, donc du Saint des Saints de l’idéologie soviétique, de l'unique argumentation « scientifique »

son surplus au maître, le serf le donne au seigneur et le salarié au capitaliste. Quant

selon laquelle le socialisme se construit vraiment en URSS. Contester ce postulat revient à porter atteinte à la base même de l'idéologie. Un changement de posture à ce

sujet ne devint possible que dans les années 60 et même 70, grâce surtout à Vladimir

Chkredov dont les livres firent l'effet d’une bombe dans notre économie politique”. Il

démontra que la méthode de Marx supposait l'interprétation des rapports de propriété

en qualité de catégorie finale, et non initiale, de l'analyse économique. Se trouvant en

dehors des frontières de l'économie politique et ayant leur propre structure juridique, ces rapports, du point de vue de la science économique, deviennent clairs par le biais de l’analyse des rapports de productions dans une société concrète. Mais Porchnev,

comme la plupart des historiens, ne s’intéressait pas à ces idées ou les ignorait.

La thèse stalinienne sur la propriété comme base des rapports de production

“ras :P

+

la me

sms

soviétique en entravant l’analyse d’une catégorie pourtant jugée

force d'en surestimer la place, Porchnev

réduisait

l’analyse

du

l'éco isme à celle des rapports de propriété, présentés comme l’objet principal de

1 nomie politique, dont le but, à sons avis, aurait été de comprendre qui possède . moyens de production. Marx, en étudiant le capitalisme, se fondait sur l'évidence ce fait et mettait cette question hors du cadre de l’économie politique, y retournant

seulement à travers des excursus historiques (notamment pour analyser l’accumulation primitive du capital) où il essayait justement de montrer comment ces relations

« producteur direct » cède toujours son surplus au propriétaire, mais l’esclave donne aux frais de production, Porchnev comprenait qu’à l’époque féodale, contrairement

aux deux autres, le renouvellement des bêtes de trait, de l’outillage agricole et des semences s’effectuait presque uniquement dans le cadre de l’exploitation paysanne. C'était vrai même pour les situations, rares au Moyen-âge, où les corvées dominaient ; c'était évident quand il y avait surtout redevances. De cette remarque, juste et importante, Porchnev déduisait qu’à l’époque féodale la reproduction des moyens de production s’effectuait à partir. du produit nécessaire au paysan‘ qui, d’après Marx,

n'est employé qu'à la reproduction du travailleur. Quand on considère la genèse ou plutôt l'anamnèse de cette hypothèse, on arrive à la conclusion qu’elle dérive de l’ef-

Goy able épis des capacités de production, emblématique de l’économie soviétique. : nm : a ue un développement impressionnant sous Staline que grâce à canon systématique de l'essentiel du surplus à de nouvelles entreprises, au détriment des activités existantes, Pour ne rien dire des accidents de travail ou de l'écologie : la réalité incitait à négliger i moyens de production.de l’économie soviétique que incitait la reproduction i des

Rat ne

er

Pi orchnev, l'interprétation erronée des catégories économiques

$ raisons. L'histoire agraire était l’ : : «; à la graire était l’un de ses points faibles

———— 57. « Il est absurde, dans n ouvriè& re, détenant les moye otre on soc

ns

: iété, de parler des Ouvriers comme de salariés, comme si la classe

34. Jbid., vol. 25, partie II (1962),p. 184.

de travail. Ilest tout aussi étra

a indie CHKREDOV, Ekonomika i pravo [L'Economie et le droit}, Moscou, Ekonomika, 1967 ; ZD., Le issledovanita sobstvennosti v « Kapitale » K. Marksa (La Méthode de l'étude de la propriété dans

n'était pas aussi nécessaire Pour fi j A À la satisfaction des besoins Classe ouvrière

Pital de K. Marx], Moscou, Izdatelstvo MGU, 1973. 56. Boris PORCHNEV, Essai {.], op. cit. p. 21,49.

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES ROBESPIERRISTES

foumi à la société pour es

Collection Études

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isme Boris Porchnev et l'économie politique du féodalism CE

l'exploitation féodale s’intègre à l'économie capitaliste Re

2er pe

à

différence de Kosminski, Skazkine, Neousykhine et beaucoup d’autres médiévistes de l’époque, il ne s’y intéressait pas et manquait de références. Voilà pourquoi il a pu

est incité à durcir l'exploitation, qui se rapproche ainsi eu Gpit We Anciaié ds

écrire que la terre, principal moyen de production au Moyen-âge, « n'étant pas détruite

paysan de la quasi-totalité du surplus. Marx prend l'exermp

dans le processus de production, n’est pas l’objet d’un renouvellement du capital ». Il

manque l'essentiel Valachie au début du x1x° siècle. Or Porchnev, en citant Marx‘, que.

du féodalisme classi car une telle situation n’était pas caractéristique le surplus du producteur à d’assimiler l'impossibilité décrit Kosminskïi a bien

n'avait sans doute qu'une très vague idée des soins et des dépenses nécessaires pour

entretenir la terre — ce qui correspondait d’ailleurs à l’utilisation sauvage des terres en URSS. La différence entre leur entretien et celui des bâtiments, routes, canaux et

autres éléments d’infrastructure industrielle n’est pas si radicale qu’il voulait bien le dire. De toute évidence, Porchnev ne maîtrisait pas suffisamment les problématiques

économiques et sociales. Il partait du présupposé stalinien selon lequel, dans toute société non socialiste, le propriétaire accapare tout le surplus, ce qui ne correspond ni aux faits historiques ni à la théorie marxiste et empêche de comprendre la spécificité

du mode de production féodal. Cette thèse imprégna longtemps la littérature soviétique en histoire et, plus encore, en économie. À la décharge de Porchnev, qui soutenait qu’à l’époque féodale le travail Paysan rendait possible non seulement la reproduction du travailleur et de sa famille mais aussi celle des moyens de production®, il faut noter qu’il fut confronté aux fluctuations bien réelles du rapport entre surplus de travail

et revenu

de

survie.

ê

la rente féodale ; il a démontré de me

es

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derniep où SA

rapport au surplus, dont elle représente parfois une part

we

ne consacrait pas tous ses efforts à soutirer au paysan JUSqu # son dern ds s lui demandait seulement une partie de son surplus, dont Je venu dépen en faisceau de circonstances

historiques. Leur analyse abstraite serait vaine par défini-

ion. Les meilleurs médiévistes soviétiques, ceux qui s’appuyaient sur des sources

concrètes, étaient d'accord avec cette affirmation. Mikhaïl Barg, luri Bessmertny, Aron Gourevitch, Alexandre Korsounskï, Liubov Kotelnikova, Lydia Milskaïa, Alexandre Neousykhine, Iakov Serovaïskïi appelaient ainsi à évaluer le niveau réel

de l’exploitation des paysans aux différents moments de l’histoire. Ils recomman-

daient de distinguer rente et exploitation. Mais, malgré ces idées solidement étayées, ils admettaient que la rente foncière coïncidait normalement avec le surplus total du

la

paysan. Pour surmonter cet obstacle, Porchnev introduisit une nouvelle notion, celle du surproduit, qui décrirait une partie du produit nécessaire que le paysan sacrifiait à l'accroissement de la production, en l’arrachant à sa famille, Il emprunta les termes « surtravail » et « surproduit » à Marx, qui ne les employait pas comme des catégories économiques à part mais seulement pour expliquer le mécanisme de la formation de la plus-value et l’accroissement de la production. On a vu comment la référence à Staline avait abouti à substituer à la propriété féodale celle du féodal, à la propriété bourgeoise celle du capitaliste, etc., une confu-

PaySan et sont plus favorables au développement économique que les corvées‘!. Donc,

Porchnevf? suscitent encore un sentiment de gêne. Pour ce spécialiste de l’histoire de

«°rvies », Selon la terminologie de Marx). Rien que de normal pour le féodalisme :

montré que la propriété foncière, loin d’être réservée aux privilégiés, supposait que

L'impossibilité de distinguer, à l'ère précapitaliste, entre le travail et les moyens de production auxquels il se rattachait rendait ardu le calcul du travail nécessaire à la

simple reproduction de la force de travail, Mais son raisonnement était vicié à la

base parce qu'il excluait en principe qu’une partie du surplus du paysan restât au sein de l'exploitation paysanne. Or la prédominance de redevances en nature et de formes de dépendance assez légères et pour la plupart contractuelles, permettait au paysan de

garder une partie de son surplus. D'après Marx, les redevances en nature permettent sa

indépendance croissante des exploitations paysannes,

l'augmentation

de

production et de la productivité rendant plus aisée l’accumulation de richesses par le

Pour lui, « la rente n’absorbait pas nécessairement tout le surtravail d’une famille Less le Les conditions sociales et juridiques ont souvent été assez favorables au ss “sé Moins en Occident, sa dépendance a rarement pris des formes très rudes jo

e aTeur féodal est en même temps l'organisateur de la production, il

annee s Pace issement de la production ; et la condition sine qua non de cet

SAR tes | accumulation, qui ne saurait se réaliser par prélèvement

sur le end

certaine 59. Jbid.

60.K. es

part: nécessaire, mais bien grâce au surplus réalisé par le producteur : une Partie de ce produit doit donc rester au travailleur‘, C’est seulement quand

parti 61. /bid.,“ Vol.vol. 25,2 partie : Œuvres. 2° éd. russe, vol. 23 (1960), p. 539 ; vol. 25, II (1962), p-. 356-358. partie II (1962), p. 448. 62. /bid., p. 59.360, 363.

63. « Une certai : chaque étape a dé accumulation de la richesse a lieu, — écrit Marx dans Les Théories de la plus-value, — à Par constituti

production, à + soit S0it par l'accroissement des dimensions dede la la production, s soit par l'aceroi Yeloppement économique, résors etc. Tandis que [..] le travailleur [..] non seulement produit son ‘salaire’ mais

Wi-même (..] dans la plupart des cas [...] il'a la possibilité de s'approprier au moins une

SOCIÉTÉ DES ÉTUDES

France l'oAesson « titre de propriété » (document qui établit le droit du propriétaire) prouvait qu’à l’époque féodale, seul un noble pouvait être propriétaire foncier ! Skazkine pensait autrement car sa connaissance de la pratique des feudistes$® lui avait

partie de son surtravail et d ne 3 partie, 1964, p. 43 6-437. Fes surplus. » (Karl MARX, Friedrich ENGELS, Œuvres. 2° éd. russe, vol. 26,

apparemment ces textes (datés sr aux débats sur l'économie politique du féodalisme ignoraient 1956 [NdE]). 1-1863, publiés par Karl Kantsky en 1909-1910, puis en RDA en pére

x

gas Cf. B. PORCHNEV, Le Féodalisme {..], op. cit, p. 83-90.

aussi le pk ue

sion qui brida l’étude de la société féodale. Sur cette assimilation, les propos de

ROBESPIERRISTES

su

L...1, op. cit., p. 72-73 . Cf. Evguenïi Kosmnsxy Me rurale de l'Angleterre du xynp M es Po agrarnoï istorii Anglit XII veka [Études sur l'histoire mglaise : Evguenii KosMnsxy a lensyege - Leningrad, Izdatelstvo AN SSSR, 1947, p. 452-453 (trad.

Oxford, Blackwell, 1956).

*

66.B. PORCHNEV, Essai F.5$ op: ai

ST. 1bid.,p.35 ; B. Porcyges,

P- 80.

V, LE mr sédalie L.), op. cit..p. 33, 52-54.

68. Sergueï D. S nn

à"

Studies in the Agrarian History of England in the Thirteenth Century,

nu Moyen-Age, vol Lis 89 outchenié o tsenzivé » [« Le feudiste Hervé et sa doctrine

Collection Études

P. 185-201. C’est peut-être là son meill eur travail,

168

1cor FiLiPpov

du féodalisisme Boris Porchnev et l’économie politique NE

la notion de propriété féodale ne se résume pas à la notion de propriété du féodal” — malheureusement il ne précisa pas cette idée”, D’évidence, Staline, lui, ne perce-

vait pas la « forme de propriété » marxiste comme l’expression d’un mode donné

de production ; en supposant que « la propriété féodale coexiste avec la propriété

individuelle du paysan et de l’artisan sur leurs instruments de production et sur leur ménage, fondée sur le travail personnel »?!, il admettait la coexistence dans la société

féodale de deux formes de propriété, ce qui contredisait l’idée de Marx. À ce propos,

Porchnev ne mentionne pas le texte de Marx crucial pour ce problème, connu sous le titre Les formes qui précèdent la production capitaliste, alors que sa publication en URSS, en 1939 en allemand puis en russe l’année suivante, avait eu un large écho

dans les sciences sociales soviétiques’.

De toute façon, Porchnev se dispense d'analyser la situation économique et sociale des paysans libres au Moyen-âge, malgré leur nombre considérable, par exemple en Scandinavie ou en Russie. L'impact de la théorie stalinienne, accru par

les explications de Porchnev fut catastrophique pour l’historiographie russe. Lenine

par l’État ou la communauté, la ProP k

riété constitue la forme suprême de la maîtrise ne

de A EE del PRTIAGEE

dt “ PAR CORRE

pas être une propriété.

em = Il . arrivé qu’un esclave à titre transitoire, par exemple jusqu’au

s juridiques jugeaient anormal cet état de et apparonu À EU: perRonnes; sam parage d’un héritage, et tous les systèmes JU: e d'un individu appartienne à

choses, : lourd de conflits : il x est impossible. Lequ'une partie Q Un : droit peut admettre une personne et l’autre partie à une autre

IMGVI

qu’une personne se

tt

asc lot a un

vende, comme elle vend sa force de travail ou un de ses organes, mais ! Le

Fe

soit privé d’un être indivisible, l’individu, doté de conscience et de volonté,

men

k

ac de sa personnalité. Autrement dit, la formule stalinienne est juridiquement a vable. Qui plus est, elle ne prend pas en considération el empêche de compren

que le servage, variété des formes de dépendance seigneuriale, parce qu elle ne retient

de plus assimilé au krepostnitchestvo russe, considéré comme sa forme la plus répandue et normale. Porchnev, qui en était conscient comme le prouvent ses livres, persista

néanmoins à l'appliquer bien après 1953. Il n’était pas le seul : cette idée persista sus

et Staline prétendant que la Russie de Kiev avait constitué un État féodal dès sa nais-

notre historiographie, surtout par rapport à l’histoire de la Russie, au moins jusqu'aux années 1980.

féodale, et ce malgré l'absence des féodaux dont aurait dû dépendre cette paysannerie”. Pour surmonter la contradiction, on présenta l’État comme un féodal collectif :

L'Essai de 1956 provoqua étonnamment peu de réactions. La revue Srednié veka l'ignora. Iakov Serovaïski, le seul médiéviste à en avoir rendu compte, confia

sance, au IX° siècle, toute la société russe ancienne devait être considérée comme

selon Tcherepnine et certains autres historiens, la propriété étatique dite féodale

Sur toute la terre en Russie apparut sous le règne des premiers princes de Kiev. La complexité dialectique des rapports entre droit public et privé dans l’histoire sociale de la Russie (qui n’est pas d’ailleurs sans équivalent) ne justifie pas l’application aux

vs et x° siècles de faits des XVI et x1x° siècles, lorsque les tsars russes prétendirent un. Propriétaires des terres détenues par les paysans libres. À mon avis, c’est la

se

Interprétation de la formule de Marx concernant le monopole féodal de la terre

qui est à l’origine de cette théorie fantaisiste. _——. te reprend du Précis d'histoire du PC Bolchevik la formule de Staline

ne

incomplète du féodal sur le serf!t : « Sous le régime féodal, c’est la

sur le cle. ur féodal sur les moyens de production et sa propriété incomplète acheter — qui Re

Plète sur une personne

le féodal ne peut plus tuer mais qu’il peut vendre ou

® des rapports de production »75. La propriété incomest une notion absurde par définition. Quoique toujours limitée

sa recension à un périodique presque inaccessible’ et s’en servit pour développer ses propres idées, tout aussi discutables mais fondées sur de longues recherches en histoire rurale de la France médiévale. Les autres comptes-rendus furent écrits par des économistes ou des philosophes dont certains étaient des gens qualifiés, mais n’ayant jamais une connaissance professionnelle de l’histoire médiévale’7. Publié en 1964, Le Féodalisme et les masses populaires suscita encore moins d'intérêt chez les spécialistes. Pourquoi ? D'abord parce qu’il apportait peu par rapport

au livre de 1956 qu’il reprenait presque à l'identique. Porchnev ajoutait seulement des

éléments sur les pays d’Orient, précisait des formules et apportait quelques réponses

àses contradicteurs, mais incluait pas mal d’assertions formulées avant 1953 ! Il était Re Ps a Sa vieille conception du rôle de la lutte des classes’® : il rire les paysans S’opposant « à l'exploitation féodale en créant

par un travail acharné le Surproduit dans leurs exploitations »”° ou d’affirmer que « au début, le pouvoir féodal

de l’État se développait dans toute sa plénitud e comme un

69. Sergeï SKAZKXINE toire de la paysanner:, Orcherki po istorit Zapadnoevropeïskogo krestianstva v srednié veka (Essai d'hisrie Dali européenne occidental, Traduction allemande, Delon er® Mine, Edsceto MOU, 1968-p . 119. 70. J ’ai exposé

d'économie politique du ne de l'Université de Kaza

Srednevekovié. NÉ

71. Les plus importants : Gant

Sonceptions dans : Igor FILIPPOV, Sredizemnomorskaïa Frantsila v ranneé

problème de la formation ee)

Feudalisme, Lleida, Po

feodalizma {La France méditerranéenne du haut Moyen-êge. Le

ie

in Russian Historiography », El temps i l'espai del

73. Je laisse à 74.B. Face. Fo ème de l'emploi évidemment anachronique du terme de « paysannerie ».

"Sal

75. Cours abrégé d'

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