Architecture en temps de crise: Stratégies actuelles et historiques pour la conception de « mondes nouveaux » 9783035627763, 9783035627749

In times of crisis: Quo vadis, architecture? Driven by the desire to create better worlds in the face of multiple cris

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French Pages 200 Year 2023

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Table of contents :
Table des matières
Prologue
Introduction théorique
Crises
Psychologie de la crise
Esthétique
Usages et rituels
Crise, catastrophe, effondrement, collapse
Temps
Quatre figures
Architecture en temps de crise
Photographier 1
1 Archaïsme
Photographier 2
2 Retour à la terre
Photographier 3
3 Création par destruction
Photographier 4
4 Réenchanter le monde
Photographier 5
Conclusion et ouverture
Introduction
Autres temps, autres espaces
Face à la « fin des temps »
Annexes
Crédits images
Bibliographie
Index
Remerciements
Biographie de l’autrice
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Architecture en temps de crise: Stratégies actuelles et historiques pour la conception de « mondes nouveaux »
 9783035627763, 9783035627749

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Architecture en temps de crise

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Edition Angewandte Collection de l’Université des arts appliqués de Vienne Éditée par Gerald Bast, recteur

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Susanne Stacher

Architecture en temps de crise Stratégies actuelles et historiques pour la conception de « mondes nouveaux »

Birkhäuser Bâle

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Mentions légales Susanne Stacher

Library of Congress Control Number : 2023936448

HDR, Doctorat en architecture et aménagement, Professeure à l’École nationale supérieure d‘architecture de Versailles,

Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek

Chercheuse attachée au laboratoire de recherche LéaV

La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans

https://www.versailles.archi.fr/fr/annuaire-enseignants/susanne-stacher

la Deutsche Nationalbibliographie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse

Imprimé avec l’aimable soutien de l’Université des arts appliqués de

http://dnb.dnb.de.

Vienne, du Ministère de la culture, de l’École nationale supérieure d‘architecture de Versailles et son laboratoire de recherche LéaV

Les droits d’auteur de cet ouvrage sont protégés. Ces droits concernent la protection du texte, de l’illustration et de la traduction. Ils impliquent

Avec des contributions de : Paolo Amaldi, CH-Genève,

aussi l’interdiction de réédition, de conférences, de reproduction

et Philippe Potié, F-Nice

d’illustrations et de tableaux, de radiodiffusion, de copie par microfilm ou tout autre moyen de reproduction, ainsi que l’interdiction de divul-

Responsable de la série « Edition Angewandte » pour l’Université

gation, même partielle, par procédé informatisé. La reproduction de la

des arts appliqués de Vienne : Anja Seipenbusch-Hufschmied, Vienne,

totalité ou d’extraits de cet ouvrage, même pour un usage isolé, est

Autriche

soumise aux dispositions de la loi fédérale sur le droit d’auteur. Elle est par principe payante. Toute contravention est soumise aux dispositions

Responsable d’édition pour la maison d’édition : Katharina Holas,

pénales de la législation sur le droit d’auteur.

Vienne, Autriche ISSN 1866-248X Lectorat et traduction : François Mortier, Orthez, France

ISBN 978-3-0356-2774-9

Maquette, conception graphique et mise en page : Katharina Erich,

e-ISBN (PDF) 978-3-0356-2776-3

Vienne, Autriche

ISBN édition imprimée allemande 978-3-0356-2772-5

Conception graphique de la couverture : Floyd E. Schulze, Birkhäuser

L’édition allemande paraîtra simultanément en 2023 sous le titre :

Verlag, Berlin, Allemagne

Architektur in Zeiten der Krise. Aktuelle und historische Strategien für

Lithographie : Katharina Erich et Elmar Bertsch, Vienne, Autriche

die Gestaltung „neuer Welten“

Lithographie couverture : Pixelstorm Litho & Digital Imaging, Vienne, Autriche

© 2023 Birkhäuser Verlag GmbH, Bâle

Impression : Holzhausen, Gerin Druck GmbH, Wolkersdorf, Autriche

Im Westfeld 8, 4055 Bâle, Suisse

Papiers : Nautilus Classic 90 g/m2, papier couché sans bois mat 135 g/m2

Membre de Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston

Polices corps de textes : Avenir, MetaPlus, Nami Com ; Polices couverture : Arial, Times

987654321

www.birkhauser.com

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Table des matières

2 Retour à la terre Une manière de décélérer le temps ..........................

62

• Ebenezer Howard : la cité-jardin comme modèle de ville agricole moderne, 1898 ....................................... Prologue ...................................................................

Introduction théorique

...............................

6 9

66

• Adolf Loos et Margarete Schütte-Lihotzky : la Maison avec un mur et son jardin de subsistance, 1920 .........

69

• Hannes Meyer : Siedlung Freidorf, Muttenz, 1919–1924

73

• Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité Crises ........................................................................

10

• Quels projets, quelles esthétiques face à la crise ? ....

11

Psychologie de la crise .............................................

12

en fer à cheval, 1920/1933 ..........................................

83

3 Création par destruction L’accélération du temps comme salut ........................

98

• F. T. Marinetti et Antonio Sant’Elia : Manifestes

• Pierre-Henri Castel : apocalypse, angoisse, effroi – comment réenchanter le monde ? ..................

13

• Sigmund Freud : pulsion de mort et sublimation ........

14

• Le Corbusier : Plan Voisin de Paris, 1925 ...................

106

• Gordon Matta-Clark : Anarchitecture et Conical

• Hartmut Rosa : accélération et résonance, un nouveau rapport au monde .......................................

futuristes, 1909/1914 .................................................. 101

16

Intersect, 1975 ............................................................ 116 • Bjarke Ingels Group (BIG) : Masterplanet, depuis 2020 123

Esthétique ...............................................................

17

Usages et rituels .......................................................

18

Crise, catastrophe, effondrement, collapse ..............

19

4 Réenchanter le monde Suspendre le temps pour se projeter dans l’avenir ... 134 • Paul Otlet et Le Corbusier : Musée mondial et Musée à croissance illimitée, 1928/1939 ................................ 136 • Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace, 1961–1965 148

Temps ........................................................................

20

• Archigram, David Greene : Rokplug et Logplug, 1969

• Progrès .......................................................................

21

• Ryūe Nishizawa et Rei Naito : Teshima Art Museum,

• Accélération ................................................................

23

• Le temps subjectif .......................................................

25

Quatre figures ............................................................

27

Architecture en temps de crise

2010 ...........................................................................

Conclusion et ouverture

............................

156 161

168

Autres temps, autres espaces – Paolo Amaldi .............

177

Face à la « fin des temps » – Philippe Potié .................

181

..............

33

Un saut en arrière dans l’espace-temps ....................

34

Crédits images .............................................................. 184

• J.-N.-L. Durand et J.-T. Thibault : Temple à l’Égalité, 1793

39

Bibliographie ................................................................. 187

• Bernard Rudofsky : Architecture sans architectes, 1964

46

Index ............................................................................. 193

• Hans Hollein : Architecture absolue, 1962 ...................

49

Remerciements ............................................................... 199

• Junya Ishigami : Maison-restaurant à Yamaguchi, 2019

55

Biographie de l’autrice ................................................... 200

1 Archaïsme

Annexes

.................................................................. 183

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Prologue Ce qui suit est spéculation, une spéculation qui remonte souvent bien loin et que chacun, selon ses dispositions personnelles, prendra ou non en considération. C’est aussi une tentative pour exploiter de façon conséquente une idée, avec la curiosité de voir où cela mènera.  Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920)

Giorgio de Chirico, La Conquête du philosophe, 1913/1914, huile sur toile L’heure de l’horloge indiquant un début d’après-midi ne correspond pas à l’ambiance sombre du tableau, car les ombres longues suggèrent une heure bien plus tardive. Ce décalage inquiétant brouille les repères temporels. La présence du canon brillant au premier plan, devant lequel reposent deux artichauts ressemblant à des boulets de canon, ainsi que l’absence d’humains et un silence supposé ne font que renforcer ce sentiment de crise. Seule la technique – incarnée en outre par le train en marche – semble être en mouvement de manière autonome, symbole d’un progrès qui a pris un air menaçant. Le titre « La conquête du philosophe » évoque ce point de bascule, où la technique remplace la pensée réflexive.

6

Prologue

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 13:35 Seite 7

En nous fondant sur différentes positions scientifiques et phi-

crises ontologiques qui remettent en question notre rapport

losophiques sur les crises contemporaines, nous nous propo-

au monde. De fait, ces moments de rupture conduisent à réin-

sons de questionner les notions de progrès, de croissance, de

terroger le progrès, la culture et la société dans leur fondement

nature et de société telles qu’elles s’expriment dans certains

et leur essence. Ces crises remettant radicalement en question

projets architecturaux récents. Nous confronterons les choix

notre façon d’être au monde et notre action sur celui-ci, nous

esthétiques de ces derniers à des stratégies de projets conçus

pouvons considérer les postures adoptées dans pareil contexte

à d’autres moments de crise survenus dans l’histoire. Dans ces

par les architectes comme des mécanismes psychiques résul-

périodes de basculement, le temps est comme suspendu, les

tant de leur propre crise existentielle. Ils sont en quelque sorte

attentes vis-à-vis de l’avenir modifiées, et de nouvelles per-

sommés de prendre position et d’inventer de nouveaux rapports

spectives s’ouvrent.

au monde à travers leurs projets.

Il s’agira donc d’interroger le temps présent en parcourant

La crise historique sert de déclencheur, provoquant des émo-

l’histoire de l’architecture appréhendée sous l’angle des cri-

tions fortes qui nous font penser et agir : nous nous projetons

ses, des fractures, et non en suivant un récit fondé sur une

dans la crise et prenons appui sur elle pour concevoir des

supposée linéarité historique.

projets qui, en questionnant radicalement le monde, le met-

N’est–ce pas à ces moments de bouleversements, toujours

tent à leur tour en crise. En générant ce contre-courant, ces

accompagnés d’une forte accélération, que surgissent dans

conceptions exercent un « effet de retour » sur la société. En

l’urgence des projets de grande ampleur, capables d’esquisser

ce sens, les projets architecturaux pourraient être considérés

un nouveau rapport au monde ? L’élaboration de ces projets

non seulement comme des « révélateurs » des crises auxquel-

n’est-elle pas en fin de compte le seul moyen pour avancer

les ils donnent une forme tangible, mais aussi comme des

dans ces moments d’instabilité et d’angoisse ? Comment

« objets agissants » qui, à leur manière, participent à la trans-

l’angoisse peut–elle devenir élan créateur ?

formation de la société. Ils permettent ainsi de comprendre

Si nous essayons aujourd’hui – dans le contexte des crises qui

les crises, angle sous lequel nous entreprendrons notre recher-

secouent et menacent nos sociétés à l’échelle planétaire – de

che. De quelle nature sont ces « objets » ? Quels types de

faire une lecture de l’histoire de l’architecture à travers le

projets les architectes développent-ils et quelles sont leurs

prisme des crises, c’est pour sortir d’un effroi paralysant et sti-

stratégies et outils, leurs « instruments » ?

muler à la fois la réflexion et l’action.

Ces moments de suspension ouvrent un champ fictionnel ; l’inattendu, le flottement et l’inconnu libèrent un potentiel créatif

Relations entre la crise, le temps et l’esthétique

porté par le désir de réinventer le monde : les architectes

Là où les grands bouleversements de l’histoire génèrent de

cherchent alors à restructurer la société, à repenser le lien

nouvelles dynamiques esthétiques, comprises comme expres-

entre la ville et la campagne, à réimaginer les villes et les formes

sions d’une renaissance culturelle, il est possible de repérer

d’habitat, à réinventer l’architecture et sa matérialité, mais

certaines récurrences et constantes, qui sont à l’origine de la

aussi à créer une nouvelle esthétique pour induire une dynami-

formation d’un imaginaire collectif. Ces bouleversements,

que de renaissance. Quel regard sur le monde proposent-ils ?

qu’ils soient induits par des crises économiques, financières,

Selon quelle esthétique (dans le sens d’une expérience

politiques, sociales ou sanitaires, par des guerres ou des

sensible) et à quelles fins ?

catastrophes écologiques, se manifestent notamment dans

L’idée de « fin des temps » nous invite à repenser notre rapport

l’architecture, qui à l’instar des autres pratiques artistiques

au monde et à sa temporalité. Les crises créent une rupture,

est à même de proposer en avant-garde, sur les ruines de

une scission nette entre l’avant et l’après. Elles suspendent les

« l’ancien », l’image d’un « monde nouveau ».

dynamiques qui, jusqu’alors, ont régi le monde et ont une

Nous émettons l’hypothèse que les crises historiques, qui

temporalité qui leur est propre. Dans cet instant de bascule-

provoquent une rupture du temps linéaire et de la marche

ment, les évènements se déroulent de façon condensée. Face

vers le progrès (conçu depuis la modernité comme une dyna-

à la crise, telle est du moins notre hypothèse, les architectes

mique continue), entraînent toujours dans le même temps des

doivent développer des stratégies pour créer leur propre

Prologue

7

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espace-temps, et s’extraire du chaos en créant un « monde

en fonction des caractéristiques propres à nos quatre figures.

nouveau ». Quel est précisément le moteur de ces projets ?

À partir de l’esthétique et des récits produits par ces architectes

Quel est le rôle des architectes dans ces grands moments de

dans ces moments de basculement, nous nous concentrerons

crise, comment participent-ils à l’élaboration de nouvelles

sur leurs émotions et leurs objectifs, sur leur rapport au progrès

valeurs ?

et à la technique, et sur la manière dont ils ont participé à la création de nouvelles valeurs. Plus particulièrement, nous

Quatre figures comme actes pour modifier le temps

chercherons à mettre en lumière leur action dans le champ

Nous proposons de classer en quatre catégories la façon

spatio-temporel, point de départ d’une esthétique où fiction

dont les architectes réagissent face à ces temps de crise, en

et rituel jouent un rôle essentiel. Les architectes choisis sont

fonction de leur manière de « manipuler » l’espace et le

des personnages célèbres, leurs projets et leurs textes sont

temps. Ce sont des catégories de contraction et de dilatation

bien connus ; ce que nous tentons d’apporter, c’est une ana-

de l’espace-temps liées à une manière spécifique d’agir,

lyse et une relecture de ces projets au prisme de la crise, en

toujours associée à un état psychologique particulier : soit les

nous interrogeant sur leurs outils et sur leurs manipulations du

architectes changent de cap en se projetant dans l’espace-

temps. Si les exemples sélectionnés sont essentiellement

temps d’une époque passée ; soit ils cherchent à ralentir les

issus du XXe et du XXIe siècle, certains d’entre eux sont plus

dynamiques en cours ; soit ils cherchent à les accélérer ; soit

anciens pour souligner la persistance de certains phénomènes

ils cherchent à suspendre le processus disruptif de la crise

et modes d’action dans une temporalité plus longue.

pour se projeter dans un avenir lointain.

Le choix des exemples est délibérément international, afin

Pour lier le mode d’action au traitement temporel, nous avons

de mettre en évidence les différences de contextes politiques,

identifié quatre « figures » – comme représentations d’une

sociaux et culturels. La dimension internationale permet en

dynamique particulière, comme images mentales, concepts ou

outre de situer l’architecture dans un monde de plus en plus

actions sous une forme tangible – qui reposent sur une mani-

interconnecté (ce que l’on perçoit de manière encore plus

pulation du temps. Ces figures, qui (re)surgissent dans le

aiguë dans les moments de crise et de conflit). Replacer les

monde contemporain, sont l’expression psychique et politique

projets contemporains dans l’histoire permet de mieux les

au moment du passage à l’acte créatif en temps de crise. Ce

saisir, de comparer les récits, les objectifs et les outils et de

sont des manières d’agir et de se positionner qui se cristallisent

questionner leur potentiel d’action face aux crises écologiques,

dans une posture esthétique, offrant des récits pour la réorga-

sanitaires, économiques et sociales à venir.

nisation de nouveaux espaces sociétaux. Voici quatre modes

La première partie du texte expose les outils théoriques qui

d’action esthétiques possibles ayant une action sur le temps :

nous permettront d’aborder l’analyse architecturale proprement dite qui constitue la seconde partie, structurée selon les quatre

Archaïsme : un saut en arrière dans l’espace-temps Retour à la terre : une manière de décélérer le temps Création par destruction : l’accélération du temps comme salut Réenchanter le monde : suspendre le temps pour se projeter dans l’avenir À travers différents exemples, nous allons décortiquer les mécanismes de ces opérations spatio-temporelles qui esquissent différentes possibilités de réagir, de projeter et d’agir. Nous nous appuierons essentiellement sur les projets et les textes écrits par les architectes, ainsi que sur leurs interviews. Le choix des textes et projets, loin d’être exhaustif, a été fait

8

Prologue

« figures » d’action et de manipulation du temps et de l’espace.

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Introduction théorique Enfin, qu’est–ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, […] ; également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. […] Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout à l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affirmer, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. […] Nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante, pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini ; mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes1.

Blaise Pascal, « Impossible de trouver une assiette ferme », Pensées, 1670

9

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Crises

rêves de profond changement se transforment en scénarios utopiques ou dystopiques.

10

Les médias nous annoncent pratiquement tous les jours des

Autre phénomène qui nous a touchés, plus particulièrement

crises et nous prédisent des catastrophes majeures. Il y a

pendant le confinement imposé par la propagation de la

d’une part l’urgence climatique et la crise environnementale,

pandémie : l’impression d’une suspension du temps. « Si tout

qui risquent de devenir une catastrophe majeure si l’impact

est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné,

humain sur la planète n’est pas réduit drastiquement, il y

trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré 2 »,

a d’autre part l’augmentation des inégalités qui, depuis les

constate le sociologue et philosophe français Bruno Latour,

années 1980, provoquent la paupérisation croissante des

qui voit dans cet arrêt du temps la chance d’une possible

couches sociales les plus démunies. Des mouvements de

réorientation. Temps propice pour se concentrer sur l’essentiel

protestation émergent, ils occupent les rues, les ronds-

et pour imaginer un autre monde à venir. « En effet, la crise

points, les places, les centres commerciaux et les futurs aéro-

sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours

ports. Les écologistes, les manifestants pour le climat, les Gilets

passagère – mais une mutation écologique durable et irréver-

jaunes, les syndicats, les zadistes et de nombreux autres

sible. Si nous avons de bonnes chances de "sortir" de la pre-

mouvements cherchent à s’emparer des lieux symboliques

mière, nous n’en avons aucune de "sortir" de la seconde 3 »,

pour exprimer leur désaccord avec la dynamique qui régit

nous avertit Latour.

désormais notre monde.

Face à l’urgence écologique, qui plus qu’une crise annonce

Au moment où nous rajoutons les lignes qui suivent, à la fin de

« une mutation écologique durable et irréversible », des scien-

notre recherche, deux crises majeures sont venues s’ajouter :

tifiques de divers domaines, des politiques, des philosophes,

d’abord une pandémie particulièrement ravageuse et sans li-

des architectes et des urbanistes réfléchissent à de nouveaux

mites géographiques, et ensuite la guerre en Ukraine, vérita-

modèles où l’impact humain sur la nature serait moindre.

ble catastrophe humaine, éthique et géopolitique, qui, de plus,

L’urgence écologique est intrinsèquement liée au système

aggrave drastiquement la crise écologique, économique et

géopolitique, économique et financier, lequel est susceptible

sociale à l’échelle mondiale, crise dont nous ne mesurons pas

de générer d’autres bouleversements d’ordre social. Les

encore pleinement l’ampleur. Bien que l’interdépendance

chercheurs nous avertissent que la convergence des diverses

mondiale en cas de crise, et plus particulièrement quand

crises risque de provoquer une catastrophe mettant en péril

plusieurs crises se chevauchent, ait déjà donné lieu à de nom-

la survie de notre planète.

breuses publications et alertes, ce n’est que maintenant,

À la suite de la crise financière de 2008, Jacques Attali a

lorsque nous sommes brusquement et directement concernés,

pronostiqué dans Sept leçons de vie 4 un avenir bien sombre ;

que nous nous rendons collectivement compte du degré

de son côté, Thomas Piketty voit dans la crise non pas uni-

d’interdépendance des flux d’énergie, de nourriture, de pro-

quement une menace, mais aussi une dynamique d’accéléra-

duits technologiques, etc. dans un monde globalisé. Ces

tion, de progrès, qui peut induire d’importants changements,

crises majeures nous montrent que nous ne sommes à l’abri

y compris des améliorations, dans l’histoire de l’humanité.

de rien (pour ceux qui pensaient encore l’être), et que ce

Dans Capital et idéologie 5 (2019), l’économiste souligne la

monde totalement interconnecté est terriblement fragile, sur

nécessité de construire une société plus égalitaire et basée

le plan politique, économique, social, environnemental et

sur un modèle social-démocrate, qui ferait de la redistribution

sanitaire. La rapide propagation du Covid -19 à l’échelle pla-

des biens une priorité absolue (par exemple par des impôts

nétaire et la crise énergétique en Europe due à la guerre en

progressifs sur la fortune) pour endiguer les inégalités crois-

Ukraine ont considérablement renforcé notre prise de con-

santes. Pour éviter une catastrophe écologique irréversible, il

science de ce moment de crise. Nous avons été soudain

plaide pour une régulation mondiale des émissions de CO2

confrontés aux effets négatifs de la mondialisation et à la

(ce qui touche principalement les pays riches), afin de réduire

fragilité de nos milieux de vie. La logique du progrès et de la

la pollution de l’air et la destruction de la couche d’ozone.

croissance illimitée est plus que jamais mise en doute, les

La convergence des crises et l’aggravation ou la montée en

Introduction théorique

Notes Notes :: page page 29 xx

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puissance de nombreux indicateurs (épuisement des ressources

lieu est une bonne nouvelle qui nous place face à une alter-

énergétiques, démographie galopante, migrations climatiques,

native : perpétuer la vie ou édifier un espace pour le possible »,

inégalités sociales et économiques, crises financières, etc.)

car « le plus urgent n’est pas d’éviter l’apocalypse à venir, mais

peuvent conduire, selon les analyses d’un grand nombre de

de réinvestir le monde ». Dans sa postface à la réédition

chercheurs, à l’effondrement des sociétés. Ces dernières années,

2019, Fœssel thématise « l’accélération désastreuse du chan-

l’amplification des diverses crises à l’échelle mondiale a fait

gement climatique15 » et centre sa réflexion sur « ce qui fait

apparaître la « collapsologie », qui se veut une nouvelle

du réel un véritable monde16 ». Face aux inégalités sociales

science malgré son approche intuitive ; car prévoir le futur à

fortement accentuées par un changement climatique auquel

partir de données complexes ne peut être une recherche pure-

seuls les plus riches survivront de manière bunkerisée, il se

ment scientifique, dénuée de dimension spéculative, estiment

demande ce qu’est un monde digne d’être habité, digne

Pablo Servigne et Robert Stevens, porte-paroles de ce courant

d’être sauvé. Son livre est une invitation à agir en ces temps

en France. Dans Comment tout peut s’effondrer , leur pre-

incertains, et à refaire monde.

mier livre grand public devenu un bestseller 7, ils posent cette

Si certains mettent l’action politique et sociale au premier

question rhétorique sur un ton apocalyptique : « La conjonction

plan, d’autres cherchent avant tout à éviter l’apocalypse éco-

et la pérennisation des "crises" peuvent-elles réellement en-

logique. Quel que soit l’angle adopté, la question de l’irréver-

traîner notre civilisation dans un tourbillon irréversible ? 8» Ils

sibilité touche tout le monde et dans tous les domaines.

soulignent ensuite les liens entre les différentes crises afin de

Les données scientifiques s’entremêlent avec les émotions. Les

nous avertir du danger que leur convergence pourrait repré-

prédictions, plus ou moins hasardeuses, face à la question

senter pour la société. Ils cherchent à nous faire comprendre

« La fin du monde, c’est pour quand ? » échauffent les esprits

que l’on se dirige vers l’effondrement, vers « la fin du monde »,

sans apporter de réponse, car personne ne peut prédire l’avenir.

non sans tenter cependant de réenchanter le monde par des

On essaie alors de se projeter dans un avenir incertain. Pour

scénarios qui dessinent un autre avenir, afin de ne pas plonger

éviter l’angoisse de « la fin du monde », certains développent

le lecteur dans une dépression nihiliste10. Ainsi, ils prônent la

des théories, des stratégies, divers scénarios de « sociétés

construction d’une société plus résiliente, basée sur la formation

alternatives », plus résilientes, égalitaires et durables. D’autres

de collectifs autonomes interconnectés, et par conséquent loca-

adoptent à l’inverse une position nihiliste, et choisissent de

lisée en milieu rural. La crise sanitaire induite par le Covid-19

regarder le monde s’écrouler et de profiter de leurs derniers

a renforcé ce mouvement vers la campagne, refuge pour les

instants. La dynamique du basculement déclenche des scéna-

citadins, mais aussi lieu essentiel à la production de produits de

rios dystopiques ou utopiques, d’avant ou après catastrophe,

première nécessité.

qui dessinent les contours d’une nouvelle société. Ce processus

« Notre temps est, dit-on, celui des catastrophes. Face aux

fictionnel nous ramène à notre champ de recherche, l’archi-

crises sanitaires, écologiques ou à la menace nucléaire, la

tecture, l’art et l’esthétique au sens large du terme, compris

croyance dans le progrès fait place à l’angoisse. Cette résur-

comme le partage d’une expérience du sensible (voir : sous-

gence des thèmes apocalyptiques est plus qu’un symptôme11 »,

chapitre « Esthétique »).

6

9

écrit le philosophe Michaël Fœssel, pour qui « la fin du monde a déjà eu lieu12 », car les sujets, dépossédés du monde, ont perdu toute possibilité d’agir : « Le triomphe de la technique sur l’action, du capital sur le travail, du besoin sur le désir sont

Quels projets, quelles esthétiques face à la crise ?

autant de phénomènes qui expliquent pourquoi l’on est

Par leur ampleur, les différentes crises de notre époque et les

pressé de voir finir un monde que l’on a déjà perdu . » Il situe

récits apocalyptiques touchent aussi l’architecture. Quel rôle

cette perte dans l’époque moderne et dans la « dissolution

peuvent jouer l’art et l’architecture dans ce moment charnière

moderne des hiérarchies traditionnelles [qui] a provoqué une

où les systèmes s’effondrent ? Peuvent-ils construire un nou-

nouvelle inquiétude : devoir vivre "après la fin du monde" ».

veau rapport au monde ? Quelle peut être la mission d’une

En ce sens, poursuit-il, « le fait que la fin du monde a déjà eu

architecture qui devient le vecteur d’une vision décliniste ou

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Quels projets, quelles esthétiques face à la crise ?

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au contraire créatrice d’une société nouvelle ? Ces questions

représentations ; une croûte assez fine, « et la critique vient

nous amènent à celle de l’esthétique et de la forme.

gratter, tenter de dissoudre ce qui s’est sédimenté, faire appa-

Pour le mathématicien René Thom, fondateur de la Théorie

raître que sous une évidence se cachent des contradictions21. » 

des catastrophes (1972), le terme « catastrophe » désigne le

La pensée critique post-métaphysique (qui dénonce, depuis

lieu où une fonction change brusquement de forme . Il cherche

Kant, le fait de vouloir prouver l’existence de Dieu par la phi-

à tenir compte des variations soudaines de formes qui condui-

losophie) se réfère à ce qui est manifeste, notamment la cul-

sent à l’apparition de discontinuités pour construire un modèle

ture, et cherche à mettre au jour les couches sédimentaires.

dynamique pouvant engendrer une morphologie18. En établis-

Tentons donc de gratter cette croûte et d’analyser les diffé-

sant un lien entre les singularités et la naissance des formes,

rentes crises culturelles de notre société en nous plongeant

17

il appréhende la « catastrophe » comme une modification de

dans le monde de l’architecture et des visions urbaines.

forme conduisant à l’apparition d’une discontinuité 19. Le lien

Comment fonctionne l’acte esthétique, et comment investit-il

entre discontinuité, rupture, et genèse d’une forme basée sur

le monde ? Quelles sont ses motivations profondes ?

un modèle dynamique est particulièrement intéressant si l’on

Pour répondre à ces questions, nous allons développer dans

applique cette hypothèse à la production architecturale. Car

cette introduction théorique cinq thématiques : d’abord la

l’architecture, comme l’art et la littérature, fait partie de ce

psychologie de la crise, pour comprendre les actes esthéti-

processus fictionnel, qu’il soit utopique ou dystopique, par

ques d’un point de vue psychologique ; l’esthétique, pour

son pouvoir de suggestion d’autres modes de vie dans des

définir ce que recouvre ce terme ; les usages et les rituels,

espaces autres.

pour saisir la dimension physique qui génère, elle aussi, une

La question de la forme appartient au domaine de l’esthétique.

certaine esthétique ; le temps, matériau principal des mani-

Quelle esthétique peut-on convoquer quand tout bascule ?

pulations fictionnelles effectuées par les architectes ; et, pour

Quelle est la fonction du projet imaginé, comment se met-il

finir, la question du progrès pour mieux appréhender les

en œuvre ? Quel est son mode opératoire pour dépasser la

objectifs des projets.

crise ? Dans le contexte actuel, placer la crise au cœur de la recherche permet d’analyser la corrélation entre le déclin d’un système

Psychologie de la crise

et la naissance d’un nouveau paradigme, tant sur le plan esthétique que social. L’architecture est souvent l’expression

Afin de mieux comprendre le processus esthétique, examinons

première de cette quête d’un monde nouveau, elle ouvre des

un état émotionnel propre aux temps de crise : l’angoisse.

espaces imaginaires et crée de nouvelles façons d’habiter le

Comment le geste créatif nous permet alors de réagir et de

monde (et donc aussi d’être au monde, au sens heideggérien).

sortir du marasme ? Comment, grâce au processus esthéti-

Ainsi les bouleversements de nos sociétés peuvent-ils être lus

que, peut-on dépasser notre rapport inquiet au monde ?

dans les architectures, qui incarnent le noyau, le statu nascendi

Pour le philosophe danois Søren Kierkegaard, l’angoisse est

d’idées utopiques. Dans les moments de basculement,

profondément humaine ; c’est le vertige de l’individu libre

comment les architectes ont-ils participé à l’élaboration de

face à des possibilités et à des choix contradictoires :

nouvelles valeurs culturelles ?

« Si l’homme était ange ou bête, il ne pourrait connaître l’an-

En s’appuyant sur sa lecture de Theodor W. Adorno, la philo-

goisse. Étant une synthèse, il en est capable, et il est d’autant

sophe française Agnès Gayraud définit la culture comme « la

plus homme que son angoisse est profonde22. » L’angoisse

manière dont la société se représente elle-même, et toutes

s’amplifie considérablement en situation de crise. Les cher-

les formes sédimentées qui montrent ces représentations

cheurs, particulièrement les philosophes et les psychologues,

d’elle-même  ». La culture est l’expression des idées politiques,

tentent alors de sonder et d’évaluer les possibles et l’ampleur

philosophiques et artistiques d’une société. Elle représente,

de la réaction humaine à la crise.

20

comme Gayraud le formule, une sorte de « croûte sur le monde », créée à la fois par l’histoire, les discours, les bavardages, et les

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Introduction théorique

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Pierre-Henri Castel : apocalypse, angoisse, effroi – comment réenchanter le monde ?

une prise de conscience collective. « Comment transformer l’angoisse paralysante en impulsion collective au salut ? 27 », se demande-t-il dans son livre Le Mal qui vient : essai hâtif sur la

Prenons un exemple de l’actualité récente. Le 31 décembre 2018,

fin des temps à mi-chemin entre la philosophie et la psychologie.

L’Invité(e) des Matins de France Culture était Pierre-Henri Castel,

« On a longtemps essayé la peur », or « l’heuristique de la

philosophe, psychanalyste et directeur de recherches au CNRS.

peur n’est pas efficace, car l’angoisse peut provoquer un sur-

Guillaume Erner, le journaliste de l’émission intitulée « Effon-

saut ; mais elle paralyse aussi, et les effets de résignation qui

drement : 2019 ou la fin des temps ? », ouvre le débat par la

en découlent sont répandus. Comme on a beaucoup essayé

question suivante : « Face à la litanie des catastrophes climati-

l’angoisse, j’ai proposé d’essayer l’effroi. On va finir par avoir

ques, des prévisions alarmantes, mais aussi de l’attention

tellement peur que l’on va se réveiller 28 », spécule Castel

croissante portée aux théories de l’effondrement, l’idée que

dans l’espoir de pouvoir encore changer le cours des choses,

la fin est proche semble imprégner les mentalités. Mais que

bien que sceptique sur la réaction des gens après cette prise

se passe-t-il si l’on prend cette hypothèse au sérieux ? Que

de conscience : « Ce n’est pas sûr que ça aille dans la di-

devient l’action humaine et la morale lorsqu’il n’y a plus de

rection de l’intérêt collectif, si elle [la prise de conscience] ne

lendemain ? Comment vivre avec la fin du monde ? Pourquoi

nourrit pas des stratégies de survie en déchaînant des actions

continuer d’agir pour sauver le monde si l’on sait l’inéluctabilité

terribles, violentes29. » Il appelle cet état « le règne du Mal »

de sa destruction23 ? » 

(en s’appuyant sur la théorie freudienne des pulsions de des-

Dans sa réponse, Pierre-Henri Castel s’intéresse au moment

truction), scénario qui part de l’hypothèse qu’en situation de

qui précède l’apocalypse : comment l’homme va-t-il réagir ?

chaos, l’action humaine n’est pas nécessairement orientée

Il resitue la fin du monde dans un horizon historique, en con-

vers le Bien : « S’il y a de la hâte, est-ce que l’on se trouve du

statant que le récit apocalyptique existe depuis la nuit des

côté des victimes ou des bourreaux ? », se demande-t-il, en

temps ; « ce qui est nouveau, c’est que ce n’est pas une, mais

imaginant la réaction du dernier survivant qui pourrait éprou-

la catastrophe. Günther Anders l’appelait une apocalypse

ver une « jouissance effrayante, particulière, de la ruine, du

sans royaume, sans salut », précise-t-il, « cette conception là

massacre, etc.30 » La possibilité que le Mal se déchaîne est bel

n’existait pas avant la guerre nucléaire des années 1960. La

et bien présente dans les scénarios postapocalyptiques holly-

catastrophe écologique et environnementale menace l’existence

woodiens, mais pas dans le discours de la catastrophe, avertit-il.

de l’humanité et du monde. » Contrairement à nombre d’autres,

« Ça n’exclue pas le Bien, mais le Bien aura des griffes et des

Pierre-Henri Castel ne cherche pas à tirer la sonnette d’alarme

dents, il préservera la volonté de maintenir la justice jusqu’au

pour mobiliser les gens afin d’améliorer la situation actuelle

bout, en appliquant des moyens assez violents pour pouvoir

(comme le faisait par exemple Bruno Latour dans son livre Où

le faire31. »

atterrir ? ). Il part d’un constat fataliste : « L’apocalypse est

Castel poursuit en revenant sur le facteur du temps, car « la fin

inévitable, elle arrive, en fait elle a déjà commencé. Les hom-

du monde n’arrive pas toute suite ». Quand la panique retombe,

mes de la fin, c’est nous. La question qui se pose n’est plus

il faut reconsidérer la vie et se faire à l’idée du déclin : « Si

comment l’arrêter, mais de savoir comment la vivre . »

notre destin se joue d’ici quelques siècles, que devient notre

Castel s’interroge sur notre comportement dans les derniers

morale lorsqu’il reste peu de temps pour être heureux ? Finale-

temps de l’humanité, en concluant qu’il ne faut justement pas

ment, être proche de la fin du monde, est-ce vraiment grave, et

avoir peur de la fin du monde puisqu’elle est aussi certaine

après tout, comment finir en beauté ?32 » Castel propose

que l’est, pour l’individu, l’évidence de la mort. Ce constat

donc une morale de la joie : « Si nous voulons être heureux,

n’empêche pas pour autant l’angoisse. Pour Castel, l’angoisse

nous avons peu de temps. C’est une manière de présenter

24

25

et l’obsession sont « des dommages collatéraux à l’émer-

demain ou après-demain comme la seule occasion de réaliser

gence de la figure de l’individu responsable26. » Notre état

ce que nous avons à cœur33. »

psychologique face à la fin du monde (qu’il situe dans un avenir

Il thématise donc à la fois la jouissance effrayante de la des-

lointain) devient une question majeure parce qu’il conditionne

truction et le désir de réenchanter le monde. La question de

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Crise : Pierre-Henri Castel

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la perception et de l’état psychologique face à l’effondrement

ne savons même plus quelle signification donner aux im-

est au centre de ses recherches : « C’était une manière de

pressions qui nous assaillent et quelle valeur accorder aux

reprendre l’idée de pulsion de mort chez Freud. Ça permet

jugements que nous formons. Il nous semblera que jamais

de soulever le sens même de la civilisation et de la part

encore un événement n’avait détruit tant de biens précieux

d’anéantissement qu’il y a dans sa construction . » Au chapitre

communs à l’humanité, frappé de confusion tant d’intelli-

« Création par destruction », nous reviendrons sur cet aspect

gences parmi les plus claires, si radicalement rabaissé ce

qui nous donne une clé de compréhension de l’ivresse de la

qui était élevé. Même la science a perdu son impassible

destruction.

impartialité ; ses serviteurs pleins d’une profonde rancœur

La position de Pierre-Henri Castel pourrait sembler fataliste, –

tentent de lui ravir des armes, pour apporter leur contribution

car il ne cherche pas à changer le cours du monde en nous

au combat contre l’ennemi. L’anthropologue se doit de

invitant à lutter contre toute action allant à l’encontre des

déclarer l’adversaire inférieur et dégénéré, le psychiatre de

intérêts communs – s’il n’avait pas annoncé, tout au début du

diagnostiquer chez lui un trouble de l’esprit ou de l’âme.

livre, qu’il adoptait une démarche spéculative, en se référant

[…] L’individu qui n’est pas lui-même devenu un combattant

à une épigraphe de Freud : « Ce qui suit est spéculation […],

ni, de ce fait, une infime particule de la gigantesque machine

une tentative pour exploiter de façon conséquente une idée,

de guerre, se sent confus dans son orientation et inhibé

avec la curiosité de voir où cela mènera35 ». Castel ouvre donc

dans sa capacité d’activité36. »

34

une réflexion qui place l’effondrement, qu’il situe dans un

Freud s’interroge alors sur les pulsions qui nous poussent à

futur lointain, du côté de la fiction. Le récit apocalyptique

vouloir la mort d’autrui : « Nous reconnaissons l’existence de

proposé est une spéculation, qui lui permet d’explorer les con-

la mort pour les étrangers et les ennemis et nous les y con-

tours d’un monde fictif. Par son approche fictionnelle, il nous

damnons avec autant d’empressement et aussi peu de

invite à ne pas sombrer dans le nihilisme, mais à viser un

scrupules que l’homme originaire37. » La différence avec ce

réenchantement du monde.

dernier est que « notre inconscient n’exécute pas la mise à

Cette attitude est en effet l’une des réactions récurrentes en

mort, il se contente de la penser et de la souhaiter. […] Nous

situation de crise, y compris dans le domaine de l’architecture.

sommes donc nous-mêmes, si l’on nous juge selon nos motions

Quelques exemples illustreront cette approche dans le

de souhait inconscientes, comme les hommes originaires une

quatrième chapitre « Réenchanter le monde ».

bande de meurtriers. » Freud replace ce désir dans la perspective des Lumières, portée par l’idée de progrès humain :

Sigmund Freud : pulsion de mort et sublimation

« C’est une chance que tous ces souhaits ne possèdent pas la

Sigmund Freud nous apprend que l’acte esthétique peut

feu croisé des malédictions réciproques, les meilleurs et les

reposer sur la pulsion de mort. Il développe ce concept

plus sages des hommes comme les plus belles et les plus

après la Première Guerre mondiale, épisode de destruction

douces des femmes38. »

force que leur attribuaient encore les hommes des temps originaires ; l’humanité aurait depuis longtemps péri dans le

humaine sans précédent. En 1915, en plein conflit mondial, le père de la psychanalyse publie un texte sur les effets

Pulsion de destruction, pulsion de mort

dévastateurs de la guerre, il y analyse les relations complexes

Après la guerre, Freud développe dans Au-delà du principe

qui unissent la guerre et la mort. Ce texte, traduit aussitôt

de plaisir 39 (Jenseits des Lustprinzips, 1920) le concept de

en français, laisse entrevoir son profond scepticisme quant

« pulsion de destruction » ou de « pulsion de mort » (Destruk-

à l’idée de progrès de l’humanité, puisque la guerre a détruit

tionstrieb et Todestrieb). Il observe une compulsion de répétition

l’illusion que les acquis culturels étaient immuables ;

chez les névrosés de guerre, chez qui l’événement traumatique

impitoyablement, elle a mis à nu les motions pulsionnelles

génère de fortes tensions et revient sans cesse dans le rêve.

primitives :

Le patient est « bien plutôt obligé de répéter le refoulé comme

« Pris dans le tourbillon de ce temps de guerre […], nous

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Introduction théorique

expérience vécue dans le présent au lieu de se le remémorer

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comme un fragment du passé, ce que préférerait le médecin40 ».

La sublimation par l’art et son rapport au temps

Il caractérise ce phénomène comme un « éternel retour du

Dans la conception freudienne, l’énergie de la pulsion destruc-

même 41 » et émet l’hypothèse « qu’il existe effectivement

trice peut être transformée en activité créatrice, notamment

dans la vie psychique une compulsion de répétition qui se

par le recours à la sublimation. Il s’agit d’un processus de

place au-dessus du principe de plaisir  ». Freud estime que,

transformation de l’énergie pulsionnelle, qu’on détourne vers

paradoxalement, le principe de plaisir et la pulsion de destruc-

d’autres domaines, socialement valorisés, notamment celui de

tion ne sont pas contradictoires, puisque l’autodestruction est

l’art, approuvé par le groupe social et le surmoi. Cette dyna-

une façon de réduire les tensions intérieures, et que la recher-

mique double, induite par les pulsions de mort, qui cherchent

che du plaisir n’est parfois rien d’autre que la fin d’une douleur.

à détruire, et leur sublimation, qui consiste à ouvrir une nouvelle

Selon sa thèse, le plus bas niveau de tension (que le principe

perspective à travers l’art par exemple, permet de surmonter

de plaisir veut atteindre) correspondrait en définitive à l’état

le trauma (qu’il soit individuel ou collectif) de la destruction.

de repos du non-vivant. Il en conclut que le principe de plaisir

Cet aspect sera abordé dans le chapitre « Création par des-

est au service de la pulsion de destruction : « Compulsion de

truction ».

répétition et satisfaction pulsionnelle aboutissant directement

Dans le processus de sublimation, qui consiste en une élévation

42

au plaisir semblent ici se recouper en une intime association . »

des pulsions primaires vers des sphères créatrices, la notion

Dans Malaise dans la civilisation (Das Unbehagen in der Kultur,

de temps devient un outil important. L’art permet d’altérer,

1930), Freud fait la distinction entre la tendance à la désagré-

voire de suspendre la perception du temps, comme l’exemple

gation de la pulsion de mort, qui tend à dissoudre la substance

de la musique le montre bien. Songeons au Magnificat de la

vivante, la détruire, pour la « ramener à l’état inorganique

Dante-Symphonie de Franz Liszt : lorsque nous entendons le

initial », et la tendance à rassembler la substance vivante

decrescendo des voix du chœur d’enfants, qui s’éloigne de

dans des unités toujours plus grandes (Lebenstrieb ou Éros,

plus en plus, nous retenons notre souffle. Les violons continuent

qui comprend aussi l’autoconservation et les pulsions sexuelles,

à vibrer dans l’aigu, dans un état de suspension sublime. Puis

son énergie étant la Libido 45). Éros et Thanatos agissent simulta-

c’est le silence. Nous ressentons une baisse de tension, pour

nément et luttent sans cesse l’un contre l’autre, ce qui produit

un instant nous avons le sentiment d’être hors du temps.

de la vie. Ces deux pulsions, soumises à une compulsion de

Dans le domaine de l’architecture, la suspension du temps

répétition, visent d’abord le sujet lui-même et s’orientent ensuite

peut être provoquée par une esthétique anachronique, une

vers un autre objet, sous forme d’amour ou de destruction, afin

ambiance spatiale puissante ou une action artistique spécifique,

d’éviter l’autodestruction.

créant un nouveau rapport au monde qui modifie la perception

La thèse de Freud est fortement contestée par ses contem-

de l’espace. La suspension spatio-temporelle fait advenir autre

porains, notamment par les marxistes Wilhelm Reich et Otto

chose. L’action créatrice peut être considérée comme une

Fenichel, car elle permettrait selon eux de légitimer irrévoca-

opération fictionnelle qui fonde ses propres temporalités et

blement la guerre, le génocide, mais aussi l’exploitation sociale

spatialités et permet de construire un ailleurs. En temps de

et économique, en les considérant comme des phénomènes

crise, après une guerre ou une catastrophe, l’art, l’architecture

biologiques.

et l’esthétique (au sens le plus large) permettent de sublimer les

Ce qui nous intéresse dans la pulsion de destruction est le fait

pulsions destructrices pour les orienter vers des fins plus éle-

que dans sa dynamique ravageuse elle cherche à atteindre le

vées, afin de reconstruire avec les pulsions de vie une société

plus bas niveau de tension pour parvenir à un soulagement.

plus résonnante, plus civilisée, plus collective – ce que Freud

Pour arriver plus vite au « point zéro » de la tension, on aspire à

appelle la civilisation (Kultur).

43

44

46

une accélération de toutes les choses et du temps. C’est alors qu’une opération mentale exercée par le surmoi peut interagir

Le renoncement pulsionnel comme base de la culture

avec les pulsions destructrices, afin de canaliser l’énergie vers

La définition de la culture selon Freud est étroitement liée aux

un champ plus productif, qu’on appelle la « sublimation ». Cela

pulsions. Il voit dans la culture un moyen pour l’homme de

nous ramène à l’objet de notre étude : l’architecture et l’art.

s’éloigner de sa propre nature et de son environnement naturel :

Notes : page 29-30

Crise : Sigmund Freud

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« Il suffit donc de répéter que le mot "civilisation" [Kultur]

d’un acte de sublimation qui suspend le temps et ouvre le

désigne toute la somme des réalisations et des institutions

champ des possibles (chapitre « Création par destruction »).

par lesquelles notre vie s’écarte de celle de nos ancêtres

Le processus esthétique varie ainsi selon le type d’opération

animaux, et qui servent deux buts : protéger l’homme contre

temporelle et la condition psychologique.

la nature et réguler ses rapports avec ses semblables . » La 47

civilisation est basée sur le renoncement, comme cela est précisé dans Malaise dans la civilisation : « Il est impossible de ne pas remarquer dans quelle mesure la civilisation est bâtie sur le renoncement pulsionnel [Triebverzicht], à quel point elle

La question de la civilisation et de la suspension du temps est

repose sur l’insatisfaction (refoulement, déplacement) des

également traitée par le sociologue allemand Hartmut Rosa.

pulsions puissantes 48. » Pour le fondateur de la psychanalyse,

Dans le sillage de Theodor Adorno, Hartmut Rosa s’attache à

« la conscience est la conséquence du renoncement  ».

comprendre la situation de l’individu face à la crise provoquée

La civilisation (Kultur) ne serait donc pas une construction

par ce qu’il appelle « l’accélération » du temps dans nos

active et consciente, mais « un processus singulier, qui

sociétés modernes. Il élabore ainsi une « critique sociale du

49

dépasse l’humanité », un processus inconscient au service

temps » et analyse pour ce faire les transformations, les chan-

d’Éros qui cherche à unir les gens en unités plus grandes

gements sociaux, le devenir de l’individu et son rapport au

(poussés par la pulsion de vie)51. Ce processus civilisationnel

monde. Selon lui, l’expérience majeure de la modernité est

s’oppose à la pulsion d’agression naturelle, expression de la

« l’accélération », « tout devient toujours plus rapide », ce qui

pulsion de mort tournée vers l’extérieur. Mais la pulsion agres-

provoque une crise fondamentale de notre société. « Si l’accélé-

sive n’est pas simplement réprimée, elle est aussi utilisée pour

ration constitue le problème central de notre temps, la résonance

construire la civilisation (par le biais de la sublimation). La

peut être la solution pour remédier à la frénésie actuelle52 »,

50

16

Hartmut Rosa : accélération et résonance, un nouveau rapport au monde

civilisation est donc au cœur de la lutte entre Éros et Thanatos,

affirme-t-il. Par le concept de résonance, il entend « une forme

la pulsion de vie et la pulsion de mort – un concept opératoire

spécifique de l’entrée en relation avec le monde qui repose

pour notre recherche, car si nous plaçons l’esthétique au centre

sur des éléments essentiels. […] Pour cela, il faut se sentir en

du conflit permanent entre pulsions, nous pouvons en tirer de

lien avec le monde. […] Il faut avoir fait l’expérience de toucher

puissantes clés de lecture pour analyser l’esthétique produite

le monde53. » Cette approche du point de vue de l’individu,

en temps de crise : dans ces moments de forte accélération,

qui a presque une dimension mystique, est abordée également

tout se radicalise, a fortiori la lutte d’Éros et de Thanatos.

d’un point de vue sociétal, car la qualité d’une vie humaine

Cette approche par la psychanalyse ouvre une nouvelle per-

est aussi un problème institutionnel et culturel. Hartmut Rosa

spective pour la lecture des projets architecturaux conçus

cherche à rompre avec l’idée que seules les ressources maté-

dans ces moments d’instabilité, surtout si on les relie à la

rielles, symboliques ou psychiques suffiraient à notre bonheur,

question plus globale des effets de l’esthétique sur la société

en soulignant qu’il faut aussi pouvoir agir. La « résonance »,

en général.

c’est-à-dire notre lien sensible et conscient au monde, accroît

En résumé, en examinant les liens qui peuvent exister entre

notre pouvoir d’agir et, en retour, notre aptitude à nous laisser

les réactions psychologiques et les caractéristiques du temps,

« prendre », toucher et transformer par le monde. D’après

on peut émettre l’hypothèse que le processus du refoulement

Hartmut Rosa, cette résonance ferait défaut dans la société

est une double action, qui consiste d’abord en une suspension

moderne, car l’accélération du temps a bouleversé en profon-

du temps pour s’extraire de l’ici et maintenant, suivi d’un saut

deur notre rapport au monde sur le plan individuel et collectif.

en avant dans le temps, pour ouvrir un nouvel avenir en

Hartmut Rosa analyse notre relation au monde à travers des

s’appuyant sur la pulsion de vie (chapitre « Réenchanter le

formes très diverses, de l’expérience corporelle la plus basique

monde »).

(respiration, alimentation, sensations…) aux rapports affectifs

L’opération temporelle de la pulsion de mort, en revanche,

et aux conceptions cognitives les plus élaborées. Il établit

consiste en une accélération afin de précipiter le déclin, suivie

trois catégories de résonance : la relation avec autrui dans les

Introduction théorique

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sphères de l’amitié, de l’amour ou de la politique (ce qu’il

culturels de la société moderne, dévolus à des expériences

appelle « l’axe horizontal ») ; la relation avec la matière, les

ritualisées de résonance : dans les musées, les théâtres,

artefacts et les choses dans les sphères du travail, de l’éduca-

les salles de concert, les cinémas et autres lieux semblables,

tion ou du sport (« l’axe diagonal ») ; et la relation avec une

les individus modernes cherchent des moments de boule-

idée ou un absolu dans les sphères de la nature, de la religion,

versements et de fluidification de leur rapport à eux-mêmes et

de l’art et de l’histoire (« l’axe vertical »), donc tout ce qui

au monde, des instants où ils seront touchés, émus, saisis 57. »

constitue, selon Gayraud, « la croûte », ou la Kultur, au sens

Les émotions suscitées par les arts nous amènent au cœur de

allemand de « civilisation ». Ce concept nous intéresse pour

la question esthétique, un concept holistique pour Hartmut

notre recherche sur les stratégies et le langage architectural,

Rosa, qui considère la beauté comme résonance offrant « la

car il englobe la totalité de notre « être-au-monde » que nous

possibilité d’une relation réussie au monde et, par là même,

interrogeons ici à travers le prisme de l’esthétique.

un bonheur réel 58. » L’art est au centre de cette quête nostalgique de résonance :

L’esthétique et la force de l’art

« La spécificité de l’art réside cependant dans sa capacité à

L’esthétique fait partie intégrante, selon Hartmut Rosa, de la

dépasser l’expérience de pure résonance et à reproduire, à

résonance :

exprimer et à rendre sensible l’éventail complet des relations

« L’art est devenu – presque en même temps que la nature

possibles au monde (c’est-à-dire culturellement possibles à

et de façon très semblable – la sphère de résonance peut-

tel moment historique) 59. »

être la plus importante de la modernité, au point d’avoir

Cela attire l’homme moderne dans les musées, les cinémas,

pénétré peu à peu tous les domaines de la vie quotidienne.

les théâtres et les salles de concert, car il peut y faire l’expé-

[…] L’art, plus qu’autre chose, touche l’homme moderne au

rience de différentes relations au monde qui lui permettent de

plus profond de son âme – et il commande à l’artiste ou au

canaliser, modifier ou réajuster la sienne. « La résonance esthéti-

créateur en faisant valoir ses propres lois contre toute raison

que devient ainsi un champ d’expérimentation où se pratique

instrumentale, politique ou économique 54. »

l’assimilation de différents modèles de relation au monde60. »

Comme l’empreinte du religieux dans les sociétés d’autrefois,

Pour notre sujet, ce qui nous intéresse particulièrement dans

la force de l’art « pénètre tous les pores de la subjectivité

son approche, c’est le rôle de l’art, puisqu’il permet d’aller

moderne tardive. La capacité esthétique de résonance s’est

au-delà de l’expérience de résonance, de s’extraire de l’ici et

ainsi substituée à la capacité religieuse de résonance en tant

maintenant, et d’explorer les relations possibles au monde.

qu’exigence collective55. » Nous reviendrons sur ce phénomène

L’art a la faculté de créer des fictions spatio–temporelles en

dans le sous-chapitre « Temps », car la substitution de l’art à

imaginant de nouveaux possibles. Dans les moments de

la religion est un point d’analyse important dans nos sociétés

forte accélération ou dans les situations de crise, quand les

en proie au sentiment de crise.

repères sont brouillés, l’art a pour tâche d’explorer d’autres

Pour comprendre le fonctionnement du processus esthétique,

relations au temps présent pour retrouver une forme de

rapprochons-nous de Nietzsche. Christoph Menke résume de

résonance. Quelle esthétique peut surgir dans de telles

manière pertinente la double caractéristique de l’art thémati-

situations ? Qu’entendons nous par « esthétique », plus

sée par Nietzsche dans la Naissance de la tragédie : « Il n’y a

particulièrement dans ces contextes où un nouveau rapport

d’art que là où l’ivresse et la conscience, le jeu des forces

au monde est à construire ?

s’opposent. […] L’artiste est divisé en lui-même, scindé entre la compétence consciente et l’ivresse d’une force déchainée56. » Cette dissonance de l’art, pour Hartmut Rosa, fait partie inté-

Esthétique

grante du concept de résonance (à ne pas confondre avec la

Par esthétique, entendons non pas d’abord le Beau, mais la

consonance, qui, elle, est harmonisante, comme il tient à le

faculté de percevoir les sens, l’aïsthésis, nous rappelle le philo-

préciser) et comprend aussi les spectateurs :

sophe allemand Gernot Böhme (terme qu’il emprunte à

« Les "temples de l’art" sont de fait les nouveaux espaces

Notes : page 30

Baumgarten, disciple de Winckelmann) : l’aïsthésis [terme grec

Crise : Hartmut Rosa

17

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désignant la perception] a pour but de remonter aux origines

ricité » (pour reprendre le terme forgé par F. Hartog), à savoir

de l’esthétique philosophique, conçue d’abord comme une

l’articulation des trois catégories du temps (le passé, le présent

théorie de la connaissance sensible 61. Cette définition nous in-

et le futur), développer ses propres temporalités et inventer

téresse, car elle nous permet d’analyser les projets d’architecture

ses révolutions, car « la temporalité propre du régime esthétique

non pas en fonction de la forme (les règles de composition,

des arts est celle d’une co-présence de temporalités hétéro-

les proportions, l’harmonie, etc.), mais en fonction de l’expé-

gènes 66 », comme le souligne Rancière. L’art « se voue à l’inven-

rience sensible dans toutes ses dimensions. Jacques Rancière

tion de formes nouvelles de vie sur la base d’une idée de ce

va plus loin en y ajoutant la question de la pensée, de l’identi-

que l’art a été, aurait été 67. » C’est donc un regard à la fois

fication, et du partage du sensible, jusqu’au champ politique.

interprétatif et spéculatif sur l’histoire, un regard qui reflète à

Pour ce philosophe français, l’esthétique n’est « pas la théorie

la fois le présent et l’attente de l’avenir.

de l’art en général ou une théorie de l’art qui renverrait à ses

Le troisième facteur propre à l’art est le rôle de la fiction. Il

effets sur la sensibilité, mais un régime spécifique d’identifica-

faut, selon Rancière, penser l’histoire en interprétant le

tion et de pensée des arts : un mode d’articulation entre des

réel par des fictions, car « le réel doit être fictionné pour

manières de faire, des formes de visibilité de ces manières de

être pensé68 ». La fiction rend la réalité sensible et compré-

faire et des modes de pensabilité de leurs rapports, impliquant

hensible.

une certaine idée de l’effectivité de la pensée 62. » Pour Rancière,

Telles sont donc les trois entrées d’analyse possibles du

« le mode esthétique de la pensée est bien plus qu’une pensée

fonctionnement de l’opération esthétique : la première concerne

de l’art. Il est une idée de la pensée, liée à une idée du partage

l’état de suspension provoqué par une œuvre, la deuxième

du sensible 63 ». Rancière s’intéresse plus particulièrement

est l’altération du temps ou du moins sa perception, et la

aux rapports de l’esthétique au politique, en envisageant les

troisième est le mode fictionnel inhérent au processus artistique.

arts non seulement en tant que tels, mais aussi comme des

En analysant nos exemples, nous reviendrons sur ces trois

« formes d’inscription du sens de la communauté [qui] définis-

entrées, plus particulièrement sur la question du temps, qui

sent la manière dont les œuvres ou performances "font de la

nous semble être un élément clé de l’opération esthétique,

politique" ».

car celle-ci peut, notamment dans les moments de crise, sus-

Comprenons donc l’esthétique dans cette dimension large

pendre le temps pour inaugurer des fictions spatio-temporelles

qui englobe les aspects sociétaux. Nous analyserons la dimen-

proposant un autre rapport au monde.

64

sion politique de l’esthétique (et sa manière d’agir sur la communauté) dans de nombreux exemples architecturaux que nous présentons dans la deuxième partie de ce livre, non

Usages et rituels

sans avoir au préalable traité cette question clé : comment l’opération esthétique fonctionne-t-elle et comment s’approprie-t-elle le monde ?

imaginaire, quels rituels la sous–tendent ? L’esthétique, c’est

Rancière propose trois critères d’analyse. L’un des facteurs les

notre hypothèse, va toujours de pair avec des rituels spécifiques

plus importants est le temps, car l’art peut agir sur la perception

qui vont au-delà du simple usage. L’usage est une pratique

du temps : « L’état esthétique est pur suspens, moment où la

liée à un mode d’utilisation et à une fonction précise, tandis

forme est éprouvée pour elle-même. Et il est le moment de

que le rituel est l’ensemble des règles et des habitudes d’un

formation d’une humanité spécifique . » Cet état de suspens,

groupe particulier, portées par une idée, une conception de

ce bref arrêt du temps, est un moment où les choses se défont

vie, une idéologie, une croyance ou une tradition culturelle

et se refont autrement, pouvant aussi donner naissance à une

particulière. C’est un ensemble « d’actes, de paroles et d’objets,

autre idée sociétale, à ce que Rancière appelle une « humanité

codifiés de façon stricte, […] à des situations spécifiques de

spécifique ».

l’existence 69 ».

Le deuxième facteur est la capacité de l’art à modifier la percep-

Contrairement au simple usage, relativement aisé à compren-

tion de l’espace-temps. Il peut opposer les « régimes d’histo-

dre et à déterminer dans le contexte architectural (par le

65

18

Mais comment se conçoit une vision sociétale nouvelle ? Quel

Introduction théorique

Notes : page 30

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« programme », qui détermine l’usage des espaces, habituel-

pour comprendre certains projets architecturaux. Car les rituels

lement prescrit par la maîtrise d’ouvrage), un rituel est plus

peuvent nous renseigner sur les phénomènes culturels, parfois

complexe à déchiffrer, par tout l’imaginaire (conception de

bien mieux que la forme (et la description) de l’édifice lui-même.

vie, idéologie, croyance, tradition) qu’il contient. Ces idées

Pour cette raison, nous nous intéresserons non seulement à

sont aussi porteuses d’une nouvelle esthétique qui définit non

l’architecture, mais aussi aux usages, aux rituels et aux idées

seulement la forme et l’enveloppe, mais aussi la composition

qui la sous–tendent, puisque dans leur ensemble, ils sont

spatiale qui ordonnance le programme. Par la disposition des

expression et questionnement d’un certain « être-au-monde ».

espaces, elle définit les modalités des usages (comment se

Quels sont donc les rituels, les usages et les formes d’esthé-

déplacer, s’assoir, etc.) ; et dans ces espaces se déroulent les

tique (au sens le plus large) qui surgissent en temps de crise

rituels quotidiens .

pour créer une nouvelle relation au monde et au temps ?

Les livres d’architecture décrivent, analysent les formes et les

Avant de répondre à ces questions dans la partie architectu-

usages, mais s’intéressent moins d’ordinaire à la question des

rale, nous allons nous intéresser d’abord à la signification du

rituels. Les rituels ont un fonctionnement qu’on pourrait quali-

terme crise et à sa relation au temps.

70

fier, en se référant à Nietzsche, de dionysiaque (et non pas apollinien, qui renvoie davantage à la forme). Dans La naissance de la tragédie 71 (1872), Nietzsche distingue et oppose l’art apollinien et l’art dionysiaque. L’art apollinien se fonde sur l’expérience de l’œil : les arts plastiques, le monde

Crise, catastrophe, effondrement, collapse

imaginaire du rêve [Traumwelten], le Beau. L’art dionysiaque,

À quel moment peut-on, en fin de compte, considérer que

lui, se fonde sur l’expérience du corps : la musique, la danse,

nous sommes « dans une crise » ? Puisque les crises se pro-

le rythme, la fête, le mode de l’ivresse, la réconciliation de

duisent sans cesse, parfois même en se chevauchant, avec

l’homme et de la nature [Naturmensch], et sur la liberté : avec

des effets plus ou moins dévastateurs sur les hommes et

Dionysos, on s’affranchit des castes et catégories sociales

l’environnement, ne pourrions-nous pas estimer que nous

traditionnelles, les hommes s’unissent dans les chœurs de

sommes en quelque sorte toujours dans une crise ? Certes,

Bacchus, rejoignant ainsi une « communauté supérieure idéale

mais une crise peut connaître différents niveaux de gravité, elle

aux fins élevées » [Weltenharmonie] 72). Ces deux principes

peut être plus ou moins déstabilisante et provoquer des réac-

opposés et complémentaires se retrouvent dans la tragédie

tions très diverses qui dépendent aussi de la manière dont

grecque. Et pourquoi pas aussi dans l’architecture, qui associe

chacun la vit.

rituel et forme ?

Penchons-nous sur les définitions étymologiques des termes

Le rituel est, entre autres, une manière collective de vivre et

crise, catastrophe, effondrement et collapse, qui s’inscrivent

de traverser des espaces ; il est caractérisé et déterminé par

tous dans une dynamique de renversement provoquée par

la répétition et l’éternel retour, il a quelque chose de mécanique

une forte accélération du temps.

et d’automatique. Le rituel répond au principe dionysiaque et

Le mot crise dérive du latin médiéval crisis, lui-même issu du

nous met ainsi dans un état second, non maîtrisé, voire incon-

terme grec κρίσις, krisis (« l’action ou la faculté de distinguer »,

trôlable, on est pris dedans malgré nous. Le rituel est un acte

de l’infinitif « krinein » : séparer, décider73). Pour Sénèque, la

collectif et culturel, lié à l’inconscient collectif. Le rituel com-

crisis, ce sont les « assauts de la nature »74. En français, le terme

prend aussi une dimension compulsive, comme le dit Freud

apparaît au Moyen Âge d’abord dans le contexte médical, il

en décrivant les obsessions des personnes traumatisées par

signifie « assaut » et désigne par exemple la « manifestation

la guerre ; le rituel aide alors à exorciser les démons et dé-

grave d’une maladie ». Dans les moments d’instabilité, son sens

passer le trauma.

étymologique indique un basculement suivi d’un dénouement,

Nous savons décrire les formes de la modernité et comprenons

mais il contient aussi l’idée de « choix » : c’est l’action ou la

les discours rationnels. Mais nous avons le plus grand mal à

faculté de distinguer et de prendre une décision.

déchiffrer et à décrire les rituels, qui sont pourtant essentiels

La crise marque une rupture dans le temps, elle divise notre

Notes : page 30

Crise, catastrophe, effondrement, collapse

19

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 13:35 Seite 20

représentation du temps en un avant et un après. C’est un

Selon l’étymologie grecque, apocalypse signifie « dévoilement »

moment d’accélération intense jusqu’au point de bascule, où

ou, avec une connotation religieuse, « révélation », notamment

se décident les choses. Il est important de noter que la crisis

sur la fin des temps. Ce terme est issu du grec ancien ἀποκά­

est à la fois une perturbation du fonctionnement habituel et

λυψις, apokálupsis (« action de découvrir »), composé du

une action qui sépare, impliquant une décision ou un dénoue-

verbe καλύπτω, kalúptô (« cacher ») et du préfixe privatif ἀπό,

ment. Le dénouement d’une situation difficile s’effectue-t-il

ápó. Littéralement donc, c’est la « [chose] dé-cachée », et par

grâce à la crise ? La crise pourrait alors être perçue comme

extension « [chose] dévoilée aux hommes », « retrait du voile

une opportunité à saisir pour faire évoluer les choses.

qui cachait la chose 78 ».

Tandis que la crise représente un basculement avec possibilité

L’apocalypse ne signifie pas la « fin du monde », mais la « fin

d’issue, la catastrophe, l’effondrement et le collapse désignent

d’un monde », offrant la possibilité d’un monde nouveau espéré

un mouvement abrupt vers le bas. Le terme catastrophe (1552),

meilleur (et ailleurs), celui de la révélation. L’idée de la fin des

du latin catastropha, provient du grec ancien καταστροφή,

temps repose souvent sur une conception religieuse du monde,

katastrophế (« renversement »). Composé du préfixe cata, du

celle de la punition divine en raison des fautes de l’humanité.

grec ancien κατά, katá (« vers le bas »), et du nom strophe,

Dans la religion chrétienne, le Jugement dernier est le moment

du grec ancien στροφή, strophê (« retournement, bouleverse-

où se décide qui ira au paradis et qui ira en enfer. Dans

ment »)75, il désigne donc littéralement un « retournement de

l’Apocalypse, l’ange « à la voix de sept tonnerres » jure la main

situation avec une chute », un événement soudain qui, en

levée au Ciel : « Désormais, il n’y aura plus de temps79 » –

bouleversant le cours des choses, amène la destruction, la

idée qui sera reprise de manière critique au siècle des Lumières,

ruine, la mort. Le mot effondrement (esfondrer, XII siècle)

notamment par Kant. Nous y reviendrons plus en détail dans

e

provient du latin vulgaire exfundatus (« renversé de fond en

le sous–chapitre « La fin de toutes choses ».

comble 76 »), lui-même dérivé de fundus (« fond »). Il signifie

L’idée de la fin des temps a toujours été brandie comme une

« toucher le fond » (le fond de la terre en lien avec l’agricul-

menace pour lutter contre les comportements jugés contraires

ture), « défoncer, rompre, faire crouler ». Le terme collapse,

à la bonne marche de la société. Le temps historique s’arrête

utilisé dans le monde anglo–saxon, est quant à lui issu du

brusquement devant l’abîme apocalyptique. L’imaginaire de

latin collapsus, dérivé de lapsus (labor : « glisser, tomber ») et

la fin du monde peut paralyser ou provoquer une fuite dans

prolapsus (« glissade en avant, en avant 77 »).

la religiosité et le mysticisme, mais il peut aussi permettre un

Les termes catastrophe, effondrement et collapse désignent

questionnement radical de notre manière d’être au monde,

un retournement avec une chute vers le fond, un basculement

individuelle mais aussi collective. Aujourd’hui, l’enjeu est pré-

sans retenue, tandis que la crise est un état de suspension, un

cisément là, puisqu’il s’agit, face aux diverses crises qui nous

évènement déstabilisant ; elle interroge un état existant en

menacent, d’adopter une posture à la fois réflexive et créative

le faisant basculer. La dimension suspensive de la crise laisse

nous permettant d’agir.

la possibilité d’un dénouement, sinon d’un réajustement, elle peut être perçue comme un élément déclencheur. En revanche, une catastrophe est une réécriture complète, radicale et qui

Temps

exige un retour aux choses essentielles. La crise et la catastrophe sont des moments disruptifs, qu’accompagnent de fortes

L’idée de fin des temps nous invite à repenser notre rapport

dynamiques d’accélération. À ces moments de rupture, le

au monde et au temps. La perception du temps, notre relation

temps, jusqu’alors soumis à cette accélération, est soudaine-

au présent, au passé et au futur, s’est considérablement modi-

ment suspendu.

fiée au cours de l’histoire, et dans cette relation, la question du progrès est à interroger particulièrement.

20

La fin des temps

Dans Le Futur passé 80, l’historien allemand Reinhart Koselleck

Le temps en suspens, c’est comme un arrêt du temps, une fin

a précisément développé cette thèse selon laquelle la relation

des temps ; voilà qui nous mène à la question de l’apocalypse.

au temps a profondément changé depuis la Renaissance.

Introduction théorique

Notes : page 30

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 13:35 Seite 21

« Aussi longtemps que l’on se croyait dans le dernier siècle,

doctrine des fins dernières en prenant le risque d’un avenir

la véritable nouveauté du temps ne pouvait être que le

ouvert 90. » Un changement de perspective s’opère alors, axé

Jugement dernier, qui mettait fin à tout le temps écoulé jus-

sur le développement et l’évolution malgré un avenir incertain.

qu’alors  », constate-t-il en citant Nicolas de Cues, un pen-

Selon Reinhart Koselleck, le progrès est le premier concept in-

81

seur allemand de la fin du Moyen Âge : « C’est pourquoi les

hérent à l’histoire à prendre en compte la différence temporelle

saints nomment souvent cet âge le dernier et la fin de tous les

entre expérience et attente 91. Le siècle des Lumières, optimiste,

âges 82 ». À cette époque, « les attentes qui se projetaient par-

croit à un avenir meilleur que le passé. Rousseau envisage la

delà toutes les expériences vécues alors ne s’appliquaient pas

perfectibilité de l’homme et la situe dans le cours historique.

à notre monde. Elles étaient axées sur ce que l’on appelait

L’histoire peut désormais se comprendre, malgré les heurts et

l’au-delà, apocalyptiquement concentrées sur la fin de ce

les rechutes, comme un processus de perfectionnement

monde en général 83. » Le constat qu’une prophétie de fin du

constant et croissant, qui dépend de l’action des hommes et

monde ne s’était pas réalisée n’entraînait pourtant aucune dés-

des sociétés.

illusion ; la prophétie était aussitôt reprise, et relayée par la prédiction apocalyptique suivante, d’une génération à l’autre. La

« La fin de toutes choses », le regard critique d’Emmanuel

structure répétitive de l’attente apocalyptique neutralisait les

Kant

expériences ici-bas, incapables de dépasser l’attente et l’hori-

La Révolution française crée un nouvel horizon d’attente. Elle

zon de l’au-delà .

est perçue comme une rupture radicale dans la continuité

Une nouvelle perception du temps apparaît avec la découverte

historique. Comme beaucoup de représentants des Lumières,

et l’exploration du Nouveau Monde, les guerres de Religion,

Kant est favorable à la Révolution française ; il la considère

les découvertes scientifiques et la révolution copernicienne.

comme l’incarnation, la mise en œuvre concrète des idées des

« Ce n’est qu’à partir du moment où l’attente chrétienne de la

Lumières. Elle marque selon lui un pas décisif vers l’émanci-

fin des temps a perdu son caractère d’actualité permanente

pation de l’homme 92. Même après Thermidor, il affirme que

que l’on a pu envisager un temps sans limites, ouvert à ce qui

« les méfaits des Jacobins ne sont rien comparés à ceux des

était nouveau. S’il n’avait jusqu’alors été question que de

tyrans du passé93. En 1794, dans La fin de toutes choses, Kant

savoir si la fin du monde allait arriver plus tôt que prévu ou

répond à ceux qui, choqués par la Terreur, annoncent « la fin

qu’attendu, on voit peu à peu les calculs repousser toujours

du monde », qu’il ne s’agit que de la fin d’un monde.

plus loin le Jugement dernier, jusqu’à ce qu’il ne soit même

Dans sa méditation sur la fin des temps, Kant se demande

plus un sujet de discussion 85. »

pourquoi les hommes ont besoin d’un imaginaire apocalyptique,

84

en quoi ce dernier consiste et ce qu’il signifie d’un point de

Progrès

vue philosophique. En reprenant l’annonce de l’ange qui jure la main pointée vers le ciel : « Désormais il n’y aura plus de

Ces changements induisent l’ouverture d’un nouvel horizon,

temps94 », Kant montre l’impossibilité d’un arrêt du temps et

conceptualisé sous l’idée de progrès. La finitude du monde

conclut : « Si nous admettons que cet ange "à la voix de sept

est remplacée par une nouvelle finalité, celle d’une progression

tonnerres" (V, 3) n’a pas voulu proférer des inepties, il faut

possible . Si au Moyen Âge l’attente est orientée vers l’au-delà

qu’il ait voulu dire que désormais il n’y aura plus de transfor-

religieux, l’idée de progrès, qui apparaît à la Renaissance, est

mation95 ». La fin absolue est associée à l’immobilité totale,

laïque. En 1588, Montaigne confère au progrès le sens d’une

sans pensées ni réflexions, puisque sans temps, il est impossible

transformation graduelle vers le mieux87 par la morale (la

d’envisager une transformation. La fin de toutes choses serait

vertu ) et le savoir (la curiosité d’apprendre). En 1697, Leibniz

donc la fin d’une transformation continue (liée à un processus

énonce cette vérité générale : « progressus est in infinitum

de réflexion incessant) qui, pour Kant, représente le progrès.

perfectionis 89» (« le progrès est dans la perfection infinie »). 

Comme la fin du temps est impossible, il constate qu’il s’agit

86

88

La perfection comme finalité est mise au service « d’une amé-

plutôt dans l’imaginaire d’un « passage du temps à l’éternité » :

lioration de l’existence terrestre permettant de dépasser la

dès lors que la fin de toutes choses n’est pas une « réalité

Notes : page 30

Temps : progrès

21

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 13:35 Seite 22

objective » (liée à une réalité physique), mais le produit de

Jugement dernier sont tous de la plus terrifiante espèce […].

l’imagination, « nous nous heurtons à la fin de toutes choses

Ces signes résident pour certains dans une inégalité

en tant qu’êtres temporels et objets d’une expérience possi-

triomphante, dans l’oppression des pauvres par la débauche

ble. Mais cette fin constitue en même temps, dans l’ordre

effrénée des riches, dans l’abandon général de la loyauté

moral des fins, le début d’une persistance de ces mêmes

et de la foi, ou bien encore dans toutes les guerres sanglantes

êtres en tant que suprasensibles, par conséquent soustraits

qui s’allument aux quatre coins du monde, etc. En un mot,

aux conditions du temps . » Le suprasensible (« qui n’est in-

dans le déclin de la morale et l’accroissement rapide de tous

telligible qu’en référence au moral 97 ») n’est pas accessible

les vices, ainsi que des maux qui en découlent, maux qu’ils

aux sens, il est au-delà de la réalité sensible et de l’expérience,

s’imaginent plus grands que ceux que le monde antérieur

et donc aussi hors temps. La représentation mentale de « la fin

avait jamais pu connaître. Pour d’autres, au contraire, ce sont

de toutes choses » n’est qu’une figure du suprasensible, un

des changements inattendus de la nature, des tremblements

imaginaire spéculatif de l’arrêt du temps. Pour Kant, l’imagi-

de terre, des tempêtes et des inondations, des comètes et

naire apocalyptique est la fin du monde sensible98, qui échappe

des signes célestes 101. »

96

à la critique. C’est le monde suprasensible, la cité de Dieu, le

L’idée que le temps puisse soudainement s’arrêter, que l’homme

royaume des fins : l’imaginaire de la fin du temps.

mourant « sort[e] du temps pour entrer dans l’éternité », provo-

Kant s’interroge ensuite sur la raison d’être de la pensée apo-

que le frisson du sublime :

calyptique : « Mais pourquoi les hommes attendent-ils fondamen-

« Cette pensée recèle quelque chose de terrifiant parce

talement une fin du monde ? Et cela étant accordé, pourquoi

qu’elle conduit au bord d’un abîme dont ne peut revenir

précisément une fin épouvantable (pour la plus grande partie

celui qui y plonge […], mais aussi d’attirant, parce que l’on

du genre humain) ? » À cette question fondamentale, il ap-

peut cesser d’y ramener constamment le regard qui s’en

porte deux réponses, la finalité de l’existence humaine et

était détourné avec crainte […]. C’est une pensée effrayante

l’angoisse de ne jamais pouvoir l’atteindre :

dans son sublime, en partie du fait de son obscurité dans

99

« La première de ces attentes semble trouver son fondement

laquelle l’imagination a coutume d’être active plus

dans ce que leur dit la raison : la longévité du monde n’a de

puissamment qu’en pleine lumière 102. »

valeur qu’autant que les êtres raisonnables qui s’y trouvent

Le philosophe des Lumières constate alors que ce phénomène

répondent à la finalité de son existence, et si celle-ci ne

est universel puisqu’on le « retrouve, sous une forme ou une

devait pas être atteinte, la Création n’aurait à leurs yeux

autre, chez tous les peuples qui raisonnent et à toutes les

plus de sens, elle ressemblerait à un drame totalement privé

époques103. » Face à l’imaginaire de l’apocalypse, il attribue

de dénouement, où l’on ne reconnaît aucune intention

toutefois à l’homme la responsabilité de ses propres actes :

rationnelle. La seconde de ces attentes repose sur l’opinion

« En réalité, les hommes ne ressentent pas sans raison le fardeau

que l’espèce humaine est, dans sa constitution, si profondé-

de leur existence, même s’ils en sont eux-mêmes la cause104. »

ment corrompue, que l’on en désespère, et que la sagesse

Idée hautement d’actualité à notre époque, appelée anthro-

et la justice suprêmes ne peuvent prendre qu’une seule

pocène en raison des effets dévastateurs de l’activité humaine

décision convenable (d’après la majorité des hommes),

sur la planète, ce qui remet en question l’idée de progrès

celle d’y mettre un terme, et même un terme terrible

100

. »

héritée des Lumières. 

Le premier argument relève donc du sens de l’existence et le second de la morale angoissée face au péché. N’étant pas à

Discrépance entre progrès technique et progrès moral

la hauteur de son idéal, l’homme craint de ne pas atteindre le

Le progrès, compris comme transformation active du monde,

but final de son existence ; et s’il doit périr, que tout périsse

est à la fois progrès technique et progrès moral. Or, comme le

avec lui ! Il se place alors au centre du monde, qui, sans lui,

pointe Kant, il y a un décalage entre la rapidité du progrès

n’aurait pas de raison d’être. Les causes de « la terrible fin »

humain et la lenteur de notre morale – et il poursuit :

peuvent, selon Kant, être de natures diverses : « C’est pour cela que les signes avant–coureurs du jour du

22

Introduction théorique

« Il est entendu que, dans le progrès de l’espèce humaine, ce sont la culture des talents, de l’habileté et du goût (avec

Notes : page 30

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 13:35 Seite 23

sa conséquence, l’exubérance) qui précèdent le développe-

de Kant, « il n’est pas deux choses au monde qui aient la

ment de la moralité. Et cet état de chose est précisément

même mesure du temps. Il y a donc (on peut l’affirmer hardi-

le plus fâcheux et le plus dangereux pour les mœurs, tout

ment) dans l’univers, en même temps, une infinité de temps

autant que pour le bien-être physique, parce que les besoins

multiples111. »

croissent bien plus vite que les moyens pour les satisfaire.

La perception du temps change encore davantage au XIXe

Mais la constitution morale de l’humanité qui boitille toujours

siècle avec l’accélération du processus d’industrialisation. Le

à sa suite […] finira un jour (comme on pourrait l’espérer,

progrès est désormais intrinsèquement associé aux innovations

sous la conduite d’un sage ordonnateur du monde) par la

techniques. L’invention du chemin de fer a par exemple permis

rattraper et la dépasser, elle qui, dans sa course précipitée,

l’augmentation de la vitesse et réduit proportionnellement la

s’égare et trébuche souvent

105

. »

perception de la distance réelle. Alphonse de Lamartine, témoin

Malgré ce décalage, Kant reste optimiste quant au développe-

capital du XIXe siècle, souligne que « la rapidité supplée à la

ment humain, contrairement à certains de ses contemporains,

distance112 ». De plus, depuis la révolution, les événements

pour qui la tentation de l’apocalypse est étrangement plus

politiques s’enchaînent à une vitesse sans précédent. Ayant

séduisante pour surmonter ce décalage que la « foi héroïque

vécu depuis 1790 sous huit régimes différents et sous dix

en la vertu

gouvernements, il note en 1851 qu’« il n’y a plus d’histoire

106

». Le défenseur de la raison est conscient que

« la fonction de progresser ne se résout pas directement par

contemporaine ; les jours d’hier semblent déjà enfoncés bien

l’expérience ». Mais il est convaincu que des expériences

loin dans l’ombre du passé113. » Depuis, ce phénomène s’ac-

nouvelles, comme celle de la Révolution française, vont se

célère et s’amplifie toujours plus. À chaque génération – ou

multiplier, de sorte qu’« apprendre par une expérience réité-

bien plus rapidement encore – s’opère une rupture radicale

rée pourrait assurer une façon continue de progresser vers le

avec ce qui précède. Mais qu’en est-il du progrès dans cette

meilleur 107. » Soucieux d’accélérer le développement moral,

course effrénée ?

Kant tente, dans Vers la paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden, 1795), d’assurer l’organisation de la paix mondiale à venir,

Différentes vitesses du progrès

« car on peut espérer que de tels progrès s’accompliront dans

Au cours du XIXe siècle, on considère que le progrès avance à

des délais toujours plus rapprochés108. »

différentes vitesses : depuis la découverte du Nouveau Monde et de ses cultures natives, l’histoire est perçue comme une

Accélération

succession d’événements parallèles, autorisant la comparaison

Dès la fin du XVIII siècle, l’idée de l’accélération du progrès

époques … et les différentes sociétés humaines114. En 1795,

(et du temps) se répand. En 1784, le philosophe et naturaliste

le philosophe allemand Friedrich Schlegel médite ainsi sur

allemand Ludwig Büchner remarque avec enthousiasme que

l’histoire, le temps et l’espace : 

e

et la hiérarchisation entre les différents lieux, les différentes

« le retour en arrière n’est qu’un phénomène local et temporel,

« Le véritable problème de l’histoire, c’est l’inégalité des

mais la marche en avant est constante et générale109. »

progrès réalisés dans les différentes composantes de la culture

Il ne trouve même plus étonnant, que « de nos jours, le pro-

humaine toute entière, et surtout l’énorme divergence qui

grès d’un siècle équivaut à celui de millénaires dans les siècles

sépare les niveaux de culture intellectuelle et morale115. »

précédents  », puisque chaque jour ou presque apporte quel-

Ce jugement, irrecevable aujourd’hui, prédominera pourtant

que chose de neuf. Depuis l’époque moderne, le temps n’est

jusqu’à la décolonisation. Au XIXe siècle, Hegel distingue encore

plus homogène, c’est un flux continu soumis à une accélération

entre sociétés avec ou sans histoire, approche qui sera remise

constante, selon Reinhart Kossellek, qui constate que les pro-

en cause et battue en brèche par Claude Lévi-Strauss au début

cessus historiques acquièrent alors une structure temporelle

de la période post–coloniale. Partant du fait que la comparaison

propre, indépendamment des siècles. « À vrai dire, toute

entre deux cultures « résulterait, d’abord, d’une différence de

chose changeante contient la mesure de son temps en elle-

focalisation116 », l’ethnologue français, s’inspirant de la théorie

même », écrit Herder, en 1799, dans sa métacritique de l’œuvre

d’Einstein sur le temps, introduit en 1952 la notion de « relativité

110

Notes : page 30-31

Temps : accélération

23

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 13:35 Seite 24

généralisée117 ». Dans sa critique de la perspective ethnocen-

de la « fin du monde », qu’il range dans le camp contre-révo-

trique, il arrive à la conclusion suivante : « l’historicité, ou,

lutionnaire :

pour parler exactement, la richesse en événements d’une

« Aux millénaristes qui prennent à la lettre la métaphore de

culture » est « fonction, non de ses propriétés intrinsèques,

la fin du monde, aux contre–révolutionnaires d’aujourd’hui

mais de la situation où nous nous trouvons par rapport à elle,

qui croient sauver ce qui peut l’être en luttant contre la

du nombre et de la diversité de nos intérêts qui sont gagés

mondialisation, à tous ceux qui, parce qu’au fond ça les

sur eux

118

. » Claude Lévi-Strauss relativise ainsi l’historicité des

rassure, se flattent de vivre les derniers instants d’une

cultures et la notion de progrès qui pourrait y être associée.

époque encore humaine et pour qui le syntagme "tout va

En 2003, François Hartog introduit la notion de « régime

finir" n’est qu’une autre façon de dire que "tout se perd",

d’historicité » et développe un nouveau concept historique,

la lecture de Kant rappelle que le nihilisme est une passion

qui caractérise la crise temporelle survenant quand on perd

narcissique, et que tant que chaque époque produira des

tout lien avec l’histoire, quand le présent devient la seule

prophètes qui la regardent comme un tas de cendres, il n’y

dimension temporelle, sans référence au passé ni au futur ;

aura rien de nouveau sous le soleil 122. »

il s’agit du concept de « présentisme

119

 », un outil d’analyse

Ainsi, on pourrait dire (en simplifiant radicalement les choses)

critique de notre monde actuel. Si la seule dimension tempo-

qu’il existe deux types de récits face à la crise, qui ne visent

relle est le présent, la notion de progrès est elle aussi fonda-

pas le même objectif. Le récit apocalyptique met l’accent sur la

mentalement en crise.

fin du monde et ne produit essentiellement que de l’angoisse, tandis que l’autre cherche à « rafistoler » le monde en propo-

24

Doutes à l’égard de l’idée du progrès

sant une nouvelle vision sociétale et politique, comme le fait

Le décalage entre « la vitesse du progrès humain » et la « lenteur

par exemple Thomas Piketty, qui, avec sa volonté réformatrice,

de notre morale120 » pressenti par Kant a fini par prendre une

pourrait être mis du côté de Kant.

dimension incommensurable ; la première s’est accélérée à tel

Rappelons que Kant a écrit son texte pour soutenir les réformes

point qu’elle a fini par écraser, voire détruire la seconde. Les

portées par la Révolution française, « la fin de toutes choses »

guerres recourant à des armes de plus en plus destructrices,

se référant à la « tendance » apocalyptique des contre-révolu-

la pollution causée par l’industrialisation, les déchets issus des

tionnaires, que le philosophe des Lumières critiquait ironique-

inventions technologiques, etc., menacent le monde dans sa

ment. Dans le contexte de notre époque, « la fin de toutes

totalité, à commencer par le genre humain. La morale et la

choses » ne se réfère pas à une révolution sociale en cours,

raison pourraient induire un changement de cap, mais, comme

comme à l’époque de Kant, mais plutôt au manque de révolte

Kant l’avait constaté, leur lenteur ne permet guère d’agir face

contre la dynamique actuelle, qui risque de déclencher une

à la vitesse du progrès technologique. Ce dernier a acquis,

crise écologique et sociale majeure. Ainsi, « la fin de toutes

comme l’apprenti sorcier de Goethe, sa propre dynamique,

choses » contemporaine devrait être un appel à se dresser con-

inéluctablement, au point qu’aujourd’hui nous avons cessé de

tre la destruction de l’environnement et contre l’injustice sociale.

croire, à tout le moins ne faisons plus aussi confiance à ce

Il convient donc de bien distinguer ces deux types de récits :

qu’on entend par « progrès ».

les premiers réduisent le champ à la question de l’effondrement

Le philosophe français Raphaël Enthoven s’est interrogé dans

et se limitent à ce dernier, sans renaissance possible, tandis

un essai sur l’idée du progrès dans notre société actuelle et

que les seconds, constructifs, envisagent la construction d’une

sur l’imaginaire de la fin. Il situe d’abord les annonces apocalyp-

société meilleure. Les visions nihilistes, qui ne produisent aucun

tiques contemporaines dans leur contexte historique, en reve-

récit pour une cause, pour un modèle plus juste et plus viable,

nant notamment sur le texte de Kant La fin de toutes choses.

ne sont pas constructifs mais fatalistes et peuvent être rangés

Il souligne qu’on a toujours trouvé vaines ces prédictions,

du côté de l’apocalypse religieuse. Dans leur élan puissant de

« préludes avant–coureurs qui ont en commun de témoigner

renouveau, nous allons nous intéresser aux seconds, car ils

d’une dissolution morale et, par conséquent, d’être "du genre

ouvrent de nouveaux imaginaires d’un monde « possible »,

terrifiant"121 ». Enthoven critique les annonciateurs actuels

autrement. Ces récits créent une nouvelle éthique qui produit

Introduction théorique

Notes : page 31

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aussi une nouvelle esthétique, ce qui nous ramène à notre

Contrairement aux fluctuations de la vie quotidienne, quasi

domaine d’étude. Mais comment penser plus précisément

neutres et à peine perceptibles, la perception du temps est

l’articulation entre l’architecture et le temps ? Comment le

beaucoup plus aiguë dans les moments de crise : le temps

temps peut-il être perçu et appréhendé, et quel est son rapport

s’accélère, il s’épaissit et se densifie. Les évènements se pré-

avec l’espace ?

cipitent, chaque nouvelle est attendue avec impatience. Quand on s’est enfin habitué à la situation, le temps s’étend,

Le temps subjectif

il semble infini ; on n’arrive plus à distinguer les jours de la

Selon Kant, l’espace et le temps ne relèvent pas des choses

horizon lointain (songeons à notre expérience récente du

elles-mêmes mais de l’esprit, ce sont des formes qui dépendent

confinement). Quand il n’y a plus d’avenir, il n’y a plus de pré-

de la perception : « Le temps n’est pas un concept discursif,

sent non plus. L’attente annihile le temps présent qui devient

ou, comme l’on dit, universel, mais une forme pure de l’intuition

flottant127.

sensible123 ». Pour illustrer cette analyse, il s’appuie sur une

Les crises aiguisent notre perception du temps, car elles créent

expérience toute simple, celle de la contemplation des fleurs

une rupture dans la continuité temporelle. Elles permettent de

d’un champ : « Leur esthétique est censée nous apprendre

spatialiser le monde, qui se divise alors en unités de temps

que le temps et l’espace ne sont que des formes pures de

spécifiques à partir des points de rupture. Ainsi, la succession

l’intuition sensible, qu’ils ne peuvent pas être des détermina-

des crises structure le monde et rythme le temps. Notre cons-

tions objectives des choses, et ils nous montrent au fond que

cience et notre expérience de la crise implique une certaine

semaine, tout paraît « hors du temps » et l’avenir semble un

nous avons une sensibilité des sens externes et internes

124

. »

représentation du temps. La réaction des architectes face aux

Kant conclut que « le temps est une représentation nécessaire

crises (que nous étudierons dans la deuxième partie du livre)

qui joue le rôle de fondement pour toutes les intuitions. On

témoigne justement de la manière dont ils perçoivent le temps

ne peut, à l’égard des phénomènes en général, supprimer le

quand se joue la crise ; pour en sortir, ils tentent de manipuler

temps lui-même, bien que l’on puisse assurément soustraire

le temps en créant des « contretemps » et des « contre-espa-

du temps les phénomènes

125

. »

ces ». Dans ces périodes de crise, ils saisissent le moment

Considérons donc le temps non pas comme un « temps ob-

opportun pour transformer le temps présent, devenu insuppor-

jectif », divisé en unités mesurables (le temps des horloges),

table, et esquissent des « contre–mondes ».

mais comme un temps subjectif, que nous percevons et dont nous faisons l’expérience. Comme le décrit très justement

Kairos, l’action humaine « à temps »

l’anthropologue Éric Chauvier à propos d’une périphérie ur-

Dans la culture grecque, il existe un terme caractérisant l’action

baine contemporaine, le temps n’est que la perception fugitive

dans les moments décisifs, le kairos. Si à l’époque d’Homère,

d’un ressenti dont on ne se rend compte que lorsque le temps

kairos désigne encore « un lieu névralgique du corps, un point

est suspendu :

critique », le sens du terme change avec la naissance des

« Un peu comme on se réveille d’un mauvais rêve, nous

sciences humaines (médecine, politique, rhétorique) dans la

nous sommes rendu compte, après avoir décidé de nous

Grèce du Ve siècle avant J.-C., et désigne alors l’occasion

arrêter sur notre mode de vie et de réfléchir à notre existence

propice. C’est l’époque où les Grecs « cherchent à élaborer

[…], que notre temps s’égrenait au rythme du flux des

un art de la prévision et du pronostic et voient dans la maîtrise

voitures […]. Nous avions, certes, des repères de type

du kairos la clé du succès128 ». Depuis, le kairos est le temps

chronologique, mais ceux-ci n’étaient que la surface illusoire

de l’occasion opportune, d’une occasion unique qui ne se

de notre existence. De façon plus profonde, notre temps

représentera plus. Cette notion comprend deux dimensions,

est rythmé de manière quasi inconsciente par les bruits des

celle du temps et celle de l’action humaine, qui doit être effi-

voitures aux heures de pointe ou bien le calme total qui,

cace et accomplie « à temps ». Dans la mythologie, le kairos est

aux heures creuses, s’abat sur notre rue comme sur un

représenté sous la forme d’un petit dieu ailé, en mouvement

enterrement 126. »

et extrêmement agile, qui porte du bout des doigts une

Notes : page 31

Temps : le temps subjectif

25

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balance en déséquilibre, comme si elle était emportée par la

surgir en architecture pour esquisser un nouveau rapport au

vitesse. Lorsque Kairos passe en trombe, il faut le saisir par les

monde, pour renverser une situation ? Comment le temps

cheveux au moment propice. Cette figure représente l’occasion

peut-il devenir un outil à projet ? Considérons donc l’action

qui peut renverser une situation, lui donnant une issue défini-

humaine, notamment l’opération esthétique des architectes,

tive (la vie ou la mort ; la victoire ou la défaite) ; elle désigne

dans une dimension spatio–temporelle.

donc la condition de réussite d’une action. Le kairos est une dimension immatérielle du temps, mesurée non par l’horloge

Tempus et Templum – un découpage temporel et spatial

mais par le ressenti. Il se distingue ainsi du chronos (figuré

Comme l’a souligné Kant, on ne peut pas conceptualiser le

sous les traits d’un vieillard barbu), qui représente le temps

temps, on peut juste en faire l’expérience. On cherche à le

physique, linéaire, empirique, et rend compte du cours des cho-

maîtriser en le découpant en entités mesurables et saisis-

ses, divisé en passé, présent et futur. Si chronos représente le

sables, en établissant des époques, des régimes d’historicité.

flux du temps, kairos donne quant à lui de la profondeur à

Le mot « temps » (en latin tempus) désigne une « division du

l’instant et ouvre une autre perception du monde, des événe-

temps », une « époque ». Il dérive de la racine indo–européenne

ments, et de soi-même (une notion qui a pris une grande

tem, qui signifie également « couper » ; en grec temno (τεμνω)

importance dans le courant phénoménologique, notamment

« enlever en coupant ». Il est intéressant de noter que « temps »

chez Martin Heidegger). En esthétique, le kairos « c’est l’in-

et « temple » partagent une même racine, qui renvoie, selon

stant propice qui s’ouvre à la réalisation d’une œuvre129. »

Catherine Malabou, à une façon de « séparer du monde naturel

Dans son ouvrage Chronos – L’Occident aux prises avec le

un espace et un moment, par un procédé de sacralisation135 ».

Temps, François Hartog révèle un entrelacement intrinsèque

Le templum initial est la division de l’espace du ciel ou du sol

entre Chronos, Kairos et Krisis. Kairos, qui désigne un instant

en secteurs par les augures. Temps et temple correspondent à

crucial dans une situation inattendu, implique – comme krisis –

une « division délimitée à l’aide d’un bâton ou d’un sceptre136 ».

« une coupure, une rupture dans la continuité spatiale et

Découper est donc un acte artificiel. Le découpage du temps

temporelle130. » Étymologiquement, kairos pourrait être appa-

nous permet de le saisir, de le structurer et de nous le repré-

renté à keirô, « couper

senter afin de pouvoir nous repérer, comme l’architecture

131

». Selon Monique Trédé-Boulmer,

kairos « renvoie à l’ouverture d’un discontinu dans un conti-

permet de structurer l’espace en le délimitant, en le découpant

nuum, à la trouée du temps dans l’espace132 ». Dans l’étymo-

du monde. À cet égard, les projets ne pourraient-ils être consi-

logie de kairos et de krisis on retrouve, comme le souligne

dérés comme des sortes de « temples » s’appropriant l’espace

Hartog, « l’action de couper, qui se traduit par une sorte de

en le découpant, dans le but de créer des mondes parallèles ?

contraction du temps et par la création d’un avant et d’un

Quel rapport établissent-ils alors avec le temps ?

après

133

. »

Afin de comprendre leurs modes opératoires de « découpage »

Pour illustrer son propos, il prend l’exemple de la maladie, qui

de l’espace (et du monde), nous allons, pour commencer,

est une « pensée de crise » puisque le médecin doit recon-

proposer un découpage du temps (« notre horloge à nous »),

naître avec son pronostic les « jours critiques » et leur périodi-

en construisant des repères de temporalités (associés à des

cité. Sous le chaos apparent de la maladie est caché un ordre

modes d’action) pour les moments de rupture, quand la conti-

que l’œil exercé du médecin doit repérer : « un ordre du

nuité du temps est « mise en crise ».

temps. C’est justement cette opération qui va lui permettre d’agir, en saisissant les “moments favorables” (kairoi) pour son intervention134 ». Ce qui nous intéresse donc ici, c’est que l’acte de « couper » est étymologiquement inhérent à la crise, ainsi qu’au temps, et plus particulièrement au kairos – instant décisif qu’il faut saisir quand une situation risque de basculer. Quelle forme d’opération esthétique et temporelle peut

26

Introduction théorique

Notes : page 31

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Quatre figures Après cette introduction qui nous a fourni les outils théoriques nécessaires pour aborder nos cas d’étude, rappelons brièvement nos figures, associées à quatre modes d’appréhension du temps selon quatre types de réactions et d’actions face à la crise : 1re figure. On cherche à faire un saut dans l’espace-temps, dans un passé suffisamment lointain ou dans un « état de nature » primitif, en convoquant l’arché (le début ou le principe premier du monde) et l’archétype (le modèle primitif), dans le but d’ouvrir un nouvel avenir. C’est un retour renaissant aux temps antérieurs. > Chapitre 1 : Archaïsme : un saut dans l’espace-temps 2e figure. On cherche à décélérer, à ralentir le temps, en renonçant à l’idée de progrès, par contrainte ou par choix anticipatif, afin de se réancrer dans une nouvelle forme de société, de type agraire et basée sur des modèles coopératifs, où tout est à refaire par soi-même. > Chapitre 2 : Retour à la terre : une manière de décélérer le temps 3e figure. On est porté par le désir d’accélérer le temps afin d’arriver plus vite au déclin, au « point zéro », où tout peut recommencer après avoir fait table rase. Le mode d’action est gouverné par les pulsions destructrices et leur sublimation, en vue de dessiner un monde nouveau. > Chapitre 3 : Création par destruction : l’accélération du temps comme salut 4e figure. On tente de suspendre le temps présent pour se projeter dans un futur autre, qu’on veut gai et optimiste. Le refoulement et la pulsion de vie sont les moteurs de cette posture qui cherche à concevoir un monde nouveau enchanté. > Chapitre 4 : Réenchanter le monde : suspendre le temps pour se projeter dans un ailleurs

Quatres figures

27

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Archaïsme un saut dans l’espace-temps

Retour à la terre une manière de décélérer le temps

Réenchanter le monde suspendre le temps pour se projeter dans un ailleurs

Création par destruction l’accélération du temps comme salut

28

Introduction théorique

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Notes

en expérience » consécutive au triomphe de la technique et du capital. Face au risque d’apo-

1 Blaise Pascal, « Impossible de trouver une assiette ferme », manuscrit autographe, entre 1656 et 1662, in : Pensées, 1670. Ici, version 1867 : Pensées de Pascal, publiées dans leur texte authentique, avec un commentaire suivi, une étude littéraire, par Ernest Havet, Dezobry et E. Magdeleine libraires–éditeurs, Paris, 1852, pp. 7, 12, 13.  2 Bruno Latour, « Imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant–crise », in : AOC, paru le 30.03.2020 : https://aoc.media/ opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise/ (consulté le 20.05.2023) 3 Ibid. 4 Jacques Attali, Sept leçons de vie : survivre aux crises, Fayard, Paris, 2010. 5 Thomas Piketty, Capital et idéologie, éd. du Seuil, Paris, 2019. Cf. plus spécifiquement la 4e partie « Repenser les dimensions du conflit politique consacrée à l’esquisse d’une société plus égalitaire (voir aussi la 3e partie, axée sur l’analyse comparative des structures sociales dans le contexte international). 6 Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, éd. du Seuil, coll. Anthropocène, Paris, 2015. 7 45 000 exemplaires vendus. 8 Servigne et al. 2015, p. 20. 9 Ibid., p. 15. 10 Cf. : Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gautier Chapelle, Une autre fin du monde est possible, éd. du Seuil, Paris, 2018, leur deuxième livre, où ils forgent le terme « collapsosophie » qui, contrairement au premier livre, développe plus une pensée philosophique qu’une explication de faits scientifique. Pour se préparer à un futur incertain régi par une décroissance involontaire, les auteurs recommandent d’anticiper, de ne pas attendre passivement que « ça arrive », que « ça nous tombe dessus » au moment où « ça sera trop tard ». 11 Michaël Fœssel, Après la fin du monde : Critique de la raison apocalyptique, éd. du Seuil, Philosophie, Paris, 2012, 4e de couverture. 12 Ibid. 13 Ibid. Voir aussi la réédition 2019, p. 23 : « Le principal effet de la perte en monde se situe pourtant ailleurs que dans la « pauvreté

calypse, la tentation est grande de réduire la politique à des mesures en faveur de la préservation de la vie. » 14 Ibid. 15 Michaël Fœssel, Après la fin du monde : Critique de la raison apocalyptique, éd. du Seuil, Philosophie, Paris, 2019, p. 291. 16 Ibid. p. 305. 17 Denis Delbecq, « René Thom au point de non-retour », in : Libération, Sciences, 31.10.2002 à 01h35 : https://www.liberation.fr/sciences/2002/10/31/ rene-thom-au-point-de-non-retour_420173 (consulté le 20.05.2023) 18 Cf. René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse (1972), InterÉditions, Paris, 1977. 19 Delbecq 2002. 20 Agnes Gayraud, : « Adorno, mort d’un antimoderne » émission radio sur France culture : Les Chemins de la philosophie, « 69, année philosophique », Ép. 2/4, 01.10. 2019, modératrice : Adèle Van Reeth, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-cheminsde-la-philosophie/adorno-mort-d-un-antimoderne-5117463 (consulté le 20.05.2023) : « La pensée d’Adorno est concentrée sur la question de la culture, pour lui, un amas de médiations, de tromperies. L’énigme qui est au cœur de sa critique de la culture, c’est ce fait de se rendre compte que la culture, c’est donc ce fatras de tromperies, et se poser cette question : pourquoi aime-t-on tomber dans le panneau ? La culture, c’est la manière dont la société se représente elle-même, et toutes les formes sédimentées qui montrent ces représentations d’elle-même, une sorte de croûte sur le monde, une épaisseur qu’il faudrait gratter, mais sous laquelle il n’y a rien. » 21 Ibid. « ... ce qui se manifeste justement, c’est la culture, cet encrassement du monde et des choses à la fois par l’histoire, le discours, les bavardages, les représentations, […]. »  22 Søren Kierkegaard, Le concept d’angoisse (en danois : Begrebet Angest, 1844), in : Œuvres complètes, vol. 7, éd. de l’Orante, Paris, 1973, p. 252. 23 Pierre-Henri Castel, « Effondrement : 2019

Notes pages 9 -15

ou la fin des temps ? », émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur :

Guillaume Erner, 31.12.2018. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-edes-matins/effondrement-2019-ou-la-fin-des-t emps-2355938 (consulté le 20.05.2023) 24 Bruno Latour, Où atterrir ?, éd. La Découverte, Paris, 2018. 25 Castel 2019. 26 Frédéric Manzani, « Le Mal qui vient », in : Philosophie Magazine, 31.08. 2018, https://www.philomag.com/les-livres/lessaidu-mois/le-mal-qui-vient-36181 (consulté le 20.05.2023) 27 Pierre-Henri Castel, Le Mal qui vient : Essai hâtif sur la fin des temps, éd. du Cerf, Paris, 2018, p. 20. 28 Castel 2019. 29 Ibid. 30 Ibid. 31 Ibid. 32 Ibid. 33 Pierre-Henri Castel, « Pollution, inondations, contaminations : comment vivre avec la peur ? », émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur : Guillaume Erner, 28.10.2019 : https://www.franceculture.fr/emissions/linvitedes-matins/pollution-inondations-contaminations-comment-vivre-avec-la-peur (consulté le 20.05.2023) 34 Ibid. 35 Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), trad. Jean Laplanche, J.-B. Pontalis, Payot & Rivages, Paris, 2010, chap. 4, p. 71. 36 Sigmund Freud, Actuelles sur la guerre et la mort, et d’autres textes (1915), PUF, Paris, 2012, » chap. I, « La guerre et ses déceptions », p. 4. 37 Ibid., chap. II « Notre rapport à la mort », p. 28. 38 Ibid. 39 Freud 2010. 40 Ibid., chap. III, p. 60. 41 Ibid., p. 67. 42 Ibid., p. 69. 43 Ibid., p. 69. 44 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1930), trad. Aline Oudoul, Payot & Rivages, coll. Petite Biblio Payot Classiques, Paris, 2010, chap. VI, p.128. 45 La pulsion de vie paraît dans le narcissisme

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et dans l’amour de l’objet (Objektliebe). 46 Spécifiquement Au-delà du principe de plaisir (1920). 47 Freud 2010, chap. III, p. 83. 48 Ibid., p. 96. 49 Ibid. chap. VII, p. 144. 50 Ibid., chap. III, p. 94 : « L’évolution de la civilisation nous apparaît comme un processus singulier, qui dépasse l’humanité et dont bien des traits nous semblent familiers. » 51 Ibid., chap. VI, p. 133 : « Nous ajoutons que ce processus serait au service de l’Éros, qui tend à rassembler les individus isolés, les familles, les tribus, les peuples et les nations dans une grande unité. » 52 Hartmut Rosa, « Quelles relations aux autres dans la société moderne ? », émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur : Guillaume Erner, 26.09.2028. https://www.franceculture.fr/emissions/lagrande-table-2eme-partie/quelles-relationsaux-autres-dans-la-societe-moderne (consulté le 20.05. 2023) 53 Ibid. 54 Hartmut Rosa, Résonance : Une sociologie de la relation au monde, éd. La Découverte, Paris, 2018, pp. 320-321. 55 Ibid., p. 321. 56 Christoph Menke, Die Kraft der Kunst, Suhrkamp, Berlin 2013, p. 37. Cité d’après : Rosa 2018, p. 324. (Souligné dans l’original). 57 Rosa 2018, p. 324. 58 Ibid., p. 327. (Souligné dans l’original). 59 Ibid. 60 Ibid. 61 Gernot Böhme, Aisthétique : Pour une esthétique de l’expérience sensible, préface d’Emmanuel Alloa et Céline Flécheux, postface de Mildred Galland-Szymkowiak, traduit de l’allemand par Martin Kaltenecker et Franck Lemonde, Les presses du réel, Dijon, 2020, p. 13. 62 Jacques Rancière, Le partage du sensible, La Fabrique éditions, Paris, 2000, p. 10. 63 Ibid., pp. 71-72. (Souligné dans l’original) 64 Ibid., p. 16. 65 Ibid., p. 33. 66 Ibid., p. 37. 67 Ibid., p. 36. (Souligné dans l’original) 68 Ibid., p. 61. 69 Dictionnaire Larousse en ligne :

30

https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/r ituel/69585?q=rituel#68833 (consulté le 20.05.2023) 70 P. ex. : Tous les matins à 7h, M. X se lève, contemple la rue par sa fenêtre et ne réveille Mme X qu’après avoir pris son café, seul. 71 Nietzsche écrit cette œuvre pendant la guerre franco-prussienne de 1870 –1871, dans laquelle il s’était engagé comme infirmier volontaire. Mais après avoir attrapé la diphtérie, il se retire dans les montagnes suisses pour méditer sur la tragédie grecque. 72 Friedrich Nietzsche, Nachgelassene Schriften, « Die Geburt des tragischen Gedankens », in : Friedrich Nietzsche, Sämtliche Werke, Kritische Studienausgabe, tome 1, DTV de Gruyter, Munich, Berlin, New York, 1980, pp. 582-583. 73 A. Bailly, Dictionnaire grec-français (1894), Paris, 1935, « crisis » : p. 1137, col. I-II. 74 F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Hachette, Paris, 1934, « crisis » : p. 443. 75 Larousse, Dictionnaire français, « catastrophe » : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/retournement/68910 (consulté le 20. 05. 2023) 76 Gaffiot, « exfundatus » : p. 624, col. I. 77 Gaffiot, « prolabor » : p. 1251, col. III. 78 Bailly, p. 223, col. II. 79 La Bible, Apocalypse, X, 5, 6. 80 Reinhart Koselleck, Le futur passé, Contribution à la sémantique des temps historiques, éd. EHESS, En temps & lieux, Paris, 2016. 81 Ibid., p. 325. 82 Nicolas de Cues, in : Koselleck, Le futur passé, p. 325, cité d’après Karl Borinski, Die Wiedergeburtsidee in den neueren Zeiten, Munich, 1919, p. 113. 83 Koselleck 2016, p. 368. 84 Ibid. 85 Ibid., p. 325. 86 Ibid., p. 369. 87 Dictionnaire étymologique CNRTL du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) : « 1588 "transformation graduelle vers le mieux" (Montaigne, Essais, II, 12, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier : le progrez de ses estudes), https://www.cnrtl.fr/etymologie/ progr%C3%A8s (consulté le 20. 05.2023) Leur définition du terme « progrès » s’appuie sur une interprétation d’un essai de Montaigne

qui souligne à propos de Celuy Sextius que grâce à l’acquisition des connaissances, notamment l’étude de la philosophie, on peut éviter la mort : Montaigne, Essais, éd. P. Villey, Paris, PUF, 2e édition, 1965, livre II, chap. XII « Apologie de Raimond Sebond », p. 208 : « Et Crates disoit, que l’amour se guerissoit par la faim, sinon par le temps : et à qui ces deux moyens ne plairoyent, par la hart. Celuy Sextius, duquel Sénèque et Plutarque parlent avec si grande recommandation, s’estant jetté, toutes choses laissées, à l’estude de la philosophie, delibera de se precipiter en la mer, voyant le progrez de ses estudes trop tardif et trop long. Il couroit à la mort, au deffault de la science. » 88 Montaigne, ibid., p. 178 : « La merque peculiere de nostre verité devroit estre nostre vertu, comme elle est aussi la plus celeste merque, et la plus difficile : et que c’est la plus digne production de la verité. » 89 Leibnitz, De rerum originatione radicali (1697), in: Opera philosophica, J. E. Erdmann, Berlin, 1840, p. 150. Cité après : Koselleck 2016, p. 369. 90 Koselleck 2016, p. 369. 91 Ibis., p. 373. 92 Cf: Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden, 1795), trad. Max Marcuzzi, Vrin, Paris, 2007. 93 Chris Harman, Une histoire populaire de l’humanité, éd. La Découverte, Paris, 2011, p. 336. 94 La Bible, Apocalypse, X, 5, 6. 95 Emmanuel Kant, La fin de toutes choses (1794), trad. Guillaume Badoual et Lambert Barthélémy, coll. Babel, Actes Sud, Arles, 1996, p. 19. (Souligné dans l’original) 96 Ibid., p. 8. (Souligné dans l’original) 97 Ibid., p. 10. 98 Cf. Fœssel 2012 : La fin du temps représente une suspension du monde sensible et la fin des objets de sens. 99 Kant 1996, p. 14. (Souligné dans l’original) 100 Ibid., pp. 14 -15. 101 Ibid., pp. 15 -16. 102 Ibid., pp. 7- 8. 103 Ibid., p. 8.  104 Ibid., pp. 16 -17. 105 Ibid., p. 17. 106 Ibid.

Notes pages 15 - 23

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107 Immanuel Kant, Der Streit der Fakultäten, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, in : Kants gesammelte Schriften, sect. 1 : Werke, vol. 7. Reimer, Berlin, 1907, § 4 et 7, p. 88. (Cf. Koselleck 2016, p. 372.) 108 Kant 2007, p. 62. 109 Ludwig Büchner, Der Fortschritt in der Natur und Geschichte im Lichte der Darwinischen Theorie, Stuttgart, 1884, p. 30 et 34. (Cf. Koselleck 2016, p. 375.) 110 Ibid. 111 Johann Gottfried Herder, Metakritik zur Kritik der reinen Vernunft, Friedrich Bassenge, Berlin, 1955, p. 68. (Cf. Koselleck 2016, p. 333.) 112 Lamartine, Histoire de la Restauration, vol. I, Paris, 1851, p. 1. (Cf. Koselleck 2016, pp. 375-376.) 113 Ibid. 114 Cf. Koselleck 2016., pp. 332-333. 115 Friedrich Schlegel, « Condorcets “Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain” » (1795), in : Kritische Schriften, Rasch Wolfdietrich, Munich, p. 236. (Cf. Koselleck 2016, p. 370.) 116 Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Unesco, 1952, repris in : Anthropologie structurale deux, Plon, Paris, 1958, pp. 395-396. 117 Ibid. 118 Ibid. (Souligné dans l’original) 119 Cf. : François Hartog, Régimes d’historicité : Présentisme et expériences du temps (2003), éd. du Seuil, Paris, 2012. 120 Kant 1996 p. 17. 121 Cf. Raphaël Enthoven, « Souvenirs du présent : L’Apocalypse en 1794 », in : Philosophie magazine n° 66, février 2013, mis en ligne le 17.01.2013, p. 24. (Souligné dans l’original) 122 Ibid. 123 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781), Flammarion, Paris, 2006, 2e partie, chap. « Esthétique transcendantale », sect. II, « Du temps », § 4, pp. 126 -127.   124 Immanuel Kant, Kritische Briefe an Herrn Immanuel Kant, über seine Kritik der reinen Vernunft, Vandenhoeck und Ruprecht, Göttingen, 1790, p. 202 (Trad. F. Mortier). 125 Kant 2006, p. 126 (Traduction modifiée). 126 Éric Chauvier, Contre Télérama, éd. Allia, Petite Collection, Paris, 2011.

Notes pages 23 -26

127 Cf. Stéphane Audoin-Rouzeau, « Il y a un imaginaire de fin de guerre qui, avec la crise du Covid -19, n’arrivera jamais », émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur : Guillaume Erner, 15. 04. 2020, https://www.franceculture.fr/emissions/linvitedes-matins/stephane-audoin-rouzeau-est-linvite-des-matins (consulté le 20. 05.2023) 128 Monique Trédé-Boulmer, Kairos. L’à-propos et l’occasion, Klincksieck, Paris, 1992, quatrième de couverture. 129 Patrice Guillamaud, « L’essence du kairos », in : Revue des Études Anciennes, vol. 90, n° 3- 4, 1988, pp. 359 -371, ici p. 359. 130 Cf. François Hartog, Chronos - L’Occident aux prises avec le Temps, Gallimard, Paris, 2020, pp. 22- 23. 131 Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Klincksieck, Paris, 1968, p. 480, col. I-II, « καιρός ». Pierre Chantraine relève l’étymologie douteuse de kairos en indiquant qu’une des hypothèses possibles le rapproche de keirô, couper. Il se réfère aux recherches du philologue allemand Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff : « Wilamowitz, en mettant en valeur la notion de moment décisif qui marque une limite, a évoqué κείρω, « couper », Hermès 15, 1880, 506 sqq. ». 132 Trédé-Boulmer 1992, p. 54. 133 Hartog 2020, p. 25. 134 Ibid., p. 26. 135 Catherine Malabou, Le temps, Notions Philosophiques, dir. par Laurence Hansen-Løve, Hatier, Paris, 1996, pp. 7- 8. 136 Ibid.

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Architecture en temps de crise L’architecture est culte, elle est monument, symbole, signe, expression. […] L’architecture est le conditionnement d’un état psychologique. Hans Hollein, Tout est architecture, 1967

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Charles de Wailly, Projet pour la transformation du Panthéon en pyramide, Paris, vers 1797 Perspective, plume et encre, lavis d’encre et trace de crayon graphite sur papier, monté sur carton

1Archaïsme Un saut en arrière dans l’espace-temps Temps : un saut dans l’espace-temps pour opérer un changement de cap Psychologie : retour à l’archétype en convoquant une culture antérieure Mode opératoire : réduction des matériaux, application de formes primaires

L’esthétique, telle que nous l’avons présentée dans l’introduc-

dans lequel l’apocalypse, la figure du désert ou du jardin

tion, adopte dans ce chapitre un mode opératoire consistant

servirait « à l’ouverture d’une nouvelle temporalité qui va ériger

à effectuer un saut dans l’espace-temps. La convocation d’une

l’archaïque comme mode majeur d’appréhension et d’identifi-

époque suffisamment lointaine, permettant de prendre du

cation au temps3 ». Comment ce « retour » se manifeste-t-il

recul par rapport à l’époque actuelle et d’instaurer ainsi un

en architecture et dans quelle mesure contribue-t-il à penser

autre rapport au monde, s’opère par un changement de cap

un nouvel avenir ? Comment créer un nouveau langage, une

voulu. Il s’agit d’un « retour aux sources » idéalisé, d’une pro-

nouvelle esthétique, en puisant dans le passé, sur quels modèles

jection dans une époque antérieure dont on réutilise l’esthé-

s’appuyer, et comment « réinitialiser » ainsi le temps présent ?

tique dans le but de construire un nouvel idéal politique, culturel et sociétal. Dans ce chapitre, il est question de réin-

Archétype

vention d’un langage, d’une grammaire ou d’un code culturel

Dans sa dynamique spatio-temporelle, l’esthétique convoque

qui initie une nouvelle ère en puisant dans l’arché, le principe

l’archétype (du grec arkhetupon, « type primitif, modèle4 »),

premier du monde. Se référant aux philosophes grecs, Hannah

qui, en philosophie, est un modèle idéal (et général) à partir

Arendt le définit comme un « commencement absolu (arché)

duquel un sujet, appartenant en quelque sorte à une série,

lui-même non-commencé, source permanente et non engendrée

est construit dans sa forme, sa matière et sa fin. Chez les phi-

d’engendrement 1. » C’est dans cette source originelle de

losophes empiristes, l’archétype est une « sensation primitive

devenir potentiel que l’architecte ou l’artiste puise sa force

servant de point de départ à la construction psychologique

créatrice. Chris Younès la désigne comme une « source-

d’une image5 ».

ressource jaillissante  ». Philippe Potié appréhende la question

Selon la théorie psychanalytique de C. G. Jung, « les archétypes

du temps et décrit très justement l’archaïsme comme un

sont les formes instinctives de représentation mentale6 », qui

« lieu de réinitialisation du temps et du langage », processus

sous-tendent a priori l’expérience humaine en conditionnant

2

Notes : page 59

Un saut en arrière dans l’espace-temps

35

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les schémas de pensée ou de représentation. Ce sont donc des

base de la psyché humaine qu’à travers une couche d’élé-

préformes vides qui organisent la vie instinctive et spirituelle

ments culturels qui les recouvre. Les contes de fées, en

et structurent les images mentales (pensées, fantasmes, rêves...)

revanche, contiennent bien moins de matériel culturel

selon leurs dynamiques propres. Jung puise dans les mythes

conscient spécifique, aussi reflètent-ils avec plus de clarté

pour repérer les archétypes culturels. Dans une lettre adressée

les structures de base de la psyché10. »

à Sigmund Freud (qui oppose à la théorie jungienne le concept

La « couche d’éléments culturels » dérange Jung dans la

de fantasmes originaires, réduisant la multitude des archétypes

lecture de la structure de base de la psyché humaine, car elle

à la scène primitive, à la séduction, à la castration et à la vie

les recouvre et les complexifie, alors que les contes de fées s’y

intra-utérine ), Jung insiste sur sa théorie culturelle : « Nous

prêtent bien mieux du fait de leur évidente simplicité.

ne résoudrons pas le fond de la névrose et de la psychose

En est-il de même pour les formes architecturales ? Prenons

sans la mythologie et l’histoire des civilisations8 ».

cette analyse comme une clé de lecture des œuvres : les

Le lien entre l’archétype (comme forme représentative), la

archétypes sur lesquels peut reposer une œuvre sont d’autant

psychologie et l’histoire des civilisations nous intéresse ici

plus faciles à reconnaître, avec toute la symbolique qu’ils

particulièrement puisqu’il s’agit de comprendre la genèse

renferment, que le langage formel est réduit et épuré. En

d’une œuvre aux traits archétypiques dans un contexte de

effet, les œuvres surgissant dans des situations où les valeurs

basculement, lorsque la culture, la société et l’environnement

sociétales sont en crise puisent souvent dans les archétypes,

subissent une crise ontologique, qui, au fond, est aussi psy-

telle est du moins notre hypothèse, afin de renouer avec une

chologique. Quels rêves peuvent être générés par le recours

culture antérieure idéalisée. Ainsi, le présent suspendu vit

à l’archétype d’une culture antérieure ? Quelle symbolique

une renaissance à travers le passé. L’archétype sert alors à

véhicule-t-il ?

réactiver des catégories symboliques qui structurent les cultures,

Revenons à Jung pour en savoir plus. Selon sa théorie, la

à se (ré)approprier ces dernières en remplaçant les valeurs

psyché humaine tendrait partout à recourir à une même forme

jusque-là en vigueur. Cette manipulation spatio-temporelle

de représentation donnée a priori et serait structurée par le

permet de changer les valeurs ontologiques d’une société.

thème universel qu’elle renferme. Ce thème, qui serait commun

L’archétype sert d’outil pour une critique de la culture et de la

à toutes les cultures humaines, à toutes les époques de l’his-

société en puisant dans les mythes, les symboliques et les

toire, bien que figuré sous des formes symboliques diverses,

formes représentatives données a priori. Mais cela ne veut

génère l’inconscient collectif. Les archétypes apparaissent

pas dire que les archétypes soient figés, bien au contraire :

dans les mythes et dans les rêves, formant des catégories

Jung note que « les structures des archétypes ne sont pas

symboliques qui structurent les cultures. D’une simplicité 

des formes statiques. Ce sont des éléments dynamiques qui

flagrante, ils unissent un symbole avec une émotion.

se manifestent par des impulsions tout aussi spontanément

7

36

« Les archétypes sont représentés [dans les contes de fées]

que les instincts11. » Cet aspect leur confère un caractère

dans leur aspect le plus simple, le plus dépouillé, le plus

vivant, qui permet de les réactiver et de les réemployer indé-

concis. Sous cette forme pure, les images archétypiques

finiment, car la particularité de l’archétype est précisément

nous fournissent les meilleures des clefs pour nous permettre

son intemporalité ; il est toujours là et a été toujours là, il est

la compréhension des processus qui se déroulent dans la

hors du temps.

psyché collective9. »

Quels archétypes ont été convoqués, dans quel but et à quels

Ce qui nous intéresse plus particulièrement dans la conception

moments de l’histoire ?

jungienne de l’archétype, c’est le fait qu’elle réduit à l’essentiel

Ces opérations spatio-temporelles de « retour » introduisent

une image ou une forme, porteuses d’un contenu symbolique

des dynamiques opposées à l’esthétique qui prévalait jusque-

et culturel. Pour ce faire, le meilleur support est celui qui est

là. En témoignent les banquets de Platon à la Renaissance,

le plus simple :

qui, par un retour à l’Antiquité, ont pris le contre-pied de

« Dans les mythes, les légendes, ou dans tout autre matériel

la situation politique de l’époque, marquée par des guerres et

mythologique plus élaboré, l’on n’atteint les structures de

des luttes claniques incessantes. Dante, lui-même en exil,

Archaïsme

Notes : page 59

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décrit bien cette situation dans son voyage en Enfer, au bord

ce nouveau souffle. La pulsion de vie surgit avec vivacité,

duquel, guidé par le poète Virgile, il rencontre Socrate, Platon,

chassant l’obscurité de l’époque révolue.

Euclide et de nombreux autres philosophes grecs. Cette quête

À partir de la Renaissance, le mode fictionnel d’un ancrage

de renaissance sous la forme d’un retour à une époque anté-

dans une période historique antérieure devient un phénomène

rieure s’exprime dans la Naissance de Vénus de Botticelli,

récurrent dans les moments de basculement en temps de crise,

inspirée de l’Antiquité, dans lequel la déesse de l’amour,

bien que l’esthétique et la dimension symbolique puissent

dans sa fragilité magique quasi flottante, annonce une ère

varier selon l’époque.

nouvelle. Le tableau de Botticelli révolutionne la peinture médiévale, tout comme la Cité idéale qui introduit la perspective en peinture. Le retour aux sources antiques permet de remettre les pendules à zéro. Le rôle de l’esthétique consiste alors à donner forme à ce nouvel élan intellectuel qui encourage la réflexion philosophique et politique. Élan que l’on retrouve dans la fraîcheur fragile de Vénus, ainsi que dans la rotonde d’inspiration romaine qui semble flotter dans un espace dynamique et paraît « suspendue » dans une ville déserte, encore à créer – in statu nascendi. À ce moment de suspension du temps, l’esthétique fait renaître les archétypes d’une époque lointaine pour toucher les gens, en leur insufflant (comme Zéphyr à Vénus) une impulsion vivifiante qui les pousse à

Sandro Botticelli, La Naissance de Vénus, vers 1484/1485, huile sur toile

construire une société meilleure. Ici, l’esthétique véhicule de manière codifiée un message

Une « réinitialisation » du langage

politique et sociétal. L’utilisation d’archétypes antiques intro-

Prenons comme exemple la Révolution française. Elle signe

duit une nouvelle forme de résonance, auparavant impossible,

« la fin d’un monde », pour reprendre la formule de Kant,

qui permet de « toucher le monde  » au sein d’une société

en instaurant une nouvelle gouvernance reposant sur les

humaniste. Au Moyen Âge, l’axe vertical (relation à une idée

valeurs des Lumières. Dans cette transition radicale de l’abso-

ou un absolu dans les sphères de la nature, de la religion, de

lutisme à la souveraineté populaire, où le temps est remis à

l’art et de l’histoire, selon Hartmut Rosa) est essentiellement

zéro (le nouveau calendrier commence avec la fondation de la

occupé par la religion.

République en septembre 1792, début de l’an I), quelle esthéti-

À la Renaissance, il s’élargit et s’ouvre à l’art, à l’architecture

que émerge, et comment véhicule-t-elle les nouvelles valeurs ?

et à la philosophie. La nouvelle tangibilité du monde, où

Sur quelle époque, quelle culture, quels mythes et quels rites

l’homme peut désormais penser et agir, se reflète dans les

s’appuie-t-elle ? Après les destructions massives de monuments

peintures qui expriment (littéralement dans le cas de Zéphyr)

royaux et ecclésiastiques, la nécessité s’impose d’introduire

12

Notes : page 59

Une « réinitialisation » du langage

37

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Luciano Laurana (attribué précédemment à), Cité idéale, vers 1480/1490, huile sur panneau de bois

de nouveaux symboles pour la République naissante. À travers

D’une manière générale, les projets soumis au concours de

le prisme de la psychanalyse, on pourrait émettre l’hypothèse

l’an II se caractérisent aussi par une abondance de formes

que les pulsions de destruction (et les pulsions de mort), por-

égyptiennes. Parmi ses nombreux thèmes, on trouve notam-

tées à leur comble pendant la Terreur, sont sublimées (hissées

ment le remplacement de la statue de Louis XIV sur la place

vers des sphères supérieures) par un nouveau programme

des Victoires par un monument républicain. Ce concours est

culturel et symbolique. À cet effet, un grand concours national

remporté par l’architecte Sobre, qui propose un obélisque

est lancé au cours de l’an II de la République (du 22 septembre

porté par des éléphants avec, tels des hiéroglyphes égyptiens,

1793 au 21 septembre 1794), dont l’ambitieux programme

des allégories gravées en bas-relief, le tout surmonté d’une

porte sur la création de cérémonies et de fêtes révolutionnaires

statue de la Liberté13. La reprise du style égyptien confère ici

ainsi que de nouvelles institutions et de nouveaux monuments

un rôle majeur au temps puisqu’il permet de se projeter dans

pour la République, destinés à remplacer les anciens.

une époque antérieure. Cette opération esthétique s’accom-

Ce moment de basculement voit le retour de formes archaïques.

pagne d’un programme politique : les intellectuels qui pen-

En témoigne notamment le projet de Charles de Wailly, qui

saient que la France devait apporter les Lumières au peuple

en réponse à un appel d’offres de 1797 pour la consolidation

égyptien et le libérer des mamelouks considèrent désormais

de la coupole du panthéon, propose d’y insérer une pyramide

l’Égypte comme le « berceau de la civilisation » occidentale.

afin de mettre l’ancienne église au goût de l’époque et de lui

Cet ancrage dans un lieu et dans une époque lointaine

donner la solidité statique qui lui manquait.

fonctionne comme un archétype au sens jungien et permet de fonder une société nouvelle à partir de « zéro ». Dans ce renversement radical, qui concerne à la fois la politique et la gouvernance, ainsi que l’éthique, la morale, la religion et l’ontologie, les rituels jouent un rôle essentiel : à la fonction émotionnelle de l’église se substituent des fêtes laïques tournées vers les nouveaux idéaux de la Liberté, de l’Égalité et de la Justice (qui remplace alors parfois la Fraternité). De nombreux projets sont conçus pour mettre en scène les fêtes républicaines, et les architectes conçoivent des arènes gigantesques pour leur offrir un cadre approprié. Ainsi, le décret du 5 floréal an II (24 avril 1794) vise par exemple la transformation de l’opéra de l’Académie royale de musique (symbole majeur de la culture d’Ancien Régime), alors situé sur le boulevard Saint-Martin14, en arènes couvertes,

Architectes Legrand et Molinos, Projet d’un cirque national sur la place des Invalides à Paris, 1791

38

Archaïsme

« destinées à célébrer les triomphes de la République, et aux

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fêtes nationales pendant l’hiver, par des chants civiques et

Marceau, député montagnard à la Convention nationale18 et

guerriers15 ». Les anciens monuments culturels doivent céder

membre du Comité de surveillance, joue un rôle important.

la place aux nouveaux symboles et rituels instaurés afin de

Fervent révolutionnaire, il est mêlé aux massacres de septem-

consolider la jeune République. De telles requalifications des

bre 179219. Sa signature figure sous une circulaire prenant la

rites, notamment le remplacement des airs d’opéra par des

défense de ces actes :

chants révolutionnaires, semblent jouer un rôle essentiel dans

« […] La commune de Paris se hâte d’informer ses frères

la « sublimation  » de la politique de la Terreur, détournant

de tous les départements qu’une partie des conspirateurs

les pulsions destructrices vers des fins supérieures grâce à un

féroces détenus dans ses prisons ont été mis à mort par le

rituel de fête fonctionnant sur le mode dionysien.

peuple […] Sans doute la nation entière […] s’empressera

En 1792, le programme des nouveaux projets reste essentiel-

d’adopter ce moyen si nécessaire de salut public20. »

lement centré sur la République et la Liberté (comme en témoi-

En octobre 1792, Sergent-Marceau est nommé adjoint à la

gnent de nombreuses propositions pour l’Assemblée nationale

commission conservatrice des monuments des arts dont la

et la place de la Bastille). Avec la montée en puissance de l’aile

mission était de conserver dans les musées les chefs-d’œuvre

gauche au sein du mouvement révolutionnaire, le programme

menacés par la tourmente révolutionnaire et de protéger les

s’oriente plutôt vers la vertu républicaine et vers l’Égalité .

monuments historiques du vandalisme. Dans cette fonction,

Dans cette dynamique, l’homme politique et graveur Sergent-

il propose lors de la séance de la Commune des arts du

16

17

7 octobre 179321 « de demander à la Convention qu’il soit érigé un temple à la Liberté et un à l’Égalité et que les programmes des ouvrages servent à la fois d’ornements pour ces deux et d’exemples ou de leçons pour l’instruction publique. J’observe que puisque c’est la nation qui paye, il est juste que ce soit la nation qui en jouisse. […] Ce sera un spectacle nouveau, pour l’univers, effrayant pour les despotes, intéressant pour tous les peuples22. »

J.-N.-L. Durand et J.-T. Thibault : Temple à l’Égalité, 1793 Jean-Nicolas-Louis Durand et Jean-Thomas Thibault, qui auparavant avaient travaillé dans l’atelier d’Étienne-Louis Boullée, remportent le premier prix de ce concours pour le Temple à l’Égalité en proposant un édifice néoclassique qui, dépassant la simple fonction de temple, devient un véritable sanctuaire dédié à la République23. Cet édifice en forme de périptère, qui ne correspond pourtant à aucun ordre classique, comporte plusieurs curiosités : les six colonnes frontales ont toutes le même entrecolonnement, contrairement aux conventions classiques, toujours nuancées, et confèrent ainsi à l’ensemble un caractère matriciel et systémique. Le soubassement n’est pas moins étrange, car les deux parties latérales ne sont pas constituées de marches, comme c’est le cas des temples Architecte Sobre, Projet d’un monument pour la place des Victoires à Paris avec hiéroglyphes et éléphants, projet de concours, 1793

Notes : page 59

gréco-romains, mais de murs épais se terminant par des carrés

Durand et Thibault : Temple à l’Égalité

39

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Leo von Klenze d’après Jean-Nicolas-Louis Durand et Jean-Thomas Thibault, Temple à l’Égalité, 1793, perspective et plan

sur lesquels sont gravées des allégories de la Justice (à droite)

gravées des allégories de la Liberté et de l’Égalité parmi les-

et de l’Égalité (à gauche). Les piliers sont également inhabi-

quelles figure l’inscription « Elles sont inséparables ». Sous la

tuels, car leur section n’est pas ronde mais carrée . Tous ces

frise est écrit : « Les vertus sont les plus fermes soutiens de

dispositifs architecturaux reflètent le nouvel « ordre révolution-

l’égalité26 », vertus énoncées sur les piliers : « Civisme, Courage,

naire » de ce temple aux caractéristiques modernes, cubiques

Concorde, Travail, Économie, Sagesse ». Le message de ces

et abstraites. Quant à son allure égyptianisante, il la doit

inscriptions, qui en appellent au comportement civique et

d’une part aux têtes féminines, manifestement inspirées du

moral des républicains, est symboliquement souligné par

temple de Dendérah en Égypte , qui lui tiennent lieu de

les têtes féminines (aux coiffes non pas égyptiennes mais

chapiteaux et, d’autre part, à ses murets latéraux qui s’avancent

grecques) qui les regardent d’en haut comme de multiples

comme les pattes du Sphinx de Gizeh. Sur le fronton sont

surmois.

24

25

Durand et Thibault sont les seuls architectes participant au concours pour le Temple à l’Égalité à avoir proposé, outre un simple monument, un musée historique de la Révolution à l’intérieur des murs du temple. Un programme iconographique, inspiré des dessins de Jacques-Louis David, illustre les événements majeurs de la Révolution : La prise de la Bastille, Le serment du jeu de Paume, une scène de la Convention nationale, ainsi que plusieurs batailles. Le centre du musée est dominé par une statue de la Liberté (aussi appelée : Félicité publique27). Sur deux autels latéraux est inscrit : « La Nature, la Raison, l’Humanité et la Justice sont les bases de l’ordre social ». Ce temple-musée de la morale, dont une grande verrière assure l’éclairage zénithal, baigne les tableaux et les éléments iconiques de la République dans une lumière blanchâtre. Cette réduction du temple classique à une matrice parfaitement Jean-Nicolas-Louis Durand, « Combinaisons horizontales, de Colonnes, de Pilastres, de Murs, de Portes et de Croisées », 1802, planche 2, extrait de : Précis des leçons d’architecture données à l’École polytechnique 40

Archaïsme

géométrique annonce un changement de paradigme : ce

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n’est plus le Beau qui régit l’esthétique dans son fragile équi-

une simplification drastique, qui réduit l’architecture à une

libre de la perception, ni le sublime de Boullée qui frappe les

grammaire élémentaire de la discipline.

émotions, mais une réduction et une simplification radicale, qui

Ainsi, comparée à l’architecture sublime de Boullée, celle de

vont de pair avec la rationalisation et l’économie de la cons-

Durand atteint le degré zéro de la tension émotionnelle. Pour

truction . Ce temple de la Révolution a en quelque sorte pour

revenir à la théorie freudienne, cette non-tension sous-tend

mission de sublimer les pulsions destructrices en les transfor-

le principe de plaisir, qui vise à soulager la tension suscitée

mant en un art suprême, que les architectes combinent avec un

par la lutte contre les pulsions destructrices. Dans sa simplicité

programme d’éducation morale et civique. L’archétype du tem-

affichée, dans sa banalité grammaticale, cette esthétique

ple d’inspiration égyptienne, comme forme représentative a

peut-elle être perçue comme une sorte de décontraction 

priori, sert de point de départ à la construction psychologique

volontaire après les tensions révolutionnaires ? Comme si une

d’un imaginaire collectif.

« détente émotionnelle » était nécessaire pour se concentrer

28

Contrairement à l’architecture de Claude-Nicolas Ledoux, où

sur l’attente d’un avenir, orienté vers le progrès technique à

tout – de la forme architecturale à l’ornement décoratif – est

l’aube de l’industrialisation ? Cette remise à zéro de l’expression

porteur d’une symbolique dite « parlante », et inversement à

stylistique et du langage architectural témoigne d’une refon-

l’architecture d’Étienne-Louis Boullée, qui joue sur le registre

dation radicale de la société.

du sublime, Jean-Nicolas-Louis Durand, en rupture radicale avec son maître, réduit l’architecture à des types, à une grammaire quasi muette, où, sans aucun mystère, l’intérieur se devine déjà depuis l’extérieur. Ce projet de temple n’a jamais été construit. Trois ans après le coup d’État de Napoléon Bonaparte, Durand, dans le premier volume de son cours Précis des leçons d’architecture données à l’École polytechnique (1802), développe une méthode complète pour mener un projet de construction et analyser un bâtiment. La maison à neuf cases, soumise à trois différentes combinaisons des parties de l’édifice « pour réunir celles-ci pour former un ensemble29 », en est un exemple phare. Ce jeu spatial, intitulé sur la planche n° 2 de la 2e partie du premier volume « Combinaisons horisontales [sic], de Colonnes, de Pilastres, de Murs, de Portes et de Croisées », est une sorte de retour aux sources géométriques de l’architecture, qui s’inscrit dans la tradition du De architectura de Vitruve. La réduction de l’architecture à une grammaire de types efficaces et utiles est animée par une dynamique inverse de celle des projets imaginaires de Boullée, portés par la puissance d’un sublime à l’atmosphère cosmique, comme en témoignent ses projets de Cénotaphe d’Isaac Newton (1784)

Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, 1784, huile sur toile

et de Bibliothèque royale (1786). La réduction stylistique postrévolutionnaire reflète l’émergence d’une nouvelle clientèle bourgeoise (moins fortunée), mais aussi la percée de l’idée de progrès qui se concrétise rapidement avec l’industrialisation naissante. La purge formelle et économique s’opère à travers

Notes : page 59

Durand et Thibault : Temple à l’Égalité

41

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Le Directoire et l’Égypte : réduction et retour aux sources

une temporalité et à une spatialité autres. La composition mouvementée de la célèbre peinture d’histoire Les Sabines (1799), que Jacques-Louis David conçoit en prison et peint

Tournons-nous vers l’art et le mobilier pour examiner ces

après sa libération sous le Directoire, reflète les turbulences

questions à une autre échelle, en nous concentrant sur la

de son époque – contrairement à son Serment des Horaces

période du Directoire (1795–1799). Plus sobre que l’ornemen-

de 1784, peint avant la Révolution donc, qui cherchait à sus-

tation Louis XVI et plus épuré que le style Empire, le style

pendre le temps par une composition rationnelle, sévère et

Directoire reflète le basculement opéré par la Révolution.

stoïque, mettant en avant les valeurs républicaines de la

À ce moment de « réinitialisation  » du temps apparaît un

Rome antique par le choix du sujet du serment, symbole

30

goût pour les formes élémentaires et l’exploration du passé an-

d’espoir prémonitoire pour les adeptes des Lumières32.

tique, à la fois dans l’art et l’architecture. Robert Rosenblum

Comme le souligne Diderot, par le silence, la solitude, le

31

observe à la fin du XVIII siècle un retour au style antique

repli sur soi, ou la méditation des personnages, qui semblent

simplifié (le style dorique), et lorsque Napoléon Bonaparte

ignorer l’existence du spectateur, ce dernier a l’impression

devient empereur, l’avènement d’une théâtralité impériale

d’être absorbé dans le tableau. L’intensité dramatique de la

renouant en architecture avec une esthétique chargée. L’arc

peinture est ainsi exacerbée – ce que Michael Fried désigne

de Triomphe du Carrousel, érigé après la campagne d’Italie

sous le terme d’anti-théâtralité33. (On retrouvera cette forme

et la fondation de la République cisalpine, est déjà néo-

de rationalisme antithéâtral chez Durand). Lorsque la peinture

baroque.

se re-théâtralise après la Révolution, il lui faut de nouveaux

Au moment de la Révolution, l’art cherche à suspendre le

artefacts, notamment des jeux de perspective, pour faire

temps et à changer de cap en effectuant un saut en arrière,

croire que seuls existent les personnages du tableau avec

marquant une rupture avec l’histoire par cette référence à

lesquels le spectateur est censé se fondre.

e

Dans Les Sabines (1796 et 1799), David propose une perspective avec deux points de fuite latéraux, et fait ainsi surgir, agrandie, la figure féminine principale, Hersilia, qui, d’un geste ample et dramatique, sépare les Romains des Sabins, sa position décentrée renforçant encore la dynamique d’un tableau qui met en avant le désir de paix. À cette époque, David fait évoluer son style en s’inspirant non plus de Raphaël, mais de Pérugin et d’autres maîtres préraphaélites34, puis en revendiquant un retour vers le « grec pur 35 » : « J’ai entrepris de faire une chose toute nouvelle […] je veux ramener l’art aux principes que l’on suivait chez les Grecs36 » ; il avance en reculant dans le temps (selon ses élèves et ses collaborateurs, qui Jacques-Louis David, Les Sabines, 1799, huile sur toile

42

Archaïsme

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se qualifient eux-mêmes de « primitifs », ce retour n’est pas

ornements et des coloris très particuliers aux tonalités primai-

suffisamment archaïque ). David fait un choix audacieux et

res, et sont empreintes d’un archaïsme lointain.

fort controversé : représenter, de façon délibérément archaï-

Ce regard en arrière suspend le temps, la fameuse phrase

que, les principaux héros masculins nus38 ; Hersilia porte une

attribuée à Napoléon Bonaparte en est peut-être un témoi-

toge blanche, une femme aux seins à moitié dénudés est

gnage : « Du haut de ces pyramides, quarante siècles vous

agenouillée à ses pieds. Ce tableau, que l’artiste expose dans

contemplent39 ». Depuis cette perspective lointaine, on peut

une salle spéciale du Louvre en faisant payer un droit d’entrée,

réinitialiser le temps pour faire naître une esthétique qui

attire un très grand nombre de visiteurs.

corresponde à ce « monde nouveau ». Outre sa valeur

En dehors des grands sujets historiques et mythologiques,

symbolique et politique, la nouvelle sobriété a aussi des

cette esthétique se traduit également dans la vie quotidienne.

raisons économiques, car les événements révolutionnaires et

Par exemple, les robes des femmes se transforment en simples

la disparition soudaine d’une clientèle aisée, gourmande de

toges blanches, conformément à l’idéal de l’Antiquité. En

détails sophistiqués, a entraîné la fermeture de nombreux

témoigne le portrait de Madame Récamier (1800) peint par

ateliers d’ébénisterie. La crise de la production artisanale

Jacques-Louis David : allongée sur un lit en bois d’inspiration

provoquée par la nouvelle gouvernance républicaine et les

étrusque, elle évoque un archétype provenant d’un autre

contraintes économiques conduisent à une simplification

espace-temps.

stylistique.

Mariée à un banquier fortuné, Juliette Récamier tient un salon

En résumé, force est de constater ici que la nouvelle esthétique

dans son hôtel particulier parisien, qu’elle fait aménager par

manifeste délibérément « la fin d’un monde » par un dépouil-

l’architecte Louis-Martin Berthault selon le modèle antique. Cet

lement assumé, en se débarrassant de toute la symbolique

intérieur tout à fait inhabituel fait sensation et marque la

de l’époque absolutiste. Les valeurs politiques à l’ordre du

mode, car il suggère un renoncement volontaire à une culture

jour sont véhiculées par la réactivation des mythes et des rites

37

qui n’est plus considérée comme adéquate à la nouvelle société révolutionnaire. L’esthétique puise dans l’art gréco-romain et égyptien pour faire renaître, à partir de l’archétype du « berceau des cultures », une société qui repose sur d’autres paradigmes. Cette préforme vide de l’archétype, qui organise la vie instinctive et spirituelle et qui structure les images mentales, agit ici comme un générateur d’imaginaire permettant de donner « forme » à ce monde à créer, monde qui nécessite un nouveau langage. Cette réinitialisation du temps historique touche aussi le mobilier français. Après la campagne d’Égypte (1798 –1801), les chaises sont dessinées à l’égyptienne ou à la gréco-romaine, avec des Jacques-Louis David, Madame Récamier, 1800, huile sur toile Notes : page 60

Le Directoire et l’Égypte

43

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la politique) est renforcé par l’axe vertical (l’art et les fêtes, les temples à la Liberté et à la Félicité publique dont la fonction remplace celle de la religion). Si ces espaces, ces rituels et ces objets incarnent symboliquement la Révolution, ils lui confèrent aussi une forme physique et architecturale qui offre des cadres d’action adéquats. De fait, participer et agir sont des facteurs clés pour que puisse naître un sentiment de réso-

Jean-Léon Gérôme, Bonaparte devant le Sphinx, 1867/1868, huile sur toile

nance, surtout lorsqu’il s’agit de l’Antiquité, qu’il s’agisse de rites quotidiens ou de rituels de

de canaliser les pulsions de mort (et de destruction) en les

fête : on ne s’assit plus droit, comme l’étiquette l’exigeait

« sublimant » par les arts, les fêtes et les nouveaux temples,

auparavant, mais on s’allonge sur un récamier à l’étrusque ;

pièces fondamentales pour construire l’imaginaire d’une

dans les cirques populaires, on célèbre la République en en-

société autre.

tonnant des chants guerriers – des arènes romaines en quelque sorte, mais sans gladiateurs. Architecture, mobilier, installations festives et habillement offrent tous un cadre propice pour la mise en scène de la

Un retour à l’état de nature : le « Mouvement de réforme de la vie » et la « réinitialisation » du corps, de l’âme et de l’esprit au Monte Verità

jeune République, dans la-

Chaise de style égyptien, Directoire, 1799 /1800, acajou

44

Archaïsme

quelle la vie prend manifes-

La question de la résonance sociétale refait surface sous une

tement une autre forme, en

autre forme à la fin du XIXe siècle, avec l’accélération du

accord avec la nouvelle

processus d’industrialisation qui rend les conditions de vie de

réalité politique et socié-

plus en plus inhumaines : la pollution de l’air et les maladies

tale. L’esthétique est au

qui en découlent, l’exploitation des travailleurs et la spéculation

service de ces objectifs, elle

sans limite entraînent une grave crise sociale. Cette dynami-

crée les espaces et la sym-

que exponentielle déclenche de vives critiques à l’encontre

bolique nécessaires à la

du capitalisme, et de nombreux contre-modèles apparaissent :

construction de ce monde

certains voient une issue possible dans la théorie économique

nouveau. Là aussi, il s’agit

communiste développée à cette époque par Karl Marx,

d’instaurer une certaine

d’autres dans l’anarchisme, et d’autres encore se réfugient

forme de résonance dans

dans divers nouveaux courants religieux, voire mystiques.

laquelle le citoyen se sent

Les mouvements de réforme les plus divers voient le jour,

impliqué en tant que mem-

dans le but d’améliorer les conditions de vie et de changer

bre actif de la société. Pour

le monde en profondeur. Ainsi, la propriété de la terre et

reprendre le concept de

l’exploitation de la force de travail sont fondamentalement

Hartmut Rosa, l’axe horizon-

remises en cause, mais aussi la production industrielle en

tal (celui de la société et de

tant que telle. L’artisanat, et surtout les arts et métiers, sont

Notes : page 60

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prônés comme contre-modèle, et l’on cherche également à

et fantasmé, ce retour à un « état originel » s’opère par la ré-

établir une autre relation avec la nature, dont l’exploitation

activation d’éléments naturels, de matériaux bruts et de for-

est comparée par certains théoriciens à celle de l’homme 40

mes primaires – réactivation qui retrouve aujourd’hui toute

(cf. chapitre « Retour à la terre »). L’idéal d’un « homme

son actualité face à la crise environnementale. Mais comment

nouveau », libéré de cette condition inhumaine, se caracté-

se reflète-t-il dans l’esthétique ? Quels moyens et quels rituels

rise par un profond attachement (souvent romantique) à la

permettent de mettre ce renouveau en œuvre (voire en scène),

nature, par une liberté de mouvement et une réforme vestimentaire (sans corset), une alimentation saine (les premières théories végétariennes apparaissent dans la société occidentale à cette époque), le sport et la danse expressive (en réaction au ballet qui mutile le corps), ainsi que l’émancipation des femmes. Les « réformateurs de la vie » (Lebensreformer) rejettent les grandes villes et rêvent d’un retour à une nature idéalisée, ils aspirent à une libération fondamentale des contraintes sociales, des conventions et des modes de vie, afin de retrouver la « vraie nature de l’homme ». Quand Madame Récamier adopte la posture et les vêtements de l’Antiquité, il s’agit pour elle essentiellement d’inaugurer symboli-

Johann Adam Meisenbach, l’école de danse du chorégraphe Rudolf von Laban au Monte Verità, vers 1914

quement une nouvelle ère en changeant de style. À la fin du XIXe siècle, les motivations

et de quelle façon le corps est-il engagé dans ce « retour à la

sont autrement plus profondes et les mesures adoptées en

nature » ?

cette période de crise bien plus radicales – modèles écono-

L’importance du rôle du corps est illustrée par la colonie de

miques alternatifs, « réforme de la vie » et esthétique

réforme Monte Verità, une utopie communautaire qui, au

holistique – s’inspirent d’époques préindustrielles, ou

tout début du XXe siècle, se détourne des « effets dévasta-

encore plus lointaines, pour initier le nouveau départ tant

teurs » (pour reprendre le jargon de l’époque) de la société

désiré.

industrielle et renoue avec les éléments de la nature, afin de

Comme le montrent les exemples qui suivent, le saut dans

redécouvrir la « nature intérieure » de l’homme.

l’espace-temps peut aussi s’effectuer par le retour à un état

Sa quête de renaissance se traduit notamment par une

de « nature primitive », en cherchant un modèle idéal non pas

réduction drastique aux choses les plus essentielles, à com-

dans une autre époque culturelle (comme dans les exemples

mencer par le corps. Quand ils cultivent leurs champs, les

précédents), mais dans un état premier de l’humanité, anté-

membres de la colonie sont nus afin d’exposer leur corps aux

rieur à ce que l’on appelle « la civilisation ». Fortement idéalisé

rayons du soleil ; ils produisent tout eux-mêmes, la nourriture

Notes : page 60

Un retour à l’état de nature

45

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(exclusivement végétarienne) comme les vêtements. Les maisons en bois sont rudimentaires, mais dotées de grandes terrasses afin d’inciter les habitants à vivre en plein air, où se trouvent aussi les douches et les baignoires. Rudolf von Laban,

En réaction au Mouvement moderne, Bernard Rudofsky formule

qui en 1913 fonde au Monte Verità une « École pour l’art »

une profonde critique de la société en envisageant l’archi-

(une sorte d’école de danse fonctionnant pendant les mois

tecture dans toute sa dimension culturelle. Aujourd’hui, il

d’été, qu’il dirige jusqu’en 1918), enseigne le mouvement

est souvent mentionné comme l’un des précurseurs de

libre du corps, porté par les émotions et affranchi des con-

l’architecture écologique, mais de son vivant, il prend le

ventions sociales .

contre-pied du fonctionnalisme, non sans susciter des critiques.

Il prône une expression plus naturelle dans la danse, qu’il

Sur quels modèles s’appuie-t-il pour créer une nouvelle esthéti-

recherche dans l’osmose entre l’homme et la nature, et qui

que, plus « naturelle », plus « proche de l’homme » ? À quel

se traduit par des rituels et des danses à dimension cultuelle

espace-temps se réfère-t-il ? Quel message, quelle symbolique

et archaïque. Pour Laban, la danse engage à la fois le corps,

veut-il transmettre ? Penchons-nous d’abord sur les évène-

l’esprit et l’âme, qui devaient s’y mêler harmonieusement :

ments qui ont déclenché cette crise culturelle, profondément

41

« J’appelle danseur cet homme nouveau qui ne tire pas

ontologique.

uniquement sa conscience des brutalités de la pensée, du

Né en Moravie en 1905 dans une famille juive, ce visionnaire

sentiment ou de la volonté. C’est cet individu qui cherche

d’origine autrichienne quitte l’Europe dans les années 1930

à tisser en toute conscience la clarté de son intellect, la

pour fuir l’antisémitisme qui fait rage et s’installer au Brésil,

profondeur de son ressenti et la force de sa volonté en un

où il construit deux villas. En 1941, il part pour les États-Unis.

tout harmonieusement équilibré et néanmoins mobile

Après avoir été commissaire d’une exposition au MoMA, il

dans les interactions constantes de ses parties42. »

obtient la citoyenneté en 1947. Lors de la montée du natio-

Ici résonnent les paroles de Nietzsche, qui voit dans la danse

nal-socialisme et pendant la Seconde Guerre mondiale, il tente

la possibilité d’une union de l’homme avec la nature, comme

de rétablir une forme de résonance culturelle de l’autre côté

l’incarne la figure du philosophe dansant. La danse expressive

de l’Atlantique. Profondément déçu par la culture occiden-

lui a emprunté ce principe extatique dionysien et l’a mis en

tale, qui a conduit à sa propre destruction, il puise dans les

acte, notamment au Monte Verità où le cycle solaire était

archétypes de cultures lointaines, qui n’étaient guère pris en

célébré au rythme des tambours, avec danses, textes et

considération par l’architecture internationale.

chœurs. Lors du « Congrès anational » de 1917, ces rituels

Rudofsky s’oppose au fonctionnalisme en mettant en valeur

durent sept jours consécutifs, afin de noyer le désespoir sus-

l’architecture vernaculaire du monde entier, construite sans

cité par la persistance de la guerre dans un acte profondément

architectes, sujet qui le passionne depuis sa thèse sur la con-

archétypal, à travers lequel se dessine en filigrane l’espoir de

struction primitive en béton dans les Cyclades du Sud, soutenue

voir naître un homme nouveau, plus en harmonie avec l’envi-

à Vienne en 1931. De la même façon, il questionne les modes

ronnement et avec lui-même.

vestimentaires, les rites quotidiens et les usages, pour les

La recherche d’une vie en harmonie avec la nature, y compris

adapter davantage aux réels besoins humains. Sa critique de

la nature du corps et la « nature intérieure de l’homme »

la société aborde dans son principe même la vie quotidienne,

(selon le jargon germanophone de cette époque), avait

et notamment la place du corps. Rudofsky entend démontrer

commencé à la fin du XIX siècle avec le « Mouvement de

l’absurdité de certains usages, habits et conventions occiden-

réforme de la vie » (Lebensreform43) inspiré par l’Angleterre, en

tales reposant sur un idéal de beauté qui, à ses yeux, n’a

réaction aux pathologies induites par la société industrielle ;

plus de valeur ni de raison d’être. Il esquisse alors des modes

elle se poursuivra dans l’entre-deux-guerres et après la

vestimentaires alternatifs qu’il considère comme plus naturels,

Seconde Guerre mondiale, comme l’illustre l’exemple de

en s’appuyant sur des archétypes d’autres cultures. L’art de

Bernard Rudofsky, ardent critique de la « culture » chez qui l’on

vivre oriental l’inspire particulièrement, mais, à son grand regret,

retrouve cette quête de réancrage dans un espace-temps autre.

nous ne l’avons pas adopté, bien que toute notre culture – à

e

46

Bernard Rudofsky : Architecture sans architectes, 1964

Archaïsme

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commencer par l’alphabet, les sciences, les religions et philosophies, les éthiques et esthétiques – ait été importée de modèles étrangers : « Curieusement, ces importations n’ont pas ou peu contribué à façonner notre mentalité ; au lieu d’aspirer à la sagesse du monde, nous considérons la mécanisation comme la réponse à nos prières, et nous laissons l’industrie et le commerce dicter nos désirs et nos goûts44. » La « psychanalyse de la robe », du corps et des modes de vie Dans « Now I lay me down to eat. Notes and Footnotes on the Lost Art of Living » (Maintenant je m’allonge pour manger.

Bernard Rudofsky, « Architecture mobile au Vietnam », extrait de Architecture Without Architects

Remarques et notes de bas de page sur l’art de vivre perdu), recueil de textes publiés dans les années 1930 par la revue

a même des effets néfastes sur le corps humain. Le magazine

italienne d’architecture Domus, il explicite sa critique de la

New Yorker parle alors d’une « psychanalyse de la robe »,

modernité : « Nous n’avons pas besoin d’un nouveau mode

puisque Rudofsky décortique avec minutie les coutumes

de construction [avec de nouvelles techniques], mais d’un nou-

vestimentaires et leurs relations au corps. Rudofsky présente

veau mode de vie45. » L’ouvrage présente des alternatives

le corset et la chaussure occidentale comme des instruments

historiques et culturelles en matière d’usages de la vie quo-

de torture : « Le triomphe ultime du vêtement contemporain

tidienne (manger, dormir, s’asseoir, ou se laver), « ni pour

est la chaussure symétrique, notre plus grand regret est

répandre de dangereuses hérésies ni pour saboter notre droit

notre incapacité à développer un pied symétrique. Avec une

de naissance à faire le pire des choix possibles. Bien au

patience infinie, nous essayons toute notre vie de remodeler

contraire, il [le livre] démontre à travers des exemples aléa-

nos pieds pour atteindre un idéal établi par les fabricants de

toires que la vie peut être moins ennuyeuse que ce que

chaussures sous la forme de cet "idéal". Si le pied humain

nous en faisons  », explique-t-il sarcastiquement dans l’intro-

avait la forme de la chaussure conçue pour lui aujourd’hui, il

duction.

aurait le gros orteil au milieu47. » Pour illustrer ce propos,

Rudofsky aspire à une réforme fondamentale de la culture, à

Rudofsky fabrique des moulages montrant que le pied prend

commencer par la libération du corps des contraintes imposées

effectivement la forme donnée par la chaussure en se

par la mode, qu’il est bien décidé à mettre en pratique.

déformant pathologiquement.

46

En 1944, il est invité avec sa femme Berta au Black Montain College – une université libre expérimentale, fondée en 1933

Architecture sans architectes, 1964 –1965

en Caroline du Nord – où le couple anime des ateliers de fabri-

Après les expositions Behind the Picture Window et The

cation de sandales, alternative ergonomique aux chaussures

Kimono Mind, Rudofsky réalise en 1964 –1965 Architecture

qui, pour des raisons esthétiques, déforment de manière irréver-

Without Architects (Architecture sans architectes) : il y expose

sible la morphologie naturelle des pieds.

200 photographies grand format en noir et blanc montrant

Profondément convaincu que la société moderne, en particulier

divers types d’architectures « vernaculaires, anonymes,

les modes vestimentaires et l’architecture, s’éloigne des

spontanées, indigènes, rurales48 » du monde entier, qui

besoins et de la sensibilité de l’Homme, Rudofsky réalise quel-

frappent par l’intelligence constructive avec laquelle elles ex-

ques expositions au MoMA de New York après avoir remporté

ploitent les matériaux disponibles dans leur environnement

le concours Organic Design. Lors d’une exposition majeure

naturel respectif. Ces architectures anonymes, qui perdurent

organisée en 1944 –1945, Are Clothes Modern ? (Les vêtements

depuis très longtemps dans des environnements rudes ou

sont-ils modernes ?), il soutient que nos vêtements sont dé-

qui sont toujours reconstruites selon les mêmes principes,

pourvus d’utilité, et que leur nature éminemment artificielle

gestion intelligente du climat et du contexte, que Rudofsky

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Bernard Rudofsky : Architecture sans architectes

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à accepter le chaos et la laideur comme un destin inéluctable, nous n’élevons contre les empiétements de l’architecture dans nos vies privées que des protestations dérisoires et sans effet, lancées à la cantonade52. » Ses expositions lui attiraient de vives critiques, car elles remettent en cause les fondamentaux de la doctrine dominante du fonctionnalisme, encore très en vogue. Rappelons que 30 ans plus tôt, en 1932, Philip Johnson et Henry-Russell Hitchcock avaient promu les idées du modernisme, du « style international », dans ce même MoMA avec leur célèbre exposition Modern Architecture. International Exhibition. Rudofsky adopte déjà à cette époque une position opposée et renoue par sa critique culturelle avec les préoccupations Bernard Rudofsky, chaussure et pied symétriques, plâtres montrant la déformation des pieds induite par des chaussures pointues, extrait de : Are Clothes Modern ?49

du « Mouvement de réforme de la vie ». Cependant, face à l’effondrement de la culture allemande provoqué par la montée du nazisme, sa critique s’intensifie considérablement. L’idée d’un progrès linéaire et constant, sur laquelle reposait

confronte aux constructions contemporaines en les défiant : « Nous avons beaucoup à apprendre de ce que fut l’archi-

de la Seconde Guerre mondiale. En proie à une profonde dé-

tecture avant de devenir un art de spécialistes. En particulier,

tresse, Rudofsky s’inspire d’archétypes de cultures lointaines

les bâtisseurs autodidactes savent (dans le temps et dans

pour faire surgir une nouvelle culture fondée sur des modes

l’espace) adapter avec un talent remarquable leurs cons-

de vie plus naturels, avec des architectures mieux adaptées

tructions à l’environnement. Au lieu de s’évertuer, comme

aux usages et en accord avec l’environnement. L’architecture

nous, à dominer la nature, ils tirent un profit extrême des

sans architectes du monde entier lui offre un modèle de

caprices du climat, des obstacles de la topographie . »

simplicité savante, à l’opposé de la culture occidentale. Il voit

50

48

la modernité, sombre dans l’immense catastrophe humaine

Le public est confronté à de simples photos grand format,

dans « la philosophie et le savoir-faire des constructeurs

sans textes ni explications, qui mettent en lumière les traditions

anonymes, qui représentent, pour l’homme de l’ère indus-

en matière de constructions indigènes. L’éthique et le progrès

trielle, une très riche source d’inspiration architecturale

sont ainsi fondamentalement remis en question. Contrairement

encore inexploitée. La sagesse qui en émane dépasse le

à notre culture, des bâtisseurs anonymes subordonneraient

domaine des considérations économiques ou esthétiques,

très rarement l’intérêt général à la recherche du profit et du

car elle touche au problème plus ardu et préoccupant, qui

progrès, constate Rudofsky dans le catalogue de l’exposition,

est de savoir comment vivre et laisser vivre, comment surtout

en citant l’historien Johan Huizinga : « S’imaginer que toute

vivre en paix avec ses voisins, au sens restreint du terme

découverte ou que tout perfectionnement contient la promesse

comme au sens universel53. »

de valeurs plus hautes ou d’un bonheur plus grand relève

Par le changement de cap qu’il effectue en convoquant un

d’une naïveté extrême. Il n’est nullement paradoxal d’affirmer

espace-temps autre, Rudofsky donne naissance à une nouvelle

qu’une civilisation pourrait bien finir par succomber au progrès

esthétique, fondée sur une réduction radicale. L’affiche de la

matériel51. » Il ne cache pas sa déception de voir l’architecture

sandale Bernardo illustre cette ambition : derrière un pied

fonctionnaliste se répandre à grande échelle, et de constater

féminin portant cette nouvelle sandale en cuir, un pied en

la mollesse des citoyens qui finissent par accepter le « chaos

pierre est chaussé d’une sandale romaine, qui semble avoir

et la laideur » :

appartenu à une statue antique. Le message est clair : dans

« Ignorants d’obligations et de privilèges dont sont cons-

l’Antiquité, les gens avaient une intelligence physionomique

cients des peuples de civilisations plus anciennes, résignés

qui s’est perdue au cours des siècles. Ce qui est « fonctionnel »

Archaïsme

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devons de toute urgence nous pencher sur des méthodes de construction locales et plus écologiques à l’échelle mondiale afin de réduire l’empreinte carbone, son œuvre est de fait prise comme une source d’inspiration pour construire autrement.

Hans Hollein : Architecture absolue, 1962 L’œuvre de Hans Hollein illustre également, à sa manière, une forme de retour à l’archaïque. Cet autre architecte autrichien, d’une génération plus récente que celle de Rudofsky, convoque un espace-temps suffisamment lointain pour s’affranchir du temps présent, perçu comme étouffant, statique et figé, en s’appuyant sur les archétypes de l’inconscient collectif. Produit d’une profonde crise identitaire, culturelle et politique, sa proposition s’explique par le contexte politique. Après la libération de l’Autriche au printemps 1945, et pendant les dix années d’occupation du pays par les forces alliées, Vienne, divisée en quatre zones jusqu’en 1955, devient un théâtre majeur de la guerre froide, où la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis et l’Union soviétique cherchent à imposer Bernard Rudofsky, affiche pour la sandale Bernardo, 1944

leur idéologie respective54. Mais la première nécessité à laquelle les Alliés doivent répondre (chacun dans son secteur)

ne peut être déterminé que par le corps lui-même, et non

est de nourrir et de reloger la population. Ils lancent donc

par une doctrine esthétique qui tente de le façonner en le

d’importants programmes de construction d’habitats bon

dénaturant. Et ce qui est valable à l’échelle du corps l’est

marché, d’abord des logements en bande préfabriqués55, puis

également à celle de l’architecture.

des barres d’immeubles et des tours standardisées de plus

La crise ontologique, déclenchée par celle de la modernité

en plus hautes. L’architecture de la reconstruction est l’expres-

et par l’effondrement de l’idée de progrès avec la montée

sion d’un fonctionnalisme rationnel répondant, dans l’urgence,

du fascisme, se traduit chez Rudofsky par une esthétique du

à des besoins fondamentaux.

« naturel » et de « l’originel », présentés comme l’idéal culturel

Contrairement à l’Allemagne, la rééducation politique entre-

d’un nouvel avenir. Dans l’œuvre de Rudofsky, la recherche de

prise par les forces alliées prend fin en 1955, lorsque l’Autriche

résonance s’exprime dans un désir de transformation holistique

est reconnue comme « victime du national-socialisme ». La

du monde, qui vise à offrir à ses habitants un espace de vie

crainte du communisme et l’antisémitisme prévalent, et le

plus digne afin de sortir de la crise d’une culture qui n’a fait

passé est tabou. Un silence de plomb s’installe, qui pèsera

que s’autodétruire.

longtemps sur le climat intellectuel et artistique. S’ajoute à

Depuis la naissance du mouvement écologiste en réponse à

cela l’atmosphère glaciale de la guerre froide, intensifiée par

la crise environnementale, ses expositions sont considérées

la proximité de Vienne avec le « rideau de fer » qui sépare le

comme les plus réussies de l’histoire du musée new-yorkais,

bloc communiste du monde capitaliste ; tout semble figé,

et Rudofsky a été invité à enseigner à l’université Yale aux

immobile et muet.

États-Unis, à l’université Waseda à Tokyo et à l’Académie royale de Copenhague. Dans le contexte actuel, où nous

Notes : page 60

Hans Hollein : Architecture absolue

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Hans Hollein, Surélévation de Vienne, 1960, photomontage

Crise ontologique

luttent pour que « l’architecture soit prise au sérieux » afin de

Les jeunes architectes comme Hans Hollein (1934–2014), qui

« surmonter enfin la légèreté ludique de l’époque du Bauhaus.

font leurs études en Autriche après la guerre, savent pertinem-

L’architecture en tant qu’art n’a rien à voir avec la fonction »,

ment que la devise puritaine de Frank Lloyd Wright « Truth

proclament-ils dans Architektur mit Händen (Architecture avec

against the World 56 » (La vérité contre le monde), très optimiste

les mains,1958), cherchant à démontrer la nécessité que chacun

sur la morale humaine, a perdu toute valeur. Comme le dit

puisse façonner l’architecture de ses propres mains :

Hannah Arendt en 1951, « la structure intime de la culture

« L’architecture fonctionnelle est un art appliqué. Chaque

occidentale, avec ses croyances, s’était effondrée sur nos

être humain devrait faire sa propre architecture, utiliser ses

têtes  ». Ce verdict s’applique en particulier au concept mo-

mains pour façonner, coller, creuser, gratter, serrer, frapper,

derne d’histoire, fondé sur l’idée de progrès, entendu comme

cisailler et mordre son architecture faite de plumes, d’arbres,

un processus continu et infini. De fait, le temps historique

de l’herbe, du papier, de la terre et du foin59.»

57

50

paraît alors à l’arrêt. Dans Between Past and Future (en fran-

Dans son célèbre Manifeste des moisissures contre le rationa-

çais : La Crise de la Culture), Arendt introduit le concept de

lisme de l’architecture (1958), Friedensreich Hundertwasser

« brèche (gap) entre le passé et le futur », un « étrange entre-

se révolte contre les logements fonctionnalistes, qu’il considère

deux dans le temps historique, où l’on prend conscience

comme trop éloignés des véritables besoins humains :

d’un intervalle dans le temps qui est entièrement déterminé

« Il faut enfin arrêter de loger les humains dans leurs

par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont

quartiers comme des poules et des lapins dans leurs

pas encore58. » Cet état de suspension sans passé ni avenir

cages. […] 

est une période d’incertitude, de doute et de désorientation,

L’inhabitabilité matérielle des bidonvilles est préférable

qui déclenche une crise ontologique, notamment chez la

à l’inhabitabilité morale de l’architecture fonctionnelle et

jeune génération.

utilitariste. Dans les bidonvilles, seul le corps humain peut

En cet après-guerre marqué par une absence de repères,

périr, mais dans l’architecture censée être planifiée pour

nous observons un retour aux archétypes et une quête de ré-

l’être humain, c’est l’âme qui périt. 

sonance. Mais ce qui unit les jeunes architectes et artistes

Il convient donc d’améliorer le principe des bidonvilles,

viennois de l’époque, c’est l’esprit de révolte. Révolte contre

c’est-à-dire de l’architecture proliférant de manière sauvage,

un establishment immuable, contre un marché de l’art figé,

et de le prendre, lui, comme point de départ, et non

et contre le fonctionnalisme de l’architecture d’après-guerre,

l’architecture fonctionnelle.

qui leur paraît tout aussi figée et inhumaine. Un petit cercle

L’architecture fonctionnelle s’est révélée être une impasse60. »

d’artistes et architectes s’oppose à « l’autocratie du fonction-

Lui aussi prône la nécessité de l’interaction des habitants

nalisme trivial ». Parmi eux, Markus Prachensky et Arnulf Rainer

avec « les quatre murs qui les entourent ». Dans ce postulat

Archaïsme

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on retrouve le concept de résonance de Hartmut Rosa, qui

Vaincre la pulsion de mort par l’archétype, le rite et le culte

souligne l’importance de la possibilité d’agir pour en finir

De retour à Vienne, Hollein rejoint le cercle des architectes et

avec l’idée que seules les ressources matérielles, symboliques

des artistes de l’avant-garde viennoise. Sa révolte prend cepen-

ou psychiques suffisent à accéder au bonheur. Sa conception

dant une autre direction, car, loin de l’idée d’un consensus

de la résonance accroît notre pouvoir d’action, non seulement

harmonieux reposant sur l’émancipation des citoyens par un

pour nous laisser « toucher 61 » par le monde (posture passive),

processus participatif, il recherche plutôt l’essence radicale

mais aussi pour le transformer.

des choses : « L’architecture n’est pas la satisfaction des besoins

Hans Hollein et Walter Pichler, qui trouvent cette approche

des médiocres, ce n’est pas un environnement destiné au

trop « molle », adoptent une position opposée. À leurs yeux,

bonheur mesquin des masses62 », écrit-il avec virulence en

seul le retour aux archétypes peut conduire à une véritable

1962 dans son manifeste Absolute Architektur (Architecture

renaissance. En proie à une profonde crise ontologique, ils

absolue), tout en visant une dimension fondamentale et ar-

cherchent à « suspendre » le présent en renouant avec un

chaïque de l’architecture :

temps antérieur, suffisamment lointain pour prendre du recul

« L’architecture est un ordre spirituel, matérialisé par l’acte

et se projeter dans un ailleurs. Ils se plongent ainsi dans l’ar-

de construire. […] Sa première manifestation n’est pas la

chaïque et dans des rituels ancestraux, tout en ouvrant une

pose de toits protecteurs, mais l’érection de structures

perspective sur l’avenir, un autre avenir.

sacrées, le marquage des points centraux des activités humaines – début de la ville.

Le voyage initiatique de Hans Hollein

Toute construction est cultuelle.

Après avoir terminé ses études dans la masterclass de Clemens

L’architecture – expression de l’Homme même – à la fois

Holzmeister à l’Académie des beaux-arts de Vienne (1953 –

chair et esprit.

1956), Hans Hollein décide de prendre le large et part pour

L’architecture est élémentaire, sensuelle, primitive, brutale,

les États-Unis, qui le fascinent fortement, afin d’y préparer un

terrible, puissante, dominatrice.

Master of architecture (1958 –1964). Il parcourt ce vaste pays

Mais elle est aussi l’incarnation des émotions les plus

en voiture, de New York jusqu’à la côte ouest, éprouvant au

subtiles, l’enregistrement sensible des émois les plus fins,

passage le sentiment d’immensité suscité par les grands

la matérialisation du spirituel63. »

espaces, expérience fondamentale et certainement libératrice

Ce manifeste est publié en 1963 dans le catalogue de

après le marasme autrichien qu’il a délibérément laissé derrière

l’exposition Hollein/Pichler : Architektur, organisée à la Galerie

lui. Les étendues infinies le touchent profondément, tout

nächst St. Stephan, où Hans Hollein et Walter Pichler présen-

comme les interventions de l’homme, qui par le biais de

tent des « villes-sculptures » sous forme de dessins et de

l’architecture et de la technique marque le paysage de son

photomontages qui font figure de manifeste contre le foncti-

empreinte. Pour la même raison, Hollein est émerveillé par

onnalisme : d’immenses masses rocheuses monolithiques,

les voyages dans l’espace, et par la trace humaine qu’ils laissent

sembla-

dans l’immensité du cosmos, modifiant ainsi radicalement

bles à de sombres mégastructures néolithiques, trônent sur les

notre vision du monde. Mais il est tout autant fasciné par les

toits de villes comme Manhattan, Vienne et Salzbourg. Ces

habitats ancestraux des indiens Pueblos qu’il découvre lors

masses rocheuses inquiétantes rendent absurde tout foncti-

de son voyage initiatique. Dans ses écrits, il évoque la relation

onnalisme et ancrent l’architecture dans les réalités les plus

entre « le haut et le bas », entre les habitats et les lieux de

élémentaires :

culte, topos archaïque qui influence profondément sa concep-

« La forme d’un bâtiment n’est pas le fruit des conditions

tion de l’architecture. La force de ses premiers travaux repose

matérielles d’une fin utilitaire. Le bâtiment ne doit pas

sur l’application de la dimension cultuelle des rituels archaï-

révéler son usage, il n’est pas l’expression de la structure

ques aux situations quotidiennes du monde contemporain,

et de la construction, ni une enveloppe, ni un abri. Un

qui fait appel aux émotions refoulées dans les profondeurs

bâtiment est un bâtiment. L’architecture n’a pas de but.

du subconscient et aux archétypes culturels jungiens.

Ce que nous bâtissons trouvera son utilisation. La forme ne découle pas de la fonction64. »

Notes : page 60

Hans Hollein : Architecture absolue

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(Hollein fait référence à la fameuse formule de Louis Sullivan :

wagon de minerai de fer, une voiture de course, une ruine de

« La forme suit la fonction » – form follows function, 1896)

guerre, un bunker nazi de Vienne (Flakturm) ; et sur la page

Ces « images-choc » illustrent son approche sémantique et

droite, des pyramides aztèques, une aire de lancement de

communicationnelle de l’architecture, qui puise dans l’archaïque.

fusées, un champignon nucléaire, un navire de guerre et le

Leur message est ambivalent : Hollein critique l’immuabilité

portail d’entrée d’un temple d’Amérique centrale. Au centre

des villes, mais il s’en prend aussi aux mégastructures, très à la

est écrit :

mode à l’époque, en les représentant de manière inquiétante.

« L’architecture, expression de la force et de l’esprit d’une

Il réactive ainsi une dimension de l’architecture qui avait été

époque, d’une idée. L’architecture a été confisquée aux

marginalisée (voir tabouisée) à l’époque du fonctionnalisme,

architectes. Les architectes n’ont rien à voir avec les

celle des aspects émotionnels et psychologiques, liés au

grandes constructions de notre époque. L’architecture

mythe, au rituel, au sacré et au culte. « L’architecture est culte,

d’aujourd’hui n’existe pas encore67. »

elle est monument, symbole, signe, expression. […] L’archi-

Ce « psychogramme » montre bien les trois éléments constitu-

tecture est le conditionnement d’un état psychologique65 »,

tifs de l’imaginaire de Hollein : les vestiges de la guerre du

écrit-il en 1967 dans Alles ist Architektur (Tout est architecture),

temps présent, les archétypes de cultures ancestrales d’une

en faisant resurgir une force fondamentale de l’architecture,

époque passée et la technologie du futur. Ce sont les outils

refoulée depuis l’époque de Semper, Wagner, et Freud.

qu’il entend utiliser pour développer une architecture « d’au-

Selon Hollein, le progrès technique apporterait une liberté

jourd’hui [qui] n’existe pas encore ». Par cette déclaration, il

inédite en affranchissant l’architecture de ses fonctions

balaye d’un revers de main l’architecture de son temps. Ce

primaires ; dans l’avenir, elle pourrait alors « se consacrer aux

geste symbolique lui permet de repenser fondamentalement

qualités spatiales et à la satisfaction des besoins psychologi-

l’architecture dans toutes ses dimensions, y compris émotion-

ques et physiologiques66 ».

nelles, symboliques et rituelles.

Dans le catalogue de l’exposition (1963), Hollein illustre ses

En s’appuyant sur l’archétype et sur la sensation primitive,

sources d’inspiration par des photographies juxtaposées de

point de départ de la fabrication d’un imaginaire, Hans Hollein –

manière dialogique sur l’une des doubles pages (comme Le

c’est là notre thèse – tente de surmonter psychologiquement

Corbusier dans Vers une architecture, 1922) : sur la page

tout ce que l’Autriche a refoulé depuis 1945. Le refoulement

de gauche, une fusée spatiale, de gigantesques machines, un

empêchant la construction psychologique d’une nouvelle vision

Hans Hollein, Œuvre et Comportement, Vie et Mort, plateforme avec catafalque et momie, Biennale de Venise, 1972

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Archaïsme

Notes : page 60

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de la société, Hollein convoque l’archétype primitif pour

géométrique et entièrement carrelé de blanc, comme le siège

opérer un changement de cap radical, et faire renaître, par

placé à l’extérieur. Ces objets du quotidien sont ainsi trans-

une confrontation avec la mort, la possibilité de construire un

formés en objets de culte. Le bac de douche présente une

monde nouveau où les émotions trouvent enfin leur place.

fissure de couleur rouge, à l’image du sang des offrandes in-

Son approche psychologique est illustrée par une installation

crusté dans les pierres des pyramides aztèques, comme l’ex-

exposée en 1972 à la Biennale de Venise. Intitulée Werk und

plique Hollein dans une interview. Le fond du bassin voisin,

Verhalten, Leben und Tod (Œuvre et Comportement, Vie et

est également rouge. Une étroite ouverture de 60 cm de large

Mort), elle consiste en une plateforme construite au-dessus

ouvre cette « salle de bain » sur un chemin de bois menant

de l’eau sur laquelle repose un catafalque couvert d’une tente

directement au catafalque. À côté du pavillon, un étrange objet

sommaire soutenue par quatre arbres. Une momie enveloppée

ressemblant à une voiture de course, mais dont la forme rap-

dans un épais tissu est exposée sur le catafalque. À proximité

pelle celle d’un catafalque, est équipé de quatre roues de vélo

de la plateforme, un siège blanc entièrement carrelé est posé

et porte un bac de douche en céramique, objet du quotidien.

sur un radeau flottant. Dans sa nudité glaciale, il évoque un

Ce véhicule incongru détourne la relation entre la forme et

certain rapport à l’hygiénisme, tout en remettant profondément

l’usage en dynamisant ce qui par définition est statique. Cette

en question l’objet « chaise » et son rapport au corps. Ce siège

installation questionne profondément notre rapport au monde.

nous invite à nous assoir pour contempler le catafalque et méditer sur la vie et sur la mort. La juxtaposition de ces deux

Rite de passage

objets de culte fait appel à l’archaïque qui sommeille en nous,

Dans cette installation artistique, l’éternel retour de la pulsion

nous confrontant à des questions fondamentales : notre être-

de mort théorisée par Freud trouve une forme de sublimation

au-monde, le passage du temps, Thanatos et la fugacité de

permettant de surmonter les souvenirs refoulés de la guerre

la vie. Dans ce rituel de passage matérialisé par une chaise

(que Hollein a vécue dans son enfance), en abordant la mort,

glaciale, l’arché nous ramène en arrière et nous plonge au

source du traumatisme, ici dans un espace-temps différent.

plus profond de notre inconscient collectif.

Malgré la présence du catafalque, cette installation cultuelle

À l’intérieur du pavillon autrichien, Hollein a installé une salle

ne peut être lue comme un rite funéraire, mais plutôt comme

de bain fort étrange. Chaque objet (un bac de douche, un

un rite de passage marquant un changement de statut au

bassin, une chaise, un lit, une table, une stèle) y est parfaitement

sein d’une société (comme on le retrouve dans les cultures

Hans Hollein, Œuvre et Comportement, Vie et Mort, voiture de course et salle de bain cultuelle, Biennale de Venise, 1972 Notes : page 60

Hans Hollein : Architecture absolue

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ancestrales) ; car il ne s’agit pas ici de se séparer d’un défunt,

Friedensreich Hundertwasser, qui cherchent à créer une

mais de suspendre le temps afin de réorganiser l’ordinaire,

résonance en impliquant les habitants dans le processus de

ce qui est une caractéristique du rite de passage.

construction, Hollein les confronte aux dimensions les plus

D’un point de vue psychologique, un rite de passage com-

enfouies de leur psychisme.

porte, selon Madlen Sell, les trois étapes suivantes : la crise

En convoquant à la fois des archétypes ancestraux, des ruines

(la séparation de l’individu d’avec une situation antérieure

de guerre, et la haute technologie futuriste, il ouvre deux

qui équivaut à une mort symbolique) ; la fin (la mise en marge

espace-temps diamétralement opposés, qui lui permettent

[la suspension] qui représente une gestation symbolique) ; la

de s’affranchir du temps présent. L’opération esthétique con-

renaissance (la réintégration du sujet dans une nouvelle situa-

siste à faire resurgir des états primaires de l’humanité (la vie

tion sociale qui constitue pour lui une renaissance symbolique) .

et la mort – Éros et Thanatos) pour s’approprier le monde

Le rite de passage permet de surmonter les pulsions de mort

qui, tel qu’il le perçoit, évacue toute dimension émotionnelle.

en utilisant des archétypes empruntés au culte funéraire, afin

Le monde qu’il tente de faire renaître en pleine guerre froide

d’ouvrir de nouveaux horizons.

n’est pas tourné vers les problèmes fonctionnels et quantitatifs

Cet exemple tiré de l’œuvre de jeunesse de Hans Hollein

de la reconstruction, mais vers des questions fondamentales

nous montre comment l’architecture peut s’emparer des crises

de perception, à commencer par celle du corps. Son œuvre

pour mieux les dépasser en puisant dans les archétypes.

comporte une forte dimension psychique où émotions et les

Contrairement à Markus Prachensky, Arnulf Rainer ou

pulsions jouent un rôle central, dans le sillage de la tradition

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Hans Hollein, double page extraite du catalogue de l’exposition Hollein/Pichler : Architektur à la Galerie nächst St. Stephan, 1963

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Archaïsme

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freudienne qui a fortement marqué la scène artistique et

naturels (les divers dieux peuvent être des animaux, des végé-

architecturale viennoise. L’œuvre de Hollein est particulièrement

taux ou des esprits humains), est reconsidérée ici dans toute

puissante par sa thématisation de la lutte entre Éros et Thanatos,

sa fragilité. La nouvelle architecture japonaise témoigne de

tension qui, selon Freud, est à l’origine des phénomènes vitaux

cette réorientation, plaçant la nature au centre du processus de

dans toute leur diversité et nous permet de nous sentir à

conception. L’archaïque joue un rôle majeur dans cette quête

nouveau vivants.

de renouement avec les éléments naturels, déterminant non

69

seulement le choix des matériaux qui sont généralement

Junya Ishigami : Maison-restaurant à Yamaguchi, 2019

bruts (la terre, la pierre, le béton), mais aussi la forme, le mode

L’archaïsme revient de nos jours, bien qu’autrement et pour

que, comment fonctionne l’opération esthétique, comment

d’autres raisons que dans les années 1960. Les catastrophes

esquisse-t-elle un nouveau rapport au monde ?

environnementales renforcées par le réchauffement climatique

L’architecture de Junya Ishigami exprime ce rapport particulier

et la crise écologique à l’échelle mondiale ont induit un autre

à la nature et à l’archaïque. Ce jeune architecte japonais con-

rapport entre l’architecture et l’environnement. La nature

sidère l’environnement comme un élément essentiel dans

n’est plus là pour être « ordonnée » et « ennoblie » par l’ar-

chacun de ses projets. Il défend une idée holistique aux traits

de construction et, en fin de compte, aussi l’usage. Dans ce contexte de crise écologique qui est aussi une crise ontologi-

chitecture de l’homme, comme on peut encore le lire dans le

animistes : au lieu de construire pour une personne, il veut

compte rendu du cinquième congrès CIAM à Paris, rédigé

considérer tous les habitants, voire tous les êtres vivants sur

par Le Corbusier en 1937, à propos de la planification d’une

Terre, y compris les animaux, et les éléments naturels. Dans

station de ski : « L’ordonnateur intervient avec sa doctrine

son approche critique, il veut libérer l’architecture des idées

humaniste appuyée sur toutes les techniques. Il débroussaille

préconçues, des styles et pratiques, bref, de leur dimension

l’inextricable maquis, lit avec clarté, mesure, dispose, ordonne.

culturelle, au profit d’une refondation totale de ses principes,

L’ordre rentre dans les plans et dans les actes. […] le site est

« comme si nous construisions des bâtiments dans un monde

ennobli par l’architecture . » Depuis que Le Corbusier a qua-

où il n’existerait aucun concept architectural 71 ». Les usages

lifié l’architecte d’outil pour ordonner la nature afin de la met-

sont tout autant mis en cause que l’architecture elle-même.

tre au service de l’homme, nous avons pris conscience que

Les « nouveaux rôles et conditions pour l’architecture72 » se ma-

cette domination a entraîné des problèmes irréversibles qui

nifestent entre autres dans une nouvelle forme d’archaïsme,

ont fini par nous échapper complètement. L’optimisme de

où la nature détermine la forme de l’architecture et les

l’ère moderne, basé sur la foi dans le progrès et les bienfaits

modes d’usages de ses habitants.

de la technique, cède la place au doute et à l’effroi face à ses

Cette approche se reflète par exemple dans un projet à Dali,

effets dévastateurs sur l’environnement.

dans le sud-ouest de la Chine, où Ishigami voulait préserver

Ce changement de paradigme se manifeste aussi dans l’esthé-

la nature en aménageant l’architecture des huit maisons de

tique. Ce n’est pas un hasard si la nouvelle tendance archi-

vacances autour de gros blocs mégalithiques caractéristiques

tecturale, qui repose sur un autre rapport à la nature, vient

de la région. Plutôt que de commencer par un site « propre »,

précisément du Japon. Durement frappée par les bombes ato-

comme tout architecte le ferait habituellement, il aménage

miques d’Hiroshima et Nagasaki en 1945, ainsi que par des

méticuleusement les pièces des maisons autour des rochers,

tsunamis toujours plus violents et cause de la catastrophe

les intégrant alors à l’intérieur de ce complexe de vacances,

nucléaire de Fukushima en 2011, l’architecture japonaise

le tout surmonté d’une toiture ultra mince de 300 mètres de

change de cap en questionnant les modèles du monde occi-

long, qui est parfois ajourée pour laisser l’air et la lumière pé-

dental et en renouant avec les éléments fondamentaux de sa

nétrer à l’intérieur. Les blocs rocheux deviennent des piliers

culture. En effet, la nature, qui a toujours eu un statut particu-

structuraux ; l’extérieur et l’intérieur se fondent organiquement,

lier dans la culture japonaise, notamment dans le shintoïsme

formant un étrange paysage mégalithique, une sorte de réserve

animiste qui attribue une âme aux objets et aux éléments

naturelle intérieure. Sa volonté de protéger la nature se traduit

70

Notes : page 60

Junya Ishigami : Maison-restaurant à Yamaguchi

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constructif nouveau, qui nous rappelle cependant un processus ancestral, quand creuser dans la masse était encore l’outil premier de la création d’un abri. Cet espace troglodyte néoarchaïque, entièrement constitué de stalactites de béton à la texture et à la couleur terreuses, nous projette dans la Préhistoire, à l’époque où l’empreinte de l’homme sur la planète était encore insignifiante. Plus que jamais, la définition de l’esthétique donnée par Jacques Rancière semble juste au regard de ces architectures contemporaines qui évoquent l’archaïque et génèrent de fortes expériences, à la fois psychiques et physiques : « L’état esthétique est pur suspens, moment où la forme est éprouvée pour elle-même76. » Le changement de cap effectué par ces objets architecturaux qui reviennent aux archétypes fondamentaux (la caverne, le paysage mégalithique) permet de créer une nouvelle image psychologique pour une société qui prend doucement conscience de son impact sur la nature à l’ère de l’Anthropocène. Ces projets suspendent la perception de l’espace et du temps, Junya Ishigami, Projet pour huit maisons de vacances à Dali (Chine), maquette, exposition Freeing Architecture, Fondation Cartier, Paris, 2018

permettant de s’évader (ne serait-ce que temporairement) dans un monde qui fait rêver. Le mythe et le rêve, outils de la psychanalyse jungienne basée sur les archétypes, se cristallisent

par une stratégie architecturale et esthétique qui génère une

dans une architecture qui non seulement s’en inspire, mais

certaine forme d’archaïsme, où l’homme se redéfinit en quel-

qui contribue également à la création de mythes et de rêves

que sorte en se lovant, corps et âme, entre ces rochers qui

par sa spatialité, sa matérialité et son rapport spécifique à

déterminent alors ses cheminements, ses mouvements, ses

l’environnement naturel. L’archétype réduit à l’essentiel une

rituels quotidiens et sa manière d’habiter l’espace.

forme qui devient porteuse d’un contenu symbolique et cul-

Pour le projet House & Restaurant d’un chef cuisinier japonais

turel. La symbolique qui en résulte fait référence à une nature

à Yamaguchi, Ishigami développe un autre concept qui est

fragile et menacée, comme si l’architecture avait déjà érigé

tout aussi archaïque, cette fois-ci enfoui dans la terre . Il

son ultime monument. Grâce à ces expériences spatio-tem-

prend la décision radicale de « creuser des trous dans le sol,

porelles, l’homme prend davantage conscience de sa manière

les remplir de béton et ensuite excaver les cavernes autour

d’être au monde et de sa relation avec l’environnement.

des piliers74 ». La terre du terrain est alors utilisée comme

Ainsi, une forme de résonance se crée qui englobe la Terre

moule pour la structure de béton qui ressemble à un ensemble

dans son ensemble, dont l’humain ne représente qu’une

de grottes. C’est un processus presque archéologique dans

infime partie.

73

le sens où on ne sait pas exactement à l’avance ce que l’on

56

va trouver, témoigne-t-il, quel genre d’espaces émergeront

Les opérations spatio-temporelles de l’archaïsme

de la terre, bien que tout ait été modélisé au préalable75.

Les exemples présentés dans ce chapitre montrent différentes

Les pelleteuses, qui creusent le sol, puis, une fois le vide

opérations esthétiques issues de crises ontologiques déclen-

rempli d’énormes quantités de béton, déblaient la terre –

chées par des bouleversements politiques, sociaux ou environ-

comme s’il s’agissait de découvrir le squelette gigantesque

nementaux. Ils procèdent tous d’une simplification radicale,

d’un étrange animal préhistorique – font partie d’un processus

effectuée par un retour aux archétypes d’une époque antérieure.

Archaïsme

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Ce saut dans l’espace-temps permet de suspendre le cours

réactive une relation primaire, fortement physique, haptique

des choses et de rompre avec la réalité et le temps, ouvrant

et perceptive avec la nature dans son état brut, afin d’assurer

un nouveau cadre où tout semble possible : un passé lointain

la survie – cette fois-ci non plus de l’homme (comme

(re)devient présent ; une autre culture s’installe à la place de

jusqu’alors dans l’histoire), mais de la nature. Ainsi, il la

la nôtre. Il s’agit d’une remise en question fondamentale

« sacralise » avant qu’elle ne disparaisse complètement sous

d’une culture devenue incompatible avec le temps présent

la pression de l’expansion humaine.

et une certaine vision de l’avenir. En convoquant l’archétype,

Chacun de ces architectes a employé un opérateur spécifique

il est possible d’ouvrir, à travers un retour aux sources, un

afin de créer à travers l’archétype une nouvelle esthétique

avenir foncièrement différent. Ces opérations spatio-tempo-

introduisant un contre-courant culturel : Durand crée une

relles introduisent des contre-courants prenant appui sur

grammaire matricielle abstraite et « a-culturelle », Rudofsky

les archétypes de cultures antérieures, perçues comme des

démantèle la culture en rejetant tous les acquis qui allaient à

« berceaux de la culture », comme en témoignent les décors

l’encontre de la nature humaine, Hollein la « met en crise »

égyptiens après la Révolution française qui rompent avec la

par des rites ancestraux et Ishigami par la confrontation avec

culture de l’Ancien Régime. Les nouvelles valeurs politiques

un nouvel état de nature primaire.

sont véhiculées par la réactivation d’archétypes, comme par

Tous ces projets pourraient être considérés comme des formes

exemple le Temple à l’Égalité d’inspiration égyptienne conçu

d’insurrection contre un monde avec lequel il est impos-

par Durand, dont l’objectif est de servir de point de départ

sible d’établir une résonance. Rappelons les trois axes esquis-

à la construction d’un nouvel imaginaire collectif.

sés par Hartmut Rosa, comprenant la relation avec autrui

Bernard Rudofsky « réinitialise » la culture après la Seconde Guerre mondiale (qui n’a conduit qu’à son propre effondrement barbare), en recommençant précisément là où la culture occidentale n’était pas présente. La véritable culture serait par conséquent celle qui n’a pas été touchée par ce que l’on entend généralement par le « progrès ». Hans Hollein remet les pendules à l’heure en renouant, lui aussi, avec les rituels ancestraux perdus dans la culture occidentale en s’appuyant sur les archétypes, passage obligatoire d’une « purification » sans laquelle il ne peut y avoir de nouvel avenir, loin du fonctionnalisme de la reconstruction et de la guerre. Pour sa part, Yunya Ishigami Junya Ishigami, House & Restaurant, Yamaguchi, Japon, 2019, photo : Yashiro Photo Office

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Les opérations spatio-temporelles de l’archïsme

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(la société), la relation avec la matière (les choses) et la relation avec une idée ou un absolu dans les sphères de la nature, de la religion, de l’art et de l’histoire (la culture), sans oublier la capacité d’agir sur le monde. Les architectes ont cherché dans tous ces exemples à créer une résonance avec un monde en crise. Dans leur quête existentielle de résonance pour redéfinir notre façon d’être au monde, le retour à l’archétype leur permet de soulever des questions essentielles afin de construire un avenir. Dans ces moments de suspension, le présent lui-même reste encore à créer, comme l’illustre bien la phrase manifeste de Hollein : « L’architecture d’aujourd’hui n’existe pas encore ! » L’archétype en tant que préforme vide ouvre alors un espace imaginaire permettant de penser un autre rapport au monde : il suspend le présent, et ce n’est qu’en revenant à une époque suffisamment lointaine que peut se dessiner un nouvel avenir.

Junya Ishigami, House & Restaurant, Yamaguchi, Japon, 2019, photo : Yashiro Photo Office

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Archaïsme

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Notes 1 Hannah Arendt, La vie de l’esprit (The Life of the Mind, 1978), tome I « La pensée », trad. L. Lothringer, PUF, coll. Philosophie d’aujourd’hui, Paris, 1981, p. 156. 2 Chris Younès, « Entre transpassabilité et transpossibilité, l’archaïque en architecture », in : Stéphane Bonzani, L’archaïque et ses possibles, MetisPresses, Genève, 2020, pp. 321325, ici p. 321. 3 Philippe Potié, « L’archaïque et le contemporain », in : Bonzani 2020, pp. 167-171, ici p. 169. 4 Dictionnaire de l’Académie française, « archétype », https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9A2412 (consulté le 09.07.2023) 5 Dictionnaire TLFi, Le Trésor de la Langue Française informatisé, « archétype », http://stella.atilf.fr/ 6 Carl Gustav Jung, Lettre à J. C. Vernon du 18 juin 1957, in : C. G. Jung, Lettres, tome 2, 1951–1961, sélectionnées et édité par Gerhard Adler, Princeton University Press, Princeton, 1976, pp. 372-373. 7 Cf. Sigmund Freud, Introduction à la Psychanalyse, Payot, Paris, 2004, chap. XXIII « Traits archaïques et infantilisme du rêve », pp. 217233, ici p. 226 sq. 8 Lettre de Jung à Freud du 25 décembre 1909, in : Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, Correspondance 1906–1914 (1975), trad. de l’allemand et de l’anglais par Ruth Fivaz-Silbermann, s. la dir. de William McGuire, Gallimard, Paris, 1992, p. 363. 9 Marie-Louise von Franz (disciple de Carl Gustav Jung), L’interprétation des contes de fées, La Fontaine de Pierre, Paris, 2003, p. 23. 10 Ibid., p. 23. 11 Carl Gustav Jung, L’homme et ses symboles (1964 version originale anglais), Robert Laffont, Paris, 1964, p. 76. 12 Hartmut Rosa, « Quelles relations aux autres dans la société moderne ? », émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur : Guillaume Erner, 26.09.2028. https://www.franceculture.fr/emissions/lagrande-table-2eme-partie/quelles-relationsaux-autres-dans-la-societe-moderne (consulté le 09. 07. 2023)

Notes pages 35 - 42

13 En raison du nouveau régime instauré après la chute de Robespierre, la statue de la Liberté est supprimée au moment de la publication du concours. 14 Après l’incendie de l’opéra du Palais-Royal le 8 juin 1781, la troupe royale est transférée dans une nouvelle salle boulevard Saint-Martin, construite pour elle par Nicolas Lenoir. 15 Cf. Werner Szambien, Les projets de l’an II, concours d’architecture de la période révolutionnaire, École nationale supérieure de l’école des Beaux-Arts, Paris, 1986, p. 65 sq. 16 Dans le sens freudien : l’élévation des pulsions destructrices vers des fins plus élevées par le biais de l’art ou d’autres moyens reconnus socialement. 17 Szambien 1986, p. 84 sq. 18 M. Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne, vol. 39, article « Sergent (Antoine François) », Paris, 1854, pp. 96 -99, ici p. 98. 19 Ces massacres ont donné lieu à l’exécution sommaire de prisonniers royalistes et religieux ont été commises dans un contexte de panique lié à l’invasion austro-prussienne. Parmi les centaines de morts figure notamment la princesse de Lamballe, cf. Louis Mortimer Ternaux, Histoire de la Terreur : 1792 –1794, vol. 3, M. Lévy, Paris, 1868, p. 316. 20 Ibid., p. 308. 21 Cf. Szambien 1986, p. 65 sq. 22 Henri Lapauze, Procès-verbaux de la Commune générale des arts…, Paris, 1903, p. 143. Pour Sergent-Marceau voir : N. Parfait, Notice sur A.F. Sergent, graveur en taille, député de Paris à la Convention Nationale, Chartres, 1848, p. 38. 23 Cf. Werner Szambien, J.-N.-L Durand, 1760–1834, de l’imitation à la norme, éd. Picard, Paris, 1984, p. 45 sq., images p. 239 sq. 24 Ibid., p. 268 : Durand reprend ce type de section carrée dans sa maison de campagne de Thiais (1825), sur l’un des piliers de la façade sur jardin, en justifiant son choix par l’économie des moyens : « Dans les édifices particuliers de la dernière classe, dont la dépense est nécessairement avec des matières les moins chers, c’est-à-dire, avec celles qui résistent le moins […]. Pour cela, on fera ces soutiens très courts, afin d’en augmenter la force ; et par la même raison, peut-être les

fera-t-on carrées, au lieu de leur donner une forme ronde. » 25 Ibid., p. 46. Ce temple était bien connu avant l’expédition napoléonienne, comme en témoigne une aquarelle de Louis-Amable Crapelet, datée de 1754, exposée au Louvre. 26 Ibid., p. 239. Plus tard, dans la version de Charles Coudray, elles seront remplacées par des Gloires et par l’inscription « Félicité publique » avec, sous la frise, l’inscription : « Les vertus sont les plus fermes soutiens de la félicité publique ». 27 Ibid., p. 46. 28 La réduction détermine désormais la conception architecturale, de façon plus réduite encore que le néo-classicisme, apparu dans l’Europe des Lumières et déjà en vogue, en France, depuis les vingt dernières années du règne de Louis XV, comme en témoignent l’École militaire (1751–1756), le château de Compiègne (reconstruit à partir de 1751), l’église Sainte-Geneviève (1764 –1790) et de nombreux autres édifices à Paris. 29 J.-N.-L Durand, Précis des leçons d’architecture données à l’École polytechnique, éd. chez l’Auteur à l’École polytechnique, Paris, 1802, vol. 1, 2e partie, p. 87. 30 Cf. Potié, in : Bonzani 2020, pp. 167-171, ici p. 169. 31 Robert Rosenblum, L’Art au XVIIIe siècle : Transformations et mutations (1967 en anglais), Gérard Montfort, Saint-Pierre-deSalerne, 1989. 32 Cf. ibid., pp. 60 -77, 133 -137. 33 Michael Fried, La place du spectateur : Esthétique et origines de la peinture moderne, Gallimard, Paris, 1990, p. 18 sq. 34 Cf. Rosenblum 1989, pp. 134-135. 35 Simon Lee, David, Phaidon, Paris, 2002, p. 202. 36 Cité d’après : Étienne Jean Delécluze, Louis David, son école et son temps : souvenirs d’Étienne Jean Delécluze, Didier, Paris 1855, p. 61. La citation est tirée du texte explicatif de l’exposition de Jacques-Louis David, intitulé De la nudité de mes héros, p. 61 : « J’ai entrepris de faire une chose toute nouvelle […] je veux ramener l’art aux principes que l’on suivait chez les Grecs. En faisant les Horaces et le Brutus, j’étais encore sous l’influence romaine. Mais, messieurs, sans les Grecs,

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les Romains n’eussent été que des barbares en fait d’art. C’est donc à la source qu’il faut remonter, et c’est ce que je tente de faire en ce moment. » 37 Cf. Rosenblum 1989, pp. 134-135. 38 David justifie ce choix dans De la nudité de mes héros, texte qui accompagne son exposition, cf. Delécluze 1855. 39 Pierre Larousse, Fleurs historiques des dames et des gens du monde clef des allusions aux faits et aux mots célèbres que l’on rencontre fréquemment dans les ouvrages des écrivains français, éd. Librairie Larousse, Paris, 1862, p. 589. 40 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), in : Œuvres III, trad. Maurice de Gandillac, revu par Pierre Rusch, Gallimard, coll. Folio Essais, Paris, 2000, pp. 427- 444, chap. XI., ici pp. 436 - 437. 41 Susanne Stacher, Sublimes Visions : Architecture dans les Alpes, Birkhäuser, Edition Angewandte, Bâle, 2018, chap. 3, pp. 84-90, 94-98. 42 Rudolf von Laban, Die Welt des Tänzers, fünf Gedankenreigen, Walter Seifert, Stuttgart, 1920, p. 3. (Trad. française Aurélie Duthoo, in : Stacher 2018, p. 90.) 43 Stacher 2018, chap. 3, pp. 80-91. 44 Bernard Rudofsky, Now I lay me down to eat, Notes and Footnotes on the Lost Art of Living, Anchor Press, Garden City (New York), 1980, p. 12. (Trad. F. Mortier) 45 Ibid., p. 5 : « Non ci vuole un nuovo modo di construire, ci vuole un nuovo modo di vivere », Traduit par lui-même en anglais ainsi : « What we need is not new technologies, but a new way of living ». 46 Ibid., p. 12. 47 Bernard Rudofsky, Are Clothes Modern? An essay on contemporary apparel, Paul Theobald, Chicago, 1947, p. 74. (Trad. F. Mortier) Livre qui accompagnait l’exposition du même titre au MoMA, à consulter ici : https://www.moma.org/documents/moma_catalogue_3159_300063439.pdf ; Images de l’exposition à consulter ici : https://www.moma.org/calendar/exhibitions/3159 (consulté le 09. 07.2023) 48 Bernard Rudofsky, Architecture sans architectes (Architecture without architects, 1964), éd. Chêne, Paris, 1977, Préface, s. p.

60

49 De gauche à droite : moulage en plâtre d’un pied adulte déformé qui a pris la forme d’une chaussure ; moule en bois ; chaussure actuelle ; modèle en plâtre d’un pied symétrique fictif, qui correspond à l’idée que le fabricant de chaussures se fait de l’anatomie humaine. 50 Rudofsky 1977, préface, s. p. 51 Ibid. 52 Ibid. 53 Ibid. 54 La Grande-Bretagne, la France, les ÉtatsUnis et l’Union soviétique ont chacune lancé d’importantes politiques culturelles qui catalysèrent leur idéologie res-pective. La concurrence des systèmes s’est aussi déroulée dans le domaine de l’architecture (et sa médiatisation), devenue un instrument important d’un « programme éducatif » pour un nouvel ordre social. Cf. : https://www.azw.at/de/termin/kalter-krieg-und-architektur/ (consulté le 08. 12. 2022). 55 Conçus notamment par Roland Rainer et Carl Auböck. 56 Frank Lloyd Wright, in : Donald W. Hoppen, The seven ages of Frank Lloyd Wright: a new appraisal, Capra Press, Santa Barbara, 1993, p. 46. 57 Hannah Arendt, Les Origines du Totalitarisme (The Origins of Totalitarianism, 1951), Gallimard, coll. Quarto, Paris, 2002, p. 867. 58 Hannah Arendt, « Entre le passé et l’avenir. Penser sans le soutien de la tradition et de l’autorité », in : La Crise de la Culture (The Crisis of Culture, 1961), Gallimard, Paris, 1972, p. 19. 59 Markus Prachensky, Arnulf Rainer, « Architektur mit den Händen » (1958), in : Günther Feuerstein, Visionäre Architektur. Wien 1958/1988, Berlin, 1988, p. 47. (Trad. F. Mortier) 60 Friedensreich Hundertwasser, Verschimmelungsmanifest gegen den Rationalismus in der Architektur, 1958/1959/1964, in : ibid, pp. 47- 48. 61 Pour emprunter l’expression utilisée par Hartmut Rosa, in : Hartmut Rosa, Résonance, éd. La Découverte, Paris, 2018, pp. 320 -321. 62 Walter Pichler, Hans Hollein, « Absolute Architektur », 1962, in : Feuerstein 1988, p. 58 sq., ici p. 58. Le manifeste se compose de deux parties, dont la première est rédigée par

Walter Pichler. (Hollein poursuit : « L’architecture est faite par ceux qui sont au plus haut niveau de la culture et de la civilisation, à l’avantgarde du développement de leur époque. L’architecture est une affaire d’élites. », trad. F. Mortier). 63 Ibid. 64 Ibid., 59. 65 Hans Hollein, in : Feuerstein 1988, 236 sq., ici : 236, trad. F. Mortier). 66 Ibid. 67 Hans Hollein, in : catalogue de l’exposition Hollein/Pichler : Architektur à la Galerie nächst St. Stephan, Vienne, 1963, s. p. 68 Cf. Madlen Sell, « La dation du nom et autres rites de passage chez les Seereer Siin du Sénégal », in : Le Journal des Psychologues, 2014, n° 320, pp. 74-77. 69 Sigmund Freud, Abriss der Psychoanalyse, Francfort-sur-le-Main, 1965, p. 12. 70 Le Corbusier 1939, in : Le Corbusier (dessins), François de Pierrefeu (texte), La Maison des Hommes, Librairie Plon, Paris, 1942, chap. VII, p. 193. 71 Junya Ishigami dans le guide de l’exposition Freeing Architecture, 30 mars - 9 sept. 2018, Fondation Cartier, Paris, 2018. 72 Ibid. 73 Yunya Ishigami, conférence « Masterclass » à l’École spéciale à l’occasion de l’exposition Freeing Architecture à la Fondation Cartier, le 12 avril 2018, https://fb.watch/i7DMM_hIhz/ (consulté le 09. 07. 2023) : « Le client voulait un espace qui paraisse "ancien", comme une cave à vin, mais je ne voulais pas faire un pastiche. Alors j’ai réfléchi à la manière de faire que quelque chose soit vraiment ressenti comme archaïque en creusant dans le sol. » 74 Ibid. 75 Ibid. Modélisation à l’aide d’une grande maquette, qui a ensuite été scannée pour établir les plans de construction. 76 Rancière, Le partage du sensible, La Fabrique éditions, Paris, 2000, p. 33.

Hans Hollein et la seconde est de la plume de

Notes pages 43-58

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Emil Krause, Hugo Mayer (d’après un plan directeur d’Adolf Loos), Cité ouvrière Rosenhügel à Vienne, Travail des colons, 1921, photo : Josef Derbolav Machovsky

2 Retour à la terre Une manière de décélérer le temps Temps : décélération Psychologie : retour aux archétypes sociétaux, ressourcement et empathie collective Mode opératoire : réduction et sublimation par l’esthétique

Le phénomène du « retour à la terre » est lié à la décélération

fondamental d’embellir ce nouvel « état de nature » pour y

et à une réduction radicale du mode de vie, qui n’est plus

trouver des satisfactions basiques liées à la simple survie,

urbain, mais devient agraire. En réaction à la dynamique du

mais aussi un épanouissement sensible et intellectuel permet-

progrès et à ses conséquences qui nous échappent de plus

tant de transcender cet état primaire, si éloigné du modèle

en plus, l’idée de décélération apporte un espoir de ralentis-

culturel habituel. Comment l’esthétique peut-elle créer de

sement d’un processus d’accélération qui a pris des dimensions

nouveaux récits de « retour à la terre » et quelles formes

exponentielles. En opposition à la croissance chaotique des

architecturales adopte-t-elle pour résister à la dynamique des

villes industrielles provoquée par la dynamique du capitalisme

villes en pleine expansion ?

et de la spéculation foncière, le « retour » à une nouvelle forme

Le mode psychologique est celui d’une « empathie collective »

de société agraire, souvent fondée sur l’autarcie et l’autosub-

(portée par la pulsion de vie), vision utopique projetée sur

sistance, est généralement lié à la vision d’une société réorga-

l’ensemble d’une classe sociale (on parle alors de solidarité),

nisée selon un modèle coopératif et recherchant une certaine

ou, à plus petite échelle, sur le cercle restreint des membres

autonomie. L’action collective y joue un rôle clé et comporte

d’une microsociété vivant un experimentum mundi parallèle.

une forte dimension politique afin de construire collectivement

« Ressourcement » fondé sur un mode sociétal préindustriel,

une société plus solidaire et plus « résonante ».

cette forme de décélération est parfois empreinte d’une cer-

Cette contre-dynamique va de pair avec une réduction dras-

taine nostalgie, voire d’un certain romantisme pouvant aller

tique (du mode de vie, de la culture, des matériaux disponi-

jusqu’au mysticisme, quand elle ne verse pas dans la robin-

bles, etc.), imposée soit par la force des choses après une

sonnade. Toujours est-il qu’elle renoue avec des archétypes

catastrophe ou une guerre, soit par une volonté proactive qui

sociétaux refoulés dans les profondeurs de l’inconscient

implique un certain renoncement. Ces moments de réduction

collectif. L’imaginaire porte ici sur un rapport différent à la

s’accompagnent d’une forte aspiration esthétique, d’un besoin

nature productive (plus naturel, plus proche de l’homme, et

Une manière de décélérer le temps

63

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 64

à une autre échelle de production) ainsi que sur la refondation

et l’exubérance, la morale finirait par l’emporter. Mais l’his-

d’une société plus « sobre », c’est-à-dire à la consommation

toire ne lui a pas donné raison. Avec l’industrialisation crois-

réduite et concentrée sur la satisfaction des besoins fonda-

sante au XIXe siècle, le développement du capitalisme (avec

mentaux, mais assortie d’éléments culturels et de nouvelles

ses fluctuations cycliques inhérentes au processus de « des-

valeurs sociétales permettant de supporter et de surmonter

truction créatrice » théorisé par Joseph Schumpeter (prospé-

cette réduction et le sentiment de perte dont elle s’accompa-

rité, récession, dépression, reprise ; cf. chap. 3) et la spéculation

gne inévitablement. Reste à savoir comment ce mode opéra-

foncière (avec l’éclatement de la bulle spéculative en 1873,

toire de la décélération parvient à introduire de nouvelles

première Grande Dépression d’envergure internationale), une

valeurs et à quelles ressources esthétiques il recourt pour

grande partie de la population est restée en marge du pro-

gérer la réduction et, en même temps, sa sublimation.

grès. L’industrialisation a rapidement transformé les villes en

Le « retour à la terre » est une réaction récurrente dans l’histoire.

métropoles, surpeuplées et par conséquent insalubres, sou-

La vision d’une « fin du monde » associée à l’idée d’un retour

mettant la classe ouvrière à des conditions de vie inhumaines.

salutaire à la « campagne », tel que le préconisent aujourd’hui

Depuis la Première Guerre mondiale, l’espoir placé dans le

les « collapsologues » (la crise Covid -19 a accéléré l’exode ur-

développement technique a été en partie brisé par ses effets

bain déjà en cours), nous rappelle le « Mouvement de réforme

dévastateurs. Le progrès a gagné sa course contre la morale.

de la vie » (Lebensreform) qui est apparu à la fin du XIXe siècle en Angleterre et dans les pays germanophones. Sur quelles

Walter Benjamin et l’Ange de l’Histoire

idées repose cette quête de renouveau et comment se tradui-

Dans le contexte de la montée du nazisme en Allemagne et

sent-elles dans l’architecture ? Comment engagent-elles

du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Walter

l’action ? Entre réponse aux nécessités primaires et projection

Benjamin, né à Berlin dans une famille juive assimilée et exilé

utopique d’un monde meilleur, nous retracerons ce mouve-

en France à partir de 1933, critique le progrès. Il le compare à

ment de « retour à la terre » à l’aide de quelques exemples

une tempête incontrôlable qui pousse « l’Ange de l’Histoire »

des débuts du XXe siècle, afin de mettre en perspective le

vers l’avenir, bien que ce dernier veuille se tourner vers le

courant contemporain d’un exode urbain motivé par l’an-

passé pour en relever les décombres. Benjamin a puisé là son

goisse du changement climatique et la volonté de décélérer.

inspiration dans un tableau de Paul Klee qu’il avait acquis au début des années 1920 :

Mise en doute du « progrès » 

« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus.

Ce chapitre aborde la notion de progrès, « processus de per-

Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner

fectionnement constant et croissant […] dans les mains des

de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont

hommes qui le planifient et l’exécutent  », qui fait désormais

écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est

l’objet de critiques de plus en plus nombreuses. Au postulat

à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage

1

de Leibniz, selon lequel « le progrès est dans la perfection

est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne

infinie2 », et à l’idée de Rousseau d’une perfectibilité de

d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique

l’homme (notamment s’il est en contact avec la nature), Kant,

catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et

nous l’avons évoqué, avait déjà opposé l’existence d’un dé-

les précipite à ses pieds. Il voudrait s’attarder, réveiller les

calage entre la vitesse du progrès technique et la lenteur de

morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du

la morale humaine : « Mais la constitution morale de l’huma-

paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes,

nité qui boitille toujours à sa suite […] finira un jour (comme on

si violemment que l’ange ne peut plus les refermer.

pourrait l’espérer sous la conduite d’un sage ordonnateur du

Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir

monde) par la rattraper et la dépasser, elle qui, dans sa

auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines

course précipitée, s’égare et trébuche souvent 3. » Au siècle

devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que

des Lumières, Kant était convaincu que dans cette course ef-

nous appelons le progrès4. »

frénée entre la morale et le progrès, qui inclut le consumérisme

64

Retour à la terre

Chez Benjamin, les ruines causées par la marche du progrès

Notes : page 94

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conservent donc une mémoire à même d’interrompre le

communauté qui renoue

cours catastrophique de l’histoire. L’ange veut décélérer le

avec la nature ? De fait,

temps pour s’arrêter afin de relever les ruines, en vain. Cette

dans l’espace anglophone

critique du progrès cherche à sortir de la dynamique d’accé-

et germanophone de la fin

lération qui entraîne l’humanité vers un avenir effrayant. C’est

du XIXe et du début du

là l’un des nombreux textes confiés par Walter Benjamin à

XXe siècle, la nature est au

Hannah Arendt, après avoir fui le camp d’internement du sud

premier plan de cette am-

de la France où il était détenu en tant qu’Allemand. Dans son

bition de renouveau por-

désespoir, il se suicide probablement peu après, en septembre

tée par le désir d’une

1940, coincé près de la frontière espagnole. Hannah Arendt

réconciliation de l’homme

enverra ces manuscrits à New York, où ils seront publiés en 1942.

avec son environnement,

Devant la montée du fascisme, Benjamin médite sur l’histoire

qui s’exprime dans la vision

et le temps et remet en cause la conception linéaire du progrès :

idéale d’une « ville-campa-

« L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers

gne » (Town-Country), ou

Paul Klee, Angelus Novus, 1920, aquarelle à l’encre de Chine et pastel gras sur la gravure jaunie d’un portrait de Luther du XIXe siècle

l’histoire est inséparable de celle d’un mouvement dans un

de cité-jardin. Celle-ci n’est

temps homogène et vide. La critique de cette dernière

pas conçue comme une

idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de

opposition entre ville et campagne, mais plutôt comme une

progrès en général5. »

ville idéale qui assimile la campagne et retourne à la nature.

Sa mise en doute de la linéarité du progrès englobe aussi

Pour ce mouvement, qui repose sur une forte empathie col-

l’exploitation de la nature. Selon la conception marxiste de

lective, il fallait inventer des formes urbaines et architecturales

Benjamin, le travail, « tel qu’on le conçoit à présent », ne

adéquates. Ces modèles holistiques créent un véritable « cos-

devrait pas se résumer « à l’exploitation de la nature, exploi-

mos » qui rétablit une résonance entre l’homme et son envi-

tation que l’on oppose avec une naïve satisfaction à celle du

ronnement et rend possible la construction d’une société

prolétariat  », écrit-il en se référant à Josef Dietzgen, figure

coopérative basée sur l’action commune. Quelles formes pren-

importante de la social-démocratie allemande, pour qui la

nent ces modèles sociétaux ? Par quels moyens peut-on forger

nature « "est offerte gratis"7 » et entièrement au service de

un esprit collectif ?

6

l’homme. Face à cette conception positiviste du monde, Benjamin défend plutôt l’idée de Joseph Fourier qui associait

Les exemples présentés dans ce chapitre contiennent des

la question de la nature à l’idée d’un travail sociétal ayant du

réflexions sur la nature et la finalité du progrès. Il y est égale-

sens  ; l’exploitation de la nature devrait être subordonnée à

ment question du statut de la nature (à la fois la nature d’agré-

l’intérêt collectif (et non pas spéculatif). Cette conception,

ment et la nature productive) face à la croissance incontrôlée

qui englobe à la fois la nature et un travail utile à l’ensemble

des villes industrielles. Les projets sont porteurs d’une critique

de la société, était déjà largement répandue dans le mouve-

de l’indifférenciation de l’espace urbain régie par une dynami-

ment de réforme anglais de la fin du XIX siècle, qui s’opposait

que capitaliste purement spéculative ; ils proposent des espa-

à la dynamique illimitée du processus d’industrialisation altérant

ces de vie différenciés et structurés par des « formes fortes9 »,

drastiquement les villes et les campagnes.

destinées à la collectivité. Nous allons présenter quatre propo-

Le progrès, généralement associé à cette dynamique, est un

sitions qui reposent sur un questionnement fondamental :

vecteur qui tend vers l’infini. Mais la morale ne correspondant

comment trouver une forme combattant l’informe d’une ville

plus à un progrès qui s’est progressivement affranchi de toute

moderne qui efface les espaces collectifs ? Comment penser

moralité pour ne plus suivre que sa propre trajectoire du « tou-

un contre-modèle qui soit à la fois macrocosmique, suffisamment

jours plus », il fallait redéfinir le concept de progrès et chercher

fort pour lutter contre les dynamiques en cours, tout en étant

de nouvelles formes de stabilité, en partant de la nature, y compris

déclinable en de multiples expériences microcosmiques per-

la nature humaine. Comment et sur quelle base créer une

mettant d’établir très concrètement une autre relation au monde ?

8

e

Notes : page 94

Une manière de décélérer le temps

65

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 66

Ebenezer Howard : la cité-jardin comme modèle de ville agricole moderne, 1898

au public. Loyers très bas. Salaires élevés. Impôts modérés. Travail en abondance. Vie économique. Pas de travail à

La cité-jardin, imaginée par Ebenezer Howard (1850 –1928),

domicile. Place aux esprits entreprenants. Capitaux abondants.

nous servira de point de départ, car elle a servi de modèle

Eau et air purs. Bons égouts. Habitations claires. Grands jardins.

par la suite à de nombreux projets urbains. Aujourd’hui, nous

Pas de fumées. Pas de taudis. Liberté. Coopération. Harmo-

associons généralement ce terme à une simple forme d’habitat

nie sociale11. »

et avons tendance à oublier la philosophie inhérente au con-

Avec son projet, Howard propose un compromis pour remédier

cept de cité-jardin, pourtant révolutionnaire d’un point de

aux inconvénients des deux modes de vie. Pour ce faire, il con-

vue sociétal ; face aux crises contemporaines, il suscite un

fère à la campagne les qualités de la ville et réciproquement, à

regain d’intérêt. En réaction aux effets dévastateurs de la

la ville les qualités de la campagne. Ainsi, il fait retourner la ville

Révolution industrielle – l’insalubrité des villes recouvertes de

à l’état de nature et il élève la campagne à l’état de culture, en

suie noire, leur surdensification, et la misère des ouvriers –

renversant complètement les logiques urbaines traditionnelles.

Ebenezer Howard mène, dans le contexte londonien de la fin

L’ennui rural est ainsi dépassé par la culture et l’éducation, dans

du XIX siècle, une réflexion très approfondie sur le lien entre

un nouvel ordre sociétal où chaque individu participe à la vie

la ville et la campagne. Il veut ralentir la dynamique spécula-

collective.

tive en cours en proposant un modèle communautaire alterna-

L’organisation spatiale idéale repose sur un principe circulaire

tif dans les zones rurales.

avec un jardin au centre, autour duquel sont disposés la mairie,

La cité-jardin, véritable modèle de mixité sociale, doit agir

les équipement culturels et l’hôpital, entourés d’un grand « parc

comme un aimant en attirant à la fois les populations de la

central ». Celui-ci est bordé d’une galerie commerçante entière-

ville et celles de la campagne. Pour illustrer cette idée, il

ment vitrée, appelée « Crystal Palace ». Autour de celle-ci s’étend

conçoit le diagramme des « Trois Aimants » qui représente la

un quartier résidentiel structuré par des avenues, dont la plus

ville, la campagne et ce qu’il appelle la « ville-campagne »

large et la plus majestueuse, en forme de parc circulaire, com-

(Town-Country), avec leurs avantages et leurs désagréments

prend les écoles. Le dernier anneau est constitué d’usines direc-

respectifs. Au déséquilibre flagrant entre la ville et la campagne,

tement desservies par une ligne de chemin de fer périphérique

Howard répond par le modèle idéal de la « ville-campagne10 »,

reliée aux grandes lignes. Un véritable microcosme ayant son

la cité-jardin, qui cumule idéalement tous les avantages :

fonctionnement propre, tout en étant connecté au monde extérieur.

e

Ebenezer Howard, in : Tomorrow – A peaceful Path to Real Reform, 1898, « Les trois aimants » 66

« Beauté de la nature. Société. Champs et parcs accessibles

Retour à la terre

« Villes sociales », diagramme du réseau de la cité-jardin

« Garden-City », diagramme de la cité-jardin et des terres agricoles

Notes : page 94

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Un modèle politique

produits et le mode de production de manière plus équitable

Howard est très attentif à la manière dont le bien commun du

et plus sociale.

sol doit être géré, puisqu’il veut lutter contre la spéculation.

Cherchant à remédier aux défauts du capitalisme, Howard veut

Il affirme une vision politique forte, qui porte sur la réforme

réguler le marché pour éviter la surproduction et les pertes

du droit foncier ainsi que sur l’augmentation du pouvoir des

commerciales. Ainsi, les commerces du « Crystal Palace »

municipalités et de l’État dans le processus d’urbanisation.

seraient soumis au contrôle municipal qui établit un numerus

Il envisage même de réformer les banques dans un sens plus

clausus afin de les préserver de la concurrence, tout en pro-

social ; elles verseraient leurs bénéfices à la caisse municipale

tégeant les consommateurs qui pourraient, s’ils étaient mé-

et seraient contrôlées par les autorités de la ville . C’est une

contents des produits ou des prix, demander qu’un autre

vision ancrée dans son temps. Rappelons que Marx a publié

commerce spécialisé dans le même domaine obtienne l’auto-

Le Capital en 1867, 31 ans avant la publication du projet de

risation de s’installer dans la cité. Ce système régulateur qu’il

Howard. Sur le communisme, Howard a une position mitigée :

appelle « principe de l’option locale » pourrait, dans un pre-

« C’est un principe excellent et nous sommes tous commu-

mier temps, s’appliquer à « la création de boulangeries et

nistes dans une certaine mesure, même ceux qui frémiraient

blanchisseries municipales15 », avant d’être généralisé. Ainsi,

si on le leur disait. Car nous croyons tous au communisme en

la cité-jardin offrirait de meilleures conditions que les villes

matière de routes, de parcs, de bibliothèques. Mais si le

existantes. Ni « communisme absolu16 » ni socialisme radical

communisme est un principe excellent, l’individualisme ne

(qui impliquerait un monopole étatique rigide), le modèle

l’est pas moins13 ».

idéal de Howard est un mélange original entre les aspects

Il défend aussi la nécessité du principe de concurrence pour

communautaires et les aspirations individuelles, entre la ré-

stimuler l’action humaine, notamment dans la manière de cul-

gulation sociale et la liberté individuelle soumise au principe

tiver la terre, puisque la productivité rapporte à la commune

de la concurrence.

une bonne rente foncière, essentielle à son fonctionnement.

En fait, Howard s’inspire de la théorie politique de Thomas

Cependant, la concurrence ne devrait pas conduire à un

Spence (1750 –1814), un démocrate radical qui, à la suite

système d’exploitation ; les entrepreneurs « sont bien en-

d’un conflit de biens communaux à Newcastle à la fin du

tendu soumis à la loi générale et tenus de procurer à leurs

XVIIIe siècle, imagine une réforme agraire basée sur la collecti-

ouvriers des conditions de travail normales en fait d’espace

visation de la terre et la formation de communautés paroissiales

et d’hygiène  ». L’objectif est d’améliorer la qualité des

autonomes, où une seule taxe serait à payer, la taxe foncière

12

14

pour la paroisse, proportionnelle à la surface et à la qualité du terrain que chacun occupe17. Celle-ci permettrait de financer les infrastructures et édifices communs, ainsi que l’administration et les aides pour les pauvres. Howard s’intéresse également aux premiers écrits de son contemporain Herbert Spencer (1820 –1903). Avant de devenir libéral, Spencer avait fait la promotion de la réforme agraire de Thomas Spence et défendu la « loi générale de la liberté égale pour tous18 ». Contrairement à ces modèles, Howard n’envisage pas l’expropriation des propriétaires terriens à l’échelle nationale, il propose l’achat d’un « terrain nécessaire à l’établissement du système sur une petite échelle19 », et dans un second temps seulement, l’extension du projet ; il remplace la paroisse de Spence par la municipalité, qui est l’unique propriétaire foncière20 et décide entièrement de la nature de ses investis« Ward and Centre Garden-City », segment du plan de la cité-jardin

Notes : page 94

sements. Son modèle repose donc sur une sorte de commu-

Ebenezer Howard : la cité-jardin

67

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 68

nautarisme socialiste teinté d’un certain libéralisme, dans le-

Cette forme géométrique puissante lui permet de concevoir

quel la commune et l’État sont les garants d’une économie

un contre-modèle sociétal résistant à la dynamique expansive

sociale.

de la ville. Telle une forteresse, la cité-jardin s’oppose à la

Il suggère de réformer les structures de production et de

spéculation foncière et développe en son sein une hétérotopie

vente en introduisant des modes de fonctionnement coopé-

avec sa propre organisation spatiale, temporelle et sociale.

ratifs dans lesquels les ouvriers et les employés de commer-

La figure circulaire de la cité-jardin représente un idéal, dont

ces participent aux bénéfices, et sont ainsi encouragés à faire

la configuration spatiale peut cependant s’adapter à différentes

de leur mieux : « Cette mesure pourrait se généraliser et la

situations. Il s’agit donc davantage d’un schéma spatial que

distinction entre patron et employé s’effacerait graduellement

d’une forme urbaine figée, un schéma qui donne forme à un

par le simple fait que tous deviendraient des coopérateurs . »

concept sociétal.

Sa conception du progrès est fondée sur l’idée d’une société

Ce modèle utopique se concrétise quelques années plus tard,

plus égalitaire, autogérée et autosuffisante, sans être pour

en 1903, à Letchworth, et Howard sera lui-même l’un des

autant fermée sur elle-même, bien au contraire.

premiers résidents de cette cité-jardin. Cette dernière connaît

Pour ce faire, il commence par raisonner à l’échelle de la

vite un grand succès, une deuxième est construite à Welwyn

cité-jardin, tout en envisageant pour plus tard un modèle de

en 1919 (les deux sont aujourd’hui intégrées à Londres), et

croissance à l’échelle nationale22. Il part du principe que,

de nombreuses autres suivront dans toute l’Europe.

grâce à ses grandes qualités, la cité-jardin attirera tant de

Par son approche holistique, la cité-jardin n’est pas sans rap-

monde qu’il faudra l’agrandir, non pas en transformant les

peler le concept de résonance de Hartmut Rosa : la possibilité

terres agricoles environnantes en zones résidentielles, car

d’agir y devient une composante essentielle, c’est une société

celles-ci sont indispensables pour nourrir la cité, mais en multi-

où chacun trouve sa place et son rôle. Ce modèle urbain,

pliant les cités-jardins. Ces dernières doivent être suffisamment

sociétal, politique et esthétique est l’expression de la quête

espacées les unes des autres, des lignes de chemin de fer les

de résonance déjà signalée dans une société en crise :

relient en quelques minutes, formant un réseau de plus petites

l’habitat, le travail, l’agriculture, les loisirs et la culture, con-

cités-jardins organisées autour de grands pôles, comme des

vergent harmonieusement vers le même idéal.

satellites en orbite autour de leur planète.

Mû par son engagement à la fois social et écologique,

Le modèle de la cité-jardin va à l’encontre de la dynamique

Howard a fondé son modèle urbain sur des théories politi-

d’accélération induite par l’industrialisation ; il développe sa

ques différentes, voire contradictoires. C’est peut-être là ce

propre dynamique de croissance, puisque la production in-

qui fait justement la force de son modèle, sa capacité à aller

dustrielle, pour en accroître la viabilité et l’extensibilité, est

au-delà des doctrines. Preuve en est le fait que de nombreu-

incluse dans son fonctionnement, mais selon d’autres principes

ses cités-jardins ont vu le jour dans plusieurs pays grâce à

et règles sociétales. Howard veut faire « décélérer » la dyna-

des acteurs ayant pourtant des orientations politiques

mique industrielle capitaliste et l’infléchir vers une autre

différentes, communistes, socialistes ou libérales. Mais cette

forme de progrès qui repose sur une économie circulaire, et

ouverture est aussi une faiblesse, lorsque, avec le temps, la

non plus linéaire. L’« horloge » de la cité-jardin, si l’on peut

dimension communautaire et politique s’estompe et s’affaiblit,

dire, cherche à ralentir le temps, à s’extraire du processus

et que la cité-jardin initiale (fondée sur un fonctionnement

d’accélération, en créant ses propres temporalités et règles

coopératif) finit par devenir une sorte de jardin d’Éden

de fonctionnement, un espace-temps « parallèle » en quelque

de la propriété privée où chacun célèbre triomphalement

sorte. En appuyant sa réflexion sur des arguments économi-

son chez soi parfaitement isolé des autres.

ques, financiers, sociaux et environnementaux, Howard conçoit

Après la présentation du modèle théorique, nous allons voir

un modèle holistique qui conteste la croissance urbaine telle

comment la cité-jardin de Howard a été déclinée dans trois

qu’elle se déploie à son époque. Pour symboliser ce « retour

pays germanophones, dans le marasme économique et social

à la terre », il recourt à la figure du cercle, forme parfaite qui

qui suit la Première Guerre mondiale. Bien qu’ils aient le

combat l’informe et la dispersion de la ville industrielle.

même modèle de référence, Adolf Loos et Margarete

21

68

Retour à la terre

Notes : page 94

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 69

Schütte-Lihotzky en Autriche, Hannes Mayer en Suisse et

(comme en Russie) – une mesure à forte dimension politique,

Bruno Taut en Allemagne font trois propositions architecturales

sociale et environnementale. Margarete Schütte (1897– 2000),

contrastées, réagissant différemment à la crise selon leur

future Schütte-Lihotzky, conceptrice de la fameuse cuisine de

contexte politique, social et économique respectif. Rappe-

Francfort dans les années 1920, alors tout juste diplômée, ne

lons que dans le domaine de l’architecture (comme ailleurs),

tarde pas à le rejoindre. Ernst Egli, Josef Frank, Emil Krause,

il ne peut y avoir une seule « réponse » à la crise, il n’y a pas

Hugo Mayer et nombre d’autres s’investissent également

de solution miracle et universelle qui résoudrait tous les pro-

dans la construction de nouvelles cités ouvrières avec des

blèmes. La cité-jardin de Howard a pu apparaître comme un

jardins de subsistance. Reste à définir comment la réduction

modèle idéal, mais, très gourmande en surface, elle restait

nécessaire de la surface du modèle de Howard pourra être

largement utopique en termes d’espace et d’extension. On

entreprise.

notera avec intérêt que son organisation sociétale, fondée

Loos a immédiatement compris que l’essentiel n’est pas tant

sur un principe coopératif et démocratique, a toujours été

la maison que le jardin, qui permet aux gens de se nourrir,

reprise dans un contexte de crise aiguë, moment d’urgence

mais aussi de canaliser leurs pulsions destructrices. Il est con-

où la réorganisation bottom-up semble plus que jamais

vaincu que le jardin peut rétablir l’équilibre psychique des

adaptée à la reconstruction d’une société nouvelle.

ouvriers, qui ne connaissent que la production en usine et la division du travail et ne disposent d’aucun espace défouloir. Or, pour être équilibré, il faut pouvoir construire et détruire :

Adolf Loos et Margarete Schütte-Lihotzky : la Maison avec un mur et son jardin de subsistance, 1920

« Le travail horticole est le complément destructeur [sic !]

Dans le contexte de réduction spatiale radicale du modèle

une pulsion de destruction quand on arrache à la terre ses

de Howard, nous devons tout d’abord mentionner Adolf Loos

fruits pour se nourrir. C’est pourquoi Loos plaide pour que le

(1870 –1933). En effet, ce dernier s’investit, comme bon nom-

droit de posséder un jardin soit exclusivement réservé aux

bre de ses contemporains, dans la construction de cités-jardins

ouvriers, privés de cet équilibre puisque le travail en usine

pour les ouvriers après la Première Guerre mondiale, à un

est seulement constructif.

absolument nécessaire pour tout ouvrier productif. Sans cela, il périt intellectuellement et physiquement23 ». Le jardinage peut donc procurer un plaisir puisqu’il permet de satisfaire

moment où la pauvreté est telle que les plus démunis (no-

« Quand on veut, comme moi, éviter les révolutions,

tamment les anciens combattants) ont commencé à déboiser

quand on est évolutionniste, on doit réfléchir à ceci : la

de manière anarchique les forêts autour de Vienne pour y

possession d’un jardin particulier est une provocation, et

construire des cabanes de fortune avec des jardins vivriers.

quand on ne marche avec son temps, on est responsable

Comme l’Autriche n’a pas seulement perdu la guerre, mais

des révolutions ou des guerres à venir. Je dis donc que les

qu’elle a dû céder aussi une grande partie de son territoire,

seuls à avoir droit de posséder un jardin individuel seront

la misère y est encore plus grande que dans les autres pays

ceux qui le cultivent, les jardiniers des cités ouvrières24. »

européens. Ému par les manifestations de l’association des

En ce moment d’instabilité sociale et de pauvreté extrêmes,

« colons » (Siedlerbewegung, nom allemand du mouvement

il choisit d’attribuer une maison et un jardin aux plus démunis,

des plus pauvres luttant pour l’obtention de terrains cons-

et exclusivement à eux. C’est un acte éminemment politique,

tructibles à vocation agricole, en référence à la colonisation

qui ne reste pas sans contestation du côté des communistes,

du territoire), Adolf Loos décide de prendre fait et cause

pour qui la révolution est d’abord un outil pour changer la

pour eux et se présente aux autorités de la ville de Vienne,

société, et non pour la maintenir à flot. Friedrich Engels

qui avait mis en place un nouveau service (Siedlungsamt)

écrit dans Zur Wohnungsfrage (La question du logement),

chargé de gérer ce mouvement bottom-up aux traits anarchi-

publié en 1872, que le lien entre la maison et le jardin offre

ques. L’enjeu est alors de protéger la ceinture verte, considérée

à la classe ouvrière une base de sécurité et de confort, mais

comme le « poumon de Vienne », et d’éviter une révolution

il dénonce aussi sa « nullité intellectuelle et politique25 ».

Notes : page 94

Adolf Loos et Margarete Schütte-Lihotzky : la Maison avec un mur

69

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Ce qui explique que la classe dominante rêve d’une classe

Optimisation et réduction

ouvrière qui serait propriétaire de ses maisons car « l’associa-

« La maison doit être conçue à partir du jardin29 », dit Loos,

tion de la petite culture et de l’industrie, la propriété d’une

en proposant là aussi une stricte réduction à l’essentiel, en

maison, d’un jardin et d’un champ, le logis assuré, tout cela

corrélation avec la réalité sociale. « À cette époque, huit à

devient aujourd’hui, sous le règne de la grande industrie,

neuf personnes logeaient dans une chambre », témoigne

non seulement la pire entrave pour le travailleur, mais aussi le

Margarete Schütte-Lihotzky dans son autobiographie, « il n’y

plus grand des malheurs pour toute la classe ouvrière  ».

avait guère d’enfant qui ne dût partager son lit avec un ou

Loos voit les choses différemment, car dans le cas de Vienne,

deux de ses frères et sœurs30. » Très impliqués dans les réfle-

ce ne sont pas les industriels qui construisent des cités pour

xions sur la fonctionnalité de l’espace de vie des ouvriers,

les ouvriers et les mettent ainsi dans une certaine dépendance,

elle conçoit avec Loos une maison hautement fonctionnelle

mais les ouvriers eux-mêmes, avec leur propre force de travail.

avec une seule pièce chauffée servant de séjour-cuisine, le

26

C’est un acte émancipatoire. Il constate sur un ton qui lui est

feu du foyer étant l’élément crucial, et là, « c’est encore une

propre (toujours un peu décalé mais sérieux sur le fond) :

fois la joie de la destruction qui [le] pousse à s’asseoir près

« Je suis communiste. La seule différence entre moi et un

de la cheminée et à regarder les bûches se consumer les

bolchevik est que je veux faire de tous les hommes des

unes après les autres31. » Attenante à cette pièce principale

aristocrates, alors que lui veut faire de tous les hommes des

se trouve une petite pièce auxiliaire qu’ils appellent la

prolétaires . »

« plonge » (Spülküche). Elle sert à éplucher les légumes, à

Les plans dessinés par Loos pour la cité ouvrière ressemblent

laver la vaisselle et le linge et à faire sa toilette. Dans un

à des plans horticoles, où chaque mètre carré est entièrement

souci d’optimisation, Margarete Schütte-Lihotzky conçoit un

dédié au jardinage, le loisir n’étant admis que dans les jardins

bac en béton multifonctionnel avec différentes profondeurs,

collectifs. Afin d’assurer une productivité maximale, le contrôle

qui sert à la fois d’évier, de lavoir et de baignoire, avec une

de l’exploitation des terres est exercé par l’administration

planche en bois rabattable et utilisable comme plan de travail

de la coopérative. Avant d’obtenir le droit de construire une

et comme planche à laver le linge. La « plonge » donne di-

maison, le « colon » doit d’abord prouver qu’il est capable

rectement sur une petite terrasse extérieure afin de pouvoir

de s’occuper correctement de son potager, et si ce n’est

travailler dehors. Un garde-manger (idéalement enterré) permet

pas le cas, il peut même être exclu28. En effet, le jardin doit

de conserver les légumes. La maison comprend ensuite une

assurer avec trois récoltes la survie des habitants, et les places

basse-cour, une remise, des cabinets (toilettes sèches) et un

sont prisées.

potager avec un compost. « Tous les déchets, excréments

27

humains compris, sont nécessaires à la préparation du sol32 »,

À gauche : Travail des femmes, 1921, à droite : Basse-cour, 1924, photo : Josef Derbolav Machovsky. Les 543 maisons mitoyennes de la Cité ouvrière Rosenhügel à Vienne ont été construites d’après les plans d’Emil Krause et Hugo Mayer, selon le plan directeur d’Adolf Loos.

70

Retour à la terre

Notes : page 94

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précise Loos. À l’étage de la maison se trouve un dortoir divisible en deux ou trois parties pour séparer les parents, les filles et les garçons. Il est volontairement bas de plafond et doté d’un simple plancher de lattes en bois pour réduire les coûts de construction et de chauffage, l’espace entre les lattes favorisant la montée de l’air chaud et « pour chauffer les chambres supérieures, on ouvrira les portes peu avant l’heure du coucher pour permettre à la chaleur d’entrer ». Afin d’empêcher empêcher que les propriétaires ne sous-louent une pièce à quelqu’un d’extérieur, Loos opte pour une liaison directe avec le salon, comme dans les maisons bourgeoises, plutôt que pour le modèle anglo-saxon avec accès direct depuis l’entrée33 : « Si un [éventuel] locataire doit d’abord passer par la salle de séjour commune, le propriétaire n’hésitera plus : il ne voudra pas d’étranger chez lui34 », argumente-t-il dans son élan réformateur. La Maison avec un mur Adolf Loos et Margarete Schütte-Lihotzky élaborent différents types de maisons pour terrain plat ou en pente, avec ou sans cave ; ils conçoivent un type standard et un type d’angle, orienté nord-sud et est-ouest. Avec très peu de moyens, les

Adolf Loos, « Autosubsistance » : schéma de disposition des microlotissements. Plan masse d’un lotissement avec quatre types de maisons de différentes tailles, un jardin productif commun avec un bassin à poissons, une ferme d’animaux, un compost collectif ; un pâturage collectif ; un terrain de sport

ouvriers peuvent acheter auprès de l’association coopérative les plans de maisons avec les détails constructifs pour les fenêtres, les portes et les jonctions de toit. Pour construire ces maisons ouvrières, Adolf Loos conçoit un système d’autoconstruction « qui ne demande pas plus de savoir-faire que de savoir enfoncer un clou35 ». Son concept breveté de « Maison avec un mur » repose sur l’idée d’intervertir le système porteur : ce ne sont plus les façades, mais les murs latéraux qui portent les charges. Quand les maisons sont construites en bande, chaque habitant n’a plus à construire qu’un seul mur porteur latéral, car l’autre est construit par son voisin. Les deux façades côtés rue et jardin ne sont pas porteuses (elles sont donc sans fondations) et peuvent être constituées d’un double bardage en bois, assurant un minimum d’isolation grâce à la lame d’air entre les deux couches (comme dans une maison américaine de cette époque). On découpe ensuite les ouvertures afin d’y insérer les fenêtres et les portes, fixées à des cadres qui servent également de support pour les lattes du bardage que les habitants doivent eux-mêmes clouer dessus. Le mode d’emploi pour la construction de ces maisons est simple et rudimentaire.

Adolf Loos, Plan pour une maison d’angle, 1918

Notes : page 94

Adolf Loos et Margarete Schütte-Lihotzky : la Maison avec un mur

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sociale » Eugenie Schwarzwald installe en 1921 l’une de ses cuisines collectives (Gemeinschafts- und Ausspeisungsküche), une œuvre d’entraide sociale destinée à nourrir les plus démunis. La construction de ces cités ouvrières est surtout assurée par les femmes et les enfants. Dans son reportage sur la Vienne d’après-guerre, l’écrivaine américaine Solita Solano décrit avec étonnement cette activité qui, par son ampleur, ne peut être réalisée que de manière collective : « C’est pourquoi des milliers de femmes et d’enfants travaillent sans relâche à la construction de différents lotissements à la périphérie de Vienne et gagnent ainsi leur future habitation : ils cuisent des briques, creusent des fondations, tamisent du sable et remuent du mortier. Le samedi et le dimanche, les hommes les rejoignent et travaillent depuis l’aube jusqu’à la tombée de la nuit37. » C’est ainsi qu’entre 1920 et 1923, environ 3 000 maisons ont été construites au sein de quelque 40 cités ouvrières, avant que la municipalité ne prescrive la construction de cités ouvrières en forme d’îlots urbains à plusieurs étages, les fameuses icônes de la « Vienne rouge ». Pour conclure, on peut dire que le travail collectif en autoconstruction, le mode constructif simplifié de la maison, l’optimisation de l’espace de vie ainsi que du jardin potager sont les quatre caractéristiques principales des cités-jardins ouvrières viennoises, bien plus minimalistes que celles de Adolf Loos, Mode de construction de la « Maison avec un mur »

Hannes Meyer en Suisse ou de Bruno Taut en Allemagne, lesquels disposent alors de moyens nettement supérieurs.

Les maisons ne sont pas financées par des fonds publics,

Face à l’urgence sociale, Loos et Schütte-Lihotzky développent

mais par les économies que chaque personne réalise en

un modèle d’habitat adapté à la crise. S’opposant au modèle

vendant les produits de son jardin. Elle reçoit néanmoins de

de la maison bourgeoise traditionnelle de leur époque, si

la part de l’État un « nucleus de maison36 », qu’on peut com-

éloignée de la réalité économique et des véritables besoins

pléter d’éléments de construction au fur et à mesure des

des ouvriers, ils tentent d’introduire une autre forme de culture

ventes hebdomadaires, jusqu’à ce que la maison soit achevée.

et une conception du progrès fortement inspirées par la

Le « nucleus de maison » est donné aux ouvriers non en

modernité anglo-saxonne. Tout en regardant vers l’avenir, ils

échange d’argent (ils n’en ont pas), mais de 3 000 heures de

décident – comme l’ange de Benjamin – de s’arrêter dans

travail investies dans la construction des espaces communs

le temps présent pour construire un « monde nouveau » sur

de la coopérative d’habitat.

les ruines du passé, à partir de rien ou presque.

Pour la Siedlung Friedensstadt (Cité de la paix), construite sur un terrain boisé qui a été occupé par les invalides de guerre en 1918, Loos conçoit une maison communautaire (Gesellschaftsgebäude) avec de généreux espaces extérieurs agencés autour d’un lac, avec un château d’eau et une école à proximité. Dans la maison communautaire, la « réformatrice

72

Retour à la terre

Notes : page 94

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Hannes Meyer : Siedlung Freidorf, Muttenz, 1919 –1924

novembre 1918 à une grève générale, qui est suivie par 250 000 personnes et à laquelle l’armée met violemment fin. Ces événements menacent de porter atteinte à la « paix so-

La cité-jardin Siedlung Freidorf, aux abords de Bâle, est conçue

ciale ». Il faut trouver des solutions pour améliorer les condi-

par l’architecte suisse Hannes Meyer (1884 –1954) dans un

tions de vie des travailleurs, notamment pour les loger et les

contexte d’après-guerre difficile, mais moins préoccupant

nourrir. Pendant la guerre, la Fédération nationale des coo-

qu’ailleurs, car la Suisse a été préservée des bombardements

pératives de consommation (Verband schweizerischer Kon-

et épargnée sur le plan économique, grâce à sa neutralité et

sumvereine, V.S.K.), qui comprend à l’époque environ 12 000

à son système bancaire. De plus, le système coopératif y

coopératives gérant leurs propres magasins (aujourd’hui

était très développé et offrait de meilleures conditions de vie

Coop), a vu augmenter le nombre de ses membres (car leurs

à la population. Cette cité-jardin repose elle aussi sur le prin-

produits étaient alors bien moins chers), et a ainsi pu tripler son

cipe de la coopérative agricole. Comme Adolf Loos, le jeune

chiffre d’affaires. Après la grève générale, une loi fiscale est

Meyer s’inspire des idéaux d’Howard, bien qu’il les formule

adoptée qui pousse les coopératives à investir le capital gagné

différemment. Il écrit une sorte de manifeste poétique pour

dans des projets d’habitat à but non lucratif, afin d’améliorer

les coopératives d’habitat, garantissant de meilleures condi-

les conditions de vie des ouvriers.

tions de vie à une population qui peut alors s’auto-organiser socialement, économiquement et politiquement.

Une vie d’engagement

À ses yeux, cette forme d’émancipation est une nécessité en

En 1919, Hannes Meyer, alors âgé de 30 ans, est chargé par

ces temps de crise. En quoi consiste chez lui la décélération,

Bernhard Jäggi (1869–1944), président de la Fédération natio-

et qu’entend-il par « progrès » ? Meyer est déterminé à freiner

nale des coopératives de consommation (V.S.K.), de construire

la dynamique capitaliste, axée sur le profit et la spéculation

une cité-jardin agraire coopérative à Muttenz, dans la banlieue

foncière, car il ne voit aucune forme de progrès possible avec

de Bâle. Dans ce concours, Meyer est préféré à Hans Bernoulli39,

le capitalisme. C’est pourquoi il veut construire une nouvelle

pourtant bien plus âgé et expérimenté que lui, en raison de

société fondée sur des principes coopératifs. Son manifeste,

son enthousiasme pour le mouvement coopératif, essentiel

ses réalisations architecturales et ses projets didactiques pour

pour un tel projet. Maçon et dessinateur de formation, Hannes

l’association des coopératives donnent naissance à une es-

Meyer a travaillé pendant ses années d’apprentissage dans

thétique fondée sur l’idée de partage qui, pour lui, est avant

l’agence d’Emil Schaudt à Berlin, où il a participé à la planifi-

tout une expérience collective et politique. Cette notion

cation de la cité-jardin Falkenberg. Après sa rencontre avec

englobe tout : l’expérience sociale, le « partage du sensible » (pour reprendre les mots de Rancière) comme expérience esthétique et spatiale, jusqu’à la dimension constructive, où l’idée du collectif se traduit par une standardisation qui crée un « esprit unitaire parmi les habitants38 ». De quelle manière Meyer mène-t-il son programme de réduction et de standardisation ? Jusqu’où veut-il aller ? Quelle place reste-t-il à l’individu dans l’univers collectif et standardisé de Freidorf ? Comment espère-t-il inciter les gens à « agir en commun » ? Et quel rôle joue l’esthétique dans cette quête ? Comme la cité jardin autrichienne de Loos et de Margarete Schütte-Lihotzky, celle de Meyer naît dans le marasme économique qui frappe la Suisse pendant la Première Guerre mondiale, et qui touche d’abord la classe ouvrière. La faim, la pauvreté et de piètres conditions de travail conduisent en

Notes : page 94

Hannes Meyer, carte postale « Toutes mes félicitations depuis le Freidorf »

Hannes Meyer : Siedlung Freidorf

73

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particulièrement les mouvements coopératifs. Il s’intéresse également au théâtre et aux pratiques de représentation. En 1913, Meyer fonde sa propre agence à Bâle, mais en 1914, il est appelé sous les drapeaux et ne peut poursuivre ses activités. À partir de 1916, il travaille dans l’atelier de Metzendorf à Munich sur trois cités-jardins (Margarethenhöhe, Hüttenau, Breitenborn), puis pour le cartel industriel Krupp, où il conçoit les plans de la Cité ouvrière Kiel-Gaarden ainsi

Siedlung Freidorf, carnaval

qu’un système constructif enAdolf Damaschke, cofondateur du Deutscher Bund für Boden-

tièrement standardisé. À cette occasion, il étudie les mesures

reform (Ligue allemande pour la réforme de la propriété du

coopératives mises en place par Krupp, par exemple l’organi-

sol, fondée en 1898), il s’enthousiasme pour ce mouvement qui

sation des commerces Konsum, le journal d’entreprise, les

remet en cause la distribution foncière d’alors, fondée sur les

projections de films à des fins éducatives, les expositions

grandes propriétés terriennes. Sur le modèle coopératif,

pédagogiques et les bibliothèques. Ces expériences sont

cette organisation pratique la réforme agraire, inspirée du

très formatrices pour Meyer qui les reprendra dans ses futurs

modèle de la cité-jardin de Howard. Les loyers doivent couvrir

projets. La standardisation y joue un rôle clé, car elle permet

les coûts sans générer de bénéfices, afin d’éviter toute spécu-

de réduire les coûts, mais aussi de créer un « esprit unitaire

lation. Ce type de logement garantit aux habitants des loyers

parmi les habitants41 ».

modestes à vie. Ces structures reposant sur le principe coo-

Avec le projet de la Siedlung Freidorf, Hannes Meyer s’installe

pératif, chaque habitant est partie prenante de la propriété

pour quelques années à Bâle, sa ville natale, avant d’être

du sol, mais aussi de la gestion et de l’entretien des construc-

appelé au Bauhaus de Dessau en 1927. Ce projet de cité

tions. Hannes Meyer se familiarise également avec le mouve-

agraire l’occupe intensément, il doit en gérer le développement

ment Freiland (dont les précurseurs étaient l’économiste

et assurer le chantier, tâche difficile du fait des grèves à répé-

Henry George et, plus tard, le réformateur social Silvio Gesell),

tition et de la pénurie de matériaux de construction, mais

qui défend le principe de l’expropriation pacifique des grands

aussi les aspects coopératifs, qui comprennent la mise en

propriétaires terriens au profit de la collectivité, et dont le

place de l’autogestion bénévole des habitants et divers

Suisse Friedrich Schär , professeur à Berlin et président du

programmes collectifs. Son investissement va d’ailleurs bien

V.S.K. entre 1892 et 1903, se fait le porte-parole.

au-delà, car il y emménage lui-même avec sa femme et ses

Très influencé par les théories du Mouvement de réforme né

enfants (tout comme le fondateur Jäggi). Il est donc pleine-

dans les pays germanophones à la fin du XIX siècle, lui-même

ment engagé dans le développement quotidien de cette

inspiré des modèles anglais (le mouvement Arts and Crafts et

forme de vie expérimentale.

40

e

la Garden City de Howard), Meyer part pour l'Angleterre étudier pendant un an les cités-jardins, leurs structures sociales et

74

Retour à la terre

Notes : page 95

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 75

« Mettre l’homme en contact avec la nature » « L’homme doit être remis en contact avec la nature42 », voilà l’une des idées essentielles de Bernhard Jäggi pour faire face à la crise de logement, car Bâle est surpeuplée, avec des appartements exigus et en mauvais état. Toute sa vie, Jäggi s’est engagé avec sa femme Pauline dans de nombreux projets coopératifs : des magasins, des programmes d’éducation, des foyers d’enfants43, ainsi que la construction de logements. Inspiré par la pédagogie de réforme de Pestalozzi et de Zschokke, fondée sur la trilogie « tête, cœur, main » (Kopf, Herz, Hand), ainsi que par le socialisme utopique de Robert Owen, Jäggi cherche à « établir la paix sociale et la victoire de l’humanisme dans un avenir entièrement coopératif, basé sur le secteur économique privé44 ». Le projet Siedlung Freidorf est le modèle d’une nouvelle forme de « village agricole pour un socialisme coopératif45 », il se présente comme une alternative à l’économie capitaliste. Cette nouvelle forme de vie est fondée sur les idées de

Hannes Meyer, Siedlung Freidorf, plan masse

Henry George et sur celles de Silvio Gesell, auteur de L’ordre économique naturel46 (1916), qui développe le concept éco-

« Imaginez un peu : 150 familles fuient la ville en même

nomique « terre libre, argent libre » (Freiland und Freigeld),

temps. 620 personnes séparées par l’argent, le sexe, les

c’est-à-dire de la propriété commune du foncier et de l’ins-

croyances, les qualités, les capacités, l’esprit et la religion,

tauration d’un système de bail au profit de la collectivité.

mais unies par la volonté de vivre ensemble. 620 personnes

L’« argent libre » est un moyen de paiement stable (non soumis

décident de mener une vie commune, dans une maison

à l’inflation), mais qui se déprécie s’il ne circule pas (pour éviter

commune, sur une terre commune. C’est ainsi qu’a com-

la spéculation). Ces mesures, qui visent à créer un système

mencé l’exode "vers la campagne"49. »

économique plus social, constituent la base de la cité-jardin

Ce projet sociétal a aussi une forte dimension pédagogique,

coopérative Siedlung Freidorf, dont elles inspirent le nom.

car il faut éduquer les gens à l’autogestion. Les discussions

Pour ne pas subir l’inflation, Freidorf avait en effet sa propre

animées entre les membres de la coopérative et ses dirige-

monnaie avec laquelle les habitants pouvaient faire leurs

ants font entièrement partie de cette expérience, comme en

courses dans le magasin coopératif situé dans la maison

témoignent les notes de l’architecte, très impliqué dans ces

commune.

questions. Un dessin de Hannes Meyer sur une carte de vœux

La cité-jardin agraire est entièrement financée par l’association

intitulée « Herzliche Glückwünsche aus dem Freidorf » (Toutes

coopérative suisse à laquelle appartiennent à cette époque

mes félicitations depuis le Freidorf) montre à quel point ce

360 000 familles de consommateurs, qui ont indirectement

projet est associé à un imaginaire paradisiaque : les habitants

contribué, à hauteur de 7 500 00047 francs suisses, « à la libé-

dansent nus comme des putti sur une couronne de nuages

ration d’une brigade populaire [Volkstrupp], précurseur d’un

qui entoure le plan triangulaire de la colonie coopérative.

nouvel esprit en matière d’économie et d’urbanisme contem-

Violes de gambes, trompettes, tambours et rondes (il y avait,

porains  », écrit Hannes Meyer dans son texte de présentation

en effet, un chœur et un orchestre à Freidorf, ainsi que des

de la Siedlung Freidorf en 1920 (publié après son inauguration

fêtes avec des danses collectives) illustrent de façon idyllique

dans la revue suisse Das Werk n° 12 en 1925). Il s’y enthou-

les occupations des habitants de ce jardin d’Éden coopératif.

siasme pour ce puissant mouvement collectif qui regroupe

Hannes Meyer commence son texte de présentation par un

des gens de tous horizons :

postulat qui donne matière à polémique :

48

Notes : page 95

Hannes Meyer : Siedlung Freidorf

75

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« Depuis 1920, la colonie Freidorf, à l’est de Bâle, représente pour l’aviateur comme pour l’ami du peuple un objectif qui leur semble tout rose. Pour le géographe, un nouveau lieu sur la carte Siegfried [atlas de la Suisse] ; pour le bourgeois, un repaire de rouges, mais pas assez rouge pour l’étoile soviétique ; pour l’esthète, une caserne ; pour le croyant, un nid d’athées ; pour l’individualiste, un institut de correction ; pour le commerçant, une tentative de meurtre contre son modèle économique ; et pour le membre de la coopérative, la première coopérative suisse à part entière, une rareté en Europe : c’est tout cela la colonie coopérative Freidorf 50. » Cette « colonie » (Siedlung) s’étend sur huit hectares et demi, elle comprend 150 logements (1919–1921), tous reliés au réseau électrique (un exploit pour l’époque). Des jardins vivriers individuels sont associés à chaque maison et de nombreux espaces verts avec des arbres fruitiers sont accessibles à tous. Au cœur de la cité agricole est placée une maison coopérative (1922–1923), qui réunit une école, un commerce coopératif Co-op, une bibliothèque, des salles de réunion et une grande salle communautaire pour les fêtes, le sport, la musique, etc. Meyer recourt à la métaphore biologique de la cellule et de Hannes Meyer, Siedlung Freidorf, Proposition pour l’aménagement des jardins

la ruche pour décrire cette nouvelle forme d’organisation sociétale et architecturale, dont la devise est « simplicité, égalité, authenticité » : « La cité agraire de Freidorf incarne ainsi cette tentative d’établir une communauté de 150 familles dans une colonie à structure en nid d’abeilles. La stricte organisation interne va de pair avec une structuration tout aussi rigoureuse de l’aspect extérieur, une unanimité entre les colons, la standardisation des maisons, l’homogénéité d’aspect et de couleur des îlots de maisons et l’harmonie de toutes les parties de la maison. Car les piliers de la communauté soutiennent également l’architecture de l’ensemble : simplicité, égalité, authenticité51. » Il spatialise cette structure « cellulaire » dans un système constructif en rangées, qui prend la forme d’un échiquier triangulaire dont les chemins sont tantôt bordés par les habitations, tantôt par les jardins potagers, alternant ainsi les « ruelles de liaison » et les « chemins d’engrais ». Dans cette trame, il insère 150 maisons disposées en miroir de part et d’autre des ruelles et regroupées soit en blocs carrés de deux maisons,

Hannes Meyer, Siedlung Freidorf, Types de maison

76

Retour à la terre

Notes : page 95

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soit en rangées de quatre, huit ou quatorze. Ce savant jeu de

est jugée à l’aune de sa conformité aux standards de la

composition génère de multiples combinaisons spatiales à

Siedlung Freidorf :

partir d’une « cellule » parfaitement normée. « Et chaque

« Une construction cellulaire. Construction type, normalisée,

rangée de maisons est un groupe de personnes sans lien de

standardisée, électrifiée. Quatre types de fenêtres et quatre

sang, un cercle d’entraide dans un quartier qui reste fidèle à

types de portes, mais une seule norme de vitrage pour

lui-même52. »

toutes les 1 742 fenêtres et une seule norme de remplis-

Afin de favoriser la mixité sociale, plusieurs types de maisons

sage pour toutes les 1 350 portes. Un seul modèle standard

sont développés, plus ou moins grandes, dotées de quatre,

pour les 150 baignoires, les 150 fours centraux, les 150

cinq ou six pièces. Elles ont toutes deux jardins (plus ou moins

cuisinières électriques, les 150 lessiveuses, 150 chauffe-eaux

grands), un petit jardin de fleurs devant et un plus grand,

électriques. Une longueur de pièce standard, une hauteur

derrière, qui sert de potager. Conformément au modèle de

de pièce standard, un escalier standard, un auvent de

Howard (mais contrairement aux lotissements ouvriers d’Adolf

verre standard et une cabane de jardin standard. Une

Loos), la Siedlung Freidorf n’est pas destinée à une seule

pente de toit standard, une corniche standard, une descente

classe sociale. À noter que les maisons, même les plus peti-

de gouttière standard, une fosse d’aisance standard.

tes, sont bien plus spacieuses que celles construites au même

Standardisation des boutons de sonnette, des pièces de

moment dans les cités ouvrières en Autriche, car les coopéra-

volet, des verrous de porte d’entrée, des poignées de

tives suisses étaient dans une bien meilleure situation finan-

fenêtres… et chaque fois qu’un colon a un souhait particulier

cière. Les maisons ont toutes quatre murs maçonnés, deux

qui sort de la norme, ce qu’il paye de sa poche devient

étages, des combles habitables et une cave – un véritable

propriété de tous, sans dédommagement ; socialisation du

luxe comparé au standard viennois de la même époque. De

luxe !54 »

plus, l’autoconstruction par les habitants n’est pas envisagée

Cette description montre à quel point tout est planifié et stan-

(ni exigée comme à Vienne).

dardisé pour baisser les coûts, pour homogénéiser l’architecture,

Le jardin est un point important pour Hannes Meyer, mais sa

mais aussi pour encadrer les désirs individuels des habitants.

réglementation est beaucoup moins restrictive que dans la cité ouvrière conçue par Loos, car dans la colonie de Freidorf, même les intellectuels peuvent posséder un jardin. Chacun peut planter ce que bon lui semble (une liberté qui n’existe pas chez Loos, qui fournit des plans précis pour les potagers). À Freidorf, le jardin, surtout celui situé devant la maison, est soumis au contrôle social, exposé au regard d’autrui, ce qui incite tout le monde à en prendre soin : « Son caractère [de l’habitant] – maladroit, esprit pratique, désordonné ou structuré – se reconnaît aisément à la manière dont il cultive son jardin53. » (Chez Loos, le contrôle de l’exploitation des terres est strictement exercé par l’administration de la coopérative. Ce n’est pas le caractère des habitants qui est évalué, comme à Bâle, mais leur capacité à cultiver des aliments – approche nettement plus centrée sur la production.) Standardisation Les textes de Meyer traduisent une fascination obsessionnelle pour la standardisation, qui doit s’appliquer à tout, de la structure de l’édifice jusqu’au moindre détail. Toute demande particulière

Notes : page 95

Siedlung Freidorf, Maison des coopératives, 1924, photo : Theodor Hoffmann

Hannes Meyer : Siedlung Freidorf

77

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Siedlung Freidorf, hall d’entrée et entrée de la Maison des coopératives, 1924, photo : Theodor Hoffmann

Esthétique

verticales, bien que sa matérialité et son langage architectural

Comme le lui demande Bernhard Jäggi, l’esthétique des maisons doit correspondre au « style jurassien  », explique 55

78

ne diffèrent guère de celles des maisons individuelles : « À l’extérieur comme à l’intérieur, [la Maison des coopéra-

Meyer, car une architecture plus abstraite ne serait pas bien

tives] obéit elle aussi à la loi d’unité de l’ensemble de la

accueillie par les habitants, qui associeraient un style trop

colonie ; seul le doublement généralisé des dimensions

épuré à celui d’une caserne. À noter que si tous les éléments

caractérise ce bâtiment public. On se sent tout petit quand

constructifs sont standardisés, la composition reste, elle, très

on entre dans le temple de la communauté. En le voyant,

classique. Enthousiasmé par les villas palladiennes, Meyer

même le profane perçoit le module qui régit tout et sous-

s’en inspire pour concevoir les espaces collectifs extérieurs et

tend son jeu d’espace, de surface, d’ouverture et de profil.

les édifices à partir des règles de composition et de propor-

À l’intérieur, la loi de la beauté résulte d’une succession

tion qu’il a observées chez Andrea Palladio. La fontaine en

de formes spatiales élémentaires ; elle s’applique de

forme d’obélisque, par exemple, est parfaitement centrée sur

l’horizontale à la verticale, de la largeur à la hauteur, de

la place du village aux proportions harmonieuses.

l’étroitesse à l’étendue spatiale, et la triade des couleurs

La pièce maîtresse de cette cité-jardin est la Maison des

murales – blanc, cobalt et vermillon – lui répond 56. »

coopératives, construite dans une deuxième phase. Certains

De fait, l’aspect « temple » est aussi clairement perceptible à

détails rappellent le maître de la Renaissance, comme la

l’intérieur, en raison des proportions et de l’orientation qui

porte d’entrée aux emmarchements semi-circulaires, couronnés

oscille entre horizontalité et verticalité. La lumière contribue

par une fenêtre ronde. C’est une écriture classique (presque

également à cet effet, surtout celle qui pénètre dans le couloir

post-moderne), conçue non pas pour la villa d’un noble, mais

par la fenêtre ronde et attire les gens à l’étage supérieur, où

pour un équipement collectif. Au-delà de ces détails qui lui

se trouvent la grande salle, la bibliothèque et les salles de sé-

confèrent l’aspect d’un temple, cet édifice se caractérise

minaire et de réunion. L’atmosphère particulière de ce « tem-

essentiellement par un saut d’échelle et des proportions plus

ple de la communauté », dédié à l’autogestion, à l’éducation,

Retour à la terre

Notes : page 95

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à la culture et à la fête, touche et émeut les habitants, contri-

de 1926 « Die Neue Welt » (Le Monde nouveau). Hannes

buant ainsi à l’émergence d’un sentiment de résonance avec

Meyer conclut son texte de présentation en revenant sur les

ce « monde nouveau » en construction, fondé sur le prin-

tenants et aboutissants de ce projet qui s’ancre stylistique-

cipe hétérotopique « terre libre, argent libre », à une épo-

ment et symboliquement dans une longue tradition huma-

que où tout semble s’écrouler.

niste, et sur sa puissante dimension collective : « Ainsi, Freidorf, fruit d’une époque trouble et de circonstances com-

Quatre images spatiales

plexes, est un compromis à tout point de vue ; socialement,

Meyer veille tout aussi attentivement aux espaces collectifs

entre l’individu et la communauté, et, dans sa forme, entre la

extérieurs en introduisant des parcours et des séquences

ville et la campagne60. » Cependant, ses aspirations vont plus

spatiales spécifiques. Les proportions des espaces et les vues qu’ils offrent aux promeneurs sont pour lui des éléments essentiels dans la composition de cet ensemble. Il imagine quatre « images spatiales » (Raumbilder) aux ambiances particulières, que les habitants expérimentent en traversant la cité-jardin : « la promenade57 », « l’aire de jeux », « les cours résidentielles », et « la place silencieuse ». Il conçoit les espaces extérieurs comme des architectures intérieures, dont les bancs, les arbres et les fleurs constituent le « mobilier ». Ainsi, il décrit la « cour résidentielle » comme « une longue salle de quarante portes, aux proportions 1:4, soit 25 × 100 mètres58 », comme s’il s’agissait d’une grande salle de bal, sur laquelle s’ouvrent de nombreuses portes, celles des maisons individuelles. Par ce principe d’inversion entre intérieur et extérieur, il est évident que la priorité est donnée à la « salle » collective dehors, à laquelle il accorde la même attention qu’à tous les autres espaces en ce qui concerne les

Siedlung Freidorf, place principale avec « monument » et obélisque, 1919, photo : Theodor Hoffmann

proportions, les plantations et les couleurs. Dans l’image spatiale de « la place silencieuse », il s’amuse à comparer les plantes à des personnages dotés d’une âme : « Quatre platanes, des réfugiés persans, écoutent le clapotis de la fontaine sur la place carrée. […] La chambre de la reine de l’Iris. En juin, elles se montrent au peuple : d’abord l’Iris missouriensis, en forme de lancette et pointue, élue, tourmentée et inaccessible, tout à fait américaine. Puis Maory King, trapu, brun et jaune, naturel et exotique, comme une Tahitienne de Gauguin. Enfin Madame Chereau, bleu cobalt, finement dessinée, cultivée et parfumée, de race et d’apparence française59. »  Il crée ainsi une atmosphère étrange, entre réalisme rationnel et poésie expressionniste, où les hommes, les plantes, la technique et l’architecture convergent dans une même unité. L’idée d’art total est déjà bien présente dans ce premier projet de Hannes Meyer – un concept qu’il reprendra dans son essai

Notes : page 95

Siedlung Freidorf, fontaine avec obélisque et place résidentielle entourée de maisons avec leur potager individuel, 1919, photo : Theodor Hoffmann

Hannes Meyer : Siedlung Freidorf

79

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loin encore en termes d’organisation collective, avec toutes les conséquences architecturales qui en découlent :

folkloriques – Meyer décide de toucher les visiteurs par une sorte de « théâtre total » : « Le but est d’ébranler les âmes

« Un lien communautaire plus pur demande une forme

par le spectacle du corps, de la lumière, de la couleur, du son

d’habitat plus pure. Si par exemple les barrières entre les

et du mouvement63. »

familles – tradition jusqu’à présent hautement respectée –

L’architecte conçoit pour cette exposition une salle entière-

tombaient, toutes les séparations matérielles, clôtures de

ment rouge, du sol au plafond, en passant par les murs et les

jardin et murs mitoyens tomberaient également. Des jardins

fauteuils. Au centre de cet espace est exposée une énorme

cultivés en commun, une centrale de chauffage à distance,

vitrine Co-op montrant des produits surdimensionnés, disposés

une chaudière centrale et une cuisine centrale verraient

dans l’espace comme s’ils suivaient la logique ludique

alors le jour . » 61

d’étranges chaînes de production, tantôt en forme de courbes

Si la société connaissait un changement aussi profond, conclut-il,

libres, tantôt empilées comme des gratte-ciels. Ce dispositif

non sans idéalisme, la ville serait constituée et organisée diffé-

crée délibérément une certaine ambiguïté entre l’échelle des

remment : « Si l’attachement mental au fatras de la culture

produits de consommation et celle du projet urbain, car Co-op

urbaine que nous connaissons disparaissait, l’échelle préten-

englobe tout, des biens courants à l’habitat collectif. La com-

tieuse de la petite maison disparaîtrait, de même que les no-

position de cette quasi-ville suit une autre logique que les villes,

tions de "rue", de "symétrie", et de "détail". Une forme

habituellement organisées autour d’un réseau de routes.

d’habitat au style asymétrique et brisé verrait le jour, construit

Ici, l’organisation est cyclique et non linéaire, symbolisant le

dans le seul respect légitime de l’hygiène et de l’efficacité ;

renouvellement permanent du processus de production.

cette machine à habiter serait véritablement un nouveau soleil

Meyer décrit le dispositif de l’exposition ainsi :

en termes de technique de construction et de jardin, et en

« Au milieu de la salle, une vitrine en verre surdimensionnée :

même temps, elle serait porteuse d’une beauté et d’une pu-

un aquarium rouge sang exposant des articles de la pro-

reté prodigieuses62. » Ce désir d’asymétrie, de brisure et de

duction coopérative Co-op. Au bout de la salle, une

déséquilibre n’a pas pu être réalisé dans la Siedlung Freidorf,

découpe rectangulaire pour la scène et un pavillon gramo-

mais il se concrétisera dans ses projets ultérieurs.

phone en forme de boîte à musique, avec des lettres rouge sang indiquant : LE THEATRE CO-OP64. »

80

L’Exposition internationale de la Coopération et des

Pour ce théâtre, Meyer élabore une scénographie avec

Œuvres Sociales : la « Vitrine Co-op » comme modèle

l’acteur genevois Jean Bard. Deux mimes (M. et Mme Bard)

d’une ville cyclique et le « Théatre Co-op » comme pièce

sont engagés pour jouer une pièce didactique pendant toute

didactique

la durée de l’exposition, soient 100 représentations pour

Hannes Meyer se bat pour un renouveau en profondeur de

15 000 visiteurs. Les quatre thématiques fondamentales définies

l’architecture, de la société et de l’art. Il s’intéresse à la manière

par Meyer, travail, famille, habillement et commerce, sont au

de diffuser les idées de coopération dans la population. Des

cœur de petites scènes de pantomime qui développent les

expositions et des spectacles de mime lui paraissent de bons

« quatre coupes transversales effectuées dans l’environnement

dispositifs pour transmettre ses convictions, car ces outils

coopératif ; un spectacle sans début ni fin, sans accélération

didactiques peuvent toucher tous les gens immédiatement,

dramaturgique à la fin du jeu, sans pathos, sans morale et

indépendamment du niveau d’éducation et du langage. Pour

surtout sans apothéose – simplement une description de

l’Exposition Internationale de la Coopération et des Œuvres

l’état de la vie communautaire suisse65 ». La coopérative ap-

Sociales (E.I.C.O.S.), qui a lieu à Gand en 1924, il propose

paraît dans ces scènes comme une entité salvatrice qui permet

une installation très particulière pour le pavillon de la

au peuple de manger, de rembourser ses dettes et de sortir

Fédération nationale des coopératives de consommation

de la misère. Ce spectacle est pour Meyer un moyen de toucher

(V.S.K.). Cherchant à éviter le mode d’exposition habituel –

les gens : il souhaite qu’ils prennent leur destin en main, qu’ils

présentations sans fin de produits, maquettes, statistiques

se mobilisent et adhèrent aux structures coopératives afin

ennuyeuses, chalets suisses, chocolat, vaches et autres clichés

d’acheter de meilleurs produits moins chers, de vivre dans des

Retour à la terre

Notes : page 95

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Hannes Meyer, Vitrine Co-op, E.I.C.O.S. 1924, photo : Theodor Hoffmann

Hannes Meyer, Le théâtre Co-op, « Le rêve », jeu de pantomime 1924, photo : Theodor Hoffmann70

logements plus qualitatifs et moins onéreux, de s’éduquer

Nous plaidons pour une séparation nette. Ces trois-là

selon les principes de la pédagogie réformatrice et de partici-

doivent être replacés dans les domaines qui sont fonda-

per activement à l’auto-détermination au sein de ces structures.

mentalement les leurs : la pulsion d’amour [Éros, Libido], le plaisir de la nature, et les relations humaines71. » Quand la personnalité est réduite à la libido, l’esprit au plaisir

« Le Monde nouveau » et l’âme collective L’art joue un rôle important dans la construction de cette nou-

de la nature, et l’âme à l’interaction humaine, la perception

velle société collective. Dans « Die neue Welt  » (Le Monde

individuelle du monde basée sur le concept d’Einfühlung

nouveau), Hannes Meyer cherche à ancrer l’art dans une

(développé au XIXe siècle, désignant la faculté empathique

nouvelle société fondée sur les principes communautaires :

de se projeter à l’intérieur d’un sujet ou d’un objet72) n’aurait

« La coopération domine le monde. Et la collectivité domine

plus cours. Au lieu de ce sentiment d’union avec un grand

l’individualisme », écrit-il en adoptant un ton plus radical67.

tout basé sur la contemplation individuelle, on serait entière-

Par conséquent, « la nouvelle œuvre d’art est une œuvre

ment saisi par la puissance de l’expérience collective. Le

collective et elle s’adresse à tous 68 ». Cette conception d’un

principe individuel d’Einfühlung serait ainsi remplacé par un

art collectif pose elle aussi la question de la standardisation :

principe collectif d’empathie, que l’on pourrait associer à la

« Le signe le plus fiable d’une véritable communauté est

notion de solidarité. L’âme individuelle se mettrait en retrait

la satisfaction de besoins égaux avec des moyens égaux.

au profit d’une sorte d’« âme collective ». Le concept de la

Le résultat de cette demande collective est le PRODUIT

standardisation englobe alors tout de façon holistique, de

STANDARD69. »

l’âme à l’édifice, jusqu’au détail constructif.

66

Fasciné par les sciences et par les nouvelles technologies qui permettent la standardisation des produits, Meyer constate

L’aisthétique – et le sentiment d’existence

que les limites entre la mathématique, l’art et la musique

Chez Hannes Meyer, les deux définitions de l’esthétique que

deviennent de plus en plus floues. Il s’engage activement

nous avons présentées dans l’introduction se rejoignent. Il

pour la naissance d’un art nouveau, remettant en cause la

cherche à esthétiser l’expérience de réduction de l’âme indivi-

dimension perceptive de l’art traditionnel, qui, selon lui,

duelle à une âme collective dans le sens originel de l’aisthéti-

appartient au passé :

que, qui est avant tout une expérience de vie. Il se rapproche

« L’art de la mimèsis perceptive est en train de disparaître.

de la définition de Böhme, pour qui l’aisthétique est une

L’art devient invention et réalité dominée. L’art devient

science de l’expérience sensible, qui ne se trouve ni dans la

réalité. Et la personnalité ? L’esprit ? L’âme ???

propriété d’un objet, ni dans l’état d’un sujet, mais dans la

Notes : page 95

Hannes Meyer : Siedlung Freidorf

81

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présence de « quelque chose entre le sujet et l’objet ». C’est

intuitive. « Idéalement et élémentairement conçue, notre mai-

ce que l’auteur appelle une atmosphère : « En donnant toute

son deviendra une machine à habiter77 », conclut-il en faisant

sa place à cet espace intermédiaire où les expériences affecti-

allusion à Vers une architecture (1923) de Le Corbusier, con-

ves jouent un rôle considérable, la relation entre objet et

cept qui le fascine et qui marque de plus en plus son langage

sujet se trouve profondément modifiée. Milieux naturels ou

architectural. Son désir d’asymétrie, de brisure et de désé-

environnements artificiels, scénographies théâtrales, archi-

quilibre (qu’il n’a pas encore pu réaliser dans la Siedlung

tectures ou design d’objet : les atmosphères sont ce qui fait

Freidorf) se manifeste puissamment dans son projet de con-

naître les choses et offrent à l’être vivant un sentiment d’exis-

cours suivant, qu’il conçoit avec Hans Wittwer et le département

tence . »

de construction du Bauhaus Dessau, pour une école de Bâle

Dans l’œuvre de Meyer, cette approche théorique se traduit

en 1926 (Peterschule, projet non gagné), où un énorme

par la création d’atmosphères fortes où les habitants (ou les

porte-à-faux monolatéral surplombe une place. Mode de

spectateurs) peuvent se sentir absorbés dans un nouveau

représentation, langage architectural et prouesses structurel-

mode de vie qui les sensibilise à la collectivité et stimule leur

les s’inspirent du constructivisme russe et du fonctionnalisme,

faculté d’agir. Il a fallu esthétiser le nouveau lotissement

où la forme des bâtiments doit être l’expression immédiate

Freidorf, construit loin de la ville au milieu des champs pour

de leur usage. L’époque des maisons d’inspiration palladienne

jouer un experimentum mundi collectif. Le mode de sublima-

est révolue, elle fait place à celle de l’architecture fonctionna-

tion consiste dans la création d’une œuvre d’art totale qui

liste. La standardisation, déjà systématiquement appliquée

englobe tout, couvre tous les champs, l’esthétique de

dans la Siedlung Freidorf, est devenue le concept central du

l’architecture et des éléments paysagers, l’expérience de vie

Mouvement moderne, de la chaise jusqu’à l’âme collective.

73

coopérative, l’éducation et le théâtre didactique – éléments clés de son programme. L’agir en commun fait partie inté-

Une autre forme de progrès

grante de cette conception d’un homme nouveau.

Meyer est adepte du progrès technique dans la mesure où il

De l’esthétique, Meyer retient essentiellement la dimension

permet la standardisation du mode de construction. La

politique, dans le sens où l’entend Rancière, pour qui les arts

direction prise par le progrès du point de vue sociétal et poli-

et l’architecture sont des « formes d’inscription du sens de la

tique le laisse cependant très sceptique. Fasciné par le Mou-

communauté [qui] définissent la manière dont les œuvres ou

vement de réforme de la vie et les structures coopératives

performances font de la politique  ». Appartenir au collectif

associées au modèle de la cité-jardin, il s’emploie à construire

coopératif procure aux habitants le sentiment d’exister. Senti-

cet avenir qui promet une autre forme de progrès social,

ment qui est renforcé par l’architecture et les arts, de manière

culturel, artistique et architectural. Meyer participe à la cons-

74

holistique. « L’état esthétique » qui nous saisit puissamment

truction d’un contre-modèle sociétal avec ses propres outils,

est « le moment de formation d’une humanité spécifique75 »,

entre architecture et communication.

écrit Rancière en soulignant le potentiel créateur de l’esthéti-

Pour sa vision de l’architecture comme un art total et sa

que. Conscients de ce potentiel, les architectes du Mouve-

conception engagée du progrès, Hannes Meyer est invité en

ment moderne ont tenté de l’exploiter en développant un art

1927 par Walter Gropius à enseigner à l’école du Bauhaus

total, au service de leur lutte pour de meilleures conditions

de Dessau, qu’il dirige entre 1928 et 1930 en la réorientant

de vie.

davantage sur les aspects constructifs et sociaux. Les

En 1926, après l’achèvement de la Siedlung Freidorf, Meyer

nationaux-socialistes exerçant une influence de plus en plus

franchit un pas supplémentaire dans cette quête sociétale en

marquée sur Dessau, Meyer est accusé de « machinations

se rapprochant du fonctionnalisme, et sa posture se radicalise :

communistes78 » et licencié sans préavis en 1930. Il s’exile

« Construire est un processus technique et non esthétique,

à Moscou et y crée avec sept de ses anciens étudiants79 un

et la composition artistique correspond de plus en plus à la

groupe de travail connu sous le nom de Rote Bauhausbri-

fonction utile d’une maison  ». Il place alors clairement

gade (la Brigade rouge du Bauhaus) qui se consacre au réa-

la fonction au-dessus de la composition artistique, toujours

ménagement de Moscou et à la construction de plusieurs

76

82

Retour à la terre

Notes : page 95

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villes nouvelles dans le cadre du « plan quinquennal » du ré-

nouveaux principes communautaires – et suspend ainsi

gime, notamment de la ville de Birobidjan (centre administratif

l’espace-temps réel. Quel type d’esthétique a-t-il convoqué

de l’oblast autonome juif), créé en Sibérie près de la frontière

pour esquisser ce monde nouveau et comment lui a-t-elle

chinoise. Sous la menace croissante des purges staliniennes,

servi, le moment venu, de base pour construire un monde

Meyer rentre en Suisse en 1936, sans sa compagne Margarete

meilleur ? Qu’ont produit les mondes imaginaires spatio-

Mengel qui, citoyenne allemande, n’a pas obtenu de visa et

temporelles de Taut, et de quelle manière, lorsqu’il a pu les

a été exécutée en 1938, ni leur fils qui a survécu dans une

transposer dans la réalité, a-t-il ensuite abordé la question de

maison de redressement d’État80. Trois ans plus tard, l’État

la réduction nécessaire ?

mexicain l’invite à diriger son nouvel institut de planification

Né en 1880 dans une famille bourgeoise désargentée de

urbaine. Pendant les années de guerre, il participe à la pu-

Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad), Bruno Taut fait ses études

blication du livre El libro negro : Del terror Nazi en Europa.

à l’école du bâtiment (Baugewerkschule) locale. L’été, il travaille

Testimonios de escritores y artistas de 16 naciones (Le livre

en tant que maçon sur des chantiers (comme Meyer et Loos).

noir : De la terreur nazie en Europe. Témoignages d’écrivains

À Berlin, au sein de l’agence de Bruno Möhring où il est

et d’artistes de 16 nations, 1943) dans une maison d’édition

venu se former à l’architecture, il rencontre des adeptes du

fondée par des exilés antifascistes germanophones.

Mouvement de réforme de la vie (Lebensreform). Comme

Meyer aura donc lutté toute sa vie, depuis la Siedlung Freidorf,

Hannes Meyer, Taut s’enthousiasme également pour leurs

où il vit et tente d’appliquer un idéal auquel il cherche à donner

idées progressistes qui visent à créer une société libérée.

plus d’ampleur au sein du Bauhaus, puis en Union soviétique

Ces mouvements de réforme s’opposent aux effets inhumains

– jusqu’au Mexique, où il tente d’imprégner l’urbanisme mo-

de l’industrialisation, à l’exploitation des ouvriers, à la

derniste naissant, malgré les luttes politiques avec les natio-

pauvreté, au surpeuplement des villes et aux maladies qui en

nalistes et trotskistes. À la fin de sa vie, peu avant son retour

découlent, et prônent un (ré)ancrage de l’homme dans la

en Suisse où il mourra en 1954, il développe ses idées dans

nature par une sorte de « purification » générale. Cette

les publications d’une autre maison d’édition, qu’il dirige de

quête de renouveau radical conduira Taut à rejeter les styles

1942 jusqu’à son départ en 1949 : La Estampa Mexicana,

surchargés comme l’Art nouveau, et à se tourner vers l’archi-

fondée par le collectif d’artistes Taller de Gráfica Popular

tecture japonaise, saisissante de simplicité, ou aux formes na-

(Atelier d’arts graphiques populaires), qui dans ses gravures

turelles, qui lui serviront de modèle.

politiques s’engage contre le fascisme.

L’architecte Theodor Fischer, qui l’engage dans son bureau de Stuttgart, reconnaît vite le talent du jeune homme et lui confie des commandes. Bruno Taut peut ainsi fonder en 1909

Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité en fer à cheval, 1920/1933

sa propre agence à Berlin avec Franz Hoffmann. Après la construction d’un immeuble de logements collectifs à BerlinNeukölln, il est nommé architecte-conseil de la Société allemande des cités-jardins (Deutsche Gartenstadtgesellschaft), fondée en 1902. En 1913, Taut est chargé de superviser la

L’Allemand Bruno Taut (1880–1938) complète ce trio d’archi-

construction d’une cité-jardin à Magdebourg et d’élaborer le

tectes qui, après la Première Guerre mondiale, ont tenté de

plan-masse d’une nouvelle cité-jardin pour ouvriers dans le

réinterpréter et d’adapter le modèle de Howard. Ce qui nous

quartier berlinois de Falkenberg. Les deux projets recourent

intéresse plus particulièrement chez Taut, c’est que ses cités-

à des couleurs vives, tout à fait inhabituelles pour l’époque81.

jardins reposent sur des visions sociétales et esthétiques

Les couleurs réapparaissent dans son fameux Pavillon de

développées en réaction à la guerre, qui signifie pour lui

verre (Glashaus), construit en 1914 pour l’exposition du

l’effondrement de tout espoir d’évolution de l’humanité.

Deutscher Werkbund à Cologne, chatoyant sur les facettes

Désespéré, il se retire dans un monde imaginaire en dessinant

réfléchissantes de la coupole selon le temps et l’heure de la

des projets utopiques pour une Europe en paix, régie par de

journée, tout en projetant à l’intérieur des rayons de lumière

Notes : pages 95 et 96

Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité en fer à cheval

83

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Cette idée utopique, il la poursuivra, à partir de 1917, dans Architecture Alpine83, opposant à la guerre un autre monde, plus harmonieux, scintillant et coloré, qu’il projettera cettefois sur les Alpes, en intégrant dans ses dessins des textes poétiques aux allusions cosmiques84. Ces deux ouvrages reposent sur des changements d’échelle successifs, ils s’étendent de l’architecture au plan d’aménagement, puis du projet paysager jusqu’aux astres. Taut, figure importante de l’expressionnisme allemand, projette sur le cristal la vision d’un contre-monde utopique. Dans Die Auflösung der Städte85 (La Dissolution des villes), son troisième ouvrage, également écrit et dessiné durant ces longues années de guerre, Taut évoque les influences intellectuelles qui l’ont marqué. Après une introduction consistant en 30 dessins d’une ville qui se décompose pour faire place à des architectures utopiques aux formes cristallines, cubiques ou organiques, et flotte finalement dans le cosmos infini, suit Bruno Taut, folio 17 : « La zone de construction vue du Monte Ceneroso », in : Alpine Architektur, 1919

un recueil de textes et de citations extraits d’œuvres d’auteurs comme Pierre Kropotkine, Léon Tolstoï, Friedrich Engels, Karl Marx, Gustav Landauer, Ernst Fuhrmann, Erich Baron, Friedrich

multicolores animés – comme un kaléidoscope hypnotique

Nietzsche, Friedrich Hölderlin, ou encore Paul Scheerbart.

qui suspendrait la perception du temps.

Ces trois livres, que Taut a écrits et dessinés clandestinement, car le pacifiste qu’il était courait le risque d’être condamné

Utopies naissantes dans les années de guerre

comme traître à la nation, ne seront publiés qu’après guerre,

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, Taut sombre

dans la nouvelle République de Weimar. Il faut y voir des

dans le désespoir. Il se laisse dépérir pour échapper à la

manifestes anti-guerre ; Une couronne pour la ville est dédié

mobilisation. Au lieu d’aller au front, il est chargé de diriger

« à celui qui aime la paix » (Dem Friedfertigen).

la construction d’un lotissement ouvrier attenant à une poudrerie. Le conflit persiste, le travail se raréfie, et Taut est en

Une couronne pour la ville

proie à des pensées suicidaires. Il se plonge alors dans l’imaginaire et dans l’étude d’édifices sacrés comme les cathédra-

Bruno Taut est fortement inspiré par l’anarchisme et le

les, les temples et les pagodes, et s’interroge sur le sens du

socialisme libertaire, théorisé par Michail Bakounine, qui vi-

monde. Ce voyage dans l’espace et dans le temps lui permet

sent à l’instauration d’une société égalitaire et coopérative. Il

de prendre de la distance et de projeter les qualités archi-

s’intéresse plus particulièrement aux écrits de Pierre

tecturales de ces bâtiments dans un monde pacifique, non

Kropotkine et de Gustav Landauer. Ce dernier a développé

plus fondé sur des principes religieux, mais sur de nouveaux

une variante plus romantique, voire mystique du socialisme

principes sociaux et communautaires. Les cathédrales

libertaire, voyant dans l’idée de communauté humaine

deviennent alors des « palais pour le peuple » (Volkspalast).

(Menschengemeinschaft) une symbiose harmonieuse et

Entre 1916 et 1917, il dessine Une couronne pour la ville ,

féconde entre esprit (Geist) et peuple (Volk)86. Cette idée

vision d’une ville idéale appliquant ses idées de réforme so-

d’un socialisme englobant la société entière a marqué Taut,

ciale : les bâtiments cristallins en acier et en verre, dédiés à

qui s’y réfère dans Une couronne pour la ville. Dans ce même

l’art et à la culture, couronnent la ville (à la place des cathé-

ouvrage, Erich Baron, autre référence politique majeure de

drales) et deviennent des symboles de paix.

l’architecte pendant la Grande Guerre, rédige l’article « Auf-

82

84

Retour à la terre

Notes : page 96

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 85

Bruno Taut, folio 1 : « Maintenant, notre terre fleurit », in : Die Auflösung der Städte (La Dissolution des villes), 1920

Bruno Taut, folio 23 : « La grande église », in : Die Auflösung der Städte (La Dissolution des villes), 1920

bau » (Édification) où l’on peut lire : « Le but idéaliste d’un so-

Paul Scheerbart : « LA VIE NOUVELLE. Apocalypse

cialisme romantique et visionnaire est de réussir à traduire

architectonique »

l’abondance du cœur dans un esprit qui pénètre tout87 ».

La principale source d’inspiration de Taut reste les visions

Dans un autre passage, Bruno Taut ajoute qu’il s’agit d’un

fantastiques du poète allemand Paul Scheerbart (1863–1915).

« socialisme au sens apolitique ou supra-politique . » Il veut

Taut ouvre Une couronne pour la ville avec un texte de

créer une structure qui soit sociale et ouverte, ce qui néces-

Scheerbart « La nouvelle Vie, Apocalypse architectonique

site une nouvelle forme de ville avec de nouveaux lieux de

(Das neue Leben : Architektonische Apokalypse), et conclut

rencontre et de sociabilité. Ainsi, sur les dessins d’Une cou-

son ouvrage par un autre de ses textes : « Le Palais mort, un

ronne pour la ville, un palais de cristal couronne le centre-

rêve d’architecte » (Der tote Palast : Ein Architektentraum).

ville et remplace la cathédrale des villes anciennes :

Ces deux citations sont extraites du roman Immer mutig !

88

« Traversée par les flots de lumière, la maison de cristal

(Courage !), que Scheerbart a publié en 1902. Au début du

trône sur la ville comme un diamant qui scintille au soleil,

siècle, l’apocalypse était encore une sombre vision spécula-

symbole de la plus profonde sérénité, de la paix de l’âme

tive, un jeu mental pour rêver d’un monde nouveau, mais la

la plus pure . »

guerre lui a donné soudain une terrible réalité. Dans ce con-

89

Ce ton étrange, un peu mystique, imprégné du socialisme

texte, où l’espoir d’une humanité meilleure s’est effondré, le

romantique de Landauer et de la théosophie, est tout à fait

texte de Scheerbart prend une toute autre dimension. Attar-

caractéristique d’une partie du Mouvement allemand de ré-

dons-nous-y un peu, car il illustre de manière imagée le lien

forme de la vie de l’époque.

entre fiction et architecture : « LA VIE NOUVELLE, Apocalypse architectonique Lentement, le vieux globe terrestre tourne autour du vieux soleil, qui n’est plus en feu et ne rayonne plus comme jadis. Le vieux soleil brille d’un éclat violet foncé, si bien qu’il ne fait plus jamais jour – sur terre plus jamais.

Notes : page 96

Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité en fer à cheval

85

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Partout le silence de la nuit.

les hommes retrouvent leur vie ancienne, qui, au milieu de

Tout est très, très silencieux.

ces splendeurs architecturales, leur paraît très étrange,

Le ciel est noir comme du velours noir.

comme « du linge sale ». Scheerbart distingue ensuite entre

Mais les étoiles scintillent comme d’habitude – peut-être

deux catégories d’hommes : les « bons », à qui tout convient,

même leur lumière est-elle plus vive, car elles sont plus

et les « mauvais », qui ne pensent qu’à s’amuser. Ces derniers

grosses.

ne voulant pas se contenter du « monde de rêve de ces palais

Ce sont des étoiles d’or !

merveilleux » que les archanges leur offrent, sont renvoyés à

Le globe terrestre est tout blanc – tout enveloppé de

la mort : « Si vous abuser vous-mêmes ne vous satisfait pas,

neige blanche – de neige luisante !

alors retournez donc dans vos tombes ! Votre idiotie sans

Une nuit d’hiver étoilée, sur les hauteurs et dans la vallée !

borne [stupidité cannibale] ne doit pas gâcher la nouvelle vie

La terre morte tourne toujours plus lentement.

que nous vous offrions dans ce monde de lumière94. » Mais

Toutefois le ciel de velours noir soudain s’anime90. »

les « bons », qui se contentent de vivre dans un « monde de

Cette introduction apocalyptique est suivie d’une vision fanta-

rêve étincelant » rient et ne désirent rien d’autre. C’est la fin

stique : les archanges ouvrent leurs besaces et en sortent des

de l’histoire apocalyptique, que Scheerbart termine de la

palais cristallins qui brillent de somptueuses couleurs et illu-

même manière qu’il a commencé son récit :

minent la Terre recouverte de neige. Le ciel est de plus en

« Les anges, d’une taille si grande qu’elle en est indescrip-

plus noir et les étoiles s’assombrissent, car la Terre devient

tible, remballent les palais illuminés dans leurs sacs à dos,

source de lumière. Une nouvelle vie émerge, la vie éternelle ;

remettent leurs gants, prennent leurs cathédrales dans

les morts se réveillent et se regardent, étonnés. Submergés

leurs bras – et s’envolent à lents coups d’ailes.

d’émotion, ils s’embrassent : « Oui, oui ! Qui n’aimerait com-

Le globe terrestre ne tarde pas à tourner aussi lentement

mencer une nouvelle vie ! », disent-ils, et « la Terre tourne

qu’auparavant – comme une grosse boule de neige que

plus vite . » Après avoir décéléré le temps (« La Terre morte

les enfants roulent pour faire un bonhomme de neige.

tourne de plus en plus lentement ») pour évoquer l’apoca-

Le soleil violet brille dans le lointain comme un réverbère

lypse et la fin des temps, Scheerbart introduit une accéléra-

qui commence à manquer d’huile.

tion afin de faire voir l’avènement de cette nouvelle vie de

Les étoiles dorées scintillent dans le ciel de velours d’un

rêve, où tout n’est qu’un tourbillon chaotique :

noir profond – comme d’heureux châteaux forts de

91

« Les ressuscités gravissent les marches dorées qui mènent

lumière. La nuit est si silencieuse – silencieuse comme une

aux châteaux et aux cathédrales. Les rues grouillent de

tombe95! »

monde ! Toutes les langues de la Terre se croisent en un

Cette histoire est moralisante, mais aussi ironique. Elle

tel tourbillon qu’un puissant bourdonnement emplit le ciel

dessine une vie lumineuse pour ceux qui sont prêts à faire

et qu’il n’est plus possible d’entendre les cloches92. »

des sacrifices – notion que l’on retrouve dans certaines

Les hommes entrent dans les palais de cristal où les archanges

planches d’Architecture Alpine de Bruno Taut. Scheerbart

les accueillent. Mais à l’intérieur de ces splendeurs architectura-

place l’esthétique au-dessus de nécessités premières comme

les, ils ne pensent qu’à manger :

manger, boire et s’amuser – comme si l’architecture et le

« Marbre et rubis, or et argent, lampes et murs multicolores,

bonheur esthétique qu’elle offre devaient se mériter par un

coupoles admirablement articulées, un peu de velours et

comportement vertueux. La morale de l’histoire est que

de soie, de puissantes colonnes de granit, des grottes de

notre attitude détermine notre capacité à apprécier

verre scintillantes, on trouve tout cela et bien d’autres

l’esthétique et donc à être heureux. Un message phare qu’il

choses encore, à profusion – mais pas la moindre trace de

cherche à transmettre à travers ce récit apocalyptique, qui

rôtis de mouton, de salade d’escargots, ni de vin chaud !

fait la distinction entre les bienheureux qui peuvent profiter

"Ange, qu’en est-t-il du repas du soir ?"93 »

de l’architecture et les malheureux qui retournent à la mort

Les anges ouvrent alors les portes du palais, mais la déception

à cause de leur propre stupidité.

est encore plus grande : au lieu d’une grande salle dînatoire,

86

Retour à la terre

Notes : page 96

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Bruno Taut : « Le chaos » Ce récit de Scheerbart est suivi d’une série de dessins et de photos de villes du monde entier, « couronnées » par des cathédrales ou d’autres monuments religieux tels que des temples ou pagodes. Taut mène ensuite une réflexion sur le rôle de l’architecture en distinguant entre l’architecture quotidienne et l’architecture sacrée, qui sont les seuls édifices à ne pas être soumis aux critères d’usage et dont la beauté rayonne sur le reste de la ville. Il cherche à contrecarrer la tendance de son époque, où cette distinction est de plus en plus floue. Après une méditation sur les villes anciennes, il ouvre un chapitre sur le chaos causé par la croissance sauvage des villes, projetant ainsi dans l’espace urbain le message apocalyptique de Scheerbart. Taut condamne cette croissance urbaine sans identité et soumise à la spéculation foncière, en particulier les « silos ouvriers » (en forme d’îlots extrêmement compacts présentant une succession de petites cours) construits à des fins purement lucratives, tellement denses et surpeuplés qu’on les appelle des « casernes locatives » (Mietskasernen). Il veut montrer que la laideur de ces constructions, particulièrement inhumaines à Berlin, reflète l’existence misérable de leurs habitants : « Les quartiers de casernes locatives les plus sordides, et en fait tout immeuble, aussi laid soit-il, sont toujours l’exact reflet de la vie qui s’y déroule. Et si un Dieu venait soudain y ériger le plus beau des quartiers, la vie qu’on y mène se transformerait elle aussi petit à petit. Mais il faudrait vraiment un Dieu pour cela. Les rares personnes qui ont ressenti la désolation et la laideur de cette existence matérialiste n’ont pu avancer que lentement pour chercher, depuis leurs points de vue partiels et individuels, un nouvel ordre des choses96. » On perçoit bien ici son désir de créer, à une plus grande échelle et de manière plus radicale, une ville nouvelle plus digne et plus belle. Taut prône la construction de lieux collectifs et communautaires qui soient dotés d’une identité nouvelle, dans la continuité des cathédrales gothiques de Karl Friedrich

Bruno Taut, « Silhouette urbaine » et « Schéma urbain et élévation en plan avec silhouette », in : Die Stadtkrone (Une couronne pour la ville), 1919

Schinkel ou de Caspar David Friedrich97, et qui dominent le paysage, de véritables lieux d’« intensification » spirituelle,

celle de Camillo Sitte, qui défend la nécessité de construire

sociale et matérielle.

des places à l’italienne. Opposé aux nouvelles constructions urbaines98, où les monuments sont souvent isolés et orientés

« La ville nouvelle »

sur des axes qu’il qualifie de « convexes », Sitte préfère se ré-

Dans le chapitre « La ville nouvelle », Bruno Taut résume

férer au plan médiéval des villes, où les places sont concaves

les théories urbaines de son époque en commençant par

et enveloppantes, puisque l’œil peut ainsi saisir la totalité de

Notes : page 96

Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité en fer à cheval

87

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 88

Bruno Taut, « Couronne de la ville, vue en perspective », in : Die Stadtkrone, 1919

l’espace, comme à l’intérieur d’un théâtre. « La concentration

composé de rangées de maisons avec jardin. Comme dans

des effets due à la quantité d’objets qui ornent ces "somptueux"

la cité-jardin de Howard, un train dessert la ville, mais ici, la

intérieurs "à ciel ouvert99" produit finalement », selon l’ana-

courbe des chemins de fer pénètre à l’intérieur du cercle et

lyse de Paolo Amaldi, « une impression de plein visuel, voire

dessine dans son sillon une zone réservée à l’industrie. Les

de débordement de la vision qui est une invitation au mouve-

parcs pénètrent également dans cette ville circulaire de forme

ment . » Ce sont des formes en turbine, sans axes stabilisants,

conique, créant un lien entre l’intérieur et l’extérieur, le plus

où les rues sont capturées par le vide de la place – créant un

grand s’étendant jusqu’au point central.

100

effet d’intensité visuelle. Mais les règles hygiénistes imposent de nouvelles lois au développement urbain.

« Donnez-nous un drapeau ! » – un plaidoyer pour un

Taut souligne ensuite les atouts de la cité-jardin, son agricul-

« socialisme universel »

ture, ses nombreux espaces verts, et un modèle libéré de la

Dans le chapitre « Donnez-nous un drapeau », le plus politique

spéculation foncière. Dans le chapitre « Tronc sans tête », il

du livre, Taut déclare que, dans les nouvelles villes, comme

regrette cependant que les nouvelles villes n’aient pas de

dans les anciennes, l’élément « le plus élevé, la couronne,

véritable tête, contrairement aux villes anciennes, car les bâ-

doit s’incarner dans un édifice sacré102 ». Il constate pourtant

timents publics sont dispersés un peu partout pour que chacun

que les églises des cités-jardins, petites et éparpillées,

puisse facilement s’y rendre ; quant aux bâtiments officiels,

« n’ont plus une importance capitale. L’idée de Dieu se dissout

ils sont cantonnés à des fonctions administratives et n’ont

aussi, comme la ville nouvelle elle-même103. » C’est comme

plus de dimension représentative. « Nous devons en consé-

si plus rien n’avait d’importance dans ces villes diffuses, conclut-

quence rechercher une autre tête pour notre tronc

101

 », con-

bles églises, Taut cherche de nouveaux contenus et symboles

la cité-jardin tout en ayant son propre agencement spatial.

pour la société et met en avant une forme de socialisme uni-

Il dessine ainsi une ville en forme de cercle entourant une

versel, à la fois macrocosmique et microcosmique :

colline, dont la limite extérieure est une couronne d’arbres.

88

il déçu. Face à cet état de flottement, sans religion ni vérita-

clut-il en proposant un plan qui reposerait sur le principe de

« Le socialisme, au sens apolitique ou supra-politique,

Le plan repose sur des principes géométriques semblables

loin de toute forme de domination, comme relation pure

aux plans des temples asiatiques que Taut a présentés au

et simple entre les hommes, enjambe l’abîme qui sépare

début du livre. Au centre, point le plus élevé, se trouvent les

les classes et les nations [en conflit, et relie l’homme à

bâtiments administratifs, entourés d’un opéra et d’un théâtre,

l’homme. – Si, aujourd’hui, quelque chose peut couronner

ainsi que d’une grande et d’une petite salle communale.

la ville, c’est bien l’expression de cette idée104. »

La bibliothèque est proche du centre, tandis que les églises

Dans la construction de ce monde socialiste, fondé sur la

sont dispersées dans le quartier résidentiel alentour, qui est

coopération et sur la paix, l’architecte joue un rôle clé :

Retour à la terre

Notes : page 96

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« C’est à l’architecte qu’incombera de donner forme à cette ville nouvelle, s’il ne veut pas se rendre inutile et s’il veut savoir pour quoi il vit. Après tout, à quoi bon embellir une petite maison par-ci et un bâtiment par-là si nous ne connaissons pas le grand élément qui alimente tous les petits ruisseaux105! » Ainsi, l’architecte devrait prendre conscience de l’importance de son rôle sociétal, qui revêt chez Taut une dimension démiurgique : « L’architecte doit se souvenir de la haute mission sacerdotale, glorieuse et divine qui est la sienne, et chercher à révéler le trésor qui repose dans les profondeurs de l’esprit humain106 », écrit-il avec une certaine pompe. Il faut pour cela un nouvel idéal, souligne-t-il, malgré son désespoir de voir le monde s’effondrer. Il tente donc d’ouvrir de nouvelles perspectives en imaginant une possible renaissance : « Un idéal salutaire, incarné dans la construction, devra renaître et faire prendre conscience à chacun qu’il fait partie d’une grande architecture, comme c’était le cas autrefois107. » Entre nostalgie et utopie, Taut rêve de ce monde nouveau, dans lequel la couleur surgit comme une promesse de salut : « La couleur renaît enfin, cette architecture colorée à laquelle bien peu aspirent aujourd’hui. La gamme des couleurs pures s’empare à nouveau de nos maisons et les

Bruno Taut, folio 10 : « Neige, glacier, verre », in : Architecture Alpine, 1919

délivre de leur morne gris sur gris. Et l’amour de la splendeur se réveille : l’architecte ne craint plus tout ce qui

jours meilleurs, pourra surgir des cendres de l’ancien. Le

brille et resplendit. Il sait maintenant les mettre en valeur,

temps et l’espace deviennent alors des unités relatives, indé-

et peut depuis son nouveau point de vue, loin des vieux

pendantes du monde réel et encore apocalyptique.

préjugés, le voilà capable d’en user pleinement pour en obtenir un nouvel effet108. »

Une cité-jardin concave et rayonnante

Ces lignes nous rappellent les palais de cristal scintillants que

Ce mélange particulier de rêverie cosmique et de renouveau

les archanges de Scheerbart sortent de leurs besaces, si ce

sociétal, caractéristique de l’expressionnisme allemand, résonne

n’est que Taut projette les couleurs sur l’ensemble des cons-

dans l’œuvre ultérieure de l’architecte. La guerre finie, il se

tructions, de la simple maison au palais du peuple – comme

consacre corps et âme à la construction de ce nouveau monde

si ce nouvel univers coloré pouvait, à l’instar du kaléidoscope

rêvé. Dès la Révolution de novembre 1918 en Allemagne, il

hypnotique de la Maison de verre, suspendre le temps pour

crée avec d’autres architectes et artistes engagés l’Arbeitsrat

créer un monde enchanté.

für Kunst (Conseil du travail pour l’art), dont il est le

Taut décélère le temps en jouant avec. À partir des fictions

premier porte-parole : ce groupe socialiste veut rendre l’art

fantastiques de Scheerbart (« Lentement, le vieux globe ter-

et l’architecture accessibles au plus grand nombre (et pas

restre tourne autour du vieux soleil »), il esquisse un monde

seulement à une minorité d’esthètes109).

doté d’une temporalité marquée par la lenteur. Ces fictions

Dans ses projets de logements sociaux réalisés dans les années

lui permettent de mettre le monde à distance afin de le

1920 à Berlin110, les visions sociales et esthétiques de Taut

voir de loin, suffisamment loin pour pouvoir rêver. Grâce à

continuent à se développer et à se concrétiser, bien que le

l’imaginaire, il s’évade dans un monde fictif qui, dans des

langage expressionniste, rattrapé par la réalité, cède à plus

Notes : page 96

Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité en fer à cheval

89

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Bruno Taut, Hufeisensiedlung à Britz, 1927, photo aérienne, 2017

90

de simplicité. La couleur est le seul moyen susceptible d’of-

La Hufeisensiedlung111, qu’il conçoit avec Martin Wagner et

frir un plus sans augmenter le coût de la construction. Ainsi,

qui est construite entre 1925 et 1930 à Britz, dans la banlieue

les logements de ses cités-jardins ne sont pas constitués de vo-

sud de Berlin, offre 1 285 unités d’habitation pour environ

lumes géométriques blancs ou transparents, comme le prô-

4 000 habitants. Elle s’étend sur un terrain de 37 hectares.

nent certains architectes du Bauhaus, mais fortement colorés et

L’ensemble comporte assez d’espace libre pour que les

disposés de manière plus organique. La dimension paysagère,

habitants y cultivent leurs jardins potagers et contribuent

traitée avec beaucoup de soin, ancre l’architecture dans une

directement à leur alimentation. Ce projet a pour particula-

certaine conception de la nature. Contrairement au Wohnhof

rité de disposer en fer à cheval des bâtiments au centre du

viennois, Taut ne conçoit pas des blocs à plusieurs étages,

quartier d’habitation, créant ainsi un vaste espace commu-

mais des bâtiments délibérément bas (selon les principes de

nautaire. Au milieu est aménagé un lac artificiel, entouré

la cité-jardin et de la Siedlung ouvrière), donnant accès à des

par un jardin collectif qu’une rangée d’arbres sépare des

espaces verts très généreux, qui permettent aux habitants de

jardins potagers. On y retrouve la concavité spatiale envelop-

se ressourcer, de se retrouver, mais aussi de se nourrir. Les

pante de la théorie urbaine de Sitte, avec un effet dynamique

aspects communautaires et sociaux rejoignent les besoins

de turbine qui est à la fois concentrant et dispersant. Car les

premiers.

autres bâtiments, plus linéaires, rayonnent en de multiples

Retour à la terre

Notes : page 96

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couleurs autour de cette « forme forte » centrale, très iconique,

spatiale et esthétique convergent en une sorte de

sorte de « couronne pour la ville » aplatie, palais pour le peu-

« cosmos » holistique : Howard conçoit une ville circulaire

ple à ciel ouvert, mais sans dôme de verre scintillant.

idéale, où chaque anneau a sa propre caractéristique pro-

Le théoricien suisse Martin Steinmann a forgé le terme

grammatique et spatiale. Taut accentue ce principe en l’am-

« forme forte » pour désigner des « corps dont la simplicité

plifiant par « une couronne pour la ville », grande place

donne une grande importance à la forme, au matériau, à la

centrale offrant un véritable cœur à la collectivité. Ses palais

couleur, sans aucune référence à d’autres bâtiments

112

 ».

de cristal, qui « donnent une tête au tronc » de la ville diffuse,

Il s’agit donc d’édifices ou de formes urbaines qui ne véhiculent

ainsi que la place en forme de fer à cheval au centre de la

pas sémantiquement des symboles culturels, mais « sont leur

cité ouvrière créent des espaces finis et introvertis qui rayonnent

propre signification » et « trouvent leur sens en relation avec

en même temps symboliquement vers l’infini. Meyer met lui

les lois fondamentales de la perception113 », permettant ainsi

aussi en valeur les espaces collectifs de la Siedlung Freidorf,

une « expérience immédiate

114

 ». Cette expérience est bien

comme la maison coopérative avec ses emmarchements

présente dans le projet de Taut. Expérience à la fois spatiale

semicirculaires ou la fontaine de la grande place centrale

et sociétale, générée par une forme issue de ses visions cris-

avec son obélisque qui marque le lieu symbolique de l’espace

tallines expressionnistes.

communautaire. Quant à Loos, il agence les espaces collectifs

Les opérations spatio-temporelles du « Retour à la terre » 

dans les plus beaux endroits du paysage. Tous ces projets mettent l’accent sur les espaces communs extérieurs, traités avec grand soin. Par ces stratégies spatiales et paysagères, les trois architectes tentent de combattre l’indifférenciation et

Les exemples présentés illustrent l’invention, en temps de

l’homogénéisation de l’espace urbain en conférant aux projets

crise, de nouveaux liens entre l’homme et la nature, liens per-

coopératifs des qualités spatiales fortes, à même d’unir les

mettant de créer une autre forme de communauté, fondée sur

habitants. Dans ces nouveaux « cosmos » parallèles, l’agir

des principes coopératifs. Cette utopie collective nécessite la

ensemble devient le vecteur principal d’une autre conception

création de formes urbaines et architecturales adéquates. Les

de progrès. Après analyse de ces projets architecturaux, deux

architectures cristallines de Taut qui couronnent la ville reflè-

constats s’imposent :

tent l’idée d’une communauté humaine réunie, idée que l’on retrouve dans le manifeste pour le mouvement coopératif de

Décélération :

Hannes Meyer. Ces projets visent à créer de « nouveaux

Tous ces exemples traduisent une volonté de décélérer le

mondes » englobant tous les aspects de la vie. Les écrits et

temps en réaction à l’accélération induite par l’industrialisation,

les dessins réalisés par Taut pendant la Grande Guerre témoi-

le capitalisme et la spéculation foncière. Pour lutter contre des

gnent de cette quête d’union entre l’homme et la nature, la

conditions de vie inhumaines, Howard propose un contre-

terre, le ciel, la lune et les étoiles – idéal à la fois politique,

modèle dans une campagne dotée de son propre espace-

social et esthétique. Cet exemple nous montre que la cons-

temps. Taut veut quant à lui mettre fin à la dynamique

truction d’un imaginaire ne relève pas seulement de la rêverie,

dévastatrice de la guerre, qui détruit le temps présent et toute

mais peut aussi, le moment venu, être la première étape d’une

perspective d’avenir, en se plongeant dans un monde imagi-

action dans le monde.

naire, hors du temps et de l’espace. Il suspend ce temps de

Pour lutter contre l’informe de la ville industrielle, régie par

guerre en dessinant une ville future, à construire dans un

une dynamique capitaliste hautement spéculative et sans fin,

temps meilleur.

les architectes conçoivent des espaces différenciés, structurés

Après la guerre, Bruno Taut, Adolf Loos et Hannes Meyer

par des « formes fortes ». Leur objectif est de créer des lieux

tentent de réorienter la conception capitaliste du progrès

d’un nouveau type, où tout espace soit lié à une valeur col-

dans un sens plus social et plus humain. L’effondrement

lective afin de susciter un esprit de communauté coopérative.

économique de l’après-guerre et la pauvreté généralisée les

Dans ces ambitions idéalistes, programme sociétal, forme

portent à concevoir une architecture réduite à l’essentiel.

Notes : page 96

Les opérations spatio-temporelles du « Retour à la terre »

91

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Ce moment de décélération ouvre la possibilité de créer un

lective » consiste à créer une œuvre d’art totale englobant

nouveau modèle sociétal et architectural.

tous les aspects de l’existence, de l’expérience de vie coopé-

Les activités collectives, omniprésentes dans ces cités-jardins

rative au théâtre didactique Co-op en passant par l’architecture

et se déroulant en grande partie en plein air, au contact avec

urbaine de la Siedlung Freidorf.

la nature, sont un moyen efficace pour décélérer le train de

Quant à Bruno Taut, il voit dans la réduction à l’essentiel (au

vie dicté par le travail en usine, dans la mesure où elles mar-

sens social et spirituel) une chance pour la formation d’une

quent une rupture nette et créent ainsi un autre rapport au

conscience collective ouvrant la voie à la paix et à l’édification

temps et à l’espace. Ce moment de décélération permet de

d’une société meilleure, fondée non plus sur la religion mais

se retrouver avec les autres, mais aussi avec soi-même : se

sur un socialisme universel. Chez Taut, la réduction est la

réunir dans la maison coopérative pour une activité culturelle

condition même pour atteindre cet objectif supérieur. La sub-

et cultiver son propre potager sont les premiers jalons d’une

limation réside ici dans un acte esthétique, la création d’une

insurrection contre une dynamique d’exploitation et la première

architecture cristalline et prismatique, censée nous donner un

étape d’une émancipation des ouvriers. Même le protocole

aperçu de ce nouveau monde possible qui « relie l’homme à

imposé par Loos, prouver que l’on sait s’occuper d’un jardin

l’homme115 ».

potager avant de pouvoir construire soi-même sa maison,

Dans cet acte de sublimation, nécessaire dans le contexte

pose clairement les conditions de cette émancipation :

d’une réduction drastique, Howard s’appuie sur la culture,

savoir et pouvoir se nourrir et se loger.

Loos sur la récolte du jardin et Meyer sur la standardisation, tandis que Taut met l’accent sur l’esthétique, dans laquelle

92

Réduction-sublimation :

il voit une force unificatrice à même de créer une société paci-

Le « retour à terre » implique une forme de réduction qui va

fique et solidaire. Chacun de ces architectes réagit à sa manière

de pair avec un renoncement à tout ce qui constitue la vie

et avec ses propres moyens au temps présent pour créer une

urbaine ; les architectes tentent alors de sublimer la réduction

esthétique spécifique. Malgré leurs différences d’approche,

en élevant ce nouvel « état de nature » vers des sphères plus

ils partagent tous trois un même scepticisme à l’égard de la

élevées. Tous les exemples analysés présentent ce double

dynamique capitaliste et proposent un autre chemin vers la

mécanisme de réduction-sublimation, bien qu’il s’opère chaque

culture, et donc une autre conception du progrès.

fois de manière différente :

Revenons brièvement à Walter Benjamin et à sa critique du

Dans son concept de cité-jardin, Ebenezer Howard sublime la

progrès, exposée sous une forme imagée avec l’Ange de

campagne par la culture. Son programme prévoit une biblio-

l’Histoire : l’ange tente en vain de freiner sa dérive pour s’arrêter

thèque, un théâtre, une salle de concert, etc., pour permettre

là où cette tempête incontrôlable n’a laissé qu’un « monceau

aux citadins de supporter la réduction des activités culturelles

de ruines qui s’élèvent jusqu’au ciel ». Benjamin esquisse un

due au déménagement en périphérie urbaine au sein d’une

jeu apocalyptique avec le temps que l’on retrouve également

communauté autarcique.

dans l’histoire de Paul Scheerbart : les morts sont réveillés

Pour Adolf Loos, la réduction de la maison à un seul mur est

par des archanges géants qui déposent des palais de cristal

sublimée par le jardin potager. Jardiner est pour Loos un acte

pour que les gens puissent s’y promener et découvrir la

fondamental pour l’équilibre psychique des ouvriers, car il

beauté. Ce moment clé, cette mince chance que les hommes

contrebalance les forces productrices (usine) et destructrices

n’arrivent pas à saisir, est le moment de la connaissance,

(récolte), condition primordiale pour retrouver une forme de

l’instant d’une révélation qui n’est plus divine mais esthétique.

résonance.

Dans ces deux récits, agir semble impossible : l’ange de

Animé d’une volonté d’égalité et d’uniformité, Hannes Meyer

Benjamin ne peut pas reconstruire les ruines puisqu’il est em-

tente de réduire la pluralité individuelle à un « produit standard »

porté malgré lui par le vent ; et dans l’histoire de Scheerbart,

en s’attaquant aussi à l’« âme humaine », trop longtemps

les hommes retournent à la mort parce qu’ils n’ont pas su saisir

mise en avant au détriment de l’esprit collectif. Le mode de

la beauté salvatrice que leur offre l’esthétique. En ce sens,

sublimation de cette réduction de l’individu à une « âme col-

l’architecture est un programme esthétique qui sublime le

Retour à la terre

Notes : page 96

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monde apocalyptique pour conduire à une renaissance. La

résilient de la région fonctionnelle luxembourgeoise. Ces

décélération ouvre la possibilité de voir et d’agir sans être

études abordent à grande échelle des scénarios susceptibles

emporté par la tempête du progrès. Elle constitue une forme

d’esquisser un autre rapport entre des pôles urbains et

de résistance esthétique et sociétale qui permet d’envisager

l’hinterland, tout en réfléchissant à la réorganisation du terri-

une autre manière d’habiter le monde.

toire transfrontalier et à la « campagne », sujet jusque-là peu

Le « retour à la terre » et la nécessité de construire une société

exploré.

plus résiliente en reconsidérant les liens ville-campagne re-

À une échelle moindre et plus concrètement, de plus en plus

trouvent une brûlante actualité avec le changement climatique

de projets de grande qualité architecturale voient le jour dans

et toutes ses conséquences. Il reste cependant à inventer des

le contexte rural, certaines de ces initiatives naissant en réaction

scénarios intégrant à la fois les dimensions écologiques, so-

aux métropoles, considérées comme hauts lieux du capitalisme

ciétales et économiques si l’on veut aller vers une « sobriété

et de la mondialisation. À leur échelle, ils apportent quelques

heureuse

116

 », pour reprendre l’expression de Pierre Rabhi.

changements homéopathiques ; mais des projets de plus

Comme dans les exemples analysés, il ne s’agira pas seule-

grande envergure, plus puissants d’un point de vue social,

ment de satisfaire les besoins primaires, mais aussi de réflé-

politique, économique, communautaire et esthétique (comme

chir aux aspirations sociétales, culturelles, esthétiques et

dans les exemples présentés), ne sont pas encore à l’ordre

spirituelles, sources de joie et de sens. Nous terminons donc

du jour, pas davantage qu’une mise en réseau efficace de ces

ce chapitre sans pouvoir présenter d’exemple contemporain

nouvelles ruralités117 à l’image du projet de Howard. Puisse

réunissant tous ces aspects.

cette absence nous inspirer des idées et des récits d’un genre

Certes, ces dernières années ont connu un regain d’intérêt

nouveau, que ce soit par le biais de la pratique, de la recher-

pour « la campagne », même de la part d’un architecte de

che ou de l’enseignement.

renommée internationale comme Rem Koolhaas, qui jusque-là s’était surtout intéressé à l’espace urbain. Son essai Countryside, A Report, qui accompagne son exposition Countryside, The Future au musée Guggenheim de New York en 2020, présente un rapport global sur la campagne et ses mutations, esquissant à la fin une vision optimiste de l’avenir reposant sur deux axes, la préservation du paysage et l’automatisation de la production alimentaire. L’exposition et l’ouvrage Taking the Country’s Side (Prendre le parti de la campagne) de Sébastien Marot, présentés à la Triennale d’architecture de Lisbonne 2019, analysent les conséquences de l’industrialisation de l’agriculture pour le territoire, mais aussi la vulnérabilité, notamment alimentaire, de nos métropoles face à la crise écologique et exposent quatre scénarios envisageant l’avenir de la relation ville-campagne. À mentionner aussi deux études territoriales proposant des pistes de réflexion sur la transition écologique : l’une lancée en 2018 par la Fondation Braillard Architectes dans le cadre d’une recherche prospective pour le Grand Genève, et l’autre, lancée en 2020 par le Département de l’aménagement du territoire du Ministère de l’Énergie et de l’Aménagement du territoire du Grand-Duché de Luxembourg, intitulée Luxembourg en Transition – Visions territoriales pour le futur décarboné et

Notes : page 96

Les opérations spatio-temporelles du « Retour à la terre »

93

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 94

Notes

94

Air pollué. Maisons casernes. » Mais elle présente

cité-jardin élargie à l’échelle de la nation a le

aussi des avantages : « Relations. Vie sociale.

dessein de conduire à un système plus juste et

Théâtres et divertissements. Hauts salaires.

meilleur de jouissance du sol et à une concep-

1 Koselleck, Reinhart, Le futur passé, Contri-

Belles rues. Cabarets. » Les inconvénients de

tion plus juste et plus raisonnable de la con-

bution à la sémantique des temps historiques,

la campagne sont listés sur l’autre côté du dia-

struction des villes. »

éd. EHESS, En temps & lieux, Paris, 2016., p. 373.

gramme : « Absence de vie sociale. Bras inoc-

23 Adolf Loos, « Regeln für die Siedlung »

2 Gottfried Wilhelm Leibniz, De rerum origina-

cupés. Cultures abandonnées. Manque de

(1920), in : Die Potemkinsche Stadt, Prachner,

tione radicali. Opera philosophica, éd. Johann

sécurité. Maigres salaires. Pas d’égouts. Pas

Vienne, 1983, p. 178. (Trad. F. Mortier).

Eduard Erdmann, Berlin, 1840, p. 50. Cité

de plaisir. Apathie sociale. Réformes nécessai-

24 Adolf Loos, « Les cités ouvrières moder-

d’après Koselleck, Le futur passé, p. 369 :

res. Habitations malsaines. Villages vides. »,

nes », in Paroles dans le vide, Malgré tout, éd.

« Progressus est in infinitium perfectionis ».

tandis que les avantages sont : « Beauté de la

Ivera, Paris, 1994, p. 298. (Traduction modifiée)

3 Emmanuel Kant, La fin de toutes choses

nature. Bois, prairie, forêts. Longues journées

25 Friedrich Engels, « La question du loge-

(1794), trad. Guillaume Badoual et Lambert

[car plus de soleil que dans les villes sombres].

ment », article publié dans le Volksstaat de

Barthélémy, coll. Babel, Actes Sud, Arles,

Bon air. Bonne eau. Bon soleil. Loyers bas. »

Leipzig en 1872.

1996, p. 17.

11 Ibid.

26 Ibid.

4 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire »

12 Ibid., chap. 8, p. 121. À l’instar de la Poste

27 Elsie Altmann-Loos, Lina Loos, Claire Loos,

(1940), in : Œuvres III, trad. Maurice de

et de la Caisse d’épargne, les banques

Adolf Loos – Der Mensch, Prachner, Vienne,

Gandillac, revu par Pierre Rusch, Gallimard,

devraient s’attacher « moins au profit qu’en

2002, p. 222. (Trad. F. Mortier)

coll. Folio Essais, Paris, 2000, pp. 427- 444,

peuvent tirer leurs fondateurs qu’à l’intérêt

28 Adolf Loos, « Regeln für die Siedlung », in :

chap. IX, p. 434.

général » et verser les bénéfices à la ville.

Loos 1983, p. 179.

5 Ibid., chap. XIII, p. 439.

« Cette banque pourrait prévoir que la totalité

29 Adolf Loos, « Les cités ouvrières

6 Ibid., chap. XI., pp. 436 - 437.

des bénéfices nets, ou la proportion de ses

modernes », in : Loos 1994, p. 302.

7 Ibid. : « À l’idée corrompue du travail corres-

bénéfices qui dépasseraient un certain taux,

30 Margarethe Schütte-Lihotzky, Warum ich

pond l’idée complémentaire d’une nature qui,

seraient versés à la caisse municipale, et que

Architektin wurde, sous la dir. de Karin Zogmayer,

selon la formule de Dietzgen, « est offerte

le choix serait laissé aux autorités de la ville

Residenz Verlag, Salzbourg, 2004, p. 28.

gratis »

d’en prendre la direction si elles étaient

31 Adolf Loos, « Les cités ouvrières

8 Ibid. : « Si le travail social était bien ordonné,

convaincues de son utilité et de sa solidité. »

modernes », in : Loos 1994, p. 304. [Le] :

selon Fourier, on verrait quatre Lunes éclairer

13 Ibid., chap. 9, p. 136 sq.

l’Anglais. Loos se réfère ici à la culture

la nuit terrestre, les glaces se retirer des pôles,

14 Ibid., chap. 1, p. 47.

anglaise, avec la cheminée dans le séjour.

l’eau de mer s’adoucir, les bêtes fauves se

15 Ibid., chap. 7, p. 115 sq.

32 Ibid., p. 302.

mettre au service de l’homme. Tout cela illustre

16 Ibid., chap. 9, p. 137. Les socialistes sont

33 Ibid., p. 308.

une forme de travail qui, loin d’exploiter la na-

favorables à un monopole d’État absolu.

34 Ibid.

ture, est en mesure de l’accoucher des créati-

17 Ibid., chap. 11, p. 149 sq. Cf. : Thomas

35 Adolf Loos, « Regeln für die Siedlung »,

ons virtuelles qui sommeillent en son sein. »

Spence, Les Vrais droits de l’homme (pam-

in : Loos 1983, p. 179.

9 Cf. Martin Steinmann, « La forme forte : vers

phlet 1775) ou La nationalisation de la terre,

36 Ibid.

une architecture en-deçà des signes », in :

Henry Hyndman, Londres, 1775 et 1782.

37 Solita Solano, « Vienna - A Capital Without

Martin Steinmann, Forme Forte : Schriften/Écrits

18 Ibid., chap. 10, p. 151.

a Nation », in : National Geographic Maga-

1972 –2002, sous la dir. de Jacques Lucan,

19 Ibid., chap. 10, p. 150.

zine, vol. XLIII, n° 1, Janvier, Washington DC

Bruno Marchand, Birkhäuser, Bâle, Boston,

20 Ibid., chap. 1, p. 39 sq. : Le terrain, qui

1923, pp. 77-102, ici pp. 83-86.

Berlin, 2003, p. 198.

devait être acheté à bas prix, appartient à la

38 Hannes Meyer, Bauen und Gesellschaft,

10 Ebenezer Howard, Les cités-jardins de

commune, administré par quatre personnes

Schriften, Briefe, Projekte, sous la dir. de Lena

demain, préface de Ginette Baty-Tornikian,

par fidéicommis. Les taxes foncières lui

Meyer-Bergner, VEB Verlag der Kunst Dresden

trad. Thérèse Elzière, Sens & Tonka, Paris, 1998,

reviennent après les prélèvements nécessaires

1980, chap. « Die Siedlung Freidorf », p. 14.

introduction, p. 32.  Comme inconvénients de

au paiement des intérêts, à utiliser « pour la

(Trad. F. Mortier)

la ville, Howard note : « Loin de la nature. Les

création et l’entretien de tous les travaux et

39 Bernoulli, lui aussi très engagé dans le loge-

castes. Ateliers éloignés de la maison. Loyers

édifices publics : routes, écoles, parcs, etc. »

ment coopératif, deviendra célèbre un peu plus

élevés. Vie coûteuse. Longues journées de

21 Ibid., chap. 7, p. 115.

tard pour son engagement en faveur de la réforme

travail. Misère. Chômage. Brouillards. Fumées.

22 Ibid., chap. 8, p. 121 : « L’expérience de la

agraire, avec Maurice Braillard à Genève.

Notes pages 64 -73

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40 Meyer 1980, pp. 10-14.

pliers, la rangée de noyers et la rangée d’her-

réveille. Le phonographe diffuse la Mazurka

41 Ibid., p. 14.

bacées avec les bâtiments et les portes de jar-

de Zopfenberg – et une Suite de Peer Gynt,

42 Cité d’après Lukas Gruntz, 100 Jahre

din. Oh ces portails de jardin ! Confidentiels

la Danse d’Anitra. Dansez dans les salles du

Siedlung Freidorf : Pioniergeist an der

et familiers, à moitié fosse aux ours, à moitié

roi de la montagne – Salutations de Nottwil. »

« äussersten Geschmacksgrenze », publié le

porte de monastère. Avec deux peupliers noirs

(Meyer 1924, p. 331)

05.01.2019 par Architekturbasel : https://archi-

de chaque côté, Populus italicus, un italien,

71 Meyer 1980, p. 32. (Souligné dans l’original)

tekturbasel.ch/100-jahre-siedlung-freidorf-pio-

frissonnant et chuchotant à chaque souffle

72 Cf. Robert Vischer, Über das optische

niergeist-an-der-aeussersten-geschmacksgren

d’air. » (Souligné dans l’original)

Formgefühl. Ein Beitrag zur Aesthetik (thèse),

ze/ (consulté le 09.07. 2023)

58 Ibid., p. 51.

Hermann Credner, Leipzig, 1873 : Selon

43 Susanne Stacher, Sublimes Visions.

59 Ibid.

Robert Vischer, c’est un acte psychique

Architecture dans les Alpes, Birkhäuser, Bâle,

60 Ibid.

consistant à emplir les phénomènes sensibles

2018, chap. 4 « L’enjeu de l’enfance »,

61 Ibid.

extérieurs de contenus mentaux. Theodor

pp. 136 -137.

62 Ibid.

Lipps y ajoute la dimension artistique : en con-

44 Meyer 1980, pp. 7-8.

63 Hannes Meyer, Jean Bard : « Das Theater

templant une œuvre d’art, le Je fusionne avec

45 Cité d’après : Matthias Möller, Leben in

Co-op », in : Das Werk n° 11, 1924,

l’objet regardé, suscitant le plaisir esthétique.

Kooperation : Genossenschaftlicher Alltag in

pp. 329 -332, ici 332.

(T. Lipps, « Zur Einfühlung », in : Psychologi-

der Mustersiedlung Freidorf bei Basel (1919 –

64 Ibid., p. 329. 

sche Untersuchungen, éd par Th. Lipps, tome

1969), Campus Verl., Francfort-sur-le-Main/

65 Ibid., p. 331.

2, livret 2-3, 1913, pp. 111- 491.)

New York, 2015, p. 11.

66 Hannes Meyer, « Die neue Welt », in : Das

73 Böhme 2020, quatrième de couverture.

46 Silvio Gesell, Die natürliche Wirtschaftsord-

Werk, n° 13, Zurich, 1926, pp. 205 -224. Aussi

74 Jacques Rancière, Le partage du sensible,

nung durch Freiland und Freigeld,

in : Meyer 1980, pp. 27-32.

La Fabrique éditions, Paris 2000, p. 16.

Selbstverlag, Les Hauts-Geneveys, 1916.

67 Meyer 1980, p. 29. (Souligné dans

75 Ibid., p. 33.

47 Un autre texte de Meyer (son « Curriculum

l’original) 

76 Meyer 1980, p. 29.

vitae ») indique la somme de 8,2 millions de

68 Ibid., p. 31. (Souligné dans l’original) 

77 Ibid.

francs suisses. In : Meyer 1980, p. 11.

69 Ibid., p. 30.

78 Cité d’après : Marcel Bois, « Zwischen

48 Hannes Meyer, « Die Siedelung Freidorf.

70 Le théâtre Co-op, « Le rêve », jeu de pan-

Intersozialismus und Sozialfaschismus :

Erbaut durch Hannes Meyer, Basel », in : Das

tomime, Hannes Meyer a défini un cadre

Kommunistische Studentenfraktionen in der

Werk, n° 12, 1925, pp. 39-51, ici p. 40.

pour chacune des pièces ; voici l’exemple de

Weimarer Republik », pp. 18-34, in : Andreas

49 Ibid., p. 40 sq.

la scène du rêve pour en illustrer le caractère

Schätzke, Florian Strob, Wolfgang Thöner,

50 Ibid., p. 40. (Souligné dans l’original)

didactique et pédagogique : « Le rêve. "Face

Linke Waffe Kunst : Die Kommunistische

51 Ibid., p. 49.

au rêve, la vraie coopérative apparaît à une

Studentenfraktion am Bauhaus, Birkhäuser,

52 Ibid. 

famille misérable." Misérable ! Une mère et

Bâle, 2022, p. 18.

53 Ibid. 

deux enfants endormis. Une cafetière est en

79 Konrad Püschel, Béla Scheffler, Philipp

54 Ibid. 

train de tituber dans la pièce. Descente

Tolziner, Tibor Weiner, René Mensch, Antonin

55 Hannes Meyer, « Curriculum vitae », in :

d’une araignée noire. L’effroi de la mère. Elle

Urban et Klaus Meumann. Cf. : Magdalena

Meyer 1980, p. 11.

gifle les enfants. Le père apparaît. L’araignée

Droste, Bauhaus : 1919 –1933 – réforme et

56 Meyer 1925, p. 50. 

s’enfuit. Silence et attente. Le père sort une

avant-garde, trad. Sara D. Claudel, Taschen,

57 Ibid., p. 50 : « La promenade : le hall

miche de pain d’un papier. Le papier est une

coll. Petite collection, Hong Kong, Cologne,

d’entrée en fait, d’où la ruée. Tout converge

affiche de la coopérative. Le père l’épingle

Paris, 2006, p. 96.

dans la profondeur, dans le sens de la

au mur. Excitation de la famille. - Sommeil.

80 Cf. : Ursula Muscheler: Das rote Bauhaus.

perspective : les poteaux en bois, les fils télé-

Dormir. Ronflement. Gémissements.

Eine Geschichte von Hoffnung und Scheitern,

phoniques, la rangée des noyers, les murs de

Une image de rêve apparaît : les paquets de la

Berenberg Verlag, Berlin, 2016, p. 118 sq : Elle

jardin, les haies de troènes, les zigzags des

Co-op descendent : saucisses, marchandises,

a été arrêtée en 1938 et condamnée à mort

parterres de fleurs en brun tourbeux, le sentier

bébé ; ils se retournent et disparaissent. Une

avec de nombreux autres étrangers, sans

piétonnier pour des personnes, poussettes,

image de l’avenir surgit, énorme : la main du

procès. Leur fils Johannes Mengel (né le

vélos. Entre les deux [s’installe] une lutte

remboursement descend, chargée d’or. Le

4 janvier 1927) n’a appris la mort violente de

rythmique entre l’horizontale et la verticale, les

père et la mère s’en emparent avec avidité –

sa mère qu’en 1993.

murs et les haies avec les poteaux et les peu-

mais soudain, le rêve s’arrête. La famille se

81 Ce choix suscite de fortes critiques, et

Notes pages 74-83

95

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96

cet ensemble coopératif est surnommé avec

99 Camillo Sitte, L’art de bâtir les villes,

dédain Tuschkastensiedlung, le « lotissement

l’urbanisme selon ses fondements artistiques,

projet », Éd. de la Maison des sciences de

de la boîte à gouaches ».

éd. du Seuil, Paris, 1996, p. 6, 10.

l’homme, Paris.

82 Bruno Taut, Une couronne pour la ville (Die

100 Amaldi 2011, pp. 321- 322.

Stadtkrone 1919), trad. de l’allemand par

101 Bruno Taut, « Tronc sans tête », in : Taut

G. Ballangé, éd. du Linteau, Saint-André-de-

2004, p. 77. 

Roquepertuis, 2004.

102 Taut 2004, « Donnez-nous un drapeau ! »,

83 Bruno Taut, Architecture alpine (Alpine

pp. 78-84, ici : p. 78. (Traduction F. Mortier,

Architektur, 1919), trad. de l’allemand par

plus fidèle à l’original, idem pour le titre)

Daniel Wieczorek, éd. du Linteau, Saint-

103 Ibid. (Traduction légèrement modifiée)

André-de-Roquepertuis, 2005, folio 13.

104 Ibid., p. 80. (Traduction légèrement

84 Cf. Stacher 2018, chap. 2, pp. 62 - 63, 66-69.

modifiée).

85 Bruno Taut, Die Auflösung der Städte, oder :

105 Ibid.

Die Erde, eine gute Wohnung, oder auch : Der

106 Ibid., p. 81.

Weg zur Alpinen Architektur, Folkwang-Verlag,

107 Ibid.

Hagen, 1920. (La Dissolution des villes, ou : La

108 Ibid. (Traduction légèrement modifiée).

terre, une bonne maison, ou : La voie vers l’ar-

109 Taut était aussi membre de la

chitecture alpine)

Novembergruppe, un groupe « socialiste

86 Iain Boyd White, Bruno Taut and the

révolutionnaire radical » (autoproclamé) fondé

Architecture of Activism, Cambridge University

le 3 décembre 1918, après la Révolution de

Press, Cambridge, 1982, p. 83.

Novembre (Novemberrevolution) menée par

87 Erich Baron, « Édification », in : Taut 2004,

les socialistes révolutionnaires. Ses objectifs

pp. 134, 135 (Traduction modifiée par F.

étaient proches de ceux du Arbeitsrat für

Mortier, plus fidèle à l’original).

Kunst. Cette association d’architectes et

88 Taut 2004, p. 80.

d’artistes expressionnistes, abstraits ou da-

89 Ibid., p. 94.

daïstes sera dissoute après l’arrivée au pouvoir

90 Paul Scheerbart, « La vie nouvelle,

des nazis en 1933.

apocalypse architectonique » (1902), in : Taut

110 Entre 1924 et 1931, plus de 140 000

2004, p. 23.

logements sociaux ont été construits à Berlin ;

91 Ibid., p. 25.

de nouvelles cités ouvrières (Siedlungen), dont

92 Ibid.

la Onkel Toms Hütte, conçue par Taut peu

93 Ibid., p. 27.

après la Hufeisensiedlung.

94 Ibid., pp. 29 - 30.

111 Depuis 2008, elle est inscrite au patrimoine

95 Ibid., p. 31.

de l’UNESCO.

96 Bruno Taut, « Le Chaos », in Taut 2004.,

112 Steinmann 2003, p. 198.

pp. 71, 72. (Traduction modifiée par F. Mortier

113 Ibid.

et plus fidèle à l’original)

114 Ibid., p. 192.

97 Cf. Stacher 2018, chap. 2, p. 59 : Karl

115 Taut 2004, p. 80.

Friedrich Schinkel ou Caspar David Friedrich

116 Cf. Pierre Rabhi, Vers une sobriété

voulaient donner à la nation allemande, en train

heureuse, Actes Sud, coll. Babel, Arles, 2013.

de se constituer en 1815, une nouvelle identité

Pierre Rabhi a contribué à la formation d’une

à travers le style gothique de la cathédrale dite,

nouvelle pensée écologique en conférant un

à cette époque, « gothique-cristalline ».

aspect positif à la nécessaire réduction de la

98 Une politique notamment promue par

consommation des ressources.

Reinhard Baumeister, urbaniste en chef de

117 Cf. Salomé Wackernagel, « La Rurapolis

Berlin. Cf. Amaldi, Paolo Amaldi, Architecture,

comme formation territoriale face aux enjeux

Profondeur, Mouvement [APM], Infolio,

socio-environnementaux du développement

Genève 2011, pp. 321-322.

urbain », in Cahiers thématiques nº 22

« Réinventer le rural ? Le périmétropolitain en

Notes page 83 -93

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Notes : page xx

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 99

Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, Paris, 1975, photo : Harry Gruyaert

3Création par destruction L’accélération du temps comme salut Temps : accélération Psychologie : pulsion de destruction et sublimation Mode opératoire : provoquer le déclin pour enclencher une renaissance

Le mode d’action dont traite ce chapitre repose sur un acte

activités productives et artistiques par le détour de la sublima-

de destruction. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il n’y ait

tion : si l’on « sait augmenter suffisamment le plaisir tiré du

pas d’ambition constructive sous-jacente, car la destruction

travail intellectuel et psychique, le destin ne peut alors guère

peut aussi ouvrir un nouvel horizon, comme si un « nettoyage

nous atteindre », souligne Freud ; « Cette forme de satisfaction,

en profondeur » était d’abord nécessaire. Il sera question

comme la joie de l’artiste à créer, à donner corps au produit

d’histoire et de table rase, idée fortement promue par

de son imagination […] possède une qualité particulière1 ».

Nietzsche, de progrès et d’entropie, de l’accélération et de

Comme les artistes, les architectes savent aussi se servir de

ses conséquences sur le plan économique, écologique, urbain

cet élan créateur dans les moments de crise, à la fois réelle et

et social.

ontologique, pour échapper ainsi à ce qui se présentait à eux

D’un point de vue psychologique, le moteur de l’action créa-

comme « le destin » immuable. Or il s’agit précisément de

trice est ici la pulsion de mort (ou pulsion de destruction),

changer ce destin : l’opération d’accélération temporelle vise

théorisée par Freud après les traumatismes de la Première

à précipiter un déclin, suivi d’un acte de sublimation qui sus-

Guerre mondiale. Contrairement à la pulsion de vie, elle tend

pend le temps afin d’ouvrir un nouveau champ de possibles

à la déliaison : elle veut casser, réduire à néant, détruire, ramener

qui soit radicalement différent.

le vivant à un état antérieur anorganique en visant d’abord le

Cette dynamique psychologique sous-tend tous les projets

sujet lui-même. Ce processus de désintégration est une lutte

présentés dans ce chapitre dont l’action créatrice repose sur

constante entre Éros et Thanatos. La pulsion de destruction,

un processus de destruction. Poussés par le désir d’accéléra-

soumise à une compulsion de répétition, se place au-dessus

tion, certains architectes ont tenté de créer des espaces et

du principe de plaisir, car elle réduit les tensions internes.

des temporalités autres, soit pour esquisser un « monde

Afin de les soulager au plus vite, on veut détruire – et accélérer

nouveau » (radicalement plus moderne, égalitaire, hygiénique,

le temps. Toutefois, cette pulsion peut être transformée en

sensoriel, etc.), soit pour effacer l’ancien – parfois sans viser

Notes : page 129

L’accélération du temps comme salut

99

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une perspective d’avenir particulière. Nous appelons « création

qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation.

par destruction » cette double opération de destruction et

Pour pouvoir déterminer ce degré et, par celui-ci, les limites

de sublimation par l’architecture (et les arts). Il s’agit plus

où le passé doit être oublié sous peine de devenir le

précisément, selon le cas, d’une création qui peut s’opérer

fossoyeur du présent, il faudrait connaître exactement la

de manière proactive à travers un acte de destruction, ou de

force plastique d’un homme, d’un peuple, d’une civilisation,

manière réactive à la suite d’une destruction subie, en adoptant

je veux dire cette force qui permet de se développer hors

des postures prospectives ou aperspectives (sans perspective,

de soi-même, d’une façon qui vous est propre, de

nihilistes). Dans l’analyse des exemples, nous serons attentifs

transformer et d’incorporer les choses du passé, de guérir

à cette nuance, car elle implique chaque fois un déroulement

et cicatriser des blessures, de remplacer ce qui est perdu,

temporel différent ainsi qu’une autre disposition psychologi-

de refaire par soi-même des formes brisées3. »

que. Ces opérations temporelles portées par des réactions

Si la capacité d’oublier est libératrice pour le philosophe du

psychiques peuvent se traduire par diverses postures esthéti-

romantisme allemand, il importe aussi de savoir se souvenir

ques qui apparaissent dans les moments d’instabilité et de

au bon moment, car « le point de vue historique aussi bien

basculement. En quoi consistent donc ces actes de destruction

que le point de vue non historique sont nécessaires à la

opérés par les architectes ? Quels sont les modes de sublima-

santé d’un individu, d’un peuple et d’une civilisation4 ».

tion, et quel est leur message sociétal et symbolique ? Quelles

Soucieux de ne pas se laisser écraser par l’histoire, mais de

fins poursuivent-ils et quelle esthétique produisent-ils ? De

générer perpétuellement un renouveau qui, à son tour, s’inscrira

quelle nature sont ces stratégies accélérationnistes et quel

dans l’histoire, Nietzsche plaide pour que chacun puisse

est leur impact sur la ville, la société et l’environnement ?

créer son propre horizon, sa propre vision du monde, prémisse pour que « l’homme devienne homme5 ». Il introduit ainsi

Le Dionysos nietzschéen : « faire table rase »

une nouvelle approche qui permet à l’individu de penser et d’agir librement – quitte à rompre avec l’histoire quand bon

L’acte de destruction peut aller de concert avec un rituel

lui semble pour tourner la page.

dionysiaque, puisque celui-ci évacue tout ce qui relève de

L’idée romantico-dionysiaque d’une « création de valeurs à

l’apollinien (le Beau, l’harmonie, la stabilité). C’est cette

partir du néant6 » s’exprime dans le concept de la table rase

perte de repères et ce chamboulement qui rendent possible

créatrice, qui réapparaît dans plusieurs écrits de Nietzsche.

une libération profonde en faisant table rase du monde an-

Dans Ecce homo, il proclame : « Et pourquoi n’irais-je pas

cien, condition même d’une renaissance : se libérer du passé

jusqu’au bout ? J’aime faire table rase7. » C’est une façon de

pour pouvoir agir. Cette posture est incarnée par la figure de

libérer la pensée qui permet de créer. Dans La généalogie

Dionysos, que Nietzsche associe à la rupture avec l’histoire,

de la morale, cette idée est intériorisée et mise en relation

la table rase étant un mode opératoire de la création. Ses

avec la conscience : laisser place au silence pour faire appa-

réflexions nous intéressent particulièrement ici, car le philo-

raître l’inattendu : « Fermer de temps en temps les portes et

sophe nous fournit une clé de lecture de cet étrange mode

les fenêtres de la conscience ; […] faire silence, un peu, faire

de destruction qui semble être en fin de compte la condition

table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau

même de toute création radicale.

de la place pour les choses nouvelles8 ». À ces moments de suspension, d’oubli et de rupture avec le

Rupture avec l’histoire et table rase

temps historique, des actes créateurs surgissent. S’interrogeant

L’acte de destruction met fondamentalement en question le

sur les motivations d’un tel processus de création-destruction,

rapport à l’histoire. Selon Nietzsche, la conscience nostalgique

Nietzsche fait une distinction entre les nihilistes, portés par

du passé est paralysante : « toute action exige l’oubli  » pour

« la haine de l’être manqué9 » (posture qu’il écarte résolument),

qu’il puisse y avoir transformation : 

et le désir dionysien, qui le fascine : l’âme torturée du philo-

2

100

« Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens

sophe ou de l’artiste qui se cherche sans cesse dans une

historique qui nuit à l’être vivant et qui finit par l’anéantir,

quête profondément romantique de la connaissance.

Création par destruction

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Le côté obscur et tragique de la puissance créatrice se cristallise

Son plaidoyer pour la table rase libératrice fait école et se

dans le rire de « ce monstre dionysien, qui a [pour] nom

prolongera au-delà de la philosophie vers la pratique, surtout

Zarathoustra10 » et dans sa danse chancelante dans la tempête.

dans le champ de l’architecture et de l’urbanisme. Nietzsche

Le rire et la danse du prophète narrés par Nietzsche sont des

est fasciné par la figure de l’architecte, dans laquelle il pro-

symboles porteurs d’un monde qui se dissout pour se recom-

jette « le grand acte de volonté, la volonté qui déplace les

poser autrement, dans une incertitude libératrice – « cette

montagnes, l’ivresse de la grande volonté qui a le désir de

merveilleuse incertitude, […] cette multiplicité de la vie  »,

l’art. » Dans l’architecture, il voit « une sorte d’éloquence du

comme Nietzsche le formule avec enthousiasme. Le rire résulte

pouvoir par les formes tantôt convaincantes et même cares-

d’une distanciation critique par rapport à la société, c’est une

santes, tantôt donnant seulement des ordres. Le plus haut

réaction soudaine provoquée par la prise de conscience de

sentiment de puissance et de sûreté trouve son expression

notre propre être-au-monde, en décalage avec la société.

dans ce qui est de grand style16. » Il n’est donc pas étonnant

Nous avons vu ce type de distanciation au Monte Verità

que cette fascination rejaillisse sur certains mouvements

(chap. 1), où la danse, libérée de toute convention, brise la

architecturaux qui suivront, puisqu’en mettant en avant « le

morale en vigueur. Nietzsche met en avant qu’il n’y a pas de

grand acte de volonté » et la puissance ordonnatrice, il confère

vérité absolue, chacun doit trouver son chemin pour devenir

à l’architecte un pouvoir singulier qui jusqu’alors n’avait pas

ce qu’il est. Ainsi, Zarathoustra s’adresse à ses disciples en

été conceptualisé de la sorte.

11

précisant que « celui qui parle ici n’est pas un fanatique, ici on ne "prêche" pas, on n’exige pas la foi 12 », en les invitant à se suivre eux-mêmes. Le rire, la danse, l’incertitude, l’oubli, les formes brisées et la table rase sont les modes opératoires d’une création destruc-

F. T. Marinetti et Antonio Sant’Elia : Manifestes futuristes, 1909/1914

trice qui rompt avec l’histoire au profit d’une quête artistique.

En Italie, la réception de Nietzsche débute sur un plan littéraire,

Dans l’un de ses manuscrits de la fin de l’année 1888, écrit

avec D’Annunzio, mais elle prend une tournure foncièrement

dans l’un de ses derniers moments de lucidité (publié à titre

politique en 1908 avec l’article « La filosofia della forza17 » de

posthume dans Ecce homo en 1908), Nietzsche se montre

Mussolini, réponse à la conférence du député Treves sur La

bien conscient du caractère explosif de son œuvre :

volonté de puissance (publié en 1901, après la mort du philo-

« Un jour, mon nom sera associé au souvenir de quelque

sophe, par sa sœur qui aura assemblé et modifié ses écrits à

chose de prodigieux – à une crise comme il n’y en eut

sa guise18). Mussolini, à cette époque encore socialiste radical,

jamais sur terre, à la plus profonde collision de consciences,

exalte la dimension antisystème et les accents antiallemands

à un verdict inexorablement rendu contre tout ce qu’on

de la philosophie nietzschéenne, tout en donnant une inter-

avait jusqu’alors cru, réclamé, sanctifié. Je ne suis pas un

prétation strictement belliciste du surhomme, à laquelle il

être humain, je suis de la dynamite . »

associe l’édification d’un homme nouveau, au sens évolution-

13

Pratiquant une inversion de toutes les valeurs, Nietzsche pense

niste et darwiniste du terme, comme le souligne Francesca

qu’après lui, « nous allons changer le Calendrier du temps, je

Belviso. Le surhomme mussolinien, dont la devise est « Nulla

vous le jure  », écrit-il en mettant en cause le temps chrétien

è vero, tutto è permesso! 19» est appelé à bâtir un monde

avec un certain aplomb, mais aussi avec « une peur panique

nouveau en faisant table rase de toutes les valeurs anciennes.

que l’on aille un beau jour me canoniser. […] Je ne veux pas

Fondées sur la rupture avec l’histoire et la table rase, les

être un saint, plutôt encore un pitre15 ». Mais ses successeurs

idées nietzschéennes inspirent largement le futurisme, qui

en décideront autrement. Ses écrits, et en particulier la notion

révolutionne l’art et l’architecture. Ce mouvement, dont le

dionysiaque de surhomme, feront l’objet d’un contresens

mode opératoire est la glorification et l’esthétisation de la

(seule sera retenue la volonté de puissance), bien loin de la

vitesse machinique et des forces destructrices, entend rompre

quête de transcendance qu’il prônait et dans laquelle il voyait

brutalement avec le temps présent et le passé – élan aux

un corollaire indispensable de l’émancipation de la pensée.

traits dionysiaques, mais en fin de compte assez éloigné du

14

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F. T. Marinetti et Antonio Sant’Elia : Manifestes futuristes

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sens nietzschéen de ce qualificatif. Le futurisme, qui exalte la

est plus belle que la Victoire de Samothrace23 ».

guerre comme système disruptif ultime, est créé par un groupe

Ce jeune révolté veut en effet rompre avec la culture d’une

de jeunes poètes, dont l’aîné, Filippo Tommaso Marinetti, a

société ancrée dans le passé, qu’il considère comme arriérée

à peine 30 ans. C’est lui l’auteur du manifeste fondateur du

et figée, en s’attaquant à ses lieux et à ses symboles, aux

futurisme, qui sera publié à la une du Figaro le 20 févier 1909

bibliothèques et aux musées :

sous le titre « Le futurisme ». Ce jeune écrivain, artiste et ju-

« Viennent donc les bons incendiaires aux doigts

riste, auquel les jésuites de Paris ont donné une éducation

carbonisés ! ... Les voici ! Les voici ! ... Et boutez donc le

stricte contre laquelle il ne cessera de se rebeller, est sans

feu aux rayons des bibliothèques ! Détournez le cours des

doute partiellement influencé par l’œuvre de Nietzsche, qu’il

canaux pour inonder les caveaux des musées ! ... Oh !

a dû lire par l’intermédiaire d’autres auteurs comme Georges

Qu’elles nagent à la dérive, les toiles glorieuses ! À vous

Sorel et Mario Morasso – dont il s’inspirera quand, dans son

les pioches et les marteaux ! ... Sapez les fondements des

premier manifeste, il comparera la voiture de course à la

villes vénérables24. »

Victoire de Samothrace. Comme l’explique Belviso, Morasso

Cet élan radical et fortement iconoclaste n’est cependant pas

fait le lien entre la réception littéraire et l’exploitation politique

moderne au sens émancipatoire du terme, bien au contraire.

de la philosophie de Nietzsche. Marinetti tient cependant

Il s’oppose non seulement aux institutions culturelles, mais

à affirmer son indépendance artistique et idéologique par

aussi aux nouveaux mouvements d’émancipation des femmes

rapport au philosophe allemand et se distancie notamment de

que l’on voit apparaître à cette époque : « Nous voulons

ce qu’il taxe de « passéisme irrémédiable20 » : « Dans notre

démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme,

lutte contre la passion professorale du passé, nous récusons

le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires25. »

violemment l’idéal et la doctrine de Nietzsche. […] son Sur-

Obsédé par une virilité héroïque, ce manifeste glorifie le

homme, conçu dans le culte philosophique de la tragédie

danger, le courage, la révolte, l’agressivité, l’insomnie fiévreuse,

grecque, suppose chez son père un retour passionné au

le saut périlleux, la gifle et le coup de poing, la vitesse26, et

paganisme et à la mythologie21. » Les futuristes, quant à eux,

surtout « la guerre, – seule hygiène du monde –, le milita-

ne veulent pas puiser dans le passé, mais se jeter, en sautant

risme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les

par-dessus le présent, dans un avenir lancé à pleine vitesse, et

belles Idées qui tuent et le mépris de la femme27. » Les futuristes

sans véritable objectif. Si le principe iconoclaste de la table

aspirent à rompre avec l’histoire et la culture en effaçant le

rase, la dynamite explosive de la pensée nietzschéenne et le

passé, voire le temps et l’espace, au profit d’une « éternelle

style du philosophe ont indéniablement laissé leur marque,

vitesse » du grand Absolu :

sa pensée n’a pas été correctement reçue, car elle a été dé-

« 8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !

tournée à d’autres fins.

.... À quoi bon regarder derrière nous, du moment qu’il

Marinetti introduit son manifeste par quelques lignes écrites

nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l’impossible ?

sous forme de vers libres, dans lesquelles on perçoit son

Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons déjà

enthousiasme pour l’accélération de l’industrialisation. Même

dans l’absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle

les déchets industriels se parent ici d’une aura céleste : « Le

vitesse omniprésente28. »

visage masqué de la bonne boue des usines, pleine de scories

Ce moment d’arrêt, où le temps et l’espace ne peuvent résister

de métal, de sueurs inutiles et de suie céleste, portant nos

à la volonté rebelle d’un renouveau radical, est particulièrement

bras foulés en écharpe », écrit-il poétiquement en terminant

intéressant pour notre étude, car la structure spatio-temporelle

le prologue par un appel au ton étrangement impérieux :

y est remplacée par une « éternelle vitesse omniprésente »

« Nous dictâmes nos premières volontés à tous les hommes

qui ne connaît ni passé ni futur, qui ne s’inscrit ni dans l’histoire

vivants de la terre  ». Dans les onze points du manifeste qui

ni dans l’espace ; elle a sa dynamique propre, bien que ne

suivent, l’esthétisation du machinisme belliqueux est omni-

poursuivant aucun but. En ce sens, elle est proactive et

présente, cette phrase célèbre en est l’illustration : « Une

foncièrement aperspective. Le manifeste se termine sur un

automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille,

ton provocateur en s’élevant à des dimensions cosmiques :

22

102

Création par destruction

Notes : page 129

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« Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une

l’enseignement dispensé à l’Accademia di Brera, encore axé

fois le défi insolent aux étoiles ! ».

sur les styles et les décorations d’autrefois. La lecture de

L’influence nietzschéenne transparaît dans la préface du

l’ouvrage Die Wagnerschule (1902) le familiarise avec le mo-

premier roman de Marinetti, Mafarka le futuriste (1909), dont

dernisme de l’école d’Otto Wagner, alors professeur à Vienne,

le ton poétique rappelle celui du prologue d’Ainsi parlait

et en particulier avec l’œuvre de Joseph Maria Olbrich, dont

Zarathoushtra (1885) de Nietzsche : « Ô grande astre ! Quel

les premiers dessins de Sant’Elia trahissent la forte influence.

serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires  ! ».

Antonio Sant’Elia appartient au groupe avant-gardiste Nuove

Marinetti s’adresse à ses pairs en ces termes : « Grands poètes

Tendenze qui se revendique ouvertement comme l’« aile droite

29

30

incendiaires ! Ô mes frères futuristes ! ». Même ton impérieux que les idées formulées « à coup de marteau31 », qui donne au texte un caractère explosif, inspiré par la « dynamite » nietzschéenne. Dans ce roman, Marinetti met en scène une sorte de surhomme mécanique et ailé, idéal masculin futuriste incarné par la figure de l’Africain Mafarka, dont l’esprit est aux antipodes de celui de la vieille Europe pétrie de culture livresque. Il exalte un mode archaïque reposant sur les instincts primaires, loin des codes moraux occidentaux (et totalement éloigné, aussi, de la philosophie de Rudofsky, qui s’intéressera, lui, vraiment à ces cultures lointaines, sans fantasmes virils ni guerriers, et en tirera des leçons pour concevoir une autre forme de culture). L’enthousiasme belliqueux, l’agressivité et la radicalité du mouvement futuriste attirent de nombreux jeunes hommes du monde de l’art et de l’architecture, pour lesquels la vitesse et la mécanisation sont une force libératrice dans un pays en proie à une profonde crise économique, sociale et identitaire, dominé par la pauvreté et l’analphabétisme et où l’avenir semble bouché. L’homme futuriste « est le vrai nouveau barbare qui fusionne avec la machine et se transforme en une roue dans l’engrenage de la Modernité32 ».

Manifeste de l’architecture futuriste, Antonio Sant’Elia, 1914 À la veille de la Première Guerre mondiale, Antonio Sant’Elia publie le Manifeste de l’architecture futuriste (le 11 juillet 1914), animé d’un élan similaire à celui de Marinetti, mais transposé à l’architecture et à son expression formelle. Ce nouveau manifeste témoigne de l’ampleur qu’a prise le futurisme en tant que mouvement artistique et politique. Né en 1888 à Côme, le jeune Sant’Elia part étudier à Milan, où il découvre une ville industrielle en devenir, dynamique et fascinante, qui contraste fortement avec le reste de l’Italie, – et avec

Notes : page 129

Antonio Sant’Elia, La Centrale elettrica (partie de la série « La Città Nuova »), 1914, encre noire et gouache sur papier

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et modérée33 » du futurisme. Il rejoint en 1914 ce mouvement,

par les futuristes au rang d’icônes symboliques, car ils voient

dans lequel son ami peintre Mario Chiattone est activement

dans la mobilité machinique et dans la « fée électricité37 » les

engagé. Pour leur exposition Nuove Tendenze34 à Milan, il

véritables moteurs du monde futur.

écrit un texte connu sous le nom de « Messaggio », trans-

Dans la lignée des futuristes, mais sans leur tonalité belliqueuse

formé peu après en manifeste, probablement avec la partici-

et nihiliste, Sant’Elia veut réinventer l’architecture en rompant

pation d’Ugo Nebbia, Mario Buggelli et Marinetti35.

radicalement avec l’histoire, comme en témoigne le cinquième

Ce jeune architecte, auteur de plus de 300 dessins (projets,

point de son Manifeste de l’architecture futuriste38 :

esquisses et détails architecturaux, dont la série « Dynamis-

« 5. Les anciens tirèrent leur inspiration artistique des

mes architectoniques »), propose dans une série de dessins

éléments de la nature. Quant à nous, matériellement et

intitulée « La Città Nuova » (1914) une architecture sans orne-

spirituellement artificiels, nous devons tirer notre inspiration

ments ni sculptures décoratives (contrairement à l’école de

artistique du nouveau monde mécanique que nous avons

Wagner), au profit d’un langage formel épuré dont la « nu-

créé, et dont l’architecture futuriste sera l’expression

dité » radicale s’inspire de l’esthétique industrielle ainsi que

lumineuse et la synthèse parfaite. Le nouveau monde

des gratte-ciels de New York. Son architecture est composée

mécanique trouve son pendant dans une architecture

de formes obliques, souvent représentées par des perspecti-

qui lui correspond et qui sait intégrer les nouvelles

ves en contre-plongée, qui dramatisent les lignes de fuite et

technologies. »

confèrent aux édifices un dynamisme accru. Paolo Amaldi

Il rêve d’une élasticité dynamique, qu’il attribue aux lignes

souligne à juste titre les implications de cette forme de re-

obliques et elliptiques ainsi qu’aux nouveaux matériaux de

présentation sur le plan de la perception : « Bien que le goût

construction, pour remplacer la vieille architecture statique.

de Sant’Elia pour la massivité se dissociât des théories concer-

Sa source d’inspiration n’est plus la nature, mais la mécanique

nant la dissolution totale du bâtiment dans la ville énoncée par

créée par l’homme :

Marinetti, l’invention du point de vue en contre-plongée en dit

« 1. L’architecture futuriste est l’architecture du calcul de

long sur le statut idéologique et culturel qu’il entend attribuer

l’audace téméraire et de la simplicité ; l’architecture du

au spectateur moderne. Il renforce, de fait, cet effet de sou-

ciment armé du fer, du verre, du carton-pâte, et de toutes

mission et d’immersion aux données perceptives immédiates,

les matières qui peuvent utilement remplacer le bois, la

sanctionnant l’impossibilité de bénéficier d’une vue surplom-

pierre, et la brique pour obtenir un maximum d’élasticité

bante, froide et analytique, à l’inverse, par exemple, des

et de légèreté39. »

axonométries d’un Alberto Sartois. Ou des images qui accom-

Dans les villes qu’il appelle de ses vœux, la temporalité est

pagneront quelques années plus tard la ville de trois millions

tout aussi éphémère que dans le manifeste de Marinetti : ni

d’habitants de Le Corbusier : une organisation formelle repo-

passé ni futur, mais un éternel présent en perpétuel renou-

sant sur des points de vue totalisants36. » Dans le portrait ar-

vellement :

chitectural suivant, nous reviendrons sur cette différence avec

« 8. […] Les choses doivent durer moins que nous. Chaque

Le Corbusier, qui représentera son modèle idéal comme un

génération doit construire sa ville. Ce renouvellement

système abstrait à appliquer d’en haut, alors que Sant’Elia,

continu du milieu architectonique collaborera à la victoire

auteur lui aussi de systèmes et de types reproductibles, place

du futurisme qui a déjà imposé dans le monde entier ses

souvent le spectateur dans une position immersive, le regard

Mots en liberté, son Dynamisme plastique, la Musique et

orienté vers le haut, pour donner un statut monumental et

son Art des bruits contre la bêtise agressive et la lâcheté

héroïque aux architectures nouvelles.

des passéistes40. »

Sa Città Nuova consiste en de gigantesques édifices hybrides

104

À l’instar de Marinetti, Sant’Elia inverse les choses en se mettant

conçus pour les transports terrestres et aériens : la « gare

du bon côté : ce n’est pas la posture futuriste qui est agressive

pour avions et trains avec ascenseurs [extérieurs] et trois

en imposant « ses Mots […], son Dynamisme » etc., mais la

niveaux de routes », tout comme la centrale électrique, de-

« bêtise » et la « lâcheté des passéistes », qui regardent en

viennent de véritables monuments de la modernité, élevés

arrière et s’appuient sur l’histoire au lieu de se projeter dans

Création par destruction

Notes : page 129

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le futur. Dans son discours, le principe de la table rase et celui d’un renouveau perpétuel sont omniprésents. Si le manifeste de Marinetti porte plutôt sur la destruction du monde ancien, Sant’Elia, en tant qu’architecte, propose quant à lui une nouvelle esthétique qui correspond au nouveau monde imaginé par les futuristes et à laquelle il donne corps dans sa série de dessins « La Città Nuova ». Il veut rompre avec la continuité historique pour créer, de manière proactive et prospective, un « nouveau monde mécanique ». Le dimension politique du futurisme Ce jeune architecte, enthousiasmé par le manifeste de Marinetti, est socialiste et irrédentiste – doctrine politique née en 1866 (et reprise plus tard par le fascisme), qui revendique l’unification de tous les territoires italophones, y compris ceux qui appartiennent à l’époque à l’Empire austro-hongrois (Trieste et la Dalmatie). Dès l’entrée en guerre de l’armée italienne contre les Habsbourg au printemps 1915, il rejoint avec Marinetti, Umberto Boccioni et Luigi Russolo le bataillon Volontaires Cyclistes Automobilistes. Un an plus tard, à l’âge de 28 ans, il est mortellement touché par une balle lors de la huitième bataille de l’Isonzo. Une vie brève, qui aura toutefois donné corps à une œuvre intense et prometteuse. Marinetti est lui aussi irrédentiste. Dans sa jeunesse, il est proche du mouvement socialiste, puis devient anarchiste, courant dont il s’éloigne en 1910 pour soutenir la guerre en Libye contre l’Empire ottoman. Dès leur création en mars 1919, il rejoint les Faisceaux italiens de combat, premier parti fasciste européen, aux côtés du futuriste Mario Carli et de l’agitateur Benito Mussolini, qui, une fois au pouvoir, élèvera Marinetti

Antonio Sant’Elia, Gare d’avions et de trains avec ascenseurs sur trois niveaux de routes, 1914, perspective, encre noire sur papier

au rang d’académicien en 1929. En 1938, Marinetti publie un texte qui glorifie et esthétise la guerre coloniale menée par

Manifeste futuriste de 1909, de « seule hygiène du monde42 »)

l’Italie en Éthiopie :

va jusqu’à la destruction totale. Son principe cynique « Fiat

« Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes, nous nous

ars, pereat mundus43 » (Que l’art soit, même si le monde

élevons contre l’idée que la guerre serait anti-esthétique.

doit périr) place l’art au cœur de l’apocalypse. D’où le com-

C’est pourquoi nous affirmons ceci : […] La guerre est

mentaire critique de Walter Benjamin en 1936 : « Tel est le

belle, parce qu’elle réalise pour la première fois le rêve

mot d’ordre du fascisme, qui, Marinetti le reconnaît, attend

d’un homme au corps métallique. […] La guerre est belle

de la guerre la satisfaction artistique d’une perception sensible

parce qu’elle crée de nouvelles architectures, comme celle

modifiée par la technique. C’est là évidemment la parfaite

des grands chars, des escadres aériennes aux formes

réalisation de l’art pour l’art. » Selon Benjamin, pour qui cette

géométriques, des spirales de fumée montant des villages

posture est épouvantable, l’humanité est devenue suffisamment

incendiés, et bien d’autres encore […] . »

« étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction

41

L’esthétisation de la guerre (qu’il qualifie déjà dans son

Notes : pages 129 et 130

comme une jouissance esthétique de premier ordre. Voilà

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105

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quelle esthétisation de la politique pratique le fascisme44 ».

exemples le plan de Barcelone de Cerdà (1841), la ville linéaire

Les futuristes développent une vision accélérationniste aux

de Soria y Mata (1882), la cité-jardin (1898) et Die Großstadt

traits destructeurs, tout en imaginant un nouveau monde

d’Otto Wagner (1911), dont s’inspirera Sant’Elia. Mais la

mécanisé. La « création par destruction » s’opère ici à travers

guerre marque une césure profonde et accélère la volonté de

une rupture radicale et violente avec l’histoire et la culture,

renouveau, car les paradigmes du monde ancien semblent

propulsant l’Uomo nuovo mécanisé, symbole d’une Italianità

soudain complètement obsolètes. La rupture avec l’histoire

moderne et industrialisée, dans un autre espace-temps, dé-

et un geste de « table rase » libérateur paraissent nécessaires

terminé par la vitesse, la mécanisation du monde et la guerre

afin d’imposer des changements radicaux qui soient en mesure

comme ultime remède. Dans la conception du monde de

d’extirper la ville historique européenne (dont le tissu urbain

Marinetti, le temps et l’espace n’existent plus, tout se dissout

date d’époques révolues) de la crise provoquée par le monde

dans la vitesse. La posture proactive des futuristes, qui veulent

moderne. Au cœur de cette vision, l’automobile naissante

tout détruire pour accélérer et précipiter le cours des choses,

joue un rôle clé, à la fois comme symbole éminemment

est profondément nihiliste et aperspective ; mais dans les

fascinant d’une modernité machiniste et comme facteur de

dessins de Sant’Elia, elle se traduit par la vision prospective,

destruction de villes inadaptées à la circulation routière.

la ville avant-gardiste à l’esthétique futuriste, qui inspirera

Le Plan Voisin de Paris, développé par Le Corbusier en 1925,

fortement le Mouvement moderne.

est sans doute l’exemple le plus radical de schéma urbain faisant sans concession table rase de la ville historique. Pourrait aussi être mentionné dans ce contexte le Plan Directeur de

Le Corbusier : Plan Voisin de Paris, 1925

Genève conçu par Maurice Braillard en 1935, qui propose de raser les quartiers construits au XIXe siècle autour du centre-

106

Tel que nous venons de le voir, c’est en conjuguant les tendan-

ville historique au profit d’une nouvelle ville verte avec des

ces nihilistes et destructrices que le futurisme donne naissance

maisons en bande. Sur le plan politique, son propos est en-

à l’esthétique de la machine. Le fonctionnalisme, qui apparaît

core plus radical que celui de Le Corbusier, puisqu’il s’atta-

après la guerre, tend également à la destruction, car il fait

que à la propriété foncière, qu’il veut remplacer par des

table rase des formes architecturales et urbaines existantes,

coopératives d’habitats après une profonde réforme foncière.

mais cette fois dans l’objectif de recomposer un monde

Ce qui est particulièrement frappant dans le projet utopique

meilleur. Il met l’accent sur la construction d’un monde qu’il

d’une « Ville contemporaine de trois millions d’habitants »,

veut plus fluide, plus sain et plus social, la destruction n’étant

conçue in abstracto par Le Corbusier en 1922, c’est le fait

qu’un moyen pour créer de nouveaux types de villes à partir

qu’il ait choisi de l’implanter, non pas en périphérie

d’un plan directeur. Dans le « Plan Voisin » de Paris, grand

urbaine (comme le proposait Howard pour sa cité-jardin afin

projet pour une modernité « radieuse » de Le Corbusier (1887–

de disposer d’un espace suffisant), mais en plein cœur de

1956), on retrouve les principes esthétiques et programmati-

Paris, choix qui confère une violente dimension destructrice à

ques de la Città Nuova de Sant’Elia, notamment la gare inter-

ce projet-manifeste d’une modernité « radieuse ».

modale et l’organisation spatiale d’une ville moderne avec ses

Pour Le Corbusier, lui aussi lecteur de Nietzsche et fasciné

rues à plusieurs niveaux, même si la forme et le discours dif-

par la rupture avec l’histoire46, Paris est le « siège des tradi-

fèrent dans le projet de Le Corbusier.

tions », suite ininterrompue de « pages tournées47 » ; il propose

Les arguments avancés par le Mouvement moderne sont

donc de renverser ces traditions et de tourner une nouvelle

principalement l’hygiène, l’amélioration des conditions sociales

page, qui effacerait toutes les autres. Après les différentes

et l’optimisation fonctionnelle des villes, considérées comme

transformations effectuées au cours des siècles et notamment

trop denses, trop polluées, trop insalubres et trop congestion-

celles de Haussmann, dont il admire l’efficacité, Paris doit,

nées depuis la naissance de l’automobile. Certes, les modèles

selon lui, entamer une mutation encore plus radicale.

de réorganisation des villes ne sont pas une nouveauté. Sans

Le Corbusier brosse un tableau sombre de l’état des villes :

remonter au-delà du XIXe siècle45, on peut citer comme

elles « se gonflent, s’étalent ; on y accourt, on s’y presse, on

Création par destruction

Notes : page 130

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y travaille, on y lutte, on vient souvent s’y brûler à la flamme

qui, pour l’exposition de 1922, songe à un petit projet urbain

de l’indifférence  ». Pour y remédier, ce jeune architecte, qui

décoratif : « L’art urbain c’est la boutique, l’enseigne en fer

a à peine 35 ans en 1922, propose quatre postulats d’action

forgé, la porte de la maison, la fontaine dans la rue, tout ce

publiés dans le livre Urbanisme (1925) :

que nos yeux voient de la chaussée, etc. Faites-nous donc

48

« 1° Décongestionner le centre des villes pour faire face

une belle fontaine ou quelque chose de semblable ! » dit-il à

aux exigences de la circulation.

Le Corbusier, qui détourne aussitôt la commande pour en

2° Accroître la densité du centre des villes pour réaliser le

amplifier drastiquement l’envergure : « On fit autre chose :

contact exigé par les affaires.

on fit l’étude d’une "Ville Contemporaine de 3 Millions

3° Accroître les moyens de circulation, c’est-à-dire modifier

d’Habitants"50 ». Le projet est exposé sur un « grand stand

complètement la conception actuelle de la rue qui se

de 27 mètres de long, comportant, entre autres, un diorama

trouve être sans effet devant le phénomène neuf des

de 100 m2 ». Le Corbusier s’enflamme pour ce projet radica-

moyens de transport modernes : métros ou autos,

lement différent de la ville traditionnelle :

tramway, avions.

« Par cette étude, on pénétra dans le monde miraculeux

4° Accroître les surfaces plantées, seul moyen d’assurer

des certitudes imminentes. L’analyse conduit à des

l’hygiène suffisante et le calme utile au travail attentif

dimensions, des échelles nouvelles et la synthèse à un

exigé par le rythme nouveau des affaires 49 »

organisme urbain si différent de ce qui existe que l’esprit

Dans l’esprit de Le Corbusier, la ville nouvelle est faite pour

a peine à se l’imaginer51. »

être traversée à grande vitesse et vue depuis une certaine

De fait, cette difficulté entraîne de nombreuses critiques et

altitude : composée de gratte-ciels offrant des vues vertigineu-

oppositions : « Toutes les discussions imaginables, passionnées

ses, elle est traversée par une autoroute et des avions atter-

[qui ont] suivi cette étude, s’enflent chaque jour davantage :

rissent en plein centre-ville. L’accélération est le facteur clé

"Vous travaillez pour la lune !" », lui reprochent ses adversaires,

de ce projet, qui mise avant tout sur la vitesse, rendue possible

auxquels il répond, sur un ton triomphant et détaché, par des

par les nouvelles technologies.

arguments purement rationalistes : « Jusqu’ici, aucun argument technique n’est venu combattre efficacement les propositions

Ville contemporaine de trois millions d’habitants

rationnelles de ce projet52. » Le Corbusier suscite également

Le projet de Le Corbusier pour la « Ville contemporaine de

l’intérêt de différentes organisations politiques, notamment à

trois millions d’habitants » naît d’une commande de Marcel

l’extrême droite et à l’extrême gauche. Dans une lettre qu’il

Temporal, directeur de la section urbaine du Salon d’Automne,

écrit à sa mère le 15 mai 1930, il se flatte de « cristalliser » autour de ses idées « des groupements qui veulent aller de l’avant. Et à gauche et à droite, je suis incorporé ici aux communistes, là aux fascistes, là aux royalistes, là aux organisations internationales53. » De fait, il est invité à la fois par le parti communiste et par les faisceaux fascistes pour présenter son projet de ville, dont ils apprécient la radicalité et la mise en valeur de la technologie moderne. Le Corbusier accorde une place majeure à la voiture et pense sa nouvelle capitale en fonction de celle-ci. L’architecte tente donc de convaincre les magnats de l’automobile de financer la suite de son étude urbaine, qui est consacrée à l’adaptation du projet utopique à la ville de Paris, en avançant l’argument suivant : « L’automobile a tué la grande ville. L’automobile doit la

Le Corbusier, Plan Voisin de Paris, 1925, photo de maquette

Notes : page 130

sauver. Voulez-vous doter Paris d’un plan n’ayant pas

Le Corbusier : Plan Voisin de Paris

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de Paris. Telle une immense « plaque géométrique56 » posée sur la rive droite, la nouvelle ville s’étend de la rue Vieille-duTemple à l’avenue de Wagram, de la Seine à la Gare de l’Est. Tous les édifices sont rasés à l’exception de quelques monuments comme le Louvre, le Palais Royal ou la place Vendôme, et quelques hôtels particuliers des XVIIe et XVIIIe siècles. À la place du Marais et du quartier des Halles se dresse la nouvelle cité des affaires avec ses gratte-ciels. Un photomontage d’une esquisse faite en 1937 révèle que Le Corbusier songera aussi par la suite à s’attaquer à l’île de la Cité : les zones blanchies devaient faire place à l’autoroute nord-sud en rasant de nombreux immeubles haussmanniens. Seuls étaient épargnés Notre-Dame, la Conciergerie, la Sainte Chapelle et, sur la rive droite, les deux théâtres de la place du Châtelet et l’Hôtel de ville, monuments isolés flottant dans un espace vide. Bien au-delà du périmètre de son projet pour la rive droite, les zones blanches touchent aussi la rive Le Corbusier, Plan Voisin de Paris, 1925, photo de maquette

gauche, avec une bonne partie du Quartier Latin, considéré comme un « îlot insalubre » (tout comme le quartier des

d’autre objet que la création d’organes urbains répondant

Halles et le Marais).

à des conditions de vie si profondément modifiées par le

Il convient de mentionner qu’à cette époque, le centre de

machinisme ? »

Paris est délabré et majoritairement peuplé de petits commer-

54

Après le refus de Peugeot, de Michelin et de Citroën, Voisin

çants et de travailleurs modestes qui s’entassent dans des

accepte sans hésitation de subventionner ce projet à hauteur

immeubles vétustes, noircis par la suie. L’étroitesse des ruelles

de 25 000 anciens francs (ce qui, sans érosion monétaire,

favorisait la propagation de la tuberculose et d’autres

correspondrait aujourd’hui à peu près au même montant en

maladies : « La machine que nous habitons est un vieux

euros), à condition que le plan porte son nom . Avant la 55

Première Guerre mondiale, Gabriel Voisin construisait des avions biplans et, pendant le conflit, des bombardiers. Après la guerre, il s’oriente vers la construction automobile, promise à un grand essor. Le projet pour le centre de Paris est présenté sous le nom de « Plan Voisin » à l’Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925, une belle occasion pour faire la promotion de l’automobile, qui, selon ce plan, ne serait plus nuisible ni rendue coupable de congestionner la ville, mais au contraire, par une planification dédiée au déplacement motorisé, façonnerait avantageusement la ville du futur. Le Plan Voisin de Paris Le Plan Voisin de Paris illustre l’intervention radicale que constitue la transposition du plan abstrait de la « Ville contemporaine de trois millions d’habitants » dans le centre historique

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Création par destruction

Le Corbusier, Plan de Paris, 1937, photocollage

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coucou plein de tuberculose. […] On tue la famille partout et on démoralise les esprits en les attachant comme des esclaves à des choses anachroniques57 », constate Le Corbusier. Les plus aisés fuient la ville pour s’installer le long de la route qui amène à Saint-Germain-en-Laye. Selon l’architecte, les autorités de Paris capitulent devant les enjeux soulevés par la promiscuité et l’insalubrité de la capitale. Pour lui, l’abandon du centre-ville est une hérésie : « Abandonner à son sort le centre de Paris, c’est déserter devant l’ennemi58 ». Cet abandon lui paraît d’autant plus absurde

Le Corbusier, Plan de Paris, grand axe ouest-est, 1937, dessin

qu’a priori, c’est le cœur des villes qui possède la plus grande valeur foncière, pour peu que

« La gare ne peut être qu’au centre de la ville. C’est sa

l’on sache l’adapter aux nouvelles nécessités, raison pour la-

seule place ; il n’y a aucune raison de lui assigner une

quelle ces quartiers populaires doivent, selon la doctrine fonc-

autre place. La gare est un édifice avant tout souterrain.

tionnaliste et hygiéniste, être éradiqués et remplacés par une

Sa toiture à 2 hauteurs d’étage au-dessous du sol naturel

nouvelle structure urbaine offrant des habitats plus salubres et

de la ville, constitue l’aéroport. L’aéroport doit être en

modernes. Aux objections concernant le coût d’une telle

contiguïté directe avec les métros, les chemins de fer de

opération, il oppose un argument imparable – la densifica-

banlieue, les chemins de fer de province, la "grande

tion proposée alimentera les fonds publics :

traversée" et avec les services administratifs de transport 60. »

« La doctrine d’urbanisme moderne proclame : urbaniser,

La mobilité joue un rôle clé dans cette ville prévue pour trois

c’est valoriser. Urbaniser n’est pas dépenser de l’argent,

millions d’habitants et restructurée par de nouveaux axes de

mais gagner de l’argent, faire de l’argent. Le centre des

circulation destinés à hiérarchiser les flux :

grandes villes représente une valeur foncière formidable

« La circulation se classe – mieux que tout autre chose.

qui peut être décuplée puisque la technique moderne

Aujourd’hui, la circulation est inclassée, – dynamite jetée à

permet de bâtir sur 60 étages et non plus sur 6 étages. […]

la fournée dans les corridors des rues. Le piéton est frappé

Le centre de Paris, actuellement menacé de mort, menacé

de mort. Et avec cela, la circulation ne circule plus61. »

d’exode, est en réalité une mine de diamants. Le centre

La solution qu’il propose se résume en quelques mots :

de Paris doit se reconstruire sur lui-même, phénomène

« Nord-sud, est-ouest, la GRANDE TRAVERSÉE pour véhicules

biologique et géographique . »

rapides62. » Ces « autodromes » (autoroutes) à sens unique

59

À la place des quartiers anciens, Le Corbusier projette une

sont de grandes passerelles de 40 ou 60 mètres de large, su-

ville nouvelle qui comporte en son centre une grande gare

rélevées et doublées (par conséquent d’une largeur totale de

souterraine située entre la cité des affaires et le quartier

80 à 120 mètres), et raccordées par des rampes avec le niveau

résidentiel, conçue comme un hub intermodal moderne

du sol tous les 400 mètres.

avec un aérodrome sur la toiture (plus tard, il devra renoncer

Elles permettent de traverser la ville « aux allures les plus

à l’aérodrome, considéré comme trop dangereux) :

fortes » afin d’atteindre rapidement la banlieue, « sans avoir

Notes : page 130

Le Corbusier : Plan Voisin de Paris

109

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Le Corbusier, Plan Voisin de Paris, 1925, dessin

Le Corbusier, Plan de Paris, 1937, photo de maquette : L. Hervé

à supporter aucun croisement63 ». Cette idée reflète bien

topographie artificielle réemployant les déblais des fondations

l’enthousiasme de l’architecte pour la vitesse et la technologie

des tours. De cette masse végétale émergent quelques vesti-

moderne. Concrètement, Le Corbusier prévoit de construire,

ges, les monuments des époques passées, qui, isolées de

parallèlement à l’axe triomphal, la traversée principale, « la

leur contexte historique, flottent dans un espace vert ; « des

véritable grande voie  », qui relie la banlieue résidentielle à

allées sablées y conduisent66 » comme s’ils étaient des jouets

l’ouest au quartier industriel à l’est. En direction nord-sud, il

surdimensionnés posés dans un grand bac à sable. Des rampes

remplace l’actuel boulevard de Sébastopol par l’autre traversée,

permettent d’accéder à une longue promenade bordée de

sur laquelle s’ouvrent deux places gigantesques qui constituent

terrasses de cafés, un nouveau sol urbain qui surplombe la

le centre du nouveau quartier d’affaires. Les routes et les rues

ville ancienne et dégage une vue « qui fuit à milles mètres

sont toutes situées au-dessus du niveau du sol et disposées à

devant67 », une perspective sans fin. La nature de la ville et la

différentes hauteurs afin d’éviter le croisement des flux, et

manière de l’habiter sont complètement modifiées :

64

sont reliées entre elles par des rampes d’accès et de sortie

« Il faut construire le centre de la cité en hauteur. Les

pour assurer les interconnexions. À cette époque, la séparation

appartements de résidence dans la cité ne peuvent être

des flux, qui permet de circuler de façon indépendante à pied

construits sur des "rues en corridors", bourrées de tumulte,

ou en voiture, est une véritable nouveauté.

envahies de poussières, et sur des cours obscures.

Autour du croisement des axes principaux, dix-huit gratte-ciels

L’appartement de ville peut être construit sans cour et loin

cruciformes de 200 mètres de haut (60 étages) sont disposés

des rues, ses fenêtres donnant sur des parcs étendus68. »

en quinconce à 400 mètres de distance, chacun abritant une

Ces logements, implantés dans la partie nord du quartier des

station de métro en son sous-sol. Ces immeubles de bureaux,

affaires à l’écart des nouvelles « grandes traversées » et dans

ces « masses de cristal, gigantesques, plus hautes que n’im-

un cadre verdoyant, constituent des « lotissements à redents »

porte quel édifice du monde », remplissent l’architecte d’un

ouverts et des « lotissements fermés », assez grands et espacés

enthousiasme aux accents à la fois romantiques et futuristes :

pour fournir l’air et la lumière nécessaires à un million

« Du cristal qui miroite dans l’azur, qui luit dans les ciels gris

d’habitants. Le nouveau type d’habitat appelé « Immeubles-

de l’hiver qui semble plutôt flotter dans l’air qu’il ne pèse sur

villas » est très novateur, car il consiste à superposer quatre

le sol, qui est un étincellement le soir, magie électrique . »

maisons en duplex avec terrasses couronnées par un double

Entre les gratte-ciels s’ouvre un vaste espace de 2 400 ×

attique, dont l’enchaînement forme d’immenses « étagères »

1 500 mètres (3 640 000 mètres carrés au total), couvert de

remplies de villas, des immeubles à redents de dix étages.

parcs, de jardins et de buttes verdoyantes qui créent une

Sur le toit, il prévoit une piste de course de 1 000 mètres de

65

110

Création par destruction

Notes : page 130

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long et des solariums. Le bâti ne couvre que douze pour cent

bataille que de vouloir urbaniser une grande ville contempo-

de la surface au sol, car ces unités d’habitation (2 700 habitants

raine. » Il oppose la grandeur de son projet à la petitesse des

par immeuble) sont construites sur pilotis pour libérer la totalité

projets et actions menés par les autorités de la ville (gendarmes,

du sol au profit des piétons. Au pied des immeubles sont ins-

signaux sonores et lumineux, passerelles sur rues, trottoirs

tallés des équipements sportifs, des magasins, des crèches et

roulants sous rues, cités-jardins, suppression de tramways, etc.)

des écoles ainsi que des services médicaux69.

qui tentent d’améliorer çà et là quelques broutilles « pour

L’enceinte verte qui entoure la ville de Paris (à l’extérieur des

tenir tête à la bête ». Or « la BÊTE, la Grande Ville, est bien

boulevards des Maréchaux) lui sert de « poumon », mais elle

plus forte que cela ; elle ne fait que s’éveiller. Qu’inventera-t-on

constitue aussi une réserve foncière en vue d’un futur déve-

demain ?72 »

loppement (qui mettrait pourtant en péril le fonctionnement

Cette inquiétude s’exprime également dans sa célèbre devise

du poumon). Cette enceinte doit être propriété de la commune,

« Architecture ou révolution73 » (ou « Architecture ou démora-

souligne Le Corbusier, afin que cette dernière en dispose libre-

lisation, démoralisation et révolution »), qu’il formule en 1923

ment et évite la spéculation. Cette ceinture est elle-même

dans Vers une architecture, en soulignant la nécessité de

entourée de cités-jardins pour deux millions d’habitants.

construire en fonction des défis de l’époque moderne. Il faut, selon Le Corbusier, rétablir « l’équilibre rompu aujourd’hui »,

« Pour tenir tête à la bête » : architecture ou révolution

car « le rouage social, profondément perturbé, oscille entre une

Grâce à ce projet radical, le vieux Paris « obtus, fermé, étouf-

amélioration d’importance historique ou une catastrophe74 ».

fant » serait arraché aux « accoutumances séculaires » et

Après ce constat menaçant, l’architecte administre sa solution

reconstruit comme une cité dûment moderne, « phénomène

miracle pour la ville qui consiste en un changement de cap

de mise en ordre implacablement nécessaire  », lance-t-il

radical, reposant sur une doctrine puissante : raser pour cons-

avec conviction. Pour envisager cette restructuration fondée

truire une nouvelle ville à haute densité (trois à quatre fois

sur le principe de la table rase – utopie ultime de la moder-

plus dense que les villes européennes historiques).

nité – il fallait avoir une vision abstraite complètement déta-

Le Corbusier a bien saisi l’enjeu de la centralité urbaine et

chée de la réalité de la ville et de ses habitants, mais aussi de

de sa valeur foncière, en constatant qu’« il y a au centre des

70

l’histoire : « Procédant à la manière du praticien dans son laboratoire, j’ai fui les cas d’espèces : j’ai éloigné tous les accidents ; je me suis donné un terrain idéal. Le but n’était pas de vaincre des états de choses préexistants, mais d’arriver en construisant un édifice rigoureux, à formuler des principes fondamentaux d’urbanisme moderne. Ces principes fondamentaux, s’ils ne sont pas controuvés, constitueront l’ossature de tout système d’urbanisation, ils seront la règle suivant laquelle le jeu peut se jouer71. » De manière générique, comme si les différences culturelles ainsi que les spécificités morphologiques et topographiques n’avaient pas lieu d’être dans cette utopie de la modernité, on peut appliquer cette « règle du jeu », selon Le Corbusier, à « n’importe quel cas : Paris, Londres, Berlin, New York ou une minuscule bourgade ». Convaincu de la nécessité de tout maîtriser, il s’exclame sur un ton inspiré du langage militaire : « C’est être maître […] (que) de donner une direction à la bataille qui va s’engager. Car c’est livrer une formidable

Notes : page 130

Le Corbusier, Ville Radieuse, 1930, photo de maquette

Le Corbusier : Plan Voisin de Paris

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Henry Frugès, est le prototype d’une unité d’habitation des Immeubles-villas du Plan Voisin. Ces nouvelles « villas » juxtaposées et superposées sont constituées d’un espace minimal standardisé, comportant des « équipements » modernes intégrés (et non des « meubles » au sens classique du terme). À cette échelle domestique, on constate aussi une rupture radicale avec l’histoire et les usages : « Un nouveau terme a remplacé le mot de mobilier ; ce terme incarnait les traditions accumulées et les usages périmés. Le mot nouveau, c’est l’équipement de la maison. […] L’étude des sièges et des tables conduit à des concep-

Le Corbusier, Pavillon de l’Esprit Nouveau, 1925

tions entièrement neuves, non grandes villes une mine de diamants que l’État pourrait ex-

point d’ordre décoratif, mais d’ordre fonctionnel ; l’"éti-

ploiter dès maintenant si une législation opportune intervenait,

quette" a été supprimée par l’évolution des mœurs ; il est

si un programme existait, si une doctrine saine inspirait ce

possible de s’asseoir de bien des manières et c’est à ces di-

programme  », mais il lui manque l’appui d’un homme poli-

verses manières de s’asseoir que doivent répondre les nou-

tique susceptible de faire exécuter de telles mesures de table

velles formes de siège que la construction métallique en

rase. Ainsi, il s’exclame : « Il faudrait un homme de poigne

tubes ou en tôle permet de réaliser sans difficulté ; […] C’est

75

un système nouveau d’organisation domestique77. »

chargé du mandat d’attribuer la solution à la question de la ville. Un homme muni de pouvoirs discrétionnaires, un Colbert .

Cette nouvelle organisation de la manière d’habiter l’espace

On demande un Colbert ! » Cette main de fer n’existe pas en

domestique touche tous les secteurs de la vie, d’abord la pos-

France en 1925. Mussolini, pour qui Le Corbusier a une grande

ture du corps, puis la forme de l’habitat, et enfin la structure

admiration et à qui il a sollicité une audience pour présenter

de la ville. Le visiteur découvre progressivement ce programme

ses plans urbains, ne s’intéresse pas à lui.

holistique exposé à toutes ses échelles : après l’extérieur et

76

l’intérieur du prototype de la villa, il est conduit dans l’annexe

112

Le Pavillon de l’Esprit Nouveau, 1925 : un échantillon du

du pavillon en forme de rotonde panoramique, qui abrite

Plan Voisin de Paris

deux grands dioramas de cent mètres carrés chacun : celui

Dans le but de promouvoir son projet, Le Corbusier crée

de la Ville contemporaine de trois millions d’habitants et

toute une mise en scène pour présenter ce qu’est pour lui

celui du Plan Voisin. Les murs présentent « les études appro-

l’architecture moderne, en traitant toutes les échelles avec la

fondies, de gratte-ciel, de lotissements à redents, à alvéoles,

même radicalité – de la cellule d’habitation à la ville, en passant

et de quantité de types nouveaux d’architecture qui sont la

par la chaise tubulaire. Conçu pour l’Exposition Internationale

conséquence fatale de vues orientées vers l’avenir78 », résument

des Arts Décoratifs à Paris en 1925, le Pavillon de l’Esprit

Le Corbusier et Pierre Jeanneret dans leur autobiographie,

Nouveau, financé à la fois par Gabriel Voisin et par l’industriel

non sans mentionner que ce pavillon a été caché derrière

Création par destruction

Notes : page 130

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une palissade de six mètres de haut, sur ordre de la direction

ingénieuses, patientes et agiles. Les chantiers seront-ils

des Services d’Architecture de l’exposition qui « a manifesté

bientôt des usines ? On parle de maisons qu’on coule par

la plus grande hostilité79 » et tente de cacher aux visiteurs

le haut avec du béton liquide, en un jour, comme on

cette œuvre – jusqu’à ce que M. de Monzie, ministre des

remplirait une bouteille. Et de fil en aiguille, après avoir

Beaux-Arts, vienne en personne pour imposer son inaugura-

fabriqué en usine tant de canons, d’avions, de camions, de

tion et le rendre visible en faisant tomber la palissade. Perçue

wagons, on se dit : Ne pourrait-on pas fabriquer des

comme de la dynamite (à l’instar de la pensée nietzschéenne),

maisons ? Voilà un état d’esprit tout à fait d’époque82. »

cette modernité « radieuse » est donc discrètement dissimulée

Le Corbusier voit dans le progrès technique une opportunité

avant qu’elle n’explose et renverse tous les modèles culturels

pour transformer radicalement la manière de construire et

en vigueur.

d’habiter un espace, à toutes les échelles, de la chaise

À plusieurs reprises, Le Corbusier revient à la charge pour

jusqu’à la ville. La machine lui sert d’inspiration structurante

promouvoir son Plan Voisin : en 1930, il travaille avec le jeune

pour ce renouveau général. Dans sa célèbre planche intitulée

réalisateur Pierre Chenal à trois courts-métrages sur l’archi-

« Les yeux qui ne voient pas » dans Vers une architecture, il

tecture moderne, dans lesquels il explique son projet urbain.

explique que « si le problème de l’habitation, de l’appartement,

Dans les revues Architectures d’aujourd’hui et Bâtir, il présente

était étudié comme un châssis, on verrait se transformer,

ce projet urbain, mettant en avant ses atouts verdoyants par

s’améliorer rapidement nos maisons. Si les maisons étaient

des prises de vue de nature exubérante, non sans avoir aupa-

construites industriellement, en série, comme des châssis, on

ravant souligné l’exiguïté et l’insalubrité des ruelles parisiennes.

verrait surgir rapidement des formes inattendues, mais saines,

En 1938, le réalisateur Jean Epstein tourne le documentaire

défendables et l’esthétique se formulerait avec une précision

Les Bâtisseurs dans lequel Le Corbusier donne une leçon

surprenante83. » Les prototypes esthétiques de ce changement

d’urbanisme en s’appuyant sur force croquis et sur une grande

de paradigme, il les présente notamment dans le Pavillon de

maquette du Plan de Paris, fabriquée dans le but « d’établir

l’Esprit Nouveau, où le mobilier intégré, les Immeubles-villas

une série de documents photographiques, donnant la sensa-

et le Plan Voisin forment un tout, un manifeste holistique de

tion de la réalité  ». L’Exposition de 1937, où Le Corbusier et

la modernité. Or, à ses yeux, l’humanité n’a pas encore saisi

Pierre Jeanneret exposent ce projet dans le Pavillon des Temps

cet enjeu, et au lieu de se servir de la technologie, elle en

Nouveaux, leur fournit une nouvelle « occasion de soumettre

reste encore esclave :

80

à l’opinion et à l’autorité une conclusion à vingt années d’études, […] dont la première [étape] peut commencer demain matin. […] Il semble bien que l’heure sonne de la refonte générale des villes : c’est le programme même de l’époque présente81. »

Crise, accélération et progrès Les futuristes et Le Corbusier partagent une profonde fascination pour la machine, les nouvelles technologies et l’idée de la table rase. La guerre s’est avérée être un accélérateur des innovations technologiques et des méthodes de production industrielle. En 1922, dans Vers une architecture, Le Corbusier fait l’éloge de cette forme d’accélération, dans l’espoir qu’elle s’appliquera également à l’architecture : « La guerre a secoué les torpeurs ; on a parlé de taylorisme ; on en a fait. Les entrepreneurs ont acheté des machines, Le Corbusier, Pavillon de l’Esprit Nouveau, 1925 Notes : page 130

Crise, accélération et progrès

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« La bête humaine reste essoufflée et pantelante devant

à son service, et pour trouver grâce à elle une nouvelle forme

cet outil qu’elle ne sait pas saisir ; le progrès lui paraît

de liberté. Pour Le Corbusier et ses adeptes, même si la voiture

aussi haïssable que louable ; tout est confusion dans son

finissait par rendre les villes invivables, il n’est nullement

esprit ; elle se sent plutôt esclave d’un ordre de choses

question de la bannir. Ils préfèrent modifier la forme même

forcené et elle n’a pas le sentiment d’une libération, d’un

de la ville pour qu’elle se plie aux automobiles dans les meil-

soulagement, d’une amélioration84. »

leures conditions possibles. C’est à la ville qu’ils demandent

Le désarroi de la « bête humaine » face aux nouveaux outils

de s’adapter, et non, comme de nos jours, à la voiture. L’essor

techniques et aux effets de la mécanisation s’accompagne

de l’automobile est l’occasion pour ces architectes de changer

d’un sentiment de crise :

fondamentalement le mode de vie des habitants.

« Grande période de crise et surtout de crise morale. Pour

La machine et la technique sont considérées comme les outils

passer la crise, il faut créer l’état d’esprit de comprendre

par excellence d’accélération du progrès. L’homme doit,

ce qui se passe, il faut apprendre à la bête humaine à

selon Le Corbusier, intensifier cette dynamique, au lieu de

employer ses outils. Lorsque la bête humaine se sera

la contrer en se retournant avec nostalgie vers une époque

remise dans son nouveau harnais et qu’elle connaîtra la

révolue, qui n’est plus qu’un pastiche, inapte à faire face aux

sorte d’effort qui lui est demandé, elle s’apercevra que les

défis et aux crises de la modernité. L’extension de la technique

choses ont changé : qu’elles se sont améliorées85. »

à tous les domaines lui semble essentielle dans ce processus.

Ce texte aux accents condescendants et moralisateurs (ton

La machine est le symbole de l’accélération. Cependant,

que nous connaissons sous une forme encore plus virulente

elle touche non seulement la raison, mais aussi les sens : tactile,

sous la plume de Sant’Elia, qui va jusqu’à parler de « la bêtise

elle frappe les affects ; elle procure des expériences nouvelles ;

agressive et la lâcheté des passéistes ») peut être compris

elle a la capacité d’émouvoir. Dans cette évocation rêveuse

comme un appel à s’emparer de la technique pour la mettre

et lyrique de la Ville Radieuse percent des traits futuristes : « La nuit est tombée. Comme un essaim de météores à l’équinoxe d’été, les autos tracent des traits de feu au long de l’autostrade. À deux cents mètres au-dessus, sur les toits jardins des gratte-ciel, – jardins considérables […] –, l’électricité répand une joie quiète ; la nuit fait plus profond le calme86. » La machine dépasse ici largement son simple statut d’œuvre rationnelle et fonctionnelle, elle devient un outil pour projeter l’homme dans un monde nouveau qui se constitue à partir d’elle. Pour Nietzsche, la pensée et l’art sont à la source de l’évolution radicale de notre civilisation. Pour Le Corbusier, c’est la machine qui est le ferment de la culture à venir, comme il le proclame sur un ton prophétique dans Vers une architecture : « Une époque nouvelle remplace une époque qui meurt. Le machinisme, fait nouveau dans l’histoire humaine, a suscité un esprit nouveau. Une époque crée son architecture qui est l’image claire d’un système de pensée87. » À la crise ontologique de l’époque moderne, qui hésite entre les bienfaits et les désastres de l’industrialisation, il apporte

Le Corbusier, Voiture « Delage, 1921 », chap. « Les yeux qui ne voient pas », in : Le Corbusier, Vers une architecture, 1923

114

Création par destruction

une réponse claire en transformant la machine en mythe. Depuis les futuristes, la machine est élevée au rang d’icône

Notes : page 130

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de la modernité, intouchable et immaculée, luisante, fascinante,

le sortir de la « grande période de crise et surtout de crise

électrisante et séduisante, grosse d’avenir. Elle devient le

morale93 » en employant la destruction proactive comme levier

modèle d’une ville nouvelle, d’un habitat nouveau, d’un

d’action. « Architecture ou révolution » devient un mot d’ordre

corps nouveau, voire d’un sentiment nouveau.

pour anticiper la catastrophe provoquée par un « rouage social profondément perturbé94 ». Pour rétablir « l’équilibre rompu

Table rase : quand le concept va au-delà de la philosophie

aujourd’hui95 », il s’agit de détruire la ville ancienne afin de

« Et pourquoi n’irais-je pas jusqu’au bout ? J’aime faire table

construire un monde nouveau qui englobe tout. L’architecture

rase », s’exclamait Nietzsche une génération plus tôt, élan

sert alors à provoquer une résonance, table rase et efface-

qu’on retrouve aussi chez Le Corbusier. Non par simple plaisir

ment de l’histoire étant le fondement de cette posture de

nihiliste, mais pour créer une nouvelle esthétique qui procure

renouveau.

de l’« éblouissement » par des « prismes immenses, mais radieux88 », comme il s’extasie à propos des gratte-ciels de la

L’exportation d’un concept générique

Ville Radieuse. La puissance ordonnatrice de l’architecte le

Après avoir effectué de nombreux voyages en Europe, en

fascine tout autant : « Le voyageur qui, en avion, arrive de

Russie et en Amérique du Sud, Le Corbusier est encore plus

Constantinople, de Pékin peut-être, voit tout à coup apparaître

fortement convaincu de la nécessité de transformer les villes

dans le linéament turbulent des rivières et des futaies, cette

existantes « trop exiguës », en imaginant de nouvelles urba-

empreinte claire qui lui signale la ville lucide des hommes :

nisations pour Buenos Aires, Montevideo, São Paulo, Rio de

ce tracé qui est le propre d’un cerveau humain89 ». C’est par

Janeiro, Alger, Barcelone, Stockholm, Anvers, etc., selon son

ces mots démiurgiques sur l’ordre que l’homme peut intro-

concept de « Ville Radieuse » esquissée en 1930 dans la con-

duire dans la nature qu’il termine son article « Une ville con-

tinuité de ses études urbaines : « Aujourd’hui, une véritable

temporaine », en adoptant un ton romantico-futuriste, mais

doctrine d’urbanisme peut être proposée à l’opinion ou à

non sans égratigner au passage le futurisme :

l’autorité pour répondre à la gigantesque réforme nécessaire

« Au crépuscule, les gratte-ciels de verre flamboient. Ce

en toutes villes et tous continents96. »

n’est pas d’un futurisme périlleux, dynamite littéraire jetée

Bien qu’il le propose à divers gouvernements, y compris celui

en clameurs à la face de celui qui regarde. C’est un spectacle

de Vichy, son premier projet urbain, le remodelage de Paris,

organisé par l’Architecture avec les ressources de la

ne restera qu’à l’état de projet. Même après la guerre, il tente

plastique qui sont le jeu des formes sous la lumière . »

encore de convaincre Malraux, qui malgré son estime pour

90

Voilà le véritable futurisme, plus efficace, car prêt à construire

Le Corbusier préfère opter pour un projet bien plus nuancé,

une nouvelle ville et une nouvelle vie dès demain.

passant par une rénovation du centre-ville. Si la destruction

91

Le Corbusier, « l’intransigeant  », comme il se qualifie lui-

complète d’un noyau historique (telle que projeté par le jeune

même, cet « esprit de tempête92 », aime faire table rase pour

architecte au cœur de Paris) s’avère difficile pour maintes rai-

« refaire par soi-même des formes brisées », à l’instar de

sons, de nombreux adeptes du fonctionnalisme s’inspirent

Dionysos créateur. On retrouve cette pensée cyclique de

par la suite du projet de la Ville Radieuse. On pense à

l’éternel retour dans le désir de Le Corbusier de tourner à nou-

Niemeyer et à Brasilia, nouvelle capitale du Brésil fondée

veau la page. L’enthousiasme pour ce principe de construction

ex nihilo au centre géographique du pays, mais aussi au

et de destruction perpétuelles qui s’affranchit de l’histoire

modèle de « l’urbanisme de dalle » (avec séparation nette

prend pourtant une tout autre dimension lorsqu’il est transféré

des différentes fonctions dans des strates horizontales), appli-

de la philosophie à l’urbanisme et de l’époque romantique

qué dans de nombreuses villes qui cherchent à moderniser

à l’entre-deux-guerres, une dimension terriblement concrète

leur centre en y perçant des voies rapides, comme l’illustrent

à l’égard de la réalité construite et sociale.

les exemples parisiens de La Défense, de la Voie sur berge et

Le principe de la table rase efface le temps historique d’un

des banlieues construites dans les années 1960 –1970, ou

seul geste et vise l’avenir. Le Corbusier cherche à accélérer le

ceux d’autres villes du monde entier comme New York. 

temps pour propulser l’homme nouveau dans le futur, il veut

Notes : page 130

Crise, accélération et progrès

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Gordon Matta-Clark : Anarchitecture et Conical Intersect, 1975

démolition de quartiers entiers, notamment des anciens

Pour mettre en perspective les visions de la Ville Radieuse, le

Ce contexte agité a provoqué de fortes réactions sur la scène

travail de Gordon Matta-Clark (1943 –1978) est un bon angle

artistique et conduit à un changement de paradigme, comme

d’attaque dévoilant le revers de la médaille de cette politique

le théoricien suisse Philip Ursprung le souligne : « Le trend

quartiers ouvriers et d’artisans, afin d’y construire des tours de logements sociaux.

de la table rase. Bien moins « radieux » que son aîné,

passe de la "tradition du nouveau" (Harold Rosenberg) à

Matta-Clark est sans doute l’une des figures les plus iconiques

l’entropie (Smithson), du progrès linéaire à l’idée de recyclage.

de l’entropie dans le monde de l’architecture et de l’art. Son

Andy Warhol avait quant à lui sublimé le monopole du

projet vise non plus la construction mais la destruction. Dans

Capitalisme dans Empire en 196497. » La fin de l’âge d’un

un contexte de démolitions urbaines massives entreprises au

progrès reposant sur l’idée d’une croissance illimitée s’annonce

nom de la modernisation, la dimension apocalyptique est om-

ici avec un changement de paradigme : l’ordre est remplacé

niprésente dans son œuvre. Il thématise et ritualise ces actes

par la notion critique d’entropie qui met la transformation

en intervenant lui-même sur les édifices voués à disparaître,

chaotique, l’imprédictibilité, la désorganisation, et l’effondre-

transformant ainsi l’acte de destruction même en œuvre d’art.

ment au premier plan. Ce basculement s’exprime aussi dans

Nous évoquons ici surtout le contexte de crise dans lequel ses

la posture esthétique :

projets sont nés. La notion de « création par destruction »

Alors que Le Corbusier plaide pour la destruction des quartiers

prend alors un tout autre sens que chez le « maître moderne ».

insalubres et la construction de cités modernes, Matta-Clark, lui-même confronté depuis son enfance à l’éradication des

116

New York en ruine(s). Entropie et fin du progrès

quartiers d’habitation new-yorkais, luttera toute sa vie contre

Au début des années 1970, la ville de New York est pratique-

ces mesures. Anarchitecture98, nom du groupement d’artistes

ment ruinée (le premier choc pétrolier en 1973 ayant occa-

formé autour de Matta-Clark99, est une réponse à la posture

sionné une importante récession) et se trouve de plus dans

corbuséenne : en proclamant le processus subversif et anar-

une situation politique précaire puisque la guerre du Vietnam

chique de l’architecture, il prend l’exact contrepied de Vers

est alors très impopulaire et que le scandale de Watergate

une architecture (Towards an architecture – avec en anglais

n’a fait que renforcer la défiance de la population envers les

un jeu de mots sur an/architecture). Matta-Clark prône non

pouvoirs publics. Le « urban blight » (déclin urbain) et la

plus l’ordre, l’universalité et le progrès comme Le Corbusier,

« stagflation » (mélange de stagnation et d’inflation) ont conduit

mais le chaos, l’originalité et la révolte contre ce qui est à

New York à un point de bascule. Aux sombres visions de

cette époque considéré comme « progrès ». À la formule de

l’avenir s’ajoute une crise sociale et identitaire majeure, car

Le Corbusier « Prenez garde au problème de l’architecture »,

l’assassinat de Martin Luther King, en 1968, a provoqué des

répétée comme un mantra dans Vers une architecture, Matta-

émeutes raciales et mis certains quartiers à feu et à sang. Les

Clark réplique par une simple négation : « L’anarchitecture

classes moyennes blanches fuient la ville pour s’installer en

n’essaie pas de résoudre des problèmes100 », elle explore

périphérie ou à la campagne, abandonnant le centre aux plus

plutôt, ainsi que le suggère le terme, les tensions créatrices

démunis.

induites par l’opposition des forces apolliniennes et dionysia-

Afin de sortir du chaos urbain et de se rapprocher de la vision

ques, comme James Attlee le souligne : l’architecture est

limpide d’une Ville Radieuse, Robert Moses, chargé d’urbanisme

l’anarchie. C’est une anti-architecture, fondée sur la non-cons-

à New York, fait construire des autoroutes urbaines pour atté-

truction, la non-planification, allant jusqu’à la destruction de

nuer le chaos provoqué par l’augmentation exponentielle du

l’architecture même. Position qui, en réaction à la catastrophe

trafic routier, permettant de faciliter l’accès au centre-ville

urbaine, est en elle-même catastrophiste.

pour la classe aisée qui habite désormais en périphérie. Ces

Touché émotionnellement par les destructions, mais aussi

nouvelles infrastructures sont construites sur le tissu urbain

révolté politiquement par l’éradication des quartiers ouvriers

existant que Moses a (dé)qualifié de « slums », entraînant la

et industriels, Matta-Clark décide de lutter contre la politique

Création par destruction

Notes : pages 130 et 131

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urbaine de Moses. Il cherche à redonner une vie urbaine et

Matta-Clark les extrait de leur contexte apocalyptique et les

sociale à ces quartiers quasi abandonnés par les autorités, dont les habitants fuient le démantèlement et la destruction.

transforme en œuvres d’art. Ces actions dionysiaques soulagent les tensions en les intensifiant préalablement au maximum.

Il crée ainsi des rituels de fêtes dans les rues, avec des ac-

Le plaisir qui en résulte peut être considéré comme la source

tions graffiti auxquelles il fait participer les habitants, récom-

première de la création103. L’aisthétique, c’est-à-dire l’expérience

pensés par un cochon grillé sur le trottoir. Matta-Clark est un

sensible et le partage de cette expérience, donne à l’artiste-

homme de rue, d’action et de révolte. Dans un énorme hangar

architecte un sentiment d’existence.

abandonné, il s’installe sur une planche en bois suspendue à

Gordon Matta-Clark adopte une posture antithétique de

une poutre métallique. Équipé d’une tronçonneuse, ce jeune

l’idée de progrès. Sa devise « COMPLETION THROUGH

homme – véritable force de la nature – découpe dans le mur

COLLAPSE » recouvre une stratégie esthétique qui génère

en tôle un grand trou en forme de lentille légèrement inclinée

d’étranges « temples » entropiques créés par le mode de

et ressemblant à une éclipse solaire vue de l’intérieur du

la destruction : une maison fendue en deux qui semble sur le

sombre hangar. Comme au Panthéon, la lumière pénètre à

point de basculer (Splitting), des édifices creusés comme s’ils

travers une seule ouverture dans ce vaste espace industriel

avaient implosé (Conical Intersect), ou encore un hangar

vide, lui conférant un aspect poétique et mystérieux, qui con-

troué, soudain transformé en « panthéon » par une étrange

traste de manière flagrante avec le contexte de destruction

lumière (Days End). On pourrait voir dans ces actions de

apocalyptique environnant. Cette œuvre, réalisée en 1975 et

Matta-Clark des actes de « sacralisation » dans le sens où

poétiquement intitulée Day’s End, est une expérience de

l’espace est délimité non par un sceptre (comme celui des

découpe qu’il expérimentera un peu plus tard avec Conical

augures qui marquent l’emplacement d’un temple), mais par

Intersect à Paris, lors de la démolition du quartier des Halles

une tronçonneuse, lui conférant alors un autre statut, celui

dont Le Corbusier avait toujours rêvé.

d’une œuvre d’art dotée d’une temporalité propre. Ces « temples découpés du monde » nous invitent à nous interroger

À travers ses actions destructrices proactives, Matta-Clark

sur ce même monde et sur la dynamique qui le régit, ce qui

accélère le temps en anticipant les démolitions planifiées.

est en définitive l’essence même de l’art. Contrairement à la

Il s’approprie des immeubles voués à la démolition pour les

« plaque géométrique » quasi sacrée de Le Corbusier, les

animer une dernière fois avant qu’ils ne soient rasés. Comme

« temples » de Matta-Clark sont de nature entropique. L’idée

possédé par un rituel dionysiaque (un film en témoigne ), il

d’entropie – de transformation désordonnée, imprévisible et

découpe une forme conique dans les murs et les planchers

chaotique – remplace alors la doctrine urbanistique de la

jusqu’à ce que l’on aperçoive à travers ces vieilles bâtisses

Ville Radieuse basée sur l’ordre, et marque l’avènement de la

creusées, comme à travers l’œil d’un cyclope, le chantier du

postmodernité en abandonnant l’idée de progrès.

101

futur Centre Pompidou avec sa gigantesque structure osseuse, parfaitement blanche. Une sorte de chant du cygne qui met

Ce que cristallisent (chaque fois différemment) les approches

à nu l’intériorité et l’histoire vécue au moyen de papiers

de Matta-Clark, Le Corbusier et Sant’Elia et les fictions spatio-

peints et carrelages découpés dans ces immeubles tricente-

temporelles qu’ils créent est brillamment résumé par la

naires, leur permettant de s’inscrire une dernière fois dans

phrase de Jacques Rancière, « le réel doit être fictionné pour

le temps et dans la mémoire collective avant de disparaître

être pensé104 », – mais aussi critiqué et modifié. Malgré leurs

complètement.

différences, ces projets ont cependant un objectif commun :

On perçoit dans son œuvre une double dynamique reposant,

renverser l’histoire et le temps présent pour interroger notre

d’une part, sur une volonté de destruction, associée à une

être-au-monde. Le mode de l’accélération semble être la

posture profondément aperspective au sens nihiliste du terme,

stratégie la plus efficace pour atteindre au plus vite le « point

et d’autre part, sur une forte volonté de transformer cette

zéro », par le biais d’une table rase libératrice qui ouvre un

compulsion de répétition (selon le principe de l’éternel retour

espace fictionnel où tout devient possible – pour le meilleur

du même102) en la sublimant : en découpant les bâtiments,

ou pour le pire.

Notes : page 131

Gordon Matta-Clark : Anarchitecture et Conical Intersect

117

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détruit et reconfigure les ordres économiques antérieurs en dévalorisant sans cesse les richesses existantes (que ce soit par la guerre ou par des crises économiques périodiques) pour faire place à la création de nouvelles richesses. Ce concept est ensuite repris par le sociologue allemand Werner Sombart dans Krieg und Kapitalismus (Guerre et capitalisme, 1913), qui reconnaît ouvertement l’influence de Nietzsche sur sa théorie106, ainsi que par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, professeur de sciences politiques à Harvard à partir de 1927, qui s’éloigne cependant de l’analyse (critiGordon Matta-Clark, Conical Intersect, Paris, 1975, photo : Harry Gruyaert

que) marxiste pour s’orienter vers une interprétation ultrali-

Accélérationnisme

bérale. Schumpeter, auteur d’une théorie de l’évolutionnisme

L’accélération tant désirée par le futurisme et par le Mouvement

économique, conçoit la croissance comme un processus per-

moderne, traduite en termes de nouvelles technologies et de

manent de création, de destruction et de restructuration des

renouvellement perpétuel, est devenue entretemps une réalité

activités économiques. Selon lui, il serait nécessaire de pro-

terriblement concrète, car sa dynamique exponentielle échappe

duire sans cesse « de nouveaux objets de consommation et

désormais à notre contrôle, avec toutes les conséquences

de développer de nouvelles méthodes de production et de

dévastatrices que cela implique pour l’humanité et la planète.

transport107 » afin de conquérir de nouveaux marchés

Terminons cette dernière partie du chapitre par une ouverture

nationaux ou internationaux. Cette dynamique de mutation

sur les problématiques du monde contemporain, en nous pen-

industrielle « révolutionne incessamment de l’intérieur la

chant cette fois sur les théories économiques et politiques

structure économique, en détruisant continuellement ses élé-

dans lesquelles le concept de « destruction créatrice » joue

ments vieillis et en créant continuellement des éléments

un rôle crucial, notamment à notre époque où les idées accé-

neufs. Ce processus de Destruction Créatrice constitue la

lérationnistes font un retour en force. Car il s’avère que ces

donnée fondamentale du capitalisme […] et toute entreprise

théories et dynamiques socio-économiques et politiques ont

capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter108. » Les crises

une forte répercussion sur nos villes, leurs architectures et

ne sont pas de simples ratés de la machine économique,

leurs habitants.

elles sont inhérentes à la logique interne du capitalisme. Selon la théorie schumpétérienne, elles sont salutaires et né-

La « Destruction créatrice » de Schumpeter

cessaires au progrès économique, car elles bousculent les po-

Dans le courant de pensée communiste, Karl Marx forge le

sitions acquises et permettent de rechercher de nouvelles

terme de « Destruction Créatrice  » (Schöpferische Zerstörung)

idées. Si l’on freinait le flux des innovations, on préparerait le

au milieu du XIXe siècle. Il repose sur le fait que le capitalisme

terrain à une phase de récession, puis de crise.

105

118

Création par destruction

Notes : page 131

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Cette logique économique qui régit de manière plus ou

notre réalité en précipitant l’avènement de ce qui pourrait

moins régulée notre monde, fondée sur un processus perpé-

venir ensuite.

tuel de création et de destruction assurant la croissance éco-

En 2013, Nick Srnicek et Alex Williams, alors jeunes doctorants

nomique (assortie, le cas échéant, de mutations industrielles

à la London School of Economics et à l’université East-London,

et de délocalisations), entraîne à chaque fermeture d’usine

publient le #ACCELERATE MANIFESTO for an Accelerationist

des effets dévastateurs sur le plan social, urbain et écologique

Politics. Largement diffusé et traduit en plusieurs langues, ce

à l’échelle mondiale. La mondialisation renforce drastiquement

Manifeste pour une politique accélérationniste a été forte-

la concurrence, y compris entre les sites de production. La

ment controversé, car ses auteurs, d’obédience marxiste,

destruction d’emplois à l’échelle locale, remplacés par des

s’opposent aux optiques décroissantes pour construire un

emplois recréés à l’autre bout du monde, fait partie intégrante

monde post-capitaliste109. Leur projet de « modernité alterna-

du système.

tive » récuse le « primitivisme décélérationniste », qui n’offre à

Dans cette dynamique d’accélération mondiale, les vecteurs

leurs yeux aucun avenir, car sa politique nourrie de localisme

temps et espace rétrécissent. Avec le développement des

ne mènerait qu’à une lente fragmentation, à « la crise perpé-

réseaux (physiques et communicationnels), le monde entier

tuelle et [à un] effondrement écologique planétaire110 ». Ils

est à portée de main. Le résultat des fluctuations mercantiles

invitent plutôt le mouvement écologiste à accélérer le capita-

se manifeste dans les ruines post-industrielles, – Detroit en est

lisme, le progrès technologique et l’automatisation des forces

un exemple éloquent – qui illustrent les effets dévastateurs qu’une

productives afin de penser un autre « projet radical de moder-

politique économique ultralibérale, tournée exclusivement

nité, d’émancipation et de démocratisation, en tandem avec

vers la maximisation des profits, peut avoir sur une ville in-

le développement technologique au-delà des limites imposées

dustrielle dans un monde globalisé, dès lors que la pro-

par le capitalisme néolibéral111 ». À la différence de la politique

duction est relocalisée à moindre coût ailleurs. Henry Ford

néolibérale accélérationniste, au sens schumpétérien du terme,

(1863 –1947) a d’ailleurs inspiré à Schumpeter sa description

ils cherchent à construire « une modernité faite d’abstraction,

de l’entrepreneur-modèle.

de complexité, de globalité et de technologie112 », pour

Hormis la création de capital, la « destruction créatrice »

compléter le « projet des Lumières […], portant sur la critique

schumpétérienne n’aura finalement mené qu’au chaos social

de soi associée à une maîtrise de soi, plutôt que [d’aller] vers

et environnemental. Loin du glamour de l’« entrepreneur-

sa liquidation113 ». Leur manifeste commence par un tableau

modèle » des années 1920, qui incarnait cette étrange vision

apocalyptique du monde actuel :

d’un « progrès » régi par la destruction perpétuelle, cette

« 1. En ce début de seconde décennie du XXIe siècle, la

dynamique d’accélération et ses effets dévastateurs à

civilisation globale doit faire face à une nouvelle espèce

l’échelle planétaire nous amènent aujourd’hui à réfléchir sur

de cataclysme. Les apocalypses à venir rendent ridicules

la manière de construire un autre rapport à l’environnement

les normes et les structures organisationnelles de la

et à la société.

politique, telles qu’elles ont été forgées au moment de la naissance de l’État-nation, de l’émergence du capitalisme et

#ACCELERATE MANIFESTO de Nick Srnicek et Alex

d’un XXe siècle scandé par des guerres sans précédents.114 »

Williams

Convaincus que la politique actuelle ne peut arrêter « ces ca-

L’accélérationnisme qui apparaît aujourd’hui prend cepen-

tastrophes en voie d’accélération115 », ils soulignent la nécessité

dant une toute autre tournure. S’inscrivant, à l’instar du futu-

de développer une vision sociale, politique, organisation-

risme et du Mouvement moderne, dans une logique de fuite

nelle et économique radicalement nouvelle116. Selon ces pen-

en avant, ce nouveau courant de l’économie, de la politique

seurs, il faudrait lutter contre « l’effondrement de l’idée

et de la philosophie soutient l’idée que la voie à suivre en

d’avenir […] symptomatique du statut historique régressif de

temps de crise n’est pas de résister ou de revenir aux époques

notre époque117 ».

précédentes, mais d’aller de l’avant en partant des conditions

On notera avec intérêt que Nick Srnicek et Alex Williams

de l’ici et maintenant, et d’intensifier la dynamique qui régit

réservent une place importante à la technologie, censée nous

Notes : page 131

Accélérationnisme

119

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libérer du travail grâce à l’automatisation. Certes, cette vision

capable de remplir les promesses des programmes spa-

avait déjà été esquissée dans les années 1930 par Keynes

tiaux du milieu du XXe siècle, pour passer d’un monde

(dans The Economic Possibilies for our Grandchildren). Le

de mises à jour techniques minimales à des transforma-

travail envahissant aujourd’hui « tous les aspects de la nou-

tions de grande ampleur – à une époque de maîtrise

velle fabrique du social  », il faudrait, selon eux, instaurer un

collective de soi, et à un avenir proprement alien, riche

autre rapport à la technologie en explorant toutes les possibili-

d’autres opportunités et d’autres capacités120. »

118

tés d’amélioration de nos conditions de vie, en la mettant au

Ces philosophes politiques cherchent à se réapproprier les

service des besoins réels de l’homme (et non à la production de

idéaux de l’universalisme, du progrès, de la technique, de

capital). Ils envisagent en outre une « expansion au-delà des

l’humanisme, de la raison et de l’émancipation, non sans sou-

limites de la Terre

119

», vers de nouvelles sphères – qui reste-

ligner la valeur de la réflexion collective. Ainsi, ils terminent

raient à explorer grâce aux nouvelles technologies –, vision

leur manifeste par une ouverture aux accents futuristes qui

qui entre donc dans leur projet de « modernité alternative » :

fait appel à l’imaginaire : « L’accélérationnisme tend vers un

« Après tout, seule une société post-capitaliste, rendue

avenir plus moderne – une modernité alternative que le néo-

possible par une politique accélérationniste, peut s’avérer

libéralisme est intrinsèquement incapable d’engendrer. Il faut déboucher encore une fois l’avenir en libérant nos horizons pour les ouvrir aux possibilités universelles du Dehors121. » Rêveries inquiétantes ou porteuses d’avenir ? La fascination pour les nouvelles technologies comme vecteurs d’un avenir différent rappelle le manifeste du futurisme. La différence entre ces deux manifestes, écrits à près d’un siècle d’écart, réside dans le fait que le futurisme italien considère la technique comme salvatrice, la glorifie et l’esthétise, en en faisant une fin en soi. Srnicek et Williams y voient plutôt un outil pour construire un monde post-capitaliste meilleur, plus social et plus démocratique. Les deux approches se rejoignent dans une certaine fascination pour la science-fiction technologique, qui permet de s’élever au-delà d’un monde

Highland Park Plant Model-T, Usines Ford, vers 1920

rationnel désenchanté : « Le mouvement qui vise à dépasser les limites actuelles implique plus qu’une simple lutte pour une société globale plus rationnelle. Nous pensons qu’il exige aussi de retrouver les rêves qui ont animé tant de gens, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à l’aube de l’ère néolibérale, rêves d’un homo sapiens en quête d’expansion au-delà des limites de la Terre et de notre forme corporelle immédiate122. » Dans cette vision, on retrouve effectivement les rêveries utopiques et dystopiques du XXe siècle, et en particulier celles de l’homme mécanique des futuristes, bien que l’objectif ne soit pas le même. Si les futuristes voyaient dans la technique et surtout dans la guerre un remède ultime, car libérateur dans sa radicalité (d’où leur forte attirance pour le fascisme), les

Usine abandonnée à Detroit, 2014, photo : Quentin Mourier

120

Création par destruction

philosophes de la London School s’opposent aux mouvements

Notes : page 131

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accélérationnistes de droite (libérale et néo-fasciste) et aspi-

existant, comme toutes les grandes opérations immobilières

rent à une société plus démocratique, mais dans un sens

(généralement en rasant les quartiers des plus démunis), pour

bien particulier. En effet, cette société serait régie par un

faire place à la ville du futur. Ces édifices emblématiques, con-

étrange montage de ce qu’ils appellent « le Plan » (une autorité

struits par les sociétés multinationales, confèrent à ce proces-

verticale et forte, permettant de faire face à la complexité du

sus exponentiel une « aura de désir », désir de surenchère en

monde et de ses problèmes environnementaux, mais bien

matière de hauteur, de vitesse et de technicité. En ce sens,

contrôlée par la collectivité) et « l’ordre improvisé du Réseau »,

cette architecture hautement proactive peut être qualifiée

structure interconnectée de socialités horizontales123 :

d’« accélérationniste » – si ce n’est qu’elle est le produit du

« Nous déclarons que seule une politique prométhéenne

néo-libéralisme et que la dimension sociale en est totalement

de maîtrise maximale de la société et de son environnement

absente. Dans cette dynamique, le passé n’existe plus ; seul

peut permettre de faire face aux problèmes globaux ou de

demeure un présent sans cesse renouvelé, orienté vers des

triompher du capital. Cette maîtrise doit être distinguée

horizons futurs toujours plus audacieux, comme l’avait désiré

de celle prônée par les penseurs des Lumières124. »

Sant’Elia un siècle plus tôt.

Argument abstrait, recevable, mais inquiétant lorsqu’on ima-

« Je pense que le temps des utopies est revenu. Nous avons

gine les conséquences qu’une « autorité verticale », quelle

vécu le contraire pendant si longtemps qu’il est temps d’être

qu’elle soit, pourrait avoir sur la société. Le souvenir du fascisme

à nouveau plus courageux et de réfléchir à la manière dont

nous hante encore, tout comme la crainte d’une politique

les choses pourraient être complètement différentes125 »,

prométhéenne que nous connaissons déjà.

annonce Ole Scheeren, ex-associé du groupe OMA et concepteur de la tour Maha Nakhon (« métropole » en thaï)

Quelle esthétique accélérationniste ?

inaugurée à Bangkok en 2016. Cette tour de verre de 77 étages semble se décomposer comme si un avion avait arraché

Nous l’avons vu, le Manifeste futuriste, écrit par le jeune

quelques « pixels » du volume géométrique. Les unités

poète Marinetti, inspirera quelques années plus tard le Mani-

d’habitation de luxe surgissent de façon chaotique à l’endroit

feste de l’architecture futuriste d’Antonio Sant’Elia, proposition

de ces fractures. Émergeant en spirales de la tour, les cubes

de cadre esthétique pour l’architecture d’une société futuriste.

forment des terrasses flottantes qui surplombent la ville, parfois

Quant au manifeste accélérationniste, il a été écrit par des

même en porte-à-faux, offrant des espaces extérieurs vertigi-

philosophes politiques. Quelle pourrait en être la traduction

neux à des centaines de mètres de hauteur. Pour couronner le

esthétique, artistique, architecturale et urbaine ? Comment

tout, la tour dispose d’un rooftop hautement exclusif avec un

les artistes et architectes s’approprient-ils ce concept d’un monde post-capitaliste, qui tient de la science-fiction, pour repenser complément le statut de la technique et son rapport à la société humaine ? De quelle nature est cette société accélérationniste ? À l’échelle architecturale, un projet de gratte-ciel construit quelque part en Asie ou ailleurs dans le monde par une agence internationale pourrait nous en donner un aperçu. Toujours plus vite, plus haut, plus complexe, plus intense, plus vertigineux et plus riche en expériences uniques, c’est une architecture du « toujours plus » ; une architecture qui accélère les dynamiques urbaines et perceptives, une architecture d’images iconiques circulant dans le monde entier sur le web, une architecture qui incite à l’imitation afin de dépasser le modèle. C’est cette architecture-là qui fait table rase du tissu

Notes : page 131

Smart-City, Taipei, Taiwan, 2018

Quelle esthétique accélérationniste ?

121

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 122

OMA, Ole Scheeren, Maha Nakhon, Bangkok, 2016, photo : Srirath Somsawat

plancher de verre en saillie qui projette les clients dans une

les flux, la gouvernance, et d’optimiser la gestion des ressources

expérience inédite, en leur offrant des frissons sublimes – en

et la prévention des risques. Une sorte de « Cyber-City » hyper

adéquation avec le « toujours plus ». La dynamique accélération-

connectée composée de communautés électroniques, concept

niste se manifeste symboliquement dans la forme ascendante

qui s’implante de plus en plus dans le monde entier, avec dif-

en spirale, ébréchée comme une tour de Babel breughélienne

férents degrés d’intelligence artificielle. En 2018, Taiwan a lancé

à moitié en ruine. Cette icône prométhéenne du capitalisme

un projet de Smart-City visant à mettre en place un réseau na-

a un double sens : si elle renvoie à un progrès sans bornes

tional dans les domaines de la gouvernance et de la sécurité,

(selon la devise « tout est possible »), elle semble aussi en

des transports, de l’énergie, de la santé, de l’éducation et de

annoncer le déclin. Un gratte-ciel aux allures entropiques et

l’agriculture en utilisant des véhicules aériens autonomes sans

néanmoins emblématique d’un monde toujours (ou encore)

pilote (drones) pour la prévention et la gestion des crises

soumis à l’accélération.

(inondations, incendies, épidémies, etc.)126. La collecte de données comporte toutefois (outre de possibles

Smart-City / Cyber-City

violations des données personnelles et de la vie privée) un risque de dépendance à un méta-système informatique suscepti-

122

À l’échelle urbaine, le principe d’accélération sous-tend le

ble de s’effondrer en cas de crise – induite par des catastrophes

concept de la Smart-City (ou Cyber-City). Contrairement à la

naturelles, des guerres ou par ce redoutable « blackout » dont

Green-City, qui est décélérationniste et pourrait donc être

la guerre en Ukraine nous a montré qu’il peut constituer une

rangée dans le chapitre précédent, la Smart-City vise une ville

véritable menace lorsqu’un pays devient le jouet d’intérêts

parfaitement informatisée, exploitant les technologies de l’in-

géopolitiques. Une fois devenues dépendantes des métadon-

formation et de la communication basées sur la collecte de

nées censées régir leur fonctionnement, les villes deviennent

mégadonnées, afin d’améliorer la qualité des services urbains,

en fin de compte beaucoup moins résilientes qu’auparavant.

Création par destruction

Notes : page 131

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Bjarke Ingels Group (BIG) : Masterplanet, depuis 2020

traiter le problème à l’échelle mondiale. Plutôt que la

Le désir d’accélération qui s’appuie sur l’intelligence artificielle

et la réglementation limitée qui caractérisent les efforts

et les nouvelles technologies – en partie réalistes, en partie

actuels, nous pensons que nous devons concevoir un plan

fantasmées – peut aller encore bien plus loin. Dans la lignée

directeur pour toute notre planète. Un plan directeur

futuriste, rappelons que l’un des objectifs du MANIFESTO

tangible, réalisable, exécutable, pragmatique dans ses

de Srnicek et Williams est de « retrouver les rêves qui ont

principes, utopique dans son ambition. La Masterplanet129. »

absence de propositions concrètes sur la manière de cacophonie de rapports et de discours, les objectifs partiels

animé tant de gens, depuis le milieu du XIX siècle jusqu’à

Il se demande alors comment nous pourrions « réorganiser »

l’aube de l’ère néolibérale, rêves d’un homo sapiens en

la Terre pour réduire les émissions de gaz à effet de serre,

quête d’expansion au-delà des limites de la Terre et de notre

protéger les ressources et nous adapter au changement

e

forme corporelle immédiate  ». L’architecte qui incarne le

climatique. Son projet ambitionne « une planète Terre neutre

plus ce désir d’expansion est Bjarke Ingels, créateur du

en carbone », tout en relevant « les défis fondamentaux que

groupe BIG. Dans son élan utopiste radical, il n’est pas loin

sont l’énergie, les transports, l’industrie, la biodiversité, les

du #ACCELERATE MANIFESTO et du mouvement futuriste.

ressources, la pollution, l’eau, l’alimentation et les conditions

Attardons-nous un peu sur cette vision largement répandue

de vie prospères pour un monde comptant jusqu’à 10 milliards

même au-delà du milieu architectural, en la mettant dans une

d’habitants » – hypothèse démographique maximale destinée

perspective critique.

à amplifier le défi pour cette utopie planétaire. Afin d’élaborer

Cet architecte danois, connu dans le monde entier pour ses

la « Masterplanet », BIG s’entoure d’un groupe de spécialistes

projets radicaux à grande échelle (à lui seul, le nom de son

de diverses disciplines, paysagistes, urbanistes, ingénieurs,

agence annonce déjà ce désir de grandeur), est en train d’éla-

mais aussi experts en énergie. L’objectif est de présenter une

borer un projet qui dépasse toutes les mesures habituelles :

vue d’ensemble « de ce qu’il faudrait faire pour arrêter l’émis-

cette fois, il ne vise pas une architecture gigantesque ni la

sion nette de gaz à effet de serre, et d’avoir une idée des

planification d’un quartier urbain, mais un plan directeur

implications pratiques de l’objectif ultime : une présence

(masterplan). D’ordinaire, il s’agit d’un document de planifi-

humaine 100 % durable sur la planète Terre130. » Ambition

cation fixant des orientations fondamentales pour une agglo-

énorme, objectif a priori nécessaire, mais comment y parve-

mération ou un secteur de ville afin de résoudre certains

nir dans un monde extrêmement hétérogène qui est tout

problèmes. Or BIG veut en établir un pour toute la planète !

sauf unifié ?

Ingels l’appelle « Masterplanet ». Faut-il voir dans ce nom un

Sa méthode, qu’il annonce de façon très pragmatique et sur-

simple jeu de mot ou un grain de folie utopiste avec une

plombante, consiste d’abord « à identifier les problèmes et

pointe de cynisme face à l’impossibilité de réaliser ce projet ?

les opportunités, rechercher les solutions technologiques

Mais Bjarke Ingels ne semble pas plaisanter. Il ne cesse d’ex-

possibles, explorer et évaluer de multiples options d’inter-

poser ses projets dans des conférences et des livres, et rêve

vention, quantifier les moyens et l’ampleur de la tâche131 ».

même d’une série documentaire télévisée destinée à la vul-

À cette partie analytique, qui repose sur les connaissances

garisation de l’architecture qui s’inspirerait de Cosmos de

scientifiques les plus récentes et une importante collecte de

Carl Sagan. Son Formgiving. An Architectural Future History128

données à l’échelle mondiale, s’ajoute une dimension plus

(le titre indique un jeu fictionnel et temporel avec l’histoire et

politique, bien plus délicate, liée à la gouvernance : « résoudre

l’avenir), publié en 2020 chez Taschen, n’est que l’annonce

les implications de base en matière de planification, visualiser

d’un prochain ouvrage entièrement consacré à « Master-

l’impact », sans toutefois problématiser ni nuancer les impli-

planet ». Face à l’urgence climatique, Ingels estime que les

cations et les conséquences d’une telle planification univer-

architectes ont leur mot à dire :

selle, par définition top down. Pour conclure, il adopte une

127

« Alors que la prise de conscience politique du changement

posture pratique et projectuelle propre aux architectes familiers

climatique a atteint un sommet, il y a, semble-t-il, une

des grands projets : « décomposer les étapes nécessaires à la

Notes : page 131

Bjarke Ingels Group (BIG) : Masterplanet

123

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 124

réalisation », sans oublier la dimension organisationnelle et

Ne voit-on pas transparaître dans ces lignes la posture de

financière : « proposer un modèle d’échelonnement et de fi-

l’architecte-démiurge qui veut sauver le monde en le (re)des-

nancement132 ». « Masterplanet » se veut donc un plan directeur

sinant selon de nouveaux paradigmes que lui seul sait percevoir

élargi, incluant de manière réaliste – comme un projet classi-

et mettre en forme ? Ingels souligne l’importance de l’échelle

que – « le budget, des tableaux des surfaces, des plans sys-

macro-territoriale, d’un ajustement beaucoup plus ample de

tèmes et des stratégies de mise en œuvre progressive133 ».

la focale pour la mise en œuvre de changements de grande

Mais dans sa dimension concrète de projet clé en main, l’utopie

envergure comme la réduction de l’impact carbone :

prend vite des traits dystopiques : outre le problème évident

« Quand on construit une maison, il y a un certain nombre de

et non négligeable d’une gouvernance susceptible d’être tota-

choses qu’on peut faire – ajouter des panneaux solaires sur

litaire à cette échelle, elle soulève la question de la compé-

le toit etc. – mais la plupart de ces mesures ne sont pas très

tence. Bien que BIG travaille avec des experts sur ces sujets

efficaces136. » En revanche, si l’on planifie un lotissement ou

extrêmement complexes, la question de la synthèse et de la

un quartier, on peut mettre en œuvre certaines synergies :

méthode se pose avec acuité. Billy Fleming, directeur du Ian

capter l’eau de pluie sur une grande surface ; tirer parti des

L. McHarg Center de l’université de Pennsylvanie et militant

différences de consommation d’énergie entre les bâtiments

pour le climat, estime que « l’objectif central de Masterplanet

résidentiels, qui dépensent généralement de l’énergie pour

– créer un plan général pour une planète durable – n’est pas

le chauffage, et les bâtiments commerciaux, qui dépensent

mauvais  », mais utopique en termes de gouvernance, et

de l’énergie pour la climatisation en plein jour. « Il y a toutes

c’est surtout une vision bien trop étroite qui risque de limiter

sortes de choses qu’on peut entreprendre. Et chaque fois

l’imaginaire des gens. Comment garantir le caractère scienti-

qu’on augmente l’échelle, on peut en fait faire plus137. » D’où

fique et l’objectivité de l’analyse lorsqu’elle est entre les

l’ambition mondiale de son projet. 

mains d’un as de la communication qui la transforme bien

C’est ainsi que lui vient l’idée d’unifier les réseaux électriques

trop vite en « projet », projet spéculatif et fictionnel qui risque

mondiaux pour résoudre les problèmes d’« intermittence » –

de préfigurer une image de l’avenir dont il sera difficile de se

instabilités dues aux effets de chaud et froid (nuit-jour, été-

détacher ?

hiver) propres aux énergies renouvelables et qui en empêchent

Toutefois, Ingels souligne qu’il faut précisément des architectes

le déploiement. Selon BIG et ses experts, cette unification

pour donner forme à de possibles solutions et pour impulser

règlerait le problème malgré les pertes induites par la

l’action. Ainsi, dans un premier temps, l’apport de BIG con-

longueur du réseau de transport d’électricité138. Mais comment

sisterait à représenter les phénomènes qui régissent le monde

gérer les flux d’énergie à l’échelle mondiale, à une époque

et à en faire la synthèse, puis à communiquer et vulgariser les

où les pays se font la guerre pour la souveraineté énergéti-

connaissances avec des outils graphiques que les architectes

que et pour d’autres buts géopolitiques et économiques ?

comme lui, amoureux des données informatiques (Data), maî-

Dans cette approche utopique – et un peu naïve – d’un

trisent parfaitement. Dans un second temps, il souhaiterait

« monde nouveau », Elizabeth Yeampierre, directrice de l’or-

s’attaquer à la réalisation de ce « projet », malgré sa démesure.

ganisation environnementale Uprose, voit une manifestation

Passionné par le pouvoir de l’architecture, Ingels tente, comme

d’« hybris139 ». Elle rappelle que « les militants pour la justice

tout utopiste, de penser l’impossible :

climatique, qui soutiennent que l’action pour le climat doit

134

124

« L’architecture est l’art et la science de transformer la

s’attaquer non seulement aux émissions, mais aussi aux in-

fiction en réalité. Ce qui a changé, ce sont les outils

égalités systémiques, contestent le droit d’Ingels à élaborer

dont nous disposons pour réaliser nos idées. En tant

un plan pour toute la planète, ainsi que sa capacité en la

qu’architectes, ne dépendons pas seulement de notre

matière140. » La critique porte aussi sur la démesure du

imagination, de nos compétences techniques et de notre

projet : « Même dans un monde où la pandémie de Covid -19

inventivité, mais aussi de notre capacité à donner des

a transformé notre compréhension de ce qui est possible en

instructions et des moyens aux autres pour construire ce

termes de réponses collectives à un défi mondial, il est prati-

que nous avons conçu135. »

quement impossible d’imaginer qu’un seul plan climatique

Création par destruction

Notes : page 131

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puisse sérieusement être adopté par les industries, les gouver-

de multiples domaines de connaissance tels que « l’intelli-

nements et les communautés du monde entier . » Srnicek

gence artificielle, la réalité augmentée, le métabolisme urbain,

et Williams ont déjà pointé le problème de gouvernance

la longévité, l’amélioration robotique et la migration interpla-

posé par la réalisation de projets à grande échelle et esti-

nétaire [sic !]146 » comme outils et remèdes pour faire face

ment qu’un fort pouvoir vertical est nécessaire ; en son temps,

aux grands défis. Les nouvelles technologies sont pour lui un

Le Corbusier réclamait un Colbert. Ingels tout comme Le

moyen d’avancer sur la voie du progrès, qu’il représente

Corbusier, architectes à l'« hybris » affirmée, ne voient pas

dans Formgiving – porté par son enthousiasme (aveugle ?)

dans ces critiques pointant la démesure de la tâche et les

pour l’idée d’évolution et d’accélération – de manière parfai-

problèmes de gouvernance qui en découlent un obstacle à la

tement linéaire, inscrit dans un cadre temporel immense : du

réalisation d’un plan de grande envergure. Car même lors-

Big Bang jusqu’au temps présent. « L’évolution de la pensée

que l’on est amené à concevoir le plan directeur d’un quar-

est un voyage depuis l’aube de l’intelligence biologique jus-

tier, l’ampleur de la tâche est telle qu’il est impossible d’en

qu’à l’intelligence artificielle. Nous pensons que l’intelligence

avoir d’emblée une vue d’ensemble, fait-il valoir : « Mais cha-

artificielle sera inévitablement déployée dans le processus

que itération permet de le faire apparaître un peu plus, on

créatif, rendant l’élément humain [sic !] de plus en plus impor-

obtient de nombreuses réactions, et ensuite on modifie le

tant147. » Ce point de vue anthropocentrique traduit une pos-

projet jusqu’à ce qu’on coche toutes les cases. Donc, même

ture prométhéenne, voire démiurgique, encore envisageable

si, au début, ça paraît vraiment complexe et immense, on

à l’époque des fondateurs du Mouvement moderne, mais

finit par y arriver.142 », dit-il avec une bonne dose d’optimisme

loin d’être acceptée sans critique aujourd’hui.

et un détachement presque cynique.

Le problème d’échelle et le degré d’abstraction ne sont pro-

Face à la complexité de problèmes contemporains tels que

bablement que quelques-unes des raisons (auxquelles s’ajou-

« le changement climatique, la montée du niveau des eaux,

tent un certain esprit commercial et le désir de promouvoir

141

les mers de plastique de la taille d’un pays

143

 », Ingels compte

son œuvre) pour lesquelles Bjarke Ingels intègre dans Form-

sur l’intelligence artificielle et sa puissance d’analyse :

giving des projets de son agence, plus réalistes et donc plus

« L’infatigable puissance de traitement, la patiente exécution

faciles à appréhender, tels qu’une usine de recyclage de

d’innombrables expériences et l’accès instantané à toutes les

plastique148, des villes flottantes pour abriter les communau-

connaissances du monde font de l’IA une puissante alliée

tés touchées par la montée des eaux, un projet de Smart-City

pour l’expérimentation analytique. » Elle serait même « capable

hyperconnectée conçue pour Toyota (Toyota Woven City),

de deviner des possibilités qui sont tout simplement trop

basée sur un principe innovant de mobilité autonome avec

avancées pour que le concepteur humain les appréhende.

un système de livraisons automatiques, et nombre d’autres

Si nous voulons dépasser les limites de notre imagination,

projets que l’on peut découvrir dans Formgiving, et qui font

nous devrons nous allier à l’intelligence artificielle144. » Dans

figure de prélude à la vision d’ensemble de la « Masterplanet »

la convergence de ces deux intelligences – celle de l’homme

Mais qui pourrait financer de telles constructions ? Qui vivra

et celle de la machine – il voit l’outil idéal pour relever les

sur ces îles ou dans ces villes, et qui ne pourra se le permettre ?

défis d’un avenir qui reste à inventer. Dans un élan futuriste,

Juste avant le chapitre « Masterplanet » figurent deux projets

il s’exclame : « La symbiose homme-machine est la plus

qui nous rappellent le désir d’expansion du MANIFESTO puis-

puissante. L’architecte, tel un grand maître, disposera avec

qu’ils sont situés en dehors de notre planète : Moon – City of

l’aide de l’intelligence artificielle de pouvoirs sans précédent

New Hope et Science City Mars. Le premier, qui se concré-

pour donner forme à l’architecture145. » Voici l’homme-

tise dans un projet d’habitat lunaire intitulé « Olympus », est

machine futuriste du XXI siècle, augmenté non plus par

développé en collaboration avec ICON Build, société spéciali-

la mécanique des machines, comme on le fantasmait au

sée dans les technologies de construction robotique, SEArch+

début du XXe siècle, mais par l’intelligence artificielle qui

et la NASA. Il est porté par « la vision d’un avant-poste hu-

va bien au-delà des limites perceptibles.

main » dédié aux « activités commerciales pour les satellites

Sans crainte ni hésitation, Ingels plaide pour la convergence

terrestres et spatiaux, la science, l’informatique quantique,

e

Notes : page 131

Bjarke Ingels Group (BIG) : Masterplanet

125

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l’exploitation minière et le tourisme149. » Outre ce programme

« Enfin » ? Difficile de suivre ces aspirations accélérationnistes.

colonialiste, les caractéristiques physiques de la surface lunaire

Comme si la Terre avait à envier les qualités de la Lune ou de

semblent intéressantes pour un possible environnement

Mars ! Ces projets se situent dans la droite ligne des fantas-

habitable, « notamment la très faible gravité et le cycle des

mes mégalomaniaques de multimilliardaires comme Jeff

jours d’une durée d’un mois », qui offrent, selon Ingels,

Bezos (fondateur d’Amazon) avec ses colonies spatiales, et

« l’occasion de réinventer notre façon de travailler, de jouer,

plus encore Elon Musk (fondateur de Tesla et de SpaceX), qui

de vivre et de nous développer sur la Lune . » Le second

rêve d’une terraformation de Mars, c’est-à-dire d’une modifi-

projet, Science City Mars, est le prototype d’une « ville dura-

cation artificielle de son atmosphère destinée à la rendre

ble » [sic !] actuellement en cours de développement à Dubaï,

habitable quand la Terre ne le sera plus.

afin d’étudier les technologies de construction pour une fu-

Dans le livre Formgiving, le projet « Masterplanet » suit ces

ture colonisation martienne, en utilisant les mêmes technolo-

deux projets utopiques assez inquiétants. Avec un optimisme

gies que celles utilisées sur la Lune : « construction robotisée,

et un aplomb inouïs, Ingels espère bien que « d’ici quelques

excavation, impression 3D et membranes gonflables151. »

années, un nouveau Premier ministre ou PDG pourra faire

L’objectif est de construire, pour commencer, un campus sur

appel à « Masterplanet » lorsqu’il voudra traiter une question

Terre dédié à l’éducation et à l’ingénierie, à la science et à

climatique relevant de sa compétence, et voir comment

l’agriculture « en lien avec l’exploration et la colonisation

il pourrait s’en inspirer pour contribuer aux efforts

interplanétaires  », afin d’acquérir une « expérience en ma-

mondiaux153. »

tière de génie climatique, de sécurité, de qualité ou de

Malgré ces grandes intentions plus ou moins sérieuses, en

construction, et de résilience des écosystèmes créés par

tournant la dernière page de « Masterplanet », on tombe

l’homme, qui nous sera précieuse lorsque nous irons enfin

brusquement sur le chapitre « LEGO », où le lecteur découvre

sur Mars », explique BIG.

les projets de BIG transposés en format miniature, contraste

150

152

pour le moins cocasse. Ingels fait un saut abrupt dans l’enfance et change soudain d’échelle pour entrer dans un monde de rêve parfaitement maîtrisable, celui du jeu de construction. Avec cette fin d’une banalité surprenante, il nous fournit luimême une clé de lecture. Après avoir osé aborder les grands enjeux qui affectent l’humanité toute entière, Ingels nous dit que tout est fiction, que le jeu permet d’explorer les fantasmes, nécessaires pour rêver d’un autre monde : « Ce que nous aimons chez LEGO, c’est que ce n’est pas un jouet, c’est un outil, un outil qui permet aux enfants de créer leur propre monde et d’habiter ce monde en jouant154. » Il établit ensuite un parallèle avec l’architecte : « Et c’est exactement ce qu’est le formgiving (donner une forme). En tant qu’êtres humains, nous avons le pouvoir – les outils – de donner forme à l’avenir dans lequel nous voulons vivre. Et nous avons le pouvoir d’écouter et regarder, et d’apprendre comment la vie dépasse toujours nos intentions pour découvrir et explorer de nouvelles façons de cohabiter avec le monde que nous avons créé. Si le travail est ce qui fait tourner le monde, le jeu est ce qui le fait aller au-delà155. » Dans la figure de l’architecte, Ingels voit le créateur d’un monde nouveau, suffisamment libre pour BIG, « Masterplanet », in : Formgiving, 2020

126

Création par destruction

aller « au-delà » du monde réel et s’affranchir de la réalité en

Notes : pages 131

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explorant, comme un enfant, son imaginaire illimité. Tout se

prise de conscience de l’urgence climatique, écologique et

résumerait-il finalement à un jeu d’enfant ?

sociale que se pose la question de la décélération. On pourrait

Dans ce processus fictionnel qu’il appelle « Narrative Design »,

même dire que tous les positionnements face à la crise éco-

Ingels joue avec le temps et cite William Gibson, auteur

logique se situent quelque part entre ces deux pôles oppo-

américain de science-fiction qui est aussi l’un des leaders du

sés : soit on vise l’accélération et la haute technologie liée à

mouvement cyberpunk : « L’avenir est déjà là, mais il n’est

l’intelligence artificielle, soit on vise la décélération et la dé-

pas réparti équitablement . » C’est bien là le problème : en

croissance comme remède. Les concepts de « Smart-City » et

effet, l’un des plus grands doutes suscités par cette utopie

de « Green-City » incarnent ces deux postures. La « Green-

planétaire réside précisément dans la question de la distribution

City » est définie comme une ville « en équilibre avec la na-

équitable, en particulier celle des richesses et de l’accessibilité

ture, où toutes les formes de nature – de l’organisme vivant à

à ce monde éminemment « smart » dont Ingels rêve, régi par

son habitat – sont des composantes majeures de la forme

cette intelligence artificielle dans laquelle il voit le remède

urbaine et font partie de l’infrastructure verte157 ». Si la Smart-

ultime à tous les problèmes.

City trouve sa parenté avec les futuristes, le Mouvement

Dans ce cybermonde, la « création par destruction », un prin-

moderne et les théories accélérationnistes, la Green-City,

cipe accélérationniste en soi, risque de suivre une dynamique

s’inscrit quant à elle dans la lignée de la cité-jardin et du

propre – dynamique qui ne peut être que ravageuse.

« retour à la terre », mais en pleine ville. Entre accélération et

156

Création par destruction – un délire perpétuel, mais à quelles fins ?

décélération, les conceptions du renouveau se divisent. La dynamique accélératrice de la « création par destruction », inhérente à tous les exemples présentés dans ce chapitre, nous propulse – sur un mode futuriste du « plus vite, plus

La dynamique destructrice dont rêvaient les futuristes dans

haut, plus loin » qui, entre angoisse et fascination, confine

leur désir de faire table rase de l’histoire, dynamique également essentielle chez Le Corbusier pour donner naissance à la Ville Radieuse, défendue en outre par Schumpeter comme puissance créatrice d’un capitalisme économique fondé sur un renouveau perpétuel, s’est imposée dans le monde entier avec des effets dévastateurs. L’accélération contemporaine prônée par le #ACCELERATE MANIFESTO et BIG, basée sur une hyper-gouvernance planétaire pour faire face à la crise climatique et environnementale, est une vision utopiste construite sur les nouvelles technologies. Versant dans le fantasme d’une possible expansion vers d’autres planètes devenues les prothèses d’une Terre totalement épuisée, elle semble devoir rester de la science-fiction, du moins pour le plus grand nombre à ce niveau de naïveté futuriste. Face à ce processus d’accélération – utopique ou réel – auquel notre planète semble condamnée, la nécessaire transition écologique impose une contre-dynamique : ralentir la frénésie de consommation et freiner un processus de métropolisation qui, à l’échelle mondiale, s’étend de manière exponentielle sur les terres agricoles, les artificialisant à vue d’œil pour les transformer en zones construites. C’est dans ce champ de tension entre une réalité de plus en plus dévastatrice et une

Notes : pages 131 et 132

BIG, « Moon – City of New Hope », in : Formgiving, 2020

Bjarke Ingels Group (BIG) : Masterplanet

127

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 128

asublime – vers un avenir sans repères. Après avoir effacé le passé et même le présent, l’obsession de l’avenir nécessite la création de fictions pour se projeter dans un futur incertain, plein de promesses aussi séduisantes que vagues. Mais comme dans les récits de science-fiction, la dynamique accélérationniste peut basculer aisément de l’utopie à la dystopie. Curieusement, l’accélération est un phénomène qui trouve de nos jours une résonance dans l’architecture et l’urbanisme, alors que nous n’avons pas trouvé d’exemple contemporain de décélération qui réponde à toutes les dimensions (sociétales, culturelles, urbanistiques, architecturales, esthétiques et spirituelles) pour faire écho aux modèles historiques (cf. chapitre 2). Le monde serait-il à ce point soumis à cette dynamique d’accélération qu’envisager un contre-courant suffisamment puissant pour s’extraire de cet incessant tourbillon de destruction créatrice semble pratiquement impossible, compte tenu de l’interdépendance économique et financière universelle ? Le défi reste entier.

NASA, système d’atterissage humain avec équipage sur un cratère lunaire avec la Terre à l’horizon, image virtuelle, 2019, © NASA/Moon to Mars

128

Création par destruction

Notes : page 132

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 129

Notes

je suis un destin », pp. 187-196, ici p. 187

22 Filippo Tommaso Marinetti, « Manifeste du

(souligné dans l’original).

Futurisme », in : Le Figaro, 20 février 1909,

14 Nietzsche dans une lettre à Helen

page de garde, col. 1-3, ici : col. 2, point n° 1,

1 Cf. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisa-

Zimmermann du 08. 12. 1888, faisant référence

fin du prologue.

tion (1930), trad. Aline Oudoul, Payot &

à son ouvrage L’Antéchrist, qui sera publié en

23 Ibid., col. 2, n° 4. (Souligné dans l’original)

Rivages coll. Petite Biblio Payot Classiques,

1896 in : Sämtliche Briefe, Kritische Studien-

24 Ibid., col. 3.

Paris 2010, chap. II « À la recherche du

ausgabe, G. Colli, M. Montinari (éd.),

25 Ibid., col. 2, n° 10.

bonheur », p. 66. (Traduction modifiée par

Munich/New York, 1986, vol. 8, p. 512.

26 Ibid., col. 2, n° 3.

F. Mortier, plus fidèle à l’original)

15 Nietzsche, Ecce homo 1974, p.187.

27 Ibid., col. 2, n° 9. 

2 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuel-

16 Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des

28 Ibid., col. 2, n° 8. 

les, in : Œuvres complètes de Frédéric

idoles, in : Œuvres complètes, trad. Henri

29 Ibid., col. 2, n° 7.

Nietzsche, trad. Henri Albert, Mercure de

Albert, Mercure de France, Paris, 1908, vol. 12,

30 Nietzsche 1903, 1re partie, préface, 1.

France, Paris, 1907, vol. 5, tome 1, p. 126.

pp. 172- 226, chap. « Flâneries d’un inactuel »,

31 Belviso 2018, p. 26.

3 Ibid., pp. 126 -127. (Souligné dans l’original)

§ 11, p. 182.

32 Ibid., p. 25.

4 Ibid., pp. 128, 129. (Souligné dans l’original)

17 Benito Mussolini, « La filosofia della forza

33 Viviana Birolli, « Antonio Sant’Elia et 

5 Ibid., 130. (Adaptation de la traduction

(postille alla conferenza dell’on. Treves) », in :

La Città Nuova : représenter la ville

« ne devient homme »)

Il Pensiero romagnolo, no 48, 49, 50, 29 novem-

moderne », Livraisons de l’histoire de l’archi-

6 Krüger Gerhard, « La philosophie à l’époque

bre, 06 et 13.12. 1908. Cité d’après : Enzo

tecture, mis en ligne le 31.12.2018. URL :

du romantisme », in : Archives de Philosophie,

Santarelli, Scritti politici di Benito Mussolini,

http://journals.openedition.org/lha/641 ; DOI :

2011/01, tome 74, pp. 83 - 99, ici p. 23.

Feltrinelli, Milan, 1979, pp. 99 -109.

https://doi.org/10.4000/lha.641 (consulté

https://www.cairn.info/revue-archives-de-

18 Friedrich Nietzsche, Der Wille zur Macht.

le 23.11.2020)

philosophie-2011-1-page-83.htm (Consulté le

Versuch einer Umwertung aller Werte,

34 Exposé à l’association d’art Famiglia

24.01.2023)

Neumann, Leipzig, 1906. Sa sœur s’est

Artistica de Milan (20 mai -10 juin 1914).

7 Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist suivi de

appropriée son œuvre et a utilisé les restes du

35 Cf. Birolli, par. 21.

Ecce homo, sous la dir. de Giorgio Colli et

projet L’Antéchrist ainsi que le titre La Volonté

36 Paolo Amaldi, Architecture, Profondeur,

Mazzino Montinari, De Gruyter, Berlin, Boston,

de puissance écartés par Nietzsche pour

Mouvement, Infolio, Genève, 2011, p. 348.

1974, chap. « Le cas Wagner : un problème de

publier une prétendue « œuvre principale »

37 Cf. Birolli 2018, p. 16.

musicien », pp. 180 -186, ici p. 184.

du philosophe. Ce recueil factice a toutefois

38 Antonio Saint’Elia, « Manifeste de l’archi-

8 Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la

connu un grand succès.

tecture futuriste » (1914), publié in : Revista

morale (1887), in : Œuvres complètes, trad.

19 « Nulla è vero, tutto è permesso! », Benito

d’arte futurista, sous la dir. d’Enrico

Henri Albert, Mercure de France, Paris, 1900,

Mussolini, in : Belviso, « Brève généalogie du

Prampolini, Milan/Paris, 1925, n° 10, 11, 12,

vol. 11, pp. 85-86.

nietzschéisme futuriste : le Surhomme de

consacré aux artistes futuristes, p. 4.

9 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir (1882), in :

Marinetti entre approche politique et quête

39 Ibid.

Œuvres complètes, trad. Henri Albert, Mercure

esthétique », in : Cahiers de la SIES, n° 2,

40 Ibid., p. 87. (Souligné dans l’original)

de France, Paris, 1901, chap. « Qu’est-ce que

2018 : « Le futurisme italien, entre l’art et la

41 Filippo Tommaso Marinetti, cité d’après

le romantisme ? », § 370, p. 364.

politique », pp. 20 -31, ici p. 23.

Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de

10 Friedrich Nietzsche, L’Origine de la

https://docplayer.fr/124627572-Cahiers-de-

sa reproductibilité technique, (1935/1936)

Tragédie (1872), trad. J. Marnold, J. Morland,

la-sies-n-2-le-futurisme-italien-entre-l-art-et-la-

trad. Maurice de Gandillac (revue par Rainer

Société du Mercure de France, Paris, 1906,

politique.html (consulté le 23. 11.2020)

Rochlitz), éd. Allia, Paris, 2007, postface,

chap. « Essai d’une critique de soi-même »,

20 Filippo Tommaso Marinetti, « Contro i

p. 48 sq.

§ 7, p. 17.

professori » (1910), in : Marinetti, Futurismo e

Benjamin mentionne comme source du

11 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir (1882),

fascismo, Campitelli, coll. Política, Foligno,

manifeste de Marinetti pour la guerre

in : Œuvres complètes 1901, chap. « La

1924, p. 28 (dédié à Mussolini) : « C’est un

coloniale d’Éthiopie La Stampa de Turin.

conscience intellectuelle », § 2, p. 39. 

passéiste qui marche hardiment sur les cimes

Intitulé « Estetica Futurista della Guerra », ce

12 Nietzsche, dans l’introduction à Ecce

des montagnes de Thessalie, les pieds mal-

texte a été publié en 1935 in : Stile Futurista,

homo, trad. Henri Albert, Mercure de France,

heureusement entravés par de longs textes

Rivista Mensile Arte-Vita, Turin.

1908, § 4, p. 200 (souligné dans l’original).

grecs. » (Trad. F. Mortier)

42 Marinetti 1909, col. 2, n° 9.

13 Nietzsche, Ecce homo 1974, « Pourquoi

21 Ibid.

43 En référence à l’adage latin des juristes

Notes pages 99 -105

129

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 130

130

« Fiat iustitia et pereat mundus » – « Que justice

éd. Crés & Cie, Paris, 1925, p. 233.

Giraudoux est Commissaire général à l’infor-

soit faite, même si le monde doit périr ». Cf. :

58 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Plan

mation sous Daladier, puis devient président

Susanne Stacher, Visions sublimes : Archi-

Voisin », 1925, in : Œuvre complète, vol. 1,

du « Conseil supérieur de l’information » en

tectures dans les Alpes, Birkhäuser, Bâle, 2018,

pp. 109 -121, ici : p. 111.

1940, avant de prendre sa retraite en janvier

chap. 4, p. 130.

59 Ibid.

1941.

44 Benjamin 2007, p. 50. (Souligné dans

60 Le Corbusier 1994, pp. 162 -163.

77 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Pavillon

l’original)

61 Ibid., p. 160.

de l’Esprit nouveau », in : Œuvre complète,

45 Notamment la reconstruction de Londres

62 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Une

vol. 1, pp. 98 -108, ici : p. 100. (Souligné dans

après le grand incendie de 1666, celle de

ville contemporaine », in : Œuvre complète,

l’original)

Noto en Sicile après le tremblement de terre

vol. 1., p. 38.

78 Ibid.

destructeur de 1693, et celle de Lisbonne

63 Le Corbusier 1994, p. 161.

79 Ibid.

après la catastrophe de 1755.

64 Le Corbusier, indication sur un plan, FLC,

80 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Une

46 Cf. : François Warin, « Le Corbusier et

n° 29751.

partie de résidence de "Ville Radieuse" »

l’esprit du temps », in : Revue de métaphysique

65 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Plan de

(1937), in : Œuvre complète, vol. 3, p. 31.

et de morale, n° 4, 1970, pp. 439 - 451, n. p.

Paris », 1937, in : Œuvre complète, vol. 3, p. 112. 

81 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Le Plan

Consultable sur : http://allegresaber.e-

66 Ibid., p. 114.

de Paris 37 », in : Œuvre complète, vol. 3, p. 46.

monsite.com/pages/esthetique/le-corbusier-

67 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Le plan

82 Corbusier 1925, p. 193.

et-l-esprit-du-temps.html#_ftn21 (consulté le

de Paris 1937 », in : Œuvre complète, sous la

83 Ibid., p. 105.

28.01.2023) : « L’architecture était pour

dir. de Max Bill, Les Éditions d’architecture,

84 Ibid., p. 229.

Le Corbusier une comparution, une célébration

Zurich, 1967, vol. 3 : 1934–1938, 46 sq.

85 Ibid. (souligné dans l’original)

de la puissance, il avait lu Nietzsche et savait

68 Le Corbusier, « Une ville contemporaine »,

86 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, Œuvre

que la volonté de puissance est d’abord une

in : Urbanisme 1994, p. 160.

complète, vol. 1, p. 115.

volonté de maîtrise, d’organisation, de calcul

69 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Plan de

87 Corbusier 1925, p. 69.

et d’ordre. »

Paris », 1937, in : Œuvre complète, vol. 3,

88 Le Corbusier, « Une ville contemporaine »,

47 Le Corbusier, Destin de Paris (1941),

pp. 46- 47.

in : Urbanisme 1994, p. 168.

Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1987, p. 11.

70 Le Corbusier, cité d’après : Jean-Baptiste

89 Ibid.

48 Le Corbusier, Urbanisme (1925),

Michel « Paris : ce dont rêvait Le Corbusier

90 Ibid.

Champs-Flammarion, Paris, 1994 p. 81.

pour la rive droite », publié le 18.07. 2016 à

91 Le Corbusier se surnomme ainsi à la fin du

49 Ibid., p. 92. (Souligné dans l’original)

10h53 https://www.geo.fr/voyage/paris-plan-

texte du Plan Voisin. Cf. Le Corbusier et Pierre

50 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Ville

voisin-ce-dont-revait-le-corbusier-pour-la-rive-

Jeanneret, Œuvre complète, vol. 1, p. 115.

contemporaine de trois millions d’habitants »,

droite-161992 (consulté le 14.04.2023)

92 Nietzsche 1903 (Ainsi parlait Zarathoustra),

1922, in : Œuvre complète, sous la dir. de Willy

71 Le Corbusier, « Une ville contemporaine »,

partie 4, § 20, pp. 430, 431.

Boesiger et Oscar Stonorov, Les Éditions

in : Urbanisme 1994, p. 158.

93 Le Corbusier 1925, p. 229.

d’Architecture, Zurich, 1964, vol. 1 : 1910–1929,

72 Ibid. pour toutes les citations de ce

94 Ibid., p. 224.

pp 34-39, ici p. 34.

paragraphe. (Souligné dans l’original)

95 Ibid.

51 Ibid.

73 Le Corbusier 1925, p. 224. (Souligné dans

96 Le Corbusier et Jeanneret, Œuvre com-

52 Ibid.

l’original) aussi : « Architecture ou démoralisa-

plète, vol. 3, p. 31.

53 Le Corbusier, lettre à sa mère du 15 mai

tion, démoralisation et révolution » (ibid.)

97 Cf. Philip Ursprung, « Living Archeology:

1930. Cité d’après : François Chaslin, Un

74 Ibid. (Souligné dans l’original)

Gordon Matta-Clark und das New-York der

Corbusier, éd. du Seuil, Paris 2015, p. 101.

75 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Plan

1970er Jahre », in : Die Moderne als Ruine.

54 Le Corbusier, dans une lettre du 27

Voisin », 1925, in : Œuvre complète, vol. 1,

Eine Archäologie der Gegenwart, catalogue

octobre 1959 à Gabriel Voisin, in : Jean

p. 111.

de l’exposition du même nom, Generali

Jenger, Le Corbusier – Choix de lettres,

76 Ibid. On retrouve cette idée de la main

Foundation, Vienne, 2009, p. 18.

De Gruyter, Berlin, 2015, p. 267. 

forte de Colbert dans l’ouvrage Pleins

98 Terme forgé par Robin Evans en 1970,

55 Chaslin 2015, p. 100.

Pouvoirs de Jean Giraudoux, publié en 1939,

auteur de Towards Anarchitecture, réponse au

56 Cf. Ibid.

comme François Chaslin le précise (p. 174). Le

manifeste de Le Corbusier.

57 Le Corbusier, Vers une architecture (1923),

deuxième chapitre de cet ouvrage affiche des

99 Composé de Laurie Anderson, Tina

nouvelle édition revue et augmentée,

tendances racistes et antisémites. En 1939,

Girouard, Suzanne Harris, Jene Highstein,

Notes pages 105 -116

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 131

Bernard Kirschenbaum, Richard Landry, Gordon

Sombart, Schumpeter, in : The European

127 Williams, Srnicek, « Manifeste

Matta-Clark et Richard Nonas.

Heritage in Economics and the Social

accélérationniste », n° 03.22.

100 Cité d’après James Attlee, « Towards

Sciences, publié le 09.11.2006. https://www.

128 BIG, Formgiving. An Architectural Future

Anarchitecture : Gordon Matta-Clark and

researchgate.net/publication/226027214_Crea

History, Taschen, Cologne, 2020.

Le Corbusier », in : Tate Papers, n 7, Spring

tive_Destruction_in_Economics_Nietzsche_So

129 Ibid., chap. « Masterplanet », p. 632.

2007. https://www.tate.org.uk/research/tate-

mbart_Schumpeter.

(Traduction F. Mortier)

papers/07/towards-anarchitecture-gordon-

107 Joseph Schumpeter, Capitalisme, socia-

130 Ibid.

matta-clark-and-le-corbusier (consulté le

lisme et démocratie (1942), Payot, Paris, 1951,

131 Ibid.

25.01. 2023)

pp. 106-107.

132 Ibid.

101 Gordon Matta-Clark, Conical Intersect,

108 Ibid. (Souligné dans l’original)

133 Ciara Nugent, « The Climate is Breaking

film 16 mm couleur, silencieux, lieu : Paris,

109 Alex Williams et Nick Srnicek : « Nous

Down. Architect Bjarke Ingels Has a

rue Beaubourg, réalisé dans le cadre de la

avons perdu le fil du futur », in : Libération,

Masterplan for That », in : Time.com,

Biennale de Paris de 1975, Caméraman :

interview menée par Marie Lechner,

21.10.2020, https://time.com/collection/great-

Bruno de Witt, Son : Nicolas Petit Jean,

17.10.2014, à 17h06,

reset/5900743/bjarke-ingels-climate-change-

Distributeur : Light Cone, fond : Centre

https://www.liberation.fr/france/2014/10/17/no

architecture/ (consulté le 15.09.2022).

Pompidou n° AM 1994-F1271.

us-avons-perdu-le-fil-du-futur_1124088

134 Billy Fleming, in : Time.

102 Sigmund Freud, Au-delà du principe de

(consulté le 25.01.2023).

135 BIG 2000, chap. « Making », p. 8.

plaisir (1920), trad. Jean Laplanche, J.-B.

110 Alex Williams et Nick Srnicek, « Manifeste

136 Nugent 2020.

Pontalis, Payot & Rivages, Paris, 2010, chap. 3,

accélérationniste » (2013), trad. Yves Citton, in :

137 Ibid.

p. 69.

Multitudes, n° 56, 2014, pp. 23 ‑35, ici point

138 Bjarke Ingels, Masterplanet by BIG,

103 Ibid. Comme évoqué dans l’introduction,

n° 01.01. www.multitudes.net/manifeste-acce-

conférence à la Columbia University (GSAPP),

Freud émet l’hypothèse « qu’il existe effective-

lerationniste/ (consulté le 25.01.2023),

le 04. 05.2020, https://readingoffice.com/mas-

ment dans la vie psychique une compulsion de

point n° 03.23

terplanet-by-big/ (consulté le 18.09.2022)

répétition qui se place au-dessus du principe

111 Williams, Srnicek 2014.

139 Nugent 2020.

de plaisir ». Il estime que, paradoxalement, le

112 Williams, Srnicek 2013, n° 03.01.

140 Ibid.

principe de plaisir et la pulsion de destruction

113 Ibid., n° 03.22.

141 Ibid.

ne sont pas contradictoires, puisque l’autodes-

114 Ibid., n° 01.01.

142 Ibid.

truction est une façon de réduire les tensions

115 Ibid., n° 01.03.

143 BIG, Formgiving., chap. « Big Leap »,

intérieures, et que la recherche du plaisir n’est

116 Ibid., n° 01.06.

p. 586.

parfois rien d’autre que la fin d’une douleur.

117 Ibid., n° 03.24.

144 Ibid. chap. « Thinking », p. 20.

« Compulsion de répétition et satisfaction pul-

118 Ibid., n° 03.02.

145 Ibid.

sionnelle aboutissant directement au plaisir

119 Ibid., n° 03.22.

146 Ibid., chap. « Big Leap », p. 586.

semblent ici se recouper en une intime asso-

120 Ibid.

147 Ibid. chap. « Thinking », p. 20.

ciation. » Toutefois, cette pulsion de de-

121 Ibid., n° 03.24, (Trad. F. Mortier, plus fidèle

148 Inspirée de l’usine d’incinération des

struction peut être transformée en activités

à l’original)

déchets d’Amager Bakke à Copenhague

productives et artistiques par le détour de la

122 Ibid., n° 03.22.

(construite entre 2013 et 2017), lieu d’excur-

sublimation.

123 Ibid., n° 14.

sion très apprécié, car une piste de ski est

104 Jacques Rancière, Le partage du sensible,

124 Ibid., n° 03.21, trad. Yves Citton avec

aménagée sur son toit.

La Fabrique éditions, Paris, 2000, p. 61.

quelques corrections.

149 BIG 2020., chap. « Moon – City of New

105 Karl Marx a déjà introduit ce terme dans

125 Ole Scheeren : « Die Realität der Möglich-

Hope », p. 592.

le Manifeste du parti communiste (Kommunis-

keiten, Jeanette Kunsmann und Stephan

150 Ibid.

tisches Manifest, 1848) et dans Le Capital

Burkoff im Gespräch mit Ole Scheeren », in :

151 Ibid. chap. « Science City Mars », p. 612.

(Das Kapital, 1867). Il signifie qu’un nouvel

baunetz interior|design, 22.05. 2018:

152 Ibid.

ordre économique remplace un ancien, tout

https://www.baunetz-id.de/menschen/ole-

153 Nugent 2020.

comme le capitalisme l’a emporté sur le mode

scheeren-die-realitaet-der-moeglichkeiten-

154 BIG 2000, chap. « Play », p. 674.

de production féodal.

18401257 (consulté le 16.03. 2023).

155 Ibid.

106 Cf. Reinert Hugo, Reinert Erik, Creative

126 Smart City Taiwan: https://www.twsmart-

156 Ibid. Dans son contexte original, le terme

Destruction in Economics : Nietzsche,

city.org.tw/en (consulté le 06. 04.2023).

« Cyberspace » fait principalement allusion au

o

Notes pages 116 -127

131

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fait que ce qui constituera le quotidien des humains de demain existe déjà en partie. La plupart des changements, du moins à court et à moyen terme, consisteront simplement en la diffusion de ces éléments de niche ou minoritaires. 157 Cf. Jürgen Breuste, « The Green City : General Concept », in : J. Breuste, M. Artmann, C. Ioja, S. Qureshi, Making Green Cities. Cities and Nature, Springer, Cham, 2020, pp. 1-15, ici p. 3.

132

Notes page 127

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 133

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 134

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Robert Delaunay et Félix Aublet, Aménagement intérieur du hall tronconique du Palais de l’Air, réalisé par l’association Art et lumière, architectes : Audoul, Hartwig, Gérodias, Paris, 1937, Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, 1937; au premier plan : différents moteurs d’avions; photo : Henri Baranger

4

Réenchanter le monde Suspendre le temps pour se projeter dans l’avenir

Temps : suspension du temps Psychologie : pulsion de vie et refoulement Mode opératoire : mettre la crise entre parenthèses pour se projeter dans l’après-crise

Après une crise ou une catastrophe majeure telle que peut

qui fait référence à l’effet paralysant de la conscience du

l’être une période de guerre, la question de l’identité et de

passé ; nous devrions donc nous libérer du sens historique et

la culture en tant qu’âme d’une société se pose avec acuité.

de la mémoire quand cette dernière devient nuisible, conclut

Comment reconstruire notre « être » collectif dans une société

le philosophe avant Freud et sa théorie de refoulement. Dans

d’après-crise ou de post-conflit, répondre aux aspirations

ce chapitre, ce n’est pas la table rase, mais précisément cette

d’une vie meilleure, en paix, en résonance avec la société et

notion de refoulement qui nous intéresse comme stratégie

en équilibre avec l’environnement ? La réponse varie selon

de défense psychique contre les pulsions destructrices pro-

les défis et besoins propres à chaque époque.

voquées par des crises majeures, permettant aux pulsions de

Le désir de réenchanter le monde pendant ou après une crise

vie de prendre le dessus. Quels sont les outils des architectes

est une dynamique animée par les pulsions de vie, à savoir

pour esquisser la vision d’un monde meilleur ? En quoi les

l’autoconservation, l’amour-propre et l’amour d’autrui, que

projets architecturaux peuvent-ils avoir une dimension politi-

Freud appelle Éros ou Libido. C’est tenter de réunir ce qui est

que et une action concrète sur notre vie ?

dissout, en neutralisant les pulsions de destruction et de divi-

L’opération temporelle visant à « réenchanter le monde » est

sion. Les pulsions de vie réunificatrices peuvent aller de pair

une action double, qui consiste d’abord en une suspension

avec le refoulement, dont l’essence, selon Freud, « ne consiste

du temps pour s’extraire de l’ici et maintenant, puis en une

que dans le fait d’écarter et de maintenir à distance du

projection dans un avenir meilleur. Comment se manifeste ce

conscient  ». Il s’agit du mode de défense privilégié contre les

double mouvement temporel chez les architectes et dans

pulsions et de l’opération par laquelle le sujet repousse et

leurs œuvres ? Quelles valeurs, notamment esthétiques, véhi-

maintient à distance du conscient des représentations jugées

culent-ils ?

désagréables et inconciliables avec le Moi. Rappelons égale-

La culture et la société sont au cœur de ce chapitre, il s’agit

ment le postulat nietzschéen du « toute action exige l’oubli2 »,

d’y analyser comment sont envisagées la transmission des

1

Notes : page 165

Suspendre le temps pour se projeter dans l’avenir

135

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 136

connaissances, des idées et des valeurs morales, par exem-

hommes, 7 millions de morts, autant de blessés ; en choses,

ple après l’effondrement d’une société. Comment promou-

des dévastations et des annihilations de biens pour une valeur

voir les livres, l’art, la communication et les échanges culturels

de 1 500 milliards de francs-or. Le monde était laissé non

afin d’éviter un nouvel effondrement, une nouvelle guerre ?

seulement épuisé, mais profondément disloqué. […] La Société

Ou encore, comment rendre possible l’émancipation de la

des Nations, autre démonstration de l’interdépendance, est

classe ouvrière, comment créer une dynamique d’apprentis-

sortie logiquement de la guerre en vertu d’un véritable dé-

sage participatif par la conception de « palais » dédiés à la

terminisme sociologique3. »

culture ? Qu’entend-on alors par « culture » ? Quelle nouvelle

Otlet expose donc tout d’abord le projet à l’échelle globale,

société veut-on construire ? La double action du procédé de

celle de l’humanité. Il aborde ensuite l’apocalypse, la des-

réenchantement tend vers ce projet de société : par la mise à

truction de l’humanité par la guerre, pour terminer avec une

distance, on s’extrait de l’ici et maintenant et le temps est

renaissance reposant sur la création d’une organisation inter-

suspendu ; hors du temps, on arrive enfin à se projeter dans

nationale, supra-étatique qui garantit la paix.

un espace d’après-crise que l’on va chercher à enchanter.

Le constat de cette mondialisation et de cette interdépendance l’amène à concevoir un projet éducatif et transculturel qui soit un temple pour la culture et l’intellect à l’échelle

Paul Otlet et Le Corbusier : Musée mondial et Musée à croissance illimitée, 1928/1939

mondiale.

Mundaneum Dix ans après la fin de la Première Guerre mondiale, le penseur universaliste Paul Otlet conçoit la Cité mondiale (ou Mundaneum) pour commémorer la fin du conflit et célébrer la fondation de la Société des Nations à Genève, dont la mission est de maintenir la concorde entre les nations. Ce philosophe belge, fondateur des sciences de la documentation, socialiste et pacifiste convaincu, était déjà engagé avant le conflit dans des associations œuvrant pour la paix et l’action culturelle. Otlet part de l’idée qu’une connaissance approfondie des cultures de tous pays et la création d’un langage commun de la connaissance, accessible à tous, pourraient aider à créer un chemin vers la paix. Il invite alors Le Corbusier à développer un projet qui donne forme à ses idées. Dans la brochure de présentation de 1928, Paul Otlet et Le Corbusier décrivent le projet du Mundaneum qui devait comprendre les cinq grandes institutions traditionnelles du travail intellectuel : Bibliothèque, Musée, Associations scientifiques, Université, Institut. Paul Otlet aborde pour commencer la problématique de la mondialisation et souligne l’interdépendance croissante des communautés, peuples, et nationalités, une interdépendance que la guerre a clairement mise en évidence. Otlet présente le bilan des destructions : « En

136

Réenchanter le monde

Le Corbusier, Bibliothèque mondiale du Mundaneum à Genève, plans et coupe,1928

Notes : page 165

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Pour l’établissement d’un langage commun : la Bibliothèque mondiale Le Mundaneum est conçu comme une plateforme pour accueillir l’internationale des Associations, visant « la réglementation, l’unification, la standardisation, la terminologie et le langage commun4 », qui préfigurerait une entente globale afin d’éviter un nouveau conflit mondial. Le philosophe, connu pour sa vaste collection de livres, de journaux, d’images et de cartes postales, rêve d’un projet ambitieux pour rendre les médias du monde entier accessibles grâce à la technologie alors totalement nouvelle des microfilms projetables sur écran. Son projet visionnaire consiste dans l’établissement d’une Bibliothèque mondiale qui serve de « centre commun » et permette d’unir toutes les collections d’une bibliothèque universelle, non seulement de livres, mais de toutes sortes de médias : « les musiques, les photographies, les gravures, les films cinématographiques, les disques de phonographe, etc. », là aussi accessibles sur écran dans les salles de lecture. Il conçoit tout un système de fiches bibliographiques normalisées et songe à

Paul Otlet, table de travail avec écran de projection intégré pour le Mundaneum, 1930

la mise en place de prêts internationaux. « L’utilité d’un Centre de Documentation mondiale ne doit pas être envisagée seulement dans le présent, mais encore dans le futur. En établissant "leurs librairies", les Souverains, les Princes, les amateurs des siècles passés se doutaient-ils qu’un jour en seraient sorties les grandes Institutions du Livre de notre siècle. Que savons-nous de ce qui sortira dans cinquante ans ou dans un siècle d’un grand dépôt mondial ? Nous ne pouvons répondre en détail, mais nous avons confiance dans la fécondité de l’avenir5. » Le système de classement bibliographique imaginé par Paul Otlet est devenu la norme, toujours en vigueur, de même que la mise en réseau internationale des bibliothèques. Bien avant l’ère d’Internet, cet utopiste visionnaire pressent la nécessité de créer un réseau d’échange de données. Dans son ambition d’établir un système de classification et de partage de connaissances de manière universelle, Paul Otlet peut être considéré comme l’un des précurseurs intellectuels

Paul Otlet, armoire au Mundaneum, photo : Stefaan Van der Biest, 2016

d’Internet et surtout de Wikipédia. L’établissement d’un langage commun pour la compréhension des peuples n’est pas sans évoquer le mythe de la tour de Babel : après la confusion de la guerre et de ses horreurs, Paul Otlet veut construire une nouvelle tour de Babel, dans l’espoir de rétablir un langage commun.

Notes : page 165

Paul Otlet et Le Corbusier : Mundaneum, Bibliothèque mondiale

137

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culture, pour faire renaître chez tous, par son seul spectacle, les impressions grandes et élevées que peut susciter la découverte du vaste Univers où nous nous mouvons8. » En réponse à ces aspirations élevées, Le Corbusier conçoit, pour la vaste Cité mondiale, une organisation spatiale archétypique inspirée d’une cité-temple babylonienne. La composition est entièrement basée sur les rectangles du nombre d’or, « ainsi règnent une grande unité et une proportion harmoLe Corbusier, Mundaneum de Genève, 1928, perspective À droite : le lac Leman, à gauche : le Mundaneum, avec la pyramide du Musée Mondial, la Bibliothèque, l’Institut de recherche, la Maison des associations, l’université, les terrains de sport, etc.

nieuse9 », écrit-il dans son texte de présentation. Il inscrit l’édifice dans une géométrie absolue

Le Musée mondial

pour que les quatre angles « marquent exactement les quatre

Le « Musée mondial » de Paul Otlet, pièce maîtresse du

points cardinaux10. » Le terrain a son point culminant à l’endroit

Mundaneum, a pour vocation d’être « une démonstration de

du Musée mondial. 

l’état actuel du monde, [et] de son mécanisme complexe […].

Le point d’orgue de cette composition est le Musée mondial,

Le vaste contenu du monde sera exposé et expliqué selon

pour lequel il propose une ziggourat carrée de sept étages

les trois catégories de l’œuvre, du temps, du lieu en trois

dressée vers le ciel – on y retrouve une sorte de tour de

séries de sections correspondantes . » Cette idée program-

Babel, inspirée des dessins de la reconstitution du palais de

matique structure la conception architecturale de l’espace,

Sargon à Khorsabad, de Perrot et Chipiez. Mais sa pyramide

car elle nécessite un ordonnancement particulier, différent de

est soulevée du sol par un jeu de pilotis qui laissent passer le

celui que l’on trouve généralement dans les musées, puisqu’il

regard jusqu’aux montagnes et génèrent ainsi un effet de

est déterminé par la ligne du temps qui se manifeste spatia-

flottement. Ce détachement du sol déstabilise la perception

6

lement dans l’architecture. À noter que le philosophe ne vou-

habituelle et donne à cette forme archétypale une légèreté

lait pas exactement faire un Museum, mais plutôt un

et un aspect étrangement moderne, encore accentué par la

Idearium et un Useum : « De la conception ancienne d’un

matérialité, non pas de pierre, de brique ni même de béton,

musée (Museum) on ne retiendra que l’idée de faire voir et

mais de verre et d’acier. Autour de la première rampe est dis-

celle d’un accès permanent à tous7. » Contrairement au

posée une mince toiture sur pilotis qui se détache du corps

musée traditionnel, il ne s’agit pas de conserver, mais d’ex-

pyramidal sur les deux côtés, ouvrant ainsi une place pour

pliquer, de faire comprendre les liens entre les choses – là

accueillir les visiteurs.

aussi, une idée pionnière. Son Useum est dédié aux usages,

138

l’objectif ambitieux est de présenter « en un point la dé-

La pyramide est accessible par une rampe extérieure ou par

monstration systématique de la réalité totale, un Musée mon-

un ascenseur en pente qui mène les visiteurs tout en haut, ils

dial qui soit musée de l’Encyclopédie et de la Synthèse,

pénètrent alors à l’intérieur du musée, avec une vue sur

disposé pour être un instrument de science, d’étude et de

l’ensemble des étages disposés en forme de spirale autour

Réenchanter le monde

Notes : page 165

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 139

Le Corbusier, Musée mondial dans le Mundaneum de Genève, 1928, perspective

d’un grand atrium. Le Corbusier a organisé l’espace selon

nous ont apportée ici ; dans la nef adjacente tous les

les trois catégories imaginées par Paul Otlet : l’œuvre, le

documents qui fixeront le temps, l’histoire à ce moment-là,

temps, le lieu, et fait écho à la tonalité sublime de l’énoncé

visualisée par les graphiques, les images transmises, les

(« faire renaître chez tous […] les impressions grandes et

reconstitutions scientifiques, etc. Et tout contre, la troisième

élevées que peut susciter la découverte du vaste Univers où

nef avec tout ce qui nous montrera le lieu, ses conditions

nous nous mouvons ») en pensant à ce que le visiteur peut

diverses, ses produits naturels ou artificiels, etc.12... »

ressentir dans un tel édifice :

C’est le nombre impressionnant de documents, de plus en

« Et maintenant, après l’activité collective, après l’organisation bonne ou mauvaise, voici l’homme seul, face à l’univers. L’homme dans le temps et dans le lieu. Exactement l’œuvre humaine reportée à l’époque de sa création et dans les lieux qui l’ont vu naître. L’œuvre. Le temps. Le lieu. Comment synchroniser cet exposé par une visualisation instantanée ? Car elle ne sera véritablement poignante et utile, que si la visualisation est instantanée11. » Pour cela, il divise les surfaces d’exposition en trois entités (l’œuvre, le temps, le lieu) qui structurent l’espace et le mode de présentation de l’histoire de l’humanité : « Trois nefs se déroulent parallèlement, côte à côte, sans cloison pour les séparer. Dans une nef l’œuvre humaine, celle que la tradition, la piété du souvenir ou l’archéologie

Notes : page 165

Le Corbusier, schéma organisationnel du Musée du monde, Mundaneum à Genève, esquisse, 1928

Paul Otlet et Le Corbusier : Mundaneum, Musée mondial

139

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 140

plus nombreux au fur et à mesure qu’on avance dans l’his-

lisse et muette qu’il avait aperçue d’en haut, et dedans, il

toire, qui plaide en faveur de la forme en spirale. Le parcours

trouve, façonnées dans la pierre aux époques où elles

commence avec la Préhistoire au sommet de la pyramide, où

surgirent, et taillées par la main de ceux qui les adorent,

la spirale est étroitement enroulée, tandis qu’à la descente,

les figures des grands initiés en qui l’humanité, au cours

le temps et la forme se déploient. La spirale s’élargit progres-

de sa marche, incarna toute sa puissance mystique, son

sivement et offre toujours plus d’espace pour des périodes

besoin d’élévation, d’abnégation, d’altruisme. Grands et

plus récentes et mieux documentées. Le principe spatial

indiscutables moments de l’histoire humaine14. »

d’agencement en triple nef est novateur, car il assure une

Au Sacrarium, face aux grands personnages de l’histoire, le

continuité spatiale ininterrompue, parfaitement fluide. Le

temps semble s’arrêter. Ce n’est plus l’église qui inspire cette

Corbusier est fasciné par ce concept d’organisation de l’his-

sensation de grandeur hors du temps, mais cet espace pro-

toire et par la manière, non pas statique mais dynamique, de

fane dédié à la culture universelle, qui a pour tâche de nous

la traduire en un principe spatial, car l’histoire, tout comme

inscrire dans la grande Histoire.

sa conception, est toujours en évolution :

À côté du Musée mondial, Le Corbusier place la Bibliothèque

« Tout s’enchaîne ; tous les actes fous, égoïstes, téméraires

mondiale qui, contrairement au musée, n’a rien d’un temple.

ou désintéressés ont leur conséquence ; celle-ci se manifeste

C’est une gigantesque machine fonctionnelle (et fonctionna-

tout de suite ou cent ans ou deux cents ans plus tard. La

liste) qui héberge de vastes archives internationales, compo-

carte du monde grandit, se modifie, palpite comme une

sée d’une bibliothèque des fiches, des dossiers, des

floraison prise au ralenti du cinéma. Quel enseignement13 ! »

documents et des volumes, ainsi que de plusieurs salles de

Pour traduire ce programme en espace, il conçoit la nef cen-

lecture aux étages supérieurs. Des ascenseurs dans des boî-

trale, la ligne du temps, plus basse que les sections voisines,

tes vitrées et une grande rampe courbe pour les visiteurs

et latéralement vitrée pour conduire la lumière zénithale dans

confèrent à cet édifice les caractéristiques d’une construction

l’espace d’exposition. Tout en bas de la pyramide, une pièce

utilitaire ultramoderne. Le Musée mondial en forme de zig-

ronde est inscrite dans son centre, que Le Corbusier décrit

gourat babylonienne et la Bibliothèque mondiale en forme

sur un ton solennel et mystérieux :

de machine sont tous les deux l’incarnation spatiale des

« Mais au fond, par terre, il [le visiteur] discerne, assaillie

idées utopiques d’Otlet, à la fois humanistes, universalistes

par une lumière qui vient de loin, à ras du sol, une enceinte

et futuristes.

circulaire, haut mur lisse qui contient quelque chose : le

Le Mundaneum de Genève n’a pas été réalisé, mais Paul

Sacrarium. […] Il entre dans cette enceinte cylindrique,

Otlet a pu aménager une salle à Bruxelles en 192015, avec

Le Corbusier, Musée esthétique, esquisse du hall d’entrée, février 1936

140

Réenchanter le monde

Le Corbusier, Musée à croissance illimitée, 1939, photo de maquette : Lucien Hervé

Notes : page 165

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Henri La Fontaine (avec lequel il avait fondé l’Office Interna-

Le Musée à croissance illimitée de Le Corbusier est une

tional de Bibliographie en 1895), pour présenter un échantil-

forme évolutive du Musée mondial. Il reflète le désir d’une

lon du Musée mondial et de la Bibliothèque mondiale.

extensibilité sans bornes, dont la condition sine qua non est

Cependant, leur musée sera à nouveau fermé en 1934. Otlet

un monde en paix et en pleine croissance, un désir idéaliste,

pourra ensuite s’associer à l’ouverture du Mundaneum Institute

qui se lit comme une tentative de réenchanter le monde,

à La Haye, fondé par son ami Otto Neurath, philosophe, socio-

malgré la nouvelle guerre qui s’annonce. Le Corbusier est

logue et économiste autrichien qui avait fondé le Gesellschafts-

fasciné par le principe spatial du Musée mondial et sa spirale,

und Wirtschaftsmuseum (Musée socio-économique) à Vienne,

associée à l’idée de culture universelle. La question de l’ex-

avant de s’exiler en Hollande après l’Anschluss en 1938.

tensibilité d’un tel musée, qui devrait être en principe illimi-

Deux ans plus tard, lorsque l’Allemagne envahit les Pays-Bas,

tée (comment pourrait-on mettre un terme à l’accumulation

cet institut est lui aussi fermé. Pendant la Seconde Guerre

des connaissances et des savoirs ?), l’a poussé à faire évoluer

mondiale, Paul Otlet sombre dans la dépression et la folie, et

cet archétype spatial. Pour l’exposition internationale Arts et

s’éteint en 1944. En 1998, après l’explosion d’Internet, la

Techniques qui se tient à Paris en 1937, il développe le proto-

Belgique construira un Mundaneum à Mons pour abriter

type d’un Musée à croissance illimitée, cette fois-ci en forme

la collection Paul Otlet et rendre hommage aux précurseurs

de spirale plate afin de permettre une expansion

visionnaires d’internet.

ultérieure : « Les temps modernes posaient jusqu’ici, sans recevoir de solutions véritables, le problème de la croissance

Musée à croissance illimitée

(ou de l’extension) des bâtiments16 ». Il songe à une architecture infinie qui soit spatialement et constructivement en

Mettre la culture et l’histoire entière de l’humanité au cœur

croissance exponentielle, à l’instar d’un escargot ou de la

d’un projet muséal permet de placer les crises, les guerres et

suite de Fibonacci liée au nombre d’or, comme l’illustre l’un

les catastrophes dans un horizon temporel plus large, ce qui

de ses croquis.

modifie la perception du temps présent : il semble comme

Ce musée, qui pourrait mesurer 25 ou 50 mètres au départ,

« suspendu », au regard de la grande Histoire.

est basé sur les mêmes principes organisationnels que le

Après la Première Guerre mondiale, ce nécessaire moment

Musée mondial, à la différence que la spirale plate, conçue

de suspension permet de développer de nouveaux récits

comme un fragment inachevé, permet une extension ulté-

fondés sur le progrès social, technique, économique et cultu-

rieure, contrairement à la forme pyramidale qui, elle, est

rel, avec pour horizon la paix entre les peuples.

figée. Une photo de maquette montre une série de poutres

Le Corbusier, Musée à croissance illimitée, 1939, photo de maquette : Lucien Hervé

Notes : page 165

Le Corbusier, Musée à croissance illimitée, 1939, photo de maquette : Lucien Hervé

Paul Otlet et Le Corbusier : Musée à croissance illimitée

141

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 142

normées qui dépassent l’édifice en attente d’agrandissement, la façade extérieure se transformant alors en paroi intérieure. Par terre sont entreposées les poutres préfabriquées, prêtes pour le montage. Par souci d’économie, Le Corbusier prévoit une standardisation complète des éléments constructifs : « Un poteau, une poutre, un élément de plafond, un élément d’éclairage diurne, un élément d’éclairage nocturne. Le tout est réglé par des rapports de section d’or assurant des combinaisons faciles, harmonieuses, illimitées17. » Bien qu’extensible, cette spirale qui s’enroule sur elle-même est surtout un archétype, une figure de style de la croissance sans fin, mais aussi de l’accélération. En ce sens, cette forme est presque baroque : « De Bramante à Borromini, selon Arnaldo Bruschi, la composition est une structure en tension sur laquelle pèsent d’un côté la force centrifuge du vide intérieur et de l’autre côté celle centripète de la masse qui circonscrit le volume18. » Et pour Paolo Portoghesi, l’espace baroque est, sur le plan perceptif, un « champ concentrique rotatif infléchissant les surfaces murales19 ». La forme en Le Corbusier, esquisse pour le Musée à croissance illimitée, 1939

spirale et le jeu convexo-concave ne sont toutefois pas uniquement présents dans des intérieurs baroques, mais aussi à l’extérieur de l’église universitaire Sant’Ivo alla Sapienza à Rome, où Borromini a donné la forme d’une spirale ascendante à la flèche pour symboliser la connaissance universelle. Le musée de Le Corbusier s’inscrit aussi dans ce champ de tension rotatif, à la fois centrifuge et centripète, et la dimension symbolique d’une culture universelle y joue également un rôle clé. À l’instar du Musée mondial, la spirale carrée du Musée à croissance illimitée est détachée du sol par des pilotis. L’accès se fait aussi par en dessous, le hall d’entrée à lumière zénithale étant situé au milieu, « véritable hall d’honneur, destiné à quelques œuvres maîtresses20 », semblable à l’organisation spatiale de son prédécesseur. Ici commence le parcours en forme de spirale du visiteur, qui se caractérise essentiellement par une bande lumineuse abaissée dans le plafond, dont les vitrages latéraux laissent pénétrer la lumière du jour dans l’espace. Le temps est symbolisé et spatialisé par cet élément architectural qui guide le parcours des périodes antérieures à nos jours, et devient ainsi le facteur principal de l’expérience.

Le Corbusier, esquisse du principe organisationnel du Musée esthétique pour l’Exposition internationale Arts et Techniques 1937 à Paris, 1936

142

Réenchanter le monde

Pour éviter le caractère labyrinthique de la spirale, Le Corbusier crée des lieux d’orientation grâce à de grandes ouvertures aux points cardinaux qui permettent de quitter le parcours en

Notes : page 165

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 143

le raccourcissant, de regarder à l’extérieur, voire de sortir

Le gouvernement Doumergue ne dure que neuf mois, du

dans le jardin en empruntant de larges passerelles servant

9 février au 8 novembre 1934. Après la formation et la chute

aussi de toit à qui rentre ou sort du musée. Ainsi, en dépit de

de quatre gouvernements successifs, la gauche décide, pour

sa forme contraignante, cet édifice offre suffisamment de sou-

faire front face à la menace de l’Allemagne hitlérienne et

plesse pour que les visiteurs puissent composer leur propre

pour stabiliser la politique intérieure, de s’unir dans une nou-

parcours ou que les scénographes puissent modifier les espa-

velle coalition, le Front Populaire, qui remporte les élections

ces d’exposition à leur guise avec des cimaises mobiles. Ici, la

du 26 avril et du 3 mai 1936. Devenu président du Conseil,

rationalité prévaut sur l’ivresse baroque, le visiteur peut quitter le champ concentrique rotatif et s’extraire de la tension spatiale entre le vide centrifuge et la masse centripète. Cette dernière se décompose en grandes ouvertures qui introduisent des axes cartésiens, réancrant le visiteur dans un monde de repères fortement nécessaires en cette période de turbulence.

L’Exposition internationale Arts et Techniques de 1937 comme remède à la crise Le projet de Le Corbusier est à replacer dans le contexte des crises financières et politiques internationales. Mussolini prend le pouvoir en Italie en 1922, Hitler en Allemagne en 1933, Dollfuss instaure après un putsch l’austro-fascisme en Autriche dès 1934 et jusqu’à l’annexion du pays en 1938 par l’Allemagne hitlérienne. En Espagne, le coup d’État de juillet

Carte postale « Exposition internationale Paris 1937 » : le pavillon soviétique (à droite) face au pavillon allemand

1936 provoque la chute du gouvernement du Front populaire et entraîne le pays dans une guerre civile sanglante, avant que ne s’impose la dictature franquiste. En Russie, les années 1930 sont marquées par les grandes purges staliniennes et leurs millions de morts et de déportés. Dans ce contexte d’effondrement des démocraties et de fortes tensions politiques, auquel s’ajoute la crise économique mondiale à la suite du krach boursier de 1929, le gouvernement Doumergue, en France, décide (par la loi du 6 juillet 1934) d’organiser une Exposition internationale à Paris, sous le commissariat d’Edmond Labbé. Le but (fort utopique) est de promouvoir la paix entre les nations et de relancer l’économie de la capitale par la création d’emplois21. Labbé veut montrer qu’arts et techniques ne sont pas des domaines opposés, et exige que le Beau et l’Utile soient « indissolublement liés22 ». Avec cette ambition, il se propose de redynamiser deux secteurs affectés par la crise : le monde de l’art, fortement touché par le chômage, et celui de la technique et des usines, où la classe ouvrière mal payée peine à survivre.

Notes : page 165

Robert Delaunay et Félix Aublet, aménagement intérieur du hall tronconique du Palais de l’Air, 1937

L’Exposition internationale de 1937 à Paris

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Léon Blum maintient le projet, mais la sélection des artistes23

des citadins à long terme, mais ce projet reste lui aussi lettre

change du tout au tout et se fait au profit de l’avant-garde :

morte pour des raisons de coût.

Robert Mallet-Stevens est choisi pour concevoir le Pavillon

On lui confie finalement un pavillon d’exposition temporaire

de la lumière, une construction emblématique dotée d’un

bien moins coûteux, le Pavillon des Temps Nouveaux, avant-

phare lumineux et d’une grande façade courbe avec un écran

gardiste dans sa matérialité souple, car entièrement réalisé

animé par des projections nocturnes. À l’intérieur, toutes sor-

en toile tendue par des câbles, mais aussi dans sa manière

tes d’innovations liées à la lumière électrique sont exposées,

de présenter un contenu politique (parfaitement en phase

ainsi que l’immense fresque de Raoul Dufy, La Fée Électricité,

avec le nouveau gouvernement du Front populaire), par le

qui épouse les murs incurvés du pavillon sur 600 m . Pour le

biais de collages. À noter que le Pavillon de l’Esprit Nouveau,

Palais de l’Air, Robert Delaunay et Félix Aublet conçoivent

exposé en 1925, mettait en avant le renouveau esthétique et

une gigantesque spirale flottante offrant un parcours tourbil-

fonctionnaliste, tandis que le Pavillon des Temps Nouveaux

lonnant autour d’un avion suspendu, qui enchante par sa liberté

met, l’accent sur l’urgence de construire une société en paix.

formelle et son aspect multicolore. Ils proposent une installa-

Résumons brièvement le contenu politique, car il nous donne

tion spatiale d’une telle ampleur qu’elle ne pouvait être réali-

des clés pour comprendre le contexte dans lequel Le Corbusier

2

sée que par un collectif d’artistes (« Art et Lumière », créé

a développé son Musée à croissance illimitée.

pour l’occasion) avec pour objectif de les sortir de la crise.

En réaction aux troubles politiques et sociaux internationaux,

Un peu plus loin, deux pavillons se font face à droite et à

Le Corbusier adopte une posture résolument optimiste et

gauche de l’axe principal reliant la tour Eiffel au Palais de

souligne la nécessité d’agir pour améliorer les conditions de

Trocadéro : celui de l’Allemagne, conçu par Albert Speer,

vie : « LE MONDE NE FINIT PAS – NI L’EUROPE NI L’U.S.A.

architecte favori d’Hitler, une construction verticale compo-

NI L’ASIE, NI LA SUD-AMÉRIQUE NE SONT AU CRÉPUS-

sée de colonnes monumentales de style néoclassique

CULE – LE MONDE REVIT ! ». Cette phrase est inscrite sur

couronnées par l’aigle nazi ; et celui de l’URSS stalinienne,

l’une des cimaises du pavillon dans lequel il expose ses projets

tout aussi imposant, mais plus petit et plus dynamique dans

visionnaires, pas encore construits, comme la Ville Radieuse

sa forme, couronné par deux figures héroïques élancées vers

et l’Unité d’habitation. La scénographie consiste en d’énor-

le ciel, une sculpture du réalisme socialiste de Vera Moukinha

mes collages contenant non seulement ces projets, mais

intitulée L’Ouvrier et la kolkhozienne. Ce face à face laisse

aussi des photographies de personnes faisant du sport, ex-

pressentir un sombre avenir.

posées à côté de photographies d’armes, et accompagnées de la devise : « DES CANONS, DES MUNITIONS ? MERCI,

Le Pavillon des Temps Nouveaux remplace le Musée à

DES LOGIS S.V.P. Chaque année, la France dépense 12 milli-

croissance illimitée

ards en armements ». Sur un autre mur, sa proposition re-

À l’occasion de cette Exposition internationale, Le Corbusier

prend les revendications des CIAM : « HABITER, RECRÉER,

souhaite construire le prototype de son Musée à croissance

TRAVAILLER, TRANSPORTER », « POUR CAUSE DE SALUT

illimitée à la Porte d’Italie. Il doit accueillir le Centre d’esthé-

PUBLIC – ÉQUIPER LE PAYS ». Le Corbusier prend position

tique contemporaine, puis, l’exposition terminée, le Musée

contre la guerre, il lutte pour l’amélioration des conditions de

autonome d’Art Moderne, au même endroit ou ailleurs, car

vie sur un ton sans équivoque. L’architecture et l’urbanisme

son projet a l’avantage d’être démontable. Mais des raisons

apparaissent comme le grand défi du monde « machiniste »

financières en empêchent finalement la réalisation : « La

sur le chemin du progrès, comme les titres des inscriptions

somme à investir étant de 2,5 millions, pour un bâtiment

murales en témoignent :

permanent de 25 000 m de surface bâtie, elle [cette somme]

« Espoir de la civilisation machiniste : Le logis.

24

fut refusée en octobre 1936 . »

Préfères-tu faire la guerre ?

Le Corbusier propose également de construire une Unité

Anéantir… ou équiper…25 »

2

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d’habitation permanente pour cette exposition afin de ne

Face à la menace de guerre, la Cité radieuse et l’Unité d’ha-

pas gaspiller d’argent et d’améliorer les conditions de vie

bitation sont présentées comme une nécessité particulièrement

Réenchanter le monde

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Le Corbusier, Pavillon des temps nouveaux, Exposition internationale Arts et Techniques de Paris, 1937, photo : Albin Salaün À gauche : « Des Canons, des munitions ? Merci ! Des logis s.v.p. » ; à droite : « LES GRANDES ZONES INDUSTRIELLES EUROPÉENNES PACIFICATRICES » ; au fond : des études urbaines pour la Ville Radieuse

urgente, avec un message clair et sans équivoque : les nations

à Londres en 1938 –1939, à Theodor Ahrenberg pour sa

se doivent d’investir dans de meilleures conditions de vie

collection d’art moderne à Hollywood en 1939 et aux villes

(comme la création de nouveaux logements) plutôt que dans

de Philippeville (aujourd’hui Skikda) en Algérie en juin 1939

la course aux armements, et il est fondamental de mettre la

et Grenoble en juillet 1939 ; même le début de la guerre ne

technologie au service de l’humanité.

l’a pas retenu (Hitler a envahi l’Autriche le 12 mars 1938, et

Bien que le Pavillon des Temps Nouveaux, moins coûteux,

a annexé la Bohême-Moravie le 16 mars 1939). Paradoxale-

ait remplacé le Musée à croissance illimitée à l’exposition

ment, à l’approche du conflit mondial, le principe spatial de

universelle, Le Corbusier a continué à promouvoir ce projet

ce temple de la culture devient intéressant du fait qu’il est

visionnaire.

conçu comme une boîte fermée, et donc non identifiable

Car, comme le soulignait déjà Paul Otlet à l’issue du premier

en tant que musée ; en ces temps incertains, cet aspect est

conflit mondial, l’idée de progrès et l’importance de la culture

perçu comme un atout, car il garantit la protection des

pour construire une société en paix s’incarnent particulièrement

œuvres d’art.

bien, du point symbolique et spatial, dans ce dispositif perti-

Finalement, le concept est repris après la Seconde Guerre

nemment optimiste, en constante évolution, comme si rien

mondiale à l’autre bout du monde, par un collectionneur

ne pouvait empêcher une telle dynamique expansive. Ce-

d’art occidental japonais qui s’est adressé à Le Corbusier.

pendant, dans ce contexte de conflit imminent, sa réalisation

En 1955, le Musée des Beaux-arts de l’Occident est inauguré

peine à se concrétiser. Le Corbusier n’abandonne pas son

à Tokyo, avec une organisation spatiale semblable à celle du

projet et s’empresse de le présenter à diverses institutions,

Musée à croissance illimitée conçu pour l’Exposition de 1937.

notamment à Salomon Guggenheim pour un nouveau musée

Même si la « timeline » devient secondaire par rapport au

Notes : page 165

L’Exposition internationale de 1937 à Paris

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Technologie et progrès : un changement de paradigme Les valeurs de paix universelle, de communication et d’entente entre les peuples, déterminantes pour la conception du Musée mondial de Paul Otlet, ont été transformées par Le Corbusier dans l’entre-deux-guerres en un symbole de croissance, la paix n’étant qu’une condition préalable, et non plus l’objectif principal. La forme du musée, potentiellement extensible à l’infini, exprime l’idée d’un progrès en constante accélération, avec un parti pris résolument optimiste dans un monde ébranlé par les guerres et les crises politiques, économiques et sociales. Ainsi, même à l’aube de la guerre, ce symbole moderniste de la croissance semble défier la catastrophe mondiale qui s’annonce et continue de présenter à la société le récit d’un progrès linéaire, inébranlable. Avant la Seconde Guerre mondiale, on associait encore progrès humain et progrès technique ; comme le formule François Hartog, « les humains se sont toujours pensés comme ensemble qui construisait son monde, en créant un temps moderne qui était le temps du monde, le temps de l’histoire universelle26 ». L’ambition de Paul Otlet de construire un musée mondial de l’histoire universelle et une bibliothèque mondiale rassemblant l’ensemble des connaissances en est un parfait exemple. Après la Seconde Guerre mondiale, on assiste à un changement de paradigme, que François Hartog résume ainsi : « Nos sociétés ont vécu, entre le milieu du XVIIIe siècle Le Corbusier, Musée des Beaux-arts de l’Occident, Tokyo, 1955, entrée du musée et galerie intérieure avec bande lumineuse zénithale en forme de spirale, photo : Olivier Martin-Gambier

jusqu’à la fin du XXe, dans la perspective d’un progrès qui allait toujours croissant et s’accélérant. La chute de cette perspective a eu lieu en particulier après la Seconde Guerre mondiale. On ne peut plus associer progrès tech-

contenu de ce musée (qui n’est plus le temple de la culture

nologique et progrès de l’humanité. Ça s’est dissocié

universelle du projet initial de Paul Otlet, organisé en fonction

définitivement. Dans cette voie-là, le progrès peu à peu

de chronos), la bande lumineuse du plafond montre néan-

disparaît, mais la technologie ne s’arrête pas, elle a remplacé

moins un parcours spatio-temporel déployé en spirale, tout

le progrès par l’innovation27. »

en offrant des vues sur le monde extérieur aux quatre points

L’enthousiasme pour la machine et la technique, tel qu’il s’ex-

cardinaux, permettant ainsi un réancrage dans le temps réel.

prime dans le discours de Le Corbusier et de nombreux autres adeptes du Mouvement moderne, est brisé par la Seconde Guerre mondiale, car la technologie devient alors surtout le symbole de la destruction de l’humanité. Hannah Arendt réfléchit à cette rupture et constate qu’à l’ère du machinisme,

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la guerre ne peut « plus produire de vertus telles que […] le courage, l’honneur et la virilité » dont rêvaient encore les futuristes ; elle « n’apportait aux hommes que l’expérience de la destruction pure et simple, ainsi que l’humiliation de n’être que de minuscules rouages dans la majestueuse roue de l’abattoir. […] la guerre devint le symbole de la mort, la "grande égalisatrice", et, par conséquent, le véritable géniteur d’un nouvel ordre mondial28. »  Toutefois, l’émergence de nouvelles technologies va redonner à la notion de progrès de nouvelles couleurs sous le nom de l’innovation. Après la reconstruction, qui transforme à grande vitesse les villes selon les principes rationalistes prônés par le Mouvement moderne, l’enthousiasme pour le fonctionnalisme et la standardisation cède le pas à une fascination pour la cybernétique, promesse d’extension physique et psychique de l’être humain29. La machine et la technologie prennent alors une autre forme et un autre sens, ouvrant un large champ à de nouvelles recherches et à de nouvelles fictions. L’« homme-machine » du fantasme futuriste fait place à l’« homme-ordinateur ». La cybernétique et l’« homme-ordinateur » La cybernétique a fasciné le monde de l’art et de l’architecture. Cette science, qui étudie les mécanismes d’information des systèmes complexes, est d’abord développée par le mathématicien Norbert Wiener, dont l’objectif est de concevoir une théorie de la commande et de la communication, aussi bien chez l’animal que dans la machine. En 1948, il publie Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine qui devait fortement inspirer les sciences sociales, notamment l’école de Palo Alto, courant de pensée et de re-

Le Corbusier, Musée des Beaux-arts de l’Occident, Tokyo, 1955, hall central à lumière zénithale, photo : Olivier Martin-Gambier

cherche en psychologie et en sciences de l’information et de la communication. L’avènement des premiers ordinateurs

informatiques seront couplés très étroitement, et que le

permet d’entrevoir une nouvelle forme de relation, en l’oc-

partenariat qui en résultera pensera comme aucun cerveau

currence une interaction, entre l’homme et la machine. Dans

humain n’a jamais pensé et traitera les données d’une

Man-Computer Symbiosis (mars 1960), J.C.R. Licklider, pion-

manière qui n’est pas abordée par les machines de traitement

nier de l’histoire du réseau mondial, met en avant l’idée

de l’information que nous connaissons aujourd’hui30. »

d’une symbiose entre l’homme et l’ordinateur :

Dans un souci d’efficacité et d’économie, l’utilisation (très

« La symbiose homme-ordinateur est une sous-classe des

coûteuse) de l’ordinateur devrait être répartie entre de nom-

systèmes homme-machine. Il existe de nombreux systèmes

breux utilisateurs, suggère l’auteur. Quant à son application

homme-machine. Cependant, il n’y a pas de symbiose

concrète, J.C.R. Licklider imagine le principe d’une bibliothè-

homme-ordinateur à l’heure actuelle. […] L’espoir est que,

que interconnectée :

dans peu d’années, les cerveaux humains et les machines

Notes : page 165

« Il semble raisonnable d’envisager, dans un délai de 10 ou

Technologie et progrès

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15 ans, un "centre de réflexion" qui intégrera les fonctions

Contexte de crise

des bibliothèques actuelles associées aux progrès avec les

C’est une période résolument tournée vers l’avenir, que

progrès attendus dans le stockage et la recherche de

François Hartog décrit comme celle de la reconstruction et

données et [autres] fonctions symbiotiques » afin de créer

de la modernisation, avec une forte compétition économique

« un réseau de ces [ordinateurs], connectés les uns aux au-

entre les pays européens, « sur fond de guerre froide et de

tres par des lignes de télécommunications à large bande31. » 

course, de plus en plus rapide, aux armements32 » ; on

La bibliothèque en réseau (qui s’inscrit pour Paul Otlet dans

nomme alors cette période « l’"Avenir radieux" socialiste, le

un grand projet pacifiste) n’est cependant qu’une des

"Miracle allemand", ou, les "Trente Glorieuses" françaises33 ».

utilisations possibles pour Licklider, qui évoque aussi des ap-

Selon Hartog, cette orientation vers l’avenir a rapidement

plications militaires dans un avenir proche. En octobre 1962,

cédé la place au présentisme, comme nouveau régime d’his-

il est promu à la tête du bureau de traitement de l’information

toricité : « Peu à peu, toutefois, l’avenir se mettait à céder du

de la Defense Advanced Research Projects Agency, sous tu-

terrain au présent, qui allait prendre de plus en plus de

telle du Département de la Défense des États-Unis, et forme

place, jusqu’à sembler depuis peu l’occuper tout entière34.

un groupe informel au sein de ce bureau pour développer

Après la guerre, la Grande-Bretagne traverse une sévère crise

la recherche informatique. Une fois de plus, l’application

économique et sociale. L’État est en faillite, plus de la moitié

d’une technologie prometteuse, initialement conçue pour

du PIB a été investi dans l’armement pendant la guerre, les

accroître la capacité humaine à produire des connaissances

exportations ont chuté drastiquement. En 1945, Clement

est réorientée vers le développement d’outils militaires.

Attlee, leader du Labour Party35, remporte les élections à la

Mais l’invention de l’informatique a aussi fortement inspiré

surprise générale, avec un important programme social 

les architectes, les artistes et divers chercheurs en sciences

portant sur la nationalisation des entreprises, l’introduction

techniques et sociales. Ceux-ci imaginent un monde nouveau

d’un système de santé gratuit pour tous et l’investissement

dans lequel l’ordinateur permettra à l’humanité d’accéder à

dans des logements sociaux et des écoles. Lorsque Churchill

une nouvelle forme de liberté.

et le Conservative Party arriveront au pouvoir en 1951, ils poursuivront une grande partie de la politique sociale lancée par les travaillistes.

Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace, 1961–1965

Le plan Marshall a certes permis de relancer l’économie, mais

Le Fun Palace, conçu par le jeune architecte anglais Cedric

magne et le Japon. Le rationnement de la nourriture est

Price et la directrice de théâtre Joan Littlewood, est un par-

maintenu pendant de longues années et le niveau de vie

fait exemple de cette foi dans un progrès rendu possible par

d’avant-guerre n’est retrouvé qu’au cours des années 1950.

l’ordinateur. Dans une Grande-Bretagne qui sort lentement

Il est alors clair que l’Angleterre ne peut plus se permettre de

d’un après-guerre marqué par une lourde crise et plaçant

garder ses colonies, qui d’ailleurs accèdent progressivement

tous ses espoirs dans l’établissement d’une société de con-

à l’indépendance.

sommation, Littlewood et Price s’engagent politiquement sur

Pour promouvoir une nouvelle identité britannique fondée

le terrain de la culture, soucieux de contribuer à travers elle à

non plus sur le commerce international mais sur l’industrie

l’amélioration des conditions de vie, à l’éducation et surtout

nationale, le Festival of Britain, organisé en 1951, présente à

à l’émancipation des ouvriers qui, à leurs yeux, devaient être

un large public les contributions britanniques à la science, à

considérés autrement que comme de simples consomma-

la technologie, au design, à l’architecture et aux arts. Ainsi, le

teurs. Price et Littlewood développent une proposition alter-

Dockside South Bank, sur la Tamise, est transformé en site

native pour protéger les ouvriers de la crise de sens à laquelle

d’exposition, où la sculpture Skylon, haute de 91 mètres et

les expose une société consumériste.

flottant dans les airs comme un gigantesque vaisseau spatial,

la Grande-Bretagne ne suit pas le développement industriel, technique et social de certains pays comme la France, l’Alle-

est présentée comme une icône-phare d’un monde moderne,

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Réenchanter le monde

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symbolisée par une nouvelle technologie à la fois légère et

Joan Littlewood, femme de théâtre

dynamique. Cette sculpture architecturale, conçue par les ar-

Le projet utopique Fun Palace naît début 1962 de la rencontre

chitectes Hidalgo Moya et Philip Powell et par le jeune ingé-

entre le jeune architecte Cedric Price (1934 –2003) et l’actrice

nieur Frank Newby (1926 – 2001), présente une structure

et metteure en scène Joan Littlewood (1914 –2002), de vingt

innovante, consistant en un ensemble de tiges et de câbles

ans son aînée et déjà bien connue à l’époque. Joan Littlewood

en tenségrité (nouveau concept structurel développé à l’épo-

est mue par le désir de créer un théâtre destiné aux plus dému-

que par Richard Buckminster Fuller, basé sur le jeu des forces

nis. Enfant illégitime d’une mère ayant travaillé toute sa vie

de tension et de compression en équilibre). Quelques années

comme domestique, Joan a été élevée par ses grands-parents

plus tard, Newby est sollicité par Price pour la conception de

dans un quartier populaire de l’est de Londres. Dès son plus

la volière Snowdon Aviary au zoo de Londres, et pour participer

jeune âge, elle baigne dans un environnement politiquement

au projet visionnaire du Fun Palace. Tous ces projets hautement

engagé, où l’on parle souvent de conditions de travail, de droit,

iconiques et séduisants par leurs technologies innovantes visent

de syndicats et de grèves. Jeune fille, elle rejoint le parti com-

à réenchanter le monde, à ouvrir de nouvelles perspectives

muniste. Après avoir reçu une bourse pour une école de théâtre,

après une crise majeure.

qu’elle quitte aussitôt, car elle la trouve trop élitiste, elle part pour la France et regagne Londres en 1934. Toute sa vie, elle s’engagera dans la promotion d’un théâtre populaire. Sa carrière d’actrice débute à la BBC, où elle rencontre Ewan MacColl. Communiste lui aussi, il a fondé en 1931 une petite compagnie de théâtre de rue appelée Red Megaphones, qui est affiliée au Worker’s Theater Movement (WTM, mouvement de théâtre ouvrier) et fait de l’agitprop dans les quartiers ouvriers. Mécontent de l'insécurité et de l'insalubrité qui règnent dans les rues de l’est londonien, constamment harcelé par la police, MacColl fonde avec Joan Littlewood une nouvelle troupe de théâtre, cette fois en salle, le Theatre of Action. Ils s’inspirent fortement du théâtre de Brecht, de Meyerhold, d’Appia et de Laban et essaient de transposer ces nouvelles méthodes dans le contexte ouvrier anglais. Ils ne tardent pas à rencontrer un énorme succès et deviennent la troupe de théâtre populaire la plus connue de Grande-Bretagne. Mais aux yeux du parti communiste, ils sont bien trop expérimentaux, on les accuse d’être abstraits et incompréhensibles pour la classe ouvrière. Le parti leur demande de respecter la ligne directrice fixée par Moscou et de se soumettre à l’organe de contrôle du département de l’Agitprop, faute de quoi ils seront exclus du parti. Libres d’esprit et peu enclins à se plier à de telles injonctions, ils choisissent la seconde option et fondent en 1936 une nouvelle troupe, la Theatre Union, cette fois sans subventions. Comme leur théâtre réagit toujours à l’actualité et aux problèmes de la classe ouvrière, il jouit bientôt d’une grande popularité. En 1940, MacColl et Littlewood mettent en scène une parodie chaplinesque critiquant la « politique d’apaisement » de Chamberlain face à

Tour Skylon au Festival of Britain, 1951, photo : Bernard William Lee

Notes : page 165

Hitler, ce qui leur vaut un bref séjour en prison et l’exclusion (temporaire) de la BBC. Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace

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Une alternative à la société de consommation

évolution. En 1962, elle rencontre Cedric Price lors d’une fête

Après la guerre, avec l’avènement de la société de consom-

et lui expose son concept de « théâtre populaire » véritable

mation, Littlewood manifeste son opposition aux mesures

(a true « people’s theatre »). C’est un espace où « tout le

prises par le gouvernement anglais pour prétendument

monde peut apprendre et jouer ; où il peut y avoir toutes sor-

« éduquer » la classe ouvrière, c’est-à-dire l’empêcher de

tes de divertissements, classiques et improvisés, artistiques et

s’adonner à des « formes inacceptables de loisirs (crime, al-

scientifiques ; où l’on peut se plonger dans la peinture ou

coolisme, révolution politique) », et l’orienter vers des prati-

l’argile, assister à des conférences et des démonstrations

ques et des loisirs plus rentables pour la société, à savoir

scientifiques, discuter, s’exhiber ou regarder le monde passer.

l’instruction ou encore la consommation, comme le résume

Il faudrait qu’il soit au bord d’une rivière. Nous avons besoin

l’article « The Terrible Challenge of Leisure » de la revue New

du flux et du reflux de l’eau pour nous ancrer dans le temps40. »

Statesman (1963) . Réduire les travailleurs à des personnes à

Joan Littlewood demande alors au jeune Cedric Price d’ap-

rééduquer ou à de simples consommateurs est pour Littlewood

porter sa contribution dans le domaine de l’architecture et

inacceptable, car contraire aux véritables enjeux sociétaux.

d’essayer de concevoir un lieu qui conjugue les temporalités

Elle récuse même la distinction entre travail et loisirs :

et les espaces impermanents. Tel est l’ambitieux défi que le

36

« L’automatisation arrive. De plus en plus de machines font

jeune architecte s’empresse de relever.

notre travail à notre place. Il va nous rester plus de temps, plus d’énergie humaine non consommée. Le problème auquel

Cedric Price, l’architecte

nous sommes confrontés est bien plus ample que celui de

Cedric Price, né en 1934 à Stone dans le Staffordshire, grandit

"l’augmentation des loisirs" auquel nos politiques font

dans une région industrielle tournée vers l’extraction du char-

référence. Cela revient à sous-estimer l’avenir. Le fait est

bon et la fabrication de la céramique. Son père, originaire

qu’à mesure que les machines prennent le relais de la

d’Irlande, est soldat de la Royal Navy, il se reconvertit en-

corvée, le travail et les loisirs sont des concepts de moins

suite dans l’architecture. Sa mère appartient à la grande

en moins pertinents. La distinction entre eux s’effondre.

bourgeoisie de l’industrie de la céramique. Pendant la

Nous avons besoin, et nous avons le droit, de profiter de

Seconde Guerre mondiale, elle vit avec ses enfants à Dorset,

la totalité de notre vie. Nous devons entreprendre dès

sur la côte sud de l’Angleterre, jusqu’au jour où leur maison

maintenant de découvrir comment y parvenir37. »

est bombardée par l’aviation allemande. Il ne reste alors à la

Le développement technologique est pour elle une occasion

famille Price qu’une petite maison de campagne, où Cedric

unique de changer la condition ouvrière : « "Travail" et "loisirs"

passe son enfance sans pouvoir aller à l’école, car celle-ci est

se chevauchent et se rejoignent : la vie devient un tout »,

trop éloignée et la voiture de ses parents a été réquisition-

écrit-elle dans l’une de ses notes. Elle propose la création

née par l’armée41. Du fait de l’engagement politique de son

d’un espace culturel dynamique dédié à la créativité et à la

père et de son oncle Jack dans le mouvement socialiste,

formation, qui soit synonyme d’émancipation et de démocra-

Cedric Price grandit dans un environnement familial qui lui

tisation. Elle reste ainsi fidèle à ce dont elle rêvait déjà alors

fait prendre très tôt conscience des inégalités sociales, cons-

qu’elle débutait sur les planches, que le théâtre devienne :

cience politique qui lui fera dire plus tard que l’architecture

38

150

« Un lieu qui changerait au fil des saisons, où toutes les

ne doit pas se limiter à la construction de monuments intem-

connaissances seraient disponibles et où les nouvelles

porels, mais doit s’adapter à l’environnement de ses conci-

découvertes seraient présentées. C’était un lieu pour jouer,

toyens pour le temps présent et le futur proche.

apprendre et faire ce que l’on veut39. » 

Cedric Price suit les traces de son père en se lançant dans

Le Fun Palace est l’aboutissement de ce projet et de cette vi-

une carrière d’architecte. En 1956, alors qu’il est encore étu-

sion : il se veut un lieu accueillant toutes sortes d’activités, le

diant, il rencontre l’ingénieur Frank Newby et le théoricien

théâtre bien sûr, mais aussi la musique, la danse, des ateliers

de l’architecture Reyner Banham, puis, trois ans plus tard,

créatifs, des discussions, des conférences, etc., sans pro-

Richard Buckminster Fuller, avec qui il échangera et collabo-

gramme précisément défini de manière à rester en perpétuelle

rera toute sa vie. En 1960, à l’âge de 26 ans, il fonde son

Réenchanter le monde

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agence et enseigne en même temps à l’Architectural Asso-

« Le logicien anglais A. M. Turing a montré en 1937 (et depuis

ciation (1958 –1964). Ses principes en architecture, portés par

lors, divers experts en machines informatiques l’ont mis en

une vision sociale, sont fondés sur une approche rationnelle,

pratique de diverses manières particulières) qu’il est possible

basée sur la coopération et l’amélioration des conditions de

de développer des systèmes d’instructions de code pour

vie, les questions de style et de forme étant quant à elles

une machine informatique qui la font se comporter comme

complètement écartées.

si elle était une autre machine informatique particulière45. » Le code du langage informatique permet donc l’interconne-

Influences : L’ordinateur comme agent prothétique du

xion entre différentes machines et d’autres dispositifs con-

corps humain

nectés. Une conférence sur la cybernétique intitulée « Art

Un événement majeur marque sa période étudiante, l’exposition

and Communication Theory », tenue par Ross Ashby en 1960

Man, Machine and Motion (1955) organisée à l’Institute of

au ICA, a également un impact sur les futurs projets de Price,

Contemporary Arts (ICA). Il réalise alors que grâce à l’ordinateur,

notamment le Fun Palace. S’appuyant sur les recherches cyber-

l’architecture peut être conçue comme un processus évolutif

nétiques de Norbert Wiener, auteur d'une nouvelle théorie

constant. Dans cette exposition, les machines sont montrées

du comportement des systèmes instables, Ashby souligne

comme des agents prothétiques pouvant démultiplier les

le fait que les machines de la Première Révolution industrielle

capacités du corps humain :

avaient des fonctions simples, tandis qu’« aujourd’hui, la

« Les appareils que l’homme fabrique pour étendre ses

situation est complètement différente, car l’invention de l’or-

potentialités physiques sont les choses les plus anciennes

dinateur à usage général signifie tout simplement qu’il existe

et les plus récentes que nous connaissions à son sujet. [...]

aujourd’hui des machines qui peuvent littéralement tout

La relation entre l’homme et la machine est une sorte

faire46. » Cette ouverture rendue possible par les nouvelles

d’union. Les deux agissent ensemble comme une seule

technologies stimule la créativité des architectes qui peuvent

créature . »

désormais concevoir une autre manière d’habiter le monde.

42

Cette exposition initie Price aux systèmes et aux processus qui créent des alternatives dynamiques pour l’environnement

Gordon Pask, le cybernéticien

humain, au-delà de la forme architecturale traditionnelle et

En 1963, Cedric Price et Joan Littlewood contactent Gordon

statique, comme Stanley Mathews le souligne43.

Pask, le « doyen des cybernéticiens romantiques47 », pour lui

La conférence donnée en 1956 par Andrew Booth à l’ICA,

demander si travailler avec eux sur le Fun Palace l’intéresse-

intitulée « The Second Industrial Revolution », est également

rait. Le projet l’enthousiasme, car il représente pour Pask un

marquante, car elle expose l’impact des nouvelles technologies

moyen de tester sa théorie de la conversation (Conversation

informatiques sur la société. Un troisième événement artistique

Theory) et sa théorie des interactions d’acteurs (Interactions

est déterminant pour l’approche architecturale de Cedric

of Actors Theory), qui fournit un cadre cybernétique et dia-

Price : Exhibition (1956) de Richard Hamilton, Victor Pasmore

lectique expliquant comment les interactions conduisent à la

et Lawrence Alloway. Ces artistes s’appuient sur la théorie

construction de la connaissance. Car appliquées à un disposi-

des jeux développée par le mathématicien et physicien John

tif spatial, les nouvelles technologies interagissent avec les

von Neumann afin de définir les paramètres d’une installation

humains grâce à des codes empruntés à la théorie des jeux

spatiale conçue sur le mode de l’improvisation :

et de la cybernétique, et permettent aux systèmes dynami-

« La galerie ressemble à un court de tennis ou à une

ques de s’autoréguler sans finalité prédéterminée. Les espa-

marelle, un terrain de jeu où des règles spéciales s’appli-

ces seraient alors instables et non prédictibles, en constante

quent. Le jeu est une forme d’ordre, un ordre qui contient

mutation, s’adaptant à un programme en perpétuelle évolu-

à la fois des normes et de la libre improvisation . » 

tion48. Pour Gordon Pask, dans une approche à la fois psy-

44

La théorie des jeux est aussi utilisée pour le développement des

chologique et biologique, la question cruciale de la cyber-

codes logiques des ordinateurs, les futurs programmes informa-

nétique est l’étude de l’organisation de systèmes complexes

tiques. John von Neumann écrit dans Computer and Brain :

sur le plan biologique, social et mécanique. Il s’intéresse

Notes : pages 165 et 166

Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace

151

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particulièrement à l’interaction bilatérale entre deux entités :

Fun Palace

« L’architecture n’a de sens qu’en tant qu’environnement humain. Elle interagit perpétuellement avec ses habitants, d’une

Que-ce que le « fun » ?

part en les servant et d’autre part en contrôlant leur comporte-

La définition du « fun », du plaisir, de l’amusement, n’est pas

ment . » Grâce aux ordinateurs, l’architecture pourrait donc in-

associée pour Joan Littlewood aux loisirs oisifs ; elle s’inspire

fluencer le comportement humain et vice versa. Gordon Pask

plutôt du théâtre de Brecht, dans lequel le plaisir est provoqué

tente de stimuler la sensation de plaisir et de bonheur par l’in-

par la musique, notamment par le chant accompagné d’un

teractivité incessante entre l’homme et l’espace en mouvement.

grand orchestre, et toujours intrinsèquement lié à une réflexion

Le rêve d’une symbiose entre l’homme et l’ordinateur, les

critique sur la société et à un message moral. « Plaisir », pour

nouveaux enjeux sociétaux liés à cette innovation technologi-

elle, est inséparable de pensée émancipatrice et de liberté –

que, ainsi que l’approche ludique basée sur la théorie du jeu

objectifs primordiaux qu’elle juge trop souvent négligés :

49

et l’improvisation, sont toutes décisives pour le développement

« Les aspects les plus importants du développement hu-

du Fun Palace. Cedric Price est convaincu qu’un bâtiment

main sont encore ignorés par les urbanistes et le problème

n’est pas fait pour durer, mais pour évoluer sans cesse en

du soulagement de la misère humaine, du désespoir et de

interaction avec le public. Le temps est pour lui la quatrième

l’apathie est si aigu que chaque enseignant, cybernéticien

dimension à prendre en compte dans la conception d’un

et artiste compétent doit être recruté pour la guerre contre

édifice, et le rôle de l’architecte est d’anticiper les change-

la grisaille52. »

ments afin de les mettre au service de la société. 

Littlewood et Price emploient les termes « loisir » et « apprentissage » de manière interchangeable, car leur concept

L’indéterminisme

de Fun Palace est lié à une utilisation constructive du temps

Un autre concept est fondateur pour le Fun Palace, celui de

libre. Mais comment organiser ce temps libre, par quelles

l’indéterminisme. Théorisé par le physicien Werner Heisen-

pratiques et quels usages ? Chaque membre du groupe du

berg et le philosophe Karl Popper, il a inspiré de nombreux

Fun Palace avait sa propre vision en fonction de ses intérêts.

chercheurs dans différents domaines comme la psychologie

Ainsi, dans une notice du comité cybernétique, Gordon Pask

et les sciences sociales, mais aussi la cybernétique, l’urba-

mentionne le « happening » comme possible usage et mode

nisme et l’architecture. Dans son fameux chapitre « Clocks

d’application de la cybernétique :

and Clouds  » extrait de l’ouvrage The Open Universe : An

« À l’autre extrême, nous prenons comme paradigme le

Argument for Indeterminism, publié en 1956, Karl Popper

"happening", une sorte de fête américaine. En principe,

s’inspire de l’indéterminisme de la physique quantique pour

le "happening" devrait fournir un ensemble d’événements

affirmer que même les nuages, a priori imprédictibles, ont

nouveaux ou variés, dont le développement est modulé

été imaginés comme des mécanismes d’horloges très com-

par les réactions des personnes participant à la fête […]53. »

50

plexes, alors qu’en réalité, ce sont les horloges qui sont des

Comme application possible, il mentionne les « formes d’art

nuages en apparence très ordonnés, mais peu prédictibles si

spécifiques à la cybernétique » qui pourraient être dévelop-

on les considère comme des nuages de molécules. Ce concept

pées et exposées au Fun Palace, en interaction avec des

d’indéterminisme, il l’applique également aux conditions

lieux de loisirs plus conventionnels comme des bars et des

sociales et démontre qu’il y a une place pour la liberté humaine,

restaurants. La question de savoir comment générer du bon-

la créativité et la responsabilité, et que celles-ci échappent

heur lui semble fondamentale :

au déterminisme qui prétend prédire l’avenir avec une certaine

« Il s’agit en particulier des questions philosophiques et

précision . Grâce à l’aide de nombreux scientifiques, le con-

théoriques et des principes intervenant dans la détermination

cept d’indéterminisme trouve sa traduction dans le domaine

de ce qui est susceptible d’induire le bonheur, et du rôle

de l’architecture avec l’idée de flexibilité des espaces non

que l’organisation doit jouer en matière de loisirs dans une

prédéterminés imaginés par Littlewood, Price, Pask, Newby

société automatisée54. »

51

et tous les autres membres de l’équipe de conception.

152

Réenchanter le monde

Il se demande dans quelle mesure l’organisation du Fun Palace

Notes : page 166

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 153

peut être conçue comme un système auto-organisé dans lequel

commande mécanique sont tels qu’il [le Fun Palace] peut

un ensemble d’installations pourront se développer « d’une

être implanté dans une zone industrielle fortement polluée,

manière intrinsèquement réglementée55 ». Pour Pask, cette

inadaptée à des types de bâtiments d’agrément plus con-

évolution serait un signe de réussite. Bonheur, loisir et auto-

ventionnels57. »

organisation du système grâce à la cybernétique commandée

Cette boîte en construction acier (protégée du feu grâce à

par ordinateur sont donc les éléments clés du Fun Palace.

l’invention récente de la peinture intumescente) a une longueur d’environ 238 mètres, une largeur de 110 mètres et

Le concept architectural

une hauteur d’environ 80 mètres. Elle est conçue comme un

Pour Cedric Price, la cybernétique, et plus particulièrement la

espace complètement ouvert au rez-de-chaussée, accessible

notion de circularité et de retour d’information (feed back),

de toutes parts. L’espace peut être modulé et sans cesse

représente une occasion formidable d’associer activement

transformé en fonction des activités qui y ont lieu, grâce à un

les usagers au sein d’une architecture. Le concept architectu-

système de grues sur rails, installé sur la toiture et commandé

ral du Fun Palace repose sur une grande boîte vide pouvant

par ordinateur, qui effectue les déplacements mécaniques

accueillir toutes sortes d’activités. Cedric Price décrit cet

des éléments mobiles. Ces déplacements sont impulsés par

espace ou exosquelette comme un « anti-bâtiment  » (anti-

les mouvements des personnes présentes dans le théâtre,

building) :

auxquelles les ordinateurs réagissent comme les joueurs de

56

« Sa forme et sa structure, ressemblant à un grand chantier

la théorie des jeux interagissent entre eux. Hormis quelques

naval dans lequel des espaces tels que théâtres, cinémas,

éléments fixes, tels que les escaliers, les ascenseurs et les

restaurants, ateliers, zones de rassemblement, peuvent

gaines, installés dans une série de grandes colonnes vertica-

être assemblés, déplacés, réarrangés et supprimés en

les disposées en une double trame structurelle que Newby

permanence. Ses systèmes de contrôle environnemental à

appelle la « tartan pattern », tout est mobile : les escalators

Cedric Price, perspective intérieure du Fun Palace, vers 1966 Notes : page 166

Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace

153

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 154

sont pivotants pour libérer de l’espace en fonction de l’usage

alors le Comité des jardins, elle lui fait part de leur désir de

et du programme, les passerelles et les plateformes peuvent

construire le Fun Palace sur l’Isle of Dogs. Mais une associa-

bouger tout comme le mobilier, notamment les gradins, ma-

tion de résidents proteste contre ce projet, craignant que le

nœuvrables par deux grues qui traversent toute la longueur

Fun Palace n’attire une foule douteuse. Littlewood répond

de l’édifice pour agir dans la totalité de l’espace. Dans les

alors dans un discours engagé et enthousiaste :

ailes latérales, les installations spatiales (salles de bricolage,

« L’éducation populaire est en déclin, tout comme la

de cinéma, de conférences, etc.) peuvent être manipulées,

planification gouvernementale. Nous ne pouvons pas nous

reconstruites et changées selon les besoins. La toiture est

permettre de gaspiller le talent humain. Il y a des talents

constituée d’une bâche mobile sur câbles et l’air est condi-

inexplorés chez chaque enfant. Mettons de l’ordre dans

tionné par de grandes souffleries. Les auteurs du Fun Palace

nos priorités59. »

développent un concept à la fois climatique et atmosphéri-

Elle réussit à convaincre les habitants, qui comprennent

que : ils utilisent l’air pour la fabrication de brouillard qui

que cet édifice représente aussi une chance pour eux.

peut servir de vecteur de rayons lumineux et créer des am-

Malheureusement, la réponse du Comité des jardins est

biances particulières. C’est une machine gigantesque, en

négative, et aucune recherche de site n’aboutit. Parallèle-

constante reconfiguration, actionnée par des ordinateurs in-

ment, Littlewood et Price essaient de trouver des sponsors

teragissant avec le public – un dispositif qui illustre et rend

publics et privés pour réunir les fonds nécessaires à sa réali-

tangible le rêve d’une symbiose entre l’homme et l’ordinateur.

sation. Trop coûteux, trop ambitieux, et pas assez précis en termes de programmation pour convaincre les autorités, le

La difficulté d’implantation dans le monde réel

Fun Palace ne sera en fin de compte jamais réalisé. Porté par

La question du site est cruciale pour ce projet ambitieux,

de grandes ambitions sociales et technologiques, ce projet

mais hautement complexe. Joan Littlewood et Cedric Price

est resté une utopie – utopie qui a cependant inspiré d’autres

sont convaincus qu’il faut implanter l’édifice non à proximité

constructions, et notamment le Centre Pompidou, conçu

des théâtres dans les quartiers aisés de l’Ouest londonien,

six ans plus tard (1971) par Richard Rogers et Renzo Piano,

mais dans les quartiers populaires, à l’est :

presque deux fois plus petit que le Fun Palace avec ses 166 ×

« Le fait que ce plaisir ait pour cadre les zones lugubres

60 × 42 mètres.

des bidonvilles de Londres donne une idée de l’immense

154

potentiel de plaisir que recèle une zone favorisant des

Une machine temporelle du devenir 

mouvements aléatoires et des activités variables58. »

Le Fun Palace peut être vu comme une « machine à temps »

En parcourant les bords de la Tamise à l’est de Londres, Little-

qui offre simultanément plusieurs temporalités : dès que l’on

wood remarque le site d’une grande usine abandonnée sur

pénètre dans cet espace, on est happé dans un monde inté-

les rives de l’Isle of Dogs, le Glengall Wharf, et juge l’empla-

rieur où les constellations spatiales et temporelles changent

cement idéal pour le Fun Palace. Ce terrain appartient à la

perpétuellement. Le « sceptre » de Price et Littlewood (pour

ville de Londres et est administré par le Comité des jardins.

reprendre la métaphore de Catherine Malabou) extrait ce

Avant de contacter ce dernier, et pour augmenter leurs chan-

« temple de la culture » du reste du monde, et par là-même,

ces, Littlewood et Price décident de rendre leur projet public

du temps réel. La suspension du temps et de l’espace per-

en le présentant à la BBC par le biais d’un film, qu’ils réali-

met de créer un monde intérieur enchanté dans lequel tout

sent à partir d’une grande maquette et de belles perspecti-

devient possible et en constante évolution. On est alors

ves sur fond noir. Ainsi, de nombreux spectateurs découvrent

embarqué dans une sorte de « catalyseur » dynamisant qui

ce projet visionnaire à la télévision, et la presse s’empare de

procure du bonheur et transforme l’individu en citoyen

l’affaire. Du jour au lendemain, le Fun Palace devient célèbre.

émancipé en lui faisant prendre conscience de sa capacité

Il suscite des réactions très favorables, car l’édifice est dédié

d’évolution.

aux loisirs et à l’apprentissage, ce qui semble être une bonne

L’indéterminisme de Karl Popper, et la possibilité qu’il affirme

réponse aux problèmes de l’époque. Joan Littlewood contacte

pour la liberté, la créativité et la responsabilité humaines

Réenchanter le monde

Notes : page 166

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 155

d’échapper au déterminisme, se traduit ici par une architecture

sens se sont prolongés hors de nous, Big Brother s’est

qui interagit avec ses habitants grâce aux ordinateurs sans

insinué en nous. Par conséquent, à moins d’être conscients

que les actions humaines et les configurations spatiales cor-

de ces forces, nous allons connaître une phase de terreur

respondantes soient prévisibles. L’indéterminisme, l’imprévi-

panique, caractéristique d’un petit monde de tam-tams

sible et la cybernétique deviennent ainsi les nouveaux

tribaux, d’interdépendance totale et de coexistence forcée.

paradigmes de la culture et du progrès à la base de l’émanci-

[...] La terreur est l’état normal de toute société orale, où

pation humaine.

rien n’est jamais indifférent. [...] Le monde occidental, dans

Au sein de cette structure imaginaire, la symbiose de l’homme

ses efforts persistants pour retrouver une certaine unité de

et de l’ordinateur apparaît comme un fantasme prêtant à la

sensibilité, de sentiment et de pensée, n’est guère plus

technologie le pouvoir de contribuer au bonheur collectif et

prêt à accepter les effets tribalisants de cette unité qu’il ne

individuel. La spatialité est fondée sur l’instabilité, générée

l’était à affronter la dislocation de l’âme humaine lors de

par des éléments mobiles et des luminaires qui changent en

l’apparition de l’imprimerie60. »

fonction des mouvements des utilisateurs. La notion d’« habi-

McLuhan avance l’idée que l’imprimerie a individualisé,

ter », définie dix ans plus tôt par Martin Heidegger (Bauen,

« décollectivisé » l’homme (comparé au manuscrit) :

Wohnen, Denken, 1951) dans le sens phénoménologique de

« L’imprimé est la phase extrême de la culture de l’alphabet

l’« être-au-monde », n’est plus qu’un incident dans le temps

qui détribalise ou décollectivise l’homme en premier lieu.

et dans l’espace, variable et changeant selon la situation.

[…] L’imprimé est la technologie de l’individualisme. Si les

Dans ce théâtre dionysiaque de la culture et de la connais-

hommes décidaient de modifier cette technologie visuelle

sance, l’impermanence est le maître-mot. Apprendre pour

par une technologie électrique, l’individualisme serait

devenir, tel pourrait être le message symbolique du Fun Palace.

également modifié61. » Il souligne l’importance du passage de la tradition orale à la

Interconnexion : du « Global Village » aux fantasmes architecturaux

tradition écrite, séquencée et homogénéisée par la typographie, tandis que la nouvelle culture électrique est un retour à la nouvelle tradition tribale, semblable à la culture orale. La

L’émergence de l’informatique a également poussé les cher-

« nouvelle culture électrique redonne à nos vies une culture

cheurs en sciences sociales, les écrivains, les artistes et les ar-

tribale62 », écrit-il à l’époque des débuts de l’informatique,

chitectes à développer des imaginaires fantasmagoriques, la

convaincu que la technologie façonne profondément la con-

possibilité d’une humanité informatiquement interconnectée

ception de soi, individuellement et collectivement. Le temps

ouvrant de nouvelles perspectives ainsi que de nouvelles

lui a donné raison.

craintes. Ce double aspect transparaît dans l’ouvrage de

Le « retour à une culture tribale » est en quelque sorte un re-

Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy : The Making of

tour à l’archaïque. On retrouve cette fascination pour l’archaï-

Typographic Man (1962). Marshall McLuhan porte un regard

que chez David Greene, cofondateur du groupe d’architectes

critique sur l’avènement de l’informatique et forge le terme

britanniques Archigram, ainsi que chez les minimalistes amé-

de Global village. De manière prémonitoire, il pense que les

ricains, qui reproduisent des objets énigmatiques, muets,

« médias de masse » transformeront le monde en village glo-

comme empruntés à des temps préhistoriques antérieurs à

balisé. La « galaxie Gutenberg » rassemble, comme dans le

l’invention de l’écriture. Après le traumatisme de la Première

projet de Paul Otlet (tout aussi prémonitoire), toutes les œu-

Guerre mondiale, Kurt Schwitters avait déjà dissout le lan-

vres d’art et toutes les connaissances humaines référencées,

gage au sens classique du terme avec sa « Ursonate » (1922–

dans un monde qui serait devenu un vaste ordinateur :

1932), où des bruits de missiles détruisent les structures de la

« Au lieu de finir par rassembler à une bibliothèque

phrase. Passé la guerre suivante, le groupe littéraire viennois

immense, comme celle d’Alexandrie, le monde est devenu

Wiener Gruppe (Achleitner, Artmann, Bayer, Rühm, Wiener)

un ordinateur, un cerveau électronique, exactement

poursuit cette tendance expérimentale de décomposition et

comme dans la science-fiction. Et dans la mesure où nos

recomposition vers la fin des années 1950 par des poèmes

Notes : page 166

Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace

155

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sonores, des « poèmes de souffle » (« Atemgedichte »), des partitions et des calligrammes (« topologies langagières » de Konrad Bayer) – comme s’il fallait, après une catastrophe majeure comme la guerre, réinventer le langage même. Carl Andre, très marqué par Stonehenge qu’il a visité en 1954, crée des tableaux typo-graphiques au début des années 1960, dans lesquels le langage, complètement dénué de sens, est réduit à des mots (…cockcockcock…) disposés en carré ou en d’autres figures géométriques. La forme prend alors le pas sur le sens, le langage écrit disparaît dans des figures abstraites. Ses sculptures massives et sombres ou bien en bois brut appartiennent davantage à la tradition orale, ancestrale et tribale, qu’à l’écriture. Bien avant l’avènement d’Internet, l’idée d’une mise en réseau du monde entier, d’une interconnexion généralisée de tous les habitants de la planète est un rêve qui inspire de nombreux artistes et architectes réfléchissant à de nouvelles manières d’habiter la Terre, par exemple dans des habitacles mobiles et ultra-connectés. En 1969, Hans Hollein imagine une sorte de bureau éphémère, gonflable, mobile, susceptible d’être installé partout et déplacé à volonté. Il se fait filmer assis par terre dans une bulle gonflable, une planche à dessi-

Carl Andre, Essay On Sculpture For E. C. Goossen, 1964, écriture dactylographique sur papier, 28 × 21 cm, Things in Their Elements

ner sur les genoux, des avions de sport en arrière-fond ; son téléphone sonne, il décroche et explique à son client que le

inventer un autre monde : celui de la joie communautaire et

dessin de sa maison sera bientôt terminé. Ce court métrage

des expériences essentielles, un monde dionysiaque et sans

Bureau mobile célèbre une invention qui nous libère de la

bornes, mû par le mouvement perpétuel et l’instantané.

contrainte spatiale grâce au téléphone, que prémonitoire-

Particulièrement iconoclaste, leur revue Archigram rompt

ment, il imagine portable. L’idée d’une mise en réseau du

avec la culture architecturale de l’époque et avec les modes

monde entier et d’une mobilité sans contraintes bouleverse

de représentation habituels, mais surtout avec le sens même

déjà complètement la conception de la culture et du monde.

de l’architecture, qui devient une sorte de jeu, une bande dessinée, un amusement, un récit spéculatif et proactif.

156

Archigram, David Greene : Rokplug et Logplug, 1969

« Archigram se libère de l’"homme-besoins" des CIAM, de

Pratiquement au moment où Cedric Price conçoit le Fun

Alain Guiheux. Dans son « théâtre personnel », Archigram

Palace, un groupe de jeunes architectes londoniens, en rébel-

joue et rejoue de nombreuses fictions qui effraient ou en-

lion contre l’architecture fonctionnaliste de la reconstruction

chantent. Le groupe imagine par exemple des villes ambu-

d’après-guerre, entreprend d’inventer une autre manière de

lantes en forme de machines gigantesques et inquiétantes,

faire de l’architecture afin de réenchanter le monde. Issus de

ou, au contraire, légères et éphémères, portées par des bal-

la culture pop, ils tentent par leurs récits et leurs fantasmes

lons flottants. Diagrammes, dessins et bandes dessinées à

architecturaux d’oublier au plus vite le temps de la guerre

l’appui, ils esquissent un monde qui interroge le réel, ils ex-

et de la crise qui s’en est suivie. La jeunesse n’a alors qu’une

plorent les limites du possible et de l’imaginable dans un futur

envie : s’affranchir au plus vite de cette « grisaille » et

proche ou lointain. C’est un jeu avec le temps et l’espace, un

Réenchanter le monde

l’homme culturel et relationnel de TEAM X, pour cerner un être fictionnel qui s’invente son théâtre personnel63 », écrit

Notes : page 166

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jeu dans lequel l’homme, la ville, la culture et la société sont renversés, réinventés, un jeu dans lequel on perd délibérément tous ses repères. Le principal outil et mode d’action d’Archigram est, comme dans tout récit de fiction, la manipulation du temps et de l’espace. Dans son œuvre, on retrouve deux types de récits, l’un traitant de la ville et l’autre de la nature, avec pour dénominateur commun les nouvelles technologies et l’impermanence. Il en résulte des interactions inédites entre l’homme et son environnement, qui remettent complètement en cause le rapport à la ville et à la nature. Crise culturelle et crise ontolo-

Hans Hollein, Bureau mobile, 1969, installation, photo et film : Hans Hollein en escale avec une planche à dessin et un téléphone à l’aérodrome d’Aspern près de Vienne en Autriche

gique sont propices à la réinvention du monde et de la société. Le rêve d’une symbiose

l’obsolescence : chaque élément, selon le principe d’une re-

entre l’homme et l’ordinateur a ainsi ouvert un champ fiction-

construction incessante, peut être déplacé grâce à des grues

nel multiscalaire, qui va de la mégastructure au corps humain.

installées en haut de la structure, comme pour le Fun Palace. Peter Cook développe ce principe en ajoutant un programme

Visions d’une ville éphémère, Plug-in City et Instant City

éducatif, le Plug-in University Node (1965). Quant à Dennis

Les membres d’Archigram – Peter Cook, Warren Chalk,

Crompton, il s’intéresse plus particulièrement à la chaîne des

Ron Herron, Dennis Crompton, Michael Webb et David

changements d’activités dans le temps et crée en 1964 la

Greene – sont basés à l’Architectural Association de Londres.

Computer City, une ville et son réseau métropolitain actionnés

S’ils reprennent certains thèmes de Cedric Price et de son

par des ordinateurs.

Fun Palace, ils s’inspirent également de la Ville spatiale

La question de l’attachement au temps et au lieu est traitée

(1959) de Yona Friedman, qui dessine de gigantesques

par Peter Cook dans Instant City (1965), scénario d’une ville

mégastructures dans lesquelles sont insérées des cellules

instantanée superposant temporairement de nouveaux espaces

d’habitation surplombant la ville et la campagne afin de dé-

de communication, d’information, d’éducation et de loisirs à

gager le sol. Dans leur revue, ils abordent la question de la

une ville existante. Cette ville offre un environnement audiovi-

mobilité, de l’impermanence et du plaisir. Avec Plug-in City,

suel de mots et d’images projetés sur des écrans suspendus,

publié en 1964 dans la revue Archigram 5, ils élaborent une

des objets mobiles tels que des capsules et des unités d’habi-

mégastructure, inclinée à 45 degrés, qui comprend des uni-

tation au-dessus desquels flottent des ballons dirigeables

tés d’habitation amovibles, des services de première néces-

portant des tentes suspendues. Une infrastructure technique,

sité pour les habitants, des voies d’accès intégrées et un

consistant en portiques, grues et robots, permet d’actionner

système de transport par monorail. Ce projet iconoclaste est

ces installations temporaires. Cette ville éphémère, haut lieu

conçu pour encourager le changement perpétuel afin d’éviter

d’une culture festive et enchantée, crée l’événement, puis

Archigram, David Greene : Rokplug et Logplug

157

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disparaît aussitôt. L’architecture n’est plus qu’une action dans

Temps, absence et effacement : David Greene et la nature

le temps présent, il n’y a plus de permanence de lieu ni de

augmentée par Rokplug et Logplug (1969)

temps. Préfiguration de l’ère d’Internet, cette ville imaginaire

Fortement inspiré par McLuhan, Archigram s’intéresse égale-

repose sur un réseau d’informations et de flux, elle connecte

ment à la nature, car les nouvelles technologies pourraient la

temporairement les communautés locales à la métropole et

transformer en un nouveau lieu de vie. Si les premiers projets

rassemble ainsi les fragments urbanisés dispersés sur le terri-

du groupe se concentrent sur le jetable, l’obsolescence et la

toire. La ville n’est donc plus considérée comme une accu-

« consumabilité » (tendance de l’architecture à s’auto-consumer),

mulation de bâtiments constituée dans le temps long de

David Greene, le poète du groupe, introduit une dimension

l’histoire, mais comme une trame d’événements intriqués à

autarcique et écologique. Ses visions ouvrent un imaginaire à

l’infini, censés accroître les possibilités de s’émanciper et de

la fois archaïque et hautement technologique, en convoquant

subsister. Une sorte de Fun Palace à l’échelle du territoire.

l’avenir comme le passé pour réenchanter le monde. David Greene se demande quelle pourrait être l’architecture de ce que McLuhan appelle l’« homme électronique » (The Gutenberg Galaxy). Dans Gardeners Notebook (publié dans Archigram 8, 1969), réflexion sur la nature et « la machine transitoire dans le paysage », il médite sur le caractère éphémère des lieux :

David Greene, Rokplug et Lokplug, à l’exposition Archigram, Kunsthalle Wien, Vienne, 1994

158

Réenchanter le monde

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 159

« Un lieu temporaire, gravé peut-être dans la mémoire.

Ce récit est fondé sur l’éphémère, le lieu n’existe en tant que

Une architecture qui n’existe que dans sa relation au

tel que lorsque l’habitacle est branché sur le système d’ap-

temps. Il est drôle de constater que depuis quelques

provisionnement. Pour que la technique se fonde complète-

années, le temps exerce une influence majeure sur tous les

ment dans la nature, Greene imagine que cette dernière

arts – sauf l’architecture (hormis quelques concessions

envahisse les objets artificiels : « Toutes les installations sont

superficielles au "mouvement" et aux "communications").

recouvertes d’une finition "végétale" qui conviendra à n’im-

Peut-être que les architectes savent depuis toujours que

porte quel paysage et qui favorisera la prolifération rapide

s’ils s’attaquaient au problème du temps, ils se retrouveraient

des mousses, des lichens ou des champignons sur toute sa

sans boulot du jour au lendemain . »

surface69. » Si nous retrouvons là l’idée d’une symbiose entre

64

L’une de ses plus célèbres contributions est Living Pod (1967),

l’homme et l’ordinateur, l’esthétique en est cependant diffé-

une bulle en totale autarcie coupée du monde extérieur par

rente. Elle ne porte plus sur une mégastructure mécanique

le biais de projections sur les murs intérieurs. Encore plus

et fortement iconique, mais implique la disparition même de

près du corps, Michael Webb invente une sorte de lit gonfla-

l’architecture, qui n’est plus qu’une « nature » augmentée.

ble qui peut se transformer en une bulle englobant le corps,

David Greene décrit ensuite ce dispositif technique sous

extensible à deux, trois ou quatre personnes (Cushicle, 1966) ;

forme de mode d’emploi, comme s’il était déjà en vente sur

il conçoit ensuite un costume électronique, semblable à la

catalogue :

combinaison des cosmonautes, qui peut se brancher sur

« Ce diagramme explique le fonctionnement d’un faux

d’autres personnes pour créer une unité corporelle à plusieurs,

tronc d’arbre type. Le joint de fixation est standard et

et que l’on peut quitter et réintégrer selon les besoins

interchangeable, pour les Rok comme pour les Log.

(Suitaloon, 1968).

1. Couvercle d’accès.

Greene envisage également un véhicule utilisable comme

2. Arrivée d’eau froide.

habitacle mobile, plusieurs voitures formant ainsi une ville

3. Arrivée des services câblés : courant électrique continu

potentielle, notamment dans un embouteillage. Cependant,

et alternatif ; téléphone ; réseau international d’informations ;

« le problème principal des équipements de vie mobiles est

réseau pédagogique.

bien sûr celui de l’approvisionnement en énergie. En attendant

4. Fente pour carte de crédit.

la mise au point d’un dispositif efficace, on fera appel aux

5. Prise femelle.

sources d’énergie à court terme que sont les piles et les bou-

6. Compteur des prestations de services et système de

teilles de gaz65 », constate-t-il dans Gardeners Notebook,

contrôle.

notice explicative de l’installation Rokplug et Logplug (1969),

7. Couverture amovible.

qui propose un système de services pour toutes sortes

8. Émetteur du signal de localisation Plugfind.

d’architectures mobiles afin de résoudre le problème de la

9. Câble d’alimentation électrique.

connectivité : « Pour les courtes escales, il faudra se raccorder

Procédure à suivre pour utiliser les Rokplug et les Logplug :

au réseau principal par une prise. Ce besoin sera satisfait par

soulever le couvercle d’accès ; brancher la prise standard

les gammes Rokplug et Logplug . » Ce sont des imitations

de l’unité mobile sur la prise femelle ; verrouiller ; insérer

de bûches et de rochers qui cachent « les points d’accès aux

la carte de crédit dans la fente ; sélectionner les services

services destinés aux habitats mobiles non autonomes ou

requis sur le cadran adjacent à la fente ; actionner le

66

semi-autonomes  ». Ces installations de pointe imitent, tel

commutateur. Toutes les dépenses seront débitées sur

un camouflage, des objets naturels, choix que Greene justifie

votre carte de crédit ; ces sommes apparaissent sur votre

par un argument esthétique : « Ressemblant à s’y méprendre

dispositif de recherche lorsque vous appuyez sur le bouton

aux objets réels, ils peuvent apporter à n’importe quel lieu

jaune70. »

67

un haut niveau d’équipement sans compromettre sa beauté

On notera que Greene intègre les technologies les plus

naturelle (ce qui veut dire que, dès que le matériel est dé-

récentes, comme la carte bancaire, qui contribue à une certaine

branché, le village cesse d’exister)68. »

autonomie. Selon lui, l’automatisation, le raccordement aux

Notes : page 166

Archigram, David Greene : Rokplug et Logplug

159

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où des cerfs passent en toute tranquillité

réseaux ainsi que les installations sanitaires permettraient d’« apporter à tout milieu naturel un haut degré de services  ».

devant des ordinateurs,

Camouflées et donc pratiquement invisibles, ces formes de

comme si c’étaient des fleurs

connectivité le passionnent parce qu’elles rendent possible

aux pétales tournoyants

une vie nomade et plus libre. Greene pense même, suivant

Le Réaliste75

71

sa logique de l’éphémère, aux déchets, qui feront « l’objet

Greene déploie l’imaginaire entropique d’une ville morte et

d’un traitement électrostatique  », et dont les cendres seront

d’une banlieue en expansion, qui elle aussi tombera en ruine.

jetées au vent ou déposées dans des sacs à l’intérieur du

Dans ce récit, le déclin est la condition même du retour à la

Rok ou du Log.

nature (qu’il appelle « jardin »), rêve ultime de la « Wilder-

Reste la question de la localisation de ces infrastructures dis-

ness » originaire dans lequel réseaux, ordinateurs et cyberné-

persées dans la nature, difficiles à reconnaître en tant que

tique jouent un rôle crucial. Il est convaincu que les nomades

telles à cause de leur camouflage. La réponse de Greene est

modernes ont besoin de services sophistiqués, et imagine

de nouveau d’ordre technologique : ces rochers et ces troncs

même un paysage assisté par des robots (The Bottery).

d’arbres artificiels émettront un signal électronique sur le ré-

« Marshall McLuhan a affirmé que la planète Terre peut être

seau routier afin que les voyageurs puissent les localiser dans

comprise désormais comme un morceau de sculpture dans

un rayon de 1,5 km grâce à un voyant Plugfind qui s’allumera

les galaxies76 », écrit-il. À la suite de McLuhan, il termine son

sur le tableau de bord des véhicules, équipés d’un lecteur de

discours en évoquant les aborigènes, qui, « bien que leur

bandes semblable à la radio.

technologie fût primitive, avaient un mode de vie complexe,

Greene réfléchit également à la population potentiellement

plein de mythes et d’imaginaires précieux, et ils vivaient avec

intéressée par ces installations, où « le matériel escamotable

leur environnement, pas de manière parasite77 ». En renouant

permet de créer des pièces de plein air sur l’herbe  ». Il imagine

avec la condition primitive, il repense l’architecture qu’il dé-

toutes sortes de communautés et de multiples usages. Il

sire mobile et fluide, et compare alors les nouvelles technolo-

évoque des espaces de travail, des écoles, des universités,

gies aux rêves et aux mythes :

72

73

des bibliothèques, ou des théâtres « qui seront construits

« Nos architectures sont les restes d’un désir de nous fixer

selon les besoins, sans que l’on ait à s’encombrer de bâti-

à la surface de notre planète ; si elles étaient sur roues, ou

ments74 ». Son récit envisage le déclin de notre monde pour

si l’on pouvait injecter une substance glissante sous elles,

faire surgir un monde fabuleux dans lequel fusionneront la

il faudrait que nos points d’ancrage à la planète, comme

technique, l’homme et la nature :

ceux des aborigènes, soient des « softwares » [du matériel

« Tout Londres ou tout New York sera disponible dans les

virtuel], des chansons, des rêves ou des mythes par exemple.

clairières, les déserts et les prés en fleurs de ce monde.

Abandonnez le « hardware » [le matériel tangible], les points

Pour l’instant, il nous faut attendre que les mausolées

d’ancrage à la surface de la terre. L’aborigène électrique

d’acier et de béton de nos métropoles, de nos bourgs, de

permet de suspendre la construction de bâtiments78. »

nos villages, etc., tombent en ruine et que les banlieues

L’« aborigène électrique » serait donc l’état primitif aug-

fleurissent et prospèrent. Elles mourront à leur tour, et le

menté par la technologie – pur fantasme d’une nouvelle

monde sera peut-être de nouveau un jardin. C’est peut-

forme de vie basée sur une architecture impermanente qui

être ça le rêve, et nous devrions nous employer à convaincre

offrirait, selon Michael Webb, « les nœuds d’accès au jardin

les gens de ne pas construire, mais de se tenir prêts à

d’Éden ». Archigram spécule sur « les possibles influences du

accueillir les réseaux immatériels ... Lisez un extrait de cet

hardware électrique miniaturisé sur les modes de vie » grâce

incroyable poème « It’s all watched over » [1967] de Machines

à laquelle les gens pourraient se transformer en une « walking

of Loving Grace [de Richard Brautigan] :

architecture79 » ultra-mobile.

J’aime penser (maintenant, s’il vous plaît !) à une forêt cybernétique foisonnante de pins et d’électronique

160

Réenchanter le monde

Notes : page 166

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« Réenchanter le monde » par le rêve d’une nature redevenue paradisiaque grâce aux nouvelles technologies offrirait le confort des villes en pleine nature et une liberté inouïe. Le

Ryue Nishizawa et Rei Naito : Teshima Art Museum, 2010

grand édifice de la culture ainsi réduit à l’état primitif, peut-

Dans un mouvement cyclique, terminons ce dernier chapitre

être retrouvera-t-on ce que l’on a perdu : les rêves, les chan-

comme nous l’avons fait dans le premier, en ouvrant une fenê-

sons et les mythes, que Greene qualifie, comme les logiciels

tre sur le Japon contemporain, avec le Teshima Art Museum,

et les réseaux, de « software » nécessaires.

conçu par l’architecte Ryue Nishizawa (partenaire de Sejima

Ce récit suspend le temps et ouvre sur un avenir primaire en-

du groupe SAANA) et l’artiste japonaise Rei Naito sur l’île

chanté par la technologie des réseaux. Le haut lieu de la cul-

de Teshima. Par sa forme et sa fonction extrêmement rédui-

ture n’est plus la ville, mais la nature augmentée et ses

tes, cette architecture met en évidence les phénomènes de

possibles. « L’aborigène électrique » et archaïque devient la

la nature et le passage du temps. Elle marque un retour à

figure fantasmée d’une nouvelle ère écologique-technoïde.

l’archaïque dans le sens où presque tout artefact est évacué.

Dans cet imaginaire représenté par Archigram, il n’y a plus

C’est un musée où l’œuvre d’art consiste à nous faire ressentir

ni temple ni sceptre pour découper un espace du monde,

le temps, un musée où seuls les éléments naturels et l’espace

comme dans tout acte fondateur d’une architecture. Ici, le

en tant que tel créent l’émotion.

sceptre de l’architecte est un système numérique qui trans-

Ici, la question de la culture et son rapport au temps est posée

forme la nature sauvage en terrain habitable, créant ainsi une

différemment : pour le critique d’art japonais Noi Sawaragi,

nature augmentée par la technologie à l’image de la vraie

qui commente cette nouvelle vague de musées japonais

nature. Le découpage qui demeure est celui qui structure le

n’exposant pas de l’art au sens classique, « le musée d’art

temps : des temps forts quand les gens sont connectés – à

[traditionnel] est un lieu comparable à une capsule tempo-

ce moment-là, les lieux existent ; des temps faibles, et les

relle qui, dans un but hypothétique de jugement dernier à la

lieux disparaissent presque complètement (hormis les petites

fin de l’Histoire, sépare avec succès l’art du monde réel80. »

infrastructures elles-mêmes invisibles). C’est essentiellement

Contrairement à cette conception statique de l’œuvre, le

le temps qui fait exister ces lieux.

Teshima Art Museum envisage l’art lui-même comme un phé-

Cette utopie prémonitoire de l’instantanéité et de la con-

nomène du vivant en perpétuel changement. L’art est ici un

nectivité électronique rendant la nature partout habitable et

outil pour donner à voir et à ressentir des phénomènes

la reliant parfaitement au reste du monde, est devenue réa-

naturels tels que les nuages, la lumière, les ombres, l’eau, le

lité. L'« aborigène électrique » a conquis la planète entière

vent, les feuilles mortes et les insectes.

avec ses réseaux omniprésents, qui lui permettent de maîtri-

L’expérience du visiteur commence par un chemin sillonnant

ser l’espace et le temps, la nature et même le cosmos – tant

à travers un paysage extraordinaire, autrefois abandonné. Le

que les conséquences environnementales de ce contrôle

terrain entourant le musée a été acheté par la fondation Fu-

total, qui s’accompagne généralement d’une exploitation et

kutake et remis en culture (rizières) par les paysans et les orga-

d’un épuisement des ressources dans un but lucratif, ne se

nisations bénévoles locales afin de revitaliser l’activité

retournent pas contre lui. Ces visions optimistes de réen-

économique et sociale de l’île. Le visiteur aperçoit d’abord

chantement, qui imaginaient l’« homme-ordinateur » dans

d’en haut le musée en forme de goutte posé dans le paysage

une osmose ultime avec la technologie afin de promouvoir la

verdoyant, puis il contourne une petite colline offrant une

culture en pleine nature, représentent aujourd’hui un scéna-

vue sur la mer, avant d’être conduit à l’entrée du musée.

rio qui risque de se transformer en dystopie.

Celui-ci consiste en une coque en béton irrégulière et particulièrement plate avec deux grands oculi ouverts sur le ciel et le paysage. À l’endroit le plus étroit de la goutte se trouve l’entrée. Simplement constituée par un pli arrondi de la nappe de béton, elle crée une sorte d’entonnoir qui aspire le visiteur à l’intérieur. Cet édifice n’est pas statique, il ressemble plutôt à

Notes : page 166

Ryūe Nishizama et Rei Naito : Teshima Art Musuem

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une peau organique respirante, plus proche du vivant que de

nature et artifice, comme une expérience phénoménologique

l’inanimé. Tout ce que l’on peut voir à l’intérieur, c’est le

que Sawaragi caractérise comme une « conception de

mouvement de fils de coton suspendus qui flottent dans le

l’art totalement nouvelle84 » : art et nature « sont intégrés l’un

vent, de petits galets plats et quelques billes blanches posées

à l’autre avec douceur […], ils sont incorporés dans un plus

au sol, et puis le ruissellement sur la surface lisse de la chape

grand ensemble circulatoire où ils créent un "lieu" dans le-

en béton des gouttelettes d’eau provenant de l’humidité du

quel la frontière entre l’œuvre d’art lui-même et l’acte de

sol. Dans ce musée, le temps est l’acteur principal ; il donne

faire l’expérience de cette œuvre n’est plus définie85. »

à voir l’air qui met en mouvement les fils presque invisibles,

L’artiste Rei Naito est fascinée par « la genèse86 ». Née à

le surgissement de l’eau, ainsi que les ombres qui se dépla-

Hiroshima en 1961, confrontée tout au long de sa vie à la

cent avec le soleil. Cette mise en scène de la temporalité et

mort qui plane comme un fantôme invisible sur sa ville

de la genèse nous permet de nous situer nous-mêmes dans

natale87, elle se « demande si le fait d’exister sur Terre est

le temps et dans l’espace.

une bénédiction ou pas ». Cette réflexion sur l’existence est

Ainsi, ce musée est une pure expérience phénoménologique

profondément inscrite dans la culture japonaise : « Philoso-

basée sur la perception du temps. Il pourrait être considéré

phie et religion sont très entremêlées au Japon : être recon-

lui-même comme une sorte d’« objet temporel » (Zeitobjekt),

naissant pour la vie, craindre la nature, rendre hommage à la

au sens où l’entend Husserl lorsqu’il analyse « des objets

mort. On vit et on aime sans condition88 ». Dans son œuvre,

qui ne sont pas seulement des unités dans le temps, mais

en effet, la relation existentielle et primordiale avec la nature

contiennent aussi en eux-mêmes l’extension temporelle81 ».

et le vivant est très prégnante.

Le philosophe autrichien prend comme exemple le son, qui

L’animisme situe l’être humain dans un monde holistique.

désigne un flux, tout en étant lui-même l’unité d’une durée. À l’audition d’un son, nous prenons conscience du temps présent, du maintenant. Mais la perception elle-même est « dans le flux incessant de la conscience, et elle-même est un flux incessant : continuellement le maintenant-de-perception se change en la conscience connexe du tout-juste-passé, et en même temps s’allume un nouveau maintenant, etc.82 ». Ce « flux de conscience » nous fait percevoir l’écoulement d’une durée. Outre le son, nous pourrions évoquer la perception des gouttelettes d’eau en formation, de la brise du vent ou du parcours des ombres, qui nous font prendre conscience du temps et de l’espace, ainsi que de notre propre existence : « L’attitude naturelle » (fondée sur la perception) « rend donc possible que, dans l’activité de la conscience, je trouve déjà présent, comme devant moi, un monde de choses matérielles qui existe là ; que je m’attribue dans ce monde un corps (Leib) et puisse maintenant m’y intégrer moi-même. Manifestement, cette source ultime est l’expérience sensible83 », écrit Husserl au début du XXe siècle, nous fournissant une possible clé de lecture de ce musée. La réduction de l’art à la perception de la nature est une façon de réenchanter notre être-au-monde en nous réancrant dans ce qui nous semble vraiment « essentiel ». Les visiteurs appréhendent alors l’œuvre, qui transcende l’opposition entre

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Réenchanter le monde

Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, artiste : Rei Naito, œuvre : Matrix, 2010, photo : Noboru Morikawa

Notes : page 166

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La conscience de l’empreinte inédite des humains sur leur environnement et la fragilité du système Terre peuvent être considérées comme la raison principale de la construction de projets comme le Musée Teshima dans le contexte contemporain. Ils visent essentiellement à nous réancrer dans la nature et dans le monde par la conscience d’appartenir à un tout.

Quelle opération temporelle pour « réenchanter le monde » ? Au terme de ce chapitre, nous retiendrons que ces « temples » ou « générateurs » de culture sont tous des « instruments à suspendre le temps ». Machines, capsules ou bulles induisent une temporalité autre, elles modifient la perception du temps et de l’espace pour questionner et réenchanter le monde et la

Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, artiste : Rei Naito, œuvre : Matrix, 2010, photo : Noboru Morikawa

société. Le projet visionnaire et optimiste de Paul Otlet entend œuvrer

Le Teshima Art Museum prône lui aussi, mais d’une manière

pour une paix universelle à travers un Musée mondial, un

différente, le retour à une forme d’archaïsme « enchanté »,

temple de la culture structuré par la dimension du temps,

où seuls les phénomènes naturels comptent. De ce temps

vision qui s’effondre avec la Seconde Guerre mondiale. Les

suspendu, culture, technologie et progrès sont évacués. Mais

valeurs culturelles en vigueur sont remises en cause et s’en-

cette sorte d’épochè husserlienne ouvre aussi un espace

suit une crise ontologique majeure, dont la seule issue est

de liberté essentiel pour instaurer une autre relation avec le

l’édification d’une nouvelle société sur d’autres paradigmes.

monde.

Le Fun Palace incarne ce désir de renaissance sous le signe

Si nous comparons le Musée à croissance illimitée et le

du plaisir : plaisir d’apprendre, de s’émanciper, de se cultiver

Teshima Art Museum, nous constatons que l’idée de progrès

et de faire la fête ensemble. Cette machine éducative acces-

a radicalement changé. Près d’un siècle plus tard, le nouveau

sible à tous, véritable hétérotopie dans la ville, suspend la

« musée-manifeste », si on peut l’appeler ainsi, n’est plus une

perception du temps présent et nous propulse, en nous faisant

spirale ouverte pouvant accueillir à l’infini les œuvres les plus

perdre nos repères habituels, dans une sorte de gigantesque

significatives des cultures du monde dans l’espoir de conju-

« flipper » régi par des temporalités multiples.

rer la guerre, c’est une coquille pratiquement vide, sans autre

Cet élan dionysiaque se retrouve également chez Archigram,

objectif que de présenter les phénomènes naturels à l’épreuve

qui veut réinventer la ville et la nature. Ses projets iconoclastes,

du temps, et de faire prendre conscience de la fragilité de

qui d’ailleurs n’ont jamais été réalisés, visent une refondation

la Terre. Il ne réunit plus d’œuvres au sens classique du terme,

de la culture, reposent sur l’instantanéité et l’éphémère

il n’incarne plus une idée de croissance unificatrice, mais pro-

comme facteurs clés. La nature y est envisagée comme le

pose une simple mise en scène de la genèse qui n’est percepti-

lieu idéal de la transmission culturelle, à la place des écoles

ble que par la suspension du temps présent.

et des musées de la ville. L’« homme-ordinateur », présenté

Ce musée reflète un changement de paradigme fondé sur

dans Rokplug et Logplug comme une entité parfaitement

la prise de conscience que les traces et dégâts que nous

symbiotique, peut entrer en osmose avec la nature et le

avons laissés sur Terre au nom du progrès sont indélébiles et

monde grâce à une nouvelle mobilité rêvée où l’espace est

irréparables, qu’ils sont la cause de la crise écologique et

régi par le temps, vision incarnée par la figure de l’« abori-

climatique, et de lourdes conséquences sociales dont nous

gène électrique ».

ne mesurons pas encore l’ampleur. Face à cette angoisse,

Ryūe Nishizama et Rei Naito : Teshima Art Musuem

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Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, artiste : Rei Naito, œuvre : Matrix, 2010, photo : Ken’ichi Suzuki et plan de construction

incommensurable et paralysante, nous tentons de « suspen-

ce monde en crise, sans tomber dans une démesure démiur-

dre le temps ». Cette suspension, qui est une manière de

gique, mais sans non plus sombrer dans une attitude passive.

s’extraire de l’ici et maintenant, nous permet de prendre

Regarder, écouter, percevoir et prendre conscience pour

conscience de notre être au monde, tant individuellement

réparer le monde en crise, voilà ce que l’on peut considérer

que collectivement, et cette prise de conscience englobe

aujourd’hui comme l’objectif de réinitialisation d’une nou-

tout, humains, animaux, plantes et choses. L’archaïque, avec

velle culture entretenant une autre relation avec la nature.

lequel nous avons ouvert et conclu ce livre, génère ainsi des récits et des expériences primor-diales qui interrogent profondément le temps présent et l’avenir. Au-delà de la prise de conscience, l’archè – défini comme une source-ressource jaillissante (Chris Younès) – peut aussi servir d’outil puissant pour « réinitialiser » notre rapport au monde sur le chemin d’une « sobriété heureuse ». Car si nous nous contentons de l’introspection, le monde ne changera guère ! C’est dans cette dimension active et transformatrice qu’il faut comprendre les tendances archaïques aujourd’hui observables dans l’architecture et plus généralement dans l’esthétique – entendue dans son sens ontologique comme manière d’établir une relation spécifique au monde. Soyons donc conscients du rôle de l’architecte pour réenchanter

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Réenchanter le monde

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Notes

20 Le Corbusier, « 1939 Musée à Croissance

le champ de l’architecture à l’espace psychique

illimitée », in : Œuvre complète, vol. 4, p. 16.

procuré par la prise d’une pilule. Sa fameuse

21 Cf. Pascal Guillot, « Faire de l’Exposition de

phrase « Tout est architecture » comprend

1 Sigmund Freud, « Le refoulement », in :

1937 une occasion de révolution urbanistique :

aussi cette dimension psychique de la percep-

Métapsychologie, trad. Jean Laplanche et

Morizet et le rêve du « Grand Paris »,

tion spatiale.

J.-B. Pontalis, Gallimard coll. « Folio », Paris,

Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique,

30 J. C. R. Licklider, « Man-Computer Symbio-

1968, p. 47.

135 | 2017, 53- 69. https://journals.openedi-

sis », in : IRE Transactions on Human Factors in

2 Friedrich Nietzsche, Considérations

tion.org/chrhc/5904

Electronics, vol. HFE-1, pp. 4-11, mars 1960.

inactuelles, in : Œuvres complètes de Frédéric

22 Conférence d’Edmond Labbé, « Arts et

31 Ibid.

Nietzsche, traduit par Henri Albert, Mercure

Techniques dans la vie moderne », 1937. Cité

32 François Hartog, Régimes d’historicité,

de France, Paris, 1907, vol. 5, tome 1, p. 126.

d’après : Évelyne Cohen, Paris dans l’imaginaire

op.cit., p. 150.

3 Paul Otlet, Le Corbusier, Mundaneum,

national de l’entre-deux-guerres, éd. de la

33 Ibid.

Publication n° 128 de l’Union des Associations

Sorbonne, Paris, 1999, p. 134.

34 Ibid.

Internationales, Palais Mondial, Bruxelles, août

23 Amédée Ozenfant, « Notes d’un touriste à

35 Clement Attlee est leader du Parti travail-

1928, p. 2.

l’Exposition », in : Cahiers d’art, 1937, n° 8/10 :

liste de 1935 à 1955 et Premier ministre du

4 Ibid., p. 12. Dès avant le conflit mondial,

« Souvenirs de l’Exposition 1937 », pp. 241-247.

Royaume-Uni de 1945 à 1951.

diverses associations internationales ont

24 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, Œuvre

36 Cf. « The Terrible Challenge of Leisure »,

œuvré pour une unification du langage scien-

complète, sous la dir. de Max Bill, Les Éditions

in : New Statesman, n° 66, 23 août 1963, p. 1.

tifique et pour une accessibilité du savoir, avec

d’Architecture, Zurich, 1964, vol. 3 : 1934 –1938,

Cité d’après : Stanley Mathews, From Agit-Prop

pour objectif une paix universelle. Otlet était

p. 153.

to Free Space. The Architecture of Cedric Price,

lui-même actif dans plusieurs associations.

25 Le Corbusier et P. Jeanneret, « Des Canons,

Black Dog Publishing, Londres, 2006, p. 69.

5 Ibid., p. 13.

des munitions ? Merci ! Des logis s.v.p. », in :

37 Joan Litttlewood, esquisse du pamphlet

6 Ibid., pp. 7-8. (Souligné dans l’original)

Éd. de l’Architecture d’Aujourd’hui, Coll. de

pour le Fun Palace, 1964, archives Cedric Price,

7 Ibid., p. 10.

l’équipement de la civilisation machiniste,

CCA Montreal. Cité d’après : Mathews 2006,

8 Ibid.

Boulogne-sur-Seine, 1938, pp. 5, 8, 9.

p. 70. (Trad. F. Mortier)

9 Ibid., p. 32.

26 François Hartog, « Confinés, déconfinés,

38 Joan Litttlewood, notices, 18 février 1964,

10 Ibid., p. 30.

reconfinés : que faire de notre incertitude ? »

archives Cedric Price. Cité d’après : Mathews

11 Ibid., p. 36.

émission radio sur France culture : L’Invité(e)

2006, p. 70.

12 Ibid.

des Matins, modérateur : Guillaume Erner,

39 Joan Littlewood, Joan’s Book, The Auto-

13 Ibid., pp. 36-37.

28. 09.2020, https://www.radiofrance.fr/france-

biography of Joan Littlewood, Bloomsbury

14 Ibid., pp. 38-39.

culture/podcasts/l-invite-e-des-matins/confi-

Publishing, Londres, 2016, p. 62. (Trad. F. Mortier)

15 Dans les actuels musées royaux d’Art et

nes-deconfines-reconfines-que-faire-de-notre-i

40 Ibid. p. 446.

d’Histoire du parc du Cinquantenaire.

ncertitude-avec-francois-hartog-et-frederic-

41 Mathews 2006, p. 21 sq.

16 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « 1939

worms-5412638 (consulté le 20. 05. 2023)

42 Man, Machine and Motion, Institut of

Musée à Croissance illimitée (Plan établi pour

27 Ibid.

Contemporary Arts (ICA), Londres, 1955. Cité

la ville de Philippeville, Afrique du Nord) », in :

28 Hannah Arendt, Le Totalitarisme (1958), in :

d’après : Mathews 2006, p. 30.

Œuvre complète, sous la dir. de Willy Boesiger

« Des livres et les idées ! » n° 53, janvier 2010,

43 Ibid

et Oscar Stonorov, Les Éditions d’Architecture,

(condensé par Piero avec l’aimable autorisation

44 An Exhibit : Richard Hamilton, Victor

Zurich, 1966, vol. 4 : 1938–1946, pp. 16 - 21, ici

supposée de l’auteur et des éditeurs pour les

Pasmore, Lawrence Alloway, 13-24 août 1957,

p. 16.

éditions Quarto, Gallimard, Paris, 2002, p. 9.

ICA, Londres, 1957. Cité d’après : Mathews

17 Ibid.

29 Dans ce contexte pourrait être mentionné

2006, p. 31. (Trad. F. Mortier)

18 Cf. Arnaldo Bruschi à propos de Donato

le Cyborg (1960, cyberorganism), développé

45 John von Neumann, Computer and Brain,

Bramante, cité d’après : Paolo Amaldi,

pour la navigation spatiale, capable d’aug-

Yale University Press, New Haven, 1958,

Architecture, Profondeur, Mouvement, Infolio,

menter l’organisme humain grâce à la techno-

p. 70. (Trad. F. Mortier)

Genève, 2011, pp. 411.

logie et à la chimie. Avec sa « pilule

46 Ross Ashby, « Art and Communication

19 Cf. Paolo Portoghesi à propos de Francesco

d’architecture » intitulée Non-physical environ-

Theory », conférence au ICA, Londres, le 7 avril

Borromini, cité d’après : Amaldi 2011, p. 411.

ment (Environnement non-physique, 1967),

1960, ICA archives., cité d’après Mathews

(Souligné dans l’original)

Hans Hollein aborde cette dimension en ouvrant

2006, p. 31.

Notes pages 135 -151

165

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 166

47 Ibid., cité d’après Mathews 2006, p. 74.

69 Ibid.

48 Gordon Pask, « An approach to Cyberne-

70 Ibid., avec une légère modification de la

tics », Harper Brothers, New York, 1961, p. 11,

traduction.

cité d’après : Mathews 2006, p. 75.

71 Peter Greene, annotation sur la coupe

49 Gordon Pask, « The Architectural Relevance

Rokplug, Logplug, 22. 09.1969.

of Cybernetics », cité d’après : Mathews 2006,

72 Greene, in : Guiheux 1994, p. 147.

p. 75.

73 Ibid.

50 Karl R. Popper, The Open Universe: An

74 Ibid.

Argument for Indeterminism (1956), Routledge,

75 Cook 1999, p. 110 (souligné dans l’original).

Londres, New York, 1988, p. 7, chap. « Clock

Le poème « It’s all watched over » de Richard

and Clouds », pp. 18 -19.

Brautigan, écrit en 1967, est tiré du recueil

51 Ibid.

Machines of Loving Grace.

52 Joan Littlewood, notes, 1964, cité d’après

76 Greene, in Archigram 1994, p. 169.

Mathews 2006, p. 69.

77 Greene, in : Cook 1999, p. 118. (Trad. F.

53 Gordon Pask, Cybernetics Committee’s

Mortier)

introductory document, circulation list, and

78 Ibid.

basic plans for Fun Palace Project, vers 1963–

79 Ibid., p. 119. (architecture ambulante)

1965. (Trad. F. Mortier) Source : Archive CCA,

80 Noi Sawaragi, critique d’art, in :

Projet : Fun Palace Project, 1961–1985, surtout

« Naoshima Note », juin 2010.

1961–1974.

81 Edmund Husserl, Leçons pour une phéno-

54 Ibid. (Souligné dans l’original)

ménologie de la conscience intime du temps

55 Ibid.

(Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren

56 Cedric Price, vers 1963, archives CCA. cf.

Zeitbewusstseins, 1928), trad. Henri Dussort,

Mathews, p. 73.

préf. Gérard Granel, PUF, coll. « Épiméthée »,

57 Cedric Price, Memorandum, 1964, archives

1994, 4e éd. (1re éd. 1964), p. 36.

CCA, cité d’après Mathews 2006, p. 73.

82 Edmund Husserl, Idées directrices pour

58 Cedric Price, debut 1963, archives CCA,

une phénoménologie pure et une philosophie

cité d’après Mathews 2006, p. 73.

phénoménologique, trad. Jean-François

59 Mathews 2006, p. 92.

Lavigne, Gallimard, Paris, 2018, § 41 « Le

60 Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg :

contenu réel de la perception et son objet

La genèse de l’homme typographique, trad.

transcendant », p. 122.

Jean Paré, CNRS éd., coll. « Biblis », Paris,

83 Ibid., § 39 « Conscience et effectivité

2017, pp. 74, 75. (Souligné dans l’original)

naturelle. La conception de l’homme "naïf" »,

61 Ibid., p. 291. (Modification de la traduction

p. 116.

par F. Mortier, plus proche de l’original)

84 Sawaragi 2010.

62 Ibid., p. 73.

85 Ibid.

63 Alain Guiheux, « Fast histoire », in : Archigram,

86 Rei Nato dans un entretien avec

Catalogue d’exposition, Centre Georges

Judith Benhamou-Huet, mis en ligne le

Pompidou, commissaire Alain Guilheux,

29. 01.2017, https://www.youtube.com/

29.06-29.08.1994, Paris, 1994, 9 -12, ici p. 10.

watch?v=MVQbAGTe7E0 (consulté le

64 David Greene, « Carnet du jardinier : Projet

20. 05. 2023)

Lawun 1. Une boterie expérimentale, 1969 »,

87 Ibid.

in : Archigram 1994, p. 168.

88 Ibid.

65 Ibid., p. 167. 66 Ibid. 67 Ibid. 68 Greene, in : Guiheux, Archigram 1994, p. 147.

166

Notes pages 151-162

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 167

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Giorgio de Chirico, Le mauvais génie d’un roi, 1914/1915, huile sur toile

168

Conclusion et ouverture

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 169

Conclusion et ouverture La traversée de l’histoire de l’architecture, abordée sous l’angle de la crise, nous a montré que la réaction des architectes, quelle qu’elle soit, dessine toujours un nouveau rapport spatio-temporel au monde. Dans les situations de perte de repères, les architectes cherchent à maîtriser à nouveau le temps et l’espace, en les séquençant et en les recomposant autrement. Rappelons que le mot « temps » désigne aussi une « division du temps », et que « temps » et « temple », qui dérivent de la même racine étymologique (tempus et templum), indiquent un découpage, une façon de « séparer du monde naturel un espace et un moment, par un procédé de sacralisation1 ». Les architectes découpent donc avec leurs « sceptres » le temps et l’espace, et nous projettent dans un autre espace-temps ; ils créent des sortes de « temples », dotés de leur propre spatialité, temporalité et raison d’être, et nous permettent en définitive d’entrer en résonance avec le monde, c’est-à-dire d’évoluer, de nous émanciper, de vivre dignement ensemble et d’agir. Ils proposent des fictions spatio-temporelles, des contre-mondes et des contre-temps, ouvrant ainsi de nouveaux horizons. En analysant l’esthétique et les écrits des architectes en temps

L’histoire de l’architecture en temps de crise montre à quel point l’espoir dans le progrès, la croissance ou la technique a pu évoluer, et parfois radicalement. D’autres valeurs émergent alors, notamment celles d’une société plus égalitaire, plus résonante et plus étroitement liée à la nature. Les quatre figures que nous avons définies pour structurer notre analyse sont des outils de contraction et de dilatation de l’espace-temps ; elles représentent chacune un mode d’action spécifique mis en œuvre par le projet architectural. Les exemples présentés illustrent les mécanismes de ces opérations spatio-temporelles, ils constituent un spectre des modes d’actions esthétiques et des possibilités de réagir, d’agir et de faire des projets en temps de crise. Car il n’y a pas une seule action ou une seule réponse esthétique possible. Il ne peut y avoir de doctrine universelle. Il existe au contraire un large éventail de possibles – ce qui encourage en fin de compte chaque architecte à agir selon ses propres dispositions. Résumons le contenu des quatre figures pour saisir les différentes stratégies d’action adoptées par les architectes qui manipulent – comme les horloges trompeuses de de Chirico – le temps présent pour mieux s’en extraire, et nous propulser vers un avenir meilleur.

de crise, nous nous sommes concentrés sur leurs motivations (émotionnelles) et leurs objectifs, sur leur rapport au progrès

Archaïsme

et à la technique, et sur la manière dont ils ont participé à la création de nouvelles valeurs. Plus particulièrement, nous

L’« horloge » de l’archaïsme est bien étrange : elle effectue

avons mesuré leurs interventions sur le plan spatio-temporel

un saut en arrière, nous confronte à un temps antérieur ou

et leurs expressions esthétiques, ainsi que le rôle essentiel

primitif, qui nous met en même temps face à l’avenir. L’ar-

qu’y tenait le rituel, en accordant une attention particulière

chaïque est à comprendre dans cette dynamique double, à

à la pertinence sociétale de leurs idées.

la fois rétrospective et prospective. Regarder en arrière nous

Ainsi, nous avons pu constater que les projets qui naissent

permet de mettre fondamentalement en question le présent,

d’un élan puissant dans ces moments de basculement, souvent

car tout est remis à zéro. Ce n’est qu’au moment où le temps

en situation de hâte et d’urgence, de privation, d’angoisse

est en suspens que la pendule retrouve sa pulsation, mais

ou de choc, subissent une réduction radicale, aussi bien

cette fois à son propre rythme. Ce décalage par rapport au

matérielle que formelle. L’iconicité manifeste de ces projets

temps, ralenti ou accéléré, nous extrait du présent pour imagi-

montre que les crises ontologiques font naître des projets

ner un nouveau rapport au monde.

forts, qui questionnent radicalement notre rapport au monde

Par le recours à l’archaïque et au saut dans l’espace-temps

et qui énoncent souvent un changement de paradigme. Les

qu’il implique, les architectes cherchent à changer le temps

architectes créent ainsi de nouveaux récits, en convoquant

présent, convoquant à la fois l’arché, « le début ou le principe

d’autres époques, en imaginant d’autres modes de vie et

premier du monde », et l’archétype, le « modèle primitif »,

sociabilités, en esquissant d’autres finalités, et en véhiculant

comme principe formel, dans le but d’ouvrir un nouvel avenir.

de nouveaux messages symboliques.

Ces opérations spatio-temporelles introduisent des dynamiques

Notes : page 176

169

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 170

inversées, comme en témoignent le retour des décors égyp-

Schütte-Lihotzky, Hannes Meyer et Bruno Taut adaptent la

tiens après la Révolution française ou encore le Temple à la

cité-jardin de Howard, très généreuse en termes d’espace,

Liberté de Durand et sa nouvelle grammaire matricielle ;

aux conditions de crise de cette époque en réduisant

comme en témoignent également l’Architecture sans archi-

l’espace de vie au strict minimum. Réduction impliquant

tectes et la réactivation des usages naturels par Bernard

renoncement, la sublimation prend le relais pour élever cette

Rudofsky, nostalgique d’une culture brisée par le fascisme,

nouvelle vie agraire vers des sphères « plus élevées », celles

ou le manifeste Architecture absolue et les imaginaires ar-

où la communauté, l’auto-organisation, l’art, l’esthétique et

chaïques fortement ritualisés d’Hans Hollein, qui en pleine

la culture jouent un rôle crucial. Dans tous ces exemples,

reconstruction fonctionnaliste d’après-guerre convoque des

cette double mécanique de réduction-sublimation, bien

temples aztèques et des fusées spatiales ; comme en témoigne

qu’exprimée chaque fois de manière différente, voit advenir

enfin le restaurant en forme de grotte artificielle délibérément

la création d’une « forme forte » qui génère de nouveaux

élémentaire de Junya Ishigami, qui sacralise la nature, pro-

lieux de collectivité afin de favoriser l’esprit de communauté

fondément menacée aujourd’hui. Tous ces projets pourraient

et de coopération. Howard conçoit une ville circulaire, où

être considérés comme des formes d’insurrection contre un

chaque anneau a sa propre caractéristique programmatique

monde en crise avec lequel il serait impossible d’entrer en

et spatiale, Taut accentue ce principe par « une couronne

résonance. Les architectes conçoivent alors pour leurs œuvres

pour la ville », véritable cœur de la communauté humaine.

de nouveaux langages et de nouvelles esthétiques, afin de

Ses palais de cristal « donnent une tête » au « tronc » de la

se réapproprier le monde ; car le langage est la condition

ville diffuse, produisent des espaces finis et confinés, et

même pour penser un monde.

rayonnent symboliquement jusqu’aux étoiles. Meyer met

Le saut dans l’espace-temps, que permet le recours à l’arché-

l’accent sur le collectif dans sa Siedlung Freidorf, où l’obélisque

type, introduit une nouvelle temporalité et instaure aussi un

emblématique de sa fontaine marque symboliquement le lieu

autre rapport à l’avenir. La préforme vide de l’archétype

dédié au communautaire. Par ces stratégies architecturales et

ouvre alors un espace imaginaire pour penser un « contre-

paysagères, tous auront cherché à combattre l’informe et

monde » : le présent est suspendu, et se replonger dans une

l’infini inquiétants de la ville industrielle et capitaliste. En

époque lointaine est la condition d’apparition d’une nouvelle

créant un nouveau « cosmos », dédié au collectif et réunissant

vision d’avenir. Hollein le dit bien : « L’architecture d’aujourd’hui

toutes les facettes de la vie (travailler, habiter, se cultiver,

n’existe pas encore ! » Dans ces moments de suspension,

débattre, etc.), l’agir ensemble devient le principal vecteur

même le présent reste encore à définir.

d’une autre conception du progrès. Forme forte, réduction-sublimation et décélération sont con-

Retour à la terre

sidérées comme les opérateurs principaux de la construction de ce « monde nouveau », où ville et nature ne font qu’un.

L’horloge du « retour à la terre » ralentit le temps afin de créer

C’est une posture réactive (qui réagit à la crise économique,

un mode de vie plus sain, plus autonome, plus collectif, plus

sociale et sanitaire) avec une vision fortement prospective,

humain, et plus en contact avec la nature fertile. L’expression

portée par le désir de créer un monde meilleur.

par excellence de ce désir est la cité-jardin, créatrice, en dehors des villes, de nouveaux « temples » sociétaux dotés de

Création par destruction

leur propre organisation du temps et de l’espace. Selon le

170

modèle d’Ebenezer Howard, de telles cités-jardins sont inter-

L’horloge de la « création par destruction », soumise aux

connectées et forment un vaste réseau reposant sur une éco-

pulsions destructrices, accélère le temps et nous propulse

nomie parallèle circulaire et coopérative ; elles sont auto-

violemment vers un avenir sans repères. L’obsession futuriste

organisées et créent un nucleus sociétal, extensible à l’échelle

prédomine sur le passé et le présent, et s’incarne dans des

régionale, nationale, voire internationale.

fictions étincelantes et pleines de vagues promesses d’effa-

Après la Première Guerre mondiale, Adolf Loos, Margarete

cement de tout ce que le temps long de l’histoire a vu se

Conclusion et ouverture

Notes : page 176

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 171

construire. « Le désir de destruction, de changement, de de-

Schumpeter) qui domine le monde, suivie d’une réorientation

venir peut être l’expression de la force surabondante, grosse

des innovations technologiques vers la survie de la planète.

de l’avenir2 », constatait Nietzsche à la fin du XIXe siècle,

Dans cette lignée, Bjarke Ingels rêve d’un plan directeur

pressentant peut-être ce qui adviendrait bientôt et prendrait

régissant le monde entier, la « Masterplanet », non sans envi-

des proportions terribles.

sager une possible extension à d’autres planètes quand la

La « création par destruction » est une figure iconique du fait

Terre ne sera plus habitable.

de sa violence inhérente, jugée nécessaire pour effectuer un

Ces quatre projets, conçus à différentes époques (généralement

changement radical, en général sous forme de tabula rasa.

à une génération d’intervalle), nous ont montré comment, en

Portés par une vision accélérationniste, progressiste ou en-

temps de crise, les architectes ont employé le mode de la

tropique, les architectes de la « création par destruction »

destruction et sa sublimation par le biais de l’esthétique pour

manipulent et redécoupent le temps et l’espace en commen-

établir de nouvelles valeurs et de nouveaux symboles. Leur

çant par détruire l’ancien, condition pour créer du nouveau.

posture spatio-temporelle véhicule différents messages sur

Ce redécoupage spatio-temporel génère une esthétique

le progrès, la technologie et la société, parfois opposés, mais

particulière où le rituel joue un rôle clé. Certaines des actions

tous cherchent à renverser l’histoire pour refaire le monde –

reposent sur le mode dionysiaque, d’autres instaurent un rituel

à l’exception de Matta-Clark, qui voit d’un œil critique ce pro-

(dont le principe de table rase et de réordonnancement fait

cessus de renouveau. Cette posture, fondée sur la destruction

partie), d’autres encore jouent sur la dimension apocalyptique,

comme principe fondateur, doit être considérée avec circon-

mais toutes ont en commun de rompre radicalement avec le

spection, car elle bascule vite de l’utopie à la dystopie, avec

monde qui les entoure.

des effets dévastateurs pour les humains et l’environnement.

On trouve une version proactive de cette pulsion destructrice avant la Première Guerre mondiale dans les textes explosifs

Réenchanter le monde

des futuristes, où Filippo Tommaso Marinetti, fasciné par la technique, la machine et la modernité, aspire à supprimer le

L’horloge de « Réenchanter le monde », figure optimiste

temps, l’espace et l’histoire, qu’il considère comme révolus

reposant sur le refoulement de la crise et sur Éros (les pulsions

et statiques (« Le Temps et l’Espace sont morts hier  »). Les

de vie réunificatrices), nous projette dans un avenir qui promet

mots de Le Corbusier témoignent également d’une profonde

d’être heureux. La complexité de cette figure réside dans une

fascination pour la machine et la technique, qu’il esthétise et

double opération temporelle, d’abord une suspension du

sacralise comme Marinetti, tout en se distanciant du futurisme.

temps permettant de s’extraire de l’ici et maintenant puis une

Son temps à lui est celui de l’accélération, son « temple » est

projection dans un futur meilleur. La mise à distance suspend

la Ville Radieuse. De manière proactive, il cherche à accélérer

le temps ; hors-temps et hors-espace, on parvient à se projeter

le temps pour propulser l’homme nouveau motorisé dans un

dans un état d’après-crise que l’on cherche à enchanter.

avenir « radieux », le sortir de la crise (le chaos urbain et social),

Ce désir de réenchanter le monde se manifeste dans le projet

avec pour levier la destruction. En opposition au fonctionnalisme

du Mundaneum avec le Musée Mondial, porté par Paul Otlet,

et à ses effets dévastateurs sur les centres-villes, qui subis-

qui veut contribuer, après la Première Guerre mondiale, à

saient de plein fouet le principe de la table rase, Matta-Clark

l’établissement de la paix universelle à travers un projet culturel

écrit avec Anarchitecture un contre-manifeste répondant à

unificateur. Conçu par Le Corbusier, le Musée à croissance

Vers une Architecture (Towards an architecture). Comprenons

illimitée qui en résulte adopte une posture optimiste à l’égard

sa devise « COMPLETION THROUGH COLLAPSE » comme

de la croissance et du progrès, malgré les crises économiques,

une posture esthétique mettant brusquement à nu la fragilité

sociales et politiques de l’entre-deux-guerres, mais ses visions

intérieure et l’histoire vécue d’édifices voués à la destruction.

s’effondrent avec la Seconde Guerre mondiale. Toutes les

De nos jours, certains partisans de l’accélérationnisme voient

valeurs en vigueur – progrès, morale, culture et technique –

comme seule issue à la crise climatique une accélération

sont alors radicalement remises en cause. La guerre passée,

forcée de la dynamique de « destruction créatrice » (Joseph

il faut construire un « monde nouveau » à partir de nouveaux

3

Notes : page 176

171

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 172

paradigmes. La quête de réenchantement du monde resurgit

suspendu, à l’instar des tableaux métaphysiques de de Chirico,

avec le Fun Palace de Joan Littlewood et Cedric Price, dédié

où l’heure indiquée par l’horloge ne coïncide pas avec

à l’éducation, à l’émancipation et à la fête collective. Dans ce

l’heure marquée par les ombres. Ce décalage surréaliste

temple dionysiaque du perpétuel mouvement, l’homme et la

entre le temps affiché et le temps perçu a un effet déstabilisant

machine célèbrent une nouvelle forme d’union, qui se veut

et produit un certain flottement. Les architectes aussi font

symbiotique grâce à l’avènement de la cybernétique. Cette

naître ce type de décalage quand ils créent des récits d’autres

fascination pour les technologies numériques naissantes se

mondes, hors du temps et hors de l’espace réels, pour

manifeste également dans les projets utopiques d’Archigram,

s’échapper d’une crise ontologique qui paralyse l’action.

qui rêve d’une réorganisation du monde où l’« homme-ordi-

Nous sommes saisis par cet état de suspens ; nous nous lais-

nateur » rejoindrait l’archaïque (Rokplug et Logplug), dans

sons volontiers entraîner dans ces récits, ouverts sur de nou-

une osmose primitive avec la nature. L’archaïque revient sous

velles perspectives réelles ou imaginaires, opérationnelles ou

une forme différente dans le musée de Teshima de Nishizawa

visionnaires. Entre réalité et rêve, engagement et évasion,

et de l’artiste Rei Naito, qui hisse les phénomènes enchanteurs

ces réalisations ou imaginaires démontrent qu’un projet et

de la nature au cœur de l’œuvre d’art. Culture, technique et

son récit peut effectivement modifier les attentes qu’on pourrait

progrès disparaissent au profit d’une prise de conscience du

avoir vis-à-vis de l’avenir.

temps comme unique source créatrice. Ce retour à l’essentiel donne naissance à des expériences

Objets agissants

primordiales qui interrogent radicalement le présent et l’avenir.

Par leur caractère iconoclaste, ces projets à « contretemps »

Dans ce chapitre, nous sommes passés du concept de crois-

ont aussi un « effet retour » sur la société : en induisant une

sance infinie, responsable de la crise écologique, à une posture

dynamique opposée, ils interrogent l’espace du « monde

délibérément archaïque qui, en opposition à la culture, se

réel » en agissant sur le facteur temps. On peut donc les con-

fonde sur la foi en la nature. Ces exemples reflètent tous un

sidérer comme des « horloges truquées », qui contractent ou

élan proactif et optimiste soutenu par une pulsion de vie

dilatent l’espace-temps. Ce sont des objets qui mettent le

réunificatrice. Ils tentent de surmonter la crise en réenchan-

temps « réel » en crise, à l’image du tableau de Dalí de 1931,

tant le monde.

La persistance de la mémoire : quatre montres molles, fondues, indiquant chacune une heure différente, objets fantasmagori-

Concevoir des « contretemps » et des « contreespaces »

ques qui disloquent et mettent en suspens l’espace-temps, qui diffractent la vision du temps réel. Elles offrent même une vision « psychotique » du monde, la distorsion perceptive

Les exemples présentés dans ce livre adoptent différentes

étant, selon Freud, un mécanisme de défense contre l’angoisse.

stratégies esthétiques pour créer des contre-dynamiques en

L’événement réel (la crise historique) sert donc de déclen-

temps de crise. L’introduction de « contretemps » et de

cheur, il suscite d’abord des émotions fortes, qui nous forcent

« contre-espaces » semble essentielle pour sortir des trajectoires

à penser, puis nous mettent en mouvement ; on se plonge

engagées, ce sont les prémisses d’un avenir qui sera – par la

dans la crise et on se sert d’elle pour créer des « objets agis-

force des choses – radicalement différent. Le contretemps est

sants », qui à leur tour mettent la réalité en crise. Ces objets

un « événement, une circonstance qui s’oppose à ce que l’on

agissants sont à la fois des révélateurs et des catalyseurs de

attendait. Un fâcheux contretemps », selon Le Robert ; en

crise. On pourrait les assimiler à ce que José Saramago appelle

musique c’est l’« action d’attaquer un son sur un temps faible »

des quasi-objets, révolutionnaires, dotés de conscience et

suivie d’un bref silence. Et si ce « fâcheux contretemps »,

d’intentionnalité, pouvant agir sur le monde et s’affranchir

cette attaque « sur un temps faible », offrait l’opportunité

d’une existence anthropocentrée. À propos du travail de

d’engager à ce bref instant de suspension une bifurcation

l’écrivain, José Saramago constate avec pertinence : « On ne

4

172

pour initier une transition, une réinitialisation ?

peut pas ne pas être réaliste, […] mais parfois on peut rendre

Dans ces moments de basculement, le temps est comme

la réalité plus réelle et introduire dans le fantastique la présence

Conclusion et ouverture

Notes : page 176

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du réel5. » Pour Michel Serres, dans Genèse (1982), le quasi-

catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines […]12. »

objet est un objet relationnel qui crée des liens entre l’objet

Dans Tristes Tropiques (1955), Claude Lévi-Strauss voit lui

et les personnes, c’est un « quasi-nous6 ». Reprenant cette

aussi une dynamique qui va vers le déclin : « Le monde a

notion dans Nous n’avons jamais été modernes (1991), Bruno

commencé sans l’homme et s’achèvera sans lui », écrit-il,

Latour les considère comme des objets de subjectivité parfai-

sceptique face aux changements irréversibles induits par

tement hybrides, à la fois humains et non-humains, entre cul-

l’homme sur Terre : « Il apparaît lui-même comme une ma-

ture et nature : « Réels comme la nature, narrés comme

chine […], travaillant à la désagrégation d’un ordre originel

le discours, collectifs comme la société, existentiels comme

et précipitant une matière puissamment organisée vers une

l’être . » Ils tracent et organisent des réseaux, « ils sont collectifs

inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. 

puisqu’ils nous attachent les uns aux autres […]. Ils sont insta-

Depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu’à

bles et risqués, existentiels et porteurs d’être9 ». Filipe Pais a

l’invention des engins atomiques et thermonucléaires,

7

8

forgé par la suite la notion de super-objets, qui, par leur exis-

[…], l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier

tence, peuvent agir sur leur environnement. Lui et son groupe

des milliards de structures pour les réduire à un état où elles

GOR (Groupe des Objets Révolutionnaires) les considèrent

ne sont plus susceptibles d’intégration. » Ainsi, conclut-il,

comme des objets révolutionnaires, « qui ne désignent pas

« plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire "entropologie", le

"la nouveauté", mais plutôt l’action politique radicale ». Ces

nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations

objets « bouleversent les principes établis et se battent pour

les plus hautes ce processus de désintégration13. » Une dyna-

changer les valeurs de notre société10 ». Plus que de simples

mique qui, depuis, n’a cessé d’être ravageuse.

objets, ils ont la faculté d’agir en produisant un effet qui va

« Aujourd’hui, l’avenir s’est obscurci et un temps inédit a

au-delà d’une opération abstraite et psychique, « agir  »

surgi, vite désigné comme l’Anthropocène, […] où c’est

donc dans le sens politique, collectif et transformatif.

l’espèce humaine qui est devenue la force principale : une

Bien que nos objets architecturaux soient le produit d’intentions

force géologique14 », constate François Hartog avant de se

humaines, cette notion hybride du quasi-objet nous intéresse,

demander : « Que deviennent […] les anciennes façons de

car transposée à l’architecture, elle ouvre une dimension sen-

saisir Chronos, quelles nouvelles stratégies faudrait-il formuler

sible, relationnelle, collective et politique, inhérente à l’objet

pour faire face à ce futur incommensurable et menaçant, alors

même, qui devient « agissant » sur la psyché et la société, en

même que nous nous trouvons encore plus ou moins enserrés

questionnant et en transformant notre être-au-monde.

dans le temps évanescent et contraignant de ce que j’ai appelé

11

le présentisme ?15 », c’est-à-dire le fait de vivre essentiellement

Progrès – quel progrès ?

dans un présent omnipotent, sans perspective historique ni

La conception traditionnelle du progrès est foncièrement

longue durée dans la façon dont nous envisageons notre rap-

remise en cause à l’heure actuelle. Dans la course effrénée

port au monde et notre rapport aux autres, une longue durée

entre progrès et morale, le progrès, n’en déplaise à Kant, a

qui n’est pas préemptée par cette perspective du Progrès,

finalement triomphé, avec toutes les conséquences que cela

avec une grande majuscule. C’est une longue durée qui est à

implique pour l’équilibre écologique de la Terre et de ses

construire presque chaque matin16. »

habitants.

Dans ce même souci de réintroduire la longue durée, Bruno

Bien plus sceptique que Kant sur la puissance de la morale,

Latour nous invite à questionner en profondeur la production

Walter Benjamin, dans l’entre-deux-guerres, évoque l’Ange

de biens de consommation au regard de la protection de

de l’Histoire tentant de freiner la tempête d’un progrès qui

l’environnement, de plus en plus dévasté au nom du progrès

vision du futur. Hartog propose alors de « réintroduire la

l’emporte irrésistiblement vers l’avenir et cherchant, en vain,

– qui lui aussi reste à redéfinir : « Après cent ans de socialisme

à reconstruire les ruines laissées sur le chemin de l’histoire.

limité à la seule redistribution des bienfaits de l’économie, il

L’image n’a rien perdu de son actualité : « Là où nous apparaît

serait peut-être temps d’inventer un socialisme qui conteste

une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique

la production elle-même. C’est que l’injustice ne se limite pas

Notes : page 176

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à la seule redistribution des fruits du progrès, mais à la façon

Pour ne pas sombrer dans le nihilisme face aux crises à venir,

même de faire fructifier la planète. Ce qui ne veut pas dire

portons un regard analytique et critique sur ces exemples

décroître ou vivre d’amour ou d’eau fraîche, mais apprendre

historiques et contemporains, mais surtout continuons à

à sélectionner chaque segment de ce fameux système pré-

développer, de manière créative, de nouvelles stratégies qui

tendument irréversible, à mettre en cause chacune des con-

proposent des alternatives aux dynamiques en cours. Dans

nections soi-disant indispensables, et à éprouver de proche

l’ambition d’imaginer une nouvelle relation avec le monde

en proche ce qui est désirable et ce qui a cessé de l’être . »

qui ne cesse de se transformer à une vitesse incommensurable,

La dimension suspensive de la crise, qui lui inspire ces pensées

le rapport entre l’espace et le temps doit être repensé en

en plein confinement dû au Covid-19, incite à la réflexion et

profondeur. La dynamique qui jusqu’ici régissait le monde, la

peut être l’élément déclencheur d’un réajustement. Rappe-

tempête du progrès, pour reprendre la formule de l’Ange de

lons que le sens premier de krisis est « jugement », « l’action

l’Histoire de Walter Benjamin, n’a cessé de nous entraîner

ou la faculté de distinguer », de séparer les choses, de prendre

vers un avenir qui risque de tourner à la catastrophe. Nous

une décision.

ne pouvons rester passifs face à ce processus d’accélération

17

à la dynamique destructrice. Il est urgent de réfléchir à l’ordre Prendre de la hauteur et atterrir

du temps et aux temporalités qui déterminent le cours des

Prendre de la hauteur, faire un pas de côté (comme l’Ange

choses, afin de développer des contre-dynamiques plus rési-

de Benjamin) est alors essentiel pour percevoir ce processus

lientes, plus inclusives, et d’explorer des manières d’entrer

dévastateur. C’est à cette condition que peuvent s’inventer

davantage en résonance avec le monde.

des imaginaires et, face aux visions pessimistes, se construire des « mondes nouveaux » – comme le font les archanges de

Par cet ouvrage, j’aimerais contribuer à l’émergence de nou-

Paul Scheerbart lors du ralentissement apocalyptique de la

velles idées, de nouveaux projets, modèles et fictions, car

Terre en déballant de leurs besaces de nouvelles architectures

« la fin de toutes choses » n’est sûrement pas pour demain !

étincelantes. La première étape consiste donc à prendre du

Au lieu de paniquer ou de sombrer dans le nihilisme, Pierre-

recul pour voir et rendre visible ; la suivante consiste à observer

Henri Castel nous invite à cueillir le temps présent et le proche

attentivement les dynamiques en cours afin de décider ce qui

avenir. Rappelons sa pertinente devise : « Si nous voulons

« est désirable et ce qui a cessé de l’être » ; et la dernière, la

être heureux, nous avons peu de temps. C’est une manière

plus difficile de toutes (pensons à la tragédie grecque où

de présenter demain ou après-demain comme la seule occasion

toute tentative d’agir avec justesse échoue), consiste à saisir

de réaliser ce que nous avons à cœur19. » Nous avons besoin

le kairos au bon moment, au seul moment possible, selon la

de visions, mais de visions pour l’action. Quand le temps

mythologie grecque, si l’on veut introduire des contre-dyna-

suspend son vol, ou comme le dit Bruno Latour en plein con-

miques quand il en est encore temps. C’est là que la puis-

finement, quand « tout est arrêté, tout peut être remis en

sance de l’instant opportun prend toute son ampleur, et que

cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou

la compréhension du trio indissociable Chronos, Kairos,

au contraire accéléré20 ». C’est aux fins de questionner radica-

Krisis , révélé par Hartog, devient cruciale. Car ce n’est

lement ce « fameux système prétendument irréversible » et de

qu’en comprenant l’action comme une occasion propice iné-

sélectionner attentivement ce qui est « désirable et ce qui

dite et unique qu’il est possible – après avoir exploré le contre-

a cessé de l’être21 » que nous pouvons forger les meilleurs

temps comme stratégie d’opposition – de se réinsérer dans

récits pour l’avenir des espaces bâtis.

le chronos, le temps présent. Après le détour du contre-

Dans ce défi contemporain inédit, l’architecture et l’urbanisme

temps et le décalage nécessaire pour penser et agir qu’il per-

ont un rôle majeur à jouer, puisqu’il s’agit de repenser l’utili-

met, il est essentiel « d’atterrir » (pour emprunter à Bruno

sation, la provenance, mais aussi le réemploi des ressources

Latour le titre de son livre Où atterrir ?) dans ce temps-ci et

et des matériaux, les modes de construction ; réinventer un

dans ce monde-ci (puisqu’il n’y en pas d’autre), si l’on veut

langage architectural à partir de ressources locales, bio- et

donner à l’action une puissance transformatrice.

géo-sourcées ; reconsidérer la question du droit foncier, notre

18

174

Conclusion et ouverture

Notes : page 176

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manière de vivre, le rapport à la collectivité, l’agencement des espaces individuels et collectifs ; considérer les différents flux d’énergies et de matières dans une interdépendance intrinsèque et dans une perspective post-carbone ; réorganiser les liens ville- « campagne » ; introduire des contre-dynamiques pour décélérer le processus de métropolisation exponentiel ; remettre radicalement en question notre rapport à la nature, au paysage et à l’environnement et, pour ce faire, reconsidérer la relation de l’homme avec les autres êtres vivants – humains et non-humains ; favoriser l’émergence d’un sentiment de résonance au sens holistique le plus large. L’architecte aurait alors pour tâche de réparer les ruines laissées par de la tempête du progrès, et de réorienter ce dernier vers d’autres horizons. En tentant, une fois de plus, de définir ce qu’est le progrès, une autre forme de progrès.

175

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Notes

176

nous définissent par leur circulation même. Ils

18 Hartog 2020, pp. 22-27.

sont discursifs pourtant, narrés, historiques,

19 Pierre-Henri Castel, « Pollution, inondations,

passionnés, et peuplés d’actants aux formes

contaminations : comment vivre avec la peur ?,

1 Catherine Malabou, Le temps, Notions

autonomes. Ils sont instables et risqués, exis-

émission radio sur France culture : L’Invité(e)

philosophiques, collection dir. par Laurence

tentiels et porteurs d’être. »

des Matins, modérateur : Guillaume Erner,

Hansen-Løve, Hatier, Paris, 1996, pp. 7- 8.

10 Filipe Pais, Julie Brugier, Olivain Porry,

28.10. 2019 :

2 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir (1882), in :

Manifeste du GOR (Groupe des objets révolu-

https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-

Œuvres complètes, trad. Henri Albert, éd.

tionnaires), point 1, in : Filipe Pais, « Le retour

des-matins/pollution-inondations-contaminati-

Société du Mercure de France, Paris, 1901,

des objets, quasi-objets et super-objets »,

ons-comment-vivre-avec-la-peur (consulté le

§ 370, p. 364.

conférence, cycle « Quasi Objets/Objecto

03. 01.2023)

3 F. T. Marinetti, « Manifeste du Futurisme »,

Quase » du 20 mars 2018 à la Fondation

20 Latour 2020.

in : Le Figaro, Paris, 1909, point n° 8 :

Calouste Gulbenkian de Paris, consultable

21 Ibid.

« […] Nous vivons déjà dans l’absolu, puisque

sur : Academia, https://academia.edu/re-

nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omni-

source/work/40197907 (consulté le 14.04.2023).

présente. »

Ils donnent comme exemple des objets aban-

4 Dictionnaire Le Robert, « contretemps »,

donnés dans la rue, révélateurs d’excès et

https://dictionnaire.lerobert.com/ (consulté le

d’obsolescence préprogrammée.

30. 03.2023)

11 « Agir » dans le sens de Bergson, qui a

5 Rencontre avec José Saramago : « Les

souligné que « la spéculation est un luxe

romanciers font une sorte d’inventaire », in:

tandis que l’action est une nécessité », Henri

Le Monde, 11.11.1988.

Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Paris,

6 Cf. Michel Serres, Genèse, Grasset, Paris,

Presses universitaires de France, 1998, p. 35.

1982, p. 198.

12 Walter Benjamin, « Sur le concept d’his-

7 Cf : Michel Serres, Bruno Latour, Éclaircisse-

toire » (1940), in : Œuvres III, trad. Maurice de

ments : cinq entretiens avec Bruno Latour,

Gandillac, revu par Pierre Rusch, Gallimard,

Flammarion, Paris, 1992, p. 160. Serres donne

coll. Folio Essais, Paris, 2000, (427- 444),

l’exemple d’une balle : « Comme un quasi-

chap. IX, p. 434.

objet, la balle est le vrai sujet du jeu ; elle

13 Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques,

fonctionne comme un traceur de relations

Plon, Paris, 1955, « Visite au Kyong », pp. 468-

dans le collectif fluctuant autour d’elle. La

480, ici : 478- 479.

même analyse vaudrait pour l’individu. » Ces

14 François Hartog, Chronos - L’Occident aux

types d’objets « ne sont ni naturels ni faits par

prises avec le Temps, Gallimard, Paris, 2020,

l’homme », ainsi Latour, se référant au réchauf-

4e de couverture.

fement climatique, à la couche d’ozone, etc.

15 Ibid.

(ibid.)

16 François Hartog, « Confinés, déconfinés,

8 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été

reconfinés : que faire de notre incertitude ? »

modernes : Essai d’anthropologie symétrique,

émission radio sur France culture : L’Invité(e)

La Découverte, 1991, p. 147 : « […], tels sont

des Matins, modérateur : Frédéric Worms,

les quasi-objets que les modernes ont fait

28.09.2020, https://www.radiofrance.fr/france-

proliférer, tels il convient de les suivre en

culture/podcasts/l-invite-e-des-matins/confi-

redevenant simplement ce que nous n’avons

nes-deconfines-reconfines-que-faire-de-notre-

jamais cessé d’être, des non modernes. »

incertitude-avec-francois-hartog-et-frederic-

9 Ibid., p. 122 : « Des quasi objets quasi-sujets,

worms-5412638 (consulté le 11. 06. 2023)

nous dirons simplement qu’ils tracent des

17 Bruno Latour, « Imaginer les gestes-barriè-

réseaux. Ils sont réels, bien réels, et nous les

res contre le retour à la production d’avant-

humains nous ne les avons pas faits. Mais ils

crise », in : AOC, paru le 30. 03. 2020,

sont collectifs puisqu’ils nous attachent les uns

consultable sur : http://www.bruno-latour.fr/

aux autres, qu’ils circulent entre nos mains, et

fr/node/849 (consulté le 06. 06.2023)

Notes pages 169-174

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 177

Autres temps, autres espaces

une période de va-et-vient des troupes en guerre. Les villes sont pillées, les terres restent sans moisson ; sur le territoire italien, on meurt de faim. Dans une pareille situation catastrophique, les liens qui tiennent une société se rompent. Ce

Paolo Amaldi

que met en place Benoît est à ce titre une communauté Comme le montre ce livre, un monde meilleur est un monde

stable d’individus provenant de tous les milieux : barbares

qui se construit souvent à rebours du réel. Bien qu’il coïncide

venus de l’arianisme, gens de bonne famille, pauvres et mar-

avec la découverte du Nouveau Monde fantasmé par un

ginaux se pliant aux règles d’une vie collective strictement

Christophe Colomb qui était sûr d’avoir atteint la Terre pro-

cadrée mais non coercitive. L’instauration, au Mont-Cassin,

mise, l’Utopia de Thomas More, écrit en 1516, n’était pas

de cette vie silencieuse et de labeur aura servi à défricher les

une représentation fantastique de Terres inconnues, mais

forêts, dresser des murs, corriger des cours d’eau, et rendre

bien un récit cherchant à faire exister une idée de société, ou

fertiles les territoires avoisinants4. Au cours de cette période

pour le dire avec André Lalande, « un tableau représentant

de désordre, les monastères ont reconstruit et ordonné lente-

sous la forme d’une description concrète et détaillée une

ment et progressivement – sans bruit pourrait-on dire – un

idée » qui répond aux inégalités criantes de l’Angleterre de

territoire, tout en entretenant la mémoire écrite et orale du

l’époque. More commence ainsi par brosser dans le chapitre

latin, langue menacée. Face aux tumultes du monde exté-

premier un tableau terrifiant de la société de son temps et de

rieur, Benoît a institué des espaces ordonnés et des vies

ses contradictions, à quoi répond le chapitre suivant qui repose

scandées par une gestuelle répétitive, dans laquelle se fixe la

sur des dispositifs spatiaux et temporels prenant le réel à

mémoire des choses.

rebrousse-poil. Utopia est une enclave qui s’oppose en tout à

Ces descriptions de l’espace monastique essaient de montrer

l’ordre social de son temps et qui est par conséquent « une

que l’acte d’édification, porté par certains idéaux ou par un

espèce de corps étranger au sein du social  » dont il renverse

principe d’espérance, se construit, parfois, comme une contre-

les valeurs. Thomas More attribuait aux heureux habitants de

réalité temporelle et spatiale à l’existant.

ses villes une vie réglée comme dans un monastère avec ses

Plus largement, l’hypothèse émise par Susanne Stacher est

rituels répétitifs, ses journées identiques, à un moment où

qu’en période de crise, l’architecture peut être entendue,

Henri VIII décidait de détruire ces institutions et de piller

non pas comme l’expression d’une simple résistance de

leurs trésors. Pour Max Weber, ces lieux communautaires orga-

certaines structures profondes de la société face au chaos,

nisent non seulement le travail mais surtout le temps. La vie

mais comme un projet conscient qui vise à contrer le réel

monastique déploie de façon ordonnée le cours de la journée,

jugé erratique et dépourvu de sens, par la mise en place

sans à-coup ni imprévu, et spatialise en même temps ce

d’un ordre nouveau. Nous parlons de réponses actives et

découpage dans une forme de circularité. Jusqu’à la réforme

engagées face aux évènements perçus comme dénués de

grégorienne, l’emprise territoriale de certaines communautés

sens, ou « catastrophiques » au sens que donne René Thom

monastiques est si forte que celles-ci agissaient comme de

à ce terme, à savoir comme expression de l’instabilité d’un

véritables périmètres protégés échappant à l’autorité des

système observé5.

1

2

évêques3. On le sait : ce régime de vie s’est consolidé et a trouvé sa

Aux périodes chaotiques des époques lointaines, la moder-

raison d’être face aux évènements chaotiques qui ont marqué

nité, qui commence avec le XVIIIe siècle, a ajouté une per-

le haut Moyen-âge. La sainte Règle que Benoît de Nursie

ception aigüe de l’emballement des processus en cours.

instaure au VI siècle lorsqu’après s’être retiré du monde, il

Reinhart Koselleck trace les contours de cette prise de

fonde l’ordre des réguliers, est une œuvre de résistance face

conscience d’une accélération historique et sociale6 qui n’est

aux heures sombres de l’Italie, à un moment où, sur ce terri-

pas sans rappeler le thème de la catastrophe dans les peintu-

toire, les reliques de l’Empire romain se superposent à la pa-

res de Hubert Robert. Ce dernier représentait des monu-

pauté et aux Ostrogoths. Les monastères naissent donc en

ments et ouvrages de son temps en ruines, détruits par les

e

Notes : page 180

Autres temps, autres espaces

177

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transformations de la ville de Paris, et imaginait en même

temps, que semble déceler Kant derrière l’emballement des

temps les ruines fantastiques de lieux connus comme la ga-

évènements révolutionnaires, coïncide avec l’affirmation d’un

lerie du Louvre7. Peter Conrad constate que « la modernité

absolu – les principes des Lumières et la libération de la

est caractérisée par l’accélération du temps  », phénomène

raison déliée de toute limitation du sensible.

que Nietzsche avait associé à une nouvelle forme de

Le point de bascule est donc « l’instant qui constitue la fin du

barbarie : « l’accélération monstrueuse de la vie habitue

monde sensible » et le « début de l’intelligible15 ». Il est inté-

l’esprit et le regard à une vision, à un jugement partiel et

ressant de noter que, dans le texte du philosophe, cette sortie

faux. […] Faute de quiétude, notre civilisation aboutit à une

du temps prend la forme d’une pétrification, d’une immobili-

nouvelle barbarie ».

sation. Or, la métaphore employée par Kant est riche

Les effets de cette accélération sont aujourd’hui inquiétants.

d’enseignements, et il est important de s’y attarder. En cet

Nous faisons face à une fin des temps annoncée par les

instant, quelque chose de nouveau commence qui n’annonce

8

9

scientifiques de tous bords qui nous mettent en garde contre

aucune successivité temporelle, car il ne dure pas : « on se

le non-sens de cette accélération de la consommation et de

représente les habitants de l’autre monde [...] à la manière

son empreinte environnementale. Le progrès agit donc para-

dont ils entonnent16 » de façon répétitive, en suivant le livre

doxalement comme un accélérateur de crises climatiques et

XX de l’Apocalypse, le même chant Alleluia ! C’est cette

sociales, éveillant en nous un sentiment d’« urgence10 » –

circularité, que Kant définit comme manifestation de

terme qui apparait pour la première fois dans le dictionnaire

« l’absence de modification de leur état17 », qui nous fait

de l’Académie française en 1798, après la chute du régime.

entrer dans un nouveau référentiel, une sorte de présent

Dans La fin de toute chose , l’essai qu’il rédigea suite à la

suspendu. Cette tendance à l’immobilisation serait donc,

Révolution française, Emmanuel Kant essayait d’anticiper de

pour ainsi dire, le point de fuite de l’accélération qui com-

manière spéculative cette fin, c’est-à-dire de s’imaginer le

mence avec l’émancipation de l’homme d’une croyance en

monde dans lequel nous basculerions une fois la fin des

l’au-delà.

temps arrivée. Et de citer un passage du livre de l’Apocalypse

En 1933, c’est-à-dire en pleine période marquée par l’avène-

dans lequel un ange « debout sur la mer et sur la terre » lève

ment du national-socialisme, l’historien Emil Kaufmann redé-

11

la main droite vers le ciel et « jure par Celui qui vit pour les

couvrait l’architecture de Claude-Nicolas Ledoux, qu’il

siècles des siècles […] : il n’y aura désormais plus de temps ».

associait à la manifestation d’une puissance tectonique alliant

Kant nous rappelle par ce biais que l’apocalypse ne désigne

morale, raison et authenticité constructive. L’architecture

pas tant la fin du monde et son embrasement que son re-

« révolutionnaire », décrite par le menu détail par l’historien

commencement, sa réinitialisation.

autrichien dans son pamphlet De Ledoux à Le Corbusier,

Dans ce texte qui suit la rédaction des trois Critiques, le

origine et développement de l’architecture autonome, part

philosophe allemand avait certainement à l’esprit les massacres

de ce constat : « Comme Kant, Ledoux était profondément

de la Terreur qui avaient inspiré à Thomas Carlyle cette re-

pénétré du sentiment que les idées nouvelles s’identifiaient à

marque horrifiée : « Qui peut dire que la fin du monde n’est

un bouleversement18 ». Kaufmann parle d’une nouvelle ère

pas arrivée devant un tel spectacle ?  ». La Révolution

de l’architecture de la Raison, qui marque la fin de l’obsession

française aurait donc été l’affirmation, sous son apparence

baroque pour l’enchainement des parties, pour l’anthropo-

apocalyptique, des vérités des Lumières entrant en collision

morphisme de l’architecture, pour la cohésion plastique,

avec l’ordre ancien en train de s’écrouler. On peut donc dire

pour les principes de hiérarchie et de mise en scène. S’il

que l’accélération par le progrès, dont les philosophes des

exalte la fin de l’« hétéronomie » en architecture, c’est pour

Lumières avaient fait le principal levier de la modernité, est

mettre en avant l’avènement de l’individualité des compo-

arrivée à son apogée de façon spectaculaire dans ces évène-

sants qui fait écho à l’image du bon sauvage rousseauiste,

ments révolutionnaires qui avaient auparavant gagné le droit,

isolé et relié à un grand tout : « Dans un remarquable parallé-

la religion, l’économie, les mœurs . Michael Fœssel, dans

lisme avec l’évolution historique générale, à l’enchainement

Après la fin du monde14, montre comment cet arrêt du

se substitue le système pavillonnaire – devenu dès lors

12

13

178

Paolo Amaldi

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système dominant – à savoir la libre association d’existences autonomes19. » Or, ce qui caractérise cette tendance puriste à l’œuvre dans l’architecture de Ledoux, de Jean-NicolasLouis Durand ou de Louis-Ambroise Dubut, qui traverse le livre de Kaufmann, c’est précisément la fin de toute progressivité dans l’expérience architecturale, au profit d’un immobilisme, mais aussi d’une forme de silence, ce qu’exprime par exemple le projet de la « Maison de la Paix » de Ledoux, dont le cube est le symbole de la « justice et de l’immutabilité20 ». Comme le rappelle Ledoux, « tout ce qui n’est pas indispensable fatigue les yeux et nuit à la pensée21 ». Cette architecture révolutionnaire se présente ainsi comme une réponse métaphysique qui neutralise le temps, en affichant la suprématie de la Raison sur la sensation et la perception. Une désincarnation qui ne laisse aucune prise au pathos et prépare à l’architecture mécaniste du début du XXe siècle. Entre le temps scandé ad infinitum de l’espace monastique et le temps ralenti jusqu’à se figer dans une « immobilité fulgurante22 » (pour reprendre le terme de Paul Virilio), des dispositifs de la modernité se jouent les diverses formes de résistance de l’architecture. Comme le remarque Hartmut Rosa et comme le montre ce livre, ces dernières peuvent agir en tant que forces de décélération, de freinage, d’inertie, bref comme des « épiphénomènes de pétrification23 » qui coïncident parfois avec des postures en retrait et attentistes vis-à-vis de la société. Depuis l’avènement de la mondialisation, on assiste ainsi à une renaissance des espaces politiques des enclosures et des « communs24 », alors qu’en France, les « territoires en lutte », zones occupées par des populations locales s’opposant à des projets publics jugés « inutiles », prennent la forme de constructions et d’activités éphémères et transitoires, qui, loin de toute visée utopique exaltée, cherchent à réenchanter le quotidien.

Paolo Amaldi Professeur à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Val de Seine

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Autres temps, autres espaces

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Notes

14 Michael Fœssel, Après la fin du monde, éd. du Seuil, 2012, pp. 58 -71. 15 Kant 1994, p. 115.

1 André Lalande, « Utopie », in : Vocabulaire

16 Ibid., p. 117.

technique et critique de la philosophie, PUF,

17 Ibid.

1997, tome 2, p.1179.

18 Emil Kaufmann, De Ledoux à Le Corbusier,

2 Fredric Jameson, Archéologie du futur, le

origine et développement de l’architecture

désir nommé utopie (2005), Max Milo Éditions,

autonome (1933), Éditions de la Villette, 2002,

Paris, 2007, p. 47.

p. 25.

3 Florian Mazel, L’évêque et le territoire, l’in-

19 Ibid., p. 29.

vention médiévale de l’espace, éd. du Seuil,

20 Ibid., p. 43.

Paris, 2016, pp. 227-228.

21 Claude-Nicolas Ledoux, L’Architecture con-

4 Jean Décarreaux, Les moines et la civilisa-

sidérée sous le rapport de l’art, des moeurs et

tion, Arthaud, Paris, 1962, pp. 206 -230.

de la législation, 1804, p. 70.

5 René Thom, Stabilité structurelle et morpho-

22 Paul Virilio, L’inertie polaire, Christian

génèse, Interédition, Paris, 1977.

Bourgeois, Paris, 1990.

6 Reinhart Koselleck, Le futur passé, contribu-

23 Hartmut Rosa, Accélération, une critique

tion à la sémantique des temps historiques

sociale du temps (2005), trad. Didier Renault,

(1979), Éditions EHESS, Paris, 2016.

éd. de la Découverte, 2010, chap. : « Accéléra-

7 André Corboz, Peinture militante et archi-

tion et pétrification », pp. 337-361.

tecture révolutionnaire, À propos du thème du

24 Naomi Klein, « Reclaiming the Commons »,

tunnel chez Hubert Robert, Birkhäuser, Bâle,

in : The Left Review, 9, mai-juin 2001.

1978, pp. 44- 45. 8 Peter Conrad, Modern Times and Modern Places. How Life and Art were Transformed in a Century of Revolution, Alfred Adoul Knopf , New York, 1999, p. 9. 9 Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain (1878), Gallimard, Paris, 1988, vol 1, p. 213. 10 Dictionnaire de l’académie française, 5e éd., Paris, 1798, tome 2, page 708 : « Qualité de ce qui est urgent. Attendu l’urgence du cas. L’urgence du besoin. On a déclaré l’urgence, c’est-à-dire, qu’Il est instant d’ordonner. » 11 Emmanuel Kant, La fin de toute chose, in : Emmanuel Kant, Théorie et pratique, D’un prétendu droit de mentir, La fin de toutes choses, introduction et traduction de Françoise Proust, Flammarion, Paris, 1994, pp. 107-123. 12 Thomas Carlyle, Histoire de la révolution française, vol. 2, trad. J.Roche, Paris, Alcan, 1912, p. 317. 13 Comme l’écrivait Louis Sébastien Mercier  15 ans avant la révolution : «  Tout est révolution dans ce monde ». Cf. : Louis Sébastien Mercier, L’An 2440. Rêve s’il en fut jamais, Londres, 1772, p. 328.

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Face à la « fin des temps » :

« forme pure de l’intuition sensible » qu’il classe comme donnée esthétique ontologique. Que se passe-t-il quand elle se

Dialectique entre le temps court de la technique et les cycles longs de la nature

dissout ? Tout le travail de Susanne Stacher se place dans la perspective de ce dépassement de la « crise » pour forger les outils d’un « réenchantement » nécessaire à l’acte de projet.

Philippe Potié

Penser l’architecture comme expression d’une temporalité avant d’être celle d’une spatialité n’est pas aisé. Le premier

L’ouvrage de Susanne Stacher prend corps alors que se produit

fait qui s’impose à notre observation de la situation actuelle

depuis quelque temps une profonde modification dans la

est le changement qu’instaure la « pensée écologique », qui

culture architecturale. En charge du cours d’histoire, j’ai pu

ouvre une temporalité beaucoup plus vaste. Du temps sécu-

constater le brusque effondrement d’un socle de références

laire qui était celui, civilisationnel, d’une Antiquité revisitée,

que je considérais comme immuables. Tout se passe comme

puis d’une modernité avant-gardiste, on découvre un temps

si le corpus qui s’était lentement sédimenté depuis la Re-

millénariste que scande la nature. D’une vision promé-

naissance, en associant dans un même ensemble les œuvres

théenne on revient à un paysage dessiné par Gaia et Persé-

majeures de l’Occident de Brunelleschi à Le Corbusier, perdait

phone. La perspective de Susanne Stacher se déploie dans

soudainement de sa solidité. Sous l’effet très certainement

cette temporalité dont elle décrit quelques-uns des jalons

de l’inquiétude écologique, l’intérêt s’est déplacé de l’édifice

permettant d’en saisir les résonances. Chacun des chapitres

à son contexte. D’une certaine manière, la géographie a pris

du livre forme les repères incontournables jalonnant le

le pas sur l’histoire, le paysage sur l’édifice, laissant le profes-

cheminement vers la reconstruction d’une fiction nécessaire,

seur d’histoire quelque peu désemparé. Nous assistons

d’une utopie salvatrice.

aujourd’hui à un changement de « régime d’historicité »,

J’ajouterai volontiers un ultime marqueur. Il me semble qu’il

pour reprendre l’expression de François Hartog, qui met à

serait utile de redialectiser le temps court de la technique et

mal bien des certitudes. Celle du projet en fait partie. Difficile

les cycles long de la nature. Revenir à la leçon de Lévi-Strauss

en effet de se projeter quand l’Histoire, sur laquelle se fondent

et au couple fondateur nature/culture permet en effet de

nos certitudes, se dérobe. À l’étonnement du professeur

redécouvrir dans notre héritage architectural des mécanismes

d’Histoire se joint la plainte des enseignants de projet désar-

dualistes toujours valables. En étudiant de plus près notre

més devant la perception d’une génération qui voit dans

histoire, nous constatons que les temps longs naturalistes

l’édification une action écocide dont le béton serait le

n’ont jamais été totalement évincés. À bas bruit, les odes à la

symbole et le retour à la terre et au bois des icônes salva-

nature ponctuent les avancées de l’architecture ; décors et

trices.

jardins, en particulier, ponctuent ce dialogue. Les périodes

Ce bouleversement invite à réinterroger drastiquement notre

ayant radicalement privilégiées la rationalité prométhéenne

base culturelle et à chercher où se trouve le maillon faible de

sont finalement assez peu nombreuses. Le classicisme français,

notre dispositif. Dans la ligne du travail de Susanne Stacher,

qui soumet le jardin à ses règles, en marque un moment fort.

je reprendrai l’hypothèse que c’est dans un rapport au temps

Mais c’est évidemment avec la première modernité ascéti-

qu’il faut aller questionner notre discipline. Je fais partie

que, qui bannit tout décor, que le dualisme avec les temps

d’une génération pour qui l’architecture était une science de

naturalistes est le moins audible. Le jardin cubiste de Gabriel

la spatialité que l’on déclinait dans tous ses aspects. La pri-

Guevrekian (1925) à la villa Noailles, conçue par Robert

mauté de l’espace à masquer une temporalité sous-jacente

Mallet-Stevens, symbolise cette suprématie prométhéenne

considéré comme axiomatique. Les termes de Renaissance,

sur la nature.

Modernité ou Postmodernité disent cet ancrage dans une

Mais ces moments restent assez limités et, à l’inverse, on

temporalité primordiale affirmée et finalement devenue

peut même retrouver une présence naturaliste dans l’une des

implicite. Kant avait exposé le statut préconceptuel du temps,

œuvres les plus emblématiques du plan libre. Le Pavillon de

Face à la « fin des temps »

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Barcelone de Mies van der Rohe, dont les parois dissociées

dualisme qui articule la leçon du couvent de La Tourette, où

semblent glisser entre elles, expose son abstraction dans un

le bloc brutaliste de l’église contraste avec le mur courbe de

dialogue puissant avec une matérialité dont le mur central

la chapelle pendant que sur la façade principale les cellules

d’onyx orangé revendique un enracinement tectonique. La

standardisées couronnant l’édifice semblent battre la mesure

temporalité de la Terre, qui se manifeste à travers le veinage

pour mettre en valeur les sinuosités des lignes mélodiques

de la pierre, sert de cadre à une évocation des rythmes cycli-

des poteaux qu’a composées Xenakis.

ques du vivant, tandis que la statue L’Aube de Georg Kolbe

Face au catastrophisme d’une apocalypse annoncée, la

retient le regard.

responsabilité de l’architecte est de procéder au « dévoile-

J’ai sans doute été aveuglé par la surinterprétation rationa-

ment » de figures du projet, dont Susanne Stacher trace les

liste qui avait cours dans certains milieux de l’histoire de

premiers contours et qui, je pense, se déclineront dans une

l’architecture, au point de ne pas voir avec le mur d’onyx une

dialectique esthétique confrontant la courbe colorée à la

présence naturaliste (en vrai peu revendiquée par leurs auteurs

blancheur de la ligne.

mêmes). Pourtant, la critique, trop attachée à une pensée unitaire, n’a jamais su rendre compte de ce dualisme esthétique presque partout présent. L’œuvre d’Adolf Loos en constitue un exemple remarquable dont l’extérieur des villas d’une raideur radicale et blanche s’oppose à des intérieurs sensuels, haptiques et colorés. Il semble bien, j’en fait l’hypothèse, que les temps longs du vivant qu’affectionne un regard contemplatif s’expriment systématiquement par les couleurs, les courbes et la sensualité des matériaux. Inversement, quelle que soit l’époque, la rationalité propre au temps efficace de l’action et de ses projets trace automatiquement des lignes et des angles sur un fond blanc. La démarche de Kasimir Malevitch et ses Architectones est exemplaires de cette recherche d’une écriture rationaliste purifiée. Symétriquement, Mendelsohn et son observatoire (tour Einstein) raconte dans ses torsions l’histoire inverse d’une irruption des profondeurs magmatiques. Expressionnisme et modernisme s’opposent et, finalement, se complètent pour raconter l’inéluctable destin de la pensée humaine prise dans un conflit ontologique entre contemplation et action, nature et culture, temps long cyclique du vivant et temps court de l’efficacité technicienne. Étonnamment, et par un mécanisme psychique inné, la pensée associerait alors ces oppositions idéelles à des expressions esthétiques articulant couleur/blanc, courbe/droite, décor/surface lisse, variation/unité, etc. Si l’on veut bien retenir cette hypothèse, beaucoup de paradoxes laissés en suspens trouvent un début d’explication. On comprend ainsi comment après le choc de la Seconde Guerre mondiale, les accents puristes et optimistes du Corbusier des années 1920 laissent place à l’expressionnisme de Ronchamp. On saisit pareillement comment se fait jour le

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Philippe Potié

Philippe Potié Professeur émérite de l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles

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Annexes

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Crédits images Indication numéro de page Symboles utiliser pour indiquer l’emplacement sur la page: ^ en haut | < à gauche | > à droite | v en bas 6 Giorgio de Chirico, La Conquête du philosophe, 1913/1914, huile sur toile, Art Institute of Chicago n° 1939.405, © 2018 Artists Rights Society (ARS), New York / SIAE, Rome. 34 Charles de Wailly, projet pour la transformation du Panthéon en pyramide, Paris, vers 1797, perspective, plume et encre, lavis d’encre et trace de crayon graphite sur papier, monté sur carton, 24,4 × 19,8 cm, collection Centre Canadien d’Architecture, Montréal, don de Mme Marjorie Bronfman, n° DR1995:0061. 37 Sandro Botticelli, La naissance de Vénus, vers 1484/1485, huile sur toile, 172 cm × 278 cm, Les Offices WMC. 38 ^ Luciano Laurana (attribué précédemment à), Cité idéale, vers 1480 /1490, huile sur panneau de bois, 67,7 × 239,4 cm, Galleria Nazionale delle Marche, Urbino WMC. 38 v Architectes Legrand et Molinos, projet d’un cirque national sur la place des Invalides à Paris, 1791, extrait de : Werner Szambien, Les projets de l’an II, Paris, 1986, p. 66. 39 Architecte Sobre, projet d’un monument pour la place des Victoires à Paris avec hiéroglyphes et éléphants, projet de concours, 1793, extrait de : Werner Szambien, Les projets de l’an II, Paris, 1986, p. 80. 40 ^ < Leo von Klenze d’après Jean-Nicolas-Louis Durand et JeanThomas Thibault, Temple à l’Égalité, 1793, perspective, Staatliche Graphische Sammlung de Munich, Ref. AKG1642431), extrait de : Werner Szambien, J.-N.-L Durand, p. 86. 40 ^ > Jean-Nicolas-Louis Durand, Temple à l’Égalité, 1793, plan, Beaux-Arts Paris, extrait de : Werner Szambien, J.-N.-L Durand, Paris 1984, p. 87. 40 v Jean-Nicolas-Louis Durand, « Combinaisons horizontales, de Colonnes, de Pilastres, de Murs, de Portes et de Croisées », 1802, planche 2 », extrait de : Précis des leçons d’architecture données à l’École polytechnique, vol. 1, 2e partie, Paris, 1802, s. p. 41 Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, 1784, huile sur toile, 330 × 425 cm, Musée du Louvre, Paris WMC. 42 Jacques-Louis David, Les Sabines, 1799, huile sur toile, 385 × 522 cm, Musée du Louvre, Paris. WMC. 43 Jacques-Louis David, Madame Récamier, 1800, huile sur toile, 174 × 224 cm, Musée du Louvre, Paris. WMC. 44 ^ Jean-Léon Gérôme, Bonaparte devant le Sphinx, 1867/1868, huile sur toile, 61 × 103 cm, Hearst Castle, San Simeon (USA), WMC. 44 v Chaise de style égyptien, Directoire, 1799/1800, acajou, maison Jacob Frères, grande chambre de l’appartement double de Prince, château de Compiègne, Réunion des Musées Nationaux-Grand Palais, C.81D7. 45 Johann Adam Meisenbach, L’école de danse du chorégraphe Rudolf von Laban au Monte Verità, vers 1914, photographie, archive Monte Verità.

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Annexes

46 Bernard Rudofsky, affiche pour la sandale Bernardo, 1944, coll. privée, d.r. 47 Bernard Rudofsky, chaussure et pied symétriques, plâtres montrant la déformation des pieds induite par des chaussures pointues, extrait de : Are Clothes Modern ? Chicago 1947, p. 74. 48 Bernard Rudofsky, « Architecture mobile au Vietnam », extrait de : Architecture sans architectes, fig. 142, s. p. 50 Hans Hollein, Surélévation de Vienne, 1960, photomontage, coll. Centre Pompidou, Paris, © archive Hans Hollein. 51 Hans Hollein, double page extrait du catalogue de l’exposition Hollein/Pichler : Architektur à la Galerie nächst St. Stephan, 1963, s. p. 52 Hans Hollein, « Œuvre et Comportement, Vie et Mort », Plateforme avec catafalque et momie, Biennale de Venise, 1972, © archive Hans Hollein. 53 Hans Hollein, « Œuvre et Comportement, Vie et Mort », voiture de course et salle de bain cultuelle, Biennale de Venise, 1972, © archive Hans Hollein. 56 Junya Ishigami, projet pour huit maisons de vacances à Dali (Chine), maquette, exposition Freeing Architecture, Fondation Cartier, Paris, 2018, photo, © Susanne Stacher. 57 Junya Ishigami, House & Restaurant, Yamaguchi, Japon, 2019, © Yashiro Photo Office. 58 < Junya Ishigami, Yamaguchi, Japon, 2019, © Yashiro Photo Office. 62 Emil Krause, Hugo Mayer (d’après le plan masse d’Adolf Loos), Cité ouvrière Rosenhügel à Vienne, travail des colons, 1921, photo : Josef Derbolav Machovsky, Wien Museum, n° 55113, Birgit et Peter Kainz. 65 Paul Klee, Angelus Novus, 1920, Musée d’Israël, Jérusalem, WMC. 66 < Ebenezer Howard, « Les trois aimants », diagramme des avantages et désavantages de la ville, de la campagne et de la « ville-campagne », in : Tomorrow - A peaceful Path to Real Reform, 1898, fig. 1, p. 8. 66 Ebenezer Howard, « Villes sociales », diagramme du réseau de la cité-jardin, in : Tomorrow - A peaceful Path to Real Reform, 1898, fig. 7, p. 130. 66 >Howard, « Garden-City », diagramme de la cité-jardin et des terres agricoles, in : Tomorrow - A peaceful Path to Real Reform, 1898, fig. 2, p. 12. 67 Ebenezer Howard, « Ward and Centre Garden-City », segment du plan de la cité-jardin, in : Tomorrow - A peaceful Path to Real Reform, 1898, fig. 3, p. 14. 70 > Emil Krause, Hugo Mayer, Cité ouvrière Rosenhügel à Vienne, travail des femmes, 1921, photo : Josef Derbolav Machovsky, Wien Museum, n° 55113, Birgit et Peter Kainz. 70< Emil Krause, Hugo Mayer, Cité ouvrière Rosenhügel à Vienne, basse-cour, 1924, photo : Josef Derbolav Machovsky, Wien Museum, n° 55124, Birgit et Peter Kainz. 71 ^ Adolf Loos, « Autosubsistance » : schéma de disposition des micro-lotissements, 1918, Albertina, n° ALA17. 71 v Adolf Loos, Plan pour une maison d’angle, 1918, Albertina, n° A409. 72 Adolf Loos, Mode de construction de la « Maison avec un mur », 11 février 1921, Albertina, n° ALA702.

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73 Hannes Meyer, carte postale « Toutes mes félicitations depuis le Freidorf », Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 74 Siedlung Freidorf, carnaval, photo non datée, photographe inconnu, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 75 Hannes Meyer, Siedlung Freidorf, plan masse, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 76 ^ Hannes Meyer, Siedlung Freidorf, Proposition pour l’aménagement des jardins, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 76 v Hannes Meyer, Freidorf, Siedlung Freidorf, Types de maisons, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 77 Siedlung Freidorf, Maison des coopératives, 1924, photo : Theodor Hoffmann, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 78 < Siedlung Freidorf, hall d’entrée de la Maison des coopératives, 1924, photo : Theodor Hoffmann, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 78 > Siedlung Freidorf, entrée de la Maison des coopératives, 1924, photo : Theodor Hoffmann, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 79 ^ Siedlung Freidorf, place principale avec « monument » et obélisque, 1919. Photo : Theodor Hoffmann, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 79 v Siedlung Freidorf, fontaine avec obélisque et place résidentielle entourée de maisons avec leur potager individuel, 1919, photo : Theodor Hoffmann, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 81 < Hannes Meyer, Vitrine Co-op, E.I.C.O.S., 1924, photo : Theodor Hoffmann, © Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 81 > Hannes Meyer, Le théâtre Co-op, « Le rêve », jeu de pantomime, 1924, photo : Theodor Hoffmann, in : Das Werk n° 11, 1924, p. 330. 84 Bruno Taut, folio 17 : « La zone de construction vue du Monte Ceneroso », in : Alpine Architektur, 1919, Volkwang Verlag. 85 < Bruno Taut, folio 1 : « Maintenant, notre terre fleurit », in : Die Auflösung der Städte (La Dissolution des villes), Volkwang Verlag, Hagen, 1920. 85 > Bruno Taut, folio 23 : « La grande église », in : Die Auflösung der Städte (La Dissolution des villes), Volkwang Verlag, Hagen, 1920. 87 ^ Bruno Taut, « Silhouette urbaine » et « Schéma urbain, in : Die Stadtkrone (Une couronne pour la ville), E. Diederichs, Iéna, 1919, p. 71. 87 v Bruno Taut, « Couronne de la ville, vue en plan avec silhouette », in: Die Stadtkrone, E. Diederichs, Iéna, 1919, p. 73. 88 Bruno Taut, « Couronne de la ville, vue en perspective », in: Die Stadtkrone, E. Diederichs, Iéna, 1919, p. 74. 89 Bruno Taut, folio 10: « Neige, glacier, verre », in : Alpine Architektur, Volkwang Verlag, Hagen, 1919. 90 Bruno Taut, Hufeisensiedlung à Britz, 1927, photo aérienne 2017, source : A. Savin, WMC. 98 Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, Paris, 1975, photo : Harry Gruyaert, © Magnum Photo, picturedesk.com, 19750615_PD0680. 103 Antonio Sant ̦Elia, La Centrale elettrica (partie de la série « La Città Nuova »), 1914, encre noire et gouache sur papier, 20,5 × 31 cm, Collection privée, Milan, WMC.

105 Antonio Sant’ Elia, Gare d’avions et de trains avec ascenseurs sur trois niveaux de routes, 1914, perspective, encre noire sur papier, 39 x 50 cm, Musei Civici di Como, Palazzo Volpi, WMC. 107 Le Corbusier, Plan Voisin de Paris, 1925, photo de maquette, photographe inconnu, © FLC, n° L2(14)52. 108 < Le Corbusier, Plan Voisin de Paris, 1925, photo de maquette, photographe inconnu, © FLC, n° L2(14)46. 108 > Le Corbusier, Plan de Paris, 1937, photocollage, © FLC, n° 29788. 109 Le Corbusier, Plan de Paris, grand axe ouest-est, 1937, dessin, © FLC, n° 29751. 110 < Le Corbusier, Plan Voisin de Paris, 1925, dessin, © FLC, n° 30850A. 110 > Le Corbusier, Plan de Paris, 1937, photo de maquette : Lucien Hervé, © J. Paul Getty Trust, FLC, n° L2(14)2. 111 Le Corbusier, Ville Radieuse, 1930, photo de maquette, photographe inconnu, © FLC, n° L3(20)71. 112 et 113 Le Corbusier, Pavillon de l’Esprit Nouveau, 1925, photographe inconnu, © FLC, n° L2(13)18 et L2(13)31. 114 Le Corbusier, Voiture « Delage, 1921 », chap. « Les yeux qui ne voient pas », in : Le Corbusier, Vers une architecture, 1923, 2e éd. 1925, p. 105. 118 Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, Paris, 1975, photographe : Harry Gruyaert, © Magnum Photo, picturedesk.com, 19750615_PD0680. 120 ^ Highland Park Plant Model-T, Usines Ford, vers 1920, © 2017–2023 Model T Ford Fix. 120 v Usine abandonnée à Detroit, 2014, photo : Quentin Mourier. 121 Smart-City, Taipei, Taiwan, 2018, DIGITIMES. 122 < >OMA, Ole Scheeren, Maha Nakhon, Bangkok, 2016, photo : Srirath Somsawat. 126 BIG, « Masterplanet », in : Formgiving, 2020, Taschen, © BIG. 127 BIG, « Moon - City of New Hope », in : Formgiving, 2020, Taschen, © BIG. 128 Nasa, système d’atterissage humain avec équipage sur un cratère lunaire avec la Terre à l’horizon, image virtuelle, 2019, © NASA/Moon to Mars. 134 Robert Delaunay et Félix Aublet, Aménagement intérieur du hall tronconique du Palais de l’Air, réalisé par l’association Art et lumière, architectes : Audoul, Hartwig, Gérodias, Paris, 1937, Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, 1937, photo : Henri Baranger, © Centre Pompidou, MNAM-CCI Bibliothèque Kandinsky, Dist. RMN-Grand Palais / Fonds Robert et Sonia Delaunay, n° DEL49, 23-501309. 136 Le Corbusier, Bibliothèque mondiale du Mundaneum à Genève, 1928, plans et coupe, © FLC. 137 ^ Paul Otlet, table de travail avec écran de projection intégré pour le Mundaneum, 1930, WMC. 137 v Paul Otlet, armoire au Mundaneum, © Stefaan Van der Biest, WMC. 138 Le Corbusier, Mundaneum de Genève, 1928, perspective, © FLC Mundaneum002. 139 ^ Le Corbusier, Musée mondial dans le Mundaneum de Genève,

Crédits images

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Annexes

Matrix, 2010, Photo : Noboru Morikawa. 163 Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, artiste : Rei Naito, œuvre : Matrix, 2010, Photo : Noboru Morikawa. 164 < Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, artiste : Rei Naito, œuvre : Matrix, 2010, Photo : Ken’ichi Suzuki. 164 > Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, plan de construction, 2010. 168 Giorgio de Chirico, Le mauvais génie d’un roi, 1914/1915, huile sur toile, 61 × 50,2 cm, Museum of Modern Art, New York, WMC.

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192

Annexes

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 193

Index

Attlee, James 116, 131

Carli, Mario 105

Aublet, Félix 135, 143 sq.

Carlyle, Thomas 178, 180

Auböck, Carl 60

Castel, Pierre-Henri 13 sq., 29, 174, 176

aborigène électrique 160 sq., 163

autogestion 74 sq., 79

catastrophe 7, 10-13, 15, 19, 30, 48, 55, 63 sq.,

absolutisme 37

avant-garde 7, 51, 60, 95, 143

115 sq., 130, 135, 146, 156, 173 sq., 177, 199

accélération, dynamique d’accélération 7 sq.,

catastrophisme 182

10 sq., 15 -17, 19 sq., 23, 27 sq., 44, 63, 65, 68,

Bakounine, Michail 84

catastrophiste 116

80, 86, 91, 99, 102, 107, 113, 115, 117-119, 122

Bangkok 121 sq., 185

Centre Pompidou 117, 132, 154

sq., 125, 127 sq., 142, 146, 171, 174, 177 sq.

Banham, Reyner 150

Chamberlain, Neville 149

accélérationnisme 119 sq., 171

Barcelone 106, 115, 182

changement de paradigme / paradigme 12,

accélérationnistes 100, 118, 120, 126 sq.

Bard, Jean 80

41, 55, 113, 116, 146, 152, 163, 169

Achleitner, Friedrich 155

Baron, Erich 84 sq., 96, 97 sq.

Château de Compiègne 59, 184

action 7 sq., 11, 13-16, 19 -21, 25 -27, 44, 51,

Bauhaus, Bauhaus de Dessau / Dessau 50,

Chauvier, Éric 25, 31

63-65, 67, 91, 99 sq., 106, 115, 117, 124, 135

74, 82 sq., 90, 95, 97

Chenal, Pierre 113

sq., 157 sq., 169, 172-174, 176, 181 sq.

Baumgarten, Siegmund Jacob 17

Chiattone, Mario 103

Adorno, Theodor W. 12, 16, 29

Bayer, Konrad 155 sq.

Chipiez, Charles 138

agencement spatial 88

Belviso, Francesca 101 sq., 129

Chirico, Giorgio de 6, 168

Ahrenberg, Theodor 145

Benjamin, Walter 60, 64 sq., 72, 92, 94, 105,

chronos, Chronos 26, 31, 145, 173 sq., 176

agir 91-93, 100, 144, 154, 169, 170 sq., 172-174,

129, 130, 173 sq., 176

Churchill, Winston 148

179

Benoît de Nursie 177

circularité 153, 177 sq.

aisthétique 81 sq., 117

Bergson, Henri 176

cité-jardin 73, 67

Alger 115

Bernoulli, Hans 94

Cité mondiale 136, 138

Algérie 145

Berthault, Louis-Martin 43

cité ouvrière Rosenhügel 63

Alloway, Lawrence 151, 165

Bezos, Jeff 126

Città Nuova 103 -106, 129

Altmann-Loos, Elsie 94

Bibliothèque mondiale 136 sq., 139 sq., 146

Colbert, Jean-Baptiste 112, 125, 130

Amaldi, Paolo 88, 96 sq., 104, 129, 165, 177-179

Bibliothèque universelle 137

collapse 19, 20

Anarchitecture 5, 116 sq., 130-132, 171

BIG 5, 123-127, 131

collapsologie 11

Anders, Günther 13

Birobidjan 83

Colomb, Christophe 177

Anthropocène 29, 56

Blum, Léon 143

connaissance universelle 142

Anvers 145

Boccioni, Umberto 105

Conrad, Peter 178, 180

apokalypse 85

Böhme, Gernot 17, 30, 81, 95

consonance 17

apollinien 19, 100

Bois, Marcel 95, 97

contre-révolutionnaires 24

Appia, Adolphe 149

Booth, Andrew 151

contretemps / contre-espaces 25, 172, 174,

archaïsme 8, 27 sq., 35, 43, 55 sq., 163, 169

Borromini, Francesco 142, 165

176

arché 53

Botticelli, Sondra 37

coopérative 65, 70-78, 80 -82, 84, 91 sq., 95,

archétype 27, 35 sq., 38, 41, 43, 51 sq., 56-59,

Boullée, Étienne-Louis 39, 41

106, 170

141 sq., 169

Buenos Aires 115

cosmos holistique 91

Archigram 155 -161, 163, 166, 172

Braillard, Maurice 93 sq., 106

création-destruction 100

architectonique 85, 96, 104

Bramante, Donato 142, 165

création destructrice 101

Arendt, Hannah 35, 50, 59, 65, 146, 165

Brasilia 115

crise 7 sq., 10 -12, 14 - 20, 24 - 27, 29, 31, 36 sq.,

art 6, 11 sq., 15 , 17-19, 37, 41-44, 46-48, 50,

Brecht, Bert 149, 152

43 sq., 45 sq., 49-51, 54 - 58, 60, 64, 66, 68 sq.,

58-60, 79-84, 89, 92, 95 sq., 99, 101, 103-105,

Breitenborn 74

72 sq., 75, 91, 93, 99, 101, 103, 106, 113 -116,

107 sq., 114, 116, 124, 129, 135, 143-145, 147,

Brunelleschi 181

118 sq., 122, 127, 135 sq., 143 sq., 146, 148 sq.,

151 sq., 155, 159, 161-166, 172, 180

Bruschi, Arnoldo 142, 165

156, sq., 163 sq., 169-174, 176 -178, 181

Artmann, H. C. 132 sq., 155

Buckminster Fuller, Richard 148, 150

crise ontologique 36, 49-51, 55, 114, 148,

Ashby, Ross 151 sq., 165

Büchner, Ludwig 23, 31

157, 163, 172

Attali, Jacques 10, 29 Attlee, Clement 148, 165

crises de la modernité 114 capitalisme 44, 63 sq., 67, 73, 91, 93, 118 sq.,

crise temporelle 24

122, 127, 131

Index

193

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 194

croissance infinie 172

Engels, Friedrich 69, 84, 94

George, Henry 74 sq.

Cues, Nicolas de 21, 30

Enthoven, Raphaël 24, 31

Gérodias, Jack 135

culture 7, 12, 15, 22 sq., 25, 29-31, 35 - 38, 43,

entropie 99, 116 sq.

Gérôme, Jean-Léon 44

46 -50, 55, 57- 60, 63, 66, 68, 70, 72, 79 sq., 84,

espace-temps 106, 169 sq., 172

Gesell, Silvio 74 sq., 95

92, 94, 102 sq., 106, 114, 135 sq., 138, 140-142,

esthétique 7 sq., 11 sq., 14 -19, 25 sq., 30,

Gibson, William 127

145, 148, 154-158, 161-165, 170 -173, 176, 181 sq.

35- 38, 40, 42- 49, 54-56, 63, 68, 73, 78, 81-83,

Goethe, J. W. v. 24

culture universelle 140 -142, 145

86, 91-96, 100, 104-106, 113-117, 121, 129, 140,

GOR (Groupe des Objets Révolutionnaires)

cybernétique 147, 151-153, 155, 160, 172

142, 144, 159, 164, 169, 170 sq., 181 sq.

173, 176

Epstein, Jean 113

Green City 132 sq.

D’Annunzio, Gabriele 101

Erner, Guillaume 13, 29-31, 59, 165, 176, 192

Grenoble 145

Dalí, Salvador 172

Éros 15 sq., 30, 54 sq., 81, 99, 135, 171

Gropius, Walter 82

Damaschke, Adolf 74

esthétisation 101 sq., 105

Gruntz, Lukas 95

Dante 15, 36

état de culture 66

Guevrekian, Gabriel 181

David, Jacques-Louis 40 - 43, 59 sq.

état de nature  44 sq., 57, 63, 66, 92

guerre froide 49, 54, 148

décélération 63 sq., 73, 92, 127 sq., 170, 179

être-au-monde 101, 117, 155, 162, 173

Guggenheim, Salomon 93, 145

Delaunay, Robert 135, 143 sq.

éthique 10, 24, 38, 48

Delécluze, Étienne-Jean 59

Euclide 37

Hamilton, Richard 151, 165

démiurge 124

experimentum mundi 63, 82

Hartog, François 18, 24, 26, 31, 146, 148, 165,

destruction 8, 10, 13-16, 20, 24, 27 sq., 38, 44,

exposition universelle 144

173 sq., 176, 181

46, 64, 6 sq., 99 sq., 104 sq., 106, 115-119,

expressionisme 84, 89

Hartwig, René 135 Haussmann, Georges-Eugène 106

127 sq., 131, 135 sq., 146, 170 sq., destruction créatrice 128

Fenichel, Otto 15

Henri VIII 177

Detroit 119 sq.,

Feuerstein, Günther 60

Heidegger, Martin 26, 155

Deutsche Gartenstadtgesellschaft (Société

fiction 8, 14, 18, 85, 120 sq., 124, 126 -128,

Heisenberg, Werner 152

allemande des cités-jardins) 83

155, 157, 181

Herder, Johann Gottfried 23, 31

Deutscher Werkbund à Cologne 84

fin de toutes choses 20-22, 24, 30, 94, 174

histoire universelle 146

Diderot, Denis 42

Fischer, Theodor 83

Hitchcock, Henry-Russell 48

Dietzgen, Josef 65, 94

Fleming, Billy 124, 131

Hitler, Adolf 97, 143 -145, 149

dionysiaque 19, 100 sq., 155 sq., 163, 172

Fœssel, Michaël 11, 29 sq., 178, 180

Hoffmann, Franz 83

Dionysos 100, 115

fonctionnalisme 106, 115, 147, 171

Hoffmann, Theodor 77 - 79, 81

Directoire (Style)  42- 44

Fondation Braillard Architectes 93

Hölderlin, Friedrich 84

dissonance 17

Ford, Henry 119 sq.

Hollein, Hans 49- 55, 57 sq., 60, 156, 165, 170

doctrine 21, 48 sq., 55, 102, 105, 111 115, 117,

forme de spirale 138, 141 sq.

Hollywood 145

169

Fourier, Joseph 65, 94

Holzmeister, Clemens 51

doctrine universelle 169

Frank, Josef 69

homme-machine 125, 147

Doumergue, Gaston 143

Franz, Marie-Louise von 59

homme-ordinateur 147, 161, 163, 172

Dubut, Louis-Ambroise 179

Freidorf 73- 77, 79- 83, 91- 95

Hoppen, Donald W. 60

Dufy, Raoul 143

Freud, Sigmund 99, 131 sq., 135, 172

Howard, Ebenezer 66 - 69, 73 sq., 77, 83, 88,

Durand, Jean-Nicolas-Louis 39 - 42, 57, 59,

Fried, Michael 42, 59

91-94, 106, 170

170, 179

Friedrich, Caspar David 87, 96

Hüttenau 74

dynamique d’accélération 10, 65, 68, 119, 128

Frugès, Henry 112

Hufeisensiedlung 90, 96 sq.

Fuhrmann, Ernst 84

Huizinga, Johan 48

effondrement 11, 13 sq., 19 sq., 24, 29, 48

Fun Palace 148-158, 163, 165 sq., 172

humanité spécifique 18

sq., 57, 83, 116, 119, 135, 143, 181

futurisme, futuristes 101 -106, 110, 113-15,

Hundertwasser, Friedensreich 50, 54, 60

Egli, Ernst 69

118-120, 127, 129, 140, 146, 171

Einstein, Albert 23, 182

194

ICON Build 125

Empire austro-hongrois 105

Gayraud, Agnès 12, 17, 29

Immeubles-villas 112 sq.

Empire ottoman 105

Genève 59, 93 sq., 96, 106, 129, 136, 138-140, 165

indéterminisme 152, 15 sq.

Annexes

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 195

industrialisation 23 sq., 41, 44, 64 sq., 68, 83,

Lévi-Strauss, Claude 23 sq., 31, 173, 176, 181

Mayer, Hugo 63, 69 sq.

91, 93, 102, 114

Licklider, J. C. R. 147, 165

Meisenbach, Johann Adam 45

Ingels, Bjarke 123 -127, 131, 171

Liszt, Franz 15

Mendelsohn, Erich 182

Instant City 157

Littlewood, Joan 148 -152, 154, 165 sq., 172

Mengel, Johannes 95, 97

intelligence artificielle 122 sq., 125, 127

Londres / London 68, 94, 111, 119 sq., 130,

Mengel, Margarete 83, 97

Ishigami, Junya 55-58, 60, 170

145, 149, 154, 157, 160, 165, 180

Menke, Christoph 17, 30

longue durée 173

Mensch, René 95, 97

Jäggi, Bernhard & Pauline 73-75, 78

Loos, Adolf 68-73, 77, 83, 91 sq., 94, 170, 182

Metzendorf, Atelier de 94

Jeanneret, Pierre 112 sq., 130, 145, 165, 186

Loos, Claire 94

Meumann, Klaus 95, 97

Johnson, Philip 48

Loos, Lina 94

Meyer, Hannes 97

Jung, C. G. 35 sq., 59

Louis XVI 42

Meyerhold, W. E. 149

Lumières 14, 20-22, 24, 37 sq., 59, 64, 119, 178

Mies van der Rohe, Ludwig 182 Möhring, Bruno 83

Kant, Immanuel 12, 20-26, 30 sq., 37, 64, 94, 173, 178, 180 sq.

MacColl, Ewan 149

mode opératoire 12, 35. 64, 100, 101

Kaufmann, Emil 178 -180

machine à temps 154

modernité 7, 16, 19, 49, 72, 106, 111, 119 sq.,

Kairos 25 sq., 31, 174

Mafarka (figure littéraire) 103

178 sq., 181

Keynes, John Maynard 120

maison avec un mur 69, 71

Möller, Matthias 95

Kierkegaard, Søren 12, 29

Malabou, Catherine 26, 31, 154, 176

Molinos, Jacques 38

King, Martin Luther 79, 116

Mallet-Stevens, Robert 143, 181

monde nouveau 7, 12, 20, 27, 43 sq., 53, 72,

Klee, Paul 64 sq.

Malraux, André 115

79, 83, 85, 89, 101, 114 sq.,124, 126, 148, 170 sq.

Klenze, Leo von 40

Manifeste

monde post-capitaliste 119 -121

Knopf, Alfred Adoul 180

– #ACCELERATE MANIFESTO for an

Monzie, Anatole de 113

Kolbe, Georg 182

Accelerationist Politics (Manifeste accélé-

Montagnard 39

Koolhaas, Rem 93

rationniste), 119, 121, 123, 127

Montaigne, Michel de 21, 30

Koselleck, Reinhart 20 sq., 30 sq., 94, 177, 180 Krause, Emil 63, 69 sq. Kropotkine, Pierre 84 Krupp (Konzern) 74 Laban, Rudolf von 45 sq., 60, 149 Labbé, Edmond 143, 165 La Estampa Mexicana 83 La Fontaine, Henri 59, 140

– Absolute Architektur (Architecture absolue) 49, 51, 53, 170 – Alles ist Architektur (Tout est architecture) 52

Monte Verità 44 - 46, 101 Montevideo 115 Morasso, Mario 102 More, Thomas 177

– Anarchitecture 116 sq., 130 -132, 171

Moses, Robert 116 sq.

– Architektur mit Händen (Architecture avec

Moukinha, Vera 144

les mains) 50 – manifeste de l’architecture futuriste 104, 121, 129

Moya, Hidalgo 148 Mundaneum 136 -141, 165, 171 Muscheler, Ursula 95, 97

Lalande, André 177, 180

– manifeste futuriste 105, 121

Musée à croissance illimitée 136, 140 -142,

Lamartine, Alphonse de 23, 31

– manifeste pour le mouvement coopératif

144 sq., 163

Landauer, Gustav 84 sq.

91

Musée des Beaux-arts de l’Occident 145-147

Lapauze, Henri 59

– musée-manifeste 163

Musée esthétique 140, 186

Larousse, Pierre 30, 60

– Verschimmelungsmanifest (Manifeste des

Musk, Elon 126

Latour, Bruno 10, 13, 29, 173 sq., 176

moisissures) 50, 60

Mussolini 101, 105, 112, 129, 143

Laurana, Luciano 38

Margarethenhöhe 74

Le Corbusier 51 sq., 55, 60, 82, 104, 106 -117,

Marinetti, Filippo Tommaso 101-106, 121,

125, 127, 130 sq., 136 -147, 165, 171, 178, 180 sq.

129, 171, 176

Napoléon Bonaparte 41- 43

Ledoux, Claude-Nicolas 41, 178 sq., 180, 188

Marot, Sébastien 93

NASA 125, 128

Lee, Simon 59, 149

Marx, Karl 44, 67, 84, 118, 131

Neumann, John von 129, 151, 165

Legrand, Jacques-Guillaume 38

Masterplanet 123 -127, 131, 133, 171

Neurath, Otto 140

Leibniz, Gottfried Wilhelm 64, 94

matérialité 7, 56, 78, 138, 144, 182

Newby, Frank 148, 150, 152 sq.

Lenoir, Nicolas 59

Mathews, Stanley 151, 165 sq.

Newton, Isaac 41

Letchworth 68

Matta-Clark, Gordon 99, 116 -119, 130 -132

New York 30, 47, 51, 60, 65, 93, 95, 104, 111,

Muttenz bei Basel 73

115 sq., 129, 160, 166, 180

Index

195

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 196

Niemeyer, Oscar 115

Plan (de Barcelone) de Cerdà  106

réseau 66, 68, 76, 80, 93, 121 sq., 124, 137,

Nietzsche, Friedrich 17, 19, 30, 46, 84, 99-103,

Plan de Paris 108 -110, 113, 130

147, 156-160, 170

106, 114 sq., 118, 129 -131, 165, 171, 176, 178,

Plan Voisin de Paris 106 -113, 130, 132

résonance 16 sq., 30, 37, 44, 46, 49 - 51, 54,

180

planification universelle 123

56-58, 60, 65, 68, 79, 92, 115, 128, 135, 169 sq.,

Nishizawa, Ryūe 161-164, 172, 199

Platon 36 sq.

174 sq.

Nuove Tendenze 103

Plug-in City 157

retour à la nature 45, 160

Popper, Karl 152, 154, 166

retour à la terre 8, 27 sq., 45, 63 sq., 68, 91,

objet temporel 162

Portoghesi, Paolo 142, 165

93, 127, 170, 181

obsolescence 157 sq., 176

postmodernité 181

retour d’information / feed back 153

Olbrich, Joseph Maria 103

Potié, Philippe 35, 59, 181, 183

révolution, révolutionnaire 21-24, 37, 39,

OMA 122 sq.

Powell, Philip 148

40- 44, 57, 59, 66, 69, 89, 96, 111, 115, 130, 149,

ordinateur 147 sq., 151-155, 157, 159, 161,

Prachensky, Markus 50, 54, 60

151, 165, 170, 178-180

163, 172

préraphaélites 42

Révolution française 21, 23 sq., 37, 57, 170,

ordre révolutionnaire 40

présentisme 24, 148, 173

178, 180

Otlet, Paul 136-141, 145 -147, 155, 163, 165,

Price, Cedric 148 -154, 156, 165 sq., 172

révolution industrielle 66

171

primitivisme décélérationniste 119

Rio de Janeiro 115

Owen, Robert 75

progrès 6-8, 10-12, 14, 20- 24, 27, 30 sq., 41,

rituel 8, 12, 18 sq., 30, 36, 38 sq., 44 - 46,

48- 50, 52, 55, 57, 63- 65, 68, 72 sq., 82, 91-93,

51- 53, 56 sq., 100, 117, 169, 171, 177

Pais, Filipe 173, 176

99, 113-120, 122, 125, 141, 144 -148, 155, 163,

rituel de passage 53

paix universelle 146, 163, 165, 171

169-175, 178

Robert, Hubert 177, 180

Palais de cristal 85 sq., 89, 91 sq., 170

psychanalyse de la robe 47

Robespierre, Maximilien de 59

Palais de l’Air 135, 143 sq., 185 sq.

Püschel, Konrad 95, 97

Rogers, Richard 154

Palais de Trocadéro 144

pulsion(s) de destruction 13-15, 38, 69, 99,

Rosa, Hartmut 16 sq., 30, 37, 44, 51, 57, 60,

Palais-Royal 108

131, 135

68, 179, 180

Palladio, Andrea 78

pulsion de mort 14 -16, 51, 53, 99

Rosenberg, Harold 116

pandémie 10, 124

pulsion de vie 16, 27, 30, 37, 63, 99, 135

Rosenblum, Robert 42, 59 sq. Rousseau, Jean-Jacques / rousseauiste 21,

Panthéon 35, 38, 117 Paris 29-31, 35, 38 sq., 55, 59 sq., 94-97, 99,

quasi-objet/-sujet 176 sq. Rabhi, Pierre 93, 96 sq.

Rudofsky, Bernard 46 - 50, 57, 60, 103, 170

Pascal, Blaise 9, 29

Rainer, Arnulf 50, 54, 60

Rudofsky, Berta 47

Pask, Gordon 151-153, 166

Rainer, Roland 60

Russolo, Luigi 105

Pasmore, Victor 151, 192

Rancière, Jacques 18, 30, 56, 60, 73, 82, 97,

Pavillon de la lumière 143

117, 131, 133

Sagan, Carl 123

Pavillon de l’Esprit Nouveau 112 sq., 144

Raphaël 42

Salzbourg 51, 94

Pavillon des Temps Nouveaux 113, 144

réancrage 46, 145

Sant’Elia, Antonio 101, 103 -106, 114, 117,

perception du temps / de l’espace / du

Récamier, Juliette (Madame de) 43, 45

121, 129

monde 15, 18, 20 sq., 23, 25 sq., 56, 81, 84,

Red Megaphones 149

São Paulo 115

141, 162 sq.

réduction 35, 40- 42, 45, 48, 59, 63 sq., 69 sq.,

Saramago, José 172, 176

Perrot, Georges 138

73 sq., 81, 83, 92, 96, 124, 162, 169 sq.

Sartois, Alberto 104

Pérugin 42

réforme agraire, foncière 67, 74, 94, 106

saut dans l’espace-temps 27 sq., 35, 45, 56,

Pestalozzi, Johann Heinrich 75

réforme de la vie 44- 46, 48, 64, 82 sq., 85

169, 170

peur 13, 29, 101, 176

refoulement 16, 27, 52, 135, 165, 171

Schär, Friedrich 74

Philippeville (Skikda) 145, 165

régimes d’historicité 18, 26, 31

Schaudt, Emil 73

Piano, Renzo 154

Reich, Wilhelm 15

Scheerbart, Paul 84 -89, 92, 96 sq., 174

Pichler, Walter 51, 54, 60

religion 17, 20 sq., 37 sq., 44, 58, 75, 88, 92,

Scheeren, Ole 121 sq., 131, 133

Pierrefeu, François de 60

162, 178

Scheffler, Béla 95

Piketty, Thomas 10, 24, 29

Renaissance 7, 20 sq., 24, 36, sq., 45, 51, 54,

Schinkel, Karl Friedrich 87, 96 sq.

145, 165 sq., 178 -180

78, 89, 93, 99, 100, 136, 163, 179, 181

196

64, 178 Rühm, Gerhard 155

102, 106 -113, 115, 117 sq., 129-132, 141-143,

Annexes

STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 197

Schlegel, Friedrich 23, 31

Temporal, Marcel 107

Wagner, Martin 90

Schumpeter, Joseph 64, 118 sq., 127, 131, 171

temporalité 7 sq., 18, 35, 42, 89, 104, 117, 162

Wagner, Otto 52, 103, 106

Schütte-Lihotzky, Margarete 69-73, 94, 170

sq., 169 sq., 181 sq.

Wailly, Charles de 35, 38

Schwarzwald, Eugenie 72

temps long 158, 170, 182

Walking Architecture 160

SEArch+ 125

tempus 26, 169

Warhol, Andy 116

Sell, Madlen 54, 60

Ternaux, Louis Mortimer 59

Weiner, Tibor 95, 97

Semper, Gottfried 54

Terre 8 sq., 20, 22, 27 sq., 44 sq., 50, 55 sq.,

Welwyn 68

Sénèque 19, 30

63-70, 72- 96, 101, 120, 123, 126 -128, 130,

Wiener, Norbert 147, 151

Sergent-Marceau 39, 59

140 sq., 156, 160, 162 sq., 170 sq., 174 sq.,

Wiener, Oswald 155

Serres, Michel 173, 176

177 sq., 181 sq.

Wiener Gruppe 155

Servigne, Pablo 11, 29

Teshima Art Museum 161-164

Williams, Alex 119, 120, 123, 125, 131-133

Siedlerbewegung / colonie coopérative 69,

Thanatos 15 sq., 53- 55, 99

Winckelmann, Johann 17

75 sq.

Théâtre Co-op 81, 95

Wittwer, Hans 82

Siedlung Freidorf 73-83, 91 sq., 94 sq., 170

théorie du jeu 152

Wright, Frank Lloyd 50, 60

Siedlung Friedensstadt 72

Theatre of Action 149

Skylon 148 sq.

théâtre total 80

Smart (Cyber) City 122, 131, 133

Theatre Union 149

Smithson, Robert und Alison 116

Thermidor 21

Yeampierre, Elizabeth 124

Sobre (Architekt) 38 sq., 42, 64

Thibault, Jean-Thomas 39- 41

Younès, Chris 35, 59, 164

socialisme libertaire 84

Thom, René 12, 29, 180

socialisme universel 88, 92

Tokyo 49, 145-147

ziggourat 138, 140

Socrate 37

Tolstoï, Léon 84

Zschokke, Heinrich 75

Solano, Solita 72, 94

Tolziner, Philipp 95, 97

Sombart, Werner 118, 131, 133

Town-Country 65 sq.

Sorel, Georges 102

tradition tribale 155

Soria y Mata, Arturo 106

Trédé-Boulmer, Monique 26, 31

spatialité 42, 56, 113, 155, 169, 181

Treves, Claudio 101, 129

Speer, Albert 144

Turing, A. M. 151

Xenakis, Iannis 182

Spence, Thomas 67, 94 Spencer, Herbert 67

Ukraine 10, 122

Srnicek, Nick 119 sq., 122, 125, 131, 133

Urban, Antonin 95, 97

standardisation 73, 77, 81 sq., 92, 136, 141,

Ursprung, Philip 116, 130

147

utopie / dystopie 45, 89, 91, 111, 123 sq.,

Steinmann, Martin 91, 94, 96 sq.

127 sq., 154, 161, 171, 180 sq.

Stevens, Raphaël 11, 29, 143, 181 style Empire 42

Vienne 46, 49- 52, 60, 63, 69 sq., 72, 77, 94,

sublimation 14-16, 27, 39, 53, 63, 92, 99 sq.,

103, 113, 130, 141, 157

131, 170 sq.,

village globalisé 155

suspension du temps 10, 15 sq., 37, 135, 154,

Ville Radieuse 11, 114-117, 127, 130, 144 sq.,

163

171

symbiose 84, 125, 147, 152, 154 sq., 157, 159

Ville spatiale 157

Szambien, Werner 59

Virgile 37 Virilio, Paul 179, 180

tabula rasa 171

Vischer, Robert 95

Taipei, Taiwan 12 sq., 131, 133

Vitruve 41

Taller de Gráfica Popular (mouvement d’ar-

Voisin, Gabriel 108, 112, 130

tistes) 83 Taut, Bruno 69, 72, 83-92, 96, 170

Index

197

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Remerciements

Potié, professeur émérite de l’ÉNSA Versailles, et Paolo Amaldi, professeur à l’ÉNSA Val-de-Seine. Ils ont non seulement rédigé

Après de longues années de travail nécessitant une intense

deux magnifiques articles, mais m’ont également accompagnée

collaboration, je tiens à adresser mes sincères remerciements

dans mes recherches par nombre de discussions stimulantes.

à toutes celles et ceux qui m’ont aidée à réaliser cet ouvrage.

Notre réflexion sur ce thème a débuté lorsque nous avons

Tout d’abord à Anja Seipenbusch-Hufschmied de l’Université

cherché – avec Carmela Cucuzzela, aujourd’hui doyenne de la

des arts appliqués de Vienne et à Katharina Holas des éditions

Faculté d’aménagement du territoire de l’Université de Montréal

Birkhäuser, qui se sont fortement investies dans cette publication

(UdeM), et Jean-Pierre Chupin, professeur à l’UdeM où il dirige

et m’ont accompagnée à merveille dans sa réalisation. Ensuite,

la Chaire de recherche du Canada – un thème pour un sympo-

à l’Université des arts appliqués de Vienne, qui a généreuse-

sium qui s’est tenu à l’ÉNSA Versailles en 2016, puis à l’UdeM

ment financé la version allemande, ainsi qu’à l’École nationale

en 2018 sous le titre Architecture de la catastrophe : Lieux et

supé-rieure d’architecture de Versailles (ÉNSA) et à notre labo-

rituels de l’utopie et de la dystopie. Ces symposiums ont con-

ratoire de recherche LéaV qui, avec l’aide du ministère de la

stitué une source précieuse d’idées et d’inspiration pour le

Culture, ont permis de financer la parution de la version

développement de mon travail.

française.

Je tiens également à remercier l’excellente station de radio

Mes remerciements vont également aux nombreuses institutions,

France Culture, en particulier Les Chemins de la philosophie

archives et photographes ayant contribué à cet ouvrage par la

et L’Invité(e) des Matins, émission de Guillaume Erner, dont

mise à disposition d’images, gracieuse ou à prix réduit. Sans

les invités exposent souvent des pensées stimulantes qui

leur aide, ce livre aurait comporté beaucoup moins d’illustrations,

incitent à la lecture de leurs ouvrages. Ces émissions sont

ce qui aurait nui à la compréhension du contenu. Que soient

presque une deuxième université pour moi et pour beaucoup

en particulier remerciés le Teshima Art Museum, la Siedlungs-

d’auditeurs passionnés.

genossenschaft Freidorf, l’Albertina, la Fondation Le Corbusier

Enfin, je remercie bien évidemment ma famille, qui a supporté

et la Getty Foundation, les archives Hans Hollein et Monte Verità,

mes longues périodes de recherche : Guy, mon mari, ainsi que

les bureaux Ryūe Nishizawa, Yunya Ishigmi et BIG, les photo-

mes deux fils Floris et Raphaël, qui ont grandi avec ce travail

graphes Yashiro Photo Office, Ken’ichi Suzuki et Noboru

et ont ressenti la passion avec laquelle je l’ai mené. Puisse-t-elle

Morikawa, ainsi que notre cher collègue doctorant Quentin

être contagieuse et stimulante ! Leur curiosité et leurs hoche-

Mourier, que l’attentat du Bataclan a brutalement arraché à

ments de tête approbateurs quand, à leur grand étonnement,

la vie.

j’avais réponse à leurs questions, me confortent dans ce désir.

J’exprime toute ma reconnaissance à l’équipe hautement pro-

Après tout, c’est à leur génération et à celle de mes étudiants

fessionnelle avec laquelle j’ai eu la chance de travailler :

qu’il incombera de réorienter notre monde vers d’autres hori-

François Mortier, qui, avec une patience angélique, a remanié

zons afin de construire, avec humanisme et créativité, un « nou-

le texte français – mon mémoire d’habilitation – de telle sorte

veau » monde plus social et plus écologique.

qu’il soit non seulement lisible, mais aussi plaisant à lire ; Salomé Wackernagel, l’une de mes chères doctorantes, pour sa lecture critique et ses suggestions stimulantes ; Caroline Gutberlet, qui a su traduire ce texte en allemand avec une telle élégance que j’ai eu beaucoup de plaisir à redécouvrir mes pensées dans ma langue maternelle ; Claudia Mazanek, qui l’a relu de manière critique et l’a préparé pour la publication avec beaucoup de persévérance, et enfin, Katharina Erich, dont le graphisme a donné un nouveau visage au texte mis en page, et une nouvelle apparence propre à éveiller la curiosité. Du point de vue du contenu, je tiens à remercier tout particulièrement Philippe

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Biographie de l’autrice Susanne Stacher est architecte et critique d’architecture. Après avoir commencé sa carrière dans les agences de Renzo Piano, Dominique Perrault, Morger & Degelo, Ibos & Vitart et Shigeru Ban, elle s’est consacrée à la recherche et à l’enseignement. Professeure à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles, elle enseigne la théorie et la pratique de l’architecture. Son domaine de recherche se situe à la jonction de l’architecture et de l’urbanisme, de la théorie, de l’histoire et de la philosophie. Elle est l’autrice du livre Sublimes visions. Architectures dans les Alpes (Birkhäuser 2018). Ses recherches actuelles se concentrent sur les crises et les récits possibles pour la conception de projets esquissant un autre rapport au monde, thématique qu’elle explore également dans le domaine de la pédagogie.