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French Pages 200 Year 2023
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Architecture en temps de crise
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Edition Angewandte Collection de l’Université des arts appliqués de Vienne Éditée par Gerald Bast, recteur
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Susanne Stacher
Architecture en temps de crise Stratégies actuelles et historiques pour la conception de « mondes nouveaux »
Birkhäuser Bâle
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Mentions légales Susanne Stacher
Library of Congress Control Number : 2023936448
HDR, Doctorat en architecture et aménagement, Professeure à l’École nationale supérieure d‘architecture de Versailles,
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Chercheuse attachée au laboratoire de recherche LéaV
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Les droits d’auteur de cet ouvrage sont protégés. Ces droits concernent la protection du texte, de l’illustration et de la traduction. Ils impliquent
Avec des contributions de : Paolo Amaldi, CH-Genève,
aussi l’interdiction de réédition, de conférences, de reproduction
et Philippe Potié, F-Nice
d’illustrations et de tableaux, de radiodiffusion, de copie par microfilm ou tout autre moyen de reproduction, ainsi que l’interdiction de divul-
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gation, même partielle, par procédé informatisé. La reproduction de la
des arts appliqués de Vienne : Anja Seipenbusch-Hufschmied, Vienne,
totalité ou d’extraits de cet ouvrage, même pour un usage isolé, est
Autriche
soumise aux dispositions de la loi fédérale sur le droit d’auteur. Elle est par principe payante. Toute contravention est soumise aux dispositions
Responsable d’édition pour la maison d’édition : Katharina Holas,
pénales de la législation sur le droit d’auteur.
Vienne, Autriche ISSN 1866-248X Lectorat et traduction : François Mortier, Orthez, France
ISBN 978-3-0356-2774-9
Maquette, conception graphique et mise en page : Katharina Erich,
e-ISBN (PDF) 978-3-0356-2776-3
Vienne, Autriche
ISBN édition imprimée allemande 978-3-0356-2772-5
Conception graphique de la couverture : Floyd E. Schulze, Birkhäuser
L’édition allemande paraîtra simultanément en 2023 sous le titre :
Verlag, Berlin, Allemagne
Architektur in Zeiten der Krise. Aktuelle und historische Strategien für
Lithographie : Katharina Erich et Elmar Bertsch, Vienne, Autriche
die Gestaltung „neuer Welten“
Lithographie couverture : Pixelstorm Litho & Digital Imaging, Vienne, Autriche
© 2023 Birkhäuser Verlag GmbH, Bâle
Impression : Holzhausen, Gerin Druck GmbH, Wolkersdorf, Autriche
Im Westfeld 8, 4055 Bâle, Suisse
Papiers : Nautilus Classic 90 g/m2, papier couché sans bois mat 135 g/m2
Membre de Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston
Polices corps de textes : Avenir, MetaPlus, Nami Com ; Polices couverture : Arial, Times
987654321
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Table des matières
2 Retour à la terre Une manière de décélérer le temps ..........................
62
• Ebenezer Howard : la cité-jardin comme modèle de ville agricole moderne, 1898 ....................................... Prologue ...................................................................
Introduction théorique
...............................
6 9
66
• Adolf Loos et Margarete Schütte-Lihotzky : la Maison avec un mur et son jardin de subsistance, 1920 .........
69
• Hannes Meyer : Siedlung Freidorf, Muttenz, 1919–1924
73
• Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité Crises ........................................................................
10
• Quels projets, quelles esthétiques face à la crise ? ....
11
Psychologie de la crise .............................................
12
en fer à cheval, 1920/1933 ..........................................
83
3 Création par destruction L’accélération du temps comme salut ........................
98
• F. T. Marinetti et Antonio Sant’Elia : Manifestes
• Pierre-Henri Castel : apocalypse, angoisse, effroi – comment réenchanter le monde ? ..................
13
• Sigmund Freud : pulsion de mort et sublimation ........
14
• Le Corbusier : Plan Voisin de Paris, 1925 ...................
106
• Gordon Matta-Clark : Anarchitecture et Conical
• Hartmut Rosa : accélération et résonance, un nouveau rapport au monde .......................................
futuristes, 1909/1914 .................................................. 101
16
Intersect, 1975 ............................................................ 116 • Bjarke Ingels Group (BIG) : Masterplanet, depuis 2020 123
Esthétique ...............................................................
17
Usages et rituels .......................................................
18
Crise, catastrophe, effondrement, collapse ..............
19
4 Réenchanter le monde Suspendre le temps pour se projeter dans l’avenir ... 134 • Paul Otlet et Le Corbusier : Musée mondial et Musée à croissance illimitée, 1928/1939 ................................ 136 • Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace, 1961–1965 148
Temps ........................................................................
20
• Archigram, David Greene : Rokplug et Logplug, 1969
• Progrès .......................................................................
21
• Ryūe Nishizawa et Rei Naito : Teshima Art Museum,
• Accélération ................................................................
23
• Le temps subjectif .......................................................
25
Quatre figures ............................................................
27
Architecture en temps de crise
2010 ...........................................................................
Conclusion et ouverture
............................
156 161
168
Autres temps, autres espaces – Paolo Amaldi .............
177
Face à la « fin des temps » – Philippe Potié .................
181
..............
33
Un saut en arrière dans l’espace-temps ....................
34
Crédits images .............................................................. 184
• J.-N.-L. Durand et J.-T. Thibault : Temple à l’Égalité, 1793
39
Bibliographie ................................................................. 187
• Bernard Rudofsky : Architecture sans architectes, 1964
46
Index ............................................................................. 193
• Hans Hollein : Architecture absolue, 1962 ...................
49
Remerciements ............................................................... 199
• Junya Ishigami : Maison-restaurant à Yamaguchi, 2019
55
Biographie de l’autrice ................................................... 200
1 Archaïsme
Annexes
.................................................................. 183
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Prologue Ce qui suit est spéculation, une spéculation qui remonte souvent bien loin et que chacun, selon ses dispositions personnelles, prendra ou non en considération. C’est aussi une tentative pour exploiter de façon conséquente une idée, avec la curiosité de voir où cela mènera. Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920)
Giorgio de Chirico, La Conquête du philosophe, 1913/1914, huile sur toile L’heure de l’horloge indiquant un début d’après-midi ne correspond pas à l’ambiance sombre du tableau, car les ombres longues suggèrent une heure bien plus tardive. Ce décalage inquiétant brouille les repères temporels. La présence du canon brillant au premier plan, devant lequel reposent deux artichauts ressemblant à des boulets de canon, ainsi que l’absence d’humains et un silence supposé ne font que renforcer ce sentiment de crise. Seule la technique – incarnée en outre par le train en marche – semble être en mouvement de manière autonome, symbole d’un progrès qui a pris un air menaçant. Le titre « La conquête du philosophe » évoque ce point de bascule, où la technique remplace la pensée réflexive.
6
Prologue
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En nous fondant sur différentes positions scientifiques et phi-
crises ontologiques qui remettent en question notre rapport
losophiques sur les crises contemporaines, nous nous propo-
au monde. De fait, ces moments de rupture conduisent à réin-
sons de questionner les notions de progrès, de croissance, de
terroger le progrès, la culture et la société dans leur fondement
nature et de société telles qu’elles s’expriment dans certains
et leur essence. Ces crises remettant radicalement en question
projets architecturaux récents. Nous confronterons les choix
notre façon d’être au monde et notre action sur celui-ci, nous
esthétiques de ces derniers à des stratégies de projets conçus
pouvons considérer les postures adoptées dans pareil contexte
à d’autres moments de crise survenus dans l’histoire. Dans ces
par les architectes comme des mécanismes psychiques résul-
périodes de basculement, le temps est comme suspendu, les
tant de leur propre crise existentielle. Ils sont en quelque sorte
attentes vis-à-vis de l’avenir modifiées, et de nouvelles per-
sommés de prendre position et d’inventer de nouveaux rapports
spectives s’ouvrent.
au monde à travers leurs projets.
Il s’agira donc d’interroger le temps présent en parcourant
La crise historique sert de déclencheur, provoquant des émo-
l’histoire de l’architecture appréhendée sous l’angle des cri-
tions fortes qui nous font penser et agir : nous nous projetons
ses, des fractures, et non en suivant un récit fondé sur une
dans la crise et prenons appui sur elle pour concevoir des
supposée linéarité historique.
projets qui, en questionnant radicalement le monde, le met-
N’est–ce pas à ces moments de bouleversements, toujours
tent à leur tour en crise. En générant ce contre-courant, ces
accompagnés d’une forte accélération, que surgissent dans
conceptions exercent un « effet de retour » sur la société. En
l’urgence des projets de grande ampleur, capables d’esquisser
ce sens, les projets architecturaux pourraient être considérés
un nouveau rapport au monde ? L’élaboration de ces projets
non seulement comme des « révélateurs » des crises auxquel-
n’est-elle pas en fin de compte le seul moyen pour avancer
les ils donnent une forme tangible, mais aussi comme des
dans ces moments d’instabilité et d’angoisse ? Comment
« objets agissants » qui, à leur manière, participent à la trans-
l’angoisse peut–elle devenir élan créateur ?
formation de la société. Ils permettent ainsi de comprendre
Si nous essayons aujourd’hui – dans le contexte des crises qui
les crises, angle sous lequel nous entreprendrons notre recher-
secouent et menacent nos sociétés à l’échelle planétaire – de
che. De quelle nature sont ces « objets » ? Quels types de
faire une lecture de l’histoire de l’architecture à travers le
projets les architectes développent-ils et quelles sont leurs
prisme des crises, c’est pour sortir d’un effroi paralysant et sti-
stratégies et outils, leurs « instruments » ?
muler à la fois la réflexion et l’action.
Ces moments de suspension ouvrent un champ fictionnel ; l’inattendu, le flottement et l’inconnu libèrent un potentiel créatif
Relations entre la crise, le temps et l’esthétique
porté par le désir de réinventer le monde : les architectes
Là où les grands bouleversements de l’histoire génèrent de
cherchent alors à restructurer la société, à repenser le lien
nouvelles dynamiques esthétiques, comprises comme expres-
entre la ville et la campagne, à réimaginer les villes et les formes
sions d’une renaissance culturelle, il est possible de repérer
d’habitat, à réinventer l’architecture et sa matérialité, mais
certaines récurrences et constantes, qui sont à l’origine de la
aussi à créer une nouvelle esthétique pour induire une dynami-
formation d’un imaginaire collectif. Ces bouleversements,
que de renaissance. Quel regard sur le monde proposent-ils ?
qu’ils soient induits par des crises économiques, financières,
Selon quelle esthétique (dans le sens d’une expérience
politiques, sociales ou sanitaires, par des guerres ou des
sensible) et à quelles fins ?
catastrophes écologiques, se manifestent notamment dans
L’idée de « fin des temps » nous invite à repenser notre rapport
l’architecture, qui à l’instar des autres pratiques artistiques
au monde et à sa temporalité. Les crises créent une rupture,
est à même de proposer en avant-garde, sur les ruines de
une scission nette entre l’avant et l’après. Elles suspendent les
« l’ancien », l’image d’un « monde nouveau ».
dynamiques qui, jusqu’alors, ont régi le monde et ont une
Nous émettons l’hypothèse que les crises historiques, qui
temporalité qui leur est propre. Dans cet instant de bascule-
provoquent une rupture du temps linéaire et de la marche
ment, les évènements se déroulent de façon condensée. Face
vers le progrès (conçu depuis la modernité comme une dyna-
à la crise, telle est du moins notre hypothèse, les architectes
mique continue), entraînent toujours dans le même temps des
doivent développer des stratégies pour créer leur propre
Prologue
7
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espace-temps, et s’extraire du chaos en créant un « monde
en fonction des caractéristiques propres à nos quatre figures.
nouveau ». Quel est précisément le moteur de ces projets ?
À partir de l’esthétique et des récits produits par ces architectes
Quel est le rôle des architectes dans ces grands moments de
dans ces moments de basculement, nous nous concentrerons
crise, comment participent-ils à l’élaboration de nouvelles
sur leurs émotions et leurs objectifs, sur leur rapport au progrès
valeurs ?
et à la technique, et sur la manière dont ils ont participé à la création de nouvelles valeurs. Plus particulièrement, nous
Quatre figures comme actes pour modifier le temps
chercherons à mettre en lumière leur action dans le champ
Nous proposons de classer en quatre catégories la façon
spatio-temporel, point de départ d’une esthétique où fiction
dont les architectes réagissent face à ces temps de crise, en
et rituel jouent un rôle essentiel. Les architectes choisis sont
fonction de leur manière de « manipuler » l’espace et le
des personnages célèbres, leurs projets et leurs textes sont
temps. Ce sont des catégories de contraction et de dilatation
bien connus ; ce que nous tentons d’apporter, c’est une ana-
de l’espace-temps liées à une manière spécifique d’agir,
lyse et une relecture de ces projets au prisme de la crise, en
toujours associée à un état psychologique particulier : soit les
nous interrogeant sur leurs outils et sur leurs manipulations du
architectes changent de cap en se projetant dans l’espace-
temps. Si les exemples sélectionnés sont essentiellement
temps d’une époque passée ; soit ils cherchent à ralentir les
issus du XXe et du XXIe siècle, certains d’entre eux sont plus
dynamiques en cours ; soit ils cherchent à les accélérer ; soit
anciens pour souligner la persistance de certains phénomènes
ils cherchent à suspendre le processus disruptif de la crise
et modes d’action dans une temporalité plus longue.
pour se projeter dans un avenir lointain.
Le choix des exemples est délibérément international, afin
Pour lier le mode d’action au traitement temporel, nous avons
de mettre en évidence les différences de contextes politiques,
identifié quatre « figures » – comme représentations d’une
sociaux et culturels. La dimension internationale permet en
dynamique particulière, comme images mentales, concepts ou
outre de situer l’architecture dans un monde de plus en plus
actions sous une forme tangible – qui reposent sur une mani-
interconnecté (ce que l’on perçoit de manière encore plus
pulation du temps. Ces figures, qui (re)surgissent dans le
aiguë dans les moments de crise et de conflit). Replacer les
monde contemporain, sont l’expression psychique et politique
projets contemporains dans l’histoire permet de mieux les
au moment du passage à l’acte créatif en temps de crise. Ce
saisir, de comparer les récits, les objectifs et les outils et de
sont des manières d’agir et de se positionner qui se cristallisent
questionner leur potentiel d’action face aux crises écologiques,
dans une posture esthétique, offrant des récits pour la réorga-
sanitaires, économiques et sociales à venir.
nisation de nouveaux espaces sociétaux. Voici quatre modes
La première partie du texte expose les outils théoriques qui
d’action esthétiques possibles ayant une action sur le temps :
nous permettront d’aborder l’analyse architecturale proprement dite qui constitue la seconde partie, structurée selon les quatre
Archaïsme : un saut en arrière dans l’espace-temps Retour à la terre : une manière de décélérer le temps Création par destruction : l’accélération du temps comme salut Réenchanter le monde : suspendre le temps pour se projeter dans l’avenir À travers différents exemples, nous allons décortiquer les mécanismes de ces opérations spatio-temporelles qui esquissent différentes possibilités de réagir, de projeter et d’agir. Nous nous appuierons essentiellement sur les projets et les textes écrits par les architectes, ainsi que sur leurs interviews. Le choix des textes et projets, loin d’être exhaustif, a été fait
8
Prologue
« figures » d’action et de manipulation du temps et de l’espace.
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Introduction théorique Enfin, qu’est–ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, […] ; également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. […] Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout à l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affirmer, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. […] Nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante, pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini ; mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes1.
Blaise Pascal, « Impossible de trouver une assiette ferme », Pensées, 1670
9
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Crises
rêves de profond changement se transforment en scénarios utopiques ou dystopiques.
10
Les médias nous annoncent pratiquement tous les jours des
Autre phénomène qui nous a touchés, plus particulièrement
crises et nous prédisent des catastrophes majeures. Il y a
pendant le confinement imposé par la propagation de la
d’une part l’urgence climatique et la crise environnementale,
pandémie : l’impression d’une suspension du temps. « Si tout
qui risquent de devenir une catastrophe majeure si l’impact
est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné,
humain sur la planète n’est pas réduit drastiquement, il y
trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré 2 »,
a d’autre part l’augmentation des inégalités qui, depuis les
constate le sociologue et philosophe français Bruno Latour,
années 1980, provoquent la paupérisation croissante des
qui voit dans cet arrêt du temps la chance d’une possible
couches sociales les plus démunies. Des mouvements de
réorientation. Temps propice pour se concentrer sur l’essentiel
protestation émergent, ils occupent les rues, les ronds-
et pour imaginer un autre monde à venir. « En effet, la crise
points, les places, les centres commerciaux et les futurs aéro-
sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours
ports. Les écologistes, les manifestants pour le climat, les Gilets
passagère – mais une mutation écologique durable et irréver-
jaunes, les syndicats, les zadistes et de nombreux autres
sible. Si nous avons de bonnes chances de "sortir" de la pre-
mouvements cherchent à s’emparer des lieux symboliques
mière, nous n’en avons aucune de "sortir" de la seconde 3 »,
pour exprimer leur désaccord avec la dynamique qui régit
nous avertit Latour.
désormais notre monde.
Face à l’urgence écologique, qui plus qu’une crise annonce
Au moment où nous rajoutons les lignes qui suivent, à la fin de
« une mutation écologique durable et irréversible », des scien-
notre recherche, deux crises majeures sont venues s’ajouter :
tifiques de divers domaines, des politiques, des philosophes,
d’abord une pandémie particulièrement ravageuse et sans li-
des architectes et des urbanistes réfléchissent à de nouveaux
mites géographiques, et ensuite la guerre en Ukraine, vérita-
modèles où l’impact humain sur la nature serait moindre.
ble catastrophe humaine, éthique et géopolitique, qui, de plus,
L’urgence écologique est intrinsèquement liée au système
aggrave drastiquement la crise écologique, économique et
géopolitique, économique et financier, lequel est susceptible
sociale à l’échelle mondiale, crise dont nous ne mesurons pas
de générer d’autres bouleversements d’ordre social. Les
encore pleinement l’ampleur. Bien que l’interdépendance
chercheurs nous avertissent que la convergence des diverses
mondiale en cas de crise, et plus particulièrement quand
crises risque de provoquer une catastrophe mettant en péril
plusieurs crises se chevauchent, ait déjà donné lieu à de nom-
la survie de notre planète.
breuses publications et alertes, ce n’est que maintenant,
À la suite de la crise financière de 2008, Jacques Attali a
lorsque nous sommes brusquement et directement concernés,
pronostiqué dans Sept leçons de vie 4 un avenir bien sombre ;
que nous nous rendons collectivement compte du degré
de son côté, Thomas Piketty voit dans la crise non pas uni-
d’interdépendance des flux d’énergie, de nourriture, de pro-
quement une menace, mais aussi une dynamique d’accéléra-
duits technologiques, etc. dans un monde globalisé. Ces
tion, de progrès, qui peut induire d’importants changements,
crises majeures nous montrent que nous ne sommes à l’abri
y compris des améliorations, dans l’histoire de l’humanité.
de rien (pour ceux qui pensaient encore l’être), et que ce
Dans Capital et idéologie 5 (2019), l’économiste souligne la
monde totalement interconnecté est terriblement fragile, sur
nécessité de construire une société plus égalitaire et basée
le plan politique, économique, social, environnemental et
sur un modèle social-démocrate, qui ferait de la redistribution
sanitaire. La rapide propagation du Covid -19 à l’échelle pla-
des biens une priorité absolue (par exemple par des impôts
nétaire et la crise énergétique en Europe due à la guerre en
progressifs sur la fortune) pour endiguer les inégalités crois-
Ukraine ont considérablement renforcé notre prise de con-
santes. Pour éviter une catastrophe écologique irréversible, il
science de ce moment de crise. Nous avons été soudain
plaide pour une régulation mondiale des émissions de CO2
confrontés aux effets négatifs de la mondialisation et à la
(ce qui touche principalement les pays riches), afin de réduire
fragilité de nos milieux de vie. La logique du progrès et de la
la pollution de l’air et la destruction de la couche d’ozone.
croissance illimitée est plus que jamais mise en doute, les
La convergence des crises et l’aggravation ou la montée en
Introduction théorique
Notes Notes :: page page 29 xx
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 13:35 Seite 11
puissance de nombreux indicateurs (épuisement des ressources
lieu est une bonne nouvelle qui nous place face à une alter-
énergétiques, démographie galopante, migrations climatiques,
native : perpétuer la vie ou édifier un espace pour le possible »,
inégalités sociales et économiques, crises financières, etc.)
car « le plus urgent n’est pas d’éviter l’apocalypse à venir, mais
peuvent conduire, selon les analyses d’un grand nombre de
de réinvestir le monde ». Dans sa postface à la réédition
chercheurs, à l’effondrement des sociétés. Ces dernières années,
2019, Fœssel thématise « l’accélération désastreuse du chan-
l’amplification des diverses crises à l’échelle mondiale a fait
gement climatique15 » et centre sa réflexion sur « ce qui fait
apparaître la « collapsologie », qui se veut une nouvelle
du réel un véritable monde16 ». Face aux inégalités sociales
science malgré son approche intuitive ; car prévoir le futur à
fortement accentuées par un changement climatique auquel
partir de données complexes ne peut être une recherche pure-
seuls les plus riches survivront de manière bunkerisée, il se
ment scientifique, dénuée de dimension spéculative, estiment
demande ce qu’est un monde digne d’être habité, digne
Pablo Servigne et Robert Stevens, porte-paroles de ce courant
d’être sauvé. Son livre est une invitation à agir en ces temps
en France. Dans Comment tout peut s’effondrer , leur pre-
incertains, et à refaire monde.
mier livre grand public devenu un bestseller 7, ils posent cette
Si certains mettent l’action politique et sociale au premier
question rhétorique sur un ton apocalyptique : « La conjonction
plan, d’autres cherchent avant tout à éviter l’apocalypse éco-
et la pérennisation des "crises" peuvent-elles réellement en-
logique. Quel que soit l’angle adopté, la question de l’irréver-
traîner notre civilisation dans un tourbillon irréversible ? 8» Ils
sibilité touche tout le monde et dans tous les domaines.
soulignent ensuite les liens entre les différentes crises afin de
Les données scientifiques s’entremêlent avec les émotions. Les
nous avertir du danger que leur convergence pourrait repré-
prédictions, plus ou moins hasardeuses, face à la question
senter pour la société. Ils cherchent à nous faire comprendre
« La fin du monde, c’est pour quand ? » échauffent les esprits
que l’on se dirige vers l’effondrement, vers « la fin du monde »,
sans apporter de réponse, car personne ne peut prédire l’avenir.
non sans tenter cependant de réenchanter le monde par des
On essaie alors de se projeter dans un avenir incertain. Pour
scénarios qui dessinent un autre avenir, afin de ne pas plonger
éviter l’angoisse de « la fin du monde », certains développent
le lecteur dans une dépression nihiliste10. Ainsi, ils prônent la
des théories, des stratégies, divers scénarios de « sociétés
construction d’une société plus résiliente, basée sur la formation
alternatives », plus résilientes, égalitaires et durables. D’autres
de collectifs autonomes interconnectés, et par conséquent loca-
adoptent à l’inverse une position nihiliste, et choisissent de
lisée en milieu rural. La crise sanitaire induite par le Covid-19
regarder le monde s’écrouler et de profiter de leurs derniers
a renforcé ce mouvement vers la campagne, refuge pour les
instants. La dynamique du basculement déclenche des scéna-
citadins, mais aussi lieu essentiel à la production de produits de
rios dystopiques ou utopiques, d’avant ou après catastrophe,
première nécessité.
qui dessinent les contours d’une nouvelle société. Ce processus
« Notre temps est, dit-on, celui des catastrophes. Face aux
fictionnel nous ramène à notre champ de recherche, l’archi-
crises sanitaires, écologiques ou à la menace nucléaire, la
tecture, l’art et l’esthétique au sens large du terme, compris
croyance dans le progrès fait place à l’angoisse. Cette résur-
comme le partage d’une expérience du sensible (voir : sous-
gence des thèmes apocalyptiques est plus qu’un symptôme11 »,
chapitre « Esthétique »).
6
9
écrit le philosophe Michaël Fœssel, pour qui « la fin du monde a déjà eu lieu12 », car les sujets, dépossédés du monde, ont perdu toute possibilité d’agir : « Le triomphe de la technique sur l’action, du capital sur le travail, du besoin sur le désir sont
Quels projets, quelles esthétiques face à la crise ?
autant de phénomènes qui expliquent pourquoi l’on est
Par leur ampleur, les différentes crises de notre époque et les
pressé de voir finir un monde que l’on a déjà perdu . » Il situe
récits apocalyptiques touchent aussi l’architecture. Quel rôle
cette perte dans l’époque moderne et dans la « dissolution
peuvent jouer l’art et l’architecture dans ce moment charnière
moderne des hiérarchies traditionnelles [qui] a provoqué une
où les systèmes s’effondrent ? Peuvent-ils construire un nou-
nouvelle inquiétude : devoir vivre "après la fin du monde" ».
veau rapport au monde ? Quelle peut être la mission d’une
En ce sens, poursuit-il, « le fait que la fin du monde a déjà eu
architecture qui devient le vecteur d’une vision décliniste ou
13
14
Notes : page 29
Quels projets, quelles esthétiques face à la crise ?
11
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au contraire créatrice d’une société nouvelle ? Ces questions
représentations ; une croûte assez fine, « et la critique vient
nous amènent à celle de l’esthétique et de la forme.
gratter, tenter de dissoudre ce qui s’est sédimenté, faire appa-
Pour le mathématicien René Thom, fondateur de la Théorie
raître que sous une évidence se cachent des contradictions21. »
des catastrophes (1972), le terme « catastrophe » désigne le
La pensée critique post-métaphysique (qui dénonce, depuis
lieu où une fonction change brusquement de forme . Il cherche
Kant, le fait de vouloir prouver l’existence de Dieu par la phi-
à tenir compte des variations soudaines de formes qui condui-
losophie) se réfère à ce qui est manifeste, notamment la cul-
sent à l’apparition de discontinuités pour construire un modèle
ture, et cherche à mettre au jour les couches sédimentaires.
dynamique pouvant engendrer une morphologie18. En établis-
Tentons donc de gratter cette croûte et d’analyser les diffé-
sant un lien entre les singularités et la naissance des formes,
rentes crises culturelles de notre société en nous plongeant
17
il appréhende la « catastrophe » comme une modification de
dans le monde de l’architecture et des visions urbaines.
forme conduisant à l’apparition d’une discontinuité 19. Le lien
Comment fonctionne l’acte esthétique, et comment investit-il
entre discontinuité, rupture, et genèse d’une forme basée sur
le monde ? Quelles sont ses motivations profondes ?
un modèle dynamique est particulièrement intéressant si l’on
Pour répondre à ces questions, nous allons développer dans
applique cette hypothèse à la production architecturale. Car
cette introduction théorique cinq thématiques : d’abord la
l’architecture, comme l’art et la littérature, fait partie de ce
psychologie de la crise, pour comprendre les actes esthéti-
processus fictionnel, qu’il soit utopique ou dystopique, par
ques d’un point de vue psychologique ; l’esthétique, pour
son pouvoir de suggestion d’autres modes de vie dans des
définir ce que recouvre ce terme ; les usages et les rituels,
espaces autres.
pour saisir la dimension physique qui génère, elle aussi, une
La question de la forme appartient au domaine de l’esthétique.
certaine esthétique ; le temps, matériau principal des mani-
Quelle esthétique peut-on convoquer quand tout bascule ?
pulations fictionnelles effectuées par les architectes ; et, pour
Quelle est la fonction du projet imaginé, comment se met-il
finir, la question du progrès pour mieux appréhender les
en œuvre ? Quel est son mode opératoire pour dépasser la
objectifs des projets.
crise ? Dans le contexte actuel, placer la crise au cœur de la recherche permet d’analyser la corrélation entre le déclin d’un système
Psychologie de la crise
et la naissance d’un nouveau paradigme, tant sur le plan esthétique que social. L’architecture est souvent l’expression
Afin de mieux comprendre le processus esthétique, examinons
première de cette quête d’un monde nouveau, elle ouvre des
un état émotionnel propre aux temps de crise : l’angoisse.
espaces imaginaires et crée de nouvelles façons d’habiter le
Comment le geste créatif nous permet alors de réagir et de
monde (et donc aussi d’être au monde, au sens heideggérien).
sortir du marasme ? Comment, grâce au processus esthéti-
Ainsi les bouleversements de nos sociétés peuvent-ils être lus
que, peut-on dépasser notre rapport inquiet au monde ?
dans les architectures, qui incarnent le noyau, le statu nascendi
Pour le philosophe danois Søren Kierkegaard, l’angoisse est
d’idées utopiques. Dans les moments de basculement,
profondément humaine ; c’est le vertige de l’individu libre
comment les architectes ont-ils participé à l’élaboration de
face à des possibilités et à des choix contradictoires :
nouvelles valeurs culturelles ?
« Si l’homme était ange ou bête, il ne pourrait connaître l’an-
En s’appuyant sur sa lecture de Theodor W. Adorno, la philo-
goisse. Étant une synthèse, il en est capable, et il est d’autant
sophe française Agnès Gayraud définit la culture comme « la
plus homme que son angoisse est profonde22. » L’angoisse
manière dont la société se représente elle-même, et toutes
s’amplifie considérablement en situation de crise. Les cher-
les formes sédimentées qui montrent ces représentations
cheurs, particulièrement les philosophes et les psychologues,
d’elle-même ». La culture est l’expression des idées politiques,
tentent alors de sonder et d’évaluer les possibles et l’ampleur
philosophiques et artistiques d’une société. Elle représente,
de la réaction humaine à la crise.
20
comme Gayraud le formule, une sorte de « croûte sur le monde », créée à la fois par l’histoire, les discours, les bavardages, et les
12
Introduction théorique
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Pierre-Henri Castel : apocalypse, angoisse, effroi – comment réenchanter le monde ?
une prise de conscience collective. « Comment transformer l’angoisse paralysante en impulsion collective au salut ? 27 », se demande-t-il dans son livre Le Mal qui vient : essai hâtif sur la
Prenons un exemple de l’actualité récente. Le 31 décembre 2018,
fin des temps à mi-chemin entre la philosophie et la psychologie.
L’Invité(e) des Matins de France Culture était Pierre-Henri Castel,
« On a longtemps essayé la peur », or « l’heuristique de la
philosophe, psychanalyste et directeur de recherches au CNRS.
peur n’est pas efficace, car l’angoisse peut provoquer un sur-
Guillaume Erner, le journaliste de l’émission intitulée « Effon-
saut ; mais elle paralyse aussi, et les effets de résignation qui
drement : 2019 ou la fin des temps ? », ouvre le débat par la
en découlent sont répandus. Comme on a beaucoup essayé
question suivante : « Face à la litanie des catastrophes climati-
l’angoisse, j’ai proposé d’essayer l’effroi. On va finir par avoir
ques, des prévisions alarmantes, mais aussi de l’attention
tellement peur que l’on va se réveiller 28 », spécule Castel
croissante portée aux théories de l’effondrement, l’idée que
dans l’espoir de pouvoir encore changer le cours des choses,
la fin est proche semble imprégner les mentalités. Mais que
bien que sceptique sur la réaction des gens après cette prise
se passe-t-il si l’on prend cette hypothèse au sérieux ? Que
de conscience : « Ce n’est pas sûr que ça aille dans la di-
devient l’action humaine et la morale lorsqu’il n’y a plus de
rection de l’intérêt collectif, si elle [la prise de conscience] ne
lendemain ? Comment vivre avec la fin du monde ? Pourquoi
nourrit pas des stratégies de survie en déchaînant des actions
continuer d’agir pour sauver le monde si l’on sait l’inéluctabilité
terribles, violentes29. » Il appelle cet état « le règne du Mal »
de sa destruction23 ? »
(en s’appuyant sur la théorie freudienne des pulsions de des-
Dans sa réponse, Pierre-Henri Castel s’intéresse au moment
truction), scénario qui part de l’hypothèse qu’en situation de
qui précède l’apocalypse : comment l’homme va-t-il réagir ?
chaos, l’action humaine n’est pas nécessairement orientée
Il resitue la fin du monde dans un horizon historique, en con-
vers le Bien : « S’il y a de la hâte, est-ce que l’on se trouve du
statant que le récit apocalyptique existe depuis la nuit des
côté des victimes ou des bourreaux ? », se demande-t-il, en
temps ; « ce qui est nouveau, c’est que ce n’est pas une, mais
imaginant la réaction du dernier survivant qui pourrait éprou-
la catastrophe. Günther Anders l’appelait une apocalypse
ver une « jouissance effrayante, particulière, de la ruine, du
sans royaume, sans salut », précise-t-il, « cette conception là
massacre, etc.30 » La possibilité que le Mal se déchaîne est bel
n’existait pas avant la guerre nucléaire des années 1960. La
et bien présente dans les scénarios postapocalyptiques holly-
catastrophe écologique et environnementale menace l’existence
woodiens, mais pas dans le discours de la catastrophe, avertit-il.
de l’humanité et du monde. » Contrairement à nombre d’autres,
« Ça n’exclue pas le Bien, mais le Bien aura des griffes et des
Pierre-Henri Castel ne cherche pas à tirer la sonnette d’alarme
dents, il préservera la volonté de maintenir la justice jusqu’au
pour mobiliser les gens afin d’améliorer la situation actuelle
bout, en appliquant des moyens assez violents pour pouvoir
(comme le faisait par exemple Bruno Latour dans son livre Où
le faire31. »
atterrir ? ). Il part d’un constat fataliste : « L’apocalypse est
Castel poursuit en revenant sur le facteur du temps, car « la fin
inévitable, elle arrive, en fait elle a déjà commencé. Les hom-
du monde n’arrive pas toute suite ». Quand la panique retombe,
mes de la fin, c’est nous. La question qui se pose n’est plus
il faut reconsidérer la vie et se faire à l’idée du déclin : « Si
comment l’arrêter, mais de savoir comment la vivre . »
notre destin se joue d’ici quelques siècles, que devient notre
Castel s’interroge sur notre comportement dans les derniers
morale lorsqu’il reste peu de temps pour être heureux ? Finale-
temps de l’humanité, en concluant qu’il ne faut justement pas
ment, être proche de la fin du monde, est-ce vraiment grave, et
avoir peur de la fin du monde puisqu’elle est aussi certaine
après tout, comment finir en beauté ?32 » Castel propose
que l’est, pour l’individu, l’évidence de la mort. Ce constat
donc une morale de la joie : « Si nous voulons être heureux,
n’empêche pas pour autant l’angoisse. Pour Castel, l’angoisse
nous avons peu de temps. C’est une manière de présenter
24
25
et l’obsession sont « des dommages collatéraux à l’émer-
demain ou après-demain comme la seule occasion de réaliser
gence de la figure de l’individu responsable26. » Notre état
ce que nous avons à cœur33. »
psychologique face à la fin du monde (qu’il situe dans un avenir
Il thématise donc à la fois la jouissance effrayante de la des-
lointain) devient une question majeure parce qu’il conditionne
truction et le désir de réenchanter le monde. La question de
Notes : page 29
Crise : Pierre-Henri Castel
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la perception et de l’état psychologique face à l’effondrement
ne savons même plus quelle signification donner aux im-
est au centre de ses recherches : « C’était une manière de
pressions qui nous assaillent et quelle valeur accorder aux
reprendre l’idée de pulsion de mort chez Freud. Ça permet
jugements que nous formons. Il nous semblera que jamais
de soulever le sens même de la civilisation et de la part
encore un événement n’avait détruit tant de biens précieux
d’anéantissement qu’il y a dans sa construction . » Au chapitre
communs à l’humanité, frappé de confusion tant d’intelli-
« Création par destruction », nous reviendrons sur cet aspect
gences parmi les plus claires, si radicalement rabaissé ce
qui nous donne une clé de compréhension de l’ivresse de la
qui était élevé. Même la science a perdu son impassible
destruction.
impartialité ; ses serviteurs pleins d’une profonde rancœur
La position de Pierre-Henri Castel pourrait sembler fataliste, –
tentent de lui ravir des armes, pour apporter leur contribution
car il ne cherche pas à changer le cours du monde en nous
au combat contre l’ennemi. L’anthropologue se doit de
invitant à lutter contre toute action allant à l’encontre des
déclarer l’adversaire inférieur et dégénéré, le psychiatre de
intérêts communs – s’il n’avait pas annoncé, tout au début du
diagnostiquer chez lui un trouble de l’esprit ou de l’âme.
livre, qu’il adoptait une démarche spéculative, en se référant
[…] L’individu qui n’est pas lui-même devenu un combattant
à une épigraphe de Freud : « Ce qui suit est spéculation […],
ni, de ce fait, une infime particule de la gigantesque machine
une tentative pour exploiter de façon conséquente une idée,
de guerre, se sent confus dans son orientation et inhibé
avec la curiosité de voir où cela mènera35 ». Castel ouvre donc
dans sa capacité d’activité36. »
34
une réflexion qui place l’effondrement, qu’il situe dans un
Freud s’interroge alors sur les pulsions qui nous poussent à
futur lointain, du côté de la fiction. Le récit apocalyptique
vouloir la mort d’autrui : « Nous reconnaissons l’existence de
proposé est une spéculation, qui lui permet d’explorer les con-
la mort pour les étrangers et les ennemis et nous les y con-
tours d’un monde fictif. Par son approche fictionnelle, il nous
damnons avec autant d’empressement et aussi peu de
invite à ne pas sombrer dans le nihilisme, mais à viser un
scrupules que l’homme originaire37. » La différence avec ce
réenchantement du monde.
dernier est que « notre inconscient n’exécute pas la mise à
Cette attitude est en effet l’une des réactions récurrentes en
mort, il se contente de la penser et de la souhaiter. […] Nous
situation de crise, y compris dans le domaine de l’architecture.
sommes donc nous-mêmes, si l’on nous juge selon nos motions
Quelques exemples illustreront cette approche dans le
de souhait inconscientes, comme les hommes originaires une
quatrième chapitre « Réenchanter le monde ».
bande de meurtriers. » Freud replace ce désir dans la perspective des Lumières, portée par l’idée de progrès humain :
Sigmund Freud : pulsion de mort et sublimation
« C’est une chance que tous ces souhaits ne possèdent pas la
Sigmund Freud nous apprend que l’acte esthétique peut
feu croisé des malédictions réciproques, les meilleurs et les
reposer sur la pulsion de mort. Il développe ce concept
plus sages des hommes comme les plus belles et les plus
après la Première Guerre mondiale, épisode de destruction
douces des femmes38. »
force que leur attribuaient encore les hommes des temps originaires ; l’humanité aurait depuis longtemps péri dans le
humaine sans précédent. En 1915, en plein conflit mondial, le père de la psychanalyse publie un texte sur les effets
Pulsion de destruction, pulsion de mort
dévastateurs de la guerre, il y analyse les relations complexes
Après la guerre, Freud développe dans Au-delà du principe
qui unissent la guerre et la mort. Ce texte, traduit aussitôt
de plaisir 39 (Jenseits des Lustprinzips, 1920) le concept de
en français, laisse entrevoir son profond scepticisme quant
« pulsion de destruction » ou de « pulsion de mort » (Destruk-
à l’idée de progrès de l’humanité, puisque la guerre a détruit
tionstrieb et Todestrieb). Il observe une compulsion de répétition
l’illusion que les acquis culturels étaient immuables ;
chez les névrosés de guerre, chez qui l’événement traumatique
impitoyablement, elle a mis à nu les motions pulsionnelles
génère de fortes tensions et revient sans cesse dans le rêve.
primitives :
Le patient est « bien plutôt obligé de répéter le refoulé comme
« Pris dans le tourbillon de ce temps de guerre […], nous
14
Introduction théorique
expérience vécue dans le présent au lieu de se le remémorer
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comme un fragment du passé, ce que préférerait le médecin40 ».
La sublimation par l’art et son rapport au temps
Il caractérise ce phénomène comme un « éternel retour du
Dans la conception freudienne, l’énergie de la pulsion destruc-
même 41 » et émet l’hypothèse « qu’il existe effectivement
trice peut être transformée en activité créatrice, notamment
dans la vie psychique une compulsion de répétition qui se
par le recours à la sublimation. Il s’agit d’un processus de
place au-dessus du principe de plaisir ». Freud estime que,
transformation de l’énergie pulsionnelle, qu’on détourne vers
paradoxalement, le principe de plaisir et la pulsion de destruc-
d’autres domaines, socialement valorisés, notamment celui de
tion ne sont pas contradictoires, puisque l’autodestruction est
l’art, approuvé par le groupe social et le surmoi. Cette dyna-
une façon de réduire les tensions intérieures, et que la recher-
mique double, induite par les pulsions de mort, qui cherchent
che du plaisir n’est parfois rien d’autre que la fin d’une douleur.
à détruire, et leur sublimation, qui consiste à ouvrir une nouvelle
Selon sa thèse, le plus bas niveau de tension (que le principe
perspective à travers l’art par exemple, permet de surmonter
de plaisir veut atteindre) correspondrait en définitive à l’état
le trauma (qu’il soit individuel ou collectif) de la destruction.
de repos du non-vivant. Il en conclut que le principe de plaisir
Cet aspect sera abordé dans le chapitre « Création par des-
est au service de la pulsion de destruction : « Compulsion de
truction ».
répétition et satisfaction pulsionnelle aboutissant directement
Dans le processus de sublimation, qui consiste en une élévation
42
au plaisir semblent ici se recouper en une intime association . »
des pulsions primaires vers des sphères créatrices, la notion
Dans Malaise dans la civilisation (Das Unbehagen in der Kultur,
de temps devient un outil important. L’art permet d’altérer,
1930), Freud fait la distinction entre la tendance à la désagré-
voire de suspendre la perception du temps, comme l’exemple
gation de la pulsion de mort, qui tend à dissoudre la substance
de la musique le montre bien. Songeons au Magnificat de la
vivante, la détruire, pour la « ramener à l’état inorganique
Dante-Symphonie de Franz Liszt : lorsque nous entendons le
initial », et la tendance à rassembler la substance vivante
decrescendo des voix du chœur d’enfants, qui s’éloigne de
dans des unités toujours plus grandes (Lebenstrieb ou Éros,
plus en plus, nous retenons notre souffle. Les violons continuent
qui comprend aussi l’autoconservation et les pulsions sexuelles,
à vibrer dans l’aigu, dans un état de suspension sublime. Puis
son énergie étant la Libido 45). Éros et Thanatos agissent simulta-
c’est le silence. Nous ressentons une baisse de tension, pour
nément et luttent sans cesse l’un contre l’autre, ce qui produit
un instant nous avons le sentiment d’être hors du temps.
de la vie. Ces deux pulsions, soumises à une compulsion de
Dans le domaine de l’architecture, la suspension du temps
répétition, visent d’abord le sujet lui-même et s’orientent ensuite
peut être provoquée par une esthétique anachronique, une
vers un autre objet, sous forme d’amour ou de destruction, afin
ambiance spatiale puissante ou une action artistique spécifique,
d’éviter l’autodestruction.
créant un nouveau rapport au monde qui modifie la perception
La thèse de Freud est fortement contestée par ses contem-
de l’espace. La suspension spatio-temporelle fait advenir autre
porains, notamment par les marxistes Wilhelm Reich et Otto
chose. L’action créatrice peut être considérée comme une
Fenichel, car elle permettrait selon eux de légitimer irrévoca-
opération fictionnelle qui fonde ses propres temporalités et
blement la guerre, le génocide, mais aussi l’exploitation sociale
spatialités et permet de construire un ailleurs. En temps de
et économique, en les considérant comme des phénomènes
crise, après une guerre ou une catastrophe, l’art, l’architecture
biologiques.
et l’esthétique (au sens le plus large) permettent de sublimer les
Ce qui nous intéresse dans la pulsion de destruction est le fait
pulsions destructrices pour les orienter vers des fins plus éle-
que dans sa dynamique ravageuse elle cherche à atteindre le
vées, afin de reconstruire avec les pulsions de vie une société
plus bas niveau de tension pour parvenir à un soulagement.
plus résonnante, plus civilisée, plus collective – ce que Freud
Pour arriver plus vite au « point zéro » de la tension, on aspire à
appelle la civilisation (Kultur).
43
44
46
une accélération de toutes les choses et du temps. C’est alors qu’une opération mentale exercée par le surmoi peut interagir
Le renoncement pulsionnel comme base de la culture
avec les pulsions destructrices, afin de canaliser l’énergie vers
La définition de la culture selon Freud est étroitement liée aux
un champ plus productif, qu’on appelle la « sublimation ». Cela
pulsions. Il voit dans la culture un moyen pour l’homme de
nous ramène à l’objet de notre étude : l’architecture et l’art.
s’éloigner de sa propre nature et de son environnement naturel :
Notes : page 29-30
Crise : Sigmund Freud
15
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« Il suffit donc de répéter que le mot "civilisation" [Kultur]
d’un acte de sublimation qui suspend le temps et ouvre le
désigne toute la somme des réalisations et des institutions
champ des possibles (chapitre « Création par destruction »).
par lesquelles notre vie s’écarte de celle de nos ancêtres
Le processus esthétique varie ainsi selon le type d’opération
animaux, et qui servent deux buts : protéger l’homme contre
temporelle et la condition psychologique.
la nature et réguler ses rapports avec ses semblables . » La 47
civilisation est basée sur le renoncement, comme cela est précisé dans Malaise dans la civilisation : « Il est impossible de ne pas remarquer dans quelle mesure la civilisation est bâtie sur le renoncement pulsionnel [Triebverzicht], à quel point elle
La question de la civilisation et de la suspension du temps est
repose sur l’insatisfaction (refoulement, déplacement) des
également traitée par le sociologue allemand Hartmut Rosa.
pulsions puissantes 48. » Pour le fondateur de la psychanalyse,
Dans le sillage de Theodor Adorno, Hartmut Rosa s’attache à
« la conscience est la conséquence du renoncement ».
comprendre la situation de l’individu face à la crise provoquée
La civilisation (Kultur) ne serait donc pas une construction
par ce qu’il appelle « l’accélération » du temps dans nos
active et consciente, mais « un processus singulier, qui
sociétés modernes. Il élabore ainsi une « critique sociale du
49
dépasse l’humanité », un processus inconscient au service
temps » et analyse pour ce faire les transformations, les chan-
d’Éros qui cherche à unir les gens en unités plus grandes
gements sociaux, le devenir de l’individu et son rapport au
(poussés par la pulsion de vie)51. Ce processus civilisationnel
monde. Selon lui, l’expérience majeure de la modernité est
s’oppose à la pulsion d’agression naturelle, expression de la
« l’accélération », « tout devient toujours plus rapide », ce qui
pulsion de mort tournée vers l’extérieur. Mais la pulsion agres-
provoque une crise fondamentale de notre société. « Si l’accélé-
sive n’est pas simplement réprimée, elle est aussi utilisée pour
ration constitue le problème central de notre temps, la résonance
construire la civilisation (par le biais de la sublimation). La
peut être la solution pour remédier à la frénésie actuelle52 »,
50
16
Hartmut Rosa : accélération et résonance, un nouveau rapport au monde
civilisation est donc au cœur de la lutte entre Éros et Thanatos,
affirme-t-il. Par le concept de résonance, il entend « une forme
la pulsion de vie et la pulsion de mort – un concept opératoire
spécifique de l’entrée en relation avec le monde qui repose
pour notre recherche, car si nous plaçons l’esthétique au centre
sur des éléments essentiels. […] Pour cela, il faut se sentir en
du conflit permanent entre pulsions, nous pouvons en tirer de
lien avec le monde. […] Il faut avoir fait l’expérience de toucher
puissantes clés de lecture pour analyser l’esthétique produite
le monde53. » Cette approche du point de vue de l’individu,
en temps de crise : dans ces moments de forte accélération,
qui a presque une dimension mystique, est abordée également
tout se radicalise, a fortiori la lutte d’Éros et de Thanatos.
d’un point de vue sociétal, car la qualité d’une vie humaine
Cette approche par la psychanalyse ouvre une nouvelle per-
est aussi un problème institutionnel et culturel. Hartmut Rosa
spective pour la lecture des projets architecturaux conçus
cherche à rompre avec l’idée que seules les ressources maté-
dans ces moments d’instabilité, surtout si on les relie à la
rielles, symboliques ou psychiques suffiraient à notre bonheur,
question plus globale des effets de l’esthétique sur la société
en soulignant qu’il faut aussi pouvoir agir. La « résonance »,
en général.
c’est-à-dire notre lien sensible et conscient au monde, accroît
En résumé, en examinant les liens qui peuvent exister entre
notre pouvoir d’agir et, en retour, notre aptitude à nous laisser
les réactions psychologiques et les caractéristiques du temps,
« prendre », toucher et transformer par le monde. D’après
on peut émettre l’hypothèse que le processus du refoulement
Hartmut Rosa, cette résonance ferait défaut dans la société
est une double action, qui consiste d’abord en une suspension
moderne, car l’accélération du temps a bouleversé en profon-
du temps pour s’extraire de l’ici et maintenant, suivi d’un saut
deur notre rapport au monde sur le plan individuel et collectif.
en avant dans le temps, pour ouvrir un nouvel avenir en
Hartmut Rosa analyse notre relation au monde à travers des
s’appuyant sur la pulsion de vie (chapitre « Réenchanter le
formes très diverses, de l’expérience corporelle la plus basique
monde »).
(respiration, alimentation, sensations…) aux rapports affectifs
L’opération temporelle de la pulsion de mort, en revanche,
et aux conceptions cognitives les plus élaborées. Il établit
consiste en une accélération afin de précipiter le déclin, suivie
trois catégories de résonance : la relation avec autrui dans les
Introduction théorique
Notes : page 30
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sphères de l’amitié, de l’amour ou de la politique (ce qu’il
culturels de la société moderne, dévolus à des expériences
appelle « l’axe horizontal ») ; la relation avec la matière, les
ritualisées de résonance : dans les musées, les théâtres,
artefacts et les choses dans les sphères du travail, de l’éduca-
les salles de concert, les cinémas et autres lieux semblables,
tion ou du sport (« l’axe diagonal ») ; et la relation avec une
les individus modernes cherchent des moments de boule-
idée ou un absolu dans les sphères de la nature, de la religion,
versements et de fluidification de leur rapport à eux-mêmes et
de l’art et de l’histoire (« l’axe vertical »), donc tout ce qui
au monde, des instants où ils seront touchés, émus, saisis 57. »
constitue, selon Gayraud, « la croûte », ou la Kultur, au sens
Les émotions suscitées par les arts nous amènent au cœur de
allemand de « civilisation ». Ce concept nous intéresse pour
la question esthétique, un concept holistique pour Hartmut
notre recherche sur les stratégies et le langage architectural,
Rosa, qui considère la beauté comme résonance offrant « la
car il englobe la totalité de notre « être-au-monde » que nous
possibilité d’une relation réussie au monde et, par là même,
interrogeons ici à travers le prisme de l’esthétique.
un bonheur réel 58. » L’art est au centre de cette quête nostalgique de résonance :
L’esthétique et la force de l’art
« La spécificité de l’art réside cependant dans sa capacité à
L’esthétique fait partie intégrante, selon Hartmut Rosa, de la
dépasser l’expérience de pure résonance et à reproduire, à
résonance :
exprimer et à rendre sensible l’éventail complet des relations
« L’art est devenu – presque en même temps que la nature
possibles au monde (c’est-à-dire culturellement possibles à
et de façon très semblable – la sphère de résonance peut-
tel moment historique) 59. »
être la plus importante de la modernité, au point d’avoir
Cela attire l’homme moderne dans les musées, les cinémas,
pénétré peu à peu tous les domaines de la vie quotidienne.
les théâtres et les salles de concert, car il peut y faire l’expé-
[…] L’art, plus qu’autre chose, touche l’homme moderne au
rience de différentes relations au monde qui lui permettent de
plus profond de son âme – et il commande à l’artiste ou au
canaliser, modifier ou réajuster la sienne. « La résonance esthéti-
créateur en faisant valoir ses propres lois contre toute raison
que devient ainsi un champ d’expérimentation où se pratique
instrumentale, politique ou économique 54. »
l’assimilation de différents modèles de relation au monde60. »
Comme l’empreinte du religieux dans les sociétés d’autrefois,
Pour notre sujet, ce qui nous intéresse particulièrement dans
la force de l’art « pénètre tous les pores de la subjectivité
son approche, c’est le rôle de l’art, puisqu’il permet d’aller
moderne tardive. La capacité esthétique de résonance s’est
au-delà de l’expérience de résonance, de s’extraire de l’ici et
ainsi substituée à la capacité religieuse de résonance en tant
maintenant, et d’explorer les relations possibles au monde.
qu’exigence collective55. » Nous reviendrons sur ce phénomène
L’art a la faculté de créer des fictions spatio–temporelles en
dans le sous-chapitre « Temps », car la substitution de l’art à
imaginant de nouveaux possibles. Dans les moments de
la religion est un point d’analyse important dans nos sociétés
forte accélération ou dans les situations de crise, quand les
en proie au sentiment de crise.
repères sont brouillés, l’art a pour tâche d’explorer d’autres
Pour comprendre le fonctionnement du processus esthétique,
relations au temps présent pour retrouver une forme de
rapprochons-nous de Nietzsche. Christoph Menke résume de
résonance. Quelle esthétique peut surgir dans de telles
manière pertinente la double caractéristique de l’art thémati-
situations ? Qu’entendons nous par « esthétique », plus
sée par Nietzsche dans la Naissance de la tragédie : « Il n’y a
particulièrement dans ces contextes où un nouveau rapport
d’art que là où l’ivresse et la conscience, le jeu des forces
au monde est à construire ?
s’opposent. […] L’artiste est divisé en lui-même, scindé entre la compétence consciente et l’ivresse d’une force déchainée56. » Cette dissonance de l’art, pour Hartmut Rosa, fait partie inté-
Esthétique
grante du concept de résonance (à ne pas confondre avec la
Par esthétique, entendons non pas d’abord le Beau, mais la
consonance, qui, elle, est harmonisante, comme il tient à le
faculté de percevoir les sens, l’aïsthésis, nous rappelle le philo-
préciser) et comprend aussi les spectateurs :
sophe allemand Gernot Böhme (terme qu’il emprunte à
« Les "temples de l’art" sont de fait les nouveaux espaces
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Baumgarten, disciple de Winckelmann) : l’aïsthésis [terme grec
Crise : Hartmut Rosa
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désignant la perception] a pour but de remonter aux origines
ricité » (pour reprendre le terme forgé par F. Hartog), à savoir
de l’esthétique philosophique, conçue d’abord comme une
l’articulation des trois catégories du temps (le passé, le présent
théorie de la connaissance sensible 61. Cette définition nous in-
et le futur), développer ses propres temporalités et inventer
téresse, car elle nous permet d’analyser les projets d’architecture
ses révolutions, car « la temporalité propre du régime esthétique
non pas en fonction de la forme (les règles de composition,
des arts est celle d’une co-présence de temporalités hétéro-
les proportions, l’harmonie, etc.), mais en fonction de l’expé-
gènes 66 », comme le souligne Rancière. L’art « se voue à l’inven-
rience sensible dans toutes ses dimensions. Jacques Rancière
tion de formes nouvelles de vie sur la base d’une idée de ce
va plus loin en y ajoutant la question de la pensée, de l’identi-
que l’art a été, aurait été 67. » C’est donc un regard à la fois
fication, et du partage du sensible, jusqu’au champ politique.
interprétatif et spéculatif sur l’histoire, un regard qui reflète à
Pour ce philosophe français, l’esthétique n’est « pas la théorie
la fois le présent et l’attente de l’avenir.
de l’art en général ou une théorie de l’art qui renverrait à ses
Le troisième facteur propre à l’art est le rôle de la fiction. Il
effets sur la sensibilité, mais un régime spécifique d’identifica-
faut, selon Rancière, penser l’histoire en interprétant le
tion et de pensée des arts : un mode d’articulation entre des
réel par des fictions, car « le réel doit être fictionné pour
manières de faire, des formes de visibilité de ces manières de
être pensé68 ». La fiction rend la réalité sensible et compré-
faire et des modes de pensabilité de leurs rapports, impliquant
hensible.
une certaine idée de l’effectivité de la pensée 62. » Pour Rancière,
Telles sont donc les trois entrées d’analyse possibles du
« le mode esthétique de la pensée est bien plus qu’une pensée
fonctionnement de l’opération esthétique : la première concerne
de l’art. Il est une idée de la pensée, liée à une idée du partage
l’état de suspension provoqué par une œuvre, la deuxième
du sensible 63 ». Rancière s’intéresse plus particulièrement
est l’altération du temps ou du moins sa perception, et la
aux rapports de l’esthétique au politique, en envisageant les
troisième est le mode fictionnel inhérent au processus artistique.
arts non seulement en tant que tels, mais aussi comme des
En analysant nos exemples, nous reviendrons sur ces trois
« formes d’inscription du sens de la communauté [qui] définis-
entrées, plus particulièrement sur la question du temps, qui
sent la manière dont les œuvres ou performances "font de la
nous semble être un élément clé de l’opération esthétique,
politique" ».
car celle-ci peut, notamment dans les moments de crise, sus-
Comprenons donc l’esthétique dans cette dimension large
pendre le temps pour inaugurer des fictions spatio-temporelles
qui englobe les aspects sociétaux. Nous analyserons la dimen-
proposant un autre rapport au monde.
64
sion politique de l’esthétique (et sa manière d’agir sur la communauté) dans de nombreux exemples architecturaux que nous présentons dans la deuxième partie de ce livre, non
Usages et rituels
sans avoir au préalable traité cette question clé : comment l’opération esthétique fonctionne-t-elle et comment s’approprie-t-elle le monde ?
imaginaire, quels rituels la sous–tendent ? L’esthétique, c’est
Rancière propose trois critères d’analyse. L’un des facteurs les
notre hypothèse, va toujours de pair avec des rituels spécifiques
plus importants est le temps, car l’art peut agir sur la perception
qui vont au-delà du simple usage. L’usage est une pratique
du temps : « L’état esthétique est pur suspens, moment où la
liée à un mode d’utilisation et à une fonction précise, tandis
forme est éprouvée pour elle-même. Et il est le moment de
que le rituel est l’ensemble des règles et des habitudes d’un
formation d’une humanité spécifique . » Cet état de suspens,
groupe particulier, portées par une idée, une conception de
ce bref arrêt du temps, est un moment où les choses se défont
vie, une idéologie, une croyance ou une tradition culturelle
et se refont autrement, pouvant aussi donner naissance à une
particulière. C’est un ensemble « d’actes, de paroles et d’objets,
autre idée sociétale, à ce que Rancière appelle une « humanité
codifiés de façon stricte, […] à des situations spécifiques de
spécifique ».
l’existence 69 ».
Le deuxième facteur est la capacité de l’art à modifier la percep-
Contrairement au simple usage, relativement aisé à compren-
tion de l’espace-temps. Il peut opposer les « régimes d’histo-
dre et à déterminer dans le contexte architectural (par le
65
18
Mais comment se conçoit une vision sociétale nouvelle ? Quel
Introduction théorique
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« programme », qui détermine l’usage des espaces, habituel-
pour comprendre certains projets architecturaux. Car les rituels
lement prescrit par la maîtrise d’ouvrage), un rituel est plus
peuvent nous renseigner sur les phénomènes culturels, parfois
complexe à déchiffrer, par tout l’imaginaire (conception de
bien mieux que la forme (et la description) de l’édifice lui-même.
vie, idéologie, croyance, tradition) qu’il contient. Ces idées
Pour cette raison, nous nous intéresserons non seulement à
sont aussi porteuses d’une nouvelle esthétique qui définit non
l’architecture, mais aussi aux usages, aux rituels et aux idées
seulement la forme et l’enveloppe, mais aussi la composition
qui la sous–tendent, puisque dans leur ensemble, ils sont
spatiale qui ordonnance le programme. Par la disposition des
expression et questionnement d’un certain « être-au-monde ».
espaces, elle définit les modalités des usages (comment se
Quels sont donc les rituels, les usages et les formes d’esthé-
déplacer, s’assoir, etc.) ; et dans ces espaces se déroulent les
tique (au sens le plus large) qui surgissent en temps de crise
rituels quotidiens .
pour créer une nouvelle relation au monde et au temps ?
Les livres d’architecture décrivent, analysent les formes et les
Avant de répondre à ces questions dans la partie architectu-
usages, mais s’intéressent moins d’ordinaire à la question des
rale, nous allons nous intéresser d’abord à la signification du
rituels. Les rituels ont un fonctionnement qu’on pourrait quali-
terme crise et à sa relation au temps.
70
fier, en se référant à Nietzsche, de dionysiaque (et non pas apollinien, qui renvoie davantage à la forme). Dans La naissance de la tragédie 71 (1872), Nietzsche distingue et oppose l’art apollinien et l’art dionysiaque. L’art apollinien se fonde sur l’expérience de l’œil : les arts plastiques, le monde
Crise, catastrophe, effondrement, collapse
imaginaire du rêve [Traumwelten], le Beau. L’art dionysiaque,
À quel moment peut-on, en fin de compte, considérer que
lui, se fonde sur l’expérience du corps : la musique, la danse,
nous sommes « dans une crise » ? Puisque les crises se pro-
le rythme, la fête, le mode de l’ivresse, la réconciliation de
duisent sans cesse, parfois même en se chevauchant, avec
l’homme et de la nature [Naturmensch], et sur la liberté : avec
des effets plus ou moins dévastateurs sur les hommes et
Dionysos, on s’affranchit des castes et catégories sociales
l’environnement, ne pourrions-nous pas estimer que nous
traditionnelles, les hommes s’unissent dans les chœurs de
sommes en quelque sorte toujours dans une crise ? Certes,
Bacchus, rejoignant ainsi une « communauté supérieure idéale
mais une crise peut connaître différents niveaux de gravité, elle
aux fins élevées » [Weltenharmonie] 72). Ces deux principes
peut être plus ou moins déstabilisante et provoquer des réac-
opposés et complémentaires se retrouvent dans la tragédie
tions très diverses qui dépendent aussi de la manière dont
grecque. Et pourquoi pas aussi dans l’architecture, qui associe
chacun la vit.
rituel et forme ?
Penchons-nous sur les définitions étymologiques des termes
Le rituel est, entre autres, une manière collective de vivre et
crise, catastrophe, effondrement et collapse, qui s’inscrivent
de traverser des espaces ; il est caractérisé et déterminé par
tous dans une dynamique de renversement provoquée par
la répétition et l’éternel retour, il a quelque chose de mécanique
une forte accélération du temps.
et d’automatique. Le rituel répond au principe dionysiaque et
Le mot crise dérive du latin médiéval crisis, lui-même issu du
nous met ainsi dans un état second, non maîtrisé, voire incon-
terme grec κρίσις, krisis (« l’action ou la faculté de distinguer »,
trôlable, on est pris dedans malgré nous. Le rituel est un acte
de l’infinitif « krinein » : séparer, décider73). Pour Sénèque, la
collectif et culturel, lié à l’inconscient collectif. Le rituel com-
crisis, ce sont les « assauts de la nature »74. En français, le terme
prend aussi une dimension compulsive, comme le dit Freud
apparaît au Moyen Âge d’abord dans le contexte médical, il
en décrivant les obsessions des personnes traumatisées par
signifie « assaut » et désigne par exemple la « manifestation
la guerre ; le rituel aide alors à exorciser les démons et dé-
grave d’une maladie ». Dans les moments d’instabilité, son sens
passer le trauma.
étymologique indique un basculement suivi d’un dénouement,
Nous savons décrire les formes de la modernité et comprenons
mais il contient aussi l’idée de « choix » : c’est l’action ou la
les discours rationnels. Mais nous avons le plus grand mal à
faculté de distinguer et de prendre une décision.
déchiffrer et à décrire les rituels, qui sont pourtant essentiels
La crise marque une rupture dans le temps, elle divise notre
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Crise, catastrophe, effondrement, collapse
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représentation du temps en un avant et un après. C’est un
Selon l’étymologie grecque, apocalypse signifie « dévoilement »
moment d’accélération intense jusqu’au point de bascule, où
ou, avec une connotation religieuse, « révélation », notamment
se décident les choses. Il est important de noter que la crisis
sur la fin des temps. Ce terme est issu du grec ancien ἀποκά
est à la fois une perturbation du fonctionnement habituel et
λυψις, apokálupsis (« action de découvrir »), composé du
une action qui sépare, impliquant une décision ou un dénoue-
verbe καλύπτω, kalúptô (« cacher ») et du préfixe privatif ἀπό,
ment. Le dénouement d’une situation difficile s’effectue-t-il
ápó. Littéralement donc, c’est la « [chose] dé-cachée », et par
grâce à la crise ? La crise pourrait alors être perçue comme
extension « [chose] dévoilée aux hommes », « retrait du voile
une opportunité à saisir pour faire évoluer les choses.
qui cachait la chose 78 ».
Tandis que la crise représente un basculement avec possibilité
L’apocalypse ne signifie pas la « fin du monde », mais la « fin
d’issue, la catastrophe, l’effondrement et le collapse désignent
d’un monde », offrant la possibilité d’un monde nouveau espéré
un mouvement abrupt vers le bas. Le terme catastrophe (1552),
meilleur (et ailleurs), celui de la révélation. L’idée de la fin des
du latin catastropha, provient du grec ancien καταστροφή,
temps repose souvent sur une conception religieuse du monde,
katastrophế (« renversement »). Composé du préfixe cata, du
celle de la punition divine en raison des fautes de l’humanité.
grec ancien κατά, katá (« vers le bas »), et du nom strophe,
Dans la religion chrétienne, le Jugement dernier est le moment
du grec ancien στροφή, strophê (« retournement, bouleverse-
où se décide qui ira au paradis et qui ira en enfer. Dans
ment »)75, il désigne donc littéralement un « retournement de
l’Apocalypse, l’ange « à la voix de sept tonnerres » jure la main
situation avec une chute », un événement soudain qui, en
levée au Ciel : « Désormais, il n’y aura plus de temps79 » –
bouleversant le cours des choses, amène la destruction, la
idée qui sera reprise de manière critique au siècle des Lumières,
ruine, la mort. Le mot effondrement (esfondrer, XII siècle)
notamment par Kant. Nous y reviendrons plus en détail dans
e
provient du latin vulgaire exfundatus (« renversé de fond en
le sous–chapitre « La fin de toutes choses ».
comble 76 »), lui-même dérivé de fundus (« fond »). Il signifie
L’idée de la fin des temps a toujours été brandie comme une
« toucher le fond » (le fond de la terre en lien avec l’agricul-
menace pour lutter contre les comportements jugés contraires
ture), « défoncer, rompre, faire crouler ». Le terme collapse,
à la bonne marche de la société. Le temps historique s’arrête
utilisé dans le monde anglo–saxon, est quant à lui issu du
brusquement devant l’abîme apocalyptique. L’imaginaire de
latin collapsus, dérivé de lapsus (labor : « glisser, tomber ») et
la fin du monde peut paralyser ou provoquer une fuite dans
prolapsus (« glissade en avant, en avant 77 »).
la religiosité et le mysticisme, mais il peut aussi permettre un
Les termes catastrophe, effondrement et collapse désignent
questionnement radical de notre manière d’être au monde,
un retournement avec une chute vers le fond, un basculement
individuelle mais aussi collective. Aujourd’hui, l’enjeu est pré-
sans retenue, tandis que la crise est un état de suspension, un
cisément là, puisqu’il s’agit, face aux diverses crises qui nous
évènement déstabilisant ; elle interroge un état existant en
menacent, d’adopter une posture à la fois réflexive et créative
le faisant basculer. La dimension suspensive de la crise laisse
nous permettant d’agir.
la possibilité d’un dénouement, sinon d’un réajustement, elle peut être perçue comme un élément déclencheur. En revanche, une catastrophe est une réécriture complète, radicale et qui
Temps
exige un retour aux choses essentielles. La crise et la catastrophe sont des moments disruptifs, qu’accompagnent de fortes
L’idée de fin des temps nous invite à repenser notre rapport
dynamiques d’accélération. À ces moments de rupture, le
au monde et au temps. La perception du temps, notre relation
temps, jusqu’alors soumis à cette accélération, est soudaine-
au présent, au passé et au futur, s’est considérablement modi-
ment suspendu.
fiée au cours de l’histoire, et dans cette relation, la question du progrès est à interroger particulièrement.
20
La fin des temps
Dans Le Futur passé 80, l’historien allemand Reinhart Koselleck
Le temps en suspens, c’est comme un arrêt du temps, une fin
a précisément développé cette thèse selon laquelle la relation
des temps ; voilà qui nous mène à la question de l’apocalypse.
au temps a profondément changé depuis la Renaissance.
Introduction théorique
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« Aussi longtemps que l’on se croyait dans le dernier siècle,
doctrine des fins dernières en prenant le risque d’un avenir
la véritable nouveauté du temps ne pouvait être que le
ouvert 90. » Un changement de perspective s’opère alors, axé
Jugement dernier, qui mettait fin à tout le temps écoulé jus-
sur le développement et l’évolution malgré un avenir incertain.
qu’alors », constate-t-il en citant Nicolas de Cues, un pen-
Selon Reinhart Koselleck, le progrès est le premier concept in-
81
seur allemand de la fin du Moyen Âge : « C’est pourquoi les
hérent à l’histoire à prendre en compte la différence temporelle
saints nomment souvent cet âge le dernier et la fin de tous les
entre expérience et attente 91. Le siècle des Lumières, optimiste,
âges 82 ». À cette époque, « les attentes qui se projetaient par-
croit à un avenir meilleur que le passé. Rousseau envisage la
delà toutes les expériences vécues alors ne s’appliquaient pas
perfectibilité de l’homme et la situe dans le cours historique.
à notre monde. Elles étaient axées sur ce que l’on appelait
L’histoire peut désormais se comprendre, malgré les heurts et
l’au-delà, apocalyptiquement concentrées sur la fin de ce
les rechutes, comme un processus de perfectionnement
monde en général 83. » Le constat qu’une prophétie de fin du
constant et croissant, qui dépend de l’action des hommes et
monde ne s’était pas réalisée n’entraînait pourtant aucune dés-
des sociétés.
illusion ; la prophétie était aussitôt reprise, et relayée par la prédiction apocalyptique suivante, d’une génération à l’autre. La
« La fin de toutes choses », le regard critique d’Emmanuel
structure répétitive de l’attente apocalyptique neutralisait les
Kant
expériences ici-bas, incapables de dépasser l’attente et l’hori-
La Révolution française crée un nouvel horizon d’attente. Elle
zon de l’au-delà .
est perçue comme une rupture radicale dans la continuité
Une nouvelle perception du temps apparaît avec la découverte
historique. Comme beaucoup de représentants des Lumières,
et l’exploration du Nouveau Monde, les guerres de Religion,
Kant est favorable à la Révolution française ; il la considère
les découvertes scientifiques et la révolution copernicienne.
comme l’incarnation, la mise en œuvre concrète des idées des
« Ce n’est qu’à partir du moment où l’attente chrétienne de la
Lumières. Elle marque selon lui un pas décisif vers l’émanci-
fin des temps a perdu son caractère d’actualité permanente
pation de l’homme 92. Même après Thermidor, il affirme que
que l’on a pu envisager un temps sans limites, ouvert à ce qui
« les méfaits des Jacobins ne sont rien comparés à ceux des
était nouveau. S’il n’avait jusqu’alors été question que de
tyrans du passé93. En 1794, dans La fin de toutes choses, Kant
savoir si la fin du monde allait arriver plus tôt que prévu ou
répond à ceux qui, choqués par la Terreur, annoncent « la fin
qu’attendu, on voit peu à peu les calculs repousser toujours
du monde », qu’il ne s’agit que de la fin d’un monde.
plus loin le Jugement dernier, jusqu’à ce qu’il ne soit même
Dans sa méditation sur la fin des temps, Kant se demande
plus un sujet de discussion 85. »
pourquoi les hommes ont besoin d’un imaginaire apocalyptique,
84
en quoi ce dernier consiste et ce qu’il signifie d’un point de
Progrès
vue philosophique. En reprenant l’annonce de l’ange qui jure la main pointée vers le ciel : « Désormais il n’y aura plus de
Ces changements induisent l’ouverture d’un nouvel horizon,
temps94 », Kant montre l’impossibilité d’un arrêt du temps et
conceptualisé sous l’idée de progrès. La finitude du monde
conclut : « Si nous admettons que cet ange "à la voix de sept
est remplacée par une nouvelle finalité, celle d’une progression
tonnerres" (V, 3) n’a pas voulu proférer des inepties, il faut
possible . Si au Moyen Âge l’attente est orientée vers l’au-delà
qu’il ait voulu dire que désormais il n’y aura plus de transfor-
religieux, l’idée de progrès, qui apparaît à la Renaissance, est
mation95 ». La fin absolue est associée à l’immobilité totale,
laïque. En 1588, Montaigne confère au progrès le sens d’une
sans pensées ni réflexions, puisque sans temps, il est impossible
transformation graduelle vers le mieux87 par la morale (la
d’envisager une transformation. La fin de toutes choses serait
vertu ) et le savoir (la curiosité d’apprendre). En 1697, Leibniz
donc la fin d’une transformation continue (liée à un processus
énonce cette vérité générale : « progressus est in infinitum
de réflexion incessant) qui, pour Kant, représente le progrès.
perfectionis 89» (« le progrès est dans la perfection infinie »).
Comme la fin du temps est impossible, il constate qu’il s’agit
86
88
La perfection comme finalité est mise au service « d’une amé-
plutôt dans l’imaginaire d’un « passage du temps à l’éternité » :
lioration de l’existence terrestre permettant de dépasser la
dès lors que la fin de toutes choses n’est pas une « réalité
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Temps : progrès
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objective » (liée à une réalité physique), mais le produit de
Jugement dernier sont tous de la plus terrifiante espèce […].
l’imagination, « nous nous heurtons à la fin de toutes choses
Ces signes résident pour certains dans une inégalité
en tant qu’êtres temporels et objets d’une expérience possi-
triomphante, dans l’oppression des pauvres par la débauche
ble. Mais cette fin constitue en même temps, dans l’ordre
effrénée des riches, dans l’abandon général de la loyauté
moral des fins, le début d’une persistance de ces mêmes
et de la foi, ou bien encore dans toutes les guerres sanglantes
êtres en tant que suprasensibles, par conséquent soustraits
qui s’allument aux quatre coins du monde, etc. En un mot,
aux conditions du temps . » Le suprasensible (« qui n’est in-
dans le déclin de la morale et l’accroissement rapide de tous
telligible qu’en référence au moral 97 ») n’est pas accessible
les vices, ainsi que des maux qui en découlent, maux qu’ils
aux sens, il est au-delà de la réalité sensible et de l’expérience,
s’imaginent plus grands que ceux que le monde antérieur
et donc aussi hors temps. La représentation mentale de « la fin
avait jamais pu connaître. Pour d’autres, au contraire, ce sont
de toutes choses » n’est qu’une figure du suprasensible, un
des changements inattendus de la nature, des tremblements
imaginaire spéculatif de l’arrêt du temps. Pour Kant, l’imagi-
de terre, des tempêtes et des inondations, des comètes et
naire apocalyptique est la fin du monde sensible98, qui échappe
des signes célestes 101. »
96
à la critique. C’est le monde suprasensible, la cité de Dieu, le
L’idée que le temps puisse soudainement s’arrêter, que l’homme
royaume des fins : l’imaginaire de la fin du temps.
mourant « sort[e] du temps pour entrer dans l’éternité », provo-
Kant s’interroge ensuite sur la raison d’être de la pensée apo-
que le frisson du sublime :
calyptique : « Mais pourquoi les hommes attendent-ils fondamen-
« Cette pensée recèle quelque chose de terrifiant parce
talement une fin du monde ? Et cela étant accordé, pourquoi
qu’elle conduit au bord d’un abîme dont ne peut revenir
précisément une fin épouvantable (pour la plus grande partie
celui qui y plonge […], mais aussi d’attirant, parce que l’on
du genre humain) ? » À cette question fondamentale, il ap-
peut cesser d’y ramener constamment le regard qui s’en
porte deux réponses, la finalité de l’existence humaine et
était détourné avec crainte […]. C’est une pensée effrayante
l’angoisse de ne jamais pouvoir l’atteindre :
dans son sublime, en partie du fait de son obscurité dans
99
« La première de ces attentes semble trouver son fondement
laquelle l’imagination a coutume d’être active plus
dans ce que leur dit la raison : la longévité du monde n’a de
puissamment qu’en pleine lumière 102. »
valeur qu’autant que les êtres raisonnables qui s’y trouvent
Le philosophe des Lumières constate alors que ce phénomène
répondent à la finalité de son existence, et si celle-ci ne
est universel puisqu’on le « retrouve, sous une forme ou une
devait pas être atteinte, la Création n’aurait à leurs yeux
autre, chez tous les peuples qui raisonnent et à toutes les
plus de sens, elle ressemblerait à un drame totalement privé
époques103. » Face à l’imaginaire de l’apocalypse, il attribue
de dénouement, où l’on ne reconnaît aucune intention
toutefois à l’homme la responsabilité de ses propres actes :
rationnelle. La seconde de ces attentes repose sur l’opinion
« En réalité, les hommes ne ressentent pas sans raison le fardeau
que l’espèce humaine est, dans sa constitution, si profondé-
de leur existence, même s’ils en sont eux-mêmes la cause104. »
ment corrompue, que l’on en désespère, et que la sagesse
Idée hautement d’actualité à notre époque, appelée anthro-
et la justice suprêmes ne peuvent prendre qu’une seule
pocène en raison des effets dévastateurs de l’activité humaine
décision convenable (d’après la majorité des hommes),
sur la planète, ce qui remet en question l’idée de progrès
celle d’y mettre un terme, et même un terme terrible
100
. »
héritée des Lumières.
Le premier argument relève donc du sens de l’existence et le second de la morale angoissée face au péché. N’étant pas à
Discrépance entre progrès technique et progrès moral
la hauteur de son idéal, l’homme craint de ne pas atteindre le
Le progrès, compris comme transformation active du monde,
but final de son existence ; et s’il doit périr, que tout périsse
est à la fois progrès technique et progrès moral. Or, comme le
avec lui ! Il se place alors au centre du monde, qui, sans lui,
pointe Kant, il y a un décalage entre la rapidité du progrès
n’aurait pas de raison d’être. Les causes de « la terrible fin »
humain et la lenteur de notre morale – et il poursuit :
peuvent, selon Kant, être de natures diverses : « C’est pour cela que les signes avant–coureurs du jour du
22
Introduction théorique
« Il est entendu que, dans le progrès de l’espèce humaine, ce sont la culture des talents, de l’habileté et du goût (avec
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sa conséquence, l’exubérance) qui précèdent le développe-
de Kant, « il n’est pas deux choses au monde qui aient la
ment de la moralité. Et cet état de chose est précisément
même mesure du temps. Il y a donc (on peut l’affirmer hardi-
le plus fâcheux et le plus dangereux pour les mœurs, tout
ment) dans l’univers, en même temps, une infinité de temps
autant que pour le bien-être physique, parce que les besoins
multiples111. »
croissent bien plus vite que les moyens pour les satisfaire.
La perception du temps change encore davantage au XIXe
Mais la constitution morale de l’humanité qui boitille toujours
siècle avec l’accélération du processus d’industrialisation. Le
à sa suite […] finira un jour (comme on pourrait l’espérer,
progrès est désormais intrinsèquement associé aux innovations
sous la conduite d’un sage ordonnateur du monde) par la
techniques. L’invention du chemin de fer a par exemple permis
rattraper et la dépasser, elle qui, dans sa course précipitée,
l’augmentation de la vitesse et réduit proportionnellement la
s’égare et trébuche souvent
105
. »
perception de la distance réelle. Alphonse de Lamartine, témoin
Malgré ce décalage, Kant reste optimiste quant au développe-
capital du XIXe siècle, souligne que « la rapidité supplée à la
ment humain, contrairement à certains de ses contemporains,
distance112 ». De plus, depuis la révolution, les événements
pour qui la tentation de l’apocalypse est étrangement plus
politiques s’enchaînent à une vitesse sans précédent. Ayant
séduisante pour surmonter ce décalage que la « foi héroïque
vécu depuis 1790 sous huit régimes différents et sous dix
en la vertu
gouvernements, il note en 1851 qu’« il n’y a plus d’histoire
106
». Le défenseur de la raison est conscient que
« la fonction de progresser ne se résout pas directement par
contemporaine ; les jours d’hier semblent déjà enfoncés bien
l’expérience ». Mais il est convaincu que des expériences
loin dans l’ombre du passé113. » Depuis, ce phénomène s’ac-
nouvelles, comme celle de la Révolution française, vont se
célère et s’amplifie toujours plus. À chaque génération – ou
multiplier, de sorte qu’« apprendre par une expérience réité-
bien plus rapidement encore – s’opère une rupture radicale
rée pourrait assurer une façon continue de progresser vers le
avec ce qui précède. Mais qu’en est-il du progrès dans cette
meilleur 107. » Soucieux d’accélérer le développement moral,
course effrénée ?
Kant tente, dans Vers la paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden, 1795), d’assurer l’organisation de la paix mondiale à venir,
Différentes vitesses du progrès
« car on peut espérer que de tels progrès s’accompliront dans
Au cours du XIXe siècle, on considère que le progrès avance à
des délais toujours plus rapprochés108. »
différentes vitesses : depuis la découverte du Nouveau Monde et de ses cultures natives, l’histoire est perçue comme une
Accélération
succession d’événements parallèles, autorisant la comparaison
Dès la fin du XVIII siècle, l’idée de l’accélération du progrès
époques … et les différentes sociétés humaines114. En 1795,
(et du temps) se répand. En 1784, le philosophe et naturaliste
le philosophe allemand Friedrich Schlegel médite ainsi sur
allemand Ludwig Büchner remarque avec enthousiasme que
l’histoire, le temps et l’espace :
e
et la hiérarchisation entre les différents lieux, les différentes
« le retour en arrière n’est qu’un phénomène local et temporel,
« Le véritable problème de l’histoire, c’est l’inégalité des
mais la marche en avant est constante et générale109. »
progrès réalisés dans les différentes composantes de la culture
Il ne trouve même plus étonnant, que « de nos jours, le pro-
humaine toute entière, et surtout l’énorme divergence qui
grès d’un siècle équivaut à celui de millénaires dans les siècles
sépare les niveaux de culture intellectuelle et morale115. »
précédents », puisque chaque jour ou presque apporte quel-
Ce jugement, irrecevable aujourd’hui, prédominera pourtant
que chose de neuf. Depuis l’époque moderne, le temps n’est
jusqu’à la décolonisation. Au XIXe siècle, Hegel distingue encore
plus homogène, c’est un flux continu soumis à une accélération
entre sociétés avec ou sans histoire, approche qui sera remise
constante, selon Reinhart Kossellek, qui constate que les pro-
en cause et battue en brèche par Claude Lévi-Strauss au début
cessus historiques acquièrent alors une structure temporelle
de la période post–coloniale. Partant du fait que la comparaison
propre, indépendamment des siècles. « À vrai dire, toute
entre deux cultures « résulterait, d’abord, d’une différence de
chose changeante contient la mesure de son temps en elle-
focalisation116 », l’ethnologue français, s’inspirant de la théorie
même », écrit Herder, en 1799, dans sa métacritique de l’œuvre
d’Einstein sur le temps, introduit en 1952 la notion de « relativité
110
Notes : page 30-31
Temps : accélération
23
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généralisée117 ». Dans sa critique de la perspective ethnocen-
de la « fin du monde », qu’il range dans le camp contre-révo-
trique, il arrive à la conclusion suivante : « l’historicité, ou,
lutionnaire :
pour parler exactement, la richesse en événements d’une
« Aux millénaristes qui prennent à la lettre la métaphore de
culture » est « fonction, non de ses propriétés intrinsèques,
la fin du monde, aux contre–révolutionnaires d’aujourd’hui
mais de la situation où nous nous trouvons par rapport à elle,
qui croient sauver ce qui peut l’être en luttant contre la
du nombre et de la diversité de nos intérêts qui sont gagés
mondialisation, à tous ceux qui, parce qu’au fond ça les
sur eux
118
. » Claude Lévi-Strauss relativise ainsi l’historicité des
rassure, se flattent de vivre les derniers instants d’une
cultures et la notion de progrès qui pourrait y être associée.
époque encore humaine et pour qui le syntagme "tout va
En 2003, François Hartog introduit la notion de « régime
finir" n’est qu’une autre façon de dire que "tout se perd",
d’historicité » et développe un nouveau concept historique,
la lecture de Kant rappelle que le nihilisme est une passion
qui caractérise la crise temporelle survenant quand on perd
narcissique, et que tant que chaque époque produira des
tout lien avec l’histoire, quand le présent devient la seule
prophètes qui la regardent comme un tas de cendres, il n’y
dimension temporelle, sans référence au passé ni au futur ;
aura rien de nouveau sous le soleil 122. »
il s’agit du concept de « présentisme
119
», un outil d’analyse
Ainsi, on pourrait dire (en simplifiant radicalement les choses)
critique de notre monde actuel. Si la seule dimension tempo-
qu’il existe deux types de récits face à la crise, qui ne visent
relle est le présent, la notion de progrès est elle aussi fonda-
pas le même objectif. Le récit apocalyptique met l’accent sur la
mentalement en crise.
fin du monde et ne produit essentiellement que de l’angoisse, tandis que l’autre cherche à « rafistoler » le monde en propo-
24
Doutes à l’égard de l’idée du progrès
sant une nouvelle vision sociétale et politique, comme le fait
Le décalage entre « la vitesse du progrès humain » et la « lenteur
par exemple Thomas Piketty, qui, avec sa volonté réformatrice,
de notre morale120 » pressenti par Kant a fini par prendre une
pourrait être mis du côté de Kant.
dimension incommensurable ; la première s’est accélérée à tel
Rappelons que Kant a écrit son texte pour soutenir les réformes
point qu’elle a fini par écraser, voire détruire la seconde. Les
portées par la Révolution française, « la fin de toutes choses »
guerres recourant à des armes de plus en plus destructrices,
se référant à la « tendance » apocalyptique des contre-révolu-
la pollution causée par l’industrialisation, les déchets issus des
tionnaires, que le philosophe des Lumières critiquait ironique-
inventions technologiques, etc., menacent le monde dans sa
ment. Dans le contexte de notre époque, « la fin de toutes
totalité, à commencer par le genre humain. La morale et la
choses » ne se réfère pas à une révolution sociale en cours,
raison pourraient induire un changement de cap, mais, comme
comme à l’époque de Kant, mais plutôt au manque de révolte
Kant l’avait constaté, leur lenteur ne permet guère d’agir face
contre la dynamique actuelle, qui risque de déclencher une
à la vitesse du progrès technologique. Ce dernier a acquis,
crise écologique et sociale majeure. Ainsi, « la fin de toutes
comme l’apprenti sorcier de Goethe, sa propre dynamique,
choses » contemporaine devrait être un appel à se dresser con-
inéluctablement, au point qu’aujourd’hui nous avons cessé de
tre la destruction de l’environnement et contre l’injustice sociale.
croire, à tout le moins ne faisons plus aussi confiance à ce
Il convient donc de bien distinguer ces deux types de récits :
qu’on entend par « progrès ».
les premiers réduisent le champ à la question de l’effondrement
Le philosophe français Raphaël Enthoven s’est interrogé dans
et se limitent à ce dernier, sans renaissance possible, tandis
un essai sur l’idée du progrès dans notre société actuelle et
que les seconds, constructifs, envisagent la construction d’une
sur l’imaginaire de la fin. Il situe d’abord les annonces apocalyp-
société meilleure. Les visions nihilistes, qui ne produisent aucun
tiques contemporaines dans leur contexte historique, en reve-
récit pour une cause, pour un modèle plus juste et plus viable,
nant notamment sur le texte de Kant La fin de toutes choses.
ne sont pas constructifs mais fatalistes et peuvent être rangés
Il souligne qu’on a toujours trouvé vaines ces prédictions,
du côté de l’apocalypse religieuse. Dans leur élan puissant de
« préludes avant–coureurs qui ont en commun de témoigner
renouveau, nous allons nous intéresser aux seconds, car ils
d’une dissolution morale et, par conséquent, d’être "du genre
ouvrent de nouveaux imaginaires d’un monde « possible »,
terrifiant"121 ». Enthoven critique les annonciateurs actuels
autrement. Ces récits créent une nouvelle éthique qui produit
Introduction théorique
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aussi une nouvelle esthétique, ce qui nous ramène à notre
Contrairement aux fluctuations de la vie quotidienne, quasi
domaine d’étude. Mais comment penser plus précisément
neutres et à peine perceptibles, la perception du temps est
l’articulation entre l’architecture et le temps ? Comment le
beaucoup plus aiguë dans les moments de crise : le temps
temps peut-il être perçu et appréhendé, et quel est son rapport
s’accélère, il s’épaissit et se densifie. Les évènements se pré-
avec l’espace ?
cipitent, chaque nouvelle est attendue avec impatience. Quand on s’est enfin habitué à la situation, le temps s’étend,
Le temps subjectif
il semble infini ; on n’arrive plus à distinguer les jours de la
Selon Kant, l’espace et le temps ne relèvent pas des choses
horizon lointain (songeons à notre expérience récente du
elles-mêmes mais de l’esprit, ce sont des formes qui dépendent
confinement). Quand il n’y a plus d’avenir, il n’y a plus de pré-
de la perception : « Le temps n’est pas un concept discursif,
sent non plus. L’attente annihile le temps présent qui devient
ou, comme l’on dit, universel, mais une forme pure de l’intuition
flottant127.
sensible123 ». Pour illustrer cette analyse, il s’appuie sur une
Les crises aiguisent notre perception du temps, car elles créent
expérience toute simple, celle de la contemplation des fleurs
une rupture dans la continuité temporelle. Elles permettent de
d’un champ : « Leur esthétique est censée nous apprendre
spatialiser le monde, qui se divise alors en unités de temps
que le temps et l’espace ne sont que des formes pures de
spécifiques à partir des points de rupture. Ainsi, la succession
l’intuition sensible, qu’ils ne peuvent pas être des détermina-
des crises structure le monde et rythme le temps. Notre cons-
tions objectives des choses, et ils nous montrent au fond que
cience et notre expérience de la crise implique une certaine
semaine, tout paraît « hors du temps » et l’avenir semble un
nous avons une sensibilité des sens externes et internes
124
. »
représentation du temps. La réaction des architectes face aux
Kant conclut que « le temps est une représentation nécessaire
crises (que nous étudierons dans la deuxième partie du livre)
qui joue le rôle de fondement pour toutes les intuitions. On
témoigne justement de la manière dont ils perçoivent le temps
ne peut, à l’égard des phénomènes en général, supprimer le
quand se joue la crise ; pour en sortir, ils tentent de manipuler
temps lui-même, bien que l’on puisse assurément soustraire
le temps en créant des « contretemps » et des « contre-espa-
du temps les phénomènes
125
. »
ces ». Dans ces périodes de crise, ils saisissent le moment
Considérons donc le temps non pas comme un « temps ob-
opportun pour transformer le temps présent, devenu insuppor-
jectif », divisé en unités mesurables (le temps des horloges),
table, et esquissent des « contre–mondes ».
mais comme un temps subjectif, que nous percevons et dont nous faisons l’expérience. Comme le décrit très justement
Kairos, l’action humaine « à temps »
l’anthropologue Éric Chauvier à propos d’une périphérie ur-
Dans la culture grecque, il existe un terme caractérisant l’action
baine contemporaine, le temps n’est que la perception fugitive
dans les moments décisifs, le kairos. Si à l’époque d’Homère,
d’un ressenti dont on ne se rend compte que lorsque le temps
kairos désigne encore « un lieu névralgique du corps, un point
est suspendu :
critique », le sens du terme change avec la naissance des
« Un peu comme on se réveille d’un mauvais rêve, nous
sciences humaines (médecine, politique, rhétorique) dans la
nous sommes rendu compte, après avoir décidé de nous
Grèce du Ve siècle avant J.-C., et désigne alors l’occasion
arrêter sur notre mode de vie et de réfléchir à notre existence
propice. C’est l’époque où les Grecs « cherchent à élaborer
[…], que notre temps s’égrenait au rythme du flux des
un art de la prévision et du pronostic et voient dans la maîtrise
voitures […]. Nous avions, certes, des repères de type
du kairos la clé du succès128 ». Depuis, le kairos est le temps
chronologique, mais ceux-ci n’étaient que la surface illusoire
de l’occasion opportune, d’une occasion unique qui ne se
de notre existence. De façon plus profonde, notre temps
représentera plus. Cette notion comprend deux dimensions,
est rythmé de manière quasi inconsciente par les bruits des
celle du temps et celle de l’action humaine, qui doit être effi-
voitures aux heures de pointe ou bien le calme total qui,
cace et accomplie « à temps ». Dans la mythologie, le kairos est
aux heures creuses, s’abat sur notre rue comme sur un
représenté sous la forme d’un petit dieu ailé, en mouvement
enterrement 126. »
et extrêmement agile, qui porte du bout des doigts une
Notes : page 31
Temps : le temps subjectif
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balance en déséquilibre, comme si elle était emportée par la
surgir en architecture pour esquisser un nouveau rapport au
vitesse. Lorsque Kairos passe en trombe, il faut le saisir par les
monde, pour renverser une situation ? Comment le temps
cheveux au moment propice. Cette figure représente l’occasion
peut-il devenir un outil à projet ? Considérons donc l’action
qui peut renverser une situation, lui donnant une issue défini-
humaine, notamment l’opération esthétique des architectes,
tive (la vie ou la mort ; la victoire ou la défaite) ; elle désigne
dans une dimension spatio–temporelle.
donc la condition de réussite d’une action. Le kairos est une dimension immatérielle du temps, mesurée non par l’horloge
Tempus et Templum – un découpage temporel et spatial
mais par le ressenti. Il se distingue ainsi du chronos (figuré
Comme l’a souligné Kant, on ne peut pas conceptualiser le
sous les traits d’un vieillard barbu), qui représente le temps
temps, on peut juste en faire l’expérience. On cherche à le
physique, linéaire, empirique, et rend compte du cours des cho-
maîtriser en le découpant en entités mesurables et saisis-
ses, divisé en passé, présent et futur. Si chronos représente le
sables, en établissant des époques, des régimes d’historicité.
flux du temps, kairos donne quant à lui de la profondeur à
Le mot « temps » (en latin tempus) désigne une « division du
l’instant et ouvre une autre perception du monde, des événe-
temps », une « époque ». Il dérive de la racine indo–européenne
ments, et de soi-même (une notion qui a pris une grande
tem, qui signifie également « couper » ; en grec temno (τεμνω)
importance dans le courant phénoménologique, notamment
« enlever en coupant ». Il est intéressant de noter que « temps »
chez Martin Heidegger). En esthétique, le kairos « c’est l’in-
et « temple » partagent une même racine, qui renvoie, selon
stant propice qui s’ouvre à la réalisation d’une œuvre129. »
Catherine Malabou, à une façon de « séparer du monde naturel
Dans son ouvrage Chronos – L’Occident aux prises avec le
un espace et un moment, par un procédé de sacralisation135 ».
Temps, François Hartog révèle un entrelacement intrinsèque
Le templum initial est la division de l’espace du ciel ou du sol
entre Chronos, Kairos et Krisis. Kairos, qui désigne un instant
en secteurs par les augures. Temps et temple correspondent à
crucial dans une situation inattendu, implique – comme krisis –
une « division délimitée à l’aide d’un bâton ou d’un sceptre136 ».
« une coupure, une rupture dans la continuité spatiale et
Découper est donc un acte artificiel. Le découpage du temps
temporelle130. » Étymologiquement, kairos pourrait être appa-
nous permet de le saisir, de le structurer et de nous le repré-
renté à keirô, « couper
senter afin de pouvoir nous repérer, comme l’architecture
131
». Selon Monique Trédé-Boulmer,
kairos « renvoie à l’ouverture d’un discontinu dans un conti-
permet de structurer l’espace en le délimitant, en le découpant
nuum, à la trouée du temps dans l’espace132 ». Dans l’étymo-
du monde. À cet égard, les projets ne pourraient-ils être consi-
logie de kairos et de krisis on retrouve, comme le souligne
dérés comme des sortes de « temples » s’appropriant l’espace
Hartog, « l’action de couper, qui se traduit par une sorte de
en le découpant, dans le but de créer des mondes parallèles ?
contraction du temps et par la création d’un avant et d’un
Quel rapport établissent-ils alors avec le temps ?
après
133
. »
Afin de comprendre leurs modes opératoires de « découpage »
Pour illustrer son propos, il prend l’exemple de la maladie, qui
de l’espace (et du monde), nous allons, pour commencer,
est une « pensée de crise » puisque le médecin doit recon-
proposer un découpage du temps (« notre horloge à nous »),
naître avec son pronostic les « jours critiques » et leur périodi-
en construisant des repères de temporalités (associés à des
cité. Sous le chaos apparent de la maladie est caché un ordre
modes d’action) pour les moments de rupture, quand la conti-
que l’œil exercé du médecin doit repérer : « un ordre du
nuité du temps est « mise en crise ».
temps. C’est justement cette opération qui va lui permettre d’agir, en saisissant les “moments favorables” (kairoi) pour son intervention134 ». Ce qui nous intéresse donc ici, c’est que l’acte de « couper » est étymologiquement inhérent à la crise, ainsi qu’au temps, et plus particulièrement au kairos – instant décisif qu’il faut saisir quand une situation risque de basculer. Quelle forme d’opération esthétique et temporelle peut
26
Introduction théorique
Notes : page 31
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 13:35 Seite 27
Quatre figures Après cette introduction qui nous a fourni les outils théoriques nécessaires pour aborder nos cas d’étude, rappelons brièvement nos figures, associées à quatre modes d’appréhension du temps selon quatre types de réactions et d’actions face à la crise : 1re figure. On cherche à faire un saut dans l’espace-temps, dans un passé suffisamment lointain ou dans un « état de nature » primitif, en convoquant l’arché (le début ou le principe premier du monde) et l’archétype (le modèle primitif), dans le but d’ouvrir un nouvel avenir. C’est un retour renaissant aux temps antérieurs. > Chapitre 1 : Archaïsme : un saut dans l’espace-temps 2e figure. On cherche à décélérer, à ralentir le temps, en renonçant à l’idée de progrès, par contrainte ou par choix anticipatif, afin de se réancrer dans une nouvelle forme de société, de type agraire et basée sur des modèles coopératifs, où tout est à refaire par soi-même. > Chapitre 2 : Retour à la terre : une manière de décélérer le temps 3e figure. On est porté par le désir d’accélérer le temps afin d’arriver plus vite au déclin, au « point zéro », où tout peut recommencer après avoir fait table rase. Le mode d’action est gouverné par les pulsions destructrices et leur sublimation, en vue de dessiner un monde nouveau. > Chapitre 3 : Création par destruction : l’accélération du temps comme salut 4e figure. On tente de suspendre le temps présent pour se projeter dans un futur autre, qu’on veut gai et optimiste. Le refoulement et la pulsion de vie sont les moteurs de cette posture qui cherche à concevoir un monde nouveau enchanté. > Chapitre 4 : Réenchanter le monde : suspendre le temps pour se projeter dans un ailleurs
Quatres figures
27
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Archaïsme un saut dans l’espace-temps
Retour à la terre une manière de décélérer le temps
Réenchanter le monde suspendre le temps pour se projeter dans un ailleurs
Création par destruction l’accélération du temps comme salut
28
Introduction théorique
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Notes
en expérience » consécutive au triomphe de la technique et du capital. Face au risque d’apo-
1 Blaise Pascal, « Impossible de trouver une assiette ferme », manuscrit autographe, entre 1656 et 1662, in : Pensées, 1670. Ici, version 1867 : Pensées de Pascal, publiées dans leur texte authentique, avec un commentaire suivi, une étude littéraire, par Ernest Havet, Dezobry et E. Magdeleine libraires–éditeurs, Paris, 1852, pp. 7, 12, 13. 2 Bruno Latour, « Imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant–crise », in : AOC, paru le 30.03.2020 : https://aoc.media/ opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise/ (consulté le 20.05.2023) 3 Ibid. 4 Jacques Attali, Sept leçons de vie : survivre aux crises, Fayard, Paris, 2010. 5 Thomas Piketty, Capital et idéologie, éd. du Seuil, Paris, 2019. Cf. plus spécifiquement la 4e partie « Repenser les dimensions du conflit politique consacrée à l’esquisse d’une société plus égalitaire (voir aussi la 3e partie, axée sur l’analyse comparative des structures sociales dans le contexte international). 6 Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, éd. du Seuil, coll. Anthropocène, Paris, 2015. 7 45 000 exemplaires vendus. 8 Servigne et al. 2015, p. 20. 9 Ibid., p. 15. 10 Cf. : Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gautier Chapelle, Une autre fin du monde est possible, éd. du Seuil, Paris, 2018, leur deuxième livre, où ils forgent le terme « collapsosophie » qui, contrairement au premier livre, développe plus une pensée philosophique qu’une explication de faits scientifique. Pour se préparer à un futur incertain régi par une décroissance involontaire, les auteurs recommandent d’anticiper, de ne pas attendre passivement que « ça arrive », que « ça nous tombe dessus » au moment où « ça sera trop tard ». 11 Michaël Fœssel, Après la fin du monde : Critique de la raison apocalyptique, éd. du Seuil, Philosophie, Paris, 2012, 4e de couverture. 12 Ibid. 13 Ibid. Voir aussi la réédition 2019, p. 23 : « Le principal effet de la perte en monde se situe pourtant ailleurs que dans la « pauvreté
calypse, la tentation est grande de réduire la politique à des mesures en faveur de la préservation de la vie. » 14 Ibid. 15 Michaël Fœssel, Après la fin du monde : Critique de la raison apocalyptique, éd. du Seuil, Philosophie, Paris, 2019, p. 291. 16 Ibid. p. 305. 17 Denis Delbecq, « René Thom au point de non-retour », in : Libération, Sciences, 31.10.2002 à 01h35 : https://www.liberation.fr/sciences/2002/10/31/ rene-thom-au-point-de-non-retour_420173 (consulté le 20.05.2023) 18 Cf. René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse (1972), InterÉditions, Paris, 1977. 19 Delbecq 2002. 20 Agnes Gayraud, : « Adorno, mort d’un antimoderne » émission radio sur France culture : Les Chemins de la philosophie, « 69, année philosophique », Ép. 2/4, 01.10. 2019, modératrice : Adèle Van Reeth, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-cheminsde-la-philosophie/adorno-mort-d-un-antimoderne-5117463 (consulté le 20.05.2023) : « La pensée d’Adorno est concentrée sur la question de la culture, pour lui, un amas de médiations, de tromperies. L’énigme qui est au cœur de sa critique de la culture, c’est ce fait de se rendre compte que la culture, c’est donc ce fatras de tromperies, et se poser cette question : pourquoi aime-t-on tomber dans le panneau ? La culture, c’est la manière dont la société se représente elle-même, et toutes les formes sédimentées qui montrent ces représentations d’elle-même, une sorte de croûte sur le monde, une épaisseur qu’il faudrait gratter, mais sous laquelle il n’y a rien. » 21 Ibid. « ... ce qui se manifeste justement, c’est la culture, cet encrassement du monde et des choses à la fois par l’histoire, le discours, les bavardages, les représentations, […]. » 22 Søren Kierkegaard, Le concept d’angoisse (en danois : Begrebet Angest, 1844), in : Œuvres complètes, vol. 7, éd. de l’Orante, Paris, 1973, p. 252. 23 Pierre-Henri Castel, « Effondrement : 2019
Notes pages 9 -15
ou la fin des temps ? », émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur :
Guillaume Erner, 31.12.2018. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-edes-matins/effondrement-2019-ou-la-fin-des-t emps-2355938 (consulté le 20.05.2023) 24 Bruno Latour, Où atterrir ?, éd. La Découverte, Paris, 2018. 25 Castel 2019. 26 Frédéric Manzani, « Le Mal qui vient », in : Philosophie Magazine, 31.08. 2018, https://www.philomag.com/les-livres/lessaidu-mois/le-mal-qui-vient-36181 (consulté le 20.05.2023) 27 Pierre-Henri Castel, Le Mal qui vient : Essai hâtif sur la fin des temps, éd. du Cerf, Paris, 2018, p. 20. 28 Castel 2019. 29 Ibid. 30 Ibid. 31 Ibid. 32 Ibid. 33 Pierre-Henri Castel, « Pollution, inondations, contaminations : comment vivre avec la peur ? », émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur : Guillaume Erner, 28.10.2019 : https://www.franceculture.fr/emissions/linvitedes-matins/pollution-inondations-contaminations-comment-vivre-avec-la-peur (consulté le 20.05.2023) 34 Ibid. 35 Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920), trad. Jean Laplanche, J.-B. Pontalis, Payot & Rivages, Paris, 2010, chap. 4, p. 71. 36 Sigmund Freud, Actuelles sur la guerre et la mort, et d’autres textes (1915), PUF, Paris, 2012, » chap. I, « La guerre et ses déceptions », p. 4. 37 Ibid., chap. II « Notre rapport à la mort », p. 28. 38 Ibid. 39 Freud 2010. 40 Ibid., chap. III, p. 60. 41 Ibid., p. 67. 42 Ibid., p. 69. 43 Ibid., p. 69. 44 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1930), trad. Aline Oudoul, Payot & Rivages, coll. Petite Biblio Payot Classiques, Paris, 2010, chap. VI, p.128. 45 La pulsion de vie paraît dans le narcissisme
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et dans l’amour de l’objet (Objektliebe). 46 Spécifiquement Au-delà du principe de plaisir (1920). 47 Freud 2010, chap. III, p. 83. 48 Ibid., p. 96. 49 Ibid. chap. VII, p. 144. 50 Ibid., chap. III, p. 94 : « L’évolution de la civilisation nous apparaît comme un processus singulier, qui dépasse l’humanité et dont bien des traits nous semblent familiers. » 51 Ibid., chap. VI, p. 133 : « Nous ajoutons que ce processus serait au service de l’Éros, qui tend à rassembler les individus isolés, les familles, les tribus, les peuples et les nations dans une grande unité. » 52 Hartmut Rosa, « Quelles relations aux autres dans la société moderne ? », émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur : Guillaume Erner, 26.09.2028. https://www.franceculture.fr/emissions/lagrande-table-2eme-partie/quelles-relationsaux-autres-dans-la-societe-moderne (consulté le 20.05. 2023) 53 Ibid. 54 Hartmut Rosa, Résonance : Une sociologie de la relation au monde, éd. La Découverte, Paris, 2018, pp. 320-321. 55 Ibid., p. 321. 56 Christoph Menke, Die Kraft der Kunst, Suhrkamp, Berlin 2013, p. 37. Cité d’après : Rosa 2018, p. 324. (Souligné dans l’original). 57 Rosa 2018, p. 324. 58 Ibid., p. 327. (Souligné dans l’original). 59 Ibid. 60 Ibid. 61 Gernot Böhme, Aisthétique : Pour une esthétique de l’expérience sensible, préface d’Emmanuel Alloa et Céline Flécheux, postface de Mildred Galland-Szymkowiak, traduit de l’allemand par Martin Kaltenecker et Franck Lemonde, Les presses du réel, Dijon, 2020, p. 13. 62 Jacques Rancière, Le partage du sensible, La Fabrique éditions, Paris, 2000, p. 10. 63 Ibid., pp. 71-72. (Souligné dans l’original) 64 Ibid., p. 16. 65 Ibid., p. 33. 66 Ibid., p. 37. 67 Ibid., p. 36. (Souligné dans l’original) 68 Ibid., p. 61. 69 Dictionnaire Larousse en ligne :
30
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/r ituel/69585?q=rituel#68833 (consulté le 20.05.2023) 70 P. ex. : Tous les matins à 7h, M. X se lève, contemple la rue par sa fenêtre et ne réveille Mme X qu’après avoir pris son café, seul. 71 Nietzsche écrit cette œuvre pendant la guerre franco-prussienne de 1870 –1871, dans laquelle il s’était engagé comme infirmier volontaire. Mais après avoir attrapé la diphtérie, il se retire dans les montagnes suisses pour méditer sur la tragédie grecque. 72 Friedrich Nietzsche, Nachgelassene Schriften, « Die Geburt des tragischen Gedankens », in : Friedrich Nietzsche, Sämtliche Werke, Kritische Studienausgabe, tome 1, DTV de Gruyter, Munich, Berlin, New York, 1980, pp. 582-583. 73 A. Bailly, Dictionnaire grec-français (1894), Paris, 1935, « crisis » : p. 1137, col. I-II. 74 F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Hachette, Paris, 1934, « crisis » : p. 443. 75 Larousse, Dictionnaire français, « catastrophe » : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/retournement/68910 (consulté le 20. 05. 2023) 76 Gaffiot, « exfundatus » : p. 624, col. I. 77 Gaffiot, « prolabor » : p. 1251, col. III. 78 Bailly, p. 223, col. II. 79 La Bible, Apocalypse, X, 5, 6. 80 Reinhart Koselleck, Le futur passé, Contribution à la sémantique des temps historiques, éd. EHESS, En temps & lieux, Paris, 2016. 81 Ibid., p. 325. 82 Nicolas de Cues, in : Koselleck, Le futur passé, p. 325, cité d’après Karl Borinski, Die Wiedergeburtsidee in den neueren Zeiten, Munich, 1919, p. 113. 83 Koselleck 2016, p. 368. 84 Ibid. 85 Ibid., p. 325. 86 Ibid., p. 369. 87 Dictionnaire étymologique CNRTL du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) : « 1588 "transformation graduelle vers le mieux" (Montaigne, Essais, II, 12, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier : le progrez de ses estudes), https://www.cnrtl.fr/etymologie/ progr%C3%A8s (consulté le 20. 05.2023) Leur définition du terme « progrès » s’appuie sur une interprétation d’un essai de Montaigne
qui souligne à propos de Celuy Sextius que grâce à l’acquisition des connaissances, notamment l’étude de la philosophie, on peut éviter la mort : Montaigne, Essais, éd. P. Villey, Paris, PUF, 2e édition, 1965, livre II, chap. XII « Apologie de Raimond Sebond », p. 208 : « Et Crates disoit, que l’amour se guerissoit par la faim, sinon par le temps : et à qui ces deux moyens ne plairoyent, par la hart. Celuy Sextius, duquel Sénèque et Plutarque parlent avec si grande recommandation, s’estant jetté, toutes choses laissées, à l’estude de la philosophie, delibera de se precipiter en la mer, voyant le progrez de ses estudes trop tardif et trop long. Il couroit à la mort, au deffault de la science. » 88 Montaigne, ibid., p. 178 : « La merque peculiere de nostre verité devroit estre nostre vertu, comme elle est aussi la plus celeste merque, et la plus difficile : et que c’est la plus digne production de la verité. » 89 Leibnitz, De rerum originatione radicali (1697), in: Opera philosophica, J. E. Erdmann, Berlin, 1840, p. 150. Cité après : Koselleck 2016, p. 369. 90 Koselleck 2016, p. 369. 91 Ibis., p. 373. 92 Cf: Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden, 1795), trad. Max Marcuzzi, Vrin, Paris, 2007. 93 Chris Harman, Une histoire populaire de l’humanité, éd. La Découverte, Paris, 2011, p. 336. 94 La Bible, Apocalypse, X, 5, 6. 95 Emmanuel Kant, La fin de toutes choses (1794), trad. Guillaume Badoual et Lambert Barthélémy, coll. Babel, Actes Sud, Arles, 1996, p. 19. (Souligné dans l’original) 96 Ibid., p. 8. (Souligné dans l’original) 97 Ibid., p. 10. 98 Cf. Fœssel 2012 : La fin du temps représente une suspension du monde sensible et la fin des objets de sens. 99 Kant 1996, p. 14. (Souligné dans l’original) 100 Ibid., pp. 14 -15. 101 Ibid., pp. 15 -16. 102 Ibid., pp. 7- 8. 103 Ibid., p. 8. 104 Ibid., pp. 16 -17. 105 Ibid., p. 17. 106 Ibid.
Notes pages 15 - 23
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107 Immanuel Kant, Der Streit der Fakultäten, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, in : Kants gesammelte Schriften, sect. 1 : Werke, vol. 7. Reimer, Berlin, 1907, § 4 et 7, p. 88. (Cf. Koselleck 2016, p. 372.) 108 Kant 2007, p. 62. 109 Ludwig Büchner, Der Fortschritt in der Natur und Geschichte im Lichte der Darwinischen Theorie, Stuttgart, 1884, p. 30 et 34. (Cf. Koselleck 2016, p. 375.) 110 Ibid. 111 Johann Gottfried Herder, Metakritik zur Kritik der reinen Vernunft, Friedrich Bassenge, Berlin, 1955, p. 68. (Cf. Koselleck 2016, p. 333.) 112 Lamartine, Histoire de la Restauration, vol. I, Paris, 1851, p. 1. (Cf. Koselleck 2016, pp. 375-376.) 113 Ibid. 114 Cf. Koselleck 2016., pp. 332-333. 115 Friedrich Schlegel, « Condorcets “Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain” » (1795), in : Kritische Schriften, Rasch Wolfdietrich, Munich, p. 236. (Cf. Koselleck 2016, p. 370.) 116 Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Unesco, 1952, repris in : Anthropologie structurale deux, Plon, Paris, 1958, pp. 395-396. 117 Ibid. 118 Ibid. (Souligné dans l’original) 119 Cf. : François Hartog, Régimes d’historicité : Présentisme et expériences du temps (2003), éd. du Seuil, Paris, 2012. 120 Kant 1996 p. 17. 121 Cf. Raphaël Enthoven, « Souvenirs du présent : L’Apocalypse en 1794 », in : Philosophie magazine n° 66, février 2013, mis en ligne le 17.01.2013, p. 24. (Souligné dans l’original) 122 Ibid. 123 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (1781), Flammarion, Paris, 2006, 2e partie, chap. « Esthétique transcendantale », sect. II, « Du temps », § 4, pp. 126 -127. 124 Immanuel Kant, Kritische Briefe an Herrn Immanuel Kant, über seine Kritik der reinen Vernunft, Vandenhoeck und Ruprecht, Göttingen, 1790, p. 202 (Trad. F. Mortier). 125 Kant 2006, p. 126 (Traduction modifiée). 126 Éric Chauvier, Contre Télérama, éd. Allia, Petite Collection, Paris, 2011.
Notes pages 23 -26
127 Cf. Stéphane Audoin-Rouzeau, « Il y a un imaginaire de fin de guerre qui, avec la crise du Covid -19, n’arrivera jamais », émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur : Guillaume Erner, 15. 04. 2020, https://www.franceculture.fr/emissions/linvitedes-matins/stephane-audoin-rouzeau-est-linvite-des-matins (consulté le 20. 05.2023) 128 Monique Trédé-Boulmer, Kairos. L’à-propos et l’occasion, Klincksieck, Paris, 1992, quatrième de couverture. 129 Patrice Guillamaud, « L’essence du kairos », in : Revue des Études Anciennes, vol. 90, n° 3- 4, 1988, pp. 359 -371, ici p. 359. 130 Cf. François Hartog, Chronos - L’Occident aux prises avec le Temps, Gallimard, Paris, 2020, pp. 22- 23. 131 Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Klincksieck, Paris, 1968, p. 480, col. I-II, « καιρός ». Pierre Chantraine relève l’étymologie douteuse de kairos en indiquant qu’une des hypothèses possibles le rapproche de keirô, couper. Il se réfère aux recherches du philologue allemand Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff : « Wilamowitz, en mettant en valeur la notion de moment décisif qui marque une limite, a évoqué κείρω, « couper », Hermès 15, 1880, 506 sqq. ». 132 Trédé-Boulmer 1992, p. 54. 133 Hartog 2020, p. 25. 134 Ibid., p. 26. 135 Catherine Malabou, Le temps, Notions Philosophiques, dir. par Laurence Hansen-Løve, Hatier, Paris, 1996, pp. 7- 8. 136 Ibid.
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Architecture en temps de crise L’architecture est culte, elle est monument, symbole, signe, expression. […] L’architecture est le conditionnement d’un état psychologique. Hans Hollein, Tout est architecture, 1967
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Charles de Wailly, Projet pour la transformation du Panthéon en pyramide, Paris, vers 1797 Perspective, plume et encre, lavis d’encre et trace de crayon graphite sur papier, monté sur carton
1Archaïsme Un saut en arrière dans l’espace-temps Temps : un saut dans l’espace-temps pour opérer un changement de cap Psychologie : retour à l’archétype en convoquant une culture antérieure Mode opératoire : réduction des matériaux, application de formes primaires
L’esthétique, telle que nous l’avons présentée dans l’introduc-
dans lequel l’apocalypse, la figure du désert ou du jardin
tion, adopte dans ce chapitre un mode opératoire consistant
servirait « à l’ouverture d’une nouvelle temporalité qui va ériger
à effectuer un saut dans l’espace-temps. La convocation d’une
l’archaïque comme mode majeur d’appréhension et d’identifi-
époque suffisamment lointaine, permettant de prendre du
cation au temps3 ». Comment ce « retour » se manifeste-t-il
recul par rapport à l’époque actuelle et d’instaurer ainsi un
en architecture et dans quelle mesure contribue-t-il à penser
autre rapport au monde, s’opère par un changement de cap
un nouvel avenir ? Comment créer un nouveau langage, une
voulu. Il s’agit d’un « retour aux sources » idéalisé, d’une pro-
nouvelle esthétique, en puisant dans le passé, sur quels modèles
jection dans une époque antérieure dont on réutilise l’esthé-
s’appuyer, et comment « réinitialiser » ainsi le temps présent ?
tique dans le but de construire un nouvel idéal politique, culturel et sociétal. Dans ce chapitre, il est question de réin-
Archétype
vention d’un langage, d’une grammaire ou d’un code culturel
Dans sa dynamique spatio-temporelle, l’esthétique convoque
qui initie une nouvelle ère en puisant dans l’arché, le principe
l’archétype (du grec arkhetupon, « type primitif, modèle4 »),
premier du monde. Se référant aux philosophes grecs, Hannah
qui, en philosophie, est un modèle idéal (et général) à partir
Arendt le définit comme un « commencement absolu (arché)
duquel un sujet, appartenant en quelque sorte à une série,
lui-même non-commencé, source permanente et non engendrée
est construit dans sa forme, sa matière et sa fin. Chez les phi-
d’engendrement 1. » C’est dans cette source originelle de
losophes empiristes, l’archétype est une « sensation primitive
devenir potentiel que l’architecte ou l’artiste puise sa force
servant de point de départ à la construction psychologique
créatrice. Chris Younès la désigne comme une « source-
d’une image5 ».
ressource jaillissante ». Philippe Potié appréhende la question
Selon la théorie psychanalytique de C. G. Jung, « les archétypes
du temps et décrit très justement l’archaïsme comme un
sont les formes instinctives de représentation mentale6 », qui
« lieu de réinitialisation du temps et du langage », processus
sous-tendent a priori l’expérience humaine en conditionnant
2
Notes : page 59
Un saut en arrière dans l’espace-temps
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les schémas de pensée ou de représentation. Ce sont donc des
base de la psyché humaine qu’à travers une couche d’élé-
préformes vides qui organisent la vie instinctive et spirituelle
ments culturels qui les recouvre. Les contes de fées, en
et structurent les images mentales (pensées, fantasmes, rêves...)
revanche, contiennent bien moins de matériel culturel
selon leurs dynamiques propres. Jung puise dans les mythes
conscient spécifique, aussi reflètent-ils avec plus de clarté
pour repérer les archétypes culturels. Dans une lettre adressée
les structures de base de la psyché10. »
à Sigmund Freud (qui oppose à la théorie jungienne le concept
La « couche d’éléments culturels » dérange Jung dans la
de fantasmes originaires, réduisant la multitude des archétypes
lecture de la structure de base de la psyché humaine, car elle
à la scène primitive, à la séduction, à la castration et à la vie
les recouvre et les complexifie, alors que les contes de fées s’y
intra-utérine ), Jung insiste sur sa théorie culturelle : « Nous
prêtent bien mieux du fait de leur évidente simplicité.
ne résoudrons pas le fond de la névrose et de la psychose
En est-il de même pour les formes architecturales ? Prenons
sans la mythologie et l’histoire des civilisations8 ».
cette analyse comme une clé de lecture des œuvres : les
Le lien entre l’archétype (comme forme représentative), la
archétypes sur lesquels peut reposer une œuvre sont d’autant
psychologie et l’histoire des civilisations nous intéresse ici
plus faciles à reconnaître, avec toute la symbolique qu’ils
particulièrement puisqu’il s’agit de comprendre la genèse
renferment, que le langage formel est réduit et épuré. En
d’une œuvre aux traits archétypiques dans un contexte de
effet, les œuvres surgissant dans des situations où les valeurs
basculement, lorsque la culture, la société et l’environnement
sociétales sont en crise puisent souvent dans les archétypes,
subissent une crise ontologique, qui, au fond, est aussi psy-
telle est du moins notre hypothèse, afin de renouer avec une
chologique. Quels rêves peuvent être générés par le recours
culture antérieure idéalisée. Ainsi, le présent suspendu vit
à l’archétype d’une culture antérieure ? Quelle symbolique
une renaissance à travers le passé. L’archétype sert alors à
véhicule-t-il ?
réactiver des catégories symboliques qui structurent les cultures,
Revenons à Jung pour en savoir plus. Selon sa théorie, la
à se (ré)approprier ces dernières en remplaçant les valeurs
psyché humaine tendrait partout à recourir à une même forme
jusque-là en vigueur. Cette manipulation spatio-temporelle
de représentation donnée a priori et serait structurée par le
permet de changer les valeurs ontologiques d’une société.
thème universel qu’elle renferme. Ce thème, qui serait commun
L’archétype sert d’outil pour une critique de la culture et de la
à toutes les cultures humaines, à toutes les époques de l’his-
société en puisant dans les mythes, les symboliques et les
toire, bien que figuré sous des formes symboliques diverses,
formes représentatives données a priori. Mais cela ne veut
génère l’inconscient collectif. Les archétypes apparaissent
pas dire que les archétypes soient figés, bien au contraire :
dans les mythes et dans les rêves, formant des catégories
Jung note que « les structures des archétypes ne sont pas
symboliques qui structurent les cultures. D’une simplicité
des formes statiques. Ce sont des éléments dynamiques qui
flagrante, ils unissent un symbole avec une émotion.
se manifestent par des impulsions tout aussi spontanément
7
36
« Les archétypes sont représentés [dans les contes de fées]
que les instincts11. » Cet aspect leur confère un caractère
dans leur aspect le plus simple, le plus dépouillé, le plus
vivant, qui permet de les réactiver et de les réemployer indé-
concis. Sous cette forme pure, les images archétypiques
finiment, car la particularité de l’archétype est précisément
nous fournissent les meilleures des clefs pour nous permettre
son intemporalité ; il est toujours là et a été toujours là, il est
la compréhension des processus qui se déroulent dans la
hors du temps.
psyché collective9. »
Quels archétypes ont été convoqués, dans quel but et à quels
Ce qui nous intéresse plus particulièrement dans la conception
moments de l’histoire ?
jungienne de l’archétype, c’est le fait qu’elle réduit à l’essentiel
Ces opérations spatio-temporelles de « retour » introduisent
une image ou une forme, porteuses d’un contenu symbolique
des dynamiques opposées à l’esthétique qui prévalait jusque-
et culturel. Pour ce faire, le meilleur support est celui qui est
là. En témoignent les banquets de Platon à la Renaissance,
le plus simple :
qui, par un retour à l’Antiquité, ont pris le contre-pied de
« Dans les mythes, les légendes, ou dans tout autre matériel
la situation politique de l’époque, marquée par des guerres et
mythologique plus élaboré, l’on n’atteint les structures de
des luttes claniques incessantes. Dante, lui-même en exil,
Archaïsme
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décrit bien cette situation dans son voyage en Enfer, au bord
ce nouveau souffle. La pulsion de vie surgit avec vivacité,
duquel, guidé par le poète Virgile, il rencontre Socrate, Platon,
chassant l’obscurité de l’époque révolue.
Euclide et de nombreux autres philosophes grecs. Cette quête
À partir de la Renaissance, le mode fictionnel d’un ancrage
de renaissance sous la forme d’un retour à une époque anté-
dans une période historique antérieure devient un phénomène
rieure s’exprime dans la Naissance de Vénus de Botticelli,
récurrent dans les moments de basculement en temps de crise,
inspirée de l’Antiquité, dans lequel la déesse de l’amour,
bien que l’esthétique et la dimension symbolique puissent
dans sa fragilité magique quasi flottante, annonce une ère
varier selon l’époque.
nouvelle. Le tableau de Botticelli révolutionne la peinture médiévale, tout comme la Cité idéale qui introduit la perspective en peinture. Le retour aux sources antiques permet de remettre les pendules à zéro. Le rôle de l’esthétique consiste alors à donner forme à ce nouvel élan intellectuel qui encourage la réflexion philosophique et politique. Élan que l’on retrouve dans la fraîcheur fragile de Vénus, ainsi que dans la rotonde d’inspiration romaine qui semble flotter dans un espace dynamique et paraît « suspendue » dans une ville déserte, encore à créer – in statu nascendi. À ce moment de suspension du temps, l’esthétique fait renaître les archétypes d’une époque lointaine pour toucher les gens, en leur insufflant (comme Zéphyr à Vénus) une impulsion vivifiante qui les pousse à
Sandro Botticelli, La Naissance de Vénus, vers 1484/1485, huile sur toile
construire une société meilleure. Ici, l’esthétique véhicule de manière codifiée un message
Une « réinitialisation » du langage
politique et sociétal. L’utilisation d’archétypes antiques intro-
Prenons comme exemple la Révolution française. Elle signe
duit une nouvelle forme de résonance, auparavant impossible,
« la fin d’un monde », pour reprendre la formule de Kant,
qui permet de « toucher le monde » au sein d’une société
en instaurant une nouvelle gouvernance reposant sur les
humaniste. Au Moyen Âge, l’axe vertical (relation à une idée
valeurs des Lumières. Dans cette transition radicale de l’abso-
ou un absolu dans les sphères de la nature, de la religion, de
lutisme à la souveraineté populaire, où le temps est remis à
l’art et de l’histoire, selon Hartmut Rosa) est essentiellement
zéro (le nouveau calendrier commence avec la fondation de la
occupé par la religion.
République en septembre 1792, début de l’an I), quelle esthéti-
À la Renaissance, il s’élargit et s’ouvre à l’art, à l’architecture
que émerge, et comment véhicule-t-elle les nouvelles valeurs ?
et à la philosophie. La nouvelle tangibilité du monde, où
Sur quelle époque, quelle culture, quels mythes et quels rites
l’homme peut désormais penser et agir, se reflète dans les
s’appuie-t-elle ? Après les destructions massives de monuments
peintures qui expriment (littéralement dans le cas de Zéphyr)
royaux et ecclésiastiques, la nécessité s’impose d’introduire
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Notes : page 59
Une « réinitialisation » du langage
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Luciano Laurana (attribué précédemment à), Cité idéale, vers 1480/1490, huile sur panneau de bois
de nouveaux symboles pour la République naissante. À travers
D’une manière générale, les projets soumis au concours de
le prisme de la psychanalyse, on pourrait émettre l’hypothèse
l’an II se caractérisent aussi par une abondance de formes
que les pulsions de destruction (et les pulsions de mort), por-
égyptiennes. Parmi ses nombreux thèmes, on trouve notam-
tées à leur comble pendant la Terreur, sont sublimées (hissées
ment le remplacement de la statue de Louis XIV sur la place
vers des sphères supérieures) par un nouveau programme
des Victoires par un monument républicain. Ce concours est
culturel et symbolique. À cet effet, un grand concours national
remporté par l’architecte Sobre, qui propose un obélisque
est lancé au cours de l’an II de la République (du 22 septembre
porté par des éléphants avec, tels des hiéroglyphes égyptiens,
1793 au 21 septembre 1794), dont l’ambitieux programme
des allégories gravées en bas-relief, le tout surmonté d’une
porte sur la création de cérémonies et de fêtes révolutionnaires
statue de la Liberté13. La reprise du style égyptien confère ici
ainsi que de nouvelles institutions et de nouveaux monuments
un rôle majeur au temps puisqu’il permet de se projeter dans
pour la République, destinés à remplacer les anciens.
une époque antérieure. Cette opération esthétique s’accom-
Ce moment de basculement voit le retour de formes archaïques.
pagne d’un programme politique : les intellectuels qui pen-
En témoigne notamment le projet de Charles de Wailly, qui
saient que la France devait apporter les Lumières au peuple
en réponse à un appel d’offres de 1797 pour la consolidation
égyptien et le libérer des mamelouks considèrent désormais
de la coupole du panthéon, propose d’y insérer une pyramide
l’Égypte comme le « berceau de la civilisation » occidentale.
afin de mettre l’ancienne église au goût de l’époque et de lui
Cet ancrage dans un lieu et dans une époque lointaine
donner la solidité statique qui lui manquait.
fonctionne comme un archétype au sens jungien et permet de fonder une société nouvelle à partir de « zéro ». Dans ce renversement radical, qui concerne à la fois la politique et la gouvernance, ainsi que l’éthique, la morale, la religion et l’ontologie, les rituels jouent un rôle essentiel : à la fonction émotionnelle de l’église se substituent des fêtes laïques tournées vers les nouveaux idéaux de la Liberté, de l’Égalité et de la Justice (qui remplace alors parfois la Fraternité). De nombreux projets sont conçus pour mettre en scène les fêtes républicaines, et les architectes conçoivent des arènes gigantesques pour leur offrir un cadre approprié. Ainsi, le décret du 5 floréal an II (24 avril 1794) vise par exemple la transformation de l’opéra de l’Académie royale de musique (symbole majeur de la culture d’Ancien Régime), alors situé sur le boulevard Saint-Martin14, en arènes couvertes,
Architectes Legrand et Molinos, Projet d’un cirque national sur la place des Invalides à Paris, 1791
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Archaïsme
« destinées à célébrer les triomphes de la République, et aux
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fêtes nationales pendant l’hiver, par des chants civiques et
Marceau, député montagnard à la Convention nationale18 et
guerriers15 ». Les anciens monuments culturels doivent céder
membre du Comité de surveillance, joue un rôle important.
la place aux nouveaux symboles et rituels instaurés afin de
Fervent révolutionnaire, il est mêlé aux massacres de septem-
consolider la jeune République. De telles requalifications des
bre 179219. Sa signature figure sous une circulaire prenant la
rites, notamment le remplacement des airs d’opéra par des
défense de ces actes :
chants révolutionnaires, semblent jouer un rôle essentiel dans
« […] La commune de Paris se hâte d’informer ses frères
la « sublimation » de la politique de la Terreur, détournant
de tous les départements qu’une partie des conspirateurs
les pulsions destructrices vers des fins supérieures grâce à un
féroces détenus dans ses prisons ont été mis à mort par le
rituel de fête fonctionnant sur le mode dionysien.
peuple […] Sans doute la nation entière […] s’empressera
En 1792, le programme des nouveaux projets reste essentiel-
d’adopter ce moyen si nécessaire de salut public20. »
lement centré sur la République et la Liberté (comme en témoi-
En octobre 1792, Sergent-Marceau est nommé adjoint à la
gnent de nombreuses propositions pour l’Assemblée nationale
commission conservatrice des monuments des arts dont la
et la place de la Bastille). Avec la montée en puissance de l’aile
mission était de conserver dans les musées les chefs-d’œuvre
gauche au sein du mouvement révolutionnaire, le programme
menacés par la tourmente révolutionnaire et de protéger les
s’oriente plutôt vers la vertu républicaine et vers l’Égalité .
monuments historiques du vandalisme. Dans cette fonction,
Dans cette dynamique, l’homme politique et graveur Sergent-
il propose lors de la séance de la Commune des arts du
16
17
7 octobre 179321 « de demander à la Convention qu’il soit érigé un temple à la Liberté et un à l’Égalité et que les programmes des ouvrages servent à la fois d’ornements pour ces deux et d’exemples ou de leçons pour l’instruction publique. J’observe que puisque c’est la nation qui paye, il est juste que ce soit la nation qui en jouisse. […] Ce sera un spectacle nouveau, pour l’univers, effrayant pour les despotes, intéressant pour tous les peuples22. »
J.-N.-L. Durand et J.-T. Thibault : Temple à l’Égalité, 1793 Jean-Nicolas-Louis Durand et Jean-Thomas Thibault, qui auparavant avaient travaillé dans l’atelier d’Étienne-Louis Boullée, remportent le premier prix de ce concours pour le Temple à l’Égalité en proposant un édifice néoclassique qui, dépassant la simple fonction de temple, devient un véritable sanctuaire dédié à la République23. Cet édifice en forme de périptère, qui ne correspond pourtant à aucun ordre classique, comporte plusieurs curiosités : les six colonnes frontales ont toutes le même entrecolonnement, contrairement aux conventions classiques, toujours nuancées, et confèrent ainsi à l’ensemble un caractère matriciel et systémique. Le soubassement n’est pas moins étrange, car les deux parties latérales ne sont pas constituées de marches, comme c’est le cas des temples Architecte Sobre, Projet d’un monument pour la place des Victoires à Paris avec hiéroglyphes et éléphants, projet de concours, 1793
Notes : page 59
gréco-romains, mais de murs épais se terminant par des carrés
Durand et Thibault : Temple à l’Égalité
39
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Leo von Klenze d’après Jean-Nicolas-Louis Durand et Jean-Thomas Thibault, Temple à l’Égalité, 1793, perspective et plan
sur lesquels sont gravées des allégories de la Justice (à droite)
gravées des allégories de la Liberté et de l’Égalité parmi les-
et de l’Égalité (à gauche). Les piliers sont également inhabi-
quelles figure l’inscription « Elles sont inséparables ». Sous la
tuels, car leur section n’est pas ronde mais carrée . Tous ces
frise est écrit : « Les vertus sont les plus fermes soutiens de
dispositifs architecturaux reflètent le nouvel « ordre révolution-
l’égalité26 », vertus énoncées sur les piliers : « Civisme, Courage,
naire » de ce temple aux caractéristiques modernes, cubiques
Concorde, Travail, Économie, Sagesse ». Le message de ces
et abstraites. Quant à son allure égyptianisante, il la doit
inscriptions, qui en appellent au comportement civique et
d’une part aux têtes féminines, manifestement inspirées du
moral des républicains, est symboliquement souligné par
temple de Dendérah en Égypte , qui lui tiennent lieu de
les têtes féminines (aux coiffes non pas égyptiennes mais
chapiteaux et, d’autre part, à ses murets latéraux qui s’avancent
grecques) qui les regardent d’en haut comme de multiples
comme les pattes du Sphinx de Gizeh. Sur le fronton sont
surmois.
24
25
Durand et Thibault sont les seuls architectes participant au concours pour le Temple à l’Égalité à avoir proposé, outre un simple monument, un musée historique de la Révolution à l’intérieur des murs du temple. Un programme iconographique, inspiré des dessins de Jacques-Louis David, illustre les événements majeurs de la Révolution : La prise de la Bastille, Le serment du jeu de Paume, une scène de la Convention nationale, ainsi que plusieurs batailles. Le centre du musée est dominé par une statue de la Liberté (aussi appelée : Félicité publique27). Sur deux autels latéraux est inscrit : « La Nature, la Raison, l’Humanité et la Justice sont les bases de l’ordre social ». Ce temple-musée de la morale, dont une grande verrière assure l’éclairage zénithal, baigne les tableaux et les éléments iconiques de la République dans une lumière blanchâtre. Cette réduction du temple classique à une matrice parfaitement Jean-Nicolas-Louis Durand, « Combinaisons horizontales, de Colonnes, de Pilastres, de Murs, de Portes et de Croisées », 1802, planche 2, extrait de : Précis des leçons d’architecture données à l’École polytechnique 40
Archaïsme
géométrique annonce un changement de paradigme : ce
Notes : page 59
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n’est plus le Beau qui régit l’esthétique dans son fragile équi-
une simplification drastique, qui réduit l’architecture à une
libre de la perception, ni le sublime de Boullée qui frappe les
grammaire élémentaire de la discipline.
émotions, mais une réduction et une simplification radicale, qui
Ainsi, comparée à l’architecture sublime de Boullée, celle de
vont de pair avec la rationalisation et l’économie de la cons-
Durand atteint le degré zéro de la tension émotionnelle. Pour
truction . Ce temple de la Révolution a en quelque sorte pour
revenir à la théorie freudienne, cette non-tension sous-tend
mission de sublimer les pulsions destructrices en les transfor-
le principe de plaisir, qui vise à soulager la tension suscitée
mant en un art suprême, que les architectes combinent avec un
par la lutte contre les pulsions destructrices. Dans sa simplicité
programme d’éducation morale et civique. L’archétype du tem-
affichée, dans sa banalité grammaticale, cette esthétique
ple d’inspiration égyptienne, comme forme représentative a
peut-elle être perçue comme une sorte de décontraction
priori, sert de point de départ à la construction psychologique
volontaire après les tensions révolutionnaires ? Comme si une
d’un imaginaire collectif.
« détente émotionnelle » était nécessaire pour se concentrer
28
Contrairement à l’architecture de Claude-Nicolas Ledoux, où
sur l’attente d’un avenir, orienté vers le progrès technique à
tout – de la forme architecturale à l’ornement décoratif – est
l’aube de l’industrialisation ? Cette remise à zéro de l’expression
porteur d’une symbolique dite « parlante », et inversement à
stylistique et du langage architectural témoigne d’une refon-
l’architecture d’Étienne-Louis Boullée, qui joue sur le registre
dation radicale de la société.
du sublime, Jean-Nicolas-Louis Durand, en rupture radicale avec son maître, réduit l’architecture à des types, à une grammaire quasi muette, où, sans aucun mystère, l’intérieur se devine déjà depuis l’extérieur. Ce projet de temple n’a jamais été construit. Trois ans après le coup d’État de Napoléon Bonaparte, Durand, dans le premier volume de son cours Précis des leçons d’architecture données à l’École polytechnique (1802), développe une méthode complète pour mener un projet de construction et analyser un bâtiment. La maison à neuf cases, soumise à trois différentes combinaisons des parties de l’édifice « pour réunir celles-ci pour former un ensemble29 », en est un exemple phare. Ce jeu spatial, intitulé sur la planche n° 2 de la 2e partie du premier volume « Combinaisons horisontales [sic], de Colonnes, de Pilastres, de Murs, de Portes et de Croisées », est une sorte de retour aux sources géométriques de l’architecture, qui s’inscrit dans la tradition du De architectura de Vitruve. La réduction de l’architecture à une grammaire de types efficaces et utiles est animée par une dynamique inverse de celle des projets imaginaires de Boullée, portés par la puissance d’un sublime à l’atmosphère cosmique, comme en témoignent ses projets de Cénotaphe d’Isaac Newton (1784)
Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, 1784, huile sur toile
et de Bibliothèque royale (1786). La réduction stylistique postrévolutionnaire reflète l’émergence d’une nouvelle clientèle bourgeoise (moins fortunée), mais aussi la percée de l’idée de progrès qui se concrétise rapidement avec l’industrialisation naissante. La purge formelle et économique s’opère à travers
Notes : page 59
Durand et Thibault : Temple à l’Égalité
41
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Le Directoire et l’Égypte : réduction et retour aux sources
une temporalité et à une spatialité autres. La composition mouvementée de la célèbre peinture d’histoire Les Sabines (1799), que Jacques-Louis David conçoit en prison et peint
Tournons-nous vers l’art et le mobilier pour examiner ces
après sa libération sous le Directoire, reflète les turbulences
questions à une autre échelle, en nous concentrant sur la
de son époque – contrairement à son Serment des Horaces
période du Directoire (1795–1799). Plus sobre que l’ornemen-
de 1784, peint avant la Révolution donc, qui cherchait à sus-
tation Louis XVI et plus épuré que le style Empire, le style
pendre le temps par une composition rationnelle, sévère et
Directoire reflète le basculement opéré par la Révolution.
stoïque, mettant en avant les valeurs républicaines de la
À ce moment de « réinitialisation » du temps apparaît un
Rome antique par le choix du sujet du serment, symbole
30
goût pour les formes élémentaires et l’exploration du passé an-
d’espoir prémonitoire pour les adeptes des Lumières32.
tique, à la fois dans l’art et l’architecture. Robert Rosenblum
Comme le souligne Diderot, par le silence, la solitude, le
31
observe à la fin du XVIII siècle un retour au style antique
repli sur soi, ou la méditation des personnages, qui semblent
simplifié (le style dorique), et lorsque Napoléon Bonaparte
ignorer l’existence du spectateur, ce dernier a l’impression
devient empereur, l’avènement d’une théâtralité impériale
d’être absorbé dans le tableau. L’intensité dramatique de la
renouant en architecture avec une esthétique chargée. L’arc
peinture est ainsi exacerbée – ce que Michael Fried désigne
de Triomphe du Carrousel, érigé après la campagne d’Italie
sous le terme d’anti-théâtralité33. (On retrouvera cette forme
et la fondation de la République cisalpine, est déjà néo-
de rationalisme antithéâtral chez Durand). Lorsque la peinture
baroque.
se re-théâtralise après la Révolution, il lui faut de nouveaux
Au moment de la Révolution, l’art cherche à suspendre le
artefacts, notamment des jeux de perspective, pour faire
temps et à changer de cap en effectuant un saut en arrière,
croire que seuls existent les personnages du tableau avec
marquant une rupture avec l’histoire par cette référence à
lesquels le spectateur est censé se fondre.
e
Dans Les Sabines (1796 et 1799), David propose une perspective avec deux points de fuite latéraux, et fait ainsi surgir, agrandie, la figure féminine principale, Hersilia, qui, d’un geste ample et dramatique, sépare les Romains des Sabins, sa position décentrée renforçant encore la dynamique d’un tableau qui met en avant le désir de paix. À cette époque, David fait évoluer son style en s’inspirant non plus de Raphaël, mais de Pérugin et d’autres maîtres préraphaélites34, puis en revendiquant un retour vers le « grec pur 35 » : « J’ai entrepris de faire une chose toute nouvelle […] je veux ramener l’art aux principes que l’on suivait chez les Grecs36 » ; il avance en reculant dans le temps (selon ses élèves et ses collaborateurs, qui Jacques-Louis David, Les Sabines, 1799, huile sur toile
42
Archaïsme
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se qualifient eux-mêmes de « primitifs », ce retour n’est pas
ornements et des coloris très particuliers aux tonalités primai-
suffisamment archaïque ). David fait un choix audacieux et
res, et sont empreintes d’un archaïsme lointain.
fort controversé : représenter, de façon délibérément archaï-
Ce regard en arrière suspend le temps, la fameuse phrase
que, les principaux héros masculins nus38 ; Hersilia porte une
attribuée à Napoléon Bonaparte en est peut-être un témoi-
toge blanche, une femme aux seins à moitié dénudés est
gnage : « Du haut de ces pyramides, quarante siècles vous
agenouillée à ses pieds. Ce tableau, que l’artiste expose dans
contemplent39 ». Depuis cette perspective lointaine, on peut
une salle spéciale du Louvre en faisant payer un droit d’entrée,
réinitialiser le temps pour faire naître une esthétique qui
attire un très grand nombre de visiteurs.
corresponde à ce « monde nouveau ». Outre sa valeur
En dehors des grands sujets historiques et mythologiques,
symbolique et politique, la nouvelle sobriété a aussi des
cette esthétique se traduit également dans la vie quotidienne.
raisons économiques, car les événements révolutionnaires et
Par exemple, les robes des femmes se transforment en simples
la disparition soudaine d’une clientèle aisée, gourmande de
toges blanches, conformément à l’idéal de l’Antiquité. En
détails sophistiqués, a entraîné la fermeture de nombreux
témoigne le portrait de Madame Récamier (1800) peint par
ateliers d’ébénisterie. La crise de la production artisanale
Jacques-Louis David : allongée sur un lit en bois d’inspiration
provoquée par la nouvelle gouvernance républicaine et les
étrusque, elle évoque un archétype provenant d’un autre
contraintes économiques conduisent à une simplification
espace-temps.
stylistique.
Mariée à un banquier fortuné, Juliette Récamier tient un salon
En résumé, force est de constater ici que la nouvelle esthétique
dans son hôtel particulier parisien, qu’elle fait aménager par
manifeste délibérément « la fin d’un monde » par un dépouil-
l’architecte Louis-Martin Berthault selon le modèle antique. Cet
lement assumé, en se débarrassant de toute la symbolique
intérieur tout à fait inhabituel fait sensation et marque la
de l’époque absolutiste. Les valeurs politiques à l’ordre du
mode, car il suggère un renoncement volontaire à une culture
jour sont véhiculées par la réactivation des mythes et des rites
37
qui n’est plus considérée comme adéquate à la nouvelle société révolutionnaire. L’esthétique puise dans l’art gréco-romain et égyptien pour faire renaître, à partir de l’archétype du « berceau des cultures », une société qui repose sur d’autres paradigmes. Cette préforme vide de l’archétype, qui organise la vie instinctive et spirituelle et qui structure les images mentales, agit ici comme un générateur d’imaginaire permettant de donner « forme » à ce monde à créer, monde qui nécessite un nouveau langage. Cette réinitialisation du temps historique touche aussi le mobilier français. Après la campagne d’Égypte (1798 –1801), les chaises sont dessinées à l’égyptienne ou à la gréco-romaine, avec des Jacques-Louis David, Madame Récamier, 1800, huile sur toile Notes : page 60
Le Directoire et l’Égypte
43
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la politique) est renforcé par l’axe vertical (l’art et les fêtes, les temples à la Liberté et à la Félicité publique dont la fonction remplace celle de la religion). Si ces espaces, ces rituels et ces objets incarnent symboliquement la Révolution, ils lui confèrent aussi une forme physique et architecturale qui offre des cadres d’action adéquats. De fait, participer et agir sont des facteurs clés pour que puisse naître un sentiment de réso-
Jean-Léon Gérôme, Bonaparte devant le Sphinx, 1867/1868, huile sur toile
nance, surtout lorsqu’il s’agit de l’Antiquité, qu’il s’agisse de rites quotidiens ou de rituels de
de canaliser les pulsions de mort (et de destruction) en les
fête : on ne s’assit plus droit, comme l’étiquette l’exigeait
« sublimant » par les arts, les fêtes et les nouveaux temples,
auparavant, mais on s’allonge sur un récamier à l’étrusque ;
pièces fondamentales pour construire l’imaginaire d’une
dans les cirques populaires, on célèbre la République en en-
société autre.
tonnant des chants guerriers – des arènes romaines en quelque sorte, mais sans gladiateurs. Architecture, mobilier, installations festives et habillement offrent tous un cadre propice pour la mise en scène de la
Un retour à l’état de nature : le « Mouvement de réforme de la vie » et la « réinitialisation » du corps, de l’âme et de l’esprit au Monte Verità
jeune République, dans la-
Chaise de style égyptien, Directoire, 1799 /1800, acajou
44
Archaïsme
quelle la vie prend manifes-
La question de la résonance sociétale refait surface sous une
tement une autre forme, en
autre forme à la fin du XIXe siècle, avec l’accélération du
accord avec la nouvelle
processus d’industrialisation qui rend les conditions de vie de
réalité politique et socié-
plus en plus inhumaines : la pollution de l’air et les maladies
tale. L’esthétique est au
qui en découlent, l’exploitation des travailleurs et la spéculation
service de ces objectifs, elle
sans limite entraînent une grave crise sociale. Cette dynami-
crée les espaces et la sym-
que exponentielle déclenche de vives critiques à l’encontre
bolique nécessaires à la
du capitalisme, et de nombreux contre-modèles apparaissent :
construction de ce monde
certains voient une issue possible dans la théorie économique
nouveau. Là aussi, il s’agit
communiste développée à cette époque par Karl Marx,
d’instaurer une certaine
d’autres dans l’anarchisme, et d’autres encore se réfugient
forme de résonance dans
dans divers nouveaux courants religieux, voire mystiques.
laquelle le citoyen se sent
Les mouvements de réforme les plus divers voient le jour,
impliqué en tant que mem-
dans le but d’améliorer les conditions de vie et de changer
bre actif de la société. Pour
le monde en profondeur. Ainsi, la propriété de la terre et
reprendre le concept de
l’exploitation de la force de travail sont fondamentalement
Hartmut Rosa, l’axe horizon-
remises en cause, mais aussi la production industrielle en
tal (celui de la société et de
tant que telle. L’artisanat, et surtout les arts et métiers, sont
Notes : page 60
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prônés comme contre-modèle, et l’on cherche également à
et fantasmé, ce retour à un « état originel » s’opère par la ré-
établir une autre relation avec la nature, dont l’exploitation
activation d’éléments naturels, de matériaux bruts et de for-
est comparée par certains théoriciens à celle de l’homme 40
mes primaires – réactivation qui retrouve aujourd’hui toute
(cf. chapitre « Retour à la terre »). L’idéal d’un « homme
son actualité face à la crise environnementale. Mais comment
nouveau », libéré de cette condition inhumaine, se caracté-
se reflète-t-il dans l’esthétique ? Quels moyens et quels rituels
rise par un profond attachement (souvent romantique) à la
permettent de mettre ce renouveau en œuvre (voire en scène),
nature, par une liberté de mouvement et une réforme vestimentaire (sans corset), une alimentation saine (les premières théories végétariennes apparaissent dans la société occidentale à cette époque), le sport et la danse expressive (en réaction au ballet qui mutile le corps), ainsi que l’émancipation des femmes. Les « réformateurs de la vie » (Lebensreformer) rejettent les grandes villes et rêvent d’un retour à une nature idéalisée, ils aspirent à une libération fondamentale des contraintes sociales, des conventions et des modes de vie, afin de retrouver la « vraie nature de l’homme ». Quand Madame Récamier adopte la posture et les vêtements de l’Antiquité, il s’agit pour elle essentiellement d’inaugurer symboli-
Johann Adam Meisenbach, l’école de danse du chorégraphe Rudolf von Laban au Monte Verità, vers 1914
quement une nouvelle ère en changeant de style. À la fin du XIXe siècle, les motivations
et de quelle façon le corps est-il engagé dans ce « retour à la
sont autrement plus profondes et les mesures adoptées en
nature » ?
cette période de crise bien plus radicales – modèles écono-
L’importance du rôle du corps est illustrée par la colonie de
miques alternatifs, « réforme de la vie » et esthétique
réforme Monte Verità, une utopie communautaire qui, au
holistique – s’inspirent d’époques préindustrielles, ou
tout début du XXe siècle, se détourne des « effets dévasta-
encore plus lointaines, pour initier le nouveau départ tant
teurs » (pour reprendre le jargon de l’époque) de la société
désiré.
industrielle et renoue avec les éléments de la nature, afin de
Comme le montrent les exemples qui suivent, le saut dans
redécouvrir la « nature intérieure » de l’homme.
l’espace-temps peut aussi s’effectuer par le retour à un état
Sa quête de renaissance se traduit notamment par une
de « nature primitive », en cherchant un modèle idéal non pas
réduction drastique aux choses les plus essentielles, à com-
dans une autre époque culturelle (comme dans les exemples
mencer par le corps. Quand ils cultivent leurs champs, les
précédents), mais dans un état premier de l’humanité, anté-
membres de la colonie sont nus afin d’exposer leur corps aux
rieur à ce que l’on appelle « la civilisation ». Fortement idéalisé
rayons du soleil ; ils produisent tout eux-mêmes, la nourriture
Notes : page 60
Un retour à l’état de nature
45
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(exclusivement végétarienne) comme les vêtements. Les maisons en bois sont rudimentaires, mais dotées de grandes terrasses afin d’inciter les habitants à vivre en plein air, où se trouvent aussi les douches et les baignoires. Rudolf von Laban,
En réaction au Mouvement moderne, Bernard Rudofsky formule
qui en 1913 fonde au Monte Verità une « École pour l’art »
une profonde critique de la société en envisageant l’archi-
(une sorte d’école de danse fonctionnant pendant les mois
tecture dans toute sa dimension culturelle. Aujourd’hui, il
d’été, qu’il dirige jusqu’en 1918), enseigne le mouvement
est souvent mentionné comme l’un des précurseurs de
libre du corps, porté par les émotions et affranchi des con-
l’architecture écologique, mais de son vivant, il prend le
ventions sociales .
contre-pied du fonctionnalisme, non sans susciter des critiques.
Il prône une expression plus naturelle dans la danse, qu’il
Sur quels modèles s’appuie-t-il pour créer une nouvelle esthéti-
recherche dans l’osmose entre l’homme et la nature, et qui
que, plus « naturelle », plus « proche de l’homme » ? À quel
se traduit par des rituels et des danses à dimension cultuelle
espace-temps se réfère-t-il ? Quel message, quelle symbolique
et archaïque. Pour Laban, la danse engage à la fois le corps,
veut-il transmettre ? Penchons-nous d’abord sur les évène-
l’esprit et l’âme, qui devaient s’y mêler harmonieusement :
ments qui ont déclenché cette crise culturelle, profondément
41
« J’appelle danseur cet homme nouveau qui ne tire pas
ontologique.
uniquement sa conscience des brutalités de la pensée, du
Né en Moravie en 1905 dans une famille juive, ce visionnaire
sentiment ou de la volonté. C’est cet individu qui cherche
d’origine autrichienne quitte l’Europe dans les années 1930
à tisser en toute conscience la clarté de son intellect, la
pour fuir l’antisémitisme qui fait rage et s’installer au Brésil,
profondeur de son ressenti et la force de sa volonté en un
où il construit deux villas. En 1941, il part pour les États-Unis.
tout harmonieusement équilibré et néanmoins mobile
Après avoir été commissaire d’une exposition au MoMA, il
dans les interactions constantes de ses parties42. »
obtient la citoyenneté en 1947. Lors de la montée du natio-
Ici résonnent les paroles de Nietzsche, qui voit dans la danse
nal-socialisme et pendant la Seconde Guerre mondiale, il tente
la possibilité d’une union de l’homme avec la nature, comme
de rétablir une forme de résonance culturelle de l’autre côté
l’incarne la figure du philosophe dansant. La danse expressive
de l’Atlantique. Profondément déçu par la culture occiden-
lui a emprunté ce principe extatique dionysien et l’a mis en
tale, qui a conduit à sa propre destruction, il puise dans les
acte, notamment au Monte Verità où le cycle solaire était
archétypes de cultures lointaines, qui n’étaient guère pris en
célébré au rythme des tambours, avec danses, textes et
considération par l’architecture internationale.
chœurs. Lors du « Congrès anational » de 1917, ces rituels
Rudofsky s’oppose au fonctionnalisme en mettant en valeur
durent sept jours consécutifs, afin de noyer le désespoir sus-
l’architecture vernaculaire du monde entier, construite sans
cité par la persistance de la guerre dans un acte profondément
architectes, sujet qui le passionne depuis sa thèse sur la con-
archétypal, à travers lequel se dessine en filigrane l’espoir de
struction primitive en béton dans les Cyclades du Sud, soutenue
voir naître un homme nouveau, plus en harmonie avec l’envi-
à Vienne en 1931. De la même façon, il questionne les modes
ronnement et avec lui-même.
vestimentaires, les rites quotidiens et les usages, pour les
La recherche d’une vie en harmonie avec la nature, y compris
adapter davantage aux réels besoins humains. Sa critique de
la nature du corps et la « nature intérieure de l’homme »
la société aborde dans son principe même la vie quotidienne,
(selon le jargon germanophone de cette époque), avait
et notamment la place du corps. Rudofsky entend démontrer
commencé à la fin du XIX siècle avec le « Mouvement de
l’absurdité de certains usages, habits et conventions occiden-
réforme de la vie » (Lebensreform43) inspiré par l’Angleterre, en
tales reposant sur un idéal de beauté qui, à ses yeux, n’a
réaction aux pathologies induites par la société industrielle ;
plus de valeur ni de raison d’être. Il esquisse alors des modes
elle se poursuivra dans l’entre-deux-guerres et après la
vestimentaires alternatifs qu’il considère comme plus naturels,
Seconde Guerre mondiale, comme l’illustre l’exemple de
en s’appuyant sur des archétypes d’autres cultures. L’art de
Bernard Rudofsky, ardent critique de la « culture » chez qui l’on
vivre oriental l’inspire particulièrement, mais, à son grand regret,
retrouve cette quête de réancrage dans un espace-temps autre.
nous ne l’avons pas adopté, bien que toute notre culture – à
e
46
Bernard Rudofsky : Architecture sans architectes, 1964
Archaïsme
Notes : page 60
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commencer par l’alphabet, les sciences, les religions et philosophies, les éthiques et esthétiques – ait été importée de modèles étrangers : « Curieusement, ces importations n’ont pas ou peu contribué à façonner notre mentalité ; au lieu d’aspirer à la sagesse du monde, nous considérons la mécanisation comme la réponse à nos prières, et nous laissons l’industrie et le commerce dicter nos désirs et nos goûts44. » La « psychanalyse de la robe », du corps et des modes de vie Dans « Now I lay me down to eat. Notes and Footnotes on the Lost Art of Living » (Maintenant je m’allonge pour manger.
Bernard Rudofsky, « Architecture mobile au Vietnam », extrait de Architecture Without Architects
Remarques et notes de bas de page sur l’art de vivre perdu), recueil de textes publiés dans les années 1930 par la revue
a même des effets néfastes sur le corps humain. Le magazine
italienne d’architecture Domus, il explicite sa critique de la
New Yorker parle alors d’une « psychanalyse de la robe »,
modernité : « Nous n’avons pas besoin d’un nouveau mode
puisque Rudofsky décortique avec minutie les coutumes
de construction [avec de nouvelles techniques], mais d’un nou-
vestimentaires et leurs relations au corps. Rudofsky présente
veau mode de vie45. » L’ouvrage présente des alternatives
le corset et la chaussure occidentale comme des instruments
historiques et culturelles en matière d’usages de la vie quo-
de torture : « Le triomphe ultime du vêtement contemporain
tidienne (manger, dormir, s’asseoir, ou se laver), « ni pour
est la chaussure symétrique, notre plus grand regret est
répandre de dangereuses hérésies ni pour saboter notre droit
notre incapacité à développer un pied symétrique. Avec une
de naissance à faire le pire des choix possibles. Bien au
patience infinie, nous essayons toute notre vie de remodeler
contraire, il [le livre] démontre à travers des exemples aléa-
nos pieds pour atteindre un idéal établi par les fabricants de
toires que la vie peut être moins ennuyeuse que ce que
chaussures sous la forme de cet "idéal". Si le pied humain
nous en faisons », explique-t-il sarcastiquement dans l’intro-
avait la forme de la chaussure conçue pour lui aujourd’hui, il
duction.
aurait le gros orteil au milieu47. » Pour illustrer ce propos,
Rudofsky aspire à une réforme fondamentale de la culture, à
Rudofsky fabrique des moulages montrant que le pied prend
commencer par la libération du corps des contraintes imposées
effectivement la forme donnée par la chaussure en se
par la mode, qu’il est bien décidé à mettre en pratique.
déformant pathologiquement.
46
En 1944, il est invité avec sa femme Berta au Black Montain College – une université libre expérimentale, fondée en 1933
Architecture sans architectes, 1964 –1965
en Caroline du Nord – où le couple anime des ateliers de fabri-
Après les expositions Behind the Picture Window et The
cation de sandales, alternative ergonomique aux chaussures
Kimono Mind, Rudofsky réalise en 1964 –1965 Architecture
qui, pour des raisons esthétiques, déforment de manière irréver-
Without Architects (Architecture sans architectes) : il y expose
sible la morphologie naturelle des pieds.
200 photographies grand format en noir et blanc montrant
Profondément convaincu que la société moderne, en particulier
divers types d’architectures « vernaculaires, anonymes,
les modes vestimentaires et l’architecture, s’éloigne des
spontanées, indigènes, rurales48 » du monde entier, qui
besoins et de la sensibilité de l’Homme, Rudofsky réalise quel-
frappent par l’intelligence constructive avec laquelle elles ex-
ques expositions au MoMA de New York après avoir remporté
ploitent les matériaux disponibles dans leur environnement
le concours Organic Design. Lors d’une exposition majeure
naturel respectif. Ces architectures anonymes, qui perdurent
organisée en 1944 –1945, Are Clothes Modern ? (Les vêtements
depuis très longtemps dans des environnements rudes ou
sont-ils modernes ?), il soutient que nos vêtements sont dé-
qui sont toujours reconstruites selon les mêmes principes,
pourvus d’utilité, et que leur nature éminemment artificielle
gestion intelligente du climat et du contexte, que Rudofsky
Notes : page 60
Bernard Rudofsky : Architecture sans architectes
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à accepter le chaos et la laideur comme un destin inéluctable, nous n’élevons contre les empiétements de l’architecture dans nos vies privées que des protestations dérisoires et sans effet, lancées à la cantonade52. » Ses expositions lui attiraient de vives critiques, car elles remettent en cause les fondamentaux de la doctrine dominante du fonctionnalisme, encore très en vogue. Rappelons que 30 ans plus tôt, en 1932, Philip Johnson et Henry-Russell Hitchcock avaient promu les idées du modernisme, du « style international », dans ce même MoMA avec leur célèbre exposition Modern Architecture. International Exhibition. Rudofsky adopte déjà à cette époque une position opposée et renoue par sa critique culturelle avec les préoccupations Bernard Rudofsky, chaussure et pied symétriques, plâtres montrant la déformation des pieds induite par des chaussures pointues, extrait de : Are Clothes Modern ?49
du « Mouvement de réforme de la vie ». Cependant, face à l’effondrement de la culture allemande provoqué par la montée du nazisme, sa critique s’intensifie considérablement. L’idée d’un progrès linéaire et constant, sur laquelle reposait
confronte aux constructions contemporaines en les défiant : « Nous avons beaucoup à apprendre de ce que fut l’archi-
de la Seconde Guerre mondiale. En proie à une profonde dé-
tecture avant de devenir un art de spécialistes. En particulier,
tresse, Rudofsky s’inspire d’archétypes de cultures lointaines
les bâtisseurs autodidactes savent (dans le temps et dans
pour faire surgir une nouvelle culture fondée sur des modes
l’espace) adapter avec un talent remarquable leurs cons-
de vie plus naturels, avec des architectures mieux adaptées
tructions à l’environnement. Au lieu de s’évertuer, comme
aux usages et en accord avec l’environnement. L’architecture
nous, à dominer la nature, ils tirent un profit extrême des
sans architectes du monde entier lui offre un modèle de
caprices du climat, des obstacles de la topographie . »
simplicité savante, à l’opposé de la culture occidentale. Il voit
50
48
la modernité, sombre dans l’immense catastrophe humaine
Le public est confronté à de simples photos grand format,
dans « la philosophie et le savoir-faire des constructeurs
sans textes ni explications, qui mettent en lumière les traditions
anonymes, qui représentent, pour l’homme de l’ère indus-
en matière de constructions indigènes. L’éthique et le progrès
trielle, une très riche source d’inspiration architecturale
sont ainsi fondamentalement remis en question. Contrairement
encore inexploitée. La sagesse qui en émane dépasse le
à notre culture, des bâtisseurs anonymes subordonneraient
domaine des considérations économiques ou esthétiques,
très rarement l’intérêt général à la recherche du profit et du
car elle touche au problème plus ardu et préoccupant, qui
progrès, constate Rudofsky dans le catalogue de l’exposition,
est de savoir comment vivre et laisser vivre, comment surtout
en citant l’historien Johan Huizinga : « S’imaginer que toute
vivre en paix avec ses voisins, au sens restreint du terme
découverte ou que tout perfectionnement contient la promesse
comme au sens universel53. »
de valeurs plus hautes ou d’un bonheur plus grand relève
Par le changement de cap qu’il effectue en convoquant un
d’une naïveté extrême. Il n’est nullement paradoxal d’affirmer
espace-temps autre, Rudofsky donne naissance à une nouvelle
qu’une civilisation pourrait bien finir par succomber au progrès
esthétique, fondée sur une réduction radicale. L’affiche de la
matériel51. » Il ne cache pas sa déception de voir l’architecture
sandale Bernardo illustre cette ambition : derrière un pied
fonctionnaliste se répandre à grande échelle, et de constater
féminin portant cette nouvelle sandale en cuir, un pied en
la mollesse des citoyens qui finissent par accepter le « chaos
pierre est chaussé d’une sandale romaine, qui semble avoir
et la laideur » :
appartenu à une statue antique. Le message est clair : dans
« Ignorants d’obligations et de privilèges dont sont cons-
l’Antiquité, les gens avaient une intelligence physionomique
cients des peuples de civilisations plus anciennes, résignés
qui s’est perdue au cours des siècles. Ce qui est « fonctionnel »
Archaïsme
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devons de toute urgence nous pencher sur des méthodes de construction locales et plus écologiques à l’échelle mondiale afin de réduire l’empreinte carbone, son œuvre est de fait prise comme une source d’inspiration pour construire autrement.
Hans Hollein : Architecture absolue, 1962 L’œuvre de Hans Hollein illustre également, à sa manière, une forme de retour à l’archaïque. Cet autre architecte autrichien, d’une génération plus récente que celle de Rudofsky, convoque un espace-temps suffisamment lointain pour s’affranchir du temps présent, perçu comme étouffant, statique et figé, en s’appuyant sur les archétypes de l’inconscient collectif. Produit d’une profonde crise identitaire, culturelle et politique, sa proposition s’explique par le contexte politique. Après la libération de l’Autriche au printemps 1945, et pendant les dix années d’occupation du pays par les forces alliées, Vienne, divisée en quatre zones jusqu’en 1955, devient un théâtre majeur de la guerre froide, où la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis et l’Union soviétique cherchent à imposer Bernard Rudofsky, affiche pour la sandale Bernardo, 1944
leur idéologie respective54. Mais la première nécessité à laquelle les Alliés doivent répondre (chacun dans son secteur)
ne peut être déterminé que par le corps lui-même, et non
est de nourrir et de reloger la population. Ils lancent donc
par une doctrine esthétique qui tente de le façonner en le
d’importants programmes de construction d’habitats bon
dénaturant. Et ce qui est valable à l’échelle du corps l’est
marché, d’abord des logements en bande préfabriqués55, puis
également à celle de l’architecture.
des barres d’immeubles et des tours standardisées de plus
La crise ontologique, déclenchée par celle de la modernité
en plus hautes. L’architecture de la reconstruction est l’expres-
et par l’effondrement de l’idée de progrès avec la montée
sion d’un fonctionnalisme rationnel répondant, dans l’urgence,
du fascisme, se traduit chez Rudofsky par une esthétique du
à des besoins fondamentaux.
« naturel » et de « l’originel », présentés comme l’idéal culturel
Contrairement à l’Allemagne, la rééducation politique entre-
d’un nouvel avenir. Dans l’œuvre de Rudofsky, la recherche de
prise par les forces alliées prend fin en 1955, lorsque l’Autriche
résonance s’exprime dans un désir de transformation holistique
est reconnue comme « victime du national-socialisme ». La
du monde, qui vise à offrir à ses habitants un espace de vie
crainte du communisme et l’antisémitisme prévalent, et le
plus digne afin de sortir de la crise d’une culture qui n’a fait
passé est tabou. Un silence de plomb s’installe, qui pèsera
que s’autodétruire.
longtemps sur le climat intellectuel et artistique. S’ajoute à
Depuis la naissance du mouvement écologiste en réponse à
cela l’atmosphère glaciale de la guerre froide, intensifiée par
la crise environnementale, ses expositions sont considérées
la proximité de Vienne avec le « rideau de fer » qui sépare le
comme les plus réussies de l’histoire du musée new-yorkais,
bloc communiste du monde capitaliste ; tout semble figé,
et Rudofsky a été invité à enseigner à l’université Yale aux
immobile et muet.
États-Unis, à l’université Waseda à Tokyo et à l’Académie royale de Copenhague. Dans le contexte actuel, où nous
Notes : page 60
Hans Hollein : Architecture absolue
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Hans Hollein, Surélévation de Vienne, 1960, photomontage
Crise ontologique
luttent pour que « l’architecture soit prise au sérieux » afin de
Les jeunes architectes comme Hans Hollein (1934–2014), qui
« surmonter enfin la légèreté ludique de l’époque du Bauhaus.
font leurs études en Autriche après la guerre, savent pertinem-
L’architecture en tant qu’art n’a rien à voir avec la fonction »,
ment que la devise puritaine de Frank Lloyd Wright « Truth
proclament-ils dans Architektur mit Händen (Architecture avec
against the World 56 » (La vérité contre le monde), très optimiste
les mains,1958), cherchant à démontrer la nécessité que chacun
sur la morale humaine, a perdu toute valeur. Comme le dit
puisse façonner l’architecture de ses propres mains :
Hannah Arendt en 1951, « la structure intime de la culture
« L’architecture fonctionnelle est un art appliqué. Chaque
occidentale, avec ses croyances, s’était effondrée sur nos
être humain devrait faire sa propre architecture, utiliser ses
têtes ». Ce verdict s’applique en particulier au concept mo-
mains pour façonner, coller, creuser, gratter, serrer, frapper,
derne d’histoire, fondé sur l’idée de progrès, entendu comme
cisailler et mordre son architecture faite de plumes, d’arbres,
un processus continu et infini. De fait, le temps historique
de l’herbe, du papier, de la terre et du foin59.»
57
50
paraît alors à l’arrêt. Dans Between Past and Future (en fran-
Dans son célèbre Manifeste des moisissures contre le rationa-
çais : La Crise de la Culture), Arendt introduit le concept de
lisme de l’architecture (1958), Friedensreich Hundertwasser
« brèche (gap) entre le passé et le futur », un « étrange entre-
se révolte contre les logements fonctionnalistes, qu’il considère
deux dans le temps historique, où l’on prend conscience
comme trop éloignés des véritables besoins humains :
d’un intervalle dans le temps qui est entièrement déterminé
« Il faut enfin arrêter de loger les humains dans leurs
par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont
quartiers comme des poules et des lapins dans leurs
pas encore58. » Cet état de suspension sans passé ni avenir
cages. […]
est une période d’incertitude, de doute et de désorientation,
L’inhabitabilité matérielle des bidonvilles est préférable
qui déclenche une crise ontologique, notamment chez la
à l’inhabitabilité morale de l’architecture fonctionnelle et
jeune génération.
utilitariste. Dans les bidonvilles, seul le corps humain peut
En cet après-guerre marqué par une absence de repères,
périr, mais dans l’architecture censée être planifiée pour
nous observons un retour aux archétypes et une quête de ré-
l’être humain, c’est l’âme qui périt.
sonance. Mais ce qui unit les jeunes architectes et artistes
Il convient donc d’améliorer le principe des bidonvilles,
viennois de l’époque, c’est l’esprit de révolte. Révolte contre
c’est-à-dire de l’architecture proliférant de manière sauvage,
un establishment immuable, contre un marché de l’art figé,
et de le prendre, lui, comme point de départ, et non
et contre le fonctionnalisme de l’architecture d’après-guerre,
l’architecture fonctionnelle.
qui leur paraît tout aussi figée et inhumaine. Un petit cercle
L’architecture fonctionnelle s’est révélée être une impasse60. »
d’artistes et architectes s’oppose à « l’autocratie du fonction-
Lui aussi prône la nécessité de l’interaction des habitants
nalisme trivial ». Parmi eux, Markus Prachensky et Arnulf Rainer
avec « les quatre murs qui les entourent ». Dans ce postulat
Archaïsme
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on retrouve le concept de résonance de Hartmut Rosa, qui
Vaincre la pulsion de mort par l’archétype, le rite et le culte
souligne l’importance de la possibilité d’agir pour en finir
De retour à Vienne, Hollein rejoint le cercle des architectes et
avec l’idée que seules les ressources matérielles, symboliques
des artistes de l’avant-garde viennoise. Sa révolte prend cepen-
ou psychiques suffisent à accéder au bonheur. Sa conception
dant une autre direction, car, loin de l’idée d’un consensus
de la résonance accroît notre pouvoir d’action, non seulement
harmonieux reposant sur l’émancipation des citoyens par un
pour nous laisser « toucher 61 » par le monde (posture passive),
processus participatif, il recherche plutôt l’essence radicale
mais aussi pour le transformer.
des choses : « L’architecture n’est pas la satisfaction des besoins
Hans Hollein et Walter Pichler, qui trouvent cette approche
des médiocres, ce n’est pas un environnement destiné au
trop « molle », adoptent une position opposée. À leurs yeux,
bonheur mesquin des masses62 », écrit-il avec virulence en
seul le retour aux archétypes peut conduire à une véritable
1962 dans son manifeste Absolute Architektur (Architecture
renaissance. En proie à une profonde crise ontologique, ils
absolue), tout en visant une dimension fondamentale et ar-
cherchent à « suspendre » le présent en renouant avec un
chaïque de l’architecture :
temps antérieur, suffisamment lointain pour prendre du recul
« L’architecture est un ordre spirituel, matérialisé par l’acte
et se projeter dans un ailleurs. Ils se plongent ainsi dans l’ar-
de construire. […] Sa première manifestation n’est pas la
chaïque et dans des rituels ancestraux, tout en ouvrant une
pose de toits protecteurs, mais l’érection de structures
perspective sur l’avenir, un autre avenir.
sacrées, le marquage des points centraux des activités humaines – début de la ville.
Le voyage initiatique de Hans Hollein
Toute construction est cultuelle.
Après avoir terminé ses études dans la masterclass de Clemens
L’architecture – expression de l’Homme même – à la fois
Holzmeister à l’Académie des beaux-arts de Vienne (1953 –
chair et esprit.
1956), Hans Hollein décide de prendre le large et part pour
L’architecture est élémentaire, sensuelle, primitive, brutale,
les États-Unis, qui le fascinent fortement, afin d’y préparer un
terrible, puissante, dominatrice.
Master of architecture (1958 –1964). Il parcourt ce vaste pays
Mais elle est aussi l’incarnation des émotions les plus
en voiture, de New York jusqu’à la côte ouest, éprouvant au
subtiles, l’enregistrement sensible des émois les plus fins,
passage le sentiment d’immensité suscité par les grands
la matérialisation du spirituel63. »
espaces, expérience fondamentale et certainement libératrice
Ce manifeste est publié en 1963 dans le catalogue de
après le marasme autrichien qu’il a délibérément laissé derrière
l’exposition Hollein/Pichler : Architektur, organisée à la Galerie
lui. Les étendues infinies le touchent profondément, tout
nächst St. Stephan, où Hans Hollein et Walter Pichler présen-
comme les interventions de l’homme, qui par le biais de
tent des « villes-sculptures » sous forme de dessins et de
l’architecture et de la technique marque le paysage de son
photomontages qui font figure de manifeste contre le foncti-
empreinte. Pour la même raison, Hollein est émerveillé par
onnalisme : d’immenses masses rocheuses monolithiques,
les voyages dans l’espace, et par la trace humaine qu’ils laissent
sembla-
dans l’immensité du cosmos, modifiant ainsi radicalement
bles à de sombres mégastructures néolithiques, trônent sur les
notre vision du monde. Mais il est tout autant fasciné par les
toits de villes comme Manhattan, Vienne et Salzbourg. Ces
habitats ancestraux des indiens Pueblos qu’il découvre lors
masses rocheuses inquiétantes rendent absurde tout foncti-
de son voyage initiatique. Dans ses écrits, il évoque la relation
onnalisme et ancrent l’architecture dans les réalités les plus
entre « le haut et le bas », entre les habitats et les lieux de
élémentaires :
culte, topos archaïque qui influence profondément sa concep-
« La forme d’un bâtiment n’est pas le fruit des conditions
tion de l’architecture. La force de ses premiers travaux repose
matérielles d’une fin utilitaire. Le bâtiment ne doit pas
sur l’application de la dimension cultuelle des rituels archaï-
révéler son usage, il n’est pas l’expression de la structure
ques aux situations quotidiennes du monde contemporain,
et de la construction, ni une enveloppe, ni un abri. Un
qui fait appel aux émotions refoulées dans les profondeurs
bâtiment est un bâtiment. L’architecture n’a pas de but.
du subconscient et aux archétypes culturels jungiens.
Ce que nous bâtissons trouvera son utilisation. La forme ne découle pas de la fonction64. »
Notes : page 60
Hans Hollein : Architecture absolue
51
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(Hollein fait référence à la fameuse formule de Louis Sullivan :
wagon de minerai de fer, une voiture de course, une ruine de
« La forme suit la fonction » – form follows function, 1896)
guerre, un bunker nazi de Vienne (Flakturm) ; et sur la page
Ces « images-choc » illustrent son approche sémantique et
droite, des pyramides aztèques, une aire de lancement de
communicationnelle de l’architecture, qui puise dans l’archaïque.
fusées, un champignon nucléaire, un navire de guerre et le
Leur message est ambivalent : Hollein critique l’immuabilité
portail d’entrée d’un temple d’Amérique centrale. Au centre
des villes, mais il s’en prend aussi aux mégastructures, très à la
est écrit :
mode à l’époque, en les représentant de manière inquiétante.
« L’architecture, expression de la force et de l’esprit d’une
Il réactive ainsi une dimension de l’architecture qui avait été
époque, d’une idée. L’architecture a été confisquée aux
marginalisée (voir tabouisée) à l’époque du fonctionnalisme,
architectes. Les architectes n’ont rien à voir avec les
celle des aspects émotionnels et psychologiques, liés au
grandes constructions de notre époque. L’architecture
mythe, au rituel, au sacré et au culte. « L’architecture est culte,
d’aujourd’hui n’existe pas encore67. »
elle est monument, symbole, signe, expression. […] L’archi-
Ce « psychogramme » montre bien les trois éléments constitu-
tecture est le conditionnement d’un état psychologique65 »,
tifs de l’imaginaire de Hollein : les vestiges de la guerre du
écrit-il en 1967 dans Alles ist Architektur (Tout est architecture),
temps présent, les archétypes de cultures ancestrales d’une
en faisant resurgir une force fondamentale de l’architecture,
époque passée et la technologie du futur. Ce sont les outils
refoulée depuis l’époque de Semper, Wagner, et Freud.
qu’il entend utiliser pour développer une architecture « d’au-
Selon Hollein, le progrès technique apporterait une liberté
jourd’hui [qui] n’existe pas encore ». Par cette déclaration, il
inédite en affranchissant l’architecture de ses fonctions
balaye d’un revers de main l’architecture de son temps. Ce
primaires ; dans l’avenir, elle pourrait alors « se consacrer aux
geste symbolique lui permet de repenser fondamentalement
qualités spatiales et à la satisfaction des besoins psychologi-
l’architecture dans toutes ses dimensions, y compris émotion-
ques et physiologiques66 ».
nelles, symboliques et rituelles.
Dans le catalogue de l’exposition (1963), Hollein illustre ses
En s’appuyant sur l’archétype et sur la sensation primitive,
sources d’inspiration par des photographies juxtaposées de
point de départ de la fabrication d’un imaginaire, Hans Hollein –
manière dialogique sur l’une des doubles pages (comme Le
c’est là notre thèse – tente de surmonter psychologiquement
Corbusier dans Vers une architecture, 1922) : sur la page
tout ce que l’Autriche a refoulé depuis 1945. Le refoulement
de gauche, une fusée spatiale, de gigantesques machines, un
empêchant la construction psychologique d’une nouvelle vision
Hans Hollein, Œuvre et Comportement, Vie et Mort, plateforme avec catafalque et momie, Biennale de Venise, 1972
52
Archaïsme
Notes : page 60
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de la société, Hollein convoque l’archétype primitif pour
géométrique et entièrement carrelé de blanc, comme le siège
opérer un changement de cap radical, et faire renaître, par
placé à l’extérieur. Ces objets du quotidien sont ainsi trans-
une confrontation avec la mort, la possibilité de construire un
formés en objets de culte. Le bac de douche présente une
monde nouveau où les émotions trouvent enfin leur place.
fissure de couleur rouge, à l’image du sang des offrandes in-
Son approche psychologique est illustrée par une installation
crusté dans les pierres des pyramides aztèques, comme l’ex-
exposée en 1972 à la Biennale de Venise. Intitulée Werk und
plique Hollein dans une interview. Le fond du bassin voisin,
Verhalten, Leben und Tod (Œuvre et Comportement, Vie et
est également rouge. Une étroite ouverture de 60 cm de large
Mort), elle consiste en une plateforme construite au-dessus
ouvre cette « salle de bain » sur un chemin de bois menant
de l’eau sur laquelle repose un catafalque couvert d’une tente
directement au catafalque. À côté du pavillon, un étrange objet
sommaire soutenue par quatre arbres. Une momie enveloppée
ressemblant à une voiture de course, mais dont la forme rap-
dans un épais tissu est exposée sur le catafalque. À proximité
pelle celle d’un catafalque, est équipé de quatre roues de vélo
de la plateforme, un siège blanc entièrement carrelé est posé
et porte un bac de douche en céramique, objet du quotidien.
sur un radeau flottant. Dans sa nudité glaciale, il évoque un
Ce véhicule incongru détourne la relation entre la forme et
certain rapport à l’hygiénisme, tout en remettant profondément
l’usage en dynamisant ce qui par définition est statique. Cette
en question l’objet « chaise » et son rapport au corps. Ce siège
installation questionne profondément notre rapport au monde.
nous invite à nous assoir pour contempler le catafalque et méditer sur la vie et sur la mort. La juxtaposition de ces deux
Rite de passage
objets de culte fait appel à l’archaïque qui sommeille en nous,
Dans cette installation artistique, l’éternel retour de la pulsion
nous confrontant à des questions fondamentales : notre être-
de mort théorisée par Freud trouve une forme de sublimation
au-monde, le passage du temps, Thanatos et la fugacité de
permettant de surmonter les souvenirs refoulés de la guerre
la vie. Dans ce rituel de passage matérialisé par une chaise
(que Hollein a vécue dans son enfance), en abordant la mort,
glaciale, l’arché nous ramène en arrière et nous plonge au
source du traumatisme, ici dans un espace-temps différent.
plus profond de notre inconscient collectif.
Malgré la présence du catafalque, cette installation cultuelle
À l’intérieur du pavillon autrichien, Hollein a installé une salle
ne peut être lue comme un rite funéraire, mais plutôt comme
de bain fort étrange. Chaque objet (un bac de douche, un
un rite de passage marquant un changement de statut au
bassin, une chaise, un lit, une table, une stèle) y est parfaitement
sein d’une société (comme on le retrouve dans les cultures
Hans Hollein, Œuvre et Comportement, Vie et Mort, voiture de course et salle de bain cultuelle, Biennale de Venise, 1972 Notes : page 60
Hans Hollein : Architecture absolue
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STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 54
ancestrales) ; car il ne s’agit pas ici de se séparer d’un défunt,
Friedensreich Hundertwasser, qui cherchent à créer une
mais de suspendre le temps afin de réorganiser l’ordinaire,
résonance en impliquant les habitants dans le processus de
ce qui est une caractéristique du rite de passage.
construction, Hollein les confronte aux dimensions les plus
D’un point de vue psychologique, un rite de passage com-
enfouies de leur psychisme.
porte, selon Madlen Sell, les trois étapes suivantes : la crise
En convoquant à la fois des archétypes ancestraux, des ruines
(la séparation de l’individu d’avec une situation antérieure
de guerre, et la haute technologie futuriste, il ouvre deux
qui équivaut à une mort symbolique) ; la fin (la mise en marge
espace-temps diamétralement opposés, qui lui permettent
[la suspension] qui représente une gestation symbolique) ; la
de s’affranchir du temps présent. L’opération esthétique con-
renaissance (la réintégration du sujet dans une nouvelle situa-
siste à faire resurgir des états primaires de l’humanité (la vie
tion sociale qui constitue pour lui une renaissance symbolique) .
et la mort – Éros et Thanatos) pour s’approprier le monde
Le rite de passage permet de surmonter les pulsions de mort
qui, tel qu’il le perçoit, évacue toute dimension émotionnelle.
en utilisant des archétypes empruntés au culte funéraire, afin
Le monde qu’il tente de faire renaître en pleine guerre froide
d’ouvrir de nouveaux horizons.
n’est pas tourné vers les problèmes fonctionnels et quantitatifs
Cet exemple tiré de l’œuvre de jeunesse de Hans Hollein
de la reconstruction, mais vers des questions fondamentales
nous montre comment l’architecture peut s’emparer des crises
de perception, à commencer par celle du corps. Son œuvre
pour mieux les dépasser en puisant dans les archétypes.
comporte une forte dimension psychique où émotions et les
Contrairement à Markus Prachensky, Arnulf Rainer ou
pulsions jouent un rôle central, dans le sillage de la tradition
68
Hans Hollein, double page extraite du catalogue de l’exposition Hollein/Pichler : Architektur à la Galerie nächst St. Stephan, 1963
54
Archaïsme
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freudienne qui a fortement marqué la scène artistique et
naturels (les divers dieux peuvent être des animaux, des végé-
architecturale viennoise. L’œuvre de Hollein est particulièrement
taux ou des esprits humains), est reconsidérée ici dans toute
puissante par sa thématisation de la lutte entre Éros et Thanatos,
sa fragilité. La nouvelle architecture japonaise témoigne de
tension qui, selon Freud, est à l’origine des phénomènes vitaux
cette réorientation, plaçant la nature au centre du processus de
dans toute leur diversité et nous permet de nous sentir à
conception. L’archaïque joue un rôle majeur dans cette quête
nouveau vivants.
de renouement avec les éléments naturels, déterminant non
69
seulement le choix des matériaux qui sont généralement
Junya Ishigami : Maison-restaurant à Yamaguchi, 2019
bruts (la terre, la pierre, le béton), mais aussi la forme, le mode
L’archaïsme revient de nos jours, bien qu’autrement et pour
que, comment fonctionne l’opération esthétique, comment
d’autres raisons que dans les années 1960. Les catastrophes
esquisse-t-elle un nouveau rapport au monde ?
environnementales renforcées par le réchauffement climatique
L’architecture de Junya Ishigami exprime ce rapport particulier
et la crise écologique à l’échelle mondiale ont induit un autre
à la nature et à l’archaïque. Ce jeune architecte japonais con-
rapport entre l’architecture et l’environnement. La nature
sidère l’environnement comme un élément essentiel dans
n’est plus là pour être « ordonnée » et « ennoblie » par l’ar-
chacun de ses projets. Il défend une idée holistique aux traits
de construction et, en fin de compte, aussi l’usage. Dans ce contexte de crise écologique qui est aussi une crise ontologi-
chitecture de l’homme, comme on peut encore le lire dans le
animistes : au lieu de construire pour une personne, il veut
compte rendu du cinquième congrès CIAM à Paris, rédigé
considérer tous les habitants, voire tous les êtres vivants sur
par Le Corbusier en 1937, à propos de la planification d’une
Terre, y compris les animaux, et les éléments naturels. Dans
station de ski : « L’ordonnateur intervient avec sa doctrine
son approche critique, il veut libérer l’architecture des idées
humaniste appuyée sur toutes les techniques. Il débroussaille
préconçues, des styles et pratiques, bref, de leur dimension
l’inextricable maquis, lit avec clarté, mesure, dispose, ordonne.
culturelle, au profit d’une refondation totale de ses principes,
L’ordre rentre dans les plans et dans les actes. […] le site est
« comme si nous construisions des bâtiments dans un monde
ennobli par l’architecture . » Depuis que Le Corbusier a qua-
où il n’existerait aucun concept architectural 71 ». Les usages
lifié l’architecte d’outil pour ordonner la nature afin de la met-
sont tout autant mis en cause que l’architecture elle-même.
tre au service de l’homme, nous avons pris conscience que
Les « nouveaux rôles et conditions pour l’architecture72 » se ma-
cette domination a entraîné des problèmes irréversibles qui
nifestent entre autres dans une nouvelle forme d’archaïsme,
ont fini par nous échapper complètement. L’optimisme de
où la nature détermine la forme de l’architecture et les
l’ère moderne, basé sur la foi dans le progrès et les bienfaits
modes d’usages de ses habitants.
de la technique, cède la place au doute et à l’effroi face à ses
Cette approche se reflète par exemple dans un projet à Dali,
effets dévastateurs sur l’environnement.
dans le sud-ouest de la Chine, où Ishigami voulait préserver
Ce changement de paradigme se manifeste aussi dans l’esthé-
la nature en aménageant l’architecture des huit maisons de
tique. Ce n’est pas un hasard si la nouvelle tendance archi-
vacances autour de gros blocs mégalithiques caractéristiques
tecturale, qui repose sur un autre rapport à la nature, vient
de la région. Plutôt que de commencer par un site « propre »,
précisément du Japon. Durement frappée par les bombes ato-
comme tout architecte le ferait habituellement, il aménage
miques d’Hiroshima et Nagasaki en 1945, ainsi que par des
méticuleusement les pièces des maisons autour des rochers,
tsunamis toujours plus violents et cause de la catastrophe
les intégrant alors à l’intérieur de ce complexe de vacances,
nucléaire de Fukushima en 2011, l’architecture japonaise
le tout surmonté d’une toiture ultra mince de 300 mètres de
change de cap en questionnant les modèles du monde occi-
long, qui est parfois ajourée pour laisser l’air et la lumière pé-
dental et en renouant avec les éléments fondamentaux de sa
nétrer à l’intérieur. Les blocs rocheux deviennent des piliers
culture. En effet, la nature, qui a toujours eu un statut particu-
structuraux ; l’extérieur et l’intérieur se fondent organiquement,
lier dans la culture japonaise, notamment dans le shintoïsme
formant un étrange paysage mégalithique, une sorte de réserve
animiste qui attribue une âme aux objets et aux éléments
naturelle intérieure. Sa volonté de protéger la nature se traduit
70
Notes : page 60
Junya Ishigami : Maison-restaurant à Yamaguchi
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constructif nouveau, qui nous rappelle cependant un processus ancestral, quand creuser dans la masse était encore l’outil premier de la création d’un abri. Cet espace troglodyte néoarchaïque, entièrement constitué de stalactites de béton à la texture et à la couleur terreuses, nous projette dans la Préhistoire, à l’époque où l’empreinte de l’homme sur la planète était encore insignifiante. Plus que jamais, la définition de l’esthétique donnée par Jacques Rancière semble juste au regard de ces architectures contemporaines qui évoquent l’archaïque et génèrent de fortes expériences, à la fois psychiques et physiques : « L’état esthétique est pur suspens, moment où la forme est éprouvée pour elle-même76. » Le changement de cap effectué par ces objets architecturaux qui reviennent aux archétypes fondamentaux (la caverne, le paysage mégalithique) permet de créer une nouvelle image psychologique pour une société qui prend doucement conscience de son impact sur la nature à l’ère de l’Anthropocène. Ces projets suspendent la perception de l’espace et du temps, Junya Ishigami, Projet pour huit maisons de vacances à Dali (Chine), maquette, exposition Freeing Architecture, Fondation Cartier, Paris, 2018
permettant de s’évader (ne serait-ce que temporairement) dans un monde qui fait rêver. Le mythe et le rêve, outils de la psychanalyse jungienne basée sur les archétypes, se cristallisent
par une stratégie architecturale et esthétique qui génère une
dans une architecture qui non seulement s’en inspire, mais
certaine forme d’archaïsme, où l’homme se redéfinit en quel-
qui contribue également à la création de mythes et de rêves
que sorte en se lovant, corps et âme, entre ces rochers qui
par sa spatialité, sa matérialité et son rapport spécifique à
déterminent alors ses cheminements, ses mouvements, ses
l’environnement naturel. L’archétype réduit à l’essentiel une
rituels quotidiens et sa manière d’habiter l’espace.
forme qui devient porteuse d’un contenu symbolique et cul-
Pour le projet House & Restaurant d’un chef cuisinier japonais
turel. La symbolique qui en résulte fait référence à une nature
à Yamaguchi, Ishigami développe un autre concept qui est
fragile et menacée, comme si l’architecture avait déjà érigé
tout aussi archaïque, cette fois-ci enfoui dans la terre . Il
son ultime monument. Grâce à ces expériences spatio-tem-
prend la décision radicale de « creuser des trous dans le sol,
porelles, l’homme prend davantage conscience de sa manière
les remplir de béton et ensuite excaver les cavernes autour
d’être au monde et de sa relation avec l’environnement.
des piliers74 ». La terre du terrain est alors utilisée comme
Ainsi, une forme de résonance se crée qui englobe la Terre
moule pour la structure de béton qui ressemble à un ensemble
dans son ensemble, dont l’humain ne représente qu’une
de grottes. C’est un processus presque archéologique dans
infime partie.
73
le sens où on ne sait pas exactement à l’avance ce que l’on
56
va trouver, témoigne-t-il, quel genre d’espaces émergeront
Les opérations spatio-temporelles de l’archaïsme
de la terre, bien que tout ait été modélisé au préalable75.
Les exemples présentés dans ce chapitre montrent différentes
Les pelleteuses, qui creusent le sol, puis, une fois le vide
opérations esthétiques issues de crises ontologiques déclen-
rempli d’énormes quantités de béton, déblaient la terre –
chées par des bouleversements politiques, sociaux ou environ-
comme s’il s’agissait de découvrir le squelette gigantesque
nementaux. Ils procèdent tous d’une simplification radicale,
d’un étrange animal préhistorique – font partie d’un processus
effectuée par un retour aux archétypes d’une époque antérieure.
Archaïsme
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Ce saut dans l’espace-temps permet de suspendre le cours
réactive une relation primaire, fortement physique, haptique
des choses et de rompre avec la réalité et le temps, ouvrant
et perceptive avec la nature dans son état brut, afin d’assurer
un nouveau cadre où tout semble possible : un passé lointain
la survie – cette fois-ci non plus de l’homme (comme
(re)devient présent ; une autre culture s’installe à la place de
jusqu’alors dans l’histoire), mais de la nature. Ainsi, il la
la nôtre. Il s’agit d’une remise en question fondamentale
« sacralise » avant qu’elle ne disparaisse complètement sous
d’une culture devenue incompatible avec le temps présent
la pression de l’expansion humaine.
et une certaine vision de l’avenir. En convoquant l’archétype,
Chacun de ces architectes a employé un opérateur spécifique
il est possible d’ouvrir, à travers un retour aux sources, un
afin de créer à travers l’archétype une nouvelle esthétique
avenir foncièrement différent. Ces opérations spatio-tempo-
introduisant un contre-courant culturel : Durand crée une
relles introduisent des contre-courants prenant appui sur
grammaire matricielle abstraite et « a-culturelle », Rudofsky
les archétypes de cultures antérieures, perçues comme des
démantèle la culture en rejetant tous les acquis qui allaient à
« berceaux de la culture », comme en témoignent les décors
l’encontre de la nature humaine, Hollein la « met en crise »
égyptiens après la Révolution française qui rompent avec la
par des rites ancestraux et Ishigami par la confrontation avec
culture de l’Ancien Régime. Les nouvelles valeurs politiques
un nouvel état de nature primaire.
sont véhiculées par la réactivation d’archétypes, comme par
Tous ces projets pourraient être considérés comme des formes
exemple le Temple à l’Égalité d’inspiration égyptienne conçu
d’insurrection contre un monde avec lequel il est impos-
par Durand, dont l’objectif est de servir de point de départ
sible d’établir une résonance. Rappelons les trois axes esquis-
à la construction d’un nouvel imaginaire collectif.
sés par Hartmut Rosa, comprenant la relation avec autrui
Bernard Rudofsky « réinitialise » la culture après la Seconde Guerre mondiale (qui n’a conduit qu’à son propre effondrement barbare), en recommençant précisément là où la culture occidentale n’était pas présente. La véritable culture serait par conséquent celle qui n’a pas été touchée par ce que l’on entend généralement par le « progrès ». Hans Hollein remet les pendules à l’heure en renouant, lui aussi, avec les rituels ancestraux perdus dans la culture occidentale en s’appuyant sur les archétypes, passage obligatoire d’une « purification » sans laquelle il ne peut y avoir de nouvel avenir, loin du fonctionnalisme de la reconstruction et de la guerre. Pour sa part, Yunya Ishigami Junya Ishigami, House & Restaurant, Yamaguchi, Japon, 2019, photo : Yashiro Photo Office
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Les opérations spatio-temporelles de l’archïsme
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(la société), la relation avec la matière (les choses) et la relation avec une idée ou un absolu dans les sphères de la nature, de la religion, de l’art et de l’histoire (la culture), sans oublier la capacité d’agir sur le monde. Les architectes ont cherché dans tous ces exemples à créer une résonance avec un monde en crise. Dans leur quête existentielle de résonance pour redéfinir notre façon d’être au monde, le retour à l’archétype leur permet de soulever des questions essentielles afin de construire un avenir. Dans ces moments de suspension, le présent lui-même reste encore à créer, comme l’illustre bien la phrase manifeste de Hollein : « L’architecture d’aujourd’hui n’existe pas encore ! » L’archétype en tant que préforme vide ouvre alors un espace imaginaire permettant de penser un autre rapport au monde : il suspend le présent, et ce n’est qu’en revenant à une époque suffisamment lointaine que peut se dessiner un nouvel avenir.
Junya Ishigami, House & Restaurant, Yamaguchi, Japon, 2019, photo : Yashiro Photo Office
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Archaïsme
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Notes 1 Hannah Arendt, La vie de l’esprit (The Life of the Mind, 1978), tome I « La pensée », trad. L. Lothringer, PUF, coll. Philosophie d’aujourd’hui, Paris, 1981, p. 156. 2 Chris Younès, « Entre transpassabilité et transpossibilité, l’archaïque en architecture », in : Stéphane Bonzani, L’archaïque et ses possibles, MetisPresses, Genève, 2020, pp. 321325, ici p. 321. 3 Philippe Potié, « L’archaïque et le contemporain », in : Bonzani 2020, pp. 167-171, ici p. 169. 4 Dictionnaire de l’Académie française, « archétype », https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9A2412 (consulté le 09.07.2023) 5 Dictionnaire TLFi, Le Trésor de la Langue Française informatisé, « archétype », http://stella.atilf.fr/ 6 Carl Gustav Jung, Lettre à J. C. Vernon du 18 juin 1957, in : C. G. Jung, Lettres, tome 2, 1951–1961, sélectionnées et édité par Gerhard Adler, Princeton University Press, Princeton, 1976, pp. 372-373. 7 Cf. Sigmund Freud, Introduction à la Psychanalyse, Payot, Paris, 2004, chap. XXIII « Traits archaïques et infantilisme du rêve », pp. 217233, ici p. 226 sq. 8 Lettre de Jung à Freud du 25 décembre 1909, in : Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, Correspondance 1906–1914 (1975), trad. de l’allemand et de l’anglais par Ruth Fivaz-Silbermann, s. la dir. de William McGuire, Gallimard, Paris, 1992, p. 363. 9 Marie-Louise von Franz (disciple de Carl Gustav Jung), L’interprétation des contes de fées, La Fontaine de Pierre, Paris, 2003, p. 23. 10 Ibid., p. 23. 11 Carl Gustav Jung, L’homme et ses symboles (1964 version originale anglais), Robert Laffont, Paris, 1964, p. 76. 12 Hartmut Rosa, « Quelles relations aux autres dans la société moderne ? », émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur : Guillaume Erner, 26.09.2028. https://www.franceculture.fr/emissions/lagrande-table-2eme-partie/quelles-relationsaux-autres-dans-la-societe-moderne (consulté le 09. 07. 2023)
Notes pages 35 - 42
13 En raison du nouveau régime instauré après la chute de Robespierre, la statue de la Liberté est supprimée au moment de la publication du concours. 14 Après l’incendie de l’opéra du Palais-Royal le 8 juin 1781, la troupe royale est transférée dans une nouvelle salle boulevard Saint-Martin, construite pour elle par Nicolas Lenoir. 15 Cf. Werner Szambien, Les projets de l’an II, concours d’architecture de la période révolutionnaire, École nationale supérieure de l’école des Beaux-Arts, Paris, 1986, p. 65 sq. 16 Dans le sens freudien : l’élévation des pulsions destructrices vers des fins plus élevées par le biais de l’art ou d’autres moyens reconnus socialement. 17 Szambien 1986, p. 84 sq. 18 M. Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne, vol. 39, article « Sergent (Antoine François) », Paris, 1854, pp. 96 -99, ici p. 98. 19 Ces massacres ont donné lieu à l’exécution sommaire de prisonniers royalistes et religieux ont été commises dans un contexte de panique lié à l’invasion austro-prussienne. Parmi les centaines de morts figure notamment la princesse de Lamballe, cf. Louis Mortimer Ternaux, Histoire de la Terreur : 1792 –1794, vol. 3, M. Lévy, Paris, 1868, p. 316. 20 Ibid., p. 308. 21 Cf. Szambien 1986, p. 65 sq. 22 Henri Lapauze, Procès-verbaux de la Commune générale des arts…, Paris, 1903, p. 143. Pour Sergent-Marceau voir : N. Parfait, Notice sur A.F. Sergent, graveur en taille, député de Paris à la Convention Nationale, Chartres, 1848, p. 38. 23 Cf. Werner Szambien, J.-N.-L Durand, 1760–1834, de l’imitation à la norme, éd. Picard, Paris, 1984, p. 45 sq., images p. 239 sq. 24 Ibid., p. 268 : Durand reprend ce type de section carrée dans sa maison de campagne de Thiais (1825), sur l’un des piliers de la façade sur jardin, en justifiant son choix par l’économie des moyens : « Dans les édifices particuliers de la dernière classe, dont la dépense est nécessairement avec des matières les moins chers, c’est-à-dire, avec celles qui résistent le moins […]. Pour cela, on fera ces soutiens très courts, afin d’en augmenter la force ; et par la même raison, peut-être les
fera-t-on carrées, au lieu de leur donner une forme ronde. » 25 Ibid., p. 46. Ce temple était bien connu avant l’expédition napoléonienne, comme en témoigne une aquarelle de Louis-Amable Crapelet, datée de 1754, exposée au Louvre. 26 Ibid., p. 239. Plus tard, dans la version de Charles Coudray, elles seront remplacées par des Gloires et par l’inscription « Félicité publique » avec, sous la frise, l’inscription : « Les vertus sont les plus fermes soutiens de la félicité publique ». 27 Ibid., p. 46. 28 La réduction détermine désormais la conception architecturale, de façon plus réduite encore que le néo-classicisme, apparu dans l’Europe des Lumières et déjà en vogue, en France, depuis les vingt dernières années du règne de Louis XV, comme en témoignent l’École militaire (1751–1756), le château de Compiègne (reconstruit à partir de 1751), l’église Sainte-Geneviève (1764 –1790) et de nombreux autres édifices à Paris. 29 J.-N.-L Durand, Précis des leçons d’architecture données à l’École polytechnique, éd. chez l’Auteur à l’École polytechnique, Paris, 1802, vol. 1, 2e partie, p. 87. 30 Cf. Potié, in : Bonzani 2020, pp. 167-171, ici p. 169. 31 Robert Rosenblum, L’Art au XVIIIe siècle : Transformations et mutations (1967 en anglais), Gérard Montfort, Saint-Pierre-deSalerne, 1989. 32 Cf. ibid., pp. 60 -77, 133 -137. 33 Michael Fried, La place du spectateur : Esthétique et origines de la peinture moderne, Gallimard, Paris, 1990, p. 18 sq. 34 Cf. Rosenblum 1989, pp. 134-135. 35 Simon Lee, David, Phaidon, Paris, 2002, p. 202. 36 Cité d’après : Étienne Jean Delécluze, Louis David, son école et son temps : souvenirs d’Étienne Jean Delécluze, Didier, Paris 1855, p. 61. La citation est tirée du texte explicatif de l’exposition de Jacques-Louis David, intitulé De la nudité de mes héros, p. 61 : « J’ai entrepris de faire une chose toute nouvelle […] je veux ramener l’art aux principes que l’on suivait chez les Grecs. En faisant les Horaces et le Brutus, j’étais encore sous l’influence romaine. Mais, messieurs, sans les Grecs,
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les Romains n’eussent été que des barbares en fait d’art. C’est donc à la source qu’il faut remonter, et c’est ce que je tente de faire en ce moment. » 37 Cf. Rosenblum 1989, pp. 134-135. 38 David justifie ce choix dans De la nudité de mes héros, texte qui accompagne son exposition, cf. Delécluze 1855. 39 Pierre Larousse, Fleurs historiques des dames et des gens du monde clef des allusions aux faits et aux mots célèbres que l’on rencontre fréquemment dans les ouvrages des écrivains français, éd. Librairie Larousse, Paris, 1862, p. 589. 40 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), in : Œuvres III, trad. Maurice de Gandillac, revu par Pierre Rusch, Gallimard, coll. Folio Essais, Paris, 2000, pp. 427- 444, chap. XI., ici pp. 436 - 437. 41 Susanne Stacher, Sublimes Visions : Architecture dans les Alpes, Birkhäuser, Edition Angewandte, Bâle, 2018, chap. 3, pp. 84-90, 94-98. 42 Rudolf von Laban, Die Welt des Tänzers, fünf Gedankenreigen, Walter Seifert, Stuttgart, 1920, p. 3. (Trad. française Aurélie Duthoo, in : Stacher 2018, p. 90.) 43 Stacher 2018, chap. 3, pp. 80-91. 44 Bernard Rudofsky, Now I lay me down to eat, Notes and Footnotes on the Lost Art of Living, Anchor Press, Garden City (New York), 1980, p. 12. (Trad. F. Mortier) 45 Ibid., p. 5 : « Non ci vuole un nuovo modo di construire, ci vuole un nuovo modo di vivere », Traduit par lui-même en anglais ainsi : « What we need is not new technologies, but a new way of living ». 46 Ibid., p. 12. 47 Bernard Rudofsky, Are Clothes Modern? An essay on contemporary apparel, Paul Theobald, Chicago, 1947, p. 74. (Trad. F. Mortier) Livre qui accompagnait l’exposition du même titre au MoMA, à consulter ici : https://www.moma.org/documents/moma_catalogue_3159_300063439.pdf ; Images de l’exposition à consulter ici : https://www.moma.org/calendar/exhibitions/3159 (consulté le 09. 07.2023) 48 Bernard Rudofsky, Architecture sans architectes (Architecture without architects, 1964), éd. Chêne, Paris, 1977, Préface, s. p.
60
49 De gauche à droite : moulage en plâtre d’un pied adulte déformé qui a pris la forme d’une chaussure ; moule en bois ; chaussure actuelle ; modèle en plâtre d’un pied symétrique fictif, qui correspond à l’idée que le fabricant de chaussures se fait de l’anatomie humaine. 50 Rudofsky 1977, préface, s. p. 51 Ibid. 52 Ibid. 53 Ibid. 54 La Grande-Bretagne, la France, les ÉtatsUnis et l’Union soviétique ont chacune lancé d’importantes politiques culturelles qui catalysèrent leur idéologie res-pective. La concurrence des systèmes s’est aussi déroulée dans le domaine de l’architecture (et sa médiatisation), devenue un instrument important d’un « programme éducatif » pour un nouvel ordre social. Cf. : https://www.azw.at/de/termin/kalter-krieg-und-architektur/ (consulté le 08. 12. 2022). 55 Conçus notamment par Roland Rainer et Carl Auböck. 56 Frank Lloyd Wright, in : Donald W. Hoppen, The seven ages of Frank Lloyd Wright: a new appraisal, Capra Press, Santa Barbara, 1993, p. 46. 57 Hannah Arendt, Les Origines du Totalitarisme (The Origins of Totalitarianism, 1951), Gallimard, coll. Quarto, Paris, 2002, p. 867. 58 Hannah Arendt, « Entre le passé et l’avenir. Penser sans le soutien de la tradition et de l’autorité », in : La Crise de la Culture (The Crisis of Culture, 1961), Gallimard, Paris, 1972, p. 19. 59 Markus Prachensky, Arnulf Rainer, « Architektur mit den Händen » (1958), in : Günther Feuerstein, Visionäre Architektur. Wien 1958/1988, Berlin, 1988, p. 47. (Trad. F. Mortier) 60 Friedensreich Hundertwasser, Verschimmelungsmanifest gegen den Rationalismus in der Architektur, 1958/1959/1964, in : ibid, pp. 47- 48. 61 Pour emprunter l’expression utilisée par Hartmut Rosa, in : Hartmut Rosa, Résonance, éd. La Découverte, Paris, 2018, pp. 320 -321. 62 Walter Pichler, Hans Hollein, « Absolute Architektur », 1962, in : Feuerstein 1988, p. 58 sq., ici p. 58. Le manifeste se compose de deux parties, dont la première est rédigée par
Walter Pichler. (Hollein poursuit : « L’architecture est faite par ceux qui sont au plus haut niveau de la culture et de la civilisation, à l’avantgarde du développement de leur époque. L’architecture est une affaire d’élites. », trad. F. Mortier). 63 Ibid. 64 Ibid., 59. 65 Hans Hollein, in : Feuerstein 1988, 236 sq., ici : 236, trad. F. Mortier). 66 Ibid. 67 Hans Hollein, in : catalogue de l’exposition Hollein/Pichler : Architektur à la Galerie nächst St. Stephan, Vienne, 1963, s. p. 68 Cf. Madlen Sell, « La dation du nom et autres rites de passage chez les Seereer Siin du Sénégal », in : Le Journal des Psychologues, 2014, n° 320, pp. 74-77. 69 Sigmund Freud, Abriss der Psychoanalyse, Francfort-sur-le-Main, 1965, p. 12. 70 Le Corbusier 1939, in : Le Corbusier (dessins), François de Pierrefeu (texte), La Maison des Hommes, Librairie Plon, Paris, 1942, chap. VII, p. 193. 71 Junya Ishigami dans le guide de l’exposition Freeing Architecture, 30 mars - 9 sept. 2018, Fondation Cartier, Paris, 2018. 72 Ibid. 73 Yunya Ishigami, conférence « Masterclass » à l’École spéciale à l’occasion de l’exposition Freeing Architecture à la Fondation Cartier, le 12 avril 2018, https://fb.watch/i7DMM_hIhz/ (consulté le 09. 07. 2023) : « Le client voulait un espace qui paraisse "ancien", comme une cave à vin, mais je ne voulais pas faire un pastiche. Alors j’ai réfléchi à la manière de faire que quelque chose soit vraiment ressenti comme archaïque en creusant dans le sol. » 74 Ibid. 75 Ibid. Modélisation à l’aide d’une grande maquette, qui a ensuite été scannée pour établir les plans de construction. 76 Rancière, Le partage du sensible, La Fabrique éditions, Paris, 2000, p. 33.
Hans Hollein et la seconde est de la plume de
Notes pages 43-58
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Emil Krause, Hugo Mayer (d’après un plan directeur d’Adolf Loos), Cité ouvrière Rosenhügel à Vienne, Travail des colons, 1921, photo : Josef Derbolav Machovsky
2 Retour à la terre Une manière de décélérer le temps Temps : décélération Psychologie : retour aux archétypes sociétaux, ressourcement et empathie collective Mode opératoire : réduction et sublimation par l’esthétique
Le phénomène du « retour à la terre » est lié à la décélération
fondamental d’embellir ce nouvel « état de nature » pour y
et à une réduction radicale du mode de vie, qui n’est plus
trouver des satisfactions basiques liées à la simple survie,
urbain, mais devient agraire. En réaction à la dynamique du
mais aussi un épanouissement sensible et intellectuel permet-
progrès et à ses conséquences qui nous échappent de plus
tant de transcender cet état primaire, si éloigné du modèle
en plus, l’idée de décélération apporte un espoir de ralentis-
culturel habituel. Comment l’esthétique peut-elle créer de
sement d’un processus d’accélération qui a pris des dimensions
nouveaux récits de « retour à la terre » et quelles formes
exponentielles. En opposition à la croissance chaotique des
architecturales adopte-t-elle pour résister à la dynamique des
villes industrielles provoquée par la dynamique du capitalisme
villes en pleine expansion ?
et de la spéculation foncière, le « retour » à une nouvelle forme
Le mode psychologique est celui d’une « empathie collective »
de société agraire, souvent fondée sur l’autarcie et l’autosub-
(portée par la pulsion de vie), vision utopique projetée sur
sistance, est généralement lié à la vision d’une société réorga-
l’ensemble d’une classe sociale (on parle alors de solidarité),
nisée selon un modèle coopératif et recherchant une certaine
ou, à plus petite échelle, sur le cercle restreint des membres
autonomie. L’action collective y joue un rôle clé et comporte
d’une microsociété vivant un experimentum mundi parallèle.
une forte dimension politique afin de construire collectivement
« Ressourcement » fondé sur un mode sociétal préindustriel,
une société plus solidaire et plus « résonante ».
cette forme de décélération est parfois empreinte d’une cer-
Cette contre-dynamique va de pair avec une réduction dras-
taine nostalgie, voire d’un certain romantisme pouvant aller
tique (du mode de vie, de la culture, des matériaux disponi-
jusqu’au mysticisme, quand elle ne verse pas dans la robin-
bles, etc.), imposée soit par la force des choses après une
sonnade. Toujours est-il qu’elle renoue avec des archétypes
catastrophe ou une guerre, soit par une volonté proactive qui
sociétaux refoulés dans les profondeurs de l’inconscient
implique un certain renoncement. Ces moments de réduction
collectif. L’imaginaire porte ici sur un rapport différent à la
s’accompagnent d’une forte aspiration esthétique, d’un besoin
nature productive (plus naturel, plus proche de l’homme, et
Une manière de décélérer le temps
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à une autre échelle de production) ainsi que sur la refondation
et l’exubérance, la morale finirait par l’emporter. Mais l’his-
d’une société plus « sobre », c’est-à-dire à la consommation
toire ne lui a pas donné raison. Avec l’industrialisation crois-
réduite et concentrée sur la satisfaction des besoins fonda-
sante au XIXe siècle, le développement du capitalisme (avec
mentaux, mais assortie d’éléments culturels et de nouvelles
ses fluctuations cycliques inhérentes au processus de « des-
valeurs sociétales permettant de supporter et de surmonter
truction créatrice » théorisé par Joseph Schumpeter (prospé-
cette réduction et le sentiment de perte dont elle s’accompa-
rité, récession, dépression, reprise ; cf. chap. 3) et la spéculation
gne inévitablement. Reste à savoir comment ce mode opéra-
foncière (avec l’éclatement de la bulle spéculative en 1873,
toire de la décélération parvient à introduire de nouvelles
première Grande Dépression d’envergure internationale), une
valeurs et à quelles ressources esthétiques il recourt pour
grande partie de la population est restée en marge du pro-
gérer la réduction et, en même temps, sa sublimation.
grès. L’industrialisation a rapidement transformé les villes en
Le « retour à la terre » est une réaction récurrente dans l’histoire.
métropoles, surpeuplées et par conséquent insalubres, sou-
La vision d’une « fin du monde » associée à l’idée d’un retour
mettant la classe ouvrière à des conditions de vie inhumaines.
salutaire à la « campagne », tel que le préconisent aujourd’hui
Depuis la Première Guerre mondiale, l’espoir placé dans le
les « collapsologues » (la crise Covid -19 a accéléré l’exode ur-
développement technique a été en partie brisé par ses effets
bain déjà en cours), nous rappelle le « Mouvement de réforme
dévastateurs. Le progrès a gagné sa course contre la morale.
de la vie » (Lebensreform) qui est apparu à la fin du XIXe siècle en Angleterre et dans les pays germanophones. Sur quelles
Walter Benjamin et l’Ange de l’Histoire
idées repose cette quête de renouveau et comment se tradui-
Dans le contexte de la montée du nazisme en Allemagne et
sent-elles dans l’architecture ? Comment engagent-elles
du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Walter
l’action ? Entre réponse aux nécessités primaires et projection
Benjamin, né à Berlin dans une famille juive assimilée et exilé
utopique d’un monde meilleur, nous retracerons ce mouve-
en France à partir de 1933, critique le progrès. Il le compare à
ment de « retour à la terre » à l’aide de quelques exemples
une tempête incontrôlable qui pousse « l’Ange de l’Histoire »
des débuts du XXe siècle, afin de mettre en perspective le
vers l’avenir, bien que ce dernier veuille se tourner vers le
courant contemporain d’un exode urbain motivé par l’an-
passé pour en relever les décombres. Benjamin a puisé là son
goisse du changement climatique et la volonté de décélérer.
inspiration dans un tableau de Paul Klee qu’il avait acquis au début des années 1920 :
Mise en doute du « progrès »
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus.
Ce chapitre aborde la notion de progrès, « processus de per-
Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner
fectionnement constant et croissant […] dans les mains des
de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont
hommes qui le planifient et l’exécutent », qui fait désormais
écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est
l’objet de critiques de plus en plus nombreuses. Au postulat
à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage
1
de Leibniz, selon lequel « le progrès est dans la perfection
est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne
infinie2 », et à l’idée de Rousseau d’une perfectibilité de
d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique
l’homme (notamment s’il est en contact avec la nature), Kant,
catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et
nous l’avons évoqué, avait déjà opposé l’existence d’un dé-
les précipite à ses pieds. Il voudrait s’attarder, réveiller les
calage entre la vitesse du progrès technique et la lenteur de
morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du
la morale humaine : « Mais la constitution morale de l’huma-
paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes,
nité qui boitille toujours à sa suite […] finira un jour (comme on
si violemment que l’ange ne peut plus les refermer.
pourrait l’espérer sous la conduite d’un sage ordonnateur du
Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir
monde) par la rattraper et la dépasser, elle qui, dans sa
auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines
course précipitée, s’égare et trébuche souvent 3. » Au siècle
devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que
des Lumières, Kant était convaincu que dans cette course ef-
nous appelons le progrès4. »
frénée entre la morale et le progrès, qui inclut le consumérisme
64
Retour à la terre
Chez Benjamin, les ruines causées par la marche du progrès
Notes : page 94
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conservent donc une mémoire à même d’interrompre le
communauté qui renoue
cours catastrophique de l’histoire. L’ange veut décélérer le
avec la nature ? De fait,
temps pour s’arrêter afin de relever les ruines, en vain. Cette
dans l’espace anglophone
critique du progrès cherche à sortir de la dynamique d’accé-
et germanophone de la fin
lération qui entraîne l’humanité vers un avenir effrayant. C’est
du XIXe et du début du
là l’un des nombreux textes confiés par Walter Benjamin à
XXe siècle, la nature est au
Hannah Arendt, après avoir fui le camp d’internement du sud
premier plan de cette am-
de la France où il était détenu en tant qu’Allemand. Dans son
bition de renouveau por-
désespoir, il se suicide probablement peu après, en septembre
tée par le désir d’une
1940, coincé près de la frontière espagnole. Hannah Arendt
réconciliation de l’homme
enverra ces manuscrits à New York, où ils seront publiés en 1942.
avec son environnement,
Devant la montée du fascisme, Benjamin médite sur l’histoire
qui s’exprime dans la vision
et le temps et remet en cause la conception linéaire du progrès :
idéale d’une « ville-campa-
« L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers
gne » (Town-Country), ou
Paul Klee, Angelus Novus, 1920, aquarelle à l’encre de Chine et pastel gras sur la gravure jaunie d’un portrait de Luther du XIXe siècle
l’histoire est inséparable de celle d’un mouvement dans un
de cité-jardin. Celle-ci n’est
temps homogène et vide. La critique de cette dernière
pas conçue comme une
idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de
opposition entre ville et campagne, mais plutôt comme une
progrès en général5. »
ville idéale qui assimile la campagne et retourne à la nature.
Sa mise en doute de la linéarité du progrès englobe aussi
Pour ce mouvement, qui repose sur une forte empathie col-
l’exploitation de la nature. Selon la conception marxiste de
lective, il fallait inventer des formes urbaines et architecturales
Benjamin, le travail, « tel qu’on le conçoit à présent », ne
adéquates. Ces modèles holistiques créent un véritable « cos-
devrait pas se résumer « à l’exploitation de la nature, exploi-
mos » qui rétablit une résonance entre l’homme et son envi-
tation que l’on oppose avec une naïve satisfaction à celle du
ronnement et rend possible la construction d’une société
prolétariat », écrit-il en se référant à Josef Dietzgen, figure
coopérative basée sur l’action commune. Quelles formes pren-
importante de la social-démocratie allemande, pour qui la
nent ces modèles sociétaux ? Par quels moyens peut-on forger
nature « "est offerte gratis"7 » et entièrement au service de
un esprit collectif ?
6
l’homme. Face à cette conception positiviste du monde, Benjamin défend plutôt l’idée de Joseph Fourier qui associait
Les exemples présentés dans ce chapitre contiennent des
la question de la nature à l’idée d’un travail sociétal ayant du
réflexions sur la nature et la finalité du progrès. Il y est égale-
sens ; l’exploitation de la nature devrait être subordonnée à
ment question du statut de la nature (à la fois la nature d’agré-
l’intérêt collectif (et non pas spéculatif). Cette conception,
ment et la nature productive) face à la croissance incontrôlée
qui englobe à la fois la nature et un travail utile à l’ensemble
des villes industrielles. Les projets sont porteurs d’une critique
de la société, était déjà largement répandue dans le mouve-
de l’indifférenciation de l’espace urbain régie par une dynami-
ment de réforme anglais de la fin du XIX siècle, qui s’opposait
que capitaliste purement spéculative ; ils proposent des espa-
à la dynamique illimitée du processus d’industrialisation altérant
ces de vie différenciés et structurés par des « formes fortes9 »,
drastiquement les villes et les campagnes.
destinées à la collectivité. Nous allons présenter quatre propo-
Le progrès, généralement associé à cette dynamique, est un
sitions qui reposent sur un questionnement fondamental :
vecteur qui tend vers l’infini. Mais la morale ne correspondant
comment trouver une forme combattant l’informe d’une ville
plus à un progrès qui s’est progressivement affranchi de toute
moderne qui efface les espaces collectifs ? Comment penser
moralité pour ne plus suivre que sa propre trajectoire du « tou-
un contre-modèle qui soit à la fois macrocosmique, suffisamment
jours plus », il fallait redéfinir le concept de progrès et chercher
fort pour lutter contre les dynamiques en cours, tout en étant
de nouvelles formes de stabilité, en partant de la nature, y compris
déclinable en de multiples expériences microcosmiques per-
la nature humaine. Comment et sur quelle base créer une
mettant d’établir très concrètement une autre relation au monde ?
8
e
Notes : page 94
Une manière de décélérer le temps
65
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 66
Ebenezer Howard : la cité-jardin comme modèle de ville agricole moderne, 1898
au public. Loyers très bas. Salaires élevés. Impôts modérés. Travail en abondance. Vie économique. Pas de travail à
La cité-jardin, imaginée par Ebenezer Howard (1850 –1928),
domicile. Place aux esprits entreprenants. Capitaux abondants.
nous servira de point de départ, car elle a servi de modèle
Eau et air purs. Bons égouts. Habitations claires. Grands jardins.
par la suite à de nombreux projets urbains. Aujourd’hui, nous
Pas de fumées. Pas de taudis. Liberté. Coopération. Harmo-
associons généralement ce terme à une simple forme d’habitat
nie sociale11. »
et avons tendance à oublier la philosophie inhérente au con-
Avec son projet, Howard propose un compromis pour remédier
cept de cité-jardin, pourtant révolutionnaire d’un point de
aux inconvénients des deux modes de vie. Pour ce faire, il con-
vue sociétal ; face aux crises contemporaines, il suscite un
fère à la campagne les qualités de la ville et réciproquement, à
regain d’intérêt. En réaction aux effets dévastateurs de la
la ville les qualités de la campagne. Ainsi, il fait retourner la ville
Révolution industrielle – l’insalubrité des villes recouvertes de
à l’état de nature et il élève la campagne à l’état de culture, en
suie noire, leur surdensification, et la misère des ouvriers –
renversant complètement les logiques urbaines traditionnelles.
Ebenezer Howard mène, dans le contexte londonien de la fin
L’ennui rural est ainsi dépassé par la culture et l’éducation, dans
du XIX siècle, une réflexion très approfondie sur le lien entre
un nouvel ordre sociétal où chaque individu participe à la vie
la ville et la campagne. Il veut ralentir la dynamique spécula-
collective.
tive en cours en proposant un modèle communautaire alterna-
L’organisation spatiale idéale repose sur un principe circulaire
tif dans les zones rurales.
avec un jardin au centre, autour duquel sont disposés la mairie,
La cité-jardin, véritable modèle de mixité sociale, doit agir
les équipement culturels et l’hôpital, entourés d’un grand « parc
comme un aimant en attirant à la fois les populations de la
central ». Celui-ci est bordé d’une galerie commerçante entière-
ville et celles de la campagne. Pour illustrer cette idée, il
ment vitrée, appelée « Crystal Palace ». Autour de celle-ci s’étend
conçoit le diagramme des « Trois Aimants » qui représente la
un quartier résidentiel structuré par des avenues, dont la plus
ville, la campagne et ce qu’il appelle la « ville-campagne »
large et la plus majestueuse, en forme de parc circulaire, com-
(Town-Country), avec leurs avantages et leurs désagréments
prend les écoles. Le dernier anneau est constitué d’usines direc-
respectifs. Au déséquilibre flagrant entre la ville et la campagne,
tement desservies par une ligne de chemin de fer périphérique
Howard répond par le modèle idéal de la « ville-campagne10 »,
reliée aux grandes lignes. Un véritable microcosme ayant son
la cité-jardin, qui cumule idéalement tous les avantages :
fonctionnement propre, tout en étant connecté au monde extérieur.
e
Ebenezer Howard, in : Tomorrow – A peaceful Path to Real Reform, 1898, « Les trois aimants » 66
« Beauté de la nature. Société. Champs et parcs accessibles
Retour à la terre
« Villes sociales », diagramme du réseau de la cité-jardin
« Garden-City », diagramme de la cité-jardin et des terres agricoles
Notes : page 94
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Un modèle politique
produits et le mode de production de manière plus équitable
Howard est très attentif à la manière dont le bien commun du
et plus sociale.
sol doit être géré, puisqu’il veut lutter contre la spéculation.
Cherchant à remédier aux défauts du capitalisme, Howard veut
Il affirme une vision politique forte, qui porte sur la réforme
réguler le marché pour éviter la surproduction et les pertes
du droit foncier ainsi que sur l’augmentation du pouvoir des
commerciales. Ainsi, les commerces du « Crystal Palace »
municipalités et de l’État dans le processus d’urbanisation.
seraient soumis au contrôle municipal qui établit un numerus
Il envisage même de réformer les banques dans un sens plus
clausus afin de les préserver de la concurrence, tout en pro-
social ; elles verseraient leurs bénéfices à la caisse municipale
tégeant les consommateurs qui pourraient, s’ils étaient mé-
et seraient contrôlées par les autorités de la ville . C’est une
contents des produits ou des prix, demander qu’un autre
vision ancrée dans son temps. Rappelons que Marx a publié
commerce spécialisé dans le même domaine obtienne l’auto-
Le Capital en 1867, 31 ans avant la publication du projet de
risation de s’installer dans la cité. Ce système régulateur qu’il
Howard. Sur le communisme, Howard a une position mitigée :
appelle « principe de l’option locale » pourrait, dans un pre-
« C’est un principe excellent et nous sommes tous commu-
mier temps, s’appliquer à « la création de boulangeries et
nistes dans une certaine mesure, même ceux qui frémiraient
blanchisseries municipales15 », avant d’être généralisé. Ainsi,
si on le leur disait. Car nous croyons tous au communisme en
la cité-jardin offrirait de meilleures conditions que les villes
matière de routes, de parcs, de bibliothèques. Mais si le
existantes. Ni « communisme absolu16 » ni socialisme radical
communisme est un principe excellent, l’individualisme ne
(qui impliquerait un monopole étatique rigide), le modèle
l’est pas moins13 ».
idéal de Howard est un mélange original entre les aspects
Il défend aussi la nécessité du principe de concurrence pour
communautaires et les aspirations individuelles, entre la ré-
stimuler l’action humaine, notamment dans la manière de cul-
gulation sociale et la liberté individuelle soumise au principe
tiver la terre, puisque la productivité rapporte à la commune
de la concurrence.
une bonne rente foncière, essentielle à son fonctionnement.
En fait, Howard s’inspire de la théorie politique de Thomas
Cependant, la concurrence ne devrait pas conduire à un
Spence (1750 –1814), un démocrate radical qui, à la suite
système d’exploitation ; les entrepreneurs « sont bien en-
d’un conflit de biens communaux à Newcastle à la fin du
tendu soumis à la loi générale et tenus de procurer à leurs
XVIIIe siècle, imagine une réforme agraire basée sur la collecti-
ouvriers des conditions de travail normales en fait d’espace
visation de la terre et la formation de communautés paroissiales
et d’hygiène ». L’objectif est d’améliorer la qualité des
autonomes, où une seule taxe serait à payer, la taxe foncière
12
14
pour la paroisse, proportionnelle à la surface et à la qualité du terrain que chacun occupe17. Celle-ci permettrait de financer les infrastructures et édifices communs, ainsi que l’administration et les aides pour les pauvres. Howard s’intéresse également aux premiers écrits de son contemporain Herbert Spencer (1820 –1903). Avant de devenir libéral, Spencer avait fait la promotion de la réforme agraire de Thomas Spence et défendu la « loi générale de la liberté égale pour tous18 ». Contrairement à ces modèles, Howard n’envisage pas l’expropriation des propriétaires terriens à l’échelle nationale, il propose l’achat d’un « terrain nécessaire à l’établissement du système sur une petite échelle19 », et dans un second temps seulement, l’extension du projet ; il remplace la paroisse de Spence par la municipalité, qui est l’unique propriétaire foncière20 et décide entièrement de la nature de ses investis« Ward and Centre Garden-City », segment du plan de la cité-jardin
Notes : page 94
sements. Son modèle repose donc sur une sorte de commu-
Ebenezer Howard : la cité-jardin
67
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 68
nautarisme socialiste teinté d’un certain libéralisme, dans le-
Cette forme géométrique puissante lui permet de concevoir
quel la commune et l’État sont les garants d’une économie
un contre-modèle sociétal résistant à la dynamique expansive
sociale.
de la ville. Telle une forteresse, la cité-jardin s’oppose à la
Il suggère de réformer les structures de production et de
spéculation foncière et développe en son sein une hétérotopie
vente en introduisant des modes de fonctionnement coopé-
avec sa propre organisation spatiale, temporelle et sociale.
ratifs dans lesquels les ouvriers et les employés de commer-
La figure circulaire de la cité-jardin représente un idéal, dont
ces participent aux bénéfices, et sont ainsi encouragés à faire
la configuration spatiale peut cependant s’adapter à différentes
de leur mieux : « Cette mesure pourrait se généraliser et la
situations. Il s’agit donc davantage d’un schéma spatial que
distinction entre patron et employé s’effacerait graduellement
d’une forme urbaine figée, un schéma qui donne forme à un
par le simple fait que tous deviendraient des coopérateurs . »
concept sociétal.
Sa conception du progrès est fondée sur l’idée d’une société
Ce modèle utopique se concrétise quelques années plus tard,
plus égalitaire, autogérée et autosuffisante, sans être pour
en 1903, à Letchworth, et Howard sera lui-même l’un des
autant fermée sur elle-même, bien au contraire.
premiers résidents de cette cité-jardin. Cette dernière connaît
Pour ce faire, il commence par raisonner à l’échelle de la
vite un grand succès, une deuxième est construite à Welwyn
cité-jardin, tout en envisageant pour plus tard un modèle de
en 1919 (les deux sont aujourd’hui intégrées à Londres), et
croissance à l’échelle nationale22. Il part du principe que,
de nombreuses autres suivront dans toute l’Europe.
grâce à ses grandes qualités, la cité-jardin attirera tant de
Par son approche holistique, la cité-jardin n’est pas sans rap-
monde qu’il faudra l’agrandir, non pas en transformant les
peler le concept de résonance de Hartmut Rosa : la possibilité
terres agricoles environnantes en zones résidentielles, car
d’agir y devient une composante essentielle, c’est une société
celles-ci sont indispensables pour nourrir la cité, mais en multi-
où chacun trouve sa place et son rôle. Ce modèle urbain,
pliant les cités-jardins. Ces dernières doivent être suffisamment
sociétal, politique et esthétique est l’expression de la quête
espacées les unes des autres, des lignes de chemin de fer les
de résonance déjà signalée dans une société en crise :
relient en quelques minutes, formant un réseau de plus petites
l’habitat, le travail, l’agriculture, les loisirs et la culture, con-
cités-jardins organisées autour de grands pôles, comme des
vergent harmonieusement vers le même idéal.
satellites en orbite autour de leur planète.
Mû par son engagement à la fois social et écologique,
Le modèle de la cité-jardin va à l’encontre de la dynamique
Howard a fondé son modèle urbain sur des théories politi-
d’accélération induite par l’industrialisation ; il développe sa
ques différentes, voire contradictoires. C’est peut-être là ce
propre dynamique de croissance, puisque la production in-
qui fait justement la force de son modèle, sa capacité à aller
dustrielle, pour en accroître la viabilité et l’extensibilité, est
au-delà des doctrines. Preuve en est le fait que de nombreu-
incluse dans son fonctionnement, mais selon d’autres principes
ses cités-jardins ont vu le jour dans plusieurs pays grâce à
et règles sociétales. Howard veut faire « décélérer » la dyna-
des acteurs ayant pourtant des orientations politiques
mique industrielle capitaliste et l’infléchir vers une autre
différentes, communistes, socialistes ou libérales. Mais cette
forme de progrès qui repose sur une économie circulaire, et
ouverture est aussi une faiblesse, lorsque, avec le temps, la
non plus linéaire. L’« horloge » de la cité-jardin, si l’on peut
dimension communautaire et politique s’estompe et s’affaiblit,
dire, cherche à ralentir le temps, à s’extraire du processus
et que la cité-jardin initiale (fondée sur un fonctionnement
d’accélération, en créant ses propres temporalités et règles
coopératif) finit par devenir une sorte de jardin d’Éden
de fonctionnement, un espace-temps « parallèle » en quelque
de la propriété privée où chacun célèbre triomphalement
sorte. En appuyant sa réflexion sur des arguments économi-
son chez soi parfaitement isolé des autres.
ques, financiers, sociaux et environnementaux, Howard conçoit
Après la présentation du modèle théorique, nous allons voir
un modèle holistique qui conteste la croissance urbaine telle
comment la cité-jardin de Howard a été déclinée dans trois
qu’elle se déploie à son époque. Pour symboliser ce « retour
pays germanophones, dans le marasme économique et social
à la terre », il recourt à la figure du cercle, forme parfaite qui
qui suit la Première Guerre mondiale. Bien qu’ils aient le
combat l’informe et la dispersion de la ville industrielle.
même modèle de référence, Adolf Loos et Margarete
21
68
Retour à la terre
Notes : page 94
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Schütte-Lihotzky en Autriche, Hannes Mayer en Suisse et
(comme en Russie) – une mesure à forte dimension politique,
Bruno Taut en Allemagne font trois propositions architecturales
sociale et environnementale. Margarete Schütte (1897– 2000),
contrastées, réagissant différemment à la crise selon leur
future Schütte-Lihotzky, conceptrice de la fameuse cuisine de
contexte politique, social et économique respectif. Rappe-
Francfort dans les années 1920, alors tout juste diplômée, ne
lons que dans le domaine de l’architecture (comme ailleurs),
tarde pas à le rejoindre. Ernst Egli, Josef Frank, Emil Krause,
il ne peut y avoir une seule « réponse » à la crise, il n’y a pas
Hugo Mayer et nombre d’autres s’investissent également
de solution miracle et universelle qui résoudrait tous les pro-
dans la construction de nouvelles cités ouvrières avec des
blèmes. La cité-jardin de Howard a pu apparaître comme un
jardins de subsistance. Reste à définir comment la réduction
modèle idéal, mais, très gourmande en surface, elle restait
nécessaire de la surface du modèle de Howard pourra être
largement utopique en termes d’espace et d’extension. On
entreprise.
notera avec intérêt que son organisation sociétale, fondée
Loos a immédiatement compris que l’essentiel n’est pas tant
sur un principe coopératif et démocratique, a toujours été
la maison que le jardin, qui permet aux gens de se nourrir,
reprise dans un contexte de crise aiguë, moment d’urgence
mais aussi de canaliser leurs pulsions destructrices. Il est con-
où la réorganisation bottom-up semble plus que jamais
vaincu que le jardin peut rétablir l’équilibre psychique des
adaptée à la reconstruction d’une société nouvelle.
ouvriers, qui ne connaissent que la production en usine et la division du travail et ne disposent d’aucun espace défouloir. Or, pour être équilibré, il faut pouvoir construire et détruire :
Adolf Loos et Margarete Schütte-Lihotzky : la Maison avec un mur et son jardin de subsistance, 1920
« Le travail horticole est le complément destructeur [sic !]
Dans le contexte de réduction spatiale radicale du modèle
une pulsion de destruction quand on arrache à la terre ses
de Howard, nous devons tout d’abord mentionner Adolf Loos
fruits pour se nourrir. C’est pourquoi Loos plaide pour que le
(1870 –1933). En effet, ce dernier s’investit, comme bon nom-
droit de posséder un jardin soit exclusivement réservé aux
bre de ses contemporains, dans la construction de cités-jardins
ouvriers, privés de cet équilibre puisque le travail en usine
pour les ouvriers après la Première Guerre mondiale, à un
est seulement constructif.
absolument nécessaire pour tout ouvrier productif. Sans cela, il périt intellectuellement et physiquement23 ». Le jardinage peut donc procurer un plaisir puisqu’il permet de satisfaire
moment où la pauvreté est telle que les plus démunis (no-
« Quand on veut, comme moi, éviter les révolutions,
tamment les anciens combattants) ont commencé à déboiser
quand on est évolutionniste, on doit réfléchir à ceci : la
de manière anarchique les forêts autour de Vienne pour y
possession d’un jardin particulier est une provocation, et
construire des cabanes de fortune avec des jardins vivriers.
quand on ne marche avec son temps, on est responsable
Comme l’Autriche n’a pas seulement perdu la guerre, mais
des révolutions ou des guerres à venir. Je dis donc que les
qu’elle a dû céder aussi une grande partie de son territoire,
seuls à avoir droit de posséder un jardin individuel seront
la misère y est encore plus grande que dans les autres pays
ceux qui le cultivent, les jardiniers des cités ouvrières24. »
européens. Ému par les manifestations de l’association des
En ce moment d’instabilité sociale et de pauvreté extrêmes,
« colons » (Siedlerbewegung, nom allemand du mouvement
il choisit d’attribuer une maison et un jardin aux plus démunis,
des plus pauvres luttant pour l’obtention de terrains cons-
et exclusivement à eux. C’est un acte éminemment politique,
tructibles à vocation agricole, en référence à la colonisation
qui ne reste pas sans contestation du côté des communistes,
du territoire), Adolf Loos décide de prendre fait et cause
pour qui la révolution est d’abord un outil pour changer la
pour eux et se présente aux autorités de la ville de Vienne,
société, et non pour la maintenir à flot. Friedrich Engels
qui avait mis en place un nouveau service (Siedlungsamt)
écrit dans Zur Wohnungsfrage (La question du logement),
chargé de gérer ce mouvement bottom-up aux traits anarchi-
publié en 1872, que le lien entre la maison et le jardin offre
ques. L’enjeu est alors de protéger la ceinture verte, considérée
à la classe ouvrière une base de sécurité et de confort, mais
comme le « poumon de Vienne », et d’éviter une révolution
il dénonce aussi sa « nullité intellectuelle et politique25 ».
Notes : page 94
Adolf Loos et Margarete Schütte-Lihotzky : la Maison avec un mur
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Ce qui explique que la classe dominante rêve d’une classe
Optimisation et réduction
ouvrière qui serait propriétaire de ses maisons car « l’associa-
« La maison doit être conçue à partir du jardin29 », dit Loos,
tion de la petite culture et de l’industrie, la propriété d’une
en proposant là aussi une stricte réduction à l’essentiel, en
maison, d’un jardin et d’un champ, le logis assuré, tout cela
corrélation avec la réalité sociale. « À cette époque, huit à
devient aujourd’hui, sous le règne de la grande industrie,
neuf personnes logeaient dans une chambre », témoigne
non seulement la pire entrave pour le travailleur, mais aussi le
Margarete Schütte-Lihotzky dans son autobiographie, « il n’y
plus grand des malheurs pour toute la classe ouvrière ».
avait guère d’enfant qui ne dût partager son lit avec un ou
Loos voit les choses différemment, car dans le cas de Vienne,
deux de ses frères et sœurs30. » Très impliqués dans les réfle-
ce ne sont pas les industriels qui construisent des cités pour
xions sur la fonctionnalité de l’espace de vie des ouvriers,
les ouvriers et les mettent ainsi dans une certaine dépendance,
elle conçoit avec Loos une maison hautement fonctionnelle
mais les ouvriers eux-mêmes, avec leur propre force de travail.
avec une seule pièce chauffée servant de séjour-cuisine, le
26
C’est un acte émancipatoire. Il constate sur un ton qui lui est
feu du foyer étant l’élément crucial, et là, « c’est encore une
propre (toujours un peu décalé mais sérieux sur le fond) :
fois la joie de la destruction qui [le] pousse à s’asseoir près
« Je suis communiste. La seule différence entre moi et un
de la cheminée et à regarder les bûches se consumer les
bolchevik est que je veux faire de tous les hommes des
unes après les autres31. » Attenante à cette pièce principale
aristocrates, alors que lui veut faire de tous les hommes des
se trouve une petite pièce auxiliaire qu’ils appellent la
prolétaires . »
« plonge » (Spülküche). Elle sert à éplucher les légumes, à
Les plans dessinés par Loos pour la cité ouvrière ressemblent
laver la vaisselle et le linge et à faire sa toilette. Dans un
à des plans horticoles, où chaque mètre carré est entièrement
souci d’optimisation, Margarete Schütte-Lihotzky conçoit un
dédié au jardinage, le loisir n’étant admis que dans les jardins
bac en béton multifonctionnel avec différentes profondeurs,
collectifs. Afin d’assurer une productivité maximale, le contrôle
qui sert à la fois d’évier, de lavoir et de baignoire, avec une
de l’exploitation des terres est exercé par l’administration
planche en bois rabattable et utilisable comme plan de travail
de la coopérative. Avant d’obtenir le droit de construire une
et comme planche à laver le linge. La « plonge » donne di-
maison, le « colon » doit d’abord prouver qu’il est capable
rectement sur une petite terrasse extérieure afin de pouvoir
de s’occuper correctement de son potager, et si ce n’est
travailler dehors. Un garde-manger (idéalement enterré) permet
pas le cas, il peut même être exclu28. En effet, le jardin doit
de conserver les légumes. La maison comprend ensuite une
assurer avec trois récoltes la survie des habitants, et les places
basse-cour, une remise, des cabinets (toilettes sèches) et un
sont prisées.
potager avec un compost. « Tous les déchets, excréments
27
humains compris, sont nécessaires à la préparation du sol32 »,
À gauche : Travail des femmes, 1921, à droite : Basse-cour, 1924, photo : Josef Derbolav Machovsky. Les 543 maisons mitoyennes de la Cité ouvrière Rosenhügel à Vienne ont été construites d’après les plans d’Emil Krause et Hugo Mayer, selon le plan directeur d’Adolf Loos.
70
Retour à la terre
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précise Loos. À l’étage de la maison se trouve un dortoir divisible en deux ou trois parties pour séparer les parents, les filles et les garçons. Il est volontairement bas de plafond et doté d’un simple plancher de lattes en bois pour réduire les coûts de construction et de chauffage, l’espace entre les lattes favorisant la montée de l’air chaud et « pour chauffer les chambres supérieures, on ouvrira les portes peu avant l’heure du coucher pour permettre à la chaleur d’entrer ». Afin d’empêcher empêcher que les propriétaires ne sous-louent une pièce à quelqu’un d’extérieur, Loos opte pour une liaison directe avec le salon, comme dans les maisons bourgeoises, plutôt que pour le modèle anglo-saxon avec accès direct depuis l’entrée33 : « Si un [éventuel] locataire doit d’abord passer par la salle de séjour commune, le propriétaire n’hésitera plus : il ne voudra pas d’étranger chez lui34 », argumente-t-il dans son élan réformateur. La Maison avec un mur Adolf Loos et Margarete Schütte-Lihotzky élaborent différents types de maisons pour terrain plat ou en pente, avec ou sans cave ; ils conçoivent un type standard et un type d’angle, orienté nord-sud et est-ouest. Avec très peu de moyens, les
Adolf Loos, « Autosubsistance » : schéma de disposition des microlotissements. Plan masse d’un lotissement avec quatre types de maisons de différentes tailles, un jardin productif commun avec un bassin à poissons, une ferme d’animaux, un compost collectif ; un pâturage collectif ; un terrain de sport
ouvriers peuvent acheter auprès de l’association coopérative les plans de maisons avec les détails constructifs pour les fenêtres, les portes et les jonctions de toit. Pour construire ces maisons ouvrières, Adolf Loos conçoit un système d’autoconstruction « qui ne demande pas plus de savoir-faire que de savoir enfoncer un clou35 ». Son concept breveté de « Maison avec un mur » repose sur l’idée d’intervertir le système porteur : ce ne sont plus les façades, mais les murs latéraux qui portent les charges. Quand les maisons sont construites en bande, chaque habitant n’a plus à construire qu’un seul mur porteur latéral, car l’autre est construit par son voisin. Les deux façades côtés rue et jardin ne sont pas porteuses (elles sont donc sans fondations) et peuvent être constituées d’un double bardage en bois, assurant un minimum d’isolation grâce à la lame d’air entre les deux couches (comme dans une maison américaine de cette époque). On découpe ensuite les ouvertures afin d’y insérer les fenêtres et les portes, fixées à des cadres qui servent également de support pour les lattes du bardage que les habitants doivent eux-mêmes clouer dessus. Le mode d’emploi pour la construction de ces maisons est simple et rudimentaire.
Adolf Loos, Plan pour une maison d’angle, 1918
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Adolf Loos et Margarete Schütte-Lihotzky : la Maison avec un mur
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sociale » Eugenie Schwarzwald installe en 1921 l’une de ses cuisines collectives (Gemeinschafts- und Ausspeisungsküche), une œuvre d’entraide sociale destinée à nourrir les plus démunis. La construction de ces cités ouvrières est surtout assurée par les femmes et les enfants. Dans son reportage sur la Vienne d’après-guerre, l’écrivaine américaine Solita Solano décrit avec étonnement cette activité qui, par son ampleur, ne peut être réalisée que de manière collective : « C’est pourquoi des milliers de femmes et d’enfants travaillent sans relâche à la construction de différents lotissements à la périphérie de Vienne et gagnent ainsi leur future habitation : ils cuisent des briques, creusent des fondations, tamisent du sable et remuent du mortier. Le samedi et le dimanche, les hommes les rejoignent et travaillent depuis l’aube jusqu’à la tombée de la nuit37. » C’est ainsi qu’entre 1920 et 1923, environ 3 000 maisons ont été construites au sein de quelque 40 cités ouvrières, avant que la municipalité ne prescrive la construction de cités ouvrières en forme d’îlots urbains à plusieurs étages, les fameuses icônes de la « Vienne rouge ». Pour conclure, on peut dire que le travail collectif en autoconstruction, le mode constructif simplifié de la maison, l’optimisation de l’espace de vie ainsi que du jardin potager sont les quatre caractéristiques principales des cités-jardins ouvrières viennoises, bien plus minimalistes que celles de Adolf Loos, Mode de construction de la « Maison avec un mur »
Hannes Meyer en Suisse ou de Bruno Taut en Allemagne, lesquels disposent alors de moyens nettement supérieurs.
Les maisons ne sont pas financées par des fonds publics,
Face à l’urgence sociale, Loos et Schütte-Lihotzky développent
mais par les économies que chaque personne réalise en
un modèle d’habitat adapté à la crise. S’opposant au modèle
vendant les produits de son jardin. Elle reçoit néanmoins de
de la maison bourgeoise traditionnelle de leur époque, si
la part de l’État un « nucleus de maison36 », qu’on peut com-
éloignée de la réalité économique et des véritables besoins
pléter d’éléments de construction au fur et à mesure des
des ouvriers, ils tentent d’introduire une autre forme de culture
ventes hebdomadaires, jusqu’à ce que la maison soit achevée.
et une conception du progrès fortement inspirées par la
Le « nucleus de maison » est donné aux ouvriers non en
modernité anglo-saxonne. Tout en regardant vers l’avenir, ils
échange d’argent (ils n’en ont pas), mais de 3 000 heures de
décident – comme l’ange de Benjamin – de s’arrêter dans
travail investies dans la construction des espaces communs
le temps présent pour construire un « monde nouveau » sur
de la coopérative d’habitat.
les ruines du passé, à partir de rien ou presque.
Pour la Siedlung Friedensstadt (Cité de la paix), construite sur un terrain boisé qui a été occupé par les invalides de guerre en 1918, Loos conçoit une maison communautaire (Gesellschaftsgebäude) avec de généreux espaces extérieurs agencés autour d’un lac, avec un château d’eau et une école à proximité. Dans la maison communautaire, la « réformatrice
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Hannes Meyer : Siedlung Freidorf, Muttenz, 1919 –1924
novembre 1918 à une grève générale, qui est suivie par 250 000 personnes et à laquelle l’armée met violemment fin. Ces événements menacent de porter atteinte à la « paix so-
La cité-jardin Siedlung Freidorf, aux abords de Bâle, est conçue
ciale ». Il faut trouver des solutions pour améliorer les condi-
par l’architecte suisse Hannes Meyer (1884 –1954) dans un
tions de vie des travailleurs, notamment pour les loger et les
contexte d’après-guerre difficile, mais moins préoccupant
nourrir. Pendant la guerre, la Fédération nationale des coo-
qu’ailleurs, car la Suisse a été préservée des bombardements
pératives de consommation (Verband schweizerischer Kon-
et épargnée sur le plan économique, grâce à sa neutralité et
sumvereine, V.S.K.), qui comprend à l’époque environ 12 000
à son système bancaire. De plus, le système coopératif y
coopératives gérant leurs propres magasins (aujourd’hui
était très développé et offrait de meilleures conditions de vie
Coop), a vu augmenter le nombre de ses membres (car leurs
à la population. Cette cité-jardin repose elle aussi sur le prin-
produits étaient alors bien moins chers), et a ainsi pu tripler son
cipe de la coopérative agricole. Comme Adolf Loos, le jeune
chiffre d’affaires. Après la grève générale, une loi fiscale est
Meyer s’inspire des idéaux d’Howard, bien qu’il les formule
adoptée qui pousse les coopératives à investir le capital gagné
différemment. Il écrit une sorte de manifeste poétique pour
dans des projets d’habitat à but non lucratif, afin d’améliorer
les coopératives d’habitat, garantissant de meilleures condi-
les conditions de vie des ouvriers.
tions de vie à une population qui peut alors s’auto-organiser socialement, économiquement et politiquement.
Une vie d’engagement
À ses yeux, cette forme d’émancipation est une nécessité en
En 1919, Hannes Meyer, alors âgé de 30 ans, est chargé par
ces temps de crise. En quoi consiste chez lui la décélération,
Bernhard Jäggi (1869–1944), président de la Fédération natio-
et qu’entend-il par « progrès » ? Meyer est déterminé à freiner
nale des coopératives de consommation (V.S.K.), de construire
la dynamique capitaliste, axée sur le profit et la spéculation
une cité-jardin agraire coopérative à Muttenz, dans la banlieue
foncière, car il ne voit aucune forme de progrès possible avec
de Bâle. Dans ce concours, Meyer est préféré à Hans Bernoulli39,
le capitalisme. C’est pourquoi il veut construire une nouvelle
pourtant bien plus âgé et expérimenté que lui, en raison de
société fondée sur des principes coopératifs. Son manifeste,
son enthousiasme pour le mouvement coopératif, essentiel
ses réalisations architecturales et ses projets didactiques pour
pour un tel projet. Maçon et dessinateur de formation, Hannes
l’association des coopératives donnent naissance à une es-
Meyer a travaillé pendant ses années d’apprentissage dans
thétique fondée sur l’idée de partage qui, pour lui, est avant
l’agence d’Emil Schaudt à Berlin, où il a participé à la planifi-
tout une expérience collective et politique. Cette notion
cation de la cité-jardin Falkenberg. Après sa rencontre avec
englobe tout : l’expérience sociale, le « partage du sensible » (pour reprendre les mots de Rancière) comme expérience esthétique et spatiale, jusqu’à la dimension constructive, où l’idée du collectif se traduit par une standardisation qui crée un « esprit unitaire parmi les habitants38 ». De quelle manière Meyer mène-t-il son programme de réduction et de standardisation ? Jusqu’où veut-il aller ? Quelle place reste-t-il à l’individu dans l’univers collectif et standardisé de Freidorf ? Comment espère-t-il inciter les gens à « agir en commun » ? Et quel rôle joue l’esthétique dans cette quête ? Comme la cité jardin autrichienne de Loos et de Margarete Schütte-Lihotzky, celle de Meyer naît dans le marasme économique qui frappe la Suisse pendant la Première Guerre mondiale, et qui touche d’abord la classe ouvrière. La faim, la pauvreté et de piètres conditions de travail conduisent en
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Hannes Meyer, carte postale « Toutes mes félicitations depuis le Freidorf »
Hannes Meyer : Siedlung Freidorf
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particulièrement les mouvements coopératifs. Il s’intéresse également au théâtre et aux pratiques de représentation. En 1913, Meyer fonde sa propre agence à Bâle, mais en 1914, il est appelé sous les drapeaux et ne peut poursuivre ses activités. À partir de 1916, il travaille dans l’atelier de Metzendorf à Munich sur trois cités-jardins (Margarethenhöhe, Hüttenau, Breitenborn), puis pour le cartel industriel Krupp, où il conçoit les plans de la Cité ouvrière Kiel-Gaarden ainsi
Siedlung Freidorf, carnaval
qu’un système constructif enAdolf Damaschke, cofondateur du Deutscher Bund für Boden-
tièrement standardisé. À cette occasion, il étudie les mesures
reform (Ligue allemande pour la réforme de la propriété du
coopératives mises en place par Krupp, par exemple l’organi-
sol, fondée en 1898), il s’enthousiasme pour ce mouvement qui
sation des commerces Konsum, le journal d’entreprise, les
remet en cause la distribution foncière d’alors, fondée sur les
projections de films à des fins éducatives, les expositions
grandes propriétés terriennes. Sur le modèle coopératif,
pédagogiques et les bibliothèques. Ces expériences sont
cette organisation pratique la réforme agraire, inspirée du
très formatrices pour Meyer qui les reprendra dans ses futurs
modèle de la cité-jardin de Howard. Les loyers doivent couvrir
projets. La standardisation y joue un rôle clé, car elle permet
les coûts sans générer de bénéfices, afin d’éviter toute spécu-
de réduire les coûts, mais aussi de créer un « esprit unitaire
lation. Ce type de logement garantit aux habitants des loyers
parmi les habitants41 ».
modestes à vie. Ces structures reposant sur le principe coo-
Avec le projet de la Siedlung Freidorf, Hannes Meyer s’installe
pératif, chaque habitant est partie prenante de la propriété
pour quelques années à Bâle, sa ville natale, avant d’être
du sol, mais aussi de la gestion et de l’entretien des construc-
appelé au Bauhaus de Dessau en 1927. Ce projet de cité
tions. Hannes Meyer se familiarise également avec le mouve-
agraire l’occupe intensément, il doit en gérer le développement
ment Freiland (dont les précurseurs étaient l’économiste
et assurer le chantier, tâche difficile du fait des grèves à répé-
Henry George et, plus tard, le réformateur social Silvio Gesell),
tition et de la pénurie de matériaux de construction, mais
qui défend le principe de l’expropriation pacifique des grands
aussi les aspects coopératifs, qui comprennent la mise en
propriétaires terriens au profit de la collectivité, et dont le
place de l’autogestion bénévole des habitants et divers
Suisse Friedrich Schär , professeur à Berlin et président du
programmes collectifs. Son investissement va d’ailleurs bien
V.S.K. entre 1892 et 1903, se fait le porte-parole.
au-delà, car il y emménage lui-même avec sa femme et ses
Très influencé par les théories du Mouvement de réforme né
enfants (tout comme le fondateur Jäggi). Il est donc pleine-
dans les pays germanophones à la fin du XIX siècle, lui-même
ment engagé dans le développement quotidien de cette
inspiré des modèles anglais (le mouvement Arts and Crafts et
forme de vie expérimentale.
40
e
la Garden City de Howard), Meyer part pour l'Angleterre étudier pendant un an les cités-jardins, leurs structures sociales et
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« Mettre l’homme en contact avec la nature » « L’homme doit être remis en contact avec la nature42 », voilà l’une des idées essentielles de Bernhard Jäggi pour faire face à la crise de logement, car Bâle est surpeuplée, avec des appartements exigus et en mauvais état. Toute sa vie, Jäggi s’est engagé avec sa femme Pauline dans de nombreux projets coopératifs : des magasins, des programmes d’éducation, des foyers d’enfants43, ainsi que la construction de logements. Inspiré par la pédagogie de réforme de Pestalozzi et de Zschokke, fondée sur la trilogie « tête, cœur, main » (Kopf, Herz, Hand), ainsi que par le socialisme utopique de Robert Owen, Jäggi cherche à « établir la paix sociale et la victoire de l’humanisme dans un avenir entièrement coopératif, basé sur le secteur économique privé44 ». Le projet Siedlung Freidorf est le modèle d’une nouvelle forme de « village agricole pour un socialisme coopératif45 », il se présente comme une alternative à l’économie capitaliste. Cette nouvelle forme de vie est fondée sur les idées de
Hannes Meyer, Siedlung Freidorf, plan masse
Henry George et sur celles de Silvio Gesell, auteur de L’ordre économique naturel46 (1916), qui développe le concept éco-
« Imaginez un peu : 150 familles fuient la ville en même
nomique « terre libre, argent libre » (Freiland und Freigeld),
temps. 620 personnes séparées par l’argent, le sexe, les
c’est-à-dire de la propriété commune du foncier et de l’ins-
croyances, les qualités, les capacités, l’esprit et la religion,
tauration d’un système de bail au profit de la collectivité.
mais unies par la volonté de vivre ensemble. 620 personnes
L’« argent libre » est un moyen de paiement stable (non soumis
décident de mener une vie commune, dans une maison
à l’inflation), mais qui se déprécie s’il ne circule pas (pour éviter
commune, sur une terre commune. C’est ainsi qu’a com-
la spéculation). Ces mesures, qui visent à créer un système
mencé l’exode "vers la campagne"49. »
économique plus social, constituent la base de la cité-jardin
Ce projet sociétal a aussi une forte dimension pédagogique,
coopérative Siedlung Freidorf, dont elles inspirent le nom.
car il faut éduquer les gens à l’autogestion. Les discussions
Pour ne pas subir l’inflation, Freidorf avait en effet sa propre
animées entre les membres de la coopérative et ses dirige-
monnaie avec laquelle les habitants pouvaient faire leurs
ants font entièrement partie de cette expérience, comme en
courses dans le magasin coopératif situé dans la maison
témoignent les notes de l’architecte, très impliqué dans ces
commune.
questions. Un dessin de Hannes Meyer sur une carte de vœux
La cité-jardin agraire est entièrement financée par l’association
intitulée « Herzliche Glückwünsche aus dem Freidorf » (Toutes
coopérative suisse à laquelle appartiennent à cette époque
mes félicitations depuis le Freidorf) montre à quel point ce
360 000 familles de consommateurs, qui ont indirectement
projet est associé à un imaginaire paradisiaque : les habitants
contribué, à hauteur de 7 500 00047 francs suisses, « à la libé-
dansent nus comme des putti sur une couronne de nuages
ration d’une brigade populaire [Volkstrupp], précurseur d’un
qui entoure le plan triangulaire de la colonie coopérative.
nouvel esprit en matière d’économie et d’urbanisme contem-
Violes de gambes, trompettes, tambours et rondes (il y avait,
porains », écrit Hannes Meyer dans son texte de présentation
en effet, un chœur et un orchestre à Freidorf, ainsi que des
de la Siedlung Freidorf en 1920 (publié après son inauguration
fêtes avec des danses collectives) illustrent de façon idyllique
dans la revue suisse Das Werk n° 12 en 1925). Il s’y enthou-
les occupations des habitants de ce jardin d’Éden coopératif.
siasme pour ce puissant mouvement collectif qui regroupe
Hannes Meyer commence son texte de présentation par un
des gens de tous horizons :
postulat qui donne matière à polémique :
48
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Hannes Meyer : Siedlung Freidorf
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« Depuis 1920, la colonie Freidorf, à l’est de Bâle, représente pour l’aviateur comme pour l’ami du peuple un objectif qui leur semble tout rose. Pour le géographe, un nouveau lieu sur la carte Siegfried [atlas de la Suisse] ; pour le bourgeois, un repaire de rouges, mais pas assez rouge pour l’étoile soviétique ; pour l’esthète, une caserne ; pour le croyant, un nid d’athées ; pour l’individualiste, un institut de correction ; pour le commerçant, une tentative de meurtre contre son modèle économique ; et pour le membre de la coopérative, la première coopérative suisse à part entière, une rareté en Europe : c’est tout cela la colonie coopérative Freidorf 50. » Cette « colonie » (Siedlung) s’étend sur huit hectares et demi, elle comprend 150 logements (1919–1921), tous reliés au réseau électrique (un exploit pour l’époque). Des jardins vivriers individuels sont associés à chaque maison et de nombreux espaces verts avec des arbres fruitiers sont accessibles à tous. Au cœur de la cité agricole est placée une maison coopérative (1922–1923), qui réunit une école, un commerce coopératif Co-op, une bibliothèque, des salles de réunion et une grande salle communautaire pour les fêtes, le sport, la musique, etc. Meyer recourt à la métaphore biologique de la cellule et de Hannes Meyer, Siedlung Freidorf, Proposition pour l’aménagement des jardins
la ruche pour décrire cette nouvelle forme d’organisation sociétale et architecturale, dont la devise est « simplicité, égalité, authenticité » : « La cité agraire de Freidorf incarne ainsi cette tentative d’établir une communauté de 150 familles dans une colonie à structure en nid d’abeilles. La stricte organisation interne va de pair avec une structuration tout aussi rigoureuse de l’aspect extérieur, une unanimité entre les colons, la standardisation des maisons, l’homogénéité d’aspect et de couleur des îlots de maisons et l’harmonie de toutes les parties de la maison. Car les piliers de la communauté soutiennent également l’architecture de l’ensemble : simplicité, égalité, authenticité51. » Il spatialise cette structure « cellulaire » dans un système constructif en rangées, qui prend la forme d’un échiquier triangulaire dont les chemins sont tantôt bordés par les habitations, tantôt par les jardins potagers, alternant ainsi les « ruelles de liaison » et les « chemins d’engrais ». Dans cette trame, il insère 150 maisons disposées en miroir de part et d’autre des ruelles et regroupées soit en blocs carrés de deux maisons,
Hannes Meyer, Siedlung Freidorf, Types de maison
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soit en rangées de quatre, huit ou quatorze. Ce savant jeu de
est jugée à l’aune de sa conformité aux standards de la
composition génère de multiples combinaisons spatiales à
Siedlung Freidorf :
partir d’une « cellule » parfaitement normée. « Et chaque
« Une construction cellulaire. Construction type, normalisée,
rangée de maisons est un groupe de personnes sans lien de
standardisée, électrifiée. Quatre types de fenêtres et quatre
sang, un cercle d’entraide dans un quartier qui reste fidèle à
types de portes, mais une seule norme de vitrage pour
lui-même52. »
toutes les 1 742 fenêtres et une seule norme de remplis-
Afin de favoriser la mixité sociale, plusieurs types de maisons
sage pour toutes les 1 350 portes. Un seul modèle standard
sont développés, plus ou moins grandes, dotées de quatre,
pour les 150 baignoires, les 150 fours centraux, les 150
cinq ou six pièces. Elles ont toutes deux jardins (plus ou moins
cuisinières électriques, les 150 lessiveuses, 150 chauffe-eaux
grands), un petit jardin de fleurs devant et un plus grand,
électriques. Une longueur de pièce standard, une hauteur
derrière, qui sert de potager. Conformément au modèle de
de pièce standard, un escalier standard, un auvent de
Howard (mais contrairement aux lotissements ouvriers d’Adolf
verre standard et une cabane de jardin standard. Une
Loos), la Siedlung Freidorf n’est pas destinée à une seule
pente de toit standard, une corniche standard, une descente
classe sociale. À noter que les maisons, même les plus peti-
de gouttière standard, une fosse d’aisance standard.
tes, sont bien plus spacieuses que celles construites au même
Standardisation des boutons de sonnette, des pièces de
moment dans les cités ouvrières en Autriche, car les coopéra-
volet, des verrous de porte d’entrée, des poignées de
tives suisses étaient dans une bien meilleure situation finan-
fenêtres… et chaque fois qu’un colon a un souhait particulier
cière. Les maisons ont toutes quatre murs maçonnés, deux
qui sort de la norme, ce qu’il paye de sa poche devient
étages, des combles habitables et une cave – un véritable
propriété de tous, sans dédommagement ; socialisation du
luxe comparé au standard viennois de la même époque. De
luxe !54 »
plus, l’autoconstruction par les habitants n’est pas envisagée
Cette description montre à quel point tout est planifié et stan-
(ni exigée comme à Vienne).
dardisé pour baisser les coûts, pour homogénéiser l’architecture,
Le jardin est un point important pour Hannes Meyer, mais sa
mais aussi pour encadrer les désirs individuels des habitants.
réglementation est beaucoup moins restrictive que dans la cité ouvrière conçue par Loos, car dans la colonie de Freidorf, même les intellectuels peuvent posséder un jardin. Chacun peut planter ce que bon lui semble (une liberté qui n’existe pas chez Loos, qui fournit des plans précis pour les potagers). À Freidorf, le jardin, surtout celui situé devant la maison, est soumis au contrôle social, exposé au regard d’autrui, ce qui incite tout le monde à en prendre soin : « Son caractère [de l’habitant] – maladroit, esprit pratique, désordonné ou structuré – se reconnaît aisément à la manière dont il cultive son jardin53. » (Chez Loos, le contrôle de l’exploitation des terres est strictement exercé par l’administration de la coopérative. Ce n’est pas le caractère des habitants qui est évalué, comme à Bâle, mais leur capacité à cultiver des aliments – approche nettement plus centrée sur la production.) Standardisation Les textes de Meyer traduisent une fascination obsessionnelle pour la standardisation, qui doit s’appliquer à tout, de la structure de l’édifice jusqu’au moindre détail. Toute demande particulière
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Siedlung Freidorf, Maison des coopératives, 1924, photo : Theodor Hoffmann
Hannes Meyer : Siedlung Freidorf
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Siedlung Freidorf, hall d’entrée et entrée de la Maison des coopératives, 1924, photo : Theodor Hoffmann
Esthétique
verticales, bien que sa matérialité et son langage architectural
Comme le lui demande Bernhard Jäggi, l’esthétique des maisons doit correspondre au « style jurassien », explique 55
78
ne diffèrent guère de celles des maisons individuelles : « À l’extérieur comme à l’intérieur, [la Maison des coopéra-
Meyer, car une architecture plus abstraite ne serait pas bien
tives] obéit elle aussi à la loi d’unité de l’ensemble de la
accueillie par les habitants, qui associeraient un style trop
colonie ; seul le doublement généralisé des dimensions
épuré à celui d’une caserne. À noter que si tous les éléments
caractérise ce bâtiment public. On se sent tout petit quand
constructifs sont standardisés, la composition reste, elle, très
on entre dans le temple de la communauté. En le voyant,
classique. Enthousiasmé par les villas palladiennes, Meyer
même le profane perçoit le module qui régit tout et sous-
s’en inspire pour concevoir les espaces collectifs extérieurs et
tend son jeu d’espace, de surface, d’ouverture et de profil.
les édifices à partir des règles de composition et de propor-
À l’intérieur, la loi de la beauté résulte d’une succession
tion qu’il a observées chez Andrea Palladio. La fontaine en
de formes spatiales élémentaires ; elle s’applique de
forme d’obélisque, par exemple, est parfaitement centrée sur
l’horizontale à la verticale, de la largeur à la hauteur, de
la place du village aux proportions harmonieuses.
l’étroitesse à l’étendue spatiale, et la triade des couleurs
La pièce maîtresse de cette cité-jardin est la Maison des
murales – blanc, cobalt et vermillon – lui répond 56. »
coopératives, construite dans une deuxième phase. Certains
De fait, l’aspect « temple » est aussi clairement perceptible à
détails rappellent le maître de la Renaissance, comme la
l’intérieur, en raison des proportions et de l’orientation qui
porte d’entrée aux emmarchements semi-circulaires, couronnés
oscille entre horizontalité et verticalité. La lumière contribue
par une fenêtre ronde. C’est une écriture classique (presque
également à cet effet, surtout celle qui pénètre dans le couloir
post-moderne), conçue non pas pour la villa d’un noble, mais
par la fenêtre ronde et attire les gens à l’étage supérieur, où
pour un équipement collectif. Au-delà de ces détails qui lui
se trouvent la grande salle, la bibliothèque et les salles de sé-
confèrent l’aspect d’un temple, cet édifice se caractérise
minaire et de réunion. L’atmosphère particulière de ce « tem-
essentiellement par un saut d’échelle et des proportions plus
ple de la communauté », dédié à l’autogestion, à l’éducation,
Retour à la terre
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à la culture et à la fête, touche et émeut les habitants, contri-
de 1926 « Die Neue Welt » (Le Monde nouveau). Hannes
buant ainsi à l’émergence d’un sentiment de résonance avec
Meyer conclut son texte de présentation en revenant sur les
ce « monde nouveau » en construction, fondé sur le prin-
tenants et aboutissants de ce projet qui s’ancre stylistique-
cipe hétérotopique « terre libre, argent libre », à une épo-
ment et symboliquement dans une longue tradition huma-
que où tout semble s’écrouler.
niste, et sur sa puissante dimension collective : « Ainsi, Freidorf, fruit d’une époque trouble et de circonstances com-
Quatre images spatiales
plexes, est un compromis à tout point de vue ; socialement,
Meyer veille tout aussi attentivement aux espaces collectifs
entre l’individu et la communauté, et, dans sa forme, entre la
extérieurs en introduisant des parcours et des séquences
ville et la campagne60. » Cependant, ses aspirations vont plus
spatiales spécifiques. Les proportions des espaces et les vues qu’ils offrent aux promeneurs sont pour lui des éléments essentiels dans la composition de cet ensemble. Il imagine quatre « images spatiales » (Raumbilder) aux ambiances particulières, que les habitants expérimentent en traversant la cité-jardin : « la promenade57 », « l’aire de jeux », « les cours résidentielles », et « la place silencieuse ». Il conçoit les espaces extérieurs comme des architectures intérieures, dont les bancs, les arbres et les fleurs constituent le « mobilier ». Ainsi, il décrit la « cour résidentielle » comme « une longue salle de quarante portes, aux proportions 1:4, soit 25 × 100 mètres58 », comme s’il s’agissait d’une grande salle de bal, sur laquelle s’ouvrent de nombreuses portes, celles des maisons individuelles. Par ce principe d’inversion entre intérieur et extérieur, il est évident que la priorité est donnée à la « salle » collective dehors, à laquelle il accorde la même attention qu’à tous les autres espaces en ce qui concerne les
Siedlung Freidorf, place principale avec « monument » et obélisque, 1919, photo : Theodor Hoffmann
proportions, les plantations et les couleurs. Dans l’image spatiale de « la place silencieuse », il s’amuse à comparer les plantes à des personnages dotés d’une âme : « Quatre platanes, des réfugiés persans, écoutent le clapotis de la fontaine sur la place carrée. […] La chambre de la reine de l’Iris. En juin, elles se montrent au peuple : d’abord l’Iris missouriensis, en forme de lancette et pointue, élue, tourmentée et inaccessible, tout à fait américaine. Puis Maory King, trapu, brun et jaune, naturel et exotique, comme une Tahitienne de Gauguin. Enfin Madame Chereau, bleu cobalt, finement dessinée, cultivée et parfumée, de race et d’apparence française59. » Il crée ainsi une atmosphère étrange, entre réalisme rationnel et poésie expressionniste, où les hommes, les plantes, la technique et l’architecture convergent dans une même unité. L’idée d’art total est déjà bien présente dans ce premier projet de Hannes Meyer – un concept qu’il reprendra dans son essai
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Siedlung Freidorf, fontaine avec obélisque et place résidentielle entourée de maisons avec leur potager individuel, 1919, photo : Theodor Hoffmann
Hannes Meyer : Siedlung Freidorf
79
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loin encore en termes d’organisation collective, avec toutes les conséquences architecturales qui en découlent :
folkloriques – Meyer décide de toucher les visiteurs par une sorte de « théâtre total » : « Le but est d’ébranler les âmes
« Un lien communautaire plus pur demande une forme
par le spectacle du corps, de la lumière, de la couleur, du son
d’habitat plus pure. Si par exemple les barrières entre les
et du mouvement63. »
familles – tradition jusqu’à présent hautement respectée –
L’architecte conçoit pour cette exposition une salle entière-
tombaient, toutes les séparations matérielles, clôtures de
ment rouge, du sol au plafond, en passant par les murs et les
jardin et murs mitoyens tomberaient également. Des jardins
fauteuils. Au centre de cet espace est exposée une énorme
cultivés en commun, une centrale de chauffage à distance,
vitrine Co-op montrant des produits surdimensionnés, disposés
une chaudière centrale et une cuisine centrale verraient
dans l’espace comme s’ils suivaient la logique ludique
alors le jour . » 61
d’étranges chaînes de production, tantôt en forme de courbes
Si la société connaissait un changement aussi profond, conclut-il,
libres, tantôt empilées comme des gratte-ciels. Ce dispositif
non sans idéalisme, la ville serait constituée et organisée diffé-
crée délibérément une certaine ambiguïté entre l’échelle des
remment : « Si l’attachement mental au fatras de la culture
produits de consommation et celle du projet urbain, car Co-op
urbaine que nous connaissons disparaissait, l’échelle préten-
englobe tout, des biens courants à l’habitat collectif. La com-
tieuse de la petite maison disparaîtrait, de même que les no-
position de cette quasi-ville suit une autre logique que les villes,
tions de "rue", de "symétrie", et de "détail". Une forme
habituellement organisées autour d’un réseau de routes.
d’habitat au style asymétrique et brisé verrait le jour, construit
Ici, l’organisation est cyclique et non linéaire, symbolisant le
dans le seul respect légitime de l’hygiène et de l’efficacité ;
renouvellement permanent du processus de production.
cette machine à habiter serait véritablement un nouveau soleil
Meyer décrit le dispositif de l’exposition ainsi :
en termes de technique de construction et de jardin, et en
« Au milieu de la salle, une vitrine en verre surdimensionnée :
même temps, elle serait porteuse d’une beauté et d’une pu-
un aquarium rouge sang exposant des articles de la pro-
reté prodigieuses62. » Ce désir d’asymétrie, de brisure et de
duction coopérative Co-op. Au bout de la salle, une
déséquilibre n’a pas pu être réalisé dans la Siedlung Freidorf,
découpe rectangulaire pour la scène et un pavillon gramo-
mais il se concrétisera dans ses projets ultérieurs.
phone en forme de boîte à musique, avec des lettres rouge sang indiquant : LE THEATRE CO-OP64. »
80
L’Exposition internationale de la Coopération et des
Pour ce théâtre, Meyer élabore une scénographie avec
Œuvres Sociales : la « Vitrine Co-op » comme modèle
l’acteur genevois Jean Bard. Deux mimes (M. et Mme Bard)
d’une ville cyclique et le « Théatre Co-op » comme pièce
sont engagés pour jouer une pièce didactique pendant toute
didactique
la durée de l’exposition, soient 100 représentations pour
Hannes Meyer se bat pour un renouveau en profondeur de
15 000 visiteurs. Les quatre thématiques fondamentales définies
l’architecture, de la société et de l’art. Il s’intéresse à la manière
par Meyer, travail, famille, habillement et commerce, sont au
de diffuser les idées de coopération dans la population. Des
cœur de petites scènes de pantomime qui développent les
expositions et des spectacles de mime lui paraissent de bons
« quatre coupes transversales effectuées dans l’environnement
dispositifs pour transmettre ses convictions, car ces outils
coopératif ; un spectacle sans début ni fin, sans accélération
didactiques peuvent toucher tous les gens immédiatement,
dramaturgique à la fin du jeu, sans pathos, sans morale et
indépendamment du niveau d’éducation et du langage. Pour
surtout sans apothéose – simplement une description de
l’Exposition Internationale de la Coopération et des Œuvres
l’état de la vie communautaire suisse65 ». La coopérative ap-
Sociales (E.I.C.O.S.), qui a lieu à Gand en 1924, il propose
paraît dans ces scènes comme une entité salvatrice qui permet
une installation très particulière pour le pavillon de la
au peuple de manger, de rembourser ses dettes et de sortir
Fédération nationale des coopératives de consommation
de la misère. Ce spectacle est pour Meyer un moyen de toucher
(V.S.K.). Cherchant à éviter le mode d’exposition habituel –
les gens : il souhaite qu’ils prennent leur destin en main, qu’ils
présentations sans fin de produits, maquettes, statistiques
se mobilisent et adhèrent aux structures coopératives afin
ennuyeuses, chalets suisses, chocolat, vaches et autres clichés
d’acheter de meilleurs produits moins chers, de vivre dans des
Retour à la terre
Notes : page 95
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 81
Hannes Meyer, Vitrine Co-op, E.I.C.O.S. 1924, photo : Theodor Hoffmann
Hannes Meyer, Le théâtre Co-op, « Le rêve », jeu de pantomime 1924, photo : Theodor Hoffmann70
logements plus qualitatifs et moins onéreux, de s’éduquer
Nous plaidons pour une séparation nette. Ces trois-là
selon les principes de la pédagogie réformatrice et de partici-
doivent être replacés dans les domaines qui sont fonda-
per activement à l’auto-détermination au sein de ces structures.
mentalement les leurs : la pulsion d’amour [Éros, Libido], le plaisir de la nature, et les relations humaines71. » Quand la personnalité est réduite à la libido, l’esprit au plaisir
« Le Monde nouveau » et l’âme collective L’art joue un rôle important dans la construction de cette nou-
de la nature, et l’âme à l’interaction humaine, la perception
velle société collective. Dans « Die neue Welt » (Le Monde
individuelle du monde basée sur le concept d’Einfühlung
nouveau), Hannes Meyer cherche à ancrer l’art dans une
(développé au XIXe siècle, désignant la faculté empathique
nouvelle société fondée sur les principes communautaires :
de se projeter à l’intérieur d’un sujet ou d’un objet72) n’aurait
« La coopération domine le monde. Et la collectivité domine
plus cours. Au lieu de ce sentiment d’union avec un grand
l’individualisme », écrit-il en adoptant un ton plus radical67.
tout basé sur la contemplation individuelle, on serait entière-
Par conséquent, « la nouvelle œuvre d’art est une œuvre
ment saisi par la puissance de l’expérience collective. Le
collective et elle s’adresse à tous 68 ». Cette conception d’un
principe individuel d’Einfühlung serait ainsi remplacé par un
art collectif pose elle aussi la question de la standardisation :
principe collectif d’empathie, que l’on pourrait associer à la
« Le signe le plus fiable d’une véritable communauté est
notion de solidarité. L’âme individuelle se mettrait en retrait
la satisfaction de besoins égaux avec des moyens égaux.
au profit d’une sorte d’« âme collective ». Le concept de la
Le résultat de cette demande collective est le PRODUIT
standardisation englobe alors tout de façon holistique, de
STANDARD69. »
l’âme à l’édifice, jusqu’au détail constructif.
66
Fasciné par les sciences et par les nouvelles technologies qui permettent la standardisation des produits, Meyer constate
L’aisthétique – et le sentiment d’existence
que les limites entre la mathématique, l’art et la musique
Chez Hannes Meyer, les deux définitions de l’esthétique que
deviennent de plus en plus floues. Il s’engage activement
nous avons présentées dans l’introduction se rejoignent. Il
pour la naissance d’un art nouveau, remettant en cause la
cherche à esthétiser l’expérience de réduction de l’âme indivi-
dimension perceptive de l’art traditionnel, qui, selon lui,
duelle à une âme collective dans le sens originel de l’aisthéti-
appartient au passé :
que, qui est avant tout une expérience de vie. Il se rapproche
« L’art de la mimèsis perceptive est en train de disparaître.
de la définition de Böhme, pour qui l’aisthétique est une
L’art devient invention et réalité dominée. L’art devient
science de l’expérience sensible, qui ne se trouve ni dans la
réalité. Et la personnalité ? L’esprit ? L’âme ???
propriété d’un objet, ni dans l’état d’un sujet, mais dans la
Notes : page 95
Hannes Meyer : Siedlung Freidorf
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présence de « quelque chose entre le sujet et l’objet ». C’est
intuitive. « Idéalement et élémentairement conçue, notre mai-
ce que l’auteur appelle une atmosphère : « En donnant toute
son deviendra une machine à habiter77 », conclut-il en faisant
sa place à cet espace intermédiaire où les expériences affecti-
allusion à Vers une architecture (1923) de Le Corbusier, con-
ves jouent un rôle considérable, la relation entre objet et
cept qui le fascine et qui marque de plus en plus son langage
sujet se trouve profondément modifiée. Milieux naturels ou
architectural. Son désir d’asymétrie, de brisure et de désé-
environnements artificiels, scénographies théâtrales, archi-
quilibre (qu’il n’a pas encore pu réaliser dans la Siedlung
tectures ou design d’objet : les atmosphères sont ce qui fait
Freidorf) se manifeste puissamment dans son projet de con-
naître les choses et offrent à l’être vivant un sentiment d’exis-
cours suivant, qu’il conçoit avec Hans Wittwer et le département
tence . »
de construction du Bauhaus Dessau, pour une école de Bâle
Dans l’œuvre de Meyer, cette approche théorique se traduit
en 1926 (Peterschule, projet non gagné), où un énorme
par la création d’atmosphères fortes où les habitants (ou les
porte-à-faux monolatéral surplombe une place. Mode de
spectateurs) peuvent se sentir absorbés dans un nouveau
représentation, langage architectural et prouesses structurel-
mode de vie qui les sensibilise à la collectivité et stimule leur
les s’inspirent du constructivisme russe et du fonctionnalisme,
faculté d’agir. Il a fallu esthétiser le nouveau lotissement
où la forme des bâtiments doit être l’expression immédiate
Freidorf, construit loin de la ville au milieu des champs pour
de leur usage. L’époque des maisons d’inspiration palladienne
jouer un experimentum mundi collectif. Le mode de sublima-
est révolue, elle fait place à celle de l’architecture fonctionna-
tion consiste dans la création d’une œuvre d’art totale qui
liste. La standardisation, déjà systématiquement appliquée
englobe tout, couvre tous les champs, l’esthétique de
dans la Siedlung Freidorf, est devenue le concept central du
l’architecture et des éléments paysagers, l’expérience de vie
Mouvement moderne, de la chaise jusqu’à l’âme collective.
73
coopérative, l’éducation et le théâtre didactique – éléments clés de son programme. L’agir en commun fait partie inté-
Une autre forme de progrès
grante de cette conception d’un homme nouveau.
Meyer est adepte du progrès technique dans la mesure où il
De l’esthétique, Meyer retient essentiellement la dimension
permet la standardisation du mode de construction. La
politique, dans le sens où l’entend Rancière, pour qui les arts
direction prise par le progrès du point de vue sociétal et poli-
et l’architecture sont des « formes d’inscription du sens de la
tique le laisse cependant très sceptique. Fasciné par le Mou-
communauté [qui] définissent la manière dont les œuvres ou
vement de réforme de la vie et les structures coopératives
performances font de la politique ». Appartenir au collectif
associées au modèle de la cité-jardin, il s’emploie à construire
coopératif procure aux habitants le sentiment d’exister. Senti-
cet avenir qui promet une autre forme de progrès social,
ment qui est renforcé par l’architecture et les arts, de manière
culturel, artistique et architectural. Meyer participe à la cons-
74
holistique. « L’état esthétique » qui nous saisit puissamment
truction d’un contre-modèle sociétal avec ses propres outils,
est « le moment de formation d’une humanité spécifique75 »,
entre architecture et communication.
écrit Rancière en soulignant le potentiel créateur de l’esthéti-
Pour sa vision de l’architecture comme un art total et sa
que. Conscients de ce potentiel, les architectes du Mouve-
conception engagée du progrès, Hannes Meyer est invité en
ment moderne ont tenté de l’exploiter en développant un art
1927 par Walter Gropius à enseigner à l’école du Bauhaus
total, au service de leur lutte pour de meilleures conditions
de Dessau, qu’il dirige entre 1928 et 1930 en la réorientant
de vie.
davantage sur les aspects constructifs et sociaux. Les
En 1926, après l’achèvement de la Siedlung Freidorf, Meyer
nationaux-socialistes exerçant une influence de plus en plus
franchit un pas supplémentaire dans cette quête sociétale en
marquée sur Dessau, Meyer est accusé de « machinations
se rapprochant du fonctionnalisme, et sa posture se radicalise :
communistes78 » et licencié sans préavis en 1930. Il s’exile
« Construire est un processus technique et non esthétique,
à Moscou et y crée avec sept de ses anciens étudiants79 un
et la composition artistique correspond de plus en plus à la
groupe de travail connu sous le nom de Rote Bauhausbri-
fonction utile d’une maison ». Il place alors clairement
gade (la Brigade rouge du Bauhaus) qui se consacre au réa-
la fonction au-dessus de la composition artistique, toujours
ménagement de Moscou et à la construction de plusieurs
76
82
Retour à la terre
Notes : page 95
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villes nouvelles dans le cadre du « plan quinquennal » du ré-
nouveaux principes communautaires – et suspend ainsi
gime, notamment de la ville de Birobidjan (centre administratif
l’espace-temps réel. Quel type d’esthétique a-t-il convoqué
de l’oblast autonome juif), créé en Sibérie près de la frontière
pour esquisser ce monde nouveau et comment lui a-t-elle
chinoise. Sous la menace croissante des purges staliniennes,
servi, le moment venu, de base pour construire un monde
Meyer rentre en Suisse en 1936, sans sa compagne Margarete
meilleur ? Qu’ont produit les mondes imaginaires spatio-
Mengel qui, citoyenne allemande, n’a pas obtenu de visa et
temporelles de Taut, et de quelle manière, lorsqu’il a pu les
a été exécutée en 1938, ni leur fils qui a survécu dans une
transposer dans la réalité, a-t-il ensuite abordé la question de
maison de redressement d’État80. Trois ans plus tard, l’État
la réduction nécessaire ?
mexicain l’invite à diriger son nouvel institut de planification
Né en 1880 dans une famille bourgeoise désargentée de
urbaine. Pendant les années de guerre, il participe à la pu-
Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad), Bruno Taut fait ses études
blication du livre El libro negro : Del terror Nazi en Europa.
à l’école du bâtiment (Baugewerkschule) locale. L’été, il travaille
Testimonios de escritores y artistas de 16 naciones (Le livre
en tant que maçon sur des chantiers (comme Meyer et Loos).
noir : De la terreur nazie en Europe. Témoignages d’écrivains
À Berlin, au sein de l’agence de Bruno Möhring où il est
et d’artistes de 16 nations, 1943) dans une maison d’édition
venu se former à l’architecture, il rencontre des adeptes du
fondée par des exilés antifascistes germanophones.
Mouvement de réforme de la vie (Lebensreform). Comme
Meyer aura donc lutté toute sa vie, depuis la Siedlung Freidorf,
Hannes Meyer, Taut s’enthousiasme également pour leurs
où il vit et tente d’appliquer un idéal auquel il cherche à donner
idées progressistes qui visent à créer une société libérée.
plus d’ampleur au sein du Bauhaus, puis en Union soviétique
Ces mouvements de réforme s’opposent aux effets inhumains
– jusqu’au Mexique, où il tente d’imprégner l’urbanisme mo-
de l’industrialisation, à l’exploitation des ouvriers, à la
derniste naissant, malgré les luttes politiques avec les natio-
pauvreté, au surpeuplement des villes et aux maladies qui en
nalistes et trotskistes. À la fin de sa vie, peu avant son retour
découlent, et prônent un (ré)ancrage de l’homme dans la
en Suisse où il mourra en 1954, il développe ses idées dans
nature par une sorte de « purification » générale. Cette
les publications d’une autre maison d’édition, qu’il dirige de
quête de renouveau radical conduira Taut à rejeter les styles
1942 jusqu’à son départ en 1949 : La Estampa Mexicana,
surchargés comme l’Art nouveau, et à se tourner vers l’archi-
fondée par le collectif d’artistes Taller de Gráfica Popular
tecture japonaise, saisissante de simplicité, ou aux formes na-
(Atelier d’arts graphiques populaires), qui dans ses gravures
turelles, qui lui serviront de modèle.
politiques s’engage contre le fascisme.
L’architecte Theodor Fischer, qui l’engage dans son bureau de Stuttgart, reconnaît vite le talent du jeune homme et lui confie des commandes. Bruno Taut peut ainsi fonder en 1909
Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité en fer à cheval, 1920/1933
sa propre agence à Berlin avec Franz Hoffmann. Après la construction d’un immeuble de logements collectifs à BerlinNeukölln, il est nommé architecte-conseil de la Société allemande des cités-jardins (Deutsche Gartenstadtgesellschaft), fondée en 1902. En 1913, Taut est chargé de superviser la
L’Allemand Bruno Taut (1880–1938) complète ce trio d’archi-
construction d’une cité-jardin à Magdebourg et d’élaborer le
tectes qui, après la Première Guerre mondiale, ont tenté de
plan-masse d’une nouvelle cité-jardin pour ouvriers dans le
réinterpréter et d’adapter le modèle de Howard. Ce qui nous
quartier berlinois de Falkenberg. Les deux projets recourent
intéresse plus particulièrement chez Taut, c’est que ses cités-
à des couleurs vives, tout à fait inhabituelles pour l’époque81.
jardins reposent sur des visions sociétales et esthétiques
Les couleurs réapparaissent dans son fameux Pavillon de
développées en réaction à la guerre, qui signifie pour lui
verre (Glashaus), construit en 1914 pour l’exposition du
l’effondrement de tout espoir d’évolution de l’humanité.
Deutscher Werkbund à Cologne, chatoyant sur les facettes
Désespéré, il se retire dans un monde imaginaire en dessinant
réfléchissantes de la coupole selon le temps et l’heure de la
des projets utopiques pour une Europe en paix, régie par de
journée, tout en projetant à l’intérieur des rayons de lumière
Notes : pages 95 et 96
Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité en fer à cheval
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Cette idée utopique, il la poursuivra, à partir de 1917, dans Architecture Alpine83, opposant à la guerre un autre monde, plus harmonieux, scintillant et coloré, qu’il projettera cettefois sur les Alpes, en intégrant dans ses dessins des textes poétiques aux allusions cosmiques84. Ces deux ouvrages reposent sur des changements d’échelle successifs, ils s’étendent de l’architecture au plan d’aménagement, puis du projet paysager jusqu’aux astres. Taut, figure importante de l’expressionnisme allemand, projette sur le cristal la vision d’un contre-monde utopique. Dans Die Auflösung der Städte85 (La Dissolution des villes), son troisième ouvrage, également écrit et dessiné durant ces longues années de guerre, Taut évoque les influences intellectuelles qui l’ont marqué. Après une introduction consistant en 30 dessins d’une ville qui se décompose pour faire place à des architectures utopiques aux formes cristallines, cubiques ou organiques, et flotte finalement dans le cosmos infini, suit Bruno Taut, folio 17 : « La zone de construction vue du Monte Ceneroso », in : Alpine Architektur, 1919
un recueil de textes et de citations extraits d’œuvres d’auteurs comme Pierre Kropotkine, Léon Tolstoï, Friedrich Engels, Karl Marx, Gustav Landauer, Ernst Fuhrmann, Erich Baron, Friedrich
multicolores animés – comme un kaléidoscope hypnotique
Nietzsche, Friedrich Hölderlin, ou encore Paul Scheerbart.
qui suspendrait la perception du temps.
Ces trois livres, que Taut a écrits et dessinés clandestinement, car le pacifiste qu’il était courait le risque d’être condamné
Utopies naissantes dans les années de guerre
comme traître à la nation, ne seront publiés qu’après guerre,
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, Taut sombre
dans la nouvelle République de Weimar. Il faut y voir des
dans le désespoir. Il se laisse dépérir pour échapper à la
manifestes anti-guerre ; Une couronne pour la ville est dédié
mobilisation. Au lieu d’aller au front, il est chargé de diriger
« à celui qui aime la paix » (Dem Friedfertigen).
la construction d’un lotissement ouvrier attenant à une poudrerie. Le conflit persiste, le travail se raréfie, et Taut est en
Une couronne pour la ville
proie à des pensées suicidaires. Il se plonge alors dans l’imaginaire et dans l’étude d’édifices sacrés comme les cathédra-
Bruno Taut est fortement inspiré par l’anarchisme et le
les, les temples et les pagodes, et s’interroge sur le sens du
socialisme libertaire, théorisé par Michail Bakounine, qui vi-
monde. Ce voyage dans l’espace et dans le temps lui permet
sent à l’instauration d’une société égalitaire et coopérative. Il
de prendre de la distance et de projeter les qualités archi-
s’intéresse plus particulièrement aux écrits de Pierre
tecturales de ces bâtiments dans un monde pacifique, non
Kropotkine et de Gustav Landauer. Ce dernier a développé
plus fondé sur des principes religieux, mais sur de nouveaux
une variante plus romantique, voire mystique du socialisme
principes sociaux et communautaires. Les cathédrales
libertaire, voyant dans l’idée de communauté humaine
deviennent alors des « palais pour le peuple » (Volkspalast).
(Menschengemeinschaft) une symbiose harmonieuse et
Entre 1916 et 1917, il dessine Une couronne pour la ville ,
féconde entre esprit (Geist) et peuple (Volk)86. Cette idée
vision d’une ville idéale appliquant ses idées de réforme so-
d’un socialisme englobant la société entière a marqué Taut,
ciale : les bâtiments cristallins en acier et en verre, dédiés à
qui s’y réfère dans Une couronne pour la ville. Dans ce même
l’art et à la culture, couronnent la ville (à la place des cathé-
ouvrage, Erich Baron, autre référence politique majeure de
drales) et deviennent des symboles de paix.
l’architecte pendant la Grande Guerre, rédige l’article « Auf-
82
84
Retour à la terre
Notes : page 96
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 85
Bruno Taut, folio 1 : « Maintenant, notre terre fleurit », in : Die Auflösung der Städte (La Dissolution des villes), 1920
Bruno Taut, folio 23 : « La grande église », in : Die Auflösung der Städte (La Dissolution des villes), 1920
bau » (Édification) où l’on peut lire : « Le but idéaliste d’un so-
Paul Scheerbart : « LA VIE NOUVELLE. Apocalypse
cialisme romantique et visionnaire est de réussir à traduire
architectonique »
l’abondance du cœur dans un esprit qui pénètre tout87 ».
La principale source d’inspiration de Taut reste les visions
Dans un autre passage, Bruno Taut ajoute qu’il s’agit d’un
fantastiques du poète allemand Paul Scheerbart (1863–1915).
« socialisme au sens apolitique ou supra-politique . » Il veut
Taut ouvre Une couronne pour la ville avec un texte de
créer une structure qui soit sociale et ouverte, ce qui néces-
Scheerbart « La nouvelle Vie, Apocalypse architectonique
site une nouvelle forme de ville avec de nouveaux lieux de
(Das neue Leben : Architektonische Apokalypse), et conclut
rencontre et de sociabilité. Ainsi, sur les dessins d’Une cou-
son ouvrage par un autre de ses textes : « Le Palais mort, un
ronne pour la ville, un palais de cristal couronne le centre-
rêve d’architecte » (Der tote Palast : Ein Architektentraum).
ville et remplace la cathédrale des villes anciennes :
Ces deux citations sont extraites du roman Immer mutig !
88
« Traversée par les flots de lumière, la maison de cristal
(Courage !), que Scheerbart a publié en 1902. Au début du
trône sur la ville comme un diamant qui scintille au soleil,
siècle, l’apocalypse était encore une sombre vision spécula-
symbole de la plus profonde sérénité, de la paix de l’âme
tive, un jeu mental pour rêver d’un monde nouveau, mais la
la plus pure . »
guerre lui a donné soudain une terrible réalité. Dans ce con-
89
Ce ton étrange, un peu mystique, imprégné du socialisme
texte, où l’espoir d’une humanité meilleure s’est effondré, le
romantique de Landauer et de la théosophie, est tout à fait
texte de Scheerbart prend une toute autre dimension. Attar-
caractéristique d’une partie du Mouvement allemand de ré-
dons-nous-y un peu, car il illustre de manière imagée le lien
forme de la vie de l’époque.
entre fiction et architecture : « LA VIE NOUVELLE, Apocalypse architectonique Lentement, le vieux globe terrestre tourne autour du vieux soleil, qui n’est plus en feu et ne rayonne plus comme jadis. Le vieux soleil brille d’un éclat violet foncé, si bien qu’il ne fait plus jamais jour – sur terre plus jamais.
Notes : page 96
Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité en fer à cheval
85
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Partout le silence de la nuit.
les hommes retrouvent leur vie ancienne, qui, au milieu de
Tout est très, très silencieux.
ces splendeurs architecturales, leur paraît très étrange,
Le ciel est noir comme du velours noir.
comme « du linge sale ». Scheerbart distingue ensuite entre
Mais les étoiles scintillent comme d’habitude – peut-être
deux catégories d’hommes : les « bons », à qui tout convient,
même leur lumière est-elle plus vive, car elles sont plus
et les « mauvais », qui ne pensent qu’à s’amuser. Ces derniers
grosses.
ne voulant pas se contenter du « monde de rêve de ces palais
Ce sont des étoiles d’or !
merveilleux » que les archanges leur offrent, sont renvoyés à
Le globe terrestre est tout blanc – tout enveloppé de
la mort : « Si vous abuser vous-mêmes ne vous satisfait pas,
neige blanche – de neige luisante !
alors retournez donc dans vos tombes ! Votre idiotie sans
Une nuit d’hiver étoilée, sur les hauteurs et dans la vallée !
borne [stupidité cannibale] ne doit pas gâcher la nouvelle vie
La terre morte tourne toujours plus lentement.
que nous vous offrions dans ce monde de lumière94. » Mais
Toutefois le ciel de velours noir soudain s’anime90. »
les « bons », qui se contentent de vivre dans un « monde de
Cette introduction apocalyptique est suivie d’une vision fanta-
rêve étincelant » rient et ne désirent rien d’autre. C’est la fin
stique : les archanges ouvrent leurs besaces et en sortent des
de l’histoire apocalyptique, que Scheerbart termine de la
palais cristallins qui brillent de somptueuses couleurs et illu-
même manière qu’il a commencé son récit :
minent la Terre recouverte de neige. Le ciel est de plus en
« Les anges, d’une taille si grande qu’elle en est indescrip-
plus noir et les étoiles s’assombrissent, car la Terre devient
tible, remballent les palais illuminés dans leurs sacs à dos,
source de lumière. Une nouvelle vie émerge, la vie éternelle ;
remettent leurs gants, prennent leurs cathédrales dans
les morts se réveillent et se regardent, étonnés. Submergés
leurs bras – et s’envolent à lents coups d’ailes.
d’émotion, ils s’embrassent : « Oui, oui ! Qui n’aimerait com-
Le globe terrestre ne tarde pas à tourner aussi lentement
mencer une nouvelle vie ! », disent-ils, et « la Terre tourne
qu’auparavant – comme une grosse boule de neige que
plus vite . » Après avoir décéléré le temps (« La Terre morte
les enfants roulent pour faire un bonhomme de neige.
tourne de plus en plus lentement ») pour évoquer l’apoca-
Le soleil violet brille dans le lointain comme un réverbère
lypse et la fin des temps, Scheerbart introduit une accéléra-
qui commence à manquer d’huile.
tion afin de faire voir l’avènement de cette nouvelle vie de
Les étoiles dorées scintillent dans le ciel de velours d’un
rêve, où tout n’est qu’un tourbillon chaotique :
noir profond – comme d’heureux châteaux forts de
91
« Les ressuscités gravissent les marches dorées qui mènent
lumière. La nuit est si silencieuse – silencieuse comme une
aux châteaux et aux cathédrales. Les rues grouillent de
tombe95! »
monde ! Toutes les langues de la Terre se croisent en un
Cette histoire est moralisante, mais aussi ironique. Elle
tel tourbillon qu’un puissant bourdonnement emplit le ciel
dessine une vie lumineuse pour ceux qui sont prêts à faire
et qu’il n’est plus possible d’entendre les cloches92. »
des sacrifices – notion que l’on retrouve dans certaines
Les hommes entrent dans les palais de cristal où les archanges
planches d’Architecture Alpine de Bruno Taut. Scheerbart
les accueillent. Mais à l’intérieur de ces splendeurs architectura-
place l’esthétique au-dessus de nécessités premières comme
les, ils ne pensent qu’à manger :
manger, boire et s’amuser – comme si l’architecture et le
« Marbre et rubis, or et argent, lampes et murs multicolores,
bonheur esthétique qu’elle offre devaient se mériter par un
coupoles admirablement articulées, un peu de velours et
comportement vertueux. La morale de l’histoire est que
de soie, de puissantes colonnes de granit, des grottes de
notre attitude détermine notre capacité à apprécier
verre scintillantes, on trouve tout cela et bien d’autres
l’esthétique et donc à être heureux. Un message phare qu’il
choses encore, à profusion – mais pas la moindre trace de
cherche à transmettre à travers ce récit apocalyptique, qui
rôtis de mouton, de salade d’escargots, ni de vin chaud !
fait la distinction entre les bienheureux qui peuvent profiter
"Ange, qu’en est-t-il du repas du soir ?"93 »
de l’architecture et les malheureux qui retournent à la mort
Les anges ouvrent alors les portes du palais, mais la déception
à cause de leur propre stupidité.
est encore plus grande : au lieu d’une grande salle dînatoire,
86
Retour à la terre
Notes : page 96
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Bruno Taut : « Le chaos » Ce récit de Scheerbart est suivi d’une série de dessins et de photos de villes du monde entier, « couronnées » par des cathédrales ou d’autres monuments religieux tels que des temples ou pagodes. Taut mène ensuite une réflexion sur le rôle de l’architecture en distinguant entre l’architecture quotidienne et l’architecture sacrée, qui sont les seuls édifices à ne pas être soumis aux critères d’usage et dont la beauté rayonne sur le reste de la ville. Il cherche à contrecarrer la tendance de son époque, où cette distinction est de plus en plus floue. Après une méditation sur les villes anciennes, il ouvre un chapitre sur le chaos causé par la croissance sauvage des villes, projetant ainsi dans l’espace urbain le message apocalyptique de Scheerbart. Taut condamne cette croissance urbaine sans identité et soumise à la spéculation foncière, en particulier les « silos ouvriers » (en forme d’îlots extrêmement compacts présentant une succession de petites cours) construits à des fins purement lucratives, tellement denses et surpeuplés qu’on les appelle des « casernes locatives » (Mietskasernen). Il veut montrer que la laideur de ces constructions, particulièrement inhumaines à Berlin, reflète l’existence misérable de leurs habitants : « Les quartiers de casernes locatives les plus sordides, et en fait tout immeuble, aussi laid soit-il, sont toujours l’exact reflet de la vie qui s’y déroule. Et si un Dieu venait soudain y ériger le plus beau des quartiers, la vie qu’on y mène se transformerait elle aussi petit à petit. Mais il faudrait vraiment un Dieu pour cela. Les rares personnes qui ont ressenti la désolation et la laideur de cette existence matérialiste n’ont pu avancer que lentement pour chercher, depuis leurs points de vue partiels et individuels, un nouvel ordre des choses96. » On perçoit bien ici son désir de créer, à une plus grande échelle et de manière plus radicale, une ville nouvelle plus digne et plus belle. Taut prône la construction de lieux collectifs et communautaires qui soient dotés d’une identité nouvelle, dans la continuité des cathédrales gothiques de Karl Friedrich
Bruno Taut, « Silhouette urbaine » et « Schéma urbain et élévation en plan avec silhouette », in : Die Stadtkrone (Une couronne pour la ville), 1919
Schinkel ou de Caspar David Friedrich97, et qui dominent le paysage, de véritables lieux d’« intensification » spirituelle,
celle de Camillo Sitte, qui défend la nécessité de construire
sociale et matérielle.
des places à l’italienne. Opposé aux nouvelles constructions urbaines98, où les monuments sont souvent isolés et orientés
« La ville nouvelle »
sur des axes qu’il qualifie de « convexes », Sitte préfère se ré-
Dans le chapitre « La ville nouvelle », Bruno Taut résume
férer au plan médiéval des villes, où les places sont concaves
les théories urbaines de son époque en commençant par
et enveloppantes, puisque l’œil peut ainsi saisir la totalité de
Notes : page 96
Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité en fer à cheval
87
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Bruno Taut, « Couronne de la ville, vue en perspective », in : Die Stadtkrone, 1919
l’espace, comme à l’intérieur d’un théâtre. « La concentration
composé de rangées de maisons avec jardin. Comme dans
des effets due à la quantité d’objets qui ornent ces "somptueux"
la cité-jardin de Howard, un train dessert la ville, mais ici, la
intérieurs "à ciel ouvert99" produit finalement », selon l’ana-
courbe des chemins de fer pénètre à l’intérieur du cercle et
lyse de Paolo Amaldi, « une impression de plein visuel, voire
dessine dans son sillon une zone réservée à l’industrie. Les
de débordement de la vision qui est une invitation au mouve-
parcs pénètrent également dans cette ville circulaire de forme
ment . » Ce sont des formes en turbine, sans axes stabilisants,
conique, créant un lien entre l’intérieur et l’extérieur, le plus
où les rues sont capturées par le vide de la place – créant un
grand s’étendant jusqu’au point central.
100
effet d’intensité visuelle. Mais les règles hygiénistes imposent de nouvelles lois au développement urbain.
« Donnez-nous un drapeau ! » – un plaidoyer pour un
Taut souligne ensuite les atouts de la cité-jardin, son agricul-
« socialisme universel »
ture, ses nombreux espaces verts, et un modèle libéré de la
Dans le chapitre « Donnez-nous un drapeau », le plus politique
spéculation foncière. Dans le chapitre « Tronc sans tête », il
du livre, Taut déclare que, dans les nouvelles villes, comme
regrette cependant que les nouvelles villes n’aient pas de
dans les anciennes, l’élément « le plus élevé, la couronne,
véritable tête, contrairement aux villes anciennes, car les bâ-
doit s’incarner dans un édifice sacré102 ». Il constate pourtant
timents publics sont dispersés un peu partout pour que chacun
que les églises des cités-jardins, petites et éparpillées,
puisse facilement s’y rendre ; quant aux bâtiments officiels,
« n’ont plus une importance capitale. L’idée de Dieu se dissout
ils sont cantonnés à des fonctions administratives et n’ont
aussi, comme la ville nouvelle elle-même103. » C’est comme
plus de dimension représentative. « Nous devons en consé-
si plus rien n’avait d’importance dans ces villes diffuses, conclut-
quence rechercher une autre tête pour notre tronc
101
», con-
bles églises, Taut cherche de nouveaux contenus et symboles
la cité-jardin tout en ayant son propre agencement spatial.
pour la société et met en avant une forme de socialisme uni-
Il dessine ainsi une ville en forme de cercle entourant une
versel, à la fois macrocosmique et microcosmique :
colline, dont la limite extérieure est une couronne d’arbres.
88
il déçu. Face à cet état de flottement, sans religion ni vérita-
clut-il en proposant un plan qui reposerait sur le principe de
« Le socialisme, au sens apolitique ou supra-politique,
Le plan repose sur des principes géométriques semblables
loin de toute forme de domination, comme relation pure
aux plans des temples asiatiques que Taut a présentés au
et simple entre les hommes, enjambe l’abîme qui sépare
début du livre. Au centre, point le plus élevé, se trouvent les
les classes et les nations [en conflit, et relie l’homme à
bâtiments administratifs, entourés d’un opéra et d’un théâtre,
l’homme. – Si, aujourd’hui, quelque chose peut couronner
ainsi que d’une grande et d’une petite salle communale.
la ville, c’est bien l’expression de cette idée104. »
La bibliothèque est proche du centre, tandis que les églises
Dans la construction de ce monde socialiste, fondé sur la
sont dispersées dans le quartier résidentiel alentour, qui est
coopération et sur la paix, l’architecte joue un rôle clé :
Retour à la terre
Notes : page 96
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« C’est à l’architecte qu’incombera de donner forme à cette ville nouvelle, s’il ne veut pas se rendre inutile et s’il veut savoir pour quoi il vit. Après tout, à quoi bon embellir une petite maison par-ci et un bâtiment par-là si nous ne connaissons pas le grand élément qui alimente tous les petits ruisseaux105! » Ainsi, l’architecte devrait prendre conscience de l’importance de son rôle sociétal, qui revêt chez Taut une dimension démiurgique : « L’architecte doit se souvenir de la haute mission sacerdotale, glorieuse et divine qui est la sienne, et chercher à révéler le trésor qui repose dans les profondeurs de l’esprit humain106 », écrit-il avec une certaine pompe. Il faut pour cela un nouvel idéal, souligne-t-il, malgré son désespoir de voir le monde s’effondrer. Il tente donc d’ouvrir de nouvelles perspectives en imaginant une possible renaissance : « Un idéal salutaire, incarné dans la construction, devra renaître et faire prendre conscience à chacun qu’il fait partie d’une grande architecture, comme c’était le cas autrefois107. » Entre nostalgie et utopie, Taut rêve de ce monde nouveau, dans lequel la couleur surgit comme une promesse de salut : « La couleur renaît enfin, cette architecture colorée à laquelle bien peu aspirent aujourd’hui. La gamme des couleurs pures s’empare à nouveau de nos maisons et les
Bruno Taut, folio 10 : « Neige, glacier, verre », in : Architecture Alpine, 1919
délivre de leur morne gris sur gris. Et l’amour de la splendeur se réveille : l’architecte ne craint plus tout ce qui
jours meilleurs, pourra surgir des cendres de l’ancien. Le
brille et resplendit. Il sait maintenant les mettre en valeur,
temps et l’espace deviennent alors des unités relatives, indé-
et peut depuis son nouveau point de vue, loin des vieux
pendantes du monde réel et encore apocalyptique.
préjugés, le voilà capable d’en user pleinement pour en obtenir un nouvel effet108. »
Une cité-jardin concave et rayonnante
Ces lignes nous rappellent les palais de cristal scintillants que
Ce mélange particulier de rêverie cosmique et de renouveau
les archanges de Scheerbart sortent de leurs besaces, si ce
sociétal, caractéristique de l’expressionnisme allemand, résonne
n’est que Taut projette les couleurs sur l’ensemble des cons-
dans l’œuvre ultérieure de l’architecte. La guerre finie, il se
tructions, de la simple maison au palais du peuple – comme
consacre corps et âme à la construction de ce nouveau monde
si ce nouvel univers coloré pouvait, à l’instar du kaléidoscope
rêvé. Dès la Révolution de novembre 1918 en Allemagne, il
hypnotique de la Maison de verre, suspendre le temps pour
crée avec d’autres architectes et artistes engagés l’Arbeitsrat
créer un monde enchanté.
für Kunst (Conseil du travail pour l’art), dont il est le
Taut décélère le temps en jouant avec. À partir des fictions
premier porte-parole : ce groupe socialiste veut rendre l’art
fantastiques de Scheerbart (« Lentement, le vieux globe ter-
et l’architecture accessibles au plus grand nombre (et pas
restre tourne autour du vieux soleil »), il esquisse un monde
seulement à une minorité d’esthètes109).
doté d’une temporalité marquée par la lenteur. Ces fictions
Dans ses projets de logements sociaux réalisés dans les années
lui permettent de mettre le monde à distance afin de le
1920 à Berlin110, les visions sociales et esthétiques de Taut
voir de loin, suffisamment loin pour pouvoir rêver. Grâce à
continuent à se développer et à se concrétiser, bien que le
l’imaginaire, il s’évade dans un monde fictif qui, dans des
langage expressionniste, rattrapé par la réalité, cède à plus
Notes : page 96
Bruno Taut : Une couronne pour la ville et la cité en fer à cheval
89
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Bruno Taut, Hufeisensiedlung à Britz, 1927, photo aérienne, 2017
90
de simplicité. La couleur est le seul moyen susceptible d’of-
La Hufeisensiedlung111, qu’il conçoit avec Martin Wagner et
frir un plus sans augmenter le coût de la construction. Ainsi,
qui est construite entre 1925 et 1930 à Britz, dans la banlieue
les logements de ses cités-jardins ne sont pas constitués de vo-
sud de Berlin, offre 1 285 unités d’habitation pour environ
lumes géométriques blancs ou transparents, comme le prô-
4 000 habitants. Elle s’étend sur un terrain de 37 hectares.
nent certains architectes du Bauhaus, mais fortement colorés et
L’ensemble comporte assez d’espace libre pour que les
disposés de manière plus organique. La dimension paysagère,
habitants y cultivent leurs jardins potagers et contribuent
traitée avec beaucoup de soin, ancre l’architecture dans une
directement à leur alimentation. Ce projet a pour particula-
certaine conception de la nature. Contrairement au Wohnhof
rité de disposer en fer à cheval des bâtiments au centre du
viennois, Taut ne conçoit pas des blocs à plusieurs étages,
quartier d’habitation, créant ainsi un vaste espace commu-
mais des bâtiments délibérément bas (selon les principes de
nautaire. Au milieu est aménagé un lac artificiel, entouré
la cité-jardin et de la Siedlung ouvrière), donnant accès à des
par un jardin collectif qu’une rangée d’arbres sépare des
espaces verts très généreux, qui permettent aux habitants de
jardins potagers. On y retrouve la concavité spatiale envelop-
se ressourcer, de se retrouver, mais aussi de se nourrir. Les
pante de la théorie urbaine de Sitte, avec un effet dynamique
aspects communautaires et sociaux rejoignent les besoins
de turbine qui est à la fois concentrant et dispersant. Car les
premiers.
autres bâtiments, plus linéaires, rayonnent en de multiples
Retour à la terre
Notes : page 96
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couleurs autour de cette « forme forte » centrale, très iconique,
spatiale et esthétique convergent en une sorte de
sorte de « couronne pour la ville » aplatie, palais pour le peu-
« cosmos » holistique : Howard conçoit une ville circulaire
ple à ciel ouvert, mais sans dôme de verre scintillant.
idéale, où chaque anneau a sa propre caractéristique pro-
Le théoricien suisse Martin Steinmann a forgé le terme
grammatique et spatiale. Taut accentue ce principe en l’am-
« forme forte » pour désigner des « corps dont la simplicité
plifiant par « une couronne pour la ville », grande place
donne une grande importance à la forme, au matériau, à la
centrale offrant un véritable cœur à la collectivité. Ses palais
couleur, sans aucune référence à d’autres bâtiments
112
».
de cristal, qui « donnent une tête au tronc » de la ville diffuse,
Il s’agit donc d’édifices ou de formes urbaines qui ne véhiculent
ainsi que la place en forme de fer à cheval au centre de la
pas sémantiquement des symboles culturels, mais « sont leur
cité ouvrière créent des espaces finis et introvertis qui rayonnent
propre signification » et « trouvent leur sens en relation avec
en même temps symboliquement vers l’infini. Meyer met lui
les lois fondamentales de la perception113 », permettant ainsi
aussi en valeur les espaces collectifs de la Siedlung Freidorf,
une « expérience immédiate
114
». Cette expérience est bien
comme la maison coopérative avec ses emmarchements
présente dans le projet de Taut. Expérience à la fois spatiale
semicirculaires ou la fontaine de la grande place centrale
et sociétale, générée par une forme issue de ses visions cris-
avec son obélisque qui marque le lieu symbolique de l’espace
tallines expressionnistes.
communautaire. Quant à Loos, il agence les espaces collectifs
Les opérations spatio-temporelles du « Retour à la terre »
dans les plus beaux endroits du paysage. Tous ces projets mettent l’accent sur les espaces communs extérieurs, traités avec grand soin. Par ces stratégies spatiales et paysagères, les trois architectes tentent de combattre l’indifférenciation et
Les exemples présentés illustrent l’invention, en temps de
l’homogénéisation de l’espace urbain en conférant aux projets
crise, de nouveaux liens entre l’homme et la nature, liens per-
coopératifs des qualités spatiales fortes, à même d’unir les
mettant de créer une autre forme de communauté, fondée sur
habitants. Dans ces nouveaux « cosmos » parallèles, l’agir
des principes coopératifs. Cette utopie collective nécessite la
ensemble devient le vecteur principal d’une autre conception
création de formes urbaines et architecturales adéquates. Les
de progrès. Après analyse de ces projets architecturaux, deux
architectures cristallines de Taut qui couronnent la ville reflè-
constats s’imposent :
tent l’idée d’une communauté humaine réunie, idée que l’on retrouve dans le manifeste pour le mouvement coopératif de
Décélération :
Hannes Meyer. Ces projets visent à créer de « nouveaux
Tous ces exemples traduisent une volonté de décélérer le
mondes » englobant tous les aspects de la vie. Les écrits et
temps en réaction à l’accélération induite par l’industrialisation,
les dessins réalisés par Taut pendant la Grande Guerre témoi-
le capitalisme et la spéculation foncière. Pour lutter contre des
gnent de cette quête d’union entre l’homme et la nature, la
conditions de vie inhumaines, Howard propose un contre-
terre, le ciel, la lune et les étoiles – idéal à la fois politique,
modèle dans une campagne dotée de son propre espace-
social et esthétique. Cet exemple nous montre que la cons-
temps. Taut veut quant à lui mettre fin à la dynamique
truction d’un imaginaire ne relève pas seulement de la rêverie,
dévastatrice de la guerre, qui détruit le temps présent et toute
mais peut aussi, le moment venu, être la première étape d’une
perspective d’avenir, en se plongeant dans un monde imagi-
action dans le monde.
naire, hors du temps et de l’espace. Il suspend ce temps de
Pour lutter contre l’informe de la ville industrielle, régie par
guerre en dessinant une ville future, à construire dans un
une dynamique capitaliste hautement spéculative et sans fin,
temps meilleur.
les architectes conçoivent des espaces différenciés, structurés
Après la guerre, Bruno Taut, Adolf Loos et Hannes Meyer
par des « formes fortes ». Leur objectif est de créer des lieux
tentent de réorienter la conception capitaliste du progrès
d’un nouveau type, où tout espace soit lié à une valeur col-
dans un sens plus social et plus humain. L’effondrement
lective afin de susciter un esprit de communauté coopérative.
économique de l’après-guerre et la pauvreté généralisée les
Dans ces ambitions idéalistes, programme sociétal, forme
portent à concevoir une architecture réduite à l’essentiel.
Notes : page 96
Les opérations spatio-temporelles du « Retour à la terre »
91
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Ce moment de décélération ouvre la possibilité de créer un
lective » consiste à créer une œuvre d’art totale englobant
nouveau modèle sociétal et architectural.
tous les aspects de l’existence, de l’expérience de vie coopé-
Les activités collectives, omniprésentes dans ces cités-jardins
rative au théâtre didactique Co-op en passant par l’architecture
et se déroulant en grande partie en plein air, au contact avec
urbaine de la Siedlung Freidorf.
la nature, sont un moyen efficace pour décélérer le train de
Quant à Bruno Taut, il voit dans la réduction à l’essentiel (au
vie dicté par le travail en usine, dans la mesure où elles mar-
sens social et spirituel) une chance pour la formation d’une
quent une rupture nette et créent ainsi un autre rapport au
conscience collective ouvrant la voie à la paix et à l’édification
temps et à l’espace. Ce moment de décélération permet de
d’une société meilleure, fondée non plus sur la religion mais
se retrouver avec les autres, mais aussi avec soi-même : se
sur un socialisme universel. Chez Taut, la réduction est la
réunir dans la maison coopérative pour une activité culturelle
condition même pour atteindre cet objectif supérieur. La sub-
et cultiver son propre potager sont les premiers jalons d’une
limation réside ici dans un acte esthétique, la création d’une
insurrection contre une dynamique d’exploitation et la première
architecture cristalline et prismatique, censée nous donner un
étape d’une émancipation des ouvriers. Même le protocole
aperçu de ce nouveau monde possible qui « relie l’homme à
imposé par Loos, prouver que l’on sait s’occuper d’un jardin
l’homme115 ».
potager avant de pouvoir construire soi-même sa maison,
Dans cet acte de sublimation, nécessaire dans le contexte
pose clairement les conditions de cette émancipation :
d’une réduction drastique, Howard s’appuie sur la culture,
savoir et pouvoir se nourrir et se loger.
Loos sur la récolte du jardin et Meyer sur la standardisation, tandis que Taut met l’accent sur l’esthétique, dans laquelle
92
Réduction-sublimation :
il voit une force unificatrice à même de créer une société paci-
Le « retour à terre » implique une forme de réduction qui va
fique et solidaire. Chacun de ces architectes réagit à sa manière
de pair avec un renoncement à tout ce qui constitue la vie
et avec ses propres moyens au temps présent pour créer une
urbaine ; les architectes tentent alors de sublimer la réduction
esthétique spécifique. Malgré leurs différences d’approche,
en élevant ce nouvel « état de nature » vers des sphères plus
ils partagent tous trois un même scepticisme à l’égard de la
élevées. Tous les exemples analysés présentent ce double
dynamique capitaliste et proposent un autre chemin vers la
mécanisme de réduction-sublimation, bien qu’il s’opère chaque
culture, et donc une autre conception du progrès.
fois de manière différente :
Revenons brièvement à Walter Benjamin et à sa critique du
Dans son concept de cité-jardin, Ebenezer Howard sublime la
progrès, exposée sous une forme imagée avec l’Ange de
campagne par la culture. Son programme prévoit une biblio-
l’Histoire : l’ange tente en vain de freiner sa dérive pour s’arrêter
thèque, un théâtre, une salle de concert, etc., pour permettre
là où cette tempête incontrôlable n’a laissé qu’un « monceau
aux citadins de supporter la réduction des activités culturelles
de ruines qui s’élèvent jusqu’au ciel ». Benjamin esquisse un
due au déménagement en périphérie urbaine au sein d’une
jeu apocalyptique avec le temps que l’on retrouve également
communauté autarcique.
dans l’histoire de Paul Scheerbart : les morts sont réveillés
Pour Adolf Loos, la réduction de la maison à un seul mur est
par des archanges géants qui déposent des palais de cristal
sublimée par le jardin potager. Jardiner est pour Loos un acte
pour que les gens puissent s’y promener et découvrir la
fondamental pour l’équilibre psychique des ouvriers, car il
beauté. Ce moment clé, cette mince chance que les hommes
contrebalance les forces productrices (usine) et destructrices
n’arrivent pas à saisir, est le moment de la connaissance,
(récolte), condition primordiale pour retrouver une forme de
l’instant d’une révélation qui n’est plus divine mais esthétique.
résonance.
Dans ces deux récits, agir semble impossible : l’ange de
Animé d’une volonté d’égalité et d’uniformité, Hannes Meyer
Benjamin ne peut pas reconstruire les ruines puisqu’il est em-
tente de réduire la pluralité individuelle à un « produit standard »
porté malgré lui par le vent ; et dans l’histoire de Scheerbart,
en s’attaquant aussi à l’« âme humaine », trop longtemps
les hommes retournent à la mort parce qu’ils n’ont pas su saisir
mise en avant au détriment de l’esprit collectif. Le mode de
la beauté salvatrice que leur offre l’esthétique. En ce sens,
sublimation de cette réduction de l’individu à une « âme col-
l’architecture est un programme esthétique qui sublime le
Retour à la terre
Notes : page 96
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monde apocalyptique pour conduire à une renaissance. La
résilient de la région fonctionnelle luxembourgeoise. Ces
décélération ouvre la possibilité de voir et d’agir sans être
études abordent à grande échelle des scénarios susceptibles
emporté par la tempête du progrès. Elle constitue une forme
d’esquisser un autre rapport entre des pôles urbains et
de résistance esthétique et sociétale qui permet d’envisager
l’hinterland, tout en réfléchissant à la réorganisation du terri-
une autre manière d’habiter le monde.
toire transfrontalier et à la « campagne », sujet jusque-là peu
Le « retour à la terre » et la nécessité de construire une société
exploré.
plus résiliente en reconsidérant les liens ville-campagne re-
À une échelle moindre et plus concrètement, de plus en plus
trouvent une brûlante actualité avec le changement climatique
de projets de grande qualité architecturale voient le jour dans
et toutes ses conséquences. Il reste cependant à inventer des
le contexte rural, certaines de ces initiatives naissant en réaction
scénarios intégrant à la fois les dimensions écologiques, so-
aux métropoles, considérées comme hauts lieux du capitalisme
ciétales et économiques si l’on veut aller vers une « sobriété
et de la mondialisation. À leur échelle, ils apportent quelques
heureuse
116
», pour reprendre l’expression de Pierre Rabhi.
changements homéopathiques ; mais des projets de plus
Comme dans les exemples analysés, il ne s’agira pas seule-
grande envergure, plus puissants d’un point de vue social,
ment de satisfaire les besoins primaires, mais aussi de réflé-
politique, économique, communautaire et esthétique (comme
chir aux aspirations sociétales, culturelles, esthétiques et
dans les exemples présentés), ne sont pas encore à l’ordre
spirituelles, sources de joie et de sens. Nous terminons donc
du jour, pas davantage qu’une mise en réseau efficace de ces
ce chapitre sans pouvoir présenter d’exemple contemporain
nouvelles ruralités117 à l’image du projet de Howard. Puisse
réunissant tous ces aspects.
cette absence nous inspirer des idées et des récits d’un genre
Certes, ces dernières années ont connu un regain d’intérêt
nouveau, que ce soit par le biais de la pratique, de la recher-
pour « la campagne », même de la part d’un architecte de
che ou de l’enseignement.
renommée internationale comme Rem Koolhaas, qui jusque-là s’était surtout intéressé à l’espace urbain. Son essai Countryside, A Report, qui accompagne son exposition Countryside, The Future au musée Guggenheim de New York en 2020, présente un rapport global sur la campagne et ses mutations, esquissant à la fin une vision optimiste de l’avenir reposant sur deux axes, la préservation du paysage et l’automatisation de la production alimentaire. L’exposition et l’ouvrage Taking the Country’s Side (Prendre le parti de la campagne) de Sébastien Marot, présentés à la Triennale d’architecture de Lisbonne 2019, analysent les conséquences de l’industrialisation de l’agriculture pour le territoire, mais aussi la vulnérabilité, notamment alimentaire, de nos métropoles face à la crise écologique et exposent quatre scénarios envisageant l’avenir de la relation ville-campagne. À mentionner aussi deux études territoriales proposant des pistes de réflexion sur la transition écologique : l’une lancée en 2018 par la Fondation Braillard Architectes dans le cadre d’une recherche prospective pour le Grand Genève, et l’autre, lancée en 2020 par le Département de l’aménagement du territoire du Ministère de l’Énergie et de l’Aménagement du territoire du Grand-Duché de Luxembourg, intitulée Luxembourg en Transition – Visions territoriales pour le futur décarboné et
Notes : page 96
Les opérations spatio-temporelles du « Retour à la terre »
93
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 94
Notes
94
Air pollué. Maisons casernes. » Mais elle présente
cité-jardin élargie à l’échelle de la nation a le
aussi des avantages : « Relations. Vie sociale.
dessein de conduire à un système plus juste et
Théâtres et divertissements. Hauts salaires.
meilleur de jouissance du sol et à une concep-
1 Koselleck, Reinhart, Le futur passé, Contri-
Belles rues. Cabarets. » Les inconvénients de
tion plus juste et plus raisonnable de la con-
bution à la sémantique des temps historiques,
la campagne sont listés sur l’autre côté du dia-
struction des villes. »
éd. EHESS, En temps & lieux, Paris, 2016., p. 373.
gramme : « Absence de vie sociale. Bras inoc-
23 Adolf Loos, « Regeln für die Siedlung »
2 Gottfried Wilhelm Leibniz, De rerum origina-
cupés. Cultures abandonnées. Manque de
(1920), in : Die Potemkinsche Stadt, Prachner,
tione radicali. Opera philosophica, éd. Johann
sécurité. Maigres salaires. Pas d’égouts. Pas
Vienne, 1983, p. 178. (Trad. F. Mortier).
Eduard Erdmann, Berlin, 1840, p. 50. Cité
de plaisir. Apathie sociale. Réformes nécessai-
24 Adolf Loos, « Les cités ouvrières moder-
d’après Koselleck, Le futur passé, p. 369 :
res. Habitations malsaines. Villages vides. »,
nes », in Paroles dans le vide, Malgré tout, éd.
« Progressus est in infinitium perfectionis ».
tandis que les avantages sont : « Beauté de la
Ivera, Paris, 1994, p. 298. (Traduction modifiée)
3 Emmanuel Kant, La fin de toutes choses
nature. Bois, prairie, forêts. Longues journées
25 Friedrich Engels, « La question du loge-
(1794), trad. Guillaume Badoual et Lambert
[car plus de soleil que dans les villes sombres].
ment », article publié dans le Volksstaat de
Barthélémy, coll. Babel, Actes Sud, Arles,
Bon air. Bonne eau. Bon soleil. Loyers bas. »
Leipzig en 1872.
1996, p. 17.
11 Ibid.
26 Ibid.
4 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire »
12 Ibid., chap. 8, p. 121. À l’instar de la Poste
27 Elsie Altmann-Loos, Lina Loos, Claire Loos,
(1940), in : Œuvres III, trad. Maurice de
et de la Caisse d’épargne, les banques
Adolf Loos – Der Mensch, Prachner, Vienne,
Gandillac, revu par Pierre Rusch, Gallimard,
devraient s’attacher « moins au profit qu’en
2002, p. 222. (Trad. F. Mortier)
coll. Folio Essais, Paris, 2000, pp. 427- 444,
peuvent tirer leurs fondateurs qu’à l’intérêt
28 Adolf Loos, « Regeln für die Siedlung », in :
chap. IX, p. 434.
général » et verser les bénéfices à la ville.
Loos 1983, p. 179.
5 Ibid., chap. XIII, p. 439.
« Cette banque pourrait prévoir que la totalité
29 Adolf Loos, « Les cités ouvrières
6 Ibid., chap. XI., pp. 436 - 437.
des bénéfices nets, ou la proportion de ses
modernes », in : Loos 1994, p. 302.
7 Ibid. : « À l’idée corrompue du travail corres-
bénéfices qui dépasseraient un certain taux,
30 Margarethe Schütte-Lihotzky, Warum ich
pond l’idée complémentaire d’une nature qui,
seraient versés à la caisse municipale, et que
Architektin wurde, sous la dir. de Karin Zogmayer,
selon la formule de Dietzgen, « est offerte
le choix serait laissé aux autorités de la ville
Residenz Verlag, Salzbourg, 2004, p. 28.
gratis »
d’en prendre la direction si elles étaient
31 Adolf Loos, « Les cités ouvrières
8 Ibid. : « Si le travail social était bien ordonné,
convaincues de son utilité et de sa solidité. »
modernes », in : Loos 1994, p. 304. [Le] :
selon Fourier, on verrait quatre Lunes éclairer
13 Ibid., chap. 9, p. 136 sq.
l’Anglais. Loos se réfère ici à la culture
la nuit terrestre, les glaces se retirer des pôles,
14 Ibid., chap. 1, p. 47.
anglaise, avec la cheminée dans le séjour.
l’eau de mer s’adoucir, les bêtes fauves se
15 Ibid., chap. 7, p. 115 sq.
32 Ibid., p. 302.
mettre au service de l’homme. Tout cela illustre
16 Ibid., chap. 9, p. 137. Les socialistes sont
33 Ibid., p. 308.
une forme de travail qui, loin d’exploiter la na-
favorables à un monopole d’État absolu.
34 Ibid.
ture, est en mesure de l’accoucher des créati-
17 Ibid., chap. 11, p. 149 sq. Cf. : Thomas
35 Adolf Loos, « Regeln für die Siedlung »,
ons virtuelles qui sommeillent en son sein. »
Spence, Les Vrais droits de l’homme (pam-
in : Loos 1983, p. 179.
9 Cf. Martin Steinmann, « La forme forte : vers
phlet 1775) ou La nationalisation de la terre,
36 Ibid.
une architecture en-deçà des signes », in :
Henry Hyndman, Londres, 1775 et 1782.
37 Solita Solano, « Vienna - A Capital Without
Martin Steinmann, Forme Forte : Schriften/Écrits
18 Ibid., chap. 10, p. 151.
a Nation », in : National Geographic Maga-
1972 –2002, sous la dir. de Jacques Lucan,
19 Ibid., chap. 10, p. 150.
zine, vol. XLIII, n° 1, Janvier, Washington DC
Bruno Marchand, Birkhäuser, Bâle, Boston,
20 Ibid., chap. 1, p. 39 sq. : Le terrain, qui
1923, pp. 77-102, ici pp. 83-86.
Berlin, 2003, p. 198.
devait être acheté à bas prix, appartient à la
38 Hannes Meyer, Bauen und Gesellschaft,
10 Ebenezer Howard, Les cités-jardins de
commune, administré par quatre personnes
Schriften, Briefe, Projekte, sous la dir. de Lena
demain, préface de Ginette Baty-Tornikian,
par fidéicommis. Les taxes foncières lui
Meyer-Bergner, VEB Verlag der Kunst Dresden
trad. Thérèse Elzière, Sens & Tonka, Paris, 1998,
reviennent après les prélèvements nécessaires
1980, chap. « Die Siedlung Freidorf », p. 14.
introduction, p. 32. Comme inconvénients de
au paiement des intérêts, à utiliser « pour la
(Trad. F. Mortier)
la ville, Howard note : « Loin de la nature. Les
création et l’entretien de tous les travaux et
39 Bernoulli, lui aussi très engagé dans le loge-
castes. Ateliers éloignés de la maison. Loyers
édifices publics : routes, écoles, parcs, etc. »
ment coopératif, deviendra célèbre un peu plus
élevés. Vie coûteuse. Longues journées de
21 Ibid., chap. 7, p. 115.
tard pour son engagement en faveur de la réforme
travail. Misère. Chômage. Brouillards. Fumées.
22 Ibid., chap. 8, p. 121 : « L’expérience de la
agraire, avec Maurice Braillard à Genève.
Notes pages 64 -73
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 95
40 Meyer 1980, pp. 10-14.
pliers, la rangée de noyers et la rangée d’her-
réveille. Le phonographe diffuse la Mazurka
41 Ibid., p. 14.
bacées avec les bâtiments et les portes de jar-
de Zopfenberg – et une Suite de Peer Gynt,
42 Cité d’après Lukas Gruntz, 100 Jahre
din. Oh ces portails de jardin ! Confidentiels
la Danse d’Anitra. Dansez dans les salles du
Siedlung Freidorf : Pioniergeist an der
et familiers, à moitié fosse aux ours, à moitié
roi de la montagne – Salutations de Nottwil. »
« äussersten Geschmacksgrenze », publié le
porte de monastère. Avec deux peupliers noirs
(Meyer 1924, p. 331)
05.01.2019 par Architekturbasel : https://archi-
de chaque côté, Populus italicus, un italien,
71 Meyer 1980, p. 32. (Souligné dans l’original)
tekturbasel.ch/100-jahre-siedlung-freidorf-pio-
frissonnant et chuchotant à chaque souffle
72 Cf. Robert Vischer, Über das optische
niergeist-an-der-aeussersten-geschmacksgren
d’air. » (Souligné dans l’original)
Formgefühl. Ein Beitrag zur Aesthetik (thèse),
ze/ (consulté le 09.07. 2023)
58 Ibid., p. 51.
Hermann Credner, Leipzig, 1873 : Selon
43 Susanne Stacher, Sublimes Visions.
59 Ibid.
Robert Vischer, c’est un acte psychique
Architecture dans les Alpes, Birkhäuser, Bâle,
60 Ibid.
consistant à emplir les phénomènes sensibles
2018, chap. 4 « L’enjeu de l’enfance »,
61 Ibid.
extérieurs de contenus mentaux. Theodor
pp. 136 -137.
62 Ibid.
Lipps y ajoute la dimension artistique : en con-
44 Meyer 1980, pp. 7-8.
63 Hannes Meyer, Jean Bard : « Das Theater
templant une œuvre d’art, le Je fusionne avec
45 Cité d’après : Matthias Möller, Leben in
Co-op », in : Das Werk n° 11, 1924,
l’objet regardé, suscitant le plaisir esthétique.
Kooperation : Genossenschaftlicher Alltag in
pp. 329 -332, ici 332.
(T. Lipps, « Zur Einfühlung », in : Psychologi-
der Mustersiedlung Freidorf bei Basel (1919 –
64 Ibid., p. 329.
sche Untersuchungen, éd par Th. Lipps, tome
1969), Campus Verl., Francfort-sur-le-Main/
65 Ibid., p. 331.
2, livret 2-3, 1913, pp. 111- 491.)
New York, 2015, p. 11.
66 Hannes Meyer, « Die neue Welt », in : Das
73 Böhme 2020, quatrième de couverture.
46 Silvio Gesell, Die natürliche Wirtschaftsord-
Werk, n° 13, Zurich, 1926, pp. 205 -224. Aussi
74 Jacques Rancière, Le partage du sensible,
nung durch Freiland und Freigeld,
in : Meyer 1980, pp. 27-32.
La Fabrique éditions, Paris 2000, p. 16.
Selbstverlag, Les Hauts-Geneveys, 1916.
67 Meyer 1980, p. 29. (Souligné dans
75 Ibid., p. 33.
47 Un autre texte de Meyer (son « Curriculum
l’original)
76 Meyer 1980, p. 29.
vitae ») indique la somme de 8,2 millions de
68 Ibid., p. 31. (Souligné dans l’original)
77 Ibid.
francs suisses. In : Meyer 1980, p. 11.
69 Ibid., p. 30.
78 Cité d’après : Marcel Bois, « Zwischen
48 Hannes Meyer, « Die Siedelung Freidorf.
70 Le théâtre Co-op, « Le rêve », jeu de pan-
Intersozialismus und Sozialfaschismus :
Erbaut durch Hannes Meyer, Basel », in : Das
tomime, Hannes Meyer a défini un cadre
Kommunistische Studentenfraktionen in der
Werk, n° 12, 1925, pp. 39-51, ici p. 40.
pour chacune des pièces ; voici l’exemple de
Weimarer Republik », pp. 18-34, in : Andreas
49 Ibid., p. 40 sq.
la scène du rêve pour en illustrer le caractère
Schätzke, Florian Strob, Wolfgang Thöner,
50 Ibid., p. 40. (Souligné dans l’original)
didactique et pédagogique : « Le rêve. "Face
Linke Waffe Kunst : Die Kommunistische
51 Ibid., p. 49.
au rêve, la vraie coopérative apparaît à une
Studentenfraktion am Bauhaus, Birkhäuser,
52 Ibid.
famille misérable." Misérable ! Une mère et
Bâle, 2022, p. 18.
53 Ibid.
deux enfants endormis. Une cafetière est en
79 Konrad Püschel, Béla Scheffler, Philipp
54 Ibid.
train de tituber dans la pièce. Descente
Tolziner, Tibor Weiner, René Mensch, Antonin
55 Hannes Meyer, « Curriculum vitae », in :
d’une araignée noire. L’effroi de la mère. Elle
Urban et Klaus Meumann. Cf. : Magdalena
Meyer 1980, p. 11.
gifle les enfants. Le père apparaît. L’araignée
Droste, Bauhaus : 1919 –1933 – réforme et
56 Meyer 1925, p. 50.
s’enfuit. Silence et attente. Le père sort une
avant-garde, trad. Sara D. Claudel, Taschen,
57 Ibid., p. 50 : « La promenade : le hall
miche de pain d’un papier. Le papier est une
coll. Petite collection, Hong Kong, Cologne,
d’entrée en fait, d’où la ruée. Tout converge
affiche de la coopérative. Le père l’épingle
Paris, 2006, p. 96.
dans la profondeur, dans le sens de la
au mur. Excitation de la famille. - Sommeil.
80 Cf. : Ursula Muscheler: Das rote Bauhaus.
perspective : les poteaux en bois, les fils télé-
Dormir. Ronflement. Gémissements.
Eine Geschichte von Hoffnung und Scheitern,
phoniques, la rangée des noyers, les murs de
Une image de rêve apparaît : les paquets de la
Berenberg Verlag, Berlin, 2016, p. 118 sq : Elle
jardin, les haies de troènes, les zigzags des
Co-op descendent : saucisses, marchandises,
a été arrêtée en 1938 et condamnée à mort
parterres de fleurs en brun tourbeux, le sentier
bébé ; ils se retournent et disparaissent. Une
avec de nombreux autres étrangers, sans
piétonnier pour des personnes, poussettes,
image de l’avenir surgit, énorme : la main du
procès. Leur fils Johannes Mengel (né le
vélos. Entre les deux [s’installe] une lutte
remboursement descend, chargée d’or. Le
4 janvier 1927) n’a appris la mort violente de
rythmique entre l’horizontale et la verticale, les
père et la mère s’en emparent avec avidité –
sa mère qu’en 1993.
murs et les haies avec les poteaux et les peu-
mais soudain, le rêve s’arrête. La famille se
81 Ce choix suscite de fortes critiques, et
Notes pages 74-83
95
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 96
96
cet ensemble coopératif est surnommé avec
99 Camillo Sitte, L’art de bâtir les villes,
dédain Tuschkastensiedlung, le « lotissement
l’urbanisme selon ses fondements artistiques,
projet », Éd. de la Maison des sciences de
de la boîte à gouaches ».
éd. du Seuil, Paris, 1996, p. 6, 10.
l’homme, Paris.
82 Bruno Taut, Une couronne pour la ville (Die
100 Amaldi 2011, pp. 321- 322.
Stadtkrone 1919), trad. de l’allemand par
101 Bruno Taut, « Tronc sans tête », in : Taut
G. Ballangé, éd. du Linteau, Saint-André-de-
2004, p. 77.
Roquepertuis, 2004.
102 Taut 2004, « Donnez-nous un drapeau ! »,
83 Bruno Taut, Architecture alpine (Alpine
pp. 78-84, ici : p. 78. (Traduction F. Mortier,
Architektur, 1919), trad. de l’allemand par
plus fidèle à l’original, idem pour le titre)
Daniel Wieczorek, éd. du Linteau, Saint-
103 Ibid. (Traduction légèrement modifiée)
André-de-Roquepertuis, 2005, folio 13.
104 Ibid., p. 80. (Traduction légèrement
84 Cf. Stacher 2018, chap. 2, pp. 62 - 63, 66-69.
modifiée).
85 Bruno Taut, Die Auflösung der Städte, oder :
105 Ibid.
Die Erde, eine gute Wohnung, oder auch : Der
106 Ibid., p. 81.
Weg zur Alpinen Architektur, Folkwang-Verlag,
107 Ibid.
Hagen, 1920. (La Dissolution des villes, ou : La
108 Ibid. (Traduction légèrement modifiée).
terre, une bonne maison, ou : La voie vers l’ar-
109 Taut était aussi membre de la
chitecture alpine)
Novembergruppe, un groupe « socialiste
86 Iain Boyd White, Bruno Taut and the
révolutionnaire radical » (autoproclamé) fondé
Architecture of Activism, Cambridge University
le 3 décembre 1918, après la Révolution de
Press, Cambridge, 1982, p. 83.
Novembre (Novemberrevolution) menée par
87 Erich Baron, « Édification », in : Taut 2004,
les socialistes révolutionnaires. Ses objectifs
pp. 134, 135 (Traduction modifiée par F.
étaient proches de ceux du Arbeitsrat für
Mortier, plus fidèle à l’original).
Kunst. Cette association d’architectes et
88 Taut 2004, p. 80.
d’artistes expressionnistes, abstraits ou da-
89 Ibid., p. 94.
daïstes sera dissoute après l’arrivée au pouvoir
90 Paul Scheerbart, « La vie nouvelle,
des nazis en 1933.
apocalypse architectonique » (1902), in : Taut
110 Entre 1924 et 1931, plus de 140 000
2004, p. 23.
logements sociaux ont été construits à Berlin ;
91 Ibid., p. 25.
de nouvelles cités ouvrières (Siedlungen), dont
92 Ibid.
la Onkel Toms Hütte, conçue par Taut peu
93 Ibid., p. 27.
après la Hufeisensiedlung.
94 Ibid., pp. 29 - 30.
111 Depuis 2008, elle est inscrite au patrimoine
95 Ibid., p. 31.
de l’UNESCO.
96 Bruno Taut, « Le Chaos », in Taut 2004.,
112 Steinmann 2003, p. 198.
pp. 71, 72. (Traduction modifiée par F. Mortier
113 Ibid.
et plus fidèle à l’original)
114 Ibid., p. 192.
97 Cf. Stacher 2018, chap. 2, p. 59 : Karl
115 Taut 2004, p. 80.
Friedrich Schinkel ou Caspar David Friedrich
116 Cf. Pierre Rabhi, Vers une sobriété
voulaient donner à la nation allemande, en train
heureuse, Actes Sud, coll. Babel, Arles, 2013.
de se constituer en 1815, une nouvelle identité
Pierre Rabhi a contribué à la formation d’une
à travers le style gothique de la cathédrale dite,
nouvelle pensée écologique en conférant un
à cette époque, « gothique-cristalline ».
aspect positif à la nécessaire réduction de la
98 Une politique notamment promue par
consommation des ressources.
Reinhard Baumeister, urbaniste en chef de
117 Cf. Salomé Wackernagel, « La Rurapolis
Berlin. Cf. Amaldi, Paolo Amaldi, Architecture,
comme formation territoriale face aux enjeux
Profondeur, Mouvement [APM], Infolio,
socio-environnementaux du développement
Genève 2011, pp. 321-322.
urbain », in Cahiers thématiques nº 22
« Réinventer le rural ? Le périmétropolitain en
Notes page 83 -93
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STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 98
Notes : page xx
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 99
Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, Paris, 1975, photo : Harry Gruyaert
3Création par destruction L’accélération du temps comme salut Temps : accélération Psychologie : pulsion de destruction et sublimation Mode opératoire : provoquer le déclin pour enclencher une renaissance
Le mode d’action dont traite ce chapitre repose sur un acte
activités productives et artistiques par le détour de la sublima-
de destruction. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il n’y ait
tion : si l’on « sait augmenter suffisamment le plaisir tiré du
pas d’ambition constructive sous-jacente, car la destruction
travail intellectuel et psychique, le destin ne peut alors guère
peut aussi ouvrir un nouvel horizon, comme si un « nettoyage
nous atteindre », souligne Freud ; « Cette forme de satisfaction,
en profondeur » était d’abord nécessaire. Il sera question
comme la joie de l’artiste à créer, à donner corps au produit
d’histoire et de table rase, idée fortement promue par
de son imagination […] possède une qualité particulière1 ».
Nietzsche, de progrès et d’entropie, de l’accélération et de
Comme les artistes, les architectes savent aussi se servir de
ses conséquences sur le plan économique, écologique, urbain
cet élan créateur dans les moments de crise, à la fois réelle et
et social.
ontologique, pour échapper ainsi à ce qui se présentait à eux
D’un point de vue psychologique, le moteur de l’action créa-
comme « le destin » immuable. Or il s’agit précisément de
trice est ici la pulsion de mort (ou pulsion de destruction),
changer ce destin : l’opération d’accélération temporelle vise
théorisée par Freud après les traumatismes de la Première
à précipiter un déclin, suivi d’un acte de sublimation qui sus-
Guerre mondiale. Contrairement à la pulsion de vie, elle tend
pend le temps afin d’ouvrir un nouveau champ de possibles
à la déliaison : elle veut casser, réduire à néant, détruire, ramener
qui soit radicalement différent.
le vivant à un état antérieur anorganique en visant d’abord le
Cette dynamique psychologique sous-tend tous les projets
sujet lui-même. Ce processus de désintégration est une lutte
présentés dans ce chapitre dont l’action créatrice repose sur
constante entre Éros et Thanatos. La pulsion de destruction,
un processus de destruction. Poussés par le désir d’accéléra-
soumise à une compulsion de répétition, se place au-dessus
tion, certains architectes ont tenté de créer des espaces et
du principe de plaisir, car elle réduit les tensions internes.
des temporalités autres, soit pour esquisser un « monde
Afin de les soulager au plus vite, on veut détruire – et accélérer
nouveau » (radicalement plus moderne, égalitaire, hygiénique,
le temps. Toutefois, cette pulsion peut être transformée en
sensoriel, etc.), soit pour effacer l’ancien – parfois sans viser
Notes : page 129
L’accélération du temps comme salut
99
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 100
une perspective d’avenir particulière. Nous appelons « création
qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation.
par destruction » cette double opération de destruction et
Pour pouvoir déterminer ce degré et, par celui-ci, les limites
de sublimation par l’architecture (et les arts). Il s’agit plus
où le passé doit être oublié sous peine de devenir le
précisément, selon le cas, d’une création qui peut s’opérer
fossoyeur du présent, il faudrait connaître exactement la
de manière proactive à travers un acte de destruction, ou de
force plastique d’un homme, d’un peuple, d’une civilisation,
manière réactive à la suite d’une destruction subie, en adoptant
je veux dire cette force qui permet de se développer hors
des postures prospectives ou aperspectives (sans perspective,
de soi-même, d’une façon qui vous est propre, de
nihilistes). Dans l’analyse des exemples, nous serons attentifs
transformer et d’incorporer les choses du passé, de guérir
à cette nuance, car elle implique chaque fois un déroulement
et cicatriser des blessures, de remplacer ce qui est perdu,
temporel différent ainsi qu’une autre disposition psychologi-
de refaire par soi-même des formes brisées3. »
que. Ces opérations temporelles portées par des réactions
Si la capacité d’oublier est libératrice pour le philosophe du
psychiques peuvent se traduire par diverses postures esthéti-
romantisme allemand, il importe aussi de savoir se souvenir
ques qui apparaissent dans les moments d’instabilité et de
au bon moment, car « le point de vue historique aussi bien
basculement. En quoi consistent donc ces actes de destruction
que le point de vue non historique sont nécessaires à la
opérés par les architectes ? Quels sont les modes de sublima-
santé d’un individu, d’un peuple et d’une civilisation4 ».
tion, et quel est leur message sociétal et symbolique ? Quelles
Soucieux de ne pas se laisser écraser par l’histoire, mais de
fins poursuivent-ils et quelle esthétique produisent-ils ? De
générer perpétuellement un renouveau qui, à son tour, s’inscrira
quelle nature sont ces stratégies accélérationnistes et quel
dans l’histoire, Nietzsche plaide pour que chacun puisse
est leur impact sur la ville, la société et l’environnement ?
créer son propre horizon, sa propre vision du monde, prémisse pour que « l’homme devienne homme5 ». Il introduit ainsi
Le Dionysos nietzschéen : « faire table rase »
une nouvelle approche qui permet à l’individu de penser et d’agir librement – quitte à rompre avec l’histoire quand bon
L’acte de destruction peut aller de concert avec un rituel
lui semble pour tourner la page.
dionysiaque, puisque celui-ci évacue tout ce qui relève de
L’idée romantico-dionysiaque d’une « création de valeurs à
l’apollinien (le Beau, l’harmonie, la stabilité). C’est cette
partir du néant6 » s’exprime dans le concept de la table rase
perte de repères et ce chamboulement qui rendent possible
créatrice, qui réapparaît dans plusieurs écrits de Nietzsche.
une libération profonde en faisant table rase du monde an-
Dans Ecce homo, il proclame : « Et pourquoi n’irais-je pas
cien, condition même d’une renaissance : se libérer du passé
jusqu’au bout ? J’aime faire table rase7. » C’est une façon de
pour pouvoir agir. Cette posture est incarnée par la figure de
libérer la pensée qui permet de créer. Dans La généalogie
Dionysos, que Nietzsche associe à la rupture avec l’histoire,
de la morale, cette idée est intériorisée et mise en relation
la table rase étant un mode opératoire de la création. Ses
avec la conscience : laisser place au silence pour faire appa-
réflexions nous intéressent particulièrement ici, car le philo-
raître l’inattendu : « Fermer de temps en temps les portes et
sophe nous fournit une clé de lecture de cet étrange mode
les fenêtres de la conscience ; […] faire silence, un peu, faire
de destruction qui semble être en fin de compte la condition
table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau
même de toute création radicale.
de la place pour les choses nouvelles8 ». À ces moments de suspension, d’oubli et de rupture avec le
Rupture avec l’histoire et table rase
temps historique, des actes créateurs surgissent. S’interrogeant
L’acte de destruction met fondamentalement en question le
sur les motivations d’un tel processus de création-destruction,
rapport à l’histoire. Selon Nietzsche, la conscience nostalgique
Nietzsche fait une distinction entre les nihilistes, portés par
du passé est paralysante : « toute action exige l’oubli » pour
« la haine de l’être manqué9 » (posture qu’il écarte résolument),
qu’il puisse y avoir transformation :
et le désir dionysien, qui le fascine : l’âme torturée du philo-
2
100
« Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens
sophe ou de l’artiste qui se cherche sans cesse dans une
historique qui nuit à l’être vivant et qui finit par l’anéantir,
quête profondément romantique de la connaissance.
Création par destruction
Notes : page 129
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 101
Le côté obscur et tragique de la puissance créatrice se cristallise
Son plaidoyer pour la table rase libératrice fait école et se
dans le rire de « ce monstre dionysien, qui a [pour] nom
prolongera au-delà de la philosophie vers la pratique, surtout
Zarathoustra10 » et dans sa danse chancelante dans la tempête.
dans le champ de l’architecture et de l’urbanisme. Nietzsche
Le rire et la danse du prophète narrés par Nietzsche sont des
est fasciné par la figure de l’architecte, dans laquelle il pro-
symboles porteurs d’un monde qui se dissout pour se recom-
jette « le grand acte de volonté, la volonté qui déplace les
poser autrement, dans une incertitude libératrice – « cette
montagnes, l’ivresse de la grande volonté qui a le désir de
merveilleuse incertitude, […] cette multiplicité de la vie »,
l’art. » Dans l’architecture, il voit « une sorte d’éloquence du
comme Nietzsche le formule avec enthousiasme. Le rire résulte
pouvoir par les formes tantôt convaincantes et même cares-
d’une distanciation critique par rapport à la société, c’est une
santes, tantôt donnant seulement des ordres. Le plus haut
réaction soudaine provoquée par la prise de conscience de
sentiment de puissance et de sûreté trouve son expression
notre propre être-au-monde, en décalage avec la société.
dans ce qui est de grand style16. » Il n’est donc pas étonnant
Nous avons vu ce type de distanciation au Monte Verità
que cette fascination rejaillisse sur certains mouvements
(chap. 1), où la danse, libérée de toute convention, brise la
architecturaux qui suivront, puisqu’en mettant en avant « le
morale en vigueur. Nietzsche met en avant qu’il n’y a pas de
grand acte de volonté » et la puissance ordonnatrice, il confère
vérité absolue, chacun doit trouver son chemin pour devenir
à l’architecte un pouvoir singulier qui jusqu’alors n’avait pas
ce qu’il est. Ainsi, Zarathoustra s’adresse à ses disciples en
été conceptualisé de la sorte.
11
précisant que « celui qui parle ici n’est pas un fanatique, ici on ne "prêche" pas, on n’exige pas la foi 12 », en les invitant à se suivre eux-mêmes. Le rire, la danse, l’incertitude, l’oubli, les formes brisées et la table rase sont les modes opératoires d’une création destruc-
F. T. Marinetti et Antonio Sant’Elia : Manifestes futuristes, 1909/1914
trice qui rompt avec l’histoire au profit d’une quête artistique.
En Italie, la réception de Nietzsche débute sur un plan littéraire,
Dans l’un de ses manuscrits de la fin de l’année 1888, écrit
avec D’Annunzio, mais elle prend une tournure foncièrement
dans l’un de ses derniers moments de lucidité (publié à titre
politique en 1908 avec l’article « La filosofia della forza17 » de
posthume dans Ecce homo en 1908), Nietzsche se montre
Mussolini, réponse à la conférence du député Treves sur La
bien conscient du caractère explosif de son œuvre :
volonté de puissance (publié en 1901, après la mort du philo-
« Un jour, mon nom sera associé au souvenir de quelque
sophe, par sa sœur qui aura assemblé et modifié ses écrits à
chose de prodigieux – à une crise comme il n’y en eut
sa guise18). Mussolini, à cette époque encore socialiste radical,
jamais sur terre, à la plus profonde collision de consciences,
exalte la dimension antisystème et les accents antiallemands
à un verdict inexorablement rendu contre tout ce qu’on
de la philosophie nietzschéenne, tout en donnant une inter-
avait jusqu’alors cru, réclamé, sanctifié. Je ne suis pas un
prétation strictement belliciste du surhomme, à laquelle il
être humain, je suis de la dynamite . »
associe l’édification d’un homme nouveau, au sens évolution-
13
Pratiquant une inversion de toutes les valeurs, Nietzsche pense
niste et darwiniste du terme, comme le souligne Francesca
qu’après lui, « nous allons changer le Calendrier du temps, je
Belviso. Le surhomme mussolinien, dont la devise est « Nulla
vous le jure », écrit-il en mettant en cause le temps chrétien
è vero, tutto è permesso! 19» est appelé à bâtir un monde
avec un certain aplomb, mais aussi avec « une peur panique
nouveau en faisant table rase de toutes les valeurs anciennes.
que l’on aille un beau jour me canoniser. […] Je ne veux pas
Fondées sur la rupture avec l’histoire et la table rase, les
être un saint, plutôt encore un pitre15 ». Mais ses successeurs
idées nietzschéennes inspirent largement le futurisme, qui
en décideront autrement. Ses écrits, et en particulier la notion
révolutionne l’art et l’architecture. Ce mouvement, dont le
dionysiaque de surhomme, feront l’objet d’un contresens
mode opératoire est la glorification et l’esthétisation de la
(seule sera retenue la volonté de puissance), bien loin de la
vitesse machinique et des forces destructrices, entend rompre
quête de transcendance qu’il prônait et dans laquelle il voyait
brutalement avec le temps présent et le passé – élan aux
un corollaire indispensable de l’émancipation de la pensée.
traits dionysiaques, mais en fin de compte assez éloigné du
14
Notes : page 129
F. T. Marinetti et Antonio Sant’Elia : Manifestes futuristes
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sens nietzschéen de ce qualificatif. Le futurisme, qui exalte la
est plus belle que la Victoire de Samothrace23 ».
guerre comme système disruptif ultime, est créé par un groupe
Ce jeune révolté veut en effet rompre avec la culture d’une
de jeunes poètes, dont l’aîné, Filippo Tommaso Marinetti, a
société ancrée dans le passé, qu’il considère comme arriérée
à peine 30 ans. C’est lui l’auteur du manifeste fondateur du
et figée, en s’attaquant à ses lieux et à ses symboles, aux
futurisme, qui sera publié à la une du Figaro le 20 févier 1909
bibliothèques et aux musées :
sous le titre « Le futurisme ». Ce jeune écrivain, artiste et ju-
« Viennent donc les bons incendiaires aux doigts
riste, auquel les jésuites de Paris ont donné une éducation
carbonisés ! ... Les voici ! Les voici ! ... Et boutez donc le
stricte contre laquelle il ne cessera de se rebeller, est sans
feu aux rayons des bibliothèques ! Détournez le cours des
doute partiellement influencé par l’œuvre de Nietzsche, qu’il
canaux pour inonder les caveaux des musées ! ... Oh !
a dû lire par l’intermédiaire d’autres auteurs comme Georges
Qu’elles nagent à la dérive, les toiles glorieuses ! À vous
Sorel et Mario Morasso – dont il s’inspirera quand, dans son
les pioches et les marteaux ! ... Sapez les fondements des
premier manifeste, il comparera la voiture de course à la
villes vénérables24. »
Victoire de Samothrace. Comme l’explique Belviso, Morasso
Cet élan radical et fortement iconoclaste n’est cependant pas
fait le lien entre la réception littéraire et l’exploitation politique
moderne au sens émancipatoire du terme, bien au contraire.
de la philosophie de Nietzsche. Marinetti tient cependant
Il s’oppose non seulement aux institutions culturelles, mais
à affirmer son indépendance artistique et idéologique par
aussi aux nouveaux mouvements d’émancipation des femmes
rapport au philosophe allemand et se distancie notamment de
que l’on voit apparaître à cette époque : « Nous voulons
ce qu’il taxe de « passéisme irrémédiable20 » : « Dans notre
démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme,
lutte contre la passion professorale du passé, nous récusons
le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires25. »
violemment l’idéal et la doctrine de Nietzsche. […] son Sur-
Obsédé par une virilité héroïque, ce manifeste glorifie le
homme, conçu dans le culte philosophique de la tragédie
danger, le courage, la révolte, l’agressivité, l’insomnie fiévreuse,
grecque, suppose chez son père un retour passionné au
le saut périlleux, la gifle et le coup de poing, la vitesse26, et
paganisme et à la mythologie21. » Les futuristes, quant à eux,
surtout « la guerre, – seule hygiène du monde –, le milita-
ne veulent pas puiser dans le passé, mais se jeter, en sautant
risme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les
par-dessus le présent, dans un avenir lancé à pleine vitesse, et
belles Idées qui tuent et le mépris de la femme27. » Les futuristes
sans véritable objectif. Si le principe iconoclaste de la table
aspirent à rompre avec l’histoire et la culture en effaçant le
rase, la dynamite explosive de la pensée nietzschéenne et le
passé, voire le temps et l’espace, au profit d’une « éternelle
style du philosophe ont indéniablement laissé leur marque,
vitesse » du grand Absolu :
sa pensée n’a pas été correctement reçue, car elle a été dé-
« 8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !
tournée à d’autres fins.
.... À quoi bon regarder derrière nous, du moment qu’il
Marinetti introduit son manifeste par quelques lignes écrites
nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l’impossible ?
sous forme de vers libres, dans lesquelles on perçoit son
Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons déjà
enthousiasme pour l’accélération de l’industrialisation. Même
dans l’absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle
les déchets industriels se parent ici d’une aura céleste : « Le
vitesse omniprésente28. »
visage masqué de la bonne boue des usines, pleine de scories
Ce moment d’arrêt, où le temps et l’espace ne peuvent résister
de métal, de sueurs inutiles et de suie céleste, portant nos
à la volonté rebelle d’un renouveau radical, est particulièrement
bras foulés en écharpe », écrit-il poétiquement en terminant
intéressant pour notre étude, car la structure spatio-temporelle
le prologue par un appel au ton étrangement impérieux :
y est remplacée par une « éternelle vitesse omniprésente »
« Nous dictâmes nos premières volontés à tous les hommes
qui ne connaît ni passé ni futur, qui ne s’inscrit ni dans l’histoire
vivants de la terre ». Dans les onze points du manifeste qui
ni dans l’espace ; elle a sa dynamique propre, bien que ne
suivent, l’esthétisation du machinisme belliqueux est omni-
poursuivant aucun but. En ce sens, elle est proactive et
présente, cette phrase célèbre en est l’illustration : « Une
foncièrement aperspective. Le manifeste se termine sur un
automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille,
ton provocateur en s’élevant à des dimensions cosmiques :
22
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Création par destruction
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« Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une
l’enseignement dispensé à l’Accademia di Brera, encore axé
fois le défi insolent aux étoiles ! ».
sur les styles et les décorations d’autrefois. La lecture de
L’influence nietzschéenne transparaît dans la préface du
l’ouvrage Die Wagnerschule (1902) le familiarise avec le mo-
premier roman de Marinetti, Mafarka le futuriste (1909), dont
dernisme de l’école d’Otto Wagner, alors professeur à Vienne,
le ton poétique rappelle celui du prologue d’Ainsi parlait
et en particulier avec l’œuvre de Joseph Maria Olbrich, dont
Zarathoushtra (1885) de Nietzsche : « Ô grande astre ! Quel
les premiers dessins de Sant’Elia trahissent la forte influence.
serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires ! ».
Antonio Sant’Elia appartient au groupe avant-gardiste Nuove
Marinetti s’adresse à ses pairs en ces termes : « Grands poètes
Tendenze qui se revendique ouvertement comme l’« aile droite
29
30
incendiaires ! Ô mes frères futuristes ! ». Même ton impérieux que les idées formulées « à coup de marteau31 », qui donne au texte un caractère explosif, inspiré par la « dynamite » nietzschéenne. Dans ce roman, Marinetti met en scène une sorte de surhomme mécanique et ailé, idéal masculin futuriste incarné par la figure de l’Africain Mafarka, dont l’esprit est aux antipodes de celui de la vieille Europe pétrie de culture livresque. Il exalte un mode archaïque reposant sur les instincts primaires, loin des codes moraux occidentaux (et totalement éloigné, aussi, de la philosophie de Rudofsky, qui s’intéressera, lui, vraiment à ces cultures lointaines, sans fantasmes virils ni guerriers, et en tirera des leçons pour concevoir une autre forme de culture). L’enthousiasme belliqueux, l’agressivité et la radicalité du mouvement futuriste attirent de nombreux jeunes hommes du monde de l’art et de l’architecture, pour lesquels la vitesse et la mécanisation sont une force libératrice dans un pays en proie à une profonde crise économique, sociale et identitaire, dominé par la pauvreté et l’analphabétisme et où l’avenir semble bouché. L’homme futuriste « est le vrai nouveau barbare qui fusionne avec la machine et se transforme en une roue dans l’engrenage de la Modernité32 ».
Manifeste de l’architecture futuriste, Antonio Sant’Elia, 1914 À la veille de la Première Guerre mondiale, Antonio Sant’Elia publie le Manifeste de l’architecture futuriste (le 11 juillet 1914), animé d’un élan similaire à celui de Marinetti, mais transposé à l’architecture et à son expression formelle. Ce nouveau manifeste témoigne de l’ampleur qu’a prise le futurisme en tant que mouvement artistique et politique. Né en 1888 à Côme, le jeune Sant’Elia part étudier à Milan, où il découvre une ville industrielle en devenir, dynamique et fascinante, qui contraste fortement avec le reste de l’Italie, – et avec
Notes : page 129
Antonio Sant’Elia, La Centrale elettrica (partie de la série « La Città Nuova »), 1914, encre noire et gouache sur papier
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et modérée33 » du futurisme. Il rejoint en 1914 ce mouvement,
par les futuristes au rang d’icônes symboliques, car ils voient
dans lequel son ami peintre Mario Chiattone est activement
dans la mobilité machinique et dans la « fée électricité37 » les
engagé. Pour leur exposition Nuove Tendenze34 à Milan, il
véritables moteurs du monde futur.
écrit un texte connu sous le nom de « Messaggio », trans-
Dans la lignée des futuristes, mais sans leur tonalité belliqueuse
formé peu après en manifeste, probablement avec la partici-
et nihiliste, Sant’Elia veut réinventer l’architecture en rompant
pation d’Ugo Nebbia, Mario Buggelli et Marinetti35.
radicalement avec l’histoire, comme en témoigne le cinquième
Ce jeune architecte, auteur de plus de 300 dessins (projets,
point de son Manifeste de l’architecture futuriste38 :
esquisses et détails architecturaux, dont la série « Dynamis-
« 5. Les anciens tirèrent leur inspiration artistique des
mes architectoniques »), propose dans une série de dessins
éléments de la nature. Quant à nous, matériellement et
intitulée « La Città Nuova » (1914) une architecture sans orne-
spirituellement artificiels, nous devons tirer notre inspiration
ments ni sculptures décoratives (contrairement à l’école de
artistique du nouveau monde mécanique que nous avons
Wagner), au profit d’un langage formel épuré dont la « nu-
créé, et dont l’architecture futuriste sera l’expression
dité » radicale s’inspire de l’esthétique industrielle ainsi que
lumineuse et la synthèse parfaite. Le nouveau monde
des gratte-ciels de New York. Son architecture est composée
mécanique trouve son pendant dans une architecture
de formes obliques, souvent représentées par des perspecti-
qui lui correspond et qui sait intégrer les nouvelles
ves en contre-plongée, qui dramatisent les lignes de fuite et
technologies. »
confèrent aux édifices un dynamisme accru. Paolo Amaldi
Il rêve d’une élasticité dynamique, qu’il attribue aux lignes
souligne à juste titre les implications de cette forme de re-
obliques et elliptiques ainsi qu’aux nouveaux matériaux de
présentation sur le plan de la perception : « Bien que le goût
construction, pour remplacer la vieille architecture statique.
de Sant’Elia pour la massivité se dissociât des théories concer-
Sa source d’inspiration n’est plus la nature, mais la mécanique
nant la dissolution totale du bâtiment dans la ville énoncée par
créée par l’homme :
Marinetti, l’invention du point de vue en contre-plongée en dit
« 1. L’architecture futuriste est l’architecture du calcul de
long sur le statut idéologique et culturel qu’il entend attribuer
l’audace téméraire et de la simplicité ; l’architecture du
au spectateur moderne. Il renforce, de fait, cet effet de sou-
ciment armé du fer, du verre, du carton-pâte, et de toutes
mission et d’immersion aux données perceptives immédiates,
les matières qui peuvent utilement remplacer le bois, la
sanctionnant l’impossibilité de bénéficier d’une vue surplom-
pierre, et la brique pour obtenir un maximum d’élasticité
bante, froide et analytique, à l’inverse, par exemple, des
et de légèreté39. »
axonométries d’un Alberto Sartois. Ou des images qui accom-
Dans les villes qu’il appelle de ses vœux, la temporalité est
pagneront quelques années plus tard la ville de trois millions
tout aussi éphémère que dans le manifeste de Marinetti : ni
d’habitants de Le Corbusier : une organisation formelle repo-
passé ni futur, mais un éternel présent en perpétuel renou-
sant sur des points de vue totalisants36. » Dans le portrait ar-
vellement :
chitectural suivant, nous reviendrons sur cette différence avec
« 8. […] Les choses doivent durer moins que nous. Chaque
Le Corbusier, qui représentera son modèle idéal comme un
génération doit construire sa ville. Ce renouvellement
système abstrait à appliquer d’en haut, alors que Sant’Elia,
continu du milieu architectonique collaborera à la victoire
auteur lui aussi de systèmes et de types reproductibles, place
du futurisme qui a déjà imposé dans le monde entier ses
souvent le spectateur dans une position immersive, le regard
Mots en liberté, son Dynamisme plastique, la Musique et
orienté vers le haut, pour donner un statut monumental et
son Art des bruits contre la bêtise agressive et la lâcheté
héroïque aux architectures nouvelles.
des passéistes40. »
Sa Città Nuova consiste en de gigantesques édifices hybrides
104
À l’instar de Marinetti, Sant’Elia inverse les choses en se mettant
conçus pour les transports terrestres et aériens : la « gare
du bon côté : ce n’est pas la posture futuriste qui est agressive
pour avions et trains avec ascenseurs [extérieurs] et trois
en imposant « ses Mots […], son Dynamisme » etc., mais la
niveaux de routes », tout comme la centrale électrique, de-
« bêtise » et la « lâcheté des passéistes », qui regardent en
viennent de véritables monuments de la modernité, élevés
arrière et s’appuient sur l’histoire au lieu de se projeter dans
Création par destruction
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le futur. Dans son discours, le principe de la table rase et celui d’un renouveau perpétuel sont omniprésents. Si le manifeste de Marinetti porte plutôt sur la destruction du monde ancien, Sant’Elia, en tant qu’architecte, propose quant à lui une nouvelle esthétique qui correspond au nouveau monde imaginé par les futuristes et à laquelle il donne corps dans sa série de dessins « La Città Nuova ». Il veut rompre avec la continuité historique pour créer, de manière proactive et prospective, un « nouveau monde mécanique ». Le dimension politique du futurisme Ce jeune architecte, enthousiasmé par le manifeste de Marinetti, est socialiste et irrédentiste – doctrine politique née en 1866 (et reprise plus tard par le fascisme), qui revendique l’unification de tous les territoires italophones, y compris ceux qui appartiennent à l’époque à l’Empire austro-hongrois (Trieste et la Dalmatie). Dès l’entrée en guerre de l’armée italienne contre les Habsbourg au printemps 1915, il rejoint avec Marinetti, Umberto Boccioni et Luigi Russolo le bataillon Volontaires Cyclistes Automobilistes. Un an plus tard, à l’âge de 28 ans, il est mortellement touché par une balle lors de la huitième bataille de l’Isonzo. Une vie brève, qui aura toutefois donné corps à une œuvre intense et prometteuse. Marinetti est lui aussi irrédentiste. Dans sa jeunesse, il est proche du mouvement socialiste, puis devient anarchiste, courant dont il s’éloigne en 1910 pour soutenir la guerre en Libye contre l’Empire ottoman. Dès leur création en mars 1919, il rejoint les Faisceaux italiens de combat, premier parti fasciste européen, aux côtés du futuriste Mario Carli et de l’agitateur Benito Mussolini, qui, une fois au pouvoir, élèvera Marinetti
Antonio Sant’Elia, Gare d’avions et de trains avec ascenseurs sur trois niveaux de routes, 1914, perspective, encre noire sur papier
au rang d’académicien en 1929. En 1938, Marinetti publie un texte qui glorifie et esthétise la guerre coloniale menée par
Manifeste futuriste de 1909, de « seule hygiène du monde42 »)
l’Italie en Éthiopie :
va jusqu’à la destruction totale. Son principe cynique « Fiat
« Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes, nous nous
ars, pereat mundus43 » (Que l’art soit, même si le monde
élevons contre l’idée que la guerre serait anti-esthétique.
doit périr) place l’art au cœur de l’apocalypse. D’où le com-
C’est pourquoi nous affirmons ceci : […] La guerre est
mentaire critique de Walter Benjamin en 1936 : « Tel est le
belle, parce qu’elle réalise pour la première fois le rêve
mot d’ordre du fascisme, qui, Marinetti le reconnaît, attend
d’un homme au corps métallique. […] La guerre est belle
de la guerre la satisfaction artistique d’une perception sensible
parce qu’elle crée de nouvelles architectures, comme celle
modifiée par la technique. C’est là évidemment la parfaite
des grands chars, des escadres aériennes aux formes
réalisation de l’art pour l’art. » Selon Benjamin, pour qui cette
géométriques, des spirales de fumée montant des villages
posture est épouvantable, l’humanité est devenue suffisamment
incendiés, et bien d’autres encore […] . »
« étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction
41
L’esthétisation de la guerre (qu’il qualifie déjà dans son
Notes : pages 129 et 130
comme une jouissance esthétique de premier ordre. Voilà
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105
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quelle esthétisation de la politique pratique le fascisme44 ».
exemples le plan de Barcelone de Cerdà (1841), la ville linéaire
Les futuristes développent une vision accélérationniste aux
de Soria y Mata (1882), la cité-jardin (1898) et Die Großstadt
traits destructeurs, tout en imaginant un nouveau monde
d’Otto Wagner (1911), dont s’inspirera Sant’Elia. Mais la
mécanisé. La « création par destruction » s’opère ici à travers
guerre marque une césure profonde et accélère la volonté de
une rupture radicale et violente avec l’histoire et la culture,
renouveau, car les paradigmes du monde ancien semblent
propulsant l’Uomo nuovo mécanisé, symbole d’une Italianità
soudain complètement obsolètes. La rupture avec l’histoire
moderne et industrialisée, dans un autre espace-temps, dé-
et un geste de « table rase » libérateur paraissent nécessaires
terminé par la vitesse, la mécanisation du monde et la guerre
afin d’imposer des changements radicaux qui soient en mesure
comme ultime remède. Dans la conception du monde de
d’extirper la ville historique européenne (dont le tissu urbain
Marinetti, le temps et l’espace n’existent plus, tout se dissout
date d’époques révolues) de la crise provoquée par le monde
dans la vitesse. La posture proactive des futuristes, qui veulent
moderne. Au cœur de cette vision, l’automobile naissante
tout détruire pour accélérer et précipiter le cours des choses,
joue un rôle clé, à la fois comme symbole éminemment
est profondément nihiliste et aperspective ; mais dans les
fascinant d’une modernité machiniste et comme facteur de
dessins de Sant’Elia, elle se traduit par la vision prospective,
destruction de villes inadaptées à la circulation routière.
la ville avant-gardiste à l’esthétique futuriste, qui inspirera
Le Plan Voisin de Paris, développé par Le Corbusier en 1925,
fortement le Mouvement moderne.
est sans doute l’exemple le plus radical de schéma urbain faisant sans concession table rase de la ville historique. Pourrait aussi être mentionné dans ce contexte le Plan Directeur de
Le Corbusier : Plan Voisin de Paris, 1925
Genève conçu par Maurice Braillard en 1935, qui propose de raser les quartiers construits au XIXe siècle autour du centre-
106
Tel que nous venons de le voir, c’est en conjuguant les tendan-
ville historique au profit d’une nouvelle ville verte avec des
ces nihilistes et destructrices que le futurisme donne naissance
maisons en bande. Sur le plan politique, son propos est en-
à l’esthétique de la machine. Le fonctionnalisme, qui apparaît
core plus radical que celui de Le Corbusier, puisqu’il s’atta-
après la guerre, tend également à la destruction, car il fait
que à la propriété foncière, qu’il veut remplacer par des
table rase des formes architecturales et urbaines existantes,
coopératives d’habitats après une profonde réforme foncière.
mais cette fois dans l’objectif de recomposer un monde
Ce qui est particulièrement frappant dans le projet utopique
meilleur. Il met l’accent sur la construction d’un monde qu’il
d’une « Ville contemporaine de trois millions d’habitants »,
veut plus fluide, plus sain et plus social, la destruction n’étant
conçue in abstracto par Le Corbusier en 1922, c’est le fait
qu’un moyen pour créer de nouveaux types de villes à partir
qu’il ait choisi de l’implanter, non pas en périphérie
d’un plan directeur. Dans le « Plan Voisin » de Paris, grand
urbaine (comme le proposait Howard pour sa cité-jardin afin
projet pour une modernité « radieuse » de Le Corbusier (1887–
de disposer d’un espace suffisant), mais en plein cœur de
1956), on retrouve les principes esthétiques et programmati-
Paris, choix qui confère une violente dimension destructrice à
ques de la Città Nuova de Sant’Elia, notamment la gare inter-
ce projet-manifeste d’une modernité « radieuse ».
modale et l’organisation spatiale d’une ville moderne avec ses
Pour Le Corbusier, lui aussi lecteur de Nietzsche et fasciné
rues à plusieurs niveaux, même si la forme et le discours dif-
par la rupture avec l’histoire46, Paris est le « siège des tradi-
fèrent dans le projet de Le Corbusier.
tions », suite ininterrompue de « pages tournées47 » ; il propose
Les arguments avancés par le Mouvement moderne sont
donc de renverser ces traditions et de tourner une nouvelle
principalement l’hygiène, l’amélioration des conditions sociales
page, qui effacerait toutes les autres. Après les différentes
et l’optimisation fonctionnelle des villes, considérées comme
transformations effectuées au cours des siècles et notamment
trop denses, trop polluées, trop insalubres et trop congestion-
celles de Haussmann, dont il admire l’efficacité, Paris doit,
nées depuis la naissance de l’automobile. Certes, les modèles
selon lui, entamer une mutation encore plus radicale.
de réorganisation des villes ne sont pas une nouveauté. Sans
Le Corbusier brosse un tableau sombre de l’état des villes :
remonter au-delà du XIXe siècle45, on peut citer comme
elles « se gonflent, s’étalent ; on y accourt, on s’y presse, on
Création par destruction
Notes : page 130
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 107
y travaille, on y lutte, on vient souvent s’y brûler à la flamme
qui, pour l’exposition de 1922, songe à un petit projet urbain
de l’indifférence ». Pour y remédier, ce jeune architecte, qui
décoratif : « L’art urbain c’est la boutique, l’enseigne en fer
a à peine 35 ans en 1922, propose quatre postulats d’action
forgé, la porte de la maison, la fontaine dans la rue, tout ce
publiés dans le livre Urbanisme (1925) :
que nos yeux voient de la chaussée, etc. Faites-nous donc
48
« 1° Décongestionner le centre des villes pour faire face
une belle fontaine ou quelque chose de semblable ! » dit-il à
aux exigences de la circulation.
Le Corbusier, qui détourne aussitôt la commande pour en
2° Accroître la densité du centre des villes pour réaliser le
amplifier drastiquement l’envergure : « On fit autre chose :
contact exigé par les affaires.
on fit l’étude d’une "Ville Contemporaine de 3 Millions
3° Accroître les moyens de circulation, c’est-à-dire modifier
d’Habitants"50 ». Le projet est exposé sur un « grand stand
complètement la conception actuelle de la rue qui se
de 27 mètres de long, comportant, entre autres, un diorama
trouve être sans effet devant le phénomène neuf des
de 100 m2 ». Le Corbusier s’enflamme pour ce projet radica-
moyens de transport modernes : métros ou autos,
lement différent de la ville traditionnelle :
tramway, avions.
« Par cette étude, on pénétra dans le monde miraculeux
4° Accroître les surfaces plantées, seul moyen d’assurer
des certitudes imminentes. L’analyse conduit à des
l’hygiène suffisante et le calme utile au travail attentif
dimensions, des échelles nouvelles et la synthèse à un
exigé par le rythme nouveau des affaires 49 »
organisme urbain si différent de ce qui existe que l’esprit
Dans l’esprit de Le Corbusier, la ville nouvelle est faite pour
a peine à se l’imaginer51. »
être traversée à grande vitesse et vue depuis une certaine
De fait, cette difficulté entraîne de nombreuses critiques et
altitude : composée de gratte-ciels offrant des vues vertigineu-
oppositions : « Toutes les discussions imaginables, passionnées
ses, elle est traversée par une autoroute et des avions atter-
[qui ont] suivi cette étude, s’enflent chaque jour davantage :
rissent en plein centre-ville. L’accélération est le facteur clé
"Vous travaillez pour la lune !" », lui reprochent ses adversaires,
de ce projet, qui mise avant tout sur la vitesse, rendue possible
auxquels il répond, sur un ton triomphant et détaché, par des
par les nouvelles technologies.
arguments purement rationalistes : « Jusqu’ici, aucun argument technique n’est venu combattre efficacement les propositions
Ville contemporaine de trois millions d’habitants
rationnelles de ce projet52. » Le Corbusier suscite également
Le projet de Le Corbusier pour la « Ville contemporaine de
l’intérêt de différentes organisations politiques, notamment à
trois millions d’habitants » naît d’une commande de Marcel
l’extrême droite et à l’extrême gauche. Dans une lettre qu’il
Temporal, directeur de la section urbaine du Salon d’Automne,
écrit à sa mère le 15 mai 1930, il se flatte de « cristalliser » autour de ses idées « des groupements qui veulent aller de l’avant. Et à gauche et à droite, je suis incorporé ici aux communistes, là aux fascistes, là aux royalistes, là aux organisations internationales53. » De fait, il est invité à la fois par le parti communiste et par les faisceaux fascistes pour présenter son projet de ville, dont ils apprécient la radicalité et la mise en valeur de la technologie moderne. Le Corbusier accorde une place majeure à la voiture et pense sa nouvelle capitale en fonction de celle-ci. L’architecte tente donc de convaincre les magnats de l’automobile de financer la suite de son étude urbaine, qui est consacrée à l’adaptation du projet utopique à la ville de Paris, en avançant l’argument suivant : « L’automobile a tué la grande ville. L’automobile doit la
Le Corbusier, Plan Voisin de Paris, 1925, photo de maquette
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sauver. Voulez-vous doter Paris d’un plan n’ayant pas
Le Corbusier : Plan Voisin de Paris
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de Paris. Telle une immense « plaque géométrique56 » posée sur la rive droite, la nouvelle ville s’étend de la rue Vieille-duTemple à l’avenue de Wagram, de la Seine à la Gare de l’Est. Tous les édifices sont rasés à l’exception de quelques monuments comme le Louvre, le Palais Royal ou la place Vendôme, et quelques hôtels particuliers des XVIIe et XVIIIe siècles. À la place du Marais et du quartier des Halles se dresse la nouvelle cité des affaires avec ses gratte-ciels. Un photomontage d’une esquisse faite en 1937 révèle que Le Corbusier songera aussi par la suite à s’attaquer à l’île de la Cité : les zones blanchies devaient faire place à l’autoroute nord-sud en rasant de nombreux immeubles haussmanniens. Seuls étaient épargnés Notre-Dame, la Conciergerie, la Sainte Chapelle et, sur la rive droite, les deux théâtres de la place du Châtelet et l’Hôtel de ville, monuments isolés flottant dans un espace vide. Bien au-delà du périmètre de son projet pour la rive droite, les zones blanches touchent aussi la rive Le Corbusier, Plan Voisin de Paris, 1925, photo de maquette
gauche, avec une bonne partie du Quartier Latin, considéré comme un « îlot insalubre » (tout comme le quartier des
d’autre objet que la création d’organes urbains répondant
Halles et le Marais).
à des conditions de vie si profondément modifiées par le
Il convient de mentionner qu’à cette époque, le centre de
machinisme ? »
Paris est délabré et majoritairement peuplé de petits commer-
54
Après le refus de Peugeot, de Michelin et de Citroën, Voisin
çants et de travailleurs modestes qui s’entassent dans des
accepte sans hésitation de subventionner ce projet à hauteur
immeubles vétustes, noircis par la suie. L’étroitesse des ruelles
de 25 000 anciens francs (ce qui, sans érosion monétaire,
favorisait la propagation de la tuberculose et d’autres
correspondrait aujourd’hui à peu près au même montant en
maladies : « La machine que nous habitons est un vieux
euros), à condition que le plan porte son nom . Avant la 55
Première Guerre mondiale, Gabriel Voisin construisait des avions biplans et, pendant le conflit, des bombardiers. Après la guerre, il s’oriente vers la construction automobile, promise à un grand essor. Le projet pour le centre de Paris est présenté sous le nom de « Plan Voisin » à l’Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925, une belle occasion pour faire la promotion de l’automobile, qui, selon ce plan, ne serait plus nuisible ni rendue coupable de congestionner la ville, mais au contraire, par une planification dédiée au déplacement motorisé, façonnerait avantageusement la ville du futur. Le Plan Voisin de Paris Le Plan Voisin de Paris illustre l’intervention radicale que constitue la transposition du plan abstrait de la « Ville contemporaine de trois millions d’habitants » dans le centre historique
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Création par destruction
Le Corbusier, Plan de Paris, 1937, photocollage
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coucou plein de tuberculose. […] On tue la famille partout et on démoralise les esprits en les attachant comme des esclaves à des choses anachroniques57 », constate Le Corbusier. Les plus aisés fuient la ville pour s’installer le long de la route qui amène à Saint-Germain-en-Laye. Selon l’architecte, les autorités de Paris capitulent devant les enjeux soulevés par la promiscuité et l’insalubrité de la capitale. Pour lui, l’abandon du centre-ville est une hérésie : « Abandonner à son sort le centre de Paris, c’est déserter devant l’ennemi58 ». Cet abandon lui paraît d’autant plus absurde
Le Corbusier, Plan de Paris, grand axe ouest-est, 1937, dessin
qu’a priori, c’est le cœur des villes qui possède la plus grande valeur foncière, pour peu que
« La gare ne peut être qu’au centre de la ville. C’est sa
l’on sache l’adapter aux nouvelles nécessités, raison pour la-
seule place ; il n’y a aucune raison de lui assigner une
quelle ces quartiers populaires doivent, selon la doctrine fonc-
autre place. La gare est un édifice avant tout souterrain.
tionnaliste et hygiéniste, être éradiqués et remplacés par une
Sa toiture à 2 hauteurs d’étage au-dessous du sol naturel
nouvelle structure urbaine offrant des habitats plus salubres et
de la ville, constitue l’aéroport. L’aéroport doit être en
modernes. Aux objections concernant le coût d’une telle
contiguïté directe avec les métros, les chemins de fer de
opération, il oppose un argument imparable – la densifica-
banlieue, les chemins de fer de province, la "grande
tion proposée alimentera les fonds publics :
traversée" et avec les services administratifs de transport 60. »
« La doctrine d’urbanisme moderne proclame : urbaniser,
La mobilité joue un rôle clé dans cette ville prévue pour trois
c’est valoriser. Urbaniser n’est pas dépenser de l’argent,
millions d’habitants et restructurée par de nouveaux axes de
mais gagner de l’argent, faire de l’argent. Le centre des
circulation destinés à hiérarchiser les flux :
grandes villes représente une valeur foncière formidable
« La circulation se classe – mieux que tout autre chose.
qui peut être décuplée puisque la technique moderne
Aujourd’hui, la circulation est inclassée, – dynamite jetée à
permet de bâtir sur 60 étages et non plus sur 6 étages. […]
la fournée dans les corridors des rues. Le piéton est frappé
Le centre de Paris, actuellement menacé de mort, menacé
de mort. Et avec cela, la circulation ne circule plus61. »
d’exode, est en réalité une mine de diamants. Le centre
La solution qu’il propose se résume en quelques mots :
de Paris doit se reconstruire sur lui-même, phénomène
« Nord-sud, est-ouest, la GRANDE TRAVERSÉE pour véhicules
biologique et géographique . »
rapides62. » Ces « autodromes » (autoroutes) à sens unique
59
À la place des quartiers anciens, Le Corbusier projette une
sont de grandes passerelles de 40 ou 60 mètres de large, su-
ville nouvelle qui comporte en son centre une grande gare
rélevées et doublées (par conséquent d’une largeur totale de
souterraine située entre la cité des affaires et le quartier
80 à 120 mètres), et raccordées par des rampes avec le niveau
résidentiel, conçue comme un hub intermodal moderne
du sol tous les 400 mètres.
avec un aérodrome sur la toiture (plus tard, il devra renoncer
Elles permettent de traverser la ville « aux allures les plus
à l’aérodrome, considéré comme trop dangereux) :
fortes » afin d’atteindre rapidement la banlieue, « sans avoir
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Le Corbusier : Plan Voisin de Paris
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Le Corbusier, Plan Voisin de Paris, 1925, dessin
Le Corbusier, Plan de Paris, 1937, photo de maquette : L. Hervé
à supporter aucun croisement63 ». Cette idée reflète bien
topographie artificielle réemployant les déblais des fondations
l’enthousiasme de l’architecte pour la vitesse et la technologie
des tours. De cette masse végétale émergent quelques vesti-
moderne. Concrètement, Le Corbusier prévoit de construire,
ges, les monuments des époques passées, qui, isolées de
parallèlement à l’axe triomphal, la traversée principale, « la
leur contexte historique, flottent dans un espace vert ; « des
véritable grande voie », qui relie la banlieue résidentielle à
allées sablées y conduisent66 » comme s’ils étaient des jouets
l’ouest au quartier industriel à l’est. En direction nord-sud, il
surdimensionnés posés dans un grand bac à sable. Des rampes
remplace l’actuel boulevard de Sébastopol par l’autre traversée,
permettent d’accéder à une longue promenade bordée de
sur laquelle s’ouvrent deux places gigantesques qui constituent
terrasses de cafés, un nouveau sol urbain qui surplombe la
le centre du nouveau quartier d’affaires. Les routes et les rues
ville ancienne et dégage une vue « qui fuit à milles mètres
sont toutes situées au-dessus du niveau du sol et disposées à
devant67 », une perspective sans fin. La nature de la ville et la
différentes hauteurs afin d’éviter le croisement des flux, et
manière de l’habiter sont complètement modifiées :
64
sont reliées entre elles par des rampes d’accès et de sortie
« Il faut construire le centre de la cité en hauteur. Les
pour assurer les interconnexions. À cette époque, la séparation
appartements de résidence dans la cité ne peuvent être
des flux, qui permet de circuler de façon indépendante à pied
construits sur des "rues en corridors", bourrées de tumulte,
ou en voiture, est une véritable nouveauté.
envahies de poussières, et sur des cours obscures.
Autour du croisement des axes principaux, dix-huit gratte-ciels
L’appartement de ville peut être construit sans cour et loin
cruciformes de 200 mètres de haut (60 étages) sont disposés
des rues, ses fenêtres donnant sur des parcs étendus68. »
en quinconce à 400 mètres de distance, chacun abritant une
Ces logements, implantés dans la partie nord du quartier des
station de métro en son sous-sol. Ces immeubles de bureaux,
affaires à l’écart des nouvelles « grandes traversées » et dans
ces « masses de cristal, gigantesques, plus hautes que n’im-
un cadre verdoyant, constituent des « lotissements à redents »
porte quel édifice du monde », remplissent l’architecte d’un
ouverts et des « lotissements fermés », assez grands et espacés
enthousiasme aux accents à la fois romantiques et futuristes :
pour fournir l’air et la lumière nécessaires à un million
« Du cristal qui miroite dans l’azur, qui luit dans les ciels gris
d’habitants. Le nouveau type d’habitat appelé « Immeubles-
de l’hiver qui semble plutôt flotter dans l’air qu’il ne pèse sur
villas » est très novateur, car il consiste à superposer quatre
le sol, qui est un étincellement le soir, magie électrique . »
maisons en duplex avec terrasses couronnées par un double
Entre les gratte-ciels s’ouvre un vaste espace de 2 400 ×
attique, dont l’enchaînement forme d’immenses « étagères »
1 500 mètres (3 640 000 mètres carrés au total), couvert de
remplies de villas, des immeubles à redents de dix étages.
parcs, de jardins et de buttes verdoyantes qui créent une
Sur le toit, il prévoit une piste de course de 1 000 mètres de
65
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long et des solariums. Le bâti ne couvre que douze pour cent
bataille que de vouloir urbaniser une grande ville contempo-
de la surface au sol, car ces unités d’habitation (2 700 habitants
raine. » Il oppose la grandeur de son projet à la petitesse des
par immeuble) sont construites sur pilotis pour libérer la totalité
projets et actions menés par les autorités de la ville (gendarmes,
du sol au profit des piétons. Au pied des immeubles sont ins-
signaux sonores et lumineux, passerelles sur rues, trottoirs
tallés des équipements sportifs, des magasins, des crèches et
roulants sous rues, cités-jardins, suppression de tramways, etc.)
des écoles ainsi que des services médicaux69.
qui tentent d’améliorer çà et là quelques broutilles « pour
L’enceinte verte qui entoure la ville de Paris (à l’extérieur des
tenir tête à la bête ». Or « la BÊTE, la Grande Ville, est bien
boulevards des Maréchaux) lui sert de « poumon », mais elle
plus forte que cela ; elle ne fait que s’éveiller. Qu’inventera-t-on
constitue aussi une réserve foncière en vue d’un futur déve-
demain ?72 »
loppement (qui mettrait pourtant en péril le fonctionnement
Cette inquiétude s’exprime également dans sa célèbre devise
du poumon). Cette enceinte doit être propriété de la commune,
« Architecture ou révolution73 » (ou « Architecture ou démora-
souligne Le Corbusier, afin que cette dernière en dispose libre-
lisation, démoralisation et révolution »), qu’il formule en 1923
ment et évite la spéculation. Cette ceinture est elle-même
dans Vers une architecture, en soulignant la nécessité de
entourée de cités-jardins pour deux millions d’habitants.
construire en fonction des défis de l’époque moderne. Il faut, selon Le Corbusier, rétablir « l’équilibre rompu aujourd’hui »,
« Pour tenir tête à la bête » : architecture ou révolution
car « le rouage social, profondément perturbé, oscille entre une
Grâce à ce projet radical, le vieux Paris « obtus, fermé, étouf-
amélioration d’importance historique ou une catastrophe74 ».
fant » serait arraché aux « accoutumances séculaires » et
Après ce constat menaçant, l’architecte administre sa solution
reconstruit comme une cité dûment moderne, « phénomène
miracle pour la ville qui consiste en un changement de cap
de mise en ordre implacablement nécessaire », lance-t-il
radical, reposant sur une doctrine puissante : raser pour cons-
avec conviction. Pour envisager cette restructuration fondée
truire une nouvelle ville à haute densité (trois à quatre fois
sur le principe de la table rase – utopie ultime de la moder-
plus dense que les villes européennes historiques).
nité – il fallait avoir une vision abstraite complètement déta-
Le Corbusier a bien saisi l’enjeu de la centralité urbaine et
chée de la réalité de la ville et de ses habitants, mais aussi de
de sa valeur foncière, en constatant qu’« il y a au centre des
70
l’histoire : « Procédant à la manière du praticien dans son laboratoire, j’ai fui les cas d’espèces : j’ai éloigné tous les accidents ; je me suis donné un terrain idéal. Le but n’était pas de vaincre des états de choses préexistants, mais d’arriver en construisant un édifice rigoureux, à formuler des principes fondamentaux d’urbanisme moderne. Ces principes fondamentaux, s’ils ne sont pas controuvés, constitueront l’ossature de tout système d’urbanisation, ils seront la règle suivant laquelle le jeu peut se jouer71. » De manière générique, comme si les différences culturelles ainsi que les spécificités morphologiques et topographiques n’avaient pas lieu d’être dans cette utopie de la modernité, on peut appliquer cette « règle du jeu », selon Le Corbusier, à « n’importe quel cas : Paris, Londres, Berlin, New York ou une minuscule bourgade ». Convaincu de la nécessité de tout maîtriser, il s’exclame sur un ton inspiré du langage militaire : « C’est être maître […] (que) de donner une direction à la bataille qui va s’engager. Car c’est livrer une formidable
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Le Corbusier, Ville Radieuse, 1930, photo de maquette
Le Corbusier : Plan Voisin de Paris
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Henry Frugès, est le prototype d’une unité d’habitation des Immeubles-villas du Plan Voisin. Ces nouvelles « villas » juxtaposées et superposées sont constituées d’un espace minimal standardisé, comportant des « équipements » modernes intégrés (et non des « meubles » au sens classique du terme). À cette échelle domestique, on constate aussi une rupture radicale avec l’histoire et les usages : « Un nouveau terme a remplacé le mot de mobilier ; ce terme incarnait les traditions accumulées et les usages périmés. Le mot nouveau, c’est l’équipement de la maison. […] L’étude des sièges et des tables conduit à des concep-
Le Corbusier, Pavillon de l’Esprit Nouveau, 1925
tions entièrement neuves, non grandes villes une mine de diamants que l’État pourrait ex-
point d’ordre décoratif, mais d’ordre fonctionnel ; l’"éti-
ploiter dès maintenant si une législation opportune intervenait,
quette" a été supprimée par l’évolution des mœurs ; il est
si un programme existait, si une doctrine saine inspirait ce
possible de s’asseoir de bien des manières et c’est à ces di-
programme », mais il lui manque l’appui d’un homme poli-
verses manières de s’asseoir que doivent répondre les nou-
tique susceptible de faire exécuter de telles mesures de table
velles formes de siège que la construction métallique en
rase. Ainsi, il s’exclame : « Il faudrait un homme de poigne
tubes ou en tôle permet de réaliser sans difficulté ; […] C’est
75
un système nouveau d’organisation domestique77. »
chargé du mandat d’attribuer la solution à la question de la ville. Un homme muni de pouvoirs discrétionnaires, un Colbert .
Cette nouvelle organisation de la manière d’habiter l’espace
On demande un Colbert ! » Cette main de fer n’existe pas en
domestique touche tous les secteurs de la vie, d’abord la pos-
France en 1925. Mussolini, pour qui Le Corbusier a une grande
ture du corps, puis la forme de l’habitat, et enfin la structure
admiration et à qui il a sollicité une audience pour présenter
de la ville. Le visiteur découvre progressivement ce programme
ses plans urbains, ne s’intéresse pas à lui.
holistique exposé à toutes ses échelles : après l’extérieur et
76
l’intérieur du prototype de la villa, il est conduit dans l’annexe
112
Le Pavillon de l’Esprit Nouveau, 1925 : un échantillon du
du pavillon en forme de rotonde panoramique, qui abrite
Plan Voisin de Paris
deux grands dioramas de cent mètres carrés chacun : celui
Dans le but de promouvoir son projet, Le Corbusier crée
de la Ville contemporaine de trois millions d’habitants et
toute une mise en scène pour présenter ce qu’est pour lui
celui du Plan Voisin. Les murs présentent « les études appro-
l’architecture moderne, en traitant toutes les échelles avec la
fondies, de gratte-ciel, de lotissements à redents, à alvéoles,
même radicalité – de la cellule d’habitation à la ville, en passant
et de quantité de types nouveaux d’architecture qui sont la
par la chaise tubulaire. Conçu pour l’Exposition Internationale
conséquence fatale de vues orientées vers l’avenir78 », résument
des Arts Décoratifs à Paris en 1925, le Pavillon de l’Esprit
Le Corbusier et Pierre Jeanneret dans leur autobiographie,
Nouveau, financé à la fois par Gabriel Voisin et par l’industriel
non sans mentionner que ce pavillon a été caché derrière
Création par destruction
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une palissade de six mètres de haut, sur ordre de la direction
ingénieuses, patientes et agiles. Les chantiers seront-ils
des Services d’Architecture de l’exposition qui « a manifesté
bientôt des usines ? On parle de maisons qu’on coule par
la plus grande hostilité79 » et tente de cacher aux visiteurs
le haut avec du béton liquide, en un jour, comme on
cette œuvre – jusqu’à ce que M. de Monzie, ministre des
remplirait une bouteille. Et de fil en aiguille, après avoir
Beaux-Arts, vienne en personne pour imposer son inaugura-
fabriqué en usine tant de canons, d’avions, de camions, de
tion et le rendre visible en faisant tomber la palissade. Perçue
wagons, on se dit : Ne pourrait-on pas fabriquer des
comme de la dynamite (à l’instar de la pensée nietzschéenne),
maisons ? Voilà un état d’esprit tout à fait d’époque82. »
cette modernité « radieuse » est donc discrètement dissimulée
Le Corbusier voit dans le progrès technique une opportunité
avant qu’elle n’explose et renverse tous les modèles culturels
pour transformer radicalement la manière de construire et
en vigueur.
d’habiter un espace, à toutes les échelles, de la chaise
À plusieurs reprises, Le Corbusier revient à la charge pour
jusqu’à la ville. La machine lui sert d’inspiration structurante
promouvoir son Plan Voisin : en 1930, il travaille avec le jeune
pour ce renouveau général. Dans sa célèbre planche intitulée
réalisateur Pierre Chenal à trois courts-métrages sur l’archi-
« Les yeux qui ne voient pas » dans Vers une architecture, il
tecture moderne, dans lesquels il explique son projet urbain.
explique que « si le problème de l’habitation, de l’appartement,
Dans les revues Architectures d’aujourd’hui et Bâtir, il présente
était étudié comme un châssis, on verrait se transformer,
ce projet urbain, mettant en avant ses atouts verdoyants par
s’améliorer rapidement nos maisons. Si les maisons étaient
des prises de vue de nature exubérante, non sans avoir aupa-
construites industriellement, en série, comme des châssis, on
ravant souligné l’exiguïté et l’insalubrité des ruelles parisiennes.
verrait surgir rapidement des formes inattendues, mais saines,
En 1938, le réalisateur Jean Epstein tourne le documentaire
défendables et l’esthétique se formulerait avec une précision
Les Bâtisseurs dans lequel Le Corbusier donne une leçon
surprenante83. » Les prototypes esthétiques de ce changement
d’urbanisme en s’appuyant sur force croquis et sur une grande
de paradigme, il les présente notamment dans le Pavillon de
maquette du Plan de Paris, fabriquée dans le but « d’établir
l’Esprit Nouveau, où le mobilier intégré, les Immeubles-villas
une série de documents photographiques, donnant la sensa-
et le Plan Voisin forment un tout, un manifeste holistique de
tion de la réalité ». L’Exposition de 1937, où Le Corbusier et
la modernité. Or, à ses yeux, l’humanité n’a pas encore saisi
Pierre Jeanneret exposent ce projet dans le Pavillon des Temps
cet enjeu, et au lieu de se servir de la technologie, elle en
Nouveaux, leur fournit une nouvelle « occasion de soumettre
reste encore esclave :
80
à l’opinion et à l’autorité une conclusion à vingt années d’études, […] dont la première [étape] peut commencer demain matin. […] Il semble bien que l’heure sonne de la refonte générale des villes : c’est le programme même de l’époque présente81. »
Crise, accélération et progrès Les futuristes et Le Corbusier partagent une profonde fascination pour la machine, les nouvelles technologies et l’idée de la table rase. La guerre s’est avérée être un accélérateur des innovations technologiques et des méthodes de production industrielle. En 1922, dans Vers une architecture, Le Corbusier fait l’éloge de cette forme d’accélération, dans l’espoir qu’elle s’appliquera également à l’architecture : « La guerre a secoué les torpeurs ; on a parlé de taylorisme ; on en a fait. Les entrepreneurs ont acheté des machines, Le Corbusier, Pavillon de l’Esprit Nouveau, 1925 Notes : page 130
Crise, accélération et progrès
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« La bête humaine reste essoufflée et pantelante devant
à son service, et pour trouver grâce à elle une nouvelle forme
cet outil qu’elle ne sait pas saisir ; le progrès lui paraît
de liberté. Pour Le Corbusier et ses adeptes, même si la voiture
aussi haïssable que louable ; tout est confusion dans son
finissait par rendre les villes invivables, il n’est nullement
esprit ; elle se sent plutôt esclave d’un ordre de choses
question de la bannir. Ils préfèrent modifier la forme même
forcené et elle n’a pas le sentiment d’une libération, d’un
de la ville pour qu’elle se plie aux automobiles dans les meil-
soulagement, d’une amélioration84. »
leures conditions possibles. C’est à la ville qu’ils demandent
Le désarroi de la « bête humaine » face aux nouveaux outils
de s’adapter, et non, comme de nos jours, à la voiture. L’essor
techniques et aux effets de la mécanisation s’accompagne
de l’automobile est l’occasion pour ces architectes de changer
d’un sentiment de crise :
fondamentalement le mode de vie des habitants.
« Grande période de crise et surtout de crise morale. Pour
La machine et la technique sont considérées comme les outils
passer la crise, il faut créer l’état d’esprit de comprendre
par excellence d’accélération du progrès. L’homme doit,
ce qui se passe, il faut apprendre à la bête humaine à
selon Le Corbusier, intensifier cette dynamique, au lieu de
employer ses outils. Lorsque la bête humaine se sera
la contrer en se retournant avec nostalgie vers une époque
remise dans son nouveau harnais et qu’elle connaîtra la
révolue, qui n’est plus qu’un pastiche, inapte à faire face aux
sorte d’effort qui lui est demandé, elle s’apercevra que les
défis et aux crises de la modernité. L’extension de la technique
choses ont changé : qu’elles se sont améliorées85. »
à tous les domaines lui semble essentielle dans ce processus.
Ce texte aux accents condescendants et moralisateurs (ton
La machine est le symbole de l’accélération. Cependant,
que nous connaissons sous une forme encore plus virulente
elle touche non seulement la raison, mais aussi les sens : tactile,
sous la plume de Sant’Elia, qui va jusqu’à parler de « la bêtise
elle frappe les affects ; elle procure des expériences nouvelles ;
agressive et la lâcheté des passéistes ») peut être compris
elle a la capacité d’émouvoir. Dans cette évocation rêveuse
comme un appel à s’emparer de la technique pour la mettre
et lyrique de la Ville Radieuse percent des traits futuristes : « La nuit est tombée. Comme un essaim de météores à l’équinoxe d’été, les autos tracent des traits de feu au long de l’autostrade. À deux cents mètres au-dessus, sur les toits jardins des gratte-ciel, – jardins considérables […] –, l’électricité répand une joie quiète ; la nuit fait plus profond le calme86. » La machine dépasse ici largement son simple statut d’œuvre rationnelle et fonctionnelle, elle devient un outil pour projeter l’homme dans un monde nouveau qui se constitue à partir d’elle. Pour Nietzsche, la pensée et l’art sont à la source de l’évolution radicale de notre civilisation. Pour Le Corbusier, c’est la machine qui est le ferment de la culture à venir, comme il le proclame sur un ton prophétique dans Vers une architecture : « Une époque nouvelle remplace une époque qui meurt. Le machinisme, fait nouveau dans l’histoire humaine, a suscité un esprit nouveau. Une époque crée son architecture qui est l’image claire d’un système de pensée87. » À la crise ontologique de l’époque moderne, qui hésite entre les bienfaits et les désastres de l’industrialisation, il apporte
Le Corbusier, Voiture « Delage, 1921 », chap. « Les yeux qui ne voient pas », in : Le Corbusier, Vers une architecture, 1923
114
Création par destruction
une réponse claire en transformant la machine en mythe. Depuis les futuristes, la machine est élevée au rang d’icône
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de la modernité, intouchable et immaculée, luisante, fascinante,
le sortir de la « grande période de crise et surtout de crise
électrisante et séduisante, grosse d’avenir. Elle devient le
morale93 » en employant la destruction proactive comme levier
modèle d’une ville nouvelle, d’un habitat nouveau, d’un
d’action. « Architecture ou révolution » devient un mot d’ordre
corps nouveau, voire d’un sentiment nouveau.
pour anticiper la catastrophe provoquée par un « rouage social profondément perturbé94 ». Pour rétablir « l’équilibre rompu
Table rase : quand le concept va au-delà de la philosophie
aujourd’hui95 », il s’agit de détruire la ville ancienne afin de
« Et pourquoi n’irais-je pas jusqu’au bout ? J’aime faire table
construire un monde nouveau qui englobe tout. L’architecture
rase », s’exclamait Nietzsche une génération plus tôt, élan
sert alors à provoquer une résonance, table rase et efface-
qu’on retrouve aussi chez Le Corbusier. Non par simple plaisir
ment de l’histoire étant le fondement de cette posture de
nihiliste, mais pour créer une nouvelle esthétique qui procure
renouveau.
de l’« éblouissement » par des « prismes immenses, mais radieux88 », comme il s’extasie à propos des gratte-ciels de la
L’exportation d’un concept générique
Ville Radieuse. La puissance ordonnatrice de l’architecte le
Après avoir effectué de nombreux voyages en Europe, en
fascine tout autant : « Le voyageur qui, en avion, arrive de
Russie et en Amérique du Sud, Le Corbusier est encore plus
Constantinople, de Pékin peut-être, voit tout à coup apparaître
fortement convaincu de la nécessité de transformer les villes
dans le linéament turbulent des rivières et des futaies, cette
existantes « trop exiguës », en imaginant de nouvelles urba-
empreinte claire qui lui signale la ville lucide des hommes :
nisations pour Buenos Aires, Montevideo, São Paulo, Rio de
ce tracé qui est le propre d’un cerveau humain89 ». C’est par
Janeiro, Alger, Barcelone, Stockholm, Anvers, etc., selon son
ces mots démiurgiques sur l’ordre que l’homme peut intro-
concept de « Ville Radieuse » esquissée en 1930 dans la con-
duire dans la nature qu’il termine son article « Une ville con-
tinuité de ses études urbaines : « Aujourd’hui, une véritable
temporaine », en adoptant un ton romantico-futuriste, mais
doctrine d’urbanisme peut être proposée à l’opinion ou à
non sans égratigner au passage le futurisme :
l’autorité pour répondre à la gigantesque réforme nécessaire
« Au crépuscule, les gratte-ciels de verre flamboient. Ce
en toutes villes et tous continents96. »
n’est pas d’un futurisme périlleux, dynamite littéraire jetée
Bien qu’il le propose à divers gouvernements, y compris celui
en clameurs à la face de celui qui regarde. C’est un spectacle
de Vichy, son premier projet urbain, le remodelage de Paris,
organisé par l’Architecture avec les ressources de la
ne restera qu’à l’état de projet. Même après la guerre, il tente
plastique qui sont le jeu des formes sous la lumière . »
encore de convaincre Malraux, qui malgré son estime pour
90
Voilà le véritable futurisme, plus efficace, car prêt à construire
Le Corbusier préfère opter pour un projet bien plus nuancé,
une nouvelle ville et une nouvelle vie dès demain.
passant par une rénovation du centre-ville. Si la destruction
91
Le Corbusier, « l’intransigeant », comme il se qualifie lui-
complète d’un noyau historique (telle que projeté par le jeune
même, cet « esprit de tempête92 », aime faire table rase pour
architecte au cœur de Paris) s’avère difficile pour maintes rai-
« refaire par soi-même des formes brisées », à l’instar de
sons, de nombreux adeptes du fonctionnalisme s’inspirent
Dionysos créateur. On retrouve cette pensée cyclique de
par la suite du projet de la Ville Radieuse. On pense à
l’éternel retour dans le désir de Le Corbusier de tourner à nou-
Niemeyer et à Brasilia, nouvelle capitale du Brésil fondée
veau la page. L’enthousiasme pour ce principe de construction
ex nihilo au centre géographique du pays, mais aussi au
et de destruction perpétuelles qui s’affranchit de l’histoire
modèle de « l’urbanisme de dalle » (avec séparation nette
prend pourtant une tout autre dimension lorsqu’il est transféré
des différentes fonctions dans des strates horizontales), appli-
de la philosophie à l’urbanisme et de l’époque romantique
qué dans de nombreuses villes qui cherchent à moderniser
à l’entre-deux-guerres, une dimension terriblement concrète
leur centre en y perçant des voies rapides, comme l’illustrent
à l’égard de la réalité construite et sociale.
les exemples parisiens de La Défense, de la Voie sur berge et
Le principe de la table rase efface le temps historique d’un
des banlieues construites dans les années 1960 –1970, ou
seul geste et vise l’avenir. Le Corbusier cherche à accélérer le
ceux d’autres villes du monde entier comme New York.
temps pour propulser l’homme nouveau dans le futur, il veut
Notes : page 130
Crise, accélération et progrès
115
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Gordon Matta-Clark : Anarchitecture et Conical Intersect, 1975
démolition de quartiers entiers, notamment des anciens
Pour mettre en perspective les visions de la Ville Radieuse, le
Ce contexte agité a provoqué de fortes réactions sur la scène
travail de Gordon Matta-Clark (1943 –1978) est un bon angle
artistique et conduit à un changement de paradigme, comme
d’attaque dévoilant le revers de la médaille de cette politique
le théoricien suisse Philip Ursprung le souligne : « Le trend
quartiers ouvriers et d’artisans, afin d’y construire des tours de logements sociaux.
de la table rase. Bien moins « radieux » que son aîné,
passe de la "tradition du nouveau" (Harold Rosenberg) à
Matta-Clark est sans doute l’une des figures les plus iconiques
l’entropie (Smithson), du progrès linéaire à l’idée de recyclage.
de l’entropie dans le monde de l’architecture et de l’art. Son
Andy Warhol avait quant à lui sublimé le monopole du
projet vise non plus la construction mais la destruction. Dans
Capitalisme dans Empire en 196497. » La fin de l’âge d’un
un contexte de démolitions urbaines massives entreprises au
progrès reposant sur l’idée d’une croissance illimitée s’annonce
nom de la modernisation, la dimension apocalyptique est om-
ici avec un changement de paradigme : l’ordre est remplacé
niprésente dans son œuvre. Il thématise et ritualise ces actes
par la notion critique d’entropie qui met la transformation
en intervenant lui-même sur les édifices voués à disparaître,
chaotique, l’imprédictibilité, la désorganisation, et l’effondre-
transformant ainsi l’acte de destruction même en œuvre d’art.
ment au premier plan. Ce basculement s’exprime aussi dans
Nous évoquons ici surtout le contexte de crise dans lequel ses
la posture esthétique :
projets sont nés. La notion de « création par destruction »
Alors que Le Corbusier plaide pour la destruction des quartiers
prend alors un tout autre sens que chez le « maître moderne ».
insalubres et la construction de cités modernes, Matta-Clark, lui-même confronté depuis son enfance à l’éradication des
116
New York en ruine(s). Entropie et fin du progrès
quartiers d’habitation new-yorkais, luttera toute sa vie contre
Au début des années 1970, la ville de New York est pratique-
ces mesures. Anarchitecture98, nom du groupement d’artistes
ment ruinée (le premier choc pétrolier en 1973 ayant occa-
formé autour de Matta-Clark99, est une réponse à la posture
sionné une importante récession) et se trouve de plus dans
corbuséenne : en proclamant le processus subversif et anar-
une situation politique précaire puisque la guerre du Vietnam
chique de l’architecture, il prend l’exact contrepied de Vers
est alors très impopulaire et que le scandale de Watergate
une architecture (Towards an architecture – avec en anglais
n’a fait que renforcer la défiance de la population envers les
un jeu de mots sur an/architecture). Matta-Clark prône non
pouvoirs publics. Le « urban blight » (déclin urbain) et la
plus l’ordre, l’universalité et le progrès comme Le Corbusier,
« stagflation » (mélange de stagnation et d’inflation) ont conduit
mais le chaos, l’originalité et la révolte contre ce qui est à
New York à un point de bascule. Aux sombres visions de
cette époque considéré comme « progrès ». À la formule de
l’avenir s’ajoute une crise sociale et identitaire majeure, car
Le Corbusier « Prenez garde au problème de l’architecture »,
l’assassinat de Martin Luther King, en 1968, a provoqué des
répétée comme un mantra dans Vers une architecture, Matta-
émeutes raciales et mis certains quartiers à feu et à sang. Les
Clark réplique par une simple négation : « L’anarchitecture
classes moyennes blanches fuient la ville pour s’installer en
n’essaie pas de résoudre des problèmes100 », elle explore
périphérie ou à la campagne, abandonnant le centre aux plus
plutôt, ainsi que le suggère le terme, les tensions créatrices
démunis.
induites par l’opposition des forces apolliniennes et dionysia-
Afin de sortir du chaos urbain et de se rapprocher de la vision
ques, comme James Attlee le souligne : l’architecture est
limpide d’une Ville Radieuse, Robert Moses, chargé d’urbanisme
l’anarchie. C’est une anti-architecture, fondée sur la non-cons-
à New York, fait construire des autoroutes urbaines pour atté-
truction, la non-planification, allant jusqu’à la destruction de
nuer le chaos provoqué par l’augmentation exponentielle du
l’architecture même. Position qui, en réaction à la catastrophe
trafic routier, permettant de faciliter l’accès au centre-ville
urbaine, est en elle-même catastrophiste.
pour la classe aisée qui habite désormais en périphérie. Ces
Touché émotionnellement par les destructions, mais aussi
nouvelles infrastructures sont construites sur le tissu urbain
révolté politiquement par l’éradication des quartiers ouvriers
existant que Moses a (dé)qualifié de « slums », entraînant la
et industriels, Matta-Clark décide de lutter contre la politique
Création par destruction
Notes : pages 130 et 131
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urbaine de Moses. Il cherche à redonner une vie urbaine et
Matta-Clark les extrait de leur contexte apocalyptique et les
sociale à ces quartiers quasi abandonnés par les autorités, dont les habitants fuient le démantèlement et la destruction.
transforme en œuvres d’art. Ces actions dionysiaques soulagent les tensions en les intensifiant préalablement au maximum.
Il crée ainsi des rituels de fêtes dans les rues, avec des ac-
Le plaisir qui en résulte peut être considéré comme la source
tions graffiti auxquelles il fait participer les habitants, récom-
première de la création103. L’aisthétique, c’est-à-dire l’expérience
pensés par un cochon grillé sur le trottoir. Matta-Clark est un
sensible et le partage de cette expérience, donne à l’artiste-
homme de rue, d’action et de révolte. Dans un énorme hangar
architecte un sentiment d’existence.
abandonné, il s’installe sur une planche en bois suspendue à
Gordon Matta-Clark adopte une posture antithétique de
une poutre métallique. Équipé d’une tronçonneuse, ce jeune
l’idée de progrès. Sa devise « COMPLETION THROUGH
homme – véritable force de la nature – découpe dans le mur
COLLAPSE » recouvre une stratégie esthétique qui génère
en tôle un grand trou en forme de lentille légèrement inclinée
d’étranges « temples » entropiques créés par le mode de
et ressemblant à une éclipse solaire vue de l’intérieur du
la destruction : une maison fendue en deux qui semble sur le
sombre hangar. Comme au Panthéon, la lumière pénètre à
point de basculer (Splitting), des édifices creusés comme s’ils
travers une seule ouverture dans ce vaste espace industriel
avaient implosé (Conical Intersect), ou encore un hangar
vide, lui conférant un aspect poétique et mystérieux, qui con-
troué, soudain transformé en « panthéon » par une étrange
traste de manière flagrante avec le contexte de destruction
lumière (Days End). On pourrait voir dans ces actions de
apocalyptique environnant. Cette œuvre, réalisée en 1975 et
Matta-Clark des actes de « sacralisation » dans le sens où
poétiquement intitulée Day’s End, est une expérience de
l’espace est délimité non par un sceptre (comme celui des
découpe qu’il expérimentera un peu plus tard avec Conical
augures qui marquent l’emplacement d’un temple), mais par
Intersect à Paris, lors de la démolition du quartier des Halles
une tronçonneuse, lui conférant alors un autre statut, celui
dont Le Corbusier avait toujours rêvé.
d’une œuvre d’art dotée d’une temporalité propre. Ces « temples découpés du monde » nous invitent à nous interroger
À travers ses actions destructrices proactives, Matta-Clark
sur ce même monde et sur la dynamique qui le régit, ce qui
accélère le temps en anticipant les démolitions planifiées.
est en définitive l’essence même de l’art. Contrairement à la
Il s’approprie des immeubles voués à la démolition pour les
« plaque géométrique » quasi sacrée de Le Corbusier, les
animer une dernière fois avant qu’ils ne soient rasés. Comme
« temples » de Matta-Clark sont de nature entropique. L’idée
possédé par un rituel dionysiaque (un film en témoigne ), il
d’entropie – de transformation désordonnée, imprévisible et
découpe une forme conique dans les murs et les planchers
chaotique – remplace alors la doctrine urbanistique de la
jusqu’à ce que l’on aperçoive à travers ces vieilles bâtisses
Ville Radieuse basée sur l’ordre, et marque l’avènement de la
creusées, comme à travers l’œil d’un cyclope, le chantier du
postmodernité en abandonnant l’idée de progrès.
101
futur Centre Pompidou avec sa gigantesque structure osseuse, parfaitement blanche. Une sorte de chant du cygne qui met
Ce que cristallisent (chaque fois différemment) les approches
à nu l’intériorité et l’histoire vécue au moyen de papiers
de Matta-Clark, Le Corbusier et Sant’Elia et les fictions spatio-
peints et carrelages découpés dans ces immeubles tricente-
temporelles qu’ils créent est brillamment résumé par la
naires, leur permettant de s’inscrire une dernière fois dans
phrase de Jacques Rancière, « le réel doit être fictionné pour
le temps et dans la mémoire collective avant de disparaître
être pensé104 », – mais aussi critiqué et modifié. Malgré leurs
complètement.
différences, ces projets ont cependant un objectif commun :
On perçoit dans son œuvre une double dynamique reposant,
renverser l’histoire et le temps présent pour interroger notre
d’une part, sur une volonté de destruction, associée à une
être-au-monde. Le mode de l’accélération semble être la
posture profondément aperspective au sens nihiliste du terme,
stratégie la plus efficace pour atteindre au plus vite le « point
et d’autre part, sur une forte volonté de transformer cette
zéro », par le biais d’une table rase libératrice qui ouvre un
compulsion de répétition (selon le principe de l’éternel retour
espace fictionnel où tout devient possible – pour le meilleur
du même102) en la sublimant : en découpant les bâtiments,
ou pour le pire.
Notes : page 131
Gordon Matta-Clark : Anarchitecture et Conical Intersect
117
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détruit et reconfigure les ordres économiques antérieurs en dévalorisant sans cesse les richesses existantes (que ce soit par la guerre ou par des crises économiques périodiques) pour faire place à la création de nouvelles richesses. Ce concept est ensuite repris par le sociologue allemand Werner Sombart dans Krieg und Kapitalismus (Guerre et capitalisme, 1913), qui reconnaît ouvertement l’influence de Nietzsche sur sa théorie106, ainsi que par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, professeur de sciences politiques à Harvard à partir de 1927, qui s’éloigne cependant de l’analyse (critiGordon Matta-Clark, Conical Intersect, Paris, 1975, photo : Harry Gruyaert
que) marxiste pour s’orienter vers une interprétation ultrali-
Accélérationnisme
bérale. Schumpeter, auteur d’une théorie de l’évolutionnisme
L’accélération tant désirée par le futurisme et par le Mouvement
économique, conçoit la croissance comme un processus per-
moderne, traduite en termes de nouvelles technologies et de
manent de création, de destruction et de restructuration des
renouvellement perpétuel, est devenue entretemps une réalité
activités économiques. Selon lui, il serait nécessaire de pro-
terriblement concrète, car sa dynamique exponentielle échappe
duire sans cesse « de nouveaux objets de consommation et
désormais à notre contrôle, avec toutes les conséquences
de développer de nouvelles méthodes de production et de
dévastatrices que cela implique pour l’humanité et la planète.
transport107 » afin de conquérir de nouveaux marchés
Terminons cette dernière partie du chapitre par une ouverture
nationaux ou internationaux. Cette dynamique de mutation
sur les problématiques du monde contemporain, en nous pen-
industrielle « révolutionne incessamment de l’intérieur la
chant cette fois sur les théories économiques et politiques
structure économique, en détruisant continuellement ses élé-
dans lesquelles le concept de « destruction créatrice » joue
ments vieillis et en créant continuellement des éléments
un rôle crucial, notamment à notre époque où les idées accé-
neufs. Ce processus de Destruction Créatrice constitue la
lérationnistes font un retour en force. Car il s’avère que ces
donnée fondamentale du capitalisme […] et toute entreprise
théories et dynamiques socio-économiques et politiques ont
capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter108. » Les crises
une forte répercussion sur nos villes, leurs architectures et
ne sont pas de simples ratés de la machine économique,
leurs habitants.
elles sont inhérentes à la logique interne du capitalisme. Selon la théorie schumpétérienne, elles sont salutaires et né-
La « Destruction créatrice » de Schumpeter
cessaires au progrès économique, car elles bousculent les po-
Dans le courant de pensée communiste, Karl Marx forge le
sitions acquises et permettent de rechercher de nouvelles
terme de « Destruction Créatrice » (Schöpferische Zerstörung)
idées. Si l’on freinait le flux des innovations, on préparerait le
au milieu du XIXe siècle. Il repose sur le fait que le capitalisme
terrain à une phase de récession, puis de crise.
105
118
Création par destruction
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Cette logique économique qui régit de manière plus ou
notre réalité en précipitant l’avènement de ce qui pourrait
moins régulée notre monde, fondée sur un processus perpé-
venir ensuite.
tuel de création et de destruction assurant la croissance éco-
En 2013, Nick Srnicek et Alex Williams, alors jeunes doctorants
nomique (assortie, le cas échéant, de mutations industrielles
à la London School of Economics et à l’université East-London,
et de délocalisations), entraîne à chaque fermeture d’usine
publient le #ACCELERATE MANIFESTO for an Accelerationist
des effets dévastateurs sur le plan social, urbain et écologique
Politics. Largement diffusé et traduit en plusieurs langues, ce
à l’échelle mondiale. La mondialisation renforce drastiquement
Manifeste pour une politique accélérationniste a été forte-
la concurrence, y compris entre les sites de production. La
ment controversé, car ses auteurs, d’obédience marxiste,
destruction d’emplois à l’échelle locale, remplacés par des
s’opposent aux optiques décroissantes pour construire un
emplois recréés à l’autre bout du monde, fait partie intégrante
monde post-capitaliste109. Leur projet de « modernité alterna-
du système.
tive » récuse le « primitivisme décélérationniste », qui n’offre à
Dans cette dynamique d’accélération mondiale, les vecteurs
leurs yeux aucun avenir, car sa politique nourrie de localisme
temps et espace rétrécissent. Avec le développement des
ne mènerait qu’à une lente fragmentation, à « la crise perpé-
réseaux (physiques et communicationnels), le monde entier
tuelle et [à un] effondrement écologique planétaire110 ». Ils
est à portée de main. Le résultat des fluctuations mercantiles
invitent plutôt le mouvement écologiste à accélérer le capita-
se manifeste dans les ruines post-industrielles, – Detroit en est
lisme, le progrès technologique et l’automatisation des forces
un exemple éloquent – qui illustrent les effets dévastateurs qu’une
productives afin de penser un autre « projet radical de moder-
politique économique ultralibérale, tournée exclusivement
nité, d’émancipation et de démocratisation, en tandem avec
vers la maximisation des profits, peut avoir sur une ville in-
le développement technologique au-delà des limites imposées
dustrielle dans un monde globalisé, dès lors que la pro-
par le capitalisme néolibéral111 ». À la différence de la politique
duction est relocalisée à moindre coût ailleurs. Henry Ford
néolibérale accélérationniste, au sens schumpétérien du terme,
(1863 –1947) a d’ailleurs inspiré à Schumpeter sa description
ils cherchent à construire « une modernité faite d’abstraction,
de l’entrepreneur-modèle.
de complexité, de globalité et de technologie112 », pour
Hormis la création de capital, la « destruction créatrice »
compléter le « projet des Lumières […], portant sur la critique
schumpétérienne n’aura finalement mené qu’au chaos social
de soi associée à une maîtrise de soi, plutôt que [d’aller] vers
et environnemental. Loin du glamour de l’« entrepreneur-
sa liquidation113 ». Leur manifeste commence par un tableau
modèle » des années 1920, qui incarnait cette étrange vision
apocalyptique du monde actuel :
d’un « progrès » régi par la destruction perpétuelle, cette
« 1. En ce début de seconde décennie du XXIe siècle, la
dynamique d’accélération et ses effets dévastateurs à
civilisation globale doit faire face à une nouvelle espèce
l’échelle planétaire nous amènent aujourd’hui à réfléchir sur
de cataclysme. Les apocalypses à venir rendent ridicules
la manière de construire un autre rapport à l’environnement
les normes et les structures organisationnelles de la
et à la société.
politique, telles qu’elles ont été forgées au moment de la naissance de l’État-nation, de l’émergence du capitalisme et
#ACCELERATE MANIFESTO de Nick Srnicek et Alex
d’un XXe siècle scandé par des guerres sans précédents.114 »
Williams
Convaincus que la politique actuelle ne peut arrêter « ces ca-
L’accélérationnisme qui apparaît aujourd’hui prend cepen-
tastrophes en voie d’accélération115 », ils soulignent la nécessité
dant une toute autre tournure. S’inscrivant, à l’instar du futu-
de développer une vision sociale, politique, organisation-
risme et du Mouvement moderne, dans une logique de fuite
nelle et économique radicalement nouvelle116. Selon ces pen-
en avant, ce nouveau courant de l’économie, de la politique
seurs, il faudrait lutter contre « l’effondrement de l’idée
et de la philosophie soutient l’idée que la voie à suivre en
d’avenir […] symptomatique du statut historique régressif de
temps de crise n’est pas de résister ou de revenir aux époques
notre époque117 ».
précédentes, mais d’aller de l’avant en partant des conditions
On notera avec intérêt que Nick Srnicek et Alex Williams
de l’ici et maintenant, et d’intensifier la dynamique qui régit
réservent une place importante à la technologie, censée nous
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Accélérationnisme
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libérer du travail grâce à l’automatisation. Certes, cette vision
capable de remplir les promesses des programmes spa-
avait déjà été esquissée dans les années 1930 par Keynes
tiaux du milieu du XXe siècle, pour passer d’un monde
(dans The Economic Possibilies for our Grandchildren). Le
de mises à jour techniques minimales à des transforma-
travail envahissant aujourd’hui « tous les aspects de la nou-
tions de grande ampleur – à une époque de maîtrise
velle fabrique du social », il faudrait, selon eux, instaurer un
collective de soi, et à un avenir proprement alien, riche
autre rapport à la technologie en explorant toutes les possibili-
d’autres opportunités et d’autres capacités120. »
118
tés d’amélioration de nos conditions de vie, en la mettant au
Ces philosophes politiques cherchent à se réapproprier les
service des besoins réels de l’homme (et non à la production de
idéaux de l’universalisme, du progrès, de la technique, de
capital). Ils envisagent en outre une « expansion au-delà des
l’humanisme, de la raison et de l’émancipation, non sans sou-
limites de la Terre
119
», vers de nouvelles sphères – qui reste-
ligner la valeur de la réflexion collective. Ainsi, ils terminent
raient à explorer grâce aux nouvelles technologies –, vision
leur manifeste par une ouverture aux accents futuristes qui
qui entre donc dans leur projet de « modernité alternative » :
fait appel à l’imaginaire : « L’accélérationnisme tend vers un
« Après tout, seule une société post-capitaliste, rendue
avenir plus moderne – une modernité alternative que le néo-
possible par une politique accélérationniste, peut s’avérer
libéralisme est intrinsèquement incapable d’engendrer. Il faut déboucher encore une fois l’avenir en libérant nos horizons pour les ouvrir aux possibilités universelles du Dehors121. » Rêveries inquiétantes ou porteuses d’avenir ? La fascination pour les nouvelles technologies comme vecteurs d’un avenir différent rappelle le manifeste du futurisme. La différence entre ces deux manifestes, écrits à près d’un siècle d’écart, réside dans le fait que le futurisme italien considère la technique comme salvatrice, la glorifie et l’esthétise, en en faisant une fin en soi. Srnicek et Williams y voient plutôt un outil pour construire un monde post-capitaliste meilleur, plus social et plus démocratique. Les deux approches se rejoignent dans une certaine fascination pour la science-fiction technologique, qui permet de s’élever au-delà d’un monde
Highland Park Plant Model-T, Usines Ford, vers 1920
rationnel désenchanté : « Le mouvement qui vise à dépasser les limites actuelles implique plus qu’une simple lutte pour une société globale plus rationnelle. Nous pensons qu’il exige aussi de retrouver les rêves qui ont animé tant de gens, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à l’aube de l’ère néolibérale, rêves d’un homo sapiens en quête d’expansion au-delà des limites de la Terre et de notre forme corporelle immédiate122. » Dans cette vision, on retrouve effectivement les rêveries utopiques et dystopiques du XXe siècle, et en particulier celles de l’homme mécanique des futuristes, bien que l’objectif ne soit pas le même. Si les futuristes voyaient dans la technique et surtout dans la guerre un remède ultime, car libérateur dans sa radicalité (d’où leur forte attirance pour le fascisme), les
Usine abandonnée à Detroit, 2014, photo : Quentin Mourier
120
Création par destruction
philosophes de la London School s’opposent aux mouvements
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accélérationnistes de droite (libérale et néo-fasciste) et aspi-
existant, comme toutes les grandes opérations immobilières
rent à une société plus démocratique, mais dans un sens
(généralement en rasant les quartiers des plus démunis), pour
bien particulier. En effet, cette société serait régie par un
faire place à la ville du futur. Ces édifices emblématiques, con-
étrange montage de ce qu’ils appellent « le Plan » (une autorité
struits par les sociétés multinationales, confèrent à ce proces-
verticale et forte, permettant de faire face à la complexité du
sus exponentiel une « aura de désir », désir de surenchère en
monde et de ses problèmes environnementaux, mais bien
matière de hauteur, de vitesse et de technicité. En ce sens,
contrôlée par la collectivité) et « l’ordre improvisé du Réseau »,
cette architecture hautement proactive peut être qualifiée
structure interconnectée de socialités horizontales123 :
d’« accélérationniste » – si ce n’est qu’elle est le produit du
« Nous déclarons que seule une politique prométhéenne
néo-libéralisme et que la dimension sociale en est totalement
de maîtrise maximale de la société et de son environnement
absente. Dans cette dynamique, le passé n’existe plus ; seul
peut permettre de faire face aux problèmes globaux ou de
demeure un présent sans cesse renouvelé, orienté vers des
triompher du capital. Cette maîtrise doit être distinguée
horizons futurs toujours plus audacieux, comme l’avait désiré
de celle prônée par les penseurs des Lumières124. »
Sant’Elia un siècle plus tôt.
Argument abstrait, recevable, mais inquiétant lorsqu’on ima-
« Je pense que le temps des utopies est revenu. Nous avons
gine les conséquences qu’une « autorité verticale », quelle
vécu le contraire pendant si longtemps qu’il est temps d’être
qu’elle soit, pourrait avoir sur la société. Le souvenir du fascisme
à nouveau plus courageux et de réfléchir à la manière dont
nous hante encore, tout comme la crainte d’une politique
les choses pourraient être complètement différentes125 »,
prométhéenne que nous connaissons déjà.
annonce Ole Scheeren, ex-associé du groupe OMA et concepteur de la tour Maha Nakhon (« métropole » en thaï)
Quelle esthétique accélérationniste ?
inaugurée à Bangkok en 2016. Cette tour de verre de 77 étages semble se décomposer comme si un avion avait arraché
Nous l’avons vu, le Manifeste futuriste, écrit par le jeune
quelques « pixels » du volume géométrique. Les unités
poète Marinetti, inspirera quelques années plus tard le Mani-
d’habitation de luxe surgissent de façon chaotique à l’endroit
feste de l’architecture futuriste d’Antonio Sant’Elia, proposition
de ces fractures. Émergeant en spirales de la tour, les cubes
de cadre esthétique pour l’architecture d’une société futuriste.
forment des terrasses flottantes qui surplombent la ville, parfois
Quant au manifeste accélérationniste, il a été écrit par des
même en porte-à-faux, offrant des espaces extérieurs vertigi-
philosophes politiques. Quelle pourrait en être la traduction
neux à des centaines de mètres de hauteur. Pour couronner le
esthétique, artistique, architecturale et urbaine ? Comment
tout, la tour dispose d’un rooftop hautement exclusif avec un
les artistes et architectes s’approprient-ils ce concept d’un monde post-capitaliste, qui tient de la science-fiction, pour repenser complément le statut de la technique et son rapport à la société humaine ? De quelle nature est cette société accélérationniste ? À l’échelle architecturale, un projet de gratte-ciel construit quelque part en Asie ou ailleurs dans le monde par une agence internationale pourrait nous en donner un aperçu. Toujours plus vite, plus haut, plus complexe, plus intense, plus vertigineux et plus riche en expériences uniques, c’est une architecture du « toujours plus » ; une architecture qui accélère les dynamiques urbaines et perceptives, une architecture d’images iconiques circulant dans le monde entier sur le web, une architecture qui incite à l’imitation afin de dépasser le modèle. C’est cette architecture-là qui fait table rase du tissu
Notes : page 131
Smart-City, Taipei, Taiwan, 2018
Quelle esthétique accélérationniste ?
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OMA, Ole Scheeren, Maha Nakhon, Bangkok, 2016, photo : Srirath Somsawat
plancher de verre en saillie qui projette les clients dans une
les flux, la gouvernance, et d’optimiser la gestion des ressources
expérience inédite, en leur offrant des frissons sublimes – en
et la prévention des risques. Une sorte de « Cyber-City » hyper
adéquation avec le « toujours plus ». La dynamique accélération-
connectée composée de communautés électroniques, concept
niste se manifeste symboliquement dans la forme ascendante
qui s’implante de plus en plus dans le monde entier, avec dif-
en spirale, ébréchée comme une tour de Babel breughélienne
férents degrés d’intelligence artificielle. En 2018, Taiwan a lancé
à moitié en ruine. Cette icône prométhéenne du capitalisme
un projet de Smart-City visant à mettre en place un réseau na-
a un double sens : si elle renvoie à un progrès sans bornes
tional dans les domaines de la gouvernance et de la sécurité,
(selon la devise « tout est possible »), elle semble aussi en
des transports, de l’énergie, de la santé, de l’éducation et de
annoncer le déclin. Un gratte-ciel aux allures entropiques et
l’agriculture en utilisant des véhicules aériens autonomes sans
néanmoins emblématique d’un monde toujours (ou encore)
pilote (drones) pour la prévention et la gestion des crises
soumis à l’accélération.
(inondations, incendies, épidémies, etc.)126. La collecte de données comporte toutefois (outre de possibles
Smart-City / Cyber-City
violations des données personnelles et de la vie privée) un risque de dépendance à un méta-système informatique suscepti-
122
À l’échelle urbaine, le principe d’accélération sous-tend le
ble de s’effondrer en cas de crise – induite par des catastrophes
concept de la Smart-City (ou Cyber-City). Contrairement à la
naturelles, des guerres ou par ce redoutable « blackout » dont
Green-City, qui est décélérationniste et pourrait donc être
la guerre en Ukraine nous a montré qu’il peut constituer une
rangée dans le chapitre précédent, la Smart-City vise une ville
véritable menace lorsqu’un pays devient le jouet d’intérêts
parfaitement informatisée, exploitant les technologies de l’in-
géopolitiques. Une fois devenues dépendantes des métadon-
formation et de la communication basées sur la collecte de
nées censées régir leur fonctionnement, les villes deviennent
mégadonnées, afin d’améliorer la qualité des services urbains,
en fin de compte beaucoup moins résilientes qu’auparavant.
Création par destruction
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Bjarke Ingels Group (BIG) : Masterplanet, depuis 2020
traiter le problème à l’échelle mondiale. Plutôt que la
Le désir d’accélération qui s’appuie sur l’intelligence artificielle
et la réglementation limitée qui caractérisent les efforts
et les nouvelles technologies – en partie réalistes, en partie
actuels, nous pensons que nous devons concevoir un plan
fantasmées – peut aller encore bien plus loin. Dans la lignée
directeur pour toute notre planète. Un plan directeur
futuriste, rappelons que l’un des objectifs du MANIFESTO
tangible, réalisable, exécutable, pragmatique dans ses
de Srnicek et Williams est de « retrouver les rêves qui ont
principes, utopique dans son ambition. La Masterplanet129. »
absence de propositions concrètes sur la manière de cacophonie de rapports et de discours, les objectifs partiels
animé tant de gens, depuis le milieu du XIX siècle jusqu’à
Il se demande alors comment nous pourrions « réorganiser »
l’aube de l’ère néolibérale, rêves d’un homo sapiens en
la Terre pour réduire les émissions de gaz à effet de serre,
quête d’expansion au-delà des limites de la Terre et de notre
protéger les ressources et nous adapter au changement
e
forme corporelle immédiate ». L’architecte qui incarne le
climatique. Son projet ambitionne « une planète Terre neutre
plus ce désir d’expansion est Bjarke Ingels, créateur du
en carbone », tout en relevant « les défis fondamentaux que
groupe BIG. Dans son élan utopiste radical, il n’est pas loin
sont l’énergie, les transports, l’industrie, la biodiversité, les
du #ACCELERATE MANIFESTO et du mouvement futuriste.
ressources, la pollution, l’eau, l’alimentation et les conditions
Attardons-nous un peu sur cette vision largement répandue
de vie prospères pour un monde comptant jusqu’à 10 milliards
même au-delà du milieu architectural, en la mettant dans une
d’habitants » – hypothèse démographique maximale destinée
perspective critique.
à amplifier le défi pour cette utopie planétaire. Afin d’élaborer
Cet architecte danois, connu dans le monde entier pour ses
la « Masterplanet », BIG s’entoure d’un groupe de spécialistes
projets radicaux à grande échelle (à lui seul, le nom de son
de diverses disciplines, paysagistes, urbanistes, ingénieurs,
agence annonce déjà ce désir de grandeur), est en train d’éla-
mais aussi experts en énergie. L’objectif est de présenter une
borer un projet qui dépasse toutes les mesures habituelles :
vue d’ensemble « de ce qu’il faudrait faire pour arrêter l’émis-
cette fois, il ne vise pas une architecture gigantesque ni la
sion nette de gaz à effet de serre, et d’avoir une idée des
planification d’un quartier urbain, mais un plan directeur
implications pratiques de l’objectif ultime : une présence
(masterplan). D’ordinaire, il s’agit d’un document de planifi-
humaine 100 % durable sur la planète Terre130. » Ambition
cation fixant des orientations fondamentales pour une agglo-
énorme, objectif a priori nécessaire, mais comment y parve-
mération ou un secteur de ville afin de résoudre certains
nir dans un monde extrêmement hétérogène qui est tout
problèmes. Or BIG veut en établir un pour toute la planète !
sauf unifié ?
Ingels l’appelle « Masterplanet ». Faut-il voir dans ce nom un
Sa méthode, qu’il annonce de façon très pragmatique et sur-
simple jeu de mot ou un grain de folie utopiste avec une
plombante, consiste d’abord « à identifier les problèmes et
pointe de cynisme face à l’impossibilité de réaliser ce projet ?
les opportunités, rechercher les solutions technologiques
Mais Bjarke Ingels ne semble pas plaisanter. Il ne cesse d’ex-
possibles, explorer et évaluer de multiples options d’inter-
poser ses projets dans des conférences et des livres, et rêve
vention, quantifier les moyens et l’ampleur de la tâche131 ».
même d’une série documentaire télévisée destinée à la vul-
À cette partie analytique, qui repose sur les connaissances
garisation de l’architecture qui s’inspirerait de Cosmos de
scientifiques les plus récentes et une importante collecte de
Carl Sagan. Son Formgiving. An Architectural Future History128
données à l’échelle mondiale, s’ajoute une dimension plus
(le titre indique un jeu fictionnel et temporel avec l’histoire et
politique, bien plus délicate, liée à la gouvernance : « résoudre
l’avenir), publié en 2020 chez Taschen, n’est que l’annonce
les implications de base en matière de planification, visualiser
d’un prochain ouvrage entièrement consacré à « Master-
l’impact », sans toutefois problématiser ni nuancer les impli-
planet ». Face à l’urgence climatique, Ingels estime que les
cations et les conséquences d’une telle planification univer-
architectes ont leur mot à dire :
selle, par définition top down. Pour conclure, il adopte une
127
« Alors que la prise de conscience politique du changement
posture pratique et projectuelle propre aux architectes familiers
climatique a atteint un sommet, il y a, semble-t-il, une
des grands projets : « décomposer les étapes nécessaires à la
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Bjarke Ingels Group (BIG) : Masterplanet
123
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 124
réalisation », sans oublier la dimension organisationnelle et
Ne voit-on pas transparaître dans ces lignes la posture de
financière : « proposer un modèle d’échelonnement et de fi-
l’architecte-démiurge qui veut sauver le monde en le (re)des-
nancement132 ». « Masterplanet » se veut donc un plan directeur
sinant selon de nouveaux paradigmes que lui seul sait percevoir
élargi, incluant de manière réaliste – comme un projet classi-
et mettre en forme ? Ingels souligne l’importance de l’échelle
que – « le budget, des tableaux des surfaces, des plans sys-
macro-territoriale, d’un ajustement beaucoup plus ample de
tèmes et des stratégies de mise en œuvre progressive133 ».
la focale pour la mise en œuvre de changements de grande
Mais dans sa dimension concrète de projet clé en main, l’utopie
envergure comme la réduction de l’impact carbone :
prend vite des traits dystopiques : outre le problème évident
« Quand on construit une maison, il y a un certain nombre de
et non négligeable d’une gouvernance susceptible d’être tota-
choses qu’on peut faire – ajouter des panneaux solaires sur
litaire à cette échelle, elle soulève la question de la compé-
le toit etc. – mais la plupart de ces mesures ne sont pas très
tence. Bien que BIG travaille avec des experts sur ces sujets
efficaces136. » En revanche, si l’on planifie un lotissement ou
extrêmement complexes, la question de la synthèse et de la
un quartier, on peut mettre en œuvre certaines synergies :
méthode se pose avec acuité. Billy Fleming, directeur du Ian
capter l’eau de pluie sur une grande surface ; tirer parti des
L. McHarg Center de l’université de Pennsylvanie et militant
différences de consommation d’énergie entre les bâtiments
pour le climat, estime que « l’objectif central de Masterplanet
résidentiels, qui dépensent généralement de l’énergie pour
– créer un plan général pour une planète durable – n’est pas
le chauffage, et les bâtiments commerciaux, qui dépensent
mauvais », mais utopique en termes de gouvernance, et
de l’énergie pour la climatisation en plein jour. « Il y a toutes
c’est surtout une vision bien trop étroite qui risque de limiter
sortes de choses qu’on peut entreprendre. Et chaque fois
l’imaginaire des gens. Comment garantir le caractère scienti-
qu’on augmente l’échelle, on peut en fait faire plus137. » D’où
fique et l’objectivité de l’analyse lorsqu’elle est entre les
l’ambition mondiale de son projet.
mains d’un as de la communication qui la transforme bien
C’est ainsi que lui vient l’idée d’unifier les réseaux électriques
trop vite en « projet », projet spéculatif et fictionnel qui risque
mondiaux pour résoudre les problèmes d’« intermittence » –
de préfigurer une image de l’avenir dont il sera difficile de se
instabilités dues aux effets de chaud et froid (nuit-jour, été-
détacher ?
hiver) propres aux énergies renouvelables et qui en empêchent
Toutefois, Ingels souligne qu’il faut précisément des architectes
le déploiement. Selon BIG et ses experts, cette unification
pour donner forme à de possibles solutions et pour impulser
règlerait le problème malgré les pertes induites par la
l’action. Ainsi, dans un premier temps, l’apport de BIG con-
longueur du réseau de transport d’électricité138. Mais comment
sisterait à représenter les phénomènes qui régissent le monde
gérer les flux d’énergie à l’échelle mondiale, à une époque
et à en faire la synthèse, puis à communiquer et vulgariser les
où les pays se font la guerre pour la souveraineté énergéti-
connaissances avec des outils graphiques que les architectes
que et pour d’autres buts géopolitiques et économiques ?
comme lui, amoureux des données informatiques (Data), maî-
Dans cette approche utopique – et un peu naïve – d’un
trisent parfaitement. Dans un second temps, il souhaiterait
« monde nouveau », Elizabeth Yeampierre, directrice de l’or-
s’attaquer à la réalisation de ce « projet », malgré sa démesure.
ganisation environnementale Uprose, voit une manifestation
Passionné par le pouvoir de l’architecture, Ingels tente, comme
d’« hybris139 ». Elle rappelle que « les militants pour la justice
tout utopiste, de penser l’impossible :
climatique, qui soutiennent que l’action pour le climat doit
134
124
« L’architecture est l’art et la science de transformer la
s’attaquer non seulement aux émissions, mais aussi aux in-
fiction en réalité. Ce qui a changé, ce sont les outils
égalités systémiques, contestent le droit d’Ingels à élaborer
dont nous disposons pour réaliser nos idées. En tant
un plan pour toute la planète, ainsi que sa capacité en la
qu’architectes, ne dépendons pas seulement de notre
matière140. » La critique porte aussi sur la démesure du
imagination, de nos compétences techniques et de notre
projet : « Même dans un monde où la pandémie de Covid -19
inventivité, mais aussi de notre capacité à donner des
a transformé notre compréhension de ce qui est possible en
instructions et des moyens aux autres pour construire ce
termes de réponses collectives à un défi mondial, il est prati-
que nous avons conçu135. »
quement impossible d’imaginer qu’un seul plan climatique
Création par destruction
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puisse sérieusement être adopté par les industries, les gouver-
de multiples domaines de connaissance tels que « l’intelli-
nements et les communautés du monde entier . » Srnicek
gence artificielle, la réalité augmentée, le métabolisme urbain,
et Williams ont déjà pointé le problème de gouvernance
la longévité, l’amélioration robotique et la migration interpla-
posé par la réalisation de projets à grande échelle et esti-
nétaire [sic !]146 » comme outils et remèdes pour faire face
ment qu’un fort pouvoir vertical est nécessaire ; en son temps,
aux grands défis. Les nouvelles technologies sont pour lui un
Le Corbusier réclamait un Colbert. Ingels tout comme Le
moyen d’avancer sur la voie du progrès, qu’il représente
Corbusier, architectes à l'« hybris » affirmée, ne voient pas
dans Formgiving – porté par son enthousiasme (aveugle ?)
dans ces critiques pointant la démesure de la tâche et les
pour l’idée d’évolution et d’accélération – de manière parfai-
problèmes de gouvernance qui en découlent un obstacle à la
tement linéaire, inscrit dans un cadre temporel immense : du
réalisation d’un plan de grande envergure. Car même lors-
Big Bang jusqu’au temps présent. « L’évolution de la pensée
que l’on est amené à concevoir le plan directeur d’un quar-
est un voyage depuis l’aube de l’intelligence biologique jus-
tier, l’ampleur de la tâche est telle qu’il est impossible d’en
qu’à l’intelligence artificielle. Nous pensons que l’intelligence
avoir d’emblée une vue d’ensemble, fait-il valoir : « Mais cha-
artificielle sera inévitablement déployée dans le processus
que itération permet de le faire apparaître un peu plus, on
créatif, rendant l’élément humain [sic !] de plus en plus impor-
obtient de nombreuses réactions, et ensuite on modifie le
tant147. » Ce point de vue anthropocentrique traduit une pos-
projet jusqu’à ce qu’on coche toutes les cases. Donc, même
ture prométhéenne, voire démiurgique, encore envisageable
si, au début, ça paraît vraiment complexe et immense, on
à l’époque des fondateurs du Mouvement moderne, mais
finit par y arriver.142 », dit-il avec une bonne dose d’optimisme
loin d’être acceptée sans critique aujourd’hui.
et un détachement presque cynique.
Le problème d’échelle et le degré d’abstraction ne sont pro-
Face à la complexité de problèmes contemporains tels que
bablement que quelques-unes des raisons (auxquelles s’ajou-
« le changement climatique, la montée du niveau des eaux,
tent un certain esprit commercial et le désir de promouvoir
141
les mers de plastique de la taille d’un pays
143
», Ingels compte
son œuvre) pour lesquelles Bjarke Ingels intègre dans Form-
sur l’intelligence artificielle et sa puissance d’analyse :
giving des projets de son agence, plus réalistes et donc plus
« L’infatigable puissance de traitement, la patiente exécution
faciles à appréhender, tels qu’une usine de recyclage de
d’innombrables expériences et l’accès instantané à toutes les
plastique148, des villes flottantes pour abriter les communau-
connaissances du monde font de l’IA une puissante alliée
tés touchées par la montée des eaux, un projet de Smart-City
pour l’expérimentation analytique. » Elle serait même « capable
hyperconnectée conçue pour Toyota (Toyota Woven City),
de deviner des possibilités qui sont tout simplement trop
basée sur un principe innovant de mobilité autonome avec
avancées pour que le concepteur humain les appréhende.
un système de livraisons automatiques, et nombre d’autres
Si nous voulons dépasser les limites de notre imagination,
projets que l’on peut découvrir dans Formgiving, et qui font
nous devrons nous allier à l’intelligence artificielle144. » Dans
figure de prélude à la vision d’ensemble de la « Masterplanet »
la convergence de ces deux intelligences – celle de l’homme
Mais qui pourrait financer de telles constructions ? Qui vivra
et celle de la machine – il voit l’outil idéal pour relever les
sur ces îles ou dans ces villes, et qui ne pourra se le permettre ?
défis d’un avenir qui reste à inventer. Dans un élan futuriste,
Juste avant le chapitre « Masterplanet » figurent deux projets
il s’exclame : « La symbiose homme-machine est la plus
qui nous rappellent le désir d’expansion du MANIFESTO puis-
puissante. L’architecte, tel un grand maître, disposera avec
qu’ils sont situés en dehors de notre planète : Moon – City of
l’aide de l’intelligence artificielle de pouvoirs sans précédent
New Hope et Science City Mars. Le premier, qui se concré-
pour donner forme à l’architecture145. » Voici l’homme-
tise dans un projet d’habitat lunaire intitulé « Olympus », est
machine futuriste du XXI siècle, augmenté non plus par
développé en collaboration avec ICON Build, société spéciali-
la mécanique des machines, comme on le fantasmait au
sée dans les technologies de construction robotique, SEArch+
début du XXe siècle, mais par l’intelligence artificielle qui
et la NASA. Il est porté par « la vision d’un avant-poste hu-
va bien au-delà des limites perceptibles.
main » dédié aux « activités commerciales pour les satellites
Sans crainte ni hésitation, Ingels plaide pour la convergence
terrestres et spatiaux, la science, l’informatique quantique,
e
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Bjarke Ingels Group (BIG) : Masterplanet
125
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l’exploitation minière et le tourisme149. » Outre ce programme
« Enfin » ? Difficile de suivre ces aspirations accélérationnistes.
colonialiste, les caractéristiques physiques de la surface lunaire
Comme si la Terre avait à envier les qualités de la Lune ou de
semblent intéressantes pour un possible environnement
Mars ! Ces projets se situent dans la droite ligne des fantas-
habitable, « notamment la très faible gravité et le cycle des
mes mégalomaniaques de multimilliardaires comme Jeff
jours d’une durée d’un mois », qui offrent, selon Ingels,
Bezos (fondateur d’Amazon) avec ses colonies spatiales, et
« l’occasion de réinventer notre façon de travailler, de jouer,
plus encore Elon Musk (fondateur de Tesla et de SpaceX), qui
de vivre et de nous développer sur la Lune . » Le second
rêve d’une terraformation de Mars, c’est-à-dire d’une modifi-
projet, Science City Mars, est le prototype d’une « ville dura-
cation artificielle de son atmosphère destinée à la rendre
ble » [sic !] actuellement en cours de développement à Dubaï,
habitable quand la Terre ne le sera plus.
afin d’étudier les technologies de construction pour une fu-
Dans le livre Formgiving, le projet « Masterplanet » suit ces
ture colonisation martienne, en utilisant les mêmes technolo-
deux projets utopiques assez inquiétants. Avec un optimisme
gies que celles utilisées sur la Lune : « construction robotisée,
et un aplomb inouïs, Ingels espère bien que « d’ici quelques
excavation, impression 3D et membranes gonflables151. »
années, un nouveau Premier ministre ou PDG pourra faire
L’objectif est de construire, pour commencer, un campus sur
appel à « Masterplanet » lorsqu’il voudra traiter une question
Terre dédié à l’éducation et à l’ingénierie, à la science et à
climatique relevant de sa compétence, et voir comment
l’agriculture « en lien avec l’exploration et la colonisation
il pourrait s’en inspirer pour contribuer aux efforts
interplanétaires », afin d’acquérir une « expérience en ma-
mondiaux153. »
tière de génie climatique, de sécurité, de qualité ou de
Malgré ces grandes intentions plus ou moins sérieuses, en
construction, et de résilience des écosystèmes créés par
tournant la dernière page de « Masterplanet », on tombe
l’homme, qui nous sera précieuse lorsque nous irons enfin
brusquement sur le chapitre « LEGO », où le lecteur découvre
sur Mars », explique BIG.
les projets de BIG transposés en format miniature, contraste
150
152
pour le moins cocasse. Ingels fait un saut abrupt dans l’enfance et change soudain d’échelle pour entrer dans un monde de rêve parfaitement maîtrisable, celui du jeu de construction. Avec cette fin d’une banalité surprenante, il nous fournit luimême une clé de lecture. Après avoir osé aborder les grands enjeux qui affectent l’humanité toute entière, Ingels nous dit que tout est fiction, que le jeu permet d’explorer les fantasmes, nécessaires pour rêver d’un autre monde : « Ce que nous aimons chez LEGO, c’est que ce n’est pas un jouet, c’est un outil, un outil qui permet aux enfants de créer leur propre monde et d’habiter ce monde en jouant154. » Il établit ensuite un parallèle avec l’architecte : « Et c’est exactement ce qu’est le formgiving (donner une forme). En tant qu’êtres humains, nous avons le pouvoir – les outils – de donner forme à l’avenir dans lequel nous voulons vivre. Et nous avons le pouvoir d’écouter et regarder, et d’apprendre comment la vie dépasse toujours nos intentions pour découvrir et explorer de nouvelles façons de cohabiter avec le monde que nous avons créé. Si le travail est ce qui fait tourner le monde, le jeu est ce qui le fait aller au-delà155. » Dans la figure de l’architecte, Ingels voit le créateur d’un monde nouveau, suffisamment libre pour BIG, « Masterplanet », in : Formgiving, 2020
126
Création par destruction
aller « au-delà » du monde réel et s’affranchir de la réalité en
Notes : pages 131
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explorant, comme un enfant, son imaginaire illimité. Tout se
prise de conscience de l’urgence climatique, écologique et
résumerait-il finalement à un jeu d’enfant ?
sociale que se pose la question de la décélération. On pourrait
Dans ce processus fictionnel qu’il appelle « Narrative Design »,
même dire que tous les positionnements face à la crise éco-
Ingels joue avec le temps et cite William Gibson, auteur
logique se situent quelque part entre ces deux pôles oppo-
américain de science-fiction qui est aussi l’un des leaders du
sés : soit on vise l’accélération et la haute technologie liée à
mouvement cyberpunk : « L’avenir est déjà là, mais il n’est
l’intelligence artificielle, soit on vise la décélération et la dé-
pas réparti équitablement . » C’est bien là le problème : en
croissance comme remède. Les concepts de « Smart-City » et
effet, l’un des plus grands doutes suscités par cette utopie
de « Green-City » incarnent ces deux postures. La « Green-
planétaire réside précisément dans la question de la distribution
City » est définie comme une ville « en équilibre avec la na-
équitable, en particulier celle des richesses et de l’accessibilité
ture, où toutes les formes de nature – de l’organisme vivant à
à ce monde éminemment « smart » dont Ingels rêve, régi par
son habitat – sont des composantes majeures de la forme
cette intelligence artificielle dans laquelle il voit le remède
urbaine et font partie de l’infrastructure verte157 ». Si la Smart-
ultime à tous les problèmes.
City trouve sa parenté avec les futuristes, le Mouvement
Dans ce cybermonde, la « création par destruction », un prin-
moderne et les théories accélérationnistes, la Green-City,
cipe accélérationniste en soi, risque de suivre une dynamique
s’inscrit quant à elle dans la lignée de la cité-jardin et du
propre – dynamique qui ne peut être que ravageuse.
« retour à la terre », mais en pleine ville. Entre accélération et
156
Création par destruction – un délire perpétuel, mais à quelles fins ?
décélération, les conceptions du renouveau se divisent. La dynamique accélératrice de la « création par destruction », inhérente à tous les exemples présentés dans ce chapitre, nous propulse – sur un mode futuriste du « plus vite, plus
La dynamique destructrice dont rêvaient les futuristes dans
haut, plus loin » qui, entre angoisse et fascination, confine
leur désir de faire table rase de l’histoire, dynamique également essentielle chez Le Corbusier pour donner naissance à la Ville Radieuse, défendue en outre par Schumpeter comme puissance créatrice d’un capitalisme économique fondé sur un renouveau perpétuel, s’est imposée dans le monde entier avec des effets dévastateurs. L’accélération contemporaine prônée par le #ACCELERATE MANIFESTO et BIG, basée sur une hyper-gouvernance planétaire pour faire face à la crise climatique et environnementale, est une vision utopiste construite sur les nouvelles technologies. Versant dans le fantasme d’une possible expansion vers d’autres planètes devenues les prothèses d’une Terre totalement épuisée, elle semble devoir rester de la science-fiction, du moins pour le plus grand nombre à ce niveau de naïveté futuriste. Face à ce processus d’accélération – utopique ou réel – auquel notre planète semble condamnée, la nécessaire transition écologique impose une contre-dynamique : ralentir la frénésie de consommation et freiner un processus de métropolisation qui, à l’échelle mondiale, s’étend de manière exponentielle sur les terres agricoles, les artificialisant à vue d’œil pour les transformer en zones construites. C’est dans ce champ de tension entre une réalité de plus en plus dévastatrice et une
Notes : pages 131 et 132
BIG, « Moon – City of New Hope », in : Formgiving, 2020
Bjarke Ingels Group (BIG) : Masterplanet
127
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 128
asublime – vers un avenir sans repères. Après avoir effacé le passé et même le présent, l’obsession de l’avenir nécessite la création de fictions pour se projeter dans un futur incertain, plein de promesses aussi séduisantes que vagues. Mais comme dans les récits de science-fiction, la dynamique accélérationniste peut basculer aisément de l’utopie à la dystopie. Curieusement, l’accélération est un phénomène qui trouve de nos jours une résonance dans l’architecture et l’urbanisme, alors que nous n’avons pas trouvé d’exemple contemporain de décélération qui réponde à toutes les dimensions (sociétales, culturelles, urbanistiques, architecturales, esthétiques et spirituelles) pour faire écho aux modèles historiques (cf. chapitre 2). Le monde serait-il à ce point soumis à cette dynamique d’accélération qu’envisager un contre-courant suffisamment puissant pour s’extraire de cet incessant tourbillon de destruction créatrice semble pratiquement impossible, compte tenu de l’interdépendance économique et financière universelle ? Le défi reste entier.
NASA, système d’atterissage humain avec équipage sur un cratère lunaire avec la Terre à l’horizon, image virtuelle, 2019, © NASA/Moon to Mars
128
Création par destruction
Notes : page 132
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 129
Notes
je suis un destin », pp. 187-196, ici p. 187
22 Filippo Tommaso Marinetti, « Manifeste du
(souligné dans l’original).
Futurisme », in : Le Figaro, 20 février 1909,
14 Nietzsche dans une lettre à Helen
page de garde, col. 1-3, ici : col. 2, point n° 1,
1 Cf. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisa-
Zimmermann du 08. 12. 1888, faisant référence
fin du prologue.
tion (1930), trad. Aline Oudoul, Payot &
à son ouvrage L’Antéchrist, qui sera publié en
23 Ibid., col. 2, n° 4. (Souligné dans l’original)
Rivages coll. Petite Biblio Payot Classiques,
1896 in : Sämtliche Briefe, Kritische Studien-
24 Ibid., col. 3.
Paris 2010, chap. II « À la recherche du
ausgabe, G. Colli, M. Montinari (éd.),
25 Ibid., col. 2, n° 10.
bonheur », p. 66. (Traduction modifiée par
Munich/New York, 1986, vol. 8, p. 512.
26 Ibid., col. 2, n° 3.
F. Mortier, plus fidèle à l’original)
15 Nietzsche, Ecce homo 1974, p.187.
27 Ibid., col. 2, n° 9.
2 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuel-
16 Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des
28 Ibid., col. 2, n° 8.
les, in : Œuvres complètes de Frédéric
idoles, in : Œuvres complètes, trad. Henri
29 Ibid., col. 2, n° 7.
Nietzsche, trad. Henri Albert, Mercure de
Albert, Mercure de France, Paris, 1908, vol. 12,
30 Nietzsche 1903, 1re partie, préface, 1.
France, Paris, 1907, vol. 5, tome 1, p. 126.
pp. 172- 226, chap. « Flâneries d’un inactuel »,
31 Belviso 2018, p. 26.
3 Ibid., pp. 126 -127. (Souligné dans l’original)
§ 11, p. 182.
32 Ibid., p. 25.
4 Ibid., pp. 128, 129. (Souligné dans l’original)
17 Benito Mussolini, « La filosofia della forza
33 Viviana Birolli, « Antonio Sant’Elia et
5 Ibid., 130. (Adaptation de la traduction
(postille alla conferenza dell’on. Treves) », in :
La Città Nuova : représenter la ville
« ne devient homme »)
Il Pensiero romagnolo, no 48, 49, 50, 29 novem-
moderne », Livraisons de l’histoire de l’archi-
6 Krüger Gerhard, « La philosophie à l’époque
bre, 06 et 13.12. 1908. Cité d’après : Enzo
tecture, mis en ligne le 31.12.2018. URL :
du romantisme », in : Archives de Philosophie,
Santarelli, Scritti politici di Benito Mussolini,
http://journals.openedition.org/lha/641 ; DOI :
2011/01, tome 74, pp. 83 - 99, ici p. 23.
Feltrinelli, Milan, 1979, pp. 99 -109.
https://doi.org/10.4000/lha.641 (consulté
https://www.cairn.info/revue-archives-de-
18 Friedrich Nietzsche, Der Wille zur Macht.
le 23.11.2020)
philosophie-2011-1-page-83.htm (Consulté le
Versuch einer Umwertung aller Werte,
34 Exposé à l’association d’art Famiglia
24.01.2023)
Neumann, Leipzig, 1906. Sa sœur s’est
Artistica de Milan (20 mai -10 juin 1914).
7 Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist suivi de
appropriée son œuvre et a utilisé les restes du
35 Cf. Birolli, par. 21.
Ecce homo, sous la dir. de Giorgio Colli et
projet L’Antéchrist ainsi que le titre La Volonté
36 Paolo Amaldi, Architecture, Profondeur,
Mazzino Montinari, De Gruyter, Berlin, Boston,
de puissance écartés par Nietzsche pour
Mouvement, Infolio, Genève, 2011, p. 348.
1974, chap. « Le cas Wagner : un problème de
publier une prétendue « œuvre principale »
37 Cf. Birolli 2018, p. 16.
musicien », pp. 180 -186, ici p. 184.
du philosophe. Ce recueil factice a toutefois
38 Antonio Saint’Elia, « Manifeste de l’archi-
8 Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la
connu un grand succès.
tecture futuriste » (1914), publié in : Revista
morale (1887), in : Œuvres complètes, trad.
19 « Nulla è vero, tutto è permesso! », Benito
d’arte futurista, sous la dir. d’Enrico
Henri Albert, Mercure de France, Paris, 1900,
Mussolini, in : Belviso, « Brève généalogie du
Prampolini, Milan/Paris, 1925, n° 10, 11, 12,
vol. 11, pp. 85-86.
nietzschéisme futuriste : le Surhomme de
consacré aux artistes futuristes, p. 4.
9 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir (1882), in :
Marinetti entre approche politique et quête
39 Ibid.
Œuvres complètes, trad. Henri Albert, Mercure
esthétique », in : Cahiers de la SIES, n° 2,
40 Ibid., p. 87. (Souligné dans l’original)
de France, Paris, 1901, chap. « Qu’est-ce que
2018 : « Le futurisme italien, entre l’art et la
41 Filippo Tommaso Marinetti, cité d’après
le romantisme ? », § 370, p. 364.
politique », pp. 20 -31, ici p. 23.
Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de
10 Friedrich Nietzsche, L’Origine de la
https://docplayer.fr/124627572-Cahiers-de-
sa reproductibilité technique, (1935/1936)
Tragédie (1872), trad. J. Marnold, J. Morland,
la-sies-n-2-le-futurisme-italien-entre-l-art-et-la-
trad. Maurice de Gandillac (revue par Rainer
Société du Mercure de France, Paris, 1906,
politique.html (consulté le 23. 11.2020)
Rochlitz), éd. Allia, Paris, 2007, postface,
chap. « Essai d’une critique de soi-même »,
20 Filippo Tommaso Marinetti, « Contro i
p. 48 sq.
§ 7, p. 17.
professori » (1910), in : Marinetti, Futurismo e
Benjamin mentionne comme source du
11 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir (1882),
fascismo, Campitelli, coll. Política, Foligno,
manifeste de Marinetti pour la guerre
in : Œuvres complètes 1901, chap. « La
1924, p. 28 (dédié à Mussolini) : « C’est un
coloniale d’Éthiopie La Stampa de Turin.
conscience intellectuelle », § 2, p. 39.
passéiste qui marche hardiment sur les cimes
Intitulé « Estetica Futurista della Guerra », ce
12 Nietzsche, dans l’introduction à Ecce
des montagnes de Thessalie, les pieds mal-
texte a été publié en 1935 in : Stile Futurista,
homo, trad. Henri Albert, Mercure de France,
heureusement entravés par de longs textes
Rivista Mensile Arte-Vita, Turin.
1908, § 4, p. 200 (souligné dans l’original).
grecs. » (Trad. F. Mortier)
42 Marinetti 1909, col. 2, n° 9.
13 Nietzsche, Ecce homo 1974, « Pourquoi
21 Ibid.
43 En référence à l’adage latin des juristes
Notes pages 99 -105
129
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 130
130
« Fiat iustitia et pereat mundus » – « Que justice
éd. Crés & Cie, Paris, 1925, p. 233.
Giraudoux est Commissaire général à l’infor-
soit faite, même si le monde doit périr ». Cf. :
58 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Plan
mation sous Daladier, puis devient président
Susanne Stacher, Visions sublimes : Archi-
Voisin », 1925, in : Œuvre complète, vol. 1,
du « Conseil supérieur de l’information » en
tectures dans les Alpes, Birkhäuser, Bâle, 2018,
pp. 109 -121, ici : p. 111.
1940, avant de prendre sa retraite en janvier
chap. 4, p. 130.
59 Ibid.
1941.
44 Benjamin 2007, p. 50. (Souligné dans
60 Le Corbusier 1994, pp. 162 -163.
77 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Pavillon
l’original)
61 Ibid., p. 160.
de l’Esprit nouveau », in : Œuvre complète,
45 Notamment la reconstruction de Londres
62 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Une
vol. 1, pp. 98 -108, ici : p. 100. (Souligné dans
après le grand incendie de 1666, celle de
ville contemporaine », in : Œuvre complète,
l’original)
Noto en Sicile après le tremblement de terre
vol. 1., p. 38.
78 Ibid.
destructeur de 1693, et celle de Lisbonne
63 Le Corbusier 1994, p. 161.
79 Ibid.
après la catastrophe de 1755.
64 Le Corbusier, indication sur un plan, FLC,
80 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Une
46 Cf. : François Warin, « Le Corbusier et
n° 29751.
partie de résidence de "Ville Radieuse" »
l’esprit du temps », in : Revue de métaphysique
65 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Plan de
(1937), in : Œuvre complète, vol. 3, p. 31.
et de morale, n° 4, 1970, pp. 439 - 451, n. p.
Paris », 1937, in : Œuvre complète, vol. 3, p. 112.
81 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Le Plan
Consultable sur : http://allegresaber.e-
66 Ibid., p. 114.
de Paris 37 », in : Œuvre complète, vol. 3, p. 46.
monsite.com/pages/esthetique/le-corbusier-
67 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Le plan
82 Corbusier 1925, p. 193.
et-l-esprit-du-temps.html#_ftn21 (consulté le
de Paris 1937 », in : Œuvre complète, sous la
83 Ibid., p. 105.
28.01.2023) : « L’architecture était pour
dir. de Max Bill, Les Éditions d’architecture,
84 Ibid., p. 229.
Le Corbusier une comparution, une célébration
Zurich, 1967, vol. 3 : 1934–1938, 46 sq.
85 Ibid. (souligné dans l’original)
de la puissance, il avait lu Nietzsche et savait
68 Le Corbusier, « Une ville contemporaine »,
86 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, Œuvre
que la volonté de puissance est d’abord une
in : Urbanisme 1994, p. 160.
complète, vol. 1, p. 115.
volonté de maîtrise, d’organisation, de calcul
69 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Plan de
87 Corbusier 1925, p. 69.
et d’ordre. »
Paris », 1937, in : Œuvre complète, vol. 3,
88 Le Corbusier, « Une ville contemporaine »,
47 Le Corbusier, Destin de Paris (1941),
pp. 46- 47.
in : Urbanisme 1994, p. 168.
Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1987, p. 11.
70 Le Corbusier, cité d’après : Jean-Baptiste
89 Ibid.
48 Le Corbusier, Urbanisme (1925),
Michel « Paris : ce dont rêvait Le Corbusier
90 Ibid.
Champs-Flammarion, Paris, 1994 p. 81.
pour la rive droite », publié le 18.07. 2016 à
91 Le Corbusier se surnomme ainsi à la fin du
49 Ibid., p. 92. (Souligné dans l’original)
10h53 https://www.geo.fr/voyage/paris-plan-
texte du Plan Voisin. Cf. Le Corbusier et Pierre
50 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Ville
voisin-ce-dont-revait-le-corbusier-pour-la-rive-
Jeanneret, Œuvre complète, vol. 1, p. 115.
contemporaine de trois millions d’habitants »,
droite-161992 (consulté le 14.04.2023)
92 Nietzsche 1903 (Ainsi parlait Zarathoustra),
1922, in : Œuvre complète, sous la dir. de Willy
71 Le Corbusier, « Une ville contemporaine »,
partie 4, § 20, pp. 430, 431.
Boesiger et Oscar Stonorov, Les Éditions
in : Urbanisme 1994, p. 158.
93 Le Corbusier 1925, p. 229.
d’Architecture, Zurich, 1964, vol. 1 : 1910–1929,
72 Ibid. pour toutes les citations de ce
94 Ibid., p. 224.
pp 34-39, ici p. 34.
paragraphe. (Souligné dans l’original)
95 Ibid.
51 Ibid.
73 Le Corbusier 1925, p. 224. (Souligné dans
96 Le Corbusier et Jeanneret, Œuvre com-
52 Ibid.
l’original) aussi : « Architecture ou démoralisa-
plète, vol. 3, p. 31.
53 Le Corbusier, lettre à sa mère du 15 mai
tion, démoralisation et révolution » (ibid.)
97 Cf. Philip Ursprung, « Living Archeology:
1930. Cité d’après : François Chaslin, Un
74 Ibid. (Souligné dans l’original)
Gordon Matta-Clark und das New-York der
Corbusier, éd. du Seuil, Paris 2015, p. 101.
75 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « Plan
1970er Jahre », in : Die Moderne als Ruine.
54 Le Corbusier, dans une lettre du 27
Voisin », 1925, in : Œuvre complète, vol. 1,
Eine Archäologie der Gegenwart, catalogue
octobre 1959 à Gabriel Voisin, in : Jean
p. 111.
de l’exposition du même nom, Generali
Jenger, Le Corbusier – Choix de lettres,
76 Ibid. On retrouve cette idée de la main
Foundation, Vienne, 2009, p. 18.
De Gruyter, Berlin, 2015, p. 267.
forte de Colbert dans l’ouvrage Pleins
98 Terme forgé par Robin Evans en 1970,
55 Chaslin 2015, p. 100.
Pouvoirs de Jean Giraudoux, publié en 1939,
auteur de Towards Anarchitecture, réponse au
56 Cf. Ibid.
comme François Chaslin le précise (p. 174). Le
manifeste de Le Corbusier.
57 Le Corbusier, Vers une architecture (1923),
deuxième chapitre de cet ouvrage affiche des
99 Composé de Laurie Anderson, Tina
nouvelle édition revue et augmentée,
tendances racistes et antisémites. En 1939,
Girouard, Suzanne Harris, Jene Highstein,
Notes pages 105 -116
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 131
Bernard Kirschenbaum, Richard Landry, Gordon
Sombart, Schumpeter, in : The European
127 Williams, Srnicek, « Manifeste
Matta-Clark et Richard Nonas.
Heritage in Economics and the Social
accélérationniste », n° 03.22.
100 Cité d’après James Attlee, « Towards
Sciences, publié le 09.11.2006. https://www.
128 BIG, Formgiving. An Architectural Future
Anarchitecture : Gordon Matta-Clark and
researchgate.net/publication/226027214_Crea
History, Taschen, Cologne, 2020.
Le Corbusier », in : Tate Papers, n 7, Spring
tive_Destruction_in_Economics_Nietzsche_So
129 Ibid., chap. « Masterplanet », p. 632.
2007. https://www.tate.org.uk/research/tate-
mbart_Schumpeter.
(Traduction F. Mortier)
papers/07/towards-anarchitecture-gordon-
107 Joseph Schumpeter, Capitalisme, socia-
130 Ibid.
matta-clark-and-le-corbusier (consulté le
lisme et démocratie (1942), Payot, Paris, 1951,
131 Ibid.
25.01. 2023)
pp. 106-107.
132 Ibid.
101 Gordon Matta-Clark, Conical Intersect,
108 Ibid. (Souligné dans l’original)
133 Ciara Nugent, « The Climate is Breaking
film 16 mm couleur, silencieux, lieu : Paris,
109 Alex Williams et Nick Srnicek : « Nous
Down. Architect Bjarke Ingels Has a
rue Beaubourg, réalisé dans le cadre de la
avons perdu le fil du futur », in : Libération,
Masterplan for That », in : Time.com,
Biennale de Paris de 1975, Caméraman :
interview menée par Marie Lechner,
21.10.2020, https://time.com/collection/great-
Bruno de Witt, Son : Nicolas Petit Jean,
17.10.2014, à 17h06,
reset/5900743/bjarke-ingels-climate-change-
Distributeur : Light Cone, fond : Centre
https://www.liberation.fr/france/2014/10/17/no
architecture/ (consulté le 15.09.2022).
Pompidou n° AM 1994-F1271.
us-avons-perdu-le-fil-du-futur_1124088
134 Billy Fleming, in : Time.
102 Sigmund Freud, Au-delà du principe de
(consulté le 25.01.2023).
135 BIG 2000, chap. « Making », p. 8.
plaisir (1920), trad. Jean Laplanche, J.-B.
110 Alex Williams et Nick Srnicek, « Manifeste
136 Nugent 2020.
Pontalis, Payot & Rivages, Paris, 2010, chap. 3,
accélérationniste » (2013), trad. Yves Citton, in :
137 Ibid.
p. 69.
Multitudes, n° 56, 2014, pp. 23 ‑35, ici point
138 Bjarke Ingels, Masterplanet by BIG,
103 Ibid. Comme évoqué dans l’introduction,
n° 01.01. www.multitudes.net/manifeste-acce-
conférence à la Columbia University (GSAPP),
Freud émet l’hypothèse « qu’il existe effective-
lerationniste/ (consulté le 25.01.2023),
le 04. 05.2020, https://readingoffice.com/mas-
ment dans la vie psychique une compulsion de
point n° 03.23
terplanet-by-big/ (consulté le 18.09.2022)
répétition qui se place au-dessus du principe
111 Williams, Srnicek 2014.
139 Nugent 2020.
de plaisir ». Il estime que, paradoxalement, le
112 Williams, Srnicek 2013, n° 03.01.
140 Ibid.
principe de plaisir et la pulsion de destruction
113 Ibid., n° 03.22.
141 Ibid.
ne sont pas contradictoires, puisque l’autodes-
114 Ibid., n° 01.01.
142 Ibid.
truction est une façon de réduire les tensions
115 Ibid., n° 01.03.
143 BIG, Formgiving., chap. « Big Leap »,
intérieures, et que la recherche du plaisir n’est
116 Ibid., n° 01.06.
p. 586.
parfois rien d’autre que la fin d’une douleur.
117 Ibid., n° 03.24.
144 Ibid. chap. « Thinking », p. 20.
« Compulsion de répétition et satisfaction pul-
118 Ibid., n° 03.02.
145 Ibid.
sionnelle aboutissant directement au plaisir
119 Ibid., n° 03.22.
146 Ibid., chap. « Big Leap », p. 586.
semblent ici se recouper en une intime asso-
120 Ibid.
147 Ibid. chap. « Thinking », p. 20.
ciation. » Toutefois, cette pulsion de de-
121 Ibid., n° 03.24, (Trad. F. Mortier, plus fidèle
148 Inspirée de l’usine d’incinération des
struction peut être transformée en activités
à l’original)
déchets d’Amager Bakke à Copenhague
productives et artistiques par le détour de la
122 Ibid., n° 03.22.
(construite entre 2013 et 2017), lieu d’excur-
sublimation.
123 Ibid., n° 14.
sion très apprécié, car une piste de ski est
104 Jacques Rancière, Le partage du sensible,
124 Ibid., n° 03.21, trad. Yves Citton avec
aménagée sur son toit.
La Fabrique éditions, Paris, 2000, p. 61.
quelques corrections.
149 BIG 2020., chap. « Moon – City of New
105 Karl Marx a déjà introduit ce terme dans
125 Ole Scheeren : « Die Realität der Möglich-
Hope », p. 592.
le Manifeste du parti communiste (Kommunis-
keiten, Jeanette Kunsmann und Stephan
150 Ibid.
tisches Manifest, 1848) et dans Le Capital
Burkoff im Gespräch mit Ole Scheeren », in :
151 Ibid. chap. « Science City Mars », p. 612.
(Das Kapital, 1867). Il signifie qu’un nouvel
baunetz interior|design, 22.05. 2018:
152 Ibid.
ordre économique remplace un ancien, tout
https://www.baunetz-id.de/menschen/ole-
153 Nugent 2020.
comme le capitalisme l’a emporté sur le mode
scheeren-die-realitaet-der-moeglichkeiten-
154 BIG 2000, chap. « Play », p. 674.
de production féodal.
18401257 (consulté le 16.03. 2023).
155 Ibid.
106 Cf. Reinert Hugo, Reinert Erik, Creative
126 Smart City Taiwan: https://www.twsmart-
156 Ibid. Dans son contexte original, le terme
Destruction in Economics : Nietzsche,
city.org.tw/en (consulté le 06. 04.2023).
« Cyberspace » fait principalement allusion au
o
Notes pages 116 -127
131
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 132
fait que ce qui constituera le quotidien des humains de demain existe déjà en partie. La plupart des changements, du moins à court et à moyen terme, consisteront simplement en la diffusion de ces éléments de niche ou minoritaires. 157 Cf. Jürgen Breuste, « The Green City : General Concept », in : J. Breuste, M. Artmann, C. Ioja, S. Qureshi, Making Green Cities. Cities and Nature, Springer, Cham, 2020, pp. 1-15, ici p. 3.
132
Notes page 127
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 133
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 134
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 135
Robert Delaunay et Félix Aublet, Aménagement intérieur du hall tronconique du Palais de l’Air, réalisé par l’association Art et lumière, architectes : Audoul, Hartwig, Gérodias, Paris, 1937, Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, 1937; au premier plan : différents moteurs d’avions; photo : Henri Baranger
4
Réenchanter le monde Suspendre le temps pour se projeter dans l’avenir
Temps : suspension du temps Psychologie : pulsion de vie et refoulement Mode opératoire : mettre la crise entre parenthèses pour se projeter dans l’après-crise
Après une crise ou une catastrophe majeure telle que peut
qui fait référence à l’effet paralysant de la conscience du
l’être une période de guerre, la question de l’identité et de
passé ; nous devrions donc nous libérer du sens historique et
la culture en tant qu’âme d’une société se pose avec acuité.
de la mémoire quand cette dernière devient nuisible, conclut
Comment reconstruire notre « être » collectif dans une société
le philosophe avant Freud et sa théorie de refoulement. Dans
d’après-crise ou de post-conflit, répondre aux aspirations
ce chapitre, ce n’est pas la table rase, mais précisément cette
d’une vie meilleure, en paix, en résonance avec la société et
notion de refoulement qui nous intéresse comme stratégie
en équilibre avec l’environnement ? La réponse varie selon
de défense psychique contre les pulsions destructrices pro-
les défis et besoins propres à chaque époque.
voquées par des crises majeures, permettant aux pulsions de
Le désir de réenchanter le monde pendant ou après une crise
vie de prendre le dessus. Quels sont les outils des architectes
est une dynamique animée par les pulsions de vie, à savoir
pour esquisser la vision d’un monde meilleur ? En quoi les
l’autoconservation, l’amour-propre et l’amour d’autrui, que
projets architecturaux peuvent-ils avoir une dimension politi-
Freud appelle Éros ou Libido. C’est tenter de réunir ce qui est
que et une action concrète sur notre vie ?
dissout, en neutralisant les pulsions de destruction et de divi-
L’opération temporelle visant à « réenchanter le monde » est
sion. Les pulsions de vie réunificatrices peuvent aller de pair
une action double, qui consiste d’abord en une suspension
avec le refoulement, dont l’essence, selon Freud, « ne consiste
du temps pour s’extraire de l’ici et maintenant, puis en une
que dans le fait d’écarter et de maintenir à distance du
projection dans un avenir meilleur. Comment se manifeste ce
conscient ». Il s’agit du mode de défense privilégié contre les
double mouvement temporel chez les architectes et dans
pulsions et de l’opération par laquelle le sujet repousse et
leurs œuvres ? Quelles valeurs, notamment esthétiques, véhi-
maintient à distance du conscient des représentations jugées
culent-ils ?
désagréables et inconciliables avec le Moi. Rappelons égale-
La culture et la société sont au cœur de ce chapitre, il s’agit
ment le postulat nietzschéen du « toute action exige l’oubli2 »,
d’y analyser comment sont envisagées la transmission des
1
Notes : page 165
Suspendre le temps pour se projeter dans l’avenir
135
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 136
connaissances, des idées et des valeurs morales, par exem-
hommes, 7 millions de morts, autant de blessés ; en choses,
ple après l’effondrement d’une société. Comment promou-
des dévastations et des annihilations de biens pour une valeur
voir les livres, l’art, la communication et les échanges culturels
de 1 500 milliards de francs-or. Le monde était laissé non
afin d’éviter un nouvel effondrement, une nouvelle guerre ?
seulement épuisé, mais profondément disloqué. […] La Société
Ou encore, comment rendre possible l’émancipation de la
des Nations, autre démonstration de l’interdépendance, est
classe ouvrière, comment créer une dynamique d’apprentis-
sortie logiquement de la guerre en vertu d’un véritable dé-
sage participatif par la conception de « palais » dédiés à la
terminisme sociologique3. »
culture ? Qu’entend-on alors par « culture » ? Quelle nouvelle
Otlet expose donc tout d’abord le projet à l’échelle globale,
société veut-on construire ? La double action du procédé de
celle de l’humanité. Il aborde ensuite l’apocalypse, la des-
réenchantement tend vers ce projet de société : par la mise à
truction de l’humanité par la guerre, pour terminer avec une
distance, on s’extrait de l’ici et maintenant et le temps est
renaissance reposant sur la création d’une organisation inter-
suspendu ; hors du temps, on arrive enfin à se projeter dans
nationale, supra-étatique qui garantit la paix.
un espace d’après-crise que l’on va chercher à enchanter.
Le constat de cette mondialisation et de cette interdépendance l’amène à concevoir un projet éducatif et transculturel qui soit un temple pour la culture et l’intellect à l’échelle
Paul Otlet et Le Corbusier : Musée mondial et Musée à croissance illimitée, 1928/1939
mondiale.
Mundaneum Dix ans après la fin de la Première Guerre mondiale, le penseur universaliste Paul Otlet conçoit la Cité mondiale (ou Mundaneum) pour commémorer la fin du conflit et célébrer la fondation de la Société des Nations à Genève, dont la mission est de maintenir la concorde entre les nations. Ce philosophe belge, fondateur des sciences de la documentation, socialiste et pacifiste convaincu, était déjà engagé avant le conflit dans des associations œuvrant pour la paix et l’action culturelle. Otlet part de l’idée qu’une connaissance approfondie des cultures de tous pays et la création d’un langage commun de la connaissance, accessible à tous, pourraient aider à créer un chemin vers la paix. Il invite alors Le Corbusier à développer un projet qui donne forme à ses idées. Dans la brochure de présentation de 1928, Paul Otlet et Le Corbusier décrivent le projet du Mundaneum qui devait comprendre les cinq grandes institutions traditionnelles du travail intellectuel : Bibliothèque, Musée, Associations scientifiques, Université, Institut. Paul Otlet aborde pour commencer la problématique de la mondialisation et souligne l’interdépendance croissante des communautés, peuples, et nationalités, une interdépendance que la guerre a clairement mise en évidence. Otlet présente le bilan des destructions : « En
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Réenchanter le monde
Le Corbusier, Bibliothèque mondiale du Mundaneum à Genève, plans et coupe,1928
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Pour l’établissement d’un langage commun : la Bibliothèque mondiale Le Mundaneum est conçu comme une plateforme pour accueillir l’internationale des Associations, visant « la réglementation, l’unification, la standardisation, la terminologie et le langage commun4 », qui préfigurerait une entente globale afin d’éviter un nouveau conflit mondial. Le philosophe, connu pour sa vaste collection de livres, de journaux, d’images et de cartes postales, rêve d’un projet ambitieux pour rendre les médias du monde entier accessibles grâce à la technologie alors totalement nouvelle des microfilms projetables sur écran. Son projet visionnaire consiste dans l’établissement d’une Bibliothèque mondiale qui serve de « centre commun » et permette d’unir toutes les collections d’une bibliothèque universelle, non seulement de livres, mais de toutes sortes de médias : « les musiques, les photographies, les gravures, les films cinématographiques, les disques de phonographe, etc. », là aussi accessibles sur écran dans les salles de lecture. Il conçoit tout un système de fiches bibliographiques normalisées et songe à
Paul Otlet, table de travail avec écran de projection intégré pour le Mundaneum, 1930
la mise en place de prêts internationaux. « L’utilité d’un Centre de Documentation mondiale ne doit pas être envisagée seulement dans le présent, mais encore dans le futur. En établissant "leurs librairies", les Souverains, les Princes, les amateurs des siècles passés se doutaient-ils qu’un jour en seraient sorties les grandes Institutions du Livre de notre siècle. Que savons-nous de ce qui sortira dans cinquante ans ou dans un siècle d’un grand dépôt mondial ? Nous ne pouvons répondre en détail, mais nous avons confiance dans la fécondité de l’avenir5. » Le système de classement bibliographique imaginé par Paul Otlet est devenu la norme, toujours en vigueur, de même que la mise en réseau internationale des bibliothèques. Bien avant l’ère d’Internet, cet utopiste visionnaire pressent la nécessité de créer un réseau d’échange de données. Dans son ambition d’établir un système de classification et de partage de connaissances de manière universelle, Paul Otlet peut être considéré comme l’un des précurseurs intellectuels
Paul Otlet, armoire au Mundaneum, photo : Stefaan Van der Biest, 2016
d’Internet et surtout de Wikipédia. L’établissement d’un langage commun pour la compréhension des peuples n’est pas sans évoquer le mythe de la tour de Babel : après la confusion de la guerre et de ses horreurs, Paul Otlet veut construire une nouvelle tour de Babel, dans l’espoir de rétablir un langage commun.
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Paul Otlet et Le Corbusier : Mundaneum, Bibliothèque mondiale
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culture, pour faire renaître chez tous, par son seul spectacle, les impressions grandes et élevées que peut susciter la découverte du vaste Univers où nous nous mouvons8. » En réponse à ces aspirations élevées, Le Corbusier conçoit, pour la vaste Cité mondiale, une organisation spatiale archétypique inspirée d’une cité-temple babylonienne. La composition est entièrement basée sur les rectangles du nombre d’or, « ainsi règnent une grande unité et une proportion harmoLe Corbusier, Mundaneum de Genève, 1928, perspective À droite : le lac Leman, à gauche : le Mundaneum, avec la pyramide du Musée Mondial, la Bibliothèque, l’Institut de recherche, la Maison des associations, l’université, les terrains de sport, etc.
nieuse9 », écrit-il dans son texte de présentation. Il inscrit l’édifice dans une géométrie absolue
Le Musée mondial
pour que les quatre angles « marquent exactement les quatre
Le « Musée mondial » de Paul Otlet, pièce maîtresse du
points cardinaux10. » Le terrain a son point culminant à l’endroit
Mundaneum, a pour vocation d’être « une démonstration de
du Musée mondial.
l’état actuel du monde, [et] de son mécanisme complexe […].
Le point d’orgue de cette composition est le Musée mondial,
Le vaste contenu du monde sera exposé et expliqué selon
pour lequel il propose une ziggourat carrée de sept étages
les trois catégories de l’œuvre, du temps, du lieu en trois
dressée vers le ciel – on y retrouve une sorte de tour de
séries de sections correspondantes . » Cette idée program-
Babel, inspirée des dessins de la reconstitution du palais de
matique structure la conception architecturale de l’espace,
Sargon à Khorsabad, de Perrot et Chipiez. Mais sa pyramide
car elle nécessite un ordonnancement particulier, différent de
est soulevée du sol par un jeu de pilotis qui laissent passer le
celui que l’on trouve généralement dans les musées, puisqu’il
regard jusqu’aux montagnes et génèrent ainsi un effet de
est déterminé par la ligne du temps qui se manifeste spatia-
flottement. Ce détachement du sol déstabilise la perception
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lement dans l’architecture. À noter que le philosophe ne vou-
habituelle et donne à cette forme archétypale une légèreté
lait pas exactement faire un Museum, mais plutôt un
et un aspect étrangement moderne, encore accentué par la
Idearium et un Useum : « De la conception ancienne d’un
matérialité, non pas de pierre, de brique ni même de béton,
musée (Museum) on ne retiendra que l’idée de faire voir et
mais de verre et d’acier. Autour de la première rampe est dis-
celle d’un accès permanent à tous7. » Contrairement au
posée une mince toiture sur pilotis qui se détache du corps
musée traditionnel, il ne s’agit pas de conserver, mais d’ex-
pyramidal sur les deux côtés, ouvrant ainsi une place pour
pliquer, de faire comprendre les liens entre les choses – là
accueillir les visiteurs.
aussi, une idée pionnière. Son Useum est dédié aux usages,
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l’objectif ambitieux est de présenter « en un point la dé-
La pyramide est accessible par une rampe extérieure ou par
monstration systématique de la réalité totale, un Musée mon-
un ascenseur en pente qui mène les visiteurs tout en haut, ils
dial qui soit musée de l’Encyclopédie et de la Synthèse,
pénètrent alors à l’intérieur du musée, avec une vue sur
disposé pour être un instrument de science, d’étude et de
l’ensemble des étages disposés en forme de spirale autour
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Le Corbusier, Musée mondial dans le Mundaneum de Genève, 1928, perspective
d’un grand atrium. Le Corbusier a organisé l’espace selon
nous ont apportée ici ; dans la nef adjacente tous les
les trois catégories imaginées par Paul Otlet : l’œuvre, le
documents qui fixeront le temps, l’histoire à ce moment-là,
temps, le lieu, et fait écho à la tonalité sublime de l’énoncé
visualisée par les graphiques, les images transmises, les
(« faire renaître chez tous […] les impressions grandes et
reconstitutions scientifiques, etc. Et tout contre, la troisième
élevées que peut susciter la découverte du vaste Univers où
nef avec tout ce qui nous montrera le lieu, ses conditions
nous nous mouvons ») en pensant à ce que le visiteur peut
diverses, ses produits naturels ou artificiels, etc.12... »
ressentir dans un tel édifice :
C’est le nombre impressionnant de documents, de plus en
« Et maintenant, après l’activité collective, après l’organisation bonne ou mauvaise, voici l’homme seul, face à l’univers. L’homme dans le temps et dans le lieu. Exactement l’œuvre humaine reportée à l’époque de sa création et dans les lieux qui l’ont vu naître. L’œuvre. Le temps. Le lieu. Comment synchroniser cet exposé par une visualisation instantanée ? Car elle ne sera véritablement poignante et utile, que si la visualisation est instantanée11. » Pour cela, il divise les surfaces d’exposition en trois entités (l’œuvre, le temps, le lieu) qui structurent l’espace et le mode de présentation de l’histoire de l’humanité : « Trois nefs se déroulent parallèlement, côte à côte, sans cloison pour les séparer. Dans une nef l’œuvre humaine, celle que la tradition, la piété du souvenir ou l’archéologie
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Le Corbusier, schéma organisationnel du Musée du monde, Mundaneum à Genève, esquisse, 1928
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plus nombreux au fur et à mesure qu’on avance dans l’his-
lisse et muette qu’il avait aperçue d’en haut, et dedans, il
toire, qui plaide en faveur de la forme en spirale. Le parcours
trouve, façonnées dans la pierre aux époques où elles
commence avec la Préhistoire au sommet de la pyramide, où
surgirent, et taillées par la main de ceux qui les adorent,
la spirale est étroitement enroulée, tandis qu’à la descente,
les figures des grands initiés en qui l’humanité, au cours
le temps et la forme se déploient. La spirale s’élargit progres-
de sa marche, incarna toute sa puissance mystique, son
sivement et offre toujours plus d’espace pour des périodes
besoin d’élévation, d’abnégation, d’altruisme. Grands et
plus récentes et mieux documentées. Le principe spatial
indiscutables moments de l’histoire humaine14. »
d’agencement en triple nef est novateur, car il assure une
Au Sacrarium, face aux grands personnages de l’histoire, le
continuité spatiale ininterrompue, parfaitement fluide. Le
temps semble s’arrêter. Ce n’est plus l’église qui inspire cette
Corbusier est fasciné par ce concept d’organisation de l’his-
sensation de grandeur hors du temps, mais cet espace pro-
toire et par la manière, non pas statique mais dynamique, de
fane dédié à la culture universelle, qui a pour tâche de nous
la traduire en un principe spatial, car l’histoire, tout comme
inscrire dans la grande Histoire.
sa conception, est toujours en évolution :
À côté du Musée mondial, Le Corbusier place la Bibliothèque
« Tout s’enchaîne ; tous les actes fous, égoïstes, téméraires
mondiale qui, contrairement au musée, n’a rien d’un temple.
ou désintéressés ont leur conséquence ; celle-ci se manifeste
C’est une gigantesque machine fonctionnelle (et fonctionna-
tout de suite ou cent ans ou deux cents ans plus tard. La
liste) qui héberge de vastes archives internationales, compo-
carte du monde grandit, se modifie, palpite comme une
sée d’une bibliothèque des fiches, des dossiers, des
floraison prise au ralenti du cinéma. Quel enseignement13 ! »
documents et des volumes, ainsi que de plusieurs salles de
Pour traduire ce programme en espace, il conçoit la nef cen-
lecture aux étages supérieurs. Des ascenseurs dans des boî-
trale, la ligne du temps, plus basse que les sections voisines,
tes vitrées et une grande rampe courbe pour les visiteurs
et latéralement vitrée pour conduire la lumière zénithale dans
confèrent à cet édifice les caractéristiques d’une construction
l’espace d’exposition. Tout en bas de la pyramide, une pièce
utilitaire ultramoderne. Le Musée mondial en forme de zig-
ronde est inscrite dans son centre, que Le Corbusier décrit
gourat babylonienne et la Bibliothèque mondiale en forme
sur un ton solennel et mystérieux :
de machine sont tous les deux l’incarnation spatiale des
« Mais au fond, par terre, il [le visiteur] discerne, assaillie
idées utopiques d’Otlet, à la fois humanistes, universalistes
par une lumière qui vient de loin, à ras du sol, une enceinte
et futuristes.
circulaire, haut mur lisse qui contient quelque chose : le
Le Mundaneum de Genève n’a pas été réalisé, mais Paul
Sacrarium. […] Il entre dans cette enceinte cylindrique,
Otlet a pu aménager une salle à Bruxelles en 192015, avec
Le Corbusier, Musée esthétique, esquisse du hall d’entrée, février 1936
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Le Corbusier, Musée à croissance illimitée, 1939, photo de maquette : Lucien Hervé
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Henri La Fontaine (avec lequel il avait fondé l’Office Interna-
Le Musée à croissance illimitée de Le Corbusier est une
tional de Bibliographie en 1895), pour présenter un échantil-
forme évolutive du Musée mondial. Il reflète le désir d’une
lon du Musée mondial et de la Bibliothèque mondiale.
extensibilité sans bornes, dont la condition sine qua non est
Cependant, leur musée sera à nouveau fermé en 1934. Otlet
un monde en paix et en pleine croissance, un désir idéaliste,
pourra ensuite s’associer à l’ouverture du Mundaneum Institute
qui se lit comme une tentative de réenchanter le monde,
à La Haye, fondé par son ami Otto Neurath, philosophe, socio-
malgré la nouvelle guerre qui s’annonce. Le Corbusier est
logue et économiste autrichien qui avait fondé le Gesellschafts-
fasciné par le principe spatial du Musée mondial et sa spirale,
und Wirtschaftsmuseum (Musée socio-économique) à Vienne,
associée à l’idée de culture universelle. La question de l’ex-
avant de s’exiler en Hollande après l’Anschluss en 1938.
tensibilité d’un tel musée, qui devrait être en principe illimi-
Deux ans plus tard, lorsque l’Allemagne envahit les Pays-Bas,
tée (comment pourrait-on mettre un terme à l’accumulation
cet institut est lui aussi fermé. Pendant la Seconde Guerre
des connaissances et des savoirs ?), l’a poussé à faire évoluer
mondiale, Paul Otlet sombre dans la dépression et la folie, et
cet archétype spatial. Pour l’exposition internationale Arts et
s’éteint en 1944. En 1998, après l’explosion d’Internet, la
Techniques qui se tient à Paris en 1937, il développe le proto-
Belgique construira un Mundaneum à Mons pour abriter
type d’un Musée à croissance illimitée, cette fois-ci en forme
la collection Paul Otlet et rendre hommage aux précurseurs
de spirale plate afin de permettre une expansion
visionnaires d’internet.
ultérieure : « Les temps modernes posaient jusqu’ici, sans recevoir de solutions véritables, le problème de la croissance
Musée à croissance illimitée
(ou de l’extension) des bâtiments16 ». Il songe à une architecture infinie qui soit spatialement et constructivement en
Mettre la culture et l’histoire entière de l’humanité au cœur
croissance exponentielle, à l’instar d’un escargot ou de la
d’un projet muséal permet de placer les crises, les guerres et
suite de Fibonacci liée au nombre d’or, comme l’illustre l’un
les catastrophes dans un horizon temporel plus large, ce qui
de ses croquis.
modifie la perception du temps présent : il semble comme
Ce musée, qui pourrait mesurer 25 ou 50 mètres au départ,
« suspendu », au regard de la grande Histoire.
est basé sur les mêmes principes organisationnels que le
Après la Première Guerre mondiale, ce nécessaire moment
Musée mondial, à la différence que la spirale plate, conçue
de suspension permet de développer de nouveaux récits
comme un fragment inachevé, permet une extension ulté-
fondés sur le progrès social, technique, économique et cultu-
rieure, contrairement à la forme pyramidale qui, elle, est
rel, avec pour horizon la paix entre les peuples.
figée. Une photo de maquette montre une série de poutres
Le Corbusier, Musée à croissance illimitée, 1939, photo de maquette : Lucien Hervé
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Le Corbusier, Musée à croissance illimitée, 1939, photo de maquette : Lucien Hervé
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normées qui dépassent l’édifice en attente d’agrandissement, la façade extérieure se transformant alors en paroi intérieure. Par terre sont entreposées les poutres préfabriquées, prêtes pour le montage. Par souci d’économie, Le Corbusier prévoit une standardisation complète des éléments constructifs : « Un poteau, une poutre, un élément de plafond, un élément d’éclairage diurne, un élément d’éclairage nocturne. Le tout est réglé par des rapports de section d’or assurant des combinaisons faciles, harmonieuses, illimitées17. » Bien qu’extensible, cette spirale qui s’enroule sur elle-même est surtout un archétype, une figure de style de la croissance sans fin, mais aussi de l’accélération. En ce sens, cette forme est presque baroque : « De Bramante à Borromini, selon Arnaldo Bruschi, la composition est une structure en tension sur laquelle pèsent d’un côté la force centrifuge du vide intérieur et de l’autre côté celle centripète de la masse qui circonscrit le volume18. » Et pour Paolo Portoghesi, l’espace baroque est, sur le plan perceptif, un « champ concentrique rotatif infléchissant les surfaces murales19 ». La forme en Le Corbusier, esquisse pour le Musée à croissance illimitée, 1939
spirale et le jeu convexo-concave ne sont toutefois pas uniquement présents dans des intérieurs baroques, mais aussi à l’extérieur de l’église universitaire Sant’Ivo alla Sapienza à Rome, où Borromini a donné la forme d’une spirale ascendante à la flèche pour symboliser la connaissance universelle. Le musée de Le Corbusier s’inscrit aussi dans ce champ de tension rotatif, à la fois centrifuge et centripète, et la dimension symbolique d’une culture universelle y joue également un rôle clé. À l’instar du Musée mondial, la spirale carrée du Musée à croissance illimitée est détachée du sol par des pilotis. L’accès se fait aussi par en dessous, le hall d’entrée à lumière zénithale étant situé au milieu, « véritable hall d’honneur, destiné à quelques œuvres maîtresses20 », semblable à l’organisation spatiale de son prédécesseur. Ici commence le parcours en forme de spirale du visiteur, qui se caractérise essentiellement par une bande lumineuse abaissée dans le plafond, dont les vitrages latéraux laissent pénétrer la lumière du jour dans l’espace. Le temps est symbolisé et spatialisé par cet élément architectural qui guide le parcours des périodes antérieures à nos jours, et devient ainsi le facteur principal de l’expérience.
Le Corbusier, esquisse du principe organisationnel du Musée esthétique pour l’Exposition internationale Arts et Techniques 1937 à Paris, 1936
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Pour éviter le caractère labyrinthique de la spirale, Le Corbusier crée des lieux d’orientation grâce à de grandes ouvertures aux points cardinaux qui permettent de quitter le parcours en
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le raccourcissant, de regarder à l’extérieur, voire de sortir
Le gouvernement Doumergue ne dure que neuf mois, du
dans le jardin en empruntant de larges passerelles servant
9 février au 8 novembre 1934. Après la formation et la chute
aussi de toit à qui rentre ou sort du musée. Ainsi, en dépit de
de quatre gouvernements successifs, la gauche décide, pour
sa forme contraignante, cet édifice offre suffisamment de sou-
faire front face à la menace de l’Allemagne hitlérienne et
plesse pour que les visiteurs puissent composer leur propre
pour stabiliser la politique intérieure, de s’unir dans une nou-
parcours ou que les scénographes puissent modifier les espa-
velle coalition, le Front Populaire, qui remporte les élections
ces d’exposition à leur guise avec des cimaises mobiles. Ici, la
du 26 avril et du 3 mai 1936. Devenu président du Conseil,
rationalité prévaut sur l’ivresse baroque, le visiteur peut quitter le champ concentrique rotatif et s’extraire de la tension spatiale entre le vide centrifuge et la masse centripète. Cette dernière se décompose en grandes ouvertures qui introduisent des axes cartésiens, réancrant le visiteur dans un monde de repères fortement nécessaires en cette période de turbulence.
L’Exposition internationale Arts et Techniques de 1937 comme remède à la crise Le projet de Le Corbusier est à replacer dans le contexte des crises financières et politiques internationales. Mussolini prend le pouvoir en Italie en 1922, Hitler en Allemagne en 1933, Dollfuss instaure après un putsch l’austro-fascisme en Autriche dès 1934 et jusqu’à l’annexion du pays en 1938 par l’Allemagne hitlérienne. En Espagne, le coup d’État de juillet
Carte postale « Exposition internationale Paris 1937 » : le pavillon soviétique (à droite) face au pavillon allemand
1936 provoque la chute du gouvernement du Front populaire et entraîne le pays dans une guerre civile sanglante, avant que ne s’impose la dictature franquiste. En Russie, les années 1930 sont marquées par les grandes purges staliniennes et leurs millions de morts et de déportés. Dans ce contexte d’effondrement des démocraties et de fortes tensions politiques, auquel s’ajoute la crise économique mondiale à la suite du krach boursier de 1929, le gouvernement Doumergue, en France, décide (par la loi du 6 juillet 1934) d’organiser une Exposition internationale à Paris, sous le commissariat d’Edmond Labbé. Le but (fort utopique) est de promouvoir la paix entre les nations et de relancer l’économie de la capitale par la création d’emplois21. Labbé veut montrer qu’arts et techniques ne sont pas des domaines opposés, et exige que le Beau et l’Utile soient « indissolublement liés22 ». Avec cette ambition, il se propose de redynamiser deux secteurs affectés par la crise : le monde de l’art, fortement touché par le chômage, et celui de la technique et des usines, où la classe ouvrière mal payée peine à survivre.
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Robert Delaunay et Félix Aublet, aménagement intérieur du hall tronconique du Palais de l’Air, 1937
L’Exposition internationale de 1937 à Paris
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Léon Blum maintient le projet, mais la sélection des artistes23
des citadins à long terme, mais ce projet reste lui aussi lettre
change du tout au tout et se fait au profit de l’avant-garde :
morte pour des raisons de coût.
Robert Mallet-Stevens est choisi pour concevoir le Pavillon
On lui confie finalement un pavillon d’exposition temporaire
de la lumière, une construction emblématique dotée d’un
bien moins coûteux, le Pavillon des Temps Nouveaux, avant-
phare lumineux et d’une grande façade courbe avec un écran
gardiste dans sa matérialité souple, car entièrement réalisé
animé par des projections nocturnes. À l’intérieur, toutes sor-
en toile tendue par des câbles, mais aussi dans sa manière
tes d’innovations liées à la lumière électrique sont exposées,
de présenter un contenu politique (parfaitement en phase
ainsi que l’immense fresque de Raoul Dufy, La Fée Électricité,
avec le nouveau gouvernement du Front populaire), par le
qui épouse les murs incurvés du pavillon sur 600 m . Pour le
biais de collages. À noter que le Pavillon de l’Esprit Nouveau,
Palais de l’Air, Robert Delaunay et Félix Aublet conçoivent
exposé en 1925, mettait en avant le renouveau esthétique et
une gigantesque spirale flottante offrant un parcours tourbil-
fonctionnaliste, tandis que le Pavillon des Temps Nouveaux
lonnant autour d’un avion suspendu, qui enchante par sa liberté
met, l’accent sur l’urgence de construire une société en paix.
formelle et son aspect multicolore. Ils proposent une installa-
Résumons brièvement le contenu politique, car il nous donne
tion spatiale d’une telle ampleur qu’elle ne pouvait être réali-
des clés pour comprendre le contexte dans lequel Le Corbusier
2
sée que par un collectif d’artistes (« Art et Lumière », créé
a développé son Musée à croissance illimitée.
pour l’occasion) avec pour objectif de les sortir de la crise.
En réaction aux troubles politiques et sociaux internationaux,
Un peu plus loin, deux pavillons se font face à droite et à
Le Corbusier adopte une posture résolument optimiste et
gauche de l’axe principal reliant la tour Eiffel au Palais de
souligne la nécessité d’agir pour améliorer les conditions de
Trocadéro : celui de l’Allemagne, conçu par Albert Speer,
vie : « LE MONDE NE FINIT PAS – NI L’EUROPE NI L’U.S.A.
architecte favori d’Hitler, une construction verticale compo-
NI L’ASIE, NI LA SUD-AMÉRIQUE NE SONT AU CRÉPUS-
sée de colonnes monumentales de style néoclassique
CULE – LE MONDE REVIT ! ». Cette phrase est inscrite sur
couronnées par l’aigle nazi ; et celui de l’URSS stalinienne,
l’une des cimaises du pavillon dans lequel il expose ses projets
tout aussi imposant, mais plus petit et plus dynamique dans
visionnaires, pas encore construits, comme la Ville Radieuse
sa forme, couronné par deux figures héroïques élancées vers
et l’Unité d’habitation. La scénographie consiste en d’énor-
le ciel, une sculpture du réalisme socialiste de Vera Moukinha
mes collages contenant non seulement ces projets, mais
intitulée L’Ouvrier et la kolkhozienne. Ce face à face laisse
aussi des photographies de personnes faisant du sport, ex-
pressentir un sombre avenir.
posées à côté de photographies d’armes, et accompagnées de la devise : « DES CANONS, DES MUNITIONS ? MERCI,
Le Pavillon des Temps Nouveaux remplace le Musée à
DES LOGIS S.V.P. Chaque année, la France dépense 12 milli-
croissance illimitée
ards en armements ». Sur un autre mur, sa proposition re-
À l’occasion de cette Exposition internationale, Le Corbusier
prend les revendications des CIAM : « HABITER, RECRÉER,
souhaite construire le prototype de son Musée à croissance
TRAVAILLER, TRANSPORTER », « POUR CAUSE DE SALUT
illimitée à la Porte d’Italie. Il doit accueillir le Centre d’esthé-
PUBLIC – ÉQUIPER LE PAYS ». Le Corbusier prend position
tique contemporaine, puis, l’exposition terminée, le Musée
contre la guerre, il lutte pour l’amélioration des conditions de
autonome d’Art Moderne, au même endroit ou ailleurs, car
vie sur un ton sans équivoque. L’architecture et l’urbanisme
son projet a l’avantage d’être démontable. Mais des raisons
apparaissent comme le grand défi du monde « machiniste »
financières en empêchent finalement la réalisation : « La
sur le chemin du progrès, comme les titres des inscriptions
somme à investir étant de 2,5 millions, pour un bâtiment
murales en témoignent :
permanent de 25 000 m de surface bâtie, elle [cette somme]
« Espoir de la civilisation machiniste : Le logis.
24
fut refusée en octobre 1936 . »
Préfères-tu faire la guerre ?
Le Corbusier propose également de construire une Unité
Anéantir… ou équiper…25 »
2
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d’habitation permanente pour cette exposition afin de ne
Face à la menace de guerre, la Cité radieuse et l’Unité d’ha-
pas gaspiller d’argent et d’améliorer les conditions de vie
bitation sont présentées comme une nécessité particulièrement
Réenchanter le monde
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Le Corbusier, Pavillon des temps nouveaux, Exposition internationale Arts et Techniques de Paris, 1937, photo : Albin Salaün À gauche : « Des Canons, des munitions ? Merci ! Des logis s.v.p. » ; à droite : « LES GRANDES ZONES INDUSTRIELLES EUROPÉENNES PACIFICATRICES » ; au fond : des études urbaines pour la Ville Radieuse
urgente, avec un message clair et sans équivoque : les nations
à Londres en 1938 –1939, à Theodor Ahrenberg pour sa
se doivent d’investir dans de meilleures conditions de vie
collection d’art moderne à Hollywood en 1939 et aux villes
(comme la création de nouveaux logements) plutôt que dans
de Philippeville (aujourd’hui Skikda) en Algérie en juin 1939
la course aux armements, et il est fondamental de mettre la
et Grenoble en juillet 1939 ; même le début de la guerre ne
technologie au service de l’humanité.
l’a pas retenu (Hitler a envahi l’Autriche le 12 mars 1938, et
Bien que le Pavillon des Temps Nouveaux, moins coûteux,
a annexé la Bohême-Moravie le 16 mars 1939). Paradoxale-
ait remplacé le Musée à croissance illimitée à l’exposition
ment, à l’approche du conflit mondial, le principe spatial de
universelle, Le Corbusier a continué à promouvoir ce projet
ce temple de la culture devient intéressant du fait qu’il est
visionnaire.
conçu comme une boîte fermée, et donc non identifiable
Car, comme le soulignait déjà Paul Otlet à l’issue du premier
en tant que musée ; en ces temps incertains, cet aspect est
conflit mondial, l’idée de progrès et l’importance de la culture
perçu comme un atout, car il garantit la protection des
pour construire une société en paix s’incarnent particulièrement
œuvres d’art.
bien, du point symbolique et spatial, dans ce dispositif perti-
Finalement, le concept est repris après la Seconde Guerre
nemment optimiste, en constante évolution, comme si rien
mondiale à l’autre bout du monde, par un collectionneur
ne pouvait empêcher une telle dynamique expansive. Ce-
d’art occidental japonais qui s’est adressé à Le Corbusier.
pendant, dans ce contexte de conflit imminent, sa réalisation
En 1955, le Musée des Beaux-arts de l’Occident est inauguré
peine à se concrétiser. Le Corbusier n’abandonne pas son
à Tokyo, avec une organisation spatiale semblable à celle du
projet et s’empresse de le présenter à diverses institutions,
Musée à croissance illimitée conçu pour l’Exposition de 1937.
notamment à Salomon Guggenheim pour un nouveau musée
Même si la « timeline » devient secondaire par rapport au
Notes : page 165
L’Exposition internationale de 1937 à Paris
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Technologie et progrès : un changement de paradigme Les valeurs de paix universelle, de communication et d’entente entre les peuples, déterminantes pour la conception du Musée mondial de Paul Otlet, ont été transformées par Le Corbusier dans l’entre-deux-guerres en un symbole de croissance, la paix n’étant qu’une condition préalable, et non plus l’objectif principal. La forme du musée, potentiellement extensible à l’infini, exprime l’idée d’un progrès en constante accélération, avec un parti pris résolument optimiste dans un monde ébranlé par les guerres et les crises politiques, économiques et sociales. Ainsi, même à l’aube de la guerre, ce symbole moderniste de la croissance semble défier la catastrophe mondiale qui s’annonce et continue de présenter à la société le récit d’un progrès linéaire, inébranlable. Avant la Seconde Guerre mondiale, on associait encore progrès humain et progrès technique ; comme le formule François Hartog, « les humains se sont toujours pensés comme ensemble qui construisait son monde, en créant un temps moderne qui était le temps du monde, le temps de l’histoire universelle26 ». L’ambition de Paul Otlet de construire un musée mondial de l’histoire universelle et une bibliothèque mondiale rassemblant l’ensemble des connaissances en est un parfait exemple. Après la Seconde Guerre mondiale, on assiste à un changement de paradigme, que François Hartog résume ainsi : « Nos sociétés ont vécu, entre le milieu du XVIIIe siècle Le Corbusier, Musée des Beaux-arts de l’Occident, Tokyo, 1955, entrée du musée et galerie intérieure avec bande lumineuse zénithale en forme de spirale, photo : Olivier Martin-Gambier
jusqu’à la fin du XXe, dans la perspective d’un progrès qui allait toujours croissant et s’accélérant. La chute de cette perspective a eu lieu en particulier après la Seconde Guerre mondiale. On ne peut plus associer progrès tech-
contenu de ce musée (qui n’est plus le temple de la culture
nologique et progrès de l’humanité. Ça s’est dissocié
universelle du projet initial de Paul Otlet, organisé en fonction
définitivement. Dans cette voie-là, le progrès peu à peu
de chronos), la bande lumineuse du plafond montre néan-
disparaît, mais la technologie ne s’arrête pas, elle a remplacé
moins un parcours spatio-temporel déployé en spirale, tout
le progrès par l’innovation27. »
en offrant des vues sur le monde extérieur aux quatre points
L’enthousiasme pour la machine et la technique, tel qu’il s’ex-
cardinaux, permettant ainsi un réancrage dans le temps réel.
prime dans le discours de Le Corbusier et de nombreux autres adeptes du Mouvement moderne, est brisé par la Seconde Guerre mondiale, car la technologie devient alors surtout le symbole de la destruction de l’humanité. Hannah Arendt réfléchit à cette rupture et constate qu’à l’ère du machinisme,
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Réenchanter le monde
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la guerre ne peut « plus produire de vertus telles que […] le courage, l’honneur et la virilité » dont rêvaient encore les futuristes ; elle « n’apportait aux hommes que l’expérience de la destruction pure et simple, ainsi que l’humiliation de n’être que de minuscules rouages dans la majestueuse roue de l’abattoir. […] la guerre devint le symbole de la mort, la "grande égalisatrice", et, par conséquent, le véritable géniteur d’un nouvel ordre mondial28. » Toutefois, l’émergence de nouvelles technologies va redonner à la notion de progrès de nouvelles couleurs sous le nom de l’innovation. Après la reconstruction, qui transforme à grande vitesse les villes selon les principes rationalistes prônés par le Mouvement moderne, l’enthousiasme pour le fonctionnalisme et la standardisation cède le pas à une fascination pour la cybernétique, promesse d’extension physique et psychique de l’être humain29. La machine et la technologie prennent alors une autre forme et un autre sens, ouvrant un large champ à de nouvelles recherches et à de nouvelles fictions. L’« homme-machine » du fantasme futuriste fait place à l’« homme-ordinateur ». La cybernétique et l’« homme-ordinateur » La cybernétique a fasciné le monde de l’art et de l’architecture. Cette science, qui étudie les mécanismes d’information des systèmes complexes, est d’abord développée par le mathématicien Norbert Wiener, dont l’objectif est de concevoir une théorie de la commande et de la communication, aussi bien chez l’animal que dans la machine. En 1948, il publie Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine qui devait fortement inspirer les sciences sociales, notamment l’école de Palo Alto, courant de pensée et de re-
Le Corbusier, Musée des Beaux-arts de l’Occident, Tokyo, 1955, hall central à lumière zénithale, photo : Olivier Martin-Gambier
cherche en psychologie et en sciences de l’information et de la communication. L’avènement des premiers ordinateurs
informatiques seront couplés très étroitement, et que le
permet d’entrevoir une nouvelle forme de relation, en l’oc-
partenariat qui en résultera pensera comme aucun cerveau
currence une interaction, entre l’homme et la machine. Dans
humain n’a jamais pensé et traitera les données d’une
Man-Computer Symbiosis (mars 1960), J.C.R. Licklider, pion-
manière qui n’est pas abordée par les machines de traitement
nier de l’histoire du réseau mondial, met en avant l’idée
de l’information que nous connaissons aujourd’hui30. »
d’une symbiose entre l’homme et l’ordinateur :
Dans un souci d’efficacité et d’économie, l’utilisation (très
« La symbiose homme-ordinateur est une sous-classe des
coûteuse) de l’ordinateur devrait être répartie entre de nom-
systèmes homme-machine. Il existe de nombreux systèmes
breux utilisateurs, suggère l’auteur. Quant à son application
homme-machine. Cependant, il n’y a pas de symbiose
concrète, J.C.R. Licklider imagine le principe d’une bibliothè-
homme-ordinateur à l’heure actuelle. […] L’espoir est que,
que interconnectée :
dans peu d’années, les cerveaux humains et les machines
Notes : page 165
« Il semble raisonnable d’envisager, dans un délai de 10 ou
Technologie et progrès
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15 ans, un "centre de réflexion" qui intégrera les fonctions
Contexte de crise
des bibliothèques actuelles associées aux progrès avec les
C’est une période résolument tournée vers l’avenir, que
progrès attendus dans le stockage et la recherche de
François Hartog décrit comme celle de la reconstruction et
données et [autres] fonctions symbiotiques » afin de créer
de la modernisation, avec une forte compétition économique
« un réseau de ces [ordinateurs], connectés les uns aux au-
entre les pays européens, « sur fond de guerre froide et de
tres par des lignes de télécommunications à large bande31. »
course, de plus en plus rapide, aux armements32 » ; on
La bibliothèque en réseau (qui s’inscrit pour Paul Otlet dans
nomme alors cette période « l’"Avenir radieux" socialiste, le
un grand projet pacifiste) n’est cependant qu’une des
"Miracle allemand", ou, les "Trente Glorieuses" françaises33 ».
utilisations possibles pour Licklider, qui évoque aussi des ap-
Selon Hartog, cette orientation vers l’avenir a rapidement
plications militaires dans un avenir proche. En octobre 1962,
cédé la place au présentisme, comme nouveau régime d’his-
il est promu à la tête du bureau de traitement de l’information
toricité : « Peu à peu, toutefois, l’avenir se mettait à céder du
de la Defense Advanced Research Projects Agency, sous tu-
terrain au présent, qui allait prendre de plus en plus de
telle du Département de la Défense des États-Unis, et forme
place, jusqu’à sembler depuis peu l’occuper tout entière34.
un groupe informel au sein de ce bureau pour développer
Après la guerre, la Grande-Bretagne traverse une sévère crise
la recherche informatique. Une fois de plus, l’application
économique et sociale. L’État est en faillite, plus de la moitié
d’une technologie prometteuse, initialement conçue pour
du PIB a été investi dans l’armement pendant la guerre, les
accroître la capacité humaine à produire des connaissances
exportations ont chuté drastiquement. En 1945, Clement
est réorientée vers le développement d’outils militaires.
Attlee, leader du Labour Party35, remporte les élections à la
Mais l’invention de l’informatique a aussi fortement inspiré
surprise générale, avec un important programme social
les architectes, les artistes et divers chercheurs en sciences
portant sur la nationalisation des entreprises, l’introduction
techniques et sociales. Ceux-ci imaginent un monde nouveau
d’un système de santé gratuit pour tous et l’investissement
dans lequel l’ordinateur permettra à l’humanité d’accéder à
dans des logements sociaux et des écoles. Lorsque Churchill
une nouvelle forme de liberté.
et le Conservative Party arriveront au pouvoir en 1951, ils poursuivront une grande partie de la politique sociale lancée par les travaillistes.
Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace, 1961–1965
Le plan Marshall a certes permis de relancer l’économie, mais
Le Fun Palace, conçu par le jeune architecte anglais Cedric
magne et le Japon. Le rationnement de la nourriture est
Price et la directrice de théâtre Joan Littlewood, est un par-
maintenu pendant de longues années et le niveau de vie
fait exemple de cette foi dans un progrès rendu possible par
d’avant-guerre n’est retrouvé qu’au cours des années 1950.
l’ordinateur. Dans une Grande-Bretagne qui sort lentement
Il est alors clair que l’Angleterre ne peut plus se permettre de
d’un après-guerre marqué par une lourde crise et plaçant
garder ses colonies, qui d’ailleurs accèdent progressivement
tous ses espoirs dans l’établissement d’une société de con-
à l’indépendance.
sommation, Littlewood et Price s’engagent politiquement sur
Pour promouvoir une nouvelle identité britannique fondée
le terrain de la culture, soucieux de contribuer à travers elle à
non plus sur le commerce international mais sur l’industrie
l’amélioration des conditions de vie, à l’éducation et surtout
nationale, le Festival of Britain, organisé en 1951, présente à
à l’émancipation des ouvriers qui, à leurs yeux, devaient être
un large public les contributions britanniques à la science, à
considérés autrement que comme de simples consomma-
la technologie, au design, à l’architecture et aux arts. Ainsi, le
teurs. Price et Littlewood développent une proposition alter-
Dockside South Bank, sur la Tamise, est transformé en site
native pour protéger les ouvriers de la crise de sens à laquelle
d’exposition, où la sculpture Skylon, haute de 91 mètres et
les expose une société consumériste.
flottant dans les airs comme un gigantesque vaisseau spatial,
la Grande-Bretagne ne suit pas le développement industriel, technique et social de certains pays comme la France, l’Alle-
est présentée comme une icône-phare d’un monde moderne,
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Réenchanter le monde
Notes : page 165
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symbolisée par une nouvelle technologie à la fois légère et
Joan Littlewood, femme de théâtre
dynamique. Cette sculpture architecturale, conçue par les ar-
Le projet utopique Fun Palace naît début 1962 de la rencontre
chitectes Hidalgo Moya et Philip Powell et par le jeune ingé-
entre le jeune architecte Cedric Price (1934 –2003) et l’actrice
nieur Frank Newby (1926 – 2001), présente une structure
et metteure en scène Joan Littlewood (1914 –2002), de vingt
innovante, consistant en un ensemble de tiges et de câbles
ans son aînée et déjà bien connue à l’époque. Joan Littlewood
en tenségrité (nouveau concept structurel développé à l’épo-
est mue par le désir de créer un théâtre destiné aux plus dému-
que par Richard Buckminster Fuller, basé sur le jeu des forces
nis. Enfant illégitime d’une mère ayant travaillé toute sa vie
de tension et de compression en équilibre). Quelques années
comme domestique, Joan a été élevée par ses grands-parents
plus tard, Newby est sollicité par Price pour la conception de
dans un quartier populaire de l’est de Londres. Dès son plus
la volière Snowdon Aviary au zoo de Londres, et pour participer
jeune âge, elle baigne dans un environnement politiquement
au projet visionnaire du Fun Palace. Tous ces projets hautement
engagé, où l’on parle souvent de conditions de travail, de droit,
iconiques et séduisants par leurs technologies innovantes visent
de syndicats et de grèves. Jeune fille, elle rejoint le parti com-
à réenchanter le monde, à ouvrir de nouvelles perspectives
muniste. Après avoir reçu une bourse pour une école de théâtre,
après une crise majeure.
qu’elle quitte aussitôt, car elle la trouve trop élitiste, elle part pour la France et regagne Londres en 1934. Toute sa vie, elle s’engagera dans la promotion d’un théâtre populaire. Sa carrière d’actrice débute à la BBC, où elle rencontre Ewan MacColl. Communiste lui aussi, il a fondé en 1931 une petite compagnie de théâtre de rue appelée Red Megaphones, qui est affiliée au Worker’s Theater Movement (WTM, mouvement de théâtre ouvrier) et fait de l’agitprop dans les quartiers ouvriers. Mécontent de l'insécurité et de l'insalubrité qui règnent dans les rues de l’est londonien, constamment harcelé par la police, MacColl fonde avec Joan Littlewood une nouvelle troupe de théâtre, cette fois en salle, le Theatre of Action. Ils s’inspirent fortement du théâtre de Brecht, de Meyerhold, d’Appia et de Laban et essaient de transposer ces nouvelles méthodes dans le contexte ouvrier anglais. Ils ne tardent pas à rencontrer un énorme succès et deviennent la troupe de théâtre populaire la plus connue de Grande-Bretagne. Mais aux yeux du parti communiste, ils sont bien trop expérimentaux, on les accuse d’être abstraits et incompréhensibles pour la classe ouvrière. Le parti leur demande de respecter la ligne directrice fixée par Moscou et de se soumettre à l’organe de contrôle du département de l’Agitprop, faute de quoi ils seront exclus du parti. Libres d’esprit et peu enclins à se plier à de telles injonctions, ils choisissent la seconde option et fondent en 1936 une nouvelle troupe, la Theatre Union, cette fois sans subventions. Comme leur théâtre réagit toujours à l’actualité et aux problèmes de la classe ouvrière, il jouit bientôt d’une grande popularité. En 1940, MacColl et Littlewood mettent en scène une parodie chaplinesque critiquant la « politique d’apaisement » de Chamberlain face à
Tour Skylon au Festival of Britain, 1951, photo : Bernard William Lee
Notes : page 165
Hitler, ce qui leur vaut un bref séjour en prison et l’exclusion (temporaire) de la BBC. Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace
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Une alternative à la société de consommation
évolution. En 1962, elle rencontre Cedric Price lors d’une fête
Après la guerre, avec l’avènement de la société de consom-
et lui expose son concept de « théâtre populaire » véritable
mation, Littlewood manifeste son opposition aux mesures
(a true « people’s theatre »). C’est un espace où « tout le
prises par le gouvernement anglais pour prétendument
monde peut apprendre et jouer ; où il peut y avoir toutes sor-
« éduquer » la classe ouvrière, c’est-à-dire l’empêcher de
tes de divertissements, classiques et improvisés, artistiques et
s’adonner à des « formes inacceptables de loisirs (crime, al-
scientifiques ; où l’on peut se plonger dans la peinture ou
coolisme, révolution politique) », et l’orienter vers des prati-
l’argile, assister à des conférences et des démonstrations
ques et des loisirs plus rentables pour la société, à savoir
scientifiques, discuter, s’exhiber ou regarder le monde passer.
l’instruction ou encore la consommation, comme le résume
Il faudrait qu’il soit au bord d’une rivière. Nous avons besoin
l’article « The Terrible Challenge of Leisure » de la revue New
du flux et du reflux de l’eau pour nous ancrer dans le temps40. »
Statesman (1963) . Réduire les travailleurs à des personnes à
Joan Littlewood demande alors au jeune Cedric Price d’ap-
rééduquer ou à de simples consommateurs est pour Littlewood
porter sa contribution dans le domaine de l’architecture et
inacceptable, car contraire aux véritables enjeux sociétaux.
d’essayer de concevoir un lieu qui conjugue les temporalités
Elle récuse même la distinction entre travail et loisirs :
et les espaces impermanents. Tel est l’ambitieux défi que le
36
« L’automatisation arrive. De plus en plus de machines font
jeune architecte s’empresse de relever.
notre travail à notre place. Il va nous rester plus de temps, plus d’énergie humaine non consommée. Le problème auquel
Cedric Price, l’architecte
nous sommes confrontés est bien plus ample que celui de
Cedric Price, né en 1934 à Stone dans le Staffordshire, grandit
"l’augmentation des loisirs" auquel nos politiques font
dans une région industrielle tournée vers l’extraction du char-
référence. Cela revient à sous-estimer l’avenir. Le fait est
bon et la fabrication de la céramique. Son père, originaire
qu’à mesure que les machines prennent le relais de la
d’Irlande, est soldat de la Royal Navy, il se reconvertit en-
corvée, le travail et les loisirs sont des concepts de moins
suite dans l’architecture. Sa mère appartient à la grande
en moins pertinents. La distinction entre eux s’effondre.
bourgeoisie de l’industrie de la céramique. Pendant la
Nous avons besoin, et nous avons le droit, de profiter de
Seconde Guerre mondiale, elle vit avec ses enfants à Dorset,
la totalité de notre vie. Nous devons entreprendre dès
sur la côte sud de l’Angleterre, jusqu’au jour où leur maison
maintenant de découvrir comment y parvenir37. »
est bombardée par l’aviation allemande. Il ne reste alors à la
Le développement technologique est pour elle une occasion
famille Price qu’une petite maison de campagne, où Cedric
unique de changer la condition ouvrière : « "Travail" et "loisirs"
passe son enfance sans pouvoir aller à l’école, car celle-ci est
se chevauchent et se rejoignent : la vie devient un tout »,
trop éloignée et la voiture de ses parents a été réquisition-
écrit-elle dans l’une de ses notes. Elle propose la création
née par l’armée41. Du fait de l’engagement politique de son
d’un espace culturel dynamique dédié à la créativité et à la
père et de son oncle Jack dans le mouvement socialiste,
formation, qui soit synonyme d’émancipation et de démocra-
Cedric Price grandit dans un environnement familial qui lui
tisation. Elle reste ainsi fidèle à ce dont elle rêvait déjà alors
fait prendre très tôt conscience des inégalités sociales, cons-
qu’elle débutait sur les planches, que le théâtre devienne :
cience politique qui lui fera dire plus tard que l’architecture
38
150
« Un lieu qui changerait au fil des saisons, où toutes les
ne doit pas se limiter à la construction de monuments intem-
connaissances seraient disponibles et où les nouvelles
porels, mais doit s’adapter à l’environnement de ses conci-
découvertes seraient présentées. C’était un lieu pour jouer,
toyens pour le temps présent et le futur proche.
apprendre et faire ce que l’on veut39. »
Cedric Price suit les traces de son père en se lançant dans
Le Fun Palace est l’aboutissement de ce projet et de cette vi-
une carrière d’architecte. En 1956, alors qu’il est encore étu-
sion : il se veut un lieu accueillant toutes sortes d’activités, le
diant, il rencontre l’ingénieur Frank Newby et le théoricien
théâtre bien sûr, mais aussi la musique, la danse, des ateliers
de l’architecture Reyner Banham, puis, trois ans plus tard,
créatifs, des discussions, des conférences, etc., sans pro-
Richard Buckminster Fuller, avec qui il échangera et collabo-
gramme précisément défini de manière à rester en perpétuelle
rera toute sa vie. En 1960, à l’âge de 26 ans, il fonde son
Réenchanter le monde
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agence et enseigne en même temps à l’Architectural Asso-
« Le logicien anglais A. M. Turing a montré en 1937 (et depuis
ciation (1958 –1964). Ses principes en architecture, portés par
lors, divers experts en machines informatiques l’ont mis en
une vision sociale, sont fondés sur une approche rationnelle,
pratique de diverses manières particulières) qu’il est possible
basée sur la coopération et l’amélioration des conditions de
de développer des systèmes d’instructions de code pour
vie, les questions de style et de forme étant quant à elles
une machine informatique qui la font se comporter comme
complètement écartées.
si elle était une autre machine informatique particulière45. » Le code du langage informatique permet donc l’interconne-
Influences : L’ordinateur comme agent prothétique du
xion entre différentes machines et d’autres dispositifs con-
corps humain
nectés. Une conférence sur la cybernétique intitulée « Art
Un événement majeur marque sa période étudiante, l’exposition
and Communication Theory », tenue par Ross Ashby en 1960
Man, Machine and Motion (1955) organisée à l’Institute of
au ICA, a également un impact sur les futurs projets de Price,
Contemporary Arts (ICA). Il réalise alors que grâce à l’ordinateur,
notamment le Fun Palace. S’appuyant sur les recherches cyber-
l’architecture peut être conçue comme un processus évolutif
nétiques de Norbert Wiener, auteur d'une nouvelle théorie
constant. Dans cette exposition, les machines sont montrées
du comportement des systèmes instables, Ashby souligne
comme des agents prothétiques pouvant démultiplier les
le fait que les machines de la Première Révolution industrielle
capacités du corps humain :
avaient des fonctions simples, tandis qu’« aujourd’hui, la
« Les appareils que l’homme fabrique pour étendre ses
situation est complètement différente, car l’invention de l’or-
potentialités physiques sont les choses les plus anciennes
dinateur à usage général signifie tout simplement qu’il existe
et les plus récentes que nous connaissions à son sujet. [...]
aujourd’hui des machines qui peuvent littéralement tout
La relation entre l’homme et la machine est une sorte
faire46. » Cette ouverture rendue possible par les nouvelles
d’union. Les deux agissent ensemble comme une seule
technologies stimule la créativité des architectes qui peuvent
créature . »
désormais concevoir une autre manière d’habiter le monde.
42
Cette exposition initie Price aux systèmes et aux processus qui créent des alternatives dynamiques pour l’environnement
Gordon Pask, le cybernéticien
humain, au-delà de la forme architecturale traditionnelle et
En 1963, Cedric Price et Joan Littlewood contactent Gordon
statique, comme Stanley Mathews le souligne43.
Pask, le « doyen des cybernéticiens romantiques47 », pour lui
La conférence donnée en 1956 par Andrew Booth à l’ICA,
demander si travailler avec eux sur le Fun Palace l’intéresse-
intitulée « The Second Industrial Revolution », est également
rait. Le projet l’enthousiasme, car il représente pour Pask un
marquante, car elle expose l’impact des nouvelles technologies
moyen de tester sa théorie de la conversation (Conversation
informatiques sur la société. Un troisième événement artistique
Theory) et sa théorie des interactions d’acteurs (Interactions
est déterminant pour l’approche architecturale de Cedric
of Actors Theory), qui fournit un cadre cybernétique et dia-
Price : Exhibition (1956) de Richard Hamilton, Victor Pasmore
lectique expliquant comment les interactions conduisent à la
et Lawrence Alloway. Ces artistes s’appuient sur la théorie
construction de la connaissance. Car appliquées à un disposi-
des jeux développée par le mathématicien et physicien John
tif spatial, les nouvelles technologies interagissent avec les
von Neumann afin de définir les paramètres d’une installation
humains grâce à des codes empruntés à la théorie des jeux
spatiale conçue sur le mode de l’improvisation :
et de la cybernétique, et permettent aux systèmes dynami-
« La galerie ressemble à un court de tennis ou à une
ques de s’autoréguler sans finalité prédéterminée. Les espa-
marelle, un terrain de jeu où des règles spéciales s’appli-
ces seraient alors instables et non prédictibles, en constante
quent. Le jeu est une forme d’ordre, un ordre qui contient
mutation, s’adaptant à un programme en perpétuelle évolu-
à la fois des normes et de la libre improvisation . »
tion48. Pour Gordon Pask, dans une approche à la fois psy-
44
La théorie des jeux est aussi utilisée pour le développement des
chologique et biologique, la question cruciale de la cyber-
codes logiques des ordinateurs, les futurs programmes informa-
nétique est l’étude de l’organisation de systèmes complexes
tiques. John von Neumann écrit dans Computer and Brain :
sur le plan biologique, social et mécanique. Il s’intéresse
Notes : pages 165 et 166
Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace
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particulièrement à l’interaction bilatérale entre deux entités :
Fun Palace
« L’architecture n’a de sens qu’en tant qu’environnement humain. Elle interagit perpétuellement avec ses habitants, d’une
Que-ce que le « fun » ?
part en les servant et d’autre part en contrôlant leur comporte-
La définition du « fun », du plaisir, de l’amusement, n’est pas
ment . » Grâce aux ordinateurs, l’architecture pourrait donc in-
associée pour Joan Littlewood aux loisirs oisifs ; elle s’inspire
fluencer le comportement humain et vice versa. Gordon Pask
plutôt du théâtre de Brecht, dans lequel le plaisir est provoqué
tente de stimuler la sensation de plaisir et de bonheur par l’in-
par la musique, notamment par le chant accompagné d’un
teractivité incessante entre l’homme et l’espace en mouvement.
grand orchestre, et toujours intrinsèquement lié à une réflexion
Le rêve d’une symbiose entre l’homme et l’ordinateur, les
critique sur la société et à un message moral. « Plaisir », pour
nouveaux enjeux sociétaux liés à cette innovation technologi-
elle, est inséparable de pensée émancipatrice et de liberté –
que, ainsi que l’approche ludique basée sur la théorie du jeu
objectifs primordiaux qu’elle juge trop souvent négligés :
49
et l’improvisation, sont toutes décisives pour le développement
« Les aspects les plus importants du développement hu-
du Fun Palace. Cedric Price est convaincu qu’un bâtiment
main sont encore ignorés par les urbanistes et le problème
n’est pas fait pour durer, mais pour évoluer sans cesse en
du soulagement de la misère humaine, du désespoir et de
interaction avec le public. Le temps est pour lui la quatrième
l’apathie est si aigu que chaque enseignant, cybernéticien
dimension à prendre en compte dans la conception d’un
et artiste compétent doit être recruté pour la guerre contre
édifice, et le rôle de l’architecte est d’anticiper les change-
la grisaille52. »
ments afin de les mettre au service de la société.
Littlewood et Price emploient les termes « loisir » et « apprentissage » de manière interchangeable, car leur concept
L’indéterminisme
de Fun Palace est lié à une utilisation constructive du temps
Un autre concept est fondateur pour le Fun Palace, celui de
libre. Mais comment organiser ce temps libre, par quelles
l’indéterminisme. Théorisé par le physicien Werner Heisen-
pratiques et quels usages ? Chaque membre du groupe du
berg et le philosophe Karl Popper, il a inspiré de nombreux
Fun Palace avait sa propre vision en fonction de ses intérêts.
chercheurs dans différents domaines comme la psychologie
Ainsi, dans une notice du comité cybernétique, Gordon Pask
et les sciences sociales, mais aussi la cybernétique, l’urba-
mentionne le « happening » comme possible usage et mode
nisme et l’architecture. Dans son fameux chapitre « Clocks
d’application de la cybernétique :
and Clouds » extrait de l’ouvrage The Open Universe : An
« À l’autre extrême, nous prenons comme paradigme le
Argument for Indeterminism, publié en 1956, Karl Popper
"happening", une sorte de fête américaine. En principe,
s’inspire de l’indéterminisme de la physique quantique pour
le "happening" devrait fournir un ensemble d’événements
affirmer que même les nuages, a priori imprédictibles, ont
nouveaux ou variés, dont le développement est modulé
été imaginés comme des mécanismes d’horloges très com-
par les réactions des personnes participant à la fête […]53. »
50
plexes, alors qu’en réalité, ce sont les horloges qui sont des
Comme application possible, il mentionne les « formes d’art
nuages en apparence très ordonnés, mais peu prédictibles si
spécifiques à la cybernétique » qui pourraient être dévelop-
on les considère comme des nuages de molécules. Ce concept
pées et exposées au Fun Palace, en interaction avec des
d’indéterminisme, il l’applique également aux conditions
lieux de loisirs plus conventionnels comme des bars et des
sociales et démontre qu’il y a une place pour la liberté humaine,
restaurants. La question de savoir comment générer du bon-
la créativité et la responsabilité, et que celles-ci échappent
heur lui semble fondamentale :
au déterminisme qui prétend prédire l’avenir avec une certaine
« Il s’agit en particulier des questions philosophiques et
précision . Grâce à l’aide de nombreux scientifiques, le con-
théoriques et des principes intervenant dans la détermination
cept d’indéterminisme trouve sa traduction dans le domaine
de ce qui est susceptible d’induire le bonheur, et du rôle
de l’architecture avec l’idée de flexibilité des espaces non
que l’organisation doit jouer en matière de loisirs dans une
prédéterminés imaginés par Littlewood, Price, Pask, Newby
société automatisée54. »
51
et tous les autres membres de l’équipe de conception.
152
Réenchanter le monde
Il se demande dans quelle mesure l’organisation du Fun Palace
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peut être conçue comme un système auto-organisé dans lequel
commande mécanique sont tels qu’il [le Fun Palace] peut
un ensemble d’installations pourront se développer « d’une
être implanté dans une zone industrielle fortement polluée,
manière intrinsèquement réglementée55 ». Pour Pask, cette
inadaptée à des types de bâtiments d’agrément plus con-
évolution serait un signe de réussite. Bonheur, loisir et auto-
ventionnels57. »
organisation du système grâce à la cybernétique commandée
Cette boîte en construction acier (protégée du feu grâce à
par ordinateur sont donc les éléments clés du Fun Palace.
l’invention récente de la peinture intumescente) a une longueur d’environ 238 mètres, une largeur de 110 mètres et
Le concept architectural
une hauteur d’environ 80 mètres. Elle est conçue comme un
Pour Cedric Price, la cybernétique, et plus particulièrement la
espace complètement ouvert au rez-de-chaussée, accessible
notion de circularité et de retour d’information (feed back),
de toutes parts. L’espace peut être modulé et sans cesse
représente une occasion formidable d’associer activement
transformé en fonction des activités qui y ont lieu, grâce à un
les usagers au sein d’une architecture. Le concept architectu-
système de grues sur rails, installé sur la toiture et commandé
ral du Fun Palace repose sur une grande boîte vide pouvant
par ordinateur, qui effectue les déplacements mécaniques
accueillir toutes sortes d’activités. Cedric Price décrit cet
des éléments mobiles. Ces déplacements sont impulsés par
espace ou exosquelette comme un « anti-bâtiment » (anti-
les mouvements des personnes présentes dans le théâtre,
building) :
auxquelles les ordinateurs réagissent comme les joueurs de
56
« Sa forme et sa structure, ressemblant à un grand chantier
la théorie des jeux interagissent entre eux. Hormis quelques
naval dans lequel des espaces tels que théâtres, cinémas,
éléments fixes, tels que les escaliers, les ascenseurs et les
restaurants, ateliers, zones de rassemblement, peuvent
gaines, installés dans une série de grandes colonnes vertica-
être assemblés, déplacés, réarrangés et supprimés en
les disposées en une double trame structurelle que Newby
permanence. Ses systèmes de contrôle environnemental à
appelle la « tartan pattern », tout est mobile : les escalators
Cedric Price, perspective intérieure du Fun Palace, vers 1966 Notes : page 166
Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace
153
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 154
sont pivotants pour libérer de l’espace en fonction de l’usage
alors le Comité des jardins, elle lui fait part de leur désir de
et du programme, les passerelles et les plateformes peuvent
construire le Fun Palace sur l’Isle of Dogs. Mais une associa-
bouger tout comme le mobilier, notamment les gradins, ma-
tion de résidents proteste contre ce projet, craignant que le
nœuvrables par deux grues qui traversent toute la longueur
Fun Palace n’attire une foule douteuse. Littlewood répond
de l’édifice pour agir dans la totalité de l’espace. Dans les
alors dans un discours engagé et enthousiaste :
ailes latérales, les installations spatiales (salles de bricolage,
« L’éducation populaire est en déclin, tout comme la
de cinéma, de conférences, etc.) peuvent être manipulées,
planification gouvernementale. Nous ne pouvons pas nous
reconstruites et changées selon les besoins. La toiture est
permettre de gaspiller le talent humain. Il y a des talents
constituée d’une bâche mobile sur câbles et l’air est condi-
inexplorés chez chaque enfant. Mettons de l’ordre dans
tionné par de grandes souffleries. Les auteurs du Fun Palace
nos priorités59. »
développent un concept à la fois climatique et atmosphéri-
Elle réussit à convaincre les habitants, qui comprennent
que : ils utilisent l’air pour la fabrication de brouillard qui
que cet édifice représente aussi une chance pour eux.
peut servir de vecteur de rayons lumineux et créer des am-
Malheureusement, la réponse du Comité des jardins est
biances particulières. C’est une machine gigantesque, en
négative, et aucune recherche de site n’aboutit. Parallèle-
constante reconfiguration, actionnée par des ordinateurs in-
ment, Littlewood et Price essaient de trouver des sponsors
teragissant avec le public – un dispositif qui illustre et rend
publics et privés pour réunir les fonds nécessaires à sa réali-
tangible le rêve d’une symbiose entre l’homme et l’ordinateur.
sation. Trop coûteux, trop ambitieux, et pas assez précis en termes de programmation pour convaincre les autorités, le
La difficulté d’implantation dans le monde réel
Fun Palace ne sera en fin de compte jamais réalisé. Porté par
La question du site est cruciale pour ce projet ambitieux,
de grandes ambitions sociales et technologiques, ce projet
mais hautement complexe. Joan Littlewood et Cedric Price
est resté une utopie – utopie qui a cependant inspiré d’autres
sont convaincus qu’il faut implanter l’édifice non à proximité
constructions, et notamment le Centre Pompidou, conçu
des théâtres dans les quartiers aisés de l’Ouest londonien,
six ans plus tard (1971) par Richard Rogers et Renzo Piano,
mais dans les quartiers populaires, à l’est :
presque deux fois plus petit que le Fun Palace avec ses 166 ×
« Le fait que ce plaisir ait pour cadre les zones lugubres
60 × 42 mètres.
des bidonvilles de Londres donne une idée de l’immense
154
potentiel de plaisir que recèle une zone favorisant des
Une machine temporelle du devenir
mouvements aléatoires et des activités variables58. »
Le Fun Palace peut être vu comme une « machine à temps »
En parcourant les bords de la Tamise à l’est de Londres, Little-
qui offre simultanément plusieurs temporalités : dès que l’on
wood remarque le site d’une grande usine abandonnée sur
pénètre dans cet espace, on est happé dans un monde inté-
les rives de l’Isle of Dogs, le Glengall Wharf, et juge l’empla-
rieur où les constellations spatiales et temporelles changent
cement idéal pour le Fun Palace. Ce terrain appartient à la
perpétuellement. Le « sceptre » de Price et Littlewood (pour
ville de Londres et est administré par le Comité des jardins.
reprendre la métaphore de Catherine Malabou) extrait ce
Avant de contacter ce dernier, et pour augmenter leurs chan-
« temple de la culture » du reste du monde, et par là-même,
ces, Littlewood et Price décident de rendre leur projet public
du temps réel. La suspension du temps et de l’espace per-
en le présentant à la BBC par le biais d’un film, qu’ils réali-
met de créer un monde intérieur enchanté dans lequel tout
sent à partir d’une grande maquette et de belles perspecti-
devient possible et en constante évolution. On est alors
ves sur fond noir. Ainsi, de nombreux spectateurs découvrent
embarqué dans une sorte de « catalyseur » dynamisant qui
ce projet visionnaire à la télévision, et la presse s’empare de
procure du bonheur et transforme l’individu en citoyen
l’affaire. Du jour au lendemain, le Fun Palace devient célèbre.
émancipé en lui faisant prendre conscience de sa capacité
Il suscite des réactions très favorables, car l’édifice est dédié
d’évolution.
aux loisirs et à l’apprentissage, ce qui semble être une bonne
L’indéterminisme de Karl Popper, et la possibilité qu’il affirme
réponse aux problèmes de l’époque. Joan Littlewood contacte
pour la liberté, la créativité et la responsabilité humaines
Réenchanter le monde
Notes : page 166
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 155
d’échapper au déterminisme, se traduit ici par une architecture
sens se sont prolongés hors de nous, Big Brother s’est
qui interagit avec ses habitants grâce aux ordinateurs sans
insinué en nous. Par conséquent, à moins d’être conscients
que les actions humaines et les configurations spatiales cor-
de ces forces, nous allons connaître une phase de terreur
respondantes soient prévisibles. L’indéterminisme, l’imprévi-
panique, caractéristique d’un petit monde de tam-tams
sible et la cybernétique deviennent ainsi les nouveaux
tribaux, d’interdépendance totale et de coexistence forcée.
paradigmes de la culture et du progrès à la base de l’émanci-
[...] La terreur est l’état normal de toute société orale, où
pation humaine.
rien n’est jamais indifférent. [...] Le monde occidental, dans
Au sein de cette structure imaginaire, la symbiose de l’homme
ses efforts persistants pour retrouver une certaine unité de
et de l’ordinateur apparaît comme un fantasme prêtant à la
sensibilité, de sentiment et de pensée, n’est guère plus
technologie le pouvoir de contribuer au bonheur collectif et
prêt à accepter les effets tribalisants de cette unité qu’il ne
individuel. La spatialité est fondée sur l’instabilité, générée
l’était à affronter la dislocation de l’âme humaine lors de
par des éléments mobiles et des luminaires qui changent en
l’apparition de l’imprimerie60. »
fonction des mouvements des utilisateurs. La notion d’« habi-
McLuhan avance l’idée que l’imprimerie a individualisé,
ter », définie dix ans plus tôt par Martin Heidegger (Bauen,
« décollectivisé » l’homme (comparé au manuscrit) :
Wohnen, Denken, 1951) dans le sens phénoménologique de
« L’imprimé est la phase extrême de la culture de l’alphabet
l’« être-au-monde », n’est plus qu’un incident dans le temps
qui détribalise ou décollectivise l’homme en premier lieu.
et dans l’espace, variable et changeant selon la situation.
[…] L’imprimé est la technologie de l’individualisme. Si les
Dans ce théâtre dionysiaque de la culture et de la connais-
hommes décidaient de modifier cette technologie visuelle
sance, l’impermanence est le maître-mot. Apprendre pour
par une technologie électrique, l’individualisme serait
devenir, tel pourrait être le message symbolique du Fun Palace.
également modifié61. » Il souligne l’importance du passage de la tradition orale à la
Interconnexion : du « Global Village » aux fantasmes architecturaux
tradition écrite, séquencée et homogénéisée par la typographie, tandis que la nouvelle culture électrique est un retour à la nouvelle tradition tribale, semblable à la culture orale. La
L’émergence de l’informatique a également poussé les cher-
« nouvelle culture électrique redonne à nos vies une culture
cheurs en sciences sociales, les écrivains, les artistes et les ar-
tribale62 », écrit-il à l’époque des débuts de l’informatique,
chitectes à développer des imaginaires fantasmagoriques, la
convaincu que la technologie façonne profondément la con-
possibilité d’une humanité informatiquement interconnectée
ception de soi, individuellement et collectivement. Le temps
ouvrant de nouvelles perspectives ainsi que de nouvelles
lui a donné raison.
craintes. Ce double aspect transparaît dans l’ouvrage de
Le « retour à une culture tribale » est en quelque sorte un re-
Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy : The Making of
tour à l’archaïque. On retrouve cette fascination pour l’archaï-
Typographic Man (1962). Marshall McLuhan porte un regard
que chez David Greene, cofondateur du groupe d’architectes
critique sur l’avènement de l’informatique et forge le terme
britanniques Archigram, ainsi que chez les minimalistes amé-
de Global village. De manière prémonitoire, il pense que les
ricains, qui reproduisent des objets énigmatiques, muets,
« médias de masse » transformeront le monde en village glo-
comme empruntés à des temps préhistoriques antérieurs à
balisé. La « galaxie Gutenberg » rassemble, comme dans le
l’invention de l’écriture. Après le traumatisme de la Première
projet de Paul Otlet (tout aussi prémonitoire), toutes les œu-
Guerre mondiale, Kurt Schwitters avait déjà dissout le lan-
vres d’art et toutes les connaissances humaines référencées,
gage au sens classique du terme avec sa « Ursonate » (1922–
dans un monde qui serait devenu un vaste ordinateur :
1932), où des bruits de missiles détruisent les structures de la
« Au lieu de finir par rassembler à une bibliothèque
phrase. Passé la guerre suivante, le groupe littéraire viennois
immense, comme celle d’Alexandrie, le monde est devenu
Wiener Gruppe (Achleitner, Artmann, Bayer, Rühm, Wiener)
un ordinateur, un cerveau électronique, exactement
poursuit cette tendance expérimentale de décomposition et
comme dans la science-fiction. Et dans la mesure où nos
recomposition vers la fin des années 1950 par des poèmes
Notes : page 166
Cedric Price et Joan Littlewood : Fun Palace
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sonores, des « poèmes de souffle » (« Atemgedichte »), des partitions et des calligrammes (« topologies langagières » de Konrad Bayer) – comme s’il fallait, après une catastrophe majeure comme la guerre, réinventer le langage même. Carl Andre, très marqué par Stonehenge qu’il a visité en 1954, crée des tableaux typo-graphiques au début des années 1960, dans lesquels le langage, complètement dénué de sens, est réduit à des mots (…cockcockcock…) disposés en carré ou en d’autres figures géométriques. La forme prend alors le pas sur le sens, le langage écrit disparaît dans des figures abstraites. Ses sculptures massives et sombres ou bien en bois brut appartiennent davantage à la tradition orale, ancestrale et tribale, qu’à l’écriture. Bien avant l’avènement d’Internet, l’idée d’une mise en réseau du monde entier, d’une interconnexion généralisée de tous les habitants de la planète est un rêve qui inspire de nombreux artistes et architectes réfléchissant à de nouvelles manières d’habiter la Terre, par exemple dans des habitacles mobiles et ultra-connectés. En 1969, Hans Hollein imagine une sorte de bureau éphémère, gonflable, mobile, susceptible d’être installé partout et déplacé à volonté. Il se fait filmer assis par terre dans une bulle gonflable, une planche à dessi-
Carl Andre, Essay On Sculpture For E. C. Goossen, 1964, écriture dactylographique sur papier, 28 × 21 cm, Things in Their Elements
ner sur les genoux, des avions de sport en arrière-fond ; son téléphone sonne, il décroche et explique à son client que le
inventer un autre monde : celui de la joie communautaire et
dessin de sa maison sera bientôt terminé. Ce court métrage
des expériences essentielles, un monde dionysiaque et sans
Bureau mobile célèbre une invention qui nous libère de la
bornes, mû par le mouvement perpétuel et l’instantané.
contrainte spatiale grâce au téléphone, que prémonitoire-
Particulièrement iconoclaste, leur revue Archigram rompt
ment, il imagine portable. L’idée d’une mise en réseau du
avec la culture architecturale de l’époque et avec les modes
monde entier et d’une mobilité sans contraintes bouleverse
de représentation habituels, mais surtout avec le sens même
déjà complètement la conception de la culture et du monde.
de l’architecture, qui devient une sorte de jeu, une bande dessinée, un amusement, un récit spéculatif et proactif.
156
Archigram, David Greene : Rokplug et Logplug, 1969
« Archigram se libère de l’"homme-besoins" des CIAM, de
Pratiquement au moment où Cedric Price conçoit le Fun
Alain Guiheux. Dans son « théâtre personnel », Archigram
Palace, un groupe de jeunes architectes londoniens, en rébel-
joue et rejoue de nombreuses fictions qui effraient ou en-
lion contre l’architecture fonctionnaliste de la reconstruction
chantent. Le groupe imagine par exemple des villes ambu-
d’après-guerre, entreprend d’inventer une autre manière de
lantes en forme de machines gigantesques et inquiétantes,
faire de l’architecture afin de réenchanter le monde. Issus de
ou, au contraire, légères et éphémères, portées par des bal-
la culture pop, ils tentent par leurs récits et leurs fantasmes
lons flottants. Diagrammes, dessins et bandes dessinées à
architecturaux d’oublier au plus vite le temps de la guerre
l’appui, ils esquissent un monde qui interroge le réel, ils ex-
et de la crise qui s’en est suivie. La jeunesse n’a alors qu’une
plorent les limites du possible et de l’imaginable dans un futur
envie : s’affranchir au plus vite de cette « grisaille » et
proche ou lointain. C’est un jeu avec le temps et l’espace, un
Réenchanter le monde
l’homme culturel et relationnel de TEAM X, pour cerner un être fictionnel qui s’invente son théâtre personnel63 », écrit
Notes : page 166
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jeu dans lequel l’homme, la ville, la culture et la société sont renversés, réinventés, un jeu dans lequel on perd délibérément tous ses repères. Le principal outil et mode d’action d’Archigram est, comme dans tout récit de fiction, la manipulation du temps et de l’espace. Dans son œuvre, on retrouve deux types de récits, l’un traitant de la ville et l’autre de la nature, avec pour dénominateur commun les nouvelles technologies et l’impermanence. Il en résulte des interactions inédites entre l’homme et son environnement, qui remettent complètement en cause le rapport à la ville et à la nature. Crise culturelle et crise ontolo-
Hans Hollein, Bureau mobile, 1969, installation, photo et film : Hans Hollein en escale avec une planche à dessin et un téléphone à l’aérodrome d’Aspern près de Vienne en Autriche
gique sont propices à la réinvention du monde et de la société. Le rêve d’une symbiose
l’obsolescence : chaque élément, selon le principe d’une re-
entre l’homme et l’ordinateur a ainsi ouvert un champ fiction-
construction incessante, peut être déplacé grâce à des grues
nel multiscalaire, qui va de la mégastructure au corps humain.
installées en haut de la structure, comme pour le Fun Palace. Peter Cook développe ce principe en ajoutant un programme
Visions d’une ville éphémère, Plug-in City et Instant City
éducatif, le Plug-in University Node (1965). Quant à Dennis
Les membres d’Archigram – Peter Cook, Warren Chalk,
Crompton, il s’intéresse plus particulièrement à la chaîne des
Ron Herron, Dennis Crompton, Michael Webb et David
changements d’activités dans le temps et crée en 1964 la
Greene – sont basés à l’Architectural Association de Londres.
Computer City, une ville et son réseau métropolitain actionnés
S’ils reprennent certains thèmes de Cedric Price et de son
par des ordinateurs.
Fun Palace, ils s’inspirent également de la Ville spatiale
La question de l’attachement au temps et au lieu est traitée
(1959) de Yona Friedman, qui dessine de gigantesques
par Peter Cook dans Instant City (1965), scénario d’une ville
mégastructures dans lesquelles sont insérées des cellules
instantanée superposant temporairement de nouveaux espaces
d’habitation surplombant la ville et la campagne afin de dé-
de communication, d’information, d’éducation et de loisirs à
gager le sol. Dans leur revue, ils abordent la question de la
une ville existante. Cette ville offre un environnement audiovi-
mobilité, de l’impermanence et du plaisir. Avec Plug-in City,
suel de mots et d’images projetés sur des écrans suspendus,
publié en 1964 dans la revue Archigram 5, ils élaborent une
des objets mobiles tels que des capsules et des unités d’habi-
mégastructure, inclinée à 45 degrés, qui comprend des uni-
tation au-dessus desquels flottent des ballons dirigeables
tés d’habitation amovibles, des services de première néces-
portant des tentes suspendues. Une infrastructure technique,
sité pour les habitants, des voies d’accès intégrées et un
consistant en portiques, grues et robots, permet d’actionner
système de transport par monorail. Ce projet iconoclaste est
ces installations temporaires. Cette ville éphémère, haut lieu
conçu pour encourager le changement perpétuel afin d’éviter
d’une culture festive et enchantée, crée l’événement, puis
Archigram, David Greene : Rokplug et Logplug
157
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disparaît aussitôt. L’architecture n’est plus qu’une action dans
Temps, absence et effacement : David Greene et la nature
le temps présent, il n’y a plus de permanence de lieu ni de
augmentée par Rokplug et Logplug (1969)
temps. Préfiguration de l’ère d’Internet, cette ville imaginaire
Fortement inspiré par McLuhan, Archigram s’intéresse égale-
repose sur un réseau d’informations et de flux, elle connecte
ment à la nature, car les nouvelles technologies pourraient la
temporairement les communautés locales à la métropole et
transformer en un nouveau lieu de vie. Si les premiers projets
rassemble ainsi les fragments urbanisés dispersés sur le terri-
du groupe se concentrent sur le jetable, l’obsolescence et la
toire. La ville n’est donc plus considérée comme une accu-
« consumabilité » (tendance de l’architecture à s’auto-consumer),
mulation de bâtiments constituée dans le temps long de
David Greene, le poète du groupe, introduit une dimension
l’histoire, mais comme une trame d’événements intriqués à
autarcique et écologique. Ses visions ouvrent un imaginaire à
l’infini, censés accroître les possibilités de s’émanciper et de
la fois archaïque et hautement technologique, en convoquant
subsister. Une sorte de Fun Palace à l’échelle du territoire.
l’avenir comme le passé pour réenchanter le monde. David Greene se demande quelle pourrait être l’architecture de ce que McLuhan appelle l’« homme électronique » (The Gutenberg Galaxy). Dans Gardeners Notebook (publié dans Archigram 8, 1969), réflexion sur la nature et « la machine transitoire dans le paysage », il médite sur le caractère éphémère des lieux :
David Greene, Rokplug et Lokplug, à l’exposition Archigram, Kunsthalle Wien, Vienne, 1994
158
Réenchanter le monde
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:21 Seite 159
« Un lieu temporaire, gravé peut-être dans la mémoire.
Ce récit est fondé sur l’éphémère, le lieu n’existe en tant que
Une architecture qui n’existe que dans sa relation au
tel que lorsque l’habitacle est branché sur le système d’ap-
temps. Il est drôle de constater que depuis quelques
provisionnement. Pour que la technique se fonde complète-
années, le temps exerce une influence majeure sur tous les
ment dans la nature, Greene imagine que cette dernière
arts – sauf l’architecture (hormis quelques concessions
envahisse les objets artificiels : « Toutes les installations sont
superficielles au "mouvement" et aux "communications").
recouvertes d’une finition "végétale" qui conviendra à n’im-
Peut-être que les architectes savent depuis toujours que
porte quel paysage et qui favorisera la prolifération rapide
s’ils s’attaquaient au problème du temps, ils se retrouveraient
des mousses, des lichens ou des champignons sur toute sa
sans boulot du jour au lendemain . »
surface69. » Si nous retrouvons là l’idée d’une symbiose entre
64
L’une de ses plus célèbres contributions est Living Pod (1967),
l’homme et l’ordinateur, l’esthétique en est cependant diffé-
une bulle en totale autarcie coupée du monde extérieur par
rente. Elle ne porte plus sur une mégastructure mécanique
le biais de projections sur les murs intérieurs. Encore plus
et fortement iconique, mais implique la disparition même de
près du corps, Michael Webb invente une sorte de lit gonfla-
l’architecture, qui n’est plus qu’une « nature » augmentée.
ble qui peut se transformer en une bulle englobant le corps,
David Greene décrit ensuite ce dispositif technique sous
extensible à deux, trois ou quatre personnes (Cushicle, 1966) ;
forme de mode d’emploi, comme s’il était déjà en vente sur
il conçoit ensuite un costume électronique, semblable à la
catalogue :
combinaison des cosmonautes, qui peut se brancher sur
« Ce diagramme explique le fonctionnement d’un faux
d’autres personnes pour créer une unité corporelle à plusieurs,
tronc d’arbre type. Le joint de fixation est standard et
et que l’on peut quitter et réintégrer selon les besoins
interchangeable, pour les Rok comme pour les Log.
(Suitaloon, 1968).
1. Couvercle d’accès.
Greene envisage également un véhicule utilisable comme
2. Arrivée d’eau froide.
habitacle mobile, plusieurs voitures formant ainsi une ville
3. Arrivée des services câblés : courant électrique continu
potentielle, notamment dans un embouteillage. Cependant,
et alternatif ; téléphone ; réseau international d’informations ;
« le problème principal des équipements de vie mobiles est
réseau pédagogique.
bien sûr celui de l’approvisionnement en énergie. En attendant
4. Fente pour carte de crédit.
la mise au point d’un dispositif efficace, on fera appel aux
5. Prise femelle.
sources d’énergie à court terme que sont les piles et les bou-
6. Compteur des prestations de services et système de
teilles de gaz65 », constate-t-il dans Gardeners Notebook,
contrôle.
notice explicative de l’installation Rokplug et Logplug (1969),
7. Couverture amovible.
qui propose un système de services pour toutes sortes
8. Émetteur du signal de localisation Plugfind.
d’architectures mobiles afin de résoudre le problème de la
9. Câble d’alimentation électrique.
connectivité : « Pour les courtes escales, il faudra se raccorder
Procédure à suivre pour utiliser les Rokplug et les Logplug :
au réseau principal par une prise. Ce besoin sera satisfait par
soulever le couvercle d’accès ; brancher la prise standard
les gammes Rokplug et Logplug . » Ce sont des imitations
de l’unité mobile sur la prise femelle ; verrouiller ; insérer
de bûches et de rochers qui cachent « les points d’accès aux
la carte de crédit dans la fente ; sélectionner les services
services destinés aux habitats mobiles non autonomes ou
requis sur le cadran adjacent à la fente ; actionner le
66
semi-autonomes ». Ces installations de pointe imitent, tel
commutateur. Toutes les dépenses seront débitées sur
un camouflage, des objets naturels, choix que Greene justifie
votre carte de crédit ; ces sommes apparaissent sur votre
par un argument esthétique : « Ressemblant à s’y méprendre
dispositif de recherche lorsque vous appuyez sur le bouton
aux objets réels, ils peuvent apporter à n’importe quel lieu
jaune70. »
67
un haut niveau d’équipement sans compromettre sa beauté
On notera que Greene intègre les technologies les plus
naturelle (ce qui veut dire que, dès que le matériel est dé-
récentes, comme la carte bancaire, qui contribue à une certaine
branché, le village cesse d’exister)68. »
autonomie. Selon lui, l’automatisation, le raccordement aux
Notes : page 166
Archigram, David Greene : Rokplug et Logplug
159
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où des cerfs passent en toute tranquillité
réseaux ainsi que les installations sanitaires permettraient d’« apporter à tout milieu naturel un haut degré de services ».
devant des ordinateurs,
Camouflées et donc pratiquement invisibles, ces formes de
comme si c’étaient des fleurs
connectivité le passionnent parce qu’elles rendent possible
aux pétales tournoyants
une vie nomade et plus libre. Greene pense même, suivant
Le Réaliste75
71
sa logique de l’éphémère, aux déchets, qui feront « l’objet
Greene déploie l’imaginaire entropique d’une ville morte et
d’un traitement électrostatique », et dont les cendres seront
d’une banlieue en expansion, qui elle aussi tombera en ruine.
jetées au vent ou déposées dans des sacs à l’intérieur du
Dans ce récit, le déclin est la condition même du retour à la
Rok ou du Log.
nature (qu’il appelle « jardin »), rêve ultime de la « Wilder-
Reste la question de la localisation de ces infrastructures dis-
ness » originaire dans lequel réseaux, ordinateurs et cyberné-
persées dans la nature, difficiles à reconnaître en tant que
tique jouent un rôle crucial. Il est convaincu que les nomades
telles à cause de leur camouflage. La réponse de Greene est
modernes ont besoin de services sophistiqués, et imagine
de nouveau d’ordre technologique : ces rochers et ces troncs
même un paysage assisté par des robots (The Bottery).
d’arbres artificiels émettront un signal électronique sur le ré-
« Marshall McLuhan a affirmé que la planète Terre peut être
seau routier afin que les voyageurs puissent les localiser dans
comprise désormais comme un morceau de sculpture dans
un rayon de 1,5 km grâce à un voyant Plugfind qui s’allumera
les galaxies76 », écrit-il. À la suite de McLuhan, il termine son
sur le tableau de bord des véhicules, équipés d’un lecteur de
discours en évoquant les aborigènes, qui, « bien que leur
bandes semblable à la radio.
technologie fût primitive, avaient un mode de vie complexe,
Greene réfléchit également à la population potentiellement
plein de mythes et d’imaginaires précieux, et ils vivaient avec
intéressée par ces installations, où « le matériel escamotable
leur environnement, pas de manière parasite77 ». En renouant
permet de créer des pièces de plein air sur l’herbe ». Il imagine
avec la condition primitive, il repense l’architecture qu’il dé-
toutes sortes de communautés et de multiples usages. Il
sire mobile et fluide, et compare alors les nouvelles technolo-
évoque des espaces de travail, des écoles, des universités,
gies aux rêves et aux mythes :
72
73
des bibliothèques, ou des théâtres « qui seront construits
« Nos architectures sont les restes d’un désir de nous fixer
selon les besoins, sans que l’on ait à s’encombrer de bâti-
à la surface de notre planète ; si elles étaient sur roues, ou
ments74 ». Son récit envisage le déclin de notre monde pour
si l’on pouvait injecter une substance glissante sous elles,
faire surgir un monde fabuleux dans lequel fusionneront la
il faudrait que nos points d’ancrage à la planète, comme
technique, l’homme et la nature :
ceux des aborigènes, soient des « softwares » [du matériel
« Tout Londres ou tout New York sera disponible dans les
virtuel], des chansons, des rêves ou des mythes par exemple.
clairières, les déserts et les prés en fleurs de ce monde.
Abandonnez le « hardware » [le matériel tangible], les points
Pour l’instant, il nous faut attendre que les mausolées
d’ancrage à la surface de la terre. L’aborigène électrique
d’acier et de béton de nos métropoles, de nos bourgs, de
permet de suspendre la construction de bâtiments78. »
nos villages, etc., tombent en ruine et que les banlieues
L’« aborigène électrique » serait donc l’état primitif aug-
fleurissent et prospèrent. Elles mourront à leur tour, et le
menté par la technologie – pur fantasme d’une nouvelle
monde sera peut-être de nouveau un jardin. C’est peut-
forme de vie basée sur une architecture impermanente qui
être ça le rêve, et nous devrions nous employer à convaincre
offrirait, selon Michael Webb, « les nœuds d’accès au jardin
les gens de ne pas construire, mais de se tenir prêts à
d’Éden ». Archigram spécule sur « les possibles influences du
accueillir les réseaux immatériels ... Lisez un extrait de cet
hardware électrique miniaturisé sur les modes de vie » grâce
incroyable poème « It’s all watched over » [1967] de Machines
à laquelle les gens pourraient se transformer en une « walking
of Loving Grace [de Richard Brautigan] :
architecture79 » ultra-mobile.
J’aime penser (maintenant, s’il vous plaît !) à une forêt cybernétique foisonnante de pins et d’électronique
160
Réenchanter le monde
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« Réenchanter le monde » par le rêve d’une nature redevenue paradisiaque grâce aux nouvelles technologies offrirait le confort des villes en pleine nature et une liberté inouïe. Le
Ryue Nishizawa et Rei Naito : Teshima Art Museum, 2010
grand édifice de la culture ainsi réduit à l’état primitif, peut-
Dans un mouvement cyclique, terminons ce dernier chapitre
être retrouvera-t-on ce que l’on a perdu : les rêves, les chan-
comme nous l’avons fait dans le premier, en ouvrant une fenê-
sons et les mythes, que Greene qualifie, comme les logiciels
tre sur le Japon contemporain, avec le Teshima Art Museum,
et les réseaux, de « software » nécessaires.
conçu par l’architecte Ryue Nishizawa (partenaire de Sejima
Ce récit suspend le temps et ouvre sur un avenir primaire en-
du groupe SAANA) et l’artiste japonaise Rei Naito sur l’île
chanté par la technologie des réseaux. Le haut lieu de la cul-
de Teshima. Par sa forme et sa fonction extrêmement rédui-
ture n’est plus la ville, mais la nature augmentée et ses
tes, cette architecture met en évidence les phénomènes de
possibles. « L’aborigène électrique » et archaïque devient la
la nature et le passage du temps. Elle marque un retour à
figure fantasmée d’une nouvelle ère écologique-technoïde.
l’archaïque dans le sens où presque tout artefact est évacué.
Dans cet imaginaire représenté par Archigram, il n’y a plus
C’est un musée où l’œuvre d’art consiste à nous faire ressentir
ni temple ni sceptre pour découper un espace du monde,
le temps, un musée où seuls les éléments naturels et l’espace
comme dans tout acte fondateur d’une architecture. Ici, le
en tant que tel créent l’émotion.
sceptre de l’architecte est un système numérique qui trans-
Ici, la question de la culture et son rapport au temps est posée
forme la nature sauvage en terrain habitable, créant ainsi une
différemment : pour le critique d’art japonais Noi Sawaragi,
nature augmentée par la technologie à l’image de la vraie
qui commente cette nouvelle vague de musées japonais
nature. Le découpage qui demeure est celui qui structure le
n’exposant pas de l’art au sens classique, « le musée d’art
temps : des temps forts quand les gens sont connectés – à
[traditionnel] est un lieu comparable à une capsule tempo-
ce moment-là, les lieux existent ; des temps faibles, et les
relle qui, dans un but hypothétique de jugement dernier à la
lieux disparaissent presque complètement (hormis les petites
fin de l’Histoire, sépare avec succès l’art du monde réel80. »
infrastructures elles-mêmes invisibles). C’est essentiellement
Contrairement à cette conception statique de l’œuvre, le
le temps qui fait exister ces lieux.
Teshima Art Museum envisage l’art lui-même comme un phé-
Cette utopie prémonitoire de l’instantanéité et de la con-
nomène du vivant en perpétuel changement. L’art est ici un
nectivité électronique rendant la nature partout habitable et
outil pour donner à voir et à ressentir des phénomènes
la reliant parfaitement au reste du monde, est devenue réa-
naturels tels que les nuages, la lumière, les ombres, l’eau, le
lité. L'« aborigène électrique » a conquis la planète entière
vent, les feuilles mortes et les insectes.
avec ses réseaux omniprésents, qui lui permettent de maîtri-
L’expérience du visiteur commence par un chemin sillonnant
ser l’espace et le temps, la nature et même le cosmos – tant
à travers un paysage extraordinaire, autrefois abandonné. Le
que les conséquences environnementales de ce contrôle
terrain entourant le musée a été acheté par la fondation Fu-
total, qui s’accompagne généralement d’une exploitation et
kutake et remis en culture (rizières) par les paysans et les orga-
d’un épuisement des ressources dans un but lucratif, ne se
nisations bénévoles locales afin de revitaliser l’activité
retournent pas contre lui. Ces visions optimistes de réen-
économique et sociale de l’île. Le visiteur aperçoit d’abord
chantement, qui imaginaient l’« homme-ordinateur » dans
d’en haut le musée en forme de goutte posé dans le paysage
une osmose ultime avec la technologie afin de promouvoir la
verdoyant, puis il contourne une petite colline offrant une
culture en pleine nature, représentent aujourd’hui un scéna-
vue sur la mer, avant d’être conduit à l’entrée du musée.
rio qui risque de se transformer en dystopie.
Celui-ci consiste en une coque en béton irrégulière et particulièrement plate avec deux grands oculi ouverts sur le ciel et le paysage. À l’endroit le plus étroit de la goutte se trouve l’entrée. Simplement constituée par un pli arrondi de la nappe de béton, elle crée une sorte d’entonnoir qui aspire le visiteur à l’intérieur. Cet édifice n’est pas statique, il ressemble plutôt à
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Ryūe Nishizama et Rei Naito : Teshima Art Musuem
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une peau organique respirante, plus proche du vivant que de
nature et artifice, comme une expérience phénoménologique
l’inanimé. Tout ce que l’on peut voir à l’intérieur, c’est le
que Sawaragi caractérise comme une « conception de
mouvement de fils de coton suspendus qui flottent dans le
l’art totalement nouvelle84 » : art et nature « sont intégrés l’un
vent, de petits galets plats et quelques billes blanches posées
à l’autre avec douceur […], ils sont incorporés dans un plus
au sol, et puis le ruissellement sur la surface lisse de la chape
grand ensemble circulatoire où ils créent un "lieu" dans le-
en béton des gouttelettes d’eau provenant de l’humidité du
quel la frontière entre l’œuvre d’art lui-même et l’acte de
sol. Dans ce musée, le temps est l’acteur principal ; il donne
faire l’expérience de cette œuvre n’est plus définie85. »
à voir l’air qui met en mouvement les fils presque invisibles,
L’artiste Rei Naito est fascinée par « la genèse86 ». Née à
le surgissement de l’eau, ainsi que les ombres qui se dépla-
Hiroshima en 1961, confrontée tout au long de sa vie à la
cent avec le soleil. Cette mise en scène de la temporalité et
mort qui plane comme un fantôme invisible sur sa ville
de la genèse nous permet de nous situer nous-mêmes dans
natale87, elle se « demande si le fait d’exister sur Terre est
le temps et dans l’espace.
une bénédiction ou pas ». Cette réflexion sur l’existence est
Ainsi, ce musée est une pure expérience phénoménologique
profondément inscrite dans la culture japonaise : « Philoso-
basée sur la perception du temps. Il pourrait être considéré
phie et religion sont très entremêlées au Japon : être recon-
lui-même comme une sorte d’« objet temporel » (Zeitobjekt),
naissant pour la vie, craindre la nature, rendre hommage à la
au sens où l’entend Husserl lorsqu’il analyse « des objets
mort. On vit et on aime sans condition88 ». Dans son œuvre,
qui ne sont pas seulement des unités dans le temps, mais
en effet, la relation existentielle et primordiale avec la nature
contiennent aussi en eux-mêmes l’extension temporelle81 ».
et le vivant est très prégnante.
Le philosophe autrichien prend comme exemple le son, qui
L’animisme situe l’être humain dans un monde holistique.
désigne un flux, tout en étant lui-même l’unité d’une durée. À l’audition d’un son, nous prenons conscience du temps présent, du maintenant. Mais la perception elle-même est « dans le flux incessant de la conscience, et elle-même est un flux incessant : continuellement le maintenant-de-perception se change en la conscience connexe du tout-juste-passé, et en même temps s’allume un nouveau maintenant, etc.82 ». Ce « flux de conscience » nous fait percevoir l’écoulement d’une durée. Outre le son, nous pourrions évoquer la perception des gouttelettes d’eau en formation, de la brise du vent ou du parcours des ombres, qui nous font prendre conscience du temps et de l’espace, ainsi que de notre propre existence : « L’attitude naturelle » (fondée sur la perception) « rend donc possible que, dans l’activité de la conscience, je trouve déjà présent, comme devant moi, un monde de choses matérielles qui existe là ; que je m’attribue dans ce monde un corps (Leib) et puisse maintenant m’y intégrer moi-même. Manifestement, cette source ultime est l’expérience sensible83 », écrit Husserl au début du XXe siècle, nous fournissant une possible clé de lecture de ce musée. La réduction de l’art à la perception de la nature est une façon de réenchanter notre être-au-monde en nous réancrant dans ce qui nous semble vraiment « essentiel ». Les visiteurs appréhendent alors l’œuvre, qui transcende l’opposition entre
162
Réenchanter le monde
Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, artiste : Rei Naito, œuvre : Matrix, 2010, photo : Noboru Morikawa
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La conscience de l’empreinte inédite des humains sur leur environnement et la fragilité du système Terre peuvent être considérées comme la raison principale de la construction de projets comme le Musée Teshima dans le contexte contemporain. Ils visent essentiellement à nous réancrer dans la nature et dans le monde par la conscience d’appartenir à un tout.
Quelle opération temporelle pour « réenchanter le monde » ? Au terme de ce chapitre, nous retiendrons que ces « temples » ou « générateurs » de culture sont tous des « instruments à suspendre le temps ». Machines, capsules ou bulles induisent une temporalité autre, elles modifient la perception du temps et de l’espace pour questionner et réenchanter le monde et la
Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, artiste : Rei Naito, œuvre : Matrix, 2010, photo : Noboru Morikawa
société. Le projet visionnaire et optimiste de Paul Otlet entend œuvrer
Le Teshima Art Museum prône lui aussi, mais d’une manière
pour une paix universelle à travers un Musée mondial, un
différente, le retour à une forme d’archaïsme « enchanté »,
temple de la culture structuré par la dimension du temps,
où seuls les phénomènes naturels comptent. De ce temps
vision qui s’effondre avec la Seconde Guerre mondiale. Les
suspendu, culture, technologie et progrès sont évacués. Mais
valeurs culturelles en vigueur sont remises en cause et s’en-
cette sorte d’épochè husserlienne ouvre aussi un espace
suit une crise ontologique majeure, dont la seule issue est
de liberté essentiel pour instaurer une autre relation avec le
l’édification d’une nouvelle société sur d’autres paradigmes.
monde.
Le Fun Palace incarne ce désir de renaissance sous le signe
Si nous comparons le Musée à croissance illimitée et le
du plaisir : plaisir d’apprendre, de s’émanciper, de se cultiver
Teshima Art Museum, nous constatons que l’idée de progrès
et de faire la fête ensemble. Cette machine éducative acces-
a radicalement changé. Près d’un siècle plus tard, le nouveau
sible à tous, véritable hétérotopie dans la ville, suspend la
« musée-manifeste », si on peut l’appeler ainsi, n’est plus une
perception du temps présent et nous propulse, en nous faisant
spirale ouverte pouvant accueillir à l’infini les œuvres les plus
perdre nos repères habituels, dans une sorte de gigantesque
significatives des cultures du monde dans l’espoir de conju-
« flipper » régi par des temporalités multiples.
rer la guerre, c’est une coquille pratiquement vide, sans autre
Cet élan dionysiaque se retrouve également chez Archigram,
objectif que de présenter les phénomènes naturels à l’épreuve
qui veut réinventer la ville et la nature. Ses projets iconoclastes,
du temps, et de faire prendre conscience de la fragilité de
qui d’ailleurs n’ont jamais été réalisés, visent une refondation
la Terre. Il ne réunit plus d’œuvres au sens classique du terme,
de la culture, reposent sur l’instantanéité et l’éphémère
il n’incarne plus une idée de croissance unificatrice, mais pro-
comme facteurs clés. La nature y est envisagée comme le
pose une simple mise en scène de la genèse qui n’est percepti-
lieu idéal de la transmission culturelle, à la place des écoles
ble que par la suspension du temps présent.
et des musées de la ville. L’« homme-ordinateur », présenté
Ce musée reflète un changement de paradigme fondé sur
dans Rokplug et Logplug comme une entité parfaitement
la prise de conscience que les traces et dégâts que nous
symbiotique, peut entrer en osmose avec la nature et le
avons laissés sur Terre au nom du progrès sont indélébiles et
monde grâce à une nouvelle mobilité rêvée où l’espace est
irréparables, qu’ils sont la cause de la crise écologique et
régi par le temps, vision incarnée par la figure de l’« abori-
climatique, et de lourdes conséquences sociales dont nous
gène électrique ».
ne mesurons pas encore l’ampleur. Face à cette angoisse,
Ryūe Nishizama et Rei Naito : Teshima Art Musuem
163
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Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, artiste : Rei Naito, œuvre : Matrix, 2010, photo : Ken’ichi Suzuki et plan de construction
incommensurable et paralysante, nous tentons de « suspen-
ce monde en crise, sans tomber dans une démesure démiur-
dre le temps ». Cette suspension, qui est une manière de
gique, mais sans non plus sombrer dans une attitude passive.
s’extraire de l’ici et maintenant, nous permet de prendre
Regarder, écouter, percevoir et prendre conscience pour
conscience de notre être au monde, tant individuellement
réparer le monde en crise, voilà ce que l’on peut considérer
que collectivement, et cette prise de conscience englobe
aujourd’hui comme l’objectif de réinitialisation d’une nou-
tout, humains, animaux, plantes et choses. L’archaïque, avec
velle culture entretenant une autre relation avec la nature.
lequel nous avons ouvert et conclu ce livre, génère ainsi des récits et des expériences primor-diales qui interrogent profondément le temps présent et l’avenir. Au-delà de la prise de conscience, l’archè – défini comme une source-ressource jaillissante (Chris Younès) – peut aussi servir d’outil puissant pour « réinitialiser » notre rapport au monde sur le chemin d’une « sobriété heureuse ». Car si nous nous contentons de l’introspection, le monde ne changera guère ! C’est dans cette dimension active et transformatrice qu’il faut comprendre les tendances archaïques aujourd’hui observables dans l’architecture et plus généralement dans l’esthétique – entendue dans son sens ontologique comme manière d’établir une relation spécifique au monde. Soyons donc conscients du rôle de l’architecte pour réenchanter
164
Réenchanter le monde
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Notes
20 Le Corbusier, « 1939 Musée à Croissance
le champ de l’architecture à l’espace psychique
illimitée », in : Œuvre complète, vol. 4, p. 16.
procuré par la prise d’une pilule. Sa fameuse
21 Cf. Pascal Guillot, « Faire de l’Exposition de
phrase « Tout est architecture » comprend
1 Sigmund Freud, « Le refoulement », in :
1937 une occasion de révolution urbanistique :
aussi cette dimension psychique de la percep-
Métapsychologie, trad. Jean Laplanche et
Morizet et le rêve du « Grand Paris »,
tion spatiale.
J.-B. Pontalis, Gallimard coll. « Folio », Paris,
Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique,
30 J. C. R. Licklider, « Man-Computer Symbio-
1968, p. 47.
135 | 2017, 53- 69. https://journals.openedi-
sis », in : IRE Transactions on Human Factors in
2 Friedrich Nietzsche, Considérations
tion.org/chrhc/5904
Electronics, vol. HFE-1, pp. 4-11, mars 1960.
inactuelles, in : Œuvres complètes de Frédéric
22 Conférence d’Edmond Labbé, « Arts et
31 Ibid.
Nietzsche, traduit par Henri Albert, Mercure
Techniques dans la vie moderne », 1937. Cité
32 François Hartog, Régimes d’historicité,
de France, Paris, 1907, vol. 5, tome 1, p. 126.
d’après : Évelyne Cohen, Paris dans l’imaginaire
op.cit., p. 150.
3 Paul Otlet, Le Corbusier, Mundaneum,
national de l’entre-deux-guerres, éd. de la
33 Ibid.
Publication n° 128 de l’Union des Associations
Sorbonne, Paris, 1999, p. 134.
34 Ibid.
Internationales, Palais Mondial, Bruxelles, août
23 Amédée Ozenfant, « Notes d’un touriste à
35 Clement Attlee est leader du Parti travail-
1928, p. 2.
l’Exposition », in : Cahiers d’art, 1937, n° 8/10 :
liste de 1935 à 1955 et Premier ministre du
4 Ibid., p. 12. Dès avant le conflit mondial,
« Souvenirs de l’Exposition 1937 », pp. 241-247.
Royaume-Uni de 1945 à 1951.
diverses associations internationales ont
24 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, Œuvre
36 Cf. « The Terrible Challenge of Leisure »,
œuvré pour une unification du langage scien-
complète, sous la dir. de Max Bill, Les Éditions
in : New Statesman, n° 66, 23 août 1963, p. 1.
tifique et pour une accessibilité du savoir, avec
d’Architecture, Zurich, 1964, vol. 3 : 1934 –1938,
Cité d’après : Stanley Mathews, From Agit-Prop
pour objectif une paix universelle. Otlet était
p. 153.
to Free Space. The Architecture of Cedric Price,
lui-même actif dans plusieurs associations.
25 Le Corbusier et P. Jeanneret, « Des Canons,
Black Dog Publishing, Londres, 2006, p. 69.
5 Ibid., p. 13.
des munitions ? Merci ! Des logis s.v.p. », in :
37 Joan Litttlewood, esquisse du pamphlet
6 Ibid., pp. 7-8. (Souligné dans l’original)
Éd. de l’Architecture d’Aujourd’hui, Coll. de
pour le Fun Palace, 1964, archives Cedric Price,
7 Ibid., p. 10.
l’équipement de la civilisation machiniste,
CCA Montreal. Cité d’après : Mathews 2006,
8 Ibid.
Boulogne-sur-Seine, 1938, pp. 5, 8, 9.
p. 70. (Trad. F. Mortier)
9 Ibid., p. 32.
26 François Hartog, « Confinés, déconfinés,
38 Joan Litttlewood, notices, 18 février 1964,
10 Ibid., p. 30.
reconfinés : que faire de notre incertitude ? »
archives Cedric Price. Cité d’après : Mathews
11 Ibid., p. 36.
émission radio sur France culture : L’Invité(e)
2006, p. 70.
12 Ibid.
des Matins, modérateur : Guillaume Erner,
39 Joan Littlewood, Joan’s Book, The Auto-
13 Ibid., pp. 36-37.
28. 09.2020, https://www.radiofrance.fr/france-
biography of Joan Littlewood, Bloomsbury
14 Ibid., pp. 38-39.
culture/podcasts/l-invite-e-des-matins/confi-
Publishing, Londres, 2016, p. 62. (Trad. F. Mortier)
15 Dans les actuels musées royaux d’Art et
nes-deconfines-reconfines-que-faire-de-notre-i
40 Ibid. p. 446.
d’Histoire du parc du Cinquantenaire.
ncertitude-avec-francois-hartog-et-frederic-
41 Mathews 2006, p. 21 sq.
16 Le Corbusier et Pierre Jeanneret, « 1939
worms-5412638 (consulté le 20. 05. 2023)
42 Man, Machine and Motion, Institut of
Musée à Croissance illimitée (Plan établi pour
27 Ibid.
Contemporary Arts (ICA), Londres, 1955. Cité
la ville de Philippeville, Afrique du Nord) », in :
28 Hannah Arendt, Le Totalitarisme (1958), in :
d’après : Mathews 2006, p. 30.
Œuvre complète, sous la dir. de Willy Boesiger
« Des livres et les idées ! » n° 53, janvier 2010,
43 Ibid
et Oscar Stonorov, Les Éditions d’Architecture,
(condensé par Piero avec l’aimable autorisation
44 An Exhibit : Richard Hamilton, Victor
Zurich, 1966, vol. 4 : 1938–1946, pp. 16 - 21, ici
supposée de l’auteur et des éditeurs pour les
Pasmore, Lawrence Alloway, 13-24 août 1957,
p. 16.
éditions Quarto, Gallimard, Paris, 2002, p. 9.
ICA, Londres, 1957. Cité d’après : Mathews
17 Ibid.
29 Dans ce contexte pourrait être mentionné
2006, p. 31. (Trad. F. Mortier)
18 Cf. Arnaldo Bruschi à propos de Donato
le Cyborg (1960, cyberorganism), développé
45 John von Neumann, Computer and Brain,
Bramante, cité d’après : Paolo Amaldi,
pour la navigation spatiale, capable d’aug-
Yale University Press, New Haven, 1958,
Architecture, Profondeur, Mouvement, Infolio,
menter l’organisme humain grâce à la techno-
p. 70. (Trad. F. Mortier)
Genève, 2011, pp. 411.
logie et à la chimie. Avec sa « pilule
46 Ross Ashby, « Art and Communication
19 Cf. Paolo Portoghesi à propos de Francesco
d’architecture » intitulée Non-physical environ-
Theory », conférence au ICA, Londres, le 7 avril
Borromini, cité d’après : Amaldi 2011, p. 411.
ment (Environnement non-physique, 1967),
1960, ICA archives., cité d’après Mathews
(Souligné dans l’original)
Hans Hollein aborde cette dimension en ouvrant
2006, p. 31.
Notes pages 135 -151
165
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47 Ibid., cité d’après Mathews 2006, p. 74.
69 Ibid.
48 Gordon Pask, « An approach to Cyberne-
70 Ibid., avec une légère modification de la
tics », Harper Brothers, New York, 1961, p. 11,
traduction.
cité d’après : Mathews 2006, p. 75.
71 Peter Greene, annotation sur la coupe
49 Gordon Pask, « The Architectural Relevance
Rokplug, Logplug, 22. 09.1969.
of Cybernetics », cité d’après : Mathews 2006,
72 Greene, in : Guiheux 1994, p. 147.
p. 75.
73 Ibid.
50 Karl R. Popper, The Open Universe: An
74 Ibid.
Argument for Indeterminism (1956), Routledge,
75 Cook 1999, p. 110 (souligné dans l’original).
Londres, New York, 1988, p. 7, chap. « Clock
Le poème « It’s all watched over » de Richard
and Clouds », pp. 18 -19.
Brautigan, écrit en 1967, est tiré du recueil
51 Ibid.
Machines of Loving Grace.
52 Joan Littlewood, notes, 1964, cité d’après
76 Greene, in Archigram 1994, p. 169.
Mathews 2006, p. 69.
77 Greene, in : Cook 1999, p. 118. (Trad. F.
53 Gordon Pask, Cybernetics Committee’s
Mortier)
introductory document, circulation list, and
78 Ibid.
basic plans for Fun Palace Project, vers 1963–
79 Ibid., p. 119. (architecture ambulante)
1965. (Trad. F. Mortier) Source : Archive CCA,
80 Noi Sawaragi, critique d’art, in :
Projet : Fun Palace Project, 1961–1985, surtout
« Naoshima Note », juin 2010.
1961–1974.
81 Edmund Husserl, Leçons pour une phéno-
54 Ibid. (Souligné dans l’original)
ménologie de la conscience intime du temps
55 Ibid.
(Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren
56 Cedric Price, vers 1963, archives CCA. cf.
Zeitbewusstseins, 1928), trad. Henri Dussort,
Mathews, p. 73.
préf. Gérard Granel, PUF, coll. « Épiméthée »,
57 Cedric Price, Memorandum, 1964, archives
1994, 4e éd. (1re éd. 1964), p. 36.
CCA, cité d’après Mathews 2006, p. 73.
82 Edmund Husserl, Idées directrices pour
58 Cedric Price, debut 1963, archives CCA,
une phénoménologie pure et une philosophie
cité d’après Mathews 2006, p. 73.
phénoménologique, trad. Jean-François
59 Mathews 2006, p. 92.
Lavigne, Gallimard, Paris, 2018, § 41 « Le
60 Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg :
contenu réel de la perception et son objet
La genèse de l’homme typographique, trad.
transcendant », p. 122.
Jean Paré, CNRS éd., coll. « Biblis », Paris,
83 Ibid., § 39 « Conscience et effectivité
2017, pp. 74, 75. (Souligné dans l’original)
naturelle. La conception de l’homme "naïf" »,
61 Ibid., p. 291. (Modification de la traduction
p. 116.
par F. Mortier, plus proche de l’original)
84 Sawaragi 2010.
62 Ibid., p. 73.
85 Ibid.
63 Alain Guiheux, « Fast histoire », in : Archigram,
86 Rei Nato dans un entretien avec
Catalogue d’exposition, Centre Georges
Judith Benhamou-Huet, mis en ligne le
Pompidou, commissaire Alain Guilheux,
29. 01.2017, https://www.youtube.com/
29.06-29.08.1994, Paris, 1994, 9 -12, ici p. 10.
watch?v=MVQbAGTe7E0 (consulté le
64 David Greene, « Carnet du jardinier : Projet
20. 05. 2023)
Lawun 1. Une boterie expérimentale, 1969 »,
87 Ibid.
in : Archigram 1994, p. 168.
88 Ibid.
65 Ibid., p. 167. 66 Ibid. 67 Ibid. 68 Greene, in : Guiheux, Archigram 1994, p. 147.
166
Notes pages 151-162
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Giorgio de Chirico, Le mauvais génie d’un roi, 1914/1915, huile sur toile
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Conclusion et ouverture
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Conclusion et ouverture La traversée de l’histoire de l’architecture, abordée sous l’angle de la crise, nous a montré que la réaction des architectes, quelle qu’elle soit, dessine toujours un nouveau rapport spatio-temporel au monde. Dans les situations de perte de repères, les architectes cherchent à maîtriser à nouveau le temps et l’espace, en les séquençant et en les recomposant autrement. Rappelons que le mot « temps » désigne aussi une « division du temps », et que « temps » et « temple », qui dérivent de la même racine étymologique (tempus et templum), indiquent un découpage, une façon de « séparer du monde naturel un espace et un moment, par un procédé de sacralisation1 ». Les architectes découpent donc avec leurs « sceptres » le temps et l’espace, et nous projettent dans un autre espace-temps ; ils créent des sortes de « temples », dotés de leur propre spatialité, temporalité et raison d’être, et nous permettent en définitive d’entrer en résonance avec le monde, c’est-à-dire d’évoluer, de nous émanciper, de vivre dignement ensemble et d’agir. Ils proposent des fictions spatio-temporelles, des contre-mondes et des contre-temps, ouvrant ainsi de nouveaux horizons. En analysant l’esthétique et les écrits des architectes en temps
L’histoire de l’architecture en temps de crise montre à quel point l’espoir dans le progrès, la croissance ou la technique a pu évoluer, et parfois radicalement. D’autres valeurs émergent alors, notamment celles d’une société plus égalitaire, plus résonante et plus étroitement liée à la nature. Les quatre figures que nous avons définies pour structurer notre analyse sont des outils de contraction et de dilatation de l’espace-temps ; elles représentent chacune un mode d’action spécifique mis en œuvre par le projet architectural. Les exemples présentés illustrent les mécanismes de ces opérations spatio-temporelles, ils constituent un spectre des modes d’actions esthétiques et des possibilités de réagir, d’agir et de faire des projets en temps de crise. Car il n’y a pas une seule action ou une seule réponse esthétique possible. Il ne peut y avoir de doctrine universelle. Il existe au contraire un large éventail de possibles – ce qui encourage en fin de compte chaque architecte à agir selon ses propres dispositions. Résumons le contenu des quatre figures pour saisir les différentes stratégies d’action adoptées par les architectes qui manipulent – comme les horloges trompeuses de de Chirico – le temps présent pour mieux s’en extraire, et nous propulser vers un avenir meilleur.
de crise, nous nous sommes concentrés sur leurs motivations (émotionnelles) et leurs objectifs, sur leur rapport au progrès
Archaïsme
et à la technique, et sur la manière dont ils ont participé à la création de nouvelles valeurs. Plus particulièrement, nous
L’« horloge » de l’archaïsme est bien étrange : elle effectue
avons mesuré leurs interventions sur le plan spatio-temporel
un saut en arrière, nous confronte à un temps antérieur ou
et leurs expressions esthétiques, ainsi que le rôle essentiel
primitif, qui nous met en même temps face à l’avenir. L’ar-
qu’y tenait le rituel, en accordant une attention particulière
chaïque est à comprendre dans cette dynamique double, à
à la pertinence sociétale de leurs idées.
la fois rétrospective et prospective. Regarder en arrière nous
Ainsi, nous avons pu constater que les projets qui naissent
permet de mettre fondamentalement en question le présent,
d’un élan puissant dans ces moments de basculement, souvent
car tout est remis à zéro. Ce n’est qu’au moment où le temps
en situation de hâte et d’urgence, de privation, d’angoisse
est en suspens que la pendule retrouve sa pulsation, mais
ou de choc, subissent une réduction radicale, aussi bien
cette fois à son propre rythme. Ce décalage par rapport au
matérielle que formelle. L’iconicité manifeste de ces projets
temps, ralenti ou accéléré, nous extrait du présent pour imagi-
montre que les crises ontologiques font naître des projets
ner un nouveau rapport au monde.
forts, qui questionnent radicalement notre rapport au monde
Par le recours à l’archaïque et au saut dans l’espace-temps
et qui énoncent souvent un changement de paradigme. Les
qu’il implique, les architectes cherchent à changer le temps
architectes créent ainsi de nouveaux récits, en convoquant
présent, convoquant à la fois l’arché, « le début ou le principe
d’autres époques, en imaginant d’autres modes de vie et
premier du monde », et l’archétype, le « modèle primitif »,
sociabilités, en esquissant d’autres finalités, et en véhiculant
comme principe formel, dans le but d’ouvrir un nouvel avenir.
de nouveaux messages symboliques.
Ces opérations spatio-temporelles introduisent des dynamiques
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inversées, comme en témoignent le retour des décors égyp-
Schütte-Lihotzky, Hannes Meyer et Bruno Taut adaptent la
tiens après la Révolution française ou encore le Temple à la
cité-jardin de Howard, très généreuse en termes d’espace,
Liberté de Durand et sa nouvelle grammaire matricielle ;
aux conditions de crise de cette époque en réduisant
comme en témoignent également l’Architecture sans archi-
l’espace de vie au strict minimum. Réduction impliquant
tectes et la réactivation des usages naturels par Bernard
renoncement, la sublimation prend le relais pour élever cette
Rudofsky, nostalgique d’une culture brisée par le fascisme,
nouvelle vie agraire vers des sphères « plus élevées », celles
ou le manifeste Architecture absolue et les imaginaires ar-
où la communauté, l’auto-organisation, l’art, l’esthétique et
chaïques fortement ritualisés d’Hans Hollein, qui en pleine
la culture jouent un rôle crucial. Dans tous ces exemples,
reconstruction fonctionnaliste d’après-guerre convoque des
cette double mécanique de réduction-sublimation, bien
temples aztèques et des fusées spatiales ; comme en témoigne
qu’exprimée chaque fois de manière différente, voit advenir
enfin le restaurant en forme de grotte artificielle délibérément
la création d’une « forme forte » qui génère de nouveaux
élémentaire de Junya Ishigami, qui sacralise la nature, pro-
lieux de collectivité afin de favoriser l’esprit de communauté
fondément menacée aujourd’hui. Tous ces projets pourraient
et de coopération. Howard conçoit une ville circulaire, où
être considérés comme des formes d’insurrection contre un
chaque anneau a sa propre caractéristique programmatique
monde en crise avec lequel il serait impossible d’entrer en
et spatiale, Taut accentue ce principe par « une couronne
résonance. Les architectes conçoivent alors pour leurs œuvres
pour la ville », véritable cœur de la communauté humaine.
de nouveaux langages et de nouvelles esthétiques, afin de
Ses palais de cristal « donnent une tête » au « tronc » de la
se réapproprier le monde ; car le langage est la condition
ville diffuse, produisent des espaces finis et confinés, et
même pour penser un monde.
rayonnent symboliquement jusqu’aux étoiles. Meyer met
Le saut dans l’espace-temps, que permet le recours à l’arché-
l’accent sur le collectif dans sa Siedlung Freidorf, où l’obélisque
type, introduit une nouvelle temporalité et instaure aussi un
emblématique de sa fontaine marque symboliquement le lieu
autre rapport à l’avenir. La préforme vide de l’archétype
dédié au communautaire. Par ces stratégies architecturales et
ouvre alors un espace imaginaire pour penser un « contre-
paysagères, tous auront cherché à combattre l’informe et
monde » : le présent est suspendu, et se replonger dans une
l’infini inquiétants de la ville industrielle et capitaliste. En
époque lointaine est la condition d’apparition d’une nouvelle
créant un nouveau « cosmos », dédié au collectif et réunissant
vision d’avenir. Hollein le dit bien : « L’architecture d’aujourd’hui
toutes les facettes de la vie (travailler, habiter, se cultiver,
n’existe pas encore ! » Dans ces moments de suspension,
débattre, etc.), l’agir ensemble devient le principal vecteur
même le présent reste encore à définir.
d’une autre conception du progrès. Forme forte, réduction-sublimation et décélération sont con-
Retour à la terre
sidérées comme les opérateurs principaux de la construction de ce « monde nouveau », où ville et nature ne font qu’un.
L’horloge du « retour à la terre » ralentit le temps afin de créer
C’est une posture réactive (qui réagit à la crise économique,
un mode de vie plus sain, plus autonome, plus collectif, plus
sociale et sanitaire) avec une vision fortement prospective,
humain, et plus en contact avec la nature fertile. L’expression
portée par le désir de créer un monde meilleur.
par excellence de ce désir est la cité-jardin, créatrice, en dehors des villes, de nouveaux « temples » sociétaux dotés de
Création par destruction
leur propre organisation du temps et de l’espace. Selon le
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modèle d’Ebenezer Howard, de telles cités-jardins sont inter-
L’horloge de la « création par destruction », soumise aux
connectées et forment un vaste réseau reposant sur une éco-
pulsions destructrices, accélère le temps et nous propulse
nomie parallèle circulaire et coopérative ; elles sont auto-
violemment vers un avenir sans repères. L’obsession futuriste
organisées et créent un nucleus sociétal, extensible à l’échelle
prédomine sur le passé et le présent, et s’incarne dans des
régionale, nationale, voire internationale.
fictions étincelantes et pleines de vagues promesses d’effa-
Après la Première Guerre mondiale, Adolf Loos, Margarete
cement de tout ce que le temps long de l’histoire a vu se
Conclusion et ouverture
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construire. « Le désir de destruction, de changement, de de-
Schumpeter) qui domine le monde, suivie d’une réorientation
venir peut être l’expression de la force surabondante, grosse
des innovations technologiques vers la survie de la planète.
de l’avenir2 », constatait Nietzsche à la fin du XIXe siècle,
Dans cette lignée, Bjarke Ingels rêve d’un plan directeur
pressentant peut-être ce qui adviendrait bientôt et prendrait
régissant le monde entier, la « Masterplanet », non sans envi-
des proportions terribles.
sager une possible extension à d’autres planètes quand la
La « création par destruction » est une figure iconique du fait
Terre ne sera plus habitable.
de sa violence inhérente, jugée nécessaire pour effectuer un
Ces quatre projets, conçus à différentes époques (généralement
changement radical, en général sous forme de tabula rasa.
à une génération d’intervalle), nous ont montré comment, en
Portés par une vision accélérationniste, progressiste ou en-
temps de crise, les architectes ont employé le mode de la
tropique, les architectes de la « création par destruction »
destruction et sa sublimation par le biais de l’esthétique pour
manipulent et redécoupent le temps et l’espace en commen-
établir de nouvelles valeurs et de nouveaux symboles. Leur
çant par détruire l’ancien, condition pour créer du nouveau.
posture spatio-temporelle véhicule différents messages sur
Ce redécoupage spatio-temporel génère une esthétique
le progrès, la technologie et la société, parfois opposés, mais
particulière où le rituel joue un rôle clé. Certaines des actions
tous cherchent à renverser l’histoire pour refaire le monde –
reposent sur le mode dionysiaque, d’autres instaurent un rituel
à l’exception de Matta-Clark, qui voit d’un œil critique ce pro-
(dont le principe de table rase et de réordonnancement fait
cessus de renouveau. Cette posture, fondée sur la destruction
partie), d’autres encore jouent sur la dimension apocalyptique,
comme principe fondateur, doit être considérée avec circon-
mais toutes ont en commun de rompre radicalement avec le
spection, car elle bascule vite de l’utopie à la dystopie, avec
monde qui les entoure.
des effets dévastateurs pour les humains et l’environnement.
On trouve une version proactive de cette pulsion destructrice avant la Première Guerre mondiale dans les textes explosifs
Réenchanter le monde
des futuristes, où Filippo Tommaso Marinetti, fasciné par la technique, la machine et la modernité, aspire à supprimer le
L’horloge de « Réenchanter le monde », figure optimiste
temps, l’espace et l’histoire, qu’il considère comme révolus
reposant sur le refoulement de la crise et sur Éros (les pulsions
et statiques (« Le Temps et l’Espace sont morts hier »). Les
de vie réunificatrices), nous projette dans un avenir qui promet
mots de Le Corbusier témoignent également d’une profonde
d’être heureux. La complexité de cette figure réside dans une
fascination pour la machine et la technique, qu’il esthétise et
double opération temporelle, d’abord une suspension du
sacralise comme Marinetti, tout en se distanciant du futurisme.
temps permettant de s’extraire de l’ici et maintenant puis une
Son temps à lui est celui de l’accélération, son « temple » est
projection dans un futur meilleur. La mise à distance suspend
la Ville Radieuse. De manière proactive, il cherche à accélérer
le temps ; hors-temps et hors-espace, on parvient à se projeter
le temps pour propulser l’homme nouveau motorisé dans un
dans un état d’après-crise que l’on cherche à enchanter.
avenir « radieux », le sortir de la crise (le chaos urbain et social),
Ce désir de réenchanter le monde se manifeste dans le projet
avec pour levier la destruction. En opposition au fonctionnalisme
du Mundaneum avec le Musée Mondial, porté par Paul Otlet,
et à ses effets dévastateurs sur les centres-villes, qui subis-
qui veut contribuer, après la Première Guerre mondiale, à
saient de plein fouet le principe de la table rase, Matta-Clark
l’établissement de la paix universelle à travers un projet culturel
écrit avec Anarchitecture un contre-manifeste répondant à
unificateur. Conçu par Le Corbusier, le Musée à croissance
Vers une Architecture (Towards an architecture). Comprenons
illimitée qui en résulte adopte une posture optimiste à l’égard
sa devise « COMPLETION THROUGH COLLAPSE » comme
de la croissance et du progrès, malgré les crises économiques,
une posture esthétique mettant brusquement à nu la fragilité
sociales et politiques de l’entre-deux-guerres, mais ses visions
intérieure et l’histoire vécue d’édifices voués à la destruction.
s’effondrent avec la Seconde Guerre mondiale. Toutes les
De nos jours, certains partisans de l’accélérationnisme voient
valeurs en vigueur – progrès, morale, culture et technique –
comme seule issue à la crise climatique une accélération
sont alors radicalement remises en cause. La guerre passée,
forcée de la dynamique de « destruction créatrice » (Joseph
il faut construire un « monde nouveau » à partir de nouveaux
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paradigmes. La quête de réenchantement du monde resurgit
suspendu, à l’instar des tableaux métaphysiques de de Chirico,
avec le Fun Palace de Joan Littlewood et Cedric Price, dédié
où l’heure indiquée par l’horloge ne coïncide pas avec
à l’éducation, à l’émancipation et à la fête collective. Dans ce
l’heure marquée par les ombres. Ce décalage surréaliste
temple dionysiaque du perpétuel mouvement, l’homme et la
entre le temps affiché et le temps perçu a un effet déstabilisant
machine célèbrent une nouvelle forme d’union, qui se veut
et produit un certain flottement. Les architectes aussi font
symbiotique grâce à l’avènement de la cybernétique. Cette
naître ce type de décalage quand ils créent des récits d’autres
fascination pour les technologies numériques naissantes se
mondes, hors du temps et hors de l’espace réels, pour
manifeste également dans les projets utopiques d’Archigram,
s’échapper d’une crise ontologique qui paralyse l’action.
qui rêve d’une réorganisation du monde où l’« homme-ordi-
Nous sommes saisis par cet état de suspens ; nous nous lais-
nateur » rejoindrait l’archaïque (Rokplug et Logplug), dans
sons volontiers entraîner dans ces récits, ouverts sur de nou-
une osmose primitive avec la nature. L’archaïque revient sous
velles perspectives réelles ou imaginaires, opérationnelles ou
une forme différente dans le musée de Teshima de Nishizawa
visionnaires. Entre réalité et rêve, engagement et évasion,
et de l’artiste Rei Naito, qui hisse les phénomènes enchanteurs
ces réalisations ou imaginaires démontrent qu’un projet et
de la nature au cœur de l’œuvre d’art. Culture, technique et
son récit peut effectivement modifier les attentes qu’on pourrait
progrès disparaissent au profit d’une prise de conscience du
avoir vis-à-vis de l’avenir.
temps comme unique source créatrice. Ce retour à l’essentiel donne naissance à des expériences
Objets agissants
primordiales qui interrogent radicalement le présent et l’avenir.
Par leur caractère iconoclaste, ces projets à « contretemps »
Dans ce chapitre, nous sommes passés du concept de crois-
ont aussi un « effet retour » sur la société : en induisant une
sance infinie, responsable de la crise écologique, à une posture
dynamique opposée, ils interrogent l’espace du « monde
délibérément archaïque qui, en opposition à la culture, se
réel » en agissant sur le facteur temps. On peut donc les con-
fonde sur la foi en la nature. Ces exemples reflètent tous un
sidérer comme des « horloges truquées », qui contractent ou
élan proactif et optimiste soutenu par une pulsion de vie
dilatent l’espace-temps. Ce sont des objets qui mettent le
réunificatrice. Ils tentent de surmonter la crise en réenchan-
temps « réel » en crise, à l’image du tableau de Dalí de 1931,
tant le monde.
La persistance de la mémoire : quatre montres molles, fondues, indiquant chacune une heure différente, objets fantasmagori-
Concevoir des « contretemps » et des « contreespaces »
ques qui disloquent et mettent en suspens l’espace-temps, qui diffractent la vision du temps réel. Elles offrent même une vision « psychotique » du monde, la distorsion perceptive
Les exemples présentés dans ce livre adoptent différentes
étant, selon Freud, un mécanisme de défense contre l’angoisse.
stratégies esthétiques pour créer des contre-dynamiques en
L’événement réel (la crise historique) sert donc de déclen-
temps de crise. L’introduction de « contretemps » et de
cheur, il suscite d’abord des émotions fortes, qui nous forcent
« contre-espaces » semble essentielle pour sortir des trajectoires
à penser, puis nous mettent en mouvement ; on se plonge
engagées, ce sont les prémisses d’un avenir qui sera – par la
dans la crise et on se sert d’elle pour créer des « objets agis-
force des choses – radicalement différent. Le contretemps est
sants », qui à leur tour mettent la réalité en crise. Ces objets
un « événement, une circonstance qui s’oppose à ce que l’on
agissants sont à la fois des révélateurs et des catalyseurs de
attendait. Un fâcheux contretemps », selon Le Robert ; en
crise. On pourrait les assimiler à ce que José Saramago appelle
musique c’est l’« action d’attaquer un son sur un temps faible »
des quasi-objets, révolutionnaires, dotés de conscience et
suivie d’un bref silence. Et si ce « fâcheux contretemps »,
d’intentionnalité, pouvant agir sur le monde et s’affranchir
cette attaque « sur un temps faible », offrait l’opportunité
d’une existence anthropocentrée. À propos du travail de
d’engager à ce bref instant de suspension une bifurcation
l’écrivain, José Saramago constate avec pertinence : « On ne
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pour initier une transition, une réinitialisation ?
peut pas ne pas être réaliste, […] mais parfois on peut rendre
Dans ces moments de basculement, le temps est comme
la réalité plus réelle et introduire dans le fantastique la présence
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STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 173
du réel5. » Pour Michel Serres, dans Genèse (1982), le quasi-
catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines […]12. »
objet est un objet relationnel qui crée des liens entre l’objet
Dans Tristes Tropiques (1955), Claude Lévi-Strauss voit lui
et les personnes, c’est un « quasi-nous6 ». Reprenant cette
aussi une dynamique qui va vers le déclin : « Le monde a
notion dans Nous n’avons jamais été modernes (1991), Bruno
commencé sans l’homme et s’achèvera sans lui », écrit-il,
Latour les considère comme des objets de subjectivité parfai-
sceptique face aux changements irréversibles induits par
tement hybrides, à la fois humains et non-humains, entre cul-
l’homme sur Terre : « Il apparaît lui-même comme une ma-
ture et nature : « Réels comme la nature, narrés comme
chine […], travaillant à la désagrégation d’un ordre originel
le discours, collectifs comme la société, existentiels comme
et précipitant une matière puissamment organisée vers une
l’être . » Ils tracent et organisent des réseaux, « ils sont collectifs
inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive.
puisqu’ils nous attachent les uns aux autres […]. Ils sont insta-
Depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu’à
bles et risqués, existentiels et porteurs d’être9 ». Filipe Pais a
l’invention des engins atomiques et thermonucléaires,
7
8
forgé par la suite la notion de super-objets, qui, par leur exis-
[…], l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier
tence, peuvent agir sur leur environnement. Lui et son groupe
des milliards de structures pour les réduire à un état où elles
GOR (Groupe des Objets Révolutionnaires) les considèrent
ne sont plus susceptibles d’intégration. » Ainsi, conclut-il,
comme des objets révolutionnaires, « qui ne désignent pas
« plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire "entropologie", le
"la nouveauté", mais plutôt l’action politique radicale ». Ces
nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations
objets « bouleversent les principes établis et se battent pour
les plus hautes ce processus de désintégration13. » Une dyna-
changer les valeurs de notre société10 ». Plus que de simples
mique qui, depuis, n’a cessé d’être ravageuse.
objets, ils ont la faculté d’agir en produisant un effet qui va
« Aujourd’hui, l’avenir s’est obscurci et un temps inédit a
au-delà d’une opération abstraite et psychique, « agir »
surgi, vite désigné comme l’Anthropocène, […] où c’est
donc dans le sens politique, collectif et transformatif.
l’espèce humaine qui est devenue la force principale : une
Bien que nos objets architecturaux soient le produit d’intentions
force géologique14 », constate François Hartog avant de se
humaines, cette notion hybride du quasi-objet nous intéresse,
demander : « Que deviennent […] les anciennes façons de
car transposée à l’architecture, elle ouvre une dimension sen-
saisir Chronos, quelles nouvelles stratégies faudrait-il formuler
sible, relationnelle, collective et politique, inhérente à l’objet
pour faire face à ce futur incommensurable et menaçant, alors
même, qui devient « agissant » sur la psyché et la société, en
même que nous nous trouvons encore plus ou moins enserrés
questionnant et en transformant notre être-au-monde.
dans le temps évanescent et contraignant de ce que j’ai appelé
11
le présentisme ?15 », c’est-à-dire le fait de vivre essentiellement
Progrès – quel progrès ?
dans un présent omnipotent, sans perspective historique ni
La conception traditionnelle du progrès est foncièrement
longue durée dans la façon dont nous envisageons notre rap-
remise en cause à l’heure actuelle. Dans la course effrénée
port au monde et notre rapport aux autres, une longue durée
entre progrès et morale, le progrès, n’en déplaise à Kant, a
qui n’est pas préemptée par cette perspective du Progrès,
finalement triomphé, avec toutes les conséquences que cela
avec une grande majuscule. C’est une longue durée qui est à
implique pour l’équilibre écologique de la Terre et de ses
construire presque chaque matin16. »
habitants.
Dans ce même souci de réintroduire la longue durée, Bruno
Bien plus sceptique que Kant sur la puissance de la morale,
Latour nous invite à questionner en profondeur la production
Walter Benjamin, dans l’entre-deux-guerres, évoque l’Ange
de biens de consommation au regard de la protection de
de l’Histoire tentant de freiner la tempête d’un progrès qui
l’environnement, de plus en plus dévasté au nom du progrès
vision du futur. Hartog propose alors de « réintroduire la
l’emporte irrésistiblement vers l’avenir et cherchant, en vain,
– qui lui aussi reste à redéfinir : « Après cent ans de socialisme
à reconstruire les ruines laissées sur le chemin de l’histoire.
limité à la seule redistribution des bienfaits de l’économie, il
L’image n’a rien perdu de son actualité : « Là où nous apparaît
serait peut-être temps d’inventer un socialisme qui conteste
une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique
la production elle-même. C’est que l’injustice ne se limite pas
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à la seule redistribution des fruits du progrès, mais à la façon
Pour ne pas sombrer dans le nihilisme face aux crises à venir,
même de faire fructifier la planète. Ce qui ne veut pas dire
portons un regard analytique et critique sur ces exemples
décroître ou vivre d’amour ou d’eau fraîche, mais apprendre
historiques et contemporains, mais surtout continuons à
à sélectionner chaque segment de ce fameux système pré-
développer, de manière créative, de nouvelles stratégies qui
tendument irréversible, à mettre en cause chacune des con-
proposent des alternatives aux dynamiques en cours. Dans
nections soi-disant indispensables, et à éprouver de proche
l’ambition d’imaginer une nouvelle relation avec le monde
en proche ce qui est désirable et ce qui a cessé de l’être . »
qui ne cesse de se transformer à une vitesse incommensurable,
La dimension suspensive de la crise, qui lui inspire ces pensées
le rapport entre l’espace et le temps doit être repensé en
en plein confinement dû au Covid-19, incite à la réflexion et
profondeur. La dynamique qui jusqu’ici régissait le monde, la
peut être l’élément déclencheur d’un réajustement. Rappe-
tempête du progrès, pour reprendre la formule de l’Ange de
lons que le sens premier de krisis est « jugement », « l’action
l’Histoire de Walter Benjamin, n’a cessé de nous entraîner
ou la faculté de distinguer », de séparer les choses, de prendre
vers un avenir qui risque de tourner à la catastrophe. Nous
une décision.
ne pouvons rester passifs face à ce processus d’accélération
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à la dynamique destructrice. Il est urgent de réfléchir à l’ordre Prendre de la hauteur et atterrir
du temps et aux temporalités qui déterminent le cours des
Prendre de la hauteur, faire un pas de côté (comme l’Ange
choses, afin de développer des contre-dynamiques plus rési-
de Benjamin) est alors essentiel pour percevoir ce processus
lientes, plus inclusives, et d’explorer des manières d’entrer
dévastateur. C’est à cette condition que peuvent s’inventer
davantage en résonance avec le monde.
des imaginaires et, face aux visions pessimistes, se construire des « mondes nouveaux » – comme le font les archanges de
Par cet ouvrage, j’aimerais contribuer à l’émergence de nou-
Paul Scheerbart lors du ralentissement apocalyptique de la
velles idées, de nouveaux projets, modèles et fictions, car
Terre en déballant de leurs besaces de nouvelles architectures
« la fin de toutes choses » n’est sûrement pas pour demain !
étincelantes. La première étape consiste donc à prendre du
Au lieu de paniquer ou de sombrer dans le nihilisme, Pierre-
recul pour voir et rendre visible ; la suivante consiste à observer
Henri Castel nous invite à cueillir le temps présent et le proche
attentivement les dynamiques en cours afin de décider ce qui
avenir. Rappelons sa pertinente devise : « Si nous voulons
« est désirable et ce qui a cessé de l’être » ; et la dernière, la
être heureux, nous avons peu de temps. C’est une manière
plus difficile de toutes (pensons à la tragédie grecque où
de présenter demain ou après-demain comme la seule occasion
toute tentative d’agir avec justesse échoue), consiste à saisir
de réaliser ce que nous avons à cœur19. » Nous avons besoin
le kairos au bon moment, au seul moment possible, selon la
de visions, mais de visions pour l’action. Quand le temps
mythologie grecque, si l’on veut introduire des contre-dyna-
suspend son vol, ou comme le dit Bruno Latour en plein con-
miques quand il en est encore temps. C’est là que la puis-
finement, quand « tout est arrêté, tout peut être remis en
sance de l’instant opportun prend toute son ampleur, et que
cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou
la compréhension du trio indissociable Chronos, Kairos,
au contraire accéléré20 ». C’est aux fins de questionner radica-
Krisis , révélé par Hartog, devient cruciale. Car ce n’est
lement ce « fameux système prétendument irréversible » et de
qu’en comprenant l’action comme une occasion propice iné-
sélectionner attentivement ce qui est « désirable et ce qui
dite et unique qu’il est possible – après avoir exploré le contre-
a cessé de l’être21 » que nous pouvons forger les meilleurs
temps comme stratégie d’opposition – de se réinsérer dans
récits pour l’avenir des espaces bâtis.
le chronos, le temps présent. Après le détour du contre-
Dans ce défi contemporain inédit, l’architecture et l’urbanisme
temps et le décalage nécessaire pour penser et agir qu’il per-
ont un rôle majeur à jouer, puisqu’il s’agit de repenser l’utili-
met, il est essentiel « d’atterrir » (pour emprunter à Bruno
sation, la provenance, mais aussi le réemploi des ressources
Latour le titre de son livre Où atterrir ?) dans ce temps-ci et
et des matériaux, les modes de construction ; réinventer un
dans ce monde-ci (puisqu’il n’y en pas d’autre), si l’on veut
langage architectural à partir de ressources locales, bio- et
donner à l’action une puissance transformatrice.
géo-sourcées ; reconsidérer la question du droit foncier, notre
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Conclusion et ouverture
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manière de vivre, le rapport à la collectivité, l’agencement des espaces individuels et collectifs ; considérer les différents flux d’énergies et de matières dans une interdépendance intrinsèque et dans une perspective post-carbone ; réorganiser les liens ville- « campagne » ; introduire des contre-dynamiques pour décélérer le processus de métropolisation exponentiel ; remettre radicalement en question notre rapport à la nature, au paysage et à l’environnement et, pour ce faire, reconsidérer la relation de l’homme avec les autres êtres vivants – humains et non-humains ; favoriser l’émergence d’un sentiment de résonance au sens holistique le plus large. L’architecte aurait alors pour tâche de réparer les ruines laissées par de la tempête du progrès, et de réorienter ce dernier vers d’autres horizons. En tentant, une fois de plus, de définir ce qu’est le progrès, une autre forme de progrès.
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Notes
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nous définissent par leur circulation même. Ils
18 Hartog 2020, pp. 22-27.
sont discursifs pourtant, narrés, historiques,
19 Pierre-Henri Castel, « Pollution, inondations,
passionnés, et peuplés d’actants aux formes
contaminations : comment vivre avec la peur ?,
1 Catherine Malabou, Le temps, Notions
autonomes. Ils sont instables et risqués, exis-
émission radio sur France culture : L’Invité(e)
philosophiques, collection dir. par Laurence
tentiels et porteurs d’être. »
des Matins, modérateur : Guillaume Erner,
Hansen-Løve, Hatier, Paris, 1996, pp. 7- 8.
10 Filipe Pais, Julie Brugier, Olivain Porry,
28.10. 2019 :
2 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir (1882), in :
Manifeste du GOR (Groupe des objets révolu-
https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-
Œuvres complètes, trad. Henri Albert, éd.
tionnaires), point 1, in : Filipe Pais, « Le retour
des-matins/pollution-inondations-contaminati-
Société du Mercure de France, Paris, 1901,
des objets, quasi-objets et super-objets »,
ons-comment-vivre-avec-la-peur (consulté le
§ 370, p. 364.
conférence, cycle « Quasi Objets/Objecto
03. 01.2023)
3 F. T. Marinetti, « Manifeste du Futurisme »,
Quase » du 20 mars 2018 à la Fondation
20 Latour 2020.
in : Le Figaro, Paris, 1909, point n° 8 :
Calouste Gulbenkian de Paris, consultable
21 Ibid.
« […] Nous vivons déjà dans l’absolu, puisque
sur : Academia, https://academia.edu/re-
nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omni-
source/work/40197907 (consulté le 14.04.2023).
présente. »
Ils donnent comme exemple des objets aban-
4 Dictionnaire Le Robert, « contretemps »,
donnés dans la rue, révélateurs d’excès et
https://dictionnaire.lerobert.com/ (consulté le
d’obsolescence préprogrammée.
30. 03.2023)
11 « Agir » dans le sens de Bergson, qui a
5 Rencontre avec José Saramago : « Les
souligné que « la spéculation est un luxe
romanciers font une sorte d’inventaire », in:
tandis que l’action est une nécessité », Henri
Le Monde, 11.11.1988.
Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Paris,
6 Cf. Michel Serres, Genèse, Grasset, Paris,
Presses universitaires de France, 1998, p. 35.
1982, p. 198.
12 Walter Benjamin, « Sur le concept d’his-
7 Cf : Michel Serres, Bruno Latour, Éclaircisse-
toire » (1940), in : Œuvres III, trad. Maurice de
ments : cinq entretiens avec Bruno Latour,
Gandillac, revu par Pierre Rusch, Gallimard,
Flammarion, Paris, 1992, p. 160. Serres donne
coll. Folio Essais, Paris, 2000, (427- 444),
l’exemple d’une balle : « Comme un quasi-
chap. IX, p. 434.
objet, la balle est le vrai sujet du jeu ; elle
13 Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques,
fonctionne comme un traceur de relations
Plon, Paris, 1955, « Visite au Kyong », pp. 468-
dans le collectif fluctuant autour d’elle. La
480, ici : 478- 479.
même analyse vaudrait pour l’individu. » Ces
14 François Hartog, Chronos - L’Occident aux
types d’objets « ne sont ni naturels ni faits par
prises avec le Temps, Gallimard, Paris, 2020,
l’homme », ainsi Latour, se référant au réchauf-
4e de couverture.
fement climatique, à la couche d’ozone, etc.
15 Ibid.
(ibid.)
16 François Hartog, « Confinés, déconfinés,
8 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été
reconfinés : que faire de notre incertitude ? »
modernes : Essai d’anthropologie symétrique,
émission radio sur France culture : L’Invité(e)
La Découverte, 1991, p. 147 : « […], tels sont
des Matins, modérateur : Frédéric Worms,
les quasi-objets que les modernes ont fait
28.09.2020, https://www.radiofrance.fr/france-
proliférer, tels il convient de les suivre en
culture/podcasts/l-invite-e-des-matins/confi-
redevenant simplement ce que nous n’avons
nes-deconfines-reconfines-que-faire-de-notre-
jamais cessé d’être, des non modernes. »
incertitude-avec-francois-hartog-et-frederic-
9 Ibid., p. 122 : « Des quasi objets quasi-sujets,
worms-5412638 (consulté le 11. 06. 2023)
nous dirons simplement qu’ils tracent des
17 Bruno Latour, « Imaginer les gestes-barriè-
réseaux. Ils sont réels, bien réels, et nous les
res contre le retour à la production d’avant-
humains nous ne les avons pas faits. Mais ils
crise », in : AOC, paru le 30. 03. 2020,
sont collectifs puisqu’ils nous attachent les uns
consultable sur : http://www.bruno-latour.fr/
aux autres, qu’ils circulent entre nos mains, et
fr/node/849 (consulté le 06. 06.2023)
Notes pages 169-174
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Autres temps, autres espaces
une période de va-et-vient des troupes en guerre. Les villes sont pillées, les terres restent sans moisson ; sur le territoire italien, on meurt de faim. Dans une pareille situation catastrophique, les liens qui tiennent une société se rompent. Ce
Paolo Amaldi
que met en place Benoît est à ce titre une communauté Comme le montre ce livre, un monde meilleur est un monde
stable d’individus provenant de tous les milieux : barbares
qui se construit souvent à rebours du réel. Bien qu’il coïncide
venus de l’arianisme, gens de bonne famille, pauvres et mar-
avec la découverte du Nouveau Monde fantasmé par un
ginaux se pliant aux règles d’une vie collective strictement
Christophe Colomb qui était sûr d’avoir atteint la Terre pro-
cadrée mais non coercitive. L’instauration, au Mont-Cassin,
mise, l’Utopia de Thomas More, écrit en 1516, n’était pas
de cette vie silencieuse et de labeur aura servi à défricher les
une représentation fantastique de Terres inconnues, mais
forêts, dresser des murs, corriger des cours d’eau, et rendre
bien un récit cherchant à faire exister une idée de société, ou
fertiles les territoires avoisinants4. Au cours de cette période
pour le dire avec André Lalande, « un tableau représentant
de désordre, les monastères ont reconstruit et ordonné lente-
sous la forme d’une description concrète et détaillée une
ment et progressivement – sans bruit pourrait-on dire – un
idée » qui répond aux inégalités criantes de l’Angleterre de
territoire, tout en entretenant la mémoire écrite et orale du
l’époque. More commence ainsi par brosser dans le chapitre
latin, langue menacée. Face aux tumultes du monde exté-
premier un tableau terrifiant de la société de son temps et de
rieur, Benoît a institué des espaces ordonnés et des vies
ses contradictions, à quoi répond le chapitre suivant qui repose
scandées par une gestuelle répétitive, dans laquelle se fixe la
sur des dispositifs spatiaux et temporels prenant le réel à
mémoire des choses.
rebrousse-poil. Utopia est une enclave qui s’oppose en tout à
Ces descriptions de l’espace monastique essaient de montrer
l’ordre social de son temps et qui est par conséquent « une
que l’acte d’édification, porté par certains idéaux ou par un
espèce de corps étranger au sein du social » dont il renverse
principe d’espérance, se construit, parfois, comme une contre-
les valeurs. Thomas More attribuait aux heureux habitants de
réalité temporelle et spatiale à l’existant.
ses villes une vie réglée comme dans un monastère avec ses
Plus largement, l’hypothèse émise par Susanne Stacher est
rituels répétitifs, ses journées identiques, à un moment où
qu’en période de crise, l’architecture peut être entendue,
Henri VIII décidait de détruire ces institutions et de piller
non pas comme l’expression d’une simple résistance de
leurs trésors. Pour Max Weber, ces lieux communautaires orga-
certaines structures profondes de la société face au chaos,
nisent non seulement le travail mais surtout le temps. La vie
mais comme un projet conscient qui vise à contrer le réel
monastique déploie de façon ordonnée le cours de la journée,
jugé erratique et dépourvu de sens, par la mise en place
sans à-coup ni imprévu, et spatialise en même temps ce
d’un ordre nouveau. Nous parlons de réponses actives et
découpage dans une forme de circularité. Jusqu’à la réforme
engagées face aux évènements perçus comme dénués de
grégorienne, l’emprise territoriale de certaines communautés
sens, ou « catastrophiques » au sens que donne René Thom
monastiques est si forte que celles-ci agissaient comme de
à ce terme, à savoir comme expression de l’instabilité d’un
véritables périmètres protégés échappant à l’autorité des
système observé5.
1
2
évêques3. On le sait : ce régime de vie s’est consolidé et a trouvé sa
Aux périodes chaotiques des époques lointaines, la moder-
raison d’être face aux évènements chaotiques qui ont marqué
nité, qui commence avec le XVIIIe siècle, a ajouté une per-
le haut Moyen-âge. La sainte Règle que Benoît de Nursie
ception aigüe de l’emballement des processus en cours.
instaure au VI siècle lorsqu’après s’être retiré du monde, il
Reinhart Koselleck trace les contours de cette prise de
fonde l’ordre des réguliers, est une œuvre de résistance face
conscience d’une accélération historique et sociale6 qui n’est
aux heures sombres de l’Italie, à un moment où, sur ce terri-
pas sans rappeler le thème de la catastrophe dans les peintu-
toire, les reliques de l’Empire romain se superposent à la pa-
res de Hubert Robert. Ce dernier représentait des monu-
pauté et aux Ostrogoths. Les monastères naissent donc en
ments et ouvrages de son temps en ruines, détruits par les
e
Notes : page 180
Autres temps, autres espaces
177
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transformations de la ville de Paris, et imaginait en même
temps, que semble déceler Kant derrière l’emballement des
temps les ruines fantastiques de lieux connus comme la ga-
évènements révolutionnaires, coïncide avec l’affirmation d’un
lerie du Louvre7. Peter Conrad constate que « la modernité
absolu – les principes des Lumières et la libération de la
est caractérisée par l’accélération du temps », phénomène
raison déliée de toute limitation du sensible.
que Nietzsche avait associé à une nouvelle forme de
Le point de bascule est donc « l’instant qui constitue la fin du
barbarie : « l’accélération monstrueuse de la vie habitue
monde sensible » et le « début de l’intelligible15 ». Il est inté-
l’esprit et le regard à une vision, à un jugement partiel et
ressant de noter que, dans le texte du philosophe, cette sortie
faux. […] Faute de quiétude, notre civilisation aboutit à une
du temps prend la forme d’une pétrification, d’une immobili-
nouvelle barbarie ».
sation. Or, la métaphore employée par Kant est riche
Les effets de cette accélération sont aujourd’hui inquiétants.
d’enseignements, et il est important de s’y attarder. En cet
Nous faisons face à une fin des temps annoncée par les
instant, quelque chose de nouveau commence qui n’annonce
8
9
scientifiques de tous bords qui nous mettent en garde contre
aucune successivité temporelle, car il ne dure pas : « on se
le non-sens de cette accélération de la consommation et de
représente les habitants de l’autre monde [...] à la manière
son empreinte environnementale. Le progrès agit donc para-
dont ils entonnent16 » de façon répétitive, en suivant le livre
doxalement comme un accélérateur de crises climatiques et
XX de l’Apocalypse, le même chant Alleluia ! C’est cette
sociales, éveillant en nous un sentiment d’« urgence10 » –
circularité, que Kant définit comme manifestation de
terme qui apparait pour la première fois dans le dictionnaire
« l’absence de modification de leur état17 », qui nous fait
de l’Académie française en 1798, après la chute du régime.
entrer dans un nouveau référentiel, une sorte de présent
Dans La fin de toute chose , l’essai qu’il rédigea suite à la
suspendu. Cette tendance à l’immobilisation serait donc,
Révolution française, Emmanuel Kant essayait d’anticiper de
pour ainsi dire, le point de fuite de l’accélération qui com-
manière spéculative cette fin, c’est-à-dire de s’imaginer le
mence avec l’émancipation de l’homme d’une croyance en
monde dans lequel nous basculerions une fois la fin des
l’au-delà.
temps arrivée. Et de citer un passage du livre de l’Apocalypse
En 1933, c’est-à-dire en pleine période marquée par l’avène-
dans lequel un ange « debout sur la mer et sur la terre » lève
ment du national-socialisme, l’historien Emil Kaufmann redé-
11
la main droite vers le ciel et « jure par Celui qui vit pour les
couvrait l’architecture de Claude-Nicolas Ledoux, qu’il
siècles des siècles […] : il n’y aura désormais plus de temps ».
associait à la manifestation d’une puissance tectonique alliant
Kant nous rappelle par ce biais que l’apocalypse ne désigne
morale, raison et authenticité constructive. L’architecture
pas tant la fin du monde et son embrasement que son re-
« révolutionnaire », décrite par le menu détail par l’historien
commencement, sa réinitialisation.
autrichien dans son pamphlet De Ledoux à Le Corbusier,
Dans ce texte qui suit la rédaction des trois Critiques, le
origine et développement de l’architecture autonome, part
philosophe allemand avait certainement à l’esprit les massacres
de ce constat : « Comme Kant, Ledoux était profondément
de la Terreur qui avaient inspiré à Thomas Carlyle cette re-
pénétré du sentiment que les idées nouvelles s’identifiaient à
marque horrifiée : « Qui peut dire que la fin du monde n’est
un bouleversement18 ». Kaufmann parle d’une nouvelle ère
pas arrivée devant un tel spectacle ? ». La Révolution
de l’architecture de la Raison, qui marque la fin de l’obsession
française aurait donc été l’affirmation, sous son apparence
baroque pour l’enchainement des parties, pour l’anthropo-
apocalyptique, des vérités des Lumières entrant en collision
morphisme de l’architecture, pour la cohésion plastique,
avec l’ordre ancien en train de s’écrouler. On peut donc dire
pour les principes de hiérarchie et de mise en scène. S’il
que l’accélération par le progrès, dont les philosophes des
exalte la fin de l’« hétéronomie » en architecture, c’est pour
Lumières avaient fait le principal levier de la modernité, est
mettre en avant l’avènement de l’individualité des compo-
arrivée à son apogée de façon spectaculaire dans ces évène-
sants qui fait écho à l’image du bon sauvage rousseauiste,
ments révolutionnaires qui avaient auparavant gagné le droit,
isolé et relié à un grand tout : « Dans un remarquable parallé-
la religion, l’économie, les mœurs . Michael Fœssel, dans
lisme avec l’évolution historique générale, à l’enchainement
Après la fin du monde14, montre comment cet arrêt du
se substitue le système pavillonnaire – devenu dès lors
12
13
178
Paolo Amaldi
Notes : page 180
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système dominant – à savoir la libre association d’existences autonomes19. » Or, ce qui caractérise cette tendance puriste à l’œuvre dans l’architecture de Ledoux, de Jean-NicolasLouis Durand ou de Louis-Ambroise Dubut, qui traverse le livre de Kaufmann, c’est précisément la fin de toute progressivité dans l’expérience architecturale, au profit d’un immobilisme, mais aussi d’une forme de silence, ce qu’exprime par exemple le projet de la « Maison de la Paix » de Ledoux, dont le cube est le symbole de la « justice et de l’immutabilité20 ». Comme le rappelle Ledoux, « tout ce qui n’est pas indispensable fatigue les yeux et nuit à la pensée21 ». Cette architecture révolutionnaire se présente ainsi comme une réponse métaphysique qui neutralise le temps, en affichant la suprématie de la Raison sur la sensation et la perception. Une désincarnation qui ne laisse aucune prise au pathos et prépare à l’architecture mécaniste du début du XXe siècle. Entre le temps scandé ad infinitum de l’espace monastique et le temps ralenti jusqu’à se figer dans une « immobilité fulgurante22 » (pour reprendre le terme de Paul Virilio), des dispositifs de la modernité se jouent les diverses formes de résistance de l’architecture. Comme le remarque Hartmut Rosa et comme le montre ce livre, ces dernières peuvent agir en tant que forces de décélération, de freinage, d’inertie, bref comme des « épiphénomènes de pétrification23 » qui coïncident parfois avec des postures en retrait et attentistes vis-à-vis de la société. Depuis l’avènement de la mondialisation, on assiste ainsi à une renaissance des espaces politiques des enclosures et des « communs24 », alors qu’en France, les « territoires en lutte », zones occupées par des populations locales s’opposant à des projets publics jugés « inutiles », prennent la forme de constructions et d’activités éphémères et transitoires, qui, loin de toute visée utopique exaltée, cherchent à réenchanter le quotidien.
Paolo Amaldi Professeur à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Val de Seine
Notes : page 180
Autres temps, autres espaces
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STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 180
Notes
14 Michael Fœssel, Après la fin du monde, éd. du Seuil, 2012, pp. 58 -71. 15 Kant 1994, p. 115.
1 André Lalande, « Utopie », in : Vocabulaire
16 Ibid., p. 117.
technique et critique de la philosophie, PUF,
17 Ibid.
1997, tome 2, p.1179.
18 Emil Kaufmann, De Ledoux à Le Corbusier,
2 Fredric Jameson, Archéologie du futur, le
origine et développement de l’architecture
désir nommé utopie (2005), Max Milo Éditions,
autonome (1933), Éditions de la Villette, 2002,
Paris, 2007, p. 47.
p. 25.
3 Florian Mazel, L’évêque et le territoire, l’in-
19 Ibid., p. 29.
vention médiévale de l’espace, éd. du Seuil,
20 Ibid., p. 43.
Paris, 2016, pp. 227-228.
21 Claude-Nicolas Ledoux, L’Architecture con-
4 Jean Décarreaux, Les moines et la civilisa-
sidérée sous le rapport de l’art, des moeurs et
tion, Arthaud, Paris, 1962, pp. 206 -230.
de la législation, 1804, p. 70.
5 René Thom, Stabilité structurelle et morpho-
22 Paul Virilio, L’inertie polaire, Christian
génèse, Interédition, Paris, 1977.
Bourgeois, Paris, 1990.
6 Reinhart Koselleck, Le futur passé, contribu-
23 Hartmut Rosa, Accélération, une critique
tion à la sémantique des temps historiques
sociale du temps (2005), trad. Didier Renault,
(1979), Éditions EHESS, Paris, 2016.
éd. de la Découverte, 2010, chap. : « Accéléra-
7 André Corboz, Peinture militante et archi-
tion et pétrification », pp. 337-361.
tecture révolutionnaire, À propos du thème du
24 Naomi Klein, « Reclaiming the Commons »,
tunnel chez Hubert Robert, Birkhäuser, Bâle,
in : The Left Review, 9, mai-juin 2001.
1978, pp. 44- 45. 8 Peter Conrad, Modern Times and Modern Places. How Life and Art were Transformed in a Century of Revolution, Alfred Adoul Knopf , New York, 1999, p. 9. 9 Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain (1878), Gallimard, Paris, 1988, vol 1, p. 213. 10 Dictionnaire de l’académie française, 5e éd., Paris, 1798, tome 2, page 708 : « Qualité de ce qui est urgent. Attendu l’urgence du cas. L’urgence du besoin. On a déclaré l’urgence, c’est-à-dire, qu’Il est instant d’ordonner. » 11 Emmanuel Kant, La fin de toute chose, in : Emmanuel Kant, Théorie et pratique, D’un prétendu droit de mentir, La fin de toutes choses, introduction et traduction de Françoise Proust, Flammarion, Paris, 1994, pp. 107-123. 12 Thomas Carlyle, Histoire de la révolution française, vol. 2, trad. J.Roche, Paris, Alcan, 1912, p. 317. 13 Comme l’écrivait Louis Sébastien Mercier 15 ans avant la révolution : « Tout est révolution dans ce monde ». Cf. : Louis Sébastien Mercier, L’An 2440. Rêve s’il en fut jamais, Londres, 1772, p. 328.
180
Notes pages 177 -179
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Face à la « fin des temps » :
« forme pure de l’intuition sensible » qu’il classe comme donnée esthétique ontologique. Que se passe-t-il quand elle se
Dialectique entre le temps court de la technique et les cycles longs de la nature
dissout ? Tout le travail de Susanne Stacher se place dans la perspective de ce dépassement de la « crise » pour forger les outils d’un « réenchantement » nécessaire à l’acte de projet.
Philippe Potié
Penser l’architecture comme expression d’une temporalité avant d’être celle d’une spatialité n’est pas aisé. Le premier
L’ouvrage de Susanne Stacher prend corps alors que se produit
fait qui s’impose à notre observation de la situation actuelle
depuis quelque temps une profonde modification dans la
est le changement qu’instaure la « pensée écologique », qui
culture architecturale. En charge du cours d’histoire, j’ai pu
ouvre une temporalité beaucoup plus vaste. Du temps sécu-
constater le brusque effondrement d’un socle de références
laire qui était celui, civilisationnel, d’une Antiquité revisitée,
que je considérais comme immuables. Tout se passe comme
puis d’une modernité avant-gardiste, on découvre un temps
si le corpus qui s’était lentement sédimenté depuis la Re-
millénariste que scande la nature. D’une vision promé-
naissance, en associant dans un même ensemble les œuvres
théenne on revient à un paysage dessiné par Gaia et Persé-
majeures de l’Occident de Brunelleschi à Le Corbusier, perdait
phone. La perspective de Susanne Stacher se déploie dans
soudainement de sa solidité. Sous l’effet très certainement
cette temporalité dont elle décrit quelques-uns des jalons
de l’inquiétude écologique, l’intérêt s’est déplacé de l’édifice
permettant d’en saisir les résonances. Chacun des chapitres
à son contexte. D’une certaine manière, la géographie a pris
du livre forme les repères incontournables jalonnant le
le pas sur l’histoire, le paysage sur l’édifice, laissant le profes-
cheminement vers la reconstruction d’une fiction nécessaire,
seur d’histoire quelque peu désemparé. Nous assistons
d’une utopie salvatrice.
aujourd’hui à un changement de « régime d’historicité »,
J’ajouterai volontiers un ultime marqueur. Il me semble qu’il
pour reprendre l’expression de François Hartog, qui met à
serait utile de redialectiser le temps court de la technique et
mal bien des certitudes. Celle du projet en fait partie. Difficile
les cycles long de la nature. Revenir à la leçon de Lévi-Strauss
en effet de se projeter quand l’Histoire, sur laquelle se fondent
et au couple fondateur nature/culture permet en effet de
nos certitudes, se dérobe. À l’étonnement du professeur
redécouvrir dans notre héritage architectural des mécanismes
d’Histoire se joint la plainte des enseignants de projet désar-
dualistes toujours valables. En étudiant de plus près notre
més devant la perception d’une génération qui voit dans
histoire, nous constatons que les temps longs naturalistes
l’édification une action écocide dont le béton serait le
n’ont jamais été totalement évincés. À bas bruit, les odes à la
symbole et le retour à la terre et au bois des icônes salva-
nature ponctuent les avancées de l’architecture ; décors et
trices.
jardins, en particulier, ponctuent ce dialogue. Les périodes
Ce bouleversement invite à réinterroger drastiquement notre
ayant radicalement privilégiées la rationalité prométhéenne
base culturelle et à chercher où se trouve le maillon faible de
sont finalement assez peu nombreuses. Le classicisme français,
notre dispositif. Dans la ligne du travail de Susanne Stacher,
qui soumet le jardin à ses règles, en marque un moment fort.
je reprendrai l’hypothèse que c’est dans un rapport au temps
Mais c’est évidemment avec la première modernité ascéti-
qu’il faut aller questionner notre discipline. Je fais partie
que, qui bannit tout décor, que le dualisme avec les temps
d’une génération pour qui l’architecture était une science de
naturalistes est le moins audible. Le jardin cubiste de Gabriel
la spatialité que l’on déclinait dans tous ses aspects. La pri-
Guevrekian (1925) à la villa Noailles, conçue par Robert
mauté de l’espace à masquer une temporalité sous-jacente
Mallet-Stevens, symbolise cette suprématie prométhéenne
considéré comme axiomatique. Les termes de Renaissance,
sur la nature.
Modernité ou Postmodernité disent cet ancrage dans une
Mais ces moments restent assez limités et, à l’inverse, on
temporalité primordiale affirmée et finalement devenue
peut même retrouver une présence naturaliste dans l’une des
implicite. Kant avait exposé le statut préconceptuel du temps,
œuvres les plus emblématiques du plan libre. Le Pavillon de
Face à la « fin des temps »
181
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 182
Barcelone de Mies van der Rohe, dont les parois dissociées
dualisme qui articule la leçon du couvent de La Tourette, où
semblent glisser entre elles, expose son abstraction dans un
le bloc brutaliste de l’église contraste avec le mur courbe de
dialogue puissant avec une matérialité dont le mur central
la chapelle pendant que sur la façade principale les cellules
d’onyx orangé revendique un enracinement tectonique. La
standardisées couronnant l’édifice semblent battre la mesure
temporalité de la Terre, qui se manifeste à travers le veinage
pour mettre en valeur les sinuosités des lignes mélodiques
de la pierre, sert de cadre à une évocation des rythmes cycli-
des poteaux qu’a composées Xenakis.
ques du vivant, tandis que la statue L’Aube de Georg Kolbe
Face au catastrophisme d’une apocalypse annoncée, la
retient le regard.
responsabilité de l’architecte est de procéder au « dévoile-
J’ai sans doute été aveuglé par la surinterprétation rationa-
ment » de figures du projet, dont Susanne Stacher trace les
liste qui avait cours dans certains milieux de l’histoire de
premiers contours et qui, je pense, se déclineront dans une
l’architecture, au point de ne pas voir avec le mur d’onyx une
dialectique esthétique confrontant la courbe colorée à la
présence naturaliste (en vrai peu revendiquée par leurs auteurs
blancheur de la ligne.
mêmes). Pourtant, la critique, trop attachée à une pensée unitaire, n’a jamais su rendre compte de ce dualisme esthétique presque partout présent. L’œuvre d’Adolf Loos en constitue un exemple remarquable dont l’extérieur des villas d’une raideur radicale et blanche s’oppose à des intérieurs sensuels, haptiques et colorés. Il semble bien, j’en fait l’hypothèse, que les temps longs du vivant qu’affectionne un regard contemplatif s’expriment systématiquement par les couleurs, les courbes et la sensualité des matériaux. Inversement, quelle que soit l’époque, la rationalité propre au temps efficace de l’action et de ses projets trace automatiquement des lignes et des angles sur un fond blanc. La démarche de Kasimir Malevitch et ses Architectones est exemplaires de cette recherche d’une écriture rationaliste purifiée. Symétriquement, Mendelsohn et son observatoire (tour Einstein) raconte dans ses torsions l’histoire inverse d’une irruption des profondeurs magmatiques. Expressionnisme et modernisme s’opposent et, finalement, se complètent pour raconter l’inéluctable destin de la pensée humaine prise dans un conflit ontologique entre contemplation et action, nature et culture, temps long cyclique du vivant et temps court de l’efficacité technicienne. Étonnamment, et par un mécanisme psychique inné, la pensée associerait alors ces oppositions idéelles à des expressions esthétiques articulant couleur/blanc, courbe/droite, décor/surface lisse, variation/unité, etc. Si l’on veut bien retenir cette hypothèse, beaucoup de paradoxes laissés en suspens trouvent un début d’explication. On comprend ainsi comment après le choc de la Seconde Guerre mondiale, les accents puristes et optimistes du Corbusier des années 1920 laissent place à l’expressionnisme de Ronchamp. On saisit pareillement comment se fait jour le
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Philippe Potié
Philippe Potié Professeur émérite de l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles
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Crédits images Indication numéro de page Symboles utiliser pour indiquer l’emplacement sur la page: ^ en haut | < à gauche | > à droite | v en bas 6 Giorgio de Chirico, La Conquête du philosophe, 1913/1914, huile sur toile, Art Institute of Chicago n° 1939.405, © 2018 Artists Rights Society (ARS), New York / SIAE, Rome. 34 Charles de Wailly, projet pour la transformation du Panthéon en pyramide, Paris, vers 1797, perspective, plume et encre, lavis d’encre et trace de crayon graphite sur papier, monté sur carton, 24,4 × 19,8 cm, collection Centre Canadien d’Architecture, Montréal, don de Mme Marjorie Bronfman, n° DR1995:0061. 37 Sandro Botticelli, La naissance de Vénus, vers 1484/1485, huile sur toile, 172 cm × 278 cm, Les Offices WMC. 38 ^ Luciano Laurana (attribué précédemment à), Cité idéale, vers 1480 /1490, huile sur panneau de bois, 67,7 × 239,4 cm, Galleria Nazionale delle Marche, Urbino WMC. 38 v Architectes Legrand et Molinos, projet d’un cirque national sur la place des Invalides à Paris, 1791, extrait de : Werner Szambien, Les projets de l’an II, Paris, 1986, p. 66. 39 Architecte Sobre, projet d’un monument pour la place des Victoires à Paris avec hiéroglyphes et éléphants, projet de concours, 1793, extrait de : Werner Szambien, Les projets de l’an II, Paris, 1986, p. 80. 40 ^ < Leo von Klenze d’après Jean-Nicolas-Louis Durand et JeanThomas Thibault, Temple à l’Égalité, 1793, perspective, Staatliche Graphische Sammlung de Munich, Ref. AKG1642431), extrait de : Werner Szambien, J.-N.-L Durand, p. 86. 40 ^ > Jean-Nicolas-Louis Durand, Temple à l’Égalité, 1793, plan, Beaux-Arts Paris, extrait de : Werner Szambien, J.-N.-L Durand, Paris 1984, p. 87. 40 v Jean-Nicolas-Louis Durand, « Combinaisons horizontales, de Colonnes, de Pilastres, de Murs, de Portes et de Croisées », 1802, planche 2 », extrait de : Précis des leçons d’architecture données à l’École polytechnique, vol. 1, 2e partie, Paris, 1802, s. p. 41 Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, 1784, huile sur toile, 330 × 425 cm, Musée du Louvre, Paris WMC. 42 Jacques-Louis David, Les Sabines, 1799, huile sur toile, 385 × 522 cm, Musée du Louvre, Paris. WMC. 43 Jacques-Louis David, Madame Récamier, 1800, huile sur toile, 174 × 224 cm, Musée du Louvre, Paris. WMC. 44 ^ Jean-Léon Gérôme, Bonaparte devant le Sphinx, 1867/1868, huile sur toile, 61 × 103 cm, Hearst Castle, San Simeon (USA), WMC. 44 v Chaise de style égyptien, Directoire, 1799/1800, acajou, maison Jacob Frères, grande chambre de l’appartement double de Prince, château de Compiègne, Réunion des Musées Nationaux-Grand Palais, C.81D7. 45 Johann Adam Meisenbach, L’école de danse du chorégraphe Rudolf von Laban au Monte Verità, vers 1914, photographie, archive Monte Verità.
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Annexes
46 Bernard Rudofsky, affiche pour la sandale Bernardo, 1944, coll. privée, d.r. 47 Bernard Rudofsky, chaussure et pied symétriques, plâtres montrant la déformation des pieds induite par des chaussures pointues, extrait de : Are Clothes Modern ? Chicago 1947, p. 74. 48 Bernard Rudofsky, « Architecture mobile au Vietnam », extrait de : Architecture sans architectes, fig. 142, s. p. 50 Hans Hollein, Surélévation de Vienne, 1960, photomontage, coll. Centre Pompidou, Paris, © archive Hans Hollein. 51 Hans Hollein, double page extrait du catalogue de l’exposition Hollein/Pichler : Architektur à la Galerie nächst St. Stephan, 1963, s. p. 52 Hans Hollein, « Œuvre et Comportement, Vie et Mort », Plateforme avec catafalque et momie, Biennale de Venise, 1972, © archive Hans Hollein. 53 Hans Hollein, « Œuvre et Comportement, Vie et Mort », voiture de course et salle de bain cultuelle, Biennale de Venise, 1972, © archive Hans Hollein. 56 Junya Ishigami, projet pour huit maisons de vacances à Dali (Chine), maquette, exposition Freeing Architecture, Fondation Cartier, Paris, 2018, photo, © Susanne Stacher. 57 Junya Ishigami, House & Restaurant, Yamaguchi, Japon, 2019, © Yashiro Photo Office. 58 < Junya Ishigami, Yamaguchi, Japon, 2019, © Yashiro Photo Office. 62 Emil Krause, Hugo Mayer (d’après le plan masse d’Adolf Loos), Cité ouvrière Rosenhügel à Vienne, travail des colons, 1921, photo : Josef Derbolav Machovsky, Wien Museum, n° 55113, Birgit et Peter Kainz. 65 Paul Klee, Angelus Novus, 1920, Musée d’Israël, Jérusalem, WMC. 66 < Ebenezer Howard, « Les trois aimants », diagramme des avantages et désavantages de la ville, de la campagne et de la « ville-campagne », in : Tomorrow - A peaceful Path to Real Reform, 1898, fig. 1, p. 8. 66 Ebenezer Howard, « Villes sociales », diagramme du réseau de la cité-jardin, in : Tomorrow - A peaceful Path to Real Reform, 1898, fig. 7, p. 130. 66 >Howard, « Garden-City », diagramme de la cité-jardin et des terres agricoles, in : Tomorrow - A peaceful Path to Real Reform, 1898, fig. 2, p. 12. 67 Ebenezer Howard, « Ward and Centre Garden-City », segment du plan de la cité-jardin, in : Tomorrow - A peaceful Path to Real Reform, 1898, fig. 3, p. 14. 70 > Emil Krause, Hugo Mayer, Cité ouvrière Rosenhügel à Vienne, travail des femmes, 1921, photo : Josef Derbolav Machovsky, Wien Museum, n° 55113, Birgit et Peter Kainz. 70< Emil Krause, Hugo Mayer, Cité ouvrière Rosenhügel à Vienne, basse-cour, 1924, photo : Josef Derbolav Machovsky, Wien Museum, n° 55124, Birgit et Peter Kainz. 71 ^ Adolf Loos, « Autosubsistance » : schéma de disposition des micro-lotissements, 1918, Albertina, n° ALA17. 71 v Adolf Loos, Plan pour une maison d’angle, 1918, Albertina, n° A409. 72 Adolf Loos, Mode de construction de la « Maison avec un mur », 11 février 1921, Albertina, n° ALA702.
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73 Hannes Meyer, carte postale « Toutes mes félicitations depuis le Freidorf », Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 74 Siedlung Freidorf, carnaval, photo non datée, photographe inconnu, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 75 Hannes Meyer, Siedlung Freidorf, plan masse, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 76 ^ Hannes Meyer, Siedlung Freidorf, Proposition pour l’aménagement des jardins, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 76 v Hannes Meyer, Freidorf, Siedlung Freidorf, Types de maisons, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 77 Siedlung Freidorf, Maison des coopératives, 1924, photo : Theodor Hoffmann, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 78 < Siedlung Freidorf, hall d’entrée de la Maison des coopératives, 1924, photo : Theodor Hoffmann, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 78 > Siedlung Freidorf, entrée de la Maison des coopératives, 1924, photo : Theodor Hoffmann, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 79 ^ Siedlung Freidorf, place principale avec « monument » et obélisque, 1919. Photo : Theodor Hoffmann, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 79 v Siedlung Freidorf, fontaine avec obélisque et place résidentielle entourée de maisons avec leur potager individuel, 1919, photo : Theodor Hoffmann, Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 81 < Hannes Meyer, Vitrine Co-op, E.I.C.O.S., 1924, photo : Theodor Hoffmann, © Archives d’État du canton de Bâle, PA 6438. 81 > Hannes Meyer, Le théâtre Co-op, « Le rêve », jeu de pantomime, 1924, photo : Theodor Hoffmann, in : Das Werk n° 11, 1924, p. 330. 84 Bruno Taut, folio 17 : « La zone de construction vue du Monte Ceneroso », in : Alpine Architektur, 1919, Volkwang Verlag. 85 < Bruno Taut, folio 1 : « Maintenant, notre terre fleurit », in : Die Auflösung der Städte (La Dissolution des villes), Volkwang Verlag, Hagen, 1920. 85 > Bruno Taut, folio 23 : « La grande église », in : Die Auflösung der Städte (La Dissolution des villes), Volkwang Verlag, Hagen, 1920. 87 ^ Bruno Taut, « Silhouette urbaine » et « Schéma urbain, in : Die Stadtkrone (Une couronne pour la ville), E. Diederichs, Iéna, 1919, p. 71. 87 v Bruno Taut, « Couronne de la ville, vue en plan avec silhouette », in: Die Stadtkrone, E. Diederichs, Iéna, 1919, p. 73. 88 Bruno Taut, « Couronne de la ville, vue en perspective », in: Die Stadtkrone, E. Diederichs, Iéna, 1919, p. 74. 89 Bruno Taut, folio 10: « Neige, glacier, verre », in : Alpine Architektur, Volkwang Verlag, Hagen, 1919. 90 Bruno Taut, Hufeisensiedlung à Britz, 1927, photo aérienne 2017, source : A. Savin, WMC. 98 Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, Paris, 1975, photo : Harry Gruyaert, © Magnum Photo, picturedesk.com, 19750615_PD0680. 103 Antonio Sant ̦Elia, La Centrale elettrica (partie de la série « La Città Nuova »), 1914, encre noire et gouache sur papier, 20,5 × 31 cm, Collection privée, Milan, WMC.
105 Antonio Sant’ Elia, Gare d’avions et de trains avec ascenseurs sur trois niveaux de routes, 1914, perspective, encre noire sur papier, 39 x 50 cm, Musei Civici di Como, Palazzo Volpi, WMC. 107 Le Corbusier, Plan Voisin de Paris, 1925, photo de maquette, photographe inconnu, © FLC, n° L2(14)52. 108 < Le Corbusier, Plan Voisin de Paris, 1925, photo de maquette, photographe inconnu, © FLC, n° L2(14)46. 108 > Le Corbusier, Plan de Paris, 1937, photocollage, © FLC, n° 29788. 109 Le Corbusier, Plan de Paris, grand axe ouest-est, 1937, dessin, © FLC, n° 29751. 110 < Le Corbusier, Plan Voisin de Paris, 1925, dessin, © FLC, n° 30850A. 110 > Le Corbusier, Plan de Paris, 1937, photo de maquette : Lucien Hervé, © J. Paul Getty Trust, FLC, n° L2(14)2. 111 Le Corbusier, Ville Radieuse, 1930, photo de maquette, photographe inconnu, © FLC, n° L3(20)71. 112 et 113 Le Corbusier, Pavillon de l’Esprit Nouveau, 1925, photographe inconnu, © FLC, n° L2(13)18 et L2(13)31. 114 Le Corbusier, Voiture « Delage, 1921 », chap. « Les yeux qui ne voient pas », in : Le Corbusier, Vers une architecture, 1923, 2e éd. 1925, p. 105. 118 Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, Paris, 1975, photographe : Harry Gruyaert, © Magnum Photo, picturedesk.com, 19750615_PD0680. 120 ^ Highland Park Plant Model-T, Usines Ford, vers 1920, © 2017–2023 Model T Ford Fix. 120 v Usine abandonnée à Detroit, 2014, photo : Quentin Mourier. 121 Smart-City, Taipei, Taiwan, 2018, DIGITIMES. 122 < >OMA, Ole Scheeren, Maha Nakhon, Bangkok, 2016, photo : Srirath Somsawat. 126 BIG, « Masterplanet », in : Formgiving, 2020, Taschen, © BIG. 127 BIG, « Moon - City of New Hope », in : Formgiving, 2020, Taschen, © BIG. 128 Nasa, système d’atterissage humain avec équipage sur un cratère lunaire avec la Terre à l’horizon, image virtuelle, 2019, © NASA/Moon to Mars. 134 Robert Delaunay et Félix Aublet, Aménagement intérieur du hall tronconique du Palais de l’Air, réalisé par l’association Art et lumière, architectes : Audoul, Hartwig, Gérodias, Paris, 1937, Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, 1937, photo : Henri Baranger, © Centre Pompidou, MNAM-CCI Bibliothèque Kandinsky, Dist. RMN-Grand Palais / Fonds Robert et Sonia Delaunay, n° DEL49, 23-501309. 136 Le Corbusier, Bibliothèque mondiale du Mundaneum à Genève, 1928, plans et coupe, © FLC. 137 ^ Paul Otlet, table de travail avec écran de projection intégré pour le Mundaneum, 1930, WMC. 137 v Paul Otlet, armoire au Mundaneum, © Stefaan Van der Biest, WMC. 138 Le Corbusier, Mundaneum de Genève, 1928, perspective, © FLC Mundaneum002. 139 ^ Le Corbusier, Musée mondial dans le Mundaneum de Genève,
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1928, perspective, © FLC n° 2049_1603. 139 v Le Corbusier, schéma organisationnel du Musée du monde, Mundaneum à Genève, 1928, esquisse, © FLC 33513A. 140 < Le Corbusier, Musée esthétique, esquisse du hall d’entrée, février 1936, © FLC 00768. 140 > Le Corbusier, Musée à croissance illimitée, 1939, photo de maquette : Lucien Hervé, © J. Paul Getty Trust, 2002.R.41, FLC L3(20)25. 141 < Le Corbusier, Musée à croissance illimitée, 1939, photo de maquette : Lucien Hervé, © J. Paul Getty Trust 2002.R.41, FLC L3(20)31. 141 > Le Corbusier, Musée à croissance illimitée, 1939, photo de maquette : Lucien Hervé, © J. Paul Getty Trust 2002.R.41, FLC L3(20)20. 142 ^ Le Corbusier, esquisse pour le Musée à croissance illimitée, 1939, extrait de l’Œuvre complète, Zurich, 1966, vol. 4 : 1938–1946, pp. 16 -17. 142 v Le Corbusier, esquisse du principe organisationnel du Musée esthétique pour l’Exposition internationale Arts et Techniques 1937 à Paris, 1936, © FLC 00713. 143 ^ Carte postale « Exposition internationale Paris 1937 » : le pavillon soviétique (à droite) face au pavillon allemand, coll. privée de l’autrice. 143 v Robert Delaunay et Félix Aublet, aménagement intérieur du hall tronconique du Palais de l’Air, réalisé par l’association Art et lumière, architectes : Audoul, Hartwig, Gérodias, Paris, 1937, Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, 1937, photo : Henri Baranger, © Centre Pompidou, MNAM-CCI Bibliothèque Kandinsky, Dist. RMN-Grand Palais / Fonds Robert et Sonia Delaunay, n° DEL49, 23-501309. 145 Le Corbusier, Pavillon des Temps Nouveaux, Exposition internationale Arts et Techniques de Paris, 1937, photo : Albin Salaün, in : Éd. de l’Architecture d’Aujourd’hui, Coll. de l’équipement de la civilisation machiniste, Boulogne-sur-Seine, 1938, pp. 5, 8, 9. 146 ^ Le Corbusier, Musée des Beaux-arts de l’Occident, Tokyo, 1955, entrée du musée, photo : Olivier Martin-Gambier, © FLC OMG_001. 146 v Le Corbusier, Musée des Beaux-arts de l’Occident, Tokyo, 1955, hall central à lumière zénithale, photo : Olivier Martin-Gambier, © FLC OMG_012. 147 Le Corbusier, Musée des Beaux-arts de l’Occident, Tokyo, 1955, galerie intérieure avec bande lumineuse zénithale en forme de spirale, photo : Olivier Martin-Gambier, © FLC OMG_001. 149 Hidalgo Moya, Philip Powell, Felix Samuely (et Frank Newby), tour Skylon au Festival of Britain, 1951, photo : Bernard William Lee, WMC. 153 Cedric Price, perspective intérieure du Fun Palace, vers 1966, Archive CCA n° : DR1995:0188:518. 156 Carl Andre, Carl Andre, Essay On Sculpture For E. C. Goossen, 1964, écriture dactylographique sur papier, 28×21 cm, © Carl Andre Archive, extrait de : Carl Andre, Things In Their Elements, Phaidon, 2011. 157 Hans Hollein, Bureau mobile, 1969, installation à Asparn près de Vienne en Autriche, photo et film, © Archives Hans Hollein. 158 David Greene, Rokplug et Logplug, à l’exposition Archigram, Kunsthalle Wien, 1994, © Archive Archigram. 162 Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, artiste : Rei Naito, œuvre :
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Annexes
Matrix, 2010, Photo : Noboru Morikawa. 163 Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, artiste : Rei Naito, œuvre : Matrix, 2010, Photo : Noboru Morikawa. 164 < Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, artiste : Rei Naito, œuvre : Matrix, 2010, Photo : Ken’ichi Suzuki. 164 > Ryūe Nishizawa, Teshima Art Museum, plan de construction, 2010. 168 Giorgio de Chirico, Le mauvais génie d’un roi, 1914/1915, huile sur toile, 61 × 50,2 cm, Museum of Modern Art, New York, WMC.
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https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/pollution-
Ishigami, Junya, conference « Masterclass » à l’École spéciale à l’occa-
inondations-contaminations-comment-vivre-avec-la-peur
sion de l’exposition Freeing Architecture à la Fondation Cartier, le 12
Castel, Pierre-Henri, « Effondrement : 2019 ou la fin des temps ? »,
avril 2018, https://fb.watch/i7DMM_hIhz/
émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur :
Man, Machine and Motion, Institute of Contemporary Arts (ICA),
Guillaume Erner, 31.12.2019. https://www.radiofrance.fr/franceculture/
Londres, 1955.
podcasts/l-invite-e-des-matins/effondrement-2019-ou-la-fin-des-temps-
Matta-Clark, Gordon, Conical Intersect, film 16 mm couleur, silencieux,
2355938
lieu : Paris, rue Beaubourg, réalisé dans le cadre de la Biennale de Paris
Gayraud, Agnes, « Adorno, mort d’un anti-moderne » émission radio
de 1975, Caméraman : Bruno de Witt, Son : Nicolas Petit Jean, Distri-
sur France culture : Les Chemins de la philosophie, « 69, année philo-
buteur : Light Cone, fond : Centre Pompidou n° AM 1994-F1271.
sophique », ép. 2/4, 01.10. 2019, modératrice : Adèle Van Reeth,
Naito, Rei dans un entretien avec Judith Benhamou-Huet, mis en ligne
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-
le 29.01.2017, https://www.youtube.com/watch?v=MVQbAGTe7E0
philosophie/adorno-mort-d-un-anti-moderne-5117463
Pais, Filipe, Brugier, Julie, Porry, Olivain, Manifeste du GOR (Groupe
Hartog, François, « Confinés, déconfinés, reconfinés : que faire de
des objets révolutionnaires), point 1, in : Filipe Pais, « Le retour des ob-
notre incertitude ? » émission radio sur France culture : L’Invité(e) des
jets, quasi-objets et super-objets », conférence, cycle « Quasi
Matins, modérateur : Guillaume Erner, 28. 09.2020, https://www.radio-
Objets/Objecto Quase » du 20 mars 2018 à la Fondation Calouste Gul-
france.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/confines-decon-
benkian de Paris, consultable sur : Academia, https://academia.edu/re-
fines-reconfines-que-faire-de-notre-incertitude-avec-francois-hartog-et
source/work/40197907
-frederic-worms-5412638
Sawaragi, Noi, critique d’art, in : « Naoshima Note », juin 2010.
Rosa, Hartmut, « Quelles relations aux autres dans la société moderne ? »,
Smart City Taiwan : https://www.twsmartcity.org.tw/en
émission radio sur France culture : L’Invité(e) des Matins, modérateur :
Williams, Alex et Srnicek, Nick, « Manifeste accélérationniste » (2013),
Guillaume Erner, 26. 09. 2028. https://www.franceculture.fr/emissions/la-
trad. Yves Citton, in : Multitudes, n° 56, 2014, pp. 23‑35, ici point n° 01.01.
grande-table-2eme-partie/quelles-relations-aux-autres-dans-la-
www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/
societe-moderne
Dictionnaires Bailly, A., Dictionnaire grec-français (1894), Paris, 1935, « crisis » : p. 1137, col. I- II. Dictionnaire de l’Académie française Dictionnaire de l’académie française, 5e éd., Paris, 1798. Dictionnaire étymologique CNRTL du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) Gaffiot, F., Dictionnaire latin-français, Hachette, Paris, 1934, « crisis » : p. 443. Larousse, Dictionnaire français, « catastrophe » : https://www.larousse.fr/ dictionnaires/francais/retournement/68910 Dictionnaire Larousse en ligne : https://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/rituel/69585?q=rituel#68833 Dictionnaire Le Robert Dictionnaire TLFi, Le Trésor de la Langue Française informatisé
192
Annexes
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 193
Index
Attlee, James 116, 131
Carli, Mario 105
Aublet, Félix 135, 143 sq.
Carlyle, Thomas 178, 180
Auböck, Carl 60
Castel, Pierre-Henri 13 sq., 29, 174, 176
aborigène électrique 160 sq., 163
autogestion 74 sq., 79
catastrophe 7, 10-13, 15, 19, 30, 48, 55, 63 sq.,
absolutisme 37
avant-garde 7, 51, 60, 95, 143
115 sq., 130, 135, 146, 156, 173 sq., 177, 199
accélération, dynamique d’accélération 7 sq.,
catastrophisme 182
10 sq., 15 -17, 19 sq., 23, 27 sq., 44, 63, 65, 68,
Bakounine, Michail 84
catastrophiste 116
80, 86, 91, 99, 102, 107, 113, 115, 117-119, 122
Bangkok 121 sq., 185
Centre Pompidou 117, 132, 154
sq., 125, 127 sq., 142, 146, 171, 174, 177 sq.
Banham, Reyner 150
Chamberlain, Neville 149
accélérationnisme 119 sq., 171
Barcelone 106, 115, 182
changement de paradigme / paradigme 12,
accélérationnistes 100, 118, 120, 126 sq.
Bard, Jean 80
41, 55, 113, 116, 146, 152, 163, 169
Achleitner, Friedrich 155
Baron, Erich 84 sq., 96, 97 sq.
Château de Compiègne 59, 184
action 7 sq., 11, 13-16, 19 -21, 25 -27, 44, 51,
Bauhaus, Bauhaus de Dessau / Dessau 50,
Chauvier, Éric 25, 31
63-65, 67, 91, 99 sq., 106, 115, 117, 124, 135
74, 82 sq., 90, 95, 97
Chenal, Pierre 113
sq., 157 sq., 169, 172-174, 176, 181 sq.
Baumgarten, Siegmund Jacob 17
Chiattone, Mario 103
Adorno, Theodor W. 12, 16, 29
Bayer, Konrad 155 sq.
Chipiez, Charles 138
agencement spatial 88
Belviso, Francesca 101 sq., 129
Chirico, Giorgio de 6, 168
Ahrenberg, Theodor 145
Benjamin, Walter 60, 64 sq., 72, 92, 94, 105,
chronos, Chronos 26, 31, 145, 173 sq., 176
agir 91-93, 100, 144, 154, 169, 170 sq., 172-174,
129, 130, 173 sq., 176
Churchill, Winston 148
179
Benoît de Nursie 177
circularité 153, 177 sq.
aisthétique 81 sq., 117
Bergson, Henri 176
cité-jardin 73, 67
Alger 115
Bernoulli, Hans 94
Cité mondiale 136, 138
Algérie 145
Berthault, Louis-Martin 43
cité ouvrière Rosenhügel 63
Alloway, Lawrence 151, 165
Bezos, Jeff 126
Città Nuova 103 -106, 129
Altmann-Loos, Elsie 94
Bibliothèque mondiale 136 sq., 139 sq., 146
Colbert, Jean-Baptiste 112, 125, 130
Amaldi, Paolo 88, 96 sq., 104, 129, 165, 177-179
Bibliothèque universelle 137
collapse 19, 20
Anarchitecture 5, 116 sq., 130-132, 171
BIG 5, 123-127, 131
collapsologie 11
Anders, Günther 13
Birobidjan 83
Colomb, Christophe 177
Anthropocène 29, 56
Blum, Léon 143
connaissance universelle 142
Anvers 145
Boccioni, Umberto 105
Conrad, Peter 178, 180
apokalypse 85
Böhme, Gernot 17, 30, 81, 95
consonance 17
apollinien 19, 100
Bois, Marcel 95, 97
contre-révolutionnaires 24
Appia, Adolphe 149
Booth, Andrew 151
contretemps / contre-espaces 25, 172, 174,
archaïsme 8, 27 sq., 35, 43, 55 sq., 163, 169
Borromini, Francesco 142, 165
176
arché 53
Botticelli, Sondra 37
coopérative 65, 70-78, 80 -82, 84, 91 sq., 95,
archétype 27, 35 sq., 38, 41, 43, 51 sq., 56-59,
Boullée, Étienne-Louis 39, 41
106, 170
141 sq., 169
Buenos Aires 115
cosmos holistique 91
Archigram 155 -161, 163, 166, 172
Braillard, Maurice 93 sq., 106
création-destruction 100
architectonique 85, 96, 104
Bramante, Donato 142, 165
création destructrice 101
Arendt, Hannah 35, 50, 59, 65, 146, 165
Brasilia 115
crise 7 sq., 10 -12, 14 - 20, 24 - 27, 29, 31, 36 sq.,
art 6, 11 sq., 15 , 17-19, 37, 41-44, 46-48, 50,
Brecht, Bert 149, 152
43 sq., 45 sq., 49-51, 54 - 58, 60, 64, 66, 68 sq.,
58-60, 79-84, 89, 92, 95 sq., 99, 101, 103-105,
Breitenborn 74
72 sq., 75, 91, 93, 99, 101, 103, 106, 113 -116,
107 sq., 114, 116, 124, 129, 135, 143-145, 147,
Brunelleschi 181
118 sq., 122, 127, 135 sq., 143 sq., 146, 148 sq.,
151 sq., 155, 159, 161-166, 172, 180
Bruschi, Arnoldo 142, 165
156, sq., 163 sq., 169-174, 176 -178, 181
Artmann, H. C. 132 sq., 155
Buckminster Fuller, Richard 148, 150
crise ontologique 36, 49-51, 55, 114, 148,
Ashby, Ross 151 sq., 165
Büchner, Ludwig 23, 31
157, 163, 172
Attali, Jacques 10, 29 Attlee, Clement 148, 165
crises de la modernité 114 capitalisme 44, 63 sq., 67, 73, 91, 93, 118 sq.,
crise temporelle 24
122, 127, 131
Index
193
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 194
croissance infinie 172
Engels, Friedrich 69, 84, 94
George, Henry 74 sq.
Cues, Nicolas de 21, 30
Enthoven, Raphaël 24, 31
Gérodias, Jack 135
culture 7, 12, 15, 22 sq., 25, 29-31, 35 - 38, 43,
entropie 99, 116 sq.
Gérôme, Jean-Léon 44
46 -50, 55, 57- 60, 63, 66, 68, 70, 72, 79 sq., 84,
espace-temps 106, 169 sq., 172
Gesell, Silvio 74 sq., 95
92, 94, 102 sq., 106, 114, 135 sq., 138, 140-142,
esthétique 7 sq., 11 sq., 14 -19, 25 sq., 30,
Gibson, William 127
145, 148, 154-158, 161-165, 170 -173, 176, 181 sq.
35- 38, 40, 42- 49, 54-56, 63, 68, 73, 78, 81-83,
Goethe, J. W. v. 24
culture universelle 140 -142, 145
86, 91-96, 100, 104-106, 113-117, 121, 129, 140,
GOR (Groupe des Objets Révolutionnaires)
cybernétique 147, 151-153, 155, 160, 172
142, 144, 159, 164, 169, 170 sq., 181 sq.
173, 176
Epstein, Jean 113
Green City 132 sq.
D’Annunzio, Gabriele 101
Erner, Guillaume 13, 29-31, 59, 165, 176, 192
Grenoble 145
Dalí, Salvador 172
Éros 15 sq., 30, 54 sq., 81, 99, 135, 171
Gropius, Walter 82
Damaschke, Adolf 74
esthétisation 101 sq., 105
Gruntz, Lukas 95
Dante 15, 36
état de culture 66
Guevrekian, Gabriel 181
David, Jacques-Louis 40 - 43, 59 sq.
état de nature 44 sq., 57, 63, 66, 92
guerre froide 49, 54, 148
décélération 63 sq., 73, 92, 127 sq., 170, 179
être-au-monde 101, 117, 155, 162, 173
Guggenheim, Salomon 93, 145
Delaunay, Robert 135, 143 sq.
éthique 10, 24, 38, 48
Delécluze, Étienne-Jean 59
Euclide 37
Hamilton, Richard 151, 165
démiurge 124
experimentum mundi 63, 82
Hartog, François 18, 24, 26, 31, 146, 148, 165,
destruction 8, 10, 13-16, 20, 24, 27 sq., 38, 44,
exposition universelle 144
173 sq., 176, 181
46, 64, 6 sq., 99 sq., 104 sq., 106, 115-119,
expressionisme 84, 89
Hartwig, René 135 Haussmann, Georges-Eugène 106
127 sq., 131, 135 sq., 146, 170 sq., destruction créatrice 128
Fenichel, Otto 15
Henri VIII 177
Detroit 119 sq.,
Feuerstein, Günther 60
Heidegger, Martin 26, 155
Deutsche Gartenstadtgesellschaft (Société
fiction 8, 14, 18, 85, 120 sq., 124, 126 -128,
Heisenberg, Werner 152
allemande des cités-jardins) 83
155, 157, 181
Herder, Johann Gottfried 23, 31
Deutscher Werkbund à Cologne 84
fin de toutes choses 20-22, 24, 30, 94, 174
histoire universelle 146
Diderot, Denis 42
Fischer, Theodor 83
Hitchcock, Henry-Russell 48
Dietzgen, Josef 65, 94
Fleming, Billy 124, 131
Hitler, Adolf 97, 143 -145, 149
dionysiaque 19, 100 sq., 155 sq., 163, 172
Fœssel, Michaël 11, 29 sq., 178, 180
Hoffmann, Franz 83
Dionysos 100, 115
fonctionnalisme 106, 115, 147, 171
Hoffmann, Theodor 77 - 79, 81
Directoire (Style) 42- 44
Fondation Braillard Architectes 93
Hölderlin, Friedrich 84
dissonance 17
Ford, Henry 119 sq.
Hollein, Hans 49- 55, 57 sq., 60, 156, 165, 170
doctrine 21, 48 sq., 55, 102, 105, 111 115, 117,
forme de spirale 138, 141 sq.
Hollywood 145
169
Fourier, Joseph 65, 94
Holzmeister, Clemens 51
doctrine universelle 169
Frank, Josef 69
homme-machine 125, 147
Doumergue, Gaston 143
Franz, Marie-Louise von 59
homme-ordinateur 147, 161, 163, 172
Dubut, Louis-Ambroise 179
Freidorf 73- 77, 79- 83, 91- 95
Hoppen, Donald W. 60
Dufy, Raoul 143
Freud, Sigmund 99, 131 sq., 135, 172
Howard, Ebenezer 66 - 69, 73 sq., 77, 83, 88,
Durand, Jean-Nicolas-Louis 39 - 42, 57, 59,
Fried, Michael 42, 59
91-94, 106, 170
170, 179
Friedrich, Caspar David 87, 96
Hüttenau 74
dynamique d’accélération 10, 65, 68, 119, 128
Frugès, Henry 112
Hufeisensiedlung 90, 96 sq.
Fuhrmann, Ernst 84
Huizinga, Johan 48
effondrement 11, 13 sq., 19 sq., 24, 29, 48
Fun Palace 148-158, 163, 165 sq., 172
humanité spécifique 18
sq., 57, 83, 116, 119, 135, 143, 181
futurisme, futuristes 101 -106, 110, 113-15,
Hundertwasser, Friedensreich 50, 54, 60
Egli, Ernst 69
118-120, 127, 129, 140, 146, 171
Einstein, Albert 23, 182
194
ICON Build 125
Empire austro-hongrois 105
Gayraud, Agnès 12, 17, 29
Immeubles-villas 112 sq.
Empire ottoman 105
Genève 59, 93 sq., 96, 106, 129, 136, 138-140, 165
indéterminisme 152, 15 sq.
Annexes
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 195
industrialisation 23 sq., 41, 44, 64 sq., 68, 83,
Lévi-Strauss, Claude 23 sq., 31, 173, 176, 181
Mayer, Hugo 63, 69 sq.
91, 93, 102, 114
Licklider, J. C. R. 147, 165
Meisenbach, Johann Adam 45
Ingels, Bjarke 123 -127, 131, 171
Liszt, Franz 15
Mendelsohn, Erich 182
Instant City 157
Littlewood, Joan 148 -152, 154, 165 sq., 172
Mengel, Johannes 95, 97
intelligence artificielle 122 sq., 125, 127
Londres / London 68, 94, 111, 119 sq., 130,
Mengel, Margarete 83, 97
Ishigami, Junya 55-58, 60, 170
145, 149, 154, 157, 160, 165, 180
Menke, Christoph 17, 30
longue durée 173
Mensch, René 95, 97
Jäggi, Bernhard & Pauline 73-75, 78
Loos, Adolf 68-73, 77, 83, 91 sq., 94, 170, 182
Metzendorf, Atelier de 94
Jeanneret, Pierre 112 sq., 130, 145, 165, 186
Loos, Claire 94
Meumann, Klaus 95, 97
Johnson, Philip 48
Loos, Lina 94
Meyer, Hannes 97
Jung, C. G. 35 sq., 59
Louis XVI 42
Meyerhold, W. E. 149
Lumières 14, 20-22, 24, 37 sq., 59, 64, 119, 178
Mies van der Rohe, Ludwig 182 Möhring, Bruno 83
Kant, Immanuel 12, 20-26, 30 sq., 37, 64, 94, 173, 178, 180 sq.
MacColl, Ewan 149
mode opératoire 12, 35. 64, 100, 101
Kaufmann, Emil 178 -180
machine à temps 154
modernité 7, 16, 19, 49, 72, 106, 111, 119 sq.,
Kairos 25 sq., 31, 174
Mafarka (figure littéraire) 103
178 sq., 181
Keynes, John Maynard 120
maison avec un mur 69, 71
Möller, Matthias 95
Kierkegaard, Søren 12, 29
Malabou, Catherine 26, 31, 154, 176
Molinos, Jacques 38
King, Martin Luther 79, 116
Mallet-Stevens, Robert 143, 181
monde nouveau 7, 12, 20, 27, 43 sq., 53, 72,
Klee, Paul 64 sq.
Malraux, André 115
79, 83, 85, 89, 101, 114 sq.,124, 126, 148, 170 sq.
Klenze, Leo von 40
Manifeste
monde post-capitaliste 119 -121
Knopf, Alfred Adoul 180
– #ACCELERATE MANIFESTO for an
Monzie, Anatole de 113
Kolbe, Georg 182
Accelerationist Politics (Manifeste accélé-
Montagnard 39
Koolhaas, Rem 93
rationniste), 119, 121, 123, 127
Montaigne, Michel de 21, 30
Koselleck, Reinhart 20 sq., 30 sq., 94, 177, 180 Krause, Emil 63, 69 sq. Kropotkine, Pierre 84 Krupp (Konzern) 74 Laban, Rudolf von 45 sq., 60, 149 Labbé, Edmond 143, 165 La Estampa Mexicana 83 La Fontaine, Henri 59, 140
– Absolute Architektur (Architecture absolue) 49, 51, 53, 170 – Alles ist Architektur (Tout est architecture) 52
Monte Verità 44 - 46, 101 Montevideo 115 Morasso, Mario 102 More, Thomas 177
– Anarchitecture 116 sq., 130 -132, 171
Moses, Robert 116 sq.
– Architektur mit Händen (Architecture avec
Moukinha, Vera 144
les mains) 50 – manifeste de l’architecture futuriste 104, 121, 129
Moya, Hidalgo 148 Mundaneum 136 -141, 165, 171 Muscheler, Ursula 95, 97
Lalande, André 177, 180
– manifeste futuriste 105, 121
Musée à croissance illimitée 136, 140 -142,
Lamartine, Alphonse de 23, 31
– manifeste pour le mouvement coopératif
144 sq., 163
Landauer, Gustav 84 sq.
91
Musée des Beaux-arts de l’Occident 145-147
Lapauze, Henri 59
– musée-manifeste 163
Musée esthétique 140, 186
Larousse, Pierre 30, 60
– Verschimmelungsmanifest (Manifeste des
Musk, Elon 126
Latour, Bruno 10, 13, 29, 173 sq., 176
moisissures) 50, 60
Mussolini 101, 105, 112, 129, 143
Laurana, Luciano 38
Margarethenhöhe 74
Le Corbusier 51 sq., 55, 60, 82, 104, 106 -117,
Marinetti, Filippo Tommaso 101-106, 121,
125, 127, 130 sq., 136 -147, 165, 171, 178, 180 sq.
129, 171, 176
Napoléon Bonaparte 41- 43
Ledoux, Claude-Nicolas 41, 178 sq., 180, 188
Marot, Sébastien 93
NASA 125, 128
Lee, Simon 59, 149
Marx, Karl 44, 67, 84, 118, 131
Neumann, John von 129, 151, 165
Legrand, Jacques-Guillaume 38
Masterplanet 123 -127, 131, 133, 171
Neurath, Otto 140
Leibniz, Gottfried Wilhelm 64, 94
matérialité 7, 56, 78, 138, 144, 182
Newby, Frank 148, 150, 152 sq.
Lenoir, Nicolas 59
Mathews, Stanley 151, 165 sq.
Newton, Isaac 41
Letchworth 68
Matta-Clark, Gordon 99, 116 -119, 130 -132
New York 30, 47, 51, 60, 65, 93, 95, 104, 111,
Muttenz bei Basel 73
115 sq., 129, 160, 166, 180
Index
195
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 196
Niemeyer, Oscar 115
Plan (de Barcelone) de Cerdà 106
réseau 66, 68, 76, 80, 93, 121 sq., 124, 137,
Nietzsche, Friedrich 17, 19, 30, 46, 84, 99-103,
Plan de Paris 108 -110, 113, 130
147, 156-160, 170
106, 114 sq., 118, 129 -131, 165, 171, 176, 178,
Plan Voisin de Paris 106 -113, 130, 132
résonance 16 sq., 30, 37, 44, 46, 49 - 51, 54,
180
planification universelle 123
56-58, 60, 65, 68, 79, 92, 115, 128, 135, 169 sq.,
Nishizawa, Ryūe 161-164, 172, 199
Platon 36 sq.
174 sq.
Nuove Tendenze 103
Plug-in City 157
retour à la nature 45, 160
Popper, Karl 152, 154, 166
retour à la terre 8, 27 sq., 45, 63 sq., 68, 91,
objet temporel 162
Portoghesi, Paolo 142, 165
93, 127, 170, 181
obsolescence 157 sq., 176
postmodernité 181
retour d’information / feed back 153
Olbrich, Joseph Maria 103
Potié, Philippe 35, 59, 181, 183
révolution, révolutionnaire 21-24, 37, 39,
OMA 122 sq.
Powell, Philip 148
40- 44, 57, 59, 66, 69, 89, 96, 111, 115, 130, 149,
ordinateur 147 sq., 151-155, 157, 159, 161,
Prachensky, Markus 50, 54, 60
151, 165, 170, 178-180
163, 172
préraphaélites 42
Révolution française 21, 23 sq., 37, 57, 170,
ordre révolutionnaire 40
présentisme 24, 148, 173
178, 180
Otlet, Paul 136-141, 145 -147, 155, 163, 165,
Price, Cedric 148 -154, 156, 165 sq., 172
révolution industrielle 66
171
primitivisme décélérationniste 119
Rio de Janeiro 115
Owen, Robert 75
progrès 6-8, 10-12, 14, 20- 24, 27, 30 sq., 41,
rituel 8, 12, 18 sq., 30, 36, 38 sq., 44 - 46,
48- 50, 52, 55, 57, 63- 65, 68, 72 sq., 82, 91-93,
51- 53, 56 sq., 100, 117, 169, 171, 177
Pais, Filipe 173, 176
99, 113-120, 122, 125, 141, 144 -148, 155, 163,
rituel de passage 53
paix universelle 146, 163, 165, 171
169-175, 178
Robert, Hubert 177, 180
Palais de cristal 85 sq., 89, 91 sq., 170
psychanalyse de la robe 47
Robespierre, Maximilien de 59
Palais de l’Air 135, 143 sq., 185 sq.
Püschel, Konrad 95, 97
Rogers, Richard 154
Palais de Trocadéro 144
pulsion(s) de destruction 13-15, 38, 69, 99,
Rosa, Hartmut 16 sq., 30, 37, 44, 51, 57, 60,
Palais-Royal 108
131, 135
68, 179, 180
Palladio, Andrea 78
pulsion de mort 14 -16, 51, 53, 99
Rosenberg, Harold 116
pandémie 10, 124
pulsion de vie 16, 27, 30, 37, 63, 99, 135
Rosenblum, Robert 42, 59 sq. Rousseau, Jean-Jacques / rousseauiste 21,
Panthéon 35, 38, 117 Paris 29-31, 35, 38 sq., 55, 59 sq., 94-97, 99,
quasi-objet/-sujet 176 sq. Rabhi, Pierre 93, 96 sq.
Rudofsky, Bernard 46 - 50, 57, 60, 103, 170
Pascal, Blaise 9, 29
Rainer, Arnulf 50, 54, 60
Rudofsky, Berta 47
Pask, Gordon 151-153, 166
Rainer, Roland 60
Russolo, Luigi 105
Pasmore, Victor 151, 192
Rancière, Jacques 18, 30, 56, 60, 73, 82, 97,
Pavillon de la lumière 143
117, 131, 133
Sagan, Carl 123
Pavillon de l’Esprit Nouveau 112 sq., 144
Raphaël 42
Salzbourg 51, 94
Pavillon des Temps Nouveaux 113, 144
réancrage 46, 145
Sant’Elia, Antonio 101, 103 -106, 114, 117,
perception du temps / de l’espace / du
Récamier, Juliette (Madame de) 43, 45
121, 129
monde 15, 18, 20 sq., 23, 25 sq., 56, 81, 84,
Red Megaphones 149
São Paulo 115
141, 162 sq.
réduction 35, 40- 42, 45, 48, 59, 63 sq., 69 sq.,
Saramago, José 172, 176
Perrot, Georges 138
73 sq., 81, 83, 92, 96, 124, 162, 169 sq.
Sartois, Alberto 104
Pérugin 42
réforme agraire, foncière 67, 74, 94, 106
saut dans l’espace-temps 27 sq., 35, 45, 56,
Pestalozzi, Johann Heinrich 75
réforme de la vie 44- 46, 48, 64, 82 sq., 85
169, 170
peur 13, 29, 101, 176
refoulement 16, 27, 52, 135, 165, 171
Schär, Friedrich 74
Philippeville (Skikda) 145, 165
régimes d’historicité 18, 26, 31
Schaudt, Emil 73
Piano, Renzo 154
Reich, Wilhelm 15
Scheerbart, Paul 84 -89, 92, 96 sq., 174
Pichler, Walter 51, 54, 60
religion 17, 20 sq., 37 sq., 44, 58, 75, 88, 92,
Scheeren, Ole 121 sq., 131, 133
Pierrefeu, François de 60
162, 178
Scheffler, Béla 95
Piketty, Thomas 10, 24, 29
Renaissance 7, 20 sq., 24, 36, sq., 45, 51, 54,
Schinkel, Karl Friedrich 87, 96 sq.
145, 165 sq., 178 -180
78, 89, 93, 99, 100, 136, 163, 179, 181
196
64, 178 Rühm, Gerhard 155
102, 106 -113, 115, 117 sq., 129-132, 141-143,
Annexes
STACHER_1.09.2023_druck.qxp_Layout 1 01.09.23 12:23 Seite 197
Schlegel, Friedrich 23, 31
Temporal, Marcel 107
Wagner, Martin 90
Schumpeter, Joseph 64, 118 sq., 127, 131, 171
temporalité 7 sq., 18, 35, 42, 89, 104, 117, 162
Wagner, Otto 52, 103, 106
Schütte-Lihotzky, Margarete 69-73, 94, 170
sq., 169 sq., 181 sq.
Wailly, Charles de 35, 38
Schwarzwald, Eugenie 72
temps long 158, 170, 182
Walking Architecture 160
SEArch+ 125
tempus 26, 169
Warhol, Andy 116
Sell, Madlen 54, 60
Ternaux, Louis Mortimer 59
Weiner, Tibor 95, 97
Semper, Gottfried 54
Terre 8 sq., 20, 22, 27 sq., 44 sq., 50, 55 sq.,
Welwyn 68
Sénèque 19, 30
63-70, 72- 96, 101, 120, 123, 126 -128, 130,
Wiener, Norbert 147, 151
Sergent-Marceau 39, 59
140 sq., 156, 160, 162 sq., 170 sq., 174 sq.,
Wiener, Oswald 155
Serres, Michel 173, 176
177 sq., 181 sq.
Wiener Gruppe 155
Servigne, Pablo 11, 29
Teshima Art Museum 161-164
Williams, Alex 119, 120, 123, 125, 131-133
Siedlerbewegung / colonie coopérative 69,
Thanatos 15 sq., 53- 55, 99
Winckelmann, Johann 17
75 sq.
Théâtre Co-op 81, 95
Wittwer, Hans 82
Siedlung Freidorf 73-83, 91 sq., 94 sq., 170
théorie du jeu 152
Wright, Frank Lloyd 50, 60
Siedlung Friedensstadt 72
Theatre of Action 149
Skylon 148 sq.
théâtre total 80
Smart (Cyber) City 122, 131, 133
Theatre Union 149
Smithson, Robert und Alison 116
Thermidor 21
Yeampierre, Elizabeth 124
Sobre (Architekt) 38 sq., 42, 64
Thibault, Jean-Thomas 39- 41
Younès, Chris 35, 59, 164
socialisme libertaire 84
Thom, René 12, 29, 180
socialisme universel 88, 92
Tokyo 49, 145-147
ziggourat 138, 140
Socrate 37
Tolstoï, Léon 84
Zschokke, Heinrich 75
Solano, Solita 72, 94
Tolziner, Philipp 95, 97
Sombart, Werner 118, 131, 133
Town-Country 65 sq.
Sorel, Georges 102
tradition tribale 155
Soria y Mata, Arturo 106
Trédé-Boulmer, Monique 26, 31
spatialité 42, 56, 113, 155, 169, 181
Treves, Claudio 101, 129
Speer, Albert 144
Turing, A. M. 151
Xenakis, Iannis 182
Spence, Thomas 67, 94 Spencer, Herbert 67
Ukraine 10, 122
Srnicek, Nick 119 sq., 122, 125, 131, 133
Urban, Antonin 95, 97
standardisation 73, 77, 81 sq., 92, 136, 141,
Ursprung, Philip 116, 130
147
utopie / dystopie 45, 89, 91, 111, 123 sq.,
Steinmann, Martin 91, 94, 96 sq.
127 sq., 154, 161, 171, 180 sq.
Stevens, Raphaël 11, 29, 143, 181 style Empire 42
Vienne 46, 49- 52, 60, 63, 69 sq., 72, 77, 94,
sublimation 14-16, 27, 39, 53, 63, 92, 99 sq.,
103, 113, 130, 141, 157
131, 170 sq.,
village globalisé 155
suspension du temps 10, 15 sq., 37, 135, 154,
Ville Radieuse 11, 114-117, 127, 130, 144 sq.,
163
171
symbiose 84, 125, 147, 152, 154 sq., 157, 159
Ville spatiale 157
Szambien, Werner 59
Virgile 37 Virilio, Paul 179, 180
tabula rasa 171
Vischer, Robert 95
Taipei, Taiwan 12 sq., 131, 133
Vitruve 41
Taller de Gráfica Popular (mouvement d’ar-
Voisin, Gabriel 108, 112, 130
tistes) 83 Taut, Bruno 69, 72, 83-92, 96, 170
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197
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Remerciements
Potié, professeur émérite de l’ÉNSA Versailles, et Paolo Amaldi, professeur à l’ÉNSA Val-de-Seine. Ils ont non seulement rédigé
Après de longues années de travail nécessitant une intense
deux magnifiques articles, mais m’ont également accompagnée
collaboration, je tiens à adresser mes sincères remerciements
dans mes recherches par nombre de discussions stimulantes.
à toutes celles et ceux qui m’ont aidée à réaliser cet ouvrage.
Notre réflexion sur ce thème a débuté lorsque nous avons
Tout d’abord à Anja Seipenbusch-Hufschmied de l’Université
cherché – avec Carmela Cucuzzela, aujourd’hui doyenne de la
des arts appliqués de Vienne et à Katharina Holas des éditions
Faculté d’aménagement du territoire de l’Université de Montréal
Birkhäuser, qui se sont fortement investies dans cette publication
(UdeM), et Jean-Pierre Chupin, professeur à l’UdeM où il dirige
et m’ont accompagnée à merveille dans sa réalisation. Ensuite,
la Chaire de recherche du Canada – un thème pour un sympo-
à l’Université des arts appliqués de Vienne, qui a généreuse-
sium qui s’est tenu à l’ÉNSA Versailles en 2016, puis à l’UdeM
ment financé la version allemande, ainsi qu’à l’École nationale
en 2018 sous le titre Architecture de la catastrophe : Lieux et
supé-rieure d’architecture de Versailles (ÉNSA) et à notre labo-
rituels de l’utopie et de la dystopie. Ces symposiums ont con-
ratoire de recherche LéaV qui, avec l’aide du ministère de la
stitué une source précieuse d’idées et d’inspiration pour le
Culture, ont permis de financer la parution de la version
développement de mon travail.
française.
Je tiens également à remercier l’excellente station de radio
Mes remerciements vont également aux nombreuses institutions,
France Culture, en particulier Les Chemins de la philosophie
archives et photographes ayant contribué à cet ouvrage par la
et L’Invité(e) des Matins, émission de Guillaume Erner, dont
mise à disposition d’images, gracieuse ou à prix réduit. Sans
les invités exposent souvent des pensées stimulantes qui
leur aide, ce livre aurait comporté beaucoup moins d’illustrations,
incitent à la lecture de leurs ouvrages. Ces émissions sont
ce qui aurait nui à la compréhension du contenu. Que soient
presque une deuxième université pour moi et pour beaucoup
en particulier remerciés le Teshima Art Museum, la Siedlungs-
d’auditeurs passionnés.
genossenschaft Freidorf, l’Albertina, la Fondation Le Corbusier
Enfin, je remercie bien évidemment ma famille, qui a supporté
et la Getty Foundation, les archives Hans Hollein et Monte Verità,
mes longues périodes de recherche : Guy, mon mari, ainsi que
les bureaux Ryūe Nishizawa, Yunya Ishigmi et BIG, les photo-
mes deux fils Floris et Raphaël, qui ont grandi avec ce travail
graphes Yashiro Photo Office, Ken’ichi Suzuki et Noboru
et ont ressenti la passion avec laquelle je l’ai mené. Puisse-t-elle
Morikawa, ainsi que notre cher collègue doctorant Quentin
être contagieuse et stimulante ! Leur curiosité et leurs hoche-
Mourier, que l’attentat du Bataclan a brutalement arraché à
ments de tête approbateurs quand, à leur grand étonnement,
la vie.
j’avais réponse à leurs questions, me confortent dans ce désir.
J’exprime toute ma reconnaissance à l’équipe hautement pro-
Après tout, c’est à leur génération et à celle de mes étudiants
fessionnelle avec laquelle j’ai eu la chance de travailler :
qu’il incombera de réorienter notre monde vers d’autres hori-
François Mortier, qui, avec une patience angélique, a remanié
zons afin de construire, avec humanisme et créativité, un « nou-
le texte français – mon mémoire d’habilitation – de telle sorte
veau » monde plus social et plus écologique.
qu’il soit non seulement lisible, mais aussi plaisant à lire ; Salomé Wackernagel, l’une de mes chères doctorantes, pour sa lecture critique et ses suggestions stimulantes ; Caroline Gutberlet, qui a su traduire ce texte en allemand avec une telle élégance que j’ai eu beaucoup de plaisir à redécouvrir mes pensées dans ma langue maternelle ; Claudia Mazanek, qui l’a relu de manière critique et l’a préparé pour la publication avec beaucoup de persévérance, et enfin, Katharina Erich, dont le graphisme a donné un nouveau visage au texte mis en page, et une nouvelle apparence propre à éveiller la curiosité. Du point de vue du contenu, je tiens à remercier tout particulièrement Philippe
199
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Biographie de l’autrice Susanne Stacher est architecte et critique d’architecture. Après avoir commencé sa carrière dans les agences de Renzo Piano, Dominique Perrault, Morger & Degelo, Ibos & Vitart et Shigeru Ban, elle s’est consacrée à la recherche et à l’enseignement. Professeure à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles, elle enseigne la théorie et la pratique de l’architecture. Son domaine de recherche se situe à la jonction de l’architecture et de l’urbanisme, de la théorie, de l’histoire et de la philosophie. Elle est l’autrice du livre Sublimes visions. Architectures dans les Alpes (Birkhäuser 2018). Ses recherches actuelles se concentrent sur les crises et les récits possibles pour la conception de projets esquissant un autre rapport au monde, thématique qu’elle explore également dans le domaine de la pédagogie.