Le soi, le temps et l'autre: Autour de Husserl, Maine de Biran et Ricoeur 2296998364, 9782296998360

La temporalité est ce flux de conscience qui "modifie" tout donné dans un projet signifiant paramétré par une

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French Pages 232 [234] Year 2013

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Table of contents :
INTRODUCTION
Première partie
Temporalité de l’être désirant
Flux et intentionnalité
Temporalité et individualité : le soi
Conclusion de la première partie
Résumé de la première partie
Deuxième partie
Le désir, son corps et son éthique
Le désir et son « corps »
Le soi vivant : sens et temporalité
Ouverture éthique : prégnance du futur
Ouverture éthique : dasein et zusein
Conclusion de la deuxième partie
Résumé de la deuxième partie
Troisième partie
Soi et éthique de la solidarité
I
L’effort éthique pour la reconnaissance et la solidarité
II
Philosophie de la solidarité
Résumé de la troisième partie
EPILOGUE
Bibliographie abrégée
TABLE DES MATIERES
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Le soi, le temps et l'autre: Autour de Husserl, Maine de Biran et Ricoeur
 2296998364, 9782296998360

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Jean-Pierre COUTARD

Le soi, Le temps et L’autre autour de Husserl, maine de Biran et ricœur

philosophiques Commentaires

Le soi, le temps et l’autre

Commentaires philosophiques Collection dirigée par Angèle Kremer Marietti et Fouad Nohra Permettre au lecteur de redécouvrir des auteurs connus, appartenant à ladite “histoire de la philosophie”, à travers leur lecture méthodique, telle est la finalité des ouvrages de la présente collection. Cette dernière demeure ouverte dans le temps et l’espace, et intègre aussi bien les nouvelles lectures des “classiques” par trop connus que la présentation de nouveaux venus dans le répertoire des philosophes à reconnaître. Les ouvrages seront à la disposition d’étudiants, d’enseignants et de lecteurs de tout genre intéressés par les grands thèmes de la philosophie.

Déjà parus Hichem GHORBEL, Etudes sur le XVIIIe siècle : Montesquieu et Rousseau ou les conditions de la liberté, 2013. Aristide NERRIÈRE, Métaphysique pour un nouvel existentialisme, 2013. Michèle PICHON, Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant au risque des neurosciences, 2012. Guy-François DELAPORTE (traduction de), Métaphysique d’Aristote, Commentaire de Thomas d’Aquin, Tome II, 2012. Guy-François DELAPORTE (traduction de), Métaphysique d’Aristote, Commentaire de Thomas d’Aquin, Tome I, 2012. Babette BABICH, La fin de la pensée ? Philosophie analytique contre philosophie continentale, 2012. Angèle KREMER-MARIETTI, Les ressorts du symbolique, 2011. Emmanuelle CHARLES, Petit traité de manipulation amoureuse, 2011. Monique CHARLES, Apologie du doute, 2011. Abdelaziz AYADI, La philosophie claudicante, 2011. Mohamed JAOUA, Phénoménologie et ontologie dans la première philosophie de Sartre, 2011. Edmundo MORIM de CARVALHO, Poésie et science chez Bachelard, 2010. Hichem GHORBEL, L'idée de guerre chez Rousseau. Volume 2, Paix intérieure et politique étrangère, 2010. Hichem GHORBEL, L'idée de guerre chez Rousseau. Volume 1, La guerre dans l'histoire, 2010. Constantin SALAVASTRU, Essai sur la problématologie philosophique, 2010. Angèle KREMER-MARIETTI, Nietzsche ou les enjeux de la fiction, 2009. Abdelaziz AYADI, Philosophie nomade, 2009. Stéphanie BÉLANGER, Guerres, sacrifices et persécutions, 2009. Jean-Jacques ROUSSEAU, Essai sur l’origine des langues, 2009. Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes suivi de La reine fantasque, 2009.

Jean-Pierre COUTARD

Le soi, le temps et l’autre Autour de Husserl, Maine de Biran et Ricœur

L’Harmattan

© L’HARMATTAN, 2013 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-99836-0 EAN : 9782296998360

INTRODUCTION

« Une question se pose : qui est-ce ? Ce sont là des questions qui se posent souvent, dans la rue, aux esprits éveillés. » Robert Musil, L’homme sans qualités.

« en soi le temps en général est donné comme forme nécessaire de l’existence individuelle et d’un « monde » individuel » Husserl, Manuscrits de Bernau, n°5, 90, 92

Puisque notre entendement se nourrit essentiellement de ce que Spinoza nommait des « notions communes », notre tentative pour éclaircir ce qu’est le soi risque fort de se solder par un échec, celui-là même que Karl Jaspers assumait pleinement dans sa philosophie existentielle. Mais l’effort pour exister ne se signe-t-il pas précisément chez le philosophe dans cette tentative d’éclaircissement ? En cela, nous autres philosophes, nous n’aurons pas tout perdu, même si la singularité du soi traverse le tamis de notre réflexion. Mais pourquoi donc commencer celle-ci par le temps ? On pourrait prétendre que le temps n’est rien d’autre que la forme selon laquelle apparaît ou se déploie la série des états matériels. Mais finalement, s’il en était ainsi, en considérant que ce cours-des-choses se suffit à luimême comme tel, on pourrait très bien se passer du « temps » plutôt que d’en faire une sorte d’ombre portée de ce cours : s’il en est ainsi, les états de la matière, qu’elle soit organique ou non, s’enchaînent les uns aux autres selon les lois d’une nécessité sans finalité et « le temps » n’est finalement que le nom que nous donnons à cet enchaînement. Mais en est-il vraiment ainsi ? La question qui se pose à nous est bien celle-ci : une métaphysique est-elle possible ? Aussitôt on nous interrogera : qu’entendez-vous par

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« métaphysique » ? Nous nous contenterons de répondre en prenant le mot à la lettre : est « métaphysique » ce qui est à la suite de ou à côté de la physique (meta ta physica), au sens de ce qui s’en démarque (en effectuant un pas de côté) de telle façon que la physique ne puisse l’arraisonner, l’annexer en en rendant raison. Un tel pas de côté, une telle démarcation, sont-ils possibles ? C’est bien la question qui se pose à nous à partir de la notion de « temps » que nous venons de poser d’emblée. Si toute réalité se réduit aux états de la matière qui s’enchaînent, alors une métaphysique n’est pas possible et il est inutile de prolonger notre interrogation sur le temps, qui s’arrêtera à l’explication du « comment » de cet enchaînement. Si au contraire on ouvre la possibilité d’une métaphysique, alors la question du temps s’ouvre elle aussi et découvre un horizon presque sans fin vers lequel nous risquons fort de nous épuiser. Mais la pensée est peut-être bien par essence destinée à l’épuisement… L’ « être-dirigé-vers quelque chose », autrement dit l’intentionnalité comme activité propre à une « conscience », est l’expression d’une puissance propre à toute unité de vie, que nous nommerons « Désir », non pas comme un mode de l’activité intentionnelle parmi d’autres, mais comme ce qui fait la tension vers, l’ouverture de cette unité, à savoir la recherche de sa puissance d’agir optimale. Voilà l’ultime fondement métaphysique qui soutient toute la réflexion qui va suivre. Faire le pari de la possibilité de la métaphysique est sans doute risqué et nul doute qu’en insistant pour interroger le temps nous prenons déjà ce risque. C’est que, comme le dit Heidegger1, « la question portant sur l’essence du temps est l’origine de toutes les questions de la métaphysique ». Quelles sont ces questions ? Trouver ce qui est au centre ou l’essentiel d’une question c’est découvrir ce qui y est mis en jeu. Ce qui est mis en jeu dans toute question métaphysique et que la physique ne peut valablement arraisonner, comment pouvons-nous le découvrir ? Bergson peut nous mettre sur la voie : ce que les états matériels du cortex cérébral ne pourront jamais suffire à rendre intelligible, c’est la dynamique de la mémoire, dont ils sont les conditions mais non les principes. Mais ce n’est pas tout : plus de deux cents ans après le conatus de Spinoza, Bergson nous parle d’ « élan vital » ; nommons-le « désir », ormè chez Aristote, appetitus chez Leibniz au coeur des « monades ». Avec les monades nous y sommes précisément : ce qui est à l’articulation d’une mémoire et d’un désir c’est une singularité, celle d’une unité de vie dont l’essence serait le désir, si l’on en croit Spinoza parlant de l’homme ou si l’on en croit la définition la plus simple de la monade

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Les concepts fondamentaux de la métaphysique, § 39.

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leibnizienne comme unité appétitivo-perceptive en devenir2. Une singularité, avons-nous dit, à savoir un individu vivant qui rassemble en son être-là ou existence l’esseulement et la finitude de son être-au-monde appétitivoperceptif. Ainsi c’est l’être-soi de cette singularité qui est mis en jeu au cœur de toutes les questions métaphysiques. Mais si la question du temps ouvre toutes ces questions, alors il faut donc commencer par le temps le questionnement vers cet être-soi : c’est au cœur de la « temporalité » que nous pouvons espérer trouver un être pour le soi. Ce n’est pas seulement avec la temporalité de la personne humaine que le soi s’affirme ; il y a déjà un soi dans la temporalité de toute unité de vie comme « conscience » c’est-à-dire activité appétitivo-perceptive, même si celle-ci n’a rien de réflexif3 : en cela nous n’affirmerons pas d’emblée, comme le fait Ricoeur, « le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet ». Le soi n’est pas le propre de l’homme, même si le soi humain est bien différent de tout autre de par sa dimension réflexive et éthique. Le soi s’inscrit à la racine même de l’élan vital propre à toute monade ; il est la configuration temporelle que se donne une structure évaluatrice et protentionnelle de forces. Mais nous conclurons notre réflexion en rejoignant Ricoeur : cette structure trouve sa teneur la plus élevée dans cette forme proprement humaine de l’évaluation qu’est l’éthique. Engager une interrogation sur l’être soi comme temporalité c’est nécessairement prendre le chemin de finitude, et sans en faire pour autant

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Dans la réflexion qui s’engage, le soi dont nous parlerons n’est pas celui qui se recueillerait dans une « mémoire spirituelle », celle du pur souvenir, détachée de la puissance d’agir (vis activa) inscrite dans la « réalité effective ». Nous pensons que l’ « élan vital » créateur de formes ne doit pas être détaché de cette puissance d’agir, car celle-ci n’est pas fondamentalement aliénée au seul principe de conservation et incapable de nous faire accéder au véritable soi (au « moi profond »), mais au contraire elle s’inscrit dans un effort continu vers une affirmation optimale de ce soi, même si cet effort est nécessairement endigué, canalisé, circonscrit, et souvent même masqué, par des repères spatiaux et des lois de la matière. En cela nous ne sommes pas tout à fait bergsonien, si tant est qu’il faille comprendre Bergson (comme le fait notamment Cassirer) comme un tel philosophe de la mémoire contemplative ou « spirituelle », ce qui est douteux et mériterait une étude approfondie. 3 Nous utilisons ici le mot « conscience » non pour désigner l’agent d’une réflexion ou « conscience thétique », mais pour désigner celui d’une intention ou « conscience de », en un sens suffisamment large pour qu’il puisse s’apparenter à celui de l’ « être-auprès-de » propre au Dasein chez Heidegger, comme centre générateur d’un « cercle d’ouverture » (Umkreis von Offenbarkeit). Il y avait dans la monade leibnizienne le prototype de cette source du sens, proton dektikon activitatis, constitutive d’un « monde » orientée selon son « point de vue » appétitivo-perceptif, que Leibniz a malheureusement fermée pour des raisons inhérentes à son « petit système » onto-théologique (voir à ce sujet notre ouvrage intitulé Le vivant chez Leibniz, Paris, 2007).

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« le signe d’une infinitude usurpée »4. Bien sûr « de la finitude font partie (…) l’absence de bases, le retrait de la base » ; aussi la « conscience en flux » (dont nous parlerons avec Husserl) ne pourra-t-elle pas restaurer le sujet substantiel cartésien, ni même le « Je pense » formel kantien : elle est embarquée dans la « modification » du temps. Mais ce n’est pas pour autant que nous donnerons le mot de la fin à Heidegger dénonçant « le dogme selon lequel l’homme individuel existerait pour lui-même en tant qu’individu (…) avec sa sphère propre (…) donné à lui-même », et proclamant que « l’humain, de par l’essence de son être, se tient toujours déjà dans un êtreensemble avec d’autres ». La ligne de partage des eaux ne se situe pas nécessairement entre un moi substantiel comme identité et une dissolution de l’individu dans le Dasein comme altérité (« être-ensemble avec d’autres »). Il y a place pour un soi comme singularité d’un devenir autre5 : cette altérité résolue, il ne la reçoit pas, elle ne lui est pas donnée par un simple êtreensemble, il se la donne, forgée par la « temporalisation ». Il est vrai que si nous n’étions pas « ensemble avec d’autres » nous ne serions jamais sur cette « pointe décisionnelle » où nous avons « à être », à rompre « l’ennui profond » dont nous parle Heidegger, mais c’est bien dans l’épaisseur de sa « durée » propre qu’un individu signe sa résolution originale, empreinte de sa finitude esseulée. En partant de la réflexion husserlienne sur le temps, nous avons conscience d’emboiter le pas d’un philosophe pour lequel l’autosuffisance de l’ego a un caractère originaire et fonde la réduction de toute transcendance naturelle à une « conscience transcendantale » qui s’auto-explicite en toute réalité comme le sujet de toute connaissance possible. A partir de là le problème de l’autre se dresse sur le chemin d’une telle philosophie, qui va jusqu’à réduire l’ego à la « sphère du propre » ou « sphère d’appartenance ». On sait que Husserl, dans la cinquième méditation cartésienne, s’efforcera de résoudre le paradoxe de la constitution en moi et par moi de l’autre en tant qu’autre, en recourant à la notion de « transfert (Uebertragung) aperceptif », compris comme une « saisie analogisante » de l’alter ego. Nous que notre réflexion conduira jusqu’à la question éthique, la question de l’autre dans la relation intersubjective finira également par nous assaillir. Mais puisque, au cœur même de notre interrogation éthique, nous continuerons de suivre le chemin tracé par une philosophie de la singularité et que celle-ci conduira le sujet à faire de « sa chair » le point de départ de sa relation à l’autre sujet, alors nous reconnaîtrons volontiers rétrospectivement que notre choix de 4

Heidegger, même texte, § 49 ; les formules citées immédiatement après sont également contenues dans le § 49. 5 C’est cette coupure entre identité (idem ou « mêmeté ») et altérité que Ricoeur s’est efforcé de surmonter dans une affirmation de l’ipséité (ipse), contre les thèses réductionnistes anglosaxonnes ; sa tentative est résumée dans le titre de son ouvrage : Soi-même comme un autre (Paris, 1990).

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Husserl n’était point mauvais ; car sa tentative pour donner à l’autre son statut par une sorte de transposition pré-catégorielle, pré-intellectuelle, fondée sur le pouvoir originaire de l’ego de donner du sens, cette tentative a le grand mérite, d’une part, de mettre en exergue la vérité indépassable de l’asymétrie originaire de la relation à l’autre soi singulier (« apprésenté », comme le dit Husserl), d’autre part, de ne jamais faire d’une communauté des soi un absolu, un nouveau sujet (en cela la démarche est opposée à celle de Hegel), mais seulement une multiplicité associative des soi. Notre éthique reposera sur un tel fondement : l’autre soi m’est semblable en cela même qu’il m’est différent, c’est notre différence absolue qui fait notre « appariement » dans le respect, la reconnaissance et la solidarité.

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Première partie Temporalité de l’être désirant

Flux et intentionnalité6

Que la conscience et son intentionnalité sont indissociables du flux Que la visée signifiante est principe du flux

Si l’on considère les différentes acceptions de la « conscience » qui sont développées chez Husserl7, on se heurte pour chacune à la même aporie : la définition donnée de la conscience présuppose celle-ci. Prenons par exemple celle qui donne à la « conscience » la signification suivante : un système unitaire de noèmes comme autant de vécus intentionnels. Pour qu’un tel système soit posé il faut que l’unité synthétique des intentions (représentations objectives, jugements,…) soit donnée comme cela même qui les fait miennes, autrement dit le « moi » qui constitue cette unité. Une autre acception de la « conscience » la saisit comme la perception interne (ou aperception) qui accompagne les vécus intentionnels actuellement présents. Cette perception interne n’est pas le contenu de tel ou tel acte intentionnel mais elle en est la forme « attentive » par laquelle chacun de ces actes exprime une même source porteuse d’intentionnalité, à savoir le « moi » comme lieu du « sens intime ». Une autre encore définit la « conscience » par ce qui lui est présent, autrement dit le « vécu intentionnel » ou « l’acte » constitutif d’un vécu psychique (qu’il soit ou non l’objet d’une perception interne ou aperception). Mais qu’est-ce donc que l’intentionnalité ? Au sens le plus large, elle est cette capacité ou puissance (dynamis) de se rapporter à (ou de s’orienter vers) ce qui est « transcendant » (au sens de ce qui est autre 6

Dans les développements qui vont suivre et qui n’ont nullement la folle prétention de constituer une exégèse livrant la « vérité sur la théorie husserlienne du temps » (si tant est qu’il y en ait vraiment une), nous nous réfèrerons principalement à trois ensembles de textes de Husserl : - le premier est celui des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de 1905, en abrégé Leçons, suivi du numéro du texte (§) et du numéro de page de la traduction française (Paris, 2007) du texte allemand paru dans Husserliana, vol. X, A ; - le second est celui des textes de 1893 à 1917, parus à titre posthume, rassemblés dans Husserliana, vol. X, B ; nous citerons en abrégé Husserliana X –B, suivi du numéro du texte, suivi du numéro de page du texte allemand, suivi du numéro de page de la traduction française dans Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, Grenoble 2003 ; - le troisième est constitué par les Manuscrits de Bernau, en abrégé MB, parus dans Husserliana XXXIII : nous citerons le numéro du texte, suivi du numéro de page du texte allemand, suivi du numéro de page de la traduction française Les manuscrits de Bernau, Grenoble 2010. 7 Alexander Schnell en distingue trois dans Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive, pp.91-97.

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que cela même qui s’oriente ainsi). Mais comment cette orientation seraitelle possible si elle n’était guidée par le « moi » lui-même comme cela même qui demeure présent à soi – ce qui nous ramène in fine à ce « sens intime » qui résumait la seconde acception et nous montre qu’il n’y a pas de conscience qui ne soit en quelque façon aperceptive. Ainsi, dans chacune de ces acceptions (la première par la forme unitaire, la seconde par la qualité aperceptive, la troisième par l’acte ou vécu présent), nous sommes ramenés à une sorte d’auto-affection qui n’est en fait rien d’autre que l’appréhension du « corps propre » ou « chair » ou « soi vivant », propre à toute monade ou unité appétitivo-perceptive. La conscience n’est rien d’autre que cette réalité vivante, immergée dans le flux de sa puissance en acte8 aux degrés infiniment divers, capable de jouir de sa croissance et de souffrir de sa diminution, comme le disait fort bien Spinoza. Si l’on revient sur le troisième sens donné ci-dessus à « conscience » comme « acte intentionnel », il faut s’interroger sur ce qu’est un tel acte. C’est incontestablement une visée par laquelle le sujet (ce qui vise) s’oriente vers le dehors, le hors-de-lui-même, le non-lui-même. Husserl considère que l’acte intentionnel n’est pas « actif », n’implique pas d’activité proprement dite : un vécu intentionnel ne serait donc pas pour autant une activité psychique. Comment le comprendre sinon de la manière suivante ? Il y aurait là simplement une sorte d’ouverture, de disponibilité, comme un laisser-ouvert à l’égard de ce qui vient se présenter9. Pourtant Husserl reconnaît clairement que les vécus ne sont pas tous identiques pour un même objet (ou tout au moins ce que nous posons idéellement comme « le même objet ») et que ce n’est pas le « contenu objectif », tel qu’il s’imposerait à la conscience, qui est la raison de ces différences. Il y a donc des « modes de conscience » différents ; effectivement, en percevant cette « même feuille de papier blanc » qui est sous mes yeux, je puis la percevoir comme telle mais je puis aussi, tout en conservant cette perception, laisser flotter sur elle mon 8

Là encore, rejoignons Ricoeur : une « ontologie de l’évènement » qui expulserait la « mienneté » de la conscience intentionnelle et du corps propre (Leib en allemand) est une pure illusion. Tout évènement ne saurait avoir lieu seulement entre des corps ou entités matérielles (Körper en allemand), car toujours l’évènement « arrive à » une conscience et à son corps propre ; ainsi le flux psychique ou flux de vécu intentionnel dont nous parlons n’est pas une suite d’évènements « impersonnels » (selon l’expression de Ricoeur) dans la matière grise d’un cerveau en tant que partie d’un corps, mais une suite d’affections et d’actions immédiatement « revendiquées » par un sujet qui affirme ainsi sa « chair » et sa puissance appétitivo-perceptive en acte. C’est le sens de la critique décisive que Ricoeur nous paraît adresser à la thèse réductionniste de Parfit (développée dans Reasons and Persons, Oxford, 1986) dans Soi-même comme un autre, pp.158-159. 9 Nous avons du mal à saisir ce que pourrait bien être cette « synthèse passive » sinon un flatus vocis plaqué sur le mécanisme physico-chimique de la perception tel que les biologistes peuvent fort bien le déchiffrer. Si l’on se contente de cette explication mécaniste une puissance active paraît en effet bien superflue. Mais tout le problème est bien là : peut-on s’en contenter ?

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imagination et laisser apparaître un champ de neige dans la campagne environnante. Comment cela serait-il possible si tout cela n’était qu’un pur mécanisme résultant de la structure physico-chimique de mes organes et des choses qui les affectent ? Comment expliquer cette diversité des « modes de conscience » si l’intention n’est pas une activité qui élabore peu ou prou son « objet » ? Il faudrait, pour faire l’économie d’une puissance active purement spontanée, que l’objet lui-même se métamorphose (que la feuille de papier devienne champ de neige) ou que mes organes eux-mêmes se transforment, ce qui n’est pas le cas. Il faut donc bien en convenir : les cartes neuronales distinctes mises en service dans la perception de la « feuille de papier blanc » et dans l’imagination du « champ de neige » sont les instrumentations (ou implémentations) de deux modes d’activité psychique différents. C’est donc le statut de l’intentionnalité comme activité qui est en jeu à travers ce que l’on nomme « conscience », et c’est de ce statut que naissent les diverses orientations que l’on peut donner à notre présente réflexion ; et l’on comprend bien déjà que ni la première acception que nous avons formulée de la « conscience » comme unité synthétique d’aperception (héritée de Kant), ni la seconde acception comme perception interne « accompagnant » les actes intentionnels (acception qui apparaît bien vite comme une tautologie n’expliquant rien), ne nous apportent une réponse satisfaisante. Kant a vu juste sur ce point : le « je pense » comme sujet transcendantal est bien cette forme de toute représentation, vide de tout contenu, à partir de laquelle nous ne pouvons passer à aucun contenu objectif déterminable dans une expérience, par exemple comme « âme » ou « substance simple »10. Estce pour autant qu’il faut s’en tenir là et renoncer à donner tout autre statut que celui d’une simple forme représentationnelle à ce qui serait à la source de toute position d’un ego ? N’est-ce pas le sens même de la monade leibnizienne (incomprise par Kant), que d’avoir été la première intuition de cette « Volonté », de cet « élan vital », de cette « chair souffrante », que d’autres philosophes ont reconnus bien en deçà du sujet transcendantal, aux sources du mystère (qui n’est pas pour autant « mythologie » comme l’affirmaient imprudemment Natorp et Husserl) ? Mais puisque c’est là apparemment la seule manière de donner à ce que nous nommons « conscience » un statut, il nous faut revenir à l’ « acte intentionnel » pour approfondir ce en quoi il consiste et qui contient peut-être le secret de cette « conscience » -là. Toute conscience est conscience d’un flux, que l’on peut nommer « temps », qui la transit déjà : elle est flux de conscience. Ainsi l’unité de 10

Voir à ce sujet le premier paralogisme de la psychologie rationnelle dans la Critique de la raison pure.

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l’appréhension dans le flux, constitutive d’une « identité intentionnelle » ou « conscience de soi » du flux, ne peut pas elle-même échapper au flux, parce qu’elle est indissociable de l’acte intentionnel et que cet acte, quel qu’il soit, est toujours intégré dans un flux essentiel qui le constitue. Si la conscience s’instaure dans l’acte intentionnel, alors il nous faut dire ce qui fait la fluence de tout acte intentionnel, sans pour autant en appeler à une « conscience absolue » ou à un « flux absolu de conscience » en-deçà de tout acte intentionnel. Certes, les phénomènes constitutifs de la temporalité des actes intentionnels ne peuvent être déchiffrés à travers le simple schéma appréhension / contenu d’appréhension, et en aucune façon du côté des contenus sensibles ou « présentants » de ces divers actes ; cette recherche ne peut être menée avec une chance de succès que du côté de la manière dont le sujet « s’installe » dans ce rapport à l’objet intentionnel. C’est dans l’attitude signifiante du sujet, assurant la médiation entre appréhension et sens, que s’accomplit ce que nous nommons « la temporalité ». C’est dans un certain type de visée que le fluer trouve son fondement, et derrière l’articulation temporelle (qui fait du temps le « nombre » du mouvement ») il y a toujours celle de l’acte intentionnel à son sens, à sa visée signifiante. Mais nous ne pouvons (sinon de manière purement abstraite) détacher cette articulation de cela même qu’elle articule et constitue ainsi « temporellement », à savoir de l’acte intentionnel lui-même : c’est en cela que nous récusons la « conscience absolue », « pré-immanente », donnant le « flux originaire ». La temporalité est cette dimension essentielle qui subordonne toute « présence » à son élaboration signifiante (dont la « maniabilité » n’est que la forme la plus banale au quotidien) dans un « environnement » (Umwelt). Nous nommerons « désir » le maître absolu de ce monde car il est le principe même de toute attitude signifiante. Le « soi » se profile déjà comme ce qui s’affirme essentiellement d’un individu dans cette temporalisation qui transit toute activité intentionnelle. Continuons quelques instants à nous interroger sur « l’intentionnalité » puisque c’est à elle et en elle que la temporalité est « consacrée ». Si l’on cherche avec Husserl ce qui constitue les « actes intentionnels » dans leur spécificité, autrement dit ce qui fait l’intentionnalité d’un acte ou encore en quoi consiste son « contenu intentionnel », on peut trouver plusieurs réponses. La première est celle qui pose ce contenu intentionnel comme l’ « objet intentionnel », à savoir cela même qui est visé par la conscience. Mais on aboutit là à une impasse car, pour savoir que « ce qui est visé » l’est effectivement encore faut-il savoir ce que c’est que « viser » comme acte intentionnel de la conscience : autrement dit, il faut s’être donné préalablement cela même qui est ici en question, à savoir l’intentionnalité. Une autre manière de répondre à la question est de faire référence à ce que l’on peut nommer la « matière » de l’acte. Si l’on entend par là ce « de quoi » l’acte est acte en sa qualité ou forme générique (représentation ou 16

jugement ou imagination), alors on retombe inévitablement sur l’ « objet » comme « ce qui est visé ». Il paraît donc préférable de désigner par « matière intentionnelle » le mode du rapport à l’objet : ce qui constitue un « vécu intentionnel » en tant que tel c’est une certaine manière de se rapporter à un objet. L’objet (ce qui est visé) peut être le même, la qualité ou forme générique (par exemple, une assertion) peut être également la même, l’acte intentionnel sera différent si la « matière », comme manière d’utiliser cette forme pour se rapporter à cet objet, est différente. On peut définir alors cette « matière » constitutive de l’intentionnalité comme le sens (ce que Husserl nomme « le sens de l’appréhension »), à savoir ce qui pose l’objet comme ceci ou cela, dans le champ d’horizon de notre puissance active appétitivoperceptive, autrement dit ce qui évalue cet objet (qui n’est rien d’autre que l’ainsi-évalué). Même si le terme « matière » prête ici à confusion (car il crée l’équivoque avec le simple « objet »), c’est un grand pas qui est ainsi accompli en reconnaissant l’acte intentionnel comme cela même qui donne sens, ce qui nous fait sortir du réalisme objectal (qui se pare du nom d’ « objectivisme » et revendique son « objectivité »). Ainsi l’ « essence intentionnelle » d’un acte consistera dans le binôme de sa forme et de son sens, ou si l’on préfère, en langage husserlien, de sa qualité et de sa matière. Deux actes ayant même forme (par exemple, celle de la représentation) et même sens (manière d’évaluer un objet) auront la même essence ou teneur intentionnelle (qui pourra se développer in concreto différemment dans la « simple description » de cet objet). En fait, le « contenu intentionnel » n’est rien d’autre que le contenu de sens, autrement dit le sens visé qui fait l’essence de l’expression signifiante ou « acte signitif ». Mais il y a là encore un point fondamental à préciser. Si l’on fait de ce « sens visé » ce qui tend vers la « signification » comme vers son horizon objectif transcendant, qu’il ne ferait qu’ « esquisser » ou présenter d’un certain point de vue, encore faut-il préciser ce que l’on entend par là. « L’essence (intentionnelle) relative à la signification » ne peut être celle qui appartient à l’objet transcendant, sous peine de retomber dans ce réalisme dont nous pensions être sorti. Elle est plutôt l’unité de cohérence des différents points de vue qui font sens, autrement dit l’horizon significatif que l’on peut donner à tous ces regards qu’un sujet appétitivo-perceptif peut porter sur ce qu’il évalue et qui en font à leur manière « le même objet » ; la signification est cette congruence de nos regards par laquelle nous instaurons un monde-pour-nous11. 11 Précisons bien que, pour nous, un « objet intentionnel » est toujours « immanent » en tant qu’il est une unité de sens. Husserl dit, par exemple, ceci : « la conscience du son n’est pas elle-même son et ne le contient pas comme partie. Un son n’est pas une conscience. Une unité conscientielle constituée ne peut jamais être un morceau de conscience dans la conscience constituante, et pas plus que l’objet intentionnel, l’ « objet intentionnel comme tel » et son

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C’est ici qu’il convient de reprendre ou non à notre compte la réflexion phénoménologique sur la « vérité ». Celle-ci est pour Husserl « l’identité » entre ce qui est visé et ce qui est donné, autrement dit le contenu même de l’ « évidence », comme donation de l’objet tel qu’il est visé (ce que Husserl nomme la « correspondance » - Übereinstimmung12). La vérité s’éprouve ainsi comme « évidence » dans la parfaite correspondance entre l’acte intentionnel de la conscience (ou acte signitif) et la « donation originaire ». Mais c’est là que nous nous heurtons chez Husserl à un écueil : la vérité d’un jugement tiendrait au fait qu’il est contraint par l’auto-donation de la « chose même » qui vient « remplir parfaitement » l’acte signitif. Pour Husserl l’ « acte catégorial » est celui qui opère la synthèse qui, selon diverses modalités, met en relation ces actes donateurs d’objet que sont les intuitions sensibles ; il pourra donc dire que cet « acte catégorial » produit une « nouvelle objectivité » fondée sur la nécessaire auto-donation originaire. Mais si nous nous rappelons bien la leçon kantienne de l’analytique transcendantale, comment pourrait-il y avoir « objet » sans qu’il y ait déjà cette fonction de l’unité dans la synthèse du divers de l’intuition sensible, fonction qui se nomme précisément « catégorie » ? Autrement dit, si l’on affirme que la perception catégoriale est ce qui donne les conditions de l’auto-apparition de la « chose même », alors comment ne pas reconnaître que cette « auto-donation » n’existe pas, puisqu’elle est précisément « sous conditions » et que la « chose même » n’a de sens pour nous que comme cet « objet » que nous posons à l’horizon de congruence de tous nos actes cognitifs (qui sont nos vécus psychiques in concreto) ? C’est justement là que nous rejoignons notre interrogation sur le temps. Ce que nous appelons « le temps » ne serait-il pas cet horizon de congruence sous lequel un sens comment de donnée, bref tout le noématique, ne sont un morceau de conscience » (MB, n° 8, § 3, appendice IV, 160-161, 140). Certes, un son physique n’est pas un morceau de conscience ; et la conscience d’un son n’est pas elle-même son physique ; mais un son comme objet intentionnel n’est pas son physique : il est donnée immanente et, si l’on considère (comme il se doit) la conscience comme une puissance intentionnelle et non pas comme une chose ou réalité physique, alors l’objet intentionnel « son » est bien une donnée qui appartient à cette puissance en tant qu’unité sémantique élaborée par celle-ci. Quant à « la chose », comme « être transcendant », elle ne peut être qu’une unité hyperbolique, projetée à l’horizon des « esquisses » qui la figurent en un enchaînement indéfini dans notre perception (voir à ce sujet Ideen, § 44, 80-81). Par ailleurs, nous mettrons de côté la distinction entre « essence intentionnelle relative à la signification » et « essence intentionnelle relative à la connaissance », qui ne nous paraît rien ajouter de fondamental, si l’on entend par là que la seconde s’inscrit dans un contenu qui présente l’objet de façon intuitive (dans une intuition « remplissant » l’intention signifiante). L’intentionnalité de l’acte se concrétise dans des connaissances d’objets d’expérience qui en sont les expressions « déduites ». L’essence intentionnelle ne saurait résider dans ce « remplissement » puisque celui-ci n’a de valeur que dans la démarche de sens qui fonde toute intentionnalité. 12 On peut trouver ces termes dans Recherche logique VI, § 38 et 39 (Husserliana XIX / 2, tr.fr. p.152 et sq.).

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est ouvert, c’est-à-dire où se trouve mis en jeu notre avoir-à-être désirant où se trouve lui-même embarqué chacun de nos actes intentionnels ? L’acte catégorial n’est pas « fondé » dans les actes intuitifs13 : il est là d’emblée comme fondateur de toute « objectivité » et le champ de notre intuition sensible lui est ouvert pour qu’il puisse nous le faire « connaître ». Ce que Husserl a nommé « évidence » ne nous paraît désigner rien d’autre que cette nécessité selon laquelle il n’y a pour nous d’ « objet réel » que dans cette donation de sens en vertu de laquelle tout donné est toujours déjà transi par la visée évaluatrice comme organon de nos « décisions ». En fait Husserl cherche à remonter en deçà des formes catégoriales « proprement dites » pour trouver les fondements de toute signification « vraie » dans les « conditions idéales de la possibilité d’une intuition catégoriale en général »14, autrement dit dans les conditions de possibilité d’un remplissement de la forme catégoriale (par lequel elle « s’accomplit ») ou si l’on préfère dans les lois de l’adéquation de l’acte intentionnel (ce qui vise) à ce qui le remplit effectivement. Mais encore une fois, comment ces lois sans lesquelles les actes catégoriaux ne sauraient avoir d’ « objet » (et devenir ainsi des actes cognitifs) pourraient-elles échapper elles-mêmes à cet empire du sens où s’exerce la puissance intentionnelle au service de la vie décisionnelle du sujet ? Nous dirons que c’est dans le sillage de cette vie que le temps dépose l’empreinte du « soi ». Nous retiendrons donc la proposition suivante : Il y a temps là où un être-de-désir évalue dans une visée signifiante.

La conscience comme intentionnalité fluente Lorsque Husserl demande de manière radicale « comment une conscience d’une succession est possible »15, il détient déjà une bonne partie de la solution en affirmant que « la conscience d’une durée est elle-même une 13

L’erreur est d’affirmer que l’objet catégorial lui-même se constitue d’abord dans l’acte intuitif, comme le fait Schnell (114) en reprenant Tugendhat. Husserl affirme plus précisément que, « parallèlement » aux « lois analytiques » réglant le système des formes catégoriales, il y aurait des lois de « l’illustration intuitive adéquate » des actes signitifs, les rendant « adéquats » à une intuition totalement remplissante (voir Recherche logique VI, tr.fr. p.232 et sq.). Mais encore une fois, comment cette « clarté intuitive » dans laquelle la vérité catégoriale « s’accomplit effectivement » pourrait-elle être autre chose que cela même dont l’acte signitif pose les conditions de possibilité, non pas du simple point de vue de la forme logique mais encore du point de vue de sa réalisation effective ? 14 Recherche logique VI, p.227. 15 MB, n°5, 97, 97.

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conscience qui dure » ; et cette « nécessité a priori » qui fait que toute interrogation eidétique sur cette conscience est prise dans cette durée, s’accomplit « à même » cette durée, nous renvoie à cela même qui fait l’ « extension » continue d’un durer, plus précisément à cela même qui en constitue l’unité dynamique, à savoir la puissance d’exister qui fait la « continuité de la présence originaire »16, autrement dit le soi. C’est cette puissance d’exister que nous placerons sous le signe du désir. Nous ne connaissons pas d’autre durée que celle de notre conscience fluente et la « forme temporelle (ou durée) de la chose » n’a finalement pas d’autre sens que celle qui se constitue à même ce flux de conscience17. Nous récusons même stricto sensu cette « présence originaire originale » qui serait un donné non encore traversé par la rétention et la protention (dont nous parlerons abondamment plus loin) : c’est au contraire le double continuum 16

MB, n°5, 99, 98. Husserl ne veut pas parler d’un « temps de la conscience » (Husserliana X -B, n° 54, 375, 244). Si le « de » a un sens objectif, nous sommes d’accord (bien que cette conscience soit celle d’un vivant effectif et non pas d’un simple « je transcendantal » ou d’une « conscience pure »). Si le « de » a un sens subjectif, alors il y a bien un « temps de la conscience », au sens où celle-ci est temporalisante, constitutive du temps. Dans Husserliana X -B, n° 54, 371, 241, Husserl distingue l’ Objekt, au sens de l’objet immanent ou contenu intentionnel, et le Gegenstand, au sens de l’objet comme « chose ». Le temps de l’objet immanent ou temps « objektive » est celui de la conscience même constituant des « objets temporels » ; le temps de la chose ou temps « gegenstanliche » n’existe pas. Bien qu’interrogeant l’essence de la « conscience intime de temps », Husserl nous paraît ne jamais parvenir à se débarrasser vraiment d’un soi-disant « temps objectif » comme temps-dela-chose. On pourrait citer à ce sujet de très nombreux exemples de cet obstacle majeur, d’autant plus pénalisant selon nous dans l’argumentation que celle-ci part très souvent de cette distinction temps de la chose « appréhendée » / temps de la conscience qui « appréhende » en établissant entre eux des « correspondances ». On peut citer quand même l’un des passages les plus significatifs dans Husserliana X -B, texte n°49, 319-322, 202-204 : Husserl y parle de « l’objectité intuitionnée qui dure » où « à toute phase de la durée intuitionnée correspond une phase de l’intuition » ; or, pour Husserl, il n’y a pas seulement une durée du contenu objectal appréhendé comme « apparition figurée » par la conscience, mais bel et bien une durée de la chose, du « gobelet en tant que tel », ce qui apparaît très clairement lorsqu’il dit : « le gobelet qui dure est toujours là en tant que tel » ou encore un peu plus loin lorsqu’il parle de « l’apparition du gobelet, lequel dure là, est là comme durant » (nous soulignons). Husserl en arrivera finalement à soutenir que la durée de « la conscience constituante en procès » et celle de son objet ne se recouvrent pas tout à fait, au nom du fait que la constitution de la chose et celle de la conscience « ressortissent à des dimensions différentes ». Ce n’est pas de la « constitution de la chose » mais de sa constitution comme phénomène temporel dont il est question ; et le fait que, comme il le dit pourtant fort bien, « la chose se constitue dans le fluer de la conscience et non l’inverse » établit une dissymétrie qui ne montre qu’une seule chose : que le « temps » est dimension de la conscience en son flux et qu’il n’y a pas de sens à en distinguer une « durée de la chose ». C’est encore, selon nous, une erreur chez Husserl de poser que les procès de deux consciences distinctes d’un même objet sont nécessairement uns temporellement (« numériquement identiques quant à leur intervalle temporel »), car la théorie de la relativité nous a montré le contraire, puisque le calcul des « intervalles de temps » varie en fonction des vitesses et des distances selon des paramètres que l’on peut mettre en équation. 17

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rétentionnel / protentionnel qui élabore le « présent maintenant » de ce « donné », et la série des « présentations originaires » nous paraît être une abstraction à partir du flux concret de la conscience constitutif de toute objectité temporelle, abstraction qui objective ce flux concret comme une série successive de « maintenants présents ». Qu’il y ait un objet externe « mis sous les yeux de qui perçoit » c’est indéniable, mais que cet objet se donne avec sa forme temporelle propre « originale » c’est là l’erreur dans laquelle s’aventure celui qui pose ainsi deux « mondes » concrets (celui de la conscience et celui de l’objet) dont les formes temporelles seraient parallèles mais distinctes et même dissemblables. Si la « conscience intime du temps » est celle d’un « fluer », qu’est-ce donc que ce fluer ? Pour Husserl la fluence ou l’écoulement (Strömen) est d’abord celle du « maintenant » et de sa « présentation » : « Le temps n’est ce qu’il est qu’en relation avec « le » maintenant originairement jaillissant et fluant, et ce maintenant actuel est point médian d’un continuum de présentations »18. Mais la question reste posée : est-ce parce que « cela flue, s’écoule, passe » qu’il y a « continuum de présentations » ou bien est-ce parce qu’il y a un tel continuum de présentations que cela flue ? Si l’on choisit la seconde réponse, encore faut-il savoir ce que signifie le « continuum de présentations » : est-ce un continuum de choses-qui-seprésentent ou bien est-ce un continuum d’actes d’un sujet qui présente ? Si l’on choisit la première réponse, encore faut-il savoir ce que signifie le « cela 18

MB, n°5, 90, 92. voir aussi Leçons, § 31, 86-90. Dans toute notre réflexion sur le temps, nous nous situerons à contre-courant de toute cette tradition de pensée qui s’est efforcée de fonder sa compréhension du temps sur l’unité du « maintenant ». Cette tradition est sans doute née avec Aristote, pour lequel l’unité de l’étant (to en) qui se constitue dans la « substance » (ousia) implique comme condition d’effectivité la répétition continue de l’unité temporelle du « maintenant » (nun) ; autrement dit, pour assurer l’identité substantielle de l’étant selon Aristote, il faut pouvoir en poser l’unité immédiate et, pour cela, faire disparaître toute extension temporelle ou « durée » dans la seule « présence » (ousia encore) répétée. Tout cela n’est possible que si l’on pose avec Aristote le maintenant « comme l’unité du nombre », c’est-à-dire si l’on affirme que le « maintenant » est au temps ce que l’unité est au nombre. Cette tradition de pensée prétend que l’on peut donc comprendre le temps à partir d’une analogie avec la série des nombres comme mesure des grandeurs géométriques, autrement dit sur le modèle d’une « temporalisation géométrique ». In fine le temps, comme « nombre nombré » du mouvement en tant que « numérable » par essence (« en tant qu’il comporte un nombre », dit Aristote en Physique 11, 219 b2), exprime la structure (« manière d’être habituelle », exis, dit Aristote) du mouvement en tant qu’elle s’ordonne sur le modèle invariable de l’antério-postérieur que rend possible le « maintenant » (nun). Ainsi le « maintenant » est-il le principe unifiant du mouvement selon le temps, comme l’unité numérique est celui des nombres selon la quantité mesurable. Nous nous opposerons à cette perspective, d’abord en ce que le temps ne sera pas « quelque chose du mouvement » (autrement dit l’identité différentielle lui appartenant comme sa dimension en soi), mais la forme d’une conscience intentionnelle, ensuite en affirmant une « temporalisation ontologique » dans l’épaisseur de la durée intentionnelle de cette conscience qui se fait « soi ».

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flue » : est-ce donc un simple « il y a flux » comme cours-des-choses, ou bien ce fluer est-il celui d’une activité du sujet ? La question rebondit ainsi : qui ou quoi « présente » ? Est-ce un sujet qui présente ou bien est-ce que « ça se présente » ? Depuis la floraison des philosophies qui n’ont de cesse que d’évacuer le « sujet » et qui cherchent à tout prix à découvrir des « machines » du « ça » en toute occasion, il peut paraître mal venu de choisir la première des deux solutions. Si l’on répond que « ça se présente », alors cette présentation est un simple fluer, s’écouler : cela flue et, pour cela, se présente en passant. Le « maintenant » comme « point médian » n’est alors que lieu de la médiation comme passage. Mais si c’est un sujet qui « présente », alors c’est l’activité continue de présentation qui flue et, en fluant, fait que « cela flue » ; or cette activité articule la puissance d’une mémoire et celle d’un projet, de telle manière que cela flue non pas simplement « en passant » mais dans l’horizon de ce projet ressourcé par cette mémoire : le « point médian » est un devenir, à l’articulation d’une mémoire et d’un projet. C’est ce chemin que nous avons voulu explorer ici : le temps comme fluer projectif d’une conscience ou unité de vie intentionnelle. Précisons dès à présent le sens que nous donnons ici au mot « projet » : il est cet être-lancé-en-avant qui est le moteur essentiel de toute unité de vie, à savoir le Désir (ormè, appetitus), comme ce principe en vertu duquel cette unité dépasse son état d’équilibre plus ou moins instable et se tend vers ce qui lui paraît être le plus favorable à son développement ou à son expansion ou, à défaut, à sa simple conservation. En choisissant de partir d’un fluer qui serait un pur « cours-deschoses »19, on ne fait plus du temps que la répétition successive du « maintenant », ombre portée du mouvement, de ce simple « cours ». La seconde perspective fait au contraire du temps la durée d’un devenir20 qui ne se réduit pas au cours entropique de la matière (qui « passe », c’est-à-dire « s’use »). Comme nous le verrons, suivre cette perspective c’est, plutôt que de décrire ce qui serait une structure formelle du temps, à savoir une combinatoire des modifications du « maintenant » telle qu’elle peut se dégager d’une observation formalisée (notamment à travers des 19

Husserl paraît le faire au début du texte n° 5, mais il reconnaît un peu plus loin que la présence momentanée « est prise aussitôt au flux, ou plutôt (…) est dans le flux depuis le début ; il y aurait ainsi « un percevoir fluent en lequel quelque chose de fluant se donne » (94, 95). C’est donc bien le continuum de l’activité de présentation selon divers modes qui fait le flux dans lequel passent les « maintenants ». Husserl le dit encore plus clairement peu après : « un fluer ne pourrait pas devenir conscient originaliter si en tout moment du présent de conscience actuel n’était absolument conscient que ce qui est intuitif en ce moment » (94, 95). Husserl ne dit pas autre chose dans Leçons, § 11, 43-45. 20 Husserl le reconnaît explicitement dans ce passage du texte n° 5 : « nous avons des expériences de successions de conscience en général et spécialement de successions (…) de conscience continue (…) qui ont en conscience l’unité d’un processus, d’un durer (…) des flux de conscience en lesquels un durer est originairement conscient » (96, 96).

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diagrammes), partir de ce que signifie cet effort de durer que l’on nomme « vivre » et en tirer une compréhension du temps qui n’en fasse plus l’ombre mathématique du mouvement mais la dynamique d’un désir dans l’articulation concrète de la mémoire et du projet où s’effectue l’incessante « modification »21. Avant de développer notre interrogation sur le « fluer », posons quelques repères. Précisons tout d’abord un point. Husserl et ses exégètes distinguent la « rétention » qui ne ferait que laisser résonner le « tout-juste-passé » (ou « souvenir primaire ») et la « reproduction » propre au « ressouvenir » qui « présentifie » (nous donnant une « quasi-perception ») un souvenir « véritable » (ou « souvenir secondaire »). La conscience d’une durée et de ses modes (succession ou simultanéité) n’interviendrait qu’avec la reproduction ou « présentification répétée ». Si l’on entend la « rétention » au sens fonctionnel où Rudolph Bernet la définit comme « la conscience du passage du maintenant dans un non-plus-maintenant »22, alors elle prend toute sa signification dans cette dynamique de la durée dont elle serait le sentiment immédiat comme unité d’un soi fluent. Mais Husserl l’a-t-il effectivement comprise comme cela ? Il est bien difficile d’en trouver une preuve explicite, d’autant plus que, comme le souligne fort justement Bernet, « la façon de parler de Husserl prête à confusion »23 en suggérant que la rétention se rapporte simplement au passé « tout juste encore » présent, ce qui en ferait finalement une simple résonnance d’une impression sensible et non un souvenir, fut-il « primaire ». Nous pensons que cette distinction rétention / souvenir n’est pas vraiment pertinente si l’on en fait une affaire d’ « éloignement », de recul progressif dans une série de « maintenant » juxtaposés24. Il ne peut y avoir, nous semble-t-il, rétention s’il n’y a déjà

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« La « modification » (comme « opérer ») est le flux continuel et vivace de la conscience elle-même et désigne son effectuation intentionnelle spécifique (…) nous avons affaire en chaque phase (…) à un croisement de deux « modifications » qui s’y tiennent face-à-face » (MB, n° 8, §1, 144, 128). 22 Introduction à Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, p.44. 23 Ibid. p.42. 24 La distinction entre un souvenir qui serait primaire (ou « rétention ») et un autre qui serait secondaire (ou « ressouvenir ») nous paraît intenable stricto sensu. En effet, comme le dit Husserl lui-même (Leçons, § 12, 46-47) « le son rétentionnel n’est pas un son présent, mais précisément un son « remémoré de façon primaire » dans le présent : il ne se trouve pas réellement là (…) L’intuition du passé (…) est une conscience originaire » ; autrement dit, le passé, fut-il « tout juste passé », n’est pas perçu et il y a une « modification », c’est-à-dire une différence de nature (et non de degré d’intensité) entre la perception sensible et la mémoire. Le remémoré, même « tout juste » remémoré, n’est pas perçu stricto sensu, mais il est « présentifié » comme un « quasi-perçu ». De ce point de vue, l’expression selon laquelle le souvenir primaire ou rétention serait « une queue de comète, qui s’accroche à la perception du moment » (Leçons, § 14, 50) paraît particulièrement mal choisie. En fait il y a, tant dans la rétention que dans le « ressouvenir » qui « re-présente », toute la dynamique de la mémoire

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l’ordre structurel d’une durée qui s’est établi ; le « tout-juste-passé » est déjà embarqué dans le travail d’une mémoire, dans toute cette dynamique de perlaboration sans cesse mise en œuvre entre perception et souvenir, à peine amorcée certes dans l’écho de ce « souvenir primaire » qui participe cependant au flux de conscience comme une goutte de pluie au cours de la rivière25. Nous parlerons donc de « rétention » sans y introduire la distinction husserlienne, mais simplement comme de la forme embryonnaire de cette « extension » temporelle qui s’opère dans la mémoire par ce que Husserl nomme le « ressouvenir ». Elle sera ainsi la première expression de cette qui fait notre durée, où un soi s’affirme dans la différance temporelle, dynamique dont les « maintenant » ne sont que les figures de médiation « reconstituées ». Nous n’avons été convaincu par aucun des critères de différence entre ressouvenir et rétention exposés par Schnell pp.121-124. 1. La rétention instaure, nous semble-t-il, l’ordre d’une durée au même titre que le « souvenir secondaire » ; 2. Du point de vue de la « donation de soi originaire » (c’est-à-dire de ce qui intervient dans la perception), celle-ci n’est pas plus présente dans la rétention que dans le ressouvenir : le « remémoré » n’en est pas une nouvelle présentation sensible mais une « présentification » sur le mode du « quasi » ; 3. La reproduction du souvenir ou ressouvenir est en apparence discontinue, discrète, mais en réalité elle est continue à travers les méandres de l’inconscient et du préconscient : ainsi y a-til perlaboration incessante de nos perceptions (et souvenirs) par la ressouvenance ; 4. Les souvenirs forment avec les contenus de perception (ou de l’imagination) un continuum tout aussi dense que celui qui lie ces contenus au « tout-juste-passé » de la rétention (au sens strict husserlien) ; 5. Si la « présentation originaire » dans la perception suit bien un « ordre fixe » au sens où le flux ne peut être inversé, cette « fixité » ne va pas au-delà, car deux perceptions distinctes d’ « une même » séquence temporelle (reproduite par une caméra) peuvent varier dans l’ordre de « présentation » : celle-ci reste le propre d’une conscience et nos instruments technologiques, aussi perfectionnés soient-ils, ne peuvent que nous donner l’illusion d’approcher ce qui serait « l’ordre en soi fixe » des « donations originaires » ; par ailleurs, il y a autant de liberté de principe dans la rétention du « tout-juste-passé » que dans le ressouvenir : la preuve en est les désaccords intervenant souvent entre deux observateurs sur ce qui vient pourtant tout juste de « se produire » ; 6. Si la rétention est, tout autant que le ressouvenir, une présentification où aucune « donation originaire » n’intervient, alors le « retenu » ne possède pas par nature plus de « clarté » que le « remémoré » : tous deux ont seulement intégré plus ou moins de modifications (lesquelles ne sont pas nécessairement proportionnelles à un « temps écoulé » calculé mathématiquement) en ayant de toute manière un mode de présence différent de celui de la perception ; 7. De ce fait, « retenu » et « remémoré » ne sont pas plus « évidents » par nature l’un que l’autre, si tant est qu’il y ait même une évidence absolue de ce que nous percevons ; 8. Le ressouvenir participe, tout aussi bien que la rétention du « tout-juste-passé », à la conscience dite « originaire », qu’il perlabore sans cesse : lui aussi peut être dit « pré-immanent » si l’on entend par là simplement une fonction de la « conscience intime du temps ». 25 L’une des illusions de Husserl est selon nous d’affirmer que, dans la « reproduction » qui « re-donne le présent » où s’effectue « une succession de vécus de remémoration dans l’unité d’une conscience de succession qui les embrasse », j’identifie une seule et même succession comme « le même objet temporel », à savoir « un souvenir semblable, in infinitum » (Leçons, § 18, 60-61). Husserl ne met pas en doute cet « idem », alors que pourtant ce « même objet temporel » (A-B) est irrémédiablement perdu car perlaboré sans cesse et revenant à chaque fois en un souvenir différent ; la durée, pleine comme un œuf, densifiée par la mémoire (dont la majeure partie échappe à notre conscience spontanée, positionnelle, réfléchie), a fait son œuvre ; l’idem reproduit n’est plus qu’une référence abstraite.

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temporalité qui fait que notre présence au monde se joue dans une différance (« distance » diront certains) qui « dé-présente » et perlabore ainsi toute perception dans le flux de conscience. La seconde forme sera la « protention » au sens de l’embryon du projet, flèche lancée par l’arc tendu du désir. Il n’y a pas de « conscience originaire » en dehors de ces formes, rétention et protention, qui travaillent l’horizon du « perçu »26 et constituent en cela la temporalité de tout objet intentionnel27. « Rétention », « protention », articulation des deux dans le « moment », ne sont pas des objets intentionnels « dans le flux » mais sont des fonctions ou opérations du flux. En cela on peut dire qu’elles sont les actes constitutifs des « tempo-objets » ou, si l’on préfère, les formes structurelles de la durée ou « extension temporelle »28 de tout objet intentionnel. En ce sens restreint on peut dire avec Schnell qu’elles ne relèvent pas de la « sphère immanente » en cela qu’elles ne sont pas elles-mêmes des objets immanents. 26

Il y a bien une différence de nature entre perception sensible et souvenir (voir note 24 cidessus), mais cependant on pourrait aussi parler de « perception » en un sens beaucoup plus large et plus fructueux (Husserl semble lui-même évoquer cette extension dans Leçons, § 16, 55) : le « perçu » ne se limiterait pas à l’objet de l’intuition sensible mais s’étendrait à « des continuités d’appréhensions ou plutôt un continuum unique qui se modifie en permanence » (Leçons § 16, 56) ; dans ce continuum, par exemple celui d’une mélodie, « perception et nonperception passent continûment l’une dans l’autre » (ibid.), c’est-à-dire que le perçu « s’étend » temporellement à la fois vers le remémoré et l’attendu. Tout le problème est que Husserl lui-même brouille les limites dans le chapitre 17 des Leçons (58) en reconduisant la distinction « souvenir primaire » - « souvenir secondaire », en faisant du premier une « présentation » où « nous voyons le passé », et du second une « re-présentation ». Nous récusons cela car, selon nous, hormis l’intuition sensible qui donne « en personne », il n’y a que des « représentations », fût-ce du « tout-juste-passé » dans le souvenir soi-disant « primaire ». Par ailleurs ce n’est pas la perception comme intuition dans « l’acte-dumaintenant » qui est l’acte « créateur-de-temps » mais justement la modification même, qui fait la durée (et non une suite de « maintenant »), modification qui traverse même la perception sensible en la perlaborant par une mémoire dont la plus lourde charge est souvent inconsciente ; mais Husserl ne prend jamais cela en compte et reste campé sur une vision du temps qui le réduit in fine à la suite des « actes qui constituent originairement ». 27 Ce qui nous sépare de Husserl est que ce dernier prétend pouvoir parler du temps autrement que comme durée, à savoir en parler comme suite des actes « créateurs de maintenant » ou « consciences originaires » où seraient données les « objectivités » temporelles. Le premier alinéa de la Leçon 18 est significatif de ce point de vue : « quelque peu différemment se présente la signification constitutive des souvenirs primaire et secondaire, quand nous avons en vue, au lieu de la donnée des objectivités qui durent, celle de la durée et de la succession elles-mêmes » (59). Si, comme nous le soutenons, il n’y a aucun sens de « l’objet qui dure » en dehors de cette durée de la conscience (dans laquelle s’inscrit la succession) constitutive de la temporalité, alors le seul « point de vue » possible est celui où l’acte « créateur de temps » n’est pas conscience originaire mais modification dans laquelle le perçu est traversé par la dynamique conscientielle de la mémoire et du projet. 28 Cette notion d’ « extension temporelle », qui apparaît chez Husserl dès 1900-1901 dans des textes contemporains des Recherches logiques (voir notamment Husserliana X -B, texte n° 12, 167-169, 82-84), nous paraît être tout à fait essentielle et pourtant insuffisamment mise en valeur car contrariée par la logique dominante de l’impression instantanée originaire.

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Certes, mais ces fonctions ne prennent sens et effectivité que dans cette « conscience de fluer » qui est en-elle-même un flux de conscience et rien d’autre. Nous en arrivons ainsi à affirmer (ce que Husserl ne fait en aucun cas) qu’il n’y a pas d’ « objets temporels » qui seraient derrière ou en dehors de ces fonctions temporelles, car celles-ci sont constitutives de la durée des objets intentionnels. Quant aux « tempo-objets » ils sont ces objets intentionnels en tant que traversés par le flux, qui est effectif en ses moments constitués par les fonctions ou opérations temporelles. Husserl distingue29, d’une part, une « temporalité objective immanente » dans laquelle des « phénomènes d’écoulement » constituent la forme temporelle de l’objet intentionnel, par exemple un son perçu qui se prolonge continûment dans sa « marche en avant » ou son « processus » (Vorgang), et d’autre part, le « flux absolu de la conscience » où s’auto-constitue une conscience de temps dans sa structure modale30. La « temporalité objective immanente » s’élaborerait à partir de « points de durée » qui correspondent à des « points de contenu » de l’objet intentionnel. Nous dénoncerons ce « pointillisme » comme une illusion : on ne fait pas une durée avec des « points de durée », pas plus qu’on ne trace une ligne avec des points géométriques. Le point est simplement une limite qui indique une fin ou un commencement, il n’est jamais une partie ou une composante, encore moins un facteur dynamique. Or la durée est une fonction dynamique et non une juxtaposition de « maintenant » comme points-limites. En projetant la durée dans une suite égrenée de points on risque fort de la dissocier de sa source, de sa dimension originaire qui est flux de conscience comme unité continue de modifications temporelles. Il nous paraît y avoir là une seule et même réalité en acte : une activité intentionnelle qui se temporalise ; autrement dit, le processus de l’objet intentionnel « s’écoulant » n’est rien d’autre que l’expression du flux de conscience31. Il n’y a pas des phénomènes d’écoulement qui deviennent conscients mais des phénomènes d’écoulement constitutifs d’une conscience en acte (intentionnelle). De ce point de vue, il faut concéder que Husserl semble avoir lui-même répondu en ce sens dans certains textes où il paraît bien reconnaître que l’apparition d’un nouveau contenu (une « impression originaire ») ne peut être engendrée que par le flux, dans lequel nous l’isolons par pure abstraction : « cette production à la file (des contenus originaires) est une conscience productrice où la durée vient continûment à la conscience » et « le flux de la modification fait un avec le flux du surgissement à neuf »32. Il le dit peut-être encore plus 29

Voir Husserliana X -B , n° 53 et 54, 366 sq., 237 sq. C’est cette distinction que nous récusons in fine (voir aussi note 43 ci-dessous). 31 En cela nous pensons que les interprétations divergentes (« immanentistes » ou non) peuvent être conciliées : le « flux absolu » est bien dimension ultime de la subjectivité, mais active et effective au sein même de la seule temporalité immanente. 32 Husserliana X -B, n° 54, 368, 239, et MB n° 12, 243, 197. 30

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clairement dans un texte des Leçons de 1905 que nous privilégierons : « (l’intentionnalité transversale et l’intentionnalité longitudinale) formant une unité indissoluble, s’exigeant l’une l’autre comme deux côtés d’une seule et même chose, enlacées l’une à l’autre »33. Par ailleurs il s’est efforcé, comme nous le verrons, de reconnaître cette unité dynamique dans le jeu de la conscience rétentionnelle, même s’il n’y est pas vraiment parvenu, nous semble-t-il. Comment peut-il, à partir de là, continuer à parler de « points » là où c’est d’ « extension temporelle » qu’il s’agit ? Et comment peut-il encore parler d’une « série objective du temps » sur la base du « remplissement » du maintenant, alors que ce remplissement ne peut « faire du temps » que dans l’horizon d’une évaluation qui lui donne sens ? On ne peut pas se satisfaire d’une dualité entre flux de conscience et temporalité des objets immanents, car cela nous contraindrait peu ou prou à admettre deux « temps ». On pourrait croire qu’une solution serait de chercher une médiation entre « durée objective » et flux de conscience, médiation à partir de laquelle un « flux absolu » pourrait venir constituer à la fois le flux (« longitudinal ») de la conscience comme suite organisée de ses phases et la durée objective. C’est ce que Husserl tente de faire dans le texte 53 du dixième volume des Husserliana34. Il croit trouver cette médiation dans ce qu’il nomme « apparition » et qui serait la « manière » selon laquelle le temps est donné, autrement dit la modalisation temporelle du donné. Le problème est que l’ « objet temporel » est posé comme un « donné (datum) hylétique » qui aurait son « extension temporelle » ou durée : cela ne fait-il pas ressurgir encore une fois un « temps-de-la-chose » (comme donné de la sensation) que l’apparition ne ferait que modaliser pour la conscience ? Que pourrait bien être ce soi-disant « datum temporel » en deçà de la modalisation de ce donné pour une conscience ? Il y a bien une « matière » (hyle) du donné sensible, de par laquelle l’ « objet temporel » peut être dit demeurer « identique à lui-même » ; mais cette identité, que l’on nommera par exemple de façon ambiguë « le son unique durant », n’a rien à voir avec la temporalité de l’objet si l’on entend par là que cette « identité » consiste, dans cet exemple, en un certain type d’onde dont les propriétés physiques demeurent invariables. Il n’y a pas d’identité (idem) temporelle de la chose physique mais seulement une identité physique atemporelle de la chose 33

Leçons § 39, 108. Husserliana X -B, n° 53, 360 sq, 231 sq. C’est dans le texte n° 39, datant de 1909, que Husserl en arrive, d’une part, à la dissociation de la temporalité de la conscience perceptive et du temps objectif des objets perceptifs, d’autre part, à la nécessité de les relier dans un rapport de constituant à constitué, ce qu’il croit pouvoir réussir en posant une temporalité préobjectale, pré-immanente, celle d’une “conscience absolue”. On en arrive là à cette énigme “absolue” d’une temporalité constituante atemporelle, sorte de flux non fluent, ce qui nous paraît être une pure abstraction échafaudée sur le sol de cette seule vérité : nous sommes sur le mode temporel, autrement dit, nous nous constituons temporellement.

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(comme système de déterminations naturelles)35. L’erreur serait de croire qu’il y a une temporalité invariante de la chose distincte du flux de conscience dont les phases marquent, elles, un perpétuel changement, à travers des modalisations exprimées dans des actes intentionnels (perceptions, rétentions, …) et qu’il faudrait donc trouver une passerelle entre les deux. Qui plus est, cette passerelle, en tant que « manière de donner » ou modalisation temporelle, où en trouver la source sinon dans le flux phasé de la conscience ? Et l’on retombe alors sur la soi-disant dualité data – modes conscientiels, qui temporellement n’est qu’une apparence car ce que l’on nomme « durée objective » n’est que la temporalité propre à la conscience vivante en acte telle qu’elle s’exprime dans ses contenus conscientiels. Il n’y a pas d’autre « contenu de durée » que l’objet intentionnel qu’une conscience élabore sous ses « modes temporels ». Il faut donc en convenir : il n’y a de temporalité que de la conscience et de ses objets intentionnels immanents et toute distinction du point de vue temporel entre modes conscientiels et datas comme contenus hylétiques n’a aucun sens36. En cela, que l’intentionnalité propre à la « conscience absolue » husserlienne émerge, selon Bernet, dans la reconnaissance de « l’expérience « interne » d’une forme de temporalité échéant à la conscience même »37 qui n’est pas la simple perception d’un « temps objectif », nous voulons bien l’admettre, à condition d’entendre par « temps objectif » ce soi-disant coursdes-choses (le temps comme propriété intrinsèque des choses) que nous récusons ; mais nous ne l’admettons plus s’il faut comprendre par là qu’il y aurait une temporalité de la conscience qui soit dissociable de son activité intentionnelle « objectivante » (avec ses « objets immanents »). C’est pourtant, hélas, ce que laisse entendre le qualificatif d’ « absolu », qui 35

Ainsi ce que Husserl nomme “l’apparaissant tout court” ne nous paraît pas avoir d’autre statut que cette réalité physique. En deçà d’une réflexion sur le temps, on sait que Husserl a distingué les « contenus » de conscience, lesquels peuvent être différentes « adombrations » ou « esquisses » ou prises de vue sur un objet, et cet « objet » de conscience qui resterait « le même objet » à travers ces différents prises de vue. Mais que peut-on faire de cet « objet identique », quel statut lui donner ? Il ne saurait être vraiment l’objet intentionnel comme contenu immanent élaboré par la conscience en acte, car ce contenu est différent selon les prises de vue. Certes nous parlons bien de « cet objet visé » à travers toutes ces vues, par exemple « ma clef », mais il n’y a là qu’une désignation à finalité pragmatique à partir de cet agrégat physico-chimique que je considère (à tort en réalité) comme demeurant toujours le même. Mais, du point de vue de la conscience comme puissance intentionnelle en action, ce « même » n’est rien, ou rien d’autre qu’une guise de la vieille « chose en soi » que Kant avait expulsée à juste raison de notre champ cognitif. 36 Nous ne nous contenterons pas de dire simplement, comme le fait Schnell (180) qu’elle « s’avère abstraite ». Husserl reconnaitra implicitement que cette distinction doit être surmontée : les « datas » sont des « modes de donation ». Finalement, que nous dit-il au terme de toute sa réflexion sur le temps ? Rien de plus que ceci, qui nous laisse passablement sur notre faim : il y a une « conscience originaire » instituant le temps comme « figuration » (Darstellung) continue des « modes de donation (Gegebenheit) » des objets temporels avec leurs orientations intentionnelles. 37 Introduction de Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, p.47.

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signifie une sortie ou un dégagement hors du champ de l’immanence conscientielle. Nous approuvons pleinement si l’on nous dit que l’objet temporel n’est pas une unité reproductible indéfiniment à l’identique mais que « son actualisation dans la conscience hérite à chaque fois, de façon inéluctable et irréductible, d’une modification temporelle » et qu’en conséquence « un objet temporel est étendu dans le temps et modifié « par » le temps »38, à condition toutefois de ne pas poser l’extension d’un « même objet temporel » sous (ou en arrière-plan de) la modification conscientielle : la seule « extension dans » le temps est celle de la dynamique conscientielle de modification temporelle de l’objet intentionnel. De ce point de vue, lorsque Husserl dans certains passages39 parle indifféremment de la manière dont l’objet temporel est donné et du flux de la conscience, cela nous paraît bien préférable car c’est là une seule et même chose. Gardons-nous bien de poser un temps-de-la-chose « conscience » et un temps-de-l’objet physique : il n’y a de temps que pour et par une activité conscientielle. A partir de là il n’y a pas lieu de distinguer entre la « manière dont » se donne l’objet temporel (Husserl dit « le temporel objectif » - das objektiv Zeitliche) et le flux conscientiel « dans lequel » il se donne et qui est un flux temporellement intentionnel (élaborant ainsi tout objet)40. Nous récusons donc la distinction que Husserl opère41 entre, d’une part, ce qu’il nomme « apparitions » et qui seraient les « manières temporelles » par lesquelles l’objet temporel est donné selon tel ou tel mode, et d’autre part, le flux conscientiel dans lequel se donnent ces apparitions modales. Ce flux « dans lequel » la conscience dure est celui-là même dans lequel les objets intentionnels sont eux-mêmes embarqués avec leurs modes actifs de « donation » : il n’y a qu’un seul flux, celui d’une conscience qui modalise temporellement ou temporalise, c’est-àdire « à la fois » donne le mode temporel (manière de fluer) et l’objet temporel en ce mode42. Ces phénomènes de la conscience constitutive du temps, dont parle Husserl, sont bien des « apparitions » du temporel, mais 38

Schnell, p.170. Notamment Husserliana X -B, n°53, 360 ligne 30 sq., 232 ligne 13 sq. 40 Si l’on désigne comme « modes conscientiels » ces actes intentionnels (perceptions, ressouvenirs, …) qui sont autant de manières d’élaborer les objets intentionnels immanents, alors cela nous convient encore, à condition de ne pas en distinguer un « contenu hylétique » ou donné sensible qui aurait son « extension » propre comme « identité temporelle ». 41 Husserliana X -B, n°53, 362 ligne 13-17, 233 ligne 21-24 ; Husserl établit cette distinction au sein d’une trilogie tempo-objet / apparition / flux. 42 L’embarras d’un lecteur aussi rigoureux et scrupuleux que A. Schnell est patent (voir notamment pp. 172-173 et notes) devant les alternatives (sinon les contradictions) présentées par les textes de Husserl. Ce qui est certain en ce qui nous concerne c’est que, sans prétendre en aucun cas en faire l’interprétation de Husserl qui convient, nous répondons clairement que les phénomènes conscientiels constitutifs de la temporalité d’une apparition (manière de se donner d’un mode temporel) et le phénomène constitutif d’un objet temporel en tant que tel sont effectivement une seule et même réalité. 39

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qui elles-mêmes sont prises dans l’activité de cette conscience : c’est la conscience constitutive de temps qui s’exprime ainsi. Certes la conscience n’est pas réductible à tel objet temporel apparaissant mais elle est cette activité temporalisante qui s’exprime en tel objet sous un mode temporel ; elle n’est pas chose dissociable de cette activité, car sa réalité intentionnelle fluente n’est rien d’autre que le système de ces manières temporelles qui s’imposent à ses objets : elle est ce flux temporalisant. En ce flux tous ses actes intentionnels sont (comme nous tentons de l’expliciter dans ce travail) pris dans la dynamique du désir qui les met « sous horizon ». La seule manière d’accepter la notion de « conscience absolue », par laquelle Husserl croit pouvoir surmonter la dualité temps objectif / temps subjectif, serait de faire de celle-ci une conscience qui fonde la perception mais ne perçoit pas elle-même ; c’est la raison pour laquelle Husserl placera, à partir de 190943, la conscience de temps en dehors du schéma « appréhension – contenu d’appréhension » qu’il avait appliqué au processus perceptif. Mais s’est-on vraiment interrogé sur ce que peut bien signifier une conscience qui ne perçoit pas ? Cela aurait-il davantage de sens qu’un soleil qui n’éclaire pas ou un corps qui ne s’étend pas ? Mais surtout, comme nous le verrons plus loin, si nous pensons avec Husserl que seule la conscience intime du temps détient le secret de l’individuation, qu’est-ce donc que cette conscience à la fois « absolue » et « individuelle » (individuante et individuée) ? Peut-on concevoir un individu qui ne perçoive pas d’une manière ou d’une autre, qui ne soit pas engagé dans la temporalité d’une activité intentionnelle ? Certainement pas. Il faut donc, si l’on parle de « conscience absolue » comme d’un « moi pur », transcendantal, renoncer à en faire le fondement de l’individuation temporelle : cette individuation se réalise dans un vécu et non dans une forme pure ou structure transcendantale. Dans son essence, l’individualité n’est pas la propriété objective d’une chose : un objet comme « chose » n’est qu’un agrégat (terme leibnizien) découpé dans la matière selon les formes et catégories de notre pouvoir de connaître. L’individualité est une détermination essentielle du sujet comme puissance active de percevoir (la monade leibnizienne) : seul ce qui perçoit est une unité individuelle (unum per se). Autrement dit, c’est bien du côté de ce qui est agissant et vit dans le sentiment de sa puissance d’agir en exercice, que nous pouvons trouver l’individualité et celle-ci est nécessairement en acte : en cela elle ne peut pas ne pas être engagée dans le flux, elle est immanente et non « absolue ». La « conscience intime du temps » s’enracinerait selon Husserl dans cette « conscience absolue » qui trouverait son « actualité atemporelle »44 dans le 43 44

Husserliana X -B, textes 48, 49, 50, 53 et 54. Formule employée par Rudolf Bernet dans son Introduction p.49.

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moment de la rétention comme « conscience de sensation passée »45. Il semble bien que Husserl veuille désigner par cette « conscience absolue » non pas une intentionnalité d’objet (posant un objet temporel) mais une « intentionnalité pure ». Mais qu’est-ce donc que cette « intentionnalité pure », constitutive du temps sans être elle-même en acte temporellement ? La seule manière de tenter de répondre à cette question est sans doute de pointer ce qui actualise (donne une réalité effective à) cette conscience. Il semble que ce soit la rétention comme puissance de sentir le « sombrer » de l’ayant-été et puissance de marquer, de signifier cet ayant-été comme tel. Ce que veut montrer Husserl dans le texte posthume n° 49 (datant de 1909 ou 1910), c’est que cette « conscience de sensation passée » ne s’accomplit pas comme une liaison de « maintenant » distincts dans un « maintenant » actuel : mais s’il en est ainsi c’est par ce que la différence ou distanciation qui « présentifie » l’ayant-été, autrement dit la modification, a fait son œuvre. Cette modification temporalise, elle fait de nous un être-pour-letemps, un être temporal, constituant le temps comme sa manière d’être au monde. Certes, quand nous disons « constituant le temps » cela ne signifie pas : posant l’objet « temps » ; en ce sens il est vrai que le schéma de la perception comme « appréhension / contenu d’appréhension » est inapproprié au temps. Mais cela ne veut pas dire que cet être temporal que nous sommes n’est pas un être temporel, cela ne veut pas dire que cette conscience constituant le temps est « absolue » au sens où elle serait dégagée du temps. L’ « actualité atemporelle » dont parle Bernet est un véritable « nègre blanc ». L’actualité intentionnelle de la conscience est celle de son activité et cette activité elle-même est nécessairement temporelle, autant que ses objets immanents ; elle ne saurait échapper à la durée qu’elle impose à ses contenus. La temporalité (l’être temporal) de la conscience s’accomplit dans ses actes, et le souvenir (primaire ou secondaire) en est un ; et il n’y a jamais d’activité atemporelle. La modification est la puissance temporalisante propre à nos actes intentionnels, constitutifs d’objets temporels : elle est là, en acte, nous vivons en elle46. Tout le reste est pure abstraction. Nous proposons donc finalement non pas de chercher dans un flux originaire relevant d’une « sphère pré-immanente » ce qui surmonterait la dualité entre temps des objets immanents et flux de conscience, mais de nier 45

Husserliana X -B, texte n° 49, 324, 206. Dans Husserliana X -B, n° 54, 375, 244, Husserl pose un « en même temps » de la conscience qui n’est pas un simultané, et pose une « consécution » de la conscience qui n’est pas une succession, mais c’est là selon nous son erreur fondamentale : détacher le processus de conscience (« être-ensemble de modes continuellement modifiés » et « être-ensemble des sensations premières (comme) être-ensemble de modes tous de forme identique ») des objets temporels immanents qu’il constitue. Ce sont là les deux versants d’une même réalité vécue et non pas, d’un côté, une « conscience pure » et, de l’autre, une « conscience immanente ». 46

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cette dualité en rapatriant la durée dans l’acte intentionnel en ses modes (rétentionnels et protentionnels), instrumentalisés au service du désir, principe de toute intentionnalité. En somme, il n’y a pas lieu de dégager un « flux originaire de la conscience absolue » qui serait distinct du processus constitutif de l’objet intentionnel, sous réserve toutefois que l’on ait débarrassé ce processus de ce « caractère objectif » que lui donnerait une continuité de « remplissement » à partir d’un « donné originaire ». Il faut au contraire ne voir dans « le temps » que ce flux de conscience qui se suffit à lui-même dans sa visée intentionnelle en changement continu, avec ses rétentions et protentions hors desquelles rien ne « se passe ». « Avoir conscience du flux » c’est se saisir comme fluent, mais cette saisie est elle-même en flux : la conscience fluente est le phénomène constitutif du temps. Ainsi les « objectités constituées dans le temps » n’ont-elles aucune teneur en dehors de ces phénomènes constitutifs de la conscience du temps dans sa structure modale de flux. Ce qui est constitutif de tout étant temporel est lui-même temporel et est même la seule réalité proprement temporelle, à savoir une conscience singulière en acte. Après avoir distingué, d’une part, un « temps immanent » qui serait le processus d’un tempo-objet, c’est-à-dire d’un objet immanent élaboré comme suite temporelle par une « intentionnalité transversale » combinant ses rétentions, d’autre part un « quasi-temps » qui serait la suite conscientielle organisant ses modes selon une unité synthétique construite par une « intentionnalité longitudinale », Husserl se trouve dans l’obligation de réunir les deux à la source commune du « flux originaire » d’une « conscience ultime ». Il en est venu ainsi par un long détour à ce point de départ qu’il aurait dû poser et ne jamais quitter : le flux conscientiel est le seul flux temporel et l’unité du Vorgang « objectif » n’est rien d’autre que la réalisation de la visée intentionnelle propre à cette conscience en flux. Cette visée retient les multiples esquisses temporalisées qui constituent l’objet intentionnel en devenir, mais chacune de ces rétentions étant moment intentionnel, l’unité de la conscience s’auto-développe ainsi en un flux où les modalités temporelles se compliquent et s’enchevêtrent : elle est vivante comme flux de conscience qui est conscience de flux. Mais là où Husserl ne nous paraît pas avoir trouvé les noms qui conviennent, c’est quand il désigne l’élaboration du tempo-objet comme « transversale » et le flux vivant (s’auto-constituant) de la conscience comme « longitudinal ». Ce sont là des images relatives à des dimensions spatiales qui montrent encore une fois la réduction du temps en espace que dénonçait Bergson. La « transversalité » évoque la dilatation de la « ligne du temps » en ordonnée (ce que Husserl représente dans ses diagrammes par des diagonales) c’est-à-dire par rétention ou ressouvenir, au fur et à mesure que cette ligne se prolonge par ailleurs en abscisse – ce que Husserl nomme flux « longitudinal ». Mais l’une et l’autre représentation oblitèrent la dynamique temporale de la conscience, laquelle 32

ne travaille pas sur des « points « maintenant » » qui seraient des « impressions (ou sensations) originaires » reproduites d’une manière ou d’une autre ; au contraire c’est elle-même qui élabore ces pseudo - « points » comme autant de médiations de sa propre durée in situ. Il n’y a en fait ni ligne ni points mais un tracé au sens actif, et la « longitudinalité » du flux n’est rien d’autre que l’empreinte du désir qui projette la monade évaluant sa situation47. Certes, la temporalisation qu’effectue la conscience n’est pas une réflexion qui prend des actes intentionnels (perceptions, assertions, jugements,…) pour objets et ce n’est pas en partant de tels actes que nous pourrons appréhender le temps. Mais néanmoins il est illusoire de vouloir montrer la naissance, en deçà de toute scission conscience / objet de la conscience, du champ de la « dimension temporelle », dégagé dans son « originarité » hors de toute activité intentionnelle. S’il y a toujours des « traces de l’intentionnalité d’acte encore visibles dans la sphère de ce flux absolu »48 c’est parce que le flux est la marque, la signature de cette intentionnalité première, radicale et diffuse (à la mesure de sa radicalité) qui se nomme « désir ». Nous croyons à tort que « le temps » existe comme une réalité en soi ou comme la propriété d’une réalité en soi, alors que c’est seulement un système de forces – la monade – qui « se donne le temps » d’être soi : le temps n’existe pas, le temps nous signe existant, et nous existons comme être-de-désir. Nous nous limiterons à ce point d’aboutissement provisoire de notre réflexion : la conscience est intentionnelle, ses objets sont des objets intentionnels, immanents ; le flux de la conscience et le temps des objets intentionnels sont une seule et même réalité ; les « apparitions temporelles » ou manières ou modes temporels d’apparition des objets intentionnels sont 47

L’ « intentionnalité transversale », telle que décrite dans Husserliana X -B, n° 54, 380-381, 248-249, est celle qui accomplit cette différence par laquelle le présent est traversé, de telle manière que se trouve condensé en lui toute l’ « extension temporelle » ou durée à double horizon : le « moment actuel » est multimodalisé par cette dé-présence où s’articulent projet et mémoire. L’ « intentionnalité longitudinale » est cette continuité de la modification qui constitue l’unité du flux « le long de » tous ces moments de la durée des objets temporels : elle développe l’unité continue du « recouvrement » de toutes ces présences « étendues », reconduite en chacune d’elles de telle manière que le flux apparaît comme un « soi » (381, 249). Sauf à poser la pure structure logique d’un processus qui serait un simple modèle formalisé du temps « authentique », réellement vécu, on ne voit pas ce que ce « soi », cette « conscience ultime » constitutive du temps, pourrait avoir de « pré-phénoménale » ou « préimmanente » : elle est au contraire puissance prise dans cela même qu’elle constitue, et ce d’autant plus que cette modification continue nous paraît trouver sa source dans le désir, lequel ne saurait être une pure virtualité mais au contraire une vis activa travaillant ses objets et s’inscrivant dans l’immanence et le phénoménal. On notera ce qui nous paraît être justement le talon d’Achille d’un texte comme celui que nous évoquons là (et qui date vraisemblablement de 1911), à savoir que l’horizon protentionnel est totalement absent de la réflexion de Husserl. 48 Schnell, p. 104.

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les expressions du flux de conscience en tant qu’il embarque en lui ses objets ; le flux de conscience constitue une unité indivisible, tout comme le système de ses objets intentionnels embarqués dans le flux ; cette unité indivisible du flux de conscience s’élabore dans la continuité protentionnelle d’une existence sous le signe du désir. La tentation est toujours grande, comme nous l’avons vu, d’hypostasier un « temps objectif » en affirmant, par exemple, que les sons ont un temps comme « multiplicités multidimensionnelles en lesquelles le « temps d’un son » se « figure » (en tant que temps « objectif ») »49. Nous pensons qu’il n’y a pas d’autre forme temporelle que celle de celui qui perçoit et qui est constitutive de la temporalité de tout phénomène advenant. Cette forme temporelle n’est rien d’autre que le continuum de durée de phases qui, successivement, constituent le « contenu » immanent à la conscience. Le « donné originaire » maintenant présent n’est pas un point de départ sur lequel une conscience qui dure (fluente) viendrait se greffer ; ce donné est au contraire déjà pris dans ce flux comme un « objet temporel » intégré dans une phase ou continuum bidimensionnel (rétention / protention) qui le modifie sans cesse. Il ne faut pas se laisser enfermer dans l’illusion qui se tient derrière un soi-disant « temps objectif » ou une « durée objectale » distincte du « temps conscientiel »50 et qui consisterait à penser qu’un objet temporel pour la conscience se construit par correspondance avec (ou en parallèle à) des « points temporels de l’objet » qui seraient perçus. La durée est toujours celle d’une conscience qui établit pour son objet « immanent » le continuum des modalités temporelles selon lesquelles il est constitué par 49 MB, n° 7, 130, 118-119. Husserl conçoit même un (ou des) temps universel dans le cadre objectif duquel s’insèrerait le temps d’un objet (temporel) quelconque (MB n° 8, 146, 129). La notion de temps objectif revient souvent chez Husserl qui, bien que sa recherche porte explicitement sur « le phénomène de la conscience constitutive du temps », attribue bel et bien une durée à l’ « objet », non pas seulement en tant qu’objet-de-conscience immanent mais encore en tant que « chose » (voir, par exemple, Leçon § 11, 46 : « (le champ temporel) se déplace pour ainsi dire sur le mouvement perçu et remémoré de fraîche date, et sur son temps objectif, de même que le champ visuel sur l’espace objectif » (nous soulignons)). C’est là une source de méprise, car il n’y a pas de durée de l’objet physique mais seulement une multitude d’états matériels changeants, tels que nous nous les représentons dans des « appréhensions-demaintenant » au sens de « positions-de-maintenant » ; mais ces « maintenant » n’ont aucune valeur temporelle et ne sauraient constituer que des positions d’images et non une « durée objective ». 50 Nous avouons très humblement ne rien avoir compris au développement mené par Husserl dans MB n° 6, 122, 113-114. Qu’est-ce que ce « temps de la perception continuelle ellemême » qui serait différent des « modalités temporelles en lesquelles elle est à chaque fois donnée » ? En quoi « le jugement (exemple pris par Husserl : « 2 est inférieur à 3 ») un, comme processus dans le temps du jugement n’englobe (-t-il) pas les mutations rétentionnelles et protentionnelles qui relèvent du phénomène judicatif de la conscience intime » ? Seul le contenu noématique du jugement peut être hors phénomène temporel ; pour nous il n’y a pas de « temps propre d’acte » en dehors de cette temporalité du phénomène pour la conscience intime.

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intégration51. Quand on parle de « temps objectif » l’expression est toujours ambiguë. On ne doit pas l’opposer à ce qui serait un « temps formel » entendu comme forme subjective purement contingente (ce qui équivaudrait à nier le temps ou à le réduire à une illusion). Le temps est bel et bien une forme conscientielle (Kant ne nous a pas appris autre chose) et cette forme s’impose à ses objets immanents comme contenus intentionnels (qui ne sont rien en dehors de la conscience en acte). En ce sens et en ce sens seulement on peut parler de temps « objectif », en abandonnant toute signification qui ferait du temps un « hors conscience », encore moins une propriété physique des choses. Comme le dit lui-même Husserl, qui aurait dû s’en tenir là fermement, « à partir de tout apparaissant, représenté, pensé au sens le plus large nous (sommes) reconduits à des vécus, et tous les vécus (sont) dans le flux tempo-constituant, et par conséquent ils subissent une objectivation immanente : justement celle menant à des apparitions de perception, souvenirs, attentes, souhaits, etc. en tant qu’unités de la conscience interne »52. Le temps est donc forme d’une conscience intentionnelle en acte qui est forme de toute objectivité possible : c’est en tant que telle que nous l’interrogeons en son essence c’est-à-dire en tentant de dégager son principe. Husserl cherche à remonter en deçà de la scission sujet / objet en trouvant un transcendantal « premier » dans un processus qui fait sens quant à la temporalité. Ce « processus originaire » (Urprozess) serait le système organisé des vécus selon lesquels se donnent à nous les manières ou modalités temporelles qui s’imposent aux objets immanents. Ces « vécus originaires » seraient ceux d’une « conscience originaire » qui serait sans contenu intentionnel et hors du flux de la conscience intentionnelle. Cette conscience serait « non-temporelle » au sens où ses vécus ne seraient pas des objets temporels53 et où elle-même ne serait pas conscience fluente 51

Il faut reconnaître que certains textes de Husserl datant des années 1904-1905, tels que par exemple Husserliana X -B, n° 33, 232-233, 134-135 (feuillet inséré dans le brouillon des Leçons), vont tout à fait dans le sens que nous souhaitons donner à une compréhension du temps comme durée : l’acte perceptif de maintenant y est compris comme s’édifiant à partir de différentes appréhensions dont l’une se dirige sur l’état de maintenant de l’objet et dont les autres se rapportent à des états passés ou futurs de l’objet, autrement dit, l’instant (ou la phase instantanée) dans le procès perceptif est un enchaînement continu d’appréhensions (donc de leurs contenus) qui se rapportent aux phases présentes, passées et futures de ce qui dure, c’està-dire (selon l’expression de Husserl dans le texte précité) « un continuum en profils intuitif » (233, 135). A partir de là, puisque ces appréhensions sont des rétentions et protentions de la conscience intentionnelle en acte, on est en droit d’évacuer toute présupposition d’un « temps objectif ». Mais Husserl ne nous paraît pas être resté fidèle à cette perspective, et la notion même de « conscience absolue » atemporelle, comme aboutissement de sa recherche, nous paraît en être le signe final, car cet « absolu » implique de sortir de l’immanence (comme A. Schnell le dit fort bien) en posant une source ou un principe constitutif du temps « hors conscience fluente », ce que nous récusons. 52 Husserliana X -B, n° 45, 299, 187. 53 MB n° 10, § 5 et 6.

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intentionnelle en acte54. On voit mal ce que seraient ces vécus hors temps et sans contenu intentionnel. Ils ne sont pas « concrets », n’ont aucune « indépendance » objective, mais ne sont finalement que des opérateurs qui fonctionnent (fungieren) pour une conscience constitutive de toute forme temporelle. Pourquoi les avoir nommés « vécus », car qu’est-ce donc qu’un vécu sans teneur concrète ? Comment admettre cette conscience « vivante » (puisqu’elle a ses vécus) comme « flux constitutif du temps » qui serait « derrière le temps immanent »55 ? L’illusion est ici toujours la même : trouver la « conscience vivante ultime » ; illusion, car il faut que cette conscience constituante soit autre que celle qu’elle constitue et pourtant encore « vivante » en quelque façon. Encore une fois on a dissocié à tort ce que l’on cherche maintenant à relier. Husserl nomme chacun de ces opérateurs « noyau réel de la conscience originairement présentante » (reeller Kern des urpräsentierenden Bewustseins), dessinant à chaque fois « une ligne de frontière d’un continuum pluridimensionnel »56 des phases du temps immanent. Comment ne pas faire de cette conscience « qui n’est pas un vécu concret » une pure abstraction, comment lui conserver son essence de « flux » (constitutif) ? Schnell en arrive à dire que cette « sphère pré-immanente » est dotée « d’une objectivité (et d’une temporalité) tout à fait spécifique, distincte de l’objectivité (et de la temporalité) immanente elle-même »57. Une temporalité spécifique à une conscience, qui serait constitutive d’une temporalité immanente à laquelle elle ne participerait pas, voilà qui est pour le moins étrange, pour ne pas dire inintelligible. Comme cette « conscience présentante » non-intentionnelle serait ultime, il faut bien qu’elle colle à ellemême pour ne pas être dédoublée, il faut bien qu’elle soit prise dans son mouvement de « vivre » ces modalités temporelles qui sont constitutives de toute temporalité d’une conscience en acte et de ses contenus intentionnels. Mais alors qu’avons-nous ainsi expliqué de plus, en quoi avons-nous fondé cela même qui n’aurait jamais dû être dissocié, la conscience temporalisante 54 MB n° 10, 184, 156-157. En certains passages Husserl réintroduit une intentionnalité dans la « conscience originaire » ; par exemple quand il dit (MB n° 9, 166 144) que les datas objectifs (par exemple les objektiven Tondaten) sont constituées comme « points du temps immanent » à partir d’une appréhension des contenus (appelés « noyaux ») de cette conscience originaire. Or cette dernière est dite sans contenu intentionnel. On peut tenter de s’en sortir en introduisant une autre forme d’intentionnalité. Mais laquelle ? Dire que ces datas originaires sont des « représentations » (Darstellungen) des datas immanents, ne résout rien, bien au contraire, car c’est là reproduire le schéma intentionnel que Husserl applique aux datas immanents eux-mêmes « représentants » des « objets transcendants » ; et comment cette conscience originairement « présentante » pourrait-elle être en même temps « représentante » ? Il y a là encore un embarras inextricable qu’Husserl paraît bien subodorer (voir notamment MB n°9, dernier alinéa). 55 MB n° 9, 179, 154. 56 MB n° 9, 179, 153. 57 p. 191.

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et la conscience temporalisée (fluente) intentionnelle ? C’est au contraire en revenant à la « conscience auto-constituante », en acte temporalisant, que nous pourrons éviter l’embarras inextricable dans lequel nous risquons de nous enliser. L’acte intentionnel est temporalisant, non pas en tant qu’il pose les déterminations d’un objet perçu ou imaginé, mais en tant qu’il est luimême l’expression d’une dynamique appétitive qui le porte : le désir temporalise. Si nous affirmons la conscience comme « auto-constituante », encore faut-il que nous posions un principe qui vectorise cette « autoconstitution », sans quoi la temporalité pourrait tout aussi bien être le simple cours des états de la matière, auto-constitué selon ses lois au hasard des contigüités et des combinaisons occurrentes. Nous désignons ce principe comme désir c’est-à-dire tension d’une unité de vie singulière vers sa puissance optimale d’agir58.

Les modes temporels constituant le flux : rétention et protention dans la dynamique du fluer. Husserl développe dans le troisième chapitre du septième texte des Manuscrits de Bernau une notion qui mérite qu’on s’y attache particulièrement : « il appartient à l’essence propre de la conscience (…) qu’elle ait une existence, une effectivité individuelle en ce qu’elle se constitue elle-même comme effectivité individuelle (…) elle s’individue elle-même mais aussi (…) crée l’individuation, constitue (les objectités) comme individus, crée une forme du temps rendant possible pour eux l’individuation d’une manière qui leur est nécessaire et propre par essence »59. C’est pourtant la dernière proposition de cette citation qui fait problème : « d’une manière qui leur est nécessaire et propre par essence ». Si l’on s’en rapporte à la première partie de l’énoncé, on devrait se contenter de dire ceci : c’est la forme temporelle et ses modalités qui est constitutive d’un « objet individuel » existant pour une conscience, selon une « nécessité eidétique » où « moi pur et objet en général (…) s’entre-appartiennent »60 dans la relation perceptive. Mais à partir de là Husserl dérive vers une notion de temps objectif : ainsi « l’individu-son est un seul et même son quel que soit le maintenant où je suis moi-même (…) en éveil et (…) l’intervalle 58 Le « désir » est cette tension qui nous projette vers telle ou telle cible de notre puissance d’agir, mais il y a en elle cet élan ou effort (conatus) vers l’optimum (de cette puissance d’agir) qui oriente fondamentalement toute activité intentionnelle d’un individu vivant. Nous écrirons avec un « D » majuscule cet élan fondamental, en signifiant par là le principe de tous les désirs d’un individu vivant, à savoir son effort ou sa tension en vue d’accroître de manière optimale (d’ « optimiser ») sa puissance active. 59 MB, n° 7, 131, 119. 60 MB, n° 7, 132, 119.

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temporel lui appartenant comme forme d’individuel est le même »61 et il précise que « cela vaut pour les objets immanents tout comme pour les objets transcendants, pour leur temps transcendant (…) le temps de la nature physique est une forme où s’insèrent dans la succession déterminée les évènements physiques »62. On peut difficilement aller plus près de l’affirmation d’un « temps physique »63. Ainsi le temps appartiendrait objectivement à l’essence de chaque entité physique posée comme individu. Cela suppose d’abord qu’il puisse y avoir une individualité de l’objet physique qui lui appartiendrait « par essence », autrement dit par exemple, du fait d’être une onde sonore qui se propage dans l’air. Mais s’il en est ainsi est-ce plus précisément du fait qu’elle est sonore ou bien simplement du fait qu’elle est une onde ? Si c’est du fait qu’elle est sonore (ou visuelle s’il s’agit d’un rayon lumineux), alors nous savons que son « individualité » sera éminemment relative et fort différente selon que la perception est celle d’un homme ou d’un autre animal et même selon qu’elle sera celle de tel ou tel individu humain en situation concrète de mouvement. La temporalité qui serait constitutive de l’individualité de l’objet physique et qui serait liée à sa qualité perceptive ne lui appartient nullement « en propre » ou « par essence » ; celle qu’on lui attribuerait ainsi « en propre » n’est qu’un simple postulat sans fondement et reste en tout cas une énigme absolue. Si l’individualité appartient à l’onde sonore du fait qu’elle est simplement une onde, quelle que soit sa qualité perceptive, alors la « temporalité » constitutive de cette individualité sera attachée à son état de mouvement qui commence puis s’interrompt. Mais il ne saurait y avoir mouvement qui commence ou s’interrompt « en soi », autrement dit en dehors de tout système de relations entre lui et d’autres mouvements, ce qui veut dire que le mouvement est un état relatif dont la « temporalité » ne saurait être indépendante du point de vue de celui qui l’observe et l’évalue ; ainsi donc nous retombons toujours inexorablement sur l’évaluation d’une conscience perceptive qui détermine ce que Husserl nomme « l’effectivité individuelle » d’un objet physique et l’individualité de cet objet ne lui appartient nullement « par essence » mais seulement de par son effectivité pour cette conscience qui le perçoit, dans le temps de cette perception qui est, comme nous le verrons, une mémoire projective et qui évalue un état relatif de mouvements comme système de phénomènes. Pour qu’il y ait ce qu’il nomme de l’ 61

MB, n° 7, 134, 121. Ibid. (nous soulignons). On retrouve le temps comme détermination eidétique de l’entité individuelle dans le § 5 : « ce « en elle-même » (de la durée) est l’intervalle temporel en tant que forme eidétique de l’individu en question qui a une objectivité identique comme objet temporel (…) cet identique est l’objet temporel (Zeitobjekt) et le temps objectif lui appartient comme temps identique » (135 et 136, 122). 63 On retrouve cette affirmation dans un texte comme MB, n°2, 45, 60 : « un courant d’eau (…) a son être dans le temps objectif », ou encore « l’objectivité extérieure dans le temps extérieur ». 62

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« objectivement temporalisé », autrement dit un véritable « objet temporel » (Zeitobjekt), Husserl reconnaît64 qu’il faut qu’il y ait un « sombré dans le passé », autrement dit un flux de rétentions vivaces constituant cet objet ; comment y aurait-il un tel « objet retenu » sinon comme objet intentionnel d’une conscience qui est mémoire ? Cet objet n’a plus d’objectité que dans cette rétention propre à une conscience qui « dure ». C’est pourquoi ce qui devient en « sombrant » dans le passé ce n’est nullement la chose elle-même mais un « mode toujours nouveau du passé » ou, si l’on préfère, un nouveau perçu qui prend la modalité temporelle du « passé »65. Si l’on écarte cette position d’un temps absolu que Husserl croit devoir présupposer pour fonder la possibilité d’un temps intersubjectif (alors que le temps intersubjectif n’est rien d’autre que le système de compatibilité – mathématiquement paramétrable – entre les temps propres à des sujets dont l’état de mouvement – vitesses et distances parcourues – le permet), on peut néanmoins retenir l’idée, en elle-même fructueuse, d’une temporalité « individuante » au sens où le temps serait la forme propre à cet effort d’une conscience de s’affirmer comme différence singulière dans l’évaluation de tout objet et de sa propre puissance d’agir sur cet objet : nous nous approchons là de ce que nous nommerons « soi » qui, dans cette différence, perçoit temporellement l’objectité à laquelle il donne sens. Bien qu’ayant posé une « conscience constituante » du temps, Husserl ne cesse de réfléchir sur le temps comme s’il s’agissait d’une certaine donnée objective, celle du maintenant avec le contenu le remplissant, posé comme un « point d’objet temporel » originairement présent se modifiant en un passé-de-ce-maintenant « toujours plus lointain », comme une ligne tracée où chaque point d’impression devient marque ou empreinte une fois pour toutes, l’un à côté de l’autre dans un continuum de positions contigües. Mais le temps est-il un continuum du même ordre que cette ligne géométrique ? Certainement pas. S’il y a un « continuum de modes de passé » de tous les points « écoulés » de telle sorte que « les modes sont reliés les uns aux autres en médiateté continue »66, c’est justement parce qu’il ne s’agit pas de « points temporels » juxtaposés mais qu’au contraire chaque maintenant s’abreuve à une mémoire pour constituer un « nouveau maintenant » qui luimême s’abreuve à une mémoire, etc. ; et s’il en est ainsi c’est parce que ce fluer, où le reflux d’une mémoire traverse le présent, est lui-même orienté par l’afflux d’un advenant en protention. On l’aura compris, la mémoire dont nous parlons n’est pas pure reproduction du « même » mais traçage d’une évolution, d’un parcours dynamique orienté par cette protention. Je vois 64

MB, n° 7, § 6, 137, 123-124. Voir à ce sujet MB n° 7, §7, 140, 126. 66 MB n° 8, §1, 144, 128 65

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maintenant arriver au loin Paul, puis je me souviens maintenant que j’ai oublié de lui rendre un document : maintenant le souvenir de l’arrivée de Paul s’est « coloré » du souvenir de mon oubli et sa présence devant moi n’est plus celle du Paul arrivant au loin, parce que je suis orienté par l’horizon de mon amitié avec lui, horizon lui-même éclairé par celui de mon obligation à son égard, horizon où affluent mes souvenirs de situations analogues (j’ai souvent commis ce genre d’oubli) qui ont alimenté mon sentiment de culpabilité. C’est tout ce double continuum, où le mnésique et le projectif se catalysent l’un l’autre, qui constitue ma « durée », pour laquelle la description géométrique adoptée par Husserl nous parait totalement inappropriée, sauf à vouloir faire du « temps » un simple paramètre mathématique pour notre description du monde physique, au regard duquel la durée d’une conscience n’a pas lieu d’être prise en compte comme « constituante » puisqu’on se limiterait ici à un schéma de représentation mathématique où la suite des « points temporels » est le strict décalque de celle des « points d’objets », c’est-à-dire où le fluer n’est plus rien d’autre que la loi de la relation entre des « atomes de flux originaire (Urstrom-Atome)67 ». Comment ne pas voir pourtant que le temps n’a de sens que par et pour ce « soi » qui dure, où la modification elle-même se modifie, de telle sorte que « le contenu comme matière de la forme maintenant », dont Husserl parle comme d’un « même selon le sens »68, se dissout tout autant que son « point temporel » dans ce double continuum du flux vivant intentionnel où le sens est embarqué. Disons-le clairement : la « présence originaire » n’existe pas, elle est investie d’emblée par un horizon de fluence qui en fait une « présence pleine »69, en laquelle « l’identique de chaque présent » n’est plus qu’une 67

Expression figurant dans MB n°8, §1, 147, 130. Sans cesse Husserl cherche à comprendre le fluer du temps comme un continuum de phases à partir d’éléments originaires qui seraient les « atomes de flux » (voir encore le même texte, 149, 131) ; on peut aussi citer le même texte, 150, 132 : « l’entrée en jeu d’un nouveau point originairement présent de l’objet (…) s’attache à chaque mutation du point d’objet temporel chaque fois originairement présent en son passé le plus proche ». 68 MB n 8, §1, 145, 129. L’illusion du « même » qui passe à travers le système des formes de modifications comme armature fixe d’une structure globale relève d’une analyse purement formelle et abstraite du temps, qui se tient en dehors de l’intentionnalité vivante et concrète, et raisonne sur le temps comme sur un problème de géométrie dans l’espace (point, éloignement, intervalle…). 69 voir la distinction entre présence pleine et présence originaire dans MB n° 14, §1, 274-275, 219. Dans le premier diagramme de Husserl sur le temps, daté de 1905, il est clair que l’abscisse représente le « temps objectif », que l’ordonnée du « sombrer dans le passé » ne ferait que décalquer en mémoire (A = Ab = Ac, …), ce qui fait que les diagonales (dont chacune constitue une conscience réelle en acte) se composent par addition, sans qu’il y ait ce travail de genèse des verticales (ordonnées) entre elles qui constitue à proprement parler une durée. Husserl n’a pas su reconnaître que la « présence pleine » n’est pas une agrégation de « présences originaires » élémentaires mais (pour reprendre une métaphore tirée du débat avec

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abstraction70. Le soi est lui-même embarqué dans cette « présence pleine » orientée dans le flux du projet qu’alimente lui-même l’afflux-et-reflux de la mémoire vivante. C’est une « unité de fusion » en altération continue qui se manifeste à chaque « maintenant »71. On peut comprendre cette unité de (et en) fusion comme cette auto-différenciation de l’acte de percevoir dont parle Husserl (à partir de 1905)72. Mais qu’est-ce que cette altération qui fait que cette unité n’est jamais la même ? Dans ce qu’Husserl nomme les « mutations rétentionnelles » il semblerait qu’il y ait l’identité (Identität) d’un seul et même maintenant, qui serait « étagée intentionnellement », autrement dit qui prendrait divers visages ou aspects intentionnels (Abschattungen), tout en demeurant identique « en lui-même ». Mais en réalité dans la durée les « maintenants » diffèrent, avec « une intentionnalité continûment nouvelle » : dans le processus de la conscience ils sont donnés comme des « vécus intentionnels différents », dans « un étagement continuel de divers (non d’identique) »73. Toutefois, reconnaître la temporalité de l’acte perceptif en ce qu’il ne cesse de se modifier ne suffit pas pour éclairer en quoi cette modification est continue. Si cette altération était simplement la résultante du « toujours nouveau » au sens du « non-identique » propre à chaque maintenant, quel que soit son contenu intentionnel (même ou autre), alors comment pourrait-elle être continue ? Comment pourrait-elle éviter d’être une succession de maintenants discrets, qui n’aurait rien d’une durée ? S’il y a bien continuité de l’altération, c’est bien parce que le contenu intentionnel est impliqué dans cette altération comme dynamique d’un sens : ce contenu exprime une intentionnalité qui varie continûment, dont l’unité Meinong) une sorte de « mélodie » continue où aucune saisie perceptive n’est instantanée, où tout est en perspective, profilé à l’horizon d’une conscience qui dure (seule réalité de l’abscisse). 70 Husserl dit lui-même que « la phase de la conscience qui constitue le pur maintenant (…) ce n’est là qu’une limite idéale, quelque chose d’abstrait qui ne peut rien être lui-même (…) (et reste) en commerce continuel avec (le non-maintenant) » (Leçons § 16, 57). Il aurait dû s’en tenir là pour comprendre le temps comme durée et non comme succession d’instantanés : le « point par point » du temps n’est qu’une abstraction illusoire. 71 MB, n° 7, §1, 125, 115. La notion même de « fusion » rend inadaptée la conception du temps en termes de « points temporels » nommés « maintenants » et modifiés : que le point soit une partie ou qu’il soit une limite, on ne peut faire le « fluer » de ce qui est en perpétuelle fusion ni avec des parties élémentaires juxtaposées, ni avec des limites qui commencent ou arrêtent un mouvement. Mais toujours la tentative de faire du continu avec du ponctuel ressurgit chez Husserl (voir par exemple, Leçons, § 31, 89-90) : il en arrive même à parler de « moment continu » (ibid, 86), terme pour le moins confus, pour expliquer l’individuation. 72 Le passage suivant (Leçons, § 31, 86) nous paraît illustrer parfaitement ce point fondamental de divergence : « la modification continue de l’appréhension dans le flux continu ne concerne pas le ut quale de l’appréhension, son sens, elle ne vise pas un nouvel objet (…) mais sans cesse le même objet avec ses mêmes instants ». Pour nous cet idem passe dans le flux de la modification. 73 MB n° 7, §1, 126, 115 et116.

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dynamique est constitutive d’une « identité » supérieure que nous nommerons volontiers « ipséité » ou « être soi ». Là où Husserl nous paraît avoir fait fausse route c’est justement en affirmant qu’il y avait une « identité » du maintenant que les abschattungen ne feraient que décliner dans les séries rétentionnelles74. Au contraire, chaque maintenant (ou moment présent) est emporté dans le flux parce qu’il est d’abord constitué dans le flux, celui d’une conscience en acte fluant par essence, au sens où elle est un « continuum d’orientation »75. C’est justement cette orientation propre au désir (ormè) qui fait l’altération continue dans laquelle le soi (ipse) s’exprime par les « modalités temporelles ». Il n’y a pas une simple succession de « nouveaux maintenants » uniques (originaux) mais bien une durée où l’original se médiatise continûment, car ce n’est pas une simple médiatisation rétrospective, « après-coup », mais la rétention est bel et bien continûment constitutive d’un être-soi en ses actes, et le flux reflue parce que la durée est protentionnelle et la mémoire prospective. Ce qui nous sépare de Husserl peut se formuler ainsi : Husserl a cru pouvoir dissocier dynamique du sens et temporalité, alors que nous affirmons la seconde comme constituée dans la première en tant que flux de la conscience intentionnelle « modificatrice »76. Formulons donc cette proposition : Le soi est ce plein présent qui « se fait » (on peut dire qu’il est continûment « à être ») dans un flux projectif qui se ressource continûment à sa mémoire.

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Nous construirions volontiers le schéma suivant :

durée ou continuum des modifications de la perception M : -----M-------M’---------M’’----------P-----------> et leurs phases rétentionnelles : ---------------M1--------M2M’1-------M3M’2M’’1 Ce schéma est simplifié puisqu’en chaque point de la durée sont remémorés non seulement chaque perçu passé mais aussi chaque remémoration passée, et ce avec M’2 ≠ M’1 ≠ M’ et également M3 ≠ M2 ≠ M1 ≠ M. Si M et M’ (donc également M1 en M’) co-constituent M’’ dans la durée, alors il n’y a pas le même M qui demeure inchangé ; donc le « maintenant » de la conscience qui dure n’a jamais la même « teneur d’essence », sauf à l’assimiler à la chose perçue, ce qui suppose d’hypostasier une « durée objectale ». 75 Expression de Husserl, 126, 116, par laquelle il nous paraît toucher à l’essentiel. 76 « L’originarité s’étage en médiateté continue » (126, 116) ; « différents degrés d’originarité dans la coexistence (au sens d’un flux) ne peuvent pas par principe être liés par une conscience du recouvrement d’identité » puisqu’il y a altération continue dans le flux ; mais « différents degrés d’originarité dans la succession peuvent être complètement régis par une unité de l’identité » (127, 116) : certes, mais il s’agit alors de l’identité d’un ipse jamais « identique » (idem).

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Pour nous aventurer plus avant dans la dynamique du fluer constitutive du soi, remontons une dizaine d’années en arrière par rapport aux Manuscrits de Bernau et engageons une brève lecture de certains textes husserliens des années 1905 -190977. Il est logique en effet que nous remontions ainsi le cours chronologique des travaux de Husserl dans la mesure où nous n’avons pas voulu le suivre dans sa démarche de constitution d’une sphère « préimmanente » et où nous recentrons notre réflexion sur des notions développées bien avant les Manuscrits de Bernau et qui appartiennent à la seule sphère du « temps immanent ». Si l’on comprend bien les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps et notamment les textes 28 à 33, qui datent de 1905, la perception du temps comme « temporalité », « existence dans le temps », serait la résultante d’une sorte de « fusion » (Verschmelzung) entre différentes appréhensions, les unes perceptives saisissant des contenus « présentants » et constituant ainsi autant d’impressions « originaires » au présent, les autres mnésiques ou anticipatrices saisissant des contenus nonprésents et constituant autant de modifications des premières. Ces diverses appréhensions fourniraient la « matière du temps » (ZeitMaterie) en suivant les modifications continues de leurs contenus présentants en contenus modifiés (nommés « phantasmata » par Husserl). Mais rien ne nous paraît s’éclaircir vraiment tant qu’on s’évertue à comprendre le sentiment du flux ou « sens intime » de la temporalité à partir de « points temporels » nommés « maintenants » (avec leurs contenus d’appréhensions originaires ou modifiés), points temporels eux-mêmes décalqués sur des « points objectifs » comme autant d’états-de-la-chose (qu’elle soit chose perçue ou chose percevante nommée « conscience ») dont la transformation serait comme la matrice du temps. Il faut au contraire, selon nous, renverser clairement la perspective : c’est la dynamique propre à l’activité d’une unité appétitivo-perceptive qui met en œuvre la « fusion » des appréhensions comme fonction temporelle ; les « états présents » de ces appréhensions ne sont que les équations provisoires de cette fonction, comme autant de mises au point successives de nos vues sur ce que nous appelons un « même objet », et qui en tant que tel n’a d’autre réalité pour nous que cette cohérence de notre activité perceptive continue dans le double horizon (rétentionnel et protentionnel) de notre durée. Si l’on se laisse obséder par le « problème de l’identité de la chose », on risque d’ordonner le temps à la série des transformations de cette chose, alors même que cette série n’est pourtant que l’objectivation des équations de notre durée comme dynamique propre à notre activité appétitivo-perceptive, constitutive de notre soi. Mais 77

Ces textes sont réunis dans Husserliana X : ce sont notamment les Leçons de 1905 puis le texte n° 50 de 1908 ou 1909, antérieurs d’une dizaine d’années aux Manuscrits de Bernau. La notion de « flux de conscience » n’intervient explicitement chez Husserl qu’ultérieurement, soit en 1911 (textes n° 53 et 54).

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examinons de plus près le texte de 190978 dans lequel Husserl nous propose un diagramme du temps ; ce diagramme sera repris dans les Leçons (textes datant de 1908-1909 publiés en 1928 en inversant sa présentation de la manière suivante (légèrement modifiée par nos soins dans la désignation des points) :

Chaque perception sensible actuelle se modifie en une série continue de souvenirs, qui se recouvrent les uns les autres au sens où chacun d’eux vient se prolonger dans le suivant pour y connaître une nouvelle métamorphose. Ainsi en est-il sur le diagramme des points t01, t02, t03, etc. sur chaque ligne E de « tombée » dans le passé. Ces souvenirs ne sont pas « un même » souvenir qui se répète mais les métamorphoses de t0 qui se conjuguent. t05 n’est donc que la résultante d’une série de transformations conjuguées t01 – t04, dont chaque terme est lui-même la résultante d’une série. Mais il n’y a pas que cela. Considérons le « maintenant » t3 sur le diagramme. En ce maintenant le souvenir de t0, soit t03, est perlaboré par la série des souvenirs des maintenants antérieurs, à savoir t23, t13 : en ce sens les rétentions s’imbriquent les unes dans les autres pour constituer une unité transformationnelle à chaque niveau constitué par un souvenir. La dynamique transformationnelle ne joue pas seulement sur des diagonales E comme suites d’ « adombrations » du souvenir de t0 ou t1 ou t2, etc., qui seraient de simples parallèles entre elles (n’ayant aucun point commun en tant que telles)79. Cette dynamique, qui se concrétise sur chaque ordonnée 78 79

Husserliana, X -B, 331, 211. En ce sens le diagramme figé ne permet pas de comprendre la temporalité.

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présente à la conscience, joue aussi (mais cela Husserl ne le dit pas explicitement80) en escalier, en sautant d’une diagonale à la suivante (comme d’une marche à l’autre) : c’est ainsi que t23 ne serait pas ce qu’il est si t12 n’était venu en t2 « infuser » la perception sensible t2 (devenue souvenir en t3) ; mais encore t12 n’aurait pas lui-même été ce qu’il fut si t01 n’était pas venu en t1 « infuser » la perception sensible t1 (devenue souvenir en t2). Ainsi les diagonales ne sont-elles pas indépendantes les unes des autres : elles se conjuguent pour mettre en œuvre une dynamique de la mémoire effective à chaque moment : chaque ordonnée résultera donc des précédentes qui se fondent en elle : elles « passent l’une dans l’autre »81. La structure temporelle d’une conscience vivante représentée par une ordonnée n’est que la résultante de cette perlaboration de chaque perception autant que de chaque souvenir, qui se propage (les ordonnées se projettent les unes sur les autres en suivant dans le diagramme) et dont la propagation constitue la temporalité même. Si les souvenirs antérieurs perlaborent ceux qui les suivent aussi bien pour une même perception originaire que pour deux perceptions distinctes, de même, non seulement les perceptions présentes modifient les souvenirs de perceptions antérieures, mais encore les souvenirs d’une perception retravaillent ceux d’une perception distincte antérieure : t23 participe ainsi à la transformation de t13 en t14. Chaque structure temporelle d’une conscience vivante en un maintenant t résulte ainsi de cette dynamique des flux constitutive de la temporalité. Cette dynamique s’accomplit aussi bien au sein des séries successives que dans l’épaisseur des « présences simultanées » : on doit considérer que les diagonales E ont chacune une multitude de strates entre lesquelles des perceptions simultanées et des souvenirs simultanés fusionnent ou se combinent en se modifiant les uns les autres, selon une alchimie que nous ignorons le plus souvent, fourbissant ainsi le matériel du laboratoire de notre inconscient. Si l’on entend bien la « rétention » dont nous parlons ici, on voit qu’elle n’a rien à voir avec cette rétention qui serait conservation empêchant l’accès à ce qui est ainsi conservé, de telle manière qu’il ne puisse être exploité, 80

Tout le passage du texte n° 50 (Husserliana X -B, 327, 208) cité par Schnell page 104, note 16, montre assez clairement que Husserl s’en tient à l’esquisse ou adombration (sich abschatten) du souvenir sur une diagonale E de « chute dans le passé », sans évoquer les imbrications perlaborantes qui s’effectuent entre les souvenirs distincts. Le terme même d’ « adombration » nous paraît suspect car il laisse entendre que chaque souvenir en un maintenant tn n’est que l’ombre portée d’un même point temporel donné. Pourtant si, comme il le dit lui-même, « (la perception du passé) est le continuum continu du recouvrement des intervalles rétentionnels » (supplément XXII du texte n°22 dans Husserliana XXXIII) et non de manière abstraite une « ombre » de la « présence instantanée », on saisit mal ce que peut bien être ce « même point en tant que visé » dont la donation serait modifiée en chaque souvenir actuel, dont nous parle Schnell (p.106) et qui semble bien effectivement conservé par Husserl comme une relique du « temps objectif » ou suite des « maintenants originaires ». 81 332, 212.

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valorisé, transformé d’aucune façon (« rétention » d’information, par exemple). Elle n’est pas non plus rétention comme accumulation qui fait obstacle à un flux (par exemple la « rétention » d’eau dans un tissu organique). L’intentionnalité rétentionnelle n’est rien de tout cela ; elle s’inscrit au contraire dans une dynamique de modification continue des objets intentionnels, dont elle est l’une des fonctions ou opérations fondamentales constitutives de « phases » mises en perspective « horizontale » (il faudrait dire « horizonale ») ; elle participe ainsi à la constitution fondamentale du flux de conscience nommé « temps ». On pourrait ainsi entendre, dans cette rétention qui temporalise nos objets intentionnels, la « retenue », non pas tant qui garde ou met en réserve, mais qui alimente en permanence un processus énergétique (telle la retenue d’un barrage hydro-électrique équipé pour dégager le flux énergétique) : un flux est généré qui s’inscrit dans une structure transformationnelle orientée. Ainsi est la fonction rétentionnelle pour une conscience en acte, vivante. Précisons bien sûr que cette fonction de rétention non seulement inscrit toute perception dans l’horizon d’un « passé » qui l’a perlaborée, mais encore, pour ce faire, « présentifie » ce passé dans le souvenir, nommé « ressouvenir » par Husserl. En parlant de « rétention » nous ne la dissocions donc jamais du « ressouvenir » qui la met en œuvre : la rétention est fonction de ressouvenance, toute conscience de la durée sous l’horizon du « passé » se réalise nécessairement dans l’ordre successif des souvenirs. Précisons encore que, puisque chaque souvenir est toujours lui-même retravaillé par les souvenirs antérieurs (eux-mêmes perlaborés) et par les perceptions ultérieures (devenues elles-mêmes souvenirs), la remémoration n’est jamais « reproduction » à l’identique mais « régénération » qui alimente un nouvel horizon82. Ainsi la conscience d’une durée successive ne se constitue pas par une « présentification répétée » des termes d’un ordre originaire mais par la re-création d’une phase horizontale, inscrite dans la perspective évolutive de notre projet. C’est pourquoi le passé et la succession dans le passé s’évanouissent pour qui abandonne tout projet c’est-à-dire pour celui dont la flamme de vie nommée « désir » s’éteint. Si, sur le diagramme husserlien (dont la lecture est d’autant plus difficile qu’il est plutôt inadapté à la compréhension du temps), chaque ordonnée se 82

Husserl lie indissociablement la problématique de l’identité (« le même objet ») à celle du ressouvenir comme « reproduction » (Wiedererzeugung). Selon lui, la succession comme « tempo-objet », c’est-à-dire la conscience originaire de l’enchaînement successif, est réalisée par « répétition par re-présentation» (Leçons, § 18, 61). Nous pensons que cette « identification » d’une succession comme « le même tempo-objet » satisfait sans doute notre entendement à la recherche de paramètres dans le travail de remémoration, mais elle se brouille toujours peu ou prou au fur et à mesure qu’elle s’accomplit pour une conscience embarquée irrémédiablement dans la dynamique des modifications, dynamique orientée par un projet en évolution continue.

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projette sur la suivante, est-ce simplement parce qu’une mémoire infinie pousse cette conscience vers l’avant en suivant le « cours-des-choses » tracé par l’abscisse t0 - t4, cours qu’elle ne ferait que décalquer par des rétentions qui résulteraient en ordonnées, comme autant de miroirs de cette abscisse ? Est-ce seulement que le cours-des-évènements-du-monde alimente notre mémoire, dévalant comme une boule de neige qui s’accroît dans sa chute en se modifiant ? Nous ne suivrons pas cette perspective qui serait encore tributaire d’une « durée objective », inscrite à même les choses comme ordre du « survenir ». Si les choses nous paraissent durer c’est parce que nousmêmes percevant nous durons, autrement dit parce que la temporalité est la structure essentielle d’une conscience vivante qui, en tant que telle, perçoit en désirant. La temporalité n’est pas une propriété de ce mouvement des nuages qui défilent dans le ciel derrière ma fenêtre, mais il y a temps parce que je perçois ce mouvement en durée, je le structure ainsi comme objet de ma perception où s’articule toute une dynamique, tendue par mon attente de cette unité structurelle à venir et qui s’inscrit dans la totalité multiforme de mon projet. C’est dans la profondeur toujours changeante (dynamis) d’une structure conscientielle en acte que les perspectives (représentées par les diagonales) de la mémoire s’étagent en interférant sans cesse. Chaque coupe transversale profonde constitue notre soi en une médiation de son projet. Il y a dans chaque perception présente l’extension temporelle83 d’une « phase » où s’articulent une saisie rétentionnelle et une anticipation projective : rétention et protention sont donc parties intégrantes de chaque « présence » et, en ce sens, celle-ci n’a jamais rien d’instantanée ni même d’ « originaire » à proprement parler. Pour l’acte rétentionnel84 cela va bien audelà du « souvenir primaire » qui intuitionne directement un « tout-justepassé »85 comme résonance de la perception présente (juste) évanouie ; cela va jusqu’à cette multiplicité de « souvenirs secondaires » qui « présentifient » (hors de toute perception sensible actuelle) pour nous toutes les ressources de la mémoire. Nous n’affirmerons pas, comme le fait Schnell86, que cette action de présentification dans le souvenir dit « secondaire » s’accomplit « sans aucune médiation continue entre le maintenant et le non-maintenant » : nous pensons qu’il n’en est rien et que les « souvenirs inconscients » assurent cette médiation, à travers toute une genèse rétrospective propre à la mémoire. Cette genèse est d’autant plus 83 « Les tempo-objets (…) contiennent en eux-mêmes l’extension temporelle » (Leçons, § 7, 36). 84 Si l’on affirme que la rétention n’est pas un acte, on peut craindre qu’elle ne soit plus rien d’autre que la conservation d’un certain état-de-chose ; et s’il en était ainsi, on pourrait s’interroger sur l’opportunité de toute cette analyse subtile du temps qui est menée. En fait il faut comprendre cela d’une autre façon : la rétention n’est pas l’acte positionnel d’un objet mais plutôt une certaine fonction de coordination entre les « phases » de conscience, constitutive de la temporalité (articulée selon les « tempo-objets »). 85 Leçons, § 17, 58. 86 p.101, note 4.

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complexe et subtile qu’elle est toujours, et c’est là l’essentiel, au service de la protention orientée par le désir. C’est pourquoi, dans toute cette analyse de l’intentionnalité rétentionnelle, si nous mettons entre parenthèses la dimension protentionnelle, nous manquerons ce qui se tient au cœur de la temporalité constitutive du soi vivant. C’est dans la seizième Leçon de 1905 que Husserl nous paraît toucher à l’essentiel : l’ « extension temporelle » est une sorte de « continuité d’accroissement »87. Il faut entendre par là un élan de perception qui modifie et retient continûment en modifiant ; autrement dit, conscience percevante (au sens étroit de la perception sensible) et conscience se souvenant passent continûment l’une dans l’autre dans une unité de modification intentionnelle continue : la temporalité constitutive du soi vivant se tient dans cette dynamis. Si, comme le soutient Schnell, l’objet remémoré n’existe pas pour Husserl « réellement « dans » la conscience », mais est « seulement visé » par l’acte intentionnel du souvenir, en lequel il se résout, alors on peut espérer à partir de là s’être débarrassé une fois pour toutes de tout « objectivisme » : il n’y aurait pas de « champ originel des contenus d’appréhension », mais une simple fonction de mise en relation cohérente des « phases » de conscience, constitutive de la temporalité, fonction qu’Husserl nomme « rétention ». On peut douter que le philosophe allemand se soit jamais détaché parfaitement du « temps réel objectif » ; non seulement la notion de « flux absolu de la conscience » en est finalement, nous semble-t-il, le dernier avatar, mais encore la notion de « rétention » mérite que l’on s’interroge. S’il faut entendre par là une certaine logique relationnelle entre des phases de conscience, et que cette logique est « atemporelle » au sens où elle ne s’inscrit pas « dans le temps » comme n’importe quel « objet temporel immanent » mais qu’elle en est plutôt la condition constitutive, faut-il y voir pour autant la marque d’une « passivité » fondamentale du sens temporel ? Cette « disposition temporelle » serait-elle passivement ouverte à un ordre premier, originaire, qu’elle ne ferait in fine que « mettre en conscience », intégrer dans la logique transcendantale d’un ego (constitutive de sa « temporalité » à proprement parler) ? Et de quoi nous ferait-elle pâtir ? Quel serait cet « absolu » auquel le flux prendrait sa source, en lequel il trouverait son fondement ? C’est comme si l’on voulait à tout prix que quelque chose échappe au flux pour mieux étayer le « sujet temporel ». A l’évidence nous nous refusons à réduire la temporalité à une fonction noétique qui s’accomplirait 87 § 16, 56. Le terme « accroissement » est toutefois mal choisi si l’on entend par là une simple accumulation par adjonction ou répétition (il semble bien que Husserl se soit contenté de ce sens là).

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passivement, nous l’affirmons au contraire comme une fonction active de la conscience, instrumentalisée in situ au service de son désir : elle est même l’empreinte de son élan évaluateur et signifiant exprimé dans le projet. Toute notre présente réflexion montre le caractère inapproprié de la représentation graphique du temps. Les diagrammes sont composés de lignes reliant des points dits « temporels », ce qui ne permet pas de saisir la dynamique de la mémoire. On essaie en effet de comprendre en des points (qui sont des figures d’un instant) ce qui n’est qu’un processus en marche constitutif d’une conscience en flux. C’est là chose impossible. Le flux vivant (représenté par la ligne horizontale) perlabore les contenus ou objets intentionnels, et ce travail s’exprime, pour chacun de ces contenus, par une diagonale (suite des figures d’un instant originaire). Ce travail de la mémoire, dynamique transformationnelle intégrative88, nous cherchons dans le diagramme à la représenter (et à la comprendre ainsi) par une ligne verticale qui projette la ligne horizontale (le flux actif) sur la diagonale (suite des modifications d’un « instant originaire ») : on cherche ainsi à expliquer des puissances en acte par des points sur des segments. Peine perdue car en fait, comme nous l’avons dit, il n’y a ni lignes ni points mais seulement des structures évolutives comme systèmes fonctionnels de forces qui sont in concreto des organisations d’actes intentionnels. L’échec de cet effort d’explication se concrétise selon nous dans cette image (qui prétend fonctionner comme une véritable notion) des « datas-noyaux »89 où l’on essaie de rassembler la puissance d’évaluation d’une conscience fluente dans une « donnée originaire », ce qui n’a d’autre effet que d’annuler le temps dans « l’instant » puis de chercher à extraire le flux de chaque instant, alors que « l’instant » ne fait que résulter du flux à titre de médiation. On ne peut comprendre le flux à partir des « points temporels » que seraient les « maintenants », parce que ce ne sont pas les « deux séries (rétentionnelles et protentionnelles) qui limitent idéalement le maintenant », comme le dit

88 Husserl ne peut rendre compte de cette dimension intégrative, essentielle pourtant à la constitution du flux, quand il parle (appendice I au § 4 de MB n°1, 15, 40) d’ « intervalle » comme « rétention d’intervalles antérieurs » (autrement dit, en pointant la « rétention de rétention »), car il désigne ainsi le simple cumul par répétition d’un « même » contenu de rétention (un segment de verticale qui se reproduit sur chaque verticale successive), et non la perlaboration des « segments » entre eux au fur et à mesure du fluer. 89 Nous avouons humblement que la terminologie qui gravite autour des « noyaux » demeure pour nous une énigme indéchiffrable. Nous attendons toujours une explication convaincante d’un terme comme, par exemple, « moment de noyau hylétique » ; comment la notion de « noyau » pourrait-elle être éclairante pour la constitution de la « conscience du temps » si on la redouble par un terme, comme ici « moment », qui fait déjà partie intégrante de cela même qu’il faut expliquer ?

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Schnell90, mais au contraire c’est le maintenant qui n’est que la limite idéale, abstraite, de deux puissances constitutives de la temporalité91.

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p.128. C’est d’ailleurs ce que pointe Husserl en MB n° 1, § 1, 4 32 : « Le maintenant est point limite de deux sortes d’actes « présentifiants », des rétentions et des protentions. ». 91

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Temporalité et individualité : le soi Partout où l’on part du temps « monadologique » plutôt que du temps objectif et physique c’est justement l’attente qui vient au centre de l’interprétation. (…) Le moi (…) s’appréhende (…) comme une essence qui, s’étendant dans le temps vers l’avant, aspire du présent au futur. » (Cassirer, La philosophie des formes symboliques, trad. fr., p. 205).

Avant même de mener notre recherche sur ce qui unit temporalité et individualité en suivant quelques traces de la réflexion husserlienne, c’est avec Kant que nous inaugurerons la découverte du temps comme constitutif de notre soi « transcendant ». L’imagination et le temps originel du soi Si nous nommons avec Bergson92 notre perception de l’univers un « système d’images », alors nous nous heurtons à cette antinomie : d’un côté ce système d’images paraît centré sur une image privilégiée, notre corps, centre d’action dont la moindre variation (mouvement au sens large) paraît engendrer un bouleversement infiniment complexe du système tout entier ; de l’autre, le système d’images paraît bien fortement paramétré, réglé de telle façon que ses éléments conservent des relations stables, invariantes entre eux. Si nous nous donnons simplement un système d’images infiniment variable autour de ce centre toujours mobile qu’est notre corps, alors il semble bien que ce soit l’ordre de la nature que nous écartons à tort. La seule manière de retrouver cet ordre ce n’est pas de le poser ex ante comme le font les mathématiciens ou physiciens réalistes depuis Galilée en écartant à son tour le sujet, sacrifié sur l’autel de « l’ordre en soi » de la nature, mais c’est d’écouter la leçon kantienne : les deux « côtés » sont réconciliés dans l’unité même du sujet qui est à la fois sensibilité et entendement ; autrement dit, le système des images est à la fois infiniment variable dans le champ ouvert à la sensibilité spatio-temporelle, et infiniment réglé par le pouvoir de notre entendement qui, à travers ses catégories, élabore les concepts sous l’unité desquels le divers donné à notre sensibilité peut être lié en objets d’une expérience soumise à des lois (que nous nommons « lois de la nature » puisque rien dans la nature ne peut échapper ou faire exception à ce système des phénomènes réglé par notre pouvoir de connaître).

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Matière et mémoire, 11 – 14.

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Chez Kant, on le sait, l’unité de conscience de soi est transcendantale puisqu’elle est ce qui rend possible toute liaison dans nos représentations, sans laquelle il n’y a pas de connaissance pour nous. Mais c’est en fait l’acte de lier, l’opération de « synthèse », qui en elle-même est constitutive de cette unité de la conscience : la « conscience de synthèse » est constituée dans la synthèse comme acte. L’acte synthétique s’effectuant constitue en lui-même une conscience en son identité ; la liaison ne s’effectue pas « dans une conscience » comme dans un contenant préalable (car alors il y aurait là un cercle) mais elle effectue par elle-même une conscience, comme la marque ou l’empreinte de son opération. Kant peut donc dire que « l’unité synthétique du divers des intuitions, en tant que donnée a priori est donc le principe de l’identité de l’aperception elle-même, qui précède a priori toute ma pensée déterminée »93. C’est le caractère opératoire de la connaissance, en tant que constitution d’unité synthétique pour un divers donné, qui fait le « je » comme identité de la conscience : le « je pense », que Kant nomme « unité originairement synthétique de l’aperception », est la marque d’une fonction d’unité synthétique opérée par l’entendement dans nos représentations94. La fonction d’unité synthétique exprimée dans le je pense est constitutive de la valeur objective (ou rapport à un objet) de nos représentations, donc la possibilité même de l’entendement comme faculté des connaissances ; c’est pourquoi Kant désigne cette unité originairement synthétique de l’aperception comme « le principe le plus élevé dans toute la connaissance humaine »95. Tout cela est parfaitement cohérent dans l’analytique transcendantale que Kant veut mener à bien. Mais il précise qu’il faut distinguer « l’unité transcendantale objective », dont nous venons de parler et qui est « celle par laquelle tout le divers donné dans une intuition est réuni dans un concept de l’objet », et « l’unité subjective de la conscience qui est une détermination du sens interne par laquelle ce divers de l’intuition est empiriquement donné »96, à savoir la détermination temporelle. Ici commencent les difficultés. Comment Kant peut-il séparer une « association des représentations » constituant une « unité empirique de la conscience » liée à tel ou tel phénomène apparaissant selon « les circonstances et conditions empiriques », et une « forme pure de l’intuition dans le temps, soumise à 93

Critique de la raison pure, B, 134 ; Kant dit en abrégé : « l’unité analytique de l’aperception n’est possible que sous la supposition de quelque unité synthétique » (B, 33, in fine). 94 Kant explicite cela assez clairement dans le passage suivant : « j’opère synthétiquement une liaison déterminée du divers donné, de telle sorte que l’unité de cet acte soit en même temps l’unité de la conscience dans un certain concept et que par là un objet soit d’abord connu » (B, 138) (nous soulignons). 95 B, 135. 96 B, 139, in fine.

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l’unité originaire de la conscience » par le rapport du divers intuitif au je pense opéré par l’entendement ? Que serait donc cette « unité empirique de l’aperception (qui) n’aurait qu’une valeur subjective » et non cette valeur nécessaire et objective qui ne serait donnée que par le fondement de l’unité originairement synthétique de l’aperception ou je pense ? Cette distinction n’est-elle pas un pur produit de l’analytique transcendantale qui n’a aucune réalité effective ? En effet l’unité subjective déterminée par le sens interne est nécessairement embarquée dans la relation objective, car que serait une perception temporelle qui ne serait pas perception d’un objet, quel qu’il soit (objet extérieur ou corps propre), et qui flotterait ainsi dans une pure sensation de fluer ? C’est là une fiction, une pure abstraction. Mais bien plus encore, on peut se demander si la fonction d’unité synthétique par laquelle nos représentations sont fondées comme « objectives » ne s’enracine pas justement dans la dimension du sens interne ou « fonction temporelle » de notre puissance cognitive. C’est là tout le sens de la réflexion que Heidegger a menée sur ce qu’il nomme « l’instauration du fondement de la métaphysique » chez Kant97, et qui consiste à montrer qu’au-delà du principe de l’unité originairement synthétique de l’aperception le « soi » de la conscience de soi s’enracine dans l’imagination transcendantale qui instaure le temps comme structure essentielle de notre « transcendance ». Si l’on considère avec Heidegger que l’imagination transcendantale est la « synthèse pure et originelle » qui « forme l’unité essentielle de l’intuition pure (le temps) et de la pensée pure (l’aperception) »98, il y aurait donc une « unité essentielle » supérieure au principe de « l’unité originairement synthétique de l’aperception » comme fondement de la connaissance objective. L’imagination est une faculté intuitive, celle de recevoir une vue sans que l’objet soit lui-même empiriquement présent : elle se donne à ellemême cette vue, elle en est formatrice (bildende). Elle est à la fois un acte récepteur et un acte formateur et se trouve à l’intersection, à la confluence de la sensibilité réceptrice et de l’entendement spontané. Plus fondamentalement comme nous allons tenter de l’expliciter, l’imagination est cette puissance qui donne à toute expérience possible de l’étant (phénomène) un horizon d’objectivité qui forme par avance toute vue comme temporelle (« dans la forme pure du temps ») : elle est pouvoir de présenter par la forme (Bild) pure du temps, sans qu’il y ait nécessairement contenu d’une intuition empirique. Entendons par « faculté » de notre esprit ce qui rend possible la structure essentielle de la « transcendance », celle-ci étant elle-même entendue comme le pouvoir de sortir de soi en s’orientant vers un aliud auquel il est donné 97 98

Kant et le problème de la métaphysique, Paris, 1953. Section III, § 26.

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forme. L’imagination transcendantale est cette faculté fondamentale qui rend possible l’unité essentielle de la transcendance à travers l’unité originelle de l’intuition pure et de la pensée pure ; elle est la racine commune à partir de laquelle les deux sources de la connaissance, intuition pure et concept pur, sont orientées vers l’unité de toute transcendance, comme unité de leur relation structurelle. Elle rend possible ces deux sources en tant qu’elles peuvent constituer notre expérience transcendante de l’étant. Explicitons comment. L’espace et le temps sont ces intuitions pures qui font surgir l’objet sensible en une vue ou image qu’elles forment. L’intuition formatrice, temps ou espace, opère la synthèse d’une diversité par une vue d’ensemble ou synopsis. Or « la synthèse en général est le simple effet de l’imagination, une fonction de l’âme, aveugle mais indispensable (…) dont nous ne prenons que rarement quelque conscience »99. Donc il y a bel et bien dans ces intuitions pures le travail d’une imagination. L’intuition pure est en elle-même un « être d’image » (ens imaginarium) en cela qu’elle déploie une fonction imageante par synthèse ou synopsis d’un divers. Elle est « forme à intuitionner » sans objet phénoménal propre (il n’y a pas d’objet nommé « temps ») mais comme représentation de la simple possibilité d’un certain rapport entre les phénomènes. L’intuition pure, espace ou temps, est une forme synthétique qui rassemble un divers selon un certain rapport organisant une vue : c’est ce rapport organisateur de l’intuition qui, à chaque acte intuitionnant un donné, est à former, et c’est l’imagination qui en a la charge. Voilà pour la première source de la connaissance, celle de l’intuition. La pensée comme acte de l’entendement est nécessairement ordonnée à l’intuition, laquelle opère par synthèse d’une image selon un certain rapport. Plus directement, et comme Leibniz l’avait bien compris en parlant de la puissance perceptive de la monade, sans la synthèse comme acte fondamental les concepts purs de l’entendement sont des éléments formels qui ne peuvent donner naissance à une connaissance effective des phénomènes : cette synthèse s’accomplit, on l’a dit plus haut, sous le principe suprême de l’unité originaire de l’aperception100. Cela signifie que le je pense, constitutif de l’être du sujet, en tant qu’il accompagne toute représentation, est bien ce qui permet aux catégories de l’entendement d’être des unités régulatrices de la transcendance. Or, pour qu’il y ait représentation d’une unité, quelle qu’elle soit, il faut qu’il y ait acte de lier en une synthèse, et toute synthèse se rapporte à des schèmes de l’imagination. Entendons par « schème » l’index (ce qui donne un signe) de la règle selon laquelle s’organise le champ des modes d’apparition possible d’un objet 99

Kant, Critique de la raison pure, B 103. B 133.

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conceptuellement déterminé (c’est-à-dire à la fois selon son concept empirique, par exemple comme « maison », et selon les catégories de notre entendement). Le schème est l’index de la règle selon laquelle un objet conceptuellement déterminé peut s’insérer dans une vue possible, dans un mode d’apparition possible. On peut donc dire que l’entendement lui-même, en tant qu’opérant sous la règle des catégories, « emploie des schèmes »101 qui sont les opérateurs de l’acte de lier ou synthèse : en cela, en lui aussi, l’imagination travaille. En conséquence de ce qui précède, on peut dire qu’intuition pure et pensée pure trouvent bien leur source commune dans le pouvoir de lier, de rassembler un divers en lui donnant forme. L’acte originel de connaître, en tant qu’il objective un contenu d’expérience pour notre transcendance, prend racine dans l’imagination transcendantale comme pouvoir d’unir à la racine une réceptivité intuitive et une spontanéité conceptuelle. Dans l’activité de l’imagination transcendantale comme production de schèmes, il y a ce qui ordonne l’une à l’autre la spontanéité formelle de l’entendement (comme pouvoir des règles) et la réceptivité (ouverture à un donné intuitif). Mais nous n’avons encore jusqu’à présent parlé du « temps » que comme l’une des deux formes de l’intuition pure, et nous n’avons pas encore dit en quoi le temps, « au sens originel » comme le dit Heidegger, et le schème sont essentiellement unis, autrement dit en quoi cet acte de lier, propre à l’imagination et fondateur pour notre transcendance, présente à notre expérience tout contenu selon la forme essentielle du temps. En tant qu’elle « schématise » (produit des « schèmes »), l’imagination transcendantale est le pouvoir de réunir intuition et pensée sous l’opération de lier, de rassembler un divers en lui donnant une forme, une structure formelle organisée selon certains rapports. Mais, dira-t-on, ce pouvoir s’accomplit aussi bien sous la forme de l’espace que sous celle du temps ; c’est même plutôt sous des rapports spatiaux que les schèmes paraissent se former immédiatement. En quoi le temps serait-il la forme essentielle de notre « transcendance102 schématisée » ? L’intuition pure comme temps, comme réception de ce qui s’offre comme pure succession de « maintenant » ou d’instants présents, est la réunion de tous ces maintenant sous l’horizon ou la perspective d’un déjà-passé et d’un encore-à-venir, autrement dit d’une mémoire qui « retient » et d’un projet qui « anticipe » (saisit par avance). Elle est l’expression de la puissance 101

B 179. Nous employons le mot « transcendance » au sens le plus général de cette sortie du sujet vers un dehors ob-jectivé, et non dans le sens où Jaspers l’emploie comme ce qui dépasse (« transcende ») toute objectivation. 102

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d’exister comme sempiternelle dé-présence ; telle est la « liberté » de l’horizon temporel : il est cette double perspective de la mémoire et du projet sans laquelle les maintenant ne sauraient être mis en série successive. Or la puissance de schématiser est à la fois formatrice du présent, reproductrice du passé et anticipatrice de l’avenir. Il n’y a donc de formation temporelle de l’intuition pure comme pure succession des maintenant que s’il y a puissance de schématiser qui forme, reproduit, anticipe. La schématisation spatiale paraît toujours effectuée comme formation (Bildung) dans l’instant présent ou maintenant, ou plutôt elle paraît s’effectuer comme en dehors du temps, dans un éternel présent considéré in abstracto. Mais en réalité toute formation est ce qui « prend du temps » pour s’effectuer, ce qui dure même imperceptiblement : en cela elle est transition entre la rétention reproductrice et la protention anticipatrice, qui sont les deux dynamiques fondamentales de l’imagination. C’est donc au sens d’une articulation dynamique mémoire – projet que l’on peut dire avec Heidegger que « l’imagination transcendantale fait surgir le temps (…) et est donc le temps originel »103. La saisie intuitive ou appréhension d’un donné « présent » s’effectue à la jonction ou articulation d’une mémoire et d’un projet comme modes essentiels de la synthèse (comme acte de lier un divers pour lui donner une forme qui fait sens). En cela l’imagination transcendantale, comme puissance de la synthèse qui fonde l’acte de transcendance, se décline dans les modalités de notre « existence temporelle », à la fois rétentionnelle et projective. L’imagination transcendantale, comme puissance de lier fondatrice de notre transcendance, instaure le temps comme structure modale de sa puissance : il y a synthèse sur le mode de l’appréhension, de la reproduction, de l’anticipation, et toute représentation est soumise à la modalité temporale104 de cette synthèse. On pourrait décrire ainsi les formes de la synthèse. La synthèse est d’abord « mise en image » de la série des impressions comme succession appréhendée de « maintenant ». Comme appréhension de cette vue ou image d’une succession, elle se pose elle-même volontiers comme un maintenant dans l’ordre de la succession. Elle est appelée « appréhension pure » dans la mesure où elle vise « le maintenant comme tel », qu’elle forme in abstracto (en dehors de tout contenu empirique) dans l’ordre successif. Mais la synthèse est ensuite reproductive en ce qu’elle ramène au présent comme représentation un contenu antérieurement appréhendé, en l’unissant à une appréhension actuelle. Elle implique alors la conservation de l’antérieur comme mémoire, qui « reproduit » l’antérieurement appréhendé. Elle est appelée « reproduction pure » dans la mesure où elle forme « le passé 103

Op.cit., § 32. Plutôt que « temporelle » il vaut mieux dire « temporale », au sens non pas de « dans le temps » mais de « constitutif du temps ». 104

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comme tel », comme horizon qui rend possible une vision ou appréhension en arrière (rétrospective) et unit le maintenant passé au maintenant présent ou actuel. Mais si l’on admet que la synthèse appréhensive du présent n’est possible que sous la condition de la synthèse reproductive des présents passés, qui laisse ouvert l’horizon de la mémoire où toute appréhension prend sens, ne doit-on pas admettre que cette reproduction présuppose ellemême en retour que les présents (qu’elle reproduit) ont d’abord été appréhendés (et en cela produits) ? Il y a là apparemment comme un cercle. Mais en fait, si appréhension et mémoire semblent se présupposer l’une l’autre, c’est qu’elles participent de la même dynamique, celle d’une puissance rétentionnelle qui oriente d’emblée toute appréhension actuelle et sans laquelle cette appréhension ne peut prendre sens et s’affirmer comme telle. La dynamique qui fait la transcendance du sujet au présent est bien celle de la mémoire : la pierre n’a pas de transcendance car elle n’a pas de mémoire105. Ainsi, « unité originelle de (la synthèse de l’appréhension et de la synthèse de la reproduction), elle (la faculté de synthèse) peut être, dès lors, l’origine du temps (comme unité du présent et du passé) »106. Mais nous ne sommes pas encore parvenus à la dimension fondamentale de ce « temps originel ». S’il s’agit d’identifier ce que nous représentons maintenant comme étant bien « le même » que ce que nous avons représenté antérieurement, alors il faut qu’il y ait ouverture d’un horizon prospectif à l’intérieur duquel la représentation passée et la représentation présente soient engagées pour unifier leur objet : c’est ce que Kant nomme la « reconnaissance », synthèse recognitive qui est une protention rassemblant en une vue ou image unique la pluralité d’une appréhension et de ses reproductions. La dynamique de la mémoire ne peut elle-même prendre sens que sur le fondement d’une protention qui fait par avance de tout présent une ressource de cette mémoire et, en conséquence, anticipe l’unité d’un devenir. On peut s’interroger sur ce qui constitue cette vue unifiante. Ce qui agit là, est-ce simplement un concept comme cette « représentation d’unité » qui, en son identité, « vaut pour plusieurs » ? Est-ce une représentation conceptuelle qui réunit cette pluralité ? Le « concept » est bien plutôt une notion commune sous laquelle nous déterminons un certain objet en général et non pas ce ceci identifié dans la recognition : ce n’est pas le concept d’homme, ni même celui d’homme blanc aux cheveux bruns, aux yeux bleus, etc., qui me fera reconnaître Pierre qui arrive et dont je me souviens quand il était plus jeune. N’est-ce pas plutôt un certain schème de l’imagination qui fonctionne ici et me permet de poser ma représentation de « Pierre dans le temps » et ainsi de le reconnaître ? La 105

Ainsi la « transcendance » (comme rapport au monde qui fait sens) défaille chez l’être humain qui n’a plus de mémoire. 106 Heidegger, op.cit., § 33, b.

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synthèse pure comme recognition serait accomplie par l’imagination transcendantale en tant que pouvoir de schématiser « à l’avance » tout étant, c’est-à-dire de le pré-former dans un horizon prospectif qui se nomme « temps » ; c’est cette schématisation prospective qui s’est effectuée dès ma première rencontre avec Pierre et qui s’est soulignée dans nos rencontres ultérieures (déjà placées dans cet horizon). C’est dans l’horizon dynamique de mon projet auquel il a été intégré que cet étant « Pierre » a été préformé de telle manière qu’il soit identifiable à travers la série des vues que j’en pourrai prendre. Sans l’horizon du projet il n’y a pas de mémoire et pas non plus d’acte présent, il n’y a que le simple « se tenir là » ou la « subsistance » des pierres. Cette imagination transcendantale qui instaure le temps originel porte l’unité de la finitude humaine en tant qu’ouverture (transcendance) de son projet, qui le fait agir et se souvenir, dans l’unité d’une durée singulière. Ainsi arrivons-nous à cette proposition : Si le soi est essentiellement transcendance, alors c’est le temps comme horizon prospectif qui le constitue dans la mesure où c’est ce temps qui fait cette transcendance, qui lui donne sa teneur comme existence. Le temps ne saurait nous affecter comme un objet extérieur puisque, comme le dit Kant, « il n’est rien en dehors de nous ». Si le soi est essentiellement ce qui s’éprouve dans l’acte de transcendance qui objective, le temps est la forme de cette épreuve ou auto-affection. L’acte de transcendance objectivante se fonde sur la synthèse ou acte de lier un divers de représentations et c’est dans cet acte de lier que se pose l’unité de l’aperception. Mais cet acte synthétique repose lui-même sur les schèmes de l’imagination transcendantale qui préforme le contenu de représentation selon les dimensions du temps. Ces dimensions temporelles sont les formes de l’ipséité ou être-soi, c’est-à-dire celles selon lesquelles le sujet, qui est tout entier dans l’acte de transcendance, s’affecte lui-même, s’éprouve luimême dans cet être tout entier. Le temps n’est forme de l’intuition réceptrice du donné que parce qu’il est originellement et essentiellement la modalité ou la dimension selon laquelle l’être-soi s’affirme, autrement dit selon laquelle le sujet est affecté par sa propre activité, à savoir par la représentation de certains rapports constitutifs de sa transcendance. La synthèse, racine unitaire des éléments de toute connaissance, s’accomplit comme structuration temporelle du donné ; or le sujet s’affirme comme un « je » dans cette activité de synthèse ; donc le soi est auto-affection du « je » en acte comme temporalité, forme de sa transcendance, c’est-à-dire in concreto de cette activité formatrice par laquelle il schématise ce qu’il reçoit selon certains rapports : la dimension de cette forme de l’auto-affection est la même que celle qui organise ces rapports, à savoir celle du projet d’un être de désir. Ainsi le temps est-il constitutif du soi en tant que le projet de celuici est temporal, instaurateur de temps (et non pas dans le temps comme un 58

simple objet trouvé là dans un milieu environnant). Pourquoi en est-il ainsi finalement ? Parce que toute organisation de rapports, par lesquels un être vivant trouve sa cohérence au sein d’un système de relations et de transmissions intégrées avec les multiples « objets » de son champ de transcendance, n’est possible que par ce projet où s’exprime l’intelligence de son Désir ou tension vers l’optimum.

Le temps de la conscience intentionnelle en acte : une dynamique protentionnelle de l’évaluation Comme nous l’avons vu dans les premiers développements de notre recherche, il semble qu’il y ait chez Husserl un « temps originaire », en deçà de toute séparation sujet / objet, constitué ultimement (ou fondamentalement) par une certaine structure formelle s’imposant à notre intentionnalité perceptive, structure dont les principes seraient constitutifs du flux à la fois « rétentionnel » et « protentionnel », structure qu’on pourrait dire « pré-immanente ». Ainsi les vécus intentionnels d’une conscience s’ordonneraient-ils dans un « horizon temporel » qui s’imposerait aux contenus immanents de cette conscience intégrés dans le flux de leurs « potentialités » (rétentionnelles et protentionnelles). Le temps est la forme à la fois de l’ « horizontalité » structurant nos vécus psychiques (et leurs objets intentionnels) et de la « conscience intime » de cette horizontalité. Qu’est-ce donc qui constitue le temps comme une telle forme ? Nous l’avons dit : une certaine structure de l’intentionnalité. Mais n’y a-t-il pas là un cercle ? Une certaine structure de l’intentionnalité constitue le temps comme structure de l’intentionnalité… Oui d’une certaine manière, car le temps est bien la forme selon laquelle les actes intentionnels s’organisent eux-mêmes : l’intentionnalité se structure par un dédoublement, une « autodifférenciation des actes d’appréhension ». C’est la première manière dont Husserl élucide le temps dans les Leçons de 1904-1905 : l’acte d’appréhension actuel se différencie en acte mnésique en devenant, comme souvenir, objet pour lui-même (« intentionnalité d’acte » et non plus d’objet transcendant). Mais en 1908-1909 Husserl ne se satisfait plus de cette réponse pour rendre compte du flux temporel : celui-ci ne saurait être là où il n’y a pas mémoire, laquelle suppose non seulement une interconnexion infinie et même une imbrication entre les phases ou moments intentionnels de la conscience (qui se « recouvrent » et s’emboitent les uns dans les autres : je me suis souvenu hier de mon voyage et je me souviens maintenant de m’être souvenu hier de mon voyage et je me souviendrai demain de m’être souvenu aujourd’hui m’être souvenu hier…) mais encore une unité synthétique se constituant ainsi et qui me fait dire « je » (me souviens). 59

Husserl n’y voit plus un acte qui se prend lui-même pour objet, mais ce que l’on pourrait nommer les « adombrations » (Abschattungen) et que l’on pourrait tout aussi bien traduire par la « stratification » de chaque vécu psychique, constitutive de la « rétention » et de la « protention ». Il y aurait là une « temporalité » des phases de conscience qui se situerait dans leur jeu systématique de corrélations, formant l’unité synthétique d’un flux, en deçà de tout objet intentionnel constitué. Elle serait organisation successive ou succession de la conscience qui est par elle-même conscience de la succession (conscience de sa propre organisation). Mais alors « temporalité » pourrait prendre là un tout autre sens : celui d’une dynamique de « vécus phénoménologiques » (au sens où ils sont constitutifs des divers contenus intentionnels) qui ne sont plus « eux-mêmes temporels, ni objectivementtemporels, ni temporels au sens d’un évènement de ce temps transcendantal du premier niveau »107, autrement dit, qui ne sont pas temporels au sens d’objets intentionnels temporels ainsi constitués : ils sont temporalisants, c’est-à-dire constitutifs du temps. Il y aurait là une structure dynamique qui constituerait la matrice formelle du temps : c’est là une sorte de système d’ « objets-temps » qui « contiennent en eux-mêmes l’extension temporelle »108. Mais pour tenter de comprendre ces « objets-temps » il faut revenir à cette double dynamique qui en exprime la teneur, à savoir la rétention et la protention. La rétention est cet élan par lequel chaque état de conscience implique (« retient ») intentionnellement (c’est-à-dire comme contenu intentionnel) un état antérieur, et ce non pas simplement comme antérieur mais encore comme impliquant lui-même un état antérieur (cela étant possible, sinon effectif, à l’infini). Autrement dit, au fur et à mesure que le flux de conscience se déverse, la puissance rétentionnelle s’enrichit en s’alimentant de nouveaux objets intentionnels sur lesquels elle s’exerce. Chaque rétention est effectivement une manifestation embryonnaire de cette puissance qu’est la mémoire qui paraît procéder par accumulation. Quant à la protention, en laquelle nous verrons ce que nous nommerons dynamique du projet, elle semble être un élan de même nature par lequel chaque état de conscience implique un état postérieur vers lequel la conscience se tend, état postérieur impliquant lui-même un état postérieur. Alors que, dans l’impulsion rétentionnelle, chaque état de conscience paraît potentiellement plus riche de « mémoire » que les états antérieurs, dans la dynamique protentionnelle chaque état paraît « s’amortir » au fur et à mesure que le flux en déroule les images (« adombrations ») projectives. Mais ce double élan de la rétention et 107

MB n° 10, § 2, 134, 156-157. On notera que Schnell distingue bien les « objets temporels » (zeitliche Objekte) et les « objets-temps » ou « tempo-objets » (Zeitobjekte), alors que Pestureau et Mazzù traduisent Zeitobjekte par « objets temporels », annulant ainsi la distinction. 108 Leçons, § 7, 36.

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de la protention n’est pas placé sous le signe de l’entropie : le flux de la vie n’est jamais inversé, ne remonte jamais vers sa source ; de même, la dynamique du projet ne s’épuise pas peu à peu au fur et à mesure que les voiles de la mémoire se gonflent. C’est bien au contraire un mouvement negentropique qui gouverne le vivant et qui trouve son accomplissement chez l’homme : la dynamique du projet s’entretient de manière continue (lorsqu’elle ne s’entretient plus c’est justement le processus vital qui est menacé), alors que celle de la mémoire se fait sélective selon les situations (et sans aucun doute de plus en plus sélective à mesure que le flux chemine) et opère apparemment de manière discrète (discontinue) par l’acte du « ressouvenir ». Toutefois la « continuité » de la dynamique projective ne doit pas nous abuser : il ne s’agit pas, pour chaque état de conscience, de se projeter dans une multiplicité d’autres états constituant une série continue paisiblement déroulée dans le flux tranquille, selon une sorte d’amortissement linéaire de chaque projet. Au contraire, chaque état de cette suite est susceptible d’en réorienter l’élan et c’est la continuité de cette réorientation, avec ses inflexions et ses dérivations, qui est essentielle au projet. En ce sens il y a bien une multitude d’actes discrets dans cette continuité. On ne peut pas se contenter de dire que la protention serait une image « symétrique » ou « renversée » de la rétention car, s’il ne peut y avoir de projet sans mémoire dans la mesure où le projet présuppose a minima la mémoire de lui-même (sans laquelle il ne saurait être un projet « résolu »), néanmoins (et ce sera notre postulat majeur) c’est la puissance negentropique du projet qui anime le flux : dans la rétention de la mémoire c’est déjà la protention qui fourbit ses armes, ses outils, en constituant l’unité synthétique qui s’élabore et se perlabore dans le flux109. Les actes « présentifiant » discrets de la mémoire ne sont possibles que s’ils sont déjà tournés vers l’horizon continu du projet. Si l’on considère que le projet n’est rien d’autre que la machinerie (il serait préférable de dire : la « machination », en un sens actif) du désir, alors c’est bien l’essence du vivant et, par excellence, de l’homme qui est ici en jeu dans la structure temporelle de la conscience vivante. Husserl fait la distinction entre l’identité de la chose (Ding) et l’unité de la continuité des phases (Einheit der Phasenkontinuität) ou « durée » de la chose. Nous pensons que, s’agissant d’une conscience en flux, sa « durée » est le seul fondement et même la seule réalité de son « unité ». Nous pensons également que, s’agissant d’un objet intentionnel (la chose en tant qu’elle est perçue), il en va de même en tant qu’objet dans le flux de conscience. Quant à la chose « en elle-même », en tant que réalité matérielle sans activité 109

Schnell le dit excellemment à sa manière, plus husserlienne : « cette intentionnalité protentionnelle (…) tisse en quelque sorte une « structure » conscientielle continue – constitutive de la conscience immanente qui s’avère ainsi être structurée de façon temporelle » (p.164).

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appétitivo-perceptive, elle ne saurait être (comme le disait Leibniz) qu’un « agrégat » infiniment décomposable et recomposable, sans unité ni durée. Puisqu’il est question du temps et que le temps est cette conscience du flux qui est une conscience fluante (en train de fluer), seule la « durée » qui est propre à une conscience peut faire sens : s’ouvre alors la puissance rétentionnelle par laquelle chaque moment de cette conscience résonne d’autres moments passés, en un jeu de reflets ou d’ombres entre les strates ou coupes transversales du « processus », rendant possibles les va-et-vient et superpositions des présentifications. Le processus de transformation de la chose ne prend sens pour une conscience que dans cette « durée » qu’une mémoire élabore par ses actes intentionnels. Quel est le transcendantal qui constitue la temporalité des actes intentionnels et de leurs contenus « noématiques » ? La réponse de Husserl est fragile : un certain « flux de conscience spécifiquement formé et lié »110. Ce flux est le champ où s’exerce la puissance protentionnelle / rétentionnelle, puissance dont les actes projectifs et mnésiques constituent les moments du flux dans son unité originale : c’est là que s’exprime chez l’homme une conscience du soi comme sa « résolution », terme sur lequel nous reviendrons. Pour approfondir notre réflexion sur le « fluer », nous pourrions partir de cette définition : le temps est flux continuel de présences. Ce flux a luimême ses modes de présence, « modalités temporelles » qui rendent présent (manifestent) le flux en intégrant dans une « phase » la double dimension du passé et du futur comme horizons. Chaque point de présence momentané111, en lequel émerge ce que Husserl nomme une « conscience du flux des présences de premier degré », s’étend ou s’élargit en une ligne vectorisée par un double horizon, que l’on peut nommer « phase », à la fois rétentionnelle et protentionnelle, où règne la conscience d’une « présence momentanée de deuxième degré »112. Ainsi la conscience du fluer n’est pas simple 110

Husserliana X -B, texte n° 39, 284, 174. Encore une fois, la notion de « point temporel » est particulièrement inadaptée, comme Bergson nous l’a montré. Si, comme le dit Husserl, « (les) actes ou plutôt (la) continuité successive des points d’acte est une continuité linéaire dépendante issue d’une continuité concrète, s’étendant plus loin, de la conscience constituant une objectité temporelle, pensable simplement en ce plein enchaînement » (texte n° 6, 111, 106), alors le point n’est qu’un repère abstrait posé par notre entendement, qui n’est nullement une partie constitutive de la « ligne temporelle » ; il n’y a pas de « point temporel » car dans le temps tout « point momentané » est toujours déjà élargi ou étendu aux dimensions « horizontales » d’une durée continue (c’est ce que reconnaît Husserl quand il parle d’ « extension » temporelle) : il est toujours « posé protentionnellement sur le mode de l’advenant (et) rétentionnellement (…) sur le mode du tout-juste-été » (texte n° 6, ibid.). Il faut donc comprendre le « maintenant » comme un moment au sens non pas d’un instantané mais d’une articulation (c’est là le vrai sens du « nombre » du mouvement chez Aristote) de ce double horizon propre à la durée (ou « extension temporelle »). Le moment est une certaine valeur de « phase », constituée par l’articulation de fonctions temporelles (rétention et protention). 112 Ces expressions sont employées par Husserl dans MB n° 5, 101 et 103, 100 et 101). 111

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conscience momentanée du fluant (dans un flux de présences immédiates), mais elle s’exprime en « phases » où ce soi-disant « fluant momentané » se déploie en un double horizon de présences. Chaque phase est elle-même fluente, au sens où d’autres phases viennent la recouvrir et, dans ce « recouvrement », modifier sa modalité temporelle (ou plutôt les modalités temporelles qu’elle-même est venue recouvrir) : en ce sens chaque contenu d’appréhension d’un moment de l’objet est-il impliqué dans sa modification temporelle continue, et le « champ » de conscience est continuellement et continûment nouveau113. Chaque perception immanente, « prise d’un bloc avec son objet immanent », paraît bien constituer une entité concrète qui se suffit à ellemême, et pourtant, en tant que moment d’une conscience perceptive qui dure, elle ne peut être isolée d’une « phase » dans la continuité du flux où mémoire et projet sont les acteurs de la scène du temps. Nous pouvons bien sûr prendre pour objet de notre réflexion tel ou tel acte de présentation originaire ou même la « série originairement présentante » de ces actes, mais tous ces « objets » sont interdépendants dans une « sphère temporelle » où ils se recouvrent dans cette unité continue que vectorise notre pulsion de vie ou désir. Ainsi la conscience du fluer n’est pas conscience de chaque moment comme d’un point temporel en repos isolable du flux, mais elle est au contraire une conscience en flux (ou fluante), c’est-à-dire engagée dans des « phases » où flue le continuum d’un double horizon dans lequel le « maintenant nouveau » à la fois s’enfonce dans le « déjà sombré » et apporte son impulsion contributive au projet. Chaque présence s’élargit dans la phase que le flux reprend continûment en modifiant ses modalités : c’est ce que Husserl nomme aussi « mutation originairement fluente des présences »114. On pourrait nommer « conscience » cette machine à perlaborer les présences, à les retravailler continûment en les intégrant dans une dynamique qui les évalue. Nous pensons que le concept manquant dans le discours husserlien est celui de l’évaluation. Il y a pourtant une notion chez Husserl qui peut nous mettre sur la voie de l’évaluation comme concept-clef : c’est 113

Voir à ce sujet le même texte au bas de la page 101, 100 ; Husserl note par ailleurs que dans le « ressouvenir » qui « reprend » le champ « in statu nascendi », celui-ci devient un thème analysable mais « ne devient pas pour autant un champ qui continuellement dure » (102, 100) car cette durée vivante est perdue dans sa teneur « intuitive » continue au profit de la re-jonction de deux moments discrets, prétendant faire l’économie de la durée fluente qui, certes, les sépare mais les lie continûment. Chez Proust c’est au contraire la durée vivante d’un « monde » qui est retrouvée et fait ainsi le lien entre deux « moments » d’un être-soi. 114 MB n° 5, 103, 101.

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celle d’ « attention »115. Que se passe-t-il lorsque notre conscience est attentive, par exemple dans l’écoute d’un morceau de musique ? Dans cette écoute, nous ne sommes plus comme à la surface d’un vague « fond sonore » qui colore plus ou moins indistinctement, uniformément, notre vécu passager. Bien au contraire c’est comme si nous voulions « saisir » chaque note dans sa qualité propre, originale ; et pourtant nous sentons bien que ce dont nous sommes « conscients » (en un sens actif tout à fait singulier) ce n’est pas d’une série de notes distinctes successives mais d’une unité mélodique, rythmique, tonale (ou polytonale ou atonale), qui dure ; ou plus précisément c’est dans une telle unité que nous intégrons chaque note perçue le plus distinctement possible116. Ainsi chaque présentation originaire d’une note de ce morceau de musique ne nous « donne » celle-ci que dans l’enchaînement continu de « phases temporelles » où protentions et rétentions fluent de et en chacune des notes perçues. Une unité de conscience traverse ce flux en le structurant de lignes ou champs dynamiques (protentionnels et rétentionnels) objectivant ainsi un « objet temporel » qui englobe chaque donné hylétique (une note ou entité sonore) en le recouvrant à la fois par ce qui le pousse et ce qui le prolonge. Mais pourquoi donc, dans cette écoute attentive, une telle traversée de la matière sonore qui se dirige vers les « présents originaires » que sont chacune des notes pour les intégrer dans l’unité d’un objet de conscience qui dure, la mélodie écoutée ? C’est une conscience d’unité des actes de présentation qui se donne ainsi comme constitutive du devenir de leur succession117. Si, en constituant ainsi l’unité en devenir de cette suite sonore perçue, nous constituons notre propre unité en devenir comme « conscience de ce morceau de musique », c’est parce que nous estimons pouvoir nous enrichir de sa présence : tel est notre désir qui exige et risque cette évaluation pour que nous soyons mieux présents à nous115

Elle est posée dès MB n°1, § 1, comme suit : « Dès lors que le moi qui saisit est dans la conscience perceptive, il possède continûment l’horizon ouvert de futur, l’horizon d’une attente actuelle possible. L’attente actuelle est elle-même l’entrée de l’attention dans cet horizon » (4, 32). Il est essentiel de noter que Husserl lie ici attention perceptive et tension vers le futur, lien que nous posons comme central dans notre réflexion. 116 Ainsi pouvons-nous comprendre Husserl quand il nous dit dans son langage : « chaque phase sonore est donnée en ipséité vivace, en pure adéquation dans la « présentation originaire » (…) Ces actes (de présentation) ou plutôt cette continuité successive de points d’acte est une continuité linéaire dépendante issue d’une continuité concrète, s’étendant plus loin, de la conscience constituant une objectité temporelle, pensable seulement en ce plein enchaînement. Des enchaînements continuels de séries protentionnelles appartiennent à chaque point de la présentation originaire, se remplissant de lui, des successions continuelles de rétentions fluent de chacun de ces points en tant que successions nécessaires d’évidements (…) Ce n’est qu’en cet enchaînement, dans lequel seulement elles sont concevables, que les présentations originaires ont le caractère d’actes véritablement donateurs » (MB, n° 6, 111, 106). 117 « (La succession) entre en jeu dans cet enchaînement en lequel seulement elle est possible et, d’un autre côté, grâce au même enchaînement, elle est une succession d’actes elle-même constituée comme devenant, perdurant, unitairement » (112, 107).

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mêmes et que, dans le sillage de la création qui pose chaque note dans la dynamique de l’œuvre, nous puissions jouir de notre puissance d’exister dans cette activité d’écoute. La dynamique « horizontale » des phases est celle de l’évaluation et, s’il en est ainsi, alors il n’y a jamais qu’un seul véritable horizon : l’horizon protentionnel du désir. Pourquoi en nous une puissance rétentionnelle, théoriquement infinie (puisque tout sombre dans le « ne plus être ») mais de facto toujours limitée car sélective (avec des limites continuellement variables) ? Pourquoi sinon parce que l’individu vivant que nous sommes a besoin impérativement de s’assigner un « moi je » attesté par une mémoire118 pour ressourcer son désir ? Ressourcer signifie ceci : lui donner une ressource ou teneur sur laquelle il peut compter, se tenir (substans), mais encore le remodeler sans cesse dans le flux vivant. Il n’y a en réalité (nous reviendrons sur ce point) qu’un seul horizon fondamental, celui de la protention (ce que nous exprimons fort bien dans le sentiment de « l’irréversibilité du temps » : nous allons toujours vers l’à venir), mais cet horizon s’accomplit en un double continuum où cette protention du désir se nourrit de la rétention d’une mémoire. Ce qu’il importe de saisir ici, c’est qu’il n’y a pas là le fleuve tranquille d’une progression qui stockerait, accumulerait ses acquis, mais au contraire l’enjeu risqué permanent de ce que nous avons « à être » en mutant dans le flux ; et cet « avoir à être », nous le sommes, en tant qu’individu vivant et chacun à notre mesure, dans la dimension même du projet ressourcé ; et c’est cet être que nous pouvons nommer « soi ». La dernière question est sans doute celle-ci : qu’est-ce donc qui éclaire l’horizon et fait ainsi notre « être soi désirant » ? Nous n’avons pas trouvé jusque là d’autre réponse que l’optimum, figure tutélaire de tous nos désirs. Serait-ce en cela que nous sommes hantés par « Dieu », ens optimum ? Il n’y a de temps que d’une conscience intentionnelle en acte évaluant toujours le « présent » à l’horizon de son désir : pour préciser encore cet axe majeur de notre réflexion, partons de la distinction entre « perception interne » et « perception externe », que Rudolf Bernet lecteur de Husserl explicite (bien mieux que Husserl ne le fait lui-même, nous semble-t-il). Suivons l’argumentation qu’il développe à ce sujet119. Le son dans sa forme rudimentaire serait un exemple de reprise d’un donné hylétique (hors du 118

Voir à ce sujet ce que Ricoeur dit de cette assignation dans Soi-même comme un autre. C’est peut-être ainsi que nous pourrions entendre l’ « identité », l’ « identiquement présent », dont parle Husserl dans le texte n° 5, au début de la p.105, 102 ; mais ce qui est « continuellement présent » n’a d’autre « état identique » que celui d’être en mutation « horizontale » et non pas en simple succession. 119 Conscience et existence, pp.128-134 ; Bernet fait référence à divers passages de MB n° 18 et 20 ; on peut également se rapporter à Leçons, § 44, 122-124.

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moi) par une « perception interne » qui en fait son objet intentionnel (le son perçu). Il pourrait aussi y avoir perception interne d’un acte intentionnel, autrement dit sa reprise dans un acte réflexif qui en fait son objet intentionnel. Quant à elle, la « perception externe » serait celle qui non seulement part d’une donnée hylétique extérieure au moi mais encore retourne (c’est-à-dire nous renvoie) à un objet « transcendant » que nous posons hors de nous. A partir de là, quelle est la différence introduite par Husserl entre l’objet de la perception interne et celui de la perception externe ? Posons d’abord le postulat de départ de Husserl : l’objet dans son individualité est constitué par son positionnement temporel, c’est-à-dire par un nunc défini dans l’ordre absolu du temps-du-monde auquel il appartient (ce qui présuppose d’accepter cette notion de « temps absolu du monde »). Pour l’objet de la « perception interne », son positionnement temporel donc son individuation effective lui est conféré immédiatement par la « conscience interne » de sa donation originaire : cette individuation est donc constituée d’emblée en tant qu’objet immanent d’une perception interne qui est conscience immédiate de son donné originaire. A contrario, l’objet de la « perception externe » n’est constitué comme objet individuel temporel que médiatement par la « conscience interne » qui vient unifier tous les actes intentionnels dans un même flux de conscience égoïque ; médiatement, c’est-à-dire en passant par le « maintenant » de l’acte intentionnel (perception, imagination,…) ; autrement dit, l’acte et son objet intentionnels ne sont plus indissociables dans l’unité d’une conscience interne du flux, comme c’est le cas pour l’objet de la perception interne : il y aurait donc un temps de l’objet « transcendant » (Objektzeit), distinct du temps de sa donation effective à la conscience (Gegebenheitszeit) dans lequel le « temps objectif » serait constitué médiatement. D’où la nécessité de trouver un lien fort entre ces deux formes du temps, un lien de « constitution », que Husserl trouve dans le temps subjectif unitaire du « processus originaire » (Urprozess) ; ce processus serait constitutif de l’unité du temps objectif (dans lequel se situe l’objet transcendant) et du temps de l’activité intentionnelle du sujet (dans lequel se situe l’objet immanent de cette activité). Donc in fine c’est toujours dans l’unité de cette conscience interne originaire que se situerait la source de la temporalité individualisante, aussi bien pour les objets de la perception externe que pour ceux de la perception interne. Où se situerait donc ce qui différencie les deux catégories d’objets ? Nécessairement dans la manière dont le processus individualisant s’effectue, d’un côté dans le rapport que les objets individualisés entretiennent entre eux, de l’autre dans le rapport que ces objets entretiennent aux actes de perception. Dans leur rapport entre eux les objets transcendants de la perception externe appartiennent nécessairement au même monde et à son ordre temporel unique, ce qui n’est pas forcément le cas de certains objets immanents de la perception interne. Dans leur rapport aux actes de perception, les objets transcendants entretiennent un rapport médiat avec 66

l’acte intentionnel dans la mesure où ils sont visés à travers un contenu immanent (d’un donné hylétique) qui n’appartient pas au temps objectif du monde : entre le temps subjectif des données de sensation et le temps des objets mondains transcendants il faut le lien constitutif de la conscience originaire dont nous avons parlé. Voilà l’explicitation, ardue mais cohérente, que Bernet nous propose. On l’aura compris par nos développements précédents, nous récusons totalement les distinctions inhérentes au schéma présenté. Perception interne et perception externe nous paraissent être les termes d’une dichotomie erronée. Si l’existence d’un phénomène physique hors de notre conscience suffit à qualifier d’ « externe » une perception, alors toutes nos perceptions (sans y inclure toutefois les pures idéations ou conceptualisations) sont « externes », car elles supposent toutes un tel phénomène physique : ainsi le son perçu lui aussi est bien perception d’une onde physique produite par la résonnance des corps. Mais par ailleurs il n’est pas de déterminations physiques d’un objet transcendant qui ne nous soient données sous la forme d’objets immanents : même les déterminations de l’extensivité, auxquelles Descartes voulait ramener le morceau de cire comme à ses « qualités premières », sont encore posées dans l’objet spatial tel que la forme pure de notre sensibilité le construit. En ce sens il n’y a pour nous que des perceptions « internes » et la projection extérieure d’objets transcendants est encore une propriété de notre perception formelle d’objets immanents dits « extensifs ». Nous ne travaillons jamais que sur des objets immanents et la séparation établie entre un monde objectif en soi avec son temps propre, un acte intentionnel immanent avec son temps propre, et un donné hylétique médiatisant les deux premiers en assurant du premier un équivalent donné à la conscience, cette séparation est un pur schéma abstrait. Il n’y a qu’une seule temporalité, celle de la conscience en exercice. C’est une pure abstraction que de séparer une conscience interne qui serait originaire et une perception (qu’on l’appelle « interne » ou « externe ») qui serait en activité intentionnelle ; ainsi la conscience interne du temps est-elle indissociable d’une perception en acte d’objets temporels. C’est également une pure fiction que de poser un « temps mondain objectif » : rien dans les propriétés du monde des corps physiques ne nous permet de comprendre ce que pourrait bien être sa temporalité intrinsèque : il n’y a de temporalité du monde que dans la manière dont notre conscience s’ouvre à lui comme système d’objets intentionnels immanents ; l’ordre temporel du monde n’est pas un préalable qui s’imposerait comme une donnée intrinsèque originaire, mais c’est une résultante née de notre manière d’organiser notre perception des phénomènes et de mettre en cohérence toutes les perceptions possibles pour évaluer notre « monde présent ». Enfin nous voudrions surtout récuser une orientation fondamentale de la réflexion husserlienne sur le temps, à savoir le fait de postuler que le temps est la source d’individuation des objets 67

de perception. Certes, nous l’avons dit, la conscience intime du temps n’est pas dissociable d’un acte de perception (quel qu’il soit) d’objets temporels, mais cette individuation des objets perçus temporels n’est que l’expression dans-le-corrélat de la seule individuation essentielle, celle du sujet en son acte perceptif en situation. Il n’y a de véritable « individualité temporelle » que celle d’un soi qui s’élabore dans la durée de son désir nourri de mémoire, qui s’évalue dans le présent où désir et mémoire s’articulent en une perception effective. Bien sûr l’acte de donation originaire d’un objet se reproduit (on pourrait dire qu’il « se mime ») dans le ressouvenir qui en est la « présentification », mais lui-même cet acte de donation est pétri par la mémoire d’actes perceptifs antérieurs, mais encore cette dynamique repositionnelle est orientée par le désir qui tisse tout le flux conscientiel évaluateur des phénomènes ; aussi serait-il illusoire de vouloir trouver le temps et l’individuation dans la simple saisie immédiate d’un « donné originaire ».

Individuation et conscience du temps : l’original et la durée Nous souhaitons en venir maintenant à ce qui constitue sans aucun doute un point essentiel dans toute explication avec Husserl à propos du temps, dans la perspective d’une interrogation sur l’être du « soi ». Nous citerons ce texte dans lequel Husserl interroge de plus près le fondement : « Le moi (…) est le pôle pour toutes les suites temporelles et est nécessairement le (pôle) « supra » - temporel, le moi pour lequel le temps se constitue, pour lequel une temporalité, une objectité individuellement singulière est là dans l’intentionnalité de la sphère de vécu, mais qui luimême n’est pas temporel. En ce sens, ce n’est donc pas un « étant » mais la contrepartie de tout étant, non un objet (Gegenstand), mais une instance originaire (Urstand) pour toute objectité. Le moi (…) n’est pas, mais fonctionne, comme saisissant, comme donnant valeur, etc. »120 Ce texte, qui a le mérite de la clarté et qui pourrait constituer une sorte d’abrégé de nos considérations précédentes, met paradoxalement en lumière le point aveugle de la réflexion husserlienne : celle-ci a clairement posé une conscience originairement constituante de toute détermination temporelle, une conscience pour laquelle et par laquelle s’instaure le flux et qui est ellemême conscience fluante, en flux, mais elle pose aussi un « moi pur »121, atemporel ou supra-temporel, ce « centre identique », pour lequel se forme 120 121

MB n° 14, § 2, 277-278, 221-222. Le texte n°15 est intitulé « La relation du moi pur au temps ».

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tout objet se tenant (Husserl parle de « teneur ») dans le flux, mais qui n’est pas lui-même dans le flux, et qui donc en cela n’est pas « ontiquement », « n’est pas un étant » fluant. Mais qu’il y ait des fonctions ou opérations structurelles (au sens de « transcendantales ») de la temporalité n’implique pas nécessairement qu’il faille admettre un « moi pur » supra-temporel qui les porte. En l’admettant ne brise-t-on pas cette immanence du temps qui faisait que la conscience du fluer (au sens passif-objectif comme au sens actif-subjectif) n’était possible que comme conscience fluente de tout objet122 ? La clef de cette aporie (car il s’agit bien d’une aporie pour laquelle Husserl ne nous tire pas lui-même d’embarras) est peut-être dans la partie du texte que nous avons enjambée dans notre citation, dans laquelle Husserl nous dit très exactement ceci : « Le moi ne devrait proprement pas s’appeler le moi, et absolument pas se nommer, car alors il est déjà devenu objectal. C’est l’anonyme par-dessus tout saisissable. » Pour Husserl tout objet intentionnel est constitué dans le temps, dans la conscience constituante de toute « objectité temporelle ». C’est dans la mesure où il trouve sa « place temporelle unique » pour une conscience qu’il est « individualisé »123 - et si l’on désignait (ce que font les mathématiciens) cette « place temporelle » par un nombre, on pourrait dire que l’individualité se détermine ainsi solo numero (ce que Leibniz n’eut pas admis). Mais si le « moi » n’est pas un objet constitué dans le temps, s’il n’est pas un « objet temporel » alors il n’est pas un individu ; il n’est pas « le moi » mais un centre jamais « objectal » (placé-là devant), qui « fonctionne » comme une source (Ur-stand) donnant la structure du temps, là où « ça temporalise », dans l’ « anonymat » d’une fonction universelle : il est le temporalisant jamais temporalisé. Nous sommes là aux antipodes de Leibniz mais aussi de Kant. Aux antipodes de Kant, car celui-ci instaure le « moi pur » comme « Je pense » transcendantal hors temps, qui ne « temporalise » rien mais donne la simple forme de l’unité synthétique originaire de l’aperception pour tous nos actes cognitifs124. Aux antipodes de Leibniz car, alors que chez Husserl l’individualité se détermine sous la forme du temps comme objet (Gegenstand) discernable seulement numero dans l’ordre (spatio-) temporel, 122

Dans MB n° 15, § 1, 283, 225, Husserl revient pourtant bien sur « l’unité intentionnelle » qui rend indissociables le fluer et la conscience du fluer. 123 MB n° 14, § 2, 277, 221. 124 Husserl retombe d’ailleurs sur ce « je pense » dans ce même texte n° 14, § 2, 278 (bas), 222 ; puis 279 et 280, 223 et 224 : « tous les objets (…) le moi signifie leur centre de relation (…) Chaque vécu (…) conscient dans la présentification, se donne comme un « je pense » (passé). Le moi est un moi « qui se tient et qui subsiste » (…) là continûment, inséparable du flux de vécu (…) mais dans le temps le moi n’a absolument aucune teneur (…) moi, un identique en la forme, d’une certaine façon un identique idéal (…) qui n’est pas effectivement temporel ».

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la monade leibnizienne comme unité individuelle (unum per se) est toujours discernable comme sujet actif, doté d’un « premier principe intérieur d’action » (entelecheia e prote), singulier de par sa « puissance primitive » appétitivo-perceptive. Avec Leibniz nous dirons que le temps est l’ordre formel de notre perception des choses (ce que Kant a confirmé), mais si le temps est la forme expressive de notre puissance d’évaluer les phénomènes (ce qui nous affecte) et que l’unité individuelle du sujet se distingue dans cette puissance d’évaluation, alors c’est bel et bien l’individualité du sujet qui s’exprime dans le temps, se constituant dans la fluence de son activité « donnant valeur ». C’est donc bien le problème du sujet individuel qui nous est posé. Faut-il le réduire avec Kant à ce moi pur transcendantal qui serait hors temps et, dans ce cas, ce moi est-il seulement le Je pense qui fait l’unité synthétique formelle de nos représentations ? Ou encore, comme le propose Husserl, est-il simplement ce « processus originaire » d’une conscience intime « qui fait le temps » sans être elle-même « dans le temps » ? Au contraire ne faut-il pas dire qu’il n’y a de sujet que comme intentionnel actif, conscience immanente engagée dans le temps de son activité appétitivoperceptive dans un monde qu’elle signifie ? Lorsque dans le chapitre 31 des Leçons125 Husserl cherche à dégager « l’individualité du « ceci » » il croit en trouver la source originaire dans « la situation temporelle absolue ». Ainsi le « maintenant » comme « donnée-auprésent de la situation temporelle » demeure-t-il « le même maintenant », non seulement dans sa « matière » (tel son, par exemple le son do) mais encore dans sa « situation temporelle », « cette dernière seule constituant l’individualité » (car la « matière » peut être identique entre deux maintenant distincts). Ainsi l’instant présent défini par « l’impression originaire » est-il une fois pour toutes « le non-modifié absolu » : « c’est le moment individualisant de l’impression originaire de la situation temporelle ». « Individuel » signifie donc ici : pris (« situé ») dans la forme temporelle de « l’impression originaire » déterminant l’instant présent ou maintenant. Il y a derrière cette « individualité » la fiction d’ « un temps qui ne coule pas, absolument fixe, identique, objectif » qui serait hors d’atteinte de la « modification » et serait ainsi fondateur. Husserl réintroduit ici un « temps objectif absolu » où se déposeraient des individualités tout aussi « objectives » et « absolues », à l’égard desquelles seule varierait la « manière de (nous les) donner » (au présent, puis au passé proche, puis au passé plus lointain, etc.). A la source de ce « temps objectif absolu » où les individualités « objectales » sont déterminées par des instants « originaires », Husserl pose une conscience absolue, hors temps, constituante anonyme 125

Notamment 86-89.

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(non individuelle). Nous soutenons au contraire qu’il n’y a pas d’ « impression originaire », au sens où tout évènement « présent » qui affecte une conscience est déjà pris dans la dynamique d’une mémoire qui est pilotée par un désir prospectif. C’est donc une durée tendue entre projet et mémoire et non une série de « situations temporelles » qui fait la véritable individualité, celle d’une conscience en flux. Quant à ce « même maintenant », il n’est qu’une fiction, une pure abstraction car il n’est rien d’autre « au présent » que ce qu’en fait la modification accomplie par la conscience qui dure, hors laquelle il n’y a aucune individualité qui vaille. Il faut veiller à ce que le spectre du temps absolu, universel, objectif (que cette « objectivité » soit celle d’une « chose étendue » ou d’une « chose pensante ») ne vienne pas polluer notre réflexion126. Ce spectre se mire dans ce « moi » qui, selon Husserl, ne devrait pas se nommer « moi » mais le « ça » d’une « sensualité passive originaire »127. Si le fluer n’est pas une donnée objective qui s’imposerait passivement à la conscience comme le cours-du-monde, comme un « entour hylétique originairement pur »128, si le fluer est au contraire « la forme originaire de la conscience constituante du temps » en laquelle se constitue tout objet immanent, il nous faut renoncer à découvrir cette forme originaire dans la structure eidétique d’un « moi pur » qui serait l’ « individu nécessaire »129, « anonyme », dégagé des lois de l’objectité temporelle qu’il impose lui-même : au contraire il est lui-même embarqué dans cette activité « temporale »130 d’évaluation de toute présence. 126

Ce spectre revient régulièrement dans le discours husserlien ; rappelons MB n° 7, § 5, 134-136, 121-122 ; mais aussi MB n°14, § 1, qui ne nous paraît avoir de sens qu’en présupposant un « cours-des-choses » hors conscience intentionnelle, autrement dit le temps comme « suite temporelle propre à la chose ». Le « chosisme », dont il se défend pourtant, est toujours en filigranes chez Husserl, par exemple quand il parle de « l’identité du temps » du perçu et de la perception (qui se transforme en « identité du temps » du perçu remémoré et du souvenir) « bien que le moment temporel vienne à la donation à même l’étant réal » (nous soulignons) (Husserliana X -B, texte n° 39, 274, 166). 127 Husserl désigne ainsi la structure de « premier niveau » « pré-égoïque », qui se constituerait dans une pure passivité, par les « tendances sensibles de l’association et de la reproduction » (MB n° 14, § 1, 275-276, 220). En quoi ces tendances relèvent-elles d’une passivité sensible alors même qu’elles sont mises en œuvre dans la « présentification » de ce qui est passé en la forme de l’ « à nouveau », autrement dit d’une activité intentionnelle mnésique ? (voir MB n° 15, § 1, 283, 225). 128 MB n° 15, § 1, 283, 225. 129 MB n° 15, § 2, 286, 227 130 Il conviendrait effectivement d’employer ce terme si l’on veut distinguer, d’une part, l’objet immanent pour une conscience qui est déterminé comme « temporel » et, d’autre part, cette conscience (qui n’est pas simplement un objet comme les autres, dit Husserl) qui est « temporale » dans la mesure où elle constitue pour tout objet la forme du temps, autrement dit, où elle « temporalise ». Mais la conscience vivante constitutive est elle-même emportée dans ce fluer du temps et ne saurait être dégagée comme une « conscience pure » au-delà du temps : c’est même parce qu’elle-même flue qu’elle est constitutive du fluer (car ce fluer n’est pas une donnée préalable recueillie à même les choses perçues).

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En cela il est un « soi » dont le « même » (ipse) s’élabore et se perlabore dans la dynamique de cette « temporalité », vectorisée par le grand Désir du vivant, celui de se tendre, de s’efforcer vers ce qu’il évalue comme le « meilleur » pour lui. Les trois derniers alinéas du deuxième chapitre du quinzième texte des Manuscrits de Bernau131 sont sans doute parmi les plus clairs que Husserl ait écrits et pourtant ils renferment, nous semble-t-il, une énigme : cet « êtresujet qui a sa façon de vivre en un vivre originaire flottant au-dessus de tout temporel, mais un vivre qui aussitôt entre dans la temporalité ». Entre la supra-temporalité « primaire » de cet être identique inobjectivable directement et la temporalité « secondaire » de ce même être devenant objet réflexif à travers la suite de ses affections et comportements, la distinction ne peut bien sûr pas être une distinction dans le temps (avant / après) mais de niveau de réalité : le « moi pur » en lui-même ou en tant que tel est de nature « idéale » et se tient hors temps, le moi qui pâtit et agit vit dans la phénoménalité temporelle. Mais alors cela signifie que le sujet peut avoir une teneur (ousia) alors même qu’il n’est pas entré dans le champ phénoménal ; une teneur qui serait de l’ordre de l’unité formelle sans contenu132 et dont toute philosophie transcendantale depuis Kant se veut l’analytique. Leibniz (qui était coupable aux yeux de Kant d’avoir fait des déterminations phénoménales des propriétés de la réalité en soi) avait, bien avant Schopenhauer, vu le chaînon manquant de tout phénoménalisme formel : celui de la vis (puissance ou force) inséparable de sa mise en acte effective ; aussi posa-t-il la « monade » comme centre de force consistant et affirmant sa singularité dans son activité appétitivo-perceptive. Si on l’entend bien avec Leibniz, le « moi » est ce « soi », se de l’unum per se qui tient sa « perséité » de son être-à-l’œuvre (energeia) qui est une capacité de changement ou de développement interne (dynamis). Le chemin avec Leibniz s’arrête là puisque le temps n’est pas pour lui dimension ontologique de la monade appétitivo-perceptive, mais si nous continuons notre route en croisant Husserl et que nous demeurons au cœur de ce « moi qui vit sa vie originaire de telle sorte qu’il est continûment le vivre d’un contenu toujours nouveau, s’étendant à l’intérieur du temps »133, alors, puisque ce sujet n’est « pas substrat mais sujet de vie qui se comporte », il faut renoncer à ne lui concéder qu’une « quasi-temporalité », à le détacher de tout contenu : il n’a rien de simplement formel et rien d’atemporel, il est dans la continuité de sa dynamis qui se signe dans le temps, il est le soi qui « endure » son désir, véritable force motrice du flux constitutif d’un individu vivant. 131

pp.286-287, 227-228. « Le point d’identité de tous les actes (et affections) (…) donne à tout ce subjectif une unité qui n’est pas de contenu » (287, 228). 133 Ibid. 132

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La conscience flue et ce flux est son « effectuation intentionnelle », c’està-dire sa mise en œuvre comme intentionnalité en devenir, à savoir comme « modification » (Modifikation), autrement dit, passage d’un « mode de donation » d’un contenu noématique à un autre. Nous disons « contenu » mais le mot allemand employé par Husserl est « Bestand », que Schnell traduit par « instance » et Pestureau et Maazù par « teneur » ; en fait ce mot désigne ce qui perdure ou persiste (etwas ist von Bestand, hat Bestand : quelque chose dure, est durable). Ce que Husserl nomme ainsi c’est « le contenu comme matière de la forme maintenant et de chaque forme du passé (qui) est un noyau de sens qui traverse identiquement toutes ces formes »134. C’est ce « noyau de sens » (Sinneskern) que désigne le « tempo-noème », toujours « le même selon le sens » (dem Sinn nach derselbe). Voilà en fait la signification de la perdurée selon Husserl. Pourtant c’est une illusion que ce « même ». Je perçois maintenant Pierre qui arrive en courant ; deux jours auparavant j’étais tout entier dans l’attente de ce moment où j’allais retrouver Pierre qui, je le savais, arriverait (comme d’habitude) en courant ; trois jours plus tard je me souviendrai de Pierre arrivant en courant ; puis peut-être m’en souviendrai-je à nouveau dans une semaine. A chaque « maintenant » m’est donné sur un mode différent ce contenu, ce noème qui perdure : « Pierre qui arrive en courant ». Mais est-ce là toujours « le même contenu selon le sens » ? Non point. A chaque fois le « tempo-noème » est différent, je ne lui donne pas le même « sens », parce que c’est bien d’un tempo-noème qu’il s’agit : non pas simplement « Pierre-qui-arrive-encourant » comme signifié abstrait, détaché de l’acte intentionnel en situation qui est le mien, mais au contraire Pierre-qui-arrive-en-courant perçu ou remémoré ou projeté par moi ; mieux encore Pierre-qui-arrive-en-courant perçu ou remémoré ou projeté en un acte pétri de perceptions, de remémorations, de projections antérieures ou postérieures, qui se croisent et s’interpénètrent. Sa « perdurée » n’est pas un demeurer à l’identique mais un persister comme traversé par la « modification ». Sa seule « mêmeté » est d’être ce qui est donné (comme modifié selon le sens) par la modification. Voilà le premier point de divergence qui nous sépare ici de Husserl : ce « noyau de sens toujours même » est une abstraction illusoire qui ne résiste pas au temps comme mise en œuvre ou « effectuation intentionnelle » propre à la conscience vivante. Le second point de divergence est le suivant : ce n’est pas seulement le contenu du tempo-objet qui est identique selon Husserl mais encore « la forme de donation du point temporel » ; autrement dit, dans le passage d’un mode de donation à un autre, la forme demeure la même comme « point temporel » (Zeitpunkt). Ce point identique est le « maintenant » ; je perçois maintenant Pierre qui arrive en courant ; de même trois jours après je pourrais dire : je me souviens maintenant de Pierre arrivant en courant. C’est un maintenant qui à chaque fois, une seule fois et 134

MB n° 8, 145, 129.

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une fois pour toutes, inscrit mon acte de percevoir ou de me souvenir dans le temps ; qui plus est, selon Husserl, mon acte atteint son « point maximal de remplissement » lorsque lui et l’arrivée de Pierre surviennent ensemble, autrement dit, dans la perception présente, dont tous les souvenirs ne seront que la répétition, répétition du même « maintenant ». Le temps ne serait ainsi que la suite de ces maintenants originaires, « points temporels » juxtaposés composant la série des états-du-monde dans laquelle je suis inscrit. Nous récusons ce « temps » - là car il n’est qu’une recomposition, une reconstitution à l’usage de notre entendement mathématique qui projette le temps dans l’espace. Il n’y a pas de « point temporel » en soi ou par soi comme forme toujours identique du tempo-objet, car ce que nous appelons « maintenant » n’est qu’un repérage, une évaluation provisoire, une « mise au point » fugitive, dans le jeu perpétuellement engagé entre un individu vivant et son milieu, jeu où il cherche sans cesse à optimiser sa puissance active, à l’articulation de son projet et de sa mémoire. C’est ce jeu qui fait le « temps » et non telle ou telle figure qui paraît résulter de cette « donation de sens » par laquelle une conscience vivante « s’effectue ». Car finalement, que savons-nous au juste de « l’instant présent » ou « maintenant » ? Rien qui ne soit d’abord projeté par notre puissance appétitive, rien qui ne soit ensuite reconstitué ex post c’est-à-dire déjà traversé « de part en part » par cette puissance intentionnelle qui modifie continûment son contenu aussi bien que sa forme (ou mode de donation) : ce « moi percevant Pierre qui arrive en courant » est plein de tous ces « moi anticipant l’arrivée de Pierre », eux-mêmes chargés de leurs souvenirs mais aussi d’autres anticipations, et il vient se perdre dans le système protéiforme de ma mémoire à l’horizon de multiples autres projets. Si c’est bien la « donation de sens » comme « caractère intentionnel » (intentionaler Charakter) qui perdure et ainsi « temporalise », il ne paraît pas possible de déconnecter temporalisation et objectivation, si l’on entend bien par « objectivation » la puissance conscientielle active de donner un contenu noématique quel qu’il soit et quelle qu’en soit la forme. Il faut reconnaître que, comme le dit fort bien Rudolf Bernet135, « pour Husserl (…) le problème de l’individuation concerne d’abord le mode d’être des objets » et que l’individuation de ceux-ci, comme « singularisation individuelle » (individuelle Vereinzelung) s’accomplit par le positionnement temporel. De ce point de vue nous proposons une autre voie : même si nous individuons en apparence des objets, l’individuation relève d’abord du mode d’être du sujet, en tant qu’il est perdurée d’une puissance active appétitive, et ce n’est pas un temps arraisonné par une logique formelle ou par des diagrammes ou formules mathématiques, qui nous permettra de fonder l’individuation, car la logique connaît le générique ou bien le particulier spécifique et non le 135

Conscience et existence, chapitre IV, p.119 (nous soulignons).

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singulier individuel. C’est au contraire dans l’originalité d’une durée doublement « horizonale » que s’élabore la singularité du soi. La question autour de laquelle Husserl finit par tourner dans le huitième manuscrit de Bernau et qui lui paraît pointer ce qui pourrait être la matrice des phénomènes ultimement constitutifs de la temporalité, cette question mérite bien d’être posée avec insistance ; elle est la suivante : au-delà ou en deçà du noème « pur et simple » comme contenu intentionnel immanent, n’y aurait-il pas un donné (« datum hylétique » dit Husserl136) propre au temponoème, un donné qui en fasse à proprement parler le contenu d’un tempoobjet en tant que tel ? Husserl l’affirme et désigne de datum comme un certain « caractère » de la conscience originairement constitutive des tempoobjets, un caractère qui fait d’elle un système de « noyaux nonindépendants » (unselbständige Bewusstseinskerne), où la temporalité prendrait sa source, où se tiendrait le phénomène originaire de la temporalité. Que sont ces « noyaux » ? Husserl les désigne comme des formes de la conscience, des « formes noématiques de sens » (noematische Sinnes Forme)137 ou encore des « formations noématiques ultimes » (letzte noematische Gebilde)138 et n’en dit rien de plus que ceci : ils seraient des manifestations de la conscience vivante, autrement dit, des « moments de vie » ou vécus d’une « conscience de l’originalité (Bewusstsein der Originalität) »139, vécus constituant « l’être perdurant réel (Reeller-BestandSein) dans la conscience ». Que peut-on entendre par là ? L’ « original » est ce qui vient une fois, pour la première fois et la dernière. Mais l’individu vivant fait de cet original qui survient une ressource pour son originalité propre, à savoir pour cette singularité en laquelle il perdure (trouve son Bestand) : l’original qui paraît survenir est déjà à la fois pétri de mémoire et surmonté dans le projet. Le travail de l’original par la conscience vivante s’effectue dans la dynamique à double horizon qui constitue sa « durée » ; c’est donc une façon de voir totalement abstraite que d’installer la conscience en son Bestand comme une simple série d’ouvertures à la « présence du maintenant » ; encore une fois, ce n’est pas la durée de la conscience qui se fonde sur une telle série de « maintenants présents originaires » (comme autant de « places temporelles remplies ») mais c’est au contraire la durée qui fait le « maintenant » comme un repère, une trace d’évaluation aussitôt reprise dans sa dynamique. La conscience originaire constitutive du temps serait ce système organisé de vécus qui sont les creusets où se « forment » (bilden) des unités noématiques, où se fait (se donne activement) et se défait le sens à partir de ce qui arrive déjà traversé par le double horizon de la puissance intentionnelle : l’original est pris dans 136

MB n° 8, appendice IV au § 3, 161, 140. MB n° 8, § 1, 142, 127. 138 MB n° 8, appendice IV au § 3, 163, 141. 139 MB n° 8, appendice IV au § 3, 160 et 161, 139 et 140. 137

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l’histoire singulière de cette puissance appétitive, maître du jeu de la temporalité. La finitude du vivant se tient à la jonction de l’original et de la durée : elle est la signature, l’expression de ce qui dure dans l’original. Si pour Husserl la teneur de l’objet individuel en tant que tel relève de l’acte original d’un sujet comme conscience intentionnelle140, cette originalité prendrait selon lui sa source dans ce qui est reçu par une intentionnalité passive : elle relèverait in fine de la réceptivité de cette conscience à l’égard d’un « donné originaire ». Nous avons proposé un renversement de cette perspective, par lequel le donné temporel originaire n’est plus que la variable d’une « fonction temporelle » qui s’exprime dans la durée où s’articulent projet et mémoire, autrement dit par lequel l’individualité du soi ne résulte plus de son être-jeté passif à l’ordre temporel du monde mais de sa puissance appétitive orientant son action sur le monde : la temporalité prendrait alors sa source dans le désir constitutif du sujet et le temps serait la forme de sa conscience dans l’effort ou la tension projective, tension qu’alimentent aussi bien son imagination pure que sa mémoire.

Pouvons-nous être encore plus explicite au sujet de ce « processus originaire » désignant un certain « flux de conscience » constitutif de cette forme temporelle qui s’empare de tous les vécus et contenus de conscience ? Où prend-il sa source ? Si on lit le onzième texte des Manuscrits de Bernau, ce processus serait structuré en « phases ». Que faut-il entendre par là ? Selon l’acception courante, une phase désigne un intervalle de temps jalonné par une modification (un changement du mode d’accomplissement du processus). Mais ce n’est pas un intervalle ou partie du temps comme grandeur homogène qui est visé ici par ce terme ; c’est plutôt une certaine dimension du flux (un peu comme il y a des « phases » d’un corps chimique) constituée par une « modification » au sens d’un certain mode de « présentification » 140

Puisque le principe d’une phénoménologie transcendantale implique que l’individuation de l’objet passe par une phénoménologie de la conscience de cet objet comme son corrélat, si la temporalité est la dimension fondatrice de l’individuation, alors le fondement d’une ontologie de l’individu sera une phénoménologie de la conscience intime de temps, ce qui justifie la démarche husserlienne. Ce fondement est fort bien explicité par R. Bernet de la manière synthétique suivante : « toute individuation temporelle d’un objet est l’œuvre du moment présent d’un acte dans lequel cet objet ou noème est intuitivement donné à la conscience intentionnelle pour la première fois. C’est la conscience interne de l’accomplissement originaire de cet acte qui lui donne son caractère individuel en le situant dans l’unité du flux de la conscience intentionnelle qui comprend toutes les expériences d’un même sujet » (Conscience et existence, pp.126-127) ; donc la teneur individuelle de l’objet relève de la conscience interne de l’acte posant cet objet.

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des objets intentionnels. Cependant Husserl ajoute que chaque phase serait elle-même constituée à partir de « noyaux », qui seraient comme autant de germes (un peu comme il y a un germe de la structure cristalline) ou de matrices à partir desquels une certaine « logique » ou cohérence intentionnelle se développerait (ou graviterait, si l’on veut reprendre une image inspirée du noyau atomique). Il y aurait ainsi un « noyau rétentionnel », à partir duquel se déploierait la transformation intégrative propre à la rétention, constituant une certaine phase de tel objet intentionnel au passé, phase dans laquelle pourraient intervenir une multitude d’appréhensions rétentionnelles. Curieusement Husserl désigne le « noyau rétentionnel » comme un phénomène d’ « atténuation » (ou d’affaiblissement) (Abklang). Si l’on retient cette désignation alors on peut s’interroger : si c’est d’atténuation qu’il s’agit, comment peut-on encore voir dans ce noyau un germe, un point-source de l’activité intentionnelle de la mémoire, puisque celle-ci n’atténue rien mais au contraire « présentifie » un vécu passé ? Il semblerait que, si l’on suit Husserl sur ce terrain, on retombe en quelque façon dans une vision « objectiviste » du temps comme coursdes-choses ou bien dans une vision « pointilliste » du temps comme simple juxtaposition de « maintenants » : il y aurait un « donné originaire » (le cours-des-choses) ou tout au moins un « processus originaire », celui de la conscience « présentante », dont toutes les manifestations de la mémoire ne seraient que les « adombrations » et le passé se définirait alors par rapport à un « éternel maintenant » dont il serait l’atténuation. Il est vrai que, puisque la temporalité s’exprime « maintenant » dans l’acte intentionnel d’une conscience, c’est un penchant naturel de la conscience que d’évaluer cette temporalité par référence à l’immédiatement donné dans ce maintenant. Celui-ci n’est pourtant que le point de confluence des dynamiques « temporalisantes » de cette conscience ; comme le dit bien Bergson, nous sommes enclins à faire du temps une sorte de cours homogène de la choseconscience, dont les états s’aligneraient de manière tout aussi homogène, enfilés comme les perles d’un collier. Tout notre travail de réflexion a été mené jusque là dans une direction inverse, où l’instant présent n’apparaît que comme le point de rencontre d’une dynamique à double face (rétentionnelle et protentionnelle), autrement dit de cette « rétro-projection » constituant le flux de conscience. Le « procès originaire » de la conscience constitutif de la forme temporelle est un continuum de phases dont chacune est elle-même une certaine dynamique continue qui prendrait naissance dans un « noyau »141. 141

Si l’on distingue (comme le fait Schnell) conscience immanente et conscience préimmanente, le schéma serait à peu près le suivant : l’acte rétentionnel ou protentionnel, relevant de la conscience immanente, s’inscrirait dans la dynamique d’une « phase » ou « continuum », relevant de la conscience pré-immanente, à partir d’un « noyau » fonctionnant comme un point germinal de cette dynamique.

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Ce noyau est un certain état de conscience, plein (Husserl dit « saturé ») de son activité intentionnelle de présentation, mais constituant le point originaire d’une dynamique que Husserl désigne comme « Abklang ». On peut traduire Abklang par « évanouissement », en entendant par là une certaine modalisation de l’acte intentionnel qui s’exprimerait comme « appauvrissement » de sa plénitude de sens (ou dé-saturation), autrement dit comme évidement par affaiblissement de la « donnée originaire ». Husserl est entré dans cette logique de l’évidement appauvrissant et du remplissement enrichissant dès le premier manuscrit de Bernau : « toute phase du procès est dès lors un intervalle de rétention, un point de présentation originaire comme protention remplie et un intervalle de protention non remplie »142. Pourquoi parler ainsi d’ « appauvrissement » sinon par référence à une « richesse » qui serait celle de la « présentation » d’une donnée originaire dans toute son « évidence » ? Dans toute cette réflexion on cherche manifestement à rendre compte de la temporalité à partir d’un certain mouvement nommé « flux de conscience », mouvement qui ne serait pas « dans le temps » (car il y aurait alors, semble-t-il, un cercle manifeste) mais « porteur du temps »143. Si ce « flux de conscience » n’était que le reflet ou même l’une des manifestations du cours-des-choses, l’ « appauvrissement » ne serait alors que la résultante de cette usure des choses dont le temps serait le simple amortissement ; et le « flux de conscience » serait le reflet de cette usure comme perte de cette plénitude de sens portée par la présentation évidente. Renverser cette perspective c’est faire du « présenté » non pas une origine référentielle (à la fois un point de départ et un fondement) mais à la fois une résultante et une médiation, un point d’arrivée et un point de passage dans une dynamique de modalisation, que le flux de conscience exprime in concreto et par laquelle la conscience retient et anticipe à la fois. Dans ce renversement, c’est bien l’essence même de la conscience dans son intentionnalité vivante qui est en jeu dans la temporalité qu’elle « porte en elle ». Cette « portée » n’est pas un « laisser s’évanouir » où elle se coulerait dans la dérive des choses, mais bien plutôt la gestation continue d’une situation d’expérience vécue, d’une histoire de vie. Il en est ainsi parce que le continuum n’est pas une simple rétention qui « s’appauvrit » mais une rétention toujours-déjà-orientée et réactivée par la protention qui enrichit le sens. Ce n’est déjà plus le même contenu, ce n’est déjà plus le même acte, qui est « retenu » car il est pris dans la dynamique du désir « porteuse de temps ». Le temps n’est pas l’amortissement des choses reflétée dans le flux de conscience mais la fluence du soi, phénomène temporel par essence que seule une herméneutique du désir permet de comprendre. La vision husserlienne de cet « enrichissement » nous paraît réductrice. Husserl semble bien distinguer fondamentalement le rétentionnel 142 143

MB n° 1, § 4, 14, 39. MB n° 2, 45, 60 : « le flux de conscience (…) porte ce temps ».

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et le protentionnel sur le critère du « remplissement » : le « retenu » est un rempli qui s’évanouit ou s’évide, le « protendu » est un non-rempli qui s’approche du remplissement. Nous pensons que la « plénitude de sens » se joue non pas dans le remplissement par une donnée originaire (ce qui signifierait in fine que la référence ultime est donnée dans un temps objectif ou cours-des-choses comme suite de « présents »), mais dans l’enrichissement ou l’optimisation de cette stratégie du Désir qui est moteur (étrangement absent de la réflexion husserlienne sur le temps) de la temporalité de la conscience. De deux hypothèses nous devons choisir l’une : soit la temporalité de la conscience perd tout son sens si elle n’est pas conscience de son propre « processus originaire » (autrement dit, si ce processus ne lui apparaît pas d’une manière ou d’une autre), soit elle garde au contraire tout son sens, nonobstant le fait qu’elle ne saisisse pas ce processus. Dans la seconde hypothèse, il semble bien qu’une certaine prévalence constitutive soit alors accordée à un temps objectif comme cours-des-choses, auquel appartiendrait le cours de la conscience-chose ; autrement dit, ce qui est « porteur du temps » échappe en quelque façon à la conscience immanente et relève, soit d’une réalité « transcendante », soit d’une « conscience pré-immanente ». Nous pensons au contraire qu’il n’y a temporalité que si la conscience s’apparaît à elle-même dans ce processus : elle est flux de conscience qui est conscience de fluer (ce qui ne signifie pas pour autant que cette conscience est parfaitement claire, c’est-à-dire supervise tous ses facteurs, puisqu’une (plus ou moins) grande partie des médiations de la mémoire et du projet lui échappe). Cette apparition ne peut pas s’accomplir autrement que dans le double continuum des intentions, qui passent l’une dans l’autre dans le jeu dynamique de la protention et de la rétention. Mais s’il en est ainsi, puisque ces intentions sont proprement les vécus de la conscience immanente tout autant que les points d’impulsion du processus temporalisant, c’est toute la distinction entre les deux niveaux, immanent et pré-immanent, de la conscience qui devient fort suspecte. L’activité intentionnelle de la conscience comme donatrice de sens s’inscrit originairement dans la modalisation temporelle, exprimée dans toutes ses figures. Toute activité intentionnelle « fait du temps », se donne comme cette temporalisation qui alimente un flux vivant où chaque contenu est une certaine modalisation. Mais en disant cela nous n’avons pas encore répondu à la question essentielle : qu’est-ce qui fait que la conscience « fait du temps » ou temporalise ? Est-ce là simplement son « phénomène », comme les corps chimiques ont le leur en tant qu’attractivité ou liaison ? Encore faut-il comprendre ce phénomène. Pour ce faire, pouvons-nous faire l’économie d’une puissance motrice à l’œuvre dans la temporalisation ? Si l’on admet qu’il y a une expérience sensible concrète propre à la conscience intentionnelle constitutive des objets-temps ou expressions de la temporalité, 79

cette expérience ne serait-elle pas celle d’une puissance de « dépassement » propre à cette conscience, où se signerait proprement la temporalisation ? Entendons par là la capacité de passer en deçà ou au-delà de la limite du « donné présent » ou plutôt d’être toujours déjà dans cet en deçà ou au-delà qui élabore et perlabore ce donné, en le vidant de son apparente évidence, en dé-présentant le « maintenant originaire » dans cette perpétuelle ingénierie du désir qui l’anime. Même si, comme Husserl s’empresse de le préciser, il n’y a pas de contenus appréhendés ou objets intentionnels qui seraient propres à la conscience temporalisante au même titre que la conscience perceptive ou imaginative a les siens, il n’empêche que Husserl pose un « donné hylétique » qui exprimerait cette conscience temporalisante et qu’il voit dans ce datum « une composante de la conscience elle-même ». Qu’est-ce à dire ? Si l’on nomme « matière » (hyle) ce qui dans tout phénomène (objet de l’expérience sensible) correspond à une sensation (comme effet de ce qui affecte notre capacité de réception sensible), alors ce « donné hylétique » pourrait bien être une sensation (Empfindung) spécifique, à savoir cette « sensation de désir » (Begehrensempfindung) à laquelle Husserl nous renvoie lui-même dans un passage des Recherches144. Pourtant ce n’est pas comme des données de la réception sensible (donnés hylétiques stricto sensu) mais plutôt comme des intentions spécifiques que Husserl définira ces vécus de la « sphère du désir », à savoir des intentions à objet indéterminé. Cette « indétermination » n’est pas simplement un manque, une détermination négative ; elle est plutôt une puissance positive, celle qui fait que toute visée intentionnelle a un horizon par lequel elle « dépasse » ce qui est simplement donné actuellement (le présentement visé) ; et cette puissance n’est autre que la temporalité même de la conscience, de par laquelle toute opération constitutive d’un objet s’inscrit dans une genèse, dans une histoire des « motivations ». Nous entendons par là, plus explicitement que Husserl ne l’a jamais fait lui-même, une histoire du désir (au sens large de l’ormè ou appetitus) où l’activité d’un vouloir multiforme travaille dans le moindre des espaces libres entre les couches « passives » (celles du désir archivé, naturalisé, fossilisé dans l’instinct ou la pulsion). N’est-ce pas là « l’essence de l’homme »145, encore largement impensée, qui transit le sujet avant même qu’il ne soit posé face à l’objet : le désir, comme cela même qui temporalise, transcendantal de toute objectivation (de la conscience ou de son objet). Il y aurait là non pas une quelconque « réalité absolue », non pas une nouvelle transcendance fondatrice de la sphère immanente, mais seulement une organisation propre à cette sphère, celle

144 145

Recherche Logique V, § 15 b. Spinoza, Ethique, III, prop. 9, scolie.

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d’une vie intentionnelle qui se donne à elle-même les lois internes de son développement. C’est la puissance projective nommée « Désir » que nous avons découverte à la source du « flux de conscience ». Si l’on considère qu’il y a un tel flux là où une unité organique est en activité d’une manière ou d’une autre dans son milieu ambiant, alors on peut peut-être trouver la forme la plus élémentaire de cette puissance projective dans ce que Heidegger nomme « l’aptitude » d’un tel organisme. « L’aptitude a toujours projeté d’avance (…) la sphère de ce qu’elle peut réaliser »146. L’aptitude s’accomplit dans une « structure pulsionnelle » où son pouvoir agir s’autorégule comme « poussée anticipative ». Dans cette structure est tracé d’avance le processus moteur où est mise en jeu l’aptitude à voler de l’oiseau : en lui ce qui est apte se règle lui-même dans sa poussée en avant au service de sa puissance active dans le milieu ambiant. Ainsi, « l’organe appartient à une aptitude » qui le configure. Pour toute unité de vie tout mouvement est déjà intégré dans le projet « au service de » ce en vue de quoi elle est agissante. Nous voyons à quel point cette dimension projective essentielle est attachée d’emblée à une puissance d’agir (vis activa). Cela éclaire la question que l’on peut se poser à la lecture du premier des manuscrits de Bernau : le projet, comme ce qui met en œuvre en l’orientant la dynamique d’une conscience, est-il une « attente »147 ? On pourrait l’admettre en précisant qu’il serait « attente » de ce qui advient non pas en un simple donné (datum) instantané de « présence originaire », mais en une « phase » où rétention et protention continuent de se conjuguer en une unité intentionnelle (en laquelle prend consistance le projet). En attendant l’arrivée de Pierre je ne suis pas simplement pro-tendu vers l’instant de son arrivée (comme « donné hylétique ») mais je suis tourné vers l’horizon projectif qui (plus ou moins) s’éclaire autour de sa venue, avec tout l’intervalle de durée qui la médiatise et peut encore modifier cet horizon, et avec tout le champ de durée que cette venue va ouvrir, champ qui n’est que le prolongement d’horizon, enrichi de nouvelles rétentions (de « protentions remplies » en langage husserlien) et infusé de part en part, investi de nouvelles protentions148. Ce qui fait le soi persistant c’est ce « continuum d’attente »149, non pas attente de remplissement150 comme un simple laisser-advenir ou venir au jour, mais un tendre ou s’efforcer vers, qui 146

Op.cit., § 54. L’ « attente » est explicitée par Husserl dans MB n° 1. 148 C’est ce que Husserl désigne ainsi : « une protention pré-dirigée sur un évènement continûment filé et activant rétroactivement le « différentiel » écoulé, comme constitutif de l’évènement » ; c’est là la compréhension qu’il nomme « génétique » du « procès constitutif » du temps (MB n°1, § 4, 13, 38). 149 MB n°1, § 2, 9, 35. 150 Certes la protention en tant que telle est toujours « vide » (non encore remplie par la présence d’un donné hylétique), mais elle est toujours pleine de l’intention projective qui ouvre son horizon : c’est là sa positivité et tout son sens. 147

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continue de perlaborer l’advenant pour mieux en faire continûment son « ipséité ». Ce que Husserl nomme le « caractère de noyau » est cette teneur variable en « présentation » qui fait qu’une phase serait « originaire » car pleinement remplie, « saturée », ou serait au contraire dérivée comme « modification rétentionnelle » ; une présentation originaire se modifierait donc en un « phénomène d’évanouissement » (Abklangsphänomen), selon la traduction que Schnell en donne. Mais abklingen signifie bel et bien diminuer, retomber, s’estomper en parlant de ce qui sonne (un son s’estompe) : l’image élargie (au-delà de l’exemple du son) signifie la diminution progressive de ce qui peu à peu s’efface. Que cela s’applique au contenu (noté « E0 » dans les formules de Husserl) ou à l’appréhension (noté « R (E0’) »), on voit mal ce que pourrait signifier cet effacement sinon une perte en teneur impressive sensible. C’est la notion husserlienne du « retenu » ou « remémoré », donc de la remémoration elle-même, qui nous paraît singulièrement pauvre : il s’agirait d’un noyau originaire (présentatif d’un donné hylétique) affaibli. La différence essentielle (et non pas de simple degré) qui sépare la perception sensible et le ressouvenir est ici complètement laissée pour compte, ce qui permet sans doute à Husserl de détacher la « conscience du temps » de la sphère immanente des actes intentionnels. Cette vision du passé comme « moindre présent » ou présent « tombé » (ou « déchu ») ne permet pas de concevoir l’essentiel, à savoir la dynamique effective entre ce passé et l’à venir, à l’intersection desquels flue la conscience : le passé se régénère sans cesse à la lumière de l’horizon du projet qu’il ressource. Enfin, en ce qui concerne la protention, le « caractère de noyau » ne s’accomplirait selon Husserl que dans le « remplissement » maximal d’un terminus ad quem ; cela signifierait que le « processus originaire » est « un continuum de moments qui aspirent tous (…) au point maximal futur et ont leur terme en lui (…) d’une manière fixe et uniforme »151. Pour qui refuse de faire du temps une propriété des corps physiques, pour qui fait du temps la dimension d’une conscience, cette vision husserlienne de la protention paraît totalement abstraite, déconnectée d’une véritable interrogation sur l’essence même de cette protention comme dynamique du flux de conscience. Si cette essence se nomme « désir », alors comment ne pas voir que cette dynamique du désir ne s’accomplit pas dans un terminus où elle s’annulerait ? Parce que ce « terme » se transforme au fur et à mesure que cette dynamique se déploie et qu’en cela il n’y a jamais « le » terminus auquel aspire le protendu en son processus, mais aussi parce qu’au moment où il serait « sur le point d’ » atteindre ce terme de « remplissement maximal », celui-ci est déjà évacué et passé dans une autre phase de la dynamique, laquelle n’est pas de 151

MB, n° 2, § 4, 33, 53.

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« remplissement » dans un état d’achèvement, mais d’auto-transformation téléonomique. La vision de Husserl, qui peut s’illustrer dans un diagramme géométrique152, est celle qui fait de la fin (telos) un simple terminus ou point d’achèvement, ce qui fait du temps comme processus originaire conscientiel le décalque (fort justement dénoncé par Bergson) d’un temps physique comme cours ou déroulé d’une organisation matérielle. Le « temps » qui serait cours-des-choses c’est le tonneau des Danaïdes : le toujours nouveau est remplissement de ce qui par essence se vide, s’use, se dégrade. Mais ce « temps des Danaïdes » n’est finalement qu’une variable neutre, l’ombre projetée de cette dérive entropique des corps naturels dont les mouvements relatifs peuvent être calculés. Ce n’est pas là ce que nous appelons « temps » comme disposition ou manière d’être d’une conscience vivante qui remet à distance ce qui s’approche et ré-approche ce qui s’éloigne, autrement dit toute l’économie du désir régénéré et de sa mémoire. Le « point zéro » de la « tendance positive » (remplissement) ou « négative » (évidement), qui serait point de départ dans l’éloignement qui « évide » et point d’arrivée dans l’approche qui « remplit », ce point n’est jamais effectif, réel : la conscience comme puissance intentionnelle orientée par le désir n’est jamais « saturée » (en cela l’ « impression originaire » n’existe pas) car elle est impulsion vers le non-présent, élan qui déprésentifie. Le temps n’est rien d’autre que le continuum des impulsions en lesquelles la « tendance » se régénère comme nouvelle mise à distance et nouvelle approche conjuguées, double « horizonalité » non pas d’une dérive (course des Danaïdes) mais d’une dynamique du désir, par laquelle rien ne se réalise jamais parfaitement et rien ne se déréalise jamais totalement : le soi prend sa résolution dans l’articulation projet / mémoire, il s’autoconstruit dans cette double modification continue qui fait la dé-présence, signature de son désir. L’individualité du soi ne peut être appréhendée sur le modèle de la « mêmeté » de l’objet physique (seule réalité de la « teneur (Gehalt) identique » dont parle Husserl153), mêmeté qui tient à son « noème » de corps naturel tel que nous le construisons comme unité phénoménale d’un système de forces soumises à des lois naturelles. Il faut comprendre cette individualité du soi comme se constituant dans une « différance » fluente, celle d’un double écart continu au « présent donné », 152

Ce diagramme, que Husserl n’a pas lui-même tracé mais qu’il décrit, est encore une fois inapproprié à une véritable compréhension du temps, puisque, comme Schnell le remarque lui-même fort justement, il « n’est pas en mesure de rendre compte de la médiation entre les différents noyaux originaires » et « représente seulement la constitution d’un seul point et du coup ne rend pas compte de cette fluence des phases… » (214, note 73). 153 Husserl parle de « teneur identique » à propos du « contenu (Inhalt) » du temps. Comme cette « teneur » n’a d’autre effectivité que celle de l’objet physique, on en arrive ainsi à parler d’un « temps objectif » ou temps du « monde des choses (Sachwelt) ». Nous avons récusé cette notion, qui aboutirait, par exemple, à poser une « forme temporelle appartenant à l’essence du son lui-même » (MB, n° 7, § 3, 129, 118) ; voir aussi note 63 ci-dessus.

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celle d’une « différence originaire » propre à la conscience vivante, articulée entre son projet et sa mémoire154. En percevant une mélodie (exemple favori pris par Husserl), nous ne percevons pas simplement une note au présent puis une autre encore au présent, mais nous faisons le lien entre perception sensible (sensorielle) et perception mnésique (ou souvenir), d’autant plus naturellement que chaque perception présente n’est qu’un point d’appui pour cette impulsion qui nous projette vers la perception à venir (bientôt présente), ou, si l’on préfère, dans la mesure où chaque perception présente n’est que le prolongement de celle qui la précède. Il y a donc bien toujours ce passage l’un dans l’autre du présent et du non-présent, du « présenté » et du « présentifié », passage qui fait la durée comme épaisseur d’une conscience intentionnelle en acte. C’est de là que peut venir la confusion concernant ce que Husserl nomme « rétention » ou « souvenir primaire ». Celui-ci paraît être une sorte de retenue sensorielle par « réverbération » des impressions sensibles tout juste abolies, mais en fait il est bel et bien de l’ordre du pur souvenir (et est déjà une re-présentation) puisque plus rien n’est perçu sensiblement (ou « donné en personne ») et le « phantasme » du perçu (l’image que nous en forgeons dans ce souvenir) n’est pas une donnée qui persisterait à l’identique, il s’est déjà modifié (pour « fonder la conscience par re-présentation »155). Il y a bien une réelle discontinuité essentielle entre perception et souvenir, mais cette différence, dont la dynamique est constitutive de la conscience de temps (donc de la temporalité même) s’accomplit continûment, sans trêve (même si le plus souvent nous n’en avons pas une conscience réfléchie ou thétique) et c’est cela qui fait la durée de notre existence, non pas comme une 154 Ne pouvant réduire le « contenu » du temps à la simple matière (hylè) sensible « dans le temps objectif » (comme sa propriété objective), Husserl sera dans l’obligation de distinguer un « noème temporel », à savoir le « mode de donation (Gegebenheitsmodus) » qui est la forme conscientielle de tel ou tel « point temporel ». Le mode originaire de donation du temps sera selon Husserl le « maintenant » donnant au contenu (Inhalt) sa teneur (Gehalt) individuelle identique, lequel contenu garantit la cohésion de l’ordre temporel : le maintenant fonde l’ordre temporel cohérent et fixe, car il pose et maintient en se reproduisant la position (Setzung) d’un donné originaire. Il y a là une vision diamétralement opposée à celle qui fonde le temps dans le travail du projet et de la mémoire, autrement dit d’une durée dont le « maintenant » ne serait que l’effet. 155 Comme Husserl le reconnaît lui-même dans Leçons, § 19, 64-65, sans pour autant en avoir tiré toutes les conséquences qui, selon nous, s’imposent, puisqu’il maintient l’illusion du « même objet » temporel dans la reproduction (voir, par exemple, dans le § 20 et surtout § 30, 82-83) ; pour nous, « le maintien de la relation objective » ou « la conservation de l’intention objective » n’implique pas une « identité temporelle » qui demeurerait inchangée ; au contraire, « l’instant individuel objectif » § 31, 83) est une pure abstraction et l’objet remémoré est emporté dans la dynamique vivante du projet et de sa mémoire, qui le modifie sans cesse : le temps « fixe, identique, objectif », dont parle Husserl, n’est qu’une référence formelle, hors vécu d’une conscience intentionnelle en flux, où tout passe dans la modification.

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« dégradation » mais au contraire comme une tension essentiellement projective où perçu et remémoré se médiatisent.

Temporalité du soi humain : la décision résolue Jusque là nous avons exploré la temporalité en nous efforçant de lui donner un sens qui puisse valoir pour n’importe quel individu vivant156, qu’il soit humain ou non, même si la dynamique intentionnelle de l’articulation mémoire – projet n’a pas la même densité et complexité chez tous ces individus. Mais nous savons que cette dynamique du projet comme « différance » (par dé-présentation) fluente s’accomplit dans un champ très étroit pour tout animal autre que l’homme, parce que cet animal est circonscrit par la sphère peu plastique de son « aptitude », mais aussi et surtout parce que cet animal n’a pas accès à ce que nous appellerons la résolution convaincue. Essayons de prolonger l’horizon de cette réflexion en tentant de dégager ce que la temporalité peut signifier pour une existence proprement humaine. Pour cela nous dialoguerons avec certains textes d’un autre ouvrage de Husserl, Psychologie phénoménologique157. Commençons par poser la causalité matérielle, comme règle d’un système d’interdépendances entre les modifications ou transformations de la matière158. Chaque chose matérielle est une réalité qui, en tant que telle, possède ses propriétés comme marques ou index d’une « règle causale fixe de la dépendance des transformations »159. Tout être vivant en tant que monade ou unité psycho-physique a également son « style causal fixe », et ce « psycho-physiquement et psychiquement ». Husserl distingue bien les deux points de vue à la fin du chapitre 22, avant d’approfondir la distinction dans le chapitre 24. Reprenons la fin du premier de ces deux chapitres : « Un animal ou un homme possède dans la multiplicité de ses transformations son style causal fixe, non pas simplement en vertu de son pur corps (Leiblichkeit) physique mais, comme nous l’avons dit, il le possède psycho-physiquement et psychiquement ; de ce dernier point de vue, par exemple, il possède un caractère psychique global, une individualité au sens spirituel ». En lisant cette traduction française qui désigne la première forme de « style causal » 156

Dans la mesure où il nous est possible de l’accompagner dans son accès au monde, de nous « transposer » en lui comme le dit Heidegger. 157 Nous citerons le numéro du chapitre, suivi de la page de la traduction française de Cabestan, Depraz et Mazzù (2001). 158 « La causalité signifie la dépendance, conformément à l’expérience, (…) de transformations d’objets individuels qui, selon une règle, se transforment réciproquement et sont en relation de dépendance les uns avec les autres » (§ 22, 133). 159 § 22, 134.

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comme s’effectuant « en vertu du pur corps physique », on attendrait le terme allemand « Körperlichkeit », plutôt que « Leiblichkeit » qui signifie « corps propre » au sens de l’être-soi charnel ou être-soi vivant. Dans la phrase Husserl distingue pourtant bien ce « style causal » en vertu du « pur corps physique » du « style causal » possédé « psycho-physiquement et psychiquement ». Or le psycho-physique est bien la monade comme être-soi vivant (Leiblichkeit). Alors pourquoi Leiblichkeit et non Körperlichkeit pour parler de ce « pur corps physique » ? La réponse n’est pas encore dans ce chapitre mais elle pourrait bien s’y amorcer en cela qu’Husserl distingue déjà le « psycho-physique » et le « psychique », en laissant entendre qu’il y a « une individualité au sens spirituel » comme « caractère psychique global » qui serait d’une autre nature que l’unité psycho-physique ou être-soi vivant. C’est dans le chapitre 24 que la distinction se précise. Mais auparavant c’est le chapitre intermédiaire qui nous donne une vue approfondie de la causalité physique. Celle-ci est définie comme une « règle empirique fixe de la coexistence et de la succession, qui est toujours donnée dans l’expérience objective sous la forme de certitudes d’attente »160 de ce qui doit arriver. C’est donc une causalité inductive qui selon Husserl détermine la spécificité des propriétés réelles des corps (physiques). On est donc ici fort loin d’une catégorie kantienne, puisqu’il s’agit là simplement d’une unité ou d’un ordre « d’attente et de renvoi »161 qui associe (ou effectue la synthèse toute empirique entre) un objet ou contenu de l’expérience sensible et ce qui coexiste avec lui ou ce qui lui succède. Ceci étant posé, dans la mesure où la vie psychique est nécessairement incorporée à l’être naturel mondain et spatial, autrement dit existe réellement en tant qu’unité psycho-physique ou monade, Husserl s’avance un peu plus loin en disant que « l’enchaînement de la causalité inductive doit s’étendre au-delà de la simple physis et coembrasser de manière inductive ce qui est psychique »162, en tant que ce psychique appartient, « conformément à son être », à une res extensa. « Conformément à son être » signifie ici que le psychique est in concreto un être-soi vivant ou charnel et, à ce titre, ne peut pas ne pas se donner comme un « corps propre » ou « chair » (Leib) qui s’inscrit dans l’extensivité matérielle. Du point de vue du « style causal » la Körperlichkeit semble donc entrainer avec elle, « co-embrasser » la Leiblichkeit de l’être-soi vivant : ainsi pourrait s’expliquer la réduction sémantique du second terme au premier dans la phrase citée plus haut. En tant que réalité psycho-physique, le psychique se donnera inductivement (« conformément à ce qu’on attend ») comme processus intérieur d’animation ou de vie coexistant avec les mouvements extérieurs du corps comme entité physique. Il appartiendra 160

§ 23, 134. § 23, 137. 162 § 23, 136. 161

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inductivement à cet ordre régi par une causalité « qui surgit de ce-qui-estperçu-ensemble de manière répétée en tant que cela coexiste ». Il en sera de même pour l’âme étrangère (autrui) qui, en tant qu’elle appartient à un corps étranger, se donne inductivement par une sorte d’ « inférence »163 que Husserl nommera plus tard « analogie »164.On pourrait en rester là si Husserl n’avait déjà laissé entendre que le psychique paraît posséder « un être réel propre avec son propre genre de causalité »165, au regard duquel la causalité inductive physique ou même psycho-physique ne constituait qu’un « côté extérieur ». C’est là qu’on retrouve cette « individualité au sens spirituel » dont nous parlions plus haut, à savoir un « autre genre de principe d’unification des transformations spirituelles » liées à des « propriétés » ou « caractères spirituels ». La question est alors celle-ci : quel est ce principe d’unité proprement psychique ? A cette question Husserl ne répondra pas, tout au moins pour l’instant. Il donne cependant une indication, plutôt paradoxale au demeurant, à savoir : « le moi et le flux de la vie » indique une certaine « unité d’écoulement » mais aussi, à travers cet écoulement, la structure pérenne d’un ego166, pourvu de ses propriétés stables. C’est dans cette fluence et dans ce qui se tient fermement au cœur de celle-ci que doit se rassembler « l’être réel de ce qui est spirituel »167, en et pour soi, dans sa spécificité. Pourquoi parler de paradoxe ? Parce que, alors même que Husserl prétend établir une différence essentielle entre l’unité psychophysique (ou être-soi vivant ou monade) et l’unité individuelle proprement psychique ou « spirituelle », le voilà qui nous remet sur le chemin du vivant avec ce « flux de la vie ». Mais justement, en suivant Husserl, on semble bien aller aux antipodes d’une vision bergsonienne où le « moi profond » se découvre dans l’interpénétration des états de conscience dans une fluence dynamique nommée « durée », élan créateur par lequel la vie comme conscience dépasse tous les découpages objectifs de l’entendement attaché au service de nos intérêts pratiques quotidiens. Nous allons voir qu’avec Husserl il semble bien que ce soit dans ce qui stabilise le flux dans un idem que l’on pourra trouver ce qui fait la réalité spirituelle d’un moi. « Chaque âme est l’unité d’une vie psychique qui s’écoule »168 dans une aperception continue de ce qui est nommé « le réel », et selon Husserl cette unité est régie par des « principes totalement spécifiques ». Selon ces principes se dégage « un sens totalement nouveau »169 de ce qui est « réel » ou « réalité », un sens tout à fait différent de celui qui est élaboré selon la 163

§ 23, 137. Voir Méditations cartésiennes, V. 165 § 23, 135. 166 § 23, 135-136. 167 § 24, 140. 168 Ibid. 169 § 24, 141. 164

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causalité empirique inductive, à savoir cette unité du flux qui se constitue dans la mise en œuvre d’une « causalité de la motivation spirituelle ». Là serait le moteur de cette « intériorité »170 où se produit sans cesse « une unité synthétique toujours nouvelle et toujours plus élevée ». Husserl n’en dit pas plus dans ce chapitre. Pourtant ce qui introduit l’écart ou la faille dans cette causalité inductive qui procède par association empirique de répétitions, n’est-ce pas justement cette différence qui se tient sous le mot « désir », dans la dynamique d’une motivation singulière, dont le vecteur serait précisément ce « toujours plus élevé », dont Husserl parle ici comme en passant et qui nous paraît pourtant tout à fait essentiel ? N’est-ce pas là ce qui fait « l’unité du flux », une unité qui n’aurait rien de cette subsistance morte d’un substant formel, abstrait ou idéal, mais qui serait au contraire celle d’un être-dedésir engagé dans ce flux comme dans son élément naturel ? S’il y a quelque chose de totalement spécifique dans ses « principes eidétiques », alors cet être-là, placé sous le signe téléonomique du désir, ne pourra pas être une « machine » sous peine de retomber dans le champ des connexions « conformes à l’attente »171 propre à la causalité physique. Mais la question qui nous revient alors de plein fouet est celle-ci : en quoi avons-nous ici instauré une différence spécifique entre cet être-là comme individu psychique et l’unité vivante (psycho-physique) de la monade ? Même si cette unité vivante doit compter avec la causalité physique qui régit sa matière corporelle, quel autre fondement pourrait-elle trouver pour son individualité que celui de son activité appétitive ? Le désir comme élan vers « l’unité toujours plus élevée » demeure le fondement de toute unité de vie « psychophysique », y compris de celles qui n’ont aucune individualité psychique de caractère « spirituel ». Il faut donc aller plus loin dans la recherche de cette différence propre au « psychique spirituel ». Le flux (Verströmung) a la forme d’une « merveilleuse structure temporelle de transformations »172 que Husserl désigne d’emblée comme celle du « maintenant toujours nouveau », en lequel passe incessamment le « tout juste passé » et qui tend déjà vers le « tout juste à venir ». Est-ce à dire simplement que les vécus psychiques fluents sont dans l’unité temporelle d’un flux dont les données ou contenus s’ordonnent « conformément aux règles de la coexistence et de la succession »173 ? S’il en était ainsi, en quoi ces vécus seraient-ils essentiellement différents des entités physiques que nous ordonnons semblablement ? Ils n’en seraient au contraire que la simple copie, organisée selon le même « temps un et universel », celui du Tout comme « réel en soi ». Pour ne pas en rester là, venons-en à la distinction développée par Husserl au chapitre 33 entre une « temporalité objective », 170

Ibid. Ibid. 172 § 24, 140. 173 § 24, 141. 171

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qui serait celle de l’objet comme existant dans un certain champ spatial (celui de la perception), et la temporalité qui serait propre au flux des apparitions subjectives selon lesquelles (le « comment » dit Husserl) nous nous donnons cet objet en de multiples perspectives continues. « Durée objective de ce qui est perçu spatialement », d’un côté, « extension temporelle de ce flux des modes d’apparitions », de l’autre174. On ne peut que s’interroger : si la perception d’un objet dans l’espace est une unité synthétique qui corrèle diverses « couches » qui sont autant de « sphères » la constituant, comment pourrait-il y avoir une durée propre à cet objet perçu qui soit distincte de celle du flux des modes d’apparitions (aperçues ou non) à travers lesquelles s’élaborent ces couches ? On se souviendra bien volontiers du texte de Bergson sur le « temps homogène » et la « durée concrète » (et les deux formes du moi qui en émergent) : ce « temps infini et objectif comme forme du monde objectif auquel se subordonne l’espace objectif lui-même »175 paraît bien n’être précisément que « le fantôme de l’espace obsédant la conscience réfléchie »176. La « forme objective de la durée » n’est rien d’autre que la projection du « sens interne » ou sentiment du flux dans l’objet spatial comme unité homogène. Dans cette projection nous pourrons mesurer le flux, le diviser quantitativement comme nous le faisons de l’objet lui-même dans l’espace, aux parties duquel nous ferons correspondre des parties de notre perception décomposée en « modes ». Mais « la suite objective des contenus de la durée objective » n’est que la référence que se donne notre entendement mathématique pour ordonner la durée subjective du flux au service des intérêts pragmatiques de notre action sur la matière (que nous organisons en « objets »). Mais laissons parler Husserl : que nous dit-il plus précisément sur cette « extension temporelle » qui se distinguerait du temps spatialisé mathématique ? Husserl nous dit que le flux du subjectif, comme flux vécu des datas subjectifs (sensations, perspectives, orientations,…) qui constituent autant d’ « objets immanents » se rassemble « dans l’unité d’une objectité temporelle »177 qui n’est rien d’autre qu’un « vécu un » fluent, celui d’un acte intentionnel continu, demeurant pleinement lui-même à travers ses multiples « phases ». L’ « extension temporelle » de ce vécu n’est rien d’autre que la progression dynamique de cet acte comme pleine « conscience de » qui dure (en-dure ses moments). Husserl introduit alors une différence au sein de cette immanence fluente : chaque vécu intentionnel possède bien ses « datas hylétiques » (matière des sensations) ainsi que le « profil de ce qui est objectif » (ses « perspectives », ses « horizons ») - tout cela appartenant aux modes d’apparition de l’objet -, mais il possède aussi 174

§ 33, 170. Ibid. 176 Essai sur les données immédiates de la conscience, 74. 177 § 34, 171. 175

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« quelque chose comme un objet qui se présente à lui »178, là devant lui, à savoir « le même objet comme étant » ; or, nous dit-il, un tel objet ne saurait être « aucune des parties ou aucun des moments » de l’acte perceptif dans sa temporalité immanente, puisque dans cette temporalité du flux rien ne demeure jamais « identiquement le même » (idem). C’est là, sur cette « mêmeté », que va venir s’attacher la « durée objective » qu’il a cru pouvoir distinguer. Une « unité vécue réelle » se constitue comme synthèse des apparitions à travers « le progrès de la multiplicité fluante des datas hylétiques »179 devenus des « profils » d’un objet unique qui apparaît continûment dans ces séries d’apparition. Ces séries sont corrélées dans les « caractères intentionnels » propres à ces modes d’apparition et constituent ainsi des « couches d’objets » formant synthétiquement une unité. Mais qu’est-ce donc qui assure cette formation d’ « une unité numérique identique » ? Husserl répond ainsi : c’est « l’espace et, auparavant déjà, la durée objective »180 : l’unité objective individuelle, synthèse des modes de donation (visuel, tactile,…), est constituée par la position spatio-temporelle du « même objet » (das selbiges). Il le dit encore un peu plus loin : « l’objet spatial (…) est donné dans (la) synthèse (intentionnelle des apparitions) comme un pôle idéalement identique »181. Ce « même objet numériquement identique » est « irréel » au sens d’ « idéal », dans la mesure où les vécus des apparitions fluantes, distinctes de par leur mode de donation, ne peuvent réellement rien contenir d’identique ; et cette idéalité du pôle-objet identique, en lequel se recueille la teneur intentionnelle de ces diverses couches (comme autant de profils d’un objet), est constituée par sa position spatio-temporelle : c’est « quelque chose d’objectif et, plus spécialement encore, (…) quelque chose de spatial »182 et qui se pose comme « transcendant » par rapport au vécu intentionnel immanent. Husserl croit donc pouvoir affirmer que nous aboutissons là à « une différence absolue qu’illustre justement pour nous le domaine de l’objectivité spatiotemporelle ». Ce « pôle-substrat » se donne effectivement comme l’unité synthétique d’une multiplicité subjective de vécus intentionnels immanents (à une conscience perceptive) et pourtant il n’est pas lui-même vécu mais il est « absolument transcendant ». C’est là, nous semble-t-il, que nous devons questionner le discours husserlien. Si, comme Husserl le reconnaît, cet « absolument transcendant (…) se meut dans la sphère de la pure subjectivité » au sens où « ce qui est subjectif (…) est un concept de relation à l’objectif (…) absolument transcendant »183, alors quel statut peut bien avoir ce « transcendant » en dehors de ce « concept de relation à », 178

§ 34, 172. § 34, 173. 180 § 34, 174. 181 § 34, 174-175. 182 § 34, 175. 183 § 34, 176. 179

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autrement dit en dehors de cette relation intentionnelle qui constitue tout objet de conscience immanent184 ? En un mot, comment pourrais-je ne pas revenir et m’en tenir au pur flux de la conscience intentionnelle puisque toute détermination, y compris celle de « l’objet spatial transcendant », passe en elle ? C’est même le contenu multiple et stratifié de ce flux subjectif qui est projeté dans une unité synthétique nommée « le même objet » : cette identité numériquement une n’a aucune teneur en dehors de cette projection rendue possible par l’intentionnalité même de la conscience que vient paramétrer le travail de l’entendement en vue de poser des « objets » pour notre action quotidienne, jalonnant ainsi le chemin de notre désir. Que l’apparaissant, à chaque moment du flux des vécus intentionnels qui l’élaborent, « vise au-delà de lui-même un objet plus complet »185, signifie qu’il n’y a de « transcendance » que dans cette projection dont elle n’est que la dynamique même, projection en perspective effectuée par la monade qui dispose ainsi ses « objets » pour exercer au mieux sa puissance appétitivoperceptive. Hors du flux orienté de la conscience il n’est pas de temporalité et cette « structure idéelle » de l’objet spatial, dont parle Husserl, structure « qui habite la continuité réelle des profils »186, n’est rien d’autre que l’unité synthétique par laquelle nous lestons, paramétrons notre conscience intentionnelle fluente en la vectorisant sur une cible pour notre pratique (praxis ou pragmateia), où l’objet est « anticipé par avance »187 : l’idem objectivé n’est que la guise en projection d’un ipse qui s’élabore dans son flux intentionnel. L’unité d’une perception comme acte est celle d’un vécu intentionnel, dont la forme est celle d’un flux où une conscience de ce qui vient tout juste de passer et de ce qui va se produire ne fait qu’un avec celle de ce qui survient à l’instant : « l’instant présent » condense une mémoire retravaillée par une conscience qui s’élance vers son projet. Alors que notre entendement « pragmatique » découpe le temps comme une juxtaposition de choses dans l’espace, il n’y a là en réalité qu’une durée ou couche temporelle qui s’étend et nous investit, sans qu’on puisse la reconstituer avec des « maintenants » instantanés formant une simple série. Le temps est la densité même de notre puissance d’agir en percevant, puissance qui s’enrichit sans cesse d’un passé 184

Si, comme Husserl le dit lui-même, le « pôle-substrat n’est rien en dehors de ce qui le détermine de façon variable », comment pourrait-il y avoir une « transcendance » et son « temps objectif », absolument différent du flux subjectif immanent ? Husserl reconnaît fort bien que, « en tant qu’objet de la perception, l’objet n’est absolument pas pensable autrement que dans cet enchaînement structurel mobile qui fait inséparablement partie du flux de vécus des perspectives » (§ 35, 182) ; il est regrettable qu’il ajoute que « le flux ne fait pas partie de l’objet lui-même », ce qui réintroduit une transcendance, injustifiable puisque l’objet fait partie du flux qui l’élabore. 185 § 34, 177. 186 § 34, 180. 187 § 35, 181.

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toujours nouveau, dont la poussée guide notre élan « protentionnel ». Toute perception momentanée paraît être « la phase nucléaire d’une continuité de rétentions momentanées » et d’un « horizon de ce qui arrive »188, mais il serait illusoire de croire que cette continuité de rétention / protention se compose avec des « noyaux » ou « atomes » de présent instantané. C’est plutôt ce que nous croyons pouvoir distinguer comme « l’instant présent » qui est pris dans cette continuité que nous nommons « flux » et que nous croyons être une simple série linéaire, alors qu’elle n’est rien de moins que notre soi qui se constitue per se189. La distinction que fait Husserl entre ce qu’il nomme la « croyance positionnelle » dans la « présentation » et ce qu’il appelle la « croyance comme-si » « quasi-positionnelle »190 dans la « présentification » ne s’étaye pas sur la valeur « objective en soi » de ce qui est visé mais sur la valeur d’édification du soi dans l’épaisseur de sa durée comme mémoire – projet. Ne sera « retenu » que ce qui alimente cette édification, à savoir une certaine énergie potentielle, un élan qui se libère dans le projet. Car celui qui n’a plus de mémoire ne saurait avoir de projet mais vit dans la répétition stupide et stérile d’un maintenant illusoire ; mais cette mémoire ne prend sens que dans le projet comme horizon du désir qui nous constitue. Si « le moi du présent fait partie du re-souvenir actuel, de même que le moi d’autrefois fait partie de la perception passée »191, ce qu’il importe de comprendre c’est que le moi d’autrefois fait partie du moi présent mais aussi et surtout que ce présent rétentionnel n’a de réalité effective et de sens que dans l’horizon protentionnel. C’est ainsi que nous pourrions lire Husserl quand il dit : « une rétention concrète et une protention concrète se rattachent à chaque perception qui s’est écoulée ; la protention nous faisant attendre quelque chose de concret et de nouveau. (…) A travers des synthèses de re-souvenirs se constitue un passé que l’on peut suivre dans différentes directions, passé qui, grâce à la synthèse avec la perception qui peut à chaque fois se produire, 188

§ 40, 202. Husserl distingue (§ 40, 203) « le perçu, le remémoré, l’attendu (qui) se caractérisent comme étant : étant présent, étant passé, etc. » et « l’imagination pure » où « ce qui est objet de représentation perceptive ou reproductive flotte simplement comme s’il existait, comme s’il était perçu ». Mais après tout, en quoi la rêverie d’un pays fabuleux est-elle différente du souvenir d’un pays fabuleux ? Non pas en cela qu’elle aurait moins de « réalité objective », mais simplement en tant que ce souvenir nous a constitué alors que la simple rêverie (dont, pour cette raison, nous ne nous souviendrons pas) n’en fait rien. C’est là la différence qui fait qu’il y a « quelque chose qui est » dans celui-ci et qui « n’est pas » dans celle-là. Le temps est la forme de ce qui nous fait dans notre être, en tant qu’il est en question : en cela le souvenir est mode temporel, la simple rêverie ne l’est pas. Mais si « l’imagination pure » nous ouvre des « possibilités d’être autrement » (205), alors elle deviendra créatrice en vue d’une « praxis transformatrice » et alors seulement elle deviendra constitutive du soi dans son épaisseur mnésique. 190 § 40, 204, 192. 191 § 40, 205, 193. 189

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et < via > les protentions qui sont orientées vers le futur, constitue l’unité du temps rempli »192 . Chemin faisant dans notre réflexion, nous voyons apparaître ceci : le soi comme idem, ce « même » qui serait un moi comme substance permanente193, est un hors temps fictif : à proprement parler, comme Hume l’avait fort bien compris, on ne le trouve jamais car il n’existe pas. Dans cette impuissance à le trouver se révèle justement en transparence sa seule réalité, celle d’un flux de conscience, ipse temporel par lequel dans la présence vivante (celle où il a le sentiment de « se saisir ») s’articulent une mémoire et un projet ancrés, comme nous tenterons de l’expliciter plus loin, dans une « chair » qui les leste et célèbre leur union194. C’est cette puissance de modification – dynamis – propre à ce flux qui génère sa propre cohérence, exprimée dans la cohésion de la chair où le soi n’est rien d’autre que le vecteur d’un Désir. Revenons sur la « motivation », dont nous avions vu qu’elle signifiait la dynamique interne du flux. Cette « motivation » d’une puissance intentionnelle prend racine selon Husserl dans la « kinesthésie de la chair propre »195, c’est-à-dire dans le système des sensations internes des mouvements des parties du corps propre en tant qu’il est à la fois percevant et perçu, mais aussi actif et passif. Les évènements de la monade, en tant qu’unité psycho-physique qui est « chair » ou corps propre vivant, sont à la fois196 des mouvements comme affections d’une entité corporelle (intégrée dans la causalité matérielle), mais aussi les affects perçus qui leur sont corrélés, mais encore des actions par lesquelles cette monade organise in concreto le champ ouvert par son projet. Cela signifie que le corps propre vivant rassemble dans l’unité du soi tous les points d’insertion de cette « motivation » comme mise en œuvre d’une intentionnalité « protentionnelle » constitutive du « flux de vie ». La dénonciation kantienne des raisonnements dialectiques inhérents aux « paralogismes de la raison pure » trouve selon nous sa limite dans l’expérience intime de la « chair » comme unité vivante psycho-physique. Cette expérience, que Kant met entre parenthèses en ignorant le vivant, s’ouvre sur une réalité qui s’affirme au192

§ 40, 204, 192. Comme le dit fort bien Ricoeur, le « caractère » serait la marque de la réduction de l’ipse à l’idem ; on pourrait dire qu’il s’agit là de la détermination psychologique correspondant au phénotype biologique, sorte de species infima pour le moi. Mais la singularité qui fait le soi dans sa durée fluente est manquée dans cette détermination par le « caractère ». 194 En cela, le paradoxe du prince évoqué par Locke, prince qui se souviendrait de lui-même dans un corps de savetier où son « âme » aurait été transplantée, n’est qu’une pure fiction, car le corps propre (qui n’est pas simple objet matériel, est l’expression in concreto de cette mémoire, expression sans laquelle il n’y a pas de soi. 195 § 40, 205, 193. 196 Voir 208 (fin), 196. 193

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delà du simple sujet transcendantal (je kantien) et qui n’est pas non plus un simple phénomène pour une expérience possible sous les conditions du transcendantal. Cette réalité est celle de la monade vivante qui s’enracine dans le corps propre comme puissance appétitivo-perceptive qui s’autoaffecte. Venons-en maintenant à l’essentiel c’est-à-dire à ce que serait une temporalité proprement humaine dans sa motivation. Dans le flux des vécus le corps propre comme unité monadique est affecté : c’est l’ « intentionnalité passive » de son être-au-monde ; mais il est par là même déterminé à l’action (actus), qu’il met au point continûment à travers les rapports d’évaluation par lesquels il constitue les relations objectives de ce monde qui est sien. Mais l’unité de cette monade n’est pas une pure forme idéelle posée comme un agent (agens) instantané, simple substratum d’un état momentané dans une série où s’effectuerait le passage (« changement ») d’un terme à un autre juxtaposé : « (le moi) ne dure pas simplement continûment à la manière d’une scène vide où aurait lieu un tel changement, ou mieux, sur le mode d’un simple substrat de ce changement » ; au contraire « (il) signifie une individualité personnelle, (…) unité (…) se constituant dans le changement des décisions »197. Le moi husserlien est un « pôle d’habitualités (…) de propriétés constitutives qui naissent en lui à partir de sa genèse »198 : cela signifie qu’il est mémoire qui se constitue en s’alimentant de chaque évènement ayant pour lui valeur constituante « habituale ». Ce que nous appelons soi s’accomplit dans la dynamique de cette constitution. S’il est « le même » au sens de l’ipse et non de l’idem, c’est qu’il n’est pas une simple unité numérique, c’est qu’il n’est pas un point répété à l’identique (idem) sur la ligne du temps projeté dans l’espace des choses, ni une identité formelle logique, ni même une position pré-donnée, ex ante, en un mot c’est qu’il n’est pas « le moi » mais qu’il est le fruit maturé d’une décision, qui s’inscrit dans l’horizon du projet. La décision199 coupe en séparant (de197

§ 42, 215, 202. § 41, 211, 198. 199 « L’absolu » chez Jaspers pourrait être le nom donné à cette plénitude temporelle du sujet qui existe en décidant « historiquement » (accédant ainsi à son essence « éternelle », celle d’un existant singulier) ; voir par exemple Philosophie, p.13 (traduction J. Hersch, Springer Verlag, Paris, Berlin, 1986) : « (le temps est) manifestation de l’existence qui se conquiert dans le temps par ses décisions (…) L’éternité (…) est la profondeur du temps comme manifestation historique de l’existence ». Chez Spinoza « l’éternité » dont chaque être humain singulier « fait l’épreuve » (Ethique V, 23, scolie) est celle de son esprit en tant que lui appartiennent certains « modes » de penser qui sont des affections des attributs nécessairement éternels du Deus sive natura (Ethique I, 25, corollaire). Chez Jaspers « l’éternité » ne serait pas hors temps, ne serait pas intemporalité comme pour Spinoza, mais au contraire temporalité essentielle d’un être singulier qui accède à l’existence dans la « décision ». Ce point d’accès serait le seul qui permette chez Jaspers de dépasser l’opposition, aporétique en elle-même (puisqu’elle condamne l’existence au confus indicible), entre existence et objectivité. La décision serait le point de jonction entre les deux, où 198

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cisere), c’est-à-dire évalue en distinguant (donc en séparant du reste) ce qui est constitutif pour assurer la genèse de l’ « habitual », autrement dit de ce qui se confirme (con-firmare) dans la tenue (ousia, essentia) d’un « êtretel »200. Cet « être-tel » ne relève plus de cette « attente empirique » par laquelle je fais l’expérience de la « causalité inductive » des choses. La décision est résolue ou alors elle n’est que mimétique aveugle, anticipation par analogie non affermie, non maturée, autrement dit simple position commune de ce qui vit de concert avec l’autre, vit « en l’autre ». C’est le propre de l’humain que cette constitution résolue d’un « être-tel » maturé et perlaboré. Cette résolution signifie que la décision répète le dénouement (resolvere) de ce qui arrive pêle-mêle et en fait une mémoire, mémoire ouverte vers l’horizon de ce qui finalement « décide ». Et qu’est-ce donc qui décide ? C’est le projet, celui de la force primitive appétitive (vis appetitiva) où se recueille le soi : « je suis encore le même (…) dans la mesure où j’ai toujours à nouveau une telle conviction (…) (qui) ouvre pour le moi une perspective sur l’avenir »201. Ainsi la décision résolue s’exprime-t-elle effectivement dans la conviction, qui est sentiment joyeux (en un sens très spinoziste) de sa propre teneur, teneur de celui qui se recueille sur sa victoire (con-vincere), victoire de qui a confiance202 en son désir d’optimum dans l’exercice de sa vis activa (et pas seulement de qui reste fidèle à lui-même dans la conservation). C’est dans le vecteur de ce désir que chaque individu peut posséder « exclusivement son être-tel en tant que sujet de convictions auto-instituées »203 ; c’est là la forme proprement humaine d’un soi vivant. Au terme de cette réflexion, nous reviendrons à notre point de départ, celui qui nous a permis de poser notre première proposition : il y a temps là où un être-de-désir évalue dans une visée signifiante. Comment pourrait-il y avoir décision résolue exprimée dans la conviction sans cette donation de sens ? Le navire de Husserl à la recherche du temps semble bien lui-même

l’objectivité deviendrait le signe de la « transcendance » enracinée dans notre puissance d’exister. On notera toutefois que cette position de Jaspers n’est pas ferme puisqu’il n’hésite pas à affirmer que « la communication existentielle » est « l’être en tant que liberté et non l’être en tant que chose qui dure » (24), réintroduisant ainsi la vieille dichotomie entre existence libre et réalité temporelle. Il affirme ainsi que l’acte de « transcender », dans lequel s’accomplirait l’existence, « jaillit dans l’inquiétude qu’inspire l’écoulement de toute chose » (31) pour dépasser celui-ci. Nous affirmons quant à nous, à travers toute notre réflexion, que la dynamique du dépassement propre à toute existence ne peut au contraire être comprise que sous la dimension du temps, qui en est la marque ou l’empreinte. 200 § 41, 212, 199 : « un être-tel s’est développé pour moi-même ». 201 Ibid, 199. 202 Dans cette confiance on se rapproche de cette « attestation de soi » comme « assurance que chacun a d’exister comme un même au sens de l’ipséité », dont parle Ricoeur dans Soi-même comme un autre, vers quelle ontologie ? 1.L’engagement ontologique de l’attestation. 203 § 42, 212, 200.

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s’échouer sur ce mot Sinn dans les Manuscrits de Bernau204. Que finit-il par nous dire ? Que le « contenu en la forme originaire du maintenant » est le « donné comme original » (als original Gegebener), à savoir « un caractère intentionnel » (ein intentionaler Charakter), autrement dit un mode conscientiel qui est une « forme noématique de sens » (noematische Sinnes Form) : le contenu-de-conscience a la forme intentionnelle propre à un « noyau de sens » (Sinneskern), qui exprime le flux vivant de la conscience comme « modification », à savoir comme effectuation (Husserl utilise le mot Leistung) intentionnelle d’unités noématiques. Ce qui persévère dans le changement continuel des contenus-de-conscience c’est la mise en mode c’est-à-dire la mise en forme noématique d’unité de sens. Cette mise en forme, en tant qu’elle s’effectue comme articulation de la visée projective et du travail de la mémoire, est constitutive du « temps ». Nous en arriverons donc à cette proposition synthétique : Le temps proprement humain est la signature d’un individu qui dure dans l’original parce qu’il désire en suivant sa décision résolue à être soi comme puissance active optimale ; il en éprouve le sentiment joyeux dans la conviction. Le projet résolu est l’essence de l’être-soi agissant proprement humain, fondée sur la possibilité d’une pleine existence205, comme cheminement de son Désir. Nous verrons que c’est dans la relation éthique, où deux singularités se favorisent dans leur cheminement, que le soi se révèle à luimême en ayant le sentiment de sa pleine existence, embarquée dans cette altérité bienveillante, dans cette solidarité où eros et agape se trouvent réunis.

Moi, Je et Soi En commençant cette réflexion à partir des « images » que nous élaborons de ce qui nous affecte, nous avions rencontré cette problématique que Jaspers eut désignée ainsi : trouver l’unité entre « l’existence » et « le 204

Voir notamment MB n° 8, 142-145, 127-129. Schnell dit lui-même ceci : « on ne peut donc séparer l’analyse du processus originaire (qui permet de rendre compte de l’écoulement temporel) et celle des modifications du rapport au contenu noématique » (p.231). 205 Nos mots sont ici presque les mêmes que ceux de Jaspers, mais alors que pour celui-ci « l’existence » se découvre comme « possible » dans la « transcendance » comme dépassement métaphysique de toutes les déterminations objectives, nous avons fait de cette puissance d’ « exister » le cœur du sujet intentionnel dans son « immanence », dans l’incarnation de son Désir.

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monde ». Dit tout autrement, si l’on ne veut ni réduire la perception à un système de relations entre des corps ou objets physiques, ni la laisser flotter dans un éther absolu qui échapperait à tout système physique, alors il nous faut trouver le point de jonction, de médiation entre cette perception et la matière. Ce point, c’est la vie ; il s’enracine dans un individu vivant. C’est du « corps propre » (Leib) en tant que conscience vivante qu’il nous faut partir, car c’est lui qui, comme le dit Nietzsche206, abrite le soi. Que faut-il entendre par « conscience vivante », que faut-il entendre par « soi » ? La conscience vivante ou monade est un système de forces qui ne sont pas seulement physiques, qui ne font pas que s’ordonner selon des lois de composition immuables mais qui s’évaluent sans cesse dans un flux dynamique et créateur, orienté selon une logique d’optimisation ; et nos « images » ne sont rien d’autre que les expressions de cette évaluation. Si Bergson voyait dans la mémoire le point de jonction de la conscience et de la matière, c’est que ce système en perpétuelle évaluation est embarqué dans un « flux de conscience » que notre intentionnalité mnésique soutient sans cesse. C’est bien la problématique du temps qui se trouve ainsi placée au cœur de toute interrogation sur cette conscience vivante qui est un soi de chair. Cette problématique ne peut s’éclaircir que sous l’horizon du projet comme expression du Désir, principe même de la dynamique du flux dans laquelle le soi est embarqué pour s’y découvrir. On découvre chez G. H. Mead207 cette idée fertile selon laquelle il y a un écart entre le « je », qui serait le sujet en acte, responsable de la résolution créative des problèmes actuels qui se posent à lui et lui imposent de revoir sans cesse son interprétation de la situation réelle, et le « moi » qui serait le sujet tel qu’il s’apparaît à lui-même comme perçu par l’autre, tel qu’il se voit vu par l’autre, autrement dit dans une sorte de mise en scène rétrospective de lui-même. Le « je » dont parle Mead est apparenté au « soi » dont nous parlons : il en est la valeur active, il est l’acteur qui invente à chaque instant le sens du monde où il inscrit ses verbes (je pense, je sens, je décide, etc.). Mais Mead a le tort de désigner ce « je » comme « fictif » du simple fait qu’il ne se montre pas, qu’il ne se met pas en scène pour lui-même et que c’est le « moi objectif » qui intervient réellement dans l’échange social. Comment peut-on dire qu’il est « fictif » alors même qu’il est le sujet en acte qui sans cesse invente des solutions in situ ? L’erreur est de croire que ce « je » est une identité formelle sans consistance réelle, un « domaine amorphe », et que seul a consistance ce « moi » qui a été construit comme « objet social » et qui viendrait donner à la « conscience de soi » son véritable contenu. Au contraire ce « moi » socialement formé n’est qu’une 206

Ainsi parlait Zarathoustra, Des contempteurs du corps. Voir notamment The Mecanism of Social Consciousness dans Selected Writings, Indianapolis, 1964. 207

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image et même une image d’image, à savoir ce que le sujet voit de lui-même comme vu par l’autre : ce que le « je » a pu produire, il ne fait qu’en codifier, paramétrer la trace pour mieux l’archiver dans une mémoire, qui lui permettra un repérage étayant son travail de création à venir ; « l’autre », de ce point de vue, n’est jamais que le miroir tendu dans lequel il peut effectuer sa « mise en moi », ce dans quoi il se projette comme observateur pour mieux faire le point sur lui-même. Le « moi » est la valeur rétrospective du sujet, sa marque déposée, son patrimoine constitué par une mémoire. Ce que nous avons appelé proprement soi serait le point de fusion du « je » et du « moi » ; il est la valeur active protentionnelle du « je » en tant qu’elle s’articule sur une mémoire (« articulation » qu’Aristote nomme le « nombre » du temps) ; plus précisément il est le « je » faisant du « moi » l’instrument de son Désir, la médiation de sa protention. Dans cette articulation projet-mémoire il n’est plus un simple « maintenant » instantané mais une durée, à savoir la dynamique d’un Désir en marche, le projetant vers l’optimum de son activité. Derrière le « moi », nous dit Nietzsche, se tient le soi ; derrière ce qui sent et pense en posant et pose en fixant, catégorisant, paramétrant selon le « toujours même » (idem), se tient « un puissant maître, un inconnu montreur de route »208. Ce soi est une conscience qui désire en fluant, « dans la guerre et la paix du corps vivant »209, et qui chez l’homme, dans ce fluer où elle s’auto-constitue comme « une pluralité à sens unique », se résout sans cesse en vue de signifier sa singularité optimale. Nul doute que la mémoire qui constitue le « moi » patrimonial n’est pas seulement celle de cet individu ; elle est travaillée par tout un inconscient organique, qui a déposée en elle ses couches sédimentaires, dont les plus profondes ont été celles d’une « chair » fragile, précaire, en situation de risque permanent. Cette terra incognita du « corps inconscient » constitue notre socle géologique et ce que nous répétons d’elle est « une grande raison », une sagesse sans nous, malgré nous. Mais pourtant la vie ne sait s’exprimer autrement que comme une individualité singulière, originale, qui invente sans cesse et s’efforce de croître sur le terreau de sa mémoire, selon une infinité de formes et de degrés, jusqu’à cette « conviction résolue » qui est propre à l’individu humain.

208 209

Ibid. Ibid.

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Conclusion de la première partie

Celui qui dit, comme nous le faisons, qu’il ne peut y avoir de « flux » qui ne soit d’une conscience, celui-là peut se voir reprocher de couper le fil entre le cours-du-monde (comme suite des transformations de la matière) et la temporalité de cette conscience. Pour répondre à cette critique majeure on peut, comme le fait Bergson, émettre l’hypothèse d’une solidarité entre le cours de la matière et cet élan vital qui crée de l’imprévisible et du nouveau : pour cela on peut parler d’une « durée de l’univers », d’un élan vital universel qui parcourrait la matière et lui donnerait un « temps concret absolu ». Nous n’avons pas suivi Bergson jusque là, au risque de ne pas pouvoir échapper à la critique. Coupure il y a bien en effet. Toutefois il ne s’agit pas d’une coupure entre deux « temps » (celui d’une chose et celui d’une conscience), comme ceux-là même qui ont formulé la critique l’ont présupposé d’emblée en admettant précipitamment un « temps-des-choses ». Il s’agit plutôt de la distinction de deux niveaux de réalité : celui du système des mouvements de la matière – un sucre fond dans une tasse à café – (système que notre entendement mathématique peut déchiffrer dans un système de figures spatiales dont le « temps » n’est plus qu’une valeur numérique formelle), et celui d’une conscience vivante qui éprouve sa durée dans son être ouvert à ce système qui l’affecte – j’attends la fonte du sucre dans ma tasse à café -. Rien de plus normal que les deux niveaux soient corrélés puisque ma durée est celle de mon activité perceptive qui effectue la corrélation : il y a là pour moi un seul et même « phénomène ». Qu’ils soient corrélés exprime précisément, non pas que la durée de la conscience s’étaye sur un temps-des-choses, mais que cette durée n’a de sens que pour un êtrede-désir, articulé entre mémoire et projet, ouvert sur le monde. « Etre astreint à l’instant par le temps qui envoûte », ainsi s’exprimait Heidegger. Ces mots peuvent aussi résonner différemment. L’horizon bidimensionnel du temps c’est l’orbe qui nous envoûte : l’arc du temps se tend entre mémoire et projet pour dessiner ainsi l’orbe d’un « monde » qui n’en finit pas de se tracer « à chaque instant ». Nous sommes « astreints à l’instant » comme passage où s’effectue la tension de notre arc. Cela signifie que nous sommes astreints à cette infinie variabilité de la tension qui ouvre l’horizon du projet à mesure qu’il se mire sur les eaux de la mémoire. C’est comme une infinité d’images du disque solaire (peut-être ce que les lacaniens nomment « le signifiant ») qui viendraient scintiller sur une infinité de miroirs enchevêtrés, tendus par les vagues de la mémoire. Et c’est, à chaque éclat instantané, le soleil de notre Désir sur les eaux de notre mémoire qui nous met en présence de « notre soi », sans cesse « altéré » par 99

l’appétition, jusqu’à cette soif de l’ « ens perfectissimum ». Nous croyons le « dés-altérer » à chaque instant, mais toujours la vague se retire, nous laissant ce jusant du « passé » où nous croyons encore trouver un « moi profond » toujours identique à lui-même. Mais le « soi » « flue », dérive infiniment : il n’est rien d’autre que cette dérivée infinitésimale, où nous croyons pouvoir encore découper « des moi », sujets d’un « moi » souverain veillant sur eux. En chacun de ces moments de fluence d’un soi afflue seulement une figure de cette puissance d’être altéré (dynamis), vectorisée par le désir de singularité optimale : nous nommons « vie » cette puissancelà et nous existons dans et pour cette singularité, impossible à substantifier. Notre discours est toujours à la traîne de cette dynamis et le mot « soi » signe sa détresse. Les mathématiques ont accompli un effort sans précédent quand, avec le calcul infinitésimal, elles ont tenté de rendre compte non plus de la réalité physique accomplie en tel ou tel état mais de cette réalité en train de s’accomplir par telle ou telle progression. En cela, comme le dit Bergson, elles ont été guidées par une intuition fondamentale, à savoir : la réalité est essentiellement force qui se déploie ou se retient, expression sous diverses formes d’une énergie continue et indivisible. Mais pour comprendre ce « réel qui se fait » elles n’ont pu faire autrement que de satisfaire notre entendement, qui n’aime rien tant que les figures immobiles bien découpées, constituant autant d’images des « choses » que nous pouvons déchiffrer dans l’espace géométrique et selon le nombre (schème de la quantité). Aussi ontelles affirmé que, de même que la courbe pouvait être résumée dans la série infinie de ses tangentes, la réalité continue et indivisible de la force en acte tendait à équivaloir à une infinité de positions spatiales dont elles pouvaient dégager la loi interne. La physique fera de même plus de deux siècles plus tard, à travers la notion de quantum comme noyau ou paquet d’énergie libéré de manière discontinue. Là encore c’est la démarche naturelle de la science qui est suivie, la seule qui nous permette d’arraisonner le réel en agissant sur lui : décomposer la force en ses points d’application géométriquement et numériquement définis, déplier le temps (flux de conscience appréhendant la force) sur la carte de l’espace. A partir de là, quelque chose a été conquis de manière décisive : l’arraisonnement de « notre petit théâtre » terrestre par une science au service de la technologie pour notre plus grand bien-être mais aussi (comme nous le découvrons peu à peu) pour notre plus grand malheur. Mais quelque chose a été perdu par là même, « l’autre moitié » dont parlait Bergson, c’est-à-dire l’autre perspective, celle que toute pensée métaphysique s’efforce d’ouvrir, celle qui se tient au plus près du réel dans son essence et non plus dans sa forme intelligible en vue de notre pratique. Ce regard, la philosophie en est la gardienne ; c’est en elle que la vis contemplativa déploie son activité en se coulant dans cette intuition de l’essence qui lui est confiée, non pas comme une « bergère de l’être » qui 100

serait son bien, mais comme initiatrice du mystère de l’être dont elle préserve le respect. Le philosophe essaiera, dans le flux indivisible du sens comme logos, de se tenir au plus près de celui des phénomènes, où quelque chose de cette essence nous est donné, à nous vivants humains, mais comme en creux, comme en retrait ; il ne cesse de tourner autour d’un centre invisible et par là même indicible. Indicible et pourtant centre de gravité de toute parole, ligne de fuite qui la « sidère ». Ainsi le logos du philosophe parcourt-il inlassablement l’orbe du firmament sous lequel le mystère de l’être est présenté dans son apparaître voilant : l’essence de ce qui est pointe vers l’horizon nommé « Dieu » ou « la vie », là où le cerf altéré viendrait boire. Cette essence est dynamis, creuset du mystère. « Dieu » ou « la vie » comme horizon, voilà ce que découvrons au creux de cette empreinte qu’est la temporalité de notre être-de-désir.

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Résumé de la première partie

Flux et intentionnalité Comme tout individu vivant, l’homme est un être de flux. La conscience est indissociable du flux, dont le principe est sa visée intentionnelle ou signifiante. C’est toujours l’attitude signifiante, donatrice de sens, du sujet désirant qui « temporalise » ses actes intentionnels : il y a temps là où un être-de-désir singulier évalue dans une visée signifiante. Le flux est celui de l’évaluation continue d’une conscience comme monade vivante qui perçoit en désirant. Une conscience est ce flux temporalisant tout donné par ses modalisations intentionnelles ; la « modification » est la puissance temporalisante propre à chacun de ses actes intentionnels en lesquels existe un individu sous le principe du « Désir », à savoir un être qui se tend, s’efforce vers ce qu’il évalue comme le « meilleur » pour lui : le flux est l’extension ou durée de cet effort. A travers ces modes du flux que sont la rétention et la protention, la dynamique du Désir porte chacun de nos actes intentionnels sous l’horizon temporel d’un projet, articulé à une mémoire qui le ressource. Conscience perceptive et conscience mnésique passent continûment l’une dans l’autre et la temporalité du soi s’affirme dans la dynamique de cette unité de modification intentionnelle continue : elle est fonction active de la conscience, comme dynamique transformationnelle intégrative, son élan évaluateur s’exprime dans le temps du projet signifiant.

Temporalité et individualité Le soi est un existant en situation de « transcendance » (il objective une réalité phénoménale) et c’est le temps du projet comme horizon prospectif qui lui donne sa teneur comme existence. L’ipse du soi s’élabore et se perlabore dans la dynamique d’une durée protentionnelle par laquelle il travaille sans cesse tout donné « original ». La conscience intentionnelle constitutive de toute temporalité s’éprouve comme puissance de dépassement, capacité de passer en deçà ou au-delà de la limite du « donné présent », de dé-présenter le « maintenant originaire » en le perlaborant dans cette perpétuelle ingénierie du Désir qui l’anime. En tant qu’individu vivant, nous sommes cet « avoir à être » risqué, engagé en permanence dans la dimension du projet ressourcé en mémoire : en cela nous sommes un soi. Une individualité proprement humaine se découvre dans la dynamique d’une motivation singulière qui chemine vers le « toujours plus élevé » par la voie risquée et difficile d’une résolution convaincue. C’est l’expérience intime de la « chair » comme unité vivante psycho-physique qui nous met en présence 103

de cette réalité monadique enracinée dans notre corps propre comme puissance appétitivo-perceptive, à la fois affectée et déterminée à agir à travers les évaluations par lesquelles elle constitue son monde. Mais la constitution de l’ipse proprement humain est le fruit maturé et perlaboré d’une « attestation » continue : le temps proprement humain est la signature d’un individu qui dure dans l’original parce qu’il désire en suivant sa décision résolue à être soi comme puissance active optimale ; il en éprouve le sentiment joyeux dans la conviction portant ses actes.

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Deuxième partie Le désir, son corps et son éthique

Le désir et son « corps » (de Maine de Biran à Michel Henry) « Dans l’essence de la force réside une prétention formulée à l’égard de soi-même, la prétention de se surpasser. » Heidegger, Aristote, Métaphysique 13, De l’essence et de la réalité de la force.

Seul un être-de-désir peut se découvrir comme temporal et temporel ; seul il nous laisse découvrir, au-delà du moi formel abstrait dont la mêmeté satisfait notre entendement, un soi vivant dont l’ipséité se perlabore dans le flux de sa durée. C’est avec Maine de Biran au début du dix-neuvième siècle que s’accomplit le dépassement du cogito cartésien et du je pense kantien, là où naît le sentiment de la force active.

Cogito substantiel, cogito existentiel. Le « cogito » biranien n’est pas celui de Descartes. Chez ce dernier il se parachève ainsi : sum res cogitans. Biran le premier ouvre une autre perspective : le moi-qui-pense du « cogito » n’est pas une « chose » comme objet-de-pensée, un simple cogitatum que serait une « chose pensante », mais il est d’abord et d’emblée un « j’agis », « ago » où il se prend, s’enveloppe immédiatement dans cet acte même210. Si je suis ce n’est pas parce que je pense et que je pense penser, mais c’est que j’existe en pensant ; le « cogito » n’est pas une déduction (celle du sum à partir du cogito) mais il est ce point de départ propre au « sum cogitans », je suis pensant, je suis en acte de penser211 : il n’est pas une conclusion mais une inclusion dans l’existence. Mon « je pense » ne sera pas un « je suis » si ma pensée n’est pas un acte qui s’inscrit dans la plénitude d’une existence dont il est la 210

C’est ce que nous dit à sa manière Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception, Paris, 2006, III, 1, p.442. 211 L’intuition du « cogito » chez Descartes est sans doute celle de cet acte, de ce participe présent où prend racine le « sum », mais le substantialisme l’a fait exprimer cette intuition en termes de « chose » posée là devant avec ses attributs.

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manifestation comme relation appétitivo-perceptive à un aliud ; je suis nécessairement dans cette relation de « transcendance active » dont parle Merleau212, en laquelle j’ai la conscience certaine de percevoir parce que j’accomplis effectivement ma perception. Je suis d’emblée agissant-aumonde et c’est là qu’est la véritable certitude d’un cogito renversé (par rapport à celui que la tradition cartésienne a retenu), dans la relation engagée entre cogito et cogitatum qui est celle entre ago et actus. Il y a bien « perception intérieure » comme le dit Biran, mais prise dans ce flux d’une existence vectorisée par l’ « à faire » (agendum)213. S’il y a un tel flux c’est justement parce que cette existence-au-monde n’est jamais circonscrite dans une perception maintenant présente, posée là une fois pour toutes, mais qu’au contraire cette perception n’est qu’une médiation du « sum agens », un point de vue sur l’horizon du désir, cet horizon qui ré-active le « fait » d’agir dans une mémoire instrumentée au service de l’agendum dans le projet. Notre réflexion va ouvrir la porte à un autre « cogito », celui qui exprime la pro-tension d’une certaine échappée, être-là (Da-sein) devenu être-vers-là (Fort-sein) ou plutôt être-au-delà (Jenseit-sein). Quel est le moteur de cette tension ? Là est l’ultime question, à laquelle nous ne croyons pas devoir répondre par une ontologie de la parousie ou de la vérité (aletheia) à la façon d’Heidegger, mais par un existentialisme du singulier (plus proche d’un Karl Jaspers) vectorisé par le désir. Ce « cogito » dont la dimension est temporelle est l’évènement fondamental en lequel le sujet se découvre non plus comme le je formel d’un moi mais comme soi singulier qui s’endure dans la pro-tension. Il faut d’abord considérer que, derrière le « cogito pensé » qui serait celui du discours philosophique, il y a un cogito immédiat, déjà là à même notre vie, en deçà de toute parole réfléchie (qu’elle soit sceptique ou dogmatique). Il s’inscrit d’emblée dans une certaine conduite du corps propre comme êtreau-monde, à savoir une activité de phonation, à l’intersection de mes sensations visuelles ou auditives et de ma motricité. Il y a là une expérience immédiate du « corps parlant » où se fait l’épreuve d’une situation. On pourrait penser que cette conduite vient toute faite, déjà montée, mais est-ce pour autant que le sujet vivant ne fait, comme l’affirme Merleau214, que « deviner » un monde qui s’impose à lui, sans constituer ce sens qui « jaillit pour (lui) dans son commerce avec le monde » ? Y a-t-il là seulement une gestuelle » qui, à force d’acquis, deviendrait une mimétique ? On pourrait le dire et faire du « soi » une présence muette à lui-même (de soi à soi), 212

p.435. « Il y a des actes dans lesquels je me rassemble pour me dépasser. Le cogito est la reconnaissance de ce fait fondamental (…) c’est le Je pense qui est réintégré au mouvement de transcendance du Je suis et la conscience à l’existence » (p.443). 214 p.465. 213

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présence que la philosophie avec Descartes a nommée « je pense », « je pense » en général, anonyme, qui signifie « on pense » ou même « ça pense ». Oui mais ce cogito élémentaire ne se manifeste jamais si bien que dans certaines situations difficiles, périlleuses, décisives215 ; c’est qu’il n’y a pas là une simple « présence » ou une simple conduite motrice, mais un effort (conatus) où l’affirmation d’un individu singulier est en jeu. Ce qu’on ne peut réduire à un simple être-jeté-au-monde où nous ne ferions que boire à la source dès notre premier souffle, c’est justement cette dynamis par laquelle nous nous efforçons vers le degré le plus élevé possible de notre puissance d’agir, ce que nous appellerions le « grand Désir » de chaque individu vivant à la conquête du sum. Nous dirons que le cogito retrouvé et reconquis par la parole philosophique c’est le soi qui, par delà cet être-aumonde momentané en activité hic et nunc selon des schèmes moteurs acquis, se découvre comme embarqué dans le flux mnémo-projectif de son grand Désir, flux qu’il nomme « temps ».

Temporalité projective de l’être-soi Relisons Merleau-Ponty. « Je suis un champ, je suis une expérience (…) quelque chose a été mis en train qui (…) ne peut plus s’arrêter (…) de s’ « expliquer » avec le monde (…) nouvelle possibilité de situations (…) l’évènement de ma naissance (…) engageait un avenir (…) une nouvelle couche de significations (…) je suis encore cette première perception, la suite de la même vie qu’elle a inaugurée (…) une seule expérience inséparable d’elle-même, une seule « cohésion de vie », une seule temporalité qui s’explique à partir de sa naissance et la confirme dans chaque présent (…) « je suis à moi » en étant au monde »216. Mais s’il en est ainsi, si je suis cette individualité indivisible qui « se fait au monde », alors mon ami Paul peut bien à mes côtés vivre « le même monde, la même histoire que moi »217 en apparence (la relativité n’étant pas perceptible à l’échelle de nos vitesses de mouvement et de nos distances parcourues), néanmoins ce « même monde » unitaire n’est qu’invoqué par extrapolation rendue possible à partir de nos paramètres organiques génétiquement structurés : Paul et moi ne le vivons pas de la même façon et en cela nous ne vivons pas vraiment « la même histoire ». Il nous faut donc renoncer aussi bien à l’hypothèse d’un monde comme réalité absolue hors sujet qu’à celle d’une conscience comme sujet référent absolu, constituant universel du monde. Conscience et contenu de conscience nommé « monde » sont 215

Rappelons-nous ce que Jaspers nomme les « situations-limites » où se jouent la « possibilité d’une existence ». 216 p.468-469. 217 p.467.

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inséparables, indissociables comme la double face de ce qui fait sens, où chaque sujet individuel constituerait un « champ original de situations » signifiantes que sa durée différencie de tout autre. Comme le dit Merleau218, ma vision n’est pas simplement une fonction mais le sens d’un processus qui se constitue « par l’anticipation et l’intention », ce qui suppose « au cœur de la subjectivité, un projet total ou une logique du monde », toujours en situation. C’est cela qui nous amène à nous interroger encore sur la temporalité constitutive d’un sujet dont l’ipséité, l’être-soi s’exprime à travers la médiation d’un « corps-monde » investi par son Désir. C’est cet être-soi temporel que Biran a tenté, nous semble-t-il, de comprendre dans le « sentiment de l’effort ». Claudel disait bien avant Heidegger que « le temps est le sens de la vie » et s’il en est ainsi c’est qu’un vivant individuel fait du sens en œuvrant durablement à son projet, là où sans lui il n’y a plus que processus et exposition de ce qui fonctionne. Il nous faut donc interroger ce « sens » comme ligne de démarcation entre ce qui s’étend simplement làdevant et ce qui dure, entre fonction et intention, entre exposition et existence. Le temps coule comme l’eau d’un fleuve : voilà l’image du sens commun. Mais le flux de la rivière est-il semblable à celui du temps ? La rivière est en mouvement et, si l’on en croit Aristote, le temps n’est pas mouvement mais « nombre du mouvement », c’est-à-dire son évaluation, sa mesure. La rivière est une masse d’eau en mouvement ; l’eau est constituée de molécules, elles-mêmes composées d’hydrogène et d’oxygène. Mais cette molécule d’eau qui se trouve encore en amont de l’endroit où je suis assis au bord de la rivière, qui sera bientôt en face de moi, puis plus tard en aval vers l’estuaire, en elle-même elle est simplement cette molécule d’eau, elle est dans une éternelle « présence », qui n’est présence à personne, présence à laquelle nous n’avons pas accès, présence élémentaire d’une molécule dans la présence de l’être-en-soi de l’eau, où il n’y a jamais ni passé ni futur, ni même présent maintenant (puisque celui-ci n’est que la limite à l’articulation du passé et du futur). Ce n’est donc que pour moi, pour ma conscience qui perçoit ces innombrables molécules, qu’il y a là un mouvement donc un changement de lieu que je peux mesurer dans l’espace mais aussi évaluer dans le temps (la molécule d’eau mettra deux heures pour parvenir à la prochaine écluse). Voilà ce que signifie « la molécule d’eau en mouvement ». Le temps n’est donc pas une propriété de la chose « molécule d’eau » mais il naît de mon rapport à elle, de ma perception qui sera point de passage à la fois vers un passé en mémoire et vers un avenir en projet. Passé et avenir ne sont rien « dans les choses », coagulées que sont celles-ci dans une éternelle « présence » où le temps n’a plus cours ; ou, si l’on veut le dire autrement, si l’on voulait trouver le temps dans les choses il faudrait que 218

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soient présents le passé, le maintenant et l’avenir, fusionnés dans cet en-soi absolument et éternellement présent auquel nous n’aurons jamais accès. Au contraire nous ne pouvons sortir de notre conscience percevante dont l’activité est ce mouvement fondamental, ce mouvement premier ou originaire qui est tissé dans l’étoffe du temps. Approfondissons notre réflexion : en quoi les choses ne sont-elles pas « temporelles » ? En cela qu’elles sont trop pleines, pleines à craquer, totalement là-devant, gisant exposées dans leur éternelle présence. Il leur manque non pas de la réalité (elles ne sont que réelles, du moins en tant que contenus de sensation, matière qui nous affecte) mais bien au contraire il leur manque du vide, un certain écart qui s’introduit ou s’exprime dans la dimension temporelle. Pour qu’il y ait temps il faut qu’il y ait, non pas de l’être, mais du « à être », une certaine « absence » qui est propre à une conscience perceptive et appétitive. Attente, protention (pro-tension), d’une manière ou d’une autre je ne suis pas là (nicht da-sein), sans cesse « inquiet » comme eut dit Leibniz. Examinons cela de plus près. Si je trouve dans mes perceptions actuelles les signes qui me renvoient à des perceptions antérieures c’est que j’ai « le sens du passé », si je peux projeter à partir de perceptions antérieures ce que pourraient être mes perceptions futures c’est que j’ai « le sens de l’avenir » : ainsi donc ce n’est pas la conservation d’une sensation présente qui me permet de me souvenir ou de me projeter, c’est un certain « sens » qui me transpose dans un nonprésent « présentifié » (comme le dit Husserl), évoqué. Mais on peut bien affirmer que telle ou telle projection s’effectue à partir d’une rétrospection de ce que nous avons déjà vécu, il n’empêche que cette rétrospection ne suffit pas, encore faut-il que nous anticipions la répétition de son objet : la protention est bien motrice. Me voilà pris de nostalgie : ce moment de bonheur que je partage actuellement avec des amis, je me dis qu’il sera bientôt passé à son tour. Pour qu’il en soit ainsi il faut bien que ce moment ne soit pas seulement pour moi présent mais qu’il s’annonce comme bientôt passé, et comment s’annoncerait-il ainsi si l’avenir n’était déjà prêt à l’évincer : là encore c’est un horizon projectif qui m’éclaire et ce que je disais nostalgie n’est que le reflet d’une anticipation. Si je me prête à une rétrospective de mes vingt dernières années, je sais que j’ai vécu à Nantes dans une petite maison à louer avant de vivre dans la grande maison voisine en qualité de propriétaire ; si je le sais, si je pense ainsi ordonner la série de mes vécus c’est parce que l’acquisition de cette grande maison était à l’horizon de mon vécu de locataire en qualité de projet : ma rétrospective s’oriente par la dynamique de cette projection. C’est cette dynamique qui meut le sens temporel qui me permet de distinguer ce que j’appelle communément des parties ou séquences du temps. La temporalité de ma conscience est sa dimension constitutive, par laquelle je me rends présent au passé et à l’avenir en tendant l’arc de mon « existence » : j’existe ainsi en 111

cela que je m’échappe du simple être-là posé, de la simple exposition au milieu des choses, et que j’ouvre une autre forme de présence, celle d’une intention « à être ». Se tenir dans un certain dépassement (ex-sistere) c’est ce que nous avons appelé le « grand Désir » et c’est là une autre plénitude qui n’est pas celle des choses dans leur éternelle présence insensée : c’est la plénitude du projet. Il ne faudrait pas croire en effet que cette « absence », dont nous avons parlé et que nous avons découverte comme une échappée, nous tiendrait à l’écart du flux temporel, dans une sorte d’éternel présent où nous pourrions exposer le temps des choses (ou du monde) en le dépliant devant nous en une série de « maintenant », sans nous y engager. Ce tempslà ne serait rien d’autre que de l’espace, celui d’une série d’objets juxtaposés par ma pensée, photographie d’un panorama résultant du flux. « Poser » le temps, en effectuer la synthèse, c’est le détruire ou plutôt fantasmer un sujet hors temps qui, à proprement parler, n’existe pas. Le sujet véritable dérive, embarqué dans le flux. Etre embarqué c’est nécessairement, nous dira-t-on, se tenir dans sa situation présente. Si tel moment de ma vie passée a bien pour moi son ordre temporel, c’est parce qu’il a été un présent vécu. Certes, mais ce champ perceptif qui paraît bien constituer le noyau à partir duquel je suis embarqué, il est lui-même « temporel » en cela qu’il est non pas un maintenant entre des maintenants comme un point sur une ligne, mais une ouverture sur un horizon intentionnel où je suis « à être », protendu vers l’enjeu de mon existence, à des degrés ou niveaux infiniment divers. Si chaque moment passe et se retient en se modifiant toujours et encore, pour venir pousser sur mon vécu actuel en l’infléchissant, c’est parce que chacun de ces moments est profilé par son horizon projectif où se joue ma puissance active, celle que mon grand Désir cherche à optimiser. Le « je pense » transcendantal, pur et a priori, s’est forgé sur l’enclume de notre entendement géométrique qui fonctionne dans l’espace figé de ce que nous croyons être notre exposition au milieu des choses. Il occulte, ob-nubile un soi qui s’éprouve comme existant dans le flux, pro-tendu par son Désir.

L’ « expérience intérieure » biranienne : s’approprier un rapport actif au monde. L’ « expérience intérieure » chère à Biran n’est ni une sensation ni une observation : elle est le fruit d’une réflexion qui se place au cœur d’une mise en situation (d’où le nom d’ « expérience »), à savoir celle de la « dualité primitive » entre une puissance active (vis activa) et un aliud qui lui résiste ou fait opposition. Cette réflexion ouvre le champ d’une ontologie du sujet qui se fonde sur la spontanéité de sa vis activa primitiva ; vis primitiva qui 112

n’est pas abstraite ou dérivée des simples données sensorielles (en cela Biran n’est pas empiriste) mais néanmoins s’éprouve dans la temporalité de son action (activa), et en cela Biran s’écarte de l’idéalisme cartésien (cogito) ou kantien (je pense transcendantal). Il y a très certainement ici l’embryon de toute la vision phénoménologique, dans laquelle le sujet se constitue dans un rapport dynamique (et non idéal) à l’aliud. On peut estimer que cet embryon a connu deux lignes majeures d’évolution : la première, plus proche de l’esprit biranien, est celle que Bergson dessinera dans la « durée » de « l’élan vital », la seconde, retournant vers Descartes et Kant, est celle que réactive le cogito transcendantal husserlien. Ce qu’il importe de retenir chez Biran est sans aucun doute la manière dont il rompt avec ce qui entrave la réflexion classique sur « l’union de l’âme et du corps » au dix-septième siècle, et que le siècle suivant n’avait pas encore surmonté : faire du lien âme-corps une problématique de la représentation, pour laquelle « âme » et « corps » sont des objets extérieurs comme les autres. Il nous propose de substituer à cette problématique de la représentation externe une « expérience intérieure » qui serait le signe ou même le symptôme de cela même qui est à l’œuvre (et en jeu) dans cette « union », à savoir la problématique du désir, essentielle à tout ce qui vit219. Le « fait » qui pour Biran se révèle dans « l’expérience intérieure » n’est pas un simple aliud qui ne ferait que s’imposer à nous sans que nous puissions faire autre chose que de le constater. Il est plutôt ce qui entre immédiatement dans une dialectique d’interaction avec notre dynamis (capacité de changement) et émerge comme objet de réflexion dans un cogito qui n’est plus, comme chez Descartes, un retrait sur le moi-qui-pense mais l’ouverture sur une dualité indissociable moi / non-moi, ouverture nommée « conscience ». En quoi consiste cette dualité ? L’unité cohérente de notre monde sensoriel résulte d’une structure globale à double face, dans laquelle s’intègrent les mouvements des choses extérieures et les mouvements organiques de notre corps. C’est au sein de cette structure que les mouvements extérieurs sont organisés en impressions ou affections sensorielles, sur la base du système de leurs relations avec nos mouvements organiques, lesquels sont eux-mêmes orchestrés par ce que Henry nomme « l’être originaire du mouvement subjectif »220, qu’il soit exprimé dans le regard ou dans l’écoute ou encore dans la voix. Ce « mouvement subjectif » qui se tient à la source génératrice de tout notre être-attentif-au-monde, Henry le nomme « le corps » : il faut entendre par là « la chair » comme puissance d’agir d’un existant. Sans doute cette puissance est-elle 219

Voir notamment Essai sur les fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la nature, Tisserand VIII, p.231. Nous citerons les textes de Biran dans l’édition Tisserand, notée « T », suivi du volume en chiffre romain, puis du numéro de page. 220 Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, 2011, p.111.

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paramétrée par les données physico-chimiques qui composent nos structures génétiques, mais c’est en situation permanente d’opportunité et de risque que le « mouvement subjectif » est mis en œuvre et sans la dynamique stratégique d’un projet qui le guide, c’est-à-dire sans la persévérance d’un désir, rien ne pourrait assurer la cohérence de cette « chair ». Comme nous l’avons dit, le cogito prend ici un tout autre sens que chez Descartes : il n’est plus un repli sur l’ego à partir d’un doute systématique à l’égard du monde, mais un être d’emblée-au-monde qu’il s’agit de s’approprier en l’attestant. Le sujet s’accomplit en se découvrant dans cet « appropriement » de son rapport au monde où il tend vers son action optimale. « Nous faire conscience et liberté », c’est ainsi que Merleau221 résume la vision biranienne d’un cogito où conscience de soi et vis activa se rejoignent. Mais quel est donc cet « appropriement » de notre être d’embléeau-monde, dont nous parlons ? Il ne s’agit pas simplement d’une aperception (s’en apercevoir) mais d’une découverte : découverte de ce que signifie cette ouverture au monde, autrement dit de cela même qui s’exprime dans cette ouverture, de ce qui est en jeu en elle ; voilà sans doute ce que Biran lui-même n’a pas assez résolument exploré. Que le soi est d’abord et essentiellement un existant, qui « ex-siste » dans cette vis primitiva activa, voilà ce qu’il faut s’approprier et, pour cela, il faut s’appesantir sur le « fait » que la découverte est temporelle222, car l’expérience intérieure qui la fonde est actuelle, au sens premier de ce qui est en activité, agissant effectivement, actuosus. Le « fait » ne révèle pas un substrat permanent c’est-à-dire hors temps, mais au contraire un sujet qui « se temporalise », pour reprendre l’expression de Merleau223 : il « s’approprie » dans son actualité – il faudrait dire : dans son « actuosité » -, il se fait temporel ou existe. Quel est le sens de cette « actuosité » ? Biran récuse la limitation du cogito (comme vérité première fondatrice) au seul ego pensant (res cogitans) et l’enrichit de la position de tout un monde hors de cet ego : « ce qui est en vous, ou vous appartient, c’est le jugement ou la pensée que ces choses vous sont extérieures ou étrangères à vous-mêmes ; et vous ne pouvez faire autrement que de l’affirmer en ce que vous l’apercevez aussi clairement et distinctement que vous apercevez que vous êtes un être pensant »224. Mais s’il en est ainsi pour les choses hors de moi il doit en être de même a fortiori pour cette chose qui est en quelque 221

L’union de l’âme et du corps chez Malebranche, Biran et Bergson, Paris, 2002, p.67. C’est là, selon nous, le sens ultime du « fait primitif » biranien, impensé par Biran luimême. 223 L’union…, p.67. 224 Commentaire sur les Méditations métaphysiques, III, T. IX, p.91. 222

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sorte « en moi » et qui se nomme « mon corps ». Je ne suis donc pas simplement cet ego qui se replie sur lui-même comme seule vérité en tant que res cogitans ; l’ego que je suis est embarqué dans l’aventure d’un êtreau-monde où mon corps constitue le référent incontournable : je suis ce corps (nommé ainsi « corps propre ») qui me place au cœur du monde. Et en quoi suis-je ainsi placé là (da sein) ? En ce que ce corps, qui me place ainsi, n’est pas une simple chose parmi les autres choses présentes mais cela même qui exprime ma vis activa, par laquelle s’affirme mon « actualité » : c’est là le véritable sens de l’ « incarnation ». En cela Biran a eu la bonne intuition : celle de vouloir engager le cogito (je pense) dans un ago (j’agis) au sens de l’exercice ou être-en-acte (energeia) d’un pouvoir de transformer en se transformant (dynamis) au service d’un Désir (ormè, appetitus). C’est en cela aussi que consiste l’unité de la perception et de l’appétition que Biran redécouvrait cent ans après Leibniz, en s’efforçant de la débarrasser de la coupure substantielle héritée de Descartes225. Pour Biran, sans la position préalable du « moi » on ne peut jamais en venir à tout ce qui fait l’activité psychique. Cette position prend racine dans une « expérience intérieure qui est la source de toute évidence immédiate »226. Cette expérience ne peut être la simple « sensation » comme le croyait Condillac227 qui, comme tous les empiristes sensualistes, substitue « aux faits vraiment primitifs d’une nature intelligente et pensante ceux d’une nature simplement vivante et animale »228. Biran réduit ici le vivant animal à une pure sensitivité passive (ce en quoi nous ne le suivrons pas), passivité que dépasserait l’existence humaine comme aperception active et réflexive : « Non seulement (l’homme) vit de la vie commune à tous les êtres qui sentent comme lui, mais il sait qu’il vit, et pendant que la sensation enveloppe réellement toute l’existence animale, lui seul a l’idée de la sensation et distingue son individualité : son moi l’aperçoit ou en a conscience. Non seulement il a des rapports essentiels avec cette nature dont il fait partie, mais encore il aperçoit ces rapports ; il s’en rend compte ; bien plus il les modifie, les étend sans cesse, ou s’en crée de nouveaux, par l’exercice de cette force agissante et pensante qui constitue sa nature, son existence et sa personnalité tout entière »229. Le « fait primitif » est donc celui du moi dans la découverte de son existence individuelle, d’essence 225

Biran parle de cette « intelligence qui opère par le vouloir » (Notes sur quelques passages de l’abbé de Lignac, T. X, p.348), cité par Merleau (op.cit., p.69), qui parle de la « conjointe évidence indubitable du corps et de la pensée ». 226 Essai sur les fondements, T. VIII, p.167. 227 Celui-ci « ne trouve la pensée dans la sensation qui se transforme, qu’autant qu’il a déjà mêlé à la sensation, dès son point de départ, cet élément intellectuel qui reste fixe au fond du creuset de l’analyse » (p.168). 228 p.169. 229 p.114.

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méta-physique et cette découverte s’accomplit dans l’exercice du sens intime ou sentiment du moi. Mais la question est posée : cet exercice du sens intime, où se déploie-t-il, quel est son support concret, quelle expérience lui donne sa matière, son étoffe ? Biran répond à Condillac : la conscience du moi ne naît pas de la sensation mais c’est en s’étayant sur certains signes sensibles qu’elle se révèle, qu’elle « se conquiert » au cœur de l’aperception interne primitive. Il cherche alors dans l’activité sensorielle ces étais qui sont articulés comme des sortes de préfigurations ou préformations de la réflexion : ainsi l’articulation audition-phonation dans l’appareil auditivo-moteur du petit enfant comme dispositif corporel où se développe l’embryon de son activité réflexive. Mais toute la question (et toute l’ambigüité) est bien là ; d’un côté Biran s’interroge : cette conscience du moi est-elle déjà là, dans cette aperception interne primitive, en ne faisant que se révéler par un processus de « conquête » progressive ? Et il semble bien répondre oui à cette question puisqu’il affirme que « le sentiment du moi est le fait primitif de la connaissance » 230; mais d’un autre côté Biran parle d’une « intuition immédiate passive »231 qui serait la pure affection ou impression, constitutive de « l’animalité », noyée dans un monde anté-prédicatif qu’il nomme « réalité phénomènique »232. A partir de là, on s’interroge : que faire de ce « pré-monde » de la pure affection et comment le fait primitif de l’aperception interne pourrait-il s’en distinguer ? Ne vaut-il pas mieux (ce que Biran n’a pas fait) ne pas dissocier affection et activité motrice pour que, dans ce binôme indissociable, l’aperception interne prenne place de manière « primitive » et que la conscience du moi s’y instaure d’emblée, étayée sur des données sensibles mais née au cœur de cette vis activa déjà constitutive d’un individu singulier ? Nous verrons plus loin comment, à la source de l’unité de notre monde sensori-moteur, on peut tenter de dégager le fondement d’une expérience interne du « corps originaire » ou soi vivant. On sait que Biran après 1814 en vient à l’affirmation d’un « moi nouménal » qui serait lié à l’Etre universel, revenant à une sorte de « sujet en soi » qu’il avait pourtant résolument critiqué chez Descartes comme une « abstraction ontologique ». Si « l’existence réelle (du moi) est dans l’aperception de l’effort dont il se sent sujet ou cause »233, que pourrait bien 230

p.115. Méditations sur les perceptions obscures, T. V, p.29. 232 Note sur l’idée d’existence, T. XIV, p.174 ; l’expression est confuse : elle rompt avec la terminologie kantienne selon laquelle il n’y a de « phénomène » que pour un sujet qui en fait son « objet d’expérience », mais Biran n’explicite pas cette rupture qui semble réduire le « phénomène » à sa matière dans la sensation, en dehors de toute forme esthétique ou catégoriale. 233 Mémoire sur la décomposition de la pensée, T. III, p.216. 231

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être ce moi nouménal qui « s’efforce » au sein d’un monde où il fait l’expérience de lui-même comme cause ? Biran dit encore ceci, qui peut nous éclairer : « Le sentiment du moi n’est point adventice à l’homme, c’est le produit immédiat d’une force qui lui est propre et inhérente (vis insita), dont le caractère essentiel est de se déterminer par elle-même, et, en tant qu’elle se détermine ainsi, de s’apercevoir immédiatement, et dans sa libre détermination, et dans ses produits, dans la cause comme dans l’effet, qui, indivisiblement liés l’un à l’autre, constituent le rapport fondamental ou le fait primitif de conscience »234. Ainsi le fait primitif de conscience s’instaure dans ce rapport fondamental cause-effet en lequel la force active (vis activa insita) s’aperçoit et se détermine par elle-même comme l’expression d’un « moi ». La seule « nouménalité » de ce moi n’aurait donc rien de kantienne : elle résiderait simplement dans son auto-détermination (per se, disait Leibniz à propos de la monade) et en cela le « moi nouménal » biranien n’est ni antérieur ni indépendant du fait primitif de l’expérience interne ; il n’aurait même aucun sens en dehors de ce fait, car alors son affirmation serait vide de tout contenu235. Il ne faut donc surtout pas poser un être absolu ou chose en soi ou noumène comme un axiome qui serait la condition logique ou le substrat substantiel de cette vis activa dont nous faisons l’expérience et qui nous fait dire précisément « moi ». Le lieu où se tient (Da-sein) primitivement la conscience du moi, c’est le sentiment d’une énergie permanente déployée par un « pouvoir causal » qui agit (wirken en allemand) en donnant forme à la « réalité » (Wirklichkeit). Ce sentiment s’inscrit dans la figure la plus immédiate de l’incarnation qu’est la relation au « corps propre » (Leib), où chaque effet moteur est inséparable du sentiment du moi-cause ; par analogie notre entendement fera du monde extérieur un système de causes « conçues à l’instar du moi » et d’effets. Tout ce que nous savons ne nous vient donc pas du dehors (et en cela les empiristes sensualistes se sont trompés) mais du dedans, d’un dedans qui n’est pas un sujet transcendantal236 de la raison pure (et en cela Kant n’a pas pris en compte l’essentiel) mais un existant qui fait une « expérience tout intérieure »237 dans l’affrontement de sa vis activa avec un aliud qui la contrarie. Tout s’accomplit dans le système de la signification, par lequel la puissance appétitivo-perceptive s’exprime, et l’ « expérience intérieure » est l’épreuve de cette expression. Ce que Biran ne dit pas c’est en quoi cette 234 Essai sur les fondements, T. VIII, p.106 ; voir aussi Etudes d’histoire de la philosophie, T. XI, p.427. 235 Merleau-Ponty l’exprime ainsi : « La croyance au moi nouménal est l’affirmation d’une chose sans essence. Dès lors, si le fait primitif n’existait pas, notre affirmation serait vide. Pour donner un sens à cette position absolue, il faut commencer par l’expérience de nousmêmes » (L’union…, p.79). 236 Le « transcendantal » dont parle Henry lecteur de Biran n’a rien de kantien, en cela que, s’il est bien source de tout savoir, il n’est pas a priori mais au contraire qualifie une « expérience interne » et s’enracine dans le vécu d’un existant. 237 Essai…, T. VIII, p.106.

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expérience est le lieu du sentiment d’un moi singulier, d’une individualité irréductible, qui n’est pas simplement « le moi » mais celui-ci (tode ti, disait Aristote) ; comme le dit Merleau, « il n’a pas réussi à sauver le particulier »238. On peut se demander si cet « échec » ne tient pas à ce que la singularité s’instaure, se constitue dans la temporalité du désir et que Biran n’a justement pas interrogé en quoi le « sentiment de la cause » prenait naissance à la confluence d’une mémoire (qui retient cette « énergie permanente » de la cause) et d’un projet (qui anticipe l’effet recherché), autrement dit dans l’articulation du flux orienté d’une puissance appétitive (vis appetitiva) nommée soi.

Le pouvoir constituant propre à un existant de chair La « catégorie » chez Biran n’a rien de kantien ; elle se manifeste comme forme structurelle de notre puissance de connaître et, pour cela, constitue une marque distinctive, un signe du « fait » primordial, celui de l’existence, véritable fondateur de toute expérience possible (et, en ce sens, « transcendantal »). Comme le dit Michel Henry, « la catégorie est ainsi la vérité originaire elle-même et cette vérité est (…) la possibilité ontologique originaire (…) un fait (…) une expérience interne transcendantale (…) lue et connue dans la sphère d’existence originale qui est la sienne »239. Cette ontologie trouve son expression fondamentale dans la catégorie de causalité qui a son prototype ou sa forme primordiale dans le « fait primitif » du sentiment de soi dans l’effort, fait primitif que nous projetons dans les choses du monde extérieur. Le monde n’est donc plus simplement un ensemble de formes objectales produites par ma puissance cognitive, il est le théâtre de mon existence où chaque entité prend place dans ma disposition existante dont les catégories sont les marques distinctives. Ainsi chacune de ces catégories, comme forme du monde objectif pour moi, s’inscrit primitivement dans cette expérience vécue primordiale dont mon corps est la médiation, médiation qui véhicule le sentiment de ma puissance d’agir (vis activa primitiva) en situation concrète. Les « formes du monde » sont dessinées par les catégories, paramètres de mon être agissant qui s’abreuve et s’éprouve à la fois en permanence à travers les signes dont ce monde n’est que le système. La catégorie comme « mode fondamental de la vie », « manière de vivre le monde »240, s’enracine dans ce que Biran nomme « la conscience du sujet qui fait effort »241 et se découvre ainsi, selon Biran, 238

C’est peut-être la raison pour laquelle le « moi » biranien ne pouvait que s’accomplir dans cette « troisième vie » où il se fond avec l’être absolu transcendant du Saint-Esprit. 239 Philosophie et phénoménologie du corps, p.39. 240 p.44 et 45. 241 Essai sur les fondements, T. VIII, p.220.

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comme un moi un, identique, cause, libre, etc. La vérité originaire interprétée comme existence, vivre au monde, est sans aucun doute l’essentiel de ce que Biran nous offre de pensée philosophique encore inouïe en son temps. Mais dans la mesure même où l’existence est engagement dans une situation d’interaction avec son milieu où le sujet est porteur d’une capacité de changement (dynamis) par laquelle il va continuellement au-delà de son état de stabilité apparente, comment pourrait-on attribuer à ce sujet les propriétés de la « substance », autrement dit, selon Biran lui-même, de cela même qui est résistance à l’effort ou passivité première (vis primitiva passiva) ? Si donc unité, identité, causalité, liberté sont des propres du sujet agissant, alors il faut entendre tous ces termes à nouveaux frais. Son « unité » ne saurait être celle qui résulte d’une composition qui finirait par se stabiliser, par se « substantifier » ; il faut l’entendre au contraire comme l’expression d’une dynamique per se, autrement dit celle d’une « identité » conquise par autonomie (auto-nomos), c’est-à-dire encore d’une « liberté » non pas « intelligible » mais existentielle, engagée comme cause en situation (causa in situ), persévérance d’un conatus242 qui exprime le Désir d’une singularité optimale. Qu’est-ce qui fait du moi un moi qui est ce moi, quelle est l’essence de l’être soi-même (ipse) du moi ? C’est la question qui se loge au cœur de l’ontologie biranienne qui y répond de la manière suivante : l’ipséité est subjectivité, la subjectivité est un se montrer ou paraître qui a sa structure interne, son « comment », radicalement différent de celui des choses du monde ou transcendantes. Mais alors il ne suffit pas de dire que c’est un se montrer « immanent » ou « intérieur », encore faut-il signifier cette « intériorité », qui ne peut pas être un « être-contenu-dans » tel qu’on peut le découvrir dans un étant ou chose-du-monde. Qu’est-ce que le moi s’il n’est pas un tel étant mondain243 ? Cette non-étance (appelons-la ainsi) du moi 242

Le « sentiment de soi dans l’effort » est chez Biran l’expression du conatus spinoziste inscrit dans la singularité d’une expérience vécue. 243 En lisant Husserl (voir notamment Ideen, § 40 à 43), on pourrait penser que la distinction entre deux types d’être, la conscience et la réalité mondaine, appelle l’opposition du transcendantal et de l’immanent. De notre point de vue, la « mondanité » et l’ « immanence » ne se recouvrent pas de telle manière que l’immanent serait réductible au mondain. Qu’il y ait « une seule réalité » nous ne le contestons pas, en rajoutant toutefois que cette « réalité » est pour nous et que toute « réalité en soi » demeure un simple postulat (c’est d’ailleurs là le sens profond de l’epoche husserienne comme « mise hors jeu » du « monde existant »), mais cette unique réalité rassemble des forces, c’est-à-dire des mises en œuvre (en-ergon, energeia) du « réel » différentes les unes des autres dans leur essence même : la réalité est radicalement, « eidétiquement », équivoque. Le « mondain » rassemble toutes les forces qui expriment le monde-des-choses, ce monde qui suit la logique des corps naturels et que nous nous représentons comme « objets » c’est-à-dire unités phénoménales. Les êtres vivants sont eux aussi des corps naturels et, à ce titre, peuvent être « objectivés », mais ils ne sont pas seulement cela, et même ils ne sont pas essentiellement cela : ils expriment, comme autant de « monades », ce que Schopenhauer nomme « l’en soi de la Volonté » et que nous disons

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(qui évoque l’ « existence » jamais objectivable chez Jaspers) n’est bien sûr pas déchiffrable en termes de distinction entre un étant et un autre dans le monde. On ne peut donc pas décrypter l’ontologie biranienne du moi comme si elle se logeait dans ce phénomène mondain que serait l’effort face à cet autre phénomène mondain que serait le contenu résistant de la substance. Il faut au contraire tenter de la comprendre en saisissant ce qu’Henry nomme « l’être de l’effort, son mode originaire de présence à lui-même »244. On a déjà compris qu’il ne peut s’agir d’un être-tel ou tel qui serait pensé, sous une catégorie au sens kantien du terme, comme n’importe quel étant mondain ; au contraire la catégorie au sens biranien nous ramène à l’être même du sujet en effort, dont elle se « déduit ». Cet être du moi sujet, son ipséité, est un pouvoir constituant ; il nous reste à comprendre quel est ce pouvoir constituant. Pour « constituer » il faut être une force, l’expression d’une puissance d’agir. N’est-ce pas dans cette expression que l’on peut trouver la seule voie pour déterminer cette présence immédiate à soi-même que Biran désigne comme « l’intériorité », autrement dit ce qui fait que je ne suis pas un autre, que nul autre n’existe à ma place, que je suis immédiatement et irrémédiablement celui-ci qui existe, non pas un moi làdevant mais un « soi » en exercice ? Encore faut-il que la force active ne soit pas n’importe quelle force, encore faut-il pouvoir la distinguer de toutes les forces qui constituent les choses-dans-le-monde. C’est donc une certaine forme de « constitution » qui est mise en œuvre par cette puissance d’agir nommée « intériorité » ou « soi ». Qu’est-ce à dire ? Il ne sert à rien pour comprendre la force de la définir, comme le fait la science, par son effet ou son résultat. Il ne sert à rien non plus, semble-t-il, de chercher à la définir par son point d’origine car, pour ce que nous désignons comme « l’intériorité » du sujet, affirmer qu’il s’agit là d’une force indissociable du « sentiment confus »245 d’elle-même, c’est finalement poser cela même qu’il s’agit justement de comprendre, à savoir cette relever de la dynamique du Désir. Si l’on entend par « l’immanent » non pas « le monde d’icibas » (ce qui serait finalement le réduire au « mondain ») mais ce qui est circonscrit dans le champ intentionnel, c’est-à-dire ce qui relève de l’activité d’une conscience vivante, alors c’est cet espace de vie tout entier d’une monade investi par une puissance active (vis activa) qui dépasse la simple mondanité objective. C’est cette puissance comme expression du Désir qui manifeste la véritable « transcendance », celle qui est propre à cette donation de sens par laquelle se signe une monade : elle n’est pas sortie hors de « l’immanent » mais elle échappe au « mondain (d’autant plus que celui-ci ne peut être « objet » que sous la condition de cette donation de sens). Ainsi les « vécus » de conscience ne sont pas des êtres naturels, des choses mondaines, ils participent de l’activité intentionnelle subsumée dans « l’immanent » et, à ce titre, échappent à la « réalité mondaine ». Puisque l’epoche est la mise hors jeu du mondeposé-comme-existant, Husserl peut donc dire que « la conscience a en elle-même un être propre qui, dans son absolue spécificité eidétique, n’est pas affecté par l’exclusion phénoménologique » (Ideen, § 33, p.59 du texte allemand). 244 p.51. 245 Essai sur les fondements, T. VIII, p. 222.

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« présence immédiate à soi-même » que désigne précisément l’intériorité ; en disant cela Biran ne nous fait pas avancer d’un pouce, semble-t-il. Mais alors, si la force ne peut être comprise ni par son point de départ ni par son point d’arrivée, il n’y a pas d’autre solution que de la comprendre par ellemême, dans son « comment » : quel est le « pouvoir constituant » propre à l’ipse ? Pourtant nous avons déjà un repère essentiel : ce « pouvoir constituant » du soi doit être tel qu’il en fasse non pas simplement « un moi », c’est-à-dire un étant « du genre moi », mais bien ce moi-ci et non pas un autre, autrement dit une singularité indivise246. En outre il ne s’agit pas de repérer ce pouvoir constituant comme un objet de représentation, que je puis ainsi poser là devant moi, puisque ce pouvoir a en propre d’être à la source de toute objectivation. Le sujet existant constitue un monde comme système des étants devant lui mis en forme, mais cette constitution prend naissance dans ce que Biran nomme le « fait primitif », à savoir cette appréhension immédiate que le sujet a de lui-même comme un tel existant et qui lui fait dire : je suis « cause », « identique », « un », « indivisible ». Mais en disant cela on réduit le pouvoir constituant du sujet existant au fait « qu’il est un moi »247 en général : son pouvoir constitutif d’un monde s’étaye sur les formes qui dessinent le « comment » de l’être-un-moi en général et qu’il projette dans les choses. Mais puisque cet être-un-moi paraît ici lui être donné in abstracto comme celui de n’importe quel moi (qui est un, identique, cause), alors s’est perdu en chemin ce qui fait la singularité de « ce moi-ci » et également ce qui fait que toutes ces catégories (par lesquelles il forme un monde et qui seraient constitutives de l’être-un-moi) ne lui sont pas offertes, proposées par une quelconque transcendance, hors de lui (comme le croit le réalisme empiriste) ou en lui (comme l’affirme l’idéalisme des « facultés »), mais que c’est lui-même qui se les donne en toute autonomie. Il faut donc prolonger notre réflexion jusqu’à trouver ce « comment » du pouvoir constituant propre à un sujet existant, qui fait qu’en exerçant ce pouvoir il est ce moi-ci parfaitement autonome en tant que tel, autrement dit ce que nous nommons un soi. Dans la reprise biranienne du cogito, nous l’avons vu, « je pense » est la formulation de ce « soi » qui signifie « j’existe pour moi-même », comme le 246

« La connaissance ontologique est une connaissance individuelle, l’être de chaque individu est la lumière du monde et, plus profondément, il est, en tant que vérité originaire, la lumière de cette lumière », Henry, p.58. N’est-ce pas là cette connaissance du « troisième genre » à laquelle Spinoza s’efforçait de parvenir ? Il ne l’atteindra sans doute que dans l’amor intellectualis dei, tout comme Henry la trouvera dans un « sentir » qui « fait l’épreuve de la vie universelle » (voir plus loin notre réflexion sur ce point). 247 « L’homme ne perçoit ou ne connaît rien, à proprement parler, qu’en tant qu’ (…) il est un moi », Essai, 115.

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dit Biran248, et qui me circonscrit dans une expérience interne, celle d’une sphère d’immanence absolue où je suis ce moi-ci constituant un monde en toute autonomie. Puis-je trouver ce pouvoir constituant du soi dans ce qu’Henry nomme « un être déterminé phénoménologiquement par un paraître »249 ou encore « l’élément ontologique de la manifestation pure »250 ? Autrement dit, est-ce que le moi qui consiste en un soi trouve son « ipséité » dans le fait de se donner dans une expérience interne transcendantale (constitutive d’un monde), c’est-à-dire dans ce qu’Henry nomme « l’auto-affection » et qui serait une « autodonation originelle à soimême » ? Plus précisément, il s’agit de savoir si cette autodonation est présence à soi comme un simple paraître, un se-montrer-à-soi-même, un sedécouvrir (qui l’affirmerait comme « vérité » – aletheia – originaire). S’il en est ainsi, il ne peut s’agir en tous cas d’un apparaître à soi-même sur le mode de l’apparaître d’un étant mondain au sujet transcendantal ; il ne peut s’agir non plus d’une entité « métaphysique » (selon le qualificatif biranien) telle que la « chose pensante » ou l’ « âme » apparaissant à notre réflexion ou méditation philosophique sur le mode cartésien. Si c’est d’une « manifestation » qu’il s’agit essentiellement dans l’être-soi du sujet, alors il faut tenter de comprendre en quoi cette manifestation trace la ligne de séparation entre l’existence (du sujet) et l’étance (intramondaine), c’est-àdire en quoi l’existant « se manifeste » et l’étant non. A partir de là la « manifestation » ne saurait être le simple apparaître du phénomène251 : quelque chose de tout autre qu’un simple phénomène (phaenomenon) « se manifeste » ainsi, quelque chose qui se joue dans le « se », qui exprime une singularité autonome constituante (et non une objectité formellement constituée). Pourtant le « se manifester » de cette intériorité existante ne doit pas être la pure abstraction vide d’une non-étance : elle tend à trouver demeure, à résider dans un « celui-ci ». Si l’on nomme « corps » ce celui-ci où le sujet existant trouve résidence, on saisit immédiatement qu’il ne peut s’agir là de ce « corps objectif » que la science explique comme phénomène intramondain, puisque ce serait alors replonger dans une vieille dualité, celle de la forme générique et de la matière qui l’individualise. Dualité erronée puisque, nous l’avons dit, le moi existant n’a rien d’une forme générique mais il est d’emblée « ce moi-ci », et que la matière n’a rien d’individualisant mais au contraire s’explique comme généricité des corps (toutes les molécules d’eau sont identiques) ; or là c’est de singularité qu’il s’agit : la résidence de l’existant que je suis ne peut être « corps » qu’en un autre sens, celui d’un corps qui est mien. Cet « être authentique de l’ego », 248

Essai sur les fondements, T. VIII, 124. Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, 61. 250 Ibid, 56. 251 C’est pour avoir compris la saisie du moi sur le modèle de celle de l’étant mondain que Kant, ne pouvant donner à ce moi aucun contenu phénoménal objectif, le réduit au Je pense transcendantal formel, unité synthétique de nos représentations. 249

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comme le nomme Henry, c’est ce qu’il appelle le « corps subjectif »252 ; un « corps » où s’accomplit manifestement l’être soi ; un « corps » où se fait l’expérience même d’un nouveau cogito qui n’est plus celui de la substance pensante (affectée par ces modifications que sont les idées) mais qui est puissance active, conatus d’un ago. « Corps » comme « corps propre » ou « corps mien » est le nom que je donne à cette puissance primitive active (vis primitiva activa) en exercice où se découvre ma singularité existante. On peut aussi la nommer « chair », le même mot allemand Leib pouvant traduire tous ces termes.

Ontologie du corps en mouvement : le désir et sa temporalité Quelle est la manifestation que le soi trouve dans le corps propre ? Le soi trouve dans le corps propre son rapport au monde et ce rapport-au-monde est d’emblée une multitude de mouvements ; mais ces mouvements, il n’en est pas le simple spectateur ou observateur, il se confond avec eux, au sens où il se manifeste comme ce qui les constitue dans leur « être originaire et absolu »253, et non pas comme simples objets phénoménaux de connaissance. Mais qu’est-ce qui constitue l’être originaire et absolu du mouvement sinon la force, autrement dit ce qui exprime une tension, un élan ou effort (conatus) comme puissance primitive active ? Là est toute la difficulté : si l’on ne veut pas étayer le « soi » sur un cogito réflexif comme le font les cartésiens, ni sur une force transcendante obscure qui serait « matière vivante » ou « élan vital » ou encore « Inconscient » ou encore « Volonté de puissance », alors comment ne pas retomber dans l’ « expérience interne transcendantale » propre à une « subjectivité », cette même subjectivité dont nous cherchons précisément à expliciter le fondement ? Il y aurait là une sorte de cercle infernal dont nous ne parviendrions pas à sortir. Nous ne ferions que buter sur ce sentiment immédiat que le sujet a de lui-même, dans une sorte de « vie transcendantale » qui envelopperait toutes les expressions du moi, réflexion ou pensée thématique mais aussi action motrice de toutes sortes. Mais cette vie transcendantale n’est-elle pas cela même qu’il s’agit de comprendre comme « subjectivité » ? Si, comme le fait Henry254, on affirme « le corps réel comme être subjectif et transcendantal », il faut bien que le « réel » ne soit plus seulement cette res extensa transcendante où s’inscrirait le mouvement « réel », dont l’ego cogitans n’aurait que l’idée (comme représentation) ; il faut qu’il y ait une unité transcendantale du corps et de l’ego, une unité subjective (puisqu’elle enveloppe le sujet) mais « réelle », 252

Titre du deuxième chapitre de son livre sur l’ontologie biranienne, Philosophie et phénoménologie du corps. 253 Ibid, 74. 254 p.78.

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comme lieu de cette vérité originaire nommée « existence ». L’ontologie fondamentale ou première comme découverte de la vérité originaire sera celle du « corps » comme demeure de la subjectivité255. Le « réel » s’ouvre à nous comme ce qui appartient en propre à un sujet (et non plus à un simple objet phénoménal), mais à un sujet qui existe et qui, en tant que tel, « fait corps ». La subjectivité que nous cherchons se tient dans cette manière de « faire corps ». Qu’est-ce que « faire corps » ? Le corps propre, c’est d’abord la voie originaire de toute connaissance lato sensu : la vis primitiva perceptiva s’ouvre avec la chair. Toute perception que nous avons des choses du monde transcendant est médiatisée par le corps qui paraît en être l’organon comme systèmes de processus ; mais dire cela ne suffit pas car, pour appartenir à la sphère de la subjectivité, il faut que ce que nous appelons véritablement « le corps » ne soit pas simple instrument ou medium mais acteur comme sujet qui perçoit. Pour cela il faut s’interroger sur l’origine de la connaissance que nous avons de lui. Nous ne connaissons pas notre corps comme n’importe quel autre étant mondain, car il a une manière tout à fait originale de nous apparaître, de se donner à nous, à savoir une certaine « expérience interne transcendantale » comme le dit Henry, expérience qui est « connaissance originaire » et que l’on pourrait nommer avec Biran « sentiment de soi dans l’effort ». Voilà en quoi le « corps » est demeure originaire de la subjectivité (qui connait les étants mondains) : il est le lieu (da du sein) d’une présence à soi immédiate dans l’effort, entendons par là dans l’action exercée sur les étants mondains mais aussi, plus fondamentalement, dans l’effort (conatus) pour exister que cette action met en œuvre et en jeu. En ce sens le « corps » est bien la « sphère originale d’existence » dont parle Henry256. S’il en est ainsi, si le mouvement corporel est ce « savoir immédiat » comme présence du moi à lui-même, c’est parce que ce mouvement est en lui-même notre prise sur les choses intramondaines, comme manifestation et mise en œuvre du désir ; c’est dans ce désir comme tension vers la puissance d’agir optimale que se tient ce savoir immédiat que le mouvement met en œuvre. Le corps propre est le système des expressions du désir comme mouvements, non pas dans une « transparence absolue » comme l’affirme hâtivement Henry257, mais dans une transparence toute relative à travers les multiples zones d’ombre de cette 255

Cela implique donc, contre la tradition cartésienne, de répondre par l’affirmative à cette question : y a-t-il une ontologie possible du corps qui ne soit pas un matérialisme (mécaniste ou non) ? Cela passe nécessairement par un éclaircissement du terme « corps », que nous menons dans la dialectique entre Leib et Körper. 256 p.79. 257 Etant donné que cette « transparence » ne peut pas être celle d’une conscience thétique ou représentative, si souvent mise en échec par l’ingénierie complexe du désir, on voit mal ce qu’elle peut signifier sinon cette pure tautologie : le mouvement est mouvement, or le mouvement est subjectif, donc le sujet est le sujet.

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vis appetitiva qui nous gouverne. Corps originaire et subjectivité absolue sont une seule et même réalité qui s’exprime tout entière dans le mouvement : s’il en est ainsi c’est parce que le désir nous habite ; en lui nous existons en faisant corps. Ce que Biran veut nous faire découvrir c’est une autre appréhension du mouvement corporel. Dans une ontologie empiriste, telle que celle d’un Hume par exemple, il n’y a pas d’autre réalité que transcendante ; les étants naturels sont transcendants et leurs mouvements ne peuvent être saisis que comme une suite d’états matériels dont nous avons une « connaissance représentative », comme le dit Biran258 ; mais, dans la vision empiriste, la vie intérieure d’un sujet est également assimilée à une sorte de milieu homogène où des entités extérieures les unes aux autres nommées « états de conscience » se succéderaient en se composant ou se combinant par des liens externes259. C’est là le mode d’appréhension qui nous est le plus naturel, le plus familier, à l’égard de toutes les entités matérielles : c’est ainsi que nous chercherons à expliquer le mouvement de notre bras en considérant les éléments physico-chimiques qui composent nos organes et en articulant leurs positions successives selon certains processus ou schémas fonctionnels. Mais alors Hume n’a pas tort de nous faire remarquer que nous ne parvenons à aucune connaissance vraie de cette « opération si extraordinaire » à partir de ce que nous expliquons comme le système de ses « instruments ». Cela reste tout aussi vrai pour la science d’aujourd’hui, infiniment plus « explicative » pourtant que celle du dix-huitième siècle. C’est que, comme Henry nous le rappelle, le schéma « instrumental » est inadapté à la compréhension de la réalité absolue du mouvement : cette compréhension exige une autre voie d’accès que celle de la représentation selon un modèle empiriste (mécaniste ou autre). Biran propose une telle voie, que l’on pourrait nommer avec lui « le sentiment intime de l’existence »260 telle qu’elle se manifeste dans le mouvement du corps propre. Nous ne saurions pas en toute évidence ce qu’est le mouvement si nous n’avions jamais fait l’épreuve de la force (vis) qui s’exprime en lui à même notre corps, et c’est dans cette épreuve que prend racine le « sentiment intime » d’exister, sentiment dans lequel nous n’appréhendons plus un étant-devant-nous, ob-jeté pour notre représentation, mais une unité immédiate qui enveloppe le mouvement corporel et sa source, dans une seule et même réalité en acte que nous pouvons nommer un soi. C’est cette réalité primordiale, impossible à projeter dans une transcendance objective, représentable, qui est présupposée d’emblée à son insu dans notre démarche explicative selon le modèle instrumental et que celui-ci ne fait qu’oblitérer. Comme le dira Bergson plus tard, tenter de comprendre le 258

Essai, 231. Bergson reprendra cette critique d’une conscience physicalisée dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience. 260 Essai, 231. 259

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mouvement à partir des positions du mobile (comme le font les éléates) c’est oublier qu’on s’est déjà donné ce mouvement « entre » ces positions, qui n’ont aucune réalité en dehors de lui. Cette réalité primordiale se suffit à elle-même et ne nécessite même pas d’être corrélée par cette explication toujours inappropriée à l’essence même de ce qui est ici en jeu : l’existant261. Dans la simple représentation de l’objet en mouvement je ne saisis celuici que comme résultante et non comme expression immédiate de la puissance motrice en exercice. L’acte et l’agissant sont en eux-mêmes une seule et même réalité absolue, celle de la force déployée, dans son expression immédiate : c’est ce que me révèle dans une expérience interne chaque mouvement de mon corps propre. Je me coule dans mon acte moteur parce qu’il est moi-même m’exprimant comme force, parce qu’il est en cela le signe du soi : le soi n’est pas le moi, l’ego qui est objet de représentation, mais il existe dans la force et se signe en elle comme en sa demeure originaire, inaliénable. Le mouvement corporel est ainsi expérience première, immédiate de mon existence, engagée dans l’avenir de la force ; cet engagement à être celui-ci et nul autre, insubstituable, original dans cet « à être » singulier, signe ma temporalité262. L’expérience interne de chaque mouvement de mon corps inclut nécessairement celle du « réel » comme ce à quoi s’ouvre mon intentionnalité permanente (ce pourquoi nous le nommons « transcendant ») et qui résiste au déploiement de ma force active. C’est dans cette intentionnalité qui me temporalise que s’exprime mon « avoir à être » où ma puissance d’agir se met en situation et en jeu dans cette situation, en tant qu’elle est vectorisée par son désir : elle est embarquée dans la mise en acte temporelle d’une singularité absolue où aucune vicariance d’un « autre » n’est possible. Le caractère central du désir en tant que constitutif du soi comme singularité absolue peut se comprendre à partir de la question qu’Henry, critique de Sartre, pose en vue de savoir comment s’établit le rapport entre une image (visuelle, par exemple) et le mouvement par lequel nous la

261

Il faut sans doute préférer in fine le terme « existant » au terme « vivant », bien que tout ce qui est vivant existe, contrairement à ce que Heidegger a pu affirmer. Le terme « vivant » a ceci d’équivoque qu’il peut être entendu comme désignant une simple organisation fonctionnelle constituant une unité systématique biologique. Le terme « existant » ouvre un sens du vivant qui ne le réduit pas à une telle organisation mais au contraire le fonde essentiellement sur certaines forces qui sont les actions d’une « monade » en situation dans son milieu, écosystème concret de son existence. 262 Par « temporalité » il faut entendre l’étoffe même de ce qui est existant, c’est-à-dire, comme nous l’avons vu, non pas simplement ce qui est « temporel » comme « fait de temps » ou « constitué par le temps » mais encore ce qui est temporal comme « constituant ou constitutif du temps ».

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construisons (par exemple en la traçant sur le papier)263. Henry dénonce la manière classique de poser le problème, à laquelle Sartre reste fidèle en essayant d’expliquer comment des « sensations kinesthésiques » (qui nous feraient découvrir les mouvements de notre corps) sont la matière transformable à partir de laquelle une conscience imageante peut fonctionner. Il y a, souligne Henry, quelque chose d’inintelligible dans cette « transformation » et c’est là présupposer cela même qu’il s’agit d’expliquer, en donnant ex ante à l’impression kinesthésique un « sens » visuel qui pourrait en faire un analogon de l’image. Henry s’écarte de cette manière de raisonner où l’on postule cela même qui est en question, et pour cela il affirme que « l’image visuelle de la courbe est l’objet transcendant de mon regard, mais aussi du mouvement subjectif de ma main qui trace précisément une telle courbe »264. C’est effectivement la voie qu’il faut suivre ici, et c’est là tout l’enjeu de ce qu’ Henry nomme une « théorie ontologique du corps » qui s’efforce de découvrir une « intériorité ontologique » en substituant aux données que seraient les sensations ou impressions des actes ou « mouvements subjectifs » comme expressions de « l’être originaire du corps »265. Il est vrai que l’unité cohérente de notre monde sensoriel passe par celle de cette intériorité ontologique subjective, mais quelle est-elle plus précisément, sur quoi est-elle fondée ? Pour répondre à cette question, il faut dépasser la simple notion de la courbe tracée comme objet de représentation. Ce « même objet transcendant », qui signe ainsi l’unité structurelle de l’image et du mouvement, n’est autre, selon nous, que le corrélat de notre intentionnalité, à savoir l’objet-de-désir, celui qui alimente le flux de notre tension vers l’optimum de notre puissance d’agir (qu’elle se manifeste, par exemple, dans la volonté de convaincre de l’architecte dessinant le schéma de son plan de construction, ou simplement dans la rêverie de l’artiste qui ébauche une œuvre ou bien s’accorde un moment de méditation fructueuse entre deux travaux). C’est le même objet transcendant de mon regard et de mon geste parce que c’est le même désir qui oriente ce regard et ce geste vers cette courbe que je veux tracer afin de… Le « mouvement subjectif » n’est rien d’autre que le signe expressif du « corps propre » ou soi vivant, dans lequel, d’une part, l’être transcendant est le corrélat résistant de ma vis activa et dans lequel, d’autre part, les perceptions sensorielles sont intégrées dans cette structure dynamique vis activa / vis passiva constitutive d’un existant, ouvert sur le transcendant et orienté par son désir signifiant

263

En sachant qu’il n’y a pas, d’un côté, des mouvements avec leurs sensations kinesthésiques, et, de l’autre, des images avec leurs sensations sensorielles, mais qu’il y a aussi des sensations kinesthésiques dans nos perceptions sensorielles, et que le point obscur est bien celui du lien entre mouvement et image. 264 p.124. 265 Toutes ces expressions figurent pp.122-125.

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originaire266. C’est en ce point central que nous paraît se tenir cette « unité de la vie corporelle » qui trouverait, selon Henry, « son fondement dans la structure ontologique de la subjectivité », autrement dit, cet « être même de la vie infinie »267 qui s’exprimerait dans le « corps originaire ». Quant au « savoir de soi » propre à ce corps originaire subjectif, qui serait non pas la connaissance objective d’un étant mondain parmi d’autres (bien qu’il soit la source d’une telle connaissance) mais une « expérience intérieure transcendantale », nous pensons qu’il se tient dans la persévérance de son effort continu pour exister : demeurer auprès de soi dans cette présence au monde où insiste et persiste son désir.

Unité du soi : le désir instrumenté organiquement Nous l’avons vu, les sensations que sont les affections musculaires ne sont pas pour Biran des points de départ à partir desquels nous pourrions retracer la genèse de ce sentiment de soi qui nous appartient. Au contraire elles sont des effets que nous rapportons à une cause qui est notre action, dans toutes les manifestations de notre motricité volontaire ; et s’il en est ainsi, si nous posons ce rapport, ce n’est pas parce que nous avons l’idée (ou même la catégorie, au sens kantien) de cause, mais parce que nous faisons l’expérience interne du mouvement qui enveloppe le sentiment de soi, expérience interne dans laquelle l’idée de cause prend sa source. Aussi Henry a-t-il mené une juste critique de Lagneau, qui s’arrête en effet à cette « idée de cause » sans remonter à la source de cette expérience : « la causalité du moi qui nous permet de ressentir les sensations musculaires comme les effets de nos actions, n’est pas connue d’abord par l’intermédiaire d’une idée, qui serait l’idée de causalité, cette causalité, avant d’être une idée, est un pouvoir et ce pouvoir nous est révélé de la même manière que l’être de l’ego avec lequel, d’ailleurs, il se confond »268. Mais nous nous sommes alors inquiété : ne sommes-nous pas alors retombé sur le « sentiment de soi » sans pouvoir en dire plus que son assignation à une « expérience interne » factuelle ? Pas tout à fait, car ce sentiment n’est pas suspendu dans l’éther d’une pure abstraction ; nous l’avons attaché au mouvement volontaire. En quoi, nous dira-t-on, savons-nous que c’est là un mouvement volontaire ? Certes il se pourrait que quelque chose agisse en nous à notre insu, mais est-ce bien là la question ? En admettant que quelque 266

Tout le travail neuronal d’encodage / décodage des flux corticaux qui s’effectue entre le donné sensoriel périphérique et l’image opératoire qui est « notre image » de l’objet, présuppose l’unité d’un sens qui s’impose aux structures formelles de nos mouvements, et c’est là que réside tout le mystère du vivant, irréductible à l’explication neurobiologique. 267 pp.127 et 128. 268 p.98.

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chose agisse ainsi en nous, il n’en est pas moins vrai que nous nous sommes assimilés, identifiés à ce quelque chose ; je suis aussi ce « ça » qui agit peutêtre « en moi » ; ce que je nomme « moi » et qui pourrait bien être aussi ce « ça » est proprement ici l’agissant, agens. Mais pourquoi l’action motrice enveloppe-t-elle le sentiment de soi ? Bien sûr c’est parce qu’elle est l’expression d’une puissance réalisée comme force se déployant. Toutefois ce n’est pas n’importe quelle puissance qui s’exprime là : c’est une puissance vitale qui inscrit l’action motrice dans un percevoir (au sens large de construire une forme organisatrice d’un divers) et un désirer (au sens large de tendre vers la forme évaluée comme la meilleure pour l’agens). Ainsi le sentiment de soi s’attache à la puissance appétitivo-perceptive nommée « vie ». Henry pourra donc dire avec raison que « l’ontologie de la subjectivité et de l’ego (est) une ontologie de la vie »269, qui trouve son fondement dans le corps en mouvement. Il faut préciser : dans le « corps propre » en mouvement et non point dans un corps comme n’importe quel autre corps physico-chimique. Le mouvement corporel appartient à cet « être originaire du corps » qu’est la réalité du corps propre, et cette réalité du corps propre est enveloppée dans cette expérience interne du soi (qu’Henry nommera « auto-affection ») comme sentiment de la puissance appétitivoperceptive. Encore une fois nous sommes parvenus jusqu’à ce que nous nommons « soi » en nous laissant emporter sur les ailes du désir qui soulèvent et emportent l’oiseau « perception ». Nous avons donc enveloppé dans une seule et même réalité l’appréhension du soi et la puissance appétitivo-perceptive qui exerce le mouvement du corps propre. Mais si l’on en croit Henry, dans cette révélation du soi ce n’est plus un « contenu transcendant » parmi d’autres qui s’offre à nous comme objet de représentation, mais c’est le corps vivant (Leib) qui désormais se tient auprès de lui-même et signe ainsi l’être-soi dans le sentiment immédiat (ou présence à soi) de son activité appétitivoperceptive. Nous avons alors posé la question décisive : qu’est-ce donc qui fait ce sentiment ? Autrement dit, quelle est la source de cette présence du corps propre à son activité ? Il nous semble que c’est précisément dans ce qui fait l’individualité singulière de cette unité de vie ou corps monadique que se tient le secret de cette présence qui la distingue de toute chose mondaine. Nous sommes donc bien là au cœur de la vraie question : qu’estce qui fait cette individualité singulière nommée soi ? Le désir a ses instruments (organa) dont l’organisme vivant est le système. Si, comme le dit Henry, « une division transcendantale de nos pouvoirs de sentir (…) nous est originairement donnée dans l’expérience

269

Ibid.

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interne transcendantale que nous avons de l’être subjectif de notre corps »270, et que la « division physiologique » selon l’ordre des phénomènes organiques en est le « symbole » ou le signe objectif, c’est que corps objectif et corps subjectif sont deux expressions distinctes et irréductibles l’une à l’autre d’une seule et même réalité : un individu vivant. L’action rapportée objectivement à un centre organique en mouvement est la même que celle que nous sentons comme nôtre dans la conscience intime de notre effort : il y a là une seule et même réalité vivante qui, d’un côté, est expliquée dans son « comment » objectif représenté, de l’autre, est mise en œuvre en vertu de son principe. Biran souligne qu’il importe de ne pas prendre le signe pour la chose signifiée ; autrement dit, il importe de ne pas réduire l’un à l’autre les deux niveaux distincts d’expression du « ceci » vivant. Biran proscrit donc de « déduire de la combinaison de certains mouvements organiques des faits psychologiques constatés par le sens intime »271 et ainsi de réduire la source immanente transcendantale à l’ensemble des forces matérielles qui ne sont que les contraintes de son déploiement, tel que nous nous le représentons objectivement. Mais alors comment se fait-il que le lien soit indissoluble entre ces deux expressions ou modes ontologiques ? Il n’y a pas deux corps, ni dans l’ordre objectif des choses mondaines auquel les instruments organiques appartiennent et où elles nous apparaissent selon les règles de notre représentation, ni dans l’ordre du corps originaire subjectif tel que nous le sentons immédiatement en exercice. Au contraire le lien s’instaure nécessairement entre ces deux ordres parce que le vivant est à la fois cet étant intramondain dont il a lui-même la représentation, mais aussi ce « per se » qui, essentiellement, désire, manifestant selon Biran ce « vouloir dont l’idée propre est toute en réflexion »272. Il ne suffit pas de dire, comme Henry l’affirme tautologiquement, que « la réalité constituée (du corps objectif) m’apparaît comme la mienne et que c’est justement cette appartenance à l’ego qui me permet de la désigner comme « mon corps » »273, il faut préciser que cette « appartenance à l’ego » passe par l’acte accompli, pris dans l’horizon du projet qui oriente tout mouvement organique : il n’y a pas d’autre signe véritable du « mien » pour une singularité. Si « quelque chose ne se manifeste à nous dans la vérité de l’être transcendant que sous la condition d’une révélation plus originaire dans un milieu d’immanence absolue », selon la formulation d’Henry274, cela signifie qu’à la source de la représentation il y a une vis perceptiva, elle-même 270

p.155. Essai sur les fondements, T. IX, 603. 272 Henry récuse à tort le mot « vouloir » (qui montre selon nous que Biran a eu, lui aussi, la bonne intuition, même s’il l’a insuffisamment développée), car il identifie faussement ce « vouloir » à la velléité ou au souhait, alors qu’il faut l’entendre au sens du désir comme tension orientée vers ce qui est favorable et sentie immédiatement. 273 p.159. 274 p.160. 271

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asservie à une vis appetitiva, à un effort primitif ou tension orientée originaire, qui signe l’unité singulière du vivant. Il n’y a pas d’autre « immanence absolue » que celle du désir mis en œuvre dans le projet. Le « se » est enveloppé et embarqué dans le « per se » ; ce n’est pas le « per se » qui présuppose un « se » absolu et hors temps, c’est le « se » qui se constitue, s’élabore dans le « per se » de l’effort appétitif (conatus appetitivus) qui le projette temporalement.

« Sentir » le soi, irrécusable et énigmatique Henry se réclamant de Biran pose que le moi est essentiellement un sujet, autrement dit que l’individualité tient à la subjectivité (alors que Husserl, nous l’avons vu, raisonnait en termes d’objet individuel). Or le moi vit in concreto comme corps qui a le pouvoir de sentir : son individualité est donc « sensible » ; mais qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce donc que cette puissance de sentir où s’accomplirait la subjectivité constitutive de l’individualité ? « Ce que nous sentons est quelque chose d’irréductible et de propre à chacun de nous », c’est ainsi qu’Henry275 exprime cette « vie primitive », « originaire » qui est le sol même de toute vérité. Qu’il y ait là un « transcendantal », au sens où toute expérience possible y trouve son fondement, on peut l’affirmer mais cette « nature sensible », constitutive de l’individu, comme « vie concrète et originaire de la subjectivité »276, qui n’est pas la résultante de notre affection sensible par les choses-du-monde (et en cela ne peut pas être déduite empiriquement puisque c’est au contraire elle-même qui constitue l’expérience), est-ce pour autant qu’il faut en faire une conscience pure qui serait hors temps, celle d’un « sujet absolu » qui trouverait ainsi son fondement dans une sorte de forme pure de la sensibilité dégagée de toute temporalité ? Cette subjectivité absolue, transcendantale, reposerait sur une individualité du « sentir » comme son activité spontanée (per se). Le terme « sentir » apparaît là bien équivoque car il résume ici toute l’activité spontanée d’une subjectivité originaire elle-même désignée par Henry comme « corps transcendantal »277. En fait, que veut dire ici « sentir », « sensibilité », « puissance de sentir » ? Henry indique là assurément le point où s’accomplit la subjectivité comme mouvement de notre corps (Leib) qui s’adresse à et qui évalue ce à quoi il s’adresse : c’est là que se tient ce qu’il appelle « l’expérience interne transcendantale de l’être originaire subjectif de mon corps »278. Mais encore une fois, en quoi ce mouvement intentionnel du « corps propre » peut-il être constitutif d’une individualité que toute 275

p.146. p.147. 277 p.148. 278 p.148. 276

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l’esthétique transcendantale kantienne, pourtant si élaborée, est impuissante à fonder ? Notre œil n’est pas seulement cette partie d’un corps (Körper) qui se manifeste comme objet en mouvement au milieu des autres corps-objets en mouvement. Il est aussi acteur du corps (Leib) originaire, immanent à son activité, même si (à travers le discours pragmatique du quotidien puis à travers le discours de la science) nous projetons cette activité dans un système de forces mécaniques nommé « sensori-moteur » comme autant de facultés ou propriétés du Körper. Qu’il soit aussi cet acteur original signifie que c’est bien le « même œil » ou plutôt l’œil lui-même (ipse) qui est vu comme Körper et qui voit comme Leib. Non seulement il est aussi bien l’un que l’autre, mais encore il est l’un et l’autre en étant d’emblée cette unité des deux qui prend sa source dans l’acte subjectif du « voir ». Sans le « voir » comme acte spontané, il n’y aurait pas de Körper qui soit en même temps un Leib : l’acte perceptif signe l’unité de vie ou monade, comme le disait déjà Leibniz. Henry le formule ainsi : « la représentation de la vision présuppose cependant la vision réelle comme son fondement (…) celle-ci est originairement la mienne, dans une sphère d’immanence absolue »279. Mais la puissance d’agir qui se signe ainsi dans l’acte perceptif est d’emblée et essentiellement celle-ci et sa singularité marque son énigme, laquelle repose dans le « fait primitif » du « sentir » à travers toute l’activité perceptive. L’ « originarité » ou la « primitivité » est d’emblée marquée et orientée par le « mien » au sens de l’originalité du singulier et nous revenons ainsi à la question posée plus haut : en quoi le mouvement du corps propre exprimant une activité perceptive est-il constitutif d’un soi comme individu vivant ? En quoi sinon justement dans le fait qu’il est une force qui s’adresse à et qui évalue ce à quoi elle s’adresse en l’intégrant dans son projet ? C’est dans cette dimension protentionnelle de sa temporalité que le soi nous paraît trouver son « heccéité », sa singularité en acte située (insita) par (plutôt que dans280) le corps propre vivant. Henry précise quelques lignes plus loin la perspective qui sera la sienne : « Sentir, c’est faire l’épreuve, dans l’individualité de sa vie unique, de la vie universelle de l’univers »281. Ce sentir-là signifierait donc trouver en soi l’écho d’une vie universelle, d’un Deus sive natura , comme une sorte d’ « amour intellectuel » (amor intellectualis) à la manière spinoziste : cette « sensibilité » ne serait-elle donc pas « intellectuelle » (comme Kant ne le voulait pas), une « idée » qui ferait du corps quelque chose de « sublime » ? Pourquoi pas ? Encore faut-il que nous sachions dire en quoi consiste cette sublimité qui fait de moi « le plus irremplaçable des êtres »282. Si nous sommes simplement « être 279

p.153. Le « par » est actif, alors que le « dans » est spatial : le corps propre est subjectif comme agissant (agens) et non objet contenant. La « situation » est temporelle et non spatiale : c’est ainsi qu’il faut entendre l’insitus biranien. 281 p.148. 282 Expression conclusive d’Henry dans son chapitre III. 280

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vivant », nous ne sommes ni plus ni moins « irremplaçable » que tout autre être vivant, qu’il soit humain ou non, et c’est bien ce que paraît signifier le fait que nous soyons l’écho de la « vie universelle ». Ce ne serait donc pas dans la spécificité humaine de la réflexion qu’il faudrait trouver la sublimité de chaque individu singulier. Mais pourtant, on ne voit pas très bien quel pourrait être le sens de cette « épreuve individuelle de la vie universelle », autrement dit, en quoi nous pourrions la faire « résonner » en nous, sinon dans un effort de la réflexion, plus précisément dans une compréhension par identification symbolique qui serait proprement humaine. Il y a là comme un paradoxe qui nous contraint, semble-t-il, pour faire cette « épreuve », à sortir de la problématique du « simple vivant », qui n’a en lui-même rien de spécifiquement humain. Cette « épreuve de la vie universelle » pourrait donc être spinoziste, d’abord au sens substantiel où le mode est une expression de la substance unique du Deus sive natura, mais plus fondamentalement au sens métaphysique (proprement sublime) où l’être humain s’accomplit dans sa singularité comme amor intellectualis dei. Elle pourrait aussi être leibnizienne au sens où elle nous serait dictée par un être « absolument transcendant », instaurant la loi interne de chaque immanence singulière dans sa congruence ou « entr’expression » avec les autres. Mais, en conservant seulement cette immanence de la « monade » dans sa dynamis autonome, on pourrait aussi donner un tout autre sens à cette résonnance sympathique de la « vie universelle » : celle-ci s’exprimerait in concreto comme la logique fondamentale propre à chaque singularité vivante, à savoir celle de la différenciation et de l’optimisation, ou si l’on préfère, celle de la différenciation optimale que nous nommons « Désir ». L’homme seul en aurait « l’idée », en détiendrait le symbole ou signe de reconnaissance (symbolon) : en lui une irréductible singularité, à chaque fois « située », découvrirait son essence et se reconnaîtrait dans toute individualité qui s’affirme et reconduit sans cesse l’élan de son projet, tendue à chaque fois vers le meilleur possible pour elle-même : il pourrait nommer cette essence « l’être-soi ».

Dualité des forces dans l’unité dynamique du soi. La « dualité ontologique » qu’affirme Henry283 lecteur de Biran se veut non pas une différence ontique entre deux domaines de choses intramondaines (ce qui signifie en corollaire qu’il n’y a qu’un seul domaine intramondain, celui des res extensae comme corps physico-chimiques, auquel appartient notre corps organique (Körper)), mais une différence

283

Voir notamment pp.160-162.

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« structurale »284 (c’est là le sens d’ « ontologique ») que met en œuvre la dynamique de l’ « expérience » propre à un individu vivant : celui-ci perçoit en désirant et fait ainsi de l’intramondain un objet intentionnel que façonne sa logique appétitivo-perceptive. Cette dynamique propre au vivant est celle de l’intention ouverte sur le monde (et ses choses) orientée par la protention du Désir. De par cette dynamique un domaine intramondain est constitué, c’est-à-dire organisé selon une certaine structure informative et hiérarchisé selon l’évaluation d’une puissance appétitive. Mais finalement, en examinant de plus près, la logique du « dualisme ontologique » demeure obscure, sinon inintelligible. Soit on rentre dans la perspective kantienne en distinguant forme et contenu à l’intérieur du champ de l’expérience constitué par un sujet transcendantal, en réservant hors de ce champ une « réalité en soi » dont nous ne pouvons rien savoir et qui reste l’énigme absolue (ce que récuse Henry et la phénoménologie en général) ; soit on ne reconnaît qu’une seule et même réalité (ce qui signifie qu’être et apparaître s’identifient parfaitement et qu’il n’y a donc plus de distinction du phénomène et de l’être en soi), mais alors on ne comprend plus en quoi consiste exactement cette région ou sphère de l’immanence absolue qui ne participerait pas à l’intramondain mais qui serait néanmoins la condition de possibilité de celuici en vertu d’une puissance totalement originale, différente de celle des simples choses intramondaines. On peut considérer que l’unité vivante active, qui perçoit et qui désire, se trouve au confluent du monde des forces matérielles (organisant les corps physico-chimiques) et d’une puissance transcendantale, constitutive d’une « expérience » appétitivo-perceptive structurée. Mais il faut bien reconnaître que, comme Schopenhauer l’avait compris, il faut encore concéder un « en soi », qui serait « le monde comme volonté », autrement dit in concreto l’unité singulière d’un vivant voué ou dédié au Désir, sans que l’on puisse rendre raison de (c’est-à-dire expliquer en son fondement ou sa cause – Grund) ce Désir, lumière qui vient d’une nuit sans fond, celle que nous ne saurions nous représenter (comme élément intramondain), « logos » où s’interrompt le nôtre. En ce sens, la toutetransparence phénoménologique est une illusion ; non seulement parce que le désir se masque, se travestit, se détourne, se transpose sous les multiples guises de nos images fantasmatiques, mais aussi parce qu’il est, dans son principe et son essence même, le grund-los, l’inintelligible pour la conscience qu’il soutient et vectorise. Il vaut donc sans doute mieux s’en tenir à ceci : « l’ontique » désigne le système des phénomènes par lequel nous nous représentons toutes les choses intramondaines structurées par les forces matérielles (dont notre corps organique fait partie) et la place que nous pouvons réserver à « l’ontologique » demeure énigmatique, au sens où nous ne pouvons nous le représenter, sans que nous puissions non plus réunir 284

Henry parle de « région », terme qui nous paraît toutefois ambigu car il évoque un domaine ontique alors qu’il signifie ici une modalité structurale.

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dans un « être en général » l’ontique et l’ontologique, comme s’ils en étaient deux subdivisions ou parties. Nous ne pouvons qu’éprouver, « sentir » en mettant en œuvre, c’est-à-dire vivre (puisque c’est là son essence même) cette unité en acte ouverte sur un monde dont elle fait partie et qu’elle organise selon son évaluation projective, en laquelle elle se reconnaît comme soi. Henry réfute toute solution qui consisterait à poser « un être unique » là où nous aurions à notre disposition deux modes de manifestations, l’un par l’intériorité d’une subjectivité en acte, l’autre par l’extériorité d’un objet en mouvement. En bon phénoménoloque, il est obligé de dire que « là où deux phénomènes s’opposent, nous devons dire aussi que nous sommes en présence de deux êtres »285. Pourtant il y a bien un seul être unique et original que je nomme « mon corps » et c’est bien pour cela que la question cruciale est posée : « comment l’ego absolu, qui est une vie dans l’immanence absolue de la subjectivité, pourrait-il être par ailleurs un être transcendant ? »286. Mais ne sommes-nous pas victimes ici de toute l’indétermination qui entache le mot « être », dont nous ne savons finalement que faire, dont nous aimerions bien nous débarrasser sans pouvoir le faire ? Pour dire qu’il y a « un seul être » et non pas deux, encore faut-il savoir ce que nous désignons ainsi sous ce mot « être ». Et c’est possible : il faut simplement poser une détermination qui puisse convenir aux deux « manières d’être » ou structures en question, celle du corps (Körper) comme matière physico-chimique organique, autant que celle du corps (Leib) comme subjectivité immanente en acte. Si nous parvenions à poser une telle détermination, nous pourrions dire : voilà l’élément de toute réalité, voilà le réel élémentaire. Une intuition fondamentale de la physique moderne nous paraît éclairer notre interrogation, essentiellement philosophique pourtant : celle du quantum d’énergie. Le réel élémentaire est une certaine quantité (peu importe laquelle ici ou là) de force (vis)287, c’est-à-dire de ce qui met en œuvre (en-ergon, energeia) une puissance active. Toute réalité (Wirklichkeit en allemand, où wirken signifie la mise en œuvre (Werk)) émerge, prend naissance dans la force élémentaire. Les forces ont des logiques, des stratégies différentes les unes des autres, mais cela ne les empêche nullement d’être en relation : là où il y a forces (c’est-à-dire en 285

p.165. p.164. Henry a bien précisé, quelques lignes plus haut : « c’est le même problème de comprendre pourquoi le corps transcendant et le corps subjectif ne sont qu’un seul et même corps, et de comprendre pourquoi ce corps transcendant peut être désigné par moi comme un corps qui est le mien », pp.163-164 (nous soulignons). 287 C’est déjà ce que dit Biran : « Les êtres sont des forces, les forces sont des êtres ; il n’y a que les êtres simples qui existent réellement à titre de forces » (Note sur l’idée d’existence, T. XIV, p. 58). Biran part de là pour en arriver à ceci : la force agissante enveloppe l’aperception de soi qui fonde la réalité de mon « être » comme existence. 286

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toute « réalité ») il y a rapports de forces qui organisent des systèmes de forces distincts. On peut établir une dichotomie distinguant deux types fondamentaux de forces (ce qui nous permet de retrouver le « dualisme ontologique ») : celui des forces matérielles qui gouvernent tous les corps physico-chimiques, y compris ceux de la matière organique, et celui des forces que nous pourrions nommer « psychiques », au sens où psyche est ce qui donne vie, ce qui met en œuvre une unité proprement vivante. Forces matérielles organiques et forces psychiques sont en relation incessante, s’organisent en systèmes selon des rapports métastables, sinon plus ou moins instables. Chacun de nous est un tel système original, plus ou moins différent des autres, mais toujours singulier en quelque façon. Voilà cet être unique singulier où s’instaure l’équilibre instable et dynamique entre une multitude de forces élémentaires. Précisons maintenant les logiques ou stratégies fondamentales sur lesquelles repose la dichotomie typologique que nous avons posée ; cela nous permettra peut-être de nous sortir de l’embarras dans lequel nous plonge la lecture d’Henry. En effet si nous disons avec lui que « le corps subjectif (…) est l’être réel du corps lui-même, son être absolu, tout l’être de ce corps »288, que faire alors de ce corps objectif que nous ne pouvons pas malgré tout « mettre entre parenthèses » ? Certes, « je ne vois jamais mon corps de l’extérieur parce que je ne suis jamais à l’extérieur de mon corps »289 ; même lorsque ce corps malade paraît m’échapper totalement, je suis encore celui qui souffre en cette maladie, et en ce sens « l’être de mon corps appartient à une sphère d’immanence absolue »290. Il n’empêche qu’il y a dans ce que j’appelle « mon corps » des milliards de cellules qui sont tout autant que moi des unités de vie, des « monades », pour lesquelles « mon corps » a monté des systèmes de régulation, de hiérarchisation, de catalyse ou au contraire d’inhibition infiniment complexes, qui parfois atteignent leurs limites et sont mis en échec. Il n’est pas vrai qu’il y a là « un être qui est une transparence absolue, et dans lequel aucun élément n’échappe à la révélation de la vérité originaire »291 : certes tout cela est enveloppé dans l’affection du sujet, du corps subjectif immanent en acte, mais derrière cette affection il y a mille opacités, mensonges, travestissements, tromperies, ruses et processus stratégiques, car il en est ainsi là où il y a de multiples unités comme autant de systèmes de forces. Néanmoins, en un certain sens, Henry a raison sinon de réduire du moins de centrer l’ « être réel de mon corps » sur ce qu’il nomme « corps subjectif ». Il a raison de le faire au sens où il faut partir de ce corps subjectif292, y 288

p.165. ibid. 290 p.166. 291 p.165. 292 citation de la phrase en italiques p.167. 289

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trouver le point d’ancrage de la dynamique essentielle de ce corps, en un sens qu’il va falloir préciser. Pour cela revenons à notre dichotomie fondamentale des forces et précisons la une fois pour toutes, fut-ce de manière quelque peu schématique. Les forces matérielles (pesanteur, gravitation, attraction chimique,…) qui gouvernent les corps physico-chimiques suivent une logique que nous pourrions résumer sous le mot de « passivité »293, à savoir une logique par laquelle elles tendent sans cesse à rétablir les états de repos les plus stables, à se conserver en ces états, à ne pas varier mais au contraire à résister le plus possible au changement, à se maintenir dans un état de stabilité maximale tant que rien ne vient les perturber294 : invariance, inertie, entropie, homogénéité, tels sont les mots qualifiant cette vis primitiva passiva déclinée en une multitude de forces physiques et chimiques. Les forces baptisées « psychiques » suivent une logique inverse ; elles expriment une capacité de changement (dynamis), une activité stricto sensu par laquelle elles tendent, s’efforcent vers un état optimal toujours instable, précaire, risqué ; elles manifestent un élan (impetus), un effort (conatus) par lequel est mis en œuvre (energeia) un Désir (ormè, appetitus), c’est-à-dire une tension vers ce qui est évalué comme le meilleur possible : variance, motricité, néguentropie, hétérogénéité, tels sont les mots qualifiant cette vis primitiva activa, tout cela bien sûr selon une infinité de degrés. Cette unité de vie infiniment complexe qu’est « mon corps » ne peut être réduite à cette vis primitiva activa mais elle trouve en celle-ci son principe essentiel, celui qui gouverne son devenir. C’est en ce sens que l’on peut donner raison à Henry ; on peut affirmer avec lui que « l’unité du corps organique n’est rien d’autre que l’unité transcendantale de la subjectivité absolue », à savoir « l’unité du pouvoir qui se transcende vers les différents systèmes de résistance du corps organique et qui confère à ces systèmes la cohérence d’une structure d’ensemble »295, en comprenant que ce « pouvoir » constitutif d’un soi est porté par une logique, celle des forces psychiques confrontées aux forces matérielles dans le champ organique : cette logique est celle du Désir, par lequel le soi est la vie du corps organique. Ces forces que nous avons appelées « forces psychiques » ne sont rien d’autre que l’expression de la subjectivité comme puissance appétitivo-perceptive. Ces forces ont 293

En ce sens l’intuition de Leibniz nous paraît juste, même si celui-ci ignorait la plus grande partie des forces matérielles que nous connaissons aujourd’hui : la matière est vis primitiva passiva. 294 Nous avons tenté dans un autre ouvrage intitulé De la singularité de développer l’idée que la « métastabilité » des systèmes physico-chimiques, de par laquelle ils étaient considérés par Gilbert Simondon comme une étape sur le chemin des processus d’ « individualisation », ne tenait pas à leur dynamique interne mais à l’occurrence de contraintes externes qui venaient perturber leur logique fondamentale d’inertie et d’entropie. 295 pp.172-173.

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l’initiative du lien avec les forces matérielles, lien hors duquel elles ne peuvent trouver sens car il est de leur essence de se confronter à toutes les forces de la matière organique, parce que leur activité exige le champ de cette confrontation (ce que Biran a fort bien compris) dans lequel elles s’affirment en s’évaluant. C’est dans ce lien où le Désir se déploie que toutes les forces trouvent ici leur réalité, aussi bien lorsqu’elles sont solidaires entre elles que quand elles s’entravent mutuellement. Par ma fenêtre, je regarde la palombe perchée dans le bouleau : elle sait qu’elle peut y trouver les branches fines qu’elle pourra arracher pour construire son nid, bien caché dans le sapin. La voilà qui se contorsionne dans un équilibre très instable pour trouver le meilleur angle d’attaque à la jonction de la petite branche, inspectant toutes les brindilles autour d’elle, attentive à la moindre faille qui lui permettrait de trouver une solution : c’est merveille à quel point toute son industrie est tendue vers son projet. Nousmêmes nous sommes ainsi, tendus vers ce qui vient, par quoi nous pourrions mettre en œuvre notre désir. Même si nous sommes là, apparemment totalement inactifs, au repos apparemment complet dans nos muscles comme dans notre activité psychique, il n’en est rien : nous sommes déjà tendus, au rythme de notre respiration, vers l’inspiration qui suit notre expiration, sans y réfléchir le moins du monde mais pourtant mobilisant cette parcelle infime d’énergie nécessaire à ce petit mouvement dit « involontaire ». Nous collons sans cesse de mille manières à notre projet, même dans la détente de nos rêveries ; nous sommes dans cette temporalité protentionnelle par laquelle nous existons vers l’optimum de nous-mêmes et c’est là toute la substance de cette « subjectivité immanente absolue » dont parle Henry, à laquelle s’opposent, résistent toutes les forces matérielles passives296 qui constituent autant de corrélats pour constituer l’unité singulière de « notre corps » dans sa durée. Chacun de nous est un soi embarqué dans l’histoire houleuse de cette unité. Aussi bien avec Spinoza où, comme Sylvain Zac l’avait pensé, le 296

Henry parle à ce propos d’une « résistance (qui) cède à l’effort quand il s’agit de l’être transcendant du corps propre », celui-ci en tant qu’ « espace organique » étant dans une relation de « solidarité immédiate avec l’être originaire de notre corps » (p.169). Cela suppose de poser d’emblée ce corps organique « comme un empire sur lequel nous avons pouvoir et autorité » : l’unité organique est celle de nos mouvements (dont les organes sont les termes), autrement dit celle du pouvoir que le corps subjectif exerce sur eux (p.171). Il ne faudrait pas, selon nous, mettre en exergue plus qu’il ne faut cette « solidarité » du corps organique par lequel, comme le pensait déjà Leibniz, il « convient à » notre effort vital : cette solidarité est toujours conquise ou du moins négociée, elle exige mille stratégies de contournement, d’alliance et de compromis. Les structures qui ont été élaborées pour s’imposer à notre corps sont certes appropriées aux multiples expressions de la vis primitiva activa, mais cette coopération des forces entre elles ne doit pas nous faire oublier que c’est là une confrontation incessante, dont résultent aussi bien souvent des échecs, des défaites, des blocus, des compromis souvent risqués, autant de situations souvent néfastes ou dangereuses. En fait c’est là un fleuve tumultueux où les équilibres sont toujours plus ou moins instables, où les coopérations aussi bien que les conflits sont plus souvent précaires qu’irréversibles.

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Deus sive natura serait la vie, qu’avec Leibniz différemment, où Dieu tient en sa puissance la logique universelle de l’optimum pour le système des monades, on peut croire que c’est dans ce Désir constitutif de chaque soi que s’inscrit notre « nature divine », en quoi « nous sentons que nous sommes éternels »297.

297

Spinoza, Ethique, V, 23, scolie.

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Le soi vivant : sens et temporalité

Nous l’avons dit dans notre étude sur le temps étayée par la lecture de ses textes, Husserl vient buter sur ce mot Sinn, sens. S’il n’y a pas de temps-deschoses mais un flux temporel de conscience, c’est parce que les choses par elles-mêmes ne font pas sens mais qu’une « conscience » leur donne sens. L’idée dont nous partons est celle-ci : le soi (ipse) ne peut se découvrir que dans l’expression de la force, c’est-à-dire dans la manifestation de celle-ci comme signifiante. Cela mérite d’abord deux précisions de termes. Nous entendons par « force » la capacité d’altérer, de transformer un milieu ; c’est la « force vive » ou manifestation d’une énergie (vis). Nous entendons par « signifiant » ce qui organise et oriente la force de telle manière qu’elle rende intelligible ce qu’elle transforme. Maintenant explicitons cette idée. Avant même toute intention « objective », avant même de prétendre à une objectivation théorique de la « nature », l’homme éprouve les tonalités expressives de son monde, et cela d’abord dans sa confrontation avec l’autre existant, avec autrui comme sujet expressif298. La force qui s’exprime dans le signifiant fait l’épreuve de l’autre force s’exprimant de même (bien qu’autrement). Dans cette épreuve c’est de « présence à » qu’il s’agit : présence d’autrui à soi et présence de soi à autrui, ou plutôt émergence du soi et de l’autre dans la présence expressive. Du fait même qu’elle est « expressive » cette présence est déjà traversée par la « représentation », c’est-à-dire médiatisée par un signe (par exemple le visage ou la voix de l’autre) qui fonctionne comme « représentant » sans être pour autant produit par un entendement qui conçoit ou une raison théorique. Le soi comme force en présence expressive de l’autre force n’est pas un système de propriétés naturelles que la theoria peut objectiver ; il est ce qui intone un « monde » comme être-les-unes-avec-les-autres de forces expressives constituant un système de signifiants. L’intonation signifiante sur laquelle repose originairement le monde d’un soi n’est pas celle de la signification représentative d’un monde d’objets connus, mais celle d’une expérience, d’un vécu de tonalités expressives par lesquelles ce monde prend visage, c’est-à-dire se manifeste clairement comme phénomène (phaenomenon, ce qui apparaît, vient au jour) qui « fait 298

Le petit enfant ou encore la conscience mythique baigne dans ce monde « expressif ». La conscience mythique gomme la distinction, propre à la raison théorique objectivante, entre vivant et inerte. A l’inverse de cette raison théorique qui cherche à réduire l’expression vivante à un ensemble de propriétés naturelles (physiques), la conscience mythique immerge la nature dans l’unité sympathique d’une « expression » ou « expressivité » universelle.

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sens ». Le soi intonant son monde s’enracine dans une présence à toute existence manifeste, à tout ce qui se montre en tant que force expressive (donc elle-même intonant) immédiatement rencontrée et évaluée. « En ce monde ça exprime et j’en suis » : ainsi parle le soi. Cette présence à l’autre existant expressif est toutefois d’emblée médiatisée par un symbolon, quelque chose qui fait signe, point de repère qui indique, qui montre, et en cela signifie (sens premier de significare). Le soi rencontre des singularités, des individualités singulières à l’image de la sienne, car la singularité émerge de la force expressive en présence d’une autre force expressive, médiatisée par le signe (la « signature ») d’un visage ou d’une voix ou encore d’une gestuelle. Ainsi se trace telle figure dans le flux vital expressif où baigne originairement toute présence, figure peu à peu reconnue. Tous les soi sont donc des moments insignes, significatifs dans la dynamique expressive des forces signifiantes intonant le monde, des moments qui insistent et finissent par imprégner une durée, où l’être-soi, l’ipséité s’affirme vraiment. Nous appellerons « symbolique » ce qui est porteur d’une unité signifiante, ce qui la véhicule dans un contenu (un schème sensible chez l’animal, qui peut devenir un concept empirique chez l’homme299). La fonction symbolique qui traverse le phénomène expressif, par exemple le visage bienveillant de l’ami, est irréductible à toute recomposition par la raison théorique (par le moyen de raisonnements ou de concepts) ou même par la synthèse d’images sensorielles. En effet le symbole dont il est ici question n’est pas un signe représentatif qui permet d’identifier autrui comme objet naturel ou même comme cette personne (pour cela on peut penser que le schème de l’imagination sensible est le premier support d’identification et de reconnaissance), mais c’est le signe représentatif d’une tonalité expressive (le sentiment de bienveillance). Dans cette fonction symbolique, le phénomène se livre comme sens en tant qu’expression de la vie en acte, car la vie est cette identité du phénomène et du sens qui nous imprègne bien avant toute démarche cognitive ou réflexive de notre entendement ou de notre raison. En deçà de telle ou telle tonalité expressive, ce que montre le signe représentant, le sens originairement donné à même le phénomène de l’autre, c’est la vie même comme puissance de signifier (vis significans), qui ainsi s’exprime (per se) : là s’enracine l’ipséité.

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La question a souvent été posée de savoir si l’animal et même si le petit enfant symbolise, ou bien s’ils ne font que baigner (initialement chez l’enfant, définitivement chez l’animal) dans un flot de sensations instables et passagères. Nous pensons que, si l’on part de l’hypothèse qu’il n’y a pas d’intuition perceptive (intuitus) sans représentation symbolique, alors tout ce qui perçoit lato sensu passe d’une manière ou d’une autre par le symbole, par le signe qui indique ou montre en « représentant ».

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Tout ce qui vit est phénomène expressif, traversé par la fonction symbolique et immédiatement saisi comme tel par n’importe quel individu vivant. L’autre vivant humain nommé « autrui » n’est pas d’abord perçu comme corps naturel avec ses propriétés physiques puis investi de « qualités psychiques », mais au contraire il est saisi d’emblée comme corps exprimant, « chair » toute pétrie de puissance expressive. Il y a là tout un système de forces qui se manifestent comme autant de figures de la fonction symbolique et dans ce système se dégagent des centres, des pôles ou foyers centripètes, qui sont nommés « individus » car ils ont tous une originalité absolue dans leur perception et leur appétition, c’est-à-dire dans leur manière de donner du sens. Ce sont ces individus que l’on peut nommer des soi, bien en deçà de ces constructions à l’usage de l’entendement humain ou de la raison pratique que sont les « moi » ou les « personnes », objets de connaissance ou de réflexion. Il reste à comprendre pourquoi et comment ce sont des singularités originales et non simplement des figures schématiques qui se dégagent ainsi de ce milieu expressif. Il y a là sans doute le plus grand des mystères. On ne peut l’éclaircir en attribuant à la « matière » la puissance d’individuation, puisqu’elle est par essence ce qui se compose et décompose selon des lois génériques et des processus invariants. On ne peut non plus y parvenir en faisant appel à une « forme » individuante, car celle-ci serait soit universelle – mais alors comment en déduire la différence ? -, soit déjà singulière – et ce serait alors expliquer par cela même qu’il faut comprendre. La meilleure des voies n’est-elle pas alors, plutôt que de tenter une explication théorique de ce principe d’individuation, de s’installer en son royaume pour voir s’il n’y aurait pas en lui quelque chose d’essentiel qui nous indiquerait tout au moins la logique ou la stratégie présidant à cette individuation ? A défaut du « pourquoi » nous approcherions du « comment » dans le « pour quoi ». C’est ce que nous avons fait en découvrant que toujours la différenciation est au service de la recherche, pour chaque unité de vie, de sa situation optimale, c’est-à-dire de sa puissance d’agir sur son milieu (interne ou externe) la plus forte possible. Avant (en deçà de) toute division interne en matière sensible et forme signifiante posée par notre entendement, il y a cette unité de la force expressive qui, en tant que telle, est toujours « incarnée » : c’est une chair et non un simple corps naturel qui se présente en signifiant, et sa simple exposition phénoménale fait sens. Nous avons perdu cette unité dans les arcanes de notre réflexion analytique qui cherche à tout prix à dégager les instruments de notre maîtrise des objets physiques ; mais là il ne s’agit pas d’un simple objet physique mais d’un acteur de ce théâtre du sens par lequel nous sommes enrôlés. Tout se complique et s’obscurcit lorsque nous abandonnons le phénomène expressif du sens pour tenter d’en trouver la 143

raison, le fondement (en allemand Grund) dans un « être » comme réalité vraie ou essentielle. Car c’est bien toujours de cela qu’il s’agit : vouloir déterminer des objets et vouloir y trouver la « réalité objective ». Qu’on le veuille ou non, cette tentative est toujours aliénée à un présupposé majeur, celui d’un « être réel en soi » qui serait le fundamentum in re à découvrir. C’est là une illusion car, quoi que nous posions ainsi comme fondement, ce sera toujours là la manière dont cet « être » nous apparaît et dont nous estimons pouvoir en faire pour nous un objet de connaissance. Mais que se passe-t-il pour nous quand nous tentons ainsi de rendre raison théorique du phénomène expressif du vivant ? Avec cet individu vivant qui vient vers nous, nous sommes en présence, immédiatement et in concreto, de multiples forces qui s’expriment pour nous (qui font sens ainsi pour nous) ; les unes agissent et s’organisent selon une logique d’entropie, d’homogénéité, de stabilité, de constance ou d’invariance, de conservation : ce sont celles qui régissent tous les corps naturels que nous rassemblons sous le nom de « matière » et nous leur donnons sens comme système des lois de la nature ; les autres s’expriment, font sens par elles-mêmes tout différemment, selon une logique de création, de différenciation néguentropique, d’optimisation : ce sont celles qui constituent la dynamique de cet individu vivant. Nous ne pouvons qu’éprouver de toute évidence qu’il y a là deux types de puissance parfaitement hétérogènes, projetant deux horizons différents pour notre perception de ce phénomène qu’est un « corps vivant », deux types hétérogènes mais qui sont pourtant indissociablement couplés en une « totalité » unique. Si l’on se contente d’ériger à partir de là deux « substances » séparées, disjointes l’une de l’autre dans leur essence, alors (comme tous les cartésiens) on ne pourra plus jamais retrouver l’unité concrète phénoménale en présence de laquelle nous sommes pourtant, sinon par quelque artifice ou fiction métaphysique, divine ou autre. Si inversement on fusionne ces deux types dans un fondement unique qui serait une réalité transcendante, inaccessible à l’expérience vécue des phénomènes, alors on ne résout rien sinon artificieusement par la position d’une unité supérieure parfaitement énigmatique. Restons-en donc là : l’individu vivant est une totalité signifiante et ce que nous appelons « âme » n’est rien d’autre que la dynamique globale de cette totalité ; ce que nous appelons « corps » en est l’expression phénoménale en tant qu’elle est déchiffrable en systèmes causals d’objets naturels. Cette totalité signifiante articule dans sa dynamique deux logiques, celle de la conservation et de l’entropie et celle de l’expansion créatrice et de la différenciation néguentropique ; l’ « âme » de cette totalité est le nom donné à sa dynamique effective, à laquelle participent toutes les forces en présence. Mieux vaut donc s’en tenir à cette unité phénoménale en acceptant qu’il y ait en elle deux manières de faire du sens qui pactisent sans cesse ; là où il y a un soi vivant ces deux manières sont à l’œuvre et se conjuguent comme les 144

modes des verbes dans un énoncé signifiant. Cela implique toutefois de reconnaître que ce qui fait la différence de l’ipséité (ce qui fait sens par soimême, per se) c’est une capacité à aller au-delà de la simple conservation maximale en l’état présent (logique des corps naturels) pour s’efforcer (conatus) vers une affirmation optimale de soi, vers une différenciation ou singularisation optimale, par l’articulation d’une mémoire et d’un projet dans une durée. La temporalité, comme extension de ce qui dure, tendu dans ce double horizon de la mémoire et du projet, est bien l’étoffe même de tout ce qui vit, c’est-à-dire « prend le temps de » faire du sens. En effet il n’y a pas de sens sans la fonction symbolique par laquelle un donné phénoménal « représente », montre au-delà de soi ; or le temps est ce mouvement même par lequel ce qui perçoit (et ainsi donne le sens) ne peut le faire qu’en projetant et en se souvenant pour mieux projeter, autrement dit en existant (ex-sistant) dans une continuelle dé-présence signifiante. Nous entendons par « dé-présence » cette puissance ou capacité du vivant à ex-sister, à excéder le présent, l’actuel maintenant, en l’anticipant dans une mémoire (réfléchie ou « inconsciente ») toujours au service d’une incessante protention300. Certes c’est bien toujours « au présent » qu’un acte intentionnel fait du passé ou de l’à venir son objet301, mais précisément ce « présent » de l’acte intentionnel est une ex-sistence continue comme mémoire qui anticipe et projet qui oriente : nous ne vivons « au présent » que sur le mode de cette « dé-présence ». Il faut renoncer à comprendre pleinement le vivant comme un système d’objets en relation causale (déterminant – déterminé, conditionnant – conditionné), sauf à le réduire à un ensemble matériel physico-chimique (ce que fait volontiers la science puisque c’est là le seul point de vue lui permettant d’agir sur ce vivant). L’autre point de vue pour comprendre est celui qui s’en tient à l’unité expressive du corps vivant (« chair », Leib) en laquelle psychique et physique sont l’un-pour-l’autre dans un lien signifiant (vinculum significans) : c’est une fonction symbolique qui est mise en œuvre, à laquelle toutes les forces en présence contribuent à leur manière. Toutes les relations causales que nous y discernons ne sont que les manifestations « objectives » de cette fonction symbolique qui préside à 300

Cassirer voit dans la « signification » ce qui montre un être stable dans l’espace au-delà des contenus sensibles changeants dans le devenir fuyant (La philosophie des formes symboliques, III, p.178-180). Certes il y a bien cela dans les significations posées par notre entendement des « choses » ; mais le passage « au-delà de » l’ici-et-maintenant fugitif, cette ex-sistence qui fait le sens, est une dynamique temporale, constitutive de notre temporalité vivante, dans laquelle les choses spatialisées ne sont que des points repères ou des outils. L’étoffe de la signification au sens actif, c’est le temps et non l’espace. 301 C’est le sens de la réflexion de Saint Augustin dans Confessions XI, § 37.

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l’unité de vie et que les déterminations physiques « incarnent », ancrent dans la matière. Si la temporalité comme durée est la forme du développement, de la dynamique même de cette fonction expressive d’un individu vivant, c’est une erreur que de vouloir en rendre raison par des séries causales ordonnées dans un temps mathématique décalqué sur l’espace302. Il faut au contraire en comprendre l’essence à partir du « pour », dans cette unité expressive où psychique et physique sont l’un pour l’autre : quelle est l’orientation de cette totalité signifiante, en vue de quoi le sens est-il ainsi porté ? Nous n’y voyons pas d’autre réponse que celle d’un désir d’optimum dans la différence, qui préside à toute la dynamis d’un vivant. Il est bien difficile de résumer toute une longue réflexion en une seule phrase. Nous le tenterons pourtant ainsi : dans notre temporalité nous faisons l’épreuve de notre force agissante qui s’exprime continûment dans la dynamique sans fond du Désir.

Vers la question éthique Percevoir, acte premier du soi vivant, c’est se donner d’une manière ou d’une autre un « objet », ce qui présuppose la médiation représentative, non réflexive, d’un signe qui dépose une forme empreinte, par laquelle cet objet est organisé et « reconnu ». Cette médiation non réflexive est la résultante de la visée objective, celle qui cherche à déterminer un « objet intentionnel ». Comme le dit Cassirer303, « c’est toujours une intuition globale pourvue de forme qui s’offre à nous comme un tout objectivement signifiant, comme remplie d’un « sens » objectif ». Autrement dit, la fonction symbolique constitue d’emblée le savoir « objectif » dans l’acte de dé-signer (donner un signe qui fonctionne comme « représentant »), lequel s’accomplit pleinement chez l’homme dans l’énoncé (logos apophantikos chez Aristote). C’est là un acte sui generis et non le simple fait de laisser-se-découvrir des « déterminations en soi » qui seraient à notre disposition dans les choses. Mais percevoir c’est aussi baigner dans une présence expressive éprouvée comme certitude immédiate, s’immerger, se fondre ou se couler dans la manifestation expressive de tout ce qui vit, en présence d’autrui. Il y a comme un mode « mythique » qui se manifeste là comme sentiment 302

La compréhension du vivant selon une logique spatiale de juxtaposition des forces en présence a été initialement le ferment d’une séparation substantielle (res cogitans / res extensa chez Descartes) qui a consacré le divorce du corporel et de l’animé, la seule manière pour « l’âme » de retrouver son essence pleine étant alors de se détacher du corps pour accomplir sa « destinée » (eschaton) métaphysique, qui après l’avoir enchaînée lui offre la libération. 303 La philosophie des formes symboliques, III, p.145.

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d’appartenance à une réalité universelle de la vie comme puissance expressive, capacité signifiante de la force. Ce n’est pas une conscience de soi spontanée dont il s’agit mais une sorte d’écho de l’expérience vécue d’une expression ambiante, celle de la vie tout autour, avec laquelle il y a sympathie. La logique de notre raison théorique ne manque pas alors de demander s’il pourrait y avoir un tel sentiment d’appartenance au « ça s’exprime » sans qu’il y ait déjà un certain « sentiment de soi ». Mais cette recherche du « premier terme fondateur » n’est-elle pas un leurre ? On pourrait penser qu’il y a plutôt une sorte de « résonance » dans laquelle se constituent ensemble et mutuellement le « sentiment de soi » et l’expérience vécue de la présence expressive d’un milieu vivant, milieu où se dégagent ainsi peu à peu et en correspondance des singularités. Si nous disons que ce milieu en résonance ne commence à se fixer que dans l’élément d’un langage, alors il ne faut pas réserver ce langage à l’homme. Le langage est simplement le médium de l’expression signifiante d’une force et il faut accorder à toute unité de vie un « langage » (depuis la cellule qui envoie des signaux à son ADN pour fabriquer telle protéine jusqu’aux animaux dits « supérieurs »). En cela, pour toute unité de vie, des singularités se dégagent du milieu expressif dans lequel elle baigne. Ces singularités dont nous parlons ne sont plus simplement un « ça » (ça s’exprime en signifiant) mais ne sont pas pour autant des « moi ». Il y a dans le « moi » tout un modèle schématique d’objet, monté par la machinerie infernale de l’entendement humain, qui le place au centre de son système cognitif et en fait même le principe (« unité originairement synthétique ») de sa raison théorique. En fait, fut-il un principe constitutif (« transcendantal ») de sa démarche cognitive, le « moi » a été inventé par l’homme sur le modèle des objets de connaissance théorique par lesquels il a peu à peu déchiffré (et mieux agi sur) son milieu. Ce que nous cherchons dans cette singularité que nous nommons « soi » ce n’est pas ce « moi » objet analytique, mais une autre modalité de cet « être celui-ci » qui se joue dans les profondeurs du sentiment de durer en signifiant, véhiculé par un langage. C’est dans la mesure où l’homme a la capacité de réfléchir (et de poser en cette réflexion) ce sentiment, que son Dasein laisse émerger un soi qui lui appartient en propre, à savoir celui que nous avons vu se profiler dans l’obligation éthique « à être ». Là est le soi proprement humain. Mais qu’en est-il de cette « éthique » ? Est-elle seulement celle de la « vérité » (aletheia), du dire l’étant en tant qu’étant, comme l’affirme Heidegger ? Nous pensons qu’elle est plutôt pour chacun la discipline et l’astreinte à trouver résolument le chemin jamais pré-tracé de sa propre « vérité », celle où sa puissance expressive est optimale au milieu de l’étant, celle où il trouve son « énoncé » le meilleur.

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Mais nous sommes avec autrui : c’est l’intentionnalité de chaque conscience (qui fut le point de départ de notre réflexion), en tant qu’elle est constitutive d’un monde, qui fait que, par essence, les consciences sont « les unes avec les autres », en cela que leurs activités appétitivo-perceptives se rencontrent nécessairement304. Aussi se pose à chacun de nous la question : quel être-avec-autrui sera le plus favorable à sa puissance expressive optimale et comment ouvrir le chemin à un tel être-avec-autrui le plus favorable ?

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Heidegger nomme précisément « vérité » (Wahrheit) l’ouverture (Erschlossenheit) des Dasein en tant qu’ils existent « les uns avec les autres ». Nous pourrions admettre de dire avec lui que « la vérité existe, c’est-à-dire que son mode d’être est l’existence et que c’est la manière dans laquelle quelque chose comme le Dasein est » (Introduction à la philosophie), sans toutefois aller au-delà de cet « exister » pour établir un lien essentiel entre cette « vérité » et « l’être » (avec ou sans majuscule).

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Ouverture éthique : prégnance du futur

Le « vouloir » biranien : un sens éthique Puisque chez Biran ce qu’il nomme « le moi » ne trouve sa teneur en tant qu’existant que dans le produit de la force active, à savoir l’acte volontaire et libre, puisqu’il existe seulement comme force active qui s’aperçoit dans son acte305, alors l’ouverture sur la question éthique est le prolongement naturel de toute la réflexion biranienne. Nous préciserons comment, sans que Biran lui-même en donne explicitement le moindre aperçu, cette perspective éthique s’ouvre à partir d’une argumentation développée dans un texte de 1824 intitulé Note sur l’idée d’existence. Le « fait du sens intime » ou « sentiment du moi » s’enracine selon Biran dans l’activité du « vouloir » et non dans la simple passivité de ce qu’il nomme « désir ». Biran appelle « désir » le simple appétit (appetitus) entendu comme attraction strictement passive ; il appelle « vouloir » ce que Spinoza nommait « désir », à savoir « l’appétit accompagné de la conscience de lui-même »306. Mais si c’est le sentiment ou la conscience de soi que l’on cherche à comprendre, c’est inclure dans le raisonnement le terme à comprendre que de fonder ce sentiment sur le « vouloir » défini comme « désir accompagné de conscience » : on présuppose le fondé dans ce qui le fonde. Il y a cercle si, pour fonder la conscience de soi ou aperception, on dissocie la force appétitive de cette conscience qui lui est adjointe en « accompagnement ». Pour sortir du cercle il faut poser que la force ainsi déployée implique en elle-même sa propre perception, autrement dit, que la « conscience » (comme vis perceptiva sui) est enveloppée dans l’acte même de la vis appetitiva et non surajoutée ou superposée à elle. Mais alors, cela signifie qu’il y a bien là un « fait primitif », celui de la puissance appétitivoperceptive, dont il est inutile de chercher à rendre raison, car cette puissance est elle-même sans fondement (grundlos, comme disait Schopenhauer à propos de « la Volonté »). Toutefois le « vouloir » biranien nous paraît avoir un sens plus profond, qui va au-delà du simple « appétit accompagné de la 305

Les citations de Biran sont innombrables où le caractère libre et volontaire de l’effort pour agir est affirmé comme constitutif de l’ipséité. Notons seulement celle-ci : « Les seuls attributs du moi qui manifestent son existence, ses modes vivants, sont des actes volontaires et libres (…) ils sont pour lui comme produits de la force active qui le constitue et qui s’aperçoit ou se manifeste elle-même dans les produits de sa création » (Note sur l’existence, T. XIV, pp.47-48). 306 Ethique, III, prop. 9, scolie.

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conscience ». Examinons le texte de la Note sur l’existence qui, dans ses failles même, nous paraît impliquer ce sens. Rappelons tout d’abord le point central de la réflexion biranienne : « (le) sens de l’effort voulu est celui du moi lui-même qui ne s’attribue à aucune autre chose »307. Biran sépare par une différence absolue, d’une part les « mouvements organiques », les « sensations affectives » ou les « intuitions animales », qui relèvent de la passivité hors du moi, d’autre part les « actes volontaires » et les « perceptions ou idées intellectuelles » relevant de l’activité du moi, qui s’aperçoit en elle : il y a une « opposition qui existe invinciblement entre la libre activité de l’être pensant qui se dit moi et la nécessité, la passivité sentie de la nature organique dont le moi se distingue »308 ou encore « les modes passifs de la sensibilité (sont) distincts et du moi qui réside tout entier dans le sens de l’effort et des produits immédiats de son activité »309. Ainsi les différences entre les états où le moi se possède pleinement et ceux où il n’existe pas tiennent à ce que le sens de l’effort dans l’activité du vouloir est en exercice dans les premiers et non dans les seconds ; aussi, « il n’y a qu’un sens unique en qui et par qui le moi s’aperçoit immédiatement dans tout produit de sa force constitutive » exprimant le vouloir310. « Je pense, j’agis, c’est-à-dire moi, corps organisé, doué de sentiment, de force et de volonté, j’exerce une action sur ces corps étrangers dont j’éprouve aussi des impressions »311 et ainsi « le sujet moi, réduit à ses propres limites, se concentre dans le sens de l’effort et ne rapporte à lui-même, au titre individuel, que les produits immédiats ou médiats de sa force constitutive »312. Il y a dans l’argumentation biranienne quelque chose de troublant. Elle vise à fonder une « individualité » et même une « personne », « l’homme intérieur » : « la force agissante et libre, constitutive de l’individualité personnelle, identifiée avec le moi, se connaît et s’éclaire elle-même par l’aperception immédiate »313 ; mais elle paraît s’appuyer pour ce faire sur une notion qui côtoie la physique, celle de « force motrice », qui semble bien mal appropriée pour étayer la conscience de soi comme « individualité personnelle ». Rappelons-le car c’est essentiel : le « sens de l’effort 307

T. XIV, p.85. p.86. 309 p.97. 310 p. 89. 311 p.95. 312 p.105. 313 p.70 ; « Le sens de l’individualité (est) le fonds naturel et vrai de toutes les modifications diverses sous lesquelles l’homme intérieur se manifeste ou se pense lui-même » (p. 96) ; « ce qui est obscur et vraiment inconcevable (…) c’est une substance passive ou purement modifiable, douée de personnalité individuelle et s’entendant elle-même sous raison de matière » (p.111). 308

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volontaire », fondateur du sentiment du moi, est pour Biran « hyperorganique » (ce qui signifie qu’il ne relève pas des processus sensoriels organiques où s’accomplissent « sensations affectives » et « intuitions objectives ») et réservé exclusivement à l’homme : il n’est pas accessible à l’animalité passive d’un simple « vivant ». Voilà une position qui s’avère bien difficile à tenir si l’on étaye le sentiment du moi sur la force motrice volontaire, laquelle n’est pas réservée à l’homme (sauf à faire de tout autre vivant un « animal-machine » comme Descartes). Il faudrait alors, semble-t-il, pour se sortir d’embarras, supposer qu’il puisse y avoir chez l’animal une force motrice volontaire sans sentiment de l’effort volontaire : mais que serait donc ce « volontaire » sans sentiment de lui-même ? Prenons « l’idée de corps extérieur »314 : elle est constituée selon Biran par la résistance que nous attribuons à ce qui s’oppose à notre action motrice ; il y a là un ensemble de « qualités premières » ou propriétés fondamentales « qui n’ont pu être perçues que dans le déploiement de notre action propre et la réaction d’une force directement opposée »315. C’est la force active en exercice ou la force résistante à cette force qui seule peut nous ouvrir l’accès à « la réalité absolue, nouménique ». Mais on voit mal pourquoi cette « idée d’une réalité objective indépendante » ne naîtrait pas tout aussi bien dans l’expérience de la force motrice instinctive que dans celle de l’effort volontaire ; et en conséquence, puisque cette idée de corps extérieur paraît indissociable de celle d’un « moi », on ne voit plus pourquoi le « sentiment du moi » serait réservé à l’homme dans l’effort volontaire ; à moins qu’on n’accorde à celui-ci un sens bien particulier, et c’est bien là, comme nous allons le voir, que se trouve la clef de cette difficulté biranienne. Mais attardons-nous un instant sur une expérience que Biran invoque à l’appui de sa thèse fondamentale : l’expérience de la non-localisation pathologique de la douleur. Les « sensations affectives », qui se rapportent à mon corps, et les « intuitions objectives », qui se rapportent aux corps extérieurs, ne sont pas les produits de l’activité du moi mais ceux des fonctions sensori-motrices des organes dans toute « vie animale ». Pour qu’elles se lient à l’unité de 314

C’est le problème de la « réalité objective » que se pose Biran, c’est-à-dire non pas celui de cette « réalité phénoménique qui est suffisante aux besoins et à la destination d’un être réduit à sentir et à se mouvoir, ou à agir en conséquence des impressions reçues », mais celui de la « réalité absolue, nouménique » : c’est elle « dont les intuitions n’offrent que les apparences ou signes » et dont il dit qu’elle « pourrait être acquise ou présente à l’entendement, sans aucun intermédiaire d’intuition ou de sensation, et serait même d’autant plus distincte et plus adéquate que le sens de la force (moi) s’appliquerait immédiatement à son objet, et sentirait la résistance d’une autre force de nature simple comme elle » (pp. 174 et 175). 315 p.166. L’argument se développe ainsi : le jugement qui pose une existence hors de nous enveloppe les attributs ou modes de la résistance à notre action motrice, qui se manifeste à nous à travers ses effets sensibles ; c’est cette force de résistance qui constitue le fondement de cette idée d’un corps extérieur (pp.167-168).

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conscience de la personne humaine, si l’on en croit Biran, la médiation du sens de l’effort est nécessaire, médiation qui permet à l’homme de « se distinguer lui dans ce qui le fait lui »316, autrement dit de dire « moi », de s’affirmer comme tel. C’est alors que Biran évoque l’expérience décrite par « un habile observateur » : certains malades ressentent la douleur mais de façon confuse en cela qu’ils sont incapables de la localiser dans une partie organique. On pourrait émettre cette simple hypothèse : la localisation de la douleur n’est possible que si et seulement si le circuit cérébral sensorimoteur ou tout au moins le circuit moteur vers l’organe concerné n’est pas endommagé. Biran va beaucoup plus loin, il en conclut « la nécessité de l’intervention du sens de l’effort pour que les sensations soient localisées ou rapportées à un lieu du corps, le même où l’effort s’exerce »317, ce qui signifie pour lui que, hors de l’activité volontaire sous « condition hyperorganique » les intuitions et sensations ne peuvent être « distinguées du moi qui seul les localise, en les rapportant à leurs sièges organiques »318. Notons tout d’abord que cette expérience est tout aussi valable chez l’animal que chez l’homme : l’animal privé du circuit organique nécessaire à l’activité motrice ne pourra pas lui non plus localiser la douleur. On commence donc à douter de l’argumentation biranienne : le « sens de l’effort volontaire », s’il est « hyperorganique » et réservé à l’homme, ne saurait se réduire à cette activité motrice organiquement instrumentée, et en cela l’expérience invoquée est hors sujet. A contrario, si Biran peut conclure de cette expérience à la nécessité du sens de l’effort, c’est que ce sens n’a rien d’ « hyperorganique » mais peut être attribué à tout ce qui vit. L’hypothèse de Biran est erronée si l’on exclut, comme il le fait, le vivant autre qu’humain de cette capacité à accéder au sentiment de soi. Chez l’animal en parfaite santé les intuitions sont bel et bien localisées dans des parties du corps propre ; on devrait donc en conclure que l’animal possède ce « sens de l’effort volontaire » dont parle Biran, à moins qu’il ne faille donner à cette expression un sens non encore explicité. Nous en arrivons à ceci : soit il faut renoncer à l’exclusivité humaine du « moi » en rattachant le sentiment du moi à la perception claire et distincte du corps propre, perception liée au sens de l’effort volontaire accessible à tous les vivants selon diverses modalités variables entre eux ; soit il faut faire du sentiment du moi le produit d’une activité autre que simplement motrice à l’égard d’un corps, par exemple le raisonnement discursif ou la réflexion conceptuelle. Si Biran choisit comme il le fait de parler d’un « sens hyperorganique par nature », alors l’activité motrice exercée sur le corps organique ne saurait convenir pour déterminer ce « sens ». Nous pensons qu’il faut y adjoindre une « volonté » qui dépasse le simple appétit ou désir moteur du corps, une volonté au sens éthique du 316

p.126. p.131. 318 ibid. 317

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terme. La vérité du « moi » biranien comme « personne individuelle » nous paraît se cacher dans la dimension pratique de l’essence humaine ou du moins dans la dimension éthique de sa puissance de créer un monde qui soit le sien. C’est dans cette dimension éthique et non dans la puissance active inhérente au couplage organique sensori-moteur que prend sens « le sentiment de notre existence personnelle »319. Mais alors, puisque cette dimension éthique est par essence engagée avec autrui, on voit bien vite apparaître les limites d’une position biranienne où « la connaissance ou le sentiment de notre existence personnelle (…) ne sont pas absolument dépendants de notre commerce avec le monde extérieur »320, où le sens de l’effort volontaire révèle « l’homme intérieur tout entier sans le secours même de l’objet »321 : sans le secours de l’objet de la simple intuition sensible, oui sans doute, mais sans le secours de l’autre comme cette autre puissance de signifier en désirant, certainement pas. Voilà en quoi la perspective éthique est désormais ouverte et Biran ne la découvrira que dans la dernière partie de son œuvre. Cette perspective ouvre un horizon proprement humain où le soi vivant s’élève à la singularité suprême d’une « personne ».

Prégnance du futur Le « soi », nous l’avons vu, paraît jeter l’ancre sur cette « chair » qui donne sens en désirant, au point de jonction de la matière et de l’intelligence, là où le vivant s’articule sur sa mémoire et son projet : en cela il est fait de temps et s’éprouve plus qu’il ne se conçoit abstraitement. Nous avons vu aussi que le soi proprement humain se signait dans une certaine qualité du « désir » comme résolution. Revenons quelques instants sur notre interrogation autour de la mémoire et du projet, pour voir comment, elle aussi, nous conduit insensiblement sur le chemin de l’éthique. Si le souvenir est une simple perception au sens de la réaction à un stimulus externe (c’est le sens que, par exemple, Hobbes donne au « percevoir », sentire), alors il y a là une énigme insoluble : comment ce genre de réaction peut-elle avoir pour cause un stimulus qui, par nature, n’est pas présent. Il semble que, pour donner un sens à la formule de Hobbes selon laquelle « sentire se sentisse meminisse est », « percevoir que l’on a perçu c’est se souvenir », il faille nécessairement passer par quelque chose qui demeure « le même » entre le sentire présent et le sentisse passé. Pour que le 319

p.171. ibid. 321 p.129. 320

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sentisse puisse se retrouver dans un sentire (se sentisse), il faut que les deux soient ordonnés dans un élément continu que l’on nomme « temps ». Cela veut dire que, contrairement à ce qu’affirment tous les sensualistes (et matérialistes, puisque le contenu de la sensation ce sont les processus d’une matière), ce n’est pas seulement avec des sensations (qui, en tant que telles, sont toujours présentes) que l’on fait les souvenirs ; mais que, au contraire, les sensations présentes auxquelles un sens est donné pour une conscience présupposent la conscience du temps, avec ses souvenirs. Si l’on n’est pas, comme c’est le cas dans certaines pathologies, dans la simple production de sensations « présentes » sans aucun lien synthétique entre elles, alors cela signifie que l’ « extension temporelle » (dans laquelle s’inscrit le souvenir) est toujours déjà là, qui façonne tout évènement présent dans le système plein et continu de la signification. Cela nous ramène au bien-fondé de notre récusation de tout « atomisme temporel » : en cherchant à comprendre le temps comme une juxtaposition d’instants comme autant de « maintenant » (nun chez Aristote), on ne pourra jamais donner du sens à ces instants discrets, car il n’y a de sens que dans une durée (ou « extension temporelle »), durée qui n’est autre que l’effectuation du sens qui « prend son temps ». Quand nous examinons le « se souvenir » comme expérience vécue, nous constatons que l’image-souvenir a pour nous sens de passé : dans le vécu présent de l’acte mémoriel se trouve donnée la signification de son objet comme passé ; autrement dit, il y a dans ce vécu de l’acte une « fonction symbolique » par laquelle il représente un vécu passé comme tel. En cela, dans cela même qui signe notre temporalité, à savoir ici le souvenir, il y a l’empreinte de la donation de sens, l’empreinte de la représentation comme signification. Il y a là quelque chose de fondamental qu’il nous faut tenter de formuler. Comme le dit Cassirer, « la représentation du cours du temps ne naît pas d’une succession de vécus sensibles ; c’est à l’inverse un vécu sensible original qui résulte de l’appréhension et de l’articulation d’une séquence temporelle donnée (…) la fonction de la « mémoire » ne se restreint nullement à la simple reproduction d’impressions passées (…) (elle) a un rôle vraiment créateur dans l’édification du monde perceptif »322. Il faudrait même tenter de comprendre la temporalité d’une conscience comme son essence même, dans la mesure même où toute conscience est essentiellement une génératrice de sens et que la temporalité est justement l’étoffe même de l’acte donateur de sens. Le temps est le vécu expressif de cette puissance motrice de signification qui signe toute conscience. En cela l’ipséité, comme affirmation de ce qui donne le sens, ne peut s’accomplir que temporellement.

322

La philosophie des formes symboliques, trad.fr. p.204.

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Il nous faut même aller encore un peu plus loin : l’acte donateur de sens ne peut s’accomplir hors de cette temporalité qui est praegnans futuri, selon l’expression de Leibniz. « Le maintenant est rempli et saturé de futur », comme le dit fort justement Cassirer323. C’est ce que Leibniz nommait percepturitio comme expression d’une tendance vers un état futur, d’une dynamis propre à toute unité monadologique vivante et qui la pousse à évaluer ce qui lui est le plus favorable et à s’orienter vers cet état autant qu’il lui est possible, quantum in se est disait Spinoza. La temporalité vectorisée par le futur est donc l’étoffe du sens à la fois comme signification et orientation, dans la mesure même où il n’y a de signification qu’orientée et d’orientation que signifiante. L’ipséité s’accomplit dans cette bivocité du « sens » que signe la temporalité. Si l’animal est tout autant que l’homme mû par le désir d’expansion optimale et s’il s’efforce d’y satisfaire par une puissance d’invention à la mesure de ses capacités, néanmoins la prégnance du futur n’est pas pour lui la même que chez l’homme. Sa puissance créatrice est toujours orientée par avance par la logique de satisfaction de ses besoins et il ne paraît jamais se donner d’autre but que cette satisfaction. Trouver les meilleures voies pour pallier le manque qui fait obstacle au libre déploiement de ses aptitudes, voilà ce qui paraît délimiter la sphère du désir de l’animal ; il ne pourra qu’élargir le champ d’extension de ce déploiement, sans jamais pouvoir changer les orientations qui y président. L’homme seul répond (ou non) à l’ardente obligation « à être » : pour lui le futur est « prégnant » au sens où il l’appelle à signifier, à générer du sens bien au-delà de ses capacités naturelles. L’homme seul, quand il s’est dégagé de l’astreinte des besoins, est imprégné par le futur comme projet, en lequel il met en jeu son essence même, là où plus rien n’est donné mais tout à inventer. Son bonheur ou son malheur est là où commence son histoire. L’animal devient, l’homme seul a une histoire, où sa mémoire revisitée fertilise sans cesse son projet. L’obligation « à être » que constitue pour chaque individu humain la prégnance du futur est éthique, d’abord dans le sens fondamental que nous venons d’énoncer : celui de signifier son projet, c’est-à-dire d’y affirmer sa résolution à mettre en forme un « monde ». Cette obligation est encore éthique en un autre sens, qui dérive du premier. Puisque la résolution de chaque individu en son projet le fait s’efforcer toujours vers l’état optimal de sa puissance d’agir (de « former un monde »), il ne peut échapper à la question de l’être-avec-autrui : quelle forme organisée de cet être-avecautrui, tant publique que privée, sera la plus favorable au déploiement optimal de cette puissance qui rencontre nécessairement l’autre ?

323

ibid., p.229.

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Ouverture éthique : dasein et zusein « Au dévoilement de l’être en général, comme base de la connaissance et comme sens de l’être, préexiste la relation avec l’étant qui s’exprime ; au plan de l’ontologie, le plan de l’éthique. » Emmanuel Levinas, Totalité et infini.

La préoccupation et le projet Relisons dans l’introduction de Sein und Zeit ces deux phrases d’Heidegger : « La transcendance de l’être de l’être-là a pour privilège d’impliquer la possibilité et la nécessité de l’individuation la plus radicale »324 ; « la question du sens de l’être (…) contient la possibilité de se concrétiser et de se concentrer dans un être-là individuel. »325 Avant d’expliciter à partir de là notre ouverture sur une réflexion éthique, revenons à ce qui se tient à la source de la réflexion heideggérienne. Cette source jaillit entre ces trois phrases : « (l’être-là) se caractérise ontiquement par le fait qu’il y va en son être de cet être. Il appartient donc à la constitution d’être de l’être-là qu’il ait dans son être une relation d’être à son être »326 ; « son essence consiste en ce qu’il a à être son être en tant que sien »327 ; « c’est dans son être que cet étant (l’être-là) se rapporte lui-même à son être. C’est de l’être lui-même que, pour cet étant, il y va. »328 On comprend bien ceci : l’être-là humain est cet étant qui, dans son être comme verbe (autrement dit en tant qu’il est en acte), a « relation à » son être ; cette relation est sur le mode de la question, non pas au sens d’un questionnement thématique et explicite mais au sens où cet être qui est le sien est en question pour lui : « il en va » de son être en tant même qu’il est, dans l’acte même d’être c’est-à-dire d’exister. Mais toute la vraie question est de savoir ce que signifie cet « y aller », quel est cet « en jeu », ce qui revient à interroger cette « relation d’être » que cet étant a à son être. Comment et en vue de quoi, sur 324

§ 7, p.38 (nous renvoyons à la pagination du texte original et nous nous référons à la traduction de Boehm et De Waelhens (1964), la seule qui nous paraisse vraiment lisible). 325 § 8, p.39. 326 § 4, p.12. 327 § 4, p.12. 328 § 9, pp.41-42.

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quel mode et pourquoi l’être-là a-t-il « à être » (zu sein) son être en tant que sien ? C’est dans la réponse à cette question sur le « zu sein » que nous pourrons comprendre comment Heidegger tente de résoudre la problématique qui est la sienne. Mais quelle est cette problématique ? Relisons l’une des phrases précitées : « Il appartient donc à la constitution d’être de l’être-là qu’il ait dans son être une relation d’être à son être. » C’est bien de son être dont « il y va » : « il y va en son être de cet être » qui est le sien. Et pourtant cette « relation d’être » indique autre chose, qui constitue ce que nous appellerons chez Heidegger le « passage à la limite » ou encore « la grande inférence », celle dans laquelle nous ne le suivrons pas. Quatre lignes plus loin on lit en effet : « La compréhension de l’être est elle-même une détermination d’être de l’être-là ». C’est la compréhension de l’être dont il s’agit là, ce qui permet à Heidegger de dire dans l’alinéa suivant que l’êtreontologique de l’être-là « veut dire : être un étant sur le mode de la compréhension de l’être ». Chez Heidegger l’essence de l’homme comme être-là repose sur le fondement de cette équation entre l’être « sien » de cet être-là et l’être « en général ». C’est à partir de là que trouve sa raison le lien essentiel qu’il établit entre l’ontologie fondamentale et l’analytique de l’existence humaine. C’est encore la même équation qui explique que Heidegger puisse parler dans deux propositions contigües329 de « l’être » comme transcendens par excellence puis de « la transcendance de l’être de l’être-là ». Mais on remarque alors que le lien entre ces deux « transcendances » paraît s’étayer sur ce que nomme la suite de la phrase : « la transcendance de l’être de l’être-là a pour privilège d’impliquer la possibilité et la nécessité de l’individuation la plus radicale » (Heidegger souligne « individuation »). Là on se prend à espérer : comment Heidegger ne franchirait-il pas le Rubicon ? Comment « l’être de l’étant », seul objet du vrai questionnement, ne serait-il pas son individualité, ce qui fait de lui un « celui-ci », ce tode ti dont parle Aristote et qui résiste à toute science ? Heidegger paraît bien faire le premier pas en affirmant un peu plus loin : « La question du sens de l’être est la plus universelle et la plus vide ; mais en même temps elle contient la possibilité de se concrétiser et de se concentrer dans un être-là individuel »330 : phrase inexplorée ou plutôt déjà réduite par le « en même temps » : l’être sien de l’être-là n’exprime rien d’autre que l’être « en général », il est « tout court » et cela suffit à le constituer. Voilà précisément le point d’achoppement de la réflexion d’Heidegger, point où le « zu sein » trouve son ancrage et où nos chemins se séparent définitivement.

329 330

§ 7, p.38. § 8, p.39.

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Ce que l’être-là a « à être » ce n’est pas une essence déterminée ou quiddité, car cette « essence » de l’être-là ne peut résider que dans son existence, c’est-à-dire dans son « mode possible d’être » comme être-là : « L’essence de l’être-là réside dans son existence. Les caractères qui peuvent être dégagés en cet étant (…) sont pour l’être-là des modes possibles d’être, et cela seulement. Tout ce qui a trait à ce que cet étant est, est d’abord être. »331 Ce n’est pas non plus l’individualité qui lui est propre, car cet être « sien » dont « il y va » pour lui n’est rien d’autre que le fait que cet être soit, autrement dit l’être « tout court » qu’il exprime. Il y a là quelque chose de terrible à entendre : l’être-là est un « être le là », car le « là » du présent est la forme fondamentale ou constitutive de l’être. A partir de là nos yeux sont dessillés : c’est un tout autre horizon que celui qu’on aurait pu espérer qui s’ouvre à nous chez Heidegger pour comprendre le « zu sein ». Heidegger s’inscrit dans le mouvement de la phénoménologie, qui pour lui est le seul « mode d’accès à ce qui doit devenir le thème de l’ontologie »332. Or « au sens phénoménologique, le phénomène est toujours et seulement ce qui constitue l’être »333. Qu’est-ce donc que le « phénomène » au sens authentique du mot selon Heidegger : c’est la manifestation de334 soi du présent. Mais en tant que cette phénoménologie est ontologie, c’est l’être de l’étant qu’elle cherche à dé-couvrir dans cette manifestation, comme ce qui demeure encore caché en elle : « qu’est-ce donc qu’il faut nommer « phénomène » en un sens privilégié ? (…) A coup sûr, ce sera tout ce qui ne se manifeste pas de prime abord, tout ce qui demeure caché vis à vis de ce qui se manifeste de prime abord »335. Pourtant cet être de l’étant n’est ni « derrière » le phénomène ni le phénomène luimême cachant quelque chose « derrière » lui ; Heidegger le dit sans ambages : « « Derrière » les phénomènes de la phénoménologie, il n’y a donc en vérité rien »336. Mais il ajoute que, s’il est besoin d’une phénoménologie qui soit ce logos qui « fait voir de soi-même ce qui se manifeste, tel que, de soi-même, cela se manifeste »337, c’est bien parce que le phénomène « n’est pas donné » en quelque façon, et demeure ainsi couvert. Il reste justement caché dans ce qui lui est propre, dans ce qui lui appartient essentiellement, c’est-à-dire dans ce qui « en constitue le sens et le fondement »338. Toute la question est de savoir en quoi consiste cette valeur 331

§ 9, p.42. § 7C, p.35. 333 § 7C, p.37 ; la distinction kantienne phénomène – être en soi est donc nulle et non avenue. 334 Ce « de » étant à la fois objectif (c’est le « soi » qui est manifesté) et actif (c’est une manifestation par soi). 335 § 7C, p.35. 336 § 7C, p.36. 337 § 7C, p.34. 338 § 7C, p.35. 332

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de « sens et fondement » dont la phénoménologie sera l’explicitation herméneutique. Mais puisque l’ontologie phénoménologique s’enracine et trouve toute sa substance dans une herméneutique de l’être-là339, alors répondre à cette question revient à s’interroger encore sur le zu sein car l’être-là est sur le mode essentiel du « à être ». Nous avons avec Heidegger effectué tout ce détour par le « phénomène » et la « phénoménologie » pour en revenir à l’interrogation du zu sein : est-ce donc pour rien ? Hélas non, ce n’est pas impunément que nous sommes passés par là. « L’être de cet étant (qu’est l’être-là que je suis) est d’être mien »340. Il faut comprendre là avec Heidegger que le privilège de cet étant que je suis est d’appartenir à « son » être et que, par là même, son être lui est proprement imposé. Qui plus est, il lui est imposé en vertu et sur le mode de l’identité de cet être et de l’être « tout court ». Cette identité implique ceci : ce n’est ni comme essence déterminée ni comme singularité individuelle que l’être pourra être dé-couvert, mais seulement comme « manifestation de soi », dont cet être-là qui est « mien » ne sera qu’une « possibilité » : « c’est de l’être lui-même que, pour cet étant, il y va »341. Ainsi se referme l’horizon ouvert par la phrase d’Heidegger qui semblait pointer l’individualité comme l’intersection ou le confluent de l’être et de l’être-là : l’être-là individuel n’est qu’une « possibilité » de concrétisation de l’être « tout court » comme manifestation de soi ou « phénomène ». Chaque être-là est jeté au « monde » c’est-à-dire à cette totalité de la manifestation à laquelle il s’ouvre et dans laquelle il est pris. Nonobstant certaines formules d’Heidegger, le zu sein n’est pas une exigence de conquête, une tâche à accomplir, une nécessité intérieure pour le Dasein mais il est seulement un « destin » à reconnaître, celui de tout ce qui existe. Inutile d’ajouter que n’avons jamais compris le mot « exister » à la façon d’Heidegger et qu’on ne peut s’étonner du fait que, à partir de là, celui-ci soit le philosophe chez lequel l’éthique n’a pas droit de cité : il ne consacre pas une seule ligne au questionnement de l’ethos, ce qui ne peut être que suspect pour qui sans cesse s’en réfère à la pensée grecque. C’est sans doute en ce sens que l’on peut voir dans la pensée d’Heidegger le germe ou le fondement des « errements » de sa propre « existence ». Quoi qu’il en soit, s’il est bien un terme qui nous paraît demeurer non explicité chez ce philosophe c’est bien celui de « savoir-être à l’égard de soi »342. Il reste à comprendre quel est selon Heidegger le point de jonction entre l’être « en général » et l’être-là, autrement dit quel est ce « là », cette « présence » (Anwesenheit en allemand, ousia en grec selon Heidegger) qui 339

§ 7C, p.38. § 9, p.41. 341 § 9, p.42. 342 Ce terme, qui traduit le plus souvent Seinkönnen (littéralement : pouvoir-être) apparaît la première fois dans Sein und Zeit dans le § 31, p.143. 340

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est constitutive de l’être. Heidegger répond clairement : « le sens de l’être de l’étant dénommé être-là est la temporalité »343. Un peu plus loin il précise qu’il faut entendre cette « temporalité » comme « être d’un être-là comprenant l’être ». Autrement dit, c’est bien la dimension constitutive de l’être qui se découvre comme « temporalité » dans l’être-là. Que signifie cette temporalité ? Heidegger nous dit d’abord qu’elle n’est pas un « être dans le temps » au sens où, selon lui, on l’entend « vulgairement » dans la tradition philosophique d’Aristote à Bergson344. C’est la « temporalité » (Zeitlichkeit) qui, pour lui, donne une « réponse concrète »345 à la question ontologique. L’être comme tel est « temporel » au sens où il reçoit du temps sa « détermination originelle de sens » ; nous avons renversé cette proposition (voir ci-dessus Le soi vivant : sens et temporalité) : c’est dans la mesure où l’être-là est donateur de sens qu’il est temporal (il fait le temps) et temporel (il est fait de temps). De cette « temporalité » dont il nous parle Heidegger n’en dit pas davantage dans ce texte et il faut s’en rapporter à la conférence « Temps et Etre »346 pour prolonger la réflexion. L’auteur nous dit pour commencer347 que le temps est le déterminant de l’approche, de l’avancée ou entrée en présence, autrement dit du « an- » de l’An-wesen : le temps est avancée de l’être, l’être s’avance, entre en présence comme temps. Telle est l’unité « d’un seul tenant » de l’être et du temps : ils se déterminent l’un l’autre sans être propriété ou qualification l’un de l’autre. Depuis le moment où nous avons indiqué le « là » du présent comme constitutif de l’être nous n’avons pas beaucoup avancé « concrètement » puisque le temps lui-même se place sous l’expression de l’être comme entrée en présence (Anwesenheit) : dans cette entrée en présence il demeure ou persiste comme ad-venant sans cesse dans l’instant présent348. Ainsi être et temps sont-ils tenus ensemble dans un « il y a » (es gibt) qui nous les « donne » (gibt)349. Comment à partir de là ne pas être tenté par cette logomachie du don et de l’aban-don en laquelle ont 343

§ 5, p.17. On notera l’incohérence qui consiste chez Heidegger, d’une part à ranger Bergson parmi ceux qui soutiennent la « compréhension vulgaire » du concept de temps, et d’autre part à affirmer que la thèse de Bergson « identifie le temps vulgaire à l’espace » (§ 5, p.18). Or Bergson oppose la « durée » à ce temps spatialisé, qui n’est d’ailleurs pas du tout le « temps vulgaire » mais le temps appréhendé par notre entendement mathématique. 345 § 5, p.19. 346 Voir Questions IV, Paris, 1976. 347 pp.14-17. 348 « le temps passant constamment, il demeure en tant que temps. Demeurer signifie (…) avancée de l’être, c’est-à-dire être dans le mouvement d’approche qu’est l’entrée dans la présence. » (p.15). 349 p.18. 344

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excellé certains auteurs contemporains tout au long de centaines de pages tout aussi illisibles qu’inutiles pour « la tâche de la pensée » ? Notons tout d’abord que l’enfant se présente mal : Heidegger annonce qu’il écrit le « il » (es) du « il y a » avec une majuscule : Il y a, Il donne. Comment ne serait-ce pas là justement déjà « assaillir les choses en question avec des représentations incritiquées », comme le dit si bien l’auteur luimême ? Qu’il nous soit permis, à nous autres vieux agnostiques nominalistes, de considérer cette majuscule comme suspecte. Mais oublions cela pour le moment. Quel est ce « donner », cet « y avoir » en lequel temps et être sont uns ? La réponse d’Heidegger est au plus près de l’étymologie d’ An-wesen ou de prae-s-entia : l’être comme « donation » du « il y a » est un laisser se déployer en présence, laisser se libérer du retrait. On en revient là, à n’en pas douter, à l’apparaître (phainestai), à la manifestation de soi du phaenomenon : ce qui se montre, se met au jour, se place dans la lumière, dans le non-retrait350. Ce laisser (se déployer en présence) n’est autre que le parler (legein) de la parole (logos) qui fait voir (phainesthai)351 : seul ce qui accède à la présence peut être dit et dire n’est rien d’autre que laisser dégagé cet accès. Le regard critique d’Heidegger nous dit deux choses. D’une part, le temps est le déterminant de l’être comme entrée en présence (parousia) mais il reste pensé ordinairement comme suite des « maintenant » ; or la présence est justement manquée quand on prétend y accéder à travers cette série d’atomes ou de points temporels. Toute notre réflexion sur le temps nous a convaincu du bien-fondé de cette critique de l’ « atomisme temporel ». D’autre part, Heidegger dénonce chacune des figures essentielles de l’être dans la métaphysique occidentale (idea chez Platon, energeia chez Aristote, etc.) comme oubliant le « donner » du « il y a » (es gibt) en tant que « se déployer en présence » : elle l’oublie en le recouvrant par une détermination de « l’être de l’étant » en tant que contenu « ontique » livré en donation. Ce qu’Heidegger veut nous dire c’est que la présence va au-delà du « maintenant présent » : elle demeure ou séjourne durablement dans l’unité du temps en laquelle sont réunies présence (de ce qui est) et absence (de ce qui n’est plus et de ce qui n’est pas encore) comme autant de modes indissociables de ce qui nous regarde (le « présent ») et que nous accueillons dans sa venue à nous, autrement dit de ce que nous pensons (car la pensée – logos - n’est rien d’autre que cet accueil). C’est donc cette unité du dicible ou pensable qui fonde le temps et non l’inverse. Le temps, qui n’est ni un étant sur lequel prendrait appui le mouvement du passage (d’un maintenant à 350

L’être et le temps, § 7A, p.28. § 7B, p.32 ; Temps et Etre, p.21 : « cette caractérisation (de l’être comme Anwesen) tient sa force obligatoire du début même de la déclosion de l’être comme dicible, c’est-à-dire comme pensable. » 351

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un autre), ni ce qui lui-même passe d’un maintenant à un autre352, est ce qui s’ouvre dans l’unité d’un logos, pensée ou parole d’un dasein qui laisse venir à lui ce qui approche en se déployant (an-wesen). Mais c’est précisément cette avancée vers ce déploiement de soi nommée « présence » qui reste là encore et toujours non éclaircie, alors même qu’elle se veut pourtant en ellemême une « venue dans la clarté du jour ». On sait que pour Heidegger toute « présence » prend véritablement sens à partir de la structure ontologique unitaire du dasein comme souci (Sorge) : la présence du dasein est fondamentalement souci. Cette structure unitaire articule trois caractères fondamentaux ; l’être-en-avant-de (la dimension existentiale du « projet »), l’être-auprès-de (la dimension de l’ « être-déchu » dans la préoccupation) et l’être-déjà-à (la dimension facticielle de l’être-jeté ou déréliction). Nous n’entreprendrons pas ici une exégèse du souci selon Heidegger, que d’autres ont déjà menée bien mieux que nous ne saurions le faire. Nous parlerons de ces trois points d’articulation à notre manière et dirons tout d’abord que le premier d’entre eux, l’être-en-avant-de, est le moteur essentiel de toute unité de vie, à savoir le Désir (ormè, appetitus), comme ce principe en vertu duquel cette unité se tend vers ce qui lui paraît être le plus favorable à son développement ou à son expansion ou, à défaut, à sa simple conservation. Le deuxième point d’articulation du dasein soucieux, l’être-auprès-de préoccupé, nous paraît également partagé par toutes les unités vivantes : chacune à sa manière, selon son « degré de perfection » comme disaient les classiques, est dans une incessante sollicitation à l’égard de et de la part de son milieu en vue d’y déployer ses aptitudes pour y constituer sa sphère d’activité. Ce n’est donc ni l’être-en-avant-de ni l’êtreauprès-de qui, en eux-mêmes, constituent en propre le dasein humain. Mais alors quoi ? Peut-être bien un certain rapport de forces ou une certaine équation entre ces deux points d’articulation d’un vivant. Avant de chercher à approfondir cette hypothèse, on serait tenté d’aller voir du côté du troisième point, l’être-déjà-jeté-au-monde. Mais là encore comment réserver ce point au seul dasein humain ? Toute unité de vie n’est-elle pas elle-même jetée-au-monde, livrée à une facticité insurmontable, celle de ses dispositions (exei) ou aptitudes par lesquelles elle s’inscrit dans un milieu ambiant (Umwelt) ? On pourrait croire alors que cet être-jeté-au-monde désigne la pure facticité de l’être-auprès-de préoccupé dans lequel un individu vivant, quel qu’il soit, « se comporte », s’abandonne à son comportement. Mais en fait cet être-jeté-au-monde n’a bel et bien de sens que pour l’homme : seul l’homme en a le sentiment, qui marque son dasein du sceau de l’angoisse. Pourtant, pas plus que n’importe quel autre vivant, l’homme qui s’abandonne tout entier à l’être préoccupé ne connaît cette angoisse : il n’y a 352

Le temps n’est ni intemporel (hors passage) ni temporel (pur passage entre ces « moments » qui supposent eux-mêmes le temps).

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en lui aucune distance, aucun écart, aucune faille, il n’y a aucune fracture (anfractuosité) dans le rocher de la sollicitation continuelle dans laquelle l’angoisse puisse prendre racine. Celle-ci naît au point de disjonction entre l’être-auprès-de et l’être-en-avant-de ou projeté, plus précisément elle naît là où l’être-projeté déborde, excède l’être-auprès-de. Nous retrouvons là pour lui donner du sens notre hypothèse selon laquelle le dasein humain trouve sa consistance propre (son ousia) dans un certain rapport ou une certaine équation entre le projet et la sollicitation : plus précisément, le dasein est existence (ex-sistence) proprement humaine dans cette ouverture du projet où il échappe à la sollicitation et, dans cette échappée, prend le risque d’avoir « à être ». L’ « enrichissement en monde » que connaît le vivant dans le dasein humain ne consiste pas, comme on le présuppose trop souvent, dans la simple possibilité d’une compréhension « réflexive » mais dans la possibilité toujours ouverte au dasein de surmonter la « déchéance » (cet enfoncement dans la préoccupation quotidienne qu’Heidegger délimite comme bordée par le « on »), autrement dit, de s’exposer à mettre en jeu et en question son « être » dans le projet, où le jeté-en-avant n’est jamais une simple pré-disposition. Voilà où nous en sommes arrivés, en lisant Heidegger à notre façon : le dasein existe, là où naît le sentiment d’angoisse (proprement « existentiel »), c’est-à-dire là où son projet ne se réduit plus à l’exercice de ses dispositions dans la sphère de la préoccupation. On peut comprendre Heidegger en ce sens quand il nous dit que l’être-là existe comme sentiment de son « là » sur le mode de la « compréhension » (Verstehung), c’est-à-dire du savoir de soi comme possibilité, pouvoir-être, et qu’il se trouve ainsi « en vue de lui-même » comme pouvoir-être engagé en son « pro-jet »353. A partir du moment où, comme Heidegger l’affirme lui-même354, l’être lui-même est compris dans cette « compréhension projective » que l’être-là a de son être-au-monde, comment ne pas reconnaître qu’en ce « projet » c’est toute la singularité créatrice d’un êtrelà individuel qui est mise en jeu, et que c’est là tout l’être dont « il y va » ? L’être-jeté-au-monde de tout vivant est immédiatement un être-auprès-des étants intramondains, sollicité par eux et préoccupé de satisfaire son Désir. Mais dans cette préoccupation ce Désir est circonscrit dans la sphère des aptitudes qui pré-disposent toute activité. La disposition éthique (celle de la manière d’être comme ethos) propre au dasein humain ouvre un autre sens de l’ « être-au-delà », un sens où il ex-siste dans le projet, où toute prédisposition n’est plus qu’un simple matériau ou un simple instrument (organon) pour celui qui est appelé à accomplir son histoire singulière, à 353 354

Etre et temps, § 31, pp.143-145. § 31, p.147.

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répondre à cette obligation d’ « avoir à être » c’est-à-dire à signifier sa singularité dans le temps d’ « une vie ». Il faut entendre par là la durée d’une existence qui manifeste sa présence, c’est-à-dire affirme sa pré-séance en évaluant toute présence qui vient à sa rencontre. Répétons-le : le dasein existe, là où naît le sentiment d’angoisse (proprement « existentiel »), c’est-à-dire là où son projet ne se réduit plus à l’exercice de ses dispositions dans la sphère de la préoccupation. La question éthique se joue là, et puisque la puissance d’agir de chaque dasein singulier rencontre nécessairement l’autre, la question se développe autour de cette interrogation : quelle forme organisée, tant publique que privée, de l’être-avec-autrui sera la plus favorable au déploiement optimal de cette puissance d’agir ? Mais comme il serait absurde de soutenir que cette puissance peut s’affirmer par la destruction systématique d’autrui, autrement dit en supprimant l’être-avec-autrui, alors cette interrogation se prolonge nécessairement ainsi : quel est le « projet de vie » qui, dans chaque dasein singulier, permet à l’être-avec-autrui de se déployer pour le « meilleur » de ce dasein ? Nous le traduirons ainsi : quelle loi (nomos) un dasein doit-il se donner dans sa réponse à l’obligation « à être » pour que lui et l’autre dasein puissent se fertiliser l’un l’autre, accroître leur puissance d’agir solidairement ? La question éthique est donc celle de l’autonomie (auto-nomos) de chaque individu existant avec autrui en vue de la « joie »355.

Quelle présence du dasein ? Pour finir, nous préciserons en quoi nous ne parlons pas ici de « présence » (An-wesenheit) au sens heideggérien, c’est-à-dire au sens de cette « porrection éclaircissante »356 par laquelle, selon Heidegger, se donneraient ensemble (et l’un par l’autre) l’être, l’avoir été et le sera ; il y aurait là en effet un risque majeur : celui de réduire l’être-projeté humain à un simple « laisser-advenir l’être en sa parousie ». « Porrection » signifie d’abord : présentation d’un objet liturgique pour le faire toucher : il n’y a là rien qui puisse se faire ou se construire mais au contraire ce qui nous est simplement tendu (porrigere) et vient à notre rencontre. Heidegger a certainement compris le temps comme la parousie (parousia) de l’être, en laquelle advient le sacré : toute la poésie de Trakl est lue par lui comme le chant de cet avènement dans la conférence intitulée « La parole dans 355

Au sens spinoziste du terme : « La joie est la passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection » (Ethique, III, Définition des affections, II). 356 Temps et être, p.33.

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l’élément du poème ». Nous sommes là à l’opposé d’une vision qui fait du temps l’empreinte de la singularité individuelle, où se joue l’être d’un étant dans sa présence active originale, élaborant sans cesse (là serait proprement le temps) l’ouverture à son monde. Tout ce qu’Heidegger peut nous dire sur le « d’un seul tenant » des deux questions de l’être et du temps peut se résumer dans le terme « Ereignis », que l’on peut traduire par « appropriement » entendu comme ce qui fait advenir le temps et l’être à leur teneur en propre (er-eignen), à savoir la présence (ousia). Au-delà de tous ses propos sur le mystère insondable de cet Ereignis, sa réponse sera double. Tout d’abord le « propre » auquel adviennent ensemble temps et être est le retrait, autrement dit ce mouvement de se soustraire à la vue en cela même qui les fait être, à savoir la présentation ou mise en présence. Dans chaque figure donnée de « l’être de l’étant » (depuis celle de l’energeia chez Aristote jusqu’à celle de la Volonté de puissance chez Nietzsche), la « présence » se retire, se voile, s’absente en s’enfonçant dans la non-vérité. D’autre part, en cet appropriement l’être-là lui-même parvient à son propre, qui est d’accueillir l’Ereignis, d’être celui que concerne en propre l’Ereignis : on retombe en cela sur la question du zu sein : qu’est-ce donc que le dasein a « à être » ? La réponse d’Heidegger sera : il a à « penser l’être jusqu’à ce qui lui est propre – à partir de l’Ereignis – sans égard pour le trait qui porte l’être jusqu’à l’étant »357. Mais puisque dans ce « propre » de l’être c’est d’un retrait qu’il s’agit, alors la tâche du dasein ne pourra pas s’accomplir dans une logique prédicative qui dirait simplement ce qu’il en est de l’être comme elle le ferait d’un étant quelconque qui se montre comme tel : elle ne sera donc pas une science. Elle sera plutôt une manière de se tourner qui est « acceptation » et « entente » de ce qui vient à nous comme présence (ousia) dans ce qu’Heidegger nomme « l’espace libre du temps »358. Toute la question est bien de savoir si le temps est cet espace libre pour un « donner » auquel nous serions simplement « toujours-déjà-jetés » et qui s’imposerait à nous comme « appel à penser » auquel il nous appartiendrait de nous abandonner en laissant-se-découvrir (alethein) la « présence » ; ou bien si, comme nous le pensons au contraire, la temporalité n’est rien d’autre que ce qui se dégage dans la continuelle tension d’un individu vivant qui articule singulièrement sa mémoire et son projet dans la dynamique incessante de sa perception appétitive, dynamique que le dasein humain peut pousser jusqu’à l’existence proprement dite, celle où l’être-projeté se libère de la pré-disposition qui enclot toute préoccupation naturelle. Si le temps n’est pas calcul mathématique d’un mouvement mais temporalité, durée d’une expérience de vie originale, il ne peut être « l’horizon transcendantal » absolu et universel où se détermine l’être 357 358

pp.47-48. p.32.

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comme présence, mais il est la forme que donne à son monde un individu vivant, toujours « en avant de soi » dans cette activité appétitivo-perceptive toujours singulière que seul le dasein humain peut vraiment accomplir359. Ici les chemins de l’ « ontologie » et ceux d’une philosophie de la singularité active se séparent définitivement. Comme nous l’avons dit, la « vérité » du dasein n’est pas la même sur ces deux voies.

359

Jamais Heidegger n’aurait pu admettre une telle réponse ; d’abord parce qu’il n’a jamais conçu ce qu’il nomme le « distancement » ou « souci de se distinguer d’avec les autres » autrement que comme un simple effet induit par l’être-en-commun dans le « on » et non comme une puissance constitutive (vis primitiva) de tout individu vivant en lui-même (voir Etre et temps, 27, p.126) ; ensuite parce que l’individuation n’a de statut véritable chez Heidegger que pour le dasein humain dans la mesure où il échappe à l’animalité, à la banalité du « on » préoccupé, et s’élève jusqu’à ouvrir (et maintenir ouvert) l’accès à la vérité (aletheia) comme « laisser être » un monde « toujours-déjà-présent » : le zu sein se réduit alors à cette destinée « véritative » qui s’apparente à une certaine manière de comprendre la « vie contemplative » (bios theoretikos, vita contemplativa), incompatible avec une philosophie de la « puissance active », propre à des individus créant leur monde.

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Conclusion de la deuxième partie

La puissance active appétitivo-perceptive où se recueille le soi vivant est temporelle (le soi est en flux) et temporale (temporalisante) ; elle est faite de temps et elle fait le temps : donc elle se fait et le temps est son « se faire » mystérieux. Si le temps est l’épreuve du Désir, cette épreuve passe nécessairement par le corps propre ou la « chair » comme mode d’être au monde de toute unité de vie : elle est alors un soi qui éprouve la résistance de l’autre dont elle pâtit et sur lequel elle s’efforce d’agir le mieux possible. En cela tout individu vivant met en œuvre, fût-ce de manière très rudimentaire, un ethos ou manière d’être présent au monde. Mais seuls certains sont capables d’organiser cet ethos au-delà de leurs pulsions d’autoconservation : ce sont des animaux dits « supérieurs » et certains d’entre eux, qui ne sont pourtant pas des humains, peuvent présenter des pratiques ou même de véritables plans de vie organisés ou centrés sur des affects ou sentiments à l’égard d’un autre (par exemple, le chien à l’égard de son maître). Mais seul l’homme peut être un animal éthique en cela qu’il est celui dont la disposition à l’égard de l’autre en vue d’une optimisation conjointe peut être résolue et peut être convaincue de sa valeur suprême : le « même » du soimême trouve alors une densité, une consistance qui n’est plus celle d’une identité abstraite ou d’une identité typologique (le « moi » comme « caractère ») mais celle d’une durée cohésive en laquelle un sujet humain singulier affirme sa tenue. Cette tenue éthique est le seul point d’ancrage possible pour l’homme en flux. Elle exige un désir qui reconnaisse l’autre désir et s’efforce de mettre en devenir, en « histoire », ce binôme selon une dynamique solidaire.

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Résumé de la deuxième partie

Le désir et son « corps » L’ « expérience intérieure » biranienne est celle d’une « dualité primitive » entre une puissance active et un aliud qui lui résiste ou fait opposition. L’interaction entre les termes de cette dualité indissociable moi / non-moi est orchestrée par notre corps propre ou « chair », comme puissance d’agir d’un existant, dont la cohérence tient à la persévérance de son Désir. Je suis ce corps qui me place au cœur du monde, ce corps qui exprime ma vis activa, par laquelle s’affirme mon « actuosité », être-à-l’œuvre (energeia) d’un pouvoir de transformer en se transformant (dynamis) au service d’un Désir (ormè, appetitus). Le sentiment de cette dynamis s’inscrit d’emblée dans la relation à mon « corps propre » et ses effets moteurs. Là s’exprime la vérité originaire d’une existence, d’un vivre au monde, comme expression de la dynamique autonome propre au Désir d’une singularité optimale. Dans ce mode originaire de présence d’une absolue singularité qu’est le « corps subjectif » habité par le Désir, nous avons le « sentiment intime » de l’unité immédiate qui enveloppe le mouvement et sa source, unité que nous pouvons nommer un soi. Le mouvement corporel est donc cette expérience première où se signe ma temporalité, cet « avoir à être » où ma puissance singulière d’agir se met en situation. Nous ne pouvons qu’éprouver ou « sentir », c’est-à-dire vivre cette unité en acte ouverte sur un monde qu’elle organise selon son évaluation projective, en laquelle un soi se reconnaît.

Vers la relation éthique L’homme éprouve les tonalités expressives de son monde dans sa confrontation avec l’autre existant comme sujet expressif. En ce vécu où le monde « fait sens », l’homme laisse émerger un soi profilé dans l’obligation éthique « à être » : il lui faut trouver résolument le chemin jamais pré-tracé de sa propre « vérité », celle où sa puissance expressive est optimale. Pour Biran, dans les « actes volontaires » et les « perceptions ou idées intellectuelles » le moi s’aperçoit et réside tout entier dans le sens de l’effort et les produits immédiats de son activité. Pour fonder l’individualité de « l’homme intérieur », il faut y adjoindre une « volonté » qui dépasse la simple motricité du corps, une volonté au sens éthique du terme. Cette dimension éthique est par essence engagée avec autrui comme autre puissance de signifier en désirant ; c’est dans cet horizon proprement humain

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que le soi vivant s’élève à la singularité suprême d’une « personne ». L’ipséité s’accomplit dans cette étoffe du sens qu’est la temporalité comme signification et orientation, mais c’est pour l’homme seul que le futur est « prégnant » car l’appelant à signifier bien au-delà de ses capacités naturelles, là où plus rien n’est donné mais tout à inventer : il existe là où son projet ne se réduit plus à l’exercice de ses dispositions dans la sphère de la préoccupation. La disposition éthique propre au dasein humain s’ouvre ainsi là où toute pré-disposition n’est plus qu’un simple matériau ou instrument pour que s’accomplisse une histoire singulière, dans le temps d’ « une vie ». Mais puisqu’il lui faut affirmer sa résolution à mettre en forme un « monde » où il est avec autrui, quel sera le « projet de vie » qui, pour chaque dasein singulier, permettra à cet être-avec-autrui de se déployer pour le « meilleur » de lui-même? La question éthique est celle de l’autonomie de chaque individu existant avec autrui en vue de la « joie ».

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Troisième partie Soi et éthique de la solidarité

Pour une éthique360de la solidarité

Le questionnement « éthique » ne pourrait-il pas se développer selon deux points de vue ou deux perspectives : celle qui prend en compte les ethoï individuels et leur relation directe, et celle qui considère le niveau institutionnel où une « éthique sociétale » peut être mise en œuvre (notamment par une justice distributive)361 ? Nous préfèrerons nommer « morale » cette seconde perspective et nous placer ici seulement dans la première (même si celle-ci ne peut éviter de considérer ce qui au niveau sociétal fait obstacle à l’éthique des individus, par exemple dans l’injustice des castes). Nous le faisons parce que c’est le soi comme lieu de la singularité qui nous préoccupe ici, mais encore parce que ce sont d’abord des individus singuliers qui prennent part à ces structures institutionnelles où les actions (praxeis) justes sont réglées selon les lois et que ce sont eux qui les mettent en œuvre « à la source » et in concreto. On peut ainsi admettre d’affirmer que le développement moral d’une société est ordonné selon les formes de la reconnaissance intersubjective. Cela ne signifie pas pour autant que « l’identité du je » soit le produit d’une genèse sociale comprise sur le mode de cette reconnaissance. Du moins faut-il s’entendre sur le sens que l’on donne à cette « constitution » du sujet à travers l’expérience de sa reconnaissance intersubjective. Il ne faut pas l’entendre comme si le sujet était une pure abstraction vide de contenu, à laquelle la reconnaissance de et par l’autre viendrait donner toute sa substance. Le sujet est au contraire une puissance originaire, irréductible et indéductible, qui fait de cette reconnaissance une médiation pour son développement optimal, autrement dit ce qui vient étayer l’accomplissement de sa dynamique interne. C’est cette dynamique interne, constitutive de ce que nous avons nommé « soi » comme figure temporelle et temporale du désir, qui intègre en elle-même la 360

Nous ne suivrons pas Hegel en fondant l’ « éthique » sur son étymologie grecque ou allemande, où ethos et Sitten signifient coutumes, habitudes. Le faire serait, comme Hegel, dire qu’ « il est dans la nature de la vie éthique absolue d’être un universel ou des coutumes éthiques » (Droit naturel, traduction Kaan, p.138). Ce serait nécessairement voir dans l’éthicité un système de déterminations universelles objectives, par opposition à la « moralité » (Moralität) du sujet comme « personne » dans son être-pour-soi singulier. La « morale » a pourtant pris depuis Kant le sens d’une obligation universelle qui s’impose au sujet indépendamment de sa singularité intrinsèque. Nous parlerons, nous, d’éthique comme de la résolution propre à un soi singulier en situation face à un autre soi singulier. 361 C’est ce que pense Ricoeur, qui s’efforce d’articuler les deux perspectives dans Soi-même comme un autre, notamment pp. 227-236. Nous préférons laisser à une réflexion morale (et non éthique) le champ institutionnel, où la singularité individuelle nous paraît toujours peu ou prou mise entre parenthèses, comme l’exige notamment la raison pratique kantienne.

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nécessité de la reconnaissance. En cela le développement moral de la société est bien une condition nécessaire de ce développement du soi selon sa logique interne essentielle, mais il n’en est pas une cause ou un principe originel ; nous sommes donc plus proches d’une théorie du contrat social que de celle d’une ontogenèse du sujet par la reconnaissance. Par ailleurs, comme nous l’avons dit dans notre réflexion antérieure, « l’identité du je » ne résume pas le soi, elle n’en est ni le point de départ ni le point d’aboutissement. Le sujet comme soi s’accomplit par le déploiement d’une puissance primitive (vis primitiva) de modification protentionnelle, qui fait de lui une figure temporelle du Désir, autrement dit, ce désirant qui exsiste sans cesse et qui, dans cette existence, en appelle à la reconnaissance comme première forme de l’exigence éthique. C’est cette logique interne du soi qui enveloppe l’exigence éthique comme nécessaire à son développement, c’est-à-dire comme ce qu’il se doit à lui-même, ce qu’il exige de lui-même dans sa constitution même d’être-de-désir. Ce n’est donc pas une obligation morale dont il s’agit là, mais une nécessité interne, la forme la plus haute de son respect de lui-même, l’accomplissement de ce qui lui est suprêmement « utile ». Ainsi, il ne faut pas rejeter la « vie » du côté des seuls instincts ou pulsions d’autoconservation, en la séparant radicalement de ce que serait chez l’homme la dimension éthique du choix d’une « vie bonne ». La vie est radicalement mue par le Désir comme « pulsion d’optimisation » et la dimension éthique de l’homme s’inscrit dans cette dynamique du vivant : elle est l’ergon, l’activité essentielle de l’animal humain désirant. L’objet de notre éthique, en lequel elle s’accomplit, sera la solidarité. La solidarité est le dépassement de la simple affirmation de soi dans une optimisation de soi par la relation à l’autre, c’est-à-dire par la médiation du respect et de la reconnaissance de l’autre et par l’autre. Puisque l’homme existe comme être-de-désir et que son Désir vivant est effort pour l’optimisation de sa puissance active, la relation solidaire sera la forme la plus accomplie de son existence. La solidarité dont nous parlons n’est pas cette solidarité mécanique qui s’établit entre des éléments identiques ou semblables et qui est simplement assurée par le plus grand nombre possible d’éléments ; c’est une solidarité de type organique ou vivante entre des individus différents ou dissemblables, laquelle est assurée par la cohésion des forces actives. Cette cohésion est orientée vers l’optimum de la puissance d’agir. Pour cela elle ne doit pas simplement faire masse résistante comme le sou byzantin (solidus aureus) d’un seul tenant de matière d’or, mais être résolument offensive ou conquérante en participant d’un même effort vers cet optimum : les sujets 176

solidaires, une fois respectés et reconnus les uns des autres comme personnes équi-valentes en tant que telles, s’unissent dans leur Désir comme autant de singularités (différentes par essence) s’apportant mutuellement un gain de puissance active par lequel chacune d’elles favorise son existence. On précisera que cette solidarité n’est pas simple sollicitude envers « l’autre » quel qu’il soit. Portée par la dynamique du Désir comme pulsion d’optimisation, elle ne peut pas ne pas être élective : c’est l’autre-quiconvient qui doit être reconnu pour que la synergie des puissances actives puisse être mise en œuvre. Le respect – qui préserve le sujet individuel de la destruction ou consommation ou instrumentalisation par l’autre à titre de simple chose ou élément de subsistance -, et la reconnaissance – qui donne au sujet individuel accès à son être pour soi pour l’autre -, ne sont que les figures défensives et protectrices du soi dans sa relation à autrui. Le désir de reconnaissance, même s’il est légitime dans la simple mesure où sa nonsatisfaction équivaut à la négation même de toute « société », n’en est pas moins marqué du sceau de la négativité, du manque : il s’agit toujours, d’une manière ou d’une autre, d’apaiser la souffrance d’une privation, la douleur d’un être-pour-l’autre manquant. La solidarité est la vérité de toute pratique sociale en tant qu’elle met en œuvre la « justice » au sens où en parle Rawls, à savoir une certaine communauté de principes (formant une « conception publique », un « point de vue commun ») ordonnant une dynamique favorable au bien optimal des individus362. On peut donc dire que toute réalité sociale en tant qu’association d’individus devient elle-même totalement inconsistante donc à terme impossible lorsque cette vérité-là n’est plus sinon totalement atteinte du moins clairement visée. La solidarité est le fondement de la mise en œuvre effective de notre existence-avec-autrui (existence étant entendue comme effort ou tension vers la puissance d’agir optimale). Elle s’exprime dans cet « être l’un pour l’autre » où deux individus singuliers s’engagent dans cette ouverture temporelle offerte par leur rencontre élective, par laquelle chacun prend soin de soi dans ce « souci commun » où l’un va sans cesse « au-devant » des possibilités existentielles de l’autre363.

362

Rawls, Théorie de la justice, voir par exemple p.31 : « le fait de partager une conception de la justice établit les liens de l’amitié civique ». Si cette « conception de la justice » comme souci éthique constitue la charte fondamentale d’une société bien ordonnée, lorsque ce souci disparaît, plus rien n’est ordonné et c’est la société même qui se dissout. 363 Nous sommes là tout près de cette relation de « soin » que Binswanger confiait à l’analyse existentielle (voir Introduction à l’analyse existentielle, Paris, 1971), et que Blankenburg ou encore Maldiney ont approfondie (voir H. Maldiney, Regard. Parole. Espace, Lausanne, 1973).

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Ce principe de solidarité ne s’impose pas à l’individu à partir d’une structure sociale normative qui ferait de cet individu son représentant ou mandataire pour une finalité le dépassant, à savoir la constitution d’une « effectivité spirituelle » de type hégélien rassemblant ses forces culturelles (art, religion, science) dans un Etat (figure objective de cette effectivité) ou bien une Nation (figure subjective). Il s’agit concrètement d’une dynamique interne propre à la singularité humaine (encore qu’on puisse en trouver des manifestations concrètes chez la plupart des êtres vivants) en situation de vie-avec-autrui, dépassant la simple affirmation de soi dans l’opposition à l’autre pour accéder au développement de soi dans une synergie des puissances actives avec l’autre : la finalité demeure celle de l’épanouissement maximal de chaque sujet dans ses capacités de joie. Nous ne sous-estimons nullement ce que la découverte de cette dynamique de la singularité solidaire peut impliquer de conversion du regard et de transformation politique au sens le plus radical du terme, dans sa mise en œuvre sociale et économique la plus concrète.

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I

L’effort éthique pour la reconnaissance et la solidarité

Exigence éthique et responsabilité ontologique « La teneur en valeur de l’Etre dans sa totalité m’interpelle (…) comme ce devant quoi déjà je suis toujours responsable avec tout mon pouvoir d’agir. » Hans Jonas, Pour une éthique du futur, p.78.

La « responsabilité » est toujours attachée à la puissance ; là où la puissance n’est pas, la « responsabilité » n’a plus de sens. Hans Jonas dit ceci : « la responsabilité nous incombe sans que nous le voulions, en raison de la dimension de la puissance que nous exerçons quotidiennement au service de ce qui est proche, mais que nous laissons involontairement se répercuter au loin »364 et il ajoute que cette responsabilité qui « englobe tout l’avenir de l’homme » à la mesure de sa puissance « ne peut donc s’exercer qu’en étant liée à un savoir ». Ce savoir n’est pas seulement et n’est même pas essentiellement une « connaissance des causes physiques » qui instrumentent notre puissance ; il est essentiellement « une connaissance des fins humaines ». Pour cela, pour accéder à ce savoir, il faut « cultiver une image de l’homme » qui nous engage à la mesure de notre obligation de veiller sur elle. La question fondamentale est alors posée par Jonas luimême : « Y a-t-il une justification ontologique pour le concept de responsabilité et pour la légitimité de son exigence à notre encontre ? »365. On sait qu’il y répond par l’affirmative : « L’éthique aussi a un fondement ontologique »366. Cela signifierait ceci : il y a dans l’être de l’homme, c’està-dire dans son essence même telle qu’elle s’accomplit, non pas seulement une manière de se comporter (ce que les grecs nommaient une exis) de telle ou telle façon, mais encore et à titre de principe ou fondement (arche) une obligation envers ce sur quoi il agit ainsi. Autrement dit, l’homme est un être 364

Pour une éthique du futur, 2005, p.70. p.74. 366 p.76. 365

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éthique, engagé envers son monde (le domaine de sa puissance d’agir), au sens où il n’est pas cet animal qui, à l’occasion ou au surplus, devient responsable de son action, mais il est l’animal qui, de par sa puissance même, se réalise, s’accomplit en tendant vers sa « bonne manière » d’agir (kalos epitelein, dit Aristote) comme exigence éthique. C’est un formidable engagement qu’une telle affirmation, car elle implique que si l’homme ne répond pas à cette obligation, en la considérant comme nulle et non avenue ou même simplement accessoire, auxiliaire ou adjuvante, alors il disparaîtra puisqu’il aura failli à son essence. Encore faut-il que nous puissions mettre le doigt sur ce « quelque chose » qui l’oblige dans sa puissance même, et sur cet « égard » qui lui incombe dans son champ d’action. Levinas trouve ce quelque chose, nous le verrons, dans le visage d’autrui qui est « jugement » d’une transcendance. Mais s’il en est ainsi, ce quelque chose ne tient nullement à la puissance même de l’homme telle qu’elle peut s’exercer sans se détruire, puisqu’il tient à un « appel » qui sera ou non entendu, auquel l’individu singulier, dans son intériorité inviolable et irrécusable, répondra ou non. Pour Jonas il en va différemment : la surdité de l’homme à l’exigence éthique implique sa propre disparition, son autodestruction ; elle a nécessairement pour conséquence à terme plus ou moins prévisible la ruine de sa puissance même. L’exigence éthique nous convoque, nous provoque même dans ce qu’il y a pour nous de décisif au regard de notre vie, pas seulement du point de vue organique de notre survie (bien que des évènements tels que ceux de la centrale de Fukushima en appellent à ce point de vue biologique) mais encore et tout aussi radicalement du point de vue de notre être-avec-autrui : c’est notre existence même, autrement dit le développement optimal de notre puissance d’agir, qui est en jeu, en tant que nous sommes cet être-de-désir qui s’affirme au milieu d’autres êtres-de-désir s’affirmant eux-mêmes. Le « fondement ontologique » que Jonas accorde à l’exigence éthique est existentiel et non pas seulement celui de notre survivance organique : il met en jeu notre puissance d’exister et non pas seulement notre survie. Ce qu’il faut retenir d’essentiel chez Jonas c’est que c’est « l’Etre des choses lui-même » qui m’appelle comme ce « devant quoi déjà je suis toujours responsable »367. Mais la « teneur en valeur de l’Etre », quelle estelle sinon celle de la puissance active du vivant que je suis et qui est responsable de sa mise en œuvre dans une dynamique d’optimisation ? Ma puissance d’agir, entendue comme puissance d’autonomie optimisée, est responsable de son propre devenir ; elle doit s’affirmer comme telle et se mettre en œuvre pour servir sa propre grandeur et la faire fructifier : voilà sa seule et unique « liberté » et cette liberté n’est pas « de choix » comme la pose ex ante Jonas, mais d’engagement à l’égard de soi. Jonas dénonce à 367

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juste titre le fait que le savoir sur lequel s’est articulée la puissance technologique de l’homme n’est pas régi par la dimension éthique. Il est vrai qu’il manque à ce savoir l’idée adéquate des finalités nous permettant de mettre en œuvre une optimisation de notre puissance active. Toutefois, nous pensons que, quelle que soit notre connaissance des risques encourus pour notre survie, nous ne parviendrons à faire triompher l’idée éthique et à répondre ainsi à l’appel de ce point de vue que dans la mesure où cette « idée » sera d’abord mise en œuvre dans notre être-avec-autrui, dans la confrontation de nos puissances appétitives : c’est là que se joue l’avenir de notre existence et c’est de cela que dépend ce que nous ferons de « l’Etre ». C’est une illusion que de croire qu’il y a dans la survie même de l’homme une quelconque obligation au regard de l’ordre universel : la nature, comme Darwin l’avait fort bien compris, en tant que système phylogénétique et ontogénétique ne s’embarrasse pas d’une telle obligation. Si l’on répond que « l’homme doit être » parce qu’il est le degré le plus accompli de la puissance vitale comme Désir, il y a là encore une illusion : pourquoi le degré le plus accompli devrait-il obligatoirement persister dans l’être ? Toutefois, cette tension vers le degré optimal de puissance active constitue bien l’essence même du vivant : et l’homme est convoqué devant l’exigence éthique comme mise en œuvre optimale de cette tension (vers la forme active optimale), non pas au nom d’un « devoir-être » objectif mais simplement au nom du fait qu’il en est ainsi, à savoir que c’est là son essence et que, comme le disait si bien Spinoza, nul ne peut agir en vue de la destruction de sa propre essence. De ce point de vue Jonas a raison de dire que la « détention (de la capacité de responsabilité éthique) oblige à perpétuer sa présence dans le monde »368 : cette obligation s’inscrit dans l’être du vivant humain, non dans celui de « l’Etre du tout » ni dans un devoir-être lié à cet « Etre du tout ». C’est donc bien cela : la vie elle-même, comme puissance active qui cherche à s’optimiser, appelle en l’homme sa mise en œuvre comme éthique, autrement dit savoir-faire du désir humain dans son être-avec-autrui. Qu’il y ait un tel « savoir-faire » et non pas simplement un système de propriétés définissant la « sphère d’aptitude » de l’animal humain, c’est bien là ce « critère distinctif et décisif de l’essence humaine dans sa dotation en Etre », dont parle Jonas369. D’une part, « l’Etre du tout » devant lequel ma puissance d’agir est convoquée en responsabilité c’est le système intégral de toutes les puissances d’agir qui sont en interaction avec elle, et à travers ce système c’est son propre devenir au milieu des autres puissances, son propre développement optimal comme telle, dont elle est ainsi responsable. D’autre part, c’est cette exigence éthique d’optimiser sa puissance active en liaison 368 369

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permanente avec celle d’autrui qui constitue sa véritable « liberté ». En cela se rejoignent en une seule et même réalité cette liberté humaine et cette teneur en valeur de l’Etre qui sont les deux pôles ontologiques entre lesquels se tient la responsabilité comme leur médiation. Cette exigence éthique se formule ainsi : Ce n’est pas par la compétition de ceux qui veulent chacun « l’emporter sur » l’autre, mais c’est par la solidarité de ceux qui se sont reconnus et se prêtent main forte dans leur Désir, que pourra s’accomplir le système optimal de toutes les puissances actives existant les unes avec les autres.

Voilà l’engagement auquel notre Désir nous appelle. Toutefois il ne faut pas oublier ceci : puisque la tension de tout individu vivant vers sa forme active optimale s’accomplit dans une singularisation la plus forte possible au regard de sa puissance in situ, et puisque l’homme est le degré le plus accompli de cette tension, c’est toujours chaque individu qui doit prendre à son compte (et convertir son regard à) l’exigence éthique, car il n’y a là aucune contrainte qui lui soit imposée par l’espèce ou par les conditions de vie de son espèce : la responsabilité est cette « valeur » qui n’est reconnue comme telle que lorsque l’individu humain singulier la découvre comme un moyen d’assurer son propre développement optimal, dans la mesure où celui-ci s’accomplit le mieux dans le « savoir éthique » des finalités qui conviennent à son être-avec-autrui. Notre réflexion nous a conduit à reconnaître ceci : L’exigence éthique n’est pas une obligation qui nous est lancée par « l’Etre des choses » comme valeur en soi, mais une nécessité interne à notre existence singulière.

Exigence éthique et transcendance de l’Autre « Se placer sous le jugement de Dieu, c’est exalter la subjectivité, appelée au dépassement moral au-delà des lois. » « La possibilité d’un point de l’univers où un tel débordement de la responsabilité se produit, définit peut-être en fin de compte le « moi ». » Emmanuel Levinas, Totalité et infini, pp.276 et 274. 182

Puisque l’exigence éthique n’est pas l’appel à notre survie lancé par cet « Etre du tout » qui vaudrait par lui-même, ne faut-il pas la trouver dans le jugement d’une transcendance dont autrui serait le visage accusateur, la figure épiphanique offensée s’adressant à notre pure « intériorité » ? On le sait, la vision du transcendant chez Levinas « est visage ; sa révélation est parole. La relation avec autrui introduit seule une dimension de la transcendance et nous conduit vers un rapport totalement différent de l’expérience au sens sensible du terme, relative et égoïste »370. La sensation pure (hors représentation objectivante) enferme sur soi dans la jouissance ; à l’opposé, le visage d’autrui ouvre le champ d’une « altérité totale », qui ne dépend d’aucune qualité distinctive au sein d’un genre commun et qui ne luit (ne s’exprime) ni dans la surface ni dans la forme (des relations représentatives). C’est le discours qui « met en relation avec ce qui demeure essentiellement transcendant » car « la structure formelle du langage annonce l’inviolabilité éthique d’autrui et (…) sa sainteté » ; « la relation éthique qui sous-tend le discours (…) met en question le moi. Cette mise en question part de l’autre » (212, 213). La parole ou le discours n’est pas seulement ce qui pose l’autre comme objet représenté mais ce qui le fait surgir comme ce qui parle et en cela fait du sens par lui-même autant que moi. Il y a mise en opposition faciale des interlocuteurs : l’autre est le vis-àvis qui parle et en cela il est « l’infini » qui déborde le moi, remet en question la « sphère du même » lui appartenant. Autrui est l’autre « inviolable » comme parlant. Cela suppose déjà la reconnaissance de l’autre désirant qui fait du sens ; c’est bien d’une relation éthique dont il s’agit, sur laquelle il faut s’interroger : s’impose-t-elle à nous dans l’annonce du « visage d’autrui » (qui ne saurait être simplement l’ensemble de ses traits) ou bien est-ce à nous de l’élaborer ? « L’idée de l’infini (que nous donne le visage d’autrui) est l’expérience par excellence », nous dit Levinas (213). « L’épiphanie comme visage » est pour lui l’expression de l’extériorité comme appartenant à l’essence de l’être. Cela est vrai dans la mesure où l’autre me fait face et demeure « inviolable » comme faiseur de sens, mais cette extériorité n’est donc nullement celle de la chose qui n’a de teneur que dans ma relation à elle pratique (je la contourne ou je la heurte) ou sensible (je la perçois selon les formes de mon intuition sensible). « Autrui » c’est l’extériorité d’une source ou force originaire, d’une vis primitiva activa, d’un proton dektikon activitatis371, appétitif et perceptif. La question est posée : cette extériorité est-elle épiphanique », au sens de l’ouvert disposé et 370

Totalité et infini, poche 2001, p.211 (nous indiquerons désormais dans le corps de notre texte le numéro de page entre parenthèses). 371 Cette expression que l’on trouve chez Leibniz désigne la dynamis comme « puissance de changement », au sens où Aristote parle d’une signification directrice de la dynamis kata kinesin comme « point de départ – arche - (désigné aussi comme cause) pour un mouvement – kinesis » : voir Métaphysique, Θ 1, 1046 a10 sq.

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disponible qui s’impose à nous, ou bien est-elle préalablement reconnue sinon rien ? Cette question rebondit sur une autre : si elle s’impose à nous, comment expliquer alors la « jouissance » en tant que refus ou exclusion de la relation éthique ? Si nous continuons sur le chemin que notre réflexion a tracé jusqu’ici, en affirmant que ce sont des désirs qui essentiellement s’affrontent dans notre être-avec-autrui, qui s’affrontent dans une dynamique d’optimisation et de différenciation, alors le travail de la reconnaissance nous apparaîtra nécessairement comme incontournable. C’est ce travail de reconnaissance entre des êtres désirants finis qui donnera son véritable sens à « l’infini » comme horizon de leur devenir, tandis qu’à l’inverse pour Levinas (qui en revient en quelque sorte à Descartes) c’est le « fini » qui est posé « sur fond d’infini » et il y a non seulement une « idée de l’infiniment parfait » qui m’appartient en tant qu’être humain, mais encore une « expérience privilégiée de l’infini » par laquelle le fini peut dessiner « les limites de sa finitude », à savoir celle du visage de l’autre-qui-parle. Cette expérience constitue une « intuition » au sens cartésien d’une certitude immédiate qui s’impose à moi. « Le visage me parle et par là m’invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s’exerce, fut-il jouissance ou connaissance » (216). Pour l’autre, « se manifester comme visage, c’est s’imposer par-delà la forme (…) phénoménale comme irréductible à la manifestation » (218) ; il « peut m’opposer une lutte » mais celle-ci « présuppose la transcendance de l’expression » (218) ; il m’oppose à titre principiel la transcendance même de son être, dans « l’expression originelle » de son visage qui me « sollicite », qui en appelle à moi et « promeut ma liberté, en suscitant ma bonté (…) le sérieux sévère de la bonté » (219). Nous demandons ceci : ce visage de « l’absolument autre », qui n’est pas figure ou forme sensible mais regard qui me sollicite et en appelle à ma bonté, serait-il d’emblée l’œil de ma (mauvaise) conscience ? On peut en avoir le soupçon quand Levinas parle d’une « culpabilité » (« coupable et timide ») qui s’élève à la responsabilité » (223), mais nous reviendrons sur ce point. Quoi qu’il en soit, il y a appel à la « bonne volonté » de qui peut répondre au visage ouvrant l’espace « éthique », espace de rencontre par la parole avec ceux qui sollicitent (en appellent à) l’autre (« Humilité ») en dépassant son pouvoir d’appropriation (« Hauteur ») : dans ce que Levinas nomme « le Désir », « se confondent les mouvements qui vont vers la Hauteur et l’Humilité d’autrui »(218). Mais quelle est cette sollicitation, quel est cet appel, sinon celui de la reconnaissance du sujet comme puissance expressive, signifiante, orientée par sa recherche incessante du « meilleur » ? Il y a quelque chose de l’ordre du pacte ou du traité dans cet échange des regards, à savoir l’affirmation d’une autonomie qui demande à être sue de l’autre : des puissances autonomes se font face afin de pactiser pour une reconnaissance mutuelle.

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Celui qui tue, emprisonne, torture, affame, avilit, asservit, est celui qui renonce à la relation éthique des désirs pour s’abandonner à l’assouvissement du besoin : sa parole s’efface ou devient parodique, son regard cède la place à la vision qui s’approprie l’objet sensible ou qui met en scène le fantasme de jouissance. Revenir à l’espace éthique, c’est retourner au langage non plus comme à cet acte en vue de ceci ou cela, dans sa dialectique incertaine du vrai et du faux, mais au langage dans « son essence d’expression » (221), où s’affirme « la position dominante du parlant » (221), non pas dans le combat (polemos) dialectique de l’opinion et de l’interprétation, mais en tant que celui qui « témoigne de soi », « atteste de soi » (220) comme visage-qui-exprime. Qui exprime quoi ? Sa puissance de « commandement » (220) ; il dit : « je suis celui qui peut signifier ». C’est le champ du « paisible face à face » où celui qui fait face « vient de haut » (223), c’est-à-dire d’un point où nul ne peut se l’approprier, l’ingérer, le faire objet. Levinas le veut comme « l’absolument Autre » qui ne fait pas « scandale », qui n’afflige pas la « sphère du même » dans son « identité tranquille » (222) mais la ramène à sa contingence : je ne suis que celui qui signifie là maintenant, un parmi d’autres, en dehors de toute caution d’une vérité universelle ou nécessaire. La parole qui s’exprime dans le regard du visage « absolument autre » est celle qui ramène tout parlant à sa contingence : rien ne me donne la vérité ni même une vérité, je ne suis pas autorisé à revendiquer la vérité ou une vérité, mais je suis seulement celui qui est assigné à sa parole et, en elle, atteste d’une puissance d’exprimer sans aucune garantie, sans aucune référence « tranquillisante » : je suis confié paisiblement (sans violence à l’égard d’autrui) à l’intranquillité du signifiant, à laquelle je ne peux me dérober. La violence vient après, dans la stratégie des actes discursifs qui revendiquent le vrai dans l’ambiguïté, l’équivocité ; mais la parole est d’abord cette authenticité vulnérable, qui s’expose dans le regard exprimant sa puissance de signifier sans garantie, seulement auto-attestée. Il faudrait en conclure que la dimension éthique ne s’enracine pas dans la conscience coupable (qui est déjà une interprétation suspicieuse du regard) mais dans la situation, le « face à face » d’expression : chaque sujet en situation d’expression est assigné à sa puissance de signifier dont il atteste devant l’autre lui-même attestant la sienne. En ce sens originaire, la parole est en elle-même éthique. Soit, mais alors pourquoi l’appel à la reconnaissance mutuelle des désirs ? L’homme est embarqué dans les actes de discours en tant qu’être désirant et percevant, évaluateur et configurateur d’un monde ; la confrontation avec l’autre commence. La dimension éthique originaire est alors bien vite ensevelie sous les actes évaluateurs et configurateurs ; en cela elle n’est pas opératoire, elle ne suffit pas pour faire « une éthique de vie ». Toutefois le signe de la contingence demeure ineffaçable ; il est toujours là, même enseveli, oublié, masqué, travesti (dans le relativisme de Protagoras, 185

par exemple), et cette contingence du fait d’être là exprimant face à l’autre exprimant, c’est l’opportunité d’engager le pacte de reconnaissance plutôt que la guerre des opinions. La « contingence », c’est ce dont on ne peut rendre raison ; à ce titre, on ne peut rien en tirer, rien en déduire, on ne peut s’appuyer sur elle pour donner du sens. Si nous disons qu’elle est ce sentiment vécu dans une expérience face à l’autre qui peut amorcer la reconnaissance, alors cela veut dire que la contingence est devenue un point d’appui, autrement dit qu’elle est déjà surmontée ; c’est bien le cas chez Levinas puisque le visage d’autrui qui nous rapporte à l’infini ouvre notre sphère d’identité et lui donne accès à la « Raison », et en cela renverse la contingence. Pour lui celle-ci est « constituée par l’égoïsme, injustifié par lui-même » (223). Soyons plus précis : la contingence c’est le fait même de donner du sens, autrement dit, le fait qu’il y ait puissance de signifier en évaluant, vis appetitiva et perceptiva. C’est le fait de donner du sens dont il n’est pas possible de rendre raison. Chez Levinas, par l’ouverture à « l’infini d’Autrui » qui donne accès à la Raison, un sens ultime est donné à cette existence du visage-qui-exprime et la contingence est ainsi surmontée. Ce sens ultime est celui d’une éthique dont la teneur est tout de suite exprimée, comme lâchée en un souffle, en un cri, par Levinas : « des pouvoirs d’accueil, de don, de mains pleines, d’hospitalité » (224). Ainsi l’accueil de « l’infiniment autre » en-visagé surmonte la contingence en dépassant la sphère autonome fermée du sens par l’hospitalité d’une reconnaissance « raisonnable ». C’est parce que, en présence du visage expressif de l’autre, j’ai accepté la contingence que je peux à partir de là la dépasser en rompant la fermeture de la sphère « égoïste » (« l’égoïsme injustifié ») et ouvrir le champ de la reconnaissance. La parole dont l’essence même est « la relation avec autrui » est cette situation expressive qui est « première signification » (227) donnée à l’être-en-présence : en elle le sens est d’abord présentation, mise en situation expressive, avant toute conscience d’un objet de représentation cognitive. Quelle est cette signification première ? « C’est l’infini, c’est-à-dire Autrui » (227), « société et obligation » qui « arrache la conscience à son centre en la soumettant à Autrui » (227), en la faisant exsister. Mais cette « situation expressive », où la conscience close est débordée par la signification absolue comme relation avec autrui, obligation triomphante comme « socialité », où est-elle donc dans toute cette histoire humaine scandée par le meurtre polymorphe, écrite en lettres de feu dans la non-obligation, le refus de toute mise en présence d’autrui parlant ? « Suffitil donc que tu paraisses, de l’air de te faire attachant ? », voilà la question que le poète nous inspire à l’adresse de l’autrui lévinassien. Plutôt que cet « être-en-présence » au pouvoir transfigurateur, il semble bien qu’il faille sans cesse entreprendre l’œuvre éthique en reconduisant inlassablement les conditions du pacte ou traité de reconnaissance. Il en est ainsi parce que la « situation expressive » n’est pas seulement l’affaire de la « signification » mais avant tout celle du désir, parce que toute signification s’inscrit dans la 186

perspective d’un désir qui évalue. La relation n’est pas tant au visage d’autrui dans son épiphanie qu’à la visée propre à cet autre qui désire en évaluant : c’est cela même qui rend nécessaire l’effort de reconnaissance des singularités désirantes interactives. La signification, nous dit Levinas, est « débordement de l’intention qui vise par l’être visé » (227), mais l’être visé est d’abord un être visant, comme protention d’un existant vers son optimum. En ce sens le « débordement de soi » que Levinas nomme à juste titre « temps » (223) n’est pas simplement ce qui arrive par autrui dans l’évènement éthique de son visage expressif ; il s’inscrit d’abord dans tout existant et, à ce titre, la reconnaissance ne sera pas simplement offerte dans la présence du visage qui parle mais sera œuvrée, élaborée entre chaque existant comme être-de-désir. Dans l’espace ouvert de la parole il y a une « mise à distance » du sujet à l’égard de soi, une « distance de soi à soi dans la conscience de soi » (231) par le fait que cette parole « thématise » les choses, les « rend offrables » en les plaçant « dans la perspective d’autrui » (230). Levinas désigne cette distance comme un « ne pas être encore complètement » qu’il nomme « temps » (230). Nous avons déjà pointé comme essentielle la dimension protentionnelle ou « projet », comme ce qui « dé-présente » le sujet, le fait excéder, déborder le « maintenant » pour signer la temporalité, « l’extension temporelle » (en langage husserlien) de son désir. Levinas comprend la distance à soi comme « inépuisable futur de l’infini », c’est-à-dire « accueil de l’infini de l’Autre » qui libère le sujet par un « Désir qui ne vient pas d’un manque ou d’une limitation mais d’un surplus de l’idée de l’Infini » (231). Il pourrait y avoir là une nouvelle expression de ce « grand Désir » que Nietzsche comprenait comme surabondante richesse qui déborde du soi. Dans la mesure où nous pensons qu’il y a dans ce débordement ou dépassement la dimension interne essentielle de tout ce qui existe, et plus particulièrement de tout ce qui existe d’humain, nous sommes proches de Husserl lorsque celui-ci fonde toute objectivité dans un processus essentiellement subjectif qui rend possible toute ouverture sur autrui. Toutefois ce processus ne relève pas de la simple représentation analogique mais s’inscrit dans l’ex-sistence même du sujet, être-de-désir qui rencontre un autre être-de-désir à l’égard duquel il ne peut pas ne pas être. Quel est cet « autre » vers lequel notre parole signifie ? En répondant à cette question c’est la constitution même du soi que nous mettons en jeu. Pour Levinas « Dieu c’est l’Autre » (232), ce qui veut dire que la pensée de « l’infiniment autre » sera nécessairement pensée de Dieu, laquelle « n’est pas une pensée » (232) mais une « relation avec une altérité totale », irréductible à l’intériorité (donc « réceptivité ») sans pour autant violenter celle-ci (donc « sans passivité »). Cette « réceptivité sans passivité » nous paraît s’accomplir dans une sorte d’ « amour intellectuel de Dieu » à la façon 187

de Spinoza, que Levinas reprend ainsi : « adoration et joie (…) l’idée de l’infini amenée par la connaissance, en Majesté, abordée comme visage » (233). La « sainte face » respire cette amour-là, tant il est vrai que la seule manière pour que la « relation à l’altérité totale » soit active et libératrice c’est que le même soit déjà pris, enveloppé dans l’autre, c’est-à-dire que tout commence par l’autre, donc par Dieu, comme Spinoza le fait dans son Ethique en commençant par Dieu seule vraie substance ou présence. Mais il y a là le risque majeur de ne plus retrouver la singularité après l’avoir dissoute dans cette « substance unique », comme Hegel le fera à sa façon en effaçant la dynamique des singularités interactives dans « l’un » de la substance éthique étatique372. Nous suivons une autre perspective, à savoir que cette « pensée de l’infiniment autre » n’est effectivement pas une pensée mais qu’elle est un affect attaché au Désir, au cœur même de l’existant : cet affect est le sentiment même de l’effort de dépassement constitutif du soi et « l’infiniment autre » en serait le point-limite asymptotique, l’horizon protentionnel ; « l’autre » serait cette altérité qui traverse le soi comme Désir, à savoir sa temporalité même ; nous dirions que l’autre et le temps (qui forment le titre d’un ouvrage de Levinas) « s’entr’expriment » dans le soi. Mais s’il en est ainsi, l’autre sujet singulier qui s’interpose dans cette altérité en devenir du soi, peut-il être autre chose qu’un instrument (organon) que celui-ci s’efforce de mettre à son service ? D’une certaine manière nous ne pouvons pas ne pas en convenir, ce qui nous éloigne fort de cette « adoration de la Majesté » dont parle Levinas en présence du visage de l’autre, adoration qui ne nous apparaît plus alors que comme une sublimation ou une échappée métaphysique. Toutefois cette « mise au service » pose de manière essentielle la question du « vraiment utile », telle que la soulevait Spinoza dans les premières pages de son Traité de la réforme de l’entendement : qu’est-ce donc qui est suprêmement favorable à l’être désirant singulier que je suis ? Puisqu’il recherche sans cesse l’optimum, qu’est-ce donc qui peut répondre à son attente ? C’est dans sa réalité vivante en acte que la question éthique ainsi formulée se pose en tant que telle. Or il y a dans la rencontre de l’autre désirant une possibilité qui nous reste offerte, alternative à la destruction multiforme, c’est celle de la reconnaissance de sa singularité ouvrant la voie au lien de solidarité. C’est cette voie que nous voulons explorer. « Le tiers me regarde dans les yeux d’autrui – le langage est justice » (234). Ce « tiers » qu’autrui, dans sa « misère », « sert déjà » est un « nous » que moi et l’autre sommes appelés à être : c’est là selon Levinas la dimension « prophétique » de la parole qui « atteste la présence (…) de 372

Voir plus loin nos réflexions sur l’éthicité selon Hegel.

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l’humanité tout entière, dans les yeux qui me regardent ». Mais puisque l’autre c’est Dieu chez Levinas, alors ce « nous » est fraternel sous l’unité du « père ». Si l’on ne s’engage pas sous cette paternité, assurément on ne suit pas la voie lévinassienne. L’accueil du visage de l’étranger qui n’est pas obstacle ou ennemi mais orientation vers autrui comme sujet doit-il nécessairement avoir ce sens d’une parole fraternelle sous la Majesté divine pour que nous puissions « donner et secourir » ? Nous pouvons le faire tout aussi bien en suivant la pente naturelle de notre singularité désirante, qui sait sa fragilité et voit dans la reconnaissance et la solidarité intersubjectives les médiations nécessaires à son plein épanouissement, sans que son engagement soit garanti a priori par cette caution onto-théologique. Cet « acte éthique » dont parle Levinas comme d’un « passage au rationnel » (242), dans la situation expressive par laquelle le visage d’autrui nous responsabilise en tant qu’individu, quel est-il in concreto ? Nous n’avons trouvé aucune réponse vraiment positive chez l’auteur, mais seulement des négations. Ce n’est pas une raison pratique universelle devant laquelle la volonté individuelle renoncerait à elle-même. Ce n’est pas non plus l’appartenance à une cité (polis) et ses « institutions raisonnables » dans lesquelles s’organiserait le système des relations d’interdépendance fonctionnelle entre des « citoyens ». Mais alors quoi ? Une société, oui, mais « une société avec l’infini » (240), « une société avec Dieu qui est l’Autre » où « la volonté s’ouvre à la raison » (241) dans le visage d’autrui. Levinas nous assure que « l’individuel et le personnel sont nécessaires » et sauvegardés. Mais enfin, dans cette « expérience absolue » qui est la raison même produisant l’idée de l’infini (« l’œuvre même de la raison » (242)), en quoi « l’acte éthique » s’est-il démarqué de la manifestation de cet amor intellectualis dei qui parachève l’œuvre de Spinoza ? La volonté y est « éthique », nous semble-t-il, en cela qu’elle est l’expression même de la Raison comme puissance créatrice propre à la « substance unique », dont l’individu devient un mode et dont l’idée sera constitutive de l’acte éthique en tant que tel. L’autre de la relation éthique sera ce visage en lequel je peux contempler amoureusement Dieu ou l’Autre. Si nous refusons d’effacer ou de surmonter la contingence de la singularité humaine en posant son fondement ou son principe constituant, soit dans une raison pratique universelle légiférant a priori, soit dans l’expérience métaphysique d’une transcendance obligeant et responsabilisant in fine le sujet à l’égard d’elle-même, alors que nous reste-t-il ? Pour répondre à cette question il nous sera difficile d’échapper à la « politique » comme organisation de l’être-avec-autrui dans le pacte de solidarité, pour des individus singuliers marqués du sceau de leur « projet » incessant, exprimant la finitude temporelle de leur désir d’optimiser leur puissance active. Nous soulignerons d’ores et déjà ceci : c’est justement parce que ce 189

Désir meut l’existant individuel dans un perpétuel débordement (seule « société avec l’infini ») constitutif du soi, c’est pour cela que la réponse ne saurait être cette jouissance de la simple préservation, cette jouissance dans laquelle « frissonne l’être égoïste » en étant « chez soi », en vivant des « éléments » d’une sphère de subsistance où il se « sépare » ou bien encore dans la « douce intériorité » qui l’enclot dans la « demeure » (165-167). Mais la réponse n’est pas non plus dans ce « passage à la limite » que nous propose l’accueil de la Majesté divine. L’autre solution est de promouvoir l’acte éthique à travers toutes les formes d’une solidarité offensive, conquérante, celle qui sera suprêmement favorable à l’expansion optimale de la vis primitiva activa présidant à la dynamique de chaque sujet singulier vivant. Toute transcendance de l’autre à soi et de soi pour l’autre est asymétrique au sens où, dans ce rapport à l’autre dans sa singularité absolue, l’homologie entre termes d’une même classe ou d’un même groupe ou système fonctionnel (par exemple entre les pairs d’une même institution) est biffée ; elle laisse place à une exposition risquée. Dans cette relation à l’autre absolument autre je suis à la fois celui qui s’expose à lui et celui qui peut l’obliger, lui « commander de haut » : je m’expose à lui en tant qu’il peut m’obliger ou même m’anéantir par la violence, et je peux l’obliger ou l’anéantir par la violence en tant qu’il s’expose à moi. Je m’expose, je m’offre à lui qui m’échappe infiniment : il peut s’ouvrir à mon altérité par la parole, qui fraternise en cela d’abord qu’elle nous installe en situation expressive, dans cet espace où peuvent être surmontées les sphères d’identité séparées et homologues (travail, famille, patrie, …), où peut être surmontée l’intériorité clôturante d’un « quant à soi »373 ; mais il peut aussi refuser cette ouverture possible en l’annulant dans le meurtre ou dans la guerre : je prends ce risque. Face à ce risque, qu’il prend lui aussi, lui comme moi pouvons esquiver le coup par la ruse, l’embuscade ou la dérobée : c’est la souplesse d’Ulysse, tout en stratagème face à la violence ; mais lui comme moi pouvons aussi « manifester positivement (notre transcendance) dans la résistance morale du visage » (249) : là pourrait être sans doute la « liberté absolue », celle qui demeure inconditionnée, celle qui ne s’embarrasse plus des causes naturelles (les actions et réactions des corps) et des besoins et intérêts qui leur sont aliénés. « Je suis une personne humaine, et à ce titre nul ne peut m’anéantir ou m’aliéner », voilà ce que dit le visage qui s’expose à nu. Cette résistance-là en appelle de nouveau à cette unité éthique de laquelle les singularités appétitives ont pu se détacher et s’exclure ; elle invoque à nouveau la parole qui « prend son temps », celui d’une certaine compréhension. Face à la violence qui veut toujours en finir au plus vite par 373

Ce retrait dans un « quant à soi » est presque toujours modélisé dans un « entre soi » au sein d’une caste ou collectivité « statutaire » (voir ci-après notre réflexion sur la solidarité).

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le plus court chemin, la parole mandatée par le grand Désir qui nous anime n’a de cesse que de différer, de prendre le temps nécessaire pour ajourner sine die le meurtre et l’aliénation. « La liberté elle-même n’est que l’ajournement (de la mortalité) par le temps » (248), « ce « pas encore » qui est une façon d’être contre la mort » (247), de différer cette « impossibilité de la possibilité » qu’est la mort selon Jean Wahl374. Mais ce visage de l’autre, que je suis devant l’autre et que l’autre est devant moi, si nous ne voulons pas qu’il soit simplement celui de la superbe indifférence, de l’impassible dégagement stoïque, dans lequel chacun peut s’enfermer en luimême, si nous voulons qu’il soit au contraire celui qui ouvre l’espace de la parole qui dure en endurant l’altérité, alors comment éviter de revenir en quelque façon à la table de négociation du pacte de solidarité, pacte de solidarité joyeuse et offensive et non pas seulement pacte de non-agression défensive, mais pacte quand même, qui se négocie dans l’effort, effort de reconstituer de l’autre à moi une unité dynamique qui puisse favoriser le grand Désir qui habite chacun de nous ? Ce travail de reconstitution d’une relation éthique vient effacer l’empreinte de notre finitude comme mortalité, juste le temps de notre effort de le mener à bien, effort sans cesse à reconduire. Parce que nous sommes concrètement et originellement mortels, placés sous le signe de cet évènement « hors temps », impensable (car « hors temps », puisque notre conscience est fluente, temporelle), qu’est notre mort, autrui peut nous apparaît spontanément comme ce qui peut nous détruire, figure de mort portée par toute altérité. Sous peine de nous enfermer dans un être-pour-soi guerroyant avec tous les autres jusqu’à la destruction du dernier, notre finitude comme mortalité en appelle à une reconnaissance et solidarité entre les sujets. L’immortalité cela signifierait pour nous la législation des récompenses et des châtiments éternels : s’il en était ainsi, si nous étions immortels, notre condition enfermerait en elle-même la loi morale. Notre mortalité signifie au contraire le risque permanent du « tout est permis » du héros dostoïevskien, qu’il soit moi-même ou un autre ; face à ce risque qui devient réalité chaque jour aux quatre coins de la terre, l’obligation morale du « tu ne tueras point » ne peut triompher ici ou là que si elle s’accomplit comme éthique individuelle du respect, qui est refus du meurtre sous toutes ses formes. Mais puisque notre finitude n’est pas seulement cette mortalité liée à l’instant ultime de notre disparition mais aussi et surtout cette limitation, cette non-toute-puissance de mon être désirant, alors c’est encore une éthique de la solidarité qui devient incontournable, pour mettre en œuvre ce qui sera le plus favorable à cette 374

Parce que le temps nous paraît être la possibilité de toute possibilité, qui diffère la mort, pour désigner celle-ci nous retiendrons cette formule de Jean Wahl, plutôt que son inverse, « la possibilité de l’impossibilité », proposée par Levinas dans Le temps et l’autre, Paris, 1983, p.92, note 5.

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puissance d’agir qui me constitue comme un vivant au milieu des êtres vivants constitués de même. Cette éthique qui aménage notre « temps de vie », où l’instant ultime est sans cesse différé, ce n’est pas celle de la « bonté » lévinassienne comme « être-pour-autrui » (263), mais celle d’un amour prudent de l’autre singulier, « prudence » toute aristotélicienne qui n’est pas simple habileté des moyens mais clairvoyance du « favorable », de ce « vraiment utile » dont parlait Spinoza. Comme on le sait, chez Levinas, « l’infinité de la responsabilité » qui est constitutive du « moi » est placée sous le jugement de Dieu qui « me regarde et m’accuse dans le visage de l’autre » en attestant de sa « subjectivité offensée » (273,274)375. Accomplissement de la pensée judéo-chrétienne que cette phrase qui énonce ainsi la vérité de l’individu singulier : « plus je suis juste et plus je suis coupable ». S’il en est ainsi pour elle c’est d’abord parce que « plus je suis coupable et plus je suis juste» dans la mesure où être juste c’est avoir le sentiment de sa culpabilité : la justice n’a pas de sens chez Levinas sans « l’unicité de la subjectivité », laquelle se tient dans l’infinie culpabilité d’un « moi » qui doit se perdre et renoncer à lui-même pour accomplir son devoir infini de « bonté », au-delà de tout jugement historique, politique ou institutionnel. Nous ne pouvons suivre Levinas sur ce terrain où, comme l’eut dit Schopenhauer, « la volonté se nie » dans la compassion parée du nom splendide de « bonté ». La volonté a au contraire la responsabilité de s’affirmer dans l’être-avec-autrui respectueux et solidaire, celle d’un effort d’élévation vers le « meilleur ». Quelle solidarité peut-il y avoir entre des êtres de désir qui s’efforcent ainsi d’optimiser leur orientation vers la « bonne manière » d’exister de telle ou telle façon (kalos epitelein) ? Là est la vraie question. Sans doute est-il nécessaire que ces puissances se consacrent à des finalités (teloï) où les synergies sont fortes, plus fortes que la division et la dispersion, où elles peuvent se conforter l’une par l’autre, s’éduquer (e-ducere) mutuellement de telle manière que leur croissance, leur renforcement soient corrélatifs. Dieu n’est que la figure symbolique de notre kalos epitelein et la « bonté » n’est que la guise de ce kalos qui oriente notre Désir ; et ce « dépassement moral » que Levinas invoque pour que les relations humaines ne soient pas cette « machine à broyer la singularité », nous le comprendrons seulement au sens de l’exigence éthique qui en appelle à la forme solidaire de ce Désir qui nous constitue. Cette forme solidaire est consubstantielle, à n’en pas douter, aux finalités qu’une philosophie de la singularité nous propose : celles par 375

Etre « responsable au-delà de toute limite fixée par une loi objective » (274), « être moi » en « existant pour autrui », c’est-à-dire trouver les ressources de son intériorité « dans le débordement incessant du devoir » (275), ex-sistence qui « exalte la subjectivité » (276), ce n’est rien d’autre pour Levinas que « se placer sous le jugement de Dieu » en mesurant le moi à la bonté qui le décentre vers autrui et le sauve ainsi de l’être-pour-la-mort (277).

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lesquelles s’accomplit l’union de l’amour et de l’intelligence sous toutes les formes d’activité (praxis). Nous en sommes arrivés à ce point de notre réflexion : L’exigence éthique n’est pas le regard accusateur d’un transcendant épiphanique. L’acte éthique n’est pas l’expérience absolue d’une « société avec l’Infini », mais un effort continu pour la reconnaissance et la solidarité intersubjectives.

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II

Philosophie de la solidarité

« Qu’aimes-tu chez les autres ? Mes espoirs » Nietzsche, Le gai savoir, III, 272.

Reconnaissance par qui ? Reconnaissance de quoi ? Telles sont les deux questions majeures posées à toutes les théories de la reconnaissance qui ont fleuri depuis une dizaine d’années. La question de la reconnaissance étant essentiellement éthique, dès le commencement de notre réflexion nous avons enraciné cette éthique dans une interrogation sur le « soi » c’est-à-dire sur ce qui signe un sujet individuel dans sa singularité : cela signifie que le questionnement éthique de notre être à l’égard d’autrui ne peut trouver ses réponses que dans le champ ouvert par l’être-soi du sujet affirmant sa singularité. A partir de là la première question – reconnaissance par qui ? – reçoit naturellement sa réponse : reconnaissance de soi par soi, qui trouve écho dans la reconnaissance par un autre soi se reconnaissant lui-même. Mais nous avons été plus loin en fondant le soi dans la protention de son Désir, celui de croître en se réjouissant toujours davantage de sa puissance d’agir autonome. A partir de là s’esquisse la réponse à la seconde question – reconnaissance de quoi ? Puisque c’est le soi de chaque sujet individuel singulier qui est en question il ne peut s’agir de la simple « reconnaissancerespect » comme reconnaissance réciproque et universelle de la « personne » (droits et devoirs, capacité d’ester en justice, de raisonner, d’argumenter, etc.) ; mais il ne peut s’agir non plus d’une « reconnaissance-estime » comme reconnaissance des capacités et performances particulières d’un sujet au regard des intérêts et des normes d’une communauté, quelle qu’elle soit. C’est au contraire de l’amour d’une singularité absolue qu’il s’agit : la « reconnaissance » est alors le nom donné à cet appel sans raison lancé au cœur du soi, cet appel pour trouver des points d’impulsion de son Désir, traçant pour lui un parcours de solidarité avec d’autres soi dans la dynamique asymétrique, instable et incertaine des actes donateurs signant leur générosité. Examinons ce qu’il en est de plus près.

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Reconnaissance et solidarité : l’individu singulier et les castes statutaires376 Nous rencontrons chez G.H. Mead cette idée selon laquelle l’individu se respecte lui-même comme citoyen ou personne juridique (dite encore « personne morale »), sorte de « moi social » constitué à travers l’ensemble des droits et devoirs dans lesquels il est garanti dans sa « dignité » par la communauté ; ces droits et devoirs sont autant d’exigences reconnues qui sont nées de la revendication par l’individu des valeurs normatives de cette communauté. Mais Mead prend également en compte la manière dont cet individu réagit spontanément aux obligations qui contrôlent normativement son comportement, réaction qui exprime sa capacité créatrice de nouvelles formes de reconnaissance intersubjective – ce que Mead symbolise dans le « je », par différenciation avec le « moi » de l’identité sociale normative377. Le « je » meadien serait donc une force mise au service du « soi », compris comme ce qui cherche à se réaliser dans son Désir. Ainsi l’identité du sujet ne serait pas le simple produit d’une « introjection » des normes sociales résultant de la dialectique des relations intersubjectives élaborant le système de la reconnaissance entre citoyens, elle serait plutôt ce qui, dans l’élément de ce système, travaille inlassablement à sa vitalisation dans le but de renforcer sa puissance d’agir individuelle. Le soi serait la constellation de ces forces créatrices (de ces « je » en langage meadien) mises au service de cette finalité ; et la construction de ce système de forces passerait par la médiation d’un processus d’idéalisation d’une communauté capable de répondre à ses exigences et dans laquelle pourra donc être projeté un « moi idéal »378. Que puisse s’établir ainsi une chaîne historique d’idéaux normatifs constituant l’armature du développement de la vie sociale dans le sens d’un accroissement de l’autonomie personnelle, de la « libération de 376

Nous n’employons pas ici le mot « statut » dans le sens positif que lui donne, fort légitimement, Habermas dans sa réflexion sur l’ « éthique de la discussion », à savoir au sens d’une protection ou garantie permettant d’ « institutionnaliser » les discussions théoriques ou pratiques, de telle manière que soit mise en valeur in concreto ou mise en pratique la forme idéale d’un dialogue argumenté rationnel (voir Morale et communication, trad. Bouchindhomme, notamment chapitre 3.III, Paris 1986). Compris en ce sens-là, le « statut » n’est en soi nullement un obstacle pour une éthique de la solidarité telle que nous l’entendons. 377 Voir le commentaire qu’en donne Honneth, dans La lutte pour la reconnaissance, traduction française, Paris, 2007, p.100 : « le « moi » incarne, en lieu et place de la collectivité, les normes conventionnelles, dont le sujet doit constamment essayer de relâcher l’emprise, afin de donner une expression sociale à l’impulsivité et à la créativité de son « je ». Mead introduit dans la relation pratique à soi une tension entre la volonté générale intériorisée et les exigences de l’individuation… ». 378 Honneth en dit ceci : « avec l’impulsivité inextinguible du « je », c’est un facteur d’idéalisation normative qui s’introduit dans toute praxis sociale. Les sujets, en défendant leurs exigences spontanées, ne peuvent s’empêcher de rechercher la confirmation d’une collectivité hypothétique, qui leur accorderait de plus grandes libertés que le système de reconnaissance établi. » (p.101) ; de par cette « idéalisation » il y aurait donc le risque du besoin de « toujours plus de reconnaissance ».

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l’individualité », c’est là une affirmation qu’il convient d’accueillir avec prudence, car le système d’exigences normatives qui résulte à chaque fois de l’effort des individus vers cette « libération » a le pouvoir d’en dévoyer le sens, d’en éteindre la flamme par une normalisation qui efface la reconnaissance des différences, ou bien encore par une appropriation de cet effort par un petit nombre d’individus qui y voient l’opportunité d’une affirmation d’eux-mêmes dans l’opposition destructrice des autres. Il faut se garder de croire que les transformations du processus social qui s’accomplissent ainsi pour constituer notre « société humaine civilisée » se traduisent nécessairement (ou même le plus souvent) par « une libération sociale progressive de l’individu et de sa conduite »379. Pourquoi ? Parce que l’effort d’un nombre considérable d’individus vers une plus grande autonomie de leur puissance active peut être orienté de manière presque transparente et par des moyens très subtils (par la flatterie des instincts les plus grossiers et les plus avilissants) par un petit nombre d’individus qui se chargent de paramétrer, de normaliser cette individualisation au service de leur propre Désir, et ce dans une logique totalement contraire à celle d’une éthique de la solidarité et même totalement pervertie au regard de la reconnaissance : sous leur domination cette reconnaissance se limitera aux « sujets » de leur royaume, surjets dont le nom est aujourd’hui celui de « consommateurs » ou de « clients » ou encore de « ressources humaines » à leur service. Il y a donc un effort de libération par lequel le soi tend à son autonomie la plus forte possible et qui mesure sa réussite à l’aune de sa reconnaissance sociale par un « autrui généralisé », en tant que « moi social », personne juridique ou citoyen. Mais cette mesure n’est pas vraiment satisfaisante car c’est une reconnaissance beaucoup plus haute que revendique ici fondamentalement le sujet, celle que Mead nomme son « autoréalisation ». Le sujet cherche à faire connaître la signification sociale de ses capacités individuelles, autrement dit à faire valider par la communauté ce en quoi il est une personne unique et irremplaçable, une « personnalité ». Si on ne considère pas (comme le fait par exemple Nietzsche, pour lequel tout individu d’exception est destiné à être rejeté par la logique du « troupeau ») que cet effort est totalement illusoire, alors il faut chercher quelle est la dynamique des relations intersubjectives qui favorise le mieux cette réalisation de l’individu dans sa puissance d’agir. Pour que l’effort de tel individu en vue d’atteindre la forme optimale de sa singularité active soit reconnu comme une contribution unique et irremplaçable à la vie de la communauté, il faut nécessairement que cette affirmation de sa singularité s’inscrive dans un horizon de valeurs communes – ce que Rawls nomme une « notion de la justice »). Le danger est alors d’en revenir à une sorte 379

Mead, L’esprit, le soi et la société, traduction française, Paris, 1963, p.187.

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d’hégélianisme, à l’idéal de la vie éthique du citoyen dans l’unité supérieure de l’Etat ou encore de la Nation, comme figures de la communauté, idéal dans lequel c’est la contribution au tout de la communauté ainsi figurée qui devient la valeur unique qu’il faut reconnaître. La perspective diamétralement opposée serait celle dans laquelle ces « valeurs partagées » formant l’horizon de toute reconnaissance « réalisant » l’individu seraient précisément celles de la singularité optimale, non pas comme séparée et close dans un « pour soi » d’opposition à l’autre mais comme une singularité qui prend soin d’elle-même à travers la relation solidaire à autrui. Certes, nous dira-t-on, puisque c’est la singularité optimale qui est en jeu, cet « autrui » ne saurait être général ou global mais au contraire électif, plein de discernement, de sens critique, mais il est possible de concevoir que ces multiples solidarités sélectives finissent par ne pas se nuire les unes aux autres et par vivre « en bonne intelligence », ce qui suppose que celles qui ne sont que des simulacres destinés à alimenter des oppositions compétitives soient énergiquement neutralisées ; toutefois les succès de la solidarité ne s’accompliront pas sans luttes et sans conflits, puisqu’il faut discerner, distinguer et élire. Cette « réalisation » du sujet dans une société solidaire orientée vers l’optimum de toute singularité ne peut s’accomplir, on l’aura compris, dans la simple « utilité sociale » d’un travail comme fonction bien remplie dans cette société, car cela équivaudrait à ne plus trouver de sens à la singularité que dans le « service » rendu à la communauté reproduite comme cette unité supra-individuelle qui consacre ou légitime (on pourrait dire qui « adoube » comme son chevalier servant) l’individu en mal de réalisation de soi. Cette communauté-là peut fort bien faire l’économie de la solidarité puisqu’il suffit, pour qu’elle « fonctionne bien », que chacun y tienne son rôle au mieux de ses capacités individuelles dans la division sociale du travail. La solidarité donne un autre sens à cette autoréalisation du sujet dans la communauté qui est la sienne ; ce sens est justement guidé, orienté par la réponse à cette question : qu’est-ce qu’un agir « socialement utile » dans une communauté dont l’horizon est celui de l’optimisation de l’individu dans sa singularité active ? Si ce n’est pas seulement chaque individu mais la communauté elle-même qui est placé sous cet horizon, alors la réponse ne peut être celle de la simple division fonctionnelle entre des compétences techniques au service du « bon fonctionnement » de la totalité sociale, futelle respectueuse de l’autonomie de l’individu dans le choix de sa manière de « servir ». Encore faut-il que le « bien faire » soit ordonné à un « faire le bien » au sens du « vraiment utile » comme ce qui permet à l’individu de s’optimiser de telle façon que soit favorisée par là même l’optimisation de l’autre : l’exigence éthique exprimée ainsi comme solidarité doit donc demeurer le principe suprême décidant de la « vie bonne ». La vraie « démocratie » n’est pas simplement le « laisser libre » à l’égard de 198

l’individu dans ses choix de « faire », elle est suprêmement ce qui donne à ce « faire » son sens de solidarité pour toute singularité en interaction. Les différents « faire » fonctionnels sont évalués à l’aune de cette exigence éthique que chaque réussite dans la « réalisation » d’un individu singulier s’accomplisse de telle façon qu’elle engendre une réussite dans la réalisation d’un autre individu avec lequel le premier est en relation. Ce qui veut donc dire à la fois que la réalisation de l’individu ne peut se réduire à l’accomplissement de sa tâche au service d’une communauté qui y trouve le moyen de sa reproduction tout en enfermant cet individu dans ce « service bien rendu », mais encore que cette réalisation ne peut être atteinte dans la négation ou la destruction de celle d’un autre individu. Pour qu’il en soit ainsi il faut assurément le sentiment éthique qui unisse les individus en interaction. Comment un tel sentiment pourrait-il naître s’il n’est pas étayé sur une certaine notion de la vie bonne dans l’intérêt de chacun, notion que chacun des individus en relation doit partager ? Cette « vie éthique » (pour reprendre un terme hégélien dans un sens fort différent de celui que Hegel retiendra in fine) ne peut être pratiquée que si elle est effectivement conçue ou plutôt intuitionnée (car ce n’est pas forcément d’une compréhension par concept qu’il s’agit là) comme telle, et elle ne peut être comprise comme telle que si c’est bien l’autoréalisation personnelle de chaque sujet singulier qui est la fin suprême pour chacun des individus en relation et si ceux-ci comprennent que cette fin ne peut être atteinte que dans une synergie et une faveur mutuelle, non dans une opposition destructrice. C’est cette compréhension qu’il faut nommer le sens éthique et c’est elle qui peut donner au « bien commun » une teneur qui ne se réduise pas au bon fonctionnement d’un système communautaire, fut-il au demeurant « démocratique ». Ce que Honneth nomme « l’estime sociale » paraît être l’expression universelle ou du moins générique de toutes les formes de reconnaissance de l’individu dans sa singularité concrète. Mais quel est le contenu, quelle est la teneur de cette expression ? Il ne peut y avoir d’estime que là où il y a valeur (estimée). On peut penser que cette valeur qui fonde l’estime sociale est mesurée par la capacité de l’individu à contribuer à la réalisation ou promotion des fins poursuivies par la société à laquelle il appartient, autrement dit par son adéquation à l’image culturelle que cette société s’est donnée d’elle-même. Cela suppose à l’évidence une organisation sociale qui réunisse ses membres autour d’une communauté de valeurs constitutives de ses fins. Comme nous l’avons dit, il y a là un risque majeur : si l’intérêt communautaire vaut « pour soi » par delà toutes les expressions individuelles du Désir, alors celles-ci sont en quelque façon sacrifiées sur l’autel de cet intérêt absolu et « l’estime sociale » ne sera plus qu’un autre nom de cette loyauté sociale qui honore les « bons serviteurs » de cette communauté, Etat, Nation ou toute autre institution. On peut toutefois 199

s’interroger : Y a-t-il encore aujourd’hui de telles « valeurs communes » ? Si l’on répond oui, il faudra déterminer ces valeurs et s’interroger surtout sur leur capacité à fédérer encore une « société » au sens d’une totalité bien ordonnée comme système organisé de l’être-avec-autrui. Mais il faudra aussi s’interroger sur la source de ces valeurs : sont-elles une création spontanée de « l’Esprit universel » à la manière hégélienne ou bien de telle ou telle de ses figures historiques particulières ? Derrière ces mots, ce sont, nous semble-t-il, certains hommes, plus précisément certains groupes humains qui se cachent et qui œuvrent de manière plus ou moins transparente. Ces hommes, on pourrait les nommer les « maîtres », mais ce ne sont nullement des « maîtres » au sens nietzschéen du terme. Le maître nietzschéen est un esprit libre, solitaire, un être d’exception, un créateur que nulle caste, corporation, confédération ou autre forme de collectivité, ne peut récupérer ou arraisonner : il ne saurait produire des « valeurs sociales ». Les « maîtres » dont il s’agit ici s’inscrivent dans la logique d’une société organisée en ordres hiérarchiques modélisés, dont ils sont les « maîtres d’œuvre » ; c’est dans cette société que l’estime sociale devient ce que Honneth nomme « l’honneur » ou le « prestige social »380, honneur qui n’a rien à voir avec celui auquel l’ « aristocrate » nietzschéen doit sa grandeur. Que se passe-t-il dans cette société-là ? Elle est fondée sur une hiérarchie de degrés ou formes d’honneur qui sont in concreto des modes de vie différents, sensés représenter différentes qualités d’individus : cette hiérarchie mesure la valeur donnée à ces modes de vie et à ces qualités en fonction de leur contribution à la réalisation des fins de la communauté. Cette structure hiérarchique entre des ensembles d’individus constitue une société qui se veut substantiellement une comme système de « statuts »381 ou d’ « états » modélisés, et les individus sont évalués dans leur dignité sociale, qui est une « considération sociale », au regard de leur statut ou état qualifié dans sa valeur communautaire. C’est en fait tel ou tel ensemble statutaire qui est objet de considération puisque c’est lui qui permet d’attribuer à ses membres une certaine marque d’honneur social. Entre ces états ou statuts des relations d’estime hiérarchisées s’établissent selon une typologie culturelle de la reconnaissance, qui exprime les fins de cette société comme hiérarchie substantielle des valeurs reconnues. On peut s’interroger : si cet ordre des valeurs, que l’on pourrait nommer « éthicité traditionnelle », était fondé sur « le pouvoir de persuasion des traditions religieuses ou métaphysiques », comme le pense Honneth382, alors le déclin de cette « référence métasociale » devrait normalement générer une dissolution de cet ordre. Or 380

p.149. Nous n’utilisons pas ici le mot « statut » dans le sens où l’emploie Nancy Fraser, qui parle du « statut » de partenaire à part entière qui doit être assuré à chaque individu dans l’interaction sociale. Nous employons ce mot pour désigner un mode de la « caste » qui, au contraire, instaure des inégalités dans tous les domaines de cette interaction. 382 p.151. 381

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il n’en est rien, au sens où, débarrassée pourtant de tout fondement transcendant, une nouvelle hiérarchie « statutaire » s’est mise en place, tout aussi redoutable que la précédente pour la « libération de l’individualité » dont parlait Mead. Cette nouvelle hiérarchie prétend, tout autant que la précédente, à son « objectivité » et à son pouvoir normatif à l’égard des comportements (ethoï) individuels. En cela nous sommes au regret de constater que le sujet singulier n’a toujours pas fait son entrée sur la scène de « l’estime sociale ». Nietzsche aurait-il donc le dernier mot en affirmant l’incompatibilité de la singularité idiosyncrasique avec la vie en communauté ? Il semblait pourtant qu’en triomphant de l’ancien ordre de reconnaissance, la bourgeoisie avait ouvert la voie pour « une vision plus individuelle des rôles tenus dans la réalisation des fins sociales »383, et voilà que ce « pluralisme axiologique », qui était sensé marquer l’ouverture « des valeurs sociales aux modes de réalisation de soi de la personne humaine »384, n’a cessé de se refermer, de plus en plus fortement même, si bien qu’aujourd’hui, dans la plupart de nos sociétés capitalistes libérales, c’est une nouvelle « caste des honneurs » qui dicte sa loi de l’estime sociale des individus, en fondant celle-ci sur l’appartenance à une certaine typologie des compétences. Cette typologie s’ordonne selon une hiérarchie des institutions qui attribuent ces compétences et c’est elle qui instaure le nouvel ordre social des états ou statuts diplômés. Cet ordre social des états diplômés s’exprime objectivement dans la hiérarchie des fonctions directives au sein des collectivités décisionnelles. L’ « estime sociale » que ce nouvel ordre accorde à tel individu n’est ni la valeur universelle de sa personne juridique, ni la valeur subjective que s’accorde à lui-même cet individu comme sujet intègre ou vertueux. Elle a même aujourd’hui le pouvoir de passer outre cette valeur juridique et cette valeur subjective, en faisant que ces valeurs soient considérées comme inessentielles ou bien ne soient plus prises en comptes que de manière formelle, in abstracto. Dans cette société « néo-traditionnelle », il se crée des simulacres de lien solidaire. C’est d’abord une « solidarité » de caste entre individus ayant établi entre eux des liens d’estime parfaitement symétriques, ce que l’on peut désigner comme « l’entre soi ». Pourquoi n’est-ce là qu’un simulacre ? Parce qu’elle prospère dans le sillage d’une stratégie d’exclusion et de ségrégation par laquelle il est fait opposition à toute reconnaissance porteuse d’estime qui excèderait les limites de la caste : elle n’a donc d’autre finalité que le repliement défensif contre toute véritable solidarité ouverte. Ce fac-similé de solidarité dans la nouvelle caste attire à soi pour mieux l’arraisonner la « solidarité des fins » qui fonde l’ordre social tout entier. Cela signifie que l’horizon de valeurs intersubjectif se dessine à partir d’un certain nombre 383 384

p.153. ibid.

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d’objectifs pratiques de la caste dominante. Nous n’hésitons pas à dire qu’aujourd’hui l’ordre hiérarchique des « statuts diplômés » exprimés dans les structures de direction des collectivités décisionnelles est mise au service des intérêts pratiques des membres de ces structures, à savoir l’appétit du gain et la soif de pouvoir que l’enrichissement permet d’étancher. Le gain et les honneurs, comme le disait Platon, telles sont les fins selon lesquelles s’ordonne cette nouvelle hiérarchie des statuts diplômés qui préside à l’évaluation des « qualités individuelles ». Toutes les formes de « mépris » comme déni de reconnaissance sont les produits de cet ordre nouveau. Nancy Fraser385 et ses suiveurs nous disent que les processus de redistribution inéquitable (générateurs d’inégalités économiques entre les « classes ») et les processus de « non-reconnaissance » (générateurs de discrimination culturelle entre les « statuts ») ne sont ni réductibles ni soumis hiérarchiquement les uns aux autres, mais sont en interaction, combinés les uns aux autres au sein des multiples stratégies de la domination. On peut toutefois se demander si « statut » et « classe » ainsi nommés par Fraser ne sont pas aujourd’hui les deux visages d’une même Janus, les deux points de vue sur une même réalité, à savoir la prise de pouvoir politique par un certain statut, celui du « financier » (le chrematistes chez Aristote), devenu grand maître des processus économiques par son savoir-s’enrichir. C’est parce qu’une certaine logique du système économique (production-distribution) s’est incarnée dans ce statut que toutes les formes d’aliénation et de mépris fleurissent aujourd’hui dans nos sociétés marchandes libérales ; une multiplicité de statuts subalternes (tel que, par exemple, celui d’élève d’une grande école scientifique) ne sont que des figures au service de ce statut hégémonique. Ricoeur a raison de rappeler que, depuis Socrate, le philosophos amoureux du beau logos s’est opposé frontalement à celui qui prétendait disposer de la sophia pour mieux s’enrichir et se couvrir de gloire et devenir ainsi un homme de pouvoir. Aujourd’hui le sophos a pris la figure du chrematistes. En dehors de la défense des intérêts matériels des individus, on se plait à croire qu’il y a en eux ce fameux « désir de reconnaissance » en vue de construire leur identité estimable et honorable. La question qui reste posée est la suivante : dans nos sociétés libérales modernes, où la caste financière est désormais dominante, le désir de reconnaissance ne finit-il pas, pour le plus grand nombre, par s’identifier à la défense des intérêts matériels ? Autrement dit, la « réussite économique » n’est-elle pas devenue non pas seulement un effet de la « reconnaissance » mais la substance même de « l’individu reconnu » ? Et la question qui en découle et à laquelle le philosophe ne pourra pas, lui non plus, échapper, est celle-ci : si tel est le cas, renverser cette perspective, « convertir le regard » comme le veut le 385

Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, 2005.

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philosophe, ne passe-t-il pas nécessairement par le renversement de la caste dominante actuelle386 ? Il importe de savoir si une société humaine peut éviter que, non seulement s’instaure une lutte permanente entre les différents groupes en vue de valoriser au regard des « fins communes » les capacités liées à leur mode de vie particulier, mais encore que le groupe triomphant dans la lutte dicte ces « fins communes » à l’horizon desquelles toute évaluation s’accomplit. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la valeur attribuée aux différentes formes de l’autoréalisation individuelle est subordonnée aux paramètres de la « considération sociale » qu’une caste, modélisée dans ses compétences et ses comportements, a réussi à arracher à la communauté tout entière. Il nous paraît illusoire de croire que néanmoins, comme le dit Honneth, « à l’intérieur de ces systèmes de valeurs instaurés par des voies conflictuelles, la considération sociale des sujets se mesure quand même à la contribution individuelle qu’ils apportent, sous une forme particulière d’autoréalisation, au projet global de la société »387. La question est effectivement posée de savoir ce que peut bien signifier in concreto cette « manière particulière dont (l’individu) parvient à faire coïncider la réalisation de soi comme individu et la concrétisation (qu’il réalise) des fins abstraitement définies de la société »388. On voit mal comment pourrait se dégager « cet horizon de valeurs universel qui doit en même temps être ouvert à différents modes d’autoréalisation individuelle »389, à partir du moment où ces qualités ou capacités à travers lesquelles l’individu peut conquérir l’ « estime de soi » sont modélisées, pré-normalisées dans des états ou statuts. Pour que l’autoréalisation individuelle ne soit pas seulement une sorte de caution subjective que l’individu se donne en tant que membre d’une caste « socialement considérée », mais qu’elle soit l’expression d’une véritable « estime de soi », il est absolument nécessaire que cette estime résulte d’une confiance ouverte en ces capacités ou qualités et non de la sécurité d’un « entre soi », autrement dit il faut que les capacités qui l’étayent soient ouvertes à la singularité dans sa différence absolue, en dehors de toute modélisation de la considération sociale. En un mot, si l’estime sociale de l’individu est subordonnée à une manière de faire coïncider réalisation de soi et valeur communautaire qui est modélisée, comme c’est le cas plus que jamais dans nos sociétés capitalistes modernes, c’est le système des fins de la société tout entière qui est alors lui-même subordonné à cette modélisation et c’est la reconnaissance en vue de l’estime de soi qui en est pervertie : la 386

C’est là où le discours nietzschéen, qui se veut le défenseur de la « morale des maîtres » contre celle « des esclaves », ne peut pas ne pas s’interroger : ne faut-il pas renverser les maîtres lorsque ceux-ci sont des esclaves qui sont parvenus à leurs fins ? 387 p.155. 388 p.154. 389 ibid.

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« réussite financière » est aujourd’hui le paradigme de toute hiérarchie entre des statuts évalués à l’aune du « principe de performance » (Leistung Prinzip). Renverser totalement cette perspective supposerait que les fins ou valeurs partagées fondant la communauté trouvent leur source ou leur centre dans un amour de la singularité en dehors de toute condition d’appartenance à un modèle, quel qu’il soit. Mais il ne suffit pas de s’en tenir à une telle affirmation sans en donner la véritable teneur. Cet amour a priori, inconditionné, de la singularité, ne se réduit-il pas in fine au respect de la personne humaine tel que l’impératif kantien l’imposerait à notre raison pratique ? Mais ce respect de la personne présente un caractère formel qui peut difficilement se concilier avec la singularité concrète d’un individu vivant en action. Puisque nous avons enraciné notre réflexion dans la recherche du soi singulier existant avec l’autre soi singulier, nous pouvons difficilement nous replier sur cette reconnaissance respectueuse de la personne humaine pour fonder la relation éthique concrète avec l’autre. Mais alors, si nous nous engageons dans cette vie éthique attachée à la singularité concrète, pouvons-nous éviter que le conflit des castes ne vienne compromettre toute vraie solidarité, autrement dit, peut-on éviter que le caractère nécessairement électif et sélectif de tout lien solidaire ne dégénère en opposition systématique entre des castes, puisque c’est bien d’individus vivants mus par le Désir qu’il s’agit, et que ces individus se rassemblent sous des modèles ou des types à travers lesquels ils espèrent satisfaire ce Désir ? La dynamique positive du lien solidaire ouvrant la voie aux synergies des expressions du désir peut-elle l’emporter in fine sur la logique défensive de la reconnaissance conflictuelle entre les individus et les castes ? Voilà la question sur laquelle nous achoppons. Si nous refusons de nous réfugier dans l’impératif catégorique d’une morale de la « personne humaine » en général dans laquelle la simple forme pratique d’une législation universelle déterminerait ce qui est bon en soi et dans laquelle le seul déterminant de la volonté individuelle serait le respect pour la loi de la raison pure pratique dans sa simple forme universelle, si nous voulons au contraire une éthique de la reconnaissance et de la solidarité ancrée in concreto dans la relation intersubjective, en vue de favoriser le développement optimal du sujet singulier dans sa puissance d’agir, alors comment éviter que cette vie éthique ne se dissolve dans la multiplicité conflictuelle des buts individuels arraisonnés par des castes modélisant la différence singulière pour imposer leur ordre hiérarchique ? Pourtant, dans le face-à-face de la relation intersubjective, quelque chose de tout autre se joue, sur un plan tout différent de celui de la reconnaissance sociale, même si les forces qui régissent cette reconnaissance sociale ne cessent de nous contraindre peu ou prou.

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Amour de la singularité qui est différence absolue, disions-nous. Cette singularité est celle de l’articulation continue d’une mémoire et d’un projet : mémoire ressourçant l’incessante protention, telle est la seule réalité du temps, celle de notre Désir alimenté sans cesse par notre perception qui se trace et se codifie en schèmes moteurs. Nous durons dans la dé-présence qui nous rejette en arrière pour mieux nous projeter en avant, toujours tendu vers la forme optimale, celle qui donne sens autant qu’il se peut. Nous sommes dans l’attente, dans l’aspiration de notre Désir, et c’est là notre seule « transcendance ». Comment l’autre n’en serait-il pas une figure parfaite ? Il est l’absolument autre, le tout-en-dehors, avec lequel nous ne saurions être assimilés, avec lequel nous ne pouvons être en adéquation parfaite, en compréhension parfaite par le travail de notre seul entendement. Et pourtant la relation a lieu, il se passe quelque chose, il règne une étrange proximité. L’autre est enveloppé dans notre attente, dans notre aspiration : notre temporalité est encore cette dynamique entre nous (ce « surplus de la socialité » dont parle Levinas en un autre sens) dans laquelle nous attendons des synergies, des confluences plus ou moins improbables entre nos puissances d’agir. La solidarité se tient entre ces deux pôles d’une tension interne permanente, constitutive de notre soi : la différence absolue et la proximité de l’autre, indissociables. C’est parce que l’autre est cette absolue différence d’un soi singulier et que je le sais, c’est pour cela qu’il m’est « proche » et que je peux en attendre ce « meilleur » pour moi-même. Voilà ce que la caste nous empêche de saisir et de faire fructifier, à force de vouloir le réduire en des formes typiques, l’assimiler en le modélisant. Approfondissons le sens de cette proximité qui est appel à la solidarité et pour cela revenons au cœur de l’interrogation philosophique ; ce qui ne sera pas insignifiant mais au contraire essentiel : il se pourrait bien en effet que la conversion du regard propre au philosophe soit le véritable fondement de cette éthique de la solidarité.

Singularité et solidarité : le regard du philosophe. Je suis seul en tant que je suis, dans mon esse, dans mon être (comme verbe infinitif). Il y a une unité et une seule (au sens plein du mot « seul ») dans l’être où je suis. La question posée par Levinas est la suivante : peut-on dépasser cette unité et sa « solitude » en remontant à ce qu’il nomme « le principe même du lien entre l’existant et son exister », c’est-à-dire à « un évènement par lequel l’existant contracte son exister », évènement que

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Levinas désigne comme « hypostase » ?390 Nous remarquerons tout de suite une chose essentielle : Levinas, en posant cette question, parle déjà d’ « exister » (existere) et non plus seulement d’être (esse). Réduire a priori l’ « exister » à l’ « être » est un abus car l’« être » comme esse n’est pas nécessairement un « exister » (existere) : le rocher est, il n’existe pas391. Mais si c’est d’existant et d’exister que parle Levinas c’est bien parce que la solitude est le propre de ce qui existe et non pas de ce qui, tel le rocher, simplement est. Notons déjà ceci : dans l’existence il n’y a pas simplement un fait d’être (esse) mais il y a déjà un « sortir de », ex-sistere, un se tenir hors de soi, ou plutôt un déborder (ex) la tenue sur soi (sistere). En cela que je suis dans ce débordement, j’ « existe », tel que le rocher ne le pourra jamais. Mais que faut-il entendre par ce « débordement » ? Cela ne peut être un simple mouvement de transformation, une « altération », car le rocher lui aussi se transforme (érosion) – en cela nous pensons d’ailleurs hâtivement qu’il est lui aussi « temporel ». Mais, et c’est là une détermination essentielle, le rocher ne se transforme pas par lui-même (per se) mais toujours sous l’effet de quelque cause extérieure (les pluies, la chaleur, le froid), contrairement à une monade ou unité de vie qui possède en elle une puissance interne de changement (dynamis) par laquelle elle se transforme, parce qu’elle est unité appétitivo-perceptive. C’est sans doute là le premier sens du « débordement » de ce qui existe, à savoir cette dynamis à l’articulation d’une mémoire et d’un projet qui fait sa « temporalité » - en ce sens le rocher n’a rien de « temporel » -. Dans cette protention ressourcée par une mémoire, j’existe, je déborde de cette « présence instantanée » en laquelle je crois « être » : mon débordement est cette durée en laquelle je « m’étends », dans toute l’épaisseur de mon activité désirante. Mais ce n’est pas l’unique sens que l’on puisse donner à ce « ex » du « ex-sistere ». La « sortie hors de » est aussi une ouverture à l’autre. Le rocher n’est pas ouvert à l’autre ; s’il pleut il y aura entre l’eau et la pierre un système de causalité naturelle qui viendra transformer la roche, laquelle ne sera que l’un des termes de ce système qui se met en place sans aucune initiative, perception ou appétition de la part de ses éléments. Je ne suis pas rocher, j’existe et en cela je suis disposé envers l’autre, je suis ouvert à lui, exposé au risque mais aussi disponible pour l’opportunité que cet autre peut s’avérer être pour moi. Le débordement de mon existence est cette ouverture par laquelle la monade n’est jamais sans portes ni fenêtres comme l’affirmait Leibniz ; elle a en elle-même son principe interne de développement mais dans une ouverture continue à l’autre ; et ce, non pas seulement en tant 390

Le temps et l’autre, Paris, 1983, p. 22. Le dasein heideggerien est celui de l’homme : il n’est pas seulement un « être » là, ni même un « vivre » là, il est une existence sur le mode humain (celui du questionnement de l’être, chez Heidegger). 391

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qu’elle est attachée à un corps comme agrégat physique (car en ce sens le rocher, comme matière, est bien lui aussi « en relation avec » le milieu physique extérieur), mais en tant même qu’elle est monade ouverte à d’autres monades ouvertes à elle. C’est là que l’existence humaine prend sa couleur originale : j’existe dans une ouverture à autrui, c’est-à-dire à cela même qui existe dans une ouverture à moi-même, et que je sais comme tel. Dans son « existence », l’existant déborde de lui-même et en cela il a déjà rompu ce qui pourrait être la fermeture d’un être tenant sur soi séparé. Si la solitude n’était que cette séparation, alors on pourrait dire qu’elle est fictive car toujours déjà dépassée. Je ne suis jamais « seul » en ce sens que je ne suis jamais totalement clos sur moi-même. Mais ce n’est pas pour autant que la solitude n’a pour l’existant aucun sens, car il se pourrait bien que son ouverture à l’autre soit l’envers de sa solitude, et pourquoi pas même ce qui la « confirme », c’est-à-dire lui donne son sens plein392. Quel sera ce sens plein ? Cette réflexion peut être menée par la voie métaphysique, celle qui conduit par exemple Levinas à la relation à l’autre par la médiation de la souffrance et de la mort. Nous ne nous engagerons pas dans cette voie, qui nous paraît d’emblée sans issue dans la mesure même où elle commence par une fiction, à savoir cet « exister pur », ce verbe ou fait d’être, qui demeurerait selon Levinas (et d’autres) une fois supprimés par hypothèse tous les existants. C’est là un fantasme, une illusion venue se superposer à cet impensable néant résultant de cette suppression simulée. Ce « champ de forces de l’exister », « impersonnel », « irrémissible »393, n’existe pas, et à ce titre il faillit à son essence même. Il n’y a pas de « il y a » pur et simple394 car il n’y a pas d’exister sans existant, pas de verbe « exister » sans un sujet qui s’affirme en lui, puisque « exister » n’est rien d’autre que cette affirmation, celle d’une puissance singulière parmi d’autres puissances singulières, sans lesquelles il n’y a pas de « champ ». Si nous renonçons à cette fiction (qui ne fait que préparer l’appel au fondement onto-théologique chez Levinas), alors nous devons nous en tenir là : « ça existe », il y a de l’existant au sein duquel des individus singuliers se dégagent, se déplient et se replient comme le disait Leibniz, dans une dynamique continue. Inutile de nous épuiser à interroger l’énigme de cette « déchirure » qu’est l’apparition, la venue en présence du « premier vivant », de ce qui fut la première unité appétitivo-perceptive ouverte à l’autre et possédant en elle-même une 392

Comme le dit bien Levinas, la véritable antithèse ou antinomie n’est pas entre « solitude » et « socialité », quel que soit le sens donné à ce dernier mot : être à côté de l’autre, être face à l’autre, …. 393 p.26. 394 Le « il pleut », que Levinas invoque par analogie, n’a rien d’ « impersonnel » : il y a des gouttes de pluie.

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puissance autonome de développement : ce « commencement » est un mystère absolu dont il ne faut même pas croire que, si nous arrivions à le percer, il nous livrerait le secret de l’essence de l’individu vivant. Mieux vaut pour nous tenter d’approfondir en son principe cette dynamique ouverte qu’est notre « existence » et, puisque notre démarche est éthique, tenter de saisir ce qui peut la rendre « joyeuse ». Si nous suivions Levinas cette tentative semblerait compromise dès ses premiers pas, puisque le surgissement du « je » singulier, « seul » dans son unicité, serait immédiatement chargé d’une « matière » qui l’enferme et le leste pour son « malheur profond »395 : j’ai un corps, « double visqueux, pesant, stupide »396, qui se répète à chaque instant et qui m’attache à ses soins. Le « soi » est pour Levinas l’empreinte même de ce malheur. Certes, ce corps (Körper) auquel je suis attaché est bien « matière » et, en cela, ce qui me charge, m’entrave, m’appesantit : il est ce système de forces exprimant une puissance primitive passive (vis primitiva passiva) : inertie, entropie, répétition, invariance. Il y a là à n’en pas douter la première figure du « quelque chose d’autre » (aliud), qui me résiste, qui contraint le déploiement de ma puissance d’agir. L’autre sujet sera lui aussi un tel corps qui me fait obstacle. Mais ce n’est point là sa détermination essentielle : il est lui aussi « corps » en un autre sens que « matière ». Moi-même je suis cette totalité cohérente, cet unum per se, en lequel sont rassemblées et liées entre elles une multitude de monades ou unités de vie (nommons-les avec les biologistes « cellules »), douées d’appétition et de perception à leur manière, « selon une infinité de degrés de perfection » comme le disait encore Leibniz. Ainsi donc avec ce corps je suis confronté à une multiplicité innombrable d’individus vivants, qui ont chacun une puissance primitive active de se mouvoir, de se structurer, de se modifier, de se développer, et qui sont en interaction permanente. Il y a dans cette « existence corporelle » qui est la mienne la forme première et immédiate de cette dynamique interne et de cette ouverture à l’autre comme partenaire de cette dynamique, qui sont constitutives de mon « soi » singulier. Pourquoi y voir avec Levinas l’empreinte d’un « malheur », pourquoi cette relation à l’autre vivant seraitelle marquée du sceau de la « souffrance » (comme asymptote vers la mort, l’absolument autre), appel à la libération du « salut » ? Nous sommes d’emblée et irrémédiablement un « soi » de chair qui s’efforce de satisfaire son Désir, et ce non pas dans un retrait, un isolement superbe, mais dans une ouverture à l’autre soi qui, en même temps que sa radicale altérité, lui offre l’opportunité de son dépassement. Car en effet, si de ce qui est pesanteur et inertie de l’aliud matériel nous parvenons à faire un point d’appui, un levier 395

p.39. p.37. La lecture de Nietzsche est une excellente antidote contre le poison de cette vision du « corps-souffrance ». 396

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pour notre puissance d’agir, si de cela même qui peut nous asservir, nous amoindrir et même nous détruire, nous parvenons à faire ce qui peut nous libérer, nous renforcer et nous développer, alors nous aurons assuré (toujours provisoirement) le premier triomphe de la « solidarité », celle qui nous lie à notre « charnellité ». Mais nous pensons qu’il y a là plus qu’un premier pas ; c’est là la source même où toute solidarité avec l’autre doit s’abreuver car tant que nous n’aurons pas reçu l’autre comme un être de chair, dans toute la fragilité, la précarité de sa sollicitude corporelle, nous ne pourrons engager la relation solidaire avec lui mais ne verrons en lui qu’un objet matériel parmi d’autres objets matériels. A partir de cette reconnaissance, la pleine solidarité prendra forme quand nous appréhenderons l’autre soi comme ce qui participe avec nous de ce même élan du Désir qui meut tout individu vivant, et comme cela même qui peut nous porter plus loin dans cet élan, nous permettre de mieux l’accomplir (kalos epitelein). La solidarité est cette dynamique du soin qui nous unit dans un même effort d’optimisation. Nous avons dit que la dimension essentielle constitutive de notre temporalité était cette protention qui exprime notre Désir et qui s’articule à une mémoire. Dans cette protention chaque « soi » est l’invention permanente d’un sens, comme ce qui prend forme intelligible dans cet élan. Face à lui, l’autre soi est l’incessante possibilité de l’évènement c’est-à-dire de ce qui ne peut être pleinement anticipé. La matière a ses chaînes causales que nous ne pouvons pas toujours calculer mais qui sont toujours calculables. L’autre soi est puissance imprévisible d’inventer et, par là même, figure permanente du risque de ma destruction, mandataire de la mort ; et cela je le suis de même pour lui. Mais je lui fais face et il me fait face, je lui tends la main et il me tend la main, nous sommes embarqués et il y a dans cette aventure de notre existence le seul recours possible contre ce qu’il y a en elle d’insupportablement anxiogène : il faut parier sur l’autre, seule figure d’un Dieu pascalien à portée de voix et de main. Il faut parier que l’autre existe et, dans cette existence, peut être favorable à la mienne. Si nous parions ainsi, l’autre pariera de même : la confiance s’établit alors entre les consciences qui se stimulent et se dopent mutuellement dans leur affirmation. Cette confiance appelle le « donner sa parole » qui est un « tenir parole ». Cette parole tenue en même temps qu’elle se donne est la forme éthique d’un certain « maintien de soi » qui est puissance de demeurer par soi-même dans une certaine continuité. Si l’on veut distinguer cette puissance de la simple substance (ou subsistance) des choses, alors il faut lui donner une valeur dans l’appel éthique au soi comme puissance de rendre compte de ses paroles et de ses actes dans la continuité d’une résolution, dans le maintien d’une certaine « tenue »397. 397

Il conviendrait sans aucun doute de mener, sur les traces de P. Ricoeur, une herméneutique approfondie du don et de la tenue de parole générateurs de confiance entre humains résolus.

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Il y a bien une « passivité », une sorte d’impuissance dans la relation à autrui puisque celui-ci est cette singularité irréductible qui m’échappe irrémédiablement dans son autonomie projective et mémorielle. Une telle impuissance assurément afflige le sujet qui prétend au pouvoir, à l’emprise sur l’autre ; pour cela il peut réagir par ce que Honneth a nommé la « réification », en faisant de l’autre sujet une chose parmi d’autres qui font simplement obstacle à son pouvoir. Doit-on limiter la relation à l’autre à cette passivité qui se mue en agression défensive ? Nous pensons avec Ricœur qu’il y a « des expériences de reconnaissance de caractère apaisé »398. Nous pensons même que, dans de telles expériences, c’est le lien solidaire qui émerge et peut s’accomplir. Ces expériences sont des « clairières » dans la sombre forêt des méconnaissances, méprises et mépris, dissimulations et falsifications, fantasmes en tous genres qui recouvrent les chemins de la reconnaissance et de la solidarité. Elles constituent une alternative authentique à la logique du conflit de tous contre tous dans la défiance et le soupçon. Cependant, là même où la « lutte » défensive pour la reconnaissance est dépassée dans une « expérience de paix », il y a encore effort, tension existentielle d’êtres-de-désir ; c’est même dans une telle tension que s’accomplit la synergie conquérante des « parcours »399 solidaires. La tension peut être celle d’un élan, d’une dynamique favorable. La solidarité accomplie n’est ni une union de survie au cœur de la guerre totale ni un état d’ataraxie hors de tout engagement vital, elle est le temps joyeux de la fructification et de l’expansion du soi ; c’est plutôt d’ « expérience de fête » qu’il faudrait parler ici.

Mais on peut déjà en dire ceci : ce sont les « amis » qui sont ainsi résolus et vivent ensemble (suzèn, dit Aristote) dans cette résolution où chacun sait « se tenir ». Toute la réflexion d’Aristote dans le livre IX de l’Ethique à Nicomaque pivote autour de cette affirmation que sa propre existence est désirable pour l’homme de bien et que, dans le vivre-ensemble, « il a besoin de participer aussi à la conscience qu’a son ami de sa propre existence » (IX, 9, 1170 b 9-11). Mais tout ceci ne nous paraît prendre sens que si ce « désir », qui n’est pas désir de l’existence mais désir propre à l’existence, ne s’entend pas (comme le fait Ricoeur dans Soimême comme un autre, pp 218-219) comme un manque mais comme la plénitude d’un élan vers le meilleur de soi et de l’autre : l’amitié n’est pas un vivre-ensemble des manques mais une synergie entre puissances d’optimisation. Aucune forme de relation solidaire ne s’établit sur la base d’une injonction ou « assignation à responsabilité » à laquelle répondrait une « spontanéité bienveillante » (voir Ricoeur commentant Levinas, ibid. p.222) ou sur la base d’une souffrance (puissance active amoindrie ou détruite) à laquelle répondrait une sympathie con-doléante. Elle s’instaure plutôt entre deux expressions du Désir qui prennent plaisir à leur affirmation solidaire, à leur résolution conjointe. 398 Parcours de la reconnaissance (Paris, 2005, p.293). 399 Ce mot, qui est utilisé par Ricoeur dans sa notion de « parcours de la reconnaissance », nous pouvons le reprendre au sens de l’histoire de vie d’un sujet en tant qu’il s’est engagé dans une éthique de la solidarité.

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La « vie courante » recouvre, ensevelit la différence absolue du soi singulier en faisant comme si l’autre était interchangeable avec moi-même, comme si notre relation était parfaitement réciproque, symétrique, comme celle des choses dans l’espace. Si l’on en reste là, la relation avec l’autre ne sera pas possible, elle sombrera dans l’indifférence absurde. Celui qui fait de l’autre un simple élément du champ de sa pragma (que l’on pourrait traduire par « manipulation », au sens de ce qui met simplement « sous la main ») ne fera que clore sa « monade » et s’enfoncer dans un « quant à soi » auquel tout aliud ne fait que faire obstacle. C’est là que prend sens dans notre réflexion l’ « autrement qu’être » de Levinas400. Cet « autrement (qu’être) », qui n’est pas un simple « être autrement », signifie ceci : la relation éthique à l’autre déstabilise l’être comme « quant à soi » d’un être-pour-soi qui s’enferme dans sa subsistance, dans son « être à demeure » pragmatique. Dans la relation éthique l’autre est celui qui vient réveiller le soi de ce sommeil quotidien qui en fait un moi subsistant, enfoncé dans son être-poursoi devenu un être-dans-soi. Il vient introduire l’écart, la faille dans cet être, il vient provoquer la conversion du regard, celle qui est peut-être précisément le propre du philosophe. Un « philosophe » peut être véritablement évalué dans son « dire » quand il commence à mettre en œuvre cet « autrement » propre à une éthique. C’est dans cet « autrement » que réside le sens profond de l’asymétrie des soi singuliers et nous dirons même que c’est cette asymétrie ainsi comprise qui appelle en chaque soi son « naturel philosophe », ce « naturel » qui passe par l’amour de la singularité. Il y a une équivoque attachée à cette « norme d’égalité populaire » qui affirme l’égale valeur morale des individus et, en conséquence, leur droit à la « parité de participation » dans la vie sociale (délibération politique, égalité dans le travail, expression culturelle, etc.)401. Cette égalité de valeur pour faire valoir ses compétences et ses capacités dans l’activité sociale peut être effectivement « reconnue » dans l’ordre objectif de la « justice » comme égalité des droits civils et politiques mais elle ne le sera jamais ni dans l’ordre symbolique des statuts ni dans celui subjectif de la relation entre les soi individuels singuliers. En effet l’ordre symbolique des statuts établira toujours des hiérarchies entre l’autre qui vaut plus et l’autre qui vaut moins, hiérarchies qui sont aujourd’hui complètement subordonnées à la mesure des ressources financières. Quant à l’ordre intersubjectif entre les soi il sera toujours celui qui s’établit de manière singulière dans une relation asymétrique et changeante (temporelle). Du point de vue de cette relation éthique entre les soi individuels l’égale valeur morale des individus participant à la vie sociale restera toujours une simple figure abstraite 400

Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Nous reprenons ici la problématique et les expressions chères à Nancy Fraser dans Qu’estce que la justice sociale ? 401

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politique et juridique : l’amour de la singularité dont nous parlons n’est pas attaché à cette figure mais s’exprime au contraire toujours par essence dans une singularité concrète, temporelle, celle de ma relation à cet autre soi que j’évalue comme étant ou non concrètement favorable à mon existence. On ne doit pas se leurrer : certes ce n’est pas l’identité particulière d’un groupe qui est défendue par la « politique de reconnaissance » proposée par N. Fraser sous le principe de « parité de participation », mais plutôt ce statut de « partenaire à part entière dans l’interaction sociale » que n’importe quel groupe doit pouvoir revendiquer dans une société « juste », néanmoins il y a bel et bien une morale de la « bonne identité » derrière cette politique de reconnaissance, puisqu’elle présuppose que l’on condamne toutes les formes d’autoréalisation individuelle fondées sur l’exclusion d’autres individus hors du principe de parité. Il faut sans aucun doute qu’il en soit ainsi si l’on veut réguler cette dynamique d’autoréalisation et éviter qu’elle n’aboutisse à valider des formes d’estime de soi exigeant la « réification » d’autrui (« réification » signifiant ici toute forme de refus de la parité de participation). Cette régulation est d’autant plus nécessaire que lorsque le principe de parité participative n’est plus respecté les identités individuelles en sont affectées et ne peuvent plus s’exprimer efficacement. Néanmoins, la relation éthique intersubjective se place, quant à elle, sur un tout autre plan402, à savoir celui de savoir si une dynamique positive de solidarité peut ou non s’établir entre les soi en présence : elle se soucie de la valeur singulière d’un individu dans son existence concrète en présence d’un autre individu tout aussi singulier. La morale de la justice sociale cherche à réguler la reconnaissance identitaire ; l’éthique de la relation intersubjective cherche, elle, à faire fructifier la différence des soi, ce dont aucune politique de reconnaissance sociale ne saurait être en charge. Pour que la relation à l’autre devienne effective comme pratique (praxis) d’une éthique, il faut qu’elle soit asymétrique, « hétérologue », et pour cela étayée sur le sentiment de cette différence absolue entre deux soi dans leur temporalité. Temporalité, car le « temps » est l’effectuation même de cette altérité dynamique qui peut s’instaurer403. Dans cette asymétrie404, 402

Aussi, comme le dit bien C. Lazzeri dans La reconnaissance aujourd’hui, Paris, 2009, pp.200-201, la politique de reconnaissance voulue par N. Fraser veut « agir seulement sur des rapports sociaux objectifs identifiables en les modifiant juridiquement et culturellement » à travers des « modèles institutionnalisés liés à des politiques gouvernementales, des codes administratifs, des pratiques professionnelles, des schémas culturels, des dispositions collectives (…) pas les interactions sociales concrètes dans des relations de face-à-face ». 403 La réciprocité symétrique présuppose la simultanéité des termes dans l’espace (troisième analogie de l’expérience chez Kant). Cette simultanéité dans l’espace est un hors flux temporel : elle s’applique aux corps matériels en tant qu’éléments d’un système d’interdépendance parfaitement symétrique. Réintroduire l’asymétrie c’est nécessairement replacer les termes dans le temps, soit pour les corps matériels en tant qu’éléments du système

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hétérologie, peut prendre racine cela même qui fait sens et peut étayer l’élan vital de chacun des sujets : chacun des deux apporte alors à l’autre ce pouvoir de création, d’invention par lequel celui-ci peut ressourcer son projet, favoriser son parcours. Nous l’avions dit en commençant ce travail : entre le soi et l’autre soi, c’est la singularité évolutive de chacun qui peut faire l’ « appariement » dans le respect, la reconnaissance et la solidarité. La relation qui, par essence, prend sa source sur une altérité absolue, indépassable, est d’abord celle des sexes, comme relation érotique. C’est celle où, le plus spontanément et le plus naïvement du monde, les individus vivants mettent en scène, « théâtralisent » (comme le font les oiseaux dans leurs danses nuptiales) leur Désir, celui d’optimiser leur puissance active et d’en être joyeux. Ils le font dans la liaison de cela même qui est irréductiblement différent, le sexe, et ils font de cette différence le point d’impulsion de leur dynamis, et ils le font en « prenant leur temps », détachés de toute volonté de pouvoir405 ou de « jouissance instantanée » (ou alors ce n’est plus d’eros qu’il s’agit). « Prendre le temps » c’est, pour l’amant, formuler sa « demande » amoureuse, par laquelle la pulsion ou poussée érotique se trouve médiatisée par la parole, la caresse, le regard, où s’exprime le désir du désir de l’autre, qui suppose non pas seulement sa reconnaissance mais son encouragement à exister, l’exhortation des désirs l’un par l’autre406. C’est dans cette relation érotique, dont le philosophe se révèle être un « connaisseur »407, que l’on trouve le prototype de tout lien solidaire fondé sur l’amour de la singularité et s’efforçant de l’optimiser. Une éthique de la solidarité retiendra d’eros non pas tant le « sentiment du manque » (lié à son ascendance maternelle) que sa « poussée », son élan ou de la succession causale (deuxième analogie kantienne), soit pour des sujets comme acteurs d’une durée où s’articulent mémoire et projet dans une dynamique singulière de « modification » croisée. 404 Ricœur parle même de « dissymétrie ». Il rappelle en préambule de sa troisième étude de Parcours de la reconnaissance (pp.241-242) qu’il ne faut pas oublier « la résistance qu’oppose à l’idée de réciprocité la dissymétrie originaire qui se creuse entre l’idée de l’un et l’idée de l’autre », et que « l’éloge de la réciprocité, sous la figure la plus intime de la mutualité, risque de reposer sur l’oubli de l’indépassable différence qui fait que l’un n’est pas l’autre au cœur même de l’allêloi, du « l’un l’autre. » ». Ricœur cherche à dépasser la dissymétrie dans une réciprocité « existentielle » en avouant toutefois que ce dépassement est « à jamais inachevé ». 405 Inutile de rappeler que « Désir » (ou « volonté de puissance ») et « volonté de pouvoir » sont antinomiques. Ils le sont déjà chez Spinoza et encore chez Nietzsche, même si celui-ci n’aurait sans doute admis qu’une acception très étroite de la « solidarité ». 406 La formule générique de cette exhortation pourrait être le « tu aimeras » de l’Epître de Paul aux Corinthiens, que le texte chrétien entend toutefois comme recommandation de l’agape (voir ci-après) plutôt que comme chant d’eros. 407 Platon, Le Banquet, 177d. Bien entendu, nous n’entendons pas ici l’ « érotique » au même sens que Platon, qui le débarrassait de tout lien avec la chair (entachée selon lui par l’hybris (voir République III, 402e – 403b)

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effort (conatus) ascensionnel, cette « démangeaison » qui le pousse à rechercher des plumes nouvelles pour mieux s’élever : l’autre est invité à cette ascension. Mais il faut encore trouver le lien solidaire dans cet autre état de paix qu’est l’agape dont Ricœur fait l’éloge en disant qu’il y a là une générosité dont le caractère sinon unilatéral du moins dissymétrique empêche la relation avec autrui de tomber dans une logique de réciprocité systématique dans l’échange : elle ouvre au contraire l’accès à une « mutualité »408 qui s’accommode parfaitement de la non-équivalence entre les puissances d’agir sans pour autant livrer les sujets à une logique de pouvoir (où la différence génère la domination ou l’emprise sur l’autre). Se débarrasser de l’équivalence entre « pairs » qui n’est souvent que le masque d’une considération sociale normée par les castes ou les statuts, c’est ce à quoi nous invite l’agape où le don ne compare ni ne calcule rien409. Etre capable de cette agape c’est sans doute le moyen le plus sûr de ne pas hystériser la reconnaissance, de ne pas en demander toujours davantage. Donner vraiment à son tour n’est jamais rendre en assurant un juste équilibre dans l’échange par l’équivalence de ce qui est donné. Le lien solidaire qui s’établit dans le véritable don est au-delà de cette « justice ». Le don véritable implique à la fois le risque de la non-équivalence et celui du délai temporel indéfini (jusqu’au jamais). La seule équité qui puisse s’établir entre les dons est supérieure à cette équivalence des contenus ou des délais : elle est celle des engagements, des résolutions. Dans le don véritable, qu’il ait l’initiative ou qu’il soit réponse ou écho, il y a toujours un acte premier, fondateur ou refondateur, dans lequel ce qui est donné n’est que le symbole d’un engagement du soi dans son projet (en ce sens c’est soi-même que le sujet donne ; il donne ce qu’il se doit à lui-même) ; projet pour l’optimisation de sa puissance vitale d’agir dans lequel la réponse de l’autre est appelée pour un même engagement : en ce sens, dans la résolution du soi est impliqué un rapport à l’autre soi résolu. Lorsque chacun des soi est dans l’attente et à l’écoute de cette « tonalité harmonique » des projets, alors leur mise en situation de donateurs-donataires est nécessairement « festive » comme le souligne Ricœur410 puisque, dans cette synergie des protentions où les puissances d’agir se renforcent mutuellement, l’expérience vécue est nécessairement joyeuse, même si la charge des obligations vient toujours peu ou prou, ici ou là, lester son élan. 408

p. 342. En cela le « surhomme » que Nietzsche appelle de ses vœux est aussi celui qui déborde de cette générosité qui n’a plus besoin qu’un « nous » lui renvoie l’image de sa « dignité reconnue ». 410 p.376. 409

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Ricœur parle de « l’insouciance de l’agape »411. L’agape ne se soucie pas de la contrepartie de son offrande. Elle ne donne pas « pour que soit donné », dans le but pragmatique du contre-don. Elle est au contraire ce qui « se rapproche »412 de l’autre en s’exposant. Telle est l’offrande ; offrir c’est « porter là devant » (offerre) et ainsi présenter : l’offrande est « présent ». Le don, l’acte donateur, est celui en lequel le soi lui-même se « présente », dans sa puissance d’agir, et l’autre soi est ainsi rencontré (car ce qui « se présente » est aussi ce qui se rencontre). Dans cette rencontre deux puissances d’agir peuvent se renforcer et leur « mutualisation » est alors déjà en marche. Si l’autre répond à son tour par son offrande ce ne sera pas un « don en retour » mais un nouvel acte de présentation exposée faisant écho au mien : une nouvelle synergie pourra en naître. Ne parlons pas d’ « échange de dons » car l’échange présuppose la parfaite symétrie dans une logique de la réciprocité : le règne de l’échange c’est le système du marché413 où les « offres » sont financiarisées, ce qui permet d’effacer toute empreinte de singularité et d’enfermer la reconnaissance dans la caste des hommes d’affaires (chrematistes, disait Aristote). « Donner sans retour » c’est se concentrer, se mettre tout entier dans l’acte donateur risqué et aléatoire ; aléatoire dans sa capacité à faire écho et pourtant terriblement nécessaire en tant que déploiement d’une puissance généreuse d’exister dans l’offrir. L’offrande n’est pas sacrificielle (présenter sa tête au bourreau414), car il ne s’agit pas de renoncer à soi pour se perdre extatiquement dans l’autre ; mais elle n’est pas non plus dictée par une finalité pragmatique. Son « utilité » est supérieure : celle de favoriser le grand Désir, ce vecteur de chaque sujet qui circule entre les sujets415. C’est à la jonction d’eros et d’agape que s’accomplira le lien solidaire. De la seconde il tient une certaine « insouciance », non pas comme une renonciation à soi, une incurie ou un oubli de soi, mais comme un « lâcher prise », une libération de l’emprise narcissique (qui repose sur un manque ou une faille), et une ouverture non calculée à la différence incommensurable de l’autre. Mais si l’éthique de la solidarité entame un chant de louange de cet autre singulier, c’est qu’elle tient d’eros son désir de croître auquel cet autre, de par sa différence même, peut apporter sa ferme contribution ou co-opérer. Si le temps est, comme nous l’avons dit, l’étoffe même du soi, chacun des points de ce tissu est brodé continûment avec l’autre aimé. 411

p.345. p.346. 413 « Le marché c’est la réciprocité sans mutualité » Ricœur, p. 359. 414 Même s’il y a en elle un énorme pari (autre sens de « donner sa tête à couper »). 415 Il ne s’agit pas non plus de placer « au dessus de nos têtes » la relation comme système autopoiétique de la réciprocité (comme loi de l’échange) car il y a toujours dans cette hypostase de la relation un embryon de la dérive hégélienne qui finit toujours par dissoudre la singularité dans une structure de « l’en-soi-pour-soi ». 412

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La solidarité élective ainsi fondée peut éviter de se corrompre dans l’entre-soi d’une caste, en cela qu’elle repose sur un amour éperdu de la singularité et qu’en cela elle doit rester ouverte à l’individu singulier qui vient. Ainsi pourra-t-elle ne jamais engloutir ou dissoudre l’offrande possible de cette venue dans la typologie ou la modélisation d’une caste : il s’agit là assurément d’un exercice périlleux, d’une ascèse difficile.

Nous résumerons l’état de notre réflexion comme suit : La relation éthique de solidarité est celle qui, enracinée dans l’amour de la singularité, destitue la volonté de pouvoir pragmatique au profit des multiples synergies temporelles du Désir.

Existence et transcendance Jaspers est ce philosophe pour lequel « philosopher » signifie se placer dans la perspective ou l’horizon d’une « existence possible », à savoir d’un acte originel qui fait irruption en nous et par lequel nous sommes investis par la tension d’un dépassement, celui qui nous fait éprouver que « l’existence n’est pas là comme telle » (Existenz ist nicht als solche da) dans le monde empirique des choses (pragmata). Ainsi « philosopher » c’est affirmer la liberté de cet acte par lequel nous existons, c’est-à-dire ex-sistons du monde subsistant des choses et ouvrons la perspective d’une « transcendance » comme tension vers le soi en tant que singularité intelligente (qui donne sens). Nous retenons de Jaspers que cette singularité n’est pas accessible au logos de l’entendement qui détermine des objets d’expérience sensible mais à une expérience intérieure dont nous ne pouvons donner que les index ou signes ou repères symboliques. Il convient toutefois de préciser que Jaspers n’eut pas accepté de lier, comme nous l’avons fait, la liberté du soi à une singularité intelligente exprimant une puissance vitale, car il réduisait cette dernière à une simple empiricité objective. Cette « expérience » propre à notre effort pour exister, nous avons déjà tenté de l’éclaircir comme celle de notre temporalité et de la manière dont elle se met en jeu dans notre être-avec-autrui comme relation éthique. La temporalité n’est rien d’autre que la forme que nous donnons à la mise en œuvre d’une puissance (vis) intelligente, par laquelle nous donnons du sens et agissons sur un aliud ; et c’est justement cette puissance intelligente à laquelle Jaspers est conduit lorsqu’il cherche à dire ce qu’est « l’existence » ; il la nomme « l’origine » (Ursprung) : « l’existence est l’origine à partir de 216

laquelle je pense et j’agis ». Il ne dit pas simplement comme Descartes « cogito ergo sum », comme une vérité que le raisonnement dépose, mais il remonte à ce que Biran nomme le « fait primitif »416, à partir duquel je me saisis comme puissance appétitivo-perceptive. Mais plutôt qu’un simple fait qui me serait donné c’est un acte dont il s’agit, par lequel je jaillis (springen, Sprung) d’emblée, dès le départ (Ur) : l’existence est ce jaillissement où une puissance intelligente est mise en œuvre à la source. L’être-soi nous est accessible dans l’affect joyeux de cette mise en œuvre qui est notre seule « vérité » ; Jaspers nomme cet être-soi la « conscience absolue » (intitulé du chapitre VIII de Philosophie), comme « certitude de l’être-soi » qui n’est pas seulement transcendantale (ego pur comme chez Husserl) mais engagée dans le devenir d’une praxis pleinement accomplie dans la relation éthique. Dans cette relation c’est au confluent d’eros et d’agape que cette « conscience absolue » se donne tout entière à ces actes d’existence par lesquels elle réalise dans le monde ce qui dépasse infiniment ce monde, à savoir la liberté d’une puissance vitale qui se déploie pleinement en présence de celle de l’autre ami (celui qui m’invite à être moi-même dans toute ma puissance). Il convient toutefois d’insister sur ce qui suit. Après qu’il affirme que la liberté s’éprouve dans la décision (Entschloss) absolue d’être soi-même, de se faire origine de soi-même dans chaque décision particulière (avec laquelle je ne fais plus qu’un et m’engage pleinement), après avoir projeté cette « liberté existentielle » portée par l’élan de l’être-soi, embarquée dans cet engagement (Einsatz) par lequel je « me deviens » tel que je « me veux », Jaspers va plus loin en pressentant dans cet engagement une présence à soi qui est un signe de la transcendance et d’une certaine épreuve de l’éternité. L’être-soi est chez Jaspers une obligation (müssen) de se faire dans un devenir résolu et risqué, mais « l’obligation n’est pas sans l’être »417 et l’être est placé sous l’horizon de la transcendance, c’est-à-dire de cet Autre (Anderes) par lequel (durch) je suis ; certes je me fais ce que je suis, je deviens moi-même en me faisant, mais « si je suis moi-même c’est que je ne me suis point fait » (on retrouve là reformulé le fondement théologique du cogito cartésien), et « là où je suis moi-même totalement je ne suis plus seulement moi-même », non seulement au sens où je transcende mon être empirique, mais surtout fondamentalement au sens où « je suis donné à moimême » comme étant créé « par un Autre » qui s’impose à moi comme « le transcendant ». C’est fondamentalement pour cela que l’être-soi se joue chez Jaspers dans la dimension de « l’origine » (Ur). Ce que nous voulons quant à nous, c’est réintégrer la « transcendance » comme une dimension interne de l’être-soi, en tant que dépassement, volonté de croître sans cesse à l’œuvre, autrement dit comme l’essence même de tout individu vivant dans son 416 417

La réflexion sur soi est dépassée vers l’existence de fait (voir Philosophie, II, 296-298). II, 409.

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activité propre : la « transcendance » ne doit être que le mode essentiel d’une puissance évaluatrice singulière qui cherche à s’affirmer optime et dont le devenir fait l’être-soi. Je ne suis pas « devant ma transcendance » comme devant « le Transcendant », je suis ma transcendance et mon amour de moimême exprimé dans l’amour d’un autre en est le signe. Dégagé du « Transcendant », on peut alors avec Jaspers pointer le même horizon et dire avec lui que « l’être-soi éveille l’être-soi », autrement dit, que dans cette « transcendance » par laquelle je m’efforce de devenir ce que je suis optime (ce que Jaspers nomme finalement « la foi »), je peux m’offrir à l’autre dans ma vérité et, dans cette « communication » (c’est le mot chez Jaspers) de nos existences, j’appelle l’autre au même effort, de telle sorte que nos désirs (d’être-soi pour soi et devant l’autre) s’affirment en se catalysant l’un l’autre418.

418

Ce que Dufresne et Ricoeur, dans leur ouvrage Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, nomment « une entreprise commune d’affirmation de soi » (p.154, note 2 in fine).

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Résumé de la troisième partie

La question éthique est celle de l’autonomie de chaque individu existant avec autrui en vue de la « joie ». Pour y répondre il faut un désir qui reconnaisse l’autre désir et s’efforce de mettre en « histoire » ce binôme selon une dynamique solidaire, en faisant de cette reconnaissance une médiation pour son développement optimal ; alors seulement la logique interne du soi enveloppe l’exigence éthique comme ce qui lui est suprêmement « utile ». La relation solidaire sera la forme la plus accomplie de son existence ; les sujets solidaires s’unissent dans leur Désir comme autant de singularités s’apportant mutuellement un gain de puissance active, par lequel chacune favorise son existence : le « temps » est alors le mouvement même de cette altérité dynamique s’instaurant entre elles. Un pacte de solidarité joyeuse et offensive se négocie alors dans l’effort pour reconstituer de l’autre à moi une unité dynamique qui puisse favoriser le grand Désir qui habite chacun de nous. Au cœur du soi éperdument amoureux de singularité un appel est lancé pour trouver des points d’impulsion de son Désir, traçant pour lui un parcours de solidarité avec d’autres soi dans la dynamique asymétrique, instable et incertaine des actes donateurs. La « vie éthique » n’est possible que si c’est l’autoréalisation personnelle de chaque sujet singulier qui est la fin suprême pour chacun des individus en relation et si ceux-ci comprennent que cette fin ne peut être atteinte que dans une synergie et une faveur mutuelle. C’est cette compréhension qu’il faut nommer le « sens éthique ». Alors que la valeur attribuée aux différentes formes de l’autoréalisation individuelle est aujourd’hui subordonnée aux paramètres de la « considération sociale » qu’une caste modélisée dans ses compétences et ses comportements a réussi à arracher à la communauté tout entière, renverser totalement cette perspective supposerait que les fins ou valeurs partagées fondant la communauté trouvent leur source ou leur centre dans un amour de la singularité en dehors de toute condition d’appartenance à un modèle, quel qu’il soit. Dans la relation éthique l’autre vient ainsi provoquer la conversion du regard, celle qui est propre au philosophe et qui passe par cet amour de la singularité. Nous sommes d’emblée et irrémédiablement un soi de chair qui s’efforce de satisfaire son Désir, non pas dans un retrait ou isolement superbe, mais dans une ouverture risquée à l’autre soi qui, en même temps que sa radicale altérité, lui offre l’opportunité de son dépassement. C’est à la source de notre être charnel que toute solidarité avec l’autre doit s’abreuver et la pleine 219

solidarité prendra forme quand nous appréhenderons l’autre soi comme ce qui peut nous porter plus loin dans ce même élan du Désir qui nous meut. La solidarité est cette dynamique du soin qui nous unit dans un même effort d’optimisation. On trouve dans la relation érotique le prototype de tout lien solidaire fondé sur l’amour de la singularité s’efforçant de l’optimiser. Une éthique de la solidarité retiendra d’eros sa « poussée », son élan ascensionnel, mais c’est à la jonction d’eros et d’agape que s’accomplit le lien solidaire : de la seconde il tient une certaine « insouciance », une libération de l’emprise narcissique et une ouverture non calculée à la différence incommensurable de l’autre ; du premier il tient son désir de croître auquel cet autre, de par sa différence même, peut co-opérer. Eros ou agape, donner vraiment n’est jamais rendre en assurant un juste équilibre dans l’échange par l’équivalence de ce qui est donné : le lien solidaire qui s’établit dans le véritable don est au-delà de cette « justice ». La seule équité qui puisse s’établir entre les dons est celle des engagements, des résolutions, dans un acte premier, fondateur ou refondateur, en lequel ce qui est donné est le symbole d’un engagement du soi dans son projet. Dans cette résolution du soi qui demeure à l’écoute d’une « tonalité harmonique » joyeuse des projets où chaque donateur-donataire est mis en situation de manière « festive », l’offrande risquée et aléatoire est rencontre de l’autre propre à un « donner sans retour » où deux puissances généreuses d’exister se déploient et où deux puissances d’agir peuvent se renforcer. Nous faisons en elle l’expérience de notre temporalité dans notre être-avec-autrui comme relation éthique. Ainsi, si le temps est l’étoffe même du soi, chacun des points de ce tissu est brodé continûment avec l’autre aimé.

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EPILOGUE

L’échec annoncé de notre tentative d’éclaircissement du soi n’est-il pas consommé ? Sans doute, au terme de cette réflexion qui mériterait bien des prolongements, n’en savons-nous pas beaucoup plus « sur » le soi, si ce n’est toutefois qu’il n’est pas de ces « objets » sur lesquels le travail de l’entendement peut assurer sa maîtrise. N’en est-il pas toujours ainsi de ce qui est temporel, comme le disait Saint Augustin? C’est peut-être là précisément, en ce point d’achoppement, que l’art ou la poésie commence. Zarathoustra est un artiste et un poète. Pour être celui qui enseigne « l’éternel retour » du passage, Zarathoustra doit devenir à la fois prudence (du serpent) et fierté (de l’aigle) : prudence de celui qui sait sa finitude passante, fierté de celui qui est capable d’en faire son affirmation la plus haute, l’exigence de s’élever. Le « surhomme » enseigné par Zarathoustra est celui qui s’est libéré de la « vengeance »419 c’est-à-dire du ressentiment contre sa finitude temporelle : il est le « soi » qui dit oui à sa temporalité et affirme « l’éternel retour » de la durée (cette « extension » de ce qui passe) et du Désir qui œuvre en cette durée, qui « imprime au devenir le caractère de l’être »420. Mais dire oui à sa temporalité c’est donner ce qu’elle a de plus haut, sa « vertu » suprême. « Une vertu qui donne est la plus haute des vertus », ainsi parle Zarathoustra421. Nos « vertus » sont les noms que nous donnons à nos élévations, aux victoires de notre soi de chair, dont notre esprit se fait le héraut. Donner sera donc accomplir cette élévation de notre soi charnel qui s’expose et prend le risque de son asymétrie face à l’autre. Pour cela il faut d’abord tout donner à ce soi et encore le remercier de s’alourdir ainsi de toutes ces vertus exprimant son grand Désir, celui de s’élever dans les hauteurs, de scruter des horizons lointains, de « se surmonter » lui-même à travers les oppositions, les inégalités, les différences. Cette « éternité » que veut la joie de s’élever ce n’est pas celle du présent, du « maintenant stable », du « maintenant de toujours », comme le pense hâtivement Heidegger lecteur de Nietzsche422, mais c’est le toujours de cet élan qui revient : la temporalité du soi est prise dans ce « toujours » du grand Désir comme en sa « destinée ». Le chemin de cette élévation, sa lumière par 419

Ainsi parlait Zarathoustra, II, De la délivrance. Volonté de puissance, Livre II, 170.(traduction G. Bianquis, collection Tel, tome 1, p. 280). 421 Ainsi parlait Zarathoustra, I, De la vertu qui donne. 422 Essais et conférences, Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ?, Paris, collection Tel, p.126. 420

221

laquelle notre « essence singulière » ou être soi prend et garde sa teneur, voilà ce qu’offre à l’autre soi celui qui donne vraiment, avec toute la noblesse de s’y engager tout entier. Noblesse et pudeur, car il lui faut « donner et répandre des bienfaits et cacher et son nom et sa faveur »423 : c’est là sa seule abnégation. Mais la « sagesse éthique », celle qui rend les sages « joyeux de leur folie »424 à force de donner, n’est pas un savoir (episteme) ou un savoir-faire (techne) qui se déverserait par la bouche du philosophe dans la coupe du « pauvre en éthique » ; c’est un sentiment noble auquel est donné l’accès, ouvert le chemin. Ce sentiment est l’amour de la singularité, singularité de soi-même, singularité de l’autre en écho que l’amoureux favorise dans la mesure inégale où elle lui est favorable. Cet amour instaure le lien solidaire des faveurs entre ces singularités qui créent ce qu’elles aiment pour mieux se créer elles-mêmes. Cet amour est nécessaire car « donner vaut mieux que posséder ; et qu’est l’homme le plus riche quand il vit dans la solitude d’un désert ? »425. Mais puisque la poésie commence là, pourquoi ne pas terminer par un poème ?

Fait de temps qui fait le temps, L’homme est cet être de flux, Flux désirant, L’homme est cet être de désir, Désir en flux, Résolu à lui-même en risquant La joie solidaire, improbable et nue.

423

Aurore, V, 464. Le gai savoir, IV, 342. 425 Humain, trop humain, II, 320. 424

222

Bibliographie abrégée Aristote : Physique, 11, trad. Carteron, Paris, 1926. Aristote : Métaphysique, Θ 1, trad. Tricot, 1981. Aristote : Ethique à Nicomaque, trad. Tricot, Paris, 1990. Bergson : Œuvres, notamment Matière et mémoire; Essai sur les données immédiates de la conscience, édition du centenaire, Paris, 1970. Bernet (Rudolf) : Conscience et existence, Paris, 2004. Cassirer : La philosophie des formes symboliques, trad. fr., Paris, 1972. Collectif (sous la direction de Christian Lazzeri) : La reconnaissance aujourd’hui, Paris, 2009 Dufresne (Mikel) et Ricoeur : Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Paris, Fraser (Nancy) : Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et distribution, Paris, 2005. Habermas : Morale et communication ; conscience morale et activité communicationnelle, trad. Bouchindhomme, Paris, 1986. Heidegger : Les concepts fondamentaux de la métaphysique, trad. Daniel Panis, Paris, 1992. Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, Paris, 1953, section III, § 26, 32, 33 b, trad. Waelhens et Biemel, Paris, 1953. Heidegger : Etre et temps, trad. Boehm et Waelhens, Paris, 1964. Heidegger : Temps et être, dans Questions IV, Paris, 1976. Henaff (Marcel) : Le prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Paris, 2002. Henry : Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, 2011. Henry : L’union de l’âme et du corps chez Malebranche, Biran et Bergson, Paris, 2002 Honneth (Axel) : La lutte pour la reconnaissance, trad ; française, Paris, 2007. Husserl : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (Paris, 2007), traduction française du.texte allemand paru dans Husserliana, vol. X, A. Husserl : Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps (Grenoble 2003), traduction française du texte allemand paru dans Husserliana, vol. X, B. Husserl : Manuscrits de Bernau (Grenoble 2010), traduction française des textes allemands parus dans Husserliana XXXIII. Husserl : Psychologie phénoménologique, traduction française de Cabestan, Depraz et Mazzù (Paris, 2001). Husserl : Idées directrices pour une phénoménologie, paris, 1950. Husserl : Méditations cartésiennes,notamment V, trad. Pfeiffer et Levinas, Paris 2001. Husserl : Recherches logiques VI, collection Epiméthée, tome III, Paris, 2009. Jaspers (Karl) : Philosophie, traduction J. Hersch, Springer Verlag, Paris, Berlin, 1986. Jonas : Pour une éthique du futur, Paris, 1998. Kant : Critique de la raison pure, Pléiade, vol. 1, Paris, 1980. Leibniz : La monadologie, publiée d’après les manuscrits et accompagnée d’éclaircissements, par Emile Boutroux, Paris, 1881. Leibniz : Lettres à Des Bosses, dans L’être et la relation, C. Frémont, Paris, 2000. Leibniz : Système nouveau de la nature et de la communicatiion des substances et autres textes, 1690-1703, Paris 1999. Leibniz : Discours de métaphysique et correspondance avec Arnauld, trad. Le Roy, Paris, 2000. Levinas : Le temps et l’autre, Montpellier, 1980. Levinas : Altérité et transcendance, Montpellier, 1995. Levinas : Totalité et infini, La Haye, 1961. Levinas : Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, 1990. Maine de Biran : Œuvres, édition Tisserand, 14 volumes, Paris, 1920–1949 ; ou Œuvres complètes, dir. François Azouvi, 13 volumes, Paris, 1998 et sv.

223

Mead (G.H.) : The Mecanism of Social Consciousness dans Selected Writings, Indianapolis, 1964. Mead (G.H.) : L’esprit, le soi et la société, trad. française, Paris, 1963 Merleau-Ponty : Phénoménologie de la perception, Paris, 1945. Merleau-Ponty : L’Union de l’âme et du corps, chez Malebranche, Biran et Bergson, Paris, 1968. Nietzsche : Volonté de puissance, Livre II, 170.(traduction G. Bianquis, collection Tel, tome 1, Paris, 1995. Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Albert révisée Lacoste, Paris, 1993. Parfit (Derek) : Reasons and Persons, (Oxford, 1984) Perry (John) : Personal identity, Berkeley, 1975. Platon : Le Banquet, trad. Robin, Paris, 1950. Platon : République, notamment livre III, trad. Robin, Paris, 1950. Ricoeur : Soi-même comme un autre, Paris, 1990. Ricoeur : Parcours de la reconnaissance, Paris, 2004. Scheler : Le formalisme en éthique et l’Ethique matériale des valeurs, essai nouveau pour fonder un personnalisme éthique, trad. De Gandilhac, Paris, 1955. Schnell (Alexander): Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive, Grenoble, 2007. Schnell : Temps et phénomène, la phénoménologie husserlienne du temps, Olms Verlag, 2004. Spinoza : Ethique, trad. Appuhn, Paris, 1965. Strawson (P.F.) : Les individus, trad.française., Paris, 1973.

224

TABLE DES MATIERES Introduction Première partie : Temporalité de l’être désirant

(page) 5 11

Flux et intentionnalité 13 La conscience comme intentionnalité fluente 19 Les modes temporels constituant le flux : rétention et protention dans la dynamique du fluer37 Temporalité et individualité : le soi 51 L’imagination et le temps originel du soi 51 Le temps de la conscience intentionnelle en acte : une dynamique protentionnelle de l’évaluation 59 Individuation et conscience du temps : l’original et la durée 68 Temporalité du soi humain : la décision résolue 85 Moi, Je et Soi 96 Conclusion de la première partie Résumé de la première partie

99 103

Deuxième partie : Le désir, son corps et son éthique (De Maine de Biran à Michel Henry)105 Le désir et son « corps » Cogito substantiel, cogito existentiel Temporalité projective de l’être-soi L’ « expérience intérieure » biranienne : s’approprier un rapport actif au monde Le pouvoir constituant propre à un existant de chair Ontologie du corps en mouvement: le désir et sa temporalité Unité du soi : le désir instrumenté organiquement « Sentir » le soi, irrécusable et énigmatique Dualité des forces dans l’unité dynamique du soi

107 107 109 112 118 123 128 131 133

Le soi vivant : sens et temporalité Vers la question éthique

141 146

Ouverture éthique : prégnance du futur Le « vouloir » biranien : un sens éthique Prégnance du futur

149 149 153

Ouverture éthique : dasein et zusein La préoccupation et le projet Quelle présence du dasein ?

157 157 165

Conclusion de la deuxième partie

169

Résumé de la deuxième partie

171

Troisième partie : Soi et éthique de la solidarité Pour une éthique de la solidarité

173 175

L’effort éthique pour la reconnaissance et la solidarité Exigence éthique et responsabilité ontologique Exigence éthique et transcendance de l’Autre

179 179 182

Philosophie de la solidarité Reconnaissance et solidarité : l’individu singulier et les castes statutaires Singularité et solidarité : le regard du philosophe Existence et transcendance

195 196 205 216

Résumé de la troisième partie

219

Epilogue

221

Bibliographie abrégée

223

Table des matières

225

Philosophie aux éditions L’Harmattan Diderot Raison, Philosophie et Dialectique Suivi du Neveu de Rameau

D’hondt Jacques - Texte établi et présenté par E.Puisais et P.Quintili

2013 sera l’année du grand tricentenaire de la naissance de Denis Diderot. Ce livre est l’œuvre d’un philosophe éminent qui se confronte à des problèmes actuels. Le Diderot de d’Hondt est un penseur dialectique. Et pour savoir ce qu’est la dialectique, chez Diderot et en général, c’est à travers la loupe de Hegel et de Marx qu’il tentera de nous la présenter, dans une image originale de l’auteur de l’Encyclopédie. (33.00 euros, 326 p.) ISBN : 978-2-296-96402-0 Méthode et philosophie La descendance éducative de l’Émile

Études coordonnées par Michel Soëtard

Plusieurs spécialistes présentent ici une analyse de l’Émile de Rousseau par les regards croisés de Condorcet, Kant, Pestalozzi, Fichte, Herbart, Dilthey, Dewey et Freinet, penseurs et acteurs pédagogiques inscrits dans la postérité éducative de cette œuvre. Il se pourrait toutefois que l’Emile, avec le nœud de questions qu’il tisse, soit encore devant nous. (Coll. Education et philosophie, 20.00 euros, 202 p.) ISBN : 978-2-296-99332-7 Conversion et souverain bien chez Blaise Pascal

Bischoff Jean-Louis

Montrer que le rapport de la conversion au Souverain Bien chez Pascal nous invite à ausculter philosophiquement la notion d’émotion : c’est ce que Jean-Louis Bischoff entend montrer dans la présente étude. L’enjeu de son enquête est clair : il entend affoler et subvertir l’approche commune du mot « émotion ». Pour mener à bien son projet, l’auteur mobilise les lumières de philosophes comme Marion, Levinas, Ricoeur, Greisch ou Romano. (Coll. Ouverture Philosophique, 20.00 euros, 204 p.) ISBN : 978-2-296-99327-3 De la non-philosophie aux non-politiques Nietzsche, Freud, Laruelle

Chien-Chang Lee

L’histoire de la philosophie occidentale est une tentation toujours renouvelée de «penser la politique depuis la non-politique». On peut indiquer qu’au moins, dans la modernité, les théoriciens du contrat social inventent déjà une idée révolutionnaire de l’»état de nature» qui est une notion non politique par excellence. Si nous admettons qu’il y a quelque chose de non politique, il y a au moins trois possibilités de penser la non-politique : «la philosophie de l’avenir» de Nietzsche, la «psychanalyse» de Freud et la «non-philosophie» de Laruelle. (Coll. Nous, les sans-philosophie, 25.50 euros, 260 p.) ISBN : 978-2-296-99194-1 Emmanuel Levinas, la Philosophie de l’Altérité

Nanga-Essomba Jean-Thierry - Préface de Lucien Ayissi

À partir de l’analyse de la problématique levinassienne de la responsabilité de soi à l’égard d’Autrui, l’auteur s’attache, dans le cadre de cette réflexion, à examiner la pertinence théorique et la fécondité conceptuelle de la pensée d’Emmanuel Levinas dont le souci majeur est de conjurer la barbarie de la guerre et de prévenir toute dynamique pouvant faire courir à l’altérité le risque humanicide d’être anéantie. (Coll. Ouverture Philosophique, 18.00 euros, 182 p.) ISBN : 978-2-296-99143-9

conversion (La) éthique Introduction à la philosophie d’Emmanuel Levinas

Bastiani Flora

Le lecteur d’Emmanuel Levinas peut remarquer que deux descriptions du sujet se dégagent : le moi paraît irrémédiablement tourné vers lui-même et seulement préoccupé par son propre bien-être ; tandis que d’autres textes présentent un moi complètement tendu vers autrui et prêt à se sacrifier pour lui. Levinas retrace l’entrée du sujet dans l’éthique comme le passage de l’un à l’autre de ces états. Flora Bastiani propose de lire Levinas à partir de l’étrangeté de ce saut qualitatif du moi en direction de l’autre. (Coll. La philosophie en commun, 27.50 euros, 280 p.) ISBN : 978-2-296-99262-7 question (La) de la technique à partir d’un échange épistolaire entre Ernst Jünger et Martin Heidegger

Nerhot Patrick

La lettre de Heidegger à Jünger est d’une importance capitale pour comprendre les écrits de Heidegger après la Seconde Guerre mondiale. En effet, cette lettre se situe au coeur même de toutes ses réflexions, qu’il s’agisse de la Technique, de la Raison, du Langage ou de la Métaphysique. Elle éclaire d’une lumière particulière non seulement les écrits d’après-guerre mais aussi la question, si controversée, si polémique, de l’importance du nazisme dans sa pensée. (Coll. L’Ethique en mouvement, 32.50 euros, 316 p.) ISBN : 978-2-296-96422-8 Jean-Michel Palmier – Arts et société

Berthet Dominique, Lachaud Jean-Marc

Jean-Michel Palmier (1944-1998) a consacré de nombreux ouvrages et articles aux courants artistiques, philosophiques et politiques des années 1920-1930 en Allemagne et en Union soviétique. Ses travaux notamment sur l’expressionnisme et la vie culturelle sous la République de Weimar permettent aux lecteurs de mieux comprendre les multiples controverses qui opposèrent au XXe siècle des théoriciens et des praticiens se réclamant de différents et antagonistes courants marxistes. (Coll. Ouverture Philosophique, série Arts vivants, 34.00 euros, 328 p.) ISBN : 978-2-296-96076-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-49810-5 De la victimisation – Lectures expérimentales

Kakogianni Maria - Préface d’Alain Badiou

A supposer que la femme ne soit pas la victime de l’Histoire. Voici pour l’hypothèse mobile. à partir de là, le texte se présente comme une série de lectures ; Xénophon, Aristote et Platon se mettent à dialoguer avec Foucault, Badiou et Lacan. Il ne s’agit pas de lectures qui cherchent à rendre lisible, dans les textes classiques, la domination du genre, la métaphysique des sexes... Ce qui fait symptôme, ce qu’il s’agit d’apprendre à lire, c’est la place de la victime comme seule autorisée dans le Marché. (Coll. La philosophie en commun, 29.00 euros, 286 p.) ISBN : 978-2-296-99189-7 Temps historique et immanence Les concepts de nécessité et de possibilité dans une histoire ouverte

Chataignier Gadelha Gustavo

Cet ouvrage vise à explorer l’historicité en tant qu’horizon privilégié de la philosophie. L’auteur procède à un parcours analytique : il commence par caractériser les spécificités du temps historique puis se penche sur l’analyse de diverses philosophies de l’histoire et termine par confronter la notion contemporaine d’événement à ses limites pratiques. Cette réflexion s’achève sur le rapport marxien entre nature et histoire. (Coll. La philosophie en commun, 57.00 euros, 684 p.) ISBN : 978-2-296-97037-3 Territoires (les) du sentiment océanique

Sous la direction de Dallet Sylvie, Noël Emile

Le sentiment océanique est une forme particulière des états modifiés de conscience, domaine qui est attesté du plus lointain des témoignages humains. La spécificité de cette sensation, assimilée depuis Romain Rolland aux capacités de la religiosité indienne, reste un mystère

de la connaissance. Celle-ci qui allie une joie à une forme de dissolution ou de rencontre de la matière est pour la première fois analysée sur des observatoires différents : spiritualités, biologie, littérature, poésie, philosophie, sport... (Coll. Ethiques de la création, 17.50 euros, 164 p.) ISBN : 978-2-296-99152-1 Dialectique ou antinomie ? Comment penser ?

Chateau Dominique

Ce livre concerne deux manières de penser : la dialectique et l’antinomie. Il étudie la dialectique de Hegel, en son unicité et sa radicalité, expose sa critique et considère sa régression à l’antinomie ou encore son fantasme qui ne cesse de hanter la philosophie. Ce débat mobilise, outre Aristote et Platon, Kierkegaard, Nietzsche, Benjamin, Lyotard, Marx, Peirce et quelques autres. (Coll. Ouverture Philosophique, 14.50 euros, 144 p.) ISBN : 978-2-296-99177-4 Idéologie de la rupture Suivie de plaidoyers pour l’aliénation

D’hondt Jacques - Postface de Paolo Quintili

Jacques D’hondt (1920-2012) a conquis par ses travaux sur Hegel et Marx une renommée internationale. C’est un critique de ses contemporains dans L’idéologie de la rupture (première édition en 1978) et, dans nombre de ses publications aujourd’hui encore dispersées. La présente édition réunit, à la suite des chapitres originaux, plusieurs de ses contributions. (Coll. Bibliothèque historique du Marxisme, 18.50 euros, 174 p.) ISBN : 978-2-296-96380-1 Réalisme et vérité : Le débat entre Habermas et Rorty

Dostie Proulx Pierre-Luc

A quoi fait-on référence lorsque l’on a recours au concept de « vérité » en épistémologie contemporaine ? Doit-on nécessairement supposer que nos énoncés correspondent à une réalité extérieure pour faire sens du concept de vérité ? Le présent ouvrage expose deux des plus importantes conceptions contemporaines de la vérité : celle de Jürgen Habermas et celle de Richard Rorty. (Coll. Ouverture Philosophique, 14.00 euros, 134 p.) ISBN : 978-2-296-99247-4 politiquement (Le) correct français Epistémologie d’une crypto-religion

Oulahbib Lucien-Samir

Les manques, la fuite en avant vers la destruction de ce qui permet d’être ensemble - et non pas seulement de vivre ensemble - sont ici analysés en des critiques diverses (des saillies) mettant en cause par exemple la théorie dite du «genre», l’effacement de l’idée de nation, de valeur objective, bref, la mise à l’index de tout ce qui ne pense pas de façon «gauche», allant de la haine du riche à la diabolisation d’Israël… (Coll. Épistémologie et philosophie des sciences, 15.50 euros, 152 p.) ISBN : 978-2-296-99316-7 Justice distributive ou solidarité à l’échelle globale ? – John Rawls et Thomas Pogge

Noumbissié Tchamo Daniel - Préface de Stéphane Chauvier

Avec le souci d’établir les jalons d’un «développement glocaliste» juste et équitable, Daniel Noumbissié Tchamo ouvre ici un débat en philosophie pratique sur la distribution des richesses et les nouvelles considérations sur le développement dans une société mondiale glocalisée. Le «principe de différence global» qui manque dans les politiques publiques et les institutions de redistribution de richesses est le point nodal de la discussion qui en découle. (Coll. Ouverture Philosophique, 25.00 euros, 246 p.) ISBN : 978-2-296-57036-8 Agir et penser en complexité avec Jean-Louis Le Moigne Témoignages de mises en actes

Sous la direction de Dominique Genelot et Marie-José Avenier

Comment comprendre les mondes dans lesquels nous vivons ? Peut-on ne pas se sentir démuni devant tant de complexité ? Cinquante professionnels d’horizons variés témoignent de leur

manière de répondre à ces questions. Ces témoignages ont en commun de mettre en actes des concepts développés par Jean-Louis Le Moigne. à travers la narration d’expériences vécues, ce livre offre des pistes de réflexion pour toute personne soucieuse du sens de son action. (46.00 euros, 462 p.) ISBN : 978-2-296-96540-9 Macedonio Fernandez, philosophe Le sujet, l’expérience et l’amour

Munoz Marisa Alejandra

Le présent livre, sur la pensée philosophique de l’écrivain argentin Macedonio Fernández (1874-1952), constitue un apport d’une valeur indiscutable parmi les études sur l’historiographie philosophique argentine et latino-américaine. Sa riche et pertinente documentation lui permet des descriptions qui nous ouvrent sur le penser d’un philosophe qui a méprisé les formes du savoir académique. (28.00 euros, 270 p.) ISBN : 978-2-296-99179-8 Xavier Zubiri La solitude sonore (1898-1931)

Corominas Jordi, Vicens Albert Traduit de l’espagnol par Vincent Pelbois

Xavier Zubiri a été l’un des penseurs les plus vigoureux et importants du XXe siècle. Ni sa vie ni son oeuvre ne peuvent être séparées du drame, du caractère et des rêves de l’Espagne. La philosophie de Zubiri est inévitablement ancrée dans son époque et dans ce qui constitue la trame complexe de la condition humaine : les sentiments, les passions et les désirs. Les auteurs se sont focalisés sur la vie du philosophe et ce qui l’entoure. (Coll. Ouverture Philosophique, 27.00 euros, 260 p.) ISBN : 978-2-296-99042-5 Rudolf Steiner Artiste et enseignant L’art de la transmission

Gaillard Céline

Rudolf Steiner, tout comme Kandinsky, Klee ou encore Beuys furent tout à la fois artistes et enseignants. Les témoignages de leurs contemporains permettent de les saisir dans cet instant fugace de la transmission, impalpable et magique à la fois, qui révèle la richesse de leurs êtres. Leur manière de vivre la transmission est imprégnée d’art : c’est un moment créateur dans l’échange. (Editions Orizons, Coll. Universités - Domaine littéraire, 23.00 euros, 212 p.) ISBN : 978-2-296-08820-7 Trouer la membrane penser et vivre la politique par des gestes

Roy Philippe

La membrane est un concept politique se réclamant à la fois du biopouvoir de Foucault et de l’analyse du niveau vital par Simondon. Elle caractérise le pouvoir de notre époque. Or, la politique dépend de gestes, autre thèse de ce livre. Il est alors montré que certains gestes peuvent s’opposer à la membrane sous la forme de trouées émancipatrices. (Coll. Esthétiques, 24.50 euros, 236 p.) ISBN : 978-2-296-96394-8 Gaston Bachelard : L’intuition de l’instant au risque des neurosciences

Pichon Michèle

Un large public apprécie en Gaston Bachelard le philosophe de la rêverie poétique et l’épistémologue. Ses oeuvres consacrées à la question du temps sont moins connues. Cet ouvrage se propose de montrer en quoi les données actuelles des neurosciences apportent un éclairage nouveau à cette réflexion. Nombre d’hypothèses formulées en neurobiologie et en neuroesthétique renforcent la thèse bachelardienne de la discontinuité du temps vécu et la conception qu’avait le philosophe de «l’instant pratique». (Coll. Commentaires philosophiques, 16.50 euros, 164 p.) ISBN : 978-2-296-56984-3

L'HARMATTAN, ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L'HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest ESPACE L'HARMATTAN KINSHASA Faculté des Sciences sociales, politiques et administratives BP243, KIN XI Université de Kinshasa

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Le soi, Le temps et L’autre La temporalité est ce flux de conscience qui « modifie » tout donné dans un projet signifiant paramétré par une mémoire. Par cette modification tout individu vivant ou « monade » met en œuvre à sa mesure l’ingénierie du Désir, mais seul l’homme peut s’engager à être un soi selon une résolution convaincue. C’est l’expérience intime de sa « chair » qui l’ancre dans la durée de cet effort vers une puissance d’agir optimale. Dans ce mode originaire de présence d’une absolue singularité qu’est le « corps subjectif » habité par le Désir, un soi se reconnaît en s’éprouvant comme cette unité dynamique ouverte sur un monde qu’elle évalue projectivement. Mais puisqu’elle est-avec-autrui, cette singularité ne peut trouver son accomplissement que par le lien solidaire avec l’autre soi qui convient : les synergies du Désir signent ainsi la joyeuse harmonie des projets où le don sans retour inaugure, pour chacun des soi, une éthique festive de sa puissance d’agir.

Prolongeant sa réflexion sur la notion d’individu, Jean-Pierre COUTARD, docteur en philosophie, interroge le soi humain dans sa temporalité et son être-avec-autrui.

24 € ISBN : 978-2-296-99836-0