La transcendance de l'ego et conscience de soi et connaissance de soi: précédés de une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité 2711616487, 9782711616480

La transcendance de l'ego signe a la fois l'entree de Sartre en phenomenologie et la premiere mise en cause de

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La transcendance de l'ego et conscience de soi et connaissance de soi: précédés de une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité
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LA TRANSCENDANCEDE L’EGO et autres textes phénoménologiques

TEXTES & COMMENTAIRES Directeur : Jean-François COURTINE

SARTRE DU MÊME AUTEUR

LA TRANSCENDANCE DE L’EGO et

CONSCIENCE DE SOI Vincent de COOREBYTER — Sartre face à la phénoménologie, Bruxelles, Ousia, 2000 (diffusion Vrin) — «Genèse et structure de la Légende de la vérité» et «Les boxeurs contre la cuisine anglaise : sens et totalisation dans la Critique de la raison dialectique, W» dans Écrits posthumes de Sartre, IL, avec un inédit de Jean-Paul Sartre, coordination scientifique J. Simont, Annales de l’institut de philosophie de l’Université de Bruxelles, Paris, Vrin, 2001.

ET CONNAISSANCE DE SOI précédés de UNE IDÉE FONDAMENTALE

DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE HUSSERL: L’INTENTIONNALITÉ Textes introduits et annotés par

Vincent DE COOREBYTER SBD-FFLCH-USP

WU 288999

PARIS

LIBRAIRIE

PHILOSOPHIQUE

6, Place de la Sorbonne, V®

2003

J. VRIN

At

Sartre, Une idéefondamentale de la phénoménologie de Husserl: l'intentionnalité, dans Situations, I.

INTRODUCTION

Conscience de soi et connaissance de soi © Éditions Gallimard

La Transcendance de l’Ego, qui forme le cœur de ce volume, possède

unstatutparticulier dans la philosophie française. Cet article écrit en 1934

de et rééditéen 1965 n’est pas seulement célèbre pour être le point de départ voire Néant, le et L’Être vers d’entrée la penséesartrienneet l’une des voies

vers la Critique de la Raison dialectique et le tournant matérialiste de Sartre. Il a surtout constitué, pendant longtemps, le seul texte de Sartre

DEDALUS - Acervo - FFLCH

Het 20900017218

En application du Code de la Propriété Intellectuelle et notamment de sesarticles L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Une telle représentation ou reproduction constituerait un délit de contrefaçon, puni de deux ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. Ne sont autorisées que les copies ou reproductionsstrictementréservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, ainsi que les analyses et courtes citations, sousréserve quesoient indiquésclairement le nom de l’auteur et la source.

© Librairie Philosophique J. VRIN, 2003 WwWwW.vrin.fr pour la présente édition

ISSN 1291-9638 ISBN 2-7116-1648-7

Imprimé en France

chemin respecté par ses adversaires philosophiques, car supposé ouvrir un Il est auteur. son de ns intentio les nt et entraîner des conséquences déborda » sujet du mort la « de signal premier le apparu, rétrospectivement, comme au-delà bien 70, 1960-19 années les qui dominera la pensée française dans . de l’école structuraliste qui portera la critique du sujet comme un étendard

Dans l’univers anglo-saxon, plutôt que de figurer un ébranlementinterne à

associé à la phénoménologie ou à la philosophie transcendantale, il a été

des auteurs peu fréquentés par Sartre mais dontil aurait relayé le regard assianalytiqueetcritique sur les concepts hérités de la métaphysique;

gnantau moi un rôle simplement langagier, il s’inscrirait dans une voie

de particulière du déconstructionnisme, héritée de Hume plutôt que

Heidegger. Mais ce mêmearticle reste cité comme un symptôme de la : lépèreté sartrienne en matière philosophique, par l’ellipse de ses raisonnements et sa façon cavalière de liquider des questions séculaires en quelques pages, qu’il s’agisse de la liberté ou du temps.

La Transcendance de l’Ego a nourri une abondante littérature et d'innombrables interprétations, souvent divergentes en raison de la difficulté du propos. Plusieurs auteurs en ont reconstitué la structure et la substance et se sont efforcés d’en dégager la portée, soit intrinsèque, soit un pour l’ensemble de la pensée de Sartre où au-delà. Ayant tenté, dans ne nous , récentes études des el l'essenti autre travail, de tirer profit de La de le doctrina synthèse une Où aire proposerons pas, ici, un comment

9

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

Transcendance de l’Ego : ce serait courir le risque d’orienter voire de fermer la lecture du texte, alors que l’expérience montre qu’il possède un

Il lui reste donc presque tout à apprendreen arrivant à Berlin, et dans un laps de tempstrès réduit : il réservera ses après-midi à la rédaction de La

8

|

caractère inépuisable propre aux grandes œuvres. Nous profiterons plutôt

à Nausée, ne consacrant queles matinées à lire Husserlet, vers avril 1934,

l’autre méconnu, qui éclairent singulièrement la Transcendance, pour

il est article devenu mythiqueet qui sera republié sous forme de livre tant

de la présence en ce volume de deux autres textes de Sartre, l’un célèbre et

entamer Sein und Zeit. I rédigera pourtant, versla fin de son séjour, un

ouvrir la lecture en proposant des voies d’entrée et desclés d’interprétation

fondateur : « La transcendance de l’Ego. Esquisse d’une description phéno-

multiples, parfois ébauchées faute de place, parfois résolument partielles, mais toujours fondéessur desfaits : des textes et des contextes avérés, des références effectives ou hautement probables, des aperçus de biographie

intellectuelle qui n’épuisent pas l’œuvre mais permettent d’y entrer avec unecertaine assurance. Cette approche à certains égards modeste, aussi bien

phiques, ménologique », qui paraîtra fin 1937 dans les Recherches philoso s en épreuve les a corriger en (Sartre Koyré re Alexand par la revue dirigée age témoign le elon toujourss Berlin, à encore écrira il Et septembre 1937).

recueilli par Michel Contat et Michel Rybalka’, un second article aussi

controversé que le premier : « Une idée fondamentale de Ia phénoméno-

dans les notes qu’en cette Introduction, aura atteint son objectif si elle

logie de Husserl : l’intentionnalité », qui paraîtra dans la NRF en janvier

dominéla critique sartrienne, ainsi que l’image de géniale inventivité sans

et écrire deux entendu —, achever une deuxième version de La Nausée

assez fulgurants et, parfois, sidérants, pour garder toute leur force de

ces articles une allure cavalière à laquelle il faudra revenir car elle un n’empêchepas, dans des proportions variant selon les thèmes abordés,

épargneau lecteur quelques contresenset anachronismesqui ont longtemps

filet quecertains disciples ont forgé de Sartre. Les textes eux-mêmessont provocation au travers de cette cartographie.

LA RÉDACTION CONJOINTE DE LA TRANSCENDANCE DE L'EGO ET DE « L’INTENTIONNALITÉ»

De septembre 1933 à juin 1934, Sartre est boursier à l’Institut français

de Berlin pour y étudier, selon son dossier de candidature, les « rapports du psychique avec le physiologique en général ». Ce thème officiel est plus qu’un prétexte, car il constitue bien l’une des préoccupations, malheureusement sous-estimée, de ce jeune homme encore inconnu à l’époque. Mais

Sartre a dissimulé son intention majeure: étudier la phénoménologie,

discipline alors très mal connue en France. Il en a entendu parler par Aron en 1933, et a lu le livre pionnier de Levinas sur la Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, paru trois ans plus tôt chez Alcan?. 1. Sur ce point, essentiel pouréviterlesillusions rétrospectives, voir le premier chapitre de D. Janicaud, Heidegger en France. I. Récit, Paris, Albin Michel, 2001.

2. E. Levinas, Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Alcan,

1930; réimpr. Paris, Vrin, 1963. La plupart des témoignagessituent la lecture de Levinas

aprèsla discussion décisive avec Aron, mais Sartre a inversé cette chronologie dans « Une vie pour la philosophie»(voir ci-dessous). Sartre a égalementlu Les Tendances actuelles de la philosophie allemande, recueil d’articles publié par Georges Gurvitch en 1930, mais ce livre semble avoirjoué un rôletrès secondaire dans son approche de la phénoménologie s’il l’évoque à une reprise en marge de son exemplaire des Ideen, le seul témoignage ultérieur où ils’ réfère donne à penser qu’il songe en fait à l’ouvrage de Levinas(J.-P. Sartre, Sartre. Unfilm réalisépar Alexandre Astruc et Michel Contat, p. 42-43).

d bien 1939. Dix mois pourlire Husserl et entamer Heidegger — en alleman

confère à articles, sans sacrifier sa vie privée : Sartre va à l” essentiel, ce qui intense travail préparatoire. ici à On s’étonnera peut-être de la date de rédaction, 1934, attribuée

«L’intentionnalité », sur foi d’un témoignage connu depuis 1970 mais qui atrop rarementorienté le travail des interprètes 2. Ce court texte publié en

(qui 1939 a longtemps été lu comme un satellite de L’Étre et le Néant la : frappante eet commod clé une fournir semble dontil paraîtra en 1943), grand un comme claire « évidée, comme déjà présente conscience s’y

vent», dans un contraste majestueux avec la plénitude du monde des l’Introchoses — en apparence,« le néant »et «l’être ». Si l’on observe que

duction du grand œuvre de Sartre reprend ce même contraste entre la

douter de la conscience et l’être-en-soi, on ne voit guère de raison de

proximité des deux textes. Sauf que L'Être et le Néant, sur le thème de

accusé l’intentionnalité, est d’une rare sévérité à l’encontre de Husserl, n'aurait dontil te, découver sa de » l essentie e caractèr d’avoir « méconnule à un offert qu’une « caricature » qui assimile classiquementla connaissance par ur l’extérie de lation d’assimi ion, d’ingest us process remplissement, un , « Folio », Paris, 1. Pour tout ce qui précède, cf.: À. Cohen-Solal, Sartre, 1905-1980 de Sartre. Chronologie, Gallimard, 1989, p. 181-182; M. Contatet M. Rybalka, Les Écrits Sartre, Lettres au Castor bibliographie commentée, Paris, Gallimard, 1970, p. 15 et 71; J.-P. es, p.XLIX et 1664; et à quelques autres, t.L p. 166; J.-P. Sartre, Œuvres romanesqu

J.-P. Sartre, « Unevie pourla philosophie »,p. 42.

|

de Sartre font l’objet 2. C’est pourquoiles conséquences de cette datation sur la pensée

onnalité” detoute unesection denotre Sartreface à la phénoménologie. Autour de “L'intenti

et de “La Transcendance de l’Ego”, Bruxelles, Ousia, 2000,p. 27-168.

10

INTRODUCTION

VINCENT DE COOREBYTER

11

admise entreles deux textes : c’est au court article sur Husserl qu’il faut

l'intérieur ! : Sartre inverse en 1943 le jugement porté par « L’intention-

ant reconnaître un rôle fondateur !, La Transcendance de l’Ego en constitu ns, objectio aux réponse une une conséquence parmi d’autres — de facto, qu’ellessoient latérales ou frontales.

nalité », vibrant hommage rendu à Husserl pour avoir, par cette seule notion, mis fin à la « philosophie alimentaire »... Une telle tension entre les deux textes s’explique malsi l’on postule quel’article a été rédigé juste ‘ avant sa sortie en janvier 1939, alors qu’elle cesse d’étonner quand on retient le témoignage d’une rédaction opérée dès 1934, au moment même

Ainsi, le rapport rigoureusementek-statique, de surface à surface, entre

tout la conscience nueet les choses nuesne se soutient que de l’absence de

Ego, transcendantal ou psychique, susceptible de s’interposer entre elles ou

où Sartre est éblouipar sa découverte de Husserl, En outre, seule la prise en

autre de reconduire à quelqueintériorité. Mais comment, sans Ego ni

compte d’une rédaction précoce permet de résoudre les difficultés inhérentes à l’hypothèse inverse. En 1936, Sartre publie L’Imagination, première partie d’un ouvrage plus vaste dont la seconde, remaniée et

son divers ou armature transcendantale, une conscience peut-elle unifier

maintenir une ipséité ? Comment lafigure mise en place par « L’intentionnalité », à savoir « unesuite liée d’éclatements qui nous arrachent à nousmêmes, qui ne laissent même pas à un “nous mêmes” le loisir de se former

amplifiée, sortira en mars 1940 sous le titre L’Imaginaire : pourquoi

«L’intentionnalité » ne souffle-t-elle mot de la solution que le principe d’intentionnalité apporte au problème de l’image,si Sartre avait rédigé son article fin 1938? Pourquoi y faire silence, de même, sur l’apport de

de derrière eux », peut-elle précisémentêtre liée à soi, éviter l’inconscience

soi ou l’ébahissement mystique devant l’objet? Sartre doit répondre à ces

française, questions portées par Descartes, Kant et la philosophie réflexive nologie Phénomé sa dans et auxquelles Merleau-Ponty fera également face parce répond, y qu’elle parce de la perception. Mais c’est précisément de la ences conséqu s plusieur qu’elle résout certaines difficultés et tire

l’intentionnalité dans la question de l’émotion, alors que Sartre a rédigé en

1937-38 un grand livre de psychologie phénoménologique, La Psyché, ouvrage abandonné mais dont il sauvera un fragment, l’Esquisse d’une

théorie des émotions, parue en décembre 19392 et qui repose sur le caractère intentionnel de l’émotion? La publication posthume des Carnets de la drôle de guerre a confirmé que le second semestre 1938 constituait la date

de purification de la conscience intentionnelle, que La Transcendance du e problèm le sur Husserl l'Ego va bien au-delà d’une discussion avec

ne de moi pur: le déploiement des motifs et des effets de la vision sartrien

la plus improbable pour la rédaction d’un plaidoyer en faveur de Husserl : Sartre venait de se détacher de son maître en constatant les impasses sur lesquelles butait l'inspiration husserlienne de La Psyché, et qui motivaient l'attention portée désormais à Heidegger.

l’intentionnalité permet d’aborder la Transcendance sans mythifier ce texte

de la trop fameux, tout en repérant des apports qui vont bien au-delà h question du moi.

L’objection frontale tient évidemment au fait que l’évidement de la

La chronologie n’importe évidemment pas en tant que telle: seule

nalité », on rabat ce texte vers l’ontologie de 1943 et on se condamne à

au conscience, l’abandon de toute perlaboration interne de notre rapport e princip du e triomph le monde,la liquidation du subjectivisme, bref MOI un si avenu non et d’intentionnalité tel quel’interprète Sartre est nul

chercher le point de départ de la pensée sartrienne dans La Transcendance de l’Ego saisie de manière isolée, c’est-à-dire dans la question du moi. Une polémiquetrès technique avec Husserl et la psychologiefait ainsi écran à un programme à la fois plus vague et plus ambitieux, qui éclate dans toute son ampleur quand on rapproche au contraire « L’intentionnalité >» de la Transcendance, et qui impose de renverser la hiérarchie communément

S’ agisse Transcendance de l’Ego, un Je « habitant »de la conscience, qu’il ue qui psychiq moi d’un d’uneinstance transcendantale d’unification ou le ndance Transce la de ion sous-tendrait nos désirs et nos actes. La Conclus de charge la lettre la reconnaît d’ailleurs sans fard, qui reprend à «L'intentionnalité» contre l’idéalisme, mais s’inquiète de la réponse

compte ici sa portée philosophique. Or celle-ci est considérable. Si l’on

s’en tient à la thèse classique d’une rédaction tardive de « L’intention-

1.J.-P. Sartre, L'Étre et le Néant, « Bibliothèque des Idées », Paris, Gallimard, 1961,

p. 28, 153, 236; nouvelle édition corrigée avec un index par A. Elkaïm-Sartre, « Tel», Paris, Gallimard, 1996, [28, 145, 223]. La pagination decette seconde édition sera toujours donnée entre crochets.

2. Et non en décembre 1938 comme l’indiquent erronément les réimpressions chez Hermann. 3. I.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, p. 405-406.

alinéa de La résiste ou subsiste, s’il demeure, comme le dit le premier

{

£ ;;

À

incomplète quelui apporterait la phénoménologie si elle voulait conserver une forme de Moiinterne:

absolument pour 1. Sartre le fera explicitement dans les années 1970: «.… j'étais

elle, là il Husserl sur certains plans, c’est-à-dire sur le plan de la conscience intentionn

e». Cf. Sartre. Un m'avait découvert quelque chose, ça a été le moment de la découvert

film, p. 44.

12

.… si l’idéalisme c’est la philosophie sans mal de M. Brunschvicg, si c’est une philosophie où l’effort d’assimilation spirituelle ne rencontre jamais derésistances extérieures, où la souffrance, la faim, la guerrese diluent dans un lent processus d’unification des idées, rien n’est plusinjuste que d’appeler les phénoménologues des idéalistes. IL y a des siècles, au contraire, qu’on n’avait senti dans la philosophie

un courant aussiréaliste. Ils ont replongé l’homme dans le monde,ils ont rendu tout leur poids à ses angoisses et à ses souffrances, à ses révoltes aussi. Malheureusement,tant quele Je restera une structure de la conscience absolue, on pourra encore reprocher à la phénoménologie d’être une « doctrine-refuge », de tirer encore une parcelle de

l’homme hors du monde et de détourner par là l’attention des

véritables problèmes. Il nous paraît que ce reproche n’a plus de

raisons d’êtresi l’on fait du Moi un existant rigoureusement contemporain du monde et dont l’existence a les mêmes caractéristiques essentielles que le monde !.

Nous nous découvrirons dans le monde parce que «tout est dehors, tout, jusqu’à nous-mêmes», jusqu’à notre moi: «L’intentionnalité » se conclut dans les mêmes termes que La Transcendance de l’Ego, confir-

mant ainsi que les deux textes ont été écrits à la même période, lors du

séjour à Berlin. Ils sont en parfaite conformité mutuelle et possèdent le

même horizon éthique voire politique et, partant, la même cible privilégiée, Léon Brunschvicg, également pris à partie dans le premier point de la Conclusion de la Transcendance : l’éviction du moi réduit la vie intérieure à une vaine collection de « représentations » à laquelle Sartre

oppose un impératif de « discrétion morale », les états d’âme qui fontla matière des journaux intimes — « L’intentionnalité »raille celui d’ Amiel —

ne pesant pas lourd face aux peines et aux souffrances des hommes (TE, p. 74-75). On notera enfin, avant d'y venir plus en détail, que les deux articles possèdent d’autres adversaires communs (nommément désignés ou non), et opposent une même phénoménologie des choses et d’autrui aux doctrines psychologiques qui placentle sujet au centre des intentionnalités affectives: la réplique de La Transcendance de l’Ego aux théoriciens de l’amour-propre (p. 41-42) dessine un monde où les êtres et les objets

possèdent des forces d’attraction, de répulsion, de séduction.…., qui dictent

nos sentiments de la même manière qu’un masque japonais ou une femme aimable, dans « L’intentionnalité », provoquentla terreur oule désir.

UN CORTÈGE D'ADVERSAIRES DÉSIGNÉS

Si l’on tient compte de la rédaction quasi simultanée de « L’inten-

tionnalité »et de La Transcendance de l’Ego, on comprend mieux que les deux textes possèdent des adversaires communs — à commencer par

le Brunschvicg, premier cité dans un cas, dernier visé dans l’autre. Mais

contexte dans lequel ces articles sont rédigés va bien au-delà du seul affrontementavec Brunschvicg au nom de la phénoménologie. En réalité,

Sartre mobilise Husserl dans une entreprise initiée avant son voyage à Berlin, et qui s’oppose à uneconstellation d’auteurs aujourd’hui étonnante

par l'absence de grands noms, mais révélatrice d’une époque. «Nous avons touslu Brunschvicg, Lalande et Meyerson »: « L’intentionnalité » S'OUVIE

pratiquement par ces mots, pour partie mensongers 1, mais qui imposent de reconstruire quelques éléments du paysage philosophique alors vivace en France, au moment où la phénoménologie commenceà peine à s'imposer

1. Nous citerons La Transcendance de l’Ego dansla présente version, intégralement

|

dansla nouvelle génération.

Léon Brunschvicg est un emblème plus qu’un philosophe déterminé : selon Situations, L?, il clôture une période de la philosophie française ouverte par Ribotet qui passe par Bergson, ce qui marque assez le respect

vouépar Sartre, malgré les apparences, à l’auteur qu’il aura le plus décrié.Il est évoqué ou cité dans presquetous ses premiers écrits commele symbole, nousl'avons vu, d’un idéalisme assimilé à une « philosophie sans mal »:

cette accusation est amorcée par deux passages des fragments posthumes de la Légendede la vérité qui dénoncent déjàla culture de la vie intérieure et

«les onctueuses fenêtres protoplasmiques » qui voilent l’âpreté de la

condition humaine5. C’est dans la mesure où l'opposition de Sartre à Brunschvicg est avanttout morale — et non simplement épistémologique — qu’il le critique sans jamaisle discuter vraiment. L'œuvre de Brunschvicg,

axée d’abord sur l’histoire de la connaissance et dessciences, est à Ses Yeux

une « pensée sur de la pensée »“ dont le principal défaut est de vouloir

démontrer le triomphede l’esprit. Brunschvicg illustre en effet l'unité de

l'esprit à travers son histoire: l'esprit renouvelle incessammentses propres cadres pour «digérer» les obstacles qui surgissent en révisant ses

Sur jugements, sa réflexivité alimentant une « vie intérieure» centrée ce, même s il 1. Tousles lecteurs dela N.R.F.nelisent évidemment pas Léon Brunschvi

est alors un des plus célèbres professeurs de la Sorbonne : Sartre joueici d’une complicité élitiste qui sous-tend l’écriture des notules de la revueet dontils’expliquera

revue, mais en renvoyant à la pagination de l’édition de 1965 chez Vrin, préfacée par Sylvie Le Bon,rappelée ici en marge; voir, en l’occurrence, les pages 85-86. Par commodité, La Transcendance de l’Ego sera parfois désignée par le simple acronyme de TE.

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INTRODUCTION

VINCENT DE COOREBYTER

dans les Carnets

de la drôle de guerre, p. 207.

2. J.-P. Sartre, Situations, I, p. 222-223.

3.1.-P. Sartre, « Fragments posthumes de la Légende de la vérité », p. 30 et 45. 4. Carnets de la drôle de guerre, p. 151.

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VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

l'expérience intellectuelle de la vérité entendue comme idéal moral (voir notamment Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, paru en 1927). De manière significative, Brunschvicg disparaîtra rapidement des œuvres publiées par Sartre, abstraction faite de quelques éléments de ses cours il n’est même pas nommé dans L’Étre et le Néant, tandis qu’une rapide allusion de Questions de méthode rappelle qu’il constituait l’adversaire idéaliste par excellence de la génération de Sartre. Il en va de même,sur un mode mineur, pour André Lalande, que Sartre a ébloui par sa prestation à l’oral de l’agrégation en juin 1929 alors qu’il

1930. C’est pourtant, sans aucun doute, à Émile Meyerson que nous avons affaire ici, auteur alors célèbre de plusieurs ouvrages de philosophie des

critique de la philosophie est cité à ce titre dans le diplôme sur l’image,

divers,celle-1à même que Sartre entendait restaurer à la suite de Jean Wabhl

avait déserté ses coursà la Sorbonne. L’auteur du Vocabulaire technique et

tandis que L’Étre et le Néant reprend un élément local de ses Théories de

l'induction et de l'expérimentation (1929) : seule « L’intentionnalité » fait véritablement un sortà ce rationaliste convaincu qui constitue, pour Sartre, le chef de file de la théorie de l’«assimilation » et de l’«unification » des idées avec les idées, des choses avec les choses et des idées avec les

choses, dans un mouvement d’«identification » croissante des sociétés,

des religions et des mœurs, l’esprit tendant à l’universel. Comme chez

Brunschvice, Sartre perçoit chez Lalande un lien entre l’irénismeidéaliste

— la vision del’histoire de l’humanité comme une marche continue vers la victoire de la raison — et ce qu’il appelle la philosophie alimentaire, le mécanismede réduction desfaits, des souffrances et des événements à des contours conceptuels s’harmonisant les uns avec les autres grâce au travail

de l’intellect?.

La référence de « L’intentionnalité » à Meyerson pose quant à elle un

problème d’identification. Davantage que L’Imaginaire (deux charges critiques contre la réduction de l’image à un signe), L'Imagination cite à plusieurs reprises I. Meyerson’, auteur d’un article sur les images dans le

Nouveau traité de psychologie de Georges Dumas paru chez Alcan en 1. J.-P. Sartre, Critique de la Raison dialectique précédé de Questions de méthode, t.1,

p.30.

2. L’ontologie de la qualité voit dans l'assimilation l’exemple type des théories épistémologiques, victimes de cette «illusion primitive (...) selon laquelle connaître, c’est manger,c’est-à-dire ingérer l’objet connu,s’en remplir (Erfüllung) etle digérer («assimi-

lation ») » (L'Être et le Néant, p. 236 [223]). Le concept d’assimilation connaîtra encore une

fortune particulière dans la psychologie de Piaget, qui commence à s’affirmer dans les années trente (Sartre l’évoque dans L’Être et le Néant, p. 19). (On aura noté l'apparition du

terme de «remplissement », symptôme de la manière dont Sartre, en 1943, range Husserl dansla philosophie digestive au motif de sa théorie des esquisses et de la hylé : nous rendons compte de ce renversement dans Sartreface à la phénoménologie, p. 51-70). 3. J.-P. Sartre, L’Imagination, p. 85, 87-89, 100-112.

15

sciences que Sartre évoque aussi bien dans son essai d’ontologie phénoménologique ! qu’au début de son diplôme sur l’image où il cite Identité et réalité, le maître-livre de Meyerson paru en 1908. Ce dernier constitue

pour Sartre un des ténors de l’idéalisme français par sa théorie de la connaissancefondéesur des sensations qualitatives que la science s’efforce d’élever au registre du quantitatif pour, in fine, réduire le divers à l’identique par le biais de relations de causalité, c’est-à-dire pour essayer de triompher du scandale que Meverson impute au réel à savoir la pluralité du

dansVers Le concret (1932)2. À l'instar de Brunschvicg, Meyerson atteste

la continuité du programmesartrien avant et après la découverte de la

phénoménologie : commeà l’époque de la Légende de la vérité (1930-31),

la science est inscrite au rang de l’idéalisme par sa manière de récuser les phénomènes du monde quotidien au profit de leur origine psycho-physique, de leur doublure interne décrite en termes de seuils de sensation, longueurs

d’onde,relations de causalité et autres lois mathématisables dela nature. Aprèss’être ouverte sur trois philosophes français quasi contemporains (Meyerson est décédé en 1933), et avant de se clore sur deux auteurs de

langue française - Amiel et Proust — bénéficiant d’une grande renommée posthume, «L’intentionnalité » multiplie les cibles, y compris anglo-

saxonnes, en se faisant moins précise: sans autre explication, Sartre

présente «la philosophie digestive » commele trait commun de l’empirio-

criticisme, du néo-kantismeet du psychologisme.Il tient ainsi compte du

lectorat de la N.R.F., non spécialisé; il se fonde sans doute pour partie, en l'occurrence, sur des connaissances de seconde main; mais il entend surtout suggérer qu’un grand nombre d'écoles philosophiques et psychologiques tombent dansle travers rectifié par Husserl à savoir la fomentation,

de l’intérieur de l'espritvoire du corps, des données phénoménales qu’une

réflexion non prévenuesituerait dansl’extériorité. Deux de ces courants de pensée,le néo-kantisme et l’empirio-criticisme, seront à nouveau visés au début de La Transcendance de l’Ego qui leur reproche, comme à l’intel-

1. L'Être et le Néant, p. 182, 259, 619 [172, 244, 580]. 2. Pour une esquisse defiliation entre les deux auteurs sur ce thème voir Carnets de la drôle de guerre, p.285 et 407, Critique de la Raison dialectique, t. 1, p. 29-30, ainsi que Sartre. Unfilm... p. 39-40. 3. Meyerson estcité dans le premier des « Fragments posthumes de la Légende de la vérité », p.35.

16

INTRODUCTION

VINCENT DE COOREBYTER

Avant Brunschvicg, le néo-kantisme français avait été emmené par

lectualisme de Brochard, de chercher un répondant psychologique, « réel »,

.. Jules Lachelier, Charles Renouvier, Octave Hamelin, Victor Brochard la pour tout avant dire vrai mais seul ce dernier est discuté par Sartre!, à

aux conditions de possibilité de la connaissance revendiquées par Kant!. Sartre se bornant à ces indications fugitives, on ne peut qu’esquisser le

théorie de l’image développée danssa thèse publiée en 1879, De l’errreur?.

parallèle, ou plus exactement la convergence, qu’il semble discerner entre

Il reste que Brochard justifie le rapprochement opéré entre l’empiriocriticisme de Mach et le néo-kantisme dela fin du xx° siècle : malgré leurs

certains traits caractéristiques de l’idéalisme au tournant du vingtième siècle. L'empirio-criticisme n’est qu’exceptionnellement présent dans les

divergences, ces courants ont en commun d'accorder à Kant — mais aussi à Hume - que seule la sensation donne à la pensée un lien génétique avec l'expérience, uneinscription avérée dansle réel, à charge pour la raison de

textes de Sartre tant son chef de file, Ernst Mach, se situe aux antipodes de

sa pensée. D’une part Mach est l’un des fondateurs du positivisme conventionaliste, qui connaîtra des développements successifs avec Pierre Duhem,le Cercle de Vienne et Quine. Cette école fondée sur une véritable

passer du régimedel'affection sensible au registre du concept ou de la loi.

À l’image du psychologisme, par le simplefait de prétendre rendre compte

hantise de la métaphysique dénonce toute illusion d’objectivité de la connaissance et réduit délibérémentle réel à une représentation,l’objectif

ses du fonctionnement de la connaissance, cette réflexion de la raison sur

. mécanismes « réalise » le thème kantien du transcendantal : une machinerie de constructionset d’interactions est mise en œuvre, sous des formes infiniment variées (induction ou déduction, de nature corporelle ou spirituelle, sous l’égide du sens commun ou de lois scientifiques...), mais

de la science n'étant pas de dire le vrai ou de découvrir les lois de la nature mais seulement de formaliser les phénomènes de manière intellectuel-

lement cohérente et techniquement efficiente. À ce titre, Mach devait

théorie de la sensation entendue comme seul point d’ancrage susceptible d’arrimer les énoncés scientifiques à l’expérience, ce qui conduit à

reconstruire les corps physiques à partir d'événements psycho-physiques

qui ne sont pas, pour Mach,de simples répliques du monde externe’, mais

dans lesquelles Sartre ne devait voir que des contenus de conscience situés dansl’intériorité du sujet et coupables, de ce seul fait, de verser dans la

«philosophie digestive ».

On auranoté, avec Meyerson et Mach,le thème partagé de la sensation, quifait basculer les philosophies del’intériorité autour du corps autant que de l'esprit : ce n’est pas un hasard si la critique de la notion de sensation occupe,sans référence à Mach mais bien à Meyerson, les premières pages du diplôme de Sartre sur l’image,tandis qu’elle est reprise et amplement développée en 19434. La sensation constitue en effet la passerelle, le socle partagé de toutesles formes d’empirisme et de toutes les formes d’intellectualisme: elle motive Sartre à placer le néo-kantisme aux côtés de Mach

dansses deuxarticles rédigés à Berlin.

1. La Transcendance de l’Ego,p. 14. 2. « Fragments posthumes de la Légendede la vérité », p.45. 3. Voir surtout L’Analyse des sensationsetla relation entre le physique et le psychique,

publié en allemand en 1886.

4. L'Être et le Néant, p. 372-383 [349-3591.

# LU h

!

Er RSom RÉ FRSÆ

sembler à Sartre fort proche de Brunschvicg par sa manière de mettre les reconstructions de l’esprit au premier plan, en renonçant à toute prise sur le réel : Sartre prêtera à ce courant de pensée un mot d’ordre à peine caricatural, « delenda est Veritas »?, D’autre part, Mach est l’auteur d’une importante

17

toujours au départ du sujet de la connaissance au lieu de s’en remettre à la pureintuition, aux phénomènes. Cette tendance de la philosophie contem-

poraine, ajoutera La Transcendancede l’Ego, en vient ainsi à se demander

ce que peut «être » la conscience transcendantale, au risque de l’ériger en une manière d’inconscient sous-tendant la conscience empirique

(TE, p. 14-15).

: C’est évidemment encore le cas du psychologisme, qui apparaît dans

«L’intentionnalité »assorti de guillemets : dans ce texte rédigé dès Berlin,

le psychologisme est pour Sartre une cible d'emprunt et une étiquette commode par sa globalité. Il le découvre au titre d’adversaire central du Tomepremier des Recherches logiques de Husserl,etle réduit à la tentative dereconstituerla vie de la penséeà l’aide de contenus de conscience: Sartre

perçoit que le psychologisme s’efforce de fonder la logique sur l’étude du

fonctionnement del'esprit, rabattant ainsi la sphère des idéalités sur des états psychiques, maisil l’insère aussitôt dans le mouvement plus général dénoncé ici, à savoir la réduction des phénomènes à une somme de contenus subjectifs sur base du postulat selon lequel le monde est notre représentation.

Ce tour d'horizon partiel des cibles de «L’intentionnalité » et de

La Transcendancede l’Ego montre quela position de principe de Sartre est 1, Hamelin faitl’objet de quelquesallusions fugitives dans son œuvre.

2. L'Imagination, p. 32-34, 36-37, 71-72, 82. sme voir 3. Pour cette caractérisation légèrement plus développée du psychologi

L'Imagination, p.73 et 145.

18

de type réaliste au sens courant du terme: il entend restaurer les droits de la perception, établir l’objectivité de la saisie non redressée du monde,

ce démontrer, commele dit La Nausée, que «les choses sont tout entières

qu’elles paraissent— et derrière elles. il n’y a rien »!. L’idéalisme, avec son cortège de théories de la constitution des phénomènes ou de leur sens,

est un adversaire central pour le premier Sartre parce qu’il met en doute le monde ambiant de la vie quotidienne ou de la perception et n’admet de réalité qu’avérée, constituée voire revue et corrigée par l'esprit (la pensée,

l’entendement, la dialectique, la science..), donc soumise à un travail

interne au sujet de la connaissance, au lieu de s’en remettre à l’évidence

perceptive. Mais il en va de même du «réalisme » au sens précis qu’il prend à l’époque en philosophieeten psychologie : ce réalisme (ou le néo-

réalisme issu du développement de la psychologie comme discipline

autonome) est également dénoncé par «L’intentionnalité», tandis que Sartre résumera souvent son programme jusqu’à L’Être et le Néant par l’ambition de combattre d’un même gestele réalismeet l’idéalisme?. C’est quele réalisme commet l’erreur, pour Sartre, de suspendre la véracité du monde à sonattestation dansla sensation, événement psycho-physique qui

opère lajointureentre l’extérieur et l’esprit par l'intermédiaire du corps, et conduit philosophes et psychologues à reconstruire ensuite le monde à

19

INTRODUCTION

VINCENT DE COOREBYTER

À un niveau supérieur de généralité, c’est toute

une problématique issue

is et consacrée par Kant qui fait

de Descartes, reprise par l’empirisme angla

e question, mais de faux figure, non de mauvaise réponse à une bonn aussitôt le

sentation, qui clive problème — nommément celui de la repré psychique, registre cartésien ou ne, inter re sphè rapport au monde entre une cogito, et un « monde extérieur » au empiriste des « idées » délivré par le représentations du monde seraient statut incertain dès lors que seules ces

t, dans sa célèbre lettre à soustraites au doute. Alors que Kant y voyai celui de la métaphysique jusqu'ici Marcus Herz, «la clé de tout le mystère, ipe d’intentionnalité annule la encore cachée à elle-même», le princ ce

fondement repose le rapport de question même de savoir «sur quel et »l:il n’y a pas de représenqu’on nomme en nous représentation à l’obj ES toujours déjà auprès des choses, tation « en nous » parce que nous SOMM « L’intentionnalité », la conscience parce que, pour reprendre la formule de e coup. Perpétué jusqu’au-delà de et le monde sont donnés d’un mêm

d'importance inégale, ce soiHusserl, repris par une myriade d’auteurs et sans bruit »

e, « sans souffrance disant mystère a été liquidé, selon Sartr à été formée « autrement » parla on rati géné du simple fait que toute une t le dira en termes lapidaires: «ia phénoménologie?. L'Être et le Néan hique, est une pure invention des représentation, COMME événement psyc

partir du fait intérieur que constitue l'affection sensorielle. « L’intentionpalité »l’épingle donc pour s’être donné un absolu, l’objet, qui entreraïit en un second temps en communication avec nous par le biais de la sensation — d’où le thème, partagé avec l’idéalisme, des « contenus» de conscience qui assurent uneprise sur le monde du sein même de l'intimité psychique, en rétorsion contre Descartes. Ainsi entendu comme philosophie implicite où

philosophes »?.

était récusé par Husserl dans des termes qui sontintégralement avalisés par Sartre? : celui-ciréitère la critique husserlienne del’attitude naturelle dans la mesure oùelle traite la sensationetles vécus en général commedes états psychiques de personnes empiriques, comme desfragments d’un monde de faits objectifs soumis aux lois de la nature — ce qui forme un motif supplémentaire de critique aux yeux de Sartre, le réalisme étant proche du

le normale jusqu’à part sur la continuité de son projet de l’Éco rl; -40 et non avec la découverte de Husse véritable césure se situant en 1939 seule la non et tif, objec le un doub ilmontred’autre part qu’il poursuivait conscience dans le droit fil d’un la de s droit les urer resta de ambition certain humanisme dela liberté :

revendiquée du psychologismeet de la psychologie en général, le réalisme

matérialismeet donc d’un dénide la spontanéité de la conscience au profit de formes diverses de déterminisme.

1. La Nausée in Œuvres romanesques, p. 114.

2. Cf. notammentJ.-P. Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, t. IL, p. 41, Sartre.

et 277Unfilm.…, p. 39, etsur un plan plus technique L’ Être et le Néant, p. 268-270 [253-255]

285 [261-2691]. 3. Voir par exemple L’Imagination, p. 139-140.

UNE DOUBLE AMBITION

nt Sur Son programme Dans plusieurs entretiens tardifs, Sartre revie correctifs à l'image deux orter d’avant-guerre avec le souci d’app que. Il insiste d’une sophi philo communémentrépandue de son entreprise la guerre, la

étaient de donner un fondement … mes préoccupations d'alors (...) La question était : comment donner à

philosophique au réalisme. (.…)

1.E. Kant, Œuvres philosophiques, t. I. «

1980, p. 691.

2. Situations, I, p. 223. 3. L'Être et le Néant, p.269 [254].

mard, Bibliothèque dela Pléiade », Paris, Galli

20

VINCENT DE COOREBYTER

l’homme à la fois son autonomieet sa réalité parmi les objets réels, en évitant l’idéalismeet sans tomber dans un matérialisme mécaniste !?

Or la menace matéraliste, déterministe, mécaniste, ce que Husserl nomme l’attitude naturelle et Sartre l’esprit de sérieux, la réduction de

l’humain à un secteurde la Nature soumis aux lois causales de la physique,

de la physiologie, de la psychologie ou encore de la sociologie naissante,

ne constitue pasl’enjeu prioritaire dans le contexte de l’époque. La science est certes pénétrée de déterminisme, mais les écoles philosophiques dominantes dans l’Université s’inscrivent davantage dansla tradition spiri-

tualiste, tandis que la liberté est le maître-mot des phares de la pensée française, Descartes et Bergson il y a à un enjeu permanent, mais qui ne

suffit pas à fournir un programme original pour un jeune normalien. La contingence par contre, thème de La Nausée, et de manière générale la

restauration d’un univers concret, tangible, tramé d’événements impré-

visibles et de sensations brutes, aux arêtes tranchantes, constituent une

urgence face au spiritualisme et au matérialisme. Les auteurs que nous venons d'évoquer, mais aussi la science dans son ensemble, ontfait implo-

INTRODUCTION

21

d'humidité en montait. Il l’aspira précieusement.Il fouilla du regard

son contenu. Il admira les coques d’œufs maculées et humides, les carottes pourries et un étrange humus d’un brun sale. Il était saisi d’une commotion, comme chaquefois qu’il constatait l'existence des choses. Il pensait vaguement : « C’est donc vrai qu’elles existent, si

vraies, si pleines, si catégoriques, si violentes, si indépendantes de toute notre science et de toutes les constructions de notre philo-

sophie, comment lesnier ? Et d’où vient queleur existence entêtée, qui fait violence à notre esprit, nous apporte la joie, si nous savons la constater. C’est que,si l’on en croyait les cuistres, elles seraient à demi

avec nous-mêmes. Pouah! Alors elles sentiraient notre souffle punais, elles seraient molles ettièdes de nos mains, elles senti-

raient le renfermé et nous les considérerions avec lassitude comme

descréateurs honteux. Mais elles sont si étrangères, si hostiles, si fraîches, comme les embruns que porte le vent du large. Je les néglige

souvent pour parler en moi-même, maisje les aime d’être siméchantes, je les aime parce qu’elles n’ont aucunlien de parenté avec moi et qu’on peut les aimer sans inceste 1,

a priori du kantisme à la vibration de la rétine sous l’impact d’une onde

Quel rapport entre tout ceci et la découverte de Husserl? Peut-on vraiment embrasser d’un seul tenant toute la période d’avant-guerre, articlessur l’intentionnalité et l’Ego inclus, commesi Sartre était passé la phénoménologie sans hiatus ? I] faut écarter cette dernière hypothèse, car

priorité donnée, comme Sartre s’en expliquera dans la première version de

nologue original — y comprispar ses lacunes —, qui retient de Husserl cela

ser les cadres sensitifs et émotifs du quotidien au profit d’une patiente

reconstruction de l’atelier intime dans lequelse noue, à l’insu des vivants, la rencontre d’un « objet » et d’un «sujet » de la connaissance — des formes

électromagnétique supposée transporter une image versle cerveau. D’où la son hommage posthume à Merleau-Ponty, à «la promotion des réverbères

à la dignité d’objet philosophique » plutôt qu’à l’allumeur de réverbères

lui-même, qu’il laisse volontiers à Merleau-Ponty, « plus humaniste »2.

Face au « moindre être », au « moindre monde », à la « moindre perception »* de l’idéalisme et du matérialismescientiste, l’urgence est de rétablir

ce «monde des artistes et des prophètes: effrayant, hostile, dangereux,

avec des havres de grâce et d’amour » que « L’intentionnalité » prétend

Sartre ne fut jamais un disciple de Husserl mais d'emblée un phénomé-

seul quile convaincet lui convient.Il reste que les torsions et distorsions imposéespar Sartre à Husserl font d’autant mieux ressortir les motifs de son adhésion immédiate à la phénoménologie en 1933. D’une part,il avait

pratiqué une phénoménologie sauvageet inconsciente de soi? dans tous les

textes où il prétendait voir ou rêvait de montrer la contingence, l’évé-

nement, l’individuel ou l’unité dans une racine de marronnier ou danstelle touche de jaunesurle fond roux d’untableau de Rembrandt3. D'autre part,

trouver chez Husserl parce queSartre l’avait cherché désespérément, jusque dans le plus humble des ustensiles — ainsi de cette scène d’Une défaite,

roman à clés d'inspiration nietzschéenne rédigé en 1927 :

Ce matin-là, par exemple,il s’approcha d’une poubelleet la contempla avec passion. Une petite odeur laide de terre, d’épluchures et

1. J.-P. Sartre, Situations, IX, p. 104.

2. 1.-P. Sartre, « Merleau-Ponty »,p. 5. nu J.-P. Sartre, « Le Carnet Dupuis », p. 18-19; J.-P. Sartre, Cahiers pour une morale, P. .

1. J.-P. Sartre, Écrits dejeunesse, p. 220.

2. Avant Berlin, le nom de Husserl n’apparaît que deux fois dans ses écrits : dans son diplôme de fin d’études sur l’image une citation de Flach fait allusion à un certain « Hüsserl », qui est également évoqué,sous cette graphie, comme un logicien auteur d’une critique, assez mal rendue, du psychologisme. Detoute évidence Sartre ne le connaît alors que de seconde main. 3. L'événement. l'individuel et l’unité entendus comme trois figures de la de phénoménalité sont des thèmes majeurs des principaux essais pré-phénoménologiques

Œuvres Sartre, la Légende de la vérité et «Le Carnet Dupuis »; voir en particulier les et les 1682-1684, p. »), Dupuis Carnet « du moitié seconde reprennentla (qui romanesques

«Fragments posthumesdela Légendede la vérité », p. 30-31, 33-35, 46-48, 57.

22

etils’en est souvent expliqué, Sartrepensait alors quele vrai ne se dévoile

qu’à « l’hommeseul », héros de la Légende de la vérité et de La Nausée indemnedetout enracinementsocial, idéologique, familial... susceptible

de forclore le réel et notammentla contingence. Mais ce réalisme spontané de la perception restait encore aporétique et n’avait pas trouvé, de son propre aveu, « une expression valable car ilfallait, pour êtreréaliste, avoir à la fois une idée du monde et une idée de la conscience — et c'était là

23

INTRODUCTION

VINCENT DE COOREBYTER

liste selon lequel elle toute la phénoménologie. Elle élimine le préjugéidéa ons, le préjugé entati représ la conscience est enfermée dans ses propres

eflet à la surface du physiologique selon lequel la conscience n’est qu’unr par principe vouée, est monde réel »!. Defait, chez Husserl la conscience se transcender vers à mais nonà s’enquérir de ses vécus ou de ses contenus,

continuité du cogito cartéle monde,à ouvrir le contact avec l'être ; dansla

justement mon problème ». Et Sartre d’ajouter qu’il a cru trouver « quelque

, qui veut, qui imagine, sien, qui se découvre chose qui pense, qui désire ience se déporte vers qui sent,etc. le cogito renvoie au cogitatum, la consc

d’Aron selon lequel la phénoménologie était une philosophie réaliste,

Dieu vérace,le cogitatum que chez Descartes où il faut faire détour par un

chose comme une solution » chez Husserl, notamment grâce au plaidoyer

certitude dont Sartre mettra plusieurs années à se défaire mais qui a facilité sa conversion !. La définition de la consciencepar l’intentionnalité, et de celle-ci par la formule selon laquelle «toute conscience est conscience de quelque chose », constitue en effet le versant le plus réaliste de la pensée de

Husserl. L'article de Sartre dégage une dimension de l’intentionnalité,

celle qui assure le contact de la conscience avec le monde, au détriment des

patientes analyses dans lesquelles Husserl montre que les diverses formes de phénoménalité sont inséparables des diverses formes d’implication du

sujet dans la constitution des phénomènes, l'articulation entre les uneset les autres manifestant la téléologie qui sous-tend les procès de constitution en vertu deslois ontologiques propres au type de phénomène dont on dégagele sens (souvenir, perception, sentiment). Avant d’appliquer, à sa façon, l’analyse constituante à la question de l'émotion et de l'imaginaire, Sartreretient de Husserl cela seul qui permet d’en finir avec les philosophies

alimentaires : une définition de l’intentionnalité comme conscience de. selon laquelle la conscience est « fuite» et « glissement», comme si le

l’objet,n’est rien sans objet c’ est-à-dire sans pôle de visée.

Mais davantage

endant » à la conscience, qu'il husserlien est d'emblée extérieur, « transc

d’un événement s'agisse d’une réalité physique, d’une idéalité ou chez Brentano, Husserl remémoré : contre les résidus d’immanentisme

montre que la conscience, en dehors du cas particulier de

la réflexion, ne se

ses corrélats intentionvise pas elle-même mais se tend directement vers endante »: Sartre jette nels. « Tous les actes ont une intentionnalité transc de Zeitbewusstsein ge cette remarque, et la souligne, en marge d’un passa e s’il y avait comm qui défend cette thèse et qu’il souligne également’, en font Ideen Les r. trouvé la clé tant attendue de sa pensée en deveni tiv des leitmo des un tue effectivement un principe directeur, qui consti Husserl que fait le ainsi notesprises par Sartre au fil de sa lecture. Il relève ent la comm savoir de qualifie de « polémiques byzantines » la question

la relation de la connaissance d’une nature extérieure est possible 3, à voir avec le rien t conscience intentionnelle à ses objets de visée n’ayan

e « vécu », avec un autre rapport factuel d’un événement psychologique,l

ionnelle relève au élément de la nature, «l’objet»: la relation intent

ogie éidétique, de « ce qui contraire de l’« essence pure », dela phénoménol

cueillir la signification en se tendant vers lui — ce que lui reprocheront

nécessité incondiest inclus “à priori” dans l’essence, selon un rapport de lienne, un résumé husser tionnée »— Sartre ajoutant, en marge decette thèse

pressé derejoindre le réel.

conscience et le contingente et se réduirait à un rapport externe »4, «La à la conscience, ce essen monde sont donnés d’un même coup : extérieur par

monde était toujours déjà organisé, offert à un regard qui viendrait en

Levinas et Merleau-Ponty. Sartre sera d’abord un phénoménologue insouciant des conditions non phénoménales de la phénoménalité, car trop

Il reste, comme le souligne un spécialiste de Husserl, que «cette définition apparemment simple [de l’intentionnalité] porte également en 1. « Une vie dansla philosophie», p. 42.

2. Les œuvres de Husserlet le livre de Levinaslus par Sartre confirment qu’il s’agit d’un

principe essentiel pour le fondateur de la phénoménologie, le cœur de la notion d’Intentionalität et l’essence de la conscience: voir, de E. Husserl,la V ° Recherche logique, chap. I;

Idées directrices pour une phénoménologie, $ 36, 84; Logique formelle et logique transcen-

dantale, $ 59-60; Méditations cartésiennes, $ 14; cf. aussi E. Levinas, Théorie de l'intuition dansla phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin, 1984, p. 69-70.

par le dehors qui serait lumineuxde ce à quoi elle s'oppose: « Liaison

et ses développements », in F. Châtelet 1.R. Schérer, « Husserl, la phénoménologie t. ILp. 286. (dir.), La philosophie, Verviers, Marabout, 1979, de la conscience intime du temps, $ 43: 2. E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie

appartient dans tous les cas à leur « Ceci vaut mutatis mutandis pour tous les “actes”. Il .» (p.118 de la traduction ndant.. transce type de é essence d’avoir une intentionnalit

française). 26. 3. Idées directrices pour une phénoménologie, $

|

té quelques mots, figure 4. Le passage des Jdeen ainsi annoté, et dont nous avonsci

au $ 36.

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

le mondeest, par essence,relatif à elle », rigoureusement interdépendant,

repousseet je ne peux pas dans « L’intentionnalité »: « il m’échappeet me moi : horsde lui, hors de plus me perdre en lui qu’il ne peutse diluer en

24

formant avecelle une totalité indissoluble : en s'exprimant ainsi, « L’intentionnalité »retraduitla thèse des Ideen qui ale plus frappé Sartre, à savoir que

25

, « percevoir, C est moi ». Comme le dira Sartre dans un texte plus tardif

au $ 43 des Ideen, qui a buter sur une présence »! : Sartre fait ainsi écho du perçu : « La chose étendue frappé par sa manière d’ établir la consistance cendance ; elle est donnée à la que nous voyonsest perçue dans toute sa trans image ni un Signe qui est conscience dans sa corporéité. Ce n’est ni une

«la description éidétique de la conscience renvoie à celle de ce qui dansla conscience accède à la conscience, que le corrélat de la conscience est inséparable dela conscience, sans pourtantêtre réellement contenu enelle »!. Réciproquement — c’est le second versant de la solution husserlienne au

ience par l’intentionnalité, donné à sa place»2. En définissant la consc

problèmede Sartre,l’« idée du monde » complémentaire de cette « idée de

la conscience et ce dont il Husserlintroduit « unedistinction radicale entre ît d'être il fixe la loi y a conscience »°, et obtient ainsi un double surcro la plénitude des objets de ontologique de la conscience tout en restaurant roquement. Là où toutes les visée, la première exigeant la seconde et récip le monde parce qu’elles philosophies de l’intériorité peinentà reconstruire

la conscience » —, le monde constitue un ensemble de phénomènes dotés d’une consistance qui leur permet de saturer les visées de la conscience, de les « remplir », de se donner «en personne », d’attester de leur présence

«en chair et en os », de s’offrir à de multiples formes d’intuition sans jamaisse laisser prendre danslesfilets de la philosophiedigestive. Husserl

s ou à une trace sen-

ont commencé par le réduire à des schèmes intellectuel

montre,et « L’intentionnalité » y fait allusion mêmesi on ne le remarque

sorielle, le principe d’intentionnalité montre que

guère, que ces phénomènesse définissent par leur franscendance, leurêtredonné-par-esquisses, qui interdit de les faire entrer dans la conscience car ils ne sont pas de même nature qu’elle : ils forment « un mondeindifférent, hostile et rétif », que « l’Esprit-Araignée » ne pourra jamais capter dans sa toile pour le réduire à sa propre substance. L’Imagination ÿ insistera, la conscience se caractérise par son intentionnalité et sa spontanéité tandis que la chose doit s’apprendre, s’observer peu à peu, se laisse attendre, déchiffrer: loin de pouvoir dissoudreles objets dansl’intériorité de l'esprit ou de

cette sphère combinatoire

l et seul concret, est prélevée par abstraction sur un sol plus fondamenta

ience, ce que Levinas nomme autosuffisant: la transcendance de la consc

seul possible le sujet et «un phénomène premier de l'existence, qui rend

l’objet de la philosophie traditionnelle »4. dès La TranscenMais Sartre estime pouvoir aller plus loin. Il récuse,

leurs esquisses à leur surfaceet rester à leur porte, reconnaître leur opacité et

de la totalité conscience / dance de l’Ego, la dualité sujet-objet au profit et le Néant. Et surtout il monde (p. 86-87), anticipant ainsi sur L’Étre ntionnalité par delà les s'efforce, dès 1934, de traduire le principe d’inte ce. Toujours au nom de questions ouvertes par les théories de la connaissan

propres termes de Husserl, les esquisses restent extérieures à la sphère de

quelui, « L” intentionnalité » affirme quela loi

la sensation, la conscience doit au contraire se tendre vers eux, prélever

t et moins nuancé Husserl, mais au risque d’être à la fois plus clairvoyan le

maintenir le contact avec leur être-donné pour pouvoir les saisir?. Selon les

ue chose, sans plus, ne se toute conscience est conscience de quelq

l’immanence, du cogito ; elles n’admettent pas d’«inclusion réelle » à la

ives, comme une «retrouve» pas simplement dans les relations affect autant que sur le dimension parmi d’autres: elle en livre la vérité. Tout

manière dont les vécus se fondent dans le flux de la conscience: le transcendantest « l'étranger », « l'être autre »3, l’objet de conscience et non la conscience de l’objet, un objet que nous ne pouvons en aucune manière confondre avec le vécu par lequel nousle visons car il constitue «un être d’un type totalementdifférent »4. Cette thèse husserlienne, qui

e des phénomènes : contre terrain épistémologique,il y va de la consistanc es et de moralistes qui une longue lignée de romanciers, de psychologu

pourrait passer inaperçue dansles Zdeen,est au cœur de la théorie de l’objet

nn Séquestré de Venise) », p. 197. 1.1.-P. Sartre, « Saint Marc etson double (Le é soulign lignes, ces de mble l’ense coché a 2. Dans son exemplaire des Ideen Sartre es qui ont en commun passag nts différe à é renvoy et », e endanc «dans toute sa transc du vécu (8 35,39 et 41). Lo d’insister sur l’irréductibilité du perçu à l'égard sur cette distinction qui dicte également la drons revien Nous 144. p. 3. L'Imagination, thèse de La Transcendance de l’Ego. . | 4.E. Levinas,op. cit., p. 50.

1. Ces quelqueslignes du $ 128 sont marquées d’un double soulignementet d’un triple trait vertical en marge droite dans l’exemplaire de Sartre.

2. L'Imagination, p. 1, 69, 113-114, 119, 124-126.

3. Idées directrices pour une phénoménologie, $ 39; voir aussi $ 38 et97. 4. Ibid., 8 35. Sartre a souligné ces mots dans son exemplaire des 1deen, de même qu’il a

coché tout l’alinéa qui les précède ainsi que d’autres passages du $ 35 ou du $23 qui défendent le mêmeprincipe,le toutfaisant l’objet de renvois croisés de sa main qui incluent

le $ 39 cité ci-dessus il s’agit là, à ses yeux, d’un apport décisif de Husserl.

ontologique selon laquel

i a i

, et les conclusions qu’en tire 5. Lathéorie husserlienne del’affectivité étant peu étudiée cerné quelques enjeux dans avons en nous tes, simplis e paraîtr t pouvan «L’intentionnalité »

Sartreface à la phénoménologie, p. 122-141.

26

INTRODUCTION

VINCENT DE COOREBYTER

tentent de nous persuader que nous percevons nos entours en fonction de nos états d’âme et que nos sentiments sont le produit de notre psychismeet non le reflet de qualités propres aux êtresvisés, Sartre entend rétablir « cette vérité si simple et si profondément méconnue par nos raffinés : si nous

aimons une femme, c’est parce qu’elle est aimable ». L’intentionnalité

constitue le ressort même de l’affectivité en ce que, se dépassant vers les

choses et les autres, la conscience ne se borne pas à en connaître les qualités: elle les « vit », les « souffre », les ressent dans sa chair, loin d’un

rapport apollinien ou de pure contemplation. Ainsi s’éclaire une formule énigmatique de La Transcendance de l’Ego : si «je suis en face de la douleur de Pierre comme en face de la couleur de cet encrier » (p.39), ce n’est pas que Pierre me laisse de glace, ou que sa douleur me serait seulement connue, c’est que la couleur d’un encrier peut me bouleverser pour peu qu’elle soit objectivement bouleversante. Et de part et d’autre précise Sartre, ce rapport d’autrui ou d’une chose à ma conscience se

27

mer à la fois la souveraineté de la et du réalisme», elle conduisait à « affir

ce double résultat marque conscience et la présence du monde »*. Mais s de Sartre doivent à ique aussi ce que les premiers essais phénoménolog de pleine positivité tre regis leur date, à savoir leur développement Sur un dans «L’intention: t Néan le qui contraste avec l’ontologie de L'Être et nt du moiet de rteme l’éca , l'Ego nalité » comme dans La Transcendance de science Ja vie intérieurefait d’autant mieuxressortir

ce que Sartre appelle lacon

e absolue d’existence »?. absolue, « condition première » et « sourc

le fort proche de la Certes, un passage de « L’intentionnalité » semb itue

événement fondateur que const négation interne décrite en 1943, de cet

soi, par arrachement de la l'apparition du pour-soi à partir de l’en-

de Situations, I semble conscience à l'identité à soi de l'être: l’article « n’est rien que le dehors ience anticiper cette thèse en affirmant que la consc e

e substance la définissant comm d’elle-même», cette fuite, ce refus d’êtr et connaissance de soi », texte de la conscience.Mais « Conscience de soi

faites ou à faire, et les actions viennent s’appliquer comme des qualités St

devant la Société française de conférence prononcée par Sartre en 1947 fois, permet de mesurer l’écart Philosophie et réédité ici pour la première . De manière frappante parce entre lesarticles de 1934 et L'Être et le Néant montre que le pour-soi ne peut que synthétique, la conférence de 1947

objectif, dû aux propriétés intrinsèques du monde, mais ces propriétés ne mobilisent pas que des sentiments: elles font passer à l’acte. On notera

sa contingence*, et que cet néantisation de l’être préalablement donné dans soi se lance à ses risques pourle arrachementest une aventure dans laquelle eu-

déploie sans intervention d’un Moi ou d’un mobiie subjectif : « Ce sont les choses qui se dévoilent soudain à nous comme haïssables, sympathiques horribles, aimables »; «II y a un monde objectif de choses et d'actions,

les choses qui les réclament »!. Non seulement l’affectif est tout entier ainsi l'abandon, dans ces phrases, des métaphores de la « fuite » ou du

< glissement » de la conscience qui dominent le premier alinéa de « L’inten-

tionnalité »: cette fois c’est du côté des pôles de visée que l’initiative semble

prise. Dans sa version sartrienne, l’intentionnalité, éclatement de la conscience vers le monde, vaut aussi bien ensorcellement de la conscience par

le monde — ce qui menace d’emporter la liberté avec elle et commande, par contrecoup, d’en livrer uneversion assez radicale pour faire contrepoids : © est sans doute une desorigines dela Conclusion de La Transcendance de LE o

sur la spontanéité ex nihilo de la conscience (p. 79-81).



« CONSCIENCEDE SOI ET CONNAISSANCE DE SOI »: LE GRAND ÉCART

On comprend ainsi que Sartre ait pâli d'émotion, «ou presque », en

entendant Aron lui parler de Husserl. La phénoménologie répondait à ses

attentes : outre qu’elle permettait de « dépasser l’opposition de l’idéalisme dancé 1. de LaLEgop première 39-40 citation provient de « L’intentionnalité nnalité lit », la seconde de La Transcen-

ssante au sein de l’en-soi, comme naître que comme fupture auto-surgi

et périls et en devant s’assumer comme

manque d’être, conscience malh

eignables, en quête d’un idéal reuse productrice de valeurs à jamais inatt le par principe puisque la ontologique, l’en-soi-pour-soi, inaccessib l’en-soi: la conscience, dansla conscience s’est définitivementextraite de peut tout au plus essayer de mesure même où elle est intentionnelle, le, comme simple pôle de visée rejoindre l’en-soi comme ce qui n’est pasel t

relevant d’un autre régimed’être#. La conscienceest

taraudée par son défau

qui la sépare aussi bien de l’ende consistance, par une « décompression » e-même, puisqu'elle est par soi, toujours visé comme Autre, que d'ell et es non saturation d’être; c’est définition rapport à soi et aux phénomèn e « réconciliation impossible » pourquoielle est recherche perpétuelle d’un

tel qu’il est» et « la conscience de entre l’en-soi et le pour-soi, « l'être Paris, Gallimard, 1980, t. Lp. 156-157. 1.5. de Beauvoir, La Forcedel’âge, « Folio », 86-87. p. l’Ego, 2. La Transcendance de oi voir L'Être et le Néant, p. 123-125 3, Sur l'événement même dela surrection du pour-s 691. [665-6 1-715 71 [116-118], 268-269 [253-254],

dérons rence commençant par : «Si nous consi 4. Voirinfra, p. 163, l'alinéa de la confé ». . chose ue quelq de ience consc rs qu’une conscience est toujou

28

VINCENT DE COOREBYTER

soi » !, La conférence ramasse ainsi la double thèse de L’Étre et le Néant,

le primat ontologique de l’en-soi à l’égard du pour-soi et le primat éthique du pour-soi sur l’en-soi, qui conduisent tous deux à la négativité de la conscience,cette décompression d’être née sur fond d’être et à la recherche

perpétuelle d’un registre d’être réalisant sa suture, son impossible

réconciliation. À l'inverse, dans « L’intentionnalité », le rapport de la conscience au monde est décrit dans des termes positifs, comme saisie d’une plénitude d’être par une conscience quise fuit vers les phénomènes pour lesatteindre mais ne souffre d’aucun manque; elle découvrira au contraire des havres de

grâce et d’amour, de l’horreur et du charme,réalisant ainsi le programme que le jeune Sartre assignaït à la philosophie contre les dissolutions scientistes et idéalistes. Nous ne sommes pas encore dans l'horizon doctrinal de

L'Être et le Néant, dans l’opposition dramatique entre la massivité inerte

de l’en-soi et l’irréductible carence ontologique du pour-soi. Les deux grandes sphères d’être sont sur un pied d’égalité, constituent la totalité

indissoluble de l’être-au-monde ou transcendance,et leur relation n’est pas

affectée d’un pessimisme éthique : l’univers phénoménal est un nœud de forces d’attraction, de poches de sens offertes à une conscience dépeinte en majesté, délivrée de sa vie intérieure et ainsi prête, non à la quête malheureuse d’un Dieu caché, mais à saisir le monde à bras-le-corps ettel

qu’il est — tantôt hostile et repoussant, tantôt sympathique et aimable,

mais toujours à portée de main ?, projetant la conscience sur la route et dans la foule comme on plonge un poisson dansl’eau. Il n’est pas possible d’indiquer ici pourquoi et comment Sartre est passé d’un univers à l’autre, et ce malgré la phénoménologie plutôt que

grâce à elle. I] importe par contre de mesurer cette distance pour se défaire d'illusions rétrospectives qui risquent d’obérer la lecture des textes réunis en ce volume. De ce point de vue,rien n’est plus éclairant que de joindre

«Conscience de soi et connaissance de soi», conférence étroitement

inspirée de L’Être et le Néant, aux deux articles rédigés dès le séjour à Berlin. Parce que lestrois textes portent sur un même objet abordé sous des angles successifs — l’essenceet la connaissance de soi de la conscience, qui 1. Cf.infra, p. 159 et 164, quifont écho au verdict final de L’Être et le Néant selon lequel « l’hommeest une passion inutile » (p. 708 [6621). 2.Ce battement, fondateur chez Sartre, s’explique dès avant la découverte de la

phénoménologie par la double volonté de rendre ses droits au monde tout en soulignant son indépassable contingence,thème de La Nausée. On le retrouve dans des textes postérieurs à L' Êtreet le Néant tels que les Cahiers pour une morale et Véritéetexistence (1947-1948), qui

dépeignentaussibien la joie de la conscience à pouvoir révéler l’Être que la définitive altérité de celui-ci, son inhumanité au plan métaphysique.

INTRODUCTION

29

la révèlent comme une existence ouverte sur d’autres existences et non comme un Je ou une sphère d’intériorité —, les lignes de force de la phénoménologiesartrienne s’en dégagent avec la plus grande clarté, notamment grâceà la récapitulation opérée par la conférence de 1947 qui brasse tout ce quele cogito peut apprendre de lui-même, dans les deux sens de l’expres-

sion. Mais « Conscience desoi et connaissance desoi » fait aussi apparaître danstoute son ampleur le saut doctrinal opéré par Sartre pendant la guerre et scellé par L'Être et le Néant, d’une part grâce à une influence,celle de

Heidegger, d’autre part grâce à une invention-découverte, celle de la

dialectique.Si, une fois encore, ce saut ne peutêtre approchéici, il faut à tout le moins dissiper certaines légendes quant à l’impact de Hegel et de Heideggersur la première pensée de Sartre. Hegel est le grand absent detousles écrits de Sartrejusqu’à la guerre, en raison du quasi-silence dans lequel l’Université française l’avait plongé. L'Être et le Néanta certeslaissé le souvenir inverse, au motif de multiples références hegelienneset du recours à une manière de dialectique à laquelle l’auteur déniera ultérieurement cette qualification!. Mais la dialectique de L'Être et le Néant est en fait une réinvention, inspirée de Platon et de

Kierkegaard autant que de Hegel, plus qu’un héritage en bonne et due forme. Sartre n’a en effet connu Hegel qu’en 1939 et de façon indirecte, surtoutpar l'intermédiaire de Kierkegaard comme le montrent les Carnets

dela drôle de guerre. Même au momentde rédiger L’Étreet le Néant - qui se présente encore,par son sous-titre, comme un essai d’ontologie phéno-

ménologique —, Sartre ne possède qu’une connaissancetrès partielle de Hegel, essentiellement alimentée par les Morceaux choisis édités par Henri

Lefebvre et Norbert Guterman en 1939 chez Gallimard: Sartre, qui a apparemment perdu l’exemplaire de la Phénoménologie de l'esprit que

Simone de Beauvoir lui avait envoyé en 1941 pendant sa captivité, se trompe ainsisur l’éditeur de Hegel dans unenote infrapaginale de L Être et le Néant?. C’est seulement après la guerre que Sartre lira La Phénoménologie de l'esprit, aidé des commentaires d’Hyppolite (Genèse et structure

de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel) et surtout de Kojève (Introduction à la lecture de Hegel), parus respectivement en 1946 et 1947. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle « Conscience de soi et connaissance de 1. « Unevie pourla philosophie »,p. 41. 2. Sur la connaissance tardive de Hegel par Sartre, voir notre article: « Quand et

comment Sartre a-t-il découvert Hegel? », Bulletin d’information du Groupe d'Études Sartriennes, n° 11,1997, p. 84-85. Un témoignage que nous n’avions pu prendre en compte va dans le même sens : Sartre connaissait Hegel par des travaux et des cours mais ne l’a

étudié qu'après L'Être et le Néant, qui date d’une époque où il pensait que la dialectique n'existait pas (« Unevie pourla philosophie », loc. cir.).

30

VINCENTDE COOREBYTER

soi » porte la marque vive de ce travail sur Hegel qui alimente, au même

moment, de très nombreuses pages des Cahiers pour une morale : c’est l’époqueexacte où Sartre découvre véritablement la dialectique et entame,

en toute conscience, une seconde conversion qui ouvrira la voie à la

Critique de la Raison dialectique. Ce serait donc commettre un anachro-

nisme que de rabattre la dimension hegelienne de cette conférence sur «L'’intentionnalité» et La Transcendance de l’Ego, voire dans une

certaine mesure sur L’Être et le Néant : dans ce dernier, à l’inverse de la

conférence de 1947, Sartre n’essayait pas de défendre le primat du cogito

INTRODUCTION

31

nes dans donc de ne pas exacerberl’importance des marques heideggerien

t être dues pour les deuxarticles rédigés à Berlin, d’autant qu’elles peuven

de Jean partie à des sourcesindirectes : Heideggerest présent dansle livre

ainsi que dans un Wahl qui a passionné Sartre, Vers le concret (1932), que Janicaud Domini dont » gaard article de Wahl sur « Heideggeret Kierke e ce dernier puisqu Sartre, par lu suggère à juste titre qu’il a dû être 3 dans 1932-3 en paraît Wahl de texte le rapprocheaussiles deux auteurs etque s de courant ux nouvea aux ve attenti les Recherches philosophiques, revue

penséeà laquelle Sartre donnera « La transcendance del’Ego »!.…

contre sa remise en cause hegelienne et marxiste car il n’était pas encore

sensible à celle-ci. Qu'en est-il à présent de l’imprégnation, voire de l'influence heideggerienne dans les deux articles rédigés en 1934, son impact sur L'Être et le Néant étant connu et s’attestant dans « Conscience de soi et

connaissance de soi»? On sait, grâce au témoignage de Sartre! et aux

travaux desspécialistes, qu’il a lu Heidegger plustard et plus difficilement

que L’Être et le Néant ne le donne à penser. La lecture de la conférence

Qu'est-ce que la métaphysique ? dansla livraison de Bifur où Sartre publie la Légende de la vérité (1931) ne lui laisse aucun souvenir, sinon un sentiment d’inintelligibilité. La première découverte de Sein und Zeit, au

printemps 1934, s’interrompt après une cinquantaine de pages: Sartre est

alors trop pénétré de Husserl pour pouvoir s’ouvrir à une nouvelle révolution philosophique ; c’est seulement à Pâques 1939 qu’il lira l’intégralité de Sein und Zeit, avant de le réétudier plus systématiquement pendantla

guerre. On comprendainsi que les deuxarticles berlinois soient placés sous le signe de Husserl, dont nous verrons bientôt qu’il donne la clé de La Transcendance de l’Ego. I reste que Heidegger n’en est pas totalement

absent. Sartre fera en effet plusieurs tentatives avortées de lecture de Sein

und Zeit entre 1934 et 1939, tandis qu’il parle régulièrement de Heidegger à ses élèves à partir de l’année scolaire 1937-38 : il procède à ce moment à des incursions partielles dont « L’intentionnalité » et la Transcendance portent des traces locales qui ont peut-être été insérées lors de la révision des épreuves. C’est pourquoi nousles expliciterons par des notes également locales, sans commettre l’anachronisme qui consisterait à chercher,

« CONSCIENCE DE SOI ET CONNAISSANCE DE SOI »: LE RETOUR AUX SOURCES

et L'Être et le C’est afin de mesurerl'écart entre les articles de 1934

marques Néant que nous soulignerons, dans l'appareil de notes, les

ience de soi et heideggeriennes et la dimension dialectique de «Consc

ence n’est pas le connaissance de soi ». Mais, pour autant, cette confér

déjà : il simple témoignage d’un saut, d’une rupture. Sonintitulé en atteste

dénotant ainsi aurait pu servir de sous-titre à La Transcendance de l’Ego, est souvent s’en Sartre ice. fondatr la continuité d’une préoccupation les données sur l’Essai à grâce expliqué,il s’est converti à la philosophie cherchait qu’il ce n Bergso chez r immédiates de la conscience, croyanttrouve lité possibi la e, logiqu psycho vérité le plus ardemment danssa jeunesse: une préter d'inter 2, » ence consci une dans de « décrire concrètement ce qui se passe alimenter ses ce qu’il appelait alors sa «vie intérieure » et qui devait

it dans la œuvreslittéraires3. L'élaboration de La Psyché en 1937-38 s’inscr logie psycho la de e radical e critiqu même veine : Sartre développera une

en sa vérité. dans la mesure exacte où il entend rendre compte du vécu ce quel’on iner déterm à era cherch il Jusqu'à L’Idiot de la famille inclus, 02 À si L’Etre et : soi de savoir peut homme peut savoir d’un homme et ce qu’un de sorte que le Néanttraite ce programme en secteur local de l’ontologie,

«Conscience de soi et connaissance de soi » déborde largement du thème

à l’époque, une véritable influence de Heidegger surles textes de Sartre :

cette influence est nulle dans L’Imagination, publiée en 1936; dans

L’Imaginaire elle reste limitée à la Conclusion, rédigée tardivement (l'ouvrage, entamé en 1934, paraît en 1940); elle ne devient massive qu'avec l’Esquisse d’une théorie des émotions, parue fin 1939. Il convient 1. Surtout dansles Carnets de la drôle de guerre, p. 403-408.

la revue, puisqu'ils évoquent 1. Les Carnets attestent que Sartre suivait régulièrement

: il s’agit sans doute de la unetraduction de Heidegger qui y serait parue en 1933 (p. 407) (cf. D. Janicaud, 1931-32 en publiée traduction de Vom Wesen des Grundes par À. Bessey, Sartre). Wahlet sur 36-39 p. ainsique .71, 1p.43,n cit.,t. p. Heidegger en France,o 2. Sartre. Unfilm. p. 40. 3. « Unevie pour ja philosophie », p. 40.

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

annoncé par son titre, il n’en demeure pas moins que la philosophie est

créditées d’avoir livré pour la première fois l’être de la conscience — même

32

inséparable, pour Sartre, d’une méditation sur le bon usage du cogito.

La conférence donnée à la Société française de Philosophie place même cette question au centre de son propos. Alors que Sartre aurait pu choisir une autre manière de présenter son ontologie, il se donne pour objectif de montrer queles critiques traditionnellement faites au cogito n’imposent nullement de l’abandonner: elles nécessitent de sortir de son cadre cartésien et husserlien parle haut. Sartre renonce à chercher dans le cogito une clé méthodologique (Husserl) ou la première étape d’un ordre des raisons (Descartes) parce qu’il y voit un mode d’être, celui de la conscience en tant qu’irréfléchie et intentionnelle, ce quisuffit à délivrerl’être du poursoi, l'existence du mondeet l’être d’autrui: ainsi sa conférence rendra-t-elle

«au “Je pense”cartésien sa richesse concrète et son apodicticité »!. On peut voir dans cette ambition la grandeur de L’Être et le Néant, ou au contraire ce qui l’afflige définitivement d’une certaine naïveté : Sartre

lui-même a varié à cet égard, inscrivant la Critique de la Raison dialectique tantôt dansle sillage tantôt en rupture avec sa filiation cartésienne. Il reste que

cette filiation est une des clés de son approche dela phénoménologie. Alors

qu’en 1947 il connaît sa dette à l'égard de Heidegger et travaille passionnément Hegel — soit les deux grands liquidateurs du cartésianisme —, Sartre place sa conférence sous le signe de Descartes parce qu’il a lu les phénomé-

nologuesselon ce prisme : de 1934 à 1938 il se définira comme un disciple

de Husserlet croira le comprendre del’intérieur grâce à « son apparence de cartésianisme », alors que Sein und Zeit lui restait impénétrable car il n’y retrouvait pas «les problèmestraditionnels, la conscience, la connaissance,

la vérité et l’erreur, la perception, le corps, le réalisme et l’idéalisme, etc. »?. Husserl n’est évidemment pas réduit à Descartes, sans quoi Sartre ne se serait pas réclamé de la phénoménologie, mais celle-ci restera pour Sartre la modalité la plus remarquable de «la sévère discipline du cogito cartésien ». Il n’y a dèslors pas lieu de s’étonner que dans la discussion qui suit sa conférence, Sartre revient exclusivement à Husserl ‘lorsqu'il lui faut reconnaître une dette, dévoiler l’origine de certaines de ses propres avancées. Ceretour aux sources prend même des formes inattendues en ce

qui concernele caractère préréflexif de la conscience, rapporté aux Leçons

pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, qui sont 1. /nfra, p. 138, et de manière générale l’ensemble de l’introduction à la conférence, p. 135-138. 2. Carnets de la drôle de guerre, p. 404-405. 3. 1.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, p. 255.

33

si Sartre reproche à Husserl de ne l’avoir fait qu’«en passant», ce qui dénote unecritique interne !. C’est dire que l’inspiration husserlienne de la pensée de Sartre est à la fois plus complexe et décisive qu’on ne l’a cru, et

qu’elle excède le propos de cette présentation d’ordre général. Il importe néanmoins d’en donner une idée plus précise en nous centrant désormais sur La Transcendance de l’Ego.

LA PHÉNOMÉNOLOGIE COMME SCIENCE FACTUELLE

Les sources husserliennes de La Transcendance de l’Ego sont

identifiées depuis longtemps, et comprennent en fait l’ensemble du corpus étudié par Sartre dès 1933-1934 : il se compose de cinq titres, qui seront seuls pris en compte dans les pages qui suivent. Sartre a ainsi travaillé — ou a parcouru, et localement approfondi en fonction de ses intérêts — les Recherches logiques, les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (ou Zeitbewusstsein), les Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures (que nous

appellerons aussi {deen ou Ideen D), Logique formelle et logique transcen-

dantale et lesMéditations cartésiennes?. Il faut ajouter à cette liste l’essai d’Eugen Fink dont Husserl a garanti la stricte orthodoxie*; par contre, Sartre n’a pas lu La Philosophie comme science rigoureuse, ni aucune œuvre de Husserl éditée après 1933. Cette relative limitation due à la chronologie explique que La Transcendancede l’Ego s'ouvre sur une présentation de la phénoménologie qui peut surprendre le lecteur d’aujourd’hui : sans autre forme de procès, Sartre y voit « une étude scientifique et non critique de la conscience », fondée sur l'intuition et portant sur «des problèmes de fait » (TE, p. 16-17). 1.J.-P. Sartre, « Conscience de soiet connaissance desoi», p. 83.

2. Tout commel’article de Fink cité ci-dessous, Sartre a lu ces ouvrages en allemand, à l’exception des Méditations cartésiennes dontla traduction française (1931) a précédé la première édition allemande (1949).

3. « Die phänomenologische Philosophie E. Husserls in der gegenwärtigen Kritik », paru dansles Kantstudien en 1933 (traduction française dansle recueil de Fink intitulé De la

phénoménologie, paru aux éditions de Minuit). Sartre se réfère plusieurs fois, et de manière très précise, à l’essai de Fink dans les notes qu'il jette en marge de Zeitbewusstsein et

des Ideen.

34

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

Une note de bas de page traduit un certain scrupule, mais en apportant une

postérieurs à La Transcendance de l’Ego, Sartre donnera, dès 1936, une

précision apparemment désinvolte : concédant que Husserl parlerait plutôt d’une science d’essences que de faits, Sartre ajoute que du point de vue où

il se place «cela revient au même»(p. 17, n.b). Comme l’indiquel’allusion au criticisme, cette manière de rangertoute la phénoménologie sur une de ses lignes d’inspiration est dictée par le souci de la distinguer de Kant : c’est pourquoi ce dernier est soumis à une simplification symétrique à celle subie par Husserl. Ayant longuement

étudié Kantà l’École normale,Sartre ne peut ignorer que la Critique de la

35 :

image plus complète de la manière dontil appréhende la phénoménologie :

les pages 139 à 143 de L’Imagination montrent combien il en a saisi la

dimension éidétique et transcendantale d’une part, la rupture avec toute forme de «faitalisme » ou de «réalisme » psychologique ou psychophysique d’autre part. L’attention portée au gouffre qui sépare la psychologie, discipline prisonnière de l’attitude naturelle qui aborde les vécus comme des faits relevant des lois communes aux êtres spatio-temporels, de la phénoménologie,est également attestée par les notes jetées en marge de

raison pure outrepasse chroniquement le terrain du droit, des conditions

Zeitbewusstsein! et surtout des /deen, Sartre retenant aussi bien la limi-

la description du fonctionnement de la connaissance, que ce soit par le thèmede l’esprit ou de la conscience, qui domine l’ouvrage, ou par sa dette à l’égard de la psychologie des facultés de Tetens, qui irrigue certains passages dela déduction subjective des catégories. Mais en plaçant toute la Critique de la raison pure sur le terrain du droit (TE, p. 13-16), Sartre accentuele contraste avec la phénoménologie entendue commescience des-

et le plan phénoménologique des essences?. Le plan des « faits » auquel la Transcendance en appelle est éminemment concret, existentiel, proche de

logiquesde l’expérience, pour entrer dans des considérations de fait, dans

criptive de la conscience il durcit l’opposition Kant/Husserl, droit/fait, dans un souci à la fois rhétorique et doctrinal, le monopole du droit

concédé à Kant permettant d'interdire à la phénoménologie d'admettre un Je ou un Moi pour des motifs transcendantaux (TE, p. 34). Il prend ainsi le

contre-pied de Husserl, qui «récupère » la première déduction transcendantale au sein de la phénoménologie en regrettant que Kant ait cru y voir

une description d’ordre psychologique. Cette présentation de la phénoménologie va cependant au-delà de ses mobiles locaux. Il ne s’agit pas seulement d’en finir avec les accents

kantiens des $ 57 et 80 des {deen sur le moi pur : Sartre montre avant tout que la phénoménologie permet de rejoindre « la chose » (TE, p.17), de

renouer le contact avec le monde, celui-là même que les philosophies de l'intériorité avaient perdu au profit d’une rétrogradation vers les conditions transcendantales ou psychiques des phénomènes. L’accent mis sur la

dimension factuelle de ia phénoménologie n’a pas d’autre source,et il est

exact qu’au regard de la quête criticiste des conditions a priori de la connaissance les « essences » husserliennes appartiennent au registre des faits, de ce qui s’atteste intuitivement et non de ce qui se postule régressivement comme « une hypostase du droit » (TE,p. 18) et que Sartre appelle, en marge du $ 31 de son exemplaire des 1deen, «1a méthode déductive à priori de Kant ». Du reste, sans parler de l’Introduction de L’Étre et le Néant ou de l’Esquisse d'une théorie des émotions, textes sensiblement 1. Idées directrices pour une phénoménologie, $ 62.

tation de l'attitude naturelle que la ruptureentre le plan naturaliste des faits

la psychologie autant que peut l’être le vécu en général, mais il s’agit bien, comme dans les Ideen, du vécu d’un champ transcendantal incompatible avec tout résidu chosiste — c’est d’ailleurs parce qu’il estime cette puri-

fication insuffisamment opérée chez Husserl lui-même que Sartre rédige

son article (TE, p. 18-20). L’insistance sur la dimension scientifique et descriptive de la

phénoménologie est également à double ressort. À première vue, elle

constitue une simple reprise des prétentions affichées dans les ouvrages de Husserl étudiés par Sartre, des Recherches logiques aux Méditations cartésiennes — qu’on se rappelle par exemple cette définition de la phénoménologie dans les /deen : «une discipline purement descriptive qui explore le champ de la conscience transcendantalement pure à la lumière de la pure intuition »ÿ. Il en va de même du caractère réflexif de la phénoménologie, inséparable de sa prétention à saisir intuitivement les lois de la conscience : Husserl ne cesse d’y insister, jusqu’à cantonner la phénomé-

nologie « dans [des] actes de second degré », caractérisation soulignée par

Sartre dans son exemplaire des /deen (fin du $ 50). Mais à la différence de Heidegger lorsqu'il présente la phénoménologie comme une description scientifique de la conscience“, Sartre ne se soumet pas à l’orthodoxie

husserlienne : sur ce point précis à] la reprend à son compte, non seulement

parce que cette définition de la phénoménologie répond à ce qu’il attendait 1. Sartre coche, au deuxième alinéa du $2 des Leçons, la longue opposition entre aperception psychologique et aperception phénoménologique. 2. Sartre coche différents passagesportant sur ces thèmes au sein des $ 33, 34 et 79 des Idées directrices pour une phénoménologie.

3. Ibid., $ 59. 4. M. Heidegger, « Seconde version de l’article “Phénoménologie” », dans Cahier de

l’Herne Martin Heidegger (collectif), Paris, Éditions de l’Herne, 1983.

VINCENT DE COOREBYTER

36

bientôt, de la philosophie en général, mais aussi, comme nous le verrons

INTRODUCTION

37

Cette vue très simple de la réduction n’est évidemment pas sans

parce qu’elle lui permettra de répondreà la théorie husserlienne du moi pur

antécédents, d’ailleurs revendiqués par Sartre : il rapproche Husserl de

LA RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE: ENTRE ÉVIDENCE ET MIRACLE

à tousles radicalismesphilosophiques »!. Or il s’agit de sa propre attitude avant et après sa découverte de la phénoménologie, aiguillée par les trois auteurs qui ont marqué sa formation : autant dire que les exposés de

au nom dela rigueur phénoménologiquela plus extrême.

e le Cette façon de retourner Husserl contre lui-même, qui constitu

procédé décisif de La Transcendance de l’Ego, rend les ruptures du disciple avec le maître d’autant plus frappantes. Ii en va ainsi d’une consigne méthodologiquecruciale, inséparable de la phénoménologie aux

yeux de Husserl : l’royn, que Sartre nomme aussi bien réduction phénone ménologique ou mise entre parenthèses puisque, à l’époque, on cherchait pas encore à distinguerla démarche suspensive de son résultat.

En définissant la phénoménologie commeellele fait, La Transcendance

de l’Ego semble devoir endosser la réduction, seul moyen d’accéder à une

ce description purement intuitive de la conscience. De fait, Sartre commen

par revendiquer la méthode, ou salue en tout cas son apport : grâce à

et l’éroyn, la conscience transcendantale kantienne est à la fois restituée », l'idéal purifiée, ce n’est plus «un inconscient flottant entre le réel et la mais une conscience «réelle », accessible à tous si nous opérons

réduction (TE,p. 18). Il reste que, ici encore, la protestation d’orthodoxie est à double détente: sur le thème de la réduction, Sartre est à la fois, dès 1934,plus radical et moinsstrict que Husserl.

Laradicalité est annoncée d’entrée dejeu, et on en devinel’objet : il s’agit d’évacuer le Je transcendantal en posant l'hypothèse qu’une réduction complète doit permettre de circonscrire le champ de la conscience, d’en

expurger tout résidu de kantisme,toute condition logique de la connaissance

qui ne s’attesterait pas dans un «fait absolu » (TE, p. 18-19). Ne rien faire d’autre que décrire, ne décrire que ce que l’on voit : la réduction est l’autre nom du factualisme ou du positivisme phénoménologique, de la consigne savoir, de s’en tenir à « la chose même » en suspendant tout postulat, tout

toute donnée qui n’émanerait pas de l’intuition”. Appliquée à la sphère dela conscience,la réduction se confond pour Sartre avecle réquisit du cogito tel qu’il l’a toujoursinterprété : s’entenir au vécu.

sens des 1. Sartre souligneainsice passage du $ 25 des /deen,surla manière de saisir le ques ou axiomes mathématiques : « On ne doit pas se livrer à des spéculations philosophi on doit ue; géométriq on del'intuiti et pensée la de psychologiques qui restent à l'extérieur r détermine en directe, l’analyse fondantsur se et, tivité anscetteac vitalementd r plutôtentre le sens immanent».

Bergson et de Descartes en leur attribuant un mot d’ordre commun, « feignons queje ne sacherien »,soit l’attitude délibérément naïve «chère

Husserlsur la réduction ont dû lui paraître la fois lumineux et inutilement compliqués. Aprèsêtre entré en philosophie grâce à l’Essaisurles données

immédiates de la conscience,et avoir reprochéà la science de substituer des particulesinvisibles et des lois mathématiques au monde vivant, Sartre

étaitlittéralement chez lui face à la méthode de la réduction phénoménologique. Par sa lutte contre l’approche scientifique du monde, par sa quête

d’un univers de sens ambiants perceptibles au niveau des faits individuels,

«sorte de surface métaphysique, jamais étudiée »?, il ne pouvait que se réjouir de l’ouverture de champ induite par la réduction phénoménologique, alors que « dans l’attitude naturelle seul précisément le monde naturel peut être vu »3. L'appel à revenir aux phénomènes, à mettre entre parenthèses l’attitude naturelle mais aussi toute soi-disant « donnée »

culturellement construite, correspond au mythe personnel qui a dominé sa

pensée jusqu’à la guerre : la figure de l’homme seul, héros de ses deux grandesfictions philosophiques, la Légende de la vérité et La Nausée, individu indemne de tout ancrage social, scientifique ou idéologique susceptible de pervertir sa saisie du réel. L’indifférence patente de Sartre à l'égard des patients exposés de Husserl sur la réduction“ a d’abord cette

origine : on peut se borner à des considérants méthodologiques moins

stricts car la méthode de la mise entre parenthèses est l’équivalent de la démarche de Roquentin, le prolongement du doute cartésien et la reprise de l'appel bergsonien à revenir aux données immédiates de l'intuition.

La Conclusion de La Transcendance de l’Ego révèle un second motif d’indifférence: la vision husserlienne de la réduction, par sa complexité même, n’a jamais convaincu Sartre. Parce qu’il s’agit d’une méthode intellectuelle sophistiquée, d’un « procédé mathématique » comme Sartre 1. Situations, I, p. 242. 2. Œuvres romanesques, p. 1683.

3. Sartre a soulignécette phrase du $ 33 des /deen. 4. Nous pensons en particulier au chapitre IV de la Deuxième Section des Ideen, « Les réductions phénoménologiques », qui ne porte aucune annotation de la main de Sartre, pas même en marge du fameux $ 57 sur le moi pur. Les paragraphes relatifs à la « mise hors circuit » au chapitre I#, qui livrent une description générale de la réduction, ont par contre retenu Sartre.

38

VINCENT DE COOREBYTER

le qualifie en marge du $ 31 des Ideen\, elle fait figure de « miracle »,

mystérieuse conversion qui ne découle clairement, ni de difficultés

objectives (contradictions de la connaissance, défis lancés par le cours du

monde…), ni de mobiles subjectifs, qu’ils soient éthiques, existentiels ou psychologiques(TE, p. 83-84). L’attitude naturelle en particulier ne saurait motiver le saut vers la réduction puisqu’elle forme une Weltanschauung

cohérente, de l’aveu même de Fink et de Husserl?. C’est pourquoi Sartre reprendrale problème des origines de la réduction sur un autre plan,celui

de l’existence plutôt que celui de la connaissance. Considérant la réduction

comme un acte d’arrachement à l’attitude naturelle, comme la mani-

festation ou l’assomption dela liberté, il l’intègre dans la question plus

difficile du passage de la réflexion impure, de l’inauthenticité, à la réflexion pure, à l’authenticité*. L'Être et le Néant émet d’ailleurs, à deux reprises, un doute quant à la possibilité même de l'Ènoxn, qui n’est pas avérée aux yeux de Sartre: ceci est à rapprocher de la remarque de La Transcendance de l’Ego selon laquelle « la réduction phénoménologique

n’estjamais parfaite » parce qu’elle repose sur des motivations antérieures

quirisquenttoujours d’en altérer les résultats (p. 73-74). Immotivée, la réduction apparaît comme un miracle inaccessible; motivée, elle est

entachée d’un finalisme suspect: Sartre préférera lui substituer les formes

successives de sa propre «réflexion pure » et leur opposition au règne de 1. Une autre annotation reprend la même expression et la développe légèrement, en

regard du début du $ 32 des Jdées directrices : cette remarque, interrompue en cours de rédaction, assigne apparemmentà la réduction une tournure mathématique par sa façon de

postuler sa propre possibilité éidétique, d’accomplir cette essence puis d’en étudier les conséquences,à la manière d’une axiomatique semble penser Sartre.ean-Michel Salanskis trace également un parallèle entre la réduction et la méthode mathématique telle que la

décrit Platon dans La République, 510c-510d- or Sartre avait étudié La République de près (cf. I.-M. Salanskis, Husserl, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 41-42). 2. Cf. La Transcendance de l'Ego, p. 83, en ce qui concerne Fink,ainsi queles Cahiers pour une morale, p. 371, en ce qui concerne Husserl. La référence incomplète à Fink dans la

Transcendance vise sans doute ce passage : « Si une théorie philosophique doit toujours être

comprise au regard du problème dontelle veutêtre la maîtrise théorétique (ce qui manifeste

le motifde la formation de la théorie), alors la phénoménologie entraîne d’entrée de jeu une

certaine “incompréhensibilité”, puisqu’on ne peut en comprendre le principe au regard du

problème mondain,c’est-à-dire au regard detout ce qui est questionnable dans l’horizon de

l'“attitude naturelle”. (...) Ce n’est qu’en transcendant le monde qu’on peut esquisser le

problème “transcendantal” du monde. La philosophie phénoménologique ne peut donc être coordonnée à un problème mondain qui en serait le motif». Cf. E. Fink, De la

phénoménologie, Paris, Minuit, 1974, p. 126.

3. Voir surtout, sur ce thème quitraverse tout l’ouvrage, les pages 12-13, 489-499 et

571-578 des Cahiers pour une morale. 4. L'Être et le Néant, p. 331 1311-312]et378 [355].

INTRODUCTION

39

l’impur, qu’il ancrera dans l’être de la conscience ou du pour-soi afin de

rendre compte de la clé méthodologique de son système du sein même de

ce système — l’enchaînement de ces exposés et leurs tensions internes attestant la difficulté à régler la question !. Rappelons enfin, si besoin en est, que Sartre pratique la réduction

phénoménologique conformément à sa conception de l’intentionnalité et à sa lutte contre les philosophies de l’intériorité. L’éroyñ commande, en

toute matière, de s’enquérir du répondant intuitif, éprouvé, de ce qui prétend à l’effectivité, mais cette règle doit précisément permettre de ne pas restreindre le champ phénoménal au domaine du psychique ou du vécu.

Loin de rabattre la phénoménologie sur l’immanenceelle doit garantir les

transcendances, sans tenir les secondes pour contingentes et la première pour seule avérée, comme le fait Husserl en certaines étapes des {deen? et des Méditations cartésiennes. Pour Sartre, la réduction ne suspend pas le

monde lui-même : elle met seulement la fabrique du rapport au monde

entre parenthèses, dans sa formescientifique comme dans ses avatars philosophiques, ne laissant subsister que la donnée pure du phénomèneet la

donnée pure du vécu — du moins jusqu’à la guerre, l’invention-découverte

de la dialectique et l’élaboration de la théorie du néant faisant éclater les cadres méthodologiques dans lesquels la phénoménologie sartrienne se développaitjusque-là.

LA CRITIQUE HUSSERLIENNE DE HUSSERL: DES RÉFÉRENCES EN TROMPE-L’ŒIL

La réécriture sartrienne de la réduction ne suffit pas à rendre compte de l’originalité de la méthode suivie dans La Transcendance de l’Ego: d’autres règles doivent être mises en évidence, qui rompent avec l’image consacrée de l’inspiration husserlienne de Sartre.

Ramenée à sa plus simple expression, La Transcendance de l’Ego joue

Husserl contre Husserl : Sartre se revendique de la première édition des Recherches logiques et de Zeithbewusstsein pour débouter le moi pur, pour écarter le Je transcendantal établi aux $ 57 et 80 des Îdeen et confirmé 1. Outre les pages des Cahiers pour une morale citées ci-dessus, cf. La Transcendance

de l'Ego,p. 45-48 et 72-74,et L’Être et le Néant, p. 196-206 [185-195].

2. Sartre les a relevées aux $ 46, 49 et 50 des /deen, en explicitant son désaccord en marge du $ 49. Lorsque Husserl plaide que le monde pourrait s’anéantir, s’effondrer en une simplesuite de phénomènes contradictoires, de simulacres dénués d’une cohérence minimale qui forme monde, Sartre souligne, dans l’exposé, les mots « positions de choses », et

note en regard : « Il y aurait donc dans ce non-mondeposition de choses ».

VINCENTDE COOREBYTER

INTRODUCTION

— ainsi que partiellement transformé — par les Méditations cartésiennes

la Transcendance s'inspire essentiellement des /deen, soit une de sescibles privilégiéessur la question du moi, et plus secondairement des Recherches logiques et des Leçons sur le temps, mêmesi Sartre y recourt au début de sa

40

(TE, p.20, 26). Pour rapide qu’il soit, le résumé que donne Sartre de

l’évolution de Husserl sur la question du moi dans les œuvres dontil avait

41

connaissance est rigoureusement exact: la première édition des Recherches

polémique contre le moi pur.

juge inutile pour unifier la conscience ; Husserl défend la même thèse dans

présente comme «le grand événement de la philosophie d’avant-guerre » (p. 139).Il ne cessera de le confirmer par la suite !, en versant même dansla

logiques, publiée en 1900-1901, récuse le moi pur ou transcendantal et le

ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, qui datent de 1904-1910 (elles seront éditées en 1928); ce n’est qu’en

1913, avec les Ideen I et divers addenda de la deuxième édition des

Recherches logiques, que Husserlrevient sur sa position initiale et rétablit le moi qu’il avait écarté, les Méditations cartésiennes, rédigées en 1929 et

publiées en 1931, confirmant et amplifiant le rôle désormais dévolu au moi. Comme Sartre le note sobrement en marge du $ 81 des Ideen, il

n’était pas question dans Zeitbewusstsein d'identifier la forme unitaire du temps, l’unicité du flux du vécu, à un moi pur comme Husserl le fait à partir de 1913 : les Ideen posent question en ce qu’elles introduisent un philosophème dont les Recherches logiques et les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps se passaientfort bien. On aurait pourtant tort d’en conclure que Sartre est avant tout un disciple des Logische Untersuchungen et de Zeitbewusstsein : en réalité, seul le premier temps de la première étape de sa polémique avec Husserl s’appuie sur les textes les plus anciens de son maître. La Transcendance de l’Ego parcourt en effettrois étapespour liquider le moi pur husserlien: elle montre tour à tour qu’il est inutile (p. 20-23), nuisible (p.23-26) et

transcendant(p. 26-37), de sorte qu’il ne peut en aucune façon être tenu

pour unestructure de la conscience transcendantale. Or c’est seulement afin d’établir l’inutilité du Je pour unifier la conscience que Sartre s’en réfère aux Recherches logiques et aux Leçons sur le temps (p. 20-23). Dès qu’il s'efforce de boucler cette première étape en montrant que le moi est superflu, non plus pour unifier la conscience mais pour l’individualiser,

Sartre en appelle à une évidence qui peut se revendiquer des Recherches

logiques', mais qui trouve surtout son origine aux $ 82-83 des Ideen: l'affirmation selon laquelle la conscience forme « unetotalité synthétique et individuelle entièrement isolée des autres totalités de même type » (TE, p. 23) est un écho direct de la conclusion du $ 82, qui qualifie le champ du temps phénoménologique de «flux total des unités temporelles du vécu,flux unitaire par essence et strictement “clos” sur lui-même ». De manière générale, ce sont surtout les Idées directrices pour une phénoménologie qui ont marqué Sartre : aussi paradoxal que cela paraisse,

Le primat des/deen a été reconnu par Sartre dès L’Imagination, quiles

caricature lorsqu'il affirme avoir étudié à Berlin «rien que les Zdeen »?. Pour notre propos,il suffit de retenir que l’influence des /dées directrices

fut déterminante, ce qui entraîne une question suffisamment complexe: dans quelle mesure les /deen, qui constituent une des cibles privilégiées de la Transcendance, ont-elles permis d’atteindre cette cible? Comment Sartre a-t-il retourné les Ideen contre elles-mêmes ?

UNFIL ROUGEISSU DES [DEEN : IMMANENCE ET TRANSCENDANCE

L’ultimeassise de ce renversement réside dans un respect scrupuleux du clivage ontologique qui domine l’ensemble des 1deen,selon la thèse même de Husserl — ainsi au début du $ 76:

La réduction phénoménologique nous avait livré l’empire de la conscience transcendantale : c’étaiten un sens déterminé l’empire de

l'être « absolu ». C’est la proto-catégorie del’être en général (ou dans notre langage, la proto-région) ; les autres régions viennent s’y enra-

ciner,; elles s’y rapportent en vertu de leur essence ; par conséquent

elles en dépendent toutes. La doctrine des catégories doit donc intégralement partir de cette distinction au sein del’être quiest la plus

radicale de toutes, entre l’être comme conscience et l’être comme être « s’annonçant » dans la conscience, bref commeêtre « transcendant » (....). Cette relation éidétique entre l’être transcendantal et l’être transcendant est le fondement des relations entre la phénoménologie et toutes les autres sciences (...).

Nous avons vu que ce dualisme est une des clés de «L’intention-

nalité », qui y trouve la réponse aux philosophies digestives : l’être-au-

monde ne peut se fomenter à partir d’une alchimie interne car le monde est

inassimilable à la conscience, relève d’un régime ontologique irréductiblement différent. Sartre le signale dans L’Imagination, le principe d’intentionnalité lui-même est inséparable de cette distinction «sur 1. Voir notamment « Merleau-Ponty », p. 14, et « Une vie pourla philosophie »,p. 42.

1. Recherches logiques, tome second, Ve Recherche, $ 12 b.

2. Sartre. Unfilm. p. 43.

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

laquelle Husserl revient sans se lasser »!, « distinction radicale entre la

comme l’appelle L’Être et le Néant, n’a pas d’autre origine !, les Ideen se bornantà en tirer les conséquences en définissant le vécu irréfléchi comme

42

conscience et ce dont il y a conscience », l’objet de visée étant «par principe hors de la conscience », « transcendant »?. En s’appuyant sur le même clivage, La Transcendance de l’Ego confirme son caractère décisif dans l’approche sartrienne de la phénomé-

nologie, tout en l’approfondissant: elle reprend à son compte chacun des

termes mis en jeu, mais développe le premier élément de l’opposition ontologique ultime; l’immanence y bénéficie d’une reprise systématique de sesattributs husserliens, à laquelle s’ajoute la marque sartrienne. Les pages 23-26 de la Transcendance, correspondant à la deuxième étape de la polémique contre le moi pur, celle qui établit son caractère nuisible, sont

cruciales à cet égard. Après avoir repris l’expression même de conscience transcendantale et confirmé son statut de région ontologique en forgeant l'expression de champ transcendantal (TE, p. 18-19), Sartre y scandela loi

43

ce qui, par essence, peut « être perçu dans une perception immanente », ou est « perceptible par principe sous le mode de la réflexion »?. Mais c’est au plan réflexif que le caractère absolu de la conscience, l’indépendance que lui confère son auto-révélation, contraste le plus nettement avec la sphère

des transcendances, selon l’opposition que La Transcendance de l’Ego

(p- 33) emprunte aux /deen*. Les vécus de conscience, les Erlebnisse, se donnent en effet dansla réflexion de manière adéquate, par contraste avec les pôles transcendants qui s’offrent par profils partiels et successifs : « Un vécu ne se donne pas par esquisses »*. Pour Sartre comme pour Husserl, l’adéquation est le caractère spécifique de l'intuition réflexive de la conscience: celle-ci est un absolu qui ne peut se figurer ou s’esquisser par

facettes unilatérales et toujours révisables mais livre tout ce qu’il a à

d’être de l’immanence: la conscience transcendantale est un «fait absolu »,

une «conscience absolue », un « absolu » parce qu’elle est «conscience

montrer, sans renforcement, affaiblissement ou variation de son degré d’évidence, sans qu’il y ait matière à considérer différentes faces ou à

d’elle-même»; « tout est doncclair et lucide » dans la conscience car elle

«ne se connaît que comme intériorité absolue », « absolu non substan-

multiplier les perspectives. À ce titre, le vécu de conscience est indu-

bitable ; son existence « ne peut par principe être niée »f, elle fait l’objet

tiel » ou « “phénomène” au senstrès particulier où “être” et “apparaître” ne

font qu’un », cette « translucidité » faisant d’elle « l’existant absolu à force

d’inexistence ». L’énumération,ici allégée,est lassante à proportion exacte de l’insistance de l’auteur, qui annonce la «ruine » de la phénoménologie si le Je, «centre d’opacité » qui existe « pour la conscience » au lieu de relever « de la conscience », est confondu ou mêlé à elle alors qu’il est, au mêmetitre que le monde, un être relatif «c’est-à-dire un objet pour la conscience ». En reprenantainsi l’opposition entre l’être comme conscience et l’être qui s’annonce à la conscience,entre l’immanence et la transcendance, Sartre opère une inflexion décisive mais ténue par rapport à Husserl : il met un mot sur une chose,il baptise de translucidité, de légèreté (TE, p. 25), la

d’une évidence inconditionnée, autosuffisante, nommée cogito: «la

perception du vécu est la vision simple de quelque chose qui dans la perception est donné (ou peut se donner) en tant qu'“absolu”et non en tant que l’aspect identique qui se dégage des modes d’apparaître par 1. Cf. en particulier le Supplément IX des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, ainsi que le $ 39 et le Supplément XII. Nous avons vu que la filiation entre Zeitbewussisein et le cogito préréflexif est revendiquée par Sartre dans la discussion qui a suivi sa conférence sur « Conscience de soi et connaissance de soi»; nous

avons recomposé cette genèse croisée dans un article à paraître en 2003 dans la revue Genesis.

2. Idéesdirectrices pour une phénoménologie, $ 42, 45; voir aussi $ 77. 3. Cette opposition était déjà jugée fondamentale dans les Recherches logiques, et

manière dont la conscience, chez Husserl, se livre absolument dans

notamment dans l’ Appendice à la VIe Recherche, consacré au problème du psychique et de la perception interne chez Brentano, mais elle s’y donne explicitement comme un clivage

établie par Zeitbewusstsein, qui crédite la conscience d’être conscience de

décisifpourla théorie de la connaissance qui fait l’objet de la VIe Recherche : les Ideen la portent au contraire au plan ontologique, seul décisif aux yeux de Sartre.

l’immanence. Au plan irréfléchi ou préréflexif, cette caractéristique est

part en part, de posséder une appréhension originaire de soi qui la révèle à elle-même de façon non objective, ce qui constitue la condition de la rétention et de la réflexion des vécus. La conscience non positionnelle de soi de La Transcendance de l’Ego (p. 23-24), ou encorele cogito préréflexif

1. Outrele $ 76 cité ici,cette distinction fait l’objet des $ 42, 44 et 46 des Ideen. 2. L'Imagination, p. 144.

4. Ibid., $ 42.

5. Cf. surtoutles $ 42, 44, 46 et 138 des 1deen. Cette vision husserlienne de l’adéquation

ne vaut quesi on limite le vécu à son présent vivant, puisqu'il constitue un flux temporel dont les horizons de passé et de futur ne sont pas donnés pleinement: Sartre suit avant tout la

définition desIdeen, qui insiste moinssurles horizons temporels inaperçus du vécu que, par exemple,le $ 9 des Méditations cartésiennes. Mais en tout état de cause, comme le signale le $ 44 des Ideen, l’éventuelle incomplétude de l'intuition du vécu n’a rien à voir avec

l’inadéquation principielle des transcendances.

6. Idées directrices pour une phénoménologie, $ 46.

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

esquisses. (.…) ce qui s’offre au regard del'intuition est là absolument avec ses qualités, son intensité, etc. »!. Le vécu ne se présente pas par facettes, par visées partielles, par figurations qui dissimulent autant qu’elles révèlent; il n’a pas de profondeur ni d’avenir, il ne comporte pas de noyau asymptotique = X auquel on accéderait par accumulation et approxi-

relatif substantiel, un paraître derrière lequel se profile une profondeur d’être inépuisable !. 3) Enfin, et corrélativement, la dimension d’idéalité

translucide, proche de l’inexistence, car il n’est rien d’autre que sa propre épreuve (de) soi, un être qui s’épuise dans son paraître. La distinction fondamentale entre «l’être comme vécu » et «l'être comme chose »? a pour conséquence que les objets perçuset, par analogie, tousles êtres transcendants, possèdent les caractéristiques inverses, également soulignées par Sartre. 1) Tout d’abord, nous l’avons vu à propos de

tiels : «la chose spatiale se réduit à une unité intentionnelle qui par principe ne peutêtre donnée que comme l'unité qui lie ces multiples manières d’apparaître »2, Cette idéalité des transcendances, reprise à son compte par

44

mation : en termes sartriens, cet absolu non substantiel est léger et

« L’intentionnalité », leur consistance, leur poids, la franscendance même

«que les objets de la connaissance revendiquent en face de la connais-

sance »et dans laquelle Sartre voyait le point de départ dela théorie dela

transcendance en général”. Le perçu possède ainsi son être propre, «d’un type totalement différent »“ de l’être des vécus par sa « corporéité », par sa façon de se donner « dans toute sa transcendance »°, qui empêche par

essence qu’il se livre dans une perception immanente, s’insère à titre d’élément ou de contenu dans l’enchaînement du vécu; quant aux vérités logiques ou mathématiques, aux significations en général, Husserl leur a attribué, dès les Recherches logiques, une intemporalité qui contraste avec l'être principiellement fugitif et daté du vécu, motif suffisant pour leur

reconnaître également une transcendance qui tranche avec l’immanence (TE, p. 33). 2) Ensuite, et en particulier pour ce qui concerne les objets de

perception”, leur être-donné-par-esquisses, leur apparition à l’aide de facettes unilatérales, finies, liées au moment ou à l’orientation de la

perception, incessammentrévisables et mutuellement corrigibles, chaque Abschattung ne révélant qu’une face du perçu et laissant dans l’opacité

l’objet même qui s’esquisse ainsi : à l’inverse du vécu, le perçu est un

45

des transcendances. Alors qu’un vécu de conscience se donne tout entier à la réflexion, Husserl renvoie la saisie unitaire de l’objet à l’infini, son être

ne pouvant s’approcher que par l’unité idéale de ses apparitions, comme

«unité intentionnelle » de data sensoriels qui, en eux-mêmes, restent par-

Sartre*, contraste pour lui comme pour Husserl avec l’indubitabilité du

vécu, du cogito, et constituera la clé del’être de l’Ego psychique, ce dernier se définissant comme « l’unité idéale (noématique) et indirecte de la série

infinie de nos consciencesirréfléchies »; l’Ego constitue bien unetotalité

offerte à l'intuition, mais quirestera toujours présomptive et asymptotique car la majorité de ses éléments ne sont pas actuellement présents : en phénoménologie, « un arbre ou une chaise n’existent pas autrement »

(TE,p. 43, 70). Leclivage entre immanenceet transcendancene servira pas seulement à

éluciderl'être de l’Ego: Sartre s’en empare d’abord pour démontrer quele

moi pur des Ideen et des Méditations cartésiennes est nuisible. Ce greffon

soi-disant interne à l’immanence, au plan du transcendantal, rompt en réalité avec l’être de la conscience, de sorte que la greffe est impossible: s’il se glissait en elle, le moi rendrait la conscience opaque (TE, p. 23-25) et substantielle (p. 25-26), il briserait la translucidité de cette structure ek-statique, simple conscience préréflexive (de) soi tout entière tendue vers son pôle intentionnel; mêlée à la conscience, une transcendancetelle que le

moi introduirait ses caractères ontologiques dans l’immanence et anéantirait le clivage que Husserl lui-mêmeplace au centre des Ideen. On nefait

passa part au dualisme ontologique ultime : lorsquele $ 57 des Jdeen, tout en reconnaissant la transcendance du moi, refuse de le soumettre à l’ènoyñ

au motif qu’il est greffé « au sein de l’immanence », il emploie une

1. Idées directrices pour une phénoménologie, $ 44.

2. Ibid., $ 42.

3. Selon la remarque portée en marge des termes qui viennent d’être cités, et qu’il a soulignés(cf. Ideen, $ 26).

4. Sartre a souligné ces mots du $ 35 des Ideen. 5. Cf. Ideen, $ 43; Sartre a également coché ce passage.

6. Ibid., $ 42.

7. Nous respectonsici le flottementvisible dans les Ideen, où Husserl décrit la sphère des

transcendances en général dans son opposition ontologique à l’immanence, tout en puisant la quasi-totalité de ses exemples dans la perception des êtres physiques: Sartre fait de même, sans s’expliquer davantage(cf. La Transcendance del’Ego,p. 33, 36 et 69-70).

1. Cf. TE,p. 25-26,quifait écho aux $ 42, 44 et 138 des Ideen.

2. Les passagescités émanent des $ 41 et 42 des Ideen, et ont été soulignés par Sartre

dans son exemplaire personnel.

3. Voir TE, p. 33 et 69-70, aïnsi que ce passage des Méditations cartésiennes recopié

par Sartre en marge du $ 35 des Ideen parce qu’il approfondit le fossé entre la conscience et ses pôles intentionnels,liquidant toute possibilité de «contenus » de conscience : « Le

cube n’est pas contenu dans la conscienceà titre d’élémentréel,il l’est “idéalement” comme objet intentionnel, commece qui apparaît ou,en d’autres termes, comme son “sens objectif” immanent» (p.36 de la traduction française dans laquelle Sartre a découvert les Méditations, trad. G. Pfeiffer, E. Levinas, actuellement éditée chez Vrin, 1947, 2001).

46

INTRODUCTION

VINCENT DE COOREBYTER

47

formule contradictoire du point de vue même de Husserl. Il n°y a pas place se dansles Ideen pour une transcendance immanente puisque l’immanent

dansla stricte mesure où il procède d’une visée intentionnelle de soi (TE,

qui, en tant que vécu, s’intuitionne tout entier tel qu’il est. Récusant ce mixte que constitue une transcendance dans l’immanence,et dont les Ideen

dontla perte de la naïveté propre à l’attitude naturelle. Après avoir retenu

de tout type d’être s’offrant inadéquatement à la conscience, Sartre estime Je qu’il faut achever le mouvement dessiné par Husserl: «puisque le même de pas s'affirmelui-même comme transcendant (.…), c’est qu’il n’est nature que la conscience transcendantale » (TE,p. 35).

qu’une conscience irréfléchie décrite de manière non réflexive reste rigoureusement impersonnelle: c’est donc la réflexion qui fait naître le Je,

définit comme l’être qui ne se donne pas par apparitions fragmentaires mais

contestent le principe endistinguantrigoureusementl’être de la conscience

PUR UNE DESCRIPTION ISSUE DES 1DEEN: LA TRANSCENDANCE DU MOI

On objectera peut-être que ce raisonnement repose tout entier sur la

de transcendance du moi pur, et qu’il suffirait de renoncer à celle-ci, ou et moi le er montrer qu’elle n’est qu’apparente, pour pouvoir requalifi car portée, l'introduire dans l’immanence. L’objection est cependant sans la force dela réplique sartrienne à Husserl réside dans le fait que ce dernier, sauve non seulementplaide longuement la transcendance du moi, mais le pur moi Le de la mise entre parenthèses au nom même de sa transcendance. e troisièm la de Husserlest transcendant ouil n’est pas: ce principe traverse reprise une étape de la réplique apportée à Husserl, qui s'appuie sur pointilleuse quoique implicite des $ 57 et 80 desIdées directrices pour une phénoménologie , que Sartre retourne systématiquement contre Husserl. Cette troisième étape fait l’objet du chapitre B de La Transcendance de l'Ego, intitulé «Le cogito comme conscience réflexive ». Ce chapitre

donne tout son poids à une objection issue des Ideen, et apparemment mortelle pourla thèse sartrienne : mêmesi le moiest inutile et nuisible, il reste qu’il s’atteste dansle cogito ; Sartre le reconnaît à plusieurs reprises,

», le cogitoest personnel,fait toujours paraître un Je — le Je du «je pense

au du «j’existe »…, auquelil faut concéder la nécessité de fait attribuée

cogito par les Ideen (TE,p. 26-27).

le Sartre répondà l’objection en puisant à la même source. Comme

soulignele $ 57 des Idées directrices, c’est bien « dans la réflexion [que] Je toute cogitatio prend la forme explicite du cogito »; le cogito révèle un dans 1. Sartre pouvait également se fonder sur le $ 12 b) de la Ve Recherche logique, Mais occasion. cette à t brièvemen décrit le lequel Husserl combat le moi pur de Natorp,et Ideen, qui Sartre n’aurait pu dégager sa thèse sans le propos plus explicite et détaillé des livrentle texte princeps de Husserlsur ce thème.

p. 28-30). Or les $ 38, 77, 78 et 98 des Ideen insistent sur le fait que le

mouvement réflexif s’accompagne de diverses transformations du vécu,

cet aveu husserlien d’une «modification radicale» entraînée par la réflexion (TE,p. 29), Sartre montre, aux pages 30-32 de la Transcendance,

celui-ci ne pouvant être attribué qu’au réfléchi, forme secondaire de la

conscience. Arguant du fait que les Ideen décriventla réflexion comme une conscience de conscience (TE, p.28), Sartre réplique à Husserl et à Descartes que le Je du «je pense » ne peut être attribué ni à la conscience réfléchissante ni à la-conscience irréfléchie, qui sont impersonnelles (TE,

p. 29, 31-32).

L'aporie née des /deenestainsi sensiblementréduite à l’aide des Ideen:

le Je ne s’affirme plus comme structure permanente de la conscience mais

dansle seul recul réflexif; il peut être associé au réfléchi mais pas à la

conscience en général.Il demeure que l’aporie résiste, dans la mesure même

où Sartre suit Husserl à la lettre : les $ 57 et 80 des Ideen montrent, selon

le résumé très fidèle qu’en donne Sartre, que dans le cogito «nous saisissons un Je quiest le Je de la pensée saisie et qui se donne, en outre, comme transcendantcette pensée et toutes les autres pensées possibles »

(TE, p.27). Le moi pur est ainsi spectaculairement rétabli dans son

existence de fait après s’être vu dénier son existence de droit — or, nous l'avons vu, c’est bien la question de fait que la Transcendance prétend

régler en se plaçantsurle terrain phénoménologique.

Sartre va dès lors desserrer l’étau en se voulant meilleur phénoménologue que Husserl, en respectant le mode d’apparition du Je, en interrogeant ce mode lui-même pour revenir ensuite sur ce qu’il révèle. Les pages 32 à 36 de La Transcendance de l’Ego se livrent ainsi à une phénoméno-

logie au second degré, à « une description du cogito » qui soupèse et limite

les prétentions du Je attribué à la conscienceréfléchie (TE, p. 32). Plutôt

que de concéder ou de refuser le Je a priori, Sartre redouble la réflexion phénoménologique pour contraindre le mode d’apparaître et d’évidence du Je à paraître dans son évidence spécifique; il aborde le moi comme un phénomène au sens husserlien du terme,son essence devant se livrer dans la

manière dontil se donne.Il retourneainsi l’insigne dignité du Je contre luimême, reprenant point par point l’argumentaire des Ideen en inversant sa

conclusion — ce qui ne peut être démontré qu’en revenant aux textes. 1) Selonle $ 57 des Ideen, «le moi pur semble être un élément nécessaire »et « identique »de tout vécu, alors que chaque cogitatio manifeste

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

au contraire sa « caducité de fait » ; le moi « paraît être là constamment»,

devinederrière chaque vécu, maisil reste ineffable ; loin de se présenter à la

Sartre peut donc conclure que «le Je ne se donne pas comme un moment

réfléchie », « se livre à uneintuition d’un genre spécial quile saisit derrière la conscience réfléchie, d’une façon toujours inadéquate » (TE, p. 35, 36).

48

plutôt que de s’offrir « comme un fragment original d’un vécu, qui naîtrait avecle vécu dontil serait un fragmentet s’évanouirait à nouveau avec lui». concret » de conscience saisi dans une évidence adéquate, mais seulement

«comme une réalité opaque dont il faudrait développer le contenu »

(TE, p. 33, 35).

2) Toujours selon le $ 57, le moi conserve une «identité absolue (...) à

travers tous les changements réels et possibles des vécus ». Husserl doit

dès lors admettre qu’on ne peut « le considérer en aucun sens comme une partie ou un momentréel des vécus mêmes », ce que Sartre commente en soulignant que le Je n’est pas « unestructure périssable de ma conscience

actuelle », mais possède un type d’existence qui « se rapprochebien plus de

celui des vérités éternelles que de celui de la conscience » (TE, p. 33-34) : le

renversement opéré par La Transcendance de l’Ego s'appuie sur le

dualisme ontologique ultime, sur le clivage établi par les /deen entre immanenceet transcendance.

3) Si le moi prétend englober les vécus en constituant leur source commune, constante et transcendante, il reste que «sa vie s’épuise (...)

avec chaque cogito actuel » : il est «entrelacé» avec ses vécus, mais n'existe pas en dehors d’eux puisqu'il en est précisémentle pôle égoïque. Husserl se rend ainsi victime d’uneillusion transcendantale: il accorde une plénitude d’être au moi, tout en devant confesser qu’il ne peut pas «être considéré poursoi et traité comme un objet propre d’étude » car, en soi, «il est absolument dépourvu de composantes éidétiques et n’a même aucun contenu qu’on puisse expliciter ; il est en soi et pour soi indescrip-

tible : moi puret rien de plus ». De ces notations issues des $ 57 et 80 des

Ideen,Sartre déduit que l’acte réflexif ne saisit pas « au même degré et de la mêmefaçon »le Je etla conscienceréfléchie : seule cette dernière possède la clarté et l'évidence d’une Erlebnis livrée de manière adéquate (TE, p. 3233). Le moi, dépourvu de contenu, s’atteste au contraire sur un mode oblique,indirect, comme ce qui « appartient plutôt à tout vécu qui survient et s'écoule; son “regard” se porte sur l’objet “à travers” tout cogito actuel »! : son être est d’emprunt; il est le point-source que l’on postule ou 1.Idées directrices pour une phénoménologie, $ 57. L'expression «à travers», cruciale aux yeux de Sartre,l’est également dansle texte de Husserl : on la retrouve au $ 31

des Méditations cartésiennes, mais aussi dès les Recherches logiques, qui l’emploient pour décrire le moi pur de Natorp alors condamné par Husserl: «Si maintenant l’on porte attention au vécu, l’acte, le moi, paraît nécessairement, à fravers ou dans celui-ci, se rapporter à l’objet et, en dernière analyse, on pourrait même être enclin à projeter, dans

chaqueacte,le moien tant quepoint d’unité essentiel et toujours identique ». Ce passage du

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façon d’un vécu,souligne Sartre, le moi « se donne à travers la conscience

4) LeJe étant à la fois inadéquat, oblique, opaque, transversal à chaque moment de conscienceet identique à soi au fil de l’écoulement des vécus, Husserldoit lui assigner un tout autre mode d’être qu’à l’Erlebnis: l'être

de la transcendance qui, par définition, s'annonce dans l’immanencetout en dissimulant une épaisseur indéfinie derrière ce qui s’ ébaucheainsi. Le Je apparaît au détour d’une expérience, mais pour admettre aussitôt qu’il ne peut participer, ni de l’immédiateté concrète de cette expérience puisqu’il

la transcende, ni de l’adéquation propre au vécu puisqu'il s’ébauche

seulement à travers les Erlebnisse. La manière dont le Je se donne à voir, cela même qui en fait un phénomène singulier, ne permet pas de l’intro-

duire dansla conscience : « ce Je n’est ni l’objet (puisqu'il est intérieur par

hypothèse) ni non plus de la conscience, puisqu'il est quelque chose pour

la conscience » (TE,p. 24-25). Le moi ne peut ni se mêler à la conscience,

car il n’en partage pas le type d’existence, ni échapper à la mise entre

parenthèsescar il forme une transcendance,soustraite par Husserl à l’Énoyn

au nom de « préoccupations métaphysiques ou critiques qui n’ont rien à faire avec la phénoménologie » (TE, p. 34).

LE RIGORISME MÉTHODOLOGIQUEDE SARTRE:

LE « PRINCIPE DES PRINCIPES »

D'un point de vue méthodologique, tout se passe commesi Husserl avait négligé sa proprethèse selon laquelle la réflexion ne garantit pas une

évidence adéquate. Husserl l’a montré, il existe plusieurs degréset diverses

espèces d’évidence, y compris des évidences trompeuses: seul l’irréfléchi n’estjamais fallacieux car en lui seul le vécu « existe » son essence plutôt que de prétendrela connaître (TE, p. 35, 66). Les Ideen l’ont rappelé, dans

la réflexion la consciencese retourne sur elle-même, au risque d’essayer de s’atteindre commeelle atteint les phénomènes externes; cette intention-

8 12 b) dela Ve Recherche logique se poursuit en montrant quele moi, inexistant lorsque nous

sommes absorbés par nos actes, ne peut surgir que si nous continuons à faire corps avec l'acte qui nous polarisait : à cette condition seulement nous pouvons nous rapporter à l’objet

del’acte, « de telle manière qu’à cette mise en relation du moi corresponde alors quelque

chose qui puisseêtre dégagé par la description ». La vacuité du moi perse, relevée par Sartre dansles Ideen,est donc bien un autre de ses caractères majeurs aux yeux de Husserl, que nousretrouverons dans les Méditationscartésiennes.

51

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

nalité autocentrée est suspecte a priori de se laisser séduire par l’attitude

tous les cas, de déborder de la positivité ou de l'évidence phénoménale

50

naturelle et le primatde l’objectalité qui l’accompagne. En montrant que la description phénoménologique s’efforce de soumettre l’existence immédiate à l'intuition et à la réduction,à la fixation de son essence et de ses

structures, Husserl souligne le risque que cet effort d’objectivation conduise à hypostasier les dimensions concrètes des Erlebnisse, voire à créer desartefacts que l’on croit tenir sous le regard dans l’exacte mesure où l’on s’efforce de poser ces structures devant soi, de dégager des instances

claires et distinctes dansle flux de la conscience,risque auquel Sartre fait écho en soulignant que «poser devant soi l’intériorité c’est forcément l’alourdir en objet », et que c’est précisément « ainsi que l’Egose livre à la réflexion : comme une intériorité fermée sur elle-même » (TE, p. 66).

La deuxième erreur commise par Husserl aux yeux de Sartre est de

n'avoir pas respecté les distinctions de plan établies par les /deen. Au

mépris de son propreclivage ontologique, qui discerne dans l’immanence

et la transcendance deux régions d’être caractérisées par deux manières

d’apparaître, Husserl,tout en établissant la transcendance du moi, prétend y voir la preuve de son rôle transcendantal et un motif suffisant pour l’introduire dans l’immanence, mêlant ainsi des data réflexifs qui ne

possèdent pas le même type d’évidence, prêtant la présence «pleine et concrète » de l’Erlebnis à ce qui se dessine, au sein de cette Erlebnis, de

manière opaque et oblique (TE, p. 33-35).

En rappelant Husserl à l’ordre, en affirmant « sans crainte quetoute

transcendance doit tomber sous l’royn » (TE, p.34), Sartre franchit un

pas supplémentaire. Il reprend à sa manière la consigne méthodologique suprême de Husserl, le « principe des principes » établi au $ 24 desIdeen, en exacerbantla restriction sur laquelle il s’achève:

communément admise pour élargir le champ d’investigation, pour forger

une phénoménologie de l’invisible, du Transcendant ou de la Vie qui dénonce le positivisme étroit, le réalisme tranquille commun à l’empi-

risme et au kantisme, pensées indexées sur les pôles intentionnels de

« l'expérience » entendueau sensscientifique ou perceptif, objectivante ou

objective. L'article de Sartre sur l’intentionnalité se laisse rattacher au

même mouvement, qui reconnaît d'emblée le caractère pathique, affectif

voire symbolique de nos entours, l’effroi suscité par un masque japonais, la consécration phénoménologique du monde desartisteset des prophètes:

nous avons vu que Sartreest entré en phénoménologie pour sauvegarder un univers de « sens » contre les prétentions scientistes ou utilitaristes. Mais

la spécificité de La Transcendance de l’Ego, étude consacrée au domaine de la conscience, est au contraire d'adopter comme règle cardinale de

méthodela restriction sur laquelle s’achèvele « principe des principes »: la rétorsion à l'encontre du moi pur consiste bien à admettre qu’il se donne à l'intuition réflexive, mais en insistant sur le fait qu’il ne peut « outrepasserles limites dans lesquellesil se donne », et qui le révèlentà la fois inutile, nuisible, obliqueet irréductiblement transcendant. Sartre s'appuie surla fermeture de champ à laquelle le principe husserlien procède aussi pourentirer une règle de méthode d’un tranchant extrême : dans la mesure où il y voit une éclatante légitimation du cogito, ce dernier constituant le lieu par excellence où quelque chose s’offre dans sa réalité tangible, Sartre en infère que la phénoménologie doit se borner à ce qui s’atteste originairementet adéquatement, ce quifait basculer un domaine immense dans les

parenthèses de la réduction. Nous y reviendrons à propos de la «réflexion pure » que Sartre, en toute conscience,élabore afin de radicaliser la rigueur

façon originaire (dans sa réalité corporelle pourainsi dire) doit être

husserlienne, maisil est frappant de constater que son exemplaire personnel des deen confirmel'attention portée au caractèrerestrictif du « principe des principes », Sartre ayant coché et souligné cette seule phrase au sein

Ce « principe des principes », dontles Ideen réaffirment la centralité à

Tout énoncé quise borne à conférer une expression à ces données par le moyen d’une simple explicitation et de significations qui leur

… toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance ; tout ce qui s’offre à nous dans « l'intuition » de

simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasserles limites dans lesquelles il se donne alors !.

différentes reprises, permet à lui seul de saisir la singularité de La

Transcendance de l’Ego dans la phénoménologie française. Pour ne citer

que quelques noms, on peut avancer que l’œuvre de Merleau-Ponty, de

Levinas et de Michel Henry s’appuie sur l’ouverture de champ garantie par ce principe husserlien, abstraction faite de sarestriction finale : il s’agit, en 1. Idées directrices pour une phénoménologie, $ 24.

du $ 24 :

soient exactement ajustées, est donc réellement, comme nous l’avons

dit dansles lignes d'introduction de ce chapitre, un commencement absolu appelé au sens propre du mot à servir de fondement, bref un

principium.

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VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

UN PARADOXESARTRIEN : LA TRANSCENDANCEDE L'EGO

à la sphère de la psyché et le qualifier d’en-sois’il constituait un fantasme!,

Ceci posé, le « principe des principes » n’ autorise pas Sartre à liquider le moi husserlien : il permet seulement de l’écarter du champ transcen-

dantal, de la conscience pure. Au demeurant, l’intention de Sartre n’était pas d’enfinir avec le moi : le titre même de son article, La Transcendance de l’Ego, lui donne au contraire un surcroît d’être. L'originalité de Sartre

n’est pas, comme on l’a souvent dit, d’évacuer le moi pur, mais au contraire de montrer que ce Je possède bel et bien les caractéristiques mises en évidence par Husserl, étant entendu que ces caractéristiques en font un

être mondain nommé Ego psychique, pôle noématique d’unification des ‘ états, des actions et des qualités longuement décrit dans la seconde section

de La Transcendancede l’Ego. Sartre n’éradique pas le moi husserlien: il

en confirme au contraire l’existence mais,l’ayantprivé au chapitre A de ses fonctions transcendantales d’unification et d’individualisation du flux de

conscience, il montre au chapitre B que ses caractères — permanence,

identité, invisibilité.… — ne dénotent pas uneinstance fondatrice mais un

être transcendant, un existant réel mais dérivé, «l’unité idéale (...) et indirecte de la série infinie de nos consciences réfléchies » (TE, p.43). Il n’y a donc paslieu de se demander pourquoiSartre accepte cet Ego dontil

n’a nul besoin, pourquoiil ne luiattribue pas un sens simplement verbal, langagier: Sartre reconnaît l’Ego parce qu’il s’atteste dans le cogito avec son mode particulier d'apparition, ce qui impose de le recevoir pource qu’il se donne. Pour éviter une lecture hâtive de La Transcendance de

l’Ego qui réduirait le Moi à une pureillusion portée par l'inconscient ou le langage,il faut prendre acte de la première conclusion issue de l’examen

critique du cogito:

Le Je est un existant. Il a un type d'existence concrète, différent sans doute de celui des vérités mathématiques, des significations ou des êtres spatio-temporels, mais aussi réel. Il se donne lui-même comme transcendant. (TE, p. 36)

Cette thèse reste sous-évaluée, de nombreux critiques jugeant qu’un moi expulsé de la conscience ne peut être qu’évanescent, fantasmatique, hypothétique, etc. Sartre affirme pourtantle contraire (Ego n’est pas une hypothèse: TE, p. 59), et ce conformémentà la logique : ni la transcen-

dance de l’Ego, ni sa mise entre parenthèses, n’auraient de sens s’il

s’agissait d’un irréel, pas plus que L'Être et le Néantne pourrait l'identifier

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S’il refuse le moi pur au sens kantien du terme, Sartre accorde aux Ideen l'apparition d’un Je dans la réflexion : l’erreur de Husserl est simplement

de l’avoir introduit dans l’immanence, d’y avoir vu un transcendantal. Sartre n’a pasréintroduit le moi après l’avoir critiqué il a pris acte de sa transcendance, qui l’inscrit au registre de l’empirique. La consistance

ontique du moi, loin d’être mise hors de cause, dicte au contraire la

structure de La Transcendance de l’Ego. Les chapitres A et C de la première partie privent le moi de son rôle fondateur, le premier au plan

formel ou transcendantal - le moi est inutile pour unifier et individualiser les consciences —, le second au plan matériel ou psychologique. Contre les moralistesetles théoriciens de l’amour-propre pour qui tout acte trahit un souci de soi, procède d’un Moi quisuit ses représentations ou ses passions

intérieures, fussent-elles inconscientes, Sartre montre que la conscience

agit essentiellement de manière irréflexive en répondant aux sollicitations et aux événements surgissant dans ses entours, dans une polarisation externe conforme à l’être-au-monde ek-statique de « L’intentionnalité » (TE, p. 37-43). Le rôle constituant du Je étant ainsi écarté au plan formel (chapitre A) comme au plan matériel (chapitre C), l’apparition du Je au chapitre B de la première partie devient celle d’un constitué ; il reste dès

lors à élucider le mode de constitution de cet Ego, question qui donne son titre et son thème à la seconde partie du texte.

. En procédantde la sorte, Sartre tire une nouvelle conséquence de sa

relecture des $ 57 et 80 des Ideen, et achève delever l’équivoque quant au statut du moi. Il souligne que Husserl devrait tenir le moi pour un constitué, à l’instar de toute transcendance (TE, p. 18, 44), alors que les Ideen y voient «une transcendance originale, non constituée »? : ce statut d’exception est dû au fait qu’en 1913 Husserl imaginait mal un constituant constitué, mêmesi la description qu’il en donne conduit à cette conclusion. À l'inverse, ayant préalablement délesté le moi de sa fonction transcendantale, Sartre peut et doit admettre que le Je est à constituer puisqu'il se donne précisément comme une transcendance de second degré, perceptible dansle seul cogitoréflexif, et inséparable des moments de conscience derrière lesquels il se profile sans pouvoir afficher de contenu propre : l’Ego, apparaissant au travers d’un flux de vécus réfléchis, requiert une analyse constituante car il n’est, par principe,jamais préconstitué dans l’être ; on ne

1. Sur la consistancede l’Ego selon L’Être et le Néant voir notamment p. 147, 209, 213 [139, 197,201]. 2. Idées directrices pour une phénoménologie, $ 57.

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VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

peut décrire l’Ego sans décrire la constitution de l’Ego à partir des Erlebnisse auxquellesle cogito l’associe. Dans l'esprit de Sartre, le dépliement de la constitution de l’Ego doit

d’engloberles deux types de partitionset figurait déjà, terme à terme,à la

Husserl juge le moi« en soi et poursoi indescriptible : moi puretrien de

de ses qualités, de ses états et de ses activités »!. Rien d’étonnant dèslors

régler une dernière aporie, celle du contenu du moi. Au 8 80 des {deen, plus », ce pôle égoïque «absolument dépourvu de composantes éidé-

tiques » et d’« aucun contenu qu’on puisse expliciter» ne pouvant «être considéré poursoi et traité comme un objet propre d'étude ». Une fois encore, Sartre ne conteste pas la description husserlienne mais estime

devoir rectifier ses conséquences. Les Ideen reconnaissent qu’à vouloir le

traquer dans l’immanencedu cogito,le moi se profile mais ne se laisse pas décrire, qu’unefois abstractionfaite des Erlebnisse auxquelles il adhère,il reste ineffable faute de contenu; sous le coup de cette «incertitude agaçante », note Sartre, Husserl situe le moi en deçà de la conscience et invite celle-ci à « se retournersur elle-même pourapercevoir le Je qui est derrière elle » (TE, p. 70); il répète ainsi l’erreur des néo-kantiens, il en vient à réaliser le moi,à créer « une hypostase du droit » (p. 18), et donc à trahir le réquisit phénoménologique selon lequel ce qui s’offre dans l'intuition doit être reçu sans dépasser les limites dans lesquelles il se

55

varie d’un auteur à l’autre, mais on notera que la triade sartrienne permet

fin des Recherches logiques : Husserl y définit une « perception de soi » comme «la perception que chacun peut avoir de son moi propre ainsi que

que Sartre identifie le moi pur des Zdeen à la face active de l’Ego psychique, au Je comme unité desactions, et qu’il ne le distingue pas du Moi auquel les psychologues assignent plutôt l’unité des états et des qualités (TE,

p. 19, 44) : Sartre prend acte du fait que la psychologie reconnaît l’unité

foncière de l’Ego par delà sa dimension active ou passive, à l’instar d’ailleurs des Ideen où les cogitationes du moi pur peuvent également être subies (8 80), ou encore des Méditations cartésiennes qui tiennent l’unité de l’Ego pour une évidence tout en reconnaissant son rôle «actif ou passif », sa dualité comme «pôle de ses actes et substrat des habitus » ($ 31 et 34). On notera enfin que Husserl, comme Sartre, ne doute pas une

seconde de la réalité du moi constitué par la psychologie ou l’attitude naturelle en général, motif pour lequel il le soumet à l’Énoyñ?: l’Ego sartrien est unefigure éminemment husserlienne.

donne. Indifférent aux mobiles transcendantaux qui conduisent Husserl à

greffer le moi dans l’immanence pourle soustraire à la réduction, Sartre se borne à constater que le Je révélé par le cogito ne possède ni la transcendance ineffable du moi pur, qui constitue une contradiction dans les termes — comment un phénomène serait-il invisible et sans contenu? -, ni l'autonomie, l’intuitivité d’un perçu ou d’une règle mathématique: il

de Husserl: celui au terme duquel la transcendance du moi n’est autre que

aux expériences concrètes du sujet!, de sorte que seules ces Erlebnisse

moi pur en moi empirique; au regard des Méditations cartésiennes, à

s’ébauche à l’horizon des consciences réfléchies,il n’existe qu’incorporé

peuventle doter d’un contenu,ce qui scelle sa nature empirique.

Quantau détail de ce contenu, aux composantes de l’Ego transcendant,

il s’inscrit encore dansle sillage de Husserl. Nousl’avons annoncé, Sartre

définit l’Ego comme l’unité réflexive indirecte des vécus : non pas l’unifi-

cation des Erlebnisse mêmes, mais le pôle d’unité de trois séries de

synthèses psychiques longuement décrites dans la seconde partie de la Transcendance, à savoir les états, les actions et les qualités. Sartre emprunte ces catégories à la psychologie de l’époque, qui use volontiers d’une double partition pour composer l’Ego, distinguant entre sa face passive (états, sentiments, dispositions...) et sa face active (actes, volitions…), ou entre l’effectif, l’actuel (les actes et les états) et le virtuel, le latent (les dispositions, les qualités...). Le détail de cesclassifications 1. Cf. TE,p. 70, qui s’appuiesurles $ 57 et 80 des /deen.

LA VIOLENCE FAITE À HUSSERL:

LA REQUALIFICATION DU MOI PUR EN MOI EMPIRIQUE

Unseul élément du raisonnement sartrien peut donc choquer un lecteur

la transcendance de l’Ego. Au regard des 1deen, cela revient à dégrader le

rabattre l’« ego transcendantal », formule qui se substitue au « moi pur » des Ideen, sur sa seule dimension psychologique, dans une apparente désinvolture à l'égard de la lettre et de l’esprit du texte. Il convient donc, pour

clore l'explication, de montrer en quoi les Méditations cartésiennes ont pu alimenter à leur tourla requalification du moi pur en moi empirique. Les Méditations ont d’abord conforté Sartre quant à la nécessité de doter le moi d’un contenu, puisque Husserl lui-même souscrit à cet 1. Voirle début de l’Appendice à la VI< Recherche logique. Au $ 54 des Ideen, Husserl rassemble dans « le psychique en général, au sens qu’il prend en psychologie », les « unités

empiriques » que sont, respectivement, les personnalités psychiques, les propriétés, et les

vécus ou états psychiques. 2. Cf. TE,p. 18, qui renvoie implicitement aux Idées directrices pour une phénoménologie, $ 49, 53-54, 76, ou aux Méditationscartésiennes, $ 11, 14-15, 44. Husserl lui consa-

crera également le deuxième tome des Ideen, dont Sartre ne prendra jamais connaissance.

56

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

impératif qui sous-tend la cascade de figures présentées aux $ 31-33. Le

lors, pour Sartre, en Ego empirique, le formel devenant psychique : plutôt

moiidentique du $ 31, pôle central, tantôt actif tantôt passif, qui rappelle le moi formelet vide des Jdeen,est en effet enrichi au $ 32 d’habitus, de propriétés permanentes qu’il acquiert au fil de ses expériences et qui le

dotent d’un style personnel, et au $ 33 d’une plénitude concrète de vie intentionnelle qui conduit Husserl à le qualifier de monade. Or si la

reconnaissance des habitus est fondée, selon Husserl, sur les lois de la genèsetranscendantale,elle est d’abord introduite en référence à la théorie générale des transcendances, qui ne peut admettre que le moi soit « un pôle d'identité vide (pas plus que n’importe quel objet) » ($ 32). Cet apport ne

suffisant pas à le faire « exister concrètement », une seconde adjonction est

nécessaire : Husserl dote le moi d’unevie intentionnelle quile rapproche de la monade leibnizienne ($ 33), mais qui confirme surtout l’instabilité du moipur des /deen,en sa double prétention à la consistance d’une transcendanceet au formalisme d’un transcendantal!. Pour Sartre, la tentative des

Ideen était vouée à l’échec : « le Je, avec sa personnalité, est, si formel, si abstrait qu’on le suppose, comme un centre d’opacité (...) : il est un Moi

infiniment contracté » parce qu’il contracte en lui des déterminations du

57

que d’en admettre le caractère inédit, l’auto-constitution selon une phénoménologie génétique qui déjouelesclivages traditionnels, Sartre voit dans cet Ego à la fois vide ($ 31) et concret ($ 32-33) un avatar de la figure

classique de l’âme ou de la personnalité, un constitué indûment chargé

d’un rôle constituant. En introduisant un Ego pur et empirique, formel et psychique, les Méditations ont encouragé Sartre à conclure que le

moi des 8 57 et 80 des Jdeen est en fait ce moi psychologique soi-disant transcendantal.

Par delà son mouvement général, le détail du texte de Husserl y incitait

fortement, motif pour lequel la critique sartrienne est loin d’être isolée "

En dotant le moi d’habitus, principale innovation des Méditations carté-

siennes, Husserl reprenait un thème classique de la psychologie générale (d'inspiration aristotélicienne notamment), et ce dans des termes qui attestent la difficulté d’en offrir uneélucidation phénoménologique au sens alors communément admis, c’est-à-dire une description qui s’en tienne au plan des vécus de conscience :

moi empirique, la vie intentionnelle concrète que lui assignent les

Lapersistance,la durée de ces déterminations du moi et leur « trans-

Idées directrices, amorce d’un point-source personnalisant le champ

immanent en soit continuellement rempli, car le moi permanent lui-

Méditations étant anticipée par la métaphore des rayons du moi dans les transcendantal pour finalementl’alourdir en monade (TE,p. 25, 20, 26).

Ce n’est pas, pour autant, la vie intentionnelle elle-même qui pose problème aux yeux de Sartre : elle pourrait, en tant quetelle, reconduire le moi à l’extériorité, le réduire à une simple succession de moments de conscience ek-statiques, directement et exclusivement polarisés par le monde comme dans «L’intentionnalité ». Mais la solution des Médita-

tions cartésiennes est aux antipodes de l’option sartrienne: la vie inten-

tionnelle de la monadeestcelle d’un pôle-substrat des habitus, qui au fil de

son activité synthétique de constitution d’objets se charge de décisions, de convictions, de schèmes familiers qui informent progressivement son rapport au monde, le conduisentà anticiper la constitution d’objets encore inconnus selon un «style» qui lui est propre et devient constant, lui

donnant en fin de compte un «caractère personnel », «un moi-personne permanente » ($ 32-33). L’Ego transcendantal des Méditations bascule dès 1. Dansses remarques critiques sur les Méditations, Roman Ingarden épinglait déjà le progrès accompli par rapport aux {deen, dans lesquelles il fallait « considérer le je pur

comme une source simplementvide, ce qui n’est assurément pas tenable » (dans E. Husserl,

Méditations cartésiennes et Les Conférences de Paris, trad. fr. par M. de Launay, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p.230).

formation spécifique » ne signifient évidemment pas que le temps même,pôle des déterminations permanentes du moi, n’est pas un état vécu,ni une continuité d’« états vécus », bien qu’il se rapporte, par de telles déterminations habituelles, au courant des « états vécus ». Tout en se constituant soi-même, comme substrat identique de ses propriétés permanentes, le moi se constitue ultérieurement comme un moi-personne permanente, au sens le plus large de ce terme qui nous

autorise à parler de « personnalités » inférieures à l’homme”.

Comme le montre ce passage, le vocabulaire employé par Husserl — style, personnalité, caractère... — n’est pas seul en cause. En évoquant un

mode de transformation propre aux habitus, susceptible de s’étendre au monde animalet qui ne soit ni un vécu ni un continuum de vécus, Husserl

. semble en appeler à un mécanisme qui échappe à la phénoménologie pour

1. Pour poursuivre avec cet unique parallèle, Ingarden jugeait indispensable de distinguerles habitus husserliens de notions familières aux psychologues telles que Les dispo-

sitions psychiqueset lestraits de caractère, tout en émettant un doute sur l’issue de l’entreprise: «Il faudrait établir, plus précisément, que les propriétés habituelles appartiennent au je pur transcendantal et non au moi “psychologique humain”. Ou bien cela n’est-il pas vrai? » (ibidem). 2. Méditations cartésiennes, $ 32.

58

VINCENT DE COOREBYTER

renouer avec le mode d'explication naturaliste de la psychologie, voire avec la métaphysique de l’âme. Le $ 35 des Méditations, censé prévenir cette méprise, accentue au contraire la menace; en montrant que ses analyses peuvent servir en psychologie positive, Husserl insiste bien sur le fait qu’elles perdentainsi leur sens transcendantal, mais il met lui-même l’Ego transcendantal en correspondance avec le moi psychologique, «pôle de mes habitus et de mestraits de caractères » : comment mieux laisser entendre quel’habitus transcendantal prêté par le phénoménologue à la psycho-

logie positive provient au contraire de celle-ci? Commele dira Roman

Ingarden,la « grande nouveauté » de cette théorie provoque « diverses questionset difficultés » : même pour un interlocuteur régulier de Husserl tel qu’Ingarden, ce que l’on identifie aujourd’hui comme un tournant génétique appelé par une évolution interne faisait figure de rupture au

regard des Ideen, qui étaient censées détenir les règles formelles de la

méthode phénoménologique. Avec des accents étonnamment sartriens, Ingarden souligne la transcendance des habitus à l'égard des vécus, en insistant surle fait que les « propriétés habituelles » ne sont pas données de manière adéquateet partagent doncle sort de tout ce qui excède le cogito : « De ce fait, on peut douter de leur existence autant que de celle de tout

transcendant. Sont-elles ou non saisissables de manière plénière, adéquate

et sous tous leurs aspects ? ». Plus encore, Ingarden pose à leur sujet la question même de Sartre face au moi : puisqu'il s’agit de transcendances,

quelest leur mode de constitution ? Des quatre hypothèses examinées par Ingarden pour répondre à cette question, deux serrent la pensée de Husserl au plusjuste; or il est frappant qu’Ingarden y voie, soit une transgression du principe fondamental de la phénoménologie constitutive, soit une

modification considérable de la méthode phénoménologique transcendantale : dansle premier casil faut admettre que le moi n’est pas constitué commele corrélat d’un acte constituant passible d’une description à partir

des vécus; dans le second, il faut admettre que le moi n’est en aucune manière constitué mais fait plutôt l’objet d’une formation, d’une genèse, qui n’a plus rien à voir avecles règles de constitution des transcendances!.

L'Ego des Méditations cartésiennes apparaît donc à Ingarden comme une transcendance non constituée, ou constituée en rupture avec les règles

jusque-là admises par Husserl et consacrées par les Ideen. Nanti des mêmes références,Sartre y voit un franscendant constitué. Cette solution est plus

1. I! s’agit des hypothèses B et C d’Ingarden, qui en réalité n’en font qu’une dès lors que l’on accepte dedistinguer la genèse du moi dela constitution des transcendances en général: sur l’ensemble de ces remarques d’Ingarden voir E. Husserl, Méditations cartésiennes ct

Les Conférences de Paris,op. cit., p. 228-230.

INTRODUCTION

59

simple que celle d’Ingarden, car elle se veut encore plus conforme au

dualismeontologique des Ideen, mais elle s’appuie également sur Lalettre

des 8 31-33 des Méditations, dont elle débusque un élément supplémentaire : Sartre souligne la contradiction qui frappe inévitablement un moi transcendant,instanceà la fois dérivée et principielle. Comme dansles {deen, Husserlinsiste sur le fait que le moi n’estrien sans les vécus auxquelsil s’entrelace il «est ce qu’ilest uniquement en rapport avecles objets intentionnels »; il vit « dans »les vécus de conscience etne se rapporte « à tous les pôles-objets », au monde en général, qu’« àtravers ceuxci », motifpour lequel «il ne saurait exister concrètement» sans Être pris dans

le tissu de sa vie intentionnelle (8 30, 31, 33). Husserl le reconnaît, l'Ego est

une « deuxième espèce de polarisation », parallèle à la constitution de pôles-objets, « une autre espèce de synthèse qui embrasse les multiplicités particulières des cogitationes, qui les embrasse toutes et d une manière spéciale, à savoir comme cogitationes du moi identique qui, actif ou passif, vit dans tousles états vécus de la conscience » et acquiert, par cette vie même, un profil singulier par accumulation d’habitus tissés au fil de

ses expériences, de ses décisions et de ses repentirs, de son affrontement

. personnel avec le monde ($ 31, 32). On ne peut mieux dire que l’Ego est constitué de manière indirecte ou

seconde !, commela synthèse rétrospective de ses actions et de ses affections,

seules à même delui fournir un contenu etdelui forger un style particulier. Pourtant, comme dansles {deen, ce moi est présumé « central », sous-jacent à tousles vécus,existant « pour lui-même avec une évidence continue » ($ 32,

31). D'un point de vuesartrien, cette dernière affirmation — qui n’est même

pas étayée par une description phénoménologique comme dans les?deen -— réitère un geste répandu dans les manuels de psychologie de L époque :

Husserl dote la conscience d’un moi synthétiqueet transcendant issu d’un acte réflexif, produit d’une vue récapitulative jetée par la conscience sur

elle-même et qui lui donne l'illusion que son ipséité, sa capacité à dire

« Je »,estle fait d’une instance égoïque placée dans la double position de l'origine et du résultat, du point-source formel et de la personnalité concrète en laquelle ses expériencesse fondent :

Nous entreprenons ici une description de cet Ego transcendant tel qu’ilse révèle à l'intuition. Nous partons donc de ce fait indéniable:

chaque nouvel état est rattaché directement (ou indirectement par la qualité) à l’Ego commeà son origine. Ce mode de création est bien une

création ex nihilo, en ce sens que l’état n’est pas donné comme ayant

1. Roman Ingarden qualifie les habitus de «réalité seconde » (ibid., p.230); Sartre

définit pour sa part l’Ego commeindirect (TE,p. 43, 87).

60

INTRODUCTION

VINCENT DE COOREBYTER

été auparavant dans le Moi. Même si la haine se donne comme actualisation d’une certaine puissance de rancune ou de haine, elle reste quelque chose de neuf par rapport à la puissance qu’elle actualise. Ainsi l’acte unificateur de la réflexion rattache chaqueétat

nouveau d’une façon très spéciale à la totalité concrète Moi. Elle ne se borne pas à le saisir comme rejoignantcette totalité, commese fondant

à elle : elle intentionne un rapport qui traverse le temps à l’envers et qui donne le Moi commela source de l’état. Il en est de même naturel-

lement pour les actions par rapport au Je. Quant aux qualités, bien qu’elles qualifient le Moi, elles ne se donnent pas comme quelque chose par quoi ilexisterait (...). Mais, au contraire, l’Ego maintient ses

qualités par une véritable création continuée. Cependant, nous ne saisissons pas l’Ego commeétantfinalement une sourcecréatrice pure

en deçà des qualités. Il ne nous paraît pas que nous pourrions trouver

un pôle squelettique si nous ôtions l’une après l’autre toutes les

qualités. Si l’Ego apparaît comme au-delà de chaque qualité ou même

de toutes, c’est qu’il est opaque comme un objet : il nous faudrait procéder à un dépouillementinfini pourôtertoutes ses puissances. Et,

au terme de ce dépouillement,il ne resterait plus rien, l’Ego se serait

évanoui. (TE, p. 60-61)

Ce passage ne vise pas seulement Husserl, mais on discerne les références implicites à son œuvre. Nous avons vu que dans les /deen, le moi, quoique placé au foyer de tous les vécus comme leur origine transversale ($ 57 et 122), ne possède aucune consistance propre, aucun contenu permettant de le décrire indépendamment des actes danslesquels il

se comporteet par lesquelsil se rapporte au monde ($ 80) : tout se présente commesi le créateur n’était rien sans ses créatures. Dès la première édition

des Rechercheslogiques, le moi pur — alors reproché à Natorp — était déjà

61

le vécu, survient d’abord et s’inscrit dans l’unité de la conscience, qui le projette ensuite sur le moi et le dote ainsi d’états et d’actions qu’il ne

«trouverait» nulle part si la conscience ne lui en conférait rétrospectivementla paternité. L’empirique se fait ainsi transcendantal, ce que Sartre

traduit en ces termes :

.… l’Ego est un objet appréhendé mais aussi constitué par la conscience réflexive. C’est un foyer virtuel d’unité, et la conscience le constitue en sens inverse de celui que suit la production réelle : ce qui est premier réellement, ce sont les consciences, à travers lesquelles se

constituent les états, puis, à travers ceux-ci, l’Ego. Mais, comme l'ordre est renversé par une conscience qui s’emprisonne dans le Mondepourse fuir, les consciences sont données comme émanant des

états et les états comme produits par l’Ego. (TE, p. 63)

Untel Ego ne peutêtre pur : non seulement tout son contenu est issu

des Erlebnisse, mais en outre il est constitué par la conscience et non par

soi. Pourtant, sa prétention à la pureté, à jouer un rôle de point-source formel, est inhérente à son essence. Comme le moi pur de Natorp ou des

Ideen, Y Ego psychique se définit comme origine des vécus, quel’on charge inévitablement de déterminations empiriques — les états, les actions et les qualités, mais aussi les habitus husserliens — puisqu'il est censé être leur

auteur et qu’il y trouve ses composantes. C’est pourquoi les Méditations

cartésiennes dotent le pôle identique des consciences, l’Ego abstrait du $ 31, d’habitus et d’une vie intentionnelle concrète ($ 32-33), tandis que Husserl ne peut manquer de reconnaître le caractère hybride de cet Ego qui figure une instance créatrice aussi bien qu’une conséquence, un transcendantal formel qu’une personnalité empirique:

frappé de cette tension interne, y compris sous sa version naturaliste, celle de la psychologie, qui en fait.…

Il faut remarquer cependant que ce moi central n’est pas un pôle d'identité vide (pas plus que n’importe quel objet); avec tout acte

.…. l’unité continue, objective qui, dans l’unité de la conscience, se constitue intentionnellement commeétant le sujet personnel de nos

lois de la « genèse transcendantale »,- acquiertune propriété permanente nouvelle. Si je me décide, par exemple, pour la première fois, dans un acte de jugement, pour l’existence d’un être et pour telle ou telle autre détermination de cet être, cet acte passe, mais je suis et je reste désormais un moi qui s’est décidé de telle ou de telle manière. « J'ai une conviction correspondante »!.

vécus : comme étant le moi qui trouve en elle ses « états psychiques », qui accomplit l'intention, la perception, le jugement correspondants. Quand un vécu detelleet telle intentions est présent, le moi a eo ipso

cette intention !.

qu’il effectueet qui a un sens objectif nouveau, le moi — en vertu des

L’intention et l’acte sont attribués au moi, mais le moi «se constitue intentionnellement comme étant le sujet personnel de nos vécus »: l’acte,

1. Ve Recherchelogique, $ 12 b.

1. Méditations cartésiennes, $ 32.

62

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

LE FIL ROUGE DE L’ANALYSE CONSTITUANTE:

paradoxale : Sartre part de la spontanéité irréflexive de la conscience pour montrer que la constitution de l’Ego bute forcément sur des apories, la conscience cherchant son unité dans un pôle second et transcendant qui ambitionne, commeunité du vécu, d’être premieret intime. Sartre procède ici en phénoménologue, étudiant les modes d’apparition du moi pourfixer le procès intentionnel qui norme son type propre d’évidence et explique son irréductible réalité (sa transcendance précisément) autant que sa définitive instabilité (comme source rétrospectivement supposée à l’origine des vécus, commeintériorité étudiée en extériorité, comme mixte

LES ANTINOMIES DE L’'EGO

Nous avons longuementcité Sartre et Husserl pour faire ressortir le fil

conducteur de la seconde section de la Transcendance à savoir le caractère

antinomique de l’Ego, qui a souvent échappé aux commentateurs dans la

mesure où Sartre suit un plan déroutant une fois achevée la description des

états, des actions et des qualités. On discerne pourtant trois étapes cor-

respondant à trois antinomies, dont deux déjà survoléesici! : la définition de l’Ego comme unité indirecte de nos consciences réfléchies ouvre ce qu’onpeut appelerl’antinomie générale de l’Ego, qui balanceentre idéalité

et réalité en tant que polarisation noématique d’un transcendant dont l'existence est hors de doute (TE, p.54-60); la prétention de l’Ego

empirique à constituer l'instance créatrice des vécus provoque une première antinomie qui le fait osciller entre activité et passivité, origine et résultat (TE,p. 60-65); la nature du Moi conduit à le chercher dans l’intériorité du vécu où du sujet alors qu’il ne peut s'approcher concrètement que de l'extérieur, par le biais desétats, des actions et des qualités, ce qui engendre une seconde antinomie (TE, p. 65-70) que nous n’examinerons pas ici car le mouvement d’ensemble importe plus que son détail. L’expression même d’« antinomies » n’est pas utilisée par Sartre, qui lui préfère celle de synthèsesirrationnelles (TE, p. 65). Ce terme employé par Kant pour désigner les contradictions de la raison pure s’impose

pourtant, car les tensions dont est frappée l’appréhension de l’Ego sont irréductibles.Il ne s’agit pas de simples difficultés passagères ou accidentelles, imputables à tel ou tel auteur, mais d’affirmations nécessairement

conjointeset contradictoires,inscrites dansl’essenceet le mode de constitution du moi. Sartre dévoile les antinomies dont s’encombre toute tenta-

tive de rendreraison de l’Ego: qu’elle soit savante ou populaire, spontanée comme la prose de Monsieur Jourdain, la psychologie verse dans une illusion transcendantale car fondée sur la structure même de son projet.

Commesontitre l’indique — « Constitution de l’Ego » à traverslesétats,

les actionsetles qualités, qui sont eux-mêmes enracinés dans le vécu —, la seconde partie de la Transcendance déploie une phénoménologie 1. La nature antinomique de l’Ego a été mise en évidence par François Rouger dans Le Monde et le Moi. Ontologie et système chez le premier Sartre, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986, p. 47-73. Jean-Marc Mouillie étudie également cette dimension du texte sartrien dans Sartre. Conscience, ego et psychè, Paris, Presses Universitaires de France,

2000, p. 51-60. Nous y avons consacré pour notre part un long développement dans Sartre

Jace à la phénoménologie, p. 466-524.

63

d’inertie et de spontanéité,etc.).

À cetitre, La Transcendance de l’Ego forme le premier élément d’une

série dont la pièce centrale reste inaccessible. Avec son article sur le moi,

Sartre entame une critique de la raison psychologique qui sera reprise et

développée dans L’Être et le Néant, au chapitre sur la réflexion en particulier, mais qui formait surtout le cœur de La Psyché, étude de la

psychologie d’un point de vue phénoménologique qui devait montrer, en

s’appuyant sur Husserl, comment la subjectivité en vient à se voir et à se vivre sous la forme altérée du psychique, univers de transcendances dont l’Ego assure l’unification. La Transcendance de l’Ego, dont Sartre n’a

corrigé les épreuves d’imprimerie qu’en septembre 1937, porte d’ailleurs l’annonce de ce projet entamé fin 1937 (Sartre en a rédigé 400 pages, qui n’ont jamais été retrouvées). Lanote « d », anticipant sur la seconde antino-

mie (intériorité/extériorité), souligne que le psychique se constitue par la

réflexion mais peut néanmoins être atteint à travers des comportements, qu’ils soient réfléchis par leur auteur ou saisis par un observateur

comme dans l’éthologie ou le behaviorisme. La Psyché devait ainsi établir . «l'identité foncière de foutes les méthodes psychologiques »: dans l’un et l’autre cas, se substitue au vécu un regard sur le vécu, vecteur d’extériorité contradictoire dela tentative de saisir le moi comme intériorité (TE, p. 54).

La conclusion de La Psyché aurait donc été identique à la principaleleçon qui se dégage de la Transcendance : isolant la conscience, Sartre la sépare du moi et du psychique ; il disjoint ce que la tradition occidentale, avec

Descartes comme avec Freud, tient le plus souvent pour solidaire, il

montre que le registre du vécu, irréflexif et immanent, diffère profondément du registre transcendant de l’Ego et du psychique.

La neutralité morale d’un titre tel que La Psyché est conforme au

caractère kantien de l’entreprise: le point de vue est d’ordre transcendantal et non éthique. Ce trait est encore accentué dans le titre que Sartre envisageait de donner à son livre peu avant de l’entamer, à savoir La

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VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

Connaissance de Soi!, formule qui annonce en outre la conférence de 1947

CONCLUSION SUR LA DOCTRINE: LA « CONSCIENCE NUE »

la métamorphose du cogito en psychique qui intéresse Sartre, entendue comme méprise de soi sur soi, passage de l’immanence à la transcendance,

Donner les raisons d’un auteur ne signifie pas lui donner raison. Le caractère antinomique de la psychologie et de la phénoménologie du

niveau plus général, qui ne vise pas seulement la psychologie, toute sa conférence se laisse résumer dans la thèse selon laquelle « conscience et connaissance sont deux phénomènes radicalement distincts »?. Il reste que la dimension morale de La Transcendance de l’Ego, souvent exagérée par

la psychologie s’appuie sur une réflexion impure qui prétend se nourrir du vécu mais qui outrepasse systématiquement ce qu’il est possible d’en dire

reprise icimême, « Conscience de soi et connaissance de soi ». C’est bien

de la pureté de la conscience au prisme déformant de la connaissance : à un

les interprètes, est incontestable : c’est aussi pour rendre compte de cette dualité de plans que nous avons abondamment cité Sartre au point précédent, la sèche reconstitution du raisonnement psychologique laissant apparaître, par éclairs, l’accusation et l’explication éthiques, la tentation de

la conscience de se reconnaître dans un moi quasi objectal qui lui dissimulerait sa liberté. ° Cette double teneur du propos * explique l’effacement relatif de Husserl dans la seconde partie de la Transcendance. Outre qu’il entend viser l’ensemble de la pensée psychologique et non la seule doctrine phénoménologique du moi, Sartre ne peut reprocher au moi husserlien de masquerla liberté de la conscience puisqu'il la porte au contraire au plus haut, ce dontle $ 122 des Ideen témoigne avec éclat. À l’inverse, Bergson est explicitement pris à partie à deux reprises (p. 63 et 67), notamment sur le thème dela liberté. Pour Sartre, le moi profond bergsonien, ou la durée

en général,loin de garantir la spontanéité de la conscience, la pervertit en la soumettant à la dynamique quasi naturaliste d’une instance construite de manière réflexive et rétrospective et qui capitalise, par définition, tout un

passé supposé générateur alors qu’aux yeux de Sartre il ne peut que priverla conscience de son pouvoir d’auto-création ex nihilo. On pourrait ainsi montrer, comme nous l’esquissons en notes, que Bergson constitue l’une des cibles sinon des sources centrales de la Transcendance, encore impli-

citement visée dans la Conclusion de l’article: comme annoncé, nous

ouvrons ici des pistes sélectives, parfois simplement ébauchées, qui

doivent engagerle lecteur à multiplier les angles d’approche de ce texte hautement crypté que demeure La Transcendance de l’Ego.

1. Lettres au Castor et à quelques autres, t. L p. 167. 2. Voir infra, p. 148. 3. On la retrouve également dans d’autres textes qui s’inscrivent dansla série d’études

sartriennes sur la connaissance de soi, avec une plus grande portée éthique dans les Cahiers pour une morale etune exacerbation de la technicité phénoménologique dans les pages de L'Idiot de lafamille consacrées à ce thème, qui renouent avec La Transcendance de l'Ego.

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moiest démontrable. On peutpar ailleurs suivre Sartre lorsqu'il établit que

en toute rigueur, dans le respect des bornes étroites de la certitude du cogito. Sartre a beau jeu de montrer, par exemple, que la psychologie des états restéra toujours hypothétique, de l’ordre du probable et non de Pévidence adéquate, parce que le simple fait de nommer «haine » ou «amour » un ensemble déterminé de réactions et d’attitudes saisies sur le vif constitue une interprétation qui outrepassece que livre chaque moment

de conscience considéré dans sa pureté, dans l’effectivité nue de son expé-

rience. Un mouvement de colère ne se donne pas, en soi, comme dela haine mais seulement comme dela colère,la haine n’étantrien d’autre que le sens

attribué à meséclats et rétrospectivement considéré commeleur cause, leur

origine, alors qu’il est induit par mes accès de fureur (TE, p. 45-48). Cette description, qui discerne dans la psychologie des états une réédition de la

première antinomie de l’Ego,ne pose pas problème en tant que telle, mais le critère qui la sous-tend est d’une netteté extrême et entraîne des conséquencesintenables. Selon La Transcendance de l’Ego, la réflexion n’est pure que

lorsqu'elle « s’entient au donné sans élever de prétentions vers l’avenir »,

c’est-à-dire lorsque, se voulant « simplement descriptive » et limitée aux «évidences adéquates», elle rend « son instantanéité» à la conscience, aux vécus (TE, p. 48). Quant au passé,il fait égalementl’objet d’une suspicion à laquelle seul le cogito immédiat peut échapper, le pouvoir du Malin Génie allant jusqu’à frapper de doute les souvenirs relatifs à ce qui s’est passé «il y a dix ans ou il y a une seconde » (TE, p. 59). Cet instantanéismen’est pas une simple recommandation méthodologique : la Conclusion del’essai sur l’ Ego montre queSartrelui confère aussi, à l’époque, un sens ontologique, la liberté de la conscience étant celle d’une instance

perpétuellement auto-créatrice, indemne de tout passé : « chaque instant de notre vie consciente nous révèle une création ex nihilo » (TE, p.79). Si

cette théorie dela liberté mérite d’être défendue, comme nous le suggérons dansl’appareil de notes, la méthode de réflexion pure qui dicte la seconde

partie de la Transcendance dévoile rapidement ses failles. Elle fragilise d’abord la manière dont Sartre, s’inspirant de l’intentionnalité longitu-

dinale de Zeitbewusstsein, rappelle que la conscience husserlienne n’a aucun besoin d’un Je pour assurer son unité dans le temps, n’étant rien

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

d’autre qu’un jeu perpétuel de renvois entre les Erlebnisse présentes et passées (TE,p. 22): selon toute apparence,Sartre devrait classer cette thèse dansla réflexion impure. Elle conduit ensuite à un traitement paradoxal de la notion d’acte, qui sera corrigé dans L Être et le Néant. Parce que l’action

plonge au cœur de la dynamique ek-statique des vécus en s’appuyant sur nos « exigences » et nos « pressentissements»,surle fait que nous savions toujours déjà que la conscience se tend vers les phénomènes plutôt que de

66

67

description conforme à son caractère de structure immanente de la continuité des vécus (TE,p. 52)!. De manière générale, la bipartition sans nuanceet sans tiers terme, dans la seconde partie de la Transcendance,

les recomposer après les avoir dissous dans une alchimie interne. Pour prendre un dernier exemple, L’Imagination se fonde tout entière sur la façon dont une conscience préréflexive vit ses actes imageantset « sait », de manière non thétique, qu’elle vise des objets à travers les images et non les images mentales elles-mêmes,traitées par la tradition comme des contenus de conscience austatut hybride, calqué sur celui de la sensation. Sartre ne suspend pas toute la phénoménologie à la réflexion pure : il fait plutôt converger plusieurs thèses et plusieurs méthodes pour obtenir un même

toute analyse débordant ce cadre, pourrait faire basculer un domaine

àune phénoménologie qui respecte le mode de donation spécifique de ses

est une descatégories de la psychologie, et qu’«elle demande du temps

pour s’accomplir », échappant ainsi à l’instantanéisme supposé des évi-

dences adéquates,Sartre la range en 1934 parmi les synthèses psychiques

transcendantes, dansle registre de l’impur, alors même qu’il en donne une

entre la réflexion pure et la réflexion impure, entre le cogito instantané et considérable du côté de l’impur c’est-à-dire du transcendant et de

l’inadéquat, en ce compris les habitus des Méditations cartésiennes et, si

l’on répétait le sort réservé à l’action,toute forme de vie intentionnelle qui outrepasserait, par sa structure et son jeu de renvois, la zone étroite de l’Erlebnis immédiate. Sartre, en 1934, ne mesurait pas toutes les conséquences dece clivage abrupt entre réflexion pure et impure : lorsqu'il en saisira l’ampleur,il retravaillera cette opposition pour dépasserle cogito insulaire et permettre à la réflexion de s’étendre aux trois dimensions temporelles, L'Être et le Néantl’abordant en fonction d’un temps ek-statique et non comme son

résultat, la restauration de l’autonomie de la conscience irréfléchie et l’accès

vécus. À ce titre, le basculement de toute la psychologie du moi vers le

domaine de l’impur était délibéré, et constituait sans doute le motif du clivage entre les deux types de réflexion — on en trouve un indice dans un des passages les plus décisifs de la Transcendance, un des plus trompeurs

aussi :

Nous croyons volontiers pour notre part à l’existence d’une conscience constituante. Nous suivons Husserl dans chacune des admirables descriptions où il montre la conscience transcendantale constituant le monde en s’emprisonnant dans la conscience empirique ; nous sommes persuadé comme lui que notre moi psychique et

correctif instantanéiste. Il pressentait néanmoins certaines difficultés

psycho-physique est un objet transcendant qui doit tomber sous le

La Transcendance de l’Ego,il la distingue de la réflexion phénoménologique (TE, p.48), et n’emploie jamais l’exemple des actions pour

piste: la mise en jeu d’une «conscience constituante», ou d’une

inhérentes au rigorisme de sa définition de la réflexion pure puisque, dès

illustrer les antinomies psychiques, comme s’il doutait de leur claire appartenance au domaine du transcendant (même si celui-ci n’est pas domaine dufaux, seulement de l’inadéquat). Maisil faut surtout observer qu’il ne présente pas la réflexion pure comme le seul mode d’accès

rigoureux au vécu. Les pages consacréesà illustrer l’absence de Je au plan

irréfléchi usent d’une méthodeirréflexive, d’une sorte d’insertion dans des souvenirs dépliés de l’intérieur (TE, p. 30-32). La réponse aux théoriciens de l’amour-propreest plus proche d’une phénoménologie de nos entours que d’un recours au cogito (TE, p. 39-42). « L’'intentionnalité » nous 1. L'Être etle Néant maintientla catégorie des actes dansle registre du psychique, de l'impur, mais ne vise plus que la série d’actes qu’un individu s’impose de façon délibérée pour donner vie à un de ses possibles, à la manière de l’entraînement du boxeur où de la campagneélectorale du politicien (p.210 [198T).

coup de l’Éroyr. (TE, p. 18)

Ces quelques lignes ont d’abord engagé les critiques sur une fausse

conscience transcendantale « constituant le monde », est une des sources de

l'interprétation idéaliste qui a longtemps été donnée de la phénoménologie

sartrienne. Le détail de ce passage, une fois replacé dans le contexte étudié

ici, montre pourtant qu’une autre lecture s’impose, plus conforme au réalisme intransigeant de « L’intentionnalité ». La conscience transcendantale est constituante de la conscience empirique, d’un moi psychophysique étroitement entrelacé au «monde» de l’attitude naturelle, objectiviste et causaliste; les «admirables descriptions » auxquelles se

réfère Sartre ne désignent pas le versant idéaliste de la phénoménologie,

mais l’opposition introduite par Husserl entre une conscience transcen-

dantale pure, abstraite de la figure de l’humanité, et la constitution d’une

«âme» ou d’un «moi» psycho-physique, d’un être constitué par la réflexion impure, appartenant au monde spatio-temporel des sciences du transcendant et tombant sousle coup dela réduction phénoménologique.

68

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

En termessartriens, la mise entre parenthèses de l’univers de la réflexion

bien ce moi et, à travers lui, le monde de l’attitude naturelle qui se voient

que sa purification » (TE, p. 74). L'expression même de champ transcendantal, qui a tant frappé Deleuze

informer les phénomènes, thèse battue en brèche par « L’intentionnalité »,

impure permet «la libération du Champ transcendantal en même temps

par sa dépersonnalisation, sa portée désindividualisante !, n’apparaît pas

dans les ouvrages de Husserl lus par Sartre : ce dernier semble en être

l'inventeur. Il reste que Sartre, dans « L’intentionnalité » et La Transcendance de l’Ego, radicalise une fois de plus une figure husserlienne.

Dès les Recherches logiques, la phénoménologie isole le flux des vécus

et le soumet à une description immanente qui fait abstraction de toutes les données ou certitudes de nature physique ou psychique : elle n’a

affaire qu'aux « “phénomènes purs” »de la « “conscience pure” »2. Dans

Zeitbewusstsein, Sartre découvre la conscience absolue, «sous-jacente à toute constitution », qui s’apparaît à elle-même «en personne » et en qui

toute aperception temporelle « se résout », de sorte que cette « conscience

originaire » est autonome par sa capacité à délivrer une « appréhension

originaire », Les Ideen accentuent l’apparente autosuffisance de cette notion en opposantla région de la conscience absolue, domaine du certain issu des réductions qui scandent l’ouvrage, à l’ensemble de l’univers des

transcendances, « la conscience considérée dans sa “pureté” [devant] être tenue pour un système d’être fermé sur soi » auquel il n’est nécessaire d’adjoindre ni une âme, ni un corps, ni un moi psychique. Une conscience

«non personnelle » étant parfaitement concevable selon Husserl lui-même,

les Ideen autorisent Sartre à conclure que la conscience, unefois purifiée du Je, «n’a plus rien d’un sujet »car elle constitue « tout simplement une condition première et une source absolue d’existence »4. Les Méditations carté-

siennes conservent cette région au point de départ de la phénoménologie, louverture de l’ego transcendantal à la dimension proprement humaineet temporelle des habitus étant vue par Sartre, non comme un nécessaire

dépassement du caractère transitoire et abstrait de la conscience pure, mais comme un basculement subreptice vers le moi psychique. Ce sont donc

1. Même si, pour Deleuze, le fait de retenir la notion de conscience empêche la dépersonnalisation sartrienne d’aller à son terme : cf. G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 120-121 et 124-125.

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constitués par la conscience transcendantale. Celle-ci n’a aucune capacité à mais elle peut les déformer en les soumettant à une vision scientiste ou naturaliste, ce dont participe la constitution d’une conscience « “dans le

monde” », dotée d’un « “moi” psychique etpsycho-physique » (TE,p. 18). L’Imagination entérine cette interprétation en reprenant l’idée

husserlienne d'emprisonnement de la conscience transcendantale dans le monde de l’attitude naturelle! tandis que La Transcendance de l’Ego en dévoile la portée pratique : la conscience s’englue dans l’Ego psychique et dans son entrelacs derelations causales, mondaines, pour fuir son angoissante spontanéité. Réciproquement, « L’intentionnalité » et La Transcendance de l'Ego établissent le principe que L’Imagination commencera à appliquer : une phénoménologie est possible qui se passe d’un moi trans-

cendantal et de mécanismes constituants, qui se fonde sur une conscience ek-statique, une succession de vécus dont l’intentionnalité garantit à elle

seule un rapport complet au monde et à autrui, l'immersion dans un

universriche de lignes de force et d’aspérités, celui de la réplique à La

Rochefoucauld ou de la phénoménologie de l’image — intentionnelle,

immédiate et préréflexive — qui donnesa force defrappe critique à L’Imagination. Pour Sartre comme pour Husserl, mais en un sens radicalisé, « le Je n’apparaît qu’au niveau de l’humanité » (TE, p. 19), alors que le champ transcendantal échappe à ce caractère en formant une «conscience nue sans point de vue en face d’un monde nu »2, une conscience formelle, dépersonnalisée, et systématiquement opposée au concept d’« homme »: ce clivage est une des constantes des Carnets de la drôle de guerre*, qui ont confirmé à

titre posthumela thèse de « L’intentionnalité » et de la Transcendance. C’est

seulement au niveau de « l’homme » que la mort me hante, que des rêves de gloire compensent mon délaissement, ou que mon passé me poursuit parce qu’il définit mon Moi : ma conscience transcendantale ne redoute pas la mort car elle ne se vit pas comme mondaine, elle ne connaît ni délaissement ni grandeur compensatoire mais seulement un orgueil

métaphysique, et elle voit chaque instant de sa vie se détacher d’elle

2. Recherches logiques, Appendiceà la VIe Recherche, $ 5.

3. Nouscitonsici des passages soulignés de la main de Sartre dans son exemplaire des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, 835 et 39 et Suppléments VIet IX. 4. La Transcendance de l’Ego,p. 87 Idées directrices pour une phénoménologie, 8 49 et 54. Voir aussiles $ 31, 53, 60, 64 et 76 des Ideen. 5. Méditations cartésiennes, $ 11, 14-16, 43-45.

1. L'Imagination, p. 139-140. 2. Carnets de la drôle de guerre, p. 118. 3. Ou,plus exactement, du premier d’entre eux, les Carnets suivants revenant sur cette figure pour la déconstruire : cf., quant au premier temps, Carnets de la drôle de guerre, p.21,

118, 123, 125-126, 138-139.

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VINCENT DE COOREBYTER

«comme unefeuille morte »car le passé appartient au Moi, non au plan

transcendantal !. Sartre est donc entré en phénoménologie en théorisant une figure insolite par sa simplicité : une conscience réduite à son vécu instantané et

ek-statique, à sa flexion intentionnelle comme pure conscience de quelque

chose, dépourvue d’habitus, de jeu noético-noématique, d’intentions signitives, de projets…., de tout ce que Sartre range d’abord du côté de «l’homme » psycho-physique et social ou dont il dénonce l’intellectua-

lisme,l’intériorité et les effets subjectivistes. Avec « L’intentionnalité», qui contourne l’idéalisme husserlien faute de pouvoir le déconstruire, Sartre invente une phénoménologie paradoxale il se donne le transcendant

au lieu de le suspendre ou de le constituer,il évide la conscience transcendantale au lieu d’en étudier les complexités ou la teneur ontologique. Ce qui est apparu comme un appauvrissement involontaire de Husserl, une

«bouffonnerie » dira Granel?, représente en fait un geste délibéré, une

abstraction destinée à garantir le retour au concret. Là où Husserl dissout la pâte des phénomènes au profit d’une hylé non intentionnelle, d’une noèse quasi mentale et d’un noèmeirréel® dont la combinatoire doit reconstituer le monde, l’article sur l’intentionnalité tient que seule une

conscience vide,« claire comme un grand vent», peut s’ouvrir sansfiltre à un univers abrupt ou enchanté, horrifiant ou plein de grâce, celui de la

contingenceet du sens, ou encore celui des passions dont Sartre propose, contre l’intellectualisme husserlien mais aussi contre Proust, une vision objectiviste dontil se détachera mais qui lui paraît le seul moyen d'éviter le

primat du subjectif et de l’intériorité. Le lyrisme de ce court texte, qui contraste avec l’implacable critique à laquelle Sartre soumet Husserl dès

l’Introduction de L'Être et le Néant où il l’accuse d’avoir méconnu le caractère essentiel de l’intentionnalité“, n’a pas d’autre source.

La conférence de 1947, « Conscience de soi et connaissance de soi », confirme à sa manière la fidélité de Sartre au point de départ de sa phénoménologie. En un premier temps,le lecteur sera sans doute frappé par l'évidence inverse, par le changement de style et l'ouverture de compas,

héritage de L'Être et le Néant accentué par la rencontre avec Hegel. La

méthodese fait dialectique autant que phénoménologique; la conscience

n’est plus simple réceptivité ek-statique de phénomènes offerts dans le 1. Carnets de la drôle de guerre, p. 117-118, 123, 126.

2. G. Granel, Traditionis traditio, Paris, Gallimard, 1972, p. 20.

3. Tels que Sartreleslit chez Husserl, non sans appuis textuels comme nous avons tenté

de l’établir dans Sartreface à la phénoménologie, p. 50-70.

4. L'Être et le Néant, p. 28.

INTRODUCTION

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tissu de l’être-au-monde; le savoir a une histoire, la vérité est devenue; la conscience, transformée en pour-soi, est manque, porte des possibles,

révèle le phénomèned’être, s’affronte au fantasme ontologique de l’en-soi-

pour-soi.…. : le champ transcendantal purifié de La Transcendance de l'Ego, qui domine encore le premier Carnet de la drôle de guerre, s’est complexifié, a pris de l’ampleur et de l’épaisseur, ne selaisse plus réduire à

sa dimensionintentionnelle et irréflexive. On notera pourtant, et d’abord,

qu’il conserve cette double structure, dont la portée se radicalise. La

conscience n’a toujours ni rôle constituant ni vie intérieure, mais sa

légèreté originelle s’est accentuée; elle n’est plus seulement claire comme le vent mais fissurée de manière interne, taraudée de néant, vouée à se

tendre, par delà le monde,vers un mirage ontologiqueà la fois inaccessible et moteur, l’en-soi-pour-soi, impossible synthèse dont l’appréhension

toujours manquéerelance incessammentle pour-soi à la recherche d’un en-

soi qui, par suture,le doterait d’un Soi: la conscience est condamnée, plus que jamais, à chercher sa personnalisation hors d’elle-même. On notera aussi, et surtout, que la conférence de 1947 fait encore l’impasse sur la

dimensionla plus résolumentsacrifiée par le jeune Sartre : celle du social et du passé, des habitus et de l’histoire, des ancrages et des soutènements de

la vie intentionnelle de la conscience. Sartre l’a reconnu, c’est avant toutle passé qu’il voulait réduire, au sens phénoménologique du terme, pour s’assurer de renaître à neuf,libre et créateur, à chaque moment de la durée; ce mobile est à la source de La Transcendance de l’Ego, quilui a permis de mettre « tout bonnement le Moi à la porte de la conscience, comme un visiteur indiscret »! — de laisser, à l’instar de Genet, « rouler son Ego en

dehors de lui »2. Malgré la découverte de l’historicité, qui donne une tona-

lité inédite aux derniers Carnets de la drôle de guerre, Sartre se refuse toujours, dansles années quarante, à mettre le passé sur le même pied que le

futur : « Consciencede soi et connaissance de soi » confirmele soucioriginel d’évider le sujet, dele disperser aux confins du mondeet de ses visées, et la

réticence tout aussioriginelleà le charger d’héritages qui pourraient amoindrir

sa liberté. Dès 1940 Sartre a implicitementavalisé le tournant génétique de la phénoménologie husserlienne, reconnaissantle caractère abstrait de sa propre «conscience nue », mais cette mutation ne produira ses effets que de manière lente et progressive: il était hors de question pour Sartre d’offrir au pour-soi

une consistance susceptible de reconduire aux schèmes instables, mi-

déterministes mi-spiritualistes, de la psychologie, de la sociologie et de

l'anthropologie. C’est pourquoi la mutation n’affectera pas seulement la 1. Carnets dela drôle de guerre, p. 576. 2. Saint Genet, comédien et martyr, p.371.

VINCENT DE COOREBYTER

INTRODUCTION

doctrine mais aussi la méthode : Sartre subvertira l’horizon phénoménologique parune Critique de la Raison dialectique.

l’immanence à la transcendance en déployant uneintention qui n’est pas pleinement remplie, en cherchant une évidence inadéquate par delà l’évi-

CONCLUSION SUR LA MÉTHODE: LA PHÉNOMÉNOLOGIE AU RISQUEDE L’EFFECTIVITÉ

théorie de la connaissance, une « opposition fondamentale » entre évidence

La doctrine qui sous-tend le choix méthodologique de la seconde partie de La Transcendance de l’Ego ne suffit pas à l'expliquer. Cette option

éidétique « des “phénomènes purs”, ceux de la “conscience pure” d’un “moi pur” », registre antinaturaliste des Erlebnisse!. Il esquisse en outre un

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73

dence adéquate, en passant du vécu à son interprétation. Husserl développe

ainsi, avec autant de majesté que dansles Ideen mais sur le seul terrain de la

la S’enracine aussi dansla lecture sartrienne de Husserl, et notammentdans

manière dont Sartre s’empare du clivage ontologique entre immanence et

transcendance, sphère des évidences adéquates et sphère de l’inadéquat, pour exacerber la dimension restrictive du « principe des principes » des Ideen. Mais ces dernières ne sont pas seules en jeu : pour nousen tenir à cet exemple, l’Appendice à la VI° Recherche logique ouvrait la voie aux thèmes conjointsde la réflexion pureetde la conscience pure.

adéquate et évidence inadéquate qui redouble le clivage entre phénoméno-

logie et psychologie: il réserve à la phénoménologie « pure » l'étude

accès à la phénoménologie à partir de la psychologie, un retour aux vécus saisis « dans leur ipséité pure » à partir des aperceptions transcendanteset naturalistes du « moi-homme psychophysique »: il y faut «une certaine

Brentano, Husserl montre que les états psychiques, ou le moi en général, sont appréhendés dans l’attitude naturelle comme des transcendances qui

abstraction » qui annoncela séparation radicale, chez Sartre, entre le champ psychologiqueet le champ transcendantal, soit la conquête du second par purification du premier?. Au regard de cet ensemble de thèses qui sera amplifié dans les Ideen, l’inflexion apportée par Sartre est aussi locale que décisive: elle réside dans l’ajout d’uncritère temporel, l’instantanéisme du cogito cartésien dans son acception classique, qui durcit la méthode de réflexion pure et rejette

opposel'intuition adéquate, strictement immanente, à l'intuition inadéquate, en usant des critères retenus par La Transcendance de l’Ego pour

n’est pas étranger à la phénoménologie : Husserl réduit l’aire des évidences « “proprement adéquates”» à un « noyau », à «la présence vivante du moi à lui-même,telle que l’exprimele sens grammatical de la proposition : Ego

Ce texte énonce d’abord la thèse sartrienne sur le psychique. Contre

débordentla pureté du vécu,cette dernière ne pouvant être retrouvée qu’à la faveur d’une approche phénoménologique'. En outre et surtout, Husserl

distinguer entre réflexion pure et impure: « il n'y a d’indubitable et

d’évidente que la perception de nos propres vécus réels », étant entendu que nousles respectons « dans la mesure où nous les accueillons dans leur pureté aulieu deles transcender »à l’aide d’intentions qui visent, par delà l'« effectivement donné », un sens potentiellement trompeur, qui ouvre

«la possibilité de l’illusion » — non plus ce mal qui me taraude, « donné plus lui-même », mais l'attribution de ce mal à une dent déterminée; non

n une sensation de bien-être ou de mal-être, mais la supposée perceptio la r, frissonne “me”fait qui bonheur le de « mes phénomènes psychiques, peine dans mon cœur, etc.». L'opposition est sartrienne, qui distingue deux formes de visée selon «qu’elle s’en tienne fidèlement et adéquale tement au cadre de ce qui est donné immédiatement, ou bien qu’elle

dépasse en anticipant pour ainsi dire sur la perception future ». La saisie

d’unétat psychique devient donc analogue à l’appréhension de toute autre

ou l’attritranscendance, quece soit une maison envisagée comme totalité

bution d’une sensation sonore à un orgue de barbarie : nous passons de 1. Recherches logiques, Appendiceà la VI< Recherche, $ 4.

conjointement un univers immense dansl’impur. Cecritère en tant que tel

cogito », noyau au-delà duquel «ne s’étend qu’un horizon indéterminé,

d’une généralité vague, horizon de ce qui, en réalité, n’est pas objet immédiat d'expériences, mais seulement objet de pensée qui, nécessairement, l’accompagne ». Sartre est donc autorisé à conclure que cette vision stricte de l’évidence adéquate fonde la rigueur du cogito : «la réflexion est donnée par Descartes et par Husserl comme un type d’intuition privilégiée parce qu’ellesaisit la conscience dans un acte d’immanence présente et instantanée »