Hegel et la pensée moderne : Séminaire sur Hegel dirigé par Jean Hyppolite au Collège de France (1967-1968)
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Epiméthée

Collection

——————

Essais philosophiques

dirigée

par

Jean

Hyppolite

ee

HEGEL ET

LA

PENSEE

MODERNE:

Séminaire sur Hegel dirigé par fean Hyppolite au Collége de France

TEXTES

PUBLIES

SOUS

JACQUES

LA

(1967-1968) DIRECTION

D’HONDT

DE

e

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS 1970

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Dépét

légal.



17 édition

: 4° trimestre

1970

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays

© 1970, Presses Universitaires de France

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AVERTISSEMENT Ax cours de Pannte 1967, Jean Hyppolite onvrit au Collége de France

wn Séminaire Hegel. Véritable ouverture : en toute liberté, les chercheurs

pouvaient y présenter leurs travaux sur Hegel, ou préciser leurs propres doctrines en les confrontant a l’hégélianisme.

Ce wétait pas la souci d’antiquaire, Jean Hyppolite désirait encourager

Ja penste moderne, ef a tous risques, et méme, s'il Pekt fallu, en exposant Hegel au risque de se perdre. Il y avait quelque chose d’exaltant dans une telle entreprise, congue et conduite par un tel maitre.

Le début de ces recherches, Jean Hyppolite ne voulait pas en réserver

Je binkfice au seul public du Collage de France, remarquablement nombreux, gui les avait snivies. Il prévoyait la publication des communications faites

au Séminaire. Les voici réunies, presque toutes, dans ce recueil, grdce aux efforts de ses amis les plus chers : ils ont tenn a réaliser l'un des derniers

brojets du philosophe trop t6t disparu. Mais cette disparition change la signification du livre : il Soffre maintenant comme un hommage posthume ad celui qui aurait vouluy voir une premitre tentative, un commencement.

Une lacune inquittera les lecteurs, un signe : Pabsence des trois confé-

rences de Jean Hyppolite lui-méme,

wont pu dtre retromvées.

sur le Savoir absolu, dont les notes

Liindividualité Saccomplit-elle en s*effagant dans le Savoir? La place

majeure du Séminaire reste, ici, vide. Cette béance symbolise et aignise Jusqu’an tragique Pinterrogation jamais satisfaite qui qualifiait si profondément la penste philosophique de Jean Hyppolite.

Jacques d’Honpr,

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UNIVERSITY OF CALIFORNIA

TELEOLOGIE ET PRAXIS DANS LA « LOGIQUE » DE HEGEL PAR

JACQUES

D’HONDT

En remerciant Monsieur le Professeur Hyppolite d’avoir créé

ce séminaire,

je suis certain

d’étre l’interpréte

des « hégéliens »

frangais, c’est-4-dire de tous ceux qui reconnaissent l’importance

philosophique de Hegel et qui lui consacrent des recherches, de tous ceux qui admirent et aiment Hegel.

Beaucoup de chercheurs travaillent, mais isolés, ou par petits groupes. Il leur manquait la possibilité d’une confrontation et d’une

synthése permanentes

de leurs

résultats.

Monsieur

le Professeur

Hyppolite, qui a déja tant fait pour P’introduction et l’interprétation de la pensée hégélienne en France, leur offre cette possibilité, dans

le cadre prestigieux du Collége de France. Il ne fait aucun doute

que sous sa direction savante et compr¢hensive, souriante aussi, ce s¢minaire suscitera un renouveau et un approfondissement de la recherche hégélienne, recherche féconde parce qu’elle restera lide intimement aux inquiétudes et au développement de la pensée

actuelle vivante.

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HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

ae Pour amorcet un s¢minaire consacré 4 la Logique de Hegel, il

n’est pas mauvais de commencer par la fin, au double sens de ce mot. Car tout l’ouvrage a été composé en vue de son aboutissement,

et cet aboutissement est donc un commencement,

4 la fois selon le

sentiment de Hegel et selon l’opinion de ceux qui entreprendront

de le dépasser. La doctrine de la finalité, dans la philosophie de

Hegel, joue 4 divers titres un rdle de médiation et de transition,

Elle permet de bien situer l’ceuvre tout entiére et de marquer son

importance dans ’histoire de la pensée philosophique post-kantienne.

Elle est le lieu d’une mutation et d’un renversement, elle est aussi

un lien entre des extrémes.

Aussi bien notre propos consistera-t-il beaucoup moins 4 analyser le chapitre de Hegel sur la finalité — nous n’en aurions pas

le temps, car il est extrémement riche dans son extraordinaire conci-

sion — qu’a mettre en valeur son orientation singuliére, qu’4 souligner en quoi il confére 4 la Logique de Hegel certains de ses traits les plus originaux, parmi d’autres, car cette ceuvre ne manque certes pas d’originalité |

A la fin de la 2® section du Ile livre de la Logigne, Hegel traite

de la téléologie. Il le fait en des pages parfois obscures, et le lecteur aurait souvent l’impression de s’enliser dans les sables d’une abstrac-

tion désertique, si Hegel, peut-étre pour le réconforter, ne laissait subsister quelques points de repére, des objets conctets, trois choses hétéroclites : une maison,

une montre et une chatrue.

Ces trois objets symbolisent assez bien les intentions de l’auteur : la montre, parce qu’il faut du temps pour que s’accomplisse l’activité humaine orientée vers un but ; la maison, patce que cette activité vise 4 rendre habitable le monde, afin que l’homme s’y sente « chez soi », comme Hegel aime 4 le dire, c’est-d-dire libre. Quant 4 la charrue, elle représente tout un destin,

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le destin

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ET

PRAXIS

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de ’homme et aussi le destin de la philosophie de Hegel. Elle vient de loin, et elle nous ménera loin, pour peu que nous consentions 4 la suivre : elle creuse le sillon du marxisme. 1. SITUATION

DANS

DU

CHAPITRE

TELEOLOGIQUE

LA « LOGIQUE »

La direction de la pensée de Hegel, dans ce chapitre, est assez

facile 4 indiquer, puisqu’il est placé tout prés de V’issue du livre. La trajectoire n’hésite plus. I] suffit de tourner encore quelques pages

pour voir 4 quoi tout cela va aboutir. Renouant en un sens avec

Platon, et sutmontant les objections de Kant, Hegel se prépare 4 réunir le Vrai et le Bien, le théorique et le pratique, et il va méme accorder quelque privilége 4 l’idée du Bien, dont il affirmera qu’ « elle

est supérieure a celle de la connaissance contemplative, car elle n’a

pas seulement la dignité du général mais aussi celle du réel par

excellence » (1). Cette idée du Bien est l’idée pratique, elle concerne l’action, le

vouloir, et d’ailleurs, dans la Petite Logique de \’Encyclopédie, le cha~ pitre correspondant 4 celui de « L’Idée du Bien » de la Logique, portera pour titre : « La Volonté ».

Ainsi la Logique de Hegel rompt-elle avec des préjugés de son époque. Elle propose moins un art de penser qu’une description de

Paventure de Ja connaissance, et c’est une aventure qui conduit 4 la pratique, A V’action. Un art? Alors, un art d’agir autant qu’un

art de penser. Elle se charge de soucis qui ne sont pas communément tenus

pour /ogiques, Hegel le sait bien, et il n’ignore pas non plus que, ce faisant, il risque de choquer un public prévenu. Continuant sur cette lancée, il va accueillir dans la Logique d’autres themes surpre-

(1) Science de la Logique, trad. S. Janséutvrrcn, Il, pp. 541-542.

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nants, et par exemple, assurant la transition entre |’action finaliste et le Bien volontaire, l’idée de la Vie. Il croita devoir alors s’en expli-

quer, et il réfutera les objections possibles : « L’idée de la vie se tapporte 4 un objet tellement concret, et, si l’on veut, tellement réel

que, d’aprés la conception courante de la logique, c’est dépasser

les limites de celle-ci que de s’occuper de la vie dans un traité de

logique » (1). Il n’empéche | Hegel ne respectera pas ces limites

que des habitudes illégitimes veulent imposer 4 la pensée logique.

On peut méme dire qu’il va prendre plaisir 4 dépasser les bornes | Le chapitre téléologique accentue l’audace d’une escalade dialectique au cours de laquelle la logique va se surpasser elle-méme, et qui va culminer dans I’Idée absolue, apothéose ambigué de toute

Yentreprise hégélienne, mais point de départ, grace 4 son dynamisme secret, d’une autre tentative qui gauchira les intentions mémes de Hegel.

2, CARENCES

DE CE CHAPITRE

Cependant, si suggestive que soit cette étude de la finalité, signalons dés maintenant qu’elle ne nous satisfait pas entitrement.

La tache que Hegel se proposait d’accomplir était délicate, Il ne

réussit pas 4 apaiser toutes nos inquiétudes, Peut-étre ne propose-t-il pas ici de solution 4 tous les problémes, explicites ou implicites.

Cette carence est due sans doute 4 l’extréme briéveté qu’il s’impose, compte tenu de l’ampleur du sujet. On prend nettement conscience de la concision de cet exposé quand on le compare a des développements plus complets de chaque probléme particulier, que Pon trouve dispersés dans l’ceuvre de Hegel. Par exemple, ces pas-

sages de la Realpbilosophie sur lesquels Lukacs, dans son travail sut Le jeune Hegel, a si justement attiré l’attention (2).

(1) Wid., p. 469. (2) Der junge Hegel, Berlin, Aufbau-Verlag, 1954, pp. 389-419 : Die Arbeit und das Problem der Teleologie.

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Nous aurions aimé rencontrer dans la Logigue une étude de la

finalité, 4 la fois synthétique, complete et détaillée. Nous devons

fous contenter d’un schéma. Le lecteur, s’il en a le godt et la patience, peut récupérer dans les écrits et les legons de Hegel les

pitces détachées de sa téléologie, et les assembler selon ce schéma

que fournit la Logique. Mais cette reconstruction exige alors un travail (ajustage, cat, aux diverses étapes de sa réalisation, le projet d’en-

semble a connu des hésitations, des modifications,

des

repentirs.

Ne nous abandonnons pas au regret. Cherchons plutét une expli-

cation de cette insuffisance.

Hegel pourrait alléguer cette premiére excuse : si, dans le chapitre de la Logique, il avait voulu donner tous les détails, et simplement teprendre tout ce qu’il avait déja dit ailleurs sur ce sujet, il aurait compromis l’équilibre de son ouvrage, obligé de traiter de tant d’autres questions. Deuxiéme

excuse

possible

: si résolu qu’il fat 4 dépasser les

bornes, il ne s’est tout de méme pas laissé entrainer 4 la témérité.

N’a-t-on pas déja assez reproché a cette logique d’étre une méta-

physique! S’il avait donné libre cours 4 son inspiration, 4 propos

de la téléologie, sa logique se serait aussi alourdie d’une morale,

dune histoire, d’une technologie, d’une praxéologie. Hegel aurait

été trés capable de disserter sur la marine 4 voile — et sur le chant des équipages — sur les moulins 4 vent et sur l’agriculture, sur

Pesclavage et la lutte de la conscience pour la reconnaissance, et

sur tant d’autres sujets prestigieux. Il a ménagé ses lecteurs. Il ne

s’est accordé qu’une maison, une montre et une charrue. Un

troisitme

motif

de

Vinsuffisance

de

ce

chapitre,

mais

ce

n’est plus une excuse, c’est que peut-étre Hegel n’apercoit pas encore trés clairement toutes les conséquences de sa nouvelle explication du rapport entre les fins et les moyens. Nous aurons l’occasion

de revenir sur ce point.

Reconnaissons simplement, pour le moment,

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que dans de telles

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MODERNE

conditions, le texte qui nous intéresse ne prend tout son sens que

par référence 4 d’autres ceuvres du philosophe. Allons plus loin :

sans ce tecours, il reste, en certains de ses réduits, impénétrable. Grace 4 lui, au contraite, nous parvenons a saisir son intention

ptofonde.

3. LA

MANIPULATION

DES

CONCEPTS

Hegel conserve les concepts téléologiques

FINALISTES

traditionnels, mais

il les utilise comme une matiére premiére pour ses propres élabo-

rations. II se livre sur eux 4 toutes sortes de manipulations, qui font parfois penser 4 de la prestidigitation, et, de cette épreuve, ils sortent assez méconnaissables. Pour nous en tenir 4 l’essentiel, disons qu’il mobilise, qu’il rend

actifs et fluides des rapports de finalité que le dogmatisme avait arrétés et figés, et que, dans ce but, il les humanise.

A) La pratique technique

Bien des obscurités se dissipent lorsque l’on substitue

la fin

abstraite, telle que Hegel la met en ceuvre, la personne d’un homme ingénieux.

Un homme,

c’est une fin vivante, un but actif.

La conception hégélienne de la finalité a certainement été influen-

cée par le mythe de Protagoras. En elle, les termes concept et fin

supportent fréquemment d’étre remplacés par le terme homme. On voit apparaitre homme,

qui n’a rien regu de la nature ni des dieux,

et qui, aussi, n’est rien. Il a tout a faire, et 4 se faire. Pour le sauver,

Prométhée lui fait cadeau du « génie créateur des arts », de « V'intel-

ligence qui s’applique aux besoins de la vie ». Cette intelligence humaine est la source effective de toute finalité,

L’homme agit en poursuivant ses propres fins, et c’est dans I’action

dirigée par Vintelligence que Hegel va étudier le rapport téléo-

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logique. La finalité réside toujours dans un acte, et il assimile cet

aste téléologique 4 un syllogisme (1). Il veut réduire l’activité humaine finaliste aux moments d’un syllogisme, et méme, c’est de ce syllogisme qu’il prétend déduire l’activité : cela nous vaut des raisonnements trés laborieux. Mais nous ne pouvons oublier que, comme nous le prouvent les travaux de jeunesse, c’est au contraire l’obser-

vation de l’activité pratique qui a suggéré & Hegel le syllogisme de Faction, La téléologie hégélienne résulte, au moins pour une part,

dune pratique sociale et culturelle nouvelle, d’une nouvelle expé-

tience de la vie, 4 laquelle Hegel, 4 la fin du xvrmré siécle, a participé

et dont il a été mant lactivité Cette doctrine philosophique

le témoin. Hegel la présente lui-méme comme exprisubjective qui s’introduit dans le monde objectif. de la téléologie traduit un changement d’attitude : le philosophe ne contemple plus un monde séparé

de ’homme et de l’esprit, mais un monde que l’homme conquiert,

et il examine ce monde dans sa liaison avec l’homme, dans le lien

qu’établit V’activité humaine

polymorphe,

la praxis,

homme

et

nature se trouvant engagés dans une action réciproque, dans un

Processus unitaire.

Le penseur spéculatif s’efforce, sans y parvenir toutefois enti-

rement, de se placer au point de vue de l'homme actif, V’artisan,

artifex, qui transforme le monde pour se le mieux adapter. L’inten-

tion de Hegel reste théorique, mais elle préfére désormais une théorie qui prend délibérément pour objet la pratique, ou du moins une

certaine pratique.

C’est vers la pratique la plus originaire que Hegel

dabord, la pratique qui crée les conditions

premiéres

se tourne

de la vie

humaine : l’action technique de l’homme sur la nature, le geste du laboureur, le savoir-faire du magon, l’habileté de l’horloger. Par exception, Hegel ne sacrifie pas ici 4 son penchant pour une technique

(1) Propédeutique philosophique, trad. M. de GANDILLAG, p. 133.

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qu’avec tout le début du xrx° siécle il place au-dessus de toutes les

autres : la technique maritime qui fait du marin, pilote du petit monde qu’il a créé de toutes piéces, le symbole de l’humanité astu-

cieuse, et commercante.

Hegel examine l’homo faber en train d’opérer : c’est en pensant au fravail qu’il noue les rapports complexes des fins, des moyens et des résultats. B) Le pratique sociale Mais la pensée téléologique de Hegel s’inspire aussi d’une autre pratique : la pratique sociale, le jeu des relations humaines, qui lui permet de mieux comprendre la pratique technique. Hegel n’évoque pas explicitement cette pratique sociale dans

infligée & objet (« kann als Gewalt betrachtet werden ») (2).

Il personnifie le moyen en un serviteur, ou un esclave. Il y verrait

volontiers

une

sorte d’intercesseur,

semblable

4 ce médiateur

sur

lequel la conscience malheureuse, dans la Phénoménologie, rejette la culpabilité de

sa propre

décision

particuliére.

Dans

ce contexte,

Hegel assimile entre eux die Mitte oder der Diener, ce que M. Hyppolite a traduit habilement : « le moyen terme ou le ministre » (3). Esclave,

valet, serviteur,

médiateur,

ministre, le moyen

(1) Science de la Logique, Ul, p. 449. (2) Ibid, p. 45t. (3) Phénoménologie de P Esprit, txad, J. Hyprourre, I, p. 190.

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terme

du

eeeaeam

un autre objet » et il juge que ce fait peut étre tenu pour une violence

ewe ewe

mots renvoie le lecteur 4 des idées familiéres. Ainsi Hegel déclare que « par rapport a la fin, l’objet se montre impuissant et est destiné 4 étre 4 son service » (Das Objekt hat den Charakter « machtlos xu sein und ihm xu dienen ») (1). L’objet est le serviteur, une sorte de valet de la fin. Un peu plus loin, Hegel indique que la fin « se sert du moyen pour déterminer

ex2 He Bee

les pages qui nous intéressent, mais l’emploi singulier de quelques

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syllogisme de V’action est comparé 4 un homme, tout comme I’est

le sujet, la fin, 4 laquelle est attribuée la domination

(Herrschaft).

Ces expressions n’arréteraient pas un lecteur occasionnel, mais

elles rappellent 4 la mémoire d’un lecteur averti d’innombrables

textes, et pas seulement de jeunesse, qui mettent la relation de finalité en scéne, de fagon vivante, dans la figure concréte de la domination

et de la servitude.

Le maftre, comme fin, se sert de l’esclave comme

d’un moyen

pour mieux accéder 4 l’objet de consommation dont il a besoin,

pour mieux satisfaire son désir toujours renouvelé et rénové, pour se conserver et se développer dans l’existence, pour parvenir a étre

soi-méme.

La dialectique du maitre et de Vesclave, bien connue, ménage Un fenversement spectaculaire des situations respectives : l’esclave,

moyen, devient le maitre des choses et le maitre du maitre. Mais ce

que l’on n’a peut-étre pas encore assez remarqué, c’est la parenté

de cette dialectique sociale et concréte de la Phénoménologie et de la dialectique de la fin et du moyen dans la Lagique.

Cette parenté n’est pas le fruit d’une interprétation arbitraire.

Elle représente un mouvement de pensée effectif chez Hegel. Une esquisse de jeunesse, bien antérieure & la Phénoménologie, effectue la transition entre la vision concréte d’un asservissement et la saisie

abstraite de la relation téléologique. Dans un brouillon de l’Esprit dy christianisme et son destin, Hegel note 4 propos du caractére tyran-

nique qu’il attribue au Dieu de la Bible : « Dans la domination, le réel A est actif, le réel B est passif, la synthése C est le but; C est une idée en A, et, dans cette mesure, un moyen; mais A aussi, qui

obéit & C, qui est déterminé par C; par rapport 4 C, A est dominé, par rapport 4 B, il est dominant; mais comme C est en méme temps

un but de A, C est donc au service de A, et domine B » (1).

(x) Hagels sheologiscbe Jugendschriften, éd. H. Nohl, p. 390, note. SEMINAIRE

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to

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Hegel décéle ainsi une identité profonde entre finalité et domination, qu’il s’agisse de la domination d’un homme sur des objets traités

en esclaves,

ou

de la domination

d’un

tyran

sur d’autres

hommes traités comme des choses. Dans les deux cas il s’agit d’un méme instinct de conservation qui s’exaspére en volonté de puissance. Le mattre utilise l’esclave dans une série d’entreprises finalistes

en chaine. II glisse ’esclave entre lui-méme et la chose, il glisse la chose entre lui-méme

et son

désir, son désir devient le désir de

Vesclavage, l’esclavage devient sa nature. Alors, le mattre, englué dans la jouissance, se dégrade. Par contre l’esclave travailleur se forme dans le service : il fagonne le monde donné pour le soumettre aux désirs du maftre, mais il le soumet ainsi 4 sa propre volonté. Il devient lui-méme dominateur, d’abord du monde, et ensuite du

mattre. Il n’était moyen

pour les objets.

pour le maftre que parce qu’il était fin

Si lon assimile ainsi, 4 Vorigine de cette dialectique, maitre et fin d’une part, esclave et moyen de I’autre, on s’oblige 4 bouleverser le schéma traditionnel de la finalité, et 4 mettre en question la repré-

sentation kantienne de l’homme individuel comme fin immuable.

Kant disait que « ’homme, et en général tout étre raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont

telle ou telle volonté puisse user 4 son gré », et il n’avait certes pas

tort, mais il cristallisait cette détermination de « fin en soi ». En conséquence, il opposait absolument fin et moyen, et, poussé aussi par d’autres considérations, il étendait cette antithése absolue, dualiste, 4 toute une famille de termes philosophiques : fin et moyen,

finalité et mécanisme,

liberté et nécessité,

moralité

et positivité.

Or, dans Ia dialectique du maitre et de l’esclave — et, remarquons-le, d’une maniére plus prosaique, dans la Révolution frangaise dont Hegel a été le témoin — des interversions se produisent. Le tiers état, le moyen terme du syllogisme de I’ancienne société frangaise n’était rien qu’un moyen, comme l’esclave. Et comme

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TELEOLOGIE

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PRAXIS

Pesclave il aspire 4 devenir

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tout.

Les

événements

convertissent

toute fin en moyen et tout moyen en fin, et, en quelques cas concrets,

ilest d’ailleurs difficile de déméler les rapports multiples dans lesquels chaque individu se trouve impliqué, Est-il fin, est-il moyen? Se

fait-il la chose d’autrui, ou utilise-t-il autrui ? Qu’est-ce que se rendre utile? Est-il possible, est-il souhaitable de ne jamais se faite chose,

4 aucun titre? Dans le jeu dramatique des relations humaines, Hegel constate la plasticité, la fluidité du rapport téléologique. Les termes de ce

fapport sont interchangeables,

Ptopre contraire,

chacun

recéle en son intimité

4. L’UNIVERSALITE ET LA DIGNITE

son

DES MOYENS

Hegel dialectise donc les concepts. I] s’acharne 4 tout rendre

fluide, 4 tout faire fondre dans les casseroles de sa dialectique,

cuisine inquiétante. Linversion de la finalité se produit d’abord 4 ses yeux dans le

travail humain, la pratique utilitaire. Sans doute se produit-elle

aussi dans les régions les plus hautes de J’activité, la religion, l’art,

la philosophie. Mais c’est dans le travail productif qu’il choisit d’en faire apparattre la forme fondamentale, dans la production matérielle. Cest la finalité du travail qui semble avoir d’abord intéressé

Hegel au plus haut point. Dans le travail s’exprime la maxime : qui veut la fin veut les moyens. L’objet de notre désir n’est accessible

que si nous détenons un moyen de l’atteindre, et ce moyen se présente alors, lui aussi, comme un objet de notre désir. Ainsi en va-t-il

du moyen de travail caractéristique, l’outil. Celui-ci, moyen au service

du désir, est en méme temps quelque chose de voulu, un but. Si je veux la récolte, je veux aussi le champ cultivé, le champ rendu fertile par un long effort. Si la volonté ne doit pas rester un simple

souhait, elle doit déterminer des moyens.

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HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

On voit alors s’esquisser le renversement de perspective. Le

champ,

portée

cultivé pour

et Vefficacité

obtenir une

des

moyens

récolte, en produira d’autres : la

dépassent

de beaucoup

l’objet

singulier d’un désic momentané. L’agriculture, aprés son invention,

devient le moyen permanent et universel d’obtenir un nombre indé-

fini de récoltes, et pendant une durée qui, grace a la tradition, épuise celle de nombreuses vies humaines (1).

Le désir est singulier, mais le moyen inventé pour le satisfaire

est universel! Comment cette vue hégélienne du travail humain transforme-t-elle

la conception traditionnelle de la téléologie ? Elle dégéle d’abord l’antagonisme auparavant figé de la fin et des moyens. Hegel ne conteste certes pas que subjectivement nous

tenons le but que nous poursuivons pour plus important et plus

élevé que les moyens.

Dans l’action, V’individu pense d’abord 4 la

satisfaction de ses désirs, de ses passions. On travaille pour manger, pour se vétir. Mais la dialectique interne du travail renverse cette orientation.

Les outils et les moyens

que les fins réalisées grace 4 eux.

prennent plus d’importance

L’étre humain, en poursuivant des fins que la nature lui impose,

et qui sont singuliéres et éphéméres, invente des moyens universels et durables.

Ces moyens

deviennent eux-mémes

des fins. Puis ils

suscitent 4 leur tour de nouvelles fins : « Dans le rapport de finalité

le but réalisé devient, 4 son tour, un moyen, et le moyen est, de son cété, un but réalisé» (2). La finalité met la charrue avant les hommes.

Mais si analyse du travail permet une inversion du sens de la

finalité, elle autorise aussi une

finalité et le mécanisme.

modification

de la relation entre la

(x) Sur toute cette dialectique, voir Realphilosophie, Ul, p. 198, et LuKAcs, loc. cit. (2) Science de la Logique, Ul, p. $45.

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TELEOLOGIE

ET

PRAXIS

13

On oppose traditionnellement finalité et mécanisme. Kant présente cette opposition dans une antinomie 4 ses yeux insoluble : d'une part, « toute production de choses matérielles s’effectue selon

des lois mécaniques »; d’autre part, « cette production d’aprés les seules lois de la nature n’est pas possible ».

Hegel entreprend de résoudre l’antinomie. Et d’abord, il montre

que le mécanisme, en lui-méme, tend 4 la finalité parce qu’il tend

4 la totalité : « Les principes du mécanisme et du chimisme sont

enfermés

dans les limites

de la finitude naturelle », reconnatt-il.

Cependant, ajoute-t-il : « tout en ne cherchant pas A dépasser le fini,

et tout en n’aboutissant, dans leurs manifestations phénoménales, qu’a des causes finies qui remontent de plus en plus loin, ils ne

s’en amplifient pas moins jusqu’a devenir une totalité formelle dans

les concepts

de force,

de cause

et dans

d’autres

déterminations

téflexives, destinées 4 désigner la source originelle; mais aussi jusqu’A devenir, 4 la faveur d’une généralisation abstraite, le concept de totalité des forces, d’ensemble de causes réciproques. Le méca-

nisme manifeste sa tendance 4 la totalité par le fait méme qu’il cherche 4 concevoir la nature comme un sow qui pour étre congu n’a besoin de rien d’autre, comme une totalité qui n’a rien de commun avec

la fin et Yentendement extra-mondain que celle-ci suppose » (1). C’est donc, paradoxalement, en se dressant contre les explications finalistes traditionnelles, physicothéologiques, que la conception mécaniste de la nature aboutit a se représenter celle-ci comme un tout des forces, comme une immense causalité d’action réciproque.

Mais si le mécanisme tend vers cette totalité, il n’y atteint pas entidtement. Il ne se concilie pas totalement de lui-méme avec le concept

Pune finalité interne. La nature ne réalise pas parfaitement le concept. Pour résoudre l’opposition finalité-mécanisme, il faut donc faire

intervenir autre chose. (1) Ibid, p. 437.

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HEGEL

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PENSEE

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Or c’est encore l’analyse du travail qui donnera 4 Hegel la possibilité de rendre compte de l’insertion de la finalité dans le mécanisme.

Il va en effet montrer que l’outil s’interpose entre le sujet de

Vaction et la réalité extérieure. Il joue le réle d’intermédiaire. Si

Vindividu agissant est le sujet du syllogisme de I’action, l’outil en est le moyen terme. I] donne au désir la possibilité de pénétrer dans le monde

des lois de la nature, mais sans rompre

avec ces lois de

la nature. Grace 4 lui, la fin que je poursuis se maintient dans l’action,

sans que la légalité naturelle ni le mécanisme naturel soient supprimés. Tlest l’astuce, l’artifice grace auquel je peux atteindre mon propre but, donc m’atteindre moi-méme, étre tel que je me désire, en utilisant les lois de la nature sans les détruire.

Ce qui se produit ici, en effet, ce n’est pas une suppression des

lois de la nature. Le travail ne supprime pas les lois de la nature, mais

elles,

il les détourne,

il ne leur commande

qu’en

se soumettant

4

Toutefois, dans le travail manuel armé d’un outil, c’est toujours

Vindividu qui fournit un effort dont l’outil amplifie les effets. Cest le sujet, le Je qui « reste l’Ame de l’activité ». 5. LA NATURE

ET LA FINALITE

Mais bientét le sujet va accomplir un tout autre exploit. Non seulement il va détourner les objets naturels pour les utiliser, mais

il va maintenant détourner les forces de la nature au point de n’avoir

méme plus 4 agir, au point de pouvoir se dispenser de l’effort. Jusqu’ici, méme avec l’outil, c’est homme qui déployait l’activité de son désir. Avec invention de la machine la relation de ’-homme aux choses va changer une nouvelle fois. Grice 4 la machine, I’*homme dépasse la relation de loutil 4 activité, il place l’activité dans la machine elle-méme, il va renverser la passivité de l’outil en activité, il va mobiliser 4 son service les

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TELEOLOGIE ET PRAXIS

15

forces de la nature : le vent, le courant des eaux, l’élasticité des

ressorts. Hegel pense aux moulins 4 vent, aux bateaux a voile, aux

horloges. Avec ces appareils ’homme utilise les forces de la nature

pour accomplir, dans le monde des choses sensibles, quelque chose de tout différent de ce qui s’y accomplissait spontanément. II introduit des fins dans un mécanisme. Il importe une activité finaliste dans la nature jusqu’ici aveugle. I impose 4 la nature une conduite désormais rationnelle, Mais attention! Hegel le précise bien : « Il n’arrive rien la nature elle-méme » (1). Elle continue 4 obéir 4 ses propres lois mécaniques. La finalité du travail ne rompt pas le mécanisme et le chimisme. La finalité s’introduit dans la nature sans dommage pour le mécanisme de cette nature. Kant affirmait : « Toute ptoduction de choses matérielles s’effectue selon des lois mécaniques, » Sans doute! Mais cela n’exclut pas, bien mieux! cela permet qu’en méme temps quelque chose soit produit selon une finalité intelligente. La machine prend sur soi l’activité du désir. Les buts singuliers, dans la machine, se transforment en un universel. Que fait alors le sujet ? I] se repose ! Hegel nous le montre se retirant, s’asseyant sut la colline, prés du moulin, et regardant paisiblement les ailes tourner au vent; ou bien tirant de temps 4 autre sa montre de son gousset,

et observant le mouvement des aiguilles, mues par des ressorts qui ne cessent pas de fonctionner quand il ne s’occupe pas d’eux; ou bien s’abritant dans une maison que les lois de la pesanteur, de la résistance des matériaux, de l’équilibre, maintiennent debout méme lorsqu’il n’est pas 14, méme lorsqu’il ne s’arc-boute pas aux

murs...

L’homme laisse la nature s’user pour lui, et dirige tout ce service

avec une trés minime dépense d’énergie. C’est l’artifice de la raison, la « ruse de

la raison

», que

(1) Realpbilosopbie, IL, p. 198.

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de

faire

ainsi

travailler

4 ses

fins

la

16

HEGEL

nature,

que

d’exploiter

ET

LA

PENSEE

ainsi le mécanisme

aveugle

MODERNE de la nature.

Toutefois, dans ces conditions, on l’apergoit aisément, le sujet

du syllogisme de Vaction, c’est la machine qui condense en elle Puniversel, face 4 la singularité des buts poursuivis par ceux qui Putilisent. L?individu est victime de son propre détournement des

forces de la nature. A malin malin et demi! L’artifex est joué par

son artifice. Un passage trés remarquable de la Logigue dresse le constat de

ce renversement de finalité : « Etant finie, la fin a un contenu également fini; donc elle n’a rien d’absolu, rien de rationnel méme, en et

pour soi. Mais le moyen

constitue le moyen terme extérieur du

syllogisme qui est la réalisation de la fin; c’est dans le moyen que réside l’élément rationnel de la fin, c’est par le moyen

qu’elle se

conserve dans l’altérité extérieure, et grace a cette extériorité. Dans cette mesure le moyen est quelque chose de plus élevé que les fins finies de la finalité extérieure. La charrue a plus de dignité que n’en ont immédiatement les avantages qu’elle nous procure et qui en sont le but.

L’outil

se maintient,

alors

que

les jouissances

immédiates

passent et sont oubliées. C’est par ses outils que l’homme détient le pouvoir (die Macht) sur la nature extérieure, alors que par ses fins il lui est bien plutét soumis » (Unterworfen) (1)!

L’euvre universelle de civilisation prend un sens plus profond

que les intentions des individus qui la créent, intentions singuliéres et souvent égoistes.

6, LA RUSE DE L’HOMME Si la finalité intervenait directement, en se substituant au mécanisme, elle serait finalité extérieure, brutale et exclusive : « Le fait

que la fin se rapporte directement 4 un objet et le transforme en

(x) Science de la Logique, U1, pp. 451-452 (traduction modifiée),

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TELEOLOGIE ET PRAXIS

17

moyen, de méme qu’elle se sert de celui-ci pour déterminer un autre

objet, ce fait, disons-nous, peut étre considéré comme

une violence

infligée 4 objet, puisque la fin apparatt comme ayant une nature

différente de celle de objet, et que les deux, fin et objet, semblent

s’opposer comme des totalités différentes » (1).

Mais précisément la fin ne se confie pas 4 cette violence. A

Pégard de la nature "homme n’agit pas brutalement, et d’ailleurs il n’en détient pas le pouvoir. Il s’y prend habilement, de maniére captieuse : il la fait marcher!

S’il agissait brutalement, sa fin se transformerait elle-méme en

une cause mécanique,

cesserait d’étre une fin. « Au

lieu de cela,

nous dit Hegel, la fin (entendons : l'homme) met en avant un objet

4 titre de moyen,

Vabandonne

laisse celui-ci agir extérieurement

4 lusure,

4 sa place,

et se tenant derriére lui, résiste 4 la force

mécanique » (2). Crest le vent qui se fatigue 4 notre place | Et ceci parce que nous savons glisser (einschieben) entre nous-mémes et l’objet, un autre objet, l’outil. Nous

sommes

des filous | ou plutét nous serions

des

filous, si la nature poursuivait elle-méme des fins, si elle était agencée

pour les atteindre. Mais la nature ne s’ordonne pas d’avance 4 une

fin, et c’est pout cela que nous avons la possibilité de la mettre 4 contribution. 7. L& REJET DE LA THLEOLOGIE NATURELLE

Voici en effet une des premitres conséquences, ou lune des premiéres conditions, de la validité de cette téléologie pratique :

le tejet de V’ancienne téléologie, que Hegel qualifie « d’absurde », ou de « niaise »,

(1) Science de la Logique, Wl, p. 451. (2) Ibid.

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18

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Hegel reprend, dans ce chapitre, mais d’une maniére allusive,

certains des arguments de Spinoza contre la finalité, par exemple objection selon laquelle le finalisme choisit arbitrairement les fins qu’il assigne a la nature. Il y a 1A quelque chose d’étrange. Car cet arbitraire ne résulte

qu’accessoirement du finalisme, auquel Hegel a bien d’autres reproches 4 faire, plus importants. N’a-t-il pas toujours été l’adversaire dune physicotéléologie qui se confond avec une physicothéologie ? Son principal défaut, 4 ses yeux, c’est qu’elle prive l’action humaine de toute justification, qu’elle dépouille homme de toute liberté. L’argumentation s’oppose presque 4 celle de Spinoza. Pour rendre compte de la praxis, il faut disposer d’un monde qui ne soit pas tout préparé pour l’homme. Que l’homme ait 4 conquérir sa terre | On sent chez Hegel une sorte d’animosité contre Je donné comme

tel.

Il se représente la nature comme indifférente, ou méme hostile

4 ’homme qui n’y peut subsister que grace 4 son travail, parfois

héroique. Précepteur en Suisse, il avait fait A pied une excursion de plusieurs jours dans les hautes montagnes de !’Oberland bernois. Le Journal de voyage quwil rédigea a cette occasion témoigne de tout autre chose que de Venthousiasme,

en

cette

époque

d’exaltation

romantique.

Mauvais alpiniste, Hegel souffrit beaucoup, mais, bon philosophe, il tira les enseignements de ce spectacle et de cette expérience. Déctivant la vie rude, misérable et tragique des montagnards,

il s’exclame : « Dans ces solitudes désertiques, des hommes cultivés autaient peut-étre découvert

toutes les autres théories et sciences,

mais bien difficilement cette partie de la physicothéologie qui prouve 4 Vorgueil de l’homme que la nature a tout préparé pour sa jouissance et son bien-étre. » Et il ajoute : « Cet orgueil caractérise d’ailleurs notre époque puisqu’elle trouve sa satisfaction dans la représentation de tout ce qui a été fait pour elle par un étre étranger (fremd), plutét

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TELEOLOGIE ET PRAXIS

19

que de la trouver dans la conscience que c’est elle-méme qui a imposé (geboten) tous ces buts a la nature » (1).

Nous retrouvons cette idée dans Ie chapitre téléologique de la Logique. Ce n’est pas Dieu, c’est homme qui assigne des buts 4

une nature qui, sans lui, reste indifférente et aveugle. Mais c’est parce qu’elle n’est pas d’emblée hospitaliére, bienveillante, humaine,

que Vhomme a la possibilité d’agir. Hegel le précise : l’activité sup-

pose « un tout autre principe que de tout recevoir d’une nature bienveillante » (z).

Liberté et finalité humaine réussissent d’autant plus aisément

que les choses de la nature ne sont en elles-mémes ni des fins, ni des moyens, Indifférentes et insignifiantes en soi, elles restent disponibles pour recevoir de l’homme une destination et un sens. 8.

Le

REJET

DU

DUALISME

PHILOSOPHIQUE

Le rejet de la téléologie naturelle s’accompagne d’un refus du dualisme philosophique, tel que Kant l’avait formulé, Pour Kant, la finalité des actes humains et la liberté de ’homme ne peuvent se manifester que dans le domaine suprasensible de la moralité. La nature est l’ensemble des phénoménes soumis a des lois. Ce régne de la causalité exclut théoriquement toute intervention de la finalité, et dans les sciences il n’y a pas de place pour la téléologie. Victor Delbos résumait bien les conséquences de cette exclusion. Commentant la docttine de Kant, il notait : « Si la liberté s’introduisait dans le cours des phénoménes du monde, ou bien elle ne serait pas liberté, elle ne serait que nature — ce qui la mettrait en contra-

diction avec elle-méme, — ou bien elle briserait la trame des régles (t) Dokwmente

PP. 234-235.

zu Hegels

Entwicklung,

éd.

J. Hoffmeister,

(2) Philosophie der Geschichte, éd. Lasson, p. 449.

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Stuttgart,

1936,

20

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

qui seules rendent possible l’expérience, — ce qui la mettrait en contradiction avec la nature. Pour que la liberté soit possible, il faut donc qu’elle soit admise dans un autre monde que le monde des phénoménes » (1). Au contraite, Hegel montre que l’homme traite la nature comme un vaste corps inorganique, qu’il y réalise ses intentions, y introduit

sa finalité, y exprime sa liberté. A chaque instant, l’action humaine effectue la synthése du subjectif et de l’objectif, de la liberté et de la causalité, 9. LA FINALITE INTERNE ET L’IMMANENTISME On peut donc dire que, par sa pensée téléologique, Hegel s’oppose a Kant. Et cependant, il le proclame Iui-méme fortement, ce sont les tentatives kantiennes de solution du probléme qui ont ouvert la voie de sa recherche personnelle. A son avis, « un des plus grands

mérites de Kant envers la philosophie consiste dans la distinction

qu'il a établie entre la finalité relative ou extérieure et la finalité interne » (2). La finalité interne est celle qui a pour fin l’étre méme dont les

parties sont considérées comme des moyens, et, selon Kant, on en trouve limage dans le vivant, organisé « comme si les organes étaient construits les uns pour les autres en vue de permettre la vie

de l’ensemble ». L’organisme semble constituer une unité ob chaque

élément est fonction du tout, en lui se manifeste un conditionnement

interne réciproque, en lui« toute fin est aussi réciproquement moyen».

Pourtant, ce principe de finalité interne, Kant, on le sait, ne l’envi-

sageait que comme régulateur, et non comme constitutif. Le jugement de finalité n’est pas déterminant, mais réfléchissant. La cause finale a

(x) Fondement de la Métaphysique des mocurs, trad. V. Dexx0s, p. 198. (2) Science de la Logique, IL, p. 439-

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TELEOLOGIE

ET

PRAXIS

2r

seulement le droit de « guider la recherche concernant des objets de ce genre selon une lointaine analogie avec notre causalité finaliste », Kant, prudent, nous refuse donc la possibilité de juget de la présence de la finalité dans la nature. Elle ne serait accessible qu’a un entendement intuitif, un « intellect archétype » dont l’homme se trouve privé, Plus audacieux, Hegel reprend le principe de finalité interne de Kant, mais le tient pour un jugement objectif, s’appuyant sur l’objectivité, Il montre ce jugement 4 l’ceuvre dans le syllogisme de l’action, oi le concept se tourne vers l’objectivité extérieure, y détermine des fins et des moyens, et revient 4 soi en passant par cette objectivité : en utilisant le mécanisme extérieur, l’homme se fait lui-méme,

se réalise, devient ce qu’il est. Cette réalisation de soi de homme n’est possible que par l’action, la pratique. C’est comme le dit Hegel, « par Vintermédiaite du moyen, que la fin rejoint Vobjectivité et se tejoint, dans celle-ci, elle-méme » (1).

On le voit, toute transcendance est ici écartée. Le processus téléologique s’accomplit entigrement dans le monde, et Ja raison de ce processus lui est immanente. Aux divers niveaux de complexité

du réel, toute chose a sa fin en soi-méme. Goethe disait que « le but

de la vie est la vie elle-méme ». De méme Hegel montrera que le but de individu est individu lui-méme : « L’animal travaille pour satisfaire ses instincts, pour atteindre Ja fin; il se comporte vis-4-vis des choses externes tantét mécaniquement, tantét chimiquement. Mais le rapport de son activité ne reste pas mécanique, chimique. Le produit, le résultat c’est plutét l’animal lui-méme; il est sa propre fin; il ne erée que lui-méme dans son activité (...). Dans la fin, le tésultat est le commencement,

le commencement

et la terminaison

sont identiques. La conservation de soi est une production continue (1) Science de la Logique, TL, p. 447.

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22

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

par quoi rien ne se crée; elle est une reprise de l’activité pour se pro-

duire soi-méme, et rien de plus » (1). Le monde n’est pas le moyen d’une fin extérieure. to. L’mfaLisME HEGELIEN ET

LA

DOUBLE

RUSE

DE

LA

RAISON

Ces conceptions téléologiques permettent de rendre compte de

quelques

aspects particuliers

de ’idéalisme

hégélien.

Rappelons

schématiquement le processus historique général, tel que Hegel Vesquisse dans ce chapitre de la Lagigue : Les individus humains éprouvent des besoins et des désirs, et, en conséquence, se proposent

des fins. Par ces fins ils sont étroitement rattachés 4 la nature, car elles sont naturelles. Par contre, les hommes se détachent de la

nature en ce qu’ils sont actifs, mettent en cuvre une pratique,

accomplissent un travail. Mais en travaillant ainsi, d’une part ils réalisent leurs fins, qui deviennent 4 leur tour des moyens, et d’autre

part ils déterminent des moyens qui deviennent 4 leur tour des fins. En

outre, ils instituent entre eux-mémes

des relations de service.

Ce processus engendre en eux toujours de nouvelles fins, et un

déploiement constant de leur activité, sans que les contraintes de Ja causalité naturelle soient pour autant levées. En méme temps il aboutit 4 une détermination continuelle de nouveaux moyens,

et

par exemple d’outils qui, dans leur usage et leur permanence, présentent

un

matérialisé,

caractére

et une valeur universels,

sont

du rationnel

(1) Geschichte der Philosophie, éd. de Beclin, p. 418. Trad. de H. Lernzvre et N. Goreaman : Morceaux cboisis de HEGEL, pp. 321-322. De méme, « histoire o’a pas d’autre but que son déroulement lui-méme, en sorte qu'elle atteint sa fin 4 Pintérieur de son développement » (H. Nie, De /a médiation dans la philosophie ds Hegel, Paris, 1955, p. 299).

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TELEOLOGIE

ET

PRAXIS

23

La ruse de la raison consiste en ce que la fin, I’homme,

fasse

agit le monde naturel 4 son service, grace 4 la médiation des outils et des machines. C’est du moins ainsi qu’elle se définit dans ce chapitre de la Logique. L’intelligence humaine finaliste est efficace :

elle change la face de la terre. Elle réalise une cuvre spirituelle

universelle, elle fonde des rapports non naturels entre l’homme et

la nature, et, entre les hommes, des rapports historiques. Tout cela est tres anthropologique,

matérialiste.

et jusque-la,

méme,

assez

Mais c’est ici que le mouvement de pensée, parfois, chez Hegel,

emprunte un autre chemin, et le conduit a attribuer 4 la ruse de la raison une tout autre signification, ou méme un sens complé-

tement opposé.

Le chapitre de la Logigne nous semble assez peu

satisfaisant,

précisément parce qu’il laisse ce point dans l’ombre. Pas complétement toutefois, et il esquisse un retournement de pensée qui s’exprime

mieux en d’autres textes,

Par son travail "homme

crée, sans le vouloir expressément, des

Yapports pratiques avec la nature et des rapports sociaux avec les autres hommes ; tout un monde de finalité réciproque superposé au

monde de la nature.

Une grande partie de ce qu’il y a d’idéalisme chez Hegel nait de son interprétation et de son appréciation du réle de ce monde des produits par rapport au réle du travail lui-méme. Fasciné par la puissance et la dignité des moyens et des ceuvres du travail humain, impressionné par la présence, en ce monde des ceuvres, d’une légalité qui lui est propre, ainsi que par la constatation de son développement rationnel, et relativement autonome,

Hegel va voir en lui la véritable fin, dont les hommes qui travaillent ne seront plus que les moyens. Les hommes, il aura tendance 4 les concevoir comme les supports (Trager) de ces rapports. Et la tuse de Ja raison, alors, ne sera plus celle qui met la nature au service

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24

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

des hommes, mais celle qui met les hommes au service d’un complexe

de rapports orientés qu’il appelle I’Idée, ou, parfois, Dieu. Les hommes agiront selon leurs buts individuels, mais l’Idée

confisquera les résultats de leur action, les détournera 4 son profit.

Dans

la Philosophie de l’bistoire, Hegel

livrera cette conclusion

« On peut appeler ruse de /a raison le fait que celle-ci laisse les passions agit pour elle, de telle sorte que c’est ce qui la fait exister qui y perd et qui supporte des dommages » (1). Cette fois ce sont les hommes

qui s’agitent et qui tournent comme des moulins, et la raison, assise

tranquillement sur la colline, les regarde travailler pour elle, Elle les

fait marcher.

Hegel n’a pas assez nettement distingué, dans les

termes, les deux sortes de ruses de la raison, trés différentes, qu'il

fait intervenir.

Toutefois il ne contestera jamais la nécessité et importance de

Vinitiative et de l’activité individuelles, C’est grace a elles que la taison se réalise, c’est grace aux individus et a leurs entreprises que

la saison en soi devient pour soi. Si les hommes sont portés par les tapports, ils en sont du moins en méme temps les supports actifs et, 4 Vorigine,

les créateurs.

La raison ne s’accomplit dans le monde que parce que l’objectivité céde devant les fins humaines. D’une part le mécanisme et Je chimisme tendent a la totalité et s’offrent donc complaisamment 4 Vemprise de la fin, D’autre part la fin subjective a besoin du monde

causalement déterminé pour s’y accomplir. Dans un raisonnement un peu rapide, Hegel ira jusqu’s prétendre qu’en vertu de la substitution des fins et des moyens, le monde a besoin des fins humaines

et que donc, au total, il se confond avec elles : « Le moyen se laisse

facilement subjuguer pat la fin qui est le concept postulé, et s’il se laisse influencer par elle, c’est parce qu’en soi il lui est identique» (2)...

(1) Die Vernunft in der Geschichte, 6a. J. Hoffmeister, p. 105. (2) Science de la Logique, U, p. 449.

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:

TELEOLOGIE ET PRAXIS

25

Rien ne peut résister au concept ! Rien dans la nature, ne peut échapper 4 l’emprise de la praxis humaine et de ses fins. Partie @une analyse de l’activité humaine, la pensée hégélienne de la téléologie y retourne, pour une grande part d’elle-méme, et elle favorise une apologie de l’action.

Ce qui séduisait les jeunes auditeurs de Hegel, c’était sans doute

ce privilége qu’il accordait 4 l’action, et 4 action efficace. Sa conci-

liation du mécanisme et de la finalité lui permettait de ne pas se résigner & V’impuissance du devoir dans la doctrine kantienne, un Sollen toujours irréalisé. Sa téléologie montrait que les buts humains peuvent s’effectuer, et que d’ailleurs ils ne sont des buts humains

véritables que s’ils s’effectuent. Hegel ne dissocie pas la fin sub-

jective de sa réalisation, et il l’enveloppe dans la finalité interne de univers. La téléologie hégélienne, on le voit, ne cache pas son lien trés

étroit 4 lobservation et 4 l’analyse de la praxis. C’est pourquoi

Lénine ne s’est sans doute pas trompé lorsque, lisant les derniers chapitres de la Logique de Hegel, il y a discerné des pressentiments

du matérialisme historique et une sorte d’invitation 4 intégrer 4

Ja théorie elle-méme le critére de la pratique (1). Tous les commentateurs modernes se référent d’ailleurs 4 ces textes lorsqu’ils veulent présenter en Hegel soit un précurseur de la philosophie contemporaine de 1a subjectivité, soit un précurseur

dune philosophie de activité.

Certes, Hegel est trés éloigné de proclamer que la tache principale

de la philosophie est de transformer le monde. A son avis, elle doit (t) « Marx se rattache donc directement 4 Hegel en introduisant le critére de

la pratique dans la théorie de la connaissance » (Lining, Cabiers philosophiques,

trad. L. Vernanr et E, Borricsiu, p. 174, voit aussi, p. 158). SEMINAIRE

3

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26 se contenter,

HEGEL du

moins

ET LA

PENSEE

MODERNE

en ce qui concerne l’essentiel, de le com-

prendre. Toutefois, nous l’avons vu, le monde que la philosophie hégélienne s’efforce de comprendre ce n’est pas un monde tel que Phomme l’aurait regu, mais tel qu’il le modifie selon ses fins, dans une praxis.

11 avril 1967.

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LE PUITS ET LA PYRAMIDE Introduction 4 la sémiologie de Hegel PAR JACQUES DERRIDA 1, « Puisque la différence réelle (der reale Unterschied) appartient

aux extrimes,

ce milieu west que la neutralité abstraite, leur possibilité

réelle, — en quelque sorte élément théorique de lexistence des objets

chimiques, de leur procts et de son résultat ; — dans Pordre corporel cette Sonction du médium revient 2 Peau; dans Pordre spirituel, pour autant que Vanalogon d’un tel rapport y trouve place, elle reviendrait au signe en

Stntral et plus précistment (ndhet) ax langage (Sprache). » Science de. la logique (IZ, sect. 2, chap. I, B 1; of. aussi Encyclopédie, § 284). * Que faut-il entendre ici par milieu? Par. médium sémiologique? Et

plus ttroitement (ndher) par médium linguistique, qu’il s’agisse, sous le mot de Sprache, de Ja langue ou du langage ? Nous nous inttresserons ici 4 la difference de ce rétrécissement, pour n’y découvrir sans doute en chemin

qu'un rétrleissement de la différence : autre nom du médium de Pesprit.

2. Dans PEncyclopédie (§ 458), Hegel regrette qu’on introduise en

Stntral « Jes signes et Je langage comme appendice dans la psychologie ou encore dans Ja logique, sans réfltchir & leur nécessité e¢ a lear connexion dans Je systime de Pactivité intellectuelle ».

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28

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

En dépit des apparences, Ja place de la stmiologie aurait donc été au centre, non en marge ou en appendice de Ja Logique de Hegel ; ce qui nous autorise 4 inscrire cette introduction a la théorie hégélienne du signe dans un Séminaire consacré a la Logique de Hegel. Justification préalablement requise par Je Sait que, an lien de stjourner dans la Logique, dans Jes livres qui portent ce titre, nous procéderons surtout par détour, suivant des textes plus propres a démontirer Ja nécessité architectonique de ces rapports entre logique et sémiologic. Certains de ces textes ayant déja été interrogés par Jean Hyppolite dans Logique et existence, nous ferons a ce livre — et notamment a son chapitre « Sens et sensible » — un appel implicite et permanent. En déterminant l’étre comme présence (présence sous la forme de l’objet ou présence a soi sous l’espéce de la conscience), la méta~ physique ne pouvait traiter le signe que comme un passage. Hille s’est méme confondue avec un tel traitement. Celui-ci n’est pas davantage survenu au concept de signe, il l’a constitué. Lieu de passage, passerelle entre deux moments de la présence

pleine, le signe ne fonctionne dés lors que comme le tenvoi provisoire d’une présence 4 une autre. La passerelle peut étre relevée. Le procés du signe a une histoire, la signification est méme Vhistoire comprise : entre une présence originelle et sa réappropriation circulaire dans une présence finale, La présence 4 soi du savoir absolu, la conscience de l’étre-auprés-de-soi dans le logos, dans le concept absolu, n’auront été distraites d’elles-mémes que le temps d’un détour et le temps d’un signe. Le temps du signe est alors le temps du renvoi. Il signifie la présence 4 soi, renvoie la présence a elle-méme, organise la citculation de sa provision. Depuis toujours le mouvement de la présence perdue aura déja engagé le processus de sa réappropriation. Dans les limites de ce continuum,

des ruptures se produisent,

des discontinuités fissurent et réorganisent régulitrement la théorie du signe. Elles en réinscrivent les concepts dans des configurations otiginales dont on ne doit pas manquer la spécificité. Pris dans

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LE

PUITS

ET

LA

PYRAMIDE

29

d’auttes systémes, les concepts ne sont certes plus tout mémes; et il y aurait plus que de la niaiserie 4 effacer les de ces restructurations pour ne laisser appatattre que le homogéne, anhistorique d’un ensemble de traits invariants

4 fait les différences tissu lisse, et préten-

dument « originaires ». Y en aurait-il moins, inversement, 4 ignorer,

non pas lorigine, mais de longues séquences et de puissants systémes, 4 omettre (pour voir de trop prés, c’est-A-dire aussi de trop

loin) des chatnes de prédicats qui, pour étre non pas permanentes, mais trés amples, ne se laissent pas facilement déplacer ou interrompre par de multiples événements de rupture, si fascinants et . spectaculaires soient-ils au premier regard inaccommodant? Tant

que les grandes amplitudes de cette chaine ne sont pas exhibées, © on ne peut ni définir rigoureusement les mutations secondaires ou

Yordre

des transformations,

ni rendre

compte

du fecours

4 un

mime mot pout désigner un concept transformé et exticpé — dans

certaines limites — d’un terrain antérieur (sauf 4 considérer ordre de la langue, des mots et du signifiant en général comme un systtme accessoire, accident contingent d’un concept signifié, lequel pourtait avoir son histoire autonome, ses propres déplacements, indé-

pendamment de la tradition verbale, d’un certain continuum sémio-

logique ou de séquences plus amples du signifiant; une telle attitude procéderait aussi d’une philosophie, la plus classique, des rapports entre le sens et le signe). Pour marquer effectivement les déplacements

des lieux d’inscription conceptuelle, il faut articuler les chatnes systématiques du mouvement selon leurs généralités et leurs périodes propres, selon leurs décalages, leurs inégalités de développement,

les figures

complexes

de

leurs

inclusions,

implications,

exclu-

sions, etc. Ce qui est tout autre chose que de reconduite 4 ’origine

ou au sol fondateur d’un concept, comme si quelque chose de tel existait, comme si telle limite inaugurale et imaginaire ne réveillait

pas le mythe rassurant d’un signifié transcendantal, & la veille de

toute trace et de toute différence.

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30 la il de de

HEGEL ET LA PENSEE MODERNE Dans cette séquence finie mais relativement longue qu’on appelle métaphysique, le signe a donc pu devenir l’objet d’une shdorie, a pu étre considéré, regardé comme quelque chose ou a partir quelque chose, de ce qui se donne 4 voir dans l’intuition, 4 savoir I’étant-présent : théorie du signe 4 partir de \’étant-présent mais

aussi et du méme coup en we de \’étant-présent, en vue de présence,

Pétre-en-vue marquant aussi bien une certaine autorité théorique du regard que instance de la visée finale, le telos de la réappropriation, l’ordination de la théorie du signe 4 la lumiére de la parousie. Ordination aussi, comme logique, 2 l’idéalité invisible d’un logos qui s’entend-parler, au plus proche de lui-méme, dans l’unité du concept et de la conscience. C’est le systéme de cette coordination que nous nous proposons d’analyser ici. Sa contrainte a un caractére de grande généralité, Elle s’exerce, de maniére constitutive,

sur toute histoire

accomplissement.

s’attendre

de la méta-

physique, et en général sur tout ce qu’on a cru pouvoir dominer sous le concept métaphysique d’histoire. On dit souvent que l’hégélianisme représente l’achévement de la métaphysique, sa fin et son On

doit

donc

qu’il

donne

a cette

contrainte la forme la plus systématique et la plus puissante, conduite de ce fait 4 sa propre limite. 1. SEMIOLOGIE ET PSYCHOLOGIE

On en trouverait un premier indice dans une lecture architectonique. Hegel accorde en effet 4 la sémiologie une place trés déterminée dans le systéme de la science. Dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, \a théorie du signe reléve de la Philosophie de l’esprit, troisitme partie de louvrage, ptécédée par la Science de la logique (« petite logique ») et la Philosophie de la nature. A quoi correspond cette division? Son sens est rassemblé a

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LE PUITS

ET

LA

PYRAMIDE

31

la fin de I’Introduction (§ 18) : « De méme qu’on ne peut donner

d'une philosophie, par anticipation, une représentation

générale

(cine vorléufige, allgemeine Vorstellung), cat seul le tout de la science est la présentation de V’idée (die Darstellung der Idee), on ne peut,

de méme, concevoit sa division en parties (Hinteilung) qu’a partir

de Pidée; elle est, comme

anticipation

cette idée dont elle doit étre tirée, une

(etwas Antizipiertes).

Mais

Vidée

se manifeste

(sich

erweist) comme la pensée simplement (schlechthin) identique 4 elle-

méme et cela, du méme coup, en tant qu’activité visant 4 se poser soi-méme en vis-a-vis de soi afin d’étre pour soi, et 4 étre, dans cet

autre, seulement auprés de soi-méme (sich selbst, am far sich zu sein,

Sich gegeniiber xu stellen und in diesem Andern nur bei sich selbst xu sein).

La science se décompose donc en trois parties : 1) la hgique, science de Vidée en et pour soi,

2) la philosophie de Ja nature comme étre-autre,

science de l’idée dans

son

3) la philosophie de J’esprit, c’est-a-dire de Vidée qui, 4 partir de son

étre-autre,

revient

Sich zurtickkebrt) ».

4 elle-méme

(aus

ihrem

Anderssein

Ce schéma est, bien entendu, celui d’un mouvement

in

vivant; et

une telle division serait injuste, précise Hegel, si elle désarticulait

et juxtaposait ces trois moments pas étre substantialisées.

La théorie

du

signe

dont, les différences ne doivent

appartient

au troisitme

moment,

a la

troisitme partie, 2 la philosophie de l’esprit. Elle appartient 4 la

science de ce moment od Vidée revient a elle-méme aprés avoir, si Yon peut dire, perdu connaissance, perdu la conscience et le sens d’elle-méme dans la nature, dans son étre-autte. Le signe sera donc une instance ou une structure essentielle de ce retour 4 la présence

4 soi de l'idée. Si l’esprit est P’étre-auprés-de-soi de l’idée, on peut déja reconnattre au signe cette premitre détermination, la plus

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52

HEGEL

ET LA

PENSEE

MODERNE

générale : le signe est une forme ou un mouvement du rapport 4

soi de l’idée, dans 1’élément de l’esprit, un mode de 1’étre-auprés-

de-soi de l’absolu. Resserrons J’angle. Situons plus précisément la théorie du signe dans la philosophie de l’esprit. Celle-ci s’articule elle-méme en trois parties qui correspondent aux trois mouvements du développement de lesprit : 1) L’esprit subjectif idéelle de Didée. liberté seulement 2) L’esprit objectif, la forme

: rapport 4 soi de V’esprit et totalité seulement C’est 1’étre-auprés-de-soi dans la forme de la intérieure. en tant que monde a produire et produit dans

de la réalité, non

seulement

de Vidéalité. La liberté

y devient nécessité existante, présente (vorhandene Notwendigksit). 3) L’esprit absolu : unité, étant en soi e¢ pour soi, de Vobjectivité de Lesprit et de son idéalité ou de son concept, unité se produisant éternellement, Vesprit dans son absolue vérité, — /’esprit’ absolu (§ 385).

Les deux premiers moments sont donc des déterminations fisies et passagéres de l’esprit. Or le discours sur le signe reléve de la science de l’une de ces déterminations finies : l’esprit subjectif. Si T’on rappelle que, selon Hegel, « le fini #’est pas, c’est-a-dire n’est pas le vrai mais simplement un passage (Ubergeben) et une sortie hots de soi (Ubersichbinausgehen : une transgression de soi) » (§ 386), le signe apparaft bien comme un mode ou une détermination de esprit subjectif et fini en tant que médiation ou transgression de soi, passage a ’intérieur du passage, passage du passage. Mais cette sortie hors de soi est le chemin obligé d’un retour 4 soi, Elle est pensée sous l’autorité et dans la forme de la dialectique, selon le mouvement du vrai, surveillé par les concepts d’Aufhebung et de négativité. « Ce fini des sphéres précédentes est la dialectique, c’est son effacement (Vergeben)par et dans autre chose... »

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LE PUITS

ET LA

PYRAMIDE

33

Définissons de plus prs la place de cette sémiologie. Lesprit subjectif lui-méme est : 1. en soi on inemédiat : c'est Vdme ou Vesprit-naturel (Natur-Geist),

objet de l’anthropologie qui étudie ’homme dans la nature; 2. pour soi on médiatisé, comme téflexion identique en soi et dahs Vautre, esprit en relation ou en particularisation (im Verhalinis oder

Besonderung),

Pesprit;

\a conscience,

objet

de

la phénoménologie

de

3. Desprit se déterminant lui-méme en lui-méme, comme sujet pout soi, objet de la psychologie (§ 387).

Or la sémiologie est un chapitre de la psychologie, science de Vesprit se déterminant en soi comme sujet pour soi. Notons toutefois, sans pouvoir nous

y arréter ici, que la sémiologie,

partie de

la science du sujet pour soi, n’appartient pas pour autant a la science e

de la conscience, c’est-a-dire 4 la phénoménologie.

Cette topique qui inscrit la sémiologie dans une science non naturelle de l’Ame, proprement dans une psychologie, ne dérange

en rien, du moins par ce trait, une longue séquence traditionnelle. Elle ne nous teconduit pas seulement aux nombreuses tentatives sémiologiques du Moyen Age ou du xvir® siécle qui sont toutes, directement ou non, des psychologies, mais 4 Aristote. Aristote est le patron réclamé par Hegel pour sa philosophie de l’esprit et préci-

sément pour sa psychologie : « Les livres d’Aristote Sur l’dme, y compris ses traités sur les aspects et états particuliers de l’4me sont pour cela toujours Pouvrage le plus éminent et méme l’ouvrage

unique qui offre, sur cet objet, un intérét spéculatif. La fin essentielle dune philosophie de l’esprit ne peut consister qu’a réintroduire le concept dans la connaissance de l’esprit et donc 4 redécouvrir le sens de ces livres d’Aristote » (§ 378). Aristote est celui qui, précisément, a développé son interprétation

de la voix dans un traité Peri Psychis (cela comptera pour nous dans

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34

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

un instant) et qui, dans le Peri Hermentias, a défini les signes, les

symboles, la parole et l’écriture, 4 partir des pathémata tes psyches, états, affections ou passions de l’ame. Rappelons l’ouverture bien connue du Peri Hermeneias : « Les sons émis pat la voix (ta en #2 phond) sont les symboles des affections de l’4me, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. Et de méme que I’écriture n’est pas la méme chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mémes, bien que les états de l’Ame dont ces expressions sont les signes immeédiats [sont en premier lieu les signes : semeia protés] soient identiques chez tous [ce qui permet d’en faire précisément la science],

comme

sont identiques

les choses

dont ces états sont

Pimage. Ce sujet a été traité dans notre livre De /’dme... » La répétition traditionnelle du geste par lequel on fait dépendre la sémiologie d’une psychologic n’est pas seulement le passé de Phégélianisme. S’y conforme encore ce qui se donne souvent comme dépassement de I’hégélianisme, parfois comme science affranchie de la métaphysique. Car cette nécessité qui est proprement métaphysique et qui gouverne toute une concaténation de discours, d’Aristote 4 Hegel, ne sera pas interrompue par celui qu’on a considéré comme l’instituteur du premier grand projet de sémiologie générale et scientifique, modéle de tant de sciences modetnes et humaines. Par deux fois au moins, dans son Cours de linguistique générale, Saussure place son dessein de sémiologie générale sous la juridiction de la psychologie : « Au fond tout est psychologique dans la langue, y compris ses manifestations

matérielles et mécaniques,

comme

les changements

de sons; et puisque la linguistique fournit 4 la psychologie sociale de si précieuses données, ne fait-elle pas corps avec elle? (p. 21) [...] On peut donc concevoir une science qui ttudie la vie des signes au sein de la vie sociale; elle formerait une pattie de la psychologie sociale, et par cons¢quent de la psychologie générale; nous la nommerons sémiologie (du grec sémeion, « signe »). Elle nous apprendrait en quoi

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LE

PUITS

ET

LA

PYRAMIDE

35

consistent les signes, quelles lois les régissent. Puisqu’elle n’existe pas encore, on ne peut dire ce qu’elle sera; mais elle a droit 4 l’existence, sa place est déterminée d’avance. La linguistique n’est qu’une pattie de cette science générale, les lois que découvrira la sémiologie seront applicables 4 la linguistique, et celle-ci se trouvera ainsi tattachée 4 un domaine bien défini dans l’ensemble des faits humains,

Cest au psychologue 4 déterminer Ia place exacte de la sémiologie » (p. 33).

Posons ceci en pierre d’attente : il est significatif que ce soit le méme linguiste ou glossématicien, Hjelmslev, qui, tout en reconnaissant

Pimportance

de

Vhéritage

saussurien,

ait

mis

en

question,

comme présupposés non critiques de la science saussurienne, 2 /z Sois la primauté reconnue a la psychologie et le privilége accordé 4 la « substance d’expression » sonore ou phonique. Cette primauté

et ce privilége vont aussi de pair, nous le vérifierons, dans la sémiologie spéculative de Hegel. Le signe y est compris selon la structure et le mouvement de

V-Aufbebung pat laquelle Vesprit,

s’élevant

au-dessus

de la nature

dans laquelle il s’était enfoui, la supprimant et la retenant a la fois,

la sublimant en lui-méme, s’accomplit comme liberté intérieure et

se présente ainsi 4 lui-méme pour lui-méme, comme tel. La science de ce « comme

tel », « la psycbologie considéte les pouvoits et les

modes généraux de l’activité de l’esprit comme tel, Vintuition, la repré-

sentation, le souvenir, etc., les désirs... » (§ 440). Comme dans le Peri

Psychés (432 a, b), Hegel refuse 4 plusieurs reprises toute séparation

réelle entre les prétendues « facultés de l’ame » (§ 445). Au lieu de

séparer substantiellement les facultés et les structures psychiques,

on devrait donc en déterminer les médiations, les articulations, les

soudures qui constituent l’unité d’un mouvement organisé et orienté. Or il est remarquable que la théorie du signe, qui consiste essentiel-

lement en une interprétation de la parole et de l’écriture, tienne en

deux trés longues Remargues, beaucoup plus longues que les para-

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36

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

gtaphes auxquels elles sont adjointes, dans le sous-chapitre intitulé L’imagination » (Die Einbildungskraft, §§ 455-460).

La sémiologie est donc une partie de la théorie de V’imagination et, plus précisément, comme nous allons le préciser, d’une phantasiologie ou d’une fantastique. Qu’est-ce que imagination ?

La représentation (Vorstellung), c’est intuition remémorée-intétiorisée+(erinnerte), Elle est le propre de Vintelligence (Intelligenz) qui consiste 4 intérioriser l’immédiateté sensible pour « se poser elle-méme comme ayant J’intuition d’elle-mime » (sich in sich selbst

anschauend zw sefzen). L’immédiateté sensible restant unilatéralement subjective, le mouvement de l’intelligence doit, par Aufhebung, lever

et conserver cette intériorité pour « étre en soi dans sa propte exté-

siorité » (§ 451). Dans ce mouvement de la représentation, l’intelli-

gence se rappelle 4 elle-méme en devenant objective. L’Erinnerung y est donc décisive. Par elle le contenu de l’intuition sensible devient

image, se délivre de l’immédiateté et de la singularité pour permettre le passage a la conceptualité. L’image qui est ainsi intériorisée dans

le souvenir (erinnert) n’est plus /2, elle n’est plus existante, présente mais gardée dans un séjour inconscient, conservée sans conscience

(bewusstlos axfbewabrt). L’intelligence tient ces images en résetve, enfouies au fond d’un abri trés sombre, comme |’eau d’un puits nocturne (ndchtliche Schacht) ou inconscient (bewusstlose Schacht) ou

dplutdt comme une veine précieuse au fond de la mine. « L’intelligence

n’est cependant pas seulement la conscience et la présence mais, comme telle, le sujet et 1’en-soi de ses déterminations; ainsi intériorisée

(crinnert) en elle, image n’est plus existante, elle est inconsciemment

conservie » (§ 453).

Un chemin, nous le suivrons, conduit de ce puits de nuit, silencieux comme la mort et résonnant de toutes les puissances de voix qwil tient en réserve, 4 telle pyramide, ramenée du désert égyptien,

qui s’élévera tout 4 Vheure sur le tissu sobre et abstrait du texte

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LE PUITS ET LA PYRAMIDE hégélien, y composant la telle et la construction différemment, le silence. ce chemin reste encore

37

stature et le statut du historique y gardent Que selon le trajet circulaire et que la

signe. La source natutoutes deux, quoique de l’onto-théologique, pyramide redevienne

un puits qu’elle aura toujours été, telle est l’énigme, On se deman-

dera si elle est elle-méme 4 remonter comme une vérité patlant toute seule du fond d’un puits ou a déchiffrer comme une inscription

invérifiable, abandonnée

sur le front d’un monument.

En possession de ce puits, de ce réservoir (Vorrat), intelligence

peut donc y puiser et mettre au jour, produire, « extérioriser son ptopte (Eigentum) sans plus avoit besoin, pour que celui-ci existe

en elle, de l’intuition extérieure ». « Cette synthése de Pimage intétieure et de la présence intériorisée par le souvenir (erinnerten Dasein),

cest la représentation ptoprement dite (die eigentliche Vorstellung);

Lintétieur, en effet, a dés lors en soi la détermination de pouvoir

étre placé devant Vintelligence (vor die Intelligenz gestellt werden zu kinnen), Wavoir en elle son étre-la » (§ 454). L’image n’appartient

plus 4 « la simple nuit ».

Ce premier processus, Hegel le nomme

(reproduktive Einbildungskraft).

imagination reproductive

La « provenance » des images

est

ici l’ « intétiorité propre du moi » qui les tient désormais en son pouvoir, Disposant ainsi de cette réserve d’images, Vintelligence

opére par subsomption et se trouve elle-méme reproduite, rappelée,

intériorisée.

comme

A

partir de cette mattrise idéalisante,

fantaisie,

imagination

symbolisante,

elle se produit

allégorisante,

poéti-

sante (dichtende). Mais il s’agit seulement d’imagination reproductive puisque toutes ces formations (Gebilde) restent des synthéses tra~ vaillant sur un donné intuitif, réceptif, passivement regu de l’extétieur,

offert en une

rencontre.

Le

travail

opére

sur

un

contenu

trouvé (gefundene) ou donné (gegebene) de Vintuition. Cette imagination ne produit donc pas, n’imagine pas, ne forme pas ses propres

Gebilde. Par un patadoxe apparent, dans la mesure méme od cette

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38

HEGEL ET LA PENSEE MODERNE

Einbildungskraft ne forge pas ses proptes Gebilde, dans la mesure oi elle regoit le contenu de ce qu’elle semble former et ne produit pas sponte sua une chose, une existence, elle reste encore enfermée

en elle-méme. L’identité 4 soi de intelligence s’est retrouvée mais dans lunilatéralité subjective, la passivité de l'impression.

Cette limite sera levée dans V’imagination producirice : Vintuition de soi, le rapport immédiat 4 soi-méme, tel qu’il se formait dans

Pimagination reproductrice,

devient alors un ésant; il s’extériorise,

se produit dans le monde comme une chose. Cette chose singuliére

est le signe; elle est engendrée par une production fantastique, par une imagination

faisant signe,

faisant le signe

(Zeichen machende

Phantasie) en sortant, comme toujours, hors de soi en soi. « Dans

la fantaisie, Vintelligence est accomplie

(vollendet) en une intui-

tion de soi (Selbstanschauung) en tant que le contenu tiré d’elleméme a une existence imagée; [mais] cette formation de lintuition Welle-méme est subjective; le moment de 1’ésant lui manque encore, Mais dans cette unité du contenu intérieur et de la matiére (Stoffes), Vintelligence est reconduite au rapport identique 4 soi comme immédiateté en soi. Comme elle procéde, en tant que raison, du mouvement qui consiste 4 s’approprier (anzueignen) Vimmédiat trouvé en

elle (§ 445,

cf. § 455, Rem.),

c’est-a-dire 4 le déterminer

comme

univer sel, son opération en tant que raison (§ 438) consiste dés lors

4 déterminer comme étant ce qui en elle est accompli en vue de intuition

coneréte

(Sein), chose

de

soi,

c’est-A-dire

4 se faire

elle-méme

étre

(Sache). Opérant selon cette détermination, elle est

extériorisation de

soi (ist sie sich &ussernd), production

d’intuition

(Anschauung produierend).— yy Fantaisie faisant signe. (Zeichen machende Phantasie) » (§ 457)Notons d’abord que la production la plus créatrice du signe se réduit ici 4 une simple extériorisation, c’est-A-dire 4 une expression,

Ja mise au-dehors d’un contenu intérieur, avec tout ce que peut commander

ce motif trés classique. Et pourtant, inversement, cette

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LE

PUITS

ET LA

PYRAMIDE

39

production fantastique ne fait rien de moins que de produire des intuitions, Cette affirmation pourrait paraitre scandaleuse ou inintelligible. Elle implique en effet la création spontanée de ce qui se donne & voir, par cela méme qui peut ainsi voir et recevoir. Mais si

ce motif (unité du concept et de intuition, de la spontanéité et de la réceptivité, etc.) est le motif hégélien par excellence, il ne comporte pour une fois aucune critique implicite de Kant..Ce qui n’est pas

fortuit et s’accorde avec tout le systéme des rapports entre Hegel et Kant. Il s’agit en effet ici de l’imagination, c’est-a-dire de cette

instance dans laquelle se brouillent ou s’annulent toutes les opposi-

tions kantiennes réguliérement critiquées par Hegel. Nous sommes

ici dans cette zone — indiquons-la sous le titre de la Critique du

Jugement — ov le débat avec Kant ressemble le plus 4 une explicitation et le moins 4 une rupture. Mais c’est aussi par commodité que nous opposons ici le développement au déplacement. Il faudrait aussi reconsidérer ce couple de concepts.

Ih reste en tout cas que l’imagination productrice — concept

fondamental de l’Esthésique hégélienne — a un site et un statut ana-

logues 4 ceux de l’imagination transcendantale. Parce qu’elle est aussi

une sorte d’art naturel : « art caché dans les profondeurs de ’ame humaine », « imagination productrice » (1), dit aussi Kant. Mais surtout parce

que le schématisme

transcendantal

de l’imagination,

(1) « Ce schématisme de notre entendement, relativement aux phénoménes

et A leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de ’ame humaine

et dont il nous sera toujours difficile d’extorquer a la nature la vraie manceuvre

(Handgriffe) et de Vexposer 4 découvert devant les yeux. Tout ce que nous pou-

vons dire, c'est que image est un produit du pouvoir empirique de l’imagination

productrice (produktiven Hinbildungskraft)’ — et que le schime des concepts sen-

sibles (comme des figures dans l’espace) est un produit et en quelque sorte un monogramme de l’imagination pure a priori... »

1, Vanuwozr propose P. 456, 25) (note critique Hyosx recommande dans Passive. « La fantaisie est

de lire : imagination reproductrice au lieu de productrice (Kantst., 4 b, de la tr. Tremesayauss et Pacaup, p. 153, ici kgérement modifiée). PEvhétique de distinguer Phantasie et imagination (Kinbildungskraf!) productrice (schafend) » (t. 3, C1 a).

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40

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

'

intermédiaire entre la sensibilité et l’entendement, « troisitme terme » homogéne 2 la catégorie et au phénoméne, comporte les prédicats contradictoires de la passivité réceptive et de la spontanéité produc- | trice. Enfin le mouvement de l’imagination transcendantale est le mouvement de la temporalisation (1) : Hegel reconnait aussi un lien essentiel entre imagination productrice des signes et le temps. Nous nous demanderons bientdt ce que signifie le temps, comment il

signifie, en quoi il constitue le procés de la signification. Production ef intuition, le concept de signe seta donc le lieu

de croisement de tous les traits contradictoires. Toutes les oppositions de concepts s’y rassemblent, s’y résument et s’y engouffrent. Toutes les contradictions semblent s’y résoudre mais, simultanément,

ce qui s’annonce sous le nom de signe parait irréductible ou inaccessible 4 toutes les oppositions formelles de concepts : étant 4 /a fois

Vintérieur et l’extérieur, le spontané et le réceptif, V’intelligible et le sensible, le méme mi ceci, ni cela, etc.

et l’autre, etc., le signe n’est rien de tout cela,

Cette contradiction est-elle la dialecticité elle-méme? La dialec-

tique est-elle la résolution du signe dans l’horizon du non-signe,

de Ja présence au-dela du signe ? La question du signe se confondrait

vite avec la question « qu’est-ce que la dialectique ? » ou, mieux, avec

la question : peut-on interroger Ja dialectique et le signe dans la forme du « qu’est-ce que ? ». Recouvrons cet horizon pour en revenir au détour de notre texte.

Aussitét aprés avoir nommé

la fantaisie faisant signe, Hegel

(2) « L’image pure de toutes les grandeurs (quantorum) pour le sens externe

est l’espace, mais celle de tous les objets des sens en général est le temps. Mais

Je schéme pur de la quantité (quanfitatis), considérée comme un concept de Pent tendement, est le nombre

qui est une teprésentation

embrassant

Taddition

successive de un 4 un (homogéne). Le nombre n’est donc rien d’autre que l’unité de la synthése du divers d’une intuition homogéne en général, par cela méme que je produis le temps lui-méme dans I’appr¢hension de V’intuition » (Dx schématisme des concepts purs de D’entendement).

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LE PUITS

ET

LA

PYRAMIDE

41

énonce cette unité fantastique des oppos¢s qui se constitue dans la sémiopoétique. Celle-ci est un Mittelpunkt : 4 la fois un point central vers lequel convergent tous les rayons des opposés, un point milieu, le milieu au sens de l’élément, du medium, et enfin le point moyen,

le lieu de passage des opposés les uns dans les autres. « La fantaisie { est le Mittelpunkt dans lequel l’universel et l’étre, le propre (das |

Eigene) et Pétre-trouvé (Gefundensein), Pintérieur et Pextérieur sont parfaitement unifiés (vollkommen in Eins geschaffen sind). » Ainsi

caractétisée, l’opération du

signe pourrait étendre

infi-

niment son champ. Hegel en réduit néanmoins la portée en Vincluant aussitét dans le mouvement et la structure d’une dialectique qui la comprend. Le moment du signe est de provision, de réserve provisoire. Cette limite est celle de la formalité abstraite.

Le moment sémiotique reste formel dans la mesure oi le contenu

et la vérité du sens lui échappent, dans la mesure oi il leur reste inférieur, antérieur et extérieur. Pris en lui-méme, le signe se tient

seulement en vue de la vérité. « On considére en général que les formations de la fantaisie sont des unifications du propre et de l’intérieur

de Vesprit avec I’élément intuitif; son contenu, mieux déterminé, appartient 4 d’autres domaines. Nous n’envisageons ici cet atelier

intérieur (innere Werkstdtte)

que d’aprés ses moments

abstraits.

En tant qu’elle est l’activité de cette unification, la fantaisie est taison, mais seulement la raison formelle, dans la mesure ob le contenu

(Gebalt) de la fantaisie comme telle est indifférent, mais la raison

comme telle détermine aussi le contenu (Inhalt) en vue de la vérité

(xur Wahrheit) » (Remarque du § 457). Il faut d’abord insister sur le progrés d’une sémiologie qui, malgré la limite assignée 4 ladite formalité du signe, cesse de faire de celui-ci un déchet ou un accident empitique. Comme l’imagination,

il devient au contraire un moment,

si abstrait soit-il, du dévelop-

pement de la rationalité en vue de la vérité. Il appartient, nous le

verrons plus loin, au travail du négatif. SEMINAIRE

4

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42

HEGEL

ET LA

PENSEE MODERNE

Cela étant fermement souligné, on doit néanmoins se demander pourquoi la vérité (présence de 1’étant, ici dans la forme de la pré-

“ sence adéquate 4 soi) est annoncée comme absence au signe. Pourquoi le concept métaphysique de vérité est-il solidaire d’un concept de signe et d’un concept de signe déterminé comme défaut de la vérité pleine ? Et pourquoi, si l'on considére Vhégélianisme comme Pultime rassemblement de la métaphysique, celle-ci détermine-t-elle nécessairement le signe comme progrés en vue de la vérité ? en vue : pensé dans sa destination 4 partir de la vérité vers laquelle il s’oriente, mais aussi en vue de la vérité, comme on dit pour marquer la distance, le défaut et le reste dans le procés de navigation; en vve encore comme

moyen

de manifestation au regard de la vérité. La lumiére,

la brillance de l’apparaftre qui donne 4 voir, est la source commune

de la phantasia et du phainesthai.

Pourquoi en est-il ainsi du rapport entre signe et vérité? Ce « pourquoi » ne se laisse plus entendre comme un « qu’est-ce

que cela signifie ? ». Encore moins comme un « qu’est-ce que cela

veut dire ?». Les questions ainsi formées seraient naivement énoncées dans la présupposition ou anticipation de leur réponse. Nous atteignons ici une limite ot la question « que signifie la signification ? »,

« que veut dire le vouloir-dire ? » perd toute pertinence. II faut alors questionner au point et dans la forme oi la signification ne signifie plus, ot le vouloir-dire ne veut rien dite, non qu’ils soient absurdes

4 Vintérieur de leur systéme, c’est-a-dire de la métaphysique, mais

parce que cette question méme nous aura portés sur le bord extérieur

de sa cléture, 4 supposer qu’une telle opération soit simple et simplement possible 4 l’intérieur de notre langue; et 4 supposer que nous sachions clairement ce qu’est le dedans d’un systéme et d’une langue.

« Pourquoi ? » ne marque donc plus ici une question sur le « en-vue-

de-quoi » (pour quoi ?) sur le #e/os ou V’eschaton du mouvement de la signification; ni une question d’origine, un « pourquoi ? » comme «4 cause de quoi ? », « a partir de quoi ? », etc. « Pourquoi ? » est donc

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*

LE PUITS ET LA

PYRAMIDE

43

le nom encore métaphysique de la question ici proposée sur le systéme métaphysique qui lie le signe au concept, a la vérité, 4 la présence, a l’archéologie, 4 la téléologie, etc.

2. LA SEMIOLOGIE HEGELIENNE

Le signe unit une « représentation indépendante » et une « intuition », en d’autres termes un concept (signifié) et la perception

sensible (d’un signifiant), Mais Hegel doit aussitét reconnattre une sorte d’écart, de déboitement qui, en disloquant I’ « intuition », ouvre précisément l’espace et le jeu de la signification. Dans I’unité

signifiante, dans la soudure de la représentation et de V’intuition, le

apport n’est plus simplement entre deux termes. L’intuition n’y est déja plus une intuition comme

les autres.

Sans doute, comme

dans toute intuition, un étant y est-il donné; une chose s’y présente,

se fait recevoir dans sa simple présence. Par exemple, dit Hegel, la couleur de la cocarde. Elle est 14, immédiatement

visible, indubi-

table, Mais cette présence, en tant qu’elle s’unit 4 la Vorstellung (@ une

représentation),

devient

représentation,

représentation

(au

sens de représentant) d’une représentation (au sens général d’idéalité conceptuelle), Mise a la place d’autre chose, elle devient efwas anderes

vorstellend : ici le Vorstellen et le représenter déploient et rassemblent

d’un coup tous leurs sens. Qu’est-ce que cette étrange « intuition » représente ? De quoi le signifiant ainsi présenté 4 Vintuition est-il le signifiant ? Quel est son représenté ou son signifié ?

Hegel le définit évidemment comme une idéalité, par opposition

4 la corporéité du signifiant intuitif. Cette idéalité est celle d’une Bedeutung. On traduit couramment ce dernier mot par signification.

Ayant

essayé,

en

commentant

ailleurs

les

Recherches

logiques,

de

Pinterpréter comme le contenu d’un vouloir-dire, je voudrais montrer ici qu’une telle interprétation convient aussi au texte hégélien. Une

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44

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

telle extension est réglée par une nécessité métaphysique interne et essentielle.

Le contenu de ce vouloir-dire, cette Bedeutung, Hegel lui donne

le nom et la dignité d’une dme (Seele). Ame déposée dans un corps,

bien sfir, dans le corps du signifiant, dans la chair sensible de l’intuition. Le signe, unité du corps signifiant et de Vidéalité signifiée,

devient une sorte d’incarnation. L’opposition de l’ame et du corps

et, analogiquement, celle de l’intelligible et du sensible, conditionnent donc la différence entre le signifié et le signifiant, entre l’intention signifiante (bedeuten), qui est une activité d’animation, et le corps

inerte du signifiant. Cela restera vrai chez Saussure; chez Husserl

aussi pour qui le corps du signe est animé par intention de signification comme un corps (Kérper) se laisse habiter par le Geist et devient, de ce fait, un corps propre (Leib). Husserl dit du mot vivant qu'il est une geistige Leiblichkeit, une chair spirituelle. Hegel savait que ce corps propre et animé du signifiant était aussi un sombeau. L’association sémalséma est aussi 4 V’ceuvre dans

cette sémiologie et cela n’a rien d’étonnant (1). Le tombeau, c’est la vie du corps comme signe de mort, le corps comme autre de 1’4me, de la psyché animée, du souffle vivant. Mais le tombeau, c’est aussi @) Patrick Hochart — qu’il en soit ici remercié — a, depuis lors, attiré mon

attention sur tel passage du Cratyle, plus tarement cité et pour nous plus

intéressant que le célébre texte du Gorgias (493 @) sur le couple sémalstma : « Socrars. — Le corps (séma), veux-ta dire ? Hsrwocine. — Oui, Socrars. — Le nom m’en parait complexe; pour peu qu’on en modifie la forme, il Pest au plus haut point. Certains le définissent le tombeau (séma) de V’ame, o& elle se trouverait présentement ensevelie; et d’autre part, comme

c’est pat lui

que V’ame exprime ses manifestations (semainei a an semaind 2 psycht), & ce titre encore il est justement appelé signe (séma) d’aprés eux, Toutefois ce sont surtout

les Orphiques qui me semblent avoir établi ce nom, dans la pensée que l’ame

expie les fautes pour lesquelles elle est punie, et que, pour la garder (sézésai), elle a comme enceinte ce corps qui figure une prison; qu’il est donc, suivant son

nom méme, le séma (la gedle) de 'me, jusqu’a ce qu’elle ait payé sa dette, et qu’il n’y a point a changer une seule lettre » (400 b, ¢), trad. L. Ménrprer, Ed. Budé.

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LE PUITS ET LA PYRAMIDE

45

ce qui abrite, garde en réserve, thésaurise la vie en marquant qu’elle continue ailleurs. Il consacre sa dispatition en attestant sa persévé-

tance, Il la tient donc aussi a I’abri de la mort. I] aver#i# l’ame de la mort possible, avertit (de) la mort de l’4me, détourne (de) la mort. Cette double fonction de l’avertissement appartient au monument

fundraire, Le corps du signe devient ainsi le monument dans lequel

Vame

serait enfermée,

gardée,

maintenue,

tenue

en maintenance,

présente, signifiée. Au fond de ce monument, lame se garde vive mais elle n’a besoin du monument que dans la mesure oi elle s’expose — 4 la mort — dans son rapport vivant 4 son propre corps. Il a bien fallu que la mort fat 4 Pceuvre — la Phénoménologie de l’esprit décrit le travail de la mort — pour qu’un monument vint retenir

et protéger, en la signifiant, la vie de l’4me. Le signe, monument-de-la-vie-dans-la-mort, monument-de-lamort-dans-la-vie, la sépulture d’un souffle ou le corps propre embaumé, [altitude conservant en sa profondeur l’hégémonie

de l’ame et résistant 4 la durée, le dur texte de pierres couvertes d’insctiptions, c’est la_pyramide. Hegel se sert donc du mot pyramide pour désigner le signe. La

pytamide devient le sémaphore du signe, le signifiant de la signification. Cela n’est pas indifférent. Notamment quant 4 la conno-

tation égyptienne : un peu plus loin la hiéroglyphie égyptienne

fournira l’exemple de ce qui résiste au mouvement de la dialectique, 4 Vhistoire, au logos. Serait-ce contradictoire?

Assistons d’abord 4 I’érection de la pyramide. « Dans cette unité, produite par V’intelligence, d’une représentation indépendante (selbstdndiger Vorstellung) et dune intuition, la matitre de cette derniére est bien tout d’abord une chose reque

(sin Aufgenommenes), immédiate ou donnée (par exemple la couleur de la cocarde, et autres choses semblables). Mais dans cette identité

Vintuition ne vaut pas en tant que représentant (vorstellend) positivement

et se représentant elle-méme mais comme teprésentant awtre chose. »

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46

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Nous avons donc, pour une fois, une sorte d’intuition d’absence ou, plus précisément, la visée d’une absence 4 travers une intuition

pleine. « C’est [cette intuition] une image qui a regu en elle-méme (in sich empfangen bat : a tegu, accueilli, congu, un peu comme une femme

concevrait en recevant; et ce qui est ici congu, c’est bien

un concept) comme Ame, une représentation indépendante de Vintelligence, sa signification (Bedeutung). Cette intuition est le signe» (§ 458). Suit Pune de ces deux Remargues qui contiennent toute la théorie

du signe (ce qui n’empéchera pas Hegel de critiquer un peu plus loin ceux qui n’accordent 4 la sémiologie que la place et l’importance d’un appendice). « Le signe est une certaine intuition immédiate qui représente un contenu tout autre que celui qu’elle a pour elle-

méme (die einen ganz anderen Inbalt vorstellt, als den sie far sich hat). » Vorstellen qu’on traduit en général par « représenter », soit au sens

le plus vague de la représentation intellectuelle ou psychique, soit

au sens de représentation d’obje# mise en avant, placée en regard, marque ici du méme coup le détour représentatif, le recours au

teprésentant, mis 4 la place de l’autre, délégué de l’autre et renvoi

4 Pautre. Une intuition est ici mandatée pour représenter, dans son contenu propre, un sout aufre contenu, « Le signe est une certaine

intuition immédiate qui représente un contenu tout autre que celui

qu’elle a pour elle-méme;



la pyramide

[Hegel souligne] dans

laquelle une Ame étrangére (eine fremde Seele) est transportée [transposée, transplantée, traduite : versetyt ; versetyen, c'est aussi mettre en gage; im Leihause versetzen : mettre au Mont-de-Piété] et gardée (aufbewahrt

: confiée,

consignée,

mise en consigne). »

Cette mise en place de la pyramide a fixé quelques traits essentiels du signe. Tout d’abord ce qu’on peut appeler, sans abus ni anachro-

nisme, Varbitraire du signe, Vabsence de tout rapport naturel de tessemblance, de participation ou d’analogie entre le signifié et le

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LE PUITS signifiant,

ET

LA

c’est-4-dire

PYRAMIDE ici entre

47

la représentation

(Bedextung)

et

Vintuition, ou encore entre le représenté et le représentant de la

teptésentation par signe. Cette hétérogénéité, condition

de l’arbi-

traire du signe, Hegel la souligne deux fois. 1. L’4me consignée dans la pyramide est éfrangtre (fremde). Si elle est transposée, transplantée comme une immigrante dans le monument, c’est qu’elle n’est pas faite de la pierre du signifiant;

elle n’appartient ni dans son origine ni dans sa destination a la matiére

du donné intuitif. Cette hétérogénéité revient 4 lirréductibilité de lame et du corps, de Vintelligible et du sensible, du concept ou de Vidéalité signifide d’une-part, du corps signifiant d’autre part, c’est-adire, en des sens différents, de deux représentations (Vorstellungen). 2. C’est pourquoi intuition immédiate du signifiant représente un tout axtre contenu (einen ganz anderen Inhalt) que celui qu’elle a pour elle-méme, tout autre que celui dont la présence pleine ne tenvoie qu’a elle-méme. Ce rapport d’altérité absolue distingue le signe du symbole. Entre

~ le symbole et le symbolisé, la continuité d’une participation mimé-

tique ou analogique se laisse toujours reconnaftre. « Le signe est différent du symbole, c’est-a-dire d’une intuition dont la déterminité

propre est, dans son essence et dans son concept, plus ou moins le contenu qu’elle exprime comme symbole; au contraire, dans le signe en tant que tel, le contenu propre de Vintuition et celui dont elle

est le signe n’ont rien 4 faire l’un avec l’autre » (ibid.). Ce

motif

de

l’arbitraire

du

signe,

cette

distinction

entre

le

signe et le symbole sont longuement explicités dans I’Introduction de la Section de l’Esthétiqne consactée & 1’ Art symbolique. Hegel y précise le « lien tout 4 fait arbitraire » (ganz willkirliche Verknapfung) qui constitue le signe proprement dit et par excellence le signe linguistique. « Il en va autrement d’un signe qui doit étre symbok. Le lion, par exemple, est considéré comme un symbole du courage, le renatd comme symbole de la ruse, le cercle comme symbole de

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48

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Péternité, le triangle comme symbole de la Trinité. Or le lion, le

renatd possédent pour eux-mémes les propriétés dont ils doivent exprimer la signification (Bedentung). De méme le cercle ne présente pas V’aspect inachevé ou arbitrairement limité d’une ligne droite ou d’une autre ligne qui ne reviendrait pas sur elle-méme, ce qui serait aussi le cas de quelque intervalle de temps limité; et le triangle a, comme fox, le méme nombre de cdtés et d’angles que celui qui revient & V’idée de Dieu quand on dénombre les déterminations que la religion congoit en Dieu.

« Dans ces types de symbole les existences sensibles présentes

(sinnlichen vorhandenen Existenzen) ont donc déja dans leur présence (Dasein) propre cette signification (Bedeutung) dont il leur est demandé d’étre la représentation (Darstellung) et Yexpression; et le symbole, pris dans ce sens plus large, n’est pas un simple signe indifférent, mais un signe qui, dans son extériorité, comprend en

méme temps en lui-méme le contenu de la représentation (Vorsiel-

Jang) qu'il fait apparattre. Mais du méme coup il ne doit pas amener devant la conscience ce qu’il est lui-méme en tant que chose singuligre concréte mais seulement cette qualité générale de la signification qui est en lui. » Dans

le chapitre

développement

est

suivant,

consacré

« Le

symbolisme

4 la Pyramide,

inconscient

cette fois,

», un

si l’on

peut encore dire, au sens propre du mot. Si dans l’Eneyclopédie,

Ja pytamide égyptienne est le symbole ou le signe du signe, elle est, dans l’Esthétique, étudiée pour elle-méme, c’est-a-dite déja en tant que symbole. Les Egyptiens sont allés plus loin que les Hindous dans le concept des rapports entre le naturel et le spirituel, ils ont pensé l’immortalité de l’ame, l’indépendance de esprit, la forme de sa dutée au-delA de la mort naturelle. Cela se

marque dans leurs pratiques funéraires. « L’immortalité de l’ame

communiquait trés facilement avec la liberté de l’esprit, dans la mesure ott le je se saisit lui-méme comme soustrait 4 la naturalité

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LE

PUITS

ET

LA

PYRAMIDE

de la présence et reposant

49

sur lui-méme; or ce savoir de soi est le

principe de la liberté. On ne peut certes dire que les Egyptiens aient pleinement pénétré jusqu’au concept de l’esprit libre, et nous ne devons pas penser cette croyance des Egyptiens en fonction de notte propre maniére de concevoir l’immortalité de l’ame; mais ils avaient déja V'intuition que ceux qui avaient quitté la vie pour-

suivaient leur existence, aussi bien de maniére extérieure que dans leur représentation [...] Si nous nous interrogeons sur la forme d’art symbolique cottespondant 4 cette représentation, nous devons la chercher dans les principales formations de l’architecture égyptienne.

Nous sommes en présence d’une double architecture, l’une au-dessus et autre au-dessous de la terre; labyrinthes sous le sol, somptueuses

et profondes excavations, passages longs d’une demi-heure de marche, salles couvertes

d’hiéroglyphes,

l’ensemble

ayant

exigé

un

tra-

vail d’une minutieuse finition; puis, au-dessus, ce sont ces construc-

tions étonnantes, au nombre desquelles il faut surtout compter les Pyramides. » Aprés une premiére description, Hegel dégage ce qui

est 4 ses yeux le concept de la pyramide; on comparera ce texte

. avec celui de l’Encyclopédie : « Les Pyramides nous mettent ainsi

devant les yeux l’image simple de l’art symbolique lui-méme; ce sont

@extraordinaires cristaux qui enferment en eux une intériorité (ein

Inneres)

et Ventourent

de

leur

forme

extérieute, telle

qu’elle

est

produite par l’art, de telle sorte qu’on les dirait présentes pour cette

intériorité séparée de la simple naturalité et seulement ordonnées

4 cette méme intériorité, Mais ce royaume de la mort et de Vinvisible, qui constitue ici la signification [des pyramides] ne comporte qu’une seule face, la face formelle qui appartient au contenu vraiment

artistique, 4 savoir la séparation d’avec la présence immédiate; c’est donc d’abord (Lebendigkeit)

seulement un Hades,

qui, méme

ce n’est pas encore une vie

si elle s’est délivrée du sensible comme

tel, n’en serait cependant pas moins présente en elle-méme, étant de la sorte esprit libre et vivant en soi, — C’est pourquoi la forme

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50

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

(Gestalt) destinge 4 une telle intériorité reste encore une forme (Form) et une enveloppe tout 4 fait extérieures au contenu déterminé

de cette méme intériorité. Cette enceinte extérieure dans laquelle repose une intériorité cachée, ce sont les pyramides » (Esthétique, I, sect. I, chap. I, Le Symbolisme inconscient, C 1). Cette

discontinuité

tequise

entre

le signifié

et le signifiant

s’accotde avec la nécessité de systéme qui inclut la sémiologie dans

une psychologie. On se rappellera en effet que la psychologie — au sens hégélien



est la science

de V’esprit se déterminant

en soi,

comme sujet pour soi, C’est le moment oi « l’esprit n’a désormais qu’a réaliser le concept de sa liberté » (§ 440, Psychologie de l’Encyelopédie). C’est pourquoi il était indispensable de faire apparattre plus haut larticulation architectonique entre la psychologie et la sémio-

logie. On comprend mieux alors le sens de l’arbitraire: la production

de signes arbitraires manifeste la liberté de esprit. Et il y a plus de

liberté manifeste dans la production du signe que dans celle du symbole. L’esprit y est plus indépendant et plus prés de lui-méme. Par le symbole, au contraire, il est un peu plus exilé dans I nature.

« En désignant (A/s bezeichnend), l’intelligence manifeste ainsi un

arbitraire (Willk#r) et une maitrise (Herrschaft) plus libres dans Pusage de Vintuition qu’elle ne le fait en symbolisant (als symbolisierend) » (§ 458) (1).

(x) Cette opposition du signe et du symbole, la téléologie qui Poriente systématiquement, Hegel en héritait déja. De tres loin, il serait facile de le montrer & partir de chacun des concepts qui entrent ici en jeu. Mais aprés Hegel, cette méme opposition, cette méme téléologie gardent leur autorité. Par exemple dans le

Cours de linguistique générale. Dans le premier chapitre de sa premiéte partie, su

paragraphe qui porte pour titre « Premier principe: V’arbitraire du signe », on

lit : « On peut done dire que les signes entigrement arbitraires réalisent mieux que d’autres Vidéal du procédé sémiologique ; c’est pourquoi Ja langue, le plus

complexe et le plus répandu des systémes d’expression, est aussi le plus caracté-

tistique de tous ; en ce sens la linguistique peut devenir le patron général de toute

sémiologie, bien que la langue ne soit qu’un systéme particulier ». [Nous recon-

naitrons tout a l’heure la méme proposition chez Hegel, au moment od il accorde

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LE

PUITS

ET

LA

PYRAMIDE

st

Selon le schéma de cette téléologie, l’instance sémiotique, tout 4 Pheure définie comme rationalité abstraite, fait aussi progresser Ja manifestation de la liberté, D’ott sa place essentielle dans le déve~

loppement de la psychologie et de la logique. Cette place est marquég pat Hegel dans une incidente, au milieu de la Remarque ajoutée comme un long appendice au court paragraphe qui définit le signe,

La pyramide avait surgi dans cet espace et au détour de cet excursus : « D’ordinaire on glisse ici ou 18 le signe et le Jangage, comme appen-

dice (Anhang: supplément, codicille) dans la psychologie ou encore dans la logique sans réfiéchir 4 leur nécessité et 4 leur connexion

dans le systéme de l’activité intellectuelle. La vraie place du signe

est celle qui a été indiquée... » Cette activité, qui consiste 4 animer le contenu intuitif (spatial et temporel), 4 lui insuffler une « Ame », une « signification », produit le signe par Erinnerung, mémoire et intériorisation. C’est ce rapport entre un certain mouvement d’intériorisation idéalisante

et le processus tenant.

nation,

Dans

de temporalisation

la production

Cest-A-dire

des

ici le temps,

qui

signes,

nous

ittéressera

la mémoire

sont la méme

main-

et V’imagi-

intériorisation

de

Vesprit se rapportant 4 lui-méme dans V’intuition pure de soi, et donc dans sa liberté, et portant cette intuition de soi 4 existence extérieure. Ce qui appelle deux remarques.

1, Apparaissant dans 1’ Encyclopédie au chapitre de l’imagination, Ja théorie des signes y est immédiatement suivie du chapitre sur

une prévalence au signe linguistique, A la parole et av nom]. « On s'est servi, poursuit Saussure, du mot symbole pour désigner le signe linguistique, ou plus

exactement ce que nous appelons le signifant. Il ya des inconvénients 4 ’admettre, justement 4 cause de notre premier principe. Le symbole a pour caractére de

métre jamais tout A fait arbitraire ; il n’est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifi¢. Le symbole de la justice, la balance, ne

pourrait pas étre remplacé par n’importe quoi, ua char, par exemple » (p. 101).

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52

HEGEL

la mémoire.

Dans

ET

LA

PENSEE

MODERNE

la Propédeutique philosophique le méme

sémiologique est inscrit au titre de la mémoire (1).

contenu

2. Production des signes, la mémoire est aussi la pensée elleméme. Dans une Remarque qui fait la transition entre le chapitre consacré a /a mémoire et celui consacré a Ja pensée, Hegel rappelle que « déja notre langue attribue 4 la mémoire (Gedachtnis), dont

cest un préjugé de parler avec mépris, le haut statut (Stellung) qui l’apparente immédiatement 4 la pensée (Gedanke) ». 3. RELEVER



CE QUE PARLER

VEUT DIRE

L’emplacement de cette sémiologie est délimité. Il ne pourrait

s’agit maintenant d’en épuiser le contenu. Tentons seulement une ptemiére épreuve, et de vérifier, sut une analyse de contenu, le motif décrit par l’architecture. Demandons-nous ainsi ce que signifie cette sémiologie, ce qu’elle veut dire. En posant la question sous cette

(x) Dans I’Eneyclopddie philosophique de la Propédentique (1° section de la Science

de Pesprit,

chapitre sur la représentation,

sous-chapitre

sur la mémoire),

on

retrouve les définitions suivantes: « 1. Le signe on général. La teprésentation ayant

été libérée de la réalité présente extérieure et rendue subjective, cette réalité et

la représentation interne se sont situées face & face, comme deux choses distinctes. Une réalité extétieure devient signe lorsqu’elle est arbitrairement associée 4 une repré-

sentation qui ne lui correspond pas et qui s’¢h\distingue méme par son contenu,

en sotte que cette réalité doive en étre la représentation ou signification » (§ 155). « La mémoire eréafrice produit donc l’association entre intuition et représentation,

mais une Jibre association dans laquelle se trouve inversé le rapport précédent, ob la représentation reposait sur Pintuition. Dans l'association telle que Popéte la

mémoire créatrice, la réalité sensible présente n’a aucune valeur en elle-méme et

pour elle-méme, mais sa seule valeur est celle que lui confére Vesptit » (§ 156). « Le Langage. L’ceuvre la plus haute de la mémoire créatrice est le langage, qui est, d’une part, verbal, d’autre part, écrit. La mémoire créatrice, ou mntmosyne, étant la source du langage, il ne peut étre question d’une autre source qu’en ce

qui concerne la découverte de signes déterminés » (§ 158). « . Le langage est

disparition du monde sensible en son immédiate présence, la suppression de ce monde, dés lors transformé en une présence qui est un appel apte a éveiller un écho chez toute essence capable de représentation » (§ 159), trad. M. de Ganpac, Ed, de Minuit.

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LE

PUITS

ET

LA

PYRAMIDE

53

forme, nous nous soumettons déja aux schémes profonds de cette

métaphysique du signe qui non seulement « veut-dire » mais se teprésente essentiellement comme théorie du dedenten (vouloit-dite)

dentrée de jeu réglé sur le télos de la parole. Comme il le sera plus tard chez Saussure, le langage parlé est ici le « patron » du signe, et la linguistique le modéle d’une sémiologie dont elle reste pourtant

une partie. Le fond de la these s’énonce trés vite : c’est le privilége ou l’excellence du systéme linguistique — c’est-4-dire phonique — au regard

de tout autre systéme sémiotique. Privilége donc de la parole sur Vécriture et de V’écriture phonétique sur tout autre systéme d’inscrip-

tion, en particulier sur l’écriture hiéroglyphique ou idéographique, mais aussi bien sur l’écriture mathématique, sur tous les symboles

formels, les algébres, les pasigraphies et autres projets de type leibnizien, sur tout ce qui n’a pas besoin, comme disait Leibniz, « de se

référer 4 la voix » ou au mot (vox). Ainsi formulée, la thése est connue. Nous ne voulons pas ici la rappeler mais, en la reformant, en en reconstituant la configutation, marquer en quoi l’autorité de la voix se coordonne essentiel-

lement avec le tout du systéme hégélien, avec son archéologie, sa

téléologie, son eschatologie,

avec la volonté

de parousie et tous

les concepts fondamentaux de la dialectique spéculative, notamment

ceux de négativité et d’ Aufhebung. Le procés du signe est une Aufhebung. Ainsi : « L’intuition, entant qu’elle est d’abord immédiatement un donnéd (ein Gegebenes) et

une spatialité (ein Réumliches), regoit, pour autant qu’on utilise

comme signe, la détermination essentielle d’étre seulement en tant que aufgehobene [c’est-a-dire 4 la fois élevée et supprimée, disons désormais re/evée, au sens ot l’on peut étre a Je fois élevé et relevé de ses fonctions, remplacé dans une sorte de promotion pat ce qui succéde et prend la reléve. En ce sens le signe est la're/éve de intuition sensible-spatiale]. L’intelligence en est la négativité » (§ 459).

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$4

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

L’intelligence est donc le nom de ce pouvoir qui produit un

signe en niant la spatialité sensible de Vintuition. Elle est la reléve de Vintuition spatiale. Or comme

le montre ailleurs Hegel (1), la

reléve (Aufbebung) de Vespace, c’est le temps. Celui-ci est la vérité

de ce qu’il nie — l’espace — dans un mouvement de reléve. Ici la

vérité ou lessence téléologique du signe comme reléve de l’intuition

sensible-spatiale, ce sera le signe comme temps, le signe dans 1’élément de la temporalisation. C’est ce que confitme la suite du para-

graphe : « L’intelligence en est la négativité; aussi la forme la plus

vraie de intuition qui est un signe, c’est une présence dans le semps

(cin Dasein in der Zeit), — ... »

Le Dasein in der Zeit, la présence

ou l’existence dans le temps,

cette formule d’un mode de Vintuition doit étre pensée en rapport avec celle qui dit du temps qu’il est le Dasein du concept.

Pourquoi le Dasein dans le temps est-il la forme la plus vraie

(wabrbaftere Gestalt) de Vintuition telle qu’elle se laisse relever dans Je signe? Parce que le temps est la reléve — c’est-a-dire en tefmes hégéliens la vérité, essence (Wesen) comme étre-passé (Gewesenheit) — de espace. Le temps, c’est l’espace vrai, essentiel, passé, tel qu’il aura été pensé, c’est-a-dire relevé. Ce gu’aura voulu dire Pespace, est le temps. Il s’ensuit, quant au signe, que le contenu de lintuition sensible (le signifiant) doit s’effacer, s’évanouir devant la Bedeutung, devant Vidéalité signifiée, tout en se gardant et en la gardant; et c’est seu; lement dans le temps, ou plutét comme le temps lui-méme, que cette teléve peut trouver le passage. Or quelle est la substance signifiante (ce que les glossématiciens appellent la « substance d’expression ») la plus propre A se produire ainsi comme le temps méme ? C’est le son, le son relevé de sa natutalité et lié au rapport 4 soi de l’esprit, de la psyché comme sujet

(2) CE. par exemple Encyclopédie, §§ 254-260.

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LE PUITS ET

LA

PYRAMIDE

55

pour soi et s’affectant soi-méme, A savoir le son animé, le son pho-

nique, la voix (Ton).

Cette conséquence,

Hegel la tire immeédiatement

et rigoureu-

sement : « aussi la forme la plus vraie de l’intuition qui est un signe, est une existence dans le semps, — un effacement de la présence

(ein Verschwinden des Daseins) tandis qu’elle est (indem es ist) — et suivant sa nouvelle déterminité extérieure, psychique, une position

[un étre-posé : Gesetzsein] procédant de l’intelligence, de sa natu-

talité propre (anthropologique), — a savoir le son (Ton), l’extériotisation accomplie (pleine : erfallte Ausserung) de Vintériorité qui se manifeste ». D’une part, la voix unit la naturalité anthropologique du son

naturel 4 lidéalité psychique-sémiotique; losophie de Vesprit sur la philosophie philosophie de l’esprit, son concept est Panthropologie et la psychologie. Entre

elle articule donc la phide la nature; et dans la donc la charniére entre ces deux sciences, on le

sait, s’inscrit la phénoménologie de l’esprit ou science de l’expérience

de la conscience. D’autre part, ce rapport phonique entre le sensible et lintelli-

gible, le réel et Pidéal, etc., se détermine ici comme rapport d’expressivité entre un dedans et un dehors. Le langage de son, la parole, portant le dedans au-dehors, ne l’y abandonne pourtant pas simplement, telle une écriture. Gardant le dedans en soi alors méme qu’elle

Pémet au-dehors, elle est par excellence ce qui conféte l’existence, Ja

présence (Dasein) & la représentation intérieute, elle fait exister le

concept (le signifié). Mais du méme coup, en tant qu’il intériorise et temporalise le Dasein, donné de l’intuition sensible-spatiale, le lan-

gage éléve l’existence elle-méme, il la reléve dans sa vérité et produit

ainsi une sorte de promotion de présence. II fait passer de l’existence sensible 4 l’existence représentative ou intellectuelle, 4 l’existence

du concept. Un tel passage est précisément le moment de l’articulation qui transforme le son en voix et le bruit en langage : « Le

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56

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

son [le son phonique : der Ton] s’articulant ensuite pour les représentations déterminées, le discours (parlé : die Rede) et son systéme, la langue (die Sprache), donne aux sensations, aux intuitions, aux teprésentations, une seconde présence, plus haute que leur présence immédiate, en général une présence qui vaut dans 4 domaine de la représentation (des Vorstellens). » Dans le passage qui nous occupe, Hegel ne s’intéresse qu’A

« la déterminité propre du langage comme

produit de J’intelli-

gence », c’est-a-dire au langage comme « manifestation de ses repré-

sentations dans un élément extérieur ». Il n’entreprend pas l’étude du langage lui-méme, si l’on peut dire. Il a défini l’ordre de la sémiologie générale, sa place dans la psychologie, puis le lieu de la linguistique 4 Vintérieur d’une sémiologie dont elle apparait néanmoins comme le modéle téléologique. L’ Encyclopédie en reste ici & cette systématique ou a cette architectonique. Elle ne remplit pas le champ dont elle marque les limites et la topographie. Les linéaments d’une linguistique sont toutefois indiqués. Celle-ci devra par

exemple se soumettre 4 la distinction entte |’élément formel (grammatical) et l’élément matériel (lexicologique). Une telle analyse

dissout le discours sur la linguistique, le défait entre son avant et son apres. La lexicologie,

science du matériel de la langue, nous

renvoie

en effet 4 une discipline déja traitée, avant la psychologie : l’anthro-

pologie. Et dans l’anthropologie, qu’avant de s’apparaftre comme

4 la psychophysiologie.

C’est

telle, Vidéalité s’annonce dans la

nature, l’esprit se cache hors de soi dans la matitre sensible; et il le fait selon des modes, des degrés, un devenir, une hiérarchie

spécifiques. On doit entendre 4 Vintérieur de cette téléologie le concept ici décisif d’idéalité physique. L’idéalité en général, c’est, en

termes hégéliens, « la négation du réel, lequel est néanmoins, en méme temps, conservé, virtuellement retenu (virtwaliter erhalten), méme s’il n’existe pas ». Puisque le signe est la négativité qui reléve

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LE

PUITS

Vintuition dans une au travail négativité

ET

LA

PYRAMIDE

57

sensible dans l’idéalité du langage, il doit se découper matiére sensible qui en quelque sorte s’y préte, offrant de Vidéalisation une non-tésistance prédisposée (1). La idéalisante et relevante qui travaille dans le signe a tou-

jours déja commencé a inquiéter la matiére sensible en général. Mais

celle-ci étant différenciée, elle se hitrarchise en ses types et en ses

régions suivant sa puissance d’idéalité, I] s’ensuit, entre autres cons¢-

quences, qu’on peut considérer le concept d’idéalité physique comme

une sorte d’anticipation téléologique ou, inversement, reconnaitre dans le concept et la valeur d’idéalité en général une « métaphore »,

Un tel déplacement — qui résumerait tout le trajet de la métaphysique — tépéterait aussi I’ « histoire » d’une certaine organisation des fonctions que la philosophie a appelées « sens ». L’équivalence

de ces deux lectures est aussi un effet du cercle hégélien : la réduc-

tion sensualiste ou matérialiste et la téléologie idéaliste suivent, en

sens inverse, la méme ligne, Celle que nous venons de nommer, par commodité

provisoire, « métaphore ».

Ce que Hegel appelle, donc, Vidéalité physique, se partage en deux régions de sensibilité : sensibilité 4 la lumiére et sensibilité au son. Elles sont analysées dans |’ Encyclopédie et dans V’Esthétique.

Qu’il s’agisse de lumiére ou de son, l’analyse sémiologique des

matiéres signifiantes et des intuitions sensibles nous renvoie de la psychologie 4 l’anthropologie (psychophysiologie) et, en derniére instance, de la physiologie 4 la physique (2). C’est le chemin inverse

(1) « Leesprit doit d’abord se retirer de la nature pour rentrer en Ini-méme, son pouvoir (walten) sans rencontrer d’opposition comme dans un élément sans s’élever au-dessus d’elle et la surmonter, avant d’étre en situation d’y exercer résistance (widerstandslosen), et de la transformer en présence

(Dasein)

de sa propre liberté ». Esthétique, Partie IL, section 11, chap. Ie,

positive

(2) Hecsx distingue entre Vorganisation des cing sens, organisation naturelle

dont la philosophie de la nature doit fixer les concepts, et le fonctionnement de

ces sens, conformément & leur concept, a des fins spirituelles, par exemple dans

Vart. « Mais les sens, en tant que sens, c’est-a-dire en tant qu’ils se rapportent 4 SEMINAIRE

5

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“58

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

de la téléologie et du mouvement de la négativité selon lequel l’idée

se téapproprie 4 elle-méme comme esprit en (se) relevant (de) la

nature,

son étre-autre,

en s’y annongant.

dans

laquelle elle s’était

niée, perdue

Or a l’ouverture de la Physique, la lumiére

tout

est

posée comme premiére manifestation, quoique manifestation encore abstraite et vide, identité indifférenciée de la premitre matiére

qualifiée.

Cest

par

la lumitre,

élément

neutre

et abstrait

de

Vapparattre, milieu pur de la phénoménalité en général, que la nature se rapporte d’abord 4 elle-méme. La nature, dans la lumiére, se manifeste,

se voit,

se

laisse

voir

et se

voit elle-méme.

cette premiére articulation réflexive, ouverture

de

Dans

Vidéalité est

du méme coup ouverture de la subjectivité, du rapport 4 soi de la nature : « La lumiére est la premiére idéalité, la premiére auto-

affirmation de la nature. Dans la lumiére la nature devient pour la premiére fois subjective » (Esthétique, 3° Partie, section III,

chap. I, 1 b).

Corrélativement,

la vue

est un

sens idée/, plus idéel, par défi-

nition et comme le nom V’indique, que le toucher ou le goat. On peut dire aussi que la vue donne son sens 4 la théorie. Elle suspend le désir, laisse étre les choses, en réserve ou interdit la consomma-

ce qui est matériel, juxtaposé dans son extétiorité et divers en soi, sont eux-mémes

divers ; tact, odorat, goat, oule et vue. Montrer la nécessité interne de cette tota-

lité et de son articulation n’est pas ici notre affaire, mais celle de la philosophie de la nature; notre probléme se limite 4 rechercher si tous ces sens ou, sinon, lesquels

Pentre eux, ont le pouvoir, conformément a leur concept, d’étre des organes

pour la compréhension des ceuvres d’art. De ce point de vue nous avons déja exelu plus haut le tact, le goat et ’odorat » (Esthétique, Il? Partie, Division).

- Dans une telle hiérarchie des arts, la poésie a nécessairement

la place la plus

haute. C’est l’art le plus relevant, I’ « art total ». Unis cette fois & la représentation

conceptuelle (ce qui n’était pas le cas de Pintériorité musicale), 4 l’objectivité du

langage, le temps et le son, modes de V'intériorité, appartiennent au concept de

da poésie. Ce concept exige donc que la poésie soit dite et non /ne, car « impression écrite transforme cette animation

(Beseeling)

en une pure visibilité totalement

indifférente en elle-méme, n’ayant plus de rapport avec la forme spirituelle »

(Partie I, section I, chap. II, C 2).

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LE

PUITS

ET

LA

PYRAMIDE

59

tion (1). Le visible a ceci en commun avec le signe que, nous dit Hegel, il ne se mange pas. Pourtant,

si la vue

est idéelle, /’ouie /’est encore davantage.

Elle

teléve la vue. Malgré l’idéalité de la lumiére et du regard, les objets

percus par l’weil, par exemple les ccuvres d’art plastique, persistent

au-dela de la perception dans leur existence sensible, extérieure, tétue; ils résistent 4 1’-Aufbebung, ne se laissent pas, en tant que tels, absolument relever par l’intériorité temporelle, Ils freinent le travail de la dialectique. C’est le cas des ceuvres plastiques et ce sera aussi,

on s’en doute, celui de I’écriture comme telle. Mais non plus de la musique et de la parole. L’ouie est le sens le plus sublime : ... « Comme la vue elle fait partie non des sens pratiques mais des sens théoriques, et elle est méme plus idéelle que la vue. Car étant donné que la contemplation calme et sans désir (begierdelose)

des ceuvtes d’art,

loin de chercher jamais 4 anéantir les objets, les laisse subsister calmement, pour eux-mémes, tels qu’ils sont, 14, ce qu’elle comprend n’est cependant pas l’idéel posé en soi-méme mais au conttaire ce (x) La théorie hégélienne du désir est la théorie de la contradiction entre la théorie et le désir. La théorie est la mort du désir, la mort dans le désir sinon le

désir de la mort. Toute l’Introduction a I’Esthésique démontre cette contradiction

entre le désir (Begierde) qui pousse a la consommation et I’ « intérét théorique » qui laisse étre les choses dans leur liberté. Dans la mesure ot I’art « occupe le

milieu entre le sensible pur et la pensée pure » et ot « le sensible est, dans l’att,

spiritualisé (vergeistigt) » et esprit « sensibilisé (versinnlicht) », il s’adresse par

privilage « aux deux sens théoriques de Ja vue et de l’ouie » (II, 2 d). Le toucher

n'a affaire qu’a la résistance de l’individualité sensible et matérielle comme telle;

le gottt dissocie et consomme objet; tandis que ’odorat le laisse s’évaporer. «La ‘vue au contraite enttetient avec les objets (Gegenstinden) un rapport purement théorique, par l’intermédiaire de la lumiére, cette matiére en quelque sorte imma-

térielle qui laisse das lors les objets (Objekte) libres d’exister de leur cété pour,

eux-mémes, qui les fait briller et apparaitre (scheinen und erscheinen), mais sans les

consommer, sur le mode pratique, comme le font lair et le feu, imperceptiblement ou manifestement. Est pour la vue sans désir (begierdelose Sehen) tout ce qui existe matériellement dans l’espace en tant qu’extériorité de juxtaposition

(Aussertinander) roais qui, dans la mesure od il demeure inattaqué dans son;

intégrité, ne se manifeste que selon sa forme et sa couleur» (Partie III, Division).

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60

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

“qui se maintient dans son existence sensible. L’oreille en revanche,

sans se tourner vers les objets sur un mode pratique (praktisch), pergoit le résultat de ce tremblement intérieur (inneren Erzitterns) du corps par lequel vient 4 se produire non plus la calme figure matérielle mais la premiére et plus idéale manifestation de l’ame (Seclenhaftigheit). Mais comme en outre la négativité dans laquelle

éntre ici la matitre vibrante (schwingende Material) est d’une part une reléve (Axfheben) de V’état spatial, laquelle est 4 son tour relevée

par la réaction du corps, l’extériorisation de cette double négation,

le son (Ton), est une extériorité qui, dans son surgissement, s’anéantit par le fait méme de son étre-la et s’évanouit d’elle-méme. Par cette

double négation de l’extériorité qui se trouve au principe du son,

celui-ci correspond 4 la subjectivité intérieure, en ce que la sono-

rité (Klingen) qui est déja en elle-méme quelque chose de plus idéel

que la corporéité existant réellement pour soi, renonce méme 4 cette existence plus idéelle et devient par 1A un mode d’expression de Vintétiorité. » (Esthétiqne, Partie III, Inte. au chapitre 11 sur la musique) (1).

(1) Ailleurs : « L’autre sens théorique est Pouie. Ici se produit le contraire

de ce qui se passe pour la vue. L’ouie a affaire, au lieu de la couleur, de la forme, etc., au son (Ton), 4 la vibration du corps qui ne requiert aucun processus de dissolution comme dans le cas de l’odorat, mais consiste en un simple tremblement (Erzittern) de Vobjet (Gegenstandes) dans lequel l’objet (Objekt) reste intact. Ce mouvement idéel par lequel s’extétiorise, au travers d’un son, quelque chose comme la simple subjectivité, l’ame du corps, l’oreille le saisit de maniére théo-

tique, tout comme l’il saisit la forme ou la couleur, et fait ainsi accéder l’intériorité de Pobjet a Pintériorité elle-méme » (Esthéfique, Partie III, Division). Cette classification hiérarchique combine deux critéres : objectivité et intériorité, qui ne s’opposent qu’en apparence, l’idéalisation ayant pour sens (de Platon a Hussetl) de les confirmer simultanément I’un par l’autre. L’objectivité idéale maintient d’autant mieux son identité 4 elle-méme, son intégrité et sa résistance,

qu’elle ne dépend plus d’une extériorité sensible empirique. Ici, la combinaison

des deux crittres permet d’éliminer du domaine théorique le toucher (qui n’a affaice qu’A une extériorité matérielle : objectivité sans aucune intériorité maitrisable), le goat (consommation qui dissout l’objectivité dans Vintériorité),

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LE

PUITS

ET

Nous sommes

LA

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61

constamment renvoyés a ce concept de vibration,

de frémissement (Erzittern, schwingende Zittern). Dans la Philosophie de Ja nature, il est au centre de la physique du son (Kéang) ; il y marque toujours le passage, par opération de la négativité, de l’espace

au temps, du matériel 4 V’idéal 4 travers la « matérialité abstraite »

(abstrakte Materialitat) (x). Ce concept téléologique du son comme

mouvement d’idéalisation, Aufhebung de l’extériorité naturelle, reléve

du visible dans l’audible est, avec toute la philosophie de la nature,

la présupposition fondamentale langage,

notamment

de l’interprétation hégélienne du

de la partie dite matérielle

de la langue,

la

lexicologie. Cette présupposition forme un systéme spécifique qui organise aussi bien les rapports de la philosophie hégélienne de

Vodorat (qui laisse se dissocier l’objet dans l’évaporation). La vue est imparfaitement théorique et idéale (elle laisse étre Pobjectivité de Pobjet mais ne peut en intérioriser lopacité sensible et spatiale), Selon une métaphore coordonnée a tout

le systéme de la métaphysique, seule l’ouie qui sauve 2 la fois l’objectivité ef l’intésiorité, peut étre dite pleinement

idéelle et théorique.

Elle est ainsi désignée,

dans son excellence, suivant le langage optique (idéa, theoria). C’est & Vanalyse de tout ce systtme métaphorique que nous nous laissons ainsi reconduire. Nous la

tentetons ailleurs, Insérons ici, pour marquer en pointillés quelques références

et quelques intentions, ce passage de L’homme aux rats : « D’une fagon assez générale, on peut se demander si l’atrophie de l’odorat chez l'homme, consécutive

4 la station debout, et le refoulement organique du plaisir olfactif qui en résulte, ne joueraient pas un grand réle dans la faculté de l’homme d’acquérir des névroses,

On comprendrait ainsi qu’A mesure que s’élevait la civilisation de Phumanité,

ce fut précisément la sexualité qui dat faire les frais du refoulement. Car l’on sait

depuis longtemps combien est étroitement lié, dans l’organisation animale,

Pinstinct sexuel 4 ’odorat. » Hegel encore : « Mais l’objet de lart doit étre contem-

plé dans son objectivité indépendante pour elle-méme qui est certes pour le sujet

mais sur le mode théorique, intellectuel, non pratique, et sans aucun rapport

avec le désir et la volonté. Quant a ’odorat, il ne peut pas davantage étre un organe

de jouissance artistique, car les choses ne se présentent 4 l’odorat que dans la

mesure ot elles sont constituées en elles-mémes par un proces, od elles se dis-

solvent dans Pair et ses effets pratiques » (Ibid.).

(1) Ces propositions sont largement explicitées dans les §§ 299 & 302 de

V’ Encyclopédie (Philosophie de la nature, 2® section, Physique). Cf. aussi la Philosophie

de Pesprit de V Encyclopédie, § 401.

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62

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Ia nature 4 la physique de son temps et a la totalité de la tél¢ologie hégélienne que son articulation sur le systéme plus général et la chatne plus ample du logocentrisme. Si la lexicologie nous reconduisait 4 la physique, la grammaire

(élément formel du discours) nous projette, par anticipation, vers _ Pétude de l’entendement et de V’articulation en catégories, L’Enc-

clopédie Vabotde en effet plus loin (§ 465). « Mais l’élément formel

de la langue est l’ceuvre de l’entendement qui informe en elle ses

_ catégories; cet instinct logique produit l’élément grammatical de la langue. L’étude des langues qui sont restées primitives (ursprénglich) et que l’on n’a commencé 4 connaitre 4 fond que dans les temps modernes, a montré qu’elles comportent une grammaire trés développée dans le détail et qu’elles expriment des différences qui

manquent dans les langues des peuples plus cultivés ou s’y sont

effacées; il apparatt que la langue des peuples les plus cultivés a

la grammaire la moins parfaite et que la méme langue a une grammaire plus parfaite si l’état du peuple qui la pratique est moins

cultivé que s'il l’est davantage. » Cf. W. de Humboldt, Sar /e duel, J., 10, 11» (§ 459, cf. aussi La raison dans l’histoire, trad. Papaioannou,

Pp. 196-203-4).

Cette excellence relevante, spirituelle et idéale

de la phonie,

fait que tout langage d’espace — et en général tout espacement —

teste inférieur et extérieur, De cet espacement Vécriture peut étre considérée, selon l’extension qui peut en transformer la notion, comme un exemple ou comme le concept. Dans les deux cas elle est soumise au méme traitement. Dans la partie linguistique de la sémiologie, Hegel peut faire le geste qu’il déconseillait quand il s’agissait de la sémiologie générale : il réduit la question de l’écriture au tang de question accessoire, traitée en appendice, en excursus et, en un certain sens de ce mot, en supplément. Ce geste, on le sait, fut celui de Platon, de Rousseau, et ce sera, pour ne citer que les

noeuds spécifiques d’un processus et d’un systéme, celui de Saussure.

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63

Aprés avoir explicitement défini la langue vocale (Tonsprache) comme , langue originaire (ursprimgliche), Hegel écrit : « ... on peut aussi mentionner

ici la /angue écrite (Schriftsprache)

mais seulement

en

passant (nur im Vorbeigehen) ; ce n’est qu’un développement ultérieur [supplémentaire : weitere Fortbildung| dans le domaine particulier de la langue qui appelle 4 l’aide une activité pratique extérieure. La langue éctite se développe dans le champ de ’ntuition

spatiale immeédiate ot elle prend les signes (§ 454) et les produit »

(§ 459) (2).

Il n’est pas possible de développer ici toutes les conséquences

d’une telle interprétation

du

supplément

d’écriture,

de sa place

originale dans la logique hégélienne et de son articulation 4 toute

(x) L’écriture, « activité pratique extérieure » qui « vient a Paide » de Ia langue

parlée. Ce motif classique porte la condamnation de toutes les techniques mnémo-

techniques, de toutes les machines 4 langage, de toutes les répétitions supplémen-

taires qui font sortir de son dedans la vie de Vesprit, la parole vivante. Uge

telle condamnation paraphrase Platon, jusque dans cette nécessaire ambivalence de la mémoire (zenémd[bypomnésis), mémoite vivante d’un cété, aide-mémoire

de Pautre (Phédre). Nous devons traduire ici une Remarque de V Encyclopédie : « En entendant le nom « lion » nous n’avons besoin ni de intuition d’un tel animal, ni méme de son image; au contraire le mot, en tant que nous le comprenons,

est la représentation simple, sans image (bildlose einfache Vorstellung). C’est dans

les noms que nous pensons. La mnémonique des Anciens ressuscitée il y a quelque

temps et justement oubliée 4 nouveau, consiste 4 transformer les noms en images et a dégrader ainsi la mémoire en imagination. La place de la force de la mémoire est occupée par un tableau permanent, fixé dans l’imagination, tableau (Tableau)

Pune série d’images a laquelle est alors enchainé l’exposé 4 apprendre par cur (auswendig), la suite de ses teprésentations. Par suite de I’hétérogénéité du contenu de ces représentations

et de ces images

permanentes,

comme

en raison de la

rapidité avec laquelle cela doit se produire, cet enchainement ne peut avoir lieu qu’a travers des associations fades, niaises et parfaitement contingentes » (Remarque

du § 462). A cette extériorité du « par coeur » est opposée la mémoire vivante, spirituelle ob tout procéde du dedans. Tous ces développements sont gouvernés

par Popposition Auswendig|Imvendig et par celle de ’Entdusserung et de I’ Erinnerung dans le nom. Cf. aussi les importants patagraphes 463 et 464. Sur la critique du

tableau (Tabelle) qui masque « Vessence vivante de la chose » et proctde de « Pentendement mort », cf. Préface de la Phénoménologie de I’esprit, trad. J. Hyproite,

P. 45.

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HEGEL ET LA PENSEE MODERNE

Ja chafne traditionnelle et systématique de la métaphysique. Intitulons simplement, de maniére schématique et programmatique, les théses

qu’il faudrait interroger.

A) La biérarchie téléologique des écritures Au sommet de cette hi¢rarchie, l’écriture phonétique de type alphabétique : « L’écriture alphabétique est en soi et pour soi la plus intelligente... » (§ 459). En tant qu’elle respecte, traduit ou transcrit la voix, c’est-a-dire l’idéalisation, le mouvement de l’esprit

se rapportant 4 sa propre intériorité et s’entendant parler, l’écriture phonétique est ’élément le plus historique de la culture, le plus

ouvert au développement infini de 1a tradition. Du moins dans le

principe de son fonctionnement. « II s’ensuit qu’apprendre 4 4 écrire une écriture alphabétique doit étre regardé comme un de culture infini que l’on n’apprécie pas assez; parce qu’ainsi s’éloignant du conctret sensible, dirige son attention sur ce

lire et moyen l’esprit qui est

le plus formel, le mot dans son énonciation et ses éléments abstraits,

et contribue de maniére essentielle 4 fonder et 4 purifier dans le sujet

le sol de lintériorité »,

L’histoire — qui est toujours histoire de l’esprit, selon Hegel —

le développement du concept comme

logos, le déploiement onto-

théologique de la parousie, etc., ne sont pas entravés par l’écriture alphabétique. Au contraire, 4 effacer mieux qu’une autre son propre

espacement, celle-ci reste la médiation la plus haute et la plus rele-

vante, Une telle appréciation téléologique de I’écriture alphabétique constitue un systéme et elle commande structutellement les deux conséquences suivantes :

a) Au-dela du fait de Véctiture alphabétique, Hegel en appelle ici A un idéal téléologique. En effet, comme Hegel le reconnait au

passage, certes, mais trés clairement, il n’y a pas et il ne peut y avoir

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d’écriture purement phonétique. Le systéme alphabétique tel que nous Je pratiquons n’est pas et ne peut étre purement phonétique. Jamais une écriture ne peut se laisser de part en part transir par la voix. Les

fonctions non phonétiques, les silences opératoires, si l’on peut dire, de l’écriture alphabétique, ne sont pas des accidents factuels ou des déchets que l’on pourrait espérer réduire (ponctuation, chiffre, espa-

cement). Le fait dont nous venions de parler n’est pas seulement un fait empirique, c’est l’exemple d’une loi essentielle qui limite ireéduc-

tiblement l’accomplissement d’un idéal téléologique. Hegel le concéde en effet dans une parenthése qu’il ferme bien vite et que nous devons

souligner : « Leibniz s’est laissé égarer par son intelligence ( Verstand) en tenant pour trés souhaitable de disposer d’une langue écrite

parfaite, construite sur le mode hiéroglyphique, ce gui a bien lien, en partie, dans V’écriture alphabétique (comme dans le cas de nos signes

désignant des nombres, des planttes, des matitres chimiques, etc.), qui ser-

virait d’écriture universelle pour le commerce des peuples et en particulier des savants » (Remargue du § 459). 5) La linguistique impliquée par toutes ces propositions est une Jinguistique du mot et singulitrement du nom. Le mot, et ce mot par

excellence qu’est le nom, avec son catégoréme, y fonctionne comme

cet élément simple et irréductible, complet, qui porte l’unité, dans la

voix, du son et du sens. Grace 4 lui on se passe et de l’existence sensibles. « C’est dans les noms Or on sait aujourd’hui que le mot n’a plus la qu’on lui a presque toujours reconnue. C’est

a la fois de image que nous pensons. » dignité linguistique une unité relative,

petites (1). Le privilége irréductible du nom

est la clé de vote

empiriquement découpée entre des unités plus grandes

ou plus

(1) Cf. notamment Marriner, Le mot, in Diogéne, 51, 1965. Sur la fonction

du nom dans la philosophie hégélienne du langage, voir en particulier les textes

d'Iéna récemment traduits et présentés par G. PLanry-Bonjour sous le titre

La premitre philosophie de esprit, chap. Il, Paris, Presses Universitaires de France, 1969 (coll. « Epiméthée »).

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MODERNE

de la philosophie hégélienne du langage. « L’éctiture alphabétique

est en soi et pour soi la plus intelligente; en elle le mot qui est pour l’intelligence le mode approprié le plus digne (eigentimliche wirdigste Art) de Vextériorisation de ses représentations, est porté 4 la conscience, devenu l’objet de la réflexion [...] L’écriture alphabétique conserve ainsi du méme coup l’avantage du langage parlé,

4 savoir que dans l’un comme dans l’autre les représentations ont des noms qui leur sont propres (eigentliche Namen); le nom est le

signe simple (einfache) pour Ja représentation proprement dite, c’est-4dire simple (eigentliche, d.i. einfache) non décomposée en ses déterminations et composée 4 partir d’elles. La langue hi¢roglyphique ne surgit pas a partir de |’analyse immédiate des signes sensibles comme le fait

Pécriture alphabétique, mais de l’analyse préalable des représentations,

ce qui laisserait alors facilement penser que toutes les représen-

tations pourraient étre réduites aux déterminations logiques simples,

de telle sorte que de signes élémentaires choisis 4 cet effet (comme dans les Kowa chinois le simple trait droit et le trait brisé en deux

parties) serait produite, par leur assemblage, la langue hiérogly-

phique. Cet état de fait, la notation analytique des représentations dans l’écriture hiéroglyphique, qui a séduit Leébniz jusqu’A lui faire préférer 4 tort cette écriture 4 l’écriture alphabétique, contredit plutét lexigence fondamentale du langage en général, 4 savoir le nom... » (§ 459, cf. aussi les trois paragraphes suivants).

B) La critique de la pasigraphie : La prose de l’entendement

Les projets d’écriture universelle de type non phonétique seraient marqués par les prétentions abusives et les insuffisances de tous

les formalismes dénoncés par Hegel. Le réquisitoire vise précisément les risques de dislocation du mot et du nom. L’accusé principal,

cest évidemment

Leibniz, son intelligence et sa naiveté, sa naiveté

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spéculative qui le pousse 4 faire confiance a l’intelligence, c’est-a-dire

ici 4 Ventendement formalisant et porteur de mort. Mais avant Leibniz, avant le mathématisme qui inspire les projets de caractéristique universelle, Hegel s’en prend & ce qu’il considére comme les grands modéles historiques. a) Thot. — Le modble dgyptien d’abord. Hegel lui reproche surtout de rester trop « symbolique », au sens précis que nous avons teconnu plus haut 4 cette notion. Bien que les hiéroglyphes compor-

tent des éléments d’écriture phonétique et donc des signes arbitraires (Hegel se référe 4 cet égard aux découvertes de Champollion (1)), (x) « Patmi les représentations (Darstellungen) que nous trouvons dans Pantiquité égyptienne, il faut mettre en relief surtout une figure, a savoir le sphinx, €n soi et pour soi une énigme, une formation a double sens, moitié animal, moitié

homme. On peut considérer le sphinx comme un symbole de V’esprit égyptien ; la téte humaine qui se dégage du corps de la béte représente l’esprit, commengant a s’élever hors de ]’élément natutel, a s’arracher de lui, 4 regatder autour de soi plus librement sans toutefois se libérer entitrement de ses entraves. Les immenses

constructions des Egyptiens sont 4 moitié sous terre et A moitié dresstes au-dessus

delle dans les airs. Tout le pays se divise en un régne de vie et un tégne de mort. La colossale statue de Memnon retentit (erklingt) au premier regard du soleil levant; toutefois ce n’est pas encore la lumitre libre de Pesprit qui résonne (ertént) en lui. L’écriture est encore hiéroglyphique, son fondement n’est que la figure sensible, non la lettre elle-méme [...] Récemment on s’y est appliqué de nouveau

une facon toute particuliére et, apres beaucoup d’efforts, on est parvenu a

déchiffrer quelque peu Pécriture hiéroglyphique. Le célébre Anglais Thomas Young en eut tout d’abord Vidée et attira attention sur ce fait qu’on trouvait de petits espaces séparés du reste des hiéroglyphes, ob était notée la traduction

grecque [...] On a ensuite découvert qu’une grande partie des hiéroglyphes est phonétique c’est-d-dire qu’elle note des sons. Ainsi l'image de l’ceil signifie tout

@abord I’ceil lui-méme, puis la lettre initiale du terme égyptien qui signifie ceil

[. .]

Le célébre Champollion le jeune a tout d’abord rendu attentif a ceci que les hiéro-

glyphes phonétiques sont mélés 4 ceux qui désignent des représentations (Vor-

stellungen), il a classé ensuite les diverses espéces @hiéroglyphes et établi des

principes déterminés de déchiffrement » (Legons sur la philosophie de histoire, trad. Gmeun,

légerement modifite,

pp.

182-183). Et sans cesse l’effort laborieux,

violent, tigide de Hegel pour inscrite et articuler 4 toute force dans le devenir

ordonné de la liberté de ’esprit ce qu’il interpréte précisément comme labeur du

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ils restent trop liés 4 la représentation sensible de la chose. Leur

naturalité retient l’esprit, l’encombre, l’oblige 4 un effort de mémoire mécanique, l’égare dans une polysémie infinie. Mauvais modeéle pour la science et la philosophie : « Le langage bitroglyphique est une désignation des objets qui n’a pas de relation avec leur signe sonore. — Caressée par tant d’esprits, l’idée d’un langage écrit philosophique et universel se heurte 4 1a masse immense de signes qu’il serait surtout nécessaite de découvrir et d’apprendre » (1). La naturalité des hiéroglyphes, le fait que l’esprit ne s’y soit que partiellement manifesté ou plutét entendu-parler, cela se marque trés précisément 4 une certaine absence de la voix, notamment dans

les formes d’art privilégiées par la culture égyptienne. Hegel écrit, au titre du « symbolisme inconscient » : « En un sens voisin, l’écriture

hiéroglyphique des Egyptiens est en grande partie symbolique, soit qu’elle cherche a faire connaitre les significations par la figuration dobjets réels qui ne se représentent (darstellen) pas eux-mémes mais représentent une généralité avec laquelle ils ont un lien de négatif, comme esprit au travail, réappropriation patiente de sa liberté : le pétro-

glyphe, le symbole, l’énigme marquent ici 4 la fois l’étape franchie et la halte

nécessaire, le procés et la résistance dans 1’ Aufhebung. « C’est, nous Pavons vu,

Pesprit qui symbolise et étant cela, il s’efforce de se rendre maitre de ces symbolisations et de se les présenter. Plus il est pour lui-méme énigmatique et obscur,

plus ila besoin de travailler en lui-méme pour parvenis, en se libérant de sa géne, a la représentation objective. C’est ce qu’il y a d’excellent dans l’esprit égyptien qui se présente 4 nous comme

ce maitre ouvrier

(Werkmeister)

extraordinaire.

Ce n’est ni la magnificence, ni le jeu, ni le plaisir, etc., qu’il recherche, mais ce

qui Vincite, c’est le désir puissant de se comprendre et il n’a d’autre matitre et

d’autre terrain pour s’instruire sur ce qu’il est et se réaliser pour soi-méme que de

s’enfoncer dans ce travail (Hineinarbeiten) de la pierre et ce qu’il grave (bineinschreibt) dans la pierre, ce sont ses énigmes, ses hiéroglyphes. Les hiéroglyphes

sont de deux espéces, les hi¢roglyphes proprement dits, destinés plutdt 4 l’expression verbale et qui se rapportent 4 la représentation subjective ; les autres sont ces masses énormes des ccuvres architecturales et sculpturales qui couvrent l’Egypte »

(ibid., p. 194). CF. aussi Phénoménologie de Pesprit, t. II, trad. J. Hyprourre, pp. 218-222, (1) Propédeutique philosopbique, trad. M. de GANDILLAG, p. 208.

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parenté, soit, plus fréquemment, que dans les éléments dits phonétiques de cette écriture, elle marque chaque lettre de l’alphabet

par le dessin d’un objet dont Ja lettre initiale, dans la communication orale, a Je son qu’on veut exprimer... » Evoquant ensuite l’exemple

de ces colosses dont la légende dit qu’ils émettaient des sons sous Veffet de la rosée et des premiers rayons solaires, Hegel croit y voir le signe que l’esprit commence seulement 4 s’y libérer et reconnattre

comme tel : « En tant colosses la signification ment, lame spirituelle depuis cette intériorité

que symbole suivante :ils et au lieu de qui porte en

on doit toutefois donner 4 ces n’ont pas en eux-mémes, librerecevoir l’animation (Belebung) elle mesure et beauté, ils ont

besoin de la lumiére extérieure pour faire résonner l’Ame au-dehors.

La voix de l’homme, au contraire, résonne 4 partir de son sentiment

propre et de son propre esprit, sans impulsion extérieure, le sommet

de art en général consistant 4 laisser l’intériorité s’informer elleméme 4 partir d’elle-méme. Mais en Egypte, le dedans de la forme humaine est encore sans voix (sfwmm)

et ne comprend dans son

animation (Beseelung) que le moment naturel » (1), La naturalité du symbole hiéroglyphique est la condition de sa polysémie. D’une polysémie qui n’a pas aux yeux de Hegel le mérite

de ambivalence réglée de certains mots naturellement spéculatifs de la langue allemande. Ici l’instabilité obscure du sens tient 4 ce que l’esprit n’est pas clairement et librement revenu 4 lui. La nature (1) Esthétique, Partie IL, section 1, chap. 1 C 2 et 3. Ailleurs, trés frappé par

les colonnades, piliers, pylénes (Saule, Pylone, Pfeiler), par les foréts de colonnes

(ganzen Waldern von Sdulen, Sdulenwald, etc.), HEGEL. compare les temples égyptiens

aun livre. Les « symboles des significations générales » y sont manifestés par des « écritures » et des « images gravées ». Les formes et figures du temple remplacent donc les livres, les suppléent

(die Stelle der Biicher vertreten). « Ici et la

des Memnons sont appuyés contre ces murs qui forment aussi des galeries,

sont entitrement couverts d’hi¢roglyphes et d’énormes images gravées dans la

pierre, si bien que cela fit aux Frangais qui les virent récemment, l’effet de coton

imprimé. On peut les considérer comme des feuilles de livres (Bacherblatter)...»

(Partie IIL, section 1, Ie chap., 2 C).

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Jo

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a certes commencé a s’animer, a se rapporter a elle-méme, 4 s’inter-

roger elle-méme, elle a assez de mouvement pour faire signe et symboliser avec elle-méme, Mais l’esprit ne s’y retrouve pas, ne s’y reconnait pas encore, La matérialité du « signifiant », dirait-on,

fonctionne toute seule comme « symbolisme inconscient ». « A travers

cette symbolique

lors en Egypte,

d’échange

(Wechselsymbolik)

simultanément,

le symbole est dés

une totalité de symboles, de telle

sorte que ce qui se présente une fois comme signification (Bedeutung),

est aussi réutilis¢ comme symbole dans un champ appatenté. Cet enchatnement plurivoque (vieldentige) du symbolique qui entrelace

(durcheinander schlingt) signification et forme, manifeste en réalité une diversité ou bien en joue, et poursuit de ce fait la subjectivité inté-

tieute qui seule peut se tourner dans plusieurs directions; un tel entrelacement marque le privilége de ces formations, bien que la plurivocité en rende assurément l’explication difficile, »

Cette polysémie est si essentielle, elle appartient si nécessairement

4 la structure du hiéroglyphe, que la difficulté du déchiffrement ne

tient pas 4 notre situation et 4 notre retard. Elle a dé limiter, précise Hegel, la lecture des Egyptiens eux-mémes. Dés lors le passage de

PEgypte a la Gréce, c'est le déchiffrement, la déconstitution du hiéroglyphe, de sa structure proprement symbolique, telle qu’elle se symbolise elle-méme dans la figure du Sphinx. La Gréce, c’est la réponse d’Cdipe que Hegel interpréte comme le discours et

Popération de la conscience elle-méme. « Les ceuvres de l’art égyptien,

dans leur symbolique mystérieuse sont donc des énigmes : l’énigme

objective elle-méme. Nous pouvons définit le Sphinx comme le symbole de cette signification propre de l’esprit égyptien. Il est en quelque sorte le symbole du symbolique [...] C’est en ce sens que le Sphinx apparait dans le mythe grec, que nous pouvons interpréter 4 son tour symboliquement comme le monstre inoui posant des énigmes. » Par sa réponse CEdipe détruit le Sphinx. Celui-ci « posa la question énigmatique bien connue : qui marche le matin sur quatre

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pattes, 4 midi sur deux et le soir sur trois? CEdipe trouva le simple mot de l’énigme, l’homme, et précipita le Sphinx du haut des rochers, La solution de l’énigme

symbolique

téside dans

la signification

qui existe en soi et pour soi, 4 savoir l’esprit, telle que la célébre

inscription grecque la rappelle 4 homme

: connais-toi toi-méme!

La lumiéte de la conscience est la clarté qui laisse transparaitre son contenu concret 4 travers la forme qui lui est appropriée, et ne manifeste qu’elle-méme dans sa présence ». (ibid.).

Le mot de l’énigme, la parole d’Cdipe, le discours de la cons-

cience, homme détruit, dissipe ou précipite le pétroglyphe. A la stature du Sphinx, animalité de l’esprit endormi dans le signe pierteux, médiation entre la matiére et "homme, duplicité de ’intermédiaire, correspond la figure de Thot, dieu de I’écriture. La place

que Hegel assigne 4 ce demi-dieu (dieu secondaire, inférieur au dieu de la pensée, serviteur animal du grand dieu, animal de l’homme,

homme du dieu, etc.) ne dérange en rien la mise en scéne du Phidre.

La encore il faut articuler les chatnes systématiques dans leur ampli-

tude différenciée. Et se demander pourquoi Hegel lit ici comme Platon les mythémes égyptiens : « Un moment décisif d’Osiris est 4 signaler dans Anubis (Thoth), l’Hermés égyptien. Dans l’activité et Pinvention humaines, ainsi que dans les dispositions légales, le spirituel comme

tel parvient 4 l’existence, devenant en ce mode

spontanément déterminé et limité, objet de la conscience. Cet élément

spitituel n’est pas la domination

une, infinie et libre de Ja nature,

mais un élément particulier 4 cété des forces de la nature, particulier aussi pat son contenu.

Ainsi les Egyptiens

ont eu également des

dieux représentant des activités et des énergies

spirituelles, mais

limités pour leur contenu ou bien saisis dans des symboles naturels.

L’Hermés égyptien est célébre, comme aspect de la spiritualité divine. D’aprés Jamblique les prétres égyptiens ont mis dés les

temps les plus anciens leurs inventions sous le nom d’Hermés; c’est

pourquoi Eratosthéne a intitulé Hermés son livre qui traitait de la

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HEGEL

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PENSEE

MODERNE

science égyptienne dans son ensemble. Anubis est appelé ami et compagnon d’Osiris. On lui attribue l’invention de l’écriture, de

la science en général, de la grammaire, de l’astronomie, de l’art de mesurer, de la médecine; le premier, il a divisé le jour en douze

heures; il est le premier législateur, le premier maitre des usages teligieux et des choses sacrées, de la gymnastique, de l’orchestique;

il a découvert V’olivier. Malgré tous ces attributs spirituels, ce dieu est tout autre chose que le dieu de la pensée; il ne comprend que

les inventions particuliéres et les arts des hommes; il est aussi entié-

rement lié a l’existence naturelle et plongé dans les symboles de la nature » (Legons sur la philosophie de I’histoire, trad. Gibelin modifiée,

Pp. 190-191).

b) La tortue. — Hegel comprend le modble chinois de V’écriture dans un cercle, Pour le déctire, enchatnons simplement trois propositions. Elles marquent les trois prédicats entre lesquels |’écriture

chinoise tourne nécessairement en rond : immobilisme (ou lenteur), extériorité (ou superficialité), naturalité (ou animalité). Tout cela est

inscrit sur la carapace d’une tortue, Trois citations : 1. L’immobilisme

chinois,

: « Uhistoire

car c’est le plus

doit commencer

par l’empire

ancien aussi loin que remonte

V’histoire,

et certes son principe est d’une telle substantialité qu’il est pour cet empire le plus ancien comme le plus nouveau. De bonne heure

déja, nous voyons la Chine en arriver 4 cet état ot elle se trouve

aujourd’hui,

car, comme

l’opposition de l’étre objectif et du mou-

vement subjectif fait encore défaut, tout changement est exclu et Je statique qui perpétuellement réapparait, remplace ce que nous nommerions V’historique. » 2. L’extériorité : elle suit immédiatement de ce qui précéde pour exclure de Vhistoire ce qui en est pourtant défini comme V’origine et a plus qu’ailleurs provoqué en soi V’historien : « La Chine et PInde se trouvent en quelque sorte encore en dehors de Vhistoire

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B

universelle, comme présupposition des facteurs dont l’union seule constituera son vivant progrés. L’unité de la substantialité et de la

liberté subjective ne comporte

ni différence, ni antithése des deux

parts, en sorte que justement par suite, la substance ne peut par-

venir 4 la réflexion en soi, 4 la subjectivité; ainsi le substantiel qui apparait comme

1’élément moral

(Sit#liches)

ne régne pas comme

disposition (Gesinnung) du sujet, mais comme despotisme du sou-

verain. Aucun peuple n’a un nombre d’historiens aussi suivi que le peuple chinois » (Legons sur la philosophie de I’histoire, trad. Gibelin modifiée, p. 109). Et Vhistoite se confondant avec Vhistoire de la philosophie : « Ce qui est oriental doit donc s’exclure de histoire de la philosophie; dans l’ensemble cependant, je donnerai quelques

indications,

notamment

en

ce

qui

concetne

I’Inde

et la Chine.

D’ordinaire j’omettais tout cela; mais depuis peu on se trouve 4 méme d’en juget [...] La philosophie proprement dite commence seulement en Occident... » (Lecons sur ’histoire de la philosophie, tt. Gibelin,

P. 205).

3. La naturalité : Sur la carapace de la tortue nous lisons la (presque) immobilité, la (presque) extériorité, la (presque) natu-

ralité : « Compter est un mauvais procédé, I] est aussi beaucoup question de la philosophie chinoise du Fo-Hi qui repose sur cer-

taines lignes tirées, dit-on, de la carapace des tortues, D’aprés les Chinois, sur ces lignes se fondent leurs caractéres d’écriture ainsi que leur philosophie. On voit tout de suite que leur philosophie n’est pas allée bien loin; on n’y trouve exprimées que les idées et Jes oppositions les plus abstraites. Les deux figures fondamentales sont une ligne horizontale et un trait aussi long et brisé; la premiére figure a pour nom Yang et la deuxitme Yin; ce sont les mémes déterminations fondamentales que nous trouvons chez

Pythagore : unité, dualité. Ces figures sont fort honorées par les Chinois comme déterminations,

principes de toute chose; ce sont les premiéres

il est vrai, par suite les plus

SEMINAIRE

superficielles.

On

les

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"4

HEGEL ET LA PENSEE MODERNE

réunit pour former 4, puis 8, puis finalement 64 figures » (1). Le modéle chinois, dont Hegel rappelle en toute occasion qu’il a fasciné et égaré Leibniz, marque néanmoins 4 ses yeux un progrés

sur V’hiéroglyphe égyptien. Progrés dans l’abstraction formalisante, détachement 4 I’égard du sensible et du symbole naturel. Mais ce

progtés qui correspond au moment de ’entendement abstrait ne tetrouve pas ce qu’il perd : ce concret spéculatif que la parole occidentale retrouve alors méme que le processus d’idéalisation en

a relevé l’extériorité sensible. D’od l’analogie entre la structure de Lécriture chinoise et toutes les structures de l’entendement formel délimitées par Hegel dans la philosophie occidentale, singuliérement une certaine autorité du modéle mathématique sur 1a philosophie. « Il faut assurément avoir en haute estime que les Chinois

n’en soient pas restés au sensible et au symbole; les pensées pures parviennent aussi comme telles 4 la conscience; toutefois ils n’ont

(x) P, 190, L’intention directrice est ici encore la ctitique du formalisme

atithmétique ou géométrique. A Pexpression concréte du concept vivant, Hegel

oppose Vabstraction du nombre et de la ligne. La métaphore du cerc/e est elle-

méme disqualifiée de ce point de vue. Ellle est trop « pauvre » pour dire Péter-

nité (p. 191). Ailleurs, parmi les longs développements consacrés au Y-King et au Tao Té King, aussi bien dans La philosopbie de Phistoire que dans L’bistoire de la

pbilosopbie : « Les Chinois s’occupent aussi, il est vrai, de pensées abstraites, de

catégories pures. Ainsi ils possédent un vieux livre, appelé Y-King, qui contient

la plus antique sagesse chinoise et qui jouit d’une autorité absolue [...] L’origine du Y-King est attribuée 4 Fo-Hi, un vieux prince de la tradition (qu’on doit absolument distinguer de Fo, le méme que Bouddha, le chef de la traditionbouddhiste). Ce qu’on en raconte touche au fabuleux. Les Chinois racontent qu’un jour un

animal metveilleux sortit d’un fleuve; il avait le corps d’un dragon et Ja téte d’un taureau. C’était donc un cheval-dragon sur le dos duquel on distinguait certains

signes, certaines figures (Ho-Tou). Fo-Hi grava, dit-on, ces signes sur une tablette et les transmit & son peuple. D’autres figures (Lo-Chou) étaient empruntées 4 un dos de tortue et combinées avec les signes de Fo-Hi. Le point capital, c’est que

Fo-Hi ait transmis aux Chinois une tablette sur laquelle se trouvaient divers traits

A cété et au-dessus les uns des autres; ce sont les symboles qui forment la base de la sagesse chinoise; on les donne aussi comme les éléments primitifs de l’écriture

chinoise » (Legons sur Phistoire de la philosophie, trad. Grezuin, p. 242).

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pas dépassé I’entendement le plus abstrait. Ils en viennent bien aussi,

il est vrai, au concret, mais ils ne le comprennent pas, ils ne l’étudient

pas spéculativement; mais il est recueilli plutét historiquement par Pentendement, il est raconté, traité suivant les intuitions de la pet-

ception ordinaire et de l’ordinaire détermiriation de l’entendement... » (ibid., p. 243). Suivant le schéma classique de la critique hégélienne, Ja culture

et ’écriture chinoises se voient reprocher simultanément leur empi-

tisme (naturalisme, historicisme) mathématisante) (1).

et leur

formalisme

(abstraction

Mouvement typique du texte hégélien : la dialectique spéculative met au pas, sans ménagement, une information historique parfois

trés précise. Il en résulte un certain nombre d’effets trés déterminés, dans la forme méme de ce que Hegel critique ailleurs : juxtaposition dun contenu empirique et d’une forme dés lors abstraite, extérieure et sutimposée 4 ce qu’elle devrait organiser. Cela se manifeste en particulier dans des contradictions inapergues, privées de leur concept, irréductibles au mouvement spéculatif de la contradiction. Les propositions concernant l’écriture et la grammaire chinoises

€n sont un exemple symptomatique. Ainsi, la grammaire chinoise serait insuffisamment développée, ce que Hegel ne porte pas 4 son

crédit. Au regard des grammaires occidentales, la syntaxe chinoise serait dans un état de primitivité stagnante et paralyserait le mouvement

de la science.

Hegel

se contredit donc

s’agisse ici le moins du monde

deux fois,

sans qu’il

d’une négation dialectique de la

(x) « Les Chinois en sont restés 4 abstraction et quand ils arrivent au concret

on trouve, du cété théorique, une connexion extérieure d’objets, de genre sensible; on n’y voit aucun ordre, aucune intuition profonde, le reste est de la morale. Le conctet o& se poursuit le commencement consiste en morale,

en att de gou-

verner,en histoire, etc., mais ce concret n’est pas d’ordre philosophique. En Chine,

dans la religion et la philosophie chinoises nous rencontrons une prose de Pentendement particulitrement parfaite ». Leyons sur U'histoire de la philosophit, trad. Gmauny, p. 252-253.

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négation, seulement d’une dénégation. Nous avons en effet reconnu plus haut les deux motifs suivants : 1. le développement et la diffé-

renciation de la grammaire sont en raison inverse de la culture et de Vavancement spirituels d’une langue; 2. le moment « chinois » de la culture est celui de l’entendement

formel,

de l’abstraction

mathématique, etc.; or, par opposition 4 sa fonction matérielle ou lexicologique, la fonction formelle ou grammaticale d’une langue

procéde de l’entendement. S’embarrassant dans ces incohérences, Hegel finit toujours par inctiminer un certain rapport de la parole 4 l’écriture. Ce rapport

n’est pas en Chine ce qu’il aurait da étre. « Si d’un cété les sciences

semblent donc étre honorées au plus haut point [en Chine], il leur manque d’un autre cété, précisément ce libre fonds (Boden) de

Vintériorité et Vintérét proprement

scientifique

qui en fait une

occupation théorique. Un empire libre et idéal de l’esprit n’a pas sa place ici et ce qui peut étre appelé scientifique est de nature empi-

tique et se trouve essentiellement au service de l’utile, destiné 4

PEtat, a ses besoins et 4 ceux des individus. Le genre d’écriture est déja un grand obstacle 4 l’avancement des sciences; ou plutdt,

4 Pinverse, comme le véritable intérét scientifique n’est pas présent, les Chinois ne possédent pas un meilleur instrument pour la représentation (Darstellung) et la communication de la pensée. On le sait, ils ont 4 cdté de la langue parldée, une écriture qui ne désigne pas comme chez nous les sons particuliers, qui ne met pas devant Jes yeux les mots articulés, mais au moyen de signes, les représentations (Vortellungen) elles-mémes. Cela parait étre, tout d’abord, un gtand avantage et en a imposé 4 beaucoup de grands hommes et

entre autres 4 Leibniz; mais c’est justement le contraire d’un avan-

tage » (Lerons sur la philosophie de l’histoire, trad. Gibelin modifiée,

Pp.

123-124).

La démonstration qui suit allégue le grand nombre de signes 4

apprendre (80 000 4 90 000). Mais elle développe auparavant, quant

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4 Vinfluence néfaste de l’écriture sur le langage parlé, une atgumen-

tation qu’il parait difficile de concilier avec elle-méme (la langue chinoise serait 4 la fois trop et insuffisamment différenciée, trop accentuée et insuffisamment articulée; la circulation des valeurs posée

par Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues est confirmée et renversée). Comment la concilier de surcroft avec l’éloge que Hegel

fait ailleurs d’une certaine polysémie réglée (réglée, il est vrai, par la dialectique spéculative providentiellement accordée au génie naturel de la langue allemande)? Le patadigme de ce réquisitoire reste « le raisonnement du chaudron » (Freud) et l’accumulation intéressée d’arguments incompatibles entre eux. Lisons : « Car si Yon envisage d’abord V’action d’une telle écriture sur le /angage

parlé, on constate que celui-ci est, chez les Chinois, fort imparfait

en raison précisément de cette division. Car notre langue parlée

devient distincte surtout grace 4 ce fait que l’écriture doit trouver

des signes que nous apprenons

4 prononcer distinctement par la

lecture. Les Chinois, privés de ce moyen de former la langue parlée,

ne font pas, des modifications des sons, pour cette raison, des élé-

ments vocaux distincts, susceptibles d’étre représentés par des lettres et des syllabes. Leur langue parlée se compose d’un petit nombre de monosyllabes, ayant plus d’une seule signification. Or la diffétence de sens n’est obtenue que par la connexion ou par l’accent, une prononciation soit lente, soit rapide, plus faible ou plus forte. Les oreilles des Chinois ont 4 cet égard beaucoup de finesse. Ainsi je constate que Po a suivant le ton onze significations

diverses

:

verre, bouillir, venter le blé, fendre, arroser, préparer, une vieille femme, esclave, homme généreux, personne intelligente, un peu »

(ibid.) (1). Le discours des Chinois s’enlise donc dans la dissémi-

nation des sens et des accents. Leur écriture, ne réfléchissant plus, ne recueillant plus la langue vivante, se paralyse loin du concept,

() Meme argumentation au § 459 (Remargue) de V’ Encyclopédie.

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HEGEL

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MODERNE

dans l’espace froid de l’abstraction formelle, c’est-a-dire dans espace

tout court. Hegel reproche en somme aux Chinois de trop parler quand ils parlent et de trop écrire quand ils écrivent.

Un tel procés est du moins conséquent avec le systéme qui lie le logos avec I’écriture alphabétique, dés lors qu’il est pris comme

modéle absolu. La dialectique spéculative ne se laisse séparer ni du

logos ni, simultanément, d’un logos qui ne se pense et ne se présente jamais comme tel que dans sa complicité historique avec la voix et Pécriture phonétique. La grammaire du logos se confondant avec le systéme de la métaphysique, Hegel peut dés lors écrire, au cours

d’un long développement sur le Tao Té King : « D’aprés Abel Rému-

sat, Tao signifie chez les Chinois « chemin, moyen de communication

« @un lieu 4 un autte », puis raison, substance, principe. Tout ceci condensé au sens métaphorique, métaphysique,

signifie chemin en

général [...] Tao est donc « la raison originelle, le voic (I’intelligence) « qui a engendré le monde et le gouverne comme !’esprit régit le

«corps ». D’aprés Abel Rémusat, ce mot se rendrait le mieux par Adyos. Cela demeure toutefois bien confus. La langue chinoise 4 cause de sa structure grammaticale ctée beaucoup de difficultés; ces objets

notamment ne sont pas aisés 4 exposer 4 cause de leur nature en soi abstraite et indéterminée. M. de Humboldt a derniérement montré

dans une lettre 4 Abel Rémusat combien indéterminée était la construction grammaticale (G. de Humboldt, Lettre 4 M. Abel Rémusat sur la nature des formes grammaticales... de la langue chinoise,

Paris, 1827). » (Lepons sur I’bistoire de la philosophie, trad. Gibelin, pp. 248-249.) Plus loin : « ... la langue chinoise est si peu précise

qu’elle n’a ni préposition, ni désignation de cas, les mots sont mis plutdt Jes uns a cété des autres. Les déterminations demeurent ainsi dans l’indétermination ».

©) Esrire et caleuler : la machine. — En assignant des limites 4

V’écriture

dite universelle, c’est-a-dire

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muette,

déliée de la voix et

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LA

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de toute langue naturelle, Hegel critique du méme coup les préten-

tions du symbolisme mathématique et du calcul, opérations de l’entendement formel. Le silence de cette écriture et l’espace de ce calcul

interrompraient le mouvement de I’ Aufhebung ou en tout cas résisteraient 4 Vintériorisation du passé (Erinnerung), 4 Vidéalisation

televante, 4 l’histoire de l’esprit, 4 la réappropriation du logos dans

la présence 4 soi et la parousie infinie. Si le passage pat l’abstraction mathématique,

par ’entendement

formel, par l’espacement,

l’exté-

tiorité et la mort (cf. la préface & la Phénoménologie de I’esprit) est un passage nécessaire (travail du négatif, dépouillement du sensible, ascése pédagogique, purification de la pensée) (1) cette nécessité devient perversion et régression dés qu’on la prend pour modéle

Philosophique.

C’est Vattitude

inaugurée

par

Pythagore.

Et

quand

Leibniz

semble s’en laisser imposet par la caractéristique chinoise, il ne fait que rejoindre la tradition pythagoricienne. A propos du Y-King : « La philosophie chinoise paratt partir des mémes pensées fondamentales que la doctrine de Pythagore » (2). « Il est bien connu que

Pythagore a repsésenté

(dargestell¢)

pat

des

nombres

ses rapports

rationnels on les philosophimes; et méme dans les temps modernes, on

a fait usage des nombres et des formes de leurs rapports, comme les

puissances, etc., dans le domaine de la philosophie, pour régler d’aprés eux ou exptimer grace 4 eux les pensées » (3). Le nombre, c’est-a-dire aussi bien ce qui se passe de toute nota-

tion phonétique, est absolument étranger au concept tel que l’entend

Hegel. Plus précisément il est 4 V’opposé du concept. En tant que tel

il est certes indispensable au mouvement conceptuel. « Nous avons

(1) Ce motif traditionnel (encore une fois rigoureusement platonicien) est

au centre de la grande Logigue, notamment dans le chapitre sur Le Quantum.

(2) Legons sur la philosophie de Phistoire, tr. GIBELIN, p. 125. (3) Science de la logique, 1, chap. IL de la 2° section, Le Quantum (Le nombre,

a. 11).

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vu dans le nombre la déterminité absolue de la quantité, et en son

élément la différence (Unterschied) devenue indifférente (gleichgultig); — la déterminité en soi n’est en méme temps posée que de maniére tout 4 fait extérieure. L’arithmétique est une science analytique parce

que tous les enchafnements et différences qui se présentent comme

son objet ne résident pas en lui-méme mais lui sont imposés de

maniére tout 4 fait extérieure. Elle n’a aucun objet concret qui aurait en soi des relations internes,

d’abord

cachées

4 la science et non

données par lui a la représentation immédiate, mais qui ne viendraient au jour que par le labeur de la connaissance. Non seulement

elle ne comprend pas le concept et par conséquent la tache de la pensée conceptuelle, elle en est méme le contraire. Etant donné

Vindifférence de ce qui est enchainé dans un enchatnement auquel manque la nécessité, la pensée se trouve ici dans une activité qui

est du méme coup son extranéation la plus extérieure (dusserste Entdusserung), dans Vactivité violente (gewaltsame) qui consiste 4 se mouvoir dans la non-pensée (Gedankenlosigheit) et 4 enchainer ce

qui n’est susceptible

d’aucune

nécessité. L’objet est ici la pensée

absttaite de l’extériorité elle-méme. de Vextériorité, le nombre

est du

En

méme

tant qu’il est cette pensée

coup Pabstraction de la

diversité sensible; il n’a rien gardé du sensible que la détermination

abstraite de l’extériorité elle-méme; c’est ce qui en lui se trouve par Ja le plus rapproché de la pensée; il est la pensée pure de l’extranéation

propte de l’acte de penser» (ibid.). Dans

le calcul arithmétique,

la pensée

ferait donc

face 4 son

autre. Un autre qu’elle aurait certes suscité, qu’elle se serait opposé

en vue de se (le) réapproprier. Pour qu’un tel mouvement n’échoue

pas en régression ou en immobilisation dialectique, il faut donc que cette opposition se laisse 4 son tour intérioriser, résumer, relever. La pensée est cette reléve. Dans

le cas contraire, si ce moment

de

non-pensée était constitué en modeéle idéal, si cet autre de la pensée,

Je calcul, devenait ’ultime finalité, la paralysie deviendrait régression.

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La philosophie retomberait en enfance. C’est de cette « enfance impuissante » (unvermigenden Kindbeit) que révent les philosophes fascinés par un « formalisme mathématique déplacé » (ibid.). A quoi sont aveugles ces philosophes ? Non seulement au fait que la philosophie ne doit pas importer en elle le langage d’une autre science, encore moins se laisser gouverner par lui (1), mais surtout au fait que l’extériorité de abstraction arithmétique reste sensible. Elle est certes dépouillée de toute diversité sensible empirique,

pure de tout contenu sensible déterminé; mais elle « garde du sen-

sible... la détermination abstraite de l’extériorité ». Sensibilité pure, sensibilité idéale, sensibilité formelle,

son

rapport

4 la sensibilité

naturelle est analogue au rapport du signe au symbole, dans lequel « la vérité est encore brouillée (getriibt) et voilée (verballt) par élément sensible » (ibid.). En ce sens, le signe est (la vérité relevante du) symbole, l’essence (I’avoir-été-relevé) du symbole, le symbole passé (gewesen). L’un et Pautre doivent étre 4 leur tour pensés (relevés)

par le concept vivant, par le langage sans langage, le langage devenu

la chose méme, la voix intérieure murmurant au plus proche de

esprit Pidentité du nom (et) de l’étre. La préface de la Phénoménologie de l’esprit avait posé l’équivalence de Ventendement,

de

la formalité,

du

mathématique,

du

négatif,

de Vextériorité et de la mort. Elle avait aussi posé la nécessité de leur travail qui doit étre regardée en face (2). Or le calcul, la machine, Vécriture muette appartiennent au méme systéme d’équivalence et

leur travail pose le méme probléme : au moment oi le sens se perd,

oi la pensée s’oppose son autre, od l’esprit s’absente de lui-méme,

le rendement de l’opération est-il sr ? Et si la reléve de l’aliénation

n’est pas une certitude calculable, peut-on encore parler d’aliénation

(1) Le recours de la philosophic aux formations logiques des autres sciences, et non simplement a la Logique, est qualifé de « pis-aller » (Noshbebelf) de « Vimpuissance philosophique » (ibid.). (2) Trad. J. Hyprourre, p. 29 et pp. 36 a 46.

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82

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

et produire des énoncés dans le systéme de la dialectique spéculative ? de la dialectique en général qui y résume son essence? Si l’investissement dans la mort ne s’amortissait pas intégralement (méme dans le cas d’un bénéfice, d’un excédent de revenu), pourrait-on encore parler d’un travail du négatif ? Que serait un « négatif » qui ne se laisserait pas relever ? et qui, en somme, en tant que négatif, mais sans apparaitre comme tel, sans se présenter, c’est-d-dire sans travailler au service du sens, réussirait ? mais réussirait, donc, en pute perte ? Tout simplement une machine, peut-étre, et qui fonctionnerait. Une machine définie dans son pur fonctionnement et non dans son utilité finale, son sens,

son rendement,

son travail.

Si ’on considére la machine avec tout le systéme d’équivalences 4 Vinstant rappelé, on peut risquer la proposition suivante : ce que Hegel, interpréte relevant de toute histoire de la philosophie, Wa jamais pn penser, C’est une machine qui fonctionnerait. Qui fonctionnerait sans étre en cela régl¢e par un ordre de réappropriation. Un tel fonctionnement serait impensable en tant qu’il inscrit en luiméme un effet de pure perte. Il serait impensable comme une nonpensée qu’aucune pensée ne pourrait relever en la constituant comme son propre opposé, comme son autre. La philosophie y verrait sans

doute un non-fonctionnement, un non-travail, et elle manquerait par la

ce qui pourtant, dans une telle machine, marche. Tout seul. Dehors, Bien entendu, toute cette logique, cette syntaxe, ces propositions,

ces concepts, ces noms, ce langage de Hegel — et jusqu’a un certain point celui-ci —, sont engagés dans le systlme de cet impouvoir, de cette incapacité structutelle de penser sans reléve. Il suffit donc de se faire entendre dans ce systéme pour le confirmer. Pat exemple

de nommer machine une machine, fonctionnement un fonctionnement, travail un travail, etc. Ou méme de se demander simplement

pourquoi

taisons,

on n’a jamais origines,

pu penser

fondements,

cela, d’en chercher les causes,

conditions

de

possibilité,

etc.

Ou

encore de chercher d’autres noms. Pat exemple un autre nom pour

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LE

PUITS

ET

LA

PYRAMIDE

83

ce « signe » qui, pas plus que le puits ou la pyramide, ne se passe tout 4 fait de machine.

Suffirait-il alors de disposer quelque appareil en silence ? Non. Il faut encore en machiner la présentation. Par exemple par la lecture prtoposée, ici, maintenant, de tel énoncé hégélien dont Vironie sévére

appartient, sans le savoir, 4 une trés vieille procédure.

« Le calcul (Rechnen) étant une opération si extérieure et par

conséquent mécanique, on a pu fabriquer des machines (Maschinen) qui exécutent les opérations atithmétiques de la fagon la plus patfaite. A juger

de la nature

du

calcul

4 partir de ce seul fait,

on

saurait assez décider de ce que peut valoir Pidée de faire du calcul le

ptincipal moyen de former l’esprit et de le mettre 4 la torture pour

qu’il se perfectionne jusqu’s devenir machine » (ibid.) Soit un systéme de contraintes qui (se) répéte réguliérement la protestation « vivante » et « pensante » et « parlante » contre

la répétition; opérant encore un peu partout, il agit par exemple tel texte qui ne se comprend plus simplement dans la métaphysique, encore moins dans Phégélianisme :

« Le temps de la pensée n’est pas le temps de ce calcul (des Rechnens) qui aujourd’hui de tous cétés tire 4 lui notre pensée. De nos jours la machine seconde

des

milliers

de

4 penser (Denkmaschine)

relations;

technique, sont vides de substance

et celles-ci,

calcule en une

malgré leur utilité

(wesenlos) » (1).

Et il ne suffit pas de renverser la hiérarchie ou d’inverser le sens

du courant, d’attribuer une « essentialité » 4 la technique et 4 la

configuration de ses équivalents, pour changer

systéme ou de terrain.

(x) Hewecesr, Identité ot différence, p. 275, Il faudrait faire communiquer ce des interrogations les plus efficientes de phonologistes du discours heideggérien préciserons ailleurs.

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de machinerie,

de

16 janvier 1968.

trad. fc. Gautimann, in Questions 1, texte, qui appartient’ pourtant 4 Pune la pensée hégélienne, avec les motifs que nous avons signalés et que nous

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UNIVERSITY OF CALIFORNIA

SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A HEGEL

PAR LOUIS ALTHUSSER Je temercie M. Hyppolite du trés grand honneur qu’il me fait

en m/invitant 4 son Séminaire. Nous avons une trés grande dette 4 Pégard de M. Hyppolite. Entre bien d’autres titres, il restera dans Vhistoire de la philosophie frangaise homme qui a eu le courage

de traduire Hegel, et de faire publier Husserl. Il a tiré la philosophie

francaise de la tradition réactionnaire qui a dominé, je dis dominé (cat il y avait heureusement d’autres éléments sous cette domi-

nation) toute son histoire depuis la Révolution frangaise, tradition réactionnaire renforcée par les régnes universitaires de Lachelier, Bergson et Brunschvicg. Le chauvinisme frangais y prenait la forme

de la bétise la plus simple : ignorance. M. Hyppolite a eu le courage

de se battre contre cette ignorance. Nous lui devons de connaftre Hegel,

et, par Hegel,

de commencer

4 comprendre,

entre autres,

Ja distance qui sépare Marx de Hegel. Inutile de dire en effet quel

sort la philosophie francaise universitaire réservait 4 Marx. Brunschvicg qui tenait Hegel pour un attardé mental, considérait que Marx et Lénine étaient des nullités philosophiques. M. Hyppo-

lite a eu

aussi

le courage

Google

de parler

de Marx,

et de Freud,

ces

86

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

grands damnés de la terre universitaire philosophique bourgeoise.

Tout le monde sait plus ou moins cela désormais. Mais il n’est pas inutile de le dire.

Jajoute que j’ai & ’égard de M. Hyppolite une dette dont il

ne se doute pas. Si j’ai pu soupgonner la portée théorique révolutionnaire de ’ccuvre de Marx en philosophie c’est grace 4 un ami

trés cher, Jacques Martin, disparu voila cing ans. Or J. Martin avait eu le privilége d’entendre, sous V’occupation, 4 Paris, M. Hyppo-

lite, alors professeur de khagne, commenter certains passages de la Phénoménologie de l’Esprit. D’aprés tout ce que je sais, ce n’étaient pas, je vous prie de le croire, dans cette période trés particuliére,

des commentaires ordinaires. Ce que M. Hyppolite disait alors a

aidé plusieurs de ses étudiants 4 s’orienter « dans la pensée » comme

disait Kant, c’est-d-dire aussi dans la politique. M. Hyppolite a sdirement oublié les mots qu’il avait prononcés : mais tout le monde

ne les a pas oubliés. J’en porte ici témoignage. Contrairement 4 ce que dit le sens commun, qui est celui des financiers et des notaires, il y a beaucoup d’écrits qui s’envolent, mais quelques mots qui restent.

Vhistoire.

Sans

doute

Je voudrais rapport de Marx Je renonce a phénoménologie. fin, Je commence

parce

qu’ils

ont

proposer quelques 4 Hegel. la rhétorique, et 4 En philosophie, le par la fin. Je vous

été

themes

inscrits

dans

la vie et

schématiques

sur

le

la maieutique, socratique ou vrai commencement, c’est la donne mes cartes, pour que

tout le monde les ait en mains, Ces cartes sont ce qu’elles sont :

elles portent la marque du marxisme-lininisme. Ainsi exposées, elles auront naturellement la forme de conclusion sans prémisses.

Partons d’un fait. Le rapport Marx-Hegel est une question théotique et politique actuellement décisive. Question shéorigue : elle

Google

SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A

HEGEL

87

commande l’avenir de la science stratégique n° 1 des Temps Modernes : Ia science de Vhistoire, et l’avenir de la philosophie

lige & cette science : le matérialisme dialectique. Question politique : elle résulte de ces prémisses. Elle est inscrite dans Ja lutte des classes, 4 un certain niveau, dans le passé comme dans le présent. Pour comprendre l’importance actuelle de ce fait de la question

du rapport Marx-Hegel, il faut la considérer comme un symptéme, et Pexpliquer comme le symptéme des réalités suivantes. Pour situer Je symptéme j’énoncerai ces réalités sous forme de Theses.

Thése 1 (énonce un fait). — L’union, on fusion du mouvement ouvrier et de la théorie marxiste est le plus grand événement de Vhistoire des sociétés de classe, c’est-4-dire pratiquement de toute l’histoire humaine. La fameuse grande « mutation » scientifico-technique dont on nous rebat les oreilles (@re atomique, électronique, ordinateurs, ére cosmique, etc.) n’est a cété, et malgré sa grande impor-

tance, qu’un fait scientifique et technique : ces événements ne sont

pas du méme ordre de grandeur, ils ne portent, par leurs effets,

que sur certains aspects des forces productives, et non sur ce qui est décisif : es rapports de production. Nous vivons dans les effets nécessaires de cette fusion, de cette

union.

Premiers

résultats

Chine, etc., mouvements

: les révolutions

socialistes

(U.R.S.S.,

révolutionnaites en Asie, Viét-nam, Amé-

tique latine, partis communistes, etc.). a) Cette union réalise « ’'union de la théorie et de la pratique ».

5) Cette union est non pas un fait acquis, mais une lutte sans

terme, avec ses victoires

et ses défaites. Lutte dans I’Union elle-

méme. Avec la guerre de 14 : la crise de la Il® Internationale. Actuel-

lement : la crise du Mouvement communiste international. L’union met en présence : le Mouvement ouvrier et la théorie

marxiste.

Nous

patlerons ici seulement

Qu’est-ce que la théorie marxiste P

Google

de la théorie marxiste.

88

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Thase 2 (énonce un fait), — La théorie marxiste comprend une

science et une philosophie.

Dans la grande tradition classique, du Mouvement

ouvrier, de

Marx 4 Lénine, Staline et Mao, la théorie marxiste est définie comme

contenant deux disciplines théoriques distinctes : une science (désignée par sa théorie générale : le matérialisme historique)

et une

philosophie (désignée par le terme de matérialisme dialectique). Il

existe entre ces deux disciplines des rapports trés particuliers. Je ne les examine pas dans cet expos¢. J’indique seulement ceci : entre ces deux disciplines, science et philosophie, c’est la science qui occupe Ia place de la détermination (au sens défini dans Lire Le Capital, et nettement précisé pat Badiou dans Critique, mai 1967). Tout dépend de cette science.

Thase 8. — Marx a fondé une science nouvelle : /a science de

Phistoire des formations sociales, ou science de l’histoire.

La fondation de la science de V’histoire par Marx est le plus

gtand événement théorique Jemploierai une image.

de

V’histoire

contemporaine.

Il existe un certain nombre de sciences. On peut dire qu’elles occupent un certain lieu dans ce qu’on peut appeler un espace théotique. Lieu, espace. Notions métaphoriques. Mais elles traduisent

certains faits : voisinage de certaines sciences; rapports entre sciences

voisines; domination de certaines sciences sur d’autres; mais en méme temps sciences sans voisinage, insulaires (positions isolées,

dans le vide : ex. la psychanalyse, etc.). Avec le recul, on peut maintenant considérer que I’histoire des

sciences fait apparaftre l’existence, dans cet espace théorique problé-

matique, de grands continents scientifiques :

1. Continent Mathématiques (ouvert par les Grecs). z. Continent Physique (ouvert par Galilée), 3. Marx a ouvert le 3 grand continent : le continent Histoire.

Google

SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A

HEGEL

89

Un continent, au sens de cette métaphore, n’est jamais vide :

il est toujours déja « occupé » par des disciplines diverses, multiples, plus ou moins idéologiques, et qui ne savent pas qu’elles

appartiennent a ce « continent ». Par exemple le continent Histoire

était occupé avant Marx par les philosophies de Vhistoire, 1’économie politique, etc. L’ouverture

d’un continent par une science

continentale non seulement conteste le droit et les titres des anciens occupants, mais aussi restructure complétement l’ancienne confi-

guration du « continent ». On ne peut pas indéfiniment filer une métaphore, — sinon il faudrait dire que l’ouverture d’un continent

nouveau 4 la connaissance scientifique suppose un changement de terrain, ou une « rupture » épistémologique, etc. Je vous laisse le soin des travaux de couture provisoires nécessaires pour raccorder entre

elles toutes ces métaphores. Mais il faudra un jour faire autre chose que de la couture et du ravaudage : une théorie de histoire de la production des connaissances.

Thése 4, — Toute grande découverte scientifique provoque une

grande transformation dans la philosophie. Les découvertes scienti-

fiques qui ouvrent les grands continents scientifiques constituent

les grandes dates de périodisation de Vhistoire de la philosophie : 1 continent (Mathématiques) : naissance de la Philosophie. Platon. 2° continent (Physique) : transformation profonde de la philosophie : Descartes, 3° grand continent (Histoire, Marx) : révolution dans la philosophie, annoncée par la XI° Thése sur Feuerbach. Fin de la philosophie classique, non

plus interprétation

mation » du monde.

du

monde,

mais

« sransfor-

« Transformation du monde » : mot énigmatique, prophétique, mais énigmatique. Comment la philosophie peut-elle étre transformation du monde? de quel monde ?

SEMINATRE

7

Google

go

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Quoi qu’il en soit, on peut dire, avec Hegel : la philosophie vient toujours aprés coup. Elle est toujours en refard, Elle est toujours différée.

Cette thése a pour nous une grande importance : sous un certain

rapport (son élaboration théorique), la philosophie marxiste ou matérialisme dialectique ne peut pas ne pas étre en retard sur la science

de Vhistoire. I faut du temps pour qu’une philosophie se forme,

puis se développe aprés la grande découverte scientifique qui a provoqué sourdement sa naissance. D’autant que dans le cas de Marx, la scientificité de sa découverte a été niée, combattue, et condamnée farouchement par tous les soi-

disant

spécialistes

de ce continent.

Les Sciences dites humaines

occupent toujours le vieux continent. Elles sont maintenant armées des derniéres techniques ultra~-modernes de la mathématique, etc.,

mais elles ont toujouts pour bases théoriques les mémes vieilleries idéologiques que par le passé, ingénieusement repensées et retouchées. Le prodigieux développement des Sciences dites humaines, 4 part quelques remarquables exceptions, et surtout des Sciences sociales, n’est que l’aggiornamento des vieilles Techniques de |’Adaptation sociale et de la Réadaptation sociale : des techniques idéologiques. C’est le grand scandale de toute Vhistoire intellectuelle contempo-

raine : tout le monde parle de Marx, presque tout le monde se dit

plus ou moins marxiste en Sciences humaines ou sociales. Mais qui

a ptis la peine de lire de prés Marx, de comprendre sa nouveauté

et d’en tirer les conséquences théoriques ? Sauf exception les spécia-

listes des sciences humaines travaillent cent ans aprés Marx sur des vieilleries idéologiques, comme des physiciens aristotéliciens faisant encore de la physique aristotélicienne cinquante ans aprés

Galilée. Quels sont les philosophes qui ne tiennent pas Engels et

Lénine pour des nullités philosophiques ? Je crois qu’on ne peut méme pas les compter sur les doigts d’une main. Tous les philosophes communistes eux-mémes ne pensent pas du bien, loin de 1a,

Google

SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A

HEGEL

gt

d’Engels et Lénine en tant que « philosophes ». Quels

philosophes qui ont étudié l’histoire du mouvement

sont

les

ouvrier, l’his-

toire de la révolution de 17 et de la révolution chinoise? Marx et Lénine ont ce grand honneur de partager ce sort de parias intellec-

tuels avec Freud, et d’étre, quand on parle d’eux, trahis comme

est

trahi Freud. Ce scandale n’est pas un scandale : entre les idées philo-

sophiques il régne ce qu’on appelle des rapports de force, qui sont des rapports de force idéologiques, donc politiques. Or ce sont les idées philosophiques bourgeoises qui sont au pouvoir. La question du pouvoir est la question n® 1 aussi en philosophie. La philosophie est en effet, en derniére instance, politique.

These 5. — Comment rendre compte de la découverte scientifique

de Marx?

Si nous prenons au sérieux ce que Marx nous dit sur la dialec-

tique réelle de V’histoite, ce ne sont pas les « hommes

» qui font

Vhistoire, bien que sa dialectique soit réalisée en eux et dans leur pratique, mais les masses dans les rapports de la lutte des classes.

Cela pour Vhistoire politique, histoire générale. Pour l’histoire des sciences, il en va, toutes proportions gardées, de méme. Ce ne

sont pas les individus qui font l’histoire des sciences, bien que sa

dialectique soit réalisée en eux, et dans leur pratique. Les individus

empiriques connus pout avoir fait telle ou telle découverte réalisent,

dans leur pratique, des rapports et une conjonction qui les dépassent.

C’est ici que nous pouvons poser le probléme

des rapports

Marx-Hegel. Je donne une figuration extraordinairement schématique. Qu’on

veuille bien la prendre seulement pour ce qu’elle est : P'indice d’un

probléme, et l’indication des conditions schématiques de sa position. Pour dessiner cette position, je partirais ici encore de cette

indication d’Engels, reprise et développée par Lénine, connue sous

le nom des Trois Sources du Marxisme. Sources est une notion idéo-

Google

92

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

logique périmée, mais ce qui nous importe c’est qu’Engels et Lénine ne posent pas le probléme en termes d’histoire individuelle, mais

en termes d’histoire des théories. Ils mettent en scéne une configuration & trois « personnages » théoriques : Philosophie classique allemande, économie politique anglaise, et socialisme frangais. Disons : Hegel, Ricardo,

et Babeeuf-Fourier,

Saint-Simon,

etc. Pour

simplifier, et

pour la clarté de l’exposition, je laisse partiellement de cété le socialisme frangais et considére seulement Ricardo et Hegel, comme teprésentants symboliques de l’économie politique anglaise et de la

philosophie allemande.

Je reprends alors le schéma extrémement général de la « pratique théorique » que j’ai proposé il y a cinq ans dans un article sur la

dialectique matérialiste.

Schéma I

(matiére premiére théorique)

(instruments de production théorique)

©

®

socialisme francais

(Hegel)

(Ricatdo +

Ao

1

(produit théorique)

!

(Marx) {

Ce qui veut dire trés schématiquement que Marx (le Capital) est le produit du travail de Hegel (philosophie allemande) sur PEconomie politique anglaise + Socialisme frangais, autrement dit de la dialectique hégélienne sur : théorie valeur — travail (R.) + lutte des classes (S.F.).

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SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A

HEGEL

93

R. + S.F. = matiére premiére, objet de la pratique théorique de M. H. = instruments de production théorique, le produit du travail de la dialectique hégélienne sur Ricardo est alors le Capital = M.

[A titre tout 4 fait indicatif, ce que nous avons tenté de faire,

dans Lire Je Capital, peut étre représenté dans le schéma suivant : Schéma I

Nous avons pris pour matiére premiére le rapport Marx-Hegel (G’ 1). Nous avons fait « travailler » sur cette matiére premiére des

moyens de produit théorique G’ 2 (Marx lui-méme + certaines autres

catégories) pour produire un résultat G’ 3 : ce que Lire le Capital peut contenir de non aberrant. Ce travail est provisoire — pour

nous les premiers. Le procés de travail théorique doit se poursuivre

dans un nouveau cycle ot G’ 2 pourra étre représenté par le rapport

(+ ou — erroné)

entre Marx et Lire le Capital, etc. L’expérience

Google

94

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

monitre trés rapidement qu’on ne peut s’en tenit ace cetcle intérieur:

pour avancer, il faut passer pat V’expérience de la lutte des classes.]

Je reviens au Schéma I : Le Capital est le produit du travail de

la dialectique hégélienne sur Ricardo, etc.

Thése tout a fait classique, et sur laquelle, bien entendu, peuvent

s’appuyer aussi bien les interprétations orthodoxes-marxistes qu’anti-

marxistes, puisque cette these dans sa formulation schématique peut autoriser Vidée que le rapport de Marx a Ricardo se réduit 4 un tapport d’application de Hegel 4 Ricardo.

Pourtant cette thése est toujours affirmée dans la tradition clas-

sique en méme temps qu’une autte thése, aussi insistante, sinon plus : la thése du renversement. Ce n’est pas Hegel qui est appliqué

4 Ricardo, c’est Hegel renvers¢. Expression énigmatique. Que veut

dire le renversement? Premier indice d’un probléme. Deuxiéme indice. On peut en trouver dans les classiques du marxisme un grand nombre d’exemples. Je n’en prends qu’un : les déclarations paradoxales et appatemment contradictoires de Lénine

sur le rapport Marx-Hegel.

Dans Ce gue sont les Amis du Penple, Lénine dit que Marx n’a

tien A voit avec les triades hégéliennes, pas leur application 4 Ricardo.

et que Le Capital n’est

Mais dans ses Notes de lecture (dites Cahiers sur la dialectique) Lénine écrit : « Aphorisme : On ne pent parfaitement comprendre Le

Capital de K. Marx et en particulier son premier chapitre sans avoir étudié @ fond et compris toute la Logique de Hegel. Donc, pas un marxiste wa

compris Marx un demi-sitcle aprés lui » (1) (E.S., 149). Pourtant, une page plus haut, dans les mémes notes, Lénine

écrit : L’analyse des syllogismes chez, Hegel rappelle le pastiche que Marx

fait de Hegel dans le premier chapitre (E.S., 147).

Expression qui rappelle singulitrement une expression célébre et énigmatique de Marx, qui, dans la postface 4 la 2° édition alle-

mande du Capita/ dit « au moment méme oi je rédigeais le premier

Google

SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A

HEGEL

95

volume du Capital, les épigones grincheux, prétentieux et médiocres

qui font la loi aujourd’hui dans |’Allemagne cultivée, se complaisaient 4 traiter Hegel, comme le brave Mendelsohn avait, du temps

de Lessing, traité Spinoza, c’est-a-dire en « chien crevé ». Aussi je me déclarais ouvertement disciple de ce grand penseur, et dans le chapitre sur la théorie de la valeur j’allais méme jusqu’é flrter (Kokettieren) ici et ld avec sa manitre particulitre de Sexprimer... ». Etrange application de Hegel 4 Ricardo. Je résume le dossier : 1. Hegel non ; mais

Hegel renversé, Renversement

tationnel extrait de son enveloppe mystique.

=

noyau

2. De plus : un « flirt » avec la maniére hégélienne de s’exprimer

(dit Marx); un « pastiche » (dit Lénine).

3. Si on laisse de cété le pastiche et le flirt, reste cet étrange ren-

versement. C’est le renversement de l’idéalisme dans le matérialisme : la matiére a la place de l’idée. Mais dire cela est beaucoup trop général

par rapport

4 ce qui est en question.

Car

cela, Feuerbach

l’avait

déja dit et fait, dans Pidéologie. Or, notre renversement ne porte pas seulement sur la conception générale du monde, mais sur un point

trés précis : la dialectique. Marx la « renverse », car sa dialectique est Je « contraire méme » de la dialectique hégélienne. Qu’est-ce que le contraire de la dialectique hégélienne ? Mystére. I] faut aller plus Join : jusqu’au soyax rationnel, donc & un contenu ayant une valeur théorique scientifique. La il ne s’agit plus de renversement mais extraction critique, dune « démystification » de la dialectique. Qu’est-ce que démystifier ? Il ne s’agit plus du tout alors d’application. Jai réuni ces indices et, 4 grand-peine et au prix de bien des

maladresses, j’ai avancé l’hypothése suivante :

1. Matx n’a pas « appliqué » Hegel a Ricardo. Il a fait sravailler

quelque chose de Hegel

sur Ricardo.

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96

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

2. Ce quelque chose de Hegel c’est d’abord Hegel reaversé. Le renversement de Hegel porte uniquement sur /a conception du monde = le

renvetsement de Vidéalisme dans le matérialisme. Conception du monde = ¢endance. Rien de plus : la tendance d’une Conception du monde ne donne pas ipso facto des concepts scientifiques.

3. Ce quelque chose de Hegel c’est donc tout autre chose que le

renversement de la tendance idéaliste dans la tendance matérialiste. C’est quelque chose qui concerne la dialectique. Ici la métaphore du renversement ne sert plus A rien : elle est remplacée par une autre.

Renverser la dialectique hégélienne = la démystifier = séparer le noyau tationnel de l’enveloppe irrationnelle. Cette séparation n’est

pas un simple tri : (en prendre et en laisser). Ce ne peut étre qu’une

transformation. La dialectique de Marx ne peut étre que la dialec-

tique hégélienne travaillée-transformée.

4. Marx fait donc travailler Hegel sur Ricardo : il fait travailler

une transformation de la dialectique hégélienne sur Ricardo. Il faut en effet dire que la dialectique hégélienne a été transformée dans le travail théorique qu’elle a effectué sur Ricardo. L’instrument de travail théorique qui transforme la matiére premiére théorique est Iui-méme transformé par son travail de transformation. Le résultat,

c’est la dialectique 4 l’ceuvre dans le Capital

west plus la dialectique hégilienne mais une tout autre dialectique. Nous

avons

pris pour

: elle

matiére premiére de notte travail cette

difference, comme je V’ai indiqué dans le schéma II. D’oi les résultats qui figurent dans Pour Marx et Lire le Capital. Essentiellement nous avons trouvé dans Marx : —





Une conception non hégélienne de l’histoire.

Une conception non hégélienne de la structure sociale (tout structuré 4 dominante).

Une conception non hégélienne de la dialectique.

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SUR

LE

RAPPORT

D’oi, si ces la philosophie : philosophiques Ce systéme

DE

MARX

A

HEGEL

97

théses sont fondées, des conséquences capitales sur avant tout le rejet du systéme de base des catégories classiques. peut s’écrire :

(Origine = ((Sujet = Objet) = Vérité) = Fin = Fondement)

Ce systéme est circulaire car le Fondement c’est que l’adéquation du sujet et de l’objet soit l’originet éléologique de toute vérité. Je ne puis justifier ici cette séquence circulaire.

Il suit de ce rejet une nouvelle conception de la philosophie

— non seulement conception nouvelle — mais nouvelle modalité Wexistence, je dirai une nouvelle pratique de la philosophie : un

discours philosophique qui parle d’ai//eurs que le discours philosophique classique. Pour le faire entendre, invoquons

la psychanalyse.

l’analogie de

1. Il s’agit d’opérer un déplacement = de faire bouger quelque chose dans V’agencement interne des catégories philosophiques. 2. De maniére 4 ce que le discours philosophique change de

modalité — parle autrement, ce qui crée la différence entre interpréter le monde et transformer le monde. 3. Sans

pour

autant

que

la philosophie

disparaisse.

Abpparemment elle est le discours le plus conscient qui soit. Ex fait elle est le discours d’un inconscient. Il ne s’agit pas plus de supprimer la philosophie que de supprimer chez Freud V’inconscient. II faut, par un travail sur les phantasmes de la philosophie (qui soutiennent ses catégories), faire bouger quelque chose dans l’agencement des instances de I’Inconscient philosophique, pour que le discours

inconscient de la philosophie trouve son /iew — et parle 4 haute voix du /iew méme que lui assignent les instances qui le produisent. Je laisse ces questions capitales.

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98

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Reste un point. Tout ce que nous avons publié sur Hegel laisse en effet de cdté ’héritage positif dont Marx est, de son propre aveu, redevable 4 Hegel. Marx a transformé la dialectique hégélienne mais il doit 4 Hegel ce don capital : /’idée de Ja dialectique. De cela fous n’avons pas patl¢, Je voudrais en dire un mot. Dans la postface @ la 2° édition allemande du Capital, Marx parle de la dialectique dans les termes suivants : « ... la mystification que la dialectique subit entre les mains de Hegel n’empéche en aucune

maniére

qu’il ait été le premier

& en exposer

(darstellen)

avec ampleur et conscience, les formes de mouvement générales. Elle est chez lui la téte en bas. Il faut la renverser pour découvrir dans l’enveloppe mystique le noyau rationnel. « Dans sa forme mystifiée, la dialectique fut une mode allemande, parce qu’elle semblait transfigurer l’état de choses existant (das Bestehende). Dans sa figure (Gestalt) rationnelle, elle est un scandale et un objet d’horreur pour les bourgeois... Comme elle inclut dans l’intelligence de l’état de choses existant, en méme temps l’intelligence de sa négation et de sa destruction nécessaires, comme elle congoit toute forme mire dans le cours du mouvement, et donc aussi sous son aspect éphémére, elle ne s’en

laisse conter par tien, elle est, dans

son essence,

lutionnaire ». Deux notions ressortent de ce texte :

critique et révo-

1. La dialectique est critique et révolutionnaire. Or, on notera ambivalence de la dialectique. Elle peut étre a) ou sransfiguration de V’état de choses existant « du fait accompli » (Bestetende), de l’ordre existant. La dialectique : bénédiction de

Vordre existant (social, scientifique). b) ou critique et révolutionnaire : elle implique la relativité de tout ordre établi, social et théorique, des sociétés et des systémes, des institutions et des concepts.

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SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A

HEGEL

99

La dialectique : critique de l’absolu par le relativisme historique. Ce théme est trés net chez Engels : la dialectique met les concepts en mouvement. Reprise directe du théme hégélien : La Raison critique de /’Entendement : la Raison met les concepts de |’Entendement

en mouvement.

L’opposition classique dans le marxisme entre térialisme/métaphysi ated jane! dialertigque

tei 5 . . | = opposition métaphysique/dialectique

n’est alors que la reprise de l’opposition hégélienne entre Ensendement et Raison,

Si on en reste 1a, on ne sort pas de Hegel. Cela reste trés formel

et donc trés dangereux. La preuve : linterprétation spontanément telativiste/historiciste de cette conception de la dialectique comme

critique du fixisme de l’entendement. Contre-épreuve : la vigoureuse

réaction de Lénine contre le relativisme et Vhistoricisme (Matérialisme|et Empirio-criticisme), idéologies bourgeoises de histoire et

de la dialectique.

2. Mais, il y a autre chose de beaucoup plus important : a dialectique hégélienne contient un nayau rationnel, — Lequel?

Pour voit cela, il faut un Jong détour. Il est nécessaite de repasset par histoire théorique de Marx. Le moment décisif de cette histoire est la rupture avec Feuerbach. Cette rupture est annoncée dans le bref éclair des théses sur Feuerbach. Les théses sur Feuerbach sont écrites 4 la hate aprés cet événement théorique capital : /’introduction

de Hegel dans Feuerbach (elle a lieu dans les Manuscrits de 44), Les Manuscrits sont un texte explosif. Hegel, réintroduit de force dans

Feuerbach, provoque un prodigieux acting out de la contradiction théorique du jeune Marx, ob se consomme la rupture avec l’Huma-

nisme théorique. Parler de la rupture de Marx avec |’Humanisme théorique est

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100

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

une thése trés précise : si Marx a rompu avec cette idéologie, c’est qu'il avait épousée, s’il avait épouste (et ce ne fut pas un mariage

blanc) c’est qu’elle existait. L’Humanisme épousa est celui de Feuerbach.

théorique

que

Marx

Marx a « découvert» Feuerbach, comme tous les jeunes hégéliens, dans des conditions trés particuliéres, dont aprés A. Cornu j’ai dit

un mot : Feuerbach « sauva » théoriquement pour un temps les jeunes hégéliens tadicaux des contradictions insolubles provoquées dans leur « conscience philosophique » rationaliste libérale par l’entétement de ce sacré Etat prussien qui, étant « en soi » la Raison et la Liberté,

s’obstinait 4 méconnaftre sa propre « essence », en persévérant au-dela de toute convenance dans la Déraison et le Despotisme. Feuerbach

les « sauva » théoriquement en leur fournissant la raison de la contradiction Raison-Déraison : par une théorie de /’aliénation de

PHomme.

On ne saurait évidemment

se tenir, 4 quelque titre que ce soit,

fat-ce au titre marxiste, pour quitte 4 l’endroit de Feuerbach par

un billet de confession du genre : quelques citations de lui, ou de Marx ou d’Engels, qui, eux, !’avaient lu. On n’en est pas quitte non

plus avec cet adjectif de la commodité et de l’ignorance qui sonne

pourtant bien dans les polémiques : anthropologie spécu/ative. Comme s'il suffisait d’6ter la spéculation 4 ’anthropologie pour que l’anthropologie (supposé qu’on sache ce qu’on désigne par 14) tiene debout :

quand on dte la téte 4 un canard, il ne court pas loin. Comme s'il

suffisait aussi de prononcer ces mots magiques pour appeler Feuerbach pat son nom (les philosophes, méme s’ils ne sont pas chiens de

garde, sont comme vous et moi : pour qu’ils viennent, il faut au moins les appeler par /enr nom.) Essayons donc d’appeler Feuerbach pat son nom, fat-ce au besoin par l’abrégé de son nom.

Nous parlerons bien entendu du seul Feuerbach des années 39-45,

donc de I’auteur de L’essence du Christianisme, et des Principes de

la Philosophie de l’Avenit, — et non du Feuerbach d’aprés 48, qui,

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SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A

HEGEL

101

contrairement & ses premiers préceptes, mit beaucoup « d’eau dans son vin » par peur de la Révolution (48). Le Feuerbach de L’ Essence du Christianisme occupe, dans Vhistoire

de la philosophie, une position tout 4 fait extraordinaire. Il réalise

en effet ce tour de force de mettre « fin 4 la philosophie classique allemande », de jeter bas (trés précisément : de « renverser ») Hegel,

le Dernier des Philosophes, en qui toute son histoire se résumait, par une philosophie shéoriguement rétrograde pat tapport a la grande philosophie idéaliste allemande.

Il faut entendre rétrograde en un sens précis. Si la philosophie

de Feuerbach porte en elle les traces de l’idéalisme allemand, ses fondements théoriques datent d’avant V’idéalisme allemand. Avec Feuerbach, nous revenons de 1810 4 1750, du xrx® au xvitr° siécle.

Paradoxalement, pour des raisons qui auraient de quoi donner le vertige 4 une bonne « dialectique » issue de Hegel, c’est par son

catactére rétrograde dans la théorie que la philosophie de Feuerbach

exerga Wheureux effets progressistes dans V’idéologie, voire dans Phistoite politique de ses partisans. Mais laissons ce point.

Une philosophie qui porte Jes #races de Vidéalisme allemand mais qui régle son compte 4 l’idéalisme allemand, et 4 son représentant supréme, Hegel, par un systéme shéoriquement rétrograde, qu’entendre

par la? Les traces de Vidéalisme allemand : Feuerbach assume

les pro-

blémes philosophiques posés par l’idéalisme allemand. Avant tout les problémes de la Raison pure et de la Raison pratique, les problémes de Ja Nature et de la Liberté, les problémes

de la Connais-

sance (que puis-je connaitre ?), de la Morale

(que dois-je faire ?)

Raison tabaissée au réle de l’Entendement).

Feuerbach pose les

et de la Religion (que puis-je espérer ?). Donc les problémes kantiens fondamentaux, mais « reptis » 4 travers la critique et les solutions hégéliennes (en gros la critique des distinctions ou abstractions kantiennes, qui relévent pour Hegel d’une méconnaissance de la

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02

HEGEL

problémes

ET

de l’idéalisme allemand,

LA

PENSEE

MODERNE

dans l’intention de leur donner

une solution de type hégélien : il veut en effet penser /’unité des

distinctions, ou abstractions kantiennes,

dans

quelque

chose qui res-

semble 4 l’Idée hégélienne. Ce « quelque chose » qui ressemble 4

PIdée hégélienne, tout en étant son renversement tadical, c’est 1’ Homme, ou la Nature,

ou la Sinnlichkeit (tout 4 la fois matérialité sensible,

réceptivité et intersubjectivité sensible),

Faire tenir tout cela ensemble, j’entends penser comme une unité

une ces trois notions : Homme,

Nature, et « Sinnlichkeit », c’est une

gageure théorique ahurissante, qui fait de la « philosophie » de Feuerbach

un

voeu

philosophique,

c’est-d-dire

une

incohérence

théorique de fait investie dans un « désir » d’impossible cohérence philosophique. « Désit » émouvant certes, voire pathétique, puisqu’il

exprime et réclame 4 grands cris solennels la volonté désespérée de sortit d’une idéologie philosophique dont il reste en définitive le

rebelle c’est-a-dire le prisonnier. Le fait est que cette impossible unité a donné lieu 4 une ceuvre, qui a joué un réle dans Vhistoire,

et produit des effets déconcertants, les uns immédiats (sur Marx et ses amis), les autres différés (sur Nietzsche, sur la Phénoménologie,

sur une certaine théologie moderne, voire sur la philosophie « hermé-

neutique » récente qui en est issue).

C’est une impossible unité (Homme-Nature-Sinnlichkeit) qui permettait 4 Feuerbach de « résoudre » les grands problémes philosophiques de V’idéalisme allemand, en « dépassant » Kant, et en « renversant » Hegel. Par exemple les problémes kantiens de la distinction de Ja Raison pure et de la Raison pratique, de la Nature et de la Liberté, etc., trouvent chez Feuerbach

leur solution dans

un principe wnique : YHomme et ses attributs. Par exemple, le pro-

bléme kantien de V’objectivité scientifique comme le probléme hégé-

lien de la religion trouvent chez Feuerbach leur solution dans une extraordinaire théorie de V’objectivité spéculaire (« Vobjet d’un étre est l’objectivation de son Essence » : l’objet — les objets — de

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SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A

HEGEL

103

l’'Homme sont l’objectivation de |’Essence humaine). Par exemple le probléme kantien de l’Idée et de l’Histoire, dépassé par Hegel dans la théorie de l’Esprit comme moment

ultime de I’Idée, trouve

sa solution chez Feuerbach dans une extraordinaire théorie de Vintersubjectivité constitutive du Genre humain, Au principe de toutes ces solutions,

on retrouve

toujours l’Homme,

ses attributs,

et ses objets « essentiels » (« reflets » spéculaires de son Essence), L’Homme est ainsi, chez Feuerbach, le concept unique, originaire et fondamental, 2 sont faire, qui tient lieu du Sujet transcen-

dantal, du Sujet nouménal, du Sujet empirique, et de I’Idée kantiens,

qui tient lieu également de l’Idée hégélienne. La « fin de la philo-

sophie classique allemande », c’est alors tout simplement la sup-

pression verbale de ses solutions dans le respect de ses problémes. Crest le remplacement de ses solutions par des notions philosophiques

hétéroclites, ramass¢es ici et 14 dans la philosophie du xvim® siécle

(le sensualisme, l’empirisme, le matérialisme de la « Sinnlichkeit »,

empruntés

vaguement

a la tradition inspiré

de

condillacienne;

Diderot;

un

un

idéalisme

pseudo-biologisme

de

Homme

et du

« ceeur» tirés de Rousseau), et unifiés 4 coup de jesde mots théoriques sous le concept de l’Homme.

D’oit cette extraordinaire position et les effets que Feuerbach

pouvait tirer de son incohérence : se déclarant tour 4 tour et tout 4 la fois (et pour lui, il n’y voyait nulle malice, ni incohérence) matérialiste, idéaliste, rationaliste, sensualiste, empiriste, réaliste, athée, et humaniste. D’od ses déclamations contre la spéculation

de Hegel, réduite 4 abstraction. D’od ses appels au conctet, 4 la

« chose elle-méme », au réel, au sensible, 4 la matiére, contre toutes

les formes de Valiénation, dont l’sbstraction constitue pour lui Vessence derniére. D’ot le sens de son « renversement » de Hegel, que Marx a longtemps épousé comme

la critique réelle de Hegel,

alors qu’elle reste tout entitre prise dans l’empirisme dont Hegel

n’est que la théorie sublimée : renverser V’attribut dans le sujet,

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104

HEGEL

renverser

PAbstrait

PHomme

)’"Idée dans

dans

le réel

le Concret,

ET

LA

sensible,

etc. Tout

PENSEE dans

MODERNE

la matiére,

renverser

cela sous la catégorie de

qui est le Réel, le Sensible, et le Concret. Vieille musique,

dont on nous sert aujourd’hui les variations éculées. Voila /’Humanisme théorique auquel Marx eut affaire. Je dis shéo-

rique, cat Homme

n’est pas seulement pour

Feuerbach

une Idée

au sens kantien, mais le fondement théorique de tonte sa « philo-

sophie », comme le fut le Cogito pour Descartes, le Sujet transcendantal pour Kant, et l’Idée pour Hegel. C’est cet Humanisme théorique que nous trouvons en toutes lettres A l’ceuvre dans les Manuscrits de 44, Mais avant d’en venir 4 Marx, un mot encore sur les conséquences

de cette position philosophique patadoxale, qui prétend abolir radi-

calement Vidéalisme allemand, mais qui respecte ses problémes et entend les résoudre par l’intervention d’un ramassis de concepts du xvi? siécle, rassemblés sous Pinjonction théorique de l’ Homme, qui leur tient lieu d’unité et de cohétence « philosophique ». Car on ne « revient » pas impunément en arritre d’une philo-

sophie tout en conservant les problémes qu’elle a mis 4 jour.

La conséquence fondamentale de cette régression théorique cor-

rélative de la conservation de problémes actuels, est de provoquer un rétrécissement prodigieux de la problématique philosophique exis-

tante, sous les apparences

de son « renversement

Vimpossible « désir » de la renverser.

» qui n’est que

Engels et Lénine ont eu parfaitement conscience de ce « rétré-

cissement » par rapport 4 Hegel. « Comparé 4 Hegel, Feuerbach est petit », Allons 4 l’essentiel : ce qu’impardonnablement Feuerbach a sacrifié de Hegel,

c’est l’Histoire

et la Dialectique,

ou plutdt,

car c’est tout un chez Hegel, l’Histoire ou la Dialectique. La non plus,

Marx, Engels et Lénine ne s’y sont pas trompés : Feuerbach est matérialiste

dans

les sciences,

mais...

il est idéaliste en

histoire.

Feuerbach parle de la Nature, mais... il ne parle pas de l’Histoire

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SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A

HEGEL

10$

— la Nature en tenant lieu. Feuerbach n’est pas dialectique. Etc. Précisons,

fondés.

Certes,

avec

le recul

il est bien

entend distinguer

dont

question

nous

de

disposons,

I’histoire

chez

ces

jugements

Feuerbach,

qui

la « nature humaine hindoue », « judaique »,

« romaine », etc. Mais on ne trouve pas chez lui de #héorie de his-

toire, Et surtout il n’y a pas trace de cette théorie de Vhistoire qu’on

Figures.

doit

4 Hegel,

Certes, nous

comme

pouvons

entache irrémédiablement

processus dialectique de production

commencer

4 le dire maintenant,

la conception

hégélienne

de

ce qui

de Vhistoire

comme processus dialectique, c’est sa conception sé/éologique de la dialectique, inscrite dans les structures mémes de la dialectique hégé-

lienne, en un point extrémement précis : /’ Aufhebung (dépassementconservant-le-dépassé-comme-dépassé-intériorisé), exprimé directe-

ment dans la catégorie hégélienne de la négation de la négation (ou négativité). Quand on critique la philosophie de l’Histoire hégélienne parce qu’elle est séléologique, parce que dés ses origines, elle poursuit un but (la réalisation du Savoir absolu), donc quand on refuse la téléo-

logie dans la philosophie de Vhistoire, mais quand en méme temps on reprend telle quelle la dialectique hégélienne, on tombe dans

une étrange contradiction : car la dialectique hégélienne est, elle

aussi, téléologique en ses structures, puisque la structure clé de la

dialectique hégélienne est la négation de la négation, qui est la téléologie mime, identique a la dialectique. C’est pourquoi la question des structures de la dialectique est Ja question clé qui domine tout le probléme d’une dialectique maté-

rialiste. C’est pourquoi Staline peut étre tenu pour un philosophe

marxiste perspicace, au moins sur ce point, d’avoir rayé la négation de la négation des « lois » de la dialectique. Mais, dans la mesure,

je dis bien dans la mesure, ot on peut faire abstraction de la téléoSEMINAIRE,

8

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106

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

logie dans la conception hégélienne de l’histoire et de la dialectique,

il reste qu’on doit 4 Hegel quelque chose que Feuerbach, obnubilé par sa hantise de l’Homme et du Conctet, fut absolument incapable

d’entendre : la conception de Vhistoire comme procts. Incontesta-

blement, car il est passé dans ses ceuvres, et Le Capital en témoigne, Marx doit 4 Hegel cette catégorie philosophique décisive de procs. Il lui doit plus encore, que Feuerbach non plus n’a méme pas soupgonné, I] lui doit le concept de procés sans sujet. Il est de bon

ton, dans les conversations philosophiques, dont on fait parfois des livres, de dire que chez Hegel l’Histoire est « l’Histoire de V’aliénation de l’homme », Quoi qu’on ait en téte en pronongant cette

formule, on énonce une proposition philosophique qui posséde un

sens implacable,

qu’on retrouvera sans peine dans ses rejetons,

supposé qu’on ne le discerne pas dans VHistoire est un procts d’aliénation qui a homme. Or, comme l’avait trés bien noté M. étranger 4 la pensée de Hegel que cette

leur mére. On énonce : un sujet, et ce sujet c'est

Hyppolite, rien n’est plus conception anthropologique

de l’Histoire. Pour Hegel, l’Histoire est bien un proces d’aliénation,

mais ce procés n’a pas l’Homme pour sujet. D’abord dans Phistoire hégélienne il ne s’agit pas de l’Homme,

mais de l’Esprit, et si l’on

veut 2 tout prix (ce qui sous le rapport du « sujet » est d’ailleurs faux) un « sujet » dans Histoire, c’est des « peuples » qu’il faut parler,

ou plus exactement (et nous nous rapprochons de la vérit¢) c’est des moments du développement de I’Idée devenue Esprit. Qu’est-ce & dire ? Cette chose trés simple, mais, si on veut bien « l’interpréter »,

cette chose importante du point de vue théorique : |’Histoire n’est

pas Valiénation de l’Homme, mais l’aliénation de l’Esprit, c’est-4-dire

Vultime moment de Valiénation de I’Idée. Pour Hegel, le proces W@aliénation ne « commence » pas avec /’Histoire (humaine) puisque

PHistoire n’est elle-méme que V’aliénation de la Nature, elle-méme

aliénation de la Logique. L’aliénation, qui est la dialectique (en son

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SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A

HEGEL

107

principe dernier négation de la négation ou Asfhebung), ou pour parler plus nettement, le procts d’aliénation n’est pas, comme le vou-

drait tout un courant de la philosophie moderne qui « cortige » et « rétrécit » Hegel, propre 4 ’Histoire Humaine. Du point de vue de l’Histoire humaine le procés de Valiénation @ toujours déja commencé. Cela veut dire, si on prend ces termes au sérieux

que,

dans

Hegel,

l’Histoire

est pensée

comme

un procds

daliénation sans sujet, ou un proces dialectique sans sujet. Qu’on

veuille bien considérer un seul instant que toute la téléologie hégélienne est contenue, dans les expressions que je viens d’énoncer,

dans les catégories d’aliénation, ou dans ce qui constitue la structure maitresse de la catégorie de dialectique (négation de la négation),

et qu’on

accepte

de faire,

si possible,

abstraction

de

ce qui,

dans

ces expressions représente la téléologie, reste alors la formule : Vhistoire est ## procés sans sujet. Je crois pouvoir affirmer : cette catégorie de procés sans sujet, qu’il faut certes arracher A

la téléologie

hégélienne, représente sans doute la plus haute dette théorique qui

telie Marx 4 Hegel. Je sais bien que finalement, il y a chez Hegel un swet 4 ce procés daliénation sans sujet. Mais c’est un bien étrange sujet, sur lequel

bien des remarques importantes seraient 4 faire : ce sujet, c’est la

téléologie méme du procts, c’est |’ Idée, dans le procés d’auto-aliénation

qui la constitue comme

1’Idée.

Ce n’est pas 14 une thése ésotérique sur Hegel : on peut la vérifier 4 chaque instant, c’est-a-dire 4 chaque « moment » du procés hégélien,

Dire qu’il n’y a aucun sujet du procés d’aliénation, que ce soit dans

PHistoire, dans la Nature ou dans la Logique, c’est tout simplement dire qu’on ne peut, 4 aucun « moment » assigner comme sujet au ptocés d’aliénation quelque « sujet » que ce soit : ni tel étre (pas méme V’homme), ni tel peuple, ni tel « moment » du procés, ni PHistoire, ni la Nature, ni la Logique.

Le seul sye¢ du procés d’aliénation, c’est /e procts lui-méime dans

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108

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

sa téléologie. Le sujet du procés ce n’est méme pas la Fin du procés lui-méme (on pourrait s’y méprendre : Hegel ne dit-il pas que

PEsprit est le « devenir-Sujet de la Substance » ?), c'est le proces

d@aliénation en tant que poursuivant sa Fin, donc le procés d’aliénation lui-méme en tant que téléologique.

Téléologique n’est pas non plus une détermination qui s’ajoute du debors au proces d’aliénation sans sujet. La téléologie du procés @aliénation est insctite en toutes lettres dans sa définition : dans le concept d’aliénation, qui est la téléologie méme dans le procts. Or c’est ici que

peut

commencer

4 s’éclairer l’étrange statut

de la Logique chez Hegel. Car qu’est-ce que la Logique ? La science

de I’Idée, c’est-a-dire l’exposition de son concept, le concept du procts

@aliénation

sans sujet, aatrement

dit le concept

du procés

d’auto-

aliénation qui n’est rien d’autre, considéré dans sa totalité, que l’Idée. Ainsi congue, la Logique, ou concept de I’Idée, est la dialectique,

la « voie » du procés en tant que procés, la « méthode absolue ». Si la Logique n’est rien d’autre que le concept de l’Idée (du procés daliénation sans sujet), elle est donc le concept de cet étrange sujet

que nous cherchons. Mais comme ce sujet est seulement le concept du procts d’aliénation lui-méme, autrement dit comme ce sujet est la

dialectique, donc le mouvement méme de la négation de la négation, on voit l’extraordinaire paradoxe de Hegel. Le procés d’aliénation

sans sujet (ou la dialectique) est le seul sujet que reconnaisse Hegel. Il n’y a pas de sujet au proces : c’est Je procs lui-mime qui est sujet, on tant quil wa pas de sujet.

Si nous voulons trouver ce qui, finalement, tient lieu de « Sujet » chez Hegel, c’est dans la nature téléologique de ce procs, dans la

nature /éMologique de la dialectique qu’il faut le chercher : la Fin est déja 14 dans l’Origine. C’est pourquoi aussi, il n’y a pas chez

Hegel d'origine, ni (ce qui n’en est jamais que le phénoméne) de

commencement.

L’origine,

indispensable 4 la nature téléologique

du procés (puisqu’elle n’est que la réflexion de sa Fin) doit étre

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SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A

HEGEL

109

nite des instant ob elle est affrmée, pour que le procés d’ali¢nation

soit un procés sans sujet. Il serait trop long de justifier cette propo-

sition, que j’avance simplement pour anticiper des développements

ultérieurs : cette exigence implacable (affirmer et, dans le méme moment, nier Porigine), Hegel !’a assumée de maniére consciente dans sa théorie du commencement de la Logique : l’Etre est immédiatement non-Etre. Le commencement de la Logique est la théotie de la nature non otiginaire de Vorigine. La Logique de Hegel est

VOrigine affirmée-niée : premiére forme d’un concept que Derrida a introduit dans la réflexion philosophique, la rature.

Mais la « rature » hégélienne qu’est dés son premier mot la

Logique, est négation de la négation, dialectique, donc téléologique.

C’est dans la téléologie que git le vrai Sujet hégélien. Otez la téléo-

logie, reste cette catégorie philosophique dont Marx a hérité : la catégorie de procés sans sujet. Voila la dette principale positive de Marx 4 V’égard de Hegel :

le concept de procts sans sujet.

Il soutient le Capital tout entier. Marx en avait patfaitement conscience. En témoigne cette note de l’édition frangaise du Capital

rajoutée par Marx (E.S., I, p. 181).

Marx, Le Capital, I, p. 181 (note seulement dans I’édition fran-

gaise !) : «Le mot procés qui exprime #n développement considéré dans Vensemble

de ses conditions réelles appattient depuis longtemps 4 la langue scientifique de toute l'Europe. En France on I’a d’abord introduit d’une

maniére

timide,

sous

sa forme

latine



processus,

Puis

il s’est

glissé, dépouillé de ce déguisement pédantesque, dans les livres de

chimie, physiologie, etc., et dans quelques ceuvres métaphysiques. Il finira par obtenir ses lettres de grande naturalisation. Remar-

quons

en

Ja langue

juridique. »

passant

que les Allemands

comme

les

Frangais,

dans

ordinaire, emploient le mot « procés » dans son sens

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110

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Je ferai, en passant, remarquer que le concept de procés sans sujet soutient aussi toute l’ccuvre de Freud.

Mais parler de procés sans sujet implique que la notion de sujet

est une notion idéologique.

Si on prend au sérieux cette double thése :

1. le concept de procés est scientifique, 2. la notion de sujet est idéologique; il s’ensuit deux conséquences : 1. une révolution dans les sciences : la science de histoire devient

formellement

possible,

2. une révolution en philosophie : car toute la philosophie classique repose sur les catégories de sujet + objet (objet= reflet spéculaire de sujet).

Mais cet héritage positif est encore forme/, La question qui se

pose est alors : Quelles sont ‘es conditions du procts de Vhistoire?

La Marx ne doit plus rien 2 Hegel : sur le point décisif, il apporte quelque chose qui n’a pas de précédent, a savoir : Ii west de procks que sous des rapports : les rapports de production

@ quoi se limite Le Capital) et d’autres rapports (politiques, idéologiques).

ae

Nous n’avons pas fini de méditer cette découverte scientifique et ses conséquences philosophiques : nous commengons seulement

de les soupgonner et d’en prendre la mesure. Inutile de dire que ce n’est pas le bricolage de l’idéologie structuraliste qui peut donner les moyens d’explorer l’immense espace du continent que Marx nous a ouvert (les « combinatoire » !).

Verbindungen

de Marx

ne relévent pas d’une

Le continent est ouvert depuis cent ans. Les seuls qui y aient

pénétré sont les militants de la lutte des classes révolutionnaires. A notre honte, les intellectuels ne soupgonnent méme pas |’exis-

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SUR

LE

RAPPORT

DE

MARX

A

HEGEL

111

tence de ce continent, sauf pour l’annexer et l’exploiter comme une vulgaire colonie.

Ce continent, nous devons le reconnattre et l’explorer, pour le libérer de ses occupants. Pour y aborder, il suffit de suivre ceux

qui nous y ont précédés depuis cent ans : les militants révolutionnaires de la lutte des classes. Nous devons apprendre auprés d’eux ce qu’ils savent déja. C’est 4 cette condition que nous pourrons aussi y faire des découvertes, du genre de celles qu’annongait Marx en 45 : des découvertes qui aident non 4 « interpréter » le monde, mais 4 le transformer. Transformer le monde ce n’est pas explorer la lune. C’est faire la révolution et construire le socialisme, sans régresser vers le capitalisme. Le reste, la lune comprise, nous sera donné par surcroft.

23 janvier 1968.

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UNIVERSITY OF CALIFORNIA

LOGIQUE FORMALISANTE ET LOGIQUE HEGELIENNE PAR

I. —

LE

R.

P. DOMINIQUE

CONSIDERATIONS

DUBARLE,

O.

P.

PRELIMINAIRES

Il faut dire tout de suite ce que le présent essai ne vent pas étre :

une soi-disant formalisation de la logique hégélienne. Le discours de la logique hégélienne est un discours de logique concré#e, préten-

dant présenter 42 compréhension conceptuelle (le Concept unique

— der Begriff, au sens hégélien du mot Begriff) et ses spécifications ptopres en catégories, le tout formant un systéme. Or toute formalisation aboutit au dégagement de quelque schématisme abstrait

du discours, éventuellement applicable 4 tels et tels contenus « maté-

tiels » dont la spécification vient d’ailleurs. Le discours de la logique hégélienne cherche 4 tout instant 4 surmonter cette rupture logique entre la forme et le contenu. A premiére vue il y réussit dans une certaine mesure au moins, chose de laquelle il faut que l’esprit du logicien formaliste sache prendre acte, en reconnaissant que nul formalisme ne pourra prétendre représenter adéquatement les inten-

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114

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

tions intellectuelles qui s’accomplissent dans le discours effectif de la logique hégélienne.

A cela il faut bien évidemment

ajouter que,

de toute maniére,

le discours de la logique hégélienne se présente comme le discours une pensée qui s’exprime grace aux ressources du langage usuel.

Or, des éléments et des tournures de la pensée tels qu’ils se proposent au sein du langage usuel 4 ce qui peut s’organiser en formalisme, il y a toute la distance qui sépare l’état prétechnique et préma-

thématique du langage des états mathématisés de celui-ci. Pareille

distance n’empéche pas forcément toute considération de logique

formalisée, sinon jamais aucune logique formelle n’aurait pris naissance. Mais elle oblige l’esprit qui entre en possession du formalisme de reconnaitre l’inadéquation qu’il y a toujours entre l’acquis logique

formalisé et ce qui lui a donné occasion dans les déploiements de la

pensée qui font usage de ressources d’expression antérieures au formalisme. Le formalisme ne fait jamais que capter une pattie, la plus superficielle peut-étre, des virtualités logiques du discours naturel.

Si quelque chose d’original est possible 4 propos du discours de

la logique hégélienne, il sera essentiel de gatder Je sens de la distance

qui subsiste entre le résultat logico-mathématique et la réalité effec-

tive du discours. Cela dit, il semble que !a logique de Hegel et le discours dans lequel son exposition se trouve faite puissent étre l’occasion d’un certain passage de l’économie concréte de la pensée & un formalisme

susceptible d’apporter 4 la logique formelle quelque chose de rela-

tivement neuf, tout en ayant quelque utilité réelle, ce qui est important. La tentative présente n’est d’ailleurs pas la premiére. On en trouvera un certain nombre citées dans la bibliographie 4 la fin de Ja présente étude. On n’en fera point ici ni la revue ni la critique. La seule ambition de ce qui suit est d’apporter quelque contribution 4 un effort intellectuel conscient du probléme que le fait hégélien pose a esprit logicien.

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LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

m5

Hegel s’est chargé lui-méme de poser ce probléme en déclarant catégoriquement a maintes reprises (1) qu’il ne pouvait étre question

d’imposer ala logique, et tout particulitrement 4 la sienne, un régime mathématique. A ses yeux la logique véritable, celle qu’il enseigne,

fe peut pas plus donner lieu 4 la mathématisation qu’elle peut étre convertie en un formalisme. La logique classique, d’origine aristo-

télicienne, se montre a lui déja en proie divers essais de mathématisation, de Leibniz 4 Lambert et Ploucquet. C’est 14 peut-étre la destinée fatale de ce que Hegel appelle « la logique de l’entendement », mais qui, 4 son avis, cesse d’étre véritablement logique dans toute Ja mesure od elle se confine systématiquement au niveau de l’enten-

dement. La véritable logique, celle de la raison et de la pensée spéculative, ne peut que rendre vaine toute tentative de mathématisation.

Elle est en effet l’économie concréte et vivante du Concept, et deux

choses au moins s’y opposent absolument 4 tout ressaisissement par la mathématique : d’une part la fluidité dialectique du Concept et, en lui, de toutes les déterminations véritablement conceptuelles,

et d’autre part Vintériorité réciproque de toutes les déterminités et actualités du Concept, diamétralement opposée 4 l’extériorité logique de l’étre et des rapports réciproques au sein de l’objectivité mathématique. I] y aurait donc dans la logique de la pensée philo-

sophique un certain soli me tangere opposé a ’entendement logicien,

aujourd’hui devenu logico-mathématicien encore bien plus fermement qu’il ne 1’était au temps de Hegel. Du moins est-ce 14 ce que

Hegel déclate. Face cependant a ce refus hégélien d’accepter aucune pertinence de la mathématique lorsqu’il s’agit de logique (spécula-

tive) on a bien envie d’opposer ce que le mathématicien J. W. Pfaff déclare, comme au nom de I’entendement mathématicien, pour

(x) Les principaux passages se trouvent dans la Science de la Logique (On citera

cette ceuvre en se servant du sigle VW. L. suivi de Vindication du tome de l’édition Lasson; I pout le t. III, II vour le t. IV de cette édition), Leurs références sont :

WAL, I, 210-212; U, 257-259, 331-333-

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116

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

conclure la derniére des lettres qu’il écrivit 4 Hegel en 1812 aprés

la lecture qu’il fit de la Science de la Logique : « Un mathématicien

ne peut supporter qu’il y ait une force d’expression de la pensée

qu’il ne peut exercer » (1). Ti faut renvoyer ici 4 d’auttes travaux l’exposé détaillé et la discussion approfondie des objections hégéliennes 4 l’égard de toute espéce d’appel 4 la mathématique en matitre de logique spéculative (2). Ces objections, on peut s’y attendre, ne manquent pas de

profondeur, attestant une perception aigué du contraste qu’il y a entre l’entité mathématique

Hegel, au moment

et l’étre conceptuel.

Au

demeurant

ot il est question de mathématisation et de for-

malisation, est bien conscient de tout ce qui empéche une logique simplement formelle de coincider avec la logique concréte et effective que la philosophie se propose d’enseigner. Nonobstant tout cela,

il faut cependant récuser la conclusion absolument négative que Hegel entend maintenir. De par sa nature méme, la logique hégélienne peut donner réellement occasion 4 des essais de formalismes logico-mathématiques que leur allure montre avoir quelque rapport 4 Véconomie du discouts hégélien, jusque dans ce qu’il a d’originalité

propre

et que

Hegel

revendique

comme

spéculatif, sur lequel selon lui l’entendement rise.

P

étant

d’ordre

n’autait point de

La raison de principe qu’il faut opposer 4 l’argumentation hégé-

lienne est simple : pure ou prenant en charge d’ultérieures compréhen-

sions philosophiques — la nature, l’esprit — la pensée logicienne de

Hegel lui-méme,

comme

de ceux qui tentent de suivre ses traces,

s’exprime dans un discours parlé (ou écrit) humain. Or, en son étre brut et aussi en tant que systéme expressif donnant a la pensée son

() Hoa Correspondance, traduit par J. Carrire, t. I (Gallimard, 1962, p. 363). (2) Cf. une étude 4 paraitre dans un volume consacré & la dialectique hégélienne et publié aux éditions Larousse.

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LOGIQUE

FORMALISANTE

étre-la (Dasein)

dans Vunivers

ET

HEGELIENNE

de la communication

humaine,

117 ce

discours peut et doit étre objet d’entendement humain, justiciable

de tout ce que l’entendement peut maintenant que ce discours a été

produit, Pour étre le discours d’une pensée philosophique, il n’échappe

pas 4 une condition qui est commune 4 /osf discours humain (c’est-adire s’effectuant grace a l’usage du langage articulé). Non seulement sa matérialité et la syntaxe de cette matérialité peuvent étre étudiées, mais encore son fonctionnement expressif et le comment

de sa sémantique peuvent étre explorés. Et si, au terme de cette recon-

sidération que l’entendement est 4 méme de faire, quelque régularité dans les dispositions discursives qui font gestion de la communication se dévoile de fagon plus ou moins manifeste, alors, de par sa nature

méme, cette régularité se présentera sous les espéces d’un schéma sujet 4 mathématisation. En somme, méme a propos du discours

de la logique hégélienne,

ce dont Aristote faisait l’anticipation

lorsqu’il identifiait la nature en général quantitative de tout le langage humain (1) trouve a s’appliquer. Or, il faut remarquer expres-

sément aujourd’hui que la fagon la plus essentielle d’étre rationnel dans la condition quantitative qu’il ne peut éviter c’est, pour un

langage humain, de donner lieu 4 une logique mathématique. Nous laisserons de cété importance de cette remarque pour Ja doctrine d’une rencontre rationnelle de l’entendement et de la taison. Nous n’en ferons présentement usage que pour bien préciser ce dont il est question 4 présent, 4 savoir le propos d’étudier en mathématicien, et donc pour l’essentiel en homme de ’entendement, une envre de la raison, son discours, que la force des choses

fait aussi étre objet pour l’entendement. D’ow le caractére foncidtement modeste du résultat, quel qu’il puisse étre; tout ce qu’on peut espérer, c’est qu’il apporte, comme marginalement, quelque

lumiére 4 l’esprit, une lumiére qui puisse aider la raison a bien faire

(1) Cattgories, chap. 6, 4, 32-37.

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118

HEGEL

son qeuvre au moment

ET LA

PENSEE

MODERNE

oi elle parle et se soucie d’étre entendue.

On va passer également ici sur )’examen détaillé des conditions

auxquelles un systéme logique formalisé peut bien étre acceptable en Voccurrence. En gros, elles se résument 4 deux : 1. Etre, au sens mathématique du terme, une extension du forma-

lisme classique, considéré un acquis inaliénable de la rationalité,

Si le formalisme d’une logique plus riche, plus puissante et plus souple peut étre envisagé, alors il faut que l’on y puisse plonget sans distorsion le formalisme dont la mathématisation de la logique

traditionnelle a abouti 4 spécifier la constitution. Cette condition est imposée pat l’idée méme qu’il faut se faire de la logique (si on veut bien laisser de cété la question des variantes du formalisme au niveau de V’acquis logique). 2. Pouvoir étre muni d’une interprétation assurant la régularité du passage de l’appréhension des entités linguistiques (mathématiques et dés lors se trouvant en cette condition que Hegel dit condi-

tion de lextériorité) aux entités noétiques de la pensée philosophique (conceptuelles et se trouvant dans la condition que Hegel dit celle de Vintériorité). Cette exigence ressort naturellement de la discussion

de Vobjection que Hegel fait a tout le systéme de l’expression mathématique au nom de la nature de la pensée spéculative et de ses déter-

minations propres.

De telles conditions délimitent les perspectives ouvertes 4 l’esprit

logicien. Elles ne V’obligent pas cependant 4 considérer les possibilités de développement de la formalisation logicienne comme épuisées avec la formalisation de la logique classique et les variantes qu'elle peut admettre Ce qui suit apportera un premier exemple de ces possibilités ultérieures. La natute méme de la logique hégélienne oblige de se tenir trés prés, au moins au départ, de la logique traditionnelle et de sa formalisation la plus immédiate. Car la logique de Hegel est dans son fond une logique du concept, et ceci au point de prétendre réinscrire dans

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LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

119

cette logique du concept la logique du jugement et celle du syllogisme. C’est a vrai dire une logique du concept muni constitutivement et explicitement d’une structure interne. C’est donc dans la perspective d’une logique des termes et de sa formalisation qu’il faut situer le débouché immédiat sur la logique hégélienne. C’est d’ailleurs

cette logique qui a été la premiére 4 étre bien mathématisée, avec Palgébre

logique du

Boole-Schréder,

avant

méme

la formalisation

de la logique propositionnelle et le développement de ce que l’on appelle aujourd’hui le calcul fonctionnel. C’est ce dernier qui constitue aujourd”hui la version la plus puissante de la logique formalisée d’origine classique, version qui prend la question de la logique bien davantage sous l’angle de la « logique du jugement » que sous celle

de la « logique du concept ». Du point de vue du logicien contemporain, il faut donc, pour revenir a la logique hégélienne, régresser

jusqu’é ce point d’aiguillage que constitue 4 présent une logique formalisée des termes revenant 4 faire proposition de l’algébre

booléenne élémentaire.

Peut-étre convient-il de remarquer 4 ce propos

que l’une des

raisons pour lesquelles les tentatives de formalisation de la logique

hégélienrie se sont montrées assez peu fructueuses jusqu’d présent est qu’elles se sont portées avant tout vers la constitution de forma-

lismes de logique propositionnelle élémentaire.

Ce qui reste relati-

vement étranger 4 la perspective hégélienne, préoccupée d’une dia-

lectique des concepts bien plus que d’une dialectique des valeurs de vérité au sens de la logique propositionnelle moderne. PRESENTATION DU FORMALISME DE LA LOGIQUE CLASSIQUE DES TERMES

Quoi

qu’il en soit,

avant

méme

d’aborder

la question

chez

Hegel, il convient de présenter la logique classique des termes

Pétat formalisé. On va le faire en énongant les bases linguistiques

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120

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

et grammaticales du langage formel puis un jeu d’axiomes permettant la déduction systématique lois formelles de cette logique.

A) Alphabet.

des expressions

qui énoncent les

1. Langage formel

1) Symboles de 1*° catégorie. — Les lettres majuscules romaines A,

B, C..., affectées si besoin est d’indices numériques, A,, Ag, ... ou

littéraux A,, A,, ..., etc.; la liste de ces symboles est illimitée.

2) Symboles de 2° catégorie. — a) les signes ‘ et 1; b) les signes 1

et D;¢) le signe C.

3) Symboles de 3° catégorie. — Les signes ( et ).

Remarque. — A cet alphabet on adjoint le systéme de notations

(métalinguistiques) suivantes :

a) Les lettres M, Mj, Mg..., etc., désignant des mots quelconques

du langage formel lui-méme;

b) Les lettres T, T,, Tp... etc., désignant des termes quelconques; c) Les lettres P, Q, R...; Py, Qy, Ry... etc., désignant des propo-

sitions quelconques. On conviendra que les symboles

de seconde et de troisiéme

catégorie seront représentés de fagon autonyme (le signe qui appat-

tient de soi au langage formel est pris comme sa propre appellation

dans le langage syntaxique). B) Syntaxe grammaticale.

1) Mots. — Toute suite linéaire de symboles alphabet ci-dessus est un mot. 2) Expressions bien formées (E.B.F.) :

appartenant

4

a) Tout symbole de premiére catégorie pris isolément est une

E.B.F., dite de premier genre.

b) Si T est une E.B.F, de premier genre alors le mot T’ est une

E.B.F. de premier genre.

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LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

121

¢) Si T, et T, sont des E.B.F. de premier genre alors le mot

(TA T,) est une E.B.F, de premier genre. d) Si T, et T, sont des E.B.F. de premier genre alors le mot (T, C T,) est une E.B.F, dite de second genre, e¢) Si P est une E.B.F. de second genre alors le mot 1 P est une E.B.F. de second genre. J) Si P, et Py sont des E.B.F. de second genre, alors le mot (P, > P,) est une E.B.F. de second gente.

&) I n’y a pas, dans le présent langage formel, d’autres E.B.F.

que celles introduites conformément aux régles a —/f.

C) Interprétation courante. 1) Les symboles de 17 catégorie sont des notations d’indéterminées désignant & volonté des ermes notionnels quelconques envisagés dans leur extension (classes, ensembles...). 2) Les symboles de 2° catégorie 4 désignent des opérateurs affectant des termes

:

— Le signe ’ est la notation d’un opérateur « unaire » dit de compiémentation ; \e terme A’ est le complément de A. — Le

signe M est la notation d’un opérateur binaire dit d’inter-

section

: le

terme

termes A et B.

(AM B)

est

dit

intersection

des

deux

Les résultats de ces opérations sont des termes.

3) Les symboles de 2° catégorie b désignent des opérateurs affec-

tant des propositions; on les dit aussi connecteurs.

— Le connecteur “ désigne la négation; — Le connecteur D désigne /’implication, 4) Le symbole de 2° catégorie ¢, C, désigne une relation binaire

liant deux termes, Cette relation est celle dite d’inclusion. L’énonciation

une inclusion est une proposition. SEMINAIRE

9

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12a

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

5) Les symboles de 3° catégorie sont des signes auxiliaires de la construction des E.B.F. permettant d’écrire sans ambiguité quelles

E.B.F. sont immédiatement concernées par les symboles de 2° caté-

gorie figurant dans l’écriture du mot. Il ressort de ces interprétations que ce qu’on appelait tout 4 Vheure le premier genre des E.B.F. est le genre des termes, et le

second, le genre des propositions. D) Définitions.

On introduira un certain nombre de définitions (usuellement dites « abréviatives »). L’expression 4 caractériser est écrite 4 gauche

de la notation =py. ptimitivement

L’expression

soit & aide

droite de cette notation.

de forme déja introduite, soit

de définitions antérieures, est écrite 2

1) Définitions de la logique propositionnelle. dD

dD,

Ds

@VQ

=pry (71 PQ

@ & Q) =py 1?

3 71Q

@ = Q =r (P39 QD & (Q3P))

2) Définitions de la logique des termes.

D Ds

De D,

(AUB) =py (A BY (A =B) =py ((AC B) & (BC A) A =p (AN A) V =py A’

Le connecteur V est appelé disjonction, le connecteur & conjonc-

tion, le connecteur

=

éqnivalence.

L’opération U est appelée réunion, la relation = est J’égalitt.

A est une notation de constante (ce que le développement du formalisme permettra d’établir) désignant le serme notionnel vide; V désigne le terme notionnel univers,

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LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

123

2. Axiomatique

A) On énoncera l’axiomatique relative 4 la logique proposition-

nelle sous formes de schémas axiomatiques (écrite en faisant appel

aux notations syntaxiques P, Q, R..., de propositions quelconques). Les axiomes propres de la logique des termes sont énoncés dans le

langage formel. Le signe

+ placé avant une écriture indique qu’il

s’agit d’une thése (ou schéma de thése) du systéme formel. 1) Schémas axiomatiques de la logique propositionnelle.

1.01 1.02 1.03

+ PD(Q>DP) F PD(QDR) D(@PIQIP?PR)

& (TPS

1Q5(Q5P)

2) Axiomes spécifiques pour la logique des termes. 1.04 1.05

FAC(AN A) F(ANB)CA

1.09

+ (ACB) 3((BC CO) 3(AC ©)

1.06 1.07 1.08

F (ANB)C(AN A)) D(ACB) + (ACB) >(ANB)C(CNC)) (ACB) (AN QC (CNB)

Remarque. — On peut envisager d’autres jeux d’axiomes. En patticulier l’algebre booléenne se formule plus volontiers recou-

tant a la relation d’égalité qu’a la relation d’inclusion. Un jeu assez classique d’axiomes de cette sorte est le suivant :

F (ANB) =(BN A)

(ANB) NG =(ANBAO) FAN(AUB)=A

FAUBNO=(AUB)N(AUCO) F(AUA)NOB=B

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124

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

B) A ces axiomes on adjoindra les régles de déduction classiques. a) Modus Ponens. Si + P et + PDQ,y alors + Q.

b) Régles de substitution et d’usage des définitions : ce sont

celles de la pratique courante de la manipulation des expressions. On peut se dispenser de les énoncer de fagon explicite.

On vetra par la suite que le premier pas en direction d’une

logique formalisée des termes imposée

par la logique hégélienne

du concept se traduit par une modification de principe extrémement simple dans la proposition du formalisme de la logique classique des termes. Il, —

LE

CONCEPT

ET

LA

FORMALISATION

On va, dans ce qui suit, procéder en deux temps. En premier lieu on va envisager le discours du systéme hégélien dans son ensemble et se demander jusqu’a quel poiat il est possible de le traiter lui-méme

comme

un

objet approximativement

mathématique,

en

voyant ce qu’il a 4 nous apprendre a ce point de vue. En second lieu on passera de ce qui se sera dégagé de cette premitre étude

4 la proposition d’un formalisme logico-mathématique proprement dit, en en précisant le rapport a la logique telle qu’elle est effectuée et enseignée dans le discours du systéme hégélien. Section I. —

Le CONCEPT,

OBJET QUASI MATHEMATIQUE

La réalité des choses veut que, tout en étant ’une des cuvres

de la pensée qui énonce !’un des refus les plus nettement prononcés

qui soient de se laisser confondre avec une ceuvte de la faculté mathématicienne, le discours du systéme hégélien dans son intégralité

est aussi Pune des ceuvres de la philosophie dont l’étre effectif

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LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

125

apptoche le plus de celui d’un objet mathématique point tout a fait trivial. Cela tient 4 ce que ce discours s’organise, 4 l’échelle méme du systéme philosophique,

suivant une structure matérialisée dans

son membtement d’ensemble et qui est, ainsi que Hegel lui-méme Vadmet, une expression discursive de la structure du Concept luiméme. Or, bien mieux qu’au temps de Hegel, l’idée méme de séructure appattient aujourd’hui au champ de la pensée mathématicienne. La ot quelque chose offre ou ébauche le modéle de quelque struc-

ture, elle peut donner lieu 4 une considération systématiquement mathématicienne, au moins jusqu’é un certain point. Autrement dit Ja structure du discours hégélien donne Vidée d’une structure au sens mathématique du terme et permet une perception d’espéce mathématicienne d’un certain nombre de faits importants concernant

cette structure,

Pour insolite que la décision de considérer leur discours, et partant leur pensée, comme une sorte de chose sinon tout 4 fait

mathématique, du moins déja pré-mathématique puisse paraitre 4 certains philosophes, il faut voir qu’elle est en réalité une décision tout 4 fait naturelle. Surtout dans le cas hégélien, peut-on méme ajouter.

Le discours hégélien — prenons celui de l’Encyclopédie — est un discours du Concept. Par principe il ne dit que l’auto-explicitation (modulo Hegel) que le Concept fait de lui-méme au-dedans de

lui-méme. Or, bien avant Hegel le Concept s’est déja présenté a

Pesprit humain.

Sa premiére

trace distincte apparait en Occident

avec Parménide. Aprés Parménide le platonisme puis le néo-platonisme l’ont bien des fois désigné en l’appelant l’Un. Celui-ci n’est pas seulement, 4 titre de supréme totalité ou de supréme principe enveloppant en lui la virtualité de toutes choses, l’objet métaphysique

par excellence. Il est aussi, bien que de fagon extrémement triviale en sa détermination explicite, une entité mathématique : Yun-tout, sans aucune structuration interne qui puisse se laisser ressaisir par

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126

HEGEL

ET LA

PENSEE

MODERNE

une pensée de mathématicien. Parménide commence bien le discours

du tout et du rien, qui en réalité fournit 4 la logique sa premitre

amorce. Mais pour l’intelligence qui adhére 4 !’Un, ce discours reste encore

comme

extérieur,

évanescent.

Son seul effet, pour finir, est

de reconduire 4 la simple compréhension figée de 1’Un, d’ot la pensée retombe ensuite au discours répandu de la pensée humaine, La compréhension de !’Un reste alors compréhension conceptuelle inopérante au point de vue mathématique. Mais elle n’en suffit pas moins & assurer qu’il y a contact, pour autant que le Concept

est Concept,

entre l’actualité

métaphysique

et Vactualité mathé-

matique de la pensée. La pensée antique en est restée 14, Mais les

trouvailles de la logique hégélienne sont 14 pour ligence d’articuler conceptuellement le contact un visage mathématique qui cesse d’étre celui indifférenciée, Le Concept hégélien, en effet, en tant méme

permettre a Pintelet de lui donner de la simple unité qu’il est, par prin-

cipe, ’Absolu unique, s’articule suivant une pluralité de ce que Hegel

appelle tantét « sphéres », tantét « cercles » et tantét « moments ».

L’articulation fondamentale est celle d’une triplicité et Hegel insiste

lui-méme sur « importance infinie de la forme de la triplicité » (1).

Dans 1’Excyclopédie la toute premiéte de ces triplicités est celle de V'Idée pure, objet de la Logique, de la Nature et de l’Esprit. On voit ensuite chacune des sphéres ainsi constitu¢e se distribuer concep-

tuellement en une ultérieure triade de termes conceptuels. Pat exemple la triade principale de la logique sera : I’Etre, l’Essence et le Concept. Cette réarticulation triadique des sphéres subordonnées

se répete un certain nombre de fois, sans aller, bien entendu, nulle

part 4 Pinfini dans le discours et sans qu’il soit non plus envisagé

qu’elle puisse aller en principe 4 Vinfini. Si l'on veut schématiser cela, on obtient tout naturellement une maniére d’atbre triadique @)

W.L., I, 337-

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LOGIQUE FORMALISANTE ET HEGELIENNE

127

fini développé de niveau en niveau jusqu’a un certain niveau maximal. L’esquisse ci-dessous suffit 4 donner l’idée des résultats : LE CONCEPT

I

IDEE | ETRE QUALITE

|

| I

QUANTITE

|

ESSENCE

i

NATURE

ESPRIT

CONCEPT

MESURE

|

A la premiére apparence on pourrait penser 4 un simple arbre classificatoire. Plusieurs remarques, cependant, obligent de dépasser ce point de vue trop sommaire. En premier lieu le systéme de ces déterminations du Concept est parcouru dialectiquement par la pensée, non seulement 4 l’intérieur d’une

sphére particuliére, mais d’une sphére 4 l’autre avec

des transitions de sphéte 4 sphére. La totalité, ainsi que le dira Hegel

lui-méme est un « cercle de cercles » (1) et il faut tenir compte de

la constitution conceptuelle qui permet la forme hégélienne du

cheminement pensant 4 V’intérieur de ce systéme conceptuel. De plus, Hegel lui-méme insiste sur la similitude générale de

structure interne et de mouvement dialectique qui joue de sphére a sphére a l’intérieur du systéme : il y a une correspondance comme

par principe entre les premiéres, les secondes et finalement les troi-

siémes déterminations conceptuelles de chaque sphére (2), et ces parallélismes se retrouvent de fagon plus ou moins prononcée dans Je détail du traitement de chacune de ces déterminations.

(1) Encyclopédie (on notera pat la suite les références 4 cette ceuvre en se servant du sigle E. suivi de Vindication du paragraphe et lieu de passage — page et

lignes — dans I’édition Nicolin-Poggeler sigle N-P), § 15, N-P, 48, 22-23. (2) B, § 85, N-P, 105, 15-25.

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128

HEGEL Compte

ET

LA

PENSEE

MODERNE

tenu de ces faits, la structure d’ensemble du systéme

se présente d’une fagon qui se rapproche de l’entité mathématique structure-produit S, x Sy x ... x S, d’un certain nombre fini de structures élémentaires S,, S,, ..., S, mathématiquement identiques

entre elles, un anneau produit, par exemple, de # anneaux identiques

du point de vue algébrique. La structure élémentaire serait ici celle qui se propose avec la « forme de la triplicité ». Chaque cercle particulier immédiatement parcouru pat le discours dialectique serait 4 considérer comme le produit d’une téalisation lémentaire S, de la structure en question par un coefficient complexe a, ay, ---, S91

combinant

divers

moments

relevant élémentairement

des divers

autres facteurs du produit. La simple inspection du systéme suffit 4 montrer que sa réalisation par Hegel n’approche qu’assez impatfaitement du modéle ainsi proposé. La pensée de Hegel ne s’est pas

conformée & un schéma mathématique rigide, mais elle s’est approchée, plus ou moins suivant les cas, d’une organisation conceptuelle

et d’une économie du cheminement dialectique que Vidée d’un produit mathématique de structures ayant elles-mémes une cettaine spécificité mathématique permet 4 l’entendement de se représenter

de fagon rationnelle. La structure globale du Concept est une réalisation apptoximative de l’entité mathématique « structure produit ». Ceci permet de considérer 4 leur tour comme des faits mathématiques d’espéce bien caractérisée les similitudes de structure et d’économie dialectique qui se retrouvent d’une sphére 4 l'autre du Concept et d’une sphére particuliére a la totalité. Chacune de ces similitudes peut étre considérée comme déterminée par un mor-

phisme interne du Concept dont Ja notion s’obtiendrait en généralisant quelque peu la notion mathématique d’endomorphisme et

qu’on poutrait appeler un sisilimorphisme (1).

(x) Lorsque dans une structure certains éléments ont le caractére de constantes

spteifiqus de la structure il n’y a endomorphisme que si l’application de la structure

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LOGIQUE FORMALISANTE ET HEGELIENNE

129

La réalisation hégélienne du Concept suivant une structure de cette sorte et comportant la possibilité de pareils morphismes internes est assurément d’une part imparfaite du point de vue mathématique et d’autre part encore beaucoup plus riche en virtualités logiques de toutes sortes que ne peut l’étre le modéle mathématisé capable de

capter ce qu’il y a de plus apparent et de plus général dans les structures du systéme discursif de la logique ou de la dialectique hégéliennes. Telle que, pourtant, cette réalisation du Concept a le mérite dapporter, de fagon nouvelle par rapport 4 la proposition parménidienne ou néo-platonicienne de la simplicité inarticulable de I’Un,

Vidée d’une organisation interne rationnelle, décrite notionnellement

et pouvant donner lieu 4 un systéme opératoite régulier, de l’absolu

conceptuel lui-méme. L’Un, le Concept apparaissent chez Hegel avec un commencement de structuration interne que la philosophie a pour fonction de reconnaitre et de considérer en son explicitation,

et dont la mathématique apparaft aujourd’hui qualifiée pour tracer

Pépure algébrique. C’est 14, il faut le reconnattre, un fait logique de toute premiére importance.

Avec le systéme hégélien, ce fait

semble s’imposer avant méme que |’on ait 4 entrer dans les questions d’identification de ce que peut bien étre du point de vue mathéma-

tique cette structure fondamentale S dont la logique hégélienne fait

’évocation en parlant de la « forme de la triplicité ».

dans elle-méme applique ces éléments sur cux-mémes, Mais, dans un cercle parti-

culier du Concept, les fonctions de constantes appataissent re/ativistes : les choses se passent assez semblablement 4 ce qui se passe en algebre booléenne au moment

ot la notation V ne désigne pas la totalité absolue, mais quelque univers parti-

culier du discours, ce qui, du point de vue du Concept équivaut 4 relativiser cette

constante de lalgébre booléenne. Les similimorphismes dont il est 4 présent question sont des morphismes internes qui préservent la structure 4 ces relativisations de constantes prés.

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130

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Section II LA

STRUCTURE FONDAMENTALE

DU CONCEPT

CHEZ HEGEL

EY LA POSSIBILITE D’UN FORMALISME LOGICO-MATHEMATIQUE A premiére vue, la forme de Ia

triplicité, telle que Ja dialectique

hégélienne semble en faire proposition ne paratt pas trés 4 méme

de fournir 4 la pensée une base acceptable pour V’institution d’un

formalisme logico-mathématique. La premiéte base logico-mathématique

acceptable

pour

une

théorie des termes notionnels est, en effet, la dualité du Tout et du

Rien, en fait déja pergue chez Parménide et permettant a celui-ci l’énonciation de ce que l’on a appelé plus tard les premiers principes: non-contradiction,

tiers

exclus,

identité.

Mathématiquement

elle

comporte la notification conceptuelle et la désignation d’un terme nul. Or, pour de multiples raisons, la doctrine du Concept hégélienne

refuse l’introduction, au moins 4 son propre niveau, d’un terme nul

au sens mathématique du terme. Ce terme nul serait en l’occurrence

le Néant abstrait, vide, que 1a logique hégélienne considére comme

incapable de constituer autre chose qu’un terme de |’entendement,

étranger 4 la compréhension chez Hegel,

les trois moments

spéculative de la raison (1). Ainsi, de la triplicité désignent chacun un

quelque chose que Ia pensée ne peut pas traiter comme un terme

vide au moment oi elle se saisit conceptuellement de lui. Il y a 4

une difficulté réelle dont il faut bien tenir compte au niveau de la mathématisation. Elle n’est pourtant pas absolument insurmontable.

Car tout d’abord, il apparaft assez clairement que l’un de ces trois moments de la triplicité hégélienne doit étre considéré comme

étant /’wnité des deux autres, une unité dans laquelle chacun des deux

termes

unifi¢s est supprimé: dans sa consistance indépendante et

(x) WL, I, 55-36.

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LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

131

conservé en substance ou en« vérité », — aufgehoben est, ainsi que l’on sait, le terme dont Hegel se sert comme d’un terme technique pour signifier cet état de choses. La « forme de la triplicité » hégélienne peut donc étre considérée comme proposant la dissociation d’une

unité de la compréhension suivant deux moments conceptuels conjugués, ou réciproquement comme faisant voir la synthése de l’unité

a partir de deux tels moments conjugués. Si maintenant on prend tout ceci, comme on se propose de le

faire & présent, sur le plan de Ventendement logico-mathématicien, quoi

qu’il en soit du propos de la pensée spéculative, rien n’empéche dadjoindre & la forme hégélienne de la triplicité la désignation explicite d@’un terme ayant fonctionnellement le réle d’un terme vide, nul,

soit absolument, soit — et cela suffit — de fagon relativisée (1). On obtient alors un « quadruple » de termes dont la nature logicomathématique est tout a fait obvie et qui se laisse, on ne peut plus

aisément, situer par rapport au couple du Tout et du Rien qui a

été la premiére base logico-mathématique acceptable pour la théorie

des termes notionnels.

Ce quadruple comporte,

en effet, lui aussi le Tout

et le Rien,

termes du couple classique, élément nul et élément unité pour une

algébre conceptuelle, mais en outre deux éléments non nuls complémentaires

l’un de l’autre,

dont

la somme

ou

la réunion

redonne

(1) La telativisation du terme vide semble de pratique moins courante dans

la pensée que ne l’est celle, tout a fait familitre, du terme totalité, ou univers des

classes provisoirement considéré. Ea fait, on peut considérer que le terme vide est dans lalgébre conceptuelle le simple représentant de ’entité (provisoirement)

notionnellement vide, c’est-A-dire de Pentité qui, dans Palglbre conceptuelle, n’est le prédicat ou le collectif de rien. C’est ce qui se pratique dans certaines facons

théoriques de se donner les premiares assises de la théorie des ensembles : on s’y donne un objet individuel unique auquel nul autre n’appartient et on considere cet objet comme l’ensemble vide, a partir de la donnée duquel ou le reste de Vunivers des ensembles peut s’édifier notionnellement. — Cf. exemple A. A. Fraznxet et Y, Bar-Hitiet, Foundations of Set Theory (Amsterdam, ‘North.

Holland, 1958), pp. 31-32.

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132

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Punité. On peut alors constituer des algébres de ce quadruple dans lesquelles il est loisible de plonger V’algébre du couple classique, ce 4 quoi, on se le rappelle, on doit satisfaire si l’on veut que le formalisme logico-mathématique présentement en vue maintienne validé l’acquis de la logique formalisée classique. Telle est la solution élémentaire que lon propose a présent, au moins a titre de premiére étape. On peut remarquer 4 ce propos que Hegel a eu lui-méme un certain sens du passage quasi obligé de la forme de la triplicité dont il fait état par principe 4 une quadruplicité. Les trois termes de la triplicité sont ordonnés dans et par le cheminement dialectique,

ainsi qu’on va Je voir 4 l’instant. Mais le second, au lieu de se pré-

senter de fagon notionnellement simple, se présente 4 l’ordinaire

de fagon «

scindée », « dédoublée ». La dualité en question est cons-

tituée, 4 ce qu’il semble, 4 la fois par le premier terme en un nouvel

état logique et par le second, explicité 4 partir du premier, et compottant une contraposition négative vis-4-vis du premier. C’est ainsi qu’un passage de la science de la Logique consacré 4 la méthode

dira explicitement :

« Le troisitme terme (du cheminement dialectique) est tiers 4 la fois vis-4-vis de ce qui est posé en premier négatif, ou négatif formel, et vis-a-vis de la négativité absolue qui est le second négatif.

En tant maintenant que ce premier négatif est déja le second terme

(du cheminement) ce qui est compté srofsiéme peut aussi étre compté comme quatriéme, et au lieu de la triplicité la forme abstraite peut

étte prise comme une guadruplicité; le négatif ou la différence est de

cette fagon comptée comme une dualité » (1). Ce texte est assez éclairant. I] montre ce qui se passe quand la pensée tend 4 rejoindre le mode de fonctionnement qui est naturel 4 V’entendement; le deuxiéme temps du cheminement dialectique se dissocie lui-méme en une dualité. L’un des moments de cette dualité (1) WL., I, 497-498.

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LOGIQUE FORMALISANTE ET HEGELIENNE

133

est alors ce que Hegel désigne comme « la négativité absolue » (pour Ja sphéte conceptuelle envisagée). Or, cette négativité absolue, présente au processus dialectique dont elle est le ressort capital, mais masquée 4 l’entendement et comme

notionnellement vide pour lui,

correspond assez bien 4 une notion re/ativisée du terme vide : vide pour cette sphére conceptuelle particuliére et assumée 4 ce titre en vue de la régularisation mathématique de l’économie logique. Le

détour ainsi fait est peut-étre un peu forcé. Mais il a Pavantage de montrer qu’une algébre logico-mathématique assez naturelle 4 partir

du moment o2 I’on envisage du point de vue de l’entendement la forme de la triplicité hégélienne, finit par trouver une maniére de fondement jusque dans l’allure notionnelle et discursive de la dialec-

tique et jusque dans l’aveu que la doctrine hégélienne en fait (1). On montrera d’ailleurs un peu plus loin qu’on peut, et vraisem-

blablement qu’on doit, pour étre davantage fidéle 4 Hegel, envisager un rapport plus subtil entre la forme de Ja triplicité authentiquement conceptuelle et la quadruplicité notionnelle présentement proposée. Mais pour le moment on peut se contenter de cette approximation. On

va alors montrer

successivement

quel

est, trés schématisé,

le

processus dialectique intérieur 4 une sphére particulitre du Concept, et comment l’on peut, de ce schématisme élémentaire, passer 4 la proposition d’un formalisme logico-mathématique au plein et vrai

sens du terme.

(1) L’ensemble du passage d’od provient la citation précédente montre bien

le sentiment que Hegel a de la concession qu’il faut faire en Poccurrence a l’entendement. On a besoin de compter les déterminations et de figurer arithmétiquement

leur ordre pour s’y retrouver. Bt alors, si Yon veut compter (Wenn man iiberhaupt xGblen will), on seta bien obligé de compter le second terme de la triplicité comme une dualité, ce qui fait apparaitre comme quatriéme le troisitme terme de cette triplicité, Présenter les choses de la sorte n’est encore, certes, le fait que de la forme

Ja plus extérieure de reconnaitre économie de la méthode et du Concept, mais

néanmoins il faut compter cette identification de la triplicité comme lun des

mérites infinis de la philosophie de Kant, chez qui Hegel I’ entrevue pour la premidre fois (W7.L., ibid.).

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134

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

1. Cercle élimentaire et schima du processus dialectique

Ce qui correspond le mieux 4 l’économie d’ensemble de 1a pensée au-dedans d’un cercle conceptuel élémentaire du systéme hégélien

est donc — sur le plan de I’entendement — un ensemble de quatre éléments, dont on va préciser maintenant un premier facies structural.

On recourra pour le faire au texte de la logique hégélienne qui fait exposition voulue du point de vue qui est le plus proche de celui de la logique classique traitant elle-méme du concept. Ce texte est

celui od se fait exposé relatif au « concept subjectif » et plus particulitrement au concept comme tel: Hacyclopédie, §§ 163-165, Wissenschaft der Logik,

Wi® Partie,

sect. I, chap.

I-II, 239-264.

1, Le « concept subjectif » n’est pas ’absolu du Concept, mais le systéme des déterminations conceptuelles d’un sujet pensant dont

esprit s’occupe alors spécifiquement du Concept et de la plus fondamentale de ses économies logiques. Le Concept se donne alors

4 lui selon ses trois moments logiques propres : celui en premier

lieu de Vuniversalité, celui en second lieu de la particularité, celui en

troisitme lieu de la singularité, Il ressort du texte hégélien lui-méme que lorsque l’on considére le concept subjectif comme tel c’est le singulier, le concept en sa singularité qui est la totalité conceptuelle (x) dont Puniversel et le particulier sont les moments cons-

titutifs (2).

Si donc, au moment de figurer le concept comme tel, on adjoint

le terme vide A aux trois déterminations de l’universel U, du parti-

(x) B., § 163, Anm; N-P, 153, 11-13. (2) W.L., Tl, 260. Chacune des déterminations du concept est a vrai dire elle-méme le tout du concept. Mais & certains moments c’est une d’elles plutot

que les autres qui exerce explicitement la fonction d’unité-totalité. Quand, au

lieu de considérer le concept comme tel, on considére le jugement, c’est le particulier fait copule, qui exercera explicitement 1a fonction de la totalité (V.L., 0,

261, 265; B., § 166, Anm).

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LOGIQUE FORMALISANTE ET HEGELIENNE

135

culier P et du singulier S, on doit considérer le terme A comme le complément booléen de l’unité-totalité qui est ici S. Le particulier P d’autre part est déclaré « premiére négation » de V’universel U (1). On peut représenter cette premitre négation également par une complémentarité booléenne dans S : P = U’. Tout ceci, dans sa simplicité encore extrémement rudimentaire peut étre figuré par un diagramme en croix : oppos¢s 4 V’horizon-

taleA et S, 4 Ja verticale U et P, comme le montre la figure ci-dessous : v

P

Chacun des deux segments UP; AS représente la négation classique qui oppose les termes situés aux extrémités. Ceci 4 tout le moins ne semble pas faire de difficulté considérable (2). (x) WAL., I, 497.

(2) Il faut remarquer 4 ce propos que, tout au moins dans Ia fagon dont il

s'exprime, Hegel ne diférencie pas bien la négation propositionnelle, opposant le faux au vrai, de la négation complémentation, concernant des termes conceptuels. Cela tient probablement, au moins dans une certaine mesure, 4 la volonté hégé-

lienne de penser le Concept comme « le vrai » en deca et au-dessus du clivage

entre V’ordre notionnel et l’ordre propositionnel entre la représentation et la

vérité tels qu’ils se divisent dans "économie de la pensée courante. Mais, quoi qu'il

en soit, Hegel sent bien que, tout en étant désignées par le méme nom dans le

langage de Pentendement, la négation qui oppose le tout absolu et le rien (S et A) n’est pas en réalité de méme sorte que celle qui oppose deux moments complémentaires l’un et l’autre réels au sein de la totalité réelle. Les questions de réalit# ’em-

portent pour luj sur les questions de fonctionnalité.

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136

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

2. Il faut maintenant remarquer que si c’est le terme simple U

qui correspond au premier moment et le terme simple S au troisiéme

moment de la triplicité conceptuelle, c’est le couple des deux termes

simples A et P qui cortespond en réalité au second moment de cette

triplicité, au moment de la particularité. Cela est conforme 4 l’idée hégélienne que la particularité est le moment

de la différence et

qui se traduit logiquement par une dissociation interne faisant apparaftre une dualité notionnelle. Sur /e plan de J’entendement \a dualité logique est celle qui associe 4 un terme qui propose a l’esprit une certaine teneur (Erfsilung) de compréhension, le terme P, un

terme vide de compréhension, Je terme A. Sur ie plan de la pensie

spéculative, on voit Hegel esquisser dans la Science de la Logique (1) une importante description de ce qu’est en réalité cette dualité. Hegel nous dit en effet que rationnellement et logiquement parlant l’universel doit étre considéré comme un gente, n’ayant que deux espéces en lesquelles il se scinde et que ces deux espéces ne sont autres que : 1) l’universel lui-méme placé en espice 4 coté du

particulier; 2) le particulier proprement dit en tant que position de Ja teneur intelligible propre de l’universel. Le schéma, de grande

importance, est donc le suivant : L’'Universel {

L’universel

Le particulier

Ceci, qui peut paraftre 4 premiére

vue surprenant,

se laisse en

réalité assez bien comprendre si l’on admet tout d’abord que I’Uni-

versel, premier moment du Concept, ne comporte pas seulement une feneur dintelligibilité dont l’explicitation se fera justement au

moment oi cette teneur sera posée en sa particularité propre, mais encore une énergie qui subsiste, mais ne laisse rien 4 connaitre ou a

saisit intellectuellement de fagon distincte au moment oi, le parti-

G) W.L., Uy, 246.

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LOGIQUE FORMALISANTE ET HEGELIENNE

137

culier se posant, l’universel se vide de sa teneur, tout en subsistant

pour autant que pure énergie. L’universel, ainsi vidé de sa teneur, est devenu pour l’intelligence conceptuelle un terme notionnellement vide mais que la pensée spéculative comprend bien étre de quelque

réalité, porteur de toute la réalité de cette énergie pure que Hegel désigne en parlant de la négativité absolue, seconde négation qu’on peut dire 4 la fois négation « seconde », associée en réalité 4 la négation « formelle » et premiére, et aussi deuxitme négation, négation

de la négation (« formelle »), dont le résultat n’est pas le retour pur et simple au terme de départ comme le serait la négation de la néga~ tion au sens usuel : x" = x.

Or tout ceci se laisse assez bien représenter en partant du dia-

gtamme en croix proposé ci-dessus. Le terme A, vidé conceptuellement, ne représente pas nécessairement le rien absolu, le « Néant

abstrait » de l’entendement auquel Hegel s’en prend, mais simplement l’Universel lui-méme, en tant que vidé conceptuellement de toute sa teneut initiale maintenant posée en particularité P, ’'universel

4 la fois en tant que réduit 4 la négativité absolue (l’énergie pute) qui est en lui et en tant que p/acé 4 cété du particulier pour étre

comme le résultat de son auto-différenciation au-dedans de lui-méme. Telle est, pour la pensée spéculative, l’obligatoire relativisation du terme qui, dans la schématisation d’entendement, se donnera pour

le terme vide et nul A. Figurons alors par deux arcs de cercle, comme ci-aprés les relations soit de l’universel originaire U avec le terme A, soit du particulier posé P avec ce méme terme A.

La fléche droite 1 (U -> P) figure la premiére négation, la négation « formelle » qui oppose l’universel et le particulier; la fléche

courbe 2 (U -> A) figure cette négation « seconde » qui appliquée 4 U le transforme non en P, n’est donc pas position de la teneur

intelligible de U, mais plutét isolement de V’énergie pure immanente a U, de ce que celui-ci comporte de « négativité absolue » une fois

fait le dépouillement de ce qui en U est teneur particulitre. Quant a SEMINAIRE

10

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138

HEGEL

la fléche courbe 3 (P +A)

ET

LA

PENSEE

MODERNE

elle figure cette « deuxitme négation »,

négation (autre encore que « formelle ») de la négation (« formelle »)

qui dit le rapport entre le terme P et ce qui dans la compréhension,

s’est différencié de lui. Ceci reconnu, il semble que les seules diffi-

cultés du langage hégélien soient les ambiguités sémantiques des

mots Négation et Nichts dont il fait usage. Le mot Négation désignera

a)

tantét la négation au sens classiquement logique, tantdt ces autres

et nouvelles espéces d’opérations logiques qu’évoquent les présentes

figurations en atc de cercle du diagramme ci-dessus. Le mot Néchés

désignera tantdt (rarement) le néant au sens familier 4 tous, tantét ce néant gnoséologique (mais non ontologique) qui est !’universel

dépouillé de sa teneur posable en particulier et réduit 4 son énergie

pure masquée pour ainsi dire en néant. L’universel, en tant que

ptemier moment du concept se scinde en ce moment de « néant »

et en particulier proprement dit, posé. Le particulier, cependant, en tant que second moment de la triplicité conceptuelle est constitué par la dualité du particulier posé et de Puniversel placé comme un « néant » & cété de lui. Ces explications données, il est probable qu’il faudra un jour réformer la terminologie hégélienne, un peu trop hermétique pour étre de maniement facile.

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ANE

LOGIQUE

o

3. On peut aborder maintenant la question des transitions dialectiques 4 V’intérieur d’un cercle conceptuel. La dialectique du Concept comporte d’abord un passage de Puniversel au particulier, avec en méme temps l’émergence du péle

ty}

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

139

de la négativité absolue. Puis, 4 l’extréme de la tension entre le

particulier posé et la négativité absolue, la conversion 4 la singularité. On a déja entrevu ci-dessus ce qu’était la premiére transition : est la dissociation de l’universel originaire U en une dualité intétieure celles des termes A et P. Notons cela schématiquement :

U->(A, P). La seconde transition peut alors étre notée schématiquement a son tour : (A, P) > S. Premitre transition U — (A, P). — On peut la représenter comme suit en reprenant le diagramme en croix de tout 4 V’heure. u

Pp

Du point de vue de la mathématique, ce n’est pas une transition teprésentable par une fonction de l’argument U, mais une relation

un-plusieurs. Il faudra donc la représenter par un couple d’opérateurs

fonctionnels «, 8, en écrivant par exemple Ventité représentée par la notation selon les opérateurs A et

{

ig

x

(5 U|

et en appelant

la dissociation du terme x

Si l’on pose BU = P lopérateur 8 s’identifie tout de suite comme

étant Popérateur booléen classique de complémentation : BU = U’.

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140

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Par contre l’opérateur « est d’une espéce inconnue 4 lalgebre booléenne. On va donc 4 présent se le donner, l’appeler opérateur

de déposition et le noter V. C’est avec cet opérateur que l’on commence

a sortir des limites de l’algébre booléenne classique, en méme temps que l’on quitte la région de V’algébre courante en admettant des opérations non fonctionnelles de dissociation

{

u

x.

Deuxidme transition (A, P) > S. — On pourrait a la rigueur la

considérer comme une transition fonctionnelle 4 deux arguments A et P. Mais on peut aussi la considérer comme transition effectuant

la synthése du couple dissocié [A, P], synthése que l’on figureta comme suit en reprenant le diagramme en croix du début :

On notera alors cette transition

(A, P) 3}: En posant yA = §,

Vopérateur s’identifie de nouveau avec la complémentation : A’ = S. Quant 4 Vopérateur 8, tel que SP = §, il est, lui aussi, un opérateut

despéce nouvelle pour l’algébre booléenne. Appelons-le opérateut

de relivement et notons-le A (1).

(1) Ilest évident que l’on pourrait caractériser le terme A comme étant l’inter-

section du terme U et de son complémentaire P, ce qui fait apparaitre ’opérateur V

comme étant définissable en termes d’intersection booléenne si on se donne la cons-

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LOGIQUE

Le ainsi

FORMALISANTE

processus comme

dialectique

dans

l’enchatnement

de

ET

HEGELIENNE

141

le cetcle conceptuel

apparaft

deux

transitions

successives,

le

tout pouvant se noter moyennant les conventions et institutions mathématiques voulues. La notation du processus interne du Concept en son ensemble pourrait donc étre :

wv ou

{4 U]=(A,P),

encore

2

|(A, Papas

| & y U Dat

Compte tenu de cette analyse de la structure et de l’économie dialectique élémentaires d’un cercle conceptuel — celui qui forme le concept subjectif comme

tel — on propose ici de figurer tout

Vensemble par un diagramme tassemblant et complétant les éléments de figuration proposés jusqu’A maintenant. Le schématisme d’ensemble sera donc le suivant :

U

A

qr.

\

|

Le particulier

SS

1 Luniverset

S

DIE te singutier

P

dante P, On peut de méme caractériser le terme S comme étant la réunion de P

avec son complémentaire U, ce que fait apparaitre Popérateur comme étant défi-

nissable en termes de réunion booléenne i on se donne Ja constante U. Ce serait le fait de se donner ces constantes autres encore que les deux constantes A et V de

Palgebre booléenne classique qui serait alors la nouveauté introduite par rapport & cette derniére.

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142

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Les lignes pleines féchées du diagramme figurent les deux tran-

sitions de l’universel au particulier et du particulier au singulier,

avec leurs couples d’opérateurs respectifs. I] faut remarquer que le

schématisme présent ne laisse saisir ces opérateurs que dans certains

de leurs aspects fonctionnels, pour autant qu’ils s’appliquent a tels et tels termes, sans en déterminer complétement la nature algébrique. Cette détermination ne peut s’achever qu’au moment od, du stade de la schématisation, on passe 4 celui du formalisme proprement dit. Il y a cependant intérét 4 comparer la figure ainsi obtenue avec celle qui se construitait de fagon semblable sur la base de la doctrine ancienne du concept unité-totalité de la compréhension. Cette unité-

totalité est ’homologue de ce que Hegel a appelé le singulier. La négation lui oppose comme a présent le terme vide, A. La structure de ce qui correspond ainsi au cercle du concept chez Hegel se réduit

A celle

de ce couple

complémentarité,

Le vide

A

de terminaisons

opposées

par négation-

s La totalité

La dualité des terminaisons U et P fait défaut et avec l’effacement

de celle-ci, c’est aussi celui de toute lidée du processus dialectique

intérieur au cercle du concept. On peut voir, en comparant ces deux

diagrammes,

comment

le premier conserve la donnée

du second et

en méme temps en fait un développement logique essentiel. Tel est, pour ainsi dire, l’abrégé du gain logique hégélien.

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LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

143

2. Le passage 2 la formalisation

Schématiser comme on 1’a fait n’est pas encore formaliser : est simplement commencer de caractériser une structure en la saisissant « sur le vif » d’une rencontre particulitre. Formaliser 4 partir de 1a c’est reconnattre cette structure comme valant absolu-

ment 2 propos de #importe quoi, au moins 4 V’intérieur de la catégorie d’entités que la pensée a alors en vue. Lorsque Hegel traite en fait du concept subjectif soit dans la Science de la Logique soit dans |’ Encyclopédie, il insére concrétement cette structure que le Concept offre localement dans la structure plus complexe que le Concept comporte en sa globalité, tout en comprenant bien qu’entre cette structure locale concréte et la structure globale concréte il y a ce que nous, nous avons appel¢ un « simili-

morphisme ». D’autre part, traitant du concept subjectif comme sel,

il comprend

également

et veut enseigner

que

comme

concept tout

concept subjectif comporte, toutes proportions gardées, le systtme de terminaisons et 1’économie logique dont il veut alors faire des-

cription et enseignement en général. Ce sont 1a les deux faits intellec-

tuels qui justifient : 1° le passage du schématisme reconnu ci-dessus

4 un formalisme du concept (il s’agit du concept subjectif comme tel

et en général) et 2° la valeur de correspondance 4 la réalité pour autant que vraiment rationnelle de ce formalisme (il y a pour le moins

similimorphisme entre la structure absolue du Concept et la structure du concept subjectif en tant que tel). Une fois acquise la formalisation de l’algébre booléenne interprétée comme logique formelle mathématisée des termes notionnels, le passage 4 la formalisation correspondante 4 la logique hégélienne du concept est on ne peut plus simple. Car l’algébre sous-jacente 4 cette ultérieure formalisation n’est pas autre chose que lalgébre

déterminée par l’adjonction d’une constante, la constante U par

exemple a l’algébre booléenne elle-méme. Mathématiquement par-

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144

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

lant il suffirait donc de compléter exposition faite ci-dessus (pp. 120-124) du formalisme de la logique booléenne des termes pat Jes seules additions suivantes : a) Aprés la liste illimitée ajouter 4 part :

des

symboles

de premitre

catégorie

— la lettre majuscule romaine U 6) aprés Vinterprétation de la premiére liste des symboles de premiére catégorie, ajouter V’interprétation du symbole U : ce sym-

bole sert 4 noter un terme notionnel constant, dont formellement il n’est besoin de rien préciser de plus;

¢) aprés la liste des définitions D,, de la logique des termes ajoutet:

D, D, Dyo

P=, U’ AA=,UUA VA=pp PNA

Il n’y a pas besoin de faire d’addition axiomatique, tout ce qui

concerne des opérateurs tels que A et V pouvant étre déduit de leurs définitions 4 ’aide des constantes nouvelles U et P. On peut, si l’on veut, procéder un peu autrement pour obtenir

une fotmalisation équivalente 4 celle dont on vient de donnet le principe. Au lieu d’introduire directement la constante U on intro-

duira V’opérateur V (dans la liste des symboles de 2° catégorie ¢ en précisant ensuite la régle de syntaxe le concernant : « si T est une E.B.F. de premier genre, alors le mot (VT) est une E.BF. de premier gente »; puis Pinterprétation : « une opération nouvelle sur les termes notionnels, appelée déposition ») et on caractétisera cet opérateur par adjonction des axiomes suivants aux axiomes 101-09:

1.10

KVACA

1.11

-KV(AUB)=(VAU VB)

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LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

145

On peut alors définir A A comme suit : Ds

A A =py (VAY

On pourra alors définit de fagon analogue aux définitions D,,,

des constantes A et v, les deux constantes U et P:

D,

P=),VV

Dio

U =p, PY

qui formeront avec U et A l’ensemble des quatre constantes fonda-

mentales de cette extension de la logique des termes.

On peut ainsi tenir compte de fagon réguliére des tous premiers éléments de la doctrine hégélienne du Concept en faisant appel &

une formalisation fondée sur une structure algébrique compatible avec la structure booléenne et la prolongeant tout naturellement du

point de vue mathématique, puisqu’elle apparait dés que l’on iden-

tifie dans le monde des termes une constante de structure autre encore que les termes nul et total. Mathématiquement ce n’est que

le premier exemple d’une classe d’algébre prolongeant l’algébre booléenne



et que

l’on peut

appeler,

si l’on veut,

les algébres

ultra-booléennes — qu’on peut obtenir par explicitation successive de constantes de structures nouvelles au sein du monde des termes

notionnels. Ces algébres ultra-booléennes sont caractérisées par une richesse toute tiquer qu’une donné

nouvelle de moyens en ce qui concerne les sur un terme proposé, L’algébre booléenne seule opération significative relative 4 un A : sa négation ou complémentation A’.

opérations 4 prausuelle ne connait terme notionnel Avec la présente

algébre & quatre constantes de structure on voit entrer en sctne dix nouvelles opérations significatives. Deux viennent d’étre reconnues, les opérations VA

Google

et A A. Mais il en est encore huit autres.

146

HEGEL

ET

1. Les deux opétations VA’

LA

PENSEE

MODERNE

et AA’) = (VAY.

2. Un autre systtme d’opérations

que l’on notera en faisant

appel aux signes A et WA pourra s’appeler opération d’abstraction, passage d’un tout concret 4 sa spécificité dans l’universel; l’opération A= (A A’), réciproque de quelque fagon, pourra s’appeler opération de concrétion; ces deux opérations forment un couple

comme le font les opérations de déposition et de relévement. On aura les définitions possibles :

Du

AA =p, UNA

Dy

VA=p, PUA. A

ces deux

et Wa’.

3. Deux

opérations

opérations

s’ajouteront les deux opérations A A’

qu’on pourrait dire de « semi-négation »

qu’on peut noter au moyen du signe * placé 4 droite de la notation du terme et qu’on peut définir en termes de différence symétrique (conceptuelle : on la notera ici +) :

Ds

A’ =p, U = A. La seconde de ces opétations sera alors Vopération notée A” ou

équivalamment A", le terme ainsi obtenu étant égal 4 la différence

symétrique de P et de A. Il semble alors que c’est Pidée de ces « semi-négations » qui a été déja présente 4 l’esprit de Hegel au moment oi, tant bien que mal du point de vue de la clarté immédiate de son langage, il a

essayé d’adjoindre 4 Pidée de la « premiére » négation, dite aussi la négation formelle, Pidée d’une « seconde négation » dont le jeu s’avére assez complexe et parfois ambigu selon les passages ot Hegel s’en explique, ce qui n’est pas fait pour surprendre, ¢tant donné que la formalisation elle-méme oblige de distinguer opéra-

Google

LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

147

toirement deux semi-négations dont les actions sont en quelque sorte symétriques l’une de V’autre (1). Avec,

bien entendu,

les réserves formulées

au début

de cette

étude, on croit avoir ainsi montré qu’il est possible de faire correspondre 4 l’économie la plus générale du discours hégélien une mise sur pied du formalisme logico-mathématique qui respecte les conditions posées ci-dessus (p. 118) 4 ce genre de tentatives : respecter Vacquis inaliénable de la logique et étre au demeurant de quelque utilité, L’utilité, s’il en est quelqu’une 4 ce genre d’exercice de pensée, pourrait étre double : 2) une théorie logique plus riche et plus souple tout 4 la fois de cette sorte de déterminations mentales que nous appelons concepts; 4) une relative élucidation de ce qwil y a de difficile et, au moins

4 premiére

vue, d’obscur dans

la pensée logicienne de Hegel. On pourrait arréter ici cette étude. Il n’est pas inutile cependant d’en esquisser au moins un premier prolongement. Section ITI. —

VERs

UNE

FORMALISATION

DE LA LOGIQUE HEGELIENNE

PLUS ADEQUATE

DU CONCEPT

Faisant ce qui a été fait 4 la section précédente, et certes avec des raisons qui semblent légitimes de le faire, on a accepté que l’étre intrinstque du Concept soit pour ainsi dire projeté en un systéme

de traces

d’entendement

: représentations,

notations

de langage

formel..., etc. Ce sont de ces traces plus que des réalités elles-mémes que l’entendement et son formalisme

se saisissent, dont ils font la

manipulation. Ce n’est pas vrai seulement dans le cas de l’individu (1) On doit signaler que cette algébre a déja été entrevue, en tant qu’algébre

de valeurs logiques, par J. Luxastewicz, a Poccasion d’une étude sur la logique de la modalité, cf. Aristosle’s Syllogistic, 2° éd., Oxford, Clarendon Press, 1963,

chap. VII, §§ 49-52, pp. 166 ss.

Google

148

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

pensant : c’est la culture intersubjective tout entitre qui, pour étre

et se maintenir, est obligée de recourir a cette instrumentation cultutelle que sont V’institution et la pratique d’un systéme logique d’en-

tendement,

le formalisme.

De

sorte qu’une

fois l’instrumentation

acquise comme elle l’est en I’état décrit ci-dessus, il reste encore, 4 la réflexion,

une

insatisfaction

de l’esprit.

Car en fait, tout valable que ce systéme de traces de l’entende-

ment puisse étre, il demeure une distance comme infinie de celui-ci aux étres mémes du Concept dont Hegel, lui, 2 voulu faire et ensei-

gner la considération spéculative directe, sans trop s’inquiéter en

fin de compte de la maniére dont le langage suivait l’effort intellec-

tuel.

Or,

au point oi

nous

en sommes

de la formalisation, cette

distance est comme si l’esprit ne l’apercevait pas. La trace formelle

se confond mentalement avec ce dont elle est la trace. Rien, 4 tout

Je moins

dans le formalisme

lui-méme,

ne vient avertir l’esprit

qu’il y a lieu d’étre expressément conscient tout ensemble de cette

distance du Concept lui-méme 4 ses traces et, nonobstant cette distance, du rapport que celles-ci ont 4 lui. Une fois pourtant qu’il est averti par la réflexion qui se fait sur les premiers

résultats obtenus, l’entendement logico-mathématicien

peut s’apercevoir qu’il posséde aujourd’hui des ressources intellec-

tuelles suffisantes non seulement pour permettre a la pensée de traiter

logiquement de l’économie propre au monde des traces du Concept,

mais encore du rapport de ces traces au Concept lui-méme et a ses

articulations intrinséques, telles qu’elles peuvent étre en l’ordre de

la rationalité qui est le sien. De ce point de vue, en refusant les relatives facilités de la formalisation,

en tentant intrépidement de

produire un discours du Concept en sa rationalité méme, tend un

service

jusqu’A V’entendement

logicien.

Car

Hegel

il loblige 4

présent de s’aviser que des moyens assez natutels sont 4 sa dispo-

sition de se signifier et de représenter 4 son propre usage la distance qu’il y a de son premier accomplissement formel 4 la chose méme

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LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

149

dont cet accomplissement est la trace. Quels peuvent étre ces moyens, cest ce que l’on voudrait indiquer maintenant, 4 tout le moins de fagon sommaire et abrégée. 1. Théorie, métathéorie et formalisation ultérieure L’objectivation logique Au moment méme oi se font les réflexions qui viennent d’étre faites, esprit se trouve envisager le formalisme dont institution a été faite a la fois comme le langage d’une certaine théorie (a savoir dune théorie logique des termes conceptuels) et comme l’objet ou Voccasion de certaines considérations qui, elles, ne prennent pas place a Vintérieur de la théorie formalisée. Ces considérations demeurent encore 4 un niveau métathéorique et ce dont elles se saisissent en propre n’est point encore objectivé pour l’esprit comme lest ce que le formalisme bien posé et explicité se charge de véhiculer. Présentement ces considérations se sont saisies du rapport qu’il peut bien y avoir entre le formalisme logique et la réalité méme du Concept dont le formalisme est compris étre comme la trace intérieure 4 l’entendement. Entre le Concept lui-méme et sa trace représentative la considération métathéorique dit qu’il y a 4 la fois distance et relative assimilation, introduisant ainsi 4 la pensée qui distingue entre « la chose méme » et ce qu’on en a appelé la trace

d’entendement.

Or, 4 partir du moment ot cette pensée qui distingue et exprime la distinction apparait dans l’esprit, il devient possible d’objectiver 4 son tour cette distinction et le systéme des rapports auxquels elle donne lieu. On peut inventer jusque pour l’usage de l’entendement un ensemble de notations désignant, par-dela les entités logiques dont Pétre méme est d’étre les traces du Concept, le Concept lui-méme et ses entités propres, soutenant tels et tels rapports avec le systtme de leurs traces, Le résultat de cette opération intellectuelle, si elle

Google

150

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

est menée 4 bien, sera l’obtention d’un formalisme plus étendu que le formalisme ayant donné occasion aux considérations initia-

lement métathéoriques. Ce qu’il y a de logique dans ces considérations

se trouve alors 4 son tour objectivé et formalisé dans ce second

formalisme. Celui-ci comporte alors comme deux zones : l’une est celle du noyau logique constitué par le premier formalisme, pris tout d’abord comme occasion de considérations métathéoriques ultérieutes, l’autre est celle dune adjonction faisant objectivation et formalisation 4 son

tour de tout ou partie de ce qui se proposait et se disait de manitre

informelle dans le discours initialement métathéotique. On peut faire un diagramme pour figurer ce qui se passe ainsi :

F,

SM I. — Premier temps

S : le sujet pensant;

F, : le formalisme occasion de consiM:

dération métathéorique.

les considétations métathéoriques.

Google

IL. — Second temps

S : le sujet pensants

F, : le formalisme initial;

F, : le formalisme résultant de I’ad-

jonction a F, d’une zone nouvelle @objectivation.

— la zone hachurée ; Pobjectivation (formalisée) de ce qui était métathéorique en I.

LOGIQUE FORMALISANTE ET HEGELIENNE

15

2. L’objectivation de Vinfini concepiuel et Vidée d’une « logiqne projective » Ces indications données sur le processus de la représentation objectivée et formalisée des perceptions initialement métathéoriques, la nature méme de ces perceptions en la présente occurrence et les ressources de l’algébre tout ensemble suggérent de représenter le Concept pour autant qu’il est autre encore que le systéme de ses traces principales — a présent les quatre terminaisons A, U, P, S — par la triade de ces « éléments 4 l’infini» que permettent de concevoit mathématiquement les rapports formels U/A, P/A, S/A analogues aux tapports formels 1/o, a/o, ..., etc., déja bien connus de l’algébre

des quantités simplement mathématiques. Le symbolisme rappelle ici Pinfini du Concept considéré en lui-méme par différence d’avec ses simples traces d’entendement. Il rappelle aussi tout naturellement la relation de ces traces 4 la chose méme dont elles sont la trace. C’est ainsi que l’on doit dire que la trace, dans l’élément de Ventendement, de la totalité infinie du Concept, ici désignée par Lécriture S/A, est constituée par /e couple des terminaisons conceptuelles S et A, trace résultant d’une sorte de projection et de double réfraction de V’étre du Concept en terminaisons conceptuelles d’entendement. De méme les traces des deux autres moments du Concept chez Hegel — 4 savoir celui de l’universalité désignée 4 présent par V’écriture U/A et celui de la particularité désignée par l’écriture P/A — sont-elles respectivement les deux couples U et A, P et A. La chose méme

est une, sa trace d’entendement dédoublée,

comportant 4 chaque fois l’explicitation intellectuelle du terme nul A. Ce systéme de représentation est comme de lui-méme une certaine justification de Hegel et de sa volonté de traiter le Concept comme n’étant, en lui-méme et en tant que se tenant au-dessus de Ventendement, que triplicité de moments réels, sans qu’il soit question d’y substantifier le « néant abstrait » en quatritme moment. Car

Google

152

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

il montre qu’il y a lieu de tenir compte d’une distinction entre l’étre du Concept lui-méme et I’étre de ses traces proprement dites 4

Vintérieur de l’entendement. Mais du méme coup cette représentation

permet aussi d’objectiver par-devant l’esprit le systéme des rapports entre le Concept lui-méme et l’ensemble de ses traces logiques pour l’entendement, donnant 4 ce systéme de rapports une condition réguligre jusqu’au niveau des communications intersubjectives de la pensée. Car, au-dela de cette simple représentation, la mathématique actuelle

permet

de

discerner

la possibilité

d’édifier une algébre

projective soutenant désormais de fagon logiquement réguliére, formalisable, le discours des rapports entre la réalité rationnelle du Concept et le déploiement, lui-méme formalisé, de ses traces logiques

au sein de l’entendement,

En effet, avec les sept éléments dont, outre les quatre constantes A, U, P, S, les notations S/A, U/A, P/A permettent de dis-

poser, il est loisible de mettre sur pied une géométrie algébrique projective finie. Cette géométrie est celle d’un plan projectif parti-

culier, constitué par un ensemble de sept points et de sept « droites »

alignant chacune trois points et représentable par ce qu’on appelle

assez souvent aujourd’hui « la configuration de Fano » (1) :

c

Plo

%

A

.



(1) Mathématicien italien de la fin du x1x® siécle, le premier inventeur des géométries projectives finies.

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LOGIQUE

FORMALISANTE

ET HEGELIENNE

153

étant entendu que le cercle U, P, S/A est en réalité une « droite pro-

jective » sur laquelle se trouvent les trois « points » U, P, S/A et

ceux-l seulement. On voit comment cette figure visualise les rapports

entre

le systéme

des

quatre

terminaisons

logiques

A,

U,

P,

S,

formant le « quadrangle de l’entendement » 4 distance finie, et le systéme des trois moments vraiment conceptuels U/A, P/A, S/A, « droite de V’infini » du plan projectif, symbolique de la réalité de la raison ainsi que de son Concept, comme @ J’horizon du plan de Ventendement. On peut donc proposer de compléter le formalisme proposé 4 la section précédente par l’adjonction de ces désignations des trois moments du Concept comme éléments 4 l’infini en rapport avec le systéme des quatre terminaisons notionnelles prises comme les constantes de base du formalisme logique de l’entendement, en demandant 4 la géométrie projective de cet ensemble et 4 l’algébrisation de celle-ci de servir de régle et de guide aux élaborations de la logique elle-méme. On dégage ainsi l’idée fondamentale d’une logique

projective

du

Concept,

de ses moments

rationnels

et des

terminaisons d’entendement qui leur correspondent. La géométrie projective ici envisagée se présente comme un cas particulier de cete catégorie générale d’entités mathématiques que sont les géométries projectives finies, maintenant bien connues depuis plus d’un demi-siécle (1). On peut maintenant remarquer qu’il existe un cas plus simple encore de telles géométries : la géométrie 4 trois éléments 0, 1, 1/o alignés sur une seule droite : 1

o

et

°

(1) Des axiomatisations précises des géométries projectives finies ont été données dés 1906 par VEBLEN et Bussey (Transactions of American Mathematical

Society, pp. 241-259). On peut consulter aujourd’hui P. Dempowsx1, Finite Geome-

tries, Berlin, Springer, 1968. SEMINAIRE

1

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1§4

.

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

et qu’on peut se servir de sa figuration pour élucider les rapports qu’il y a entre I’état parménidien du Concept — ’Un-tout, infini —

et le couple de terminaisons tout-rien de l’entendement fini qui

donne son assiette premiére au systéme formel de la logique classique. La projectivité logique et la réfraction du Concept en un

systéme de traces existaient déja 4 ce niveau. Mais quoique ceci fat depuis longtemps éprouvé par J’intelligence, il a fallu attendre

Jongtemps encore pour que ce qui était ressenti se laissat ressaisit

et objectiver dans un systéme réguliérement maniable pour l’entendement et les besoins de la communication intersubjective. 3. Remarques techniques

4 propos de la formalisation de la logique projective Deux remarques doivent étre faites au sujet de l’association

qui vient d’étre ébauchée entre : 4) Le systéme de la logique hégélienne envisagée sur le plan de l’entendement avec le formalisme proposé dans la section précédente; b) Le systéme de la logique du Concept sur le plan de Ja raison et qui fait appel 4 la mathématique en vue de réinscrire dans l’entendement lui-méme le systéme des fapports entre ce qui est 4 proprement parler d’entendement et ce qui est de raison (quoique désigné pour l’entendement).

a) Du

point de vue

mathématique

Valgébre sous-jacente au

formalisme de la section précédente n’est pas Valgébre qui sett de base a Ja construction de la géométrie algébrique de la configu-

tation de Fano, Réduite 4 l’algebre des quatre constantes A, U, P, 8,

Palgébre inhérente au formalisme proposé est une algébre d’anneau faisant V’extension de V’anneau booléen simple mais d’un anneau

qui nest pas un anneau a’ intégrité. La géométrie algébrique de la configuration de Fano, prise comme

géométrie projective des quatre

éléments ci-dessus plus les trois « éléments a l’infini », U/A, P/A, S/A

table sur une algébre de corps définie sur les deux premiers de ces

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LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

155

sept éléments, & savoir l’algébre du corps de Galois GF(2). Ceci parce que la définition des éléments 4 l’infini y présuppose la définition du quotient a/b des quantités a et b, et que celle-ci ne peut se faire dans le cas d’un anneau qui n’est pas anneau d’intégrité, c’est-adire d’un anneau axoet bo).

b)

Le

qui admet

formalisme

des diviseurs

proposé

4 la section

de zéro

(¢.b = 0, avec

précédente

n’est

pas

simplement la description de lV’algébre propre 4 l’anneau booléen

Jini des quatre termes A, U, P, S. Il est description de l’algébre de

termes guelconques, mais de termes de constitution et de comportement pour ainsi dire normés par la structure de l’anneau fini dont

Valgébre

donne

au formalisme

son

assiette.

De

méme,

4 présent,

le formalisme en vue n’est pas simplement la description de quelque géométrie projective finie, mais celle d’une algébre de termes quelconques encore que derechef de constitution et de comportement normés par quelque structure de géométrie projective finie (1), C’est le Concept, ses moments essentiels et le systéme de ses traces capitales sur l’entendement qui président a la logique des notions et représentations quelconques de la pensée une fois que celle-ci a pergu et homologué (jusqu’a un certain point en profondeur) l’autorité logique du Concept. En ce qui concetne la mathématique, on déborde avec cette normativité logique exercée sur des termes quelconques le cadre des algébres d’objets pris en nombre fini de la méme fagon que l’algébre booléenne, au sens actuel de cette expression, déborde lalgébre de cette entité finie qui est I’anneau booléen simple, ne comportant que deux éléments, et le premier seulement de tous les modéles de Palgébre booléenne. Ainsi les formalismes logiques qu’on a présen-

(1) Les modeéles finis du formalisme que l’on a en vue setaient donnés par les diverses géométries projectives finies PG [x, 2] of n est un entier quelconque, caractérisant le nombre de dimensions de la géométtie projective considérée.

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156

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

tement en vue afin de faire quelque approfondissement de la logique

classique des termes ne se bornent pas 4 décrire une algébre projective

finie

du

Concept,

mais

décrivent

des

algébres

projectives

indéfinies dont la norme est quelque algébre projective finie. C’est prendre la théorie des géométries projectives finies dans une autre optique que celle familitre aux mathématiciens : celle-ci se contente

de faire la théorie de la variété des géométries projectives finies

possibles sans songer encore & faire de chacune d’elles la norme possible d’un formalisme logico-mathématique indéfiniment appli-

cable 4 objet quelconque.

4. Remarque finale sur la logique de essence

On va terminer ce qui sera dit 4 présent sur les perspectives

ouvertes

4 la pensée

a partir de l’idée d’un

recours aux algebres

prtojectives par une suggestion relative 4 ce qu’on peut appelet

« la logique de YEssence ».

La logique traditionnelle s’est constituée sur la base de la projection de !’Un, absolu conceptuel, en deux terminaisons de |’entendement,

celle du

tout et celle du

rien,

Malgré

ses nouveautés la

logique hégélienne dont on a proposé ci-dessus une formalisée reste — logique projective y compris — méme de tout le développement logique traditionnel. ainsi dire que l’état plus avancé d’un degré ou deux

représentation dans la ligne Ce n’est pout de ce dévelop-

pement. En fait le rapport de la dualité de l’entendement a la simplicité

conceptuelle de la raison ou de I’intellect continue d’y jouer un réle fondamental : la clef de toute l’alg@bre est un anneau défini sur un

ensemble de 4 = 2? termes ..., etc. Or, il est un domaine de la pensée od l’on peut songer 4 faire

appel 4 un systéme logique dont Ja clef ne serait point ainsi binaire. C’est le domaine de la pensée de V’essence, qui introduit une sorte de clivage foncier entre deux modes de saisie de la chose : un mode

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LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

157

de « donnée immédiate » et un mode d’aperception de ce qui se tient comme 4 la racine de la donnée immédiate. Ce clivage est ressenti

depuis les origines de la philosophie spéculative. Il commande un

trés grand nombre d’élaborations intellectuelles de la pensée. Néanmoins la pensée a toujours éprouvé une grande difficulté a lui donner un statut rationnel cohérent et systématique. Ou bien elle supprime Te clivage en question, pour revenir 4 un systéme logique simple. Ou bien, prenant les deux éléments de la dualité proposée et l’'un d’eux comme ayant les fonctions d’une unité, elle définit 4 partir du second élément un troisitme élément complémentaire de celui-ci, obtenant alors une triade dont la logique revient aux systtmes des clefs binaires de l’entendement traditionnel. Mais dans l’une et l’autre de ces deux fagons de faire, c’est l’originalité logique qui se cherche avec la compré¢hension de l’essence qui se perd. On peut alors se demander si l’algébre convenablement interprétée d’un autre mode primitif de projectivité de l’Un-tout absolu dans l’espace de la vie mentale ne donnerait pas le moyen logique

de traiter spécifiquement du clivage ontologique de I’Etre et de Essence, en éclairant par le fait méme ce que Hegel lui-méme veut enseigner dans cette partie de la logique qu’il intitule « logique de 1’Essence », non sans avertir qu’elle est la plus difficile de toutes les parties de la logique. Ce mode primitif serait celui selon lequel !’Un conceptuel absolu se projetterait au sein de la vie mentale selon un systéme sernaire de traces : l'une, comme auparavant,

le terme

vide;

les

deux

autres

l’une

unité,

en

effet,

ol!

Pautre autre que V’unité et que le zéro, mais n’admettant pas la complémentarité par rapport a Vunité, « auto-complémentaire » si Yon veut :

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158

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Tl est aisé de voir quelle est V’algébre des trois quantités 0, 1, 2 ici figurées comme étant les projections de l’élément infini 1/0. C’est Valgébre de l’anneau simple de ces trois éléments, laquelle 2

depuis toujours hanté d’une certaine maniére la logique, en particulier sous la forme des logiques trivalentes. On n’en fera pas le développement dans le présent travail, Deux bréves remarques suffiront ici.

a) Pour comprendre le parti que la logique peut titer de Pétude mathématique de cette structure et de son algebre il est préférable,

semble-t-il,

d’en

chercher

l’interprétation

d’abord

dans le domaine des états notionnels et conceptuels de la pensée plutit

que de s’adresser

d’emblée 4 des états propositionnels dont on

imagine alors trois valeurs logiques possibles : le vrai, le faux et une tierce valeur. C’est J’interprétation conceptuelle qui éclairera sur les interprétations propositionnelles possibles et non l’inverse, semble-t-il.

5) D’autre part le fait du rattachement projectif du systtme

ternaire des terminaisons

logiques 4 l’unité absolue et simple du

Concept permet beaucoup mieux de comprendre la situation d’un

tel systéme par rapport aux systémes binaires de la tradition. Il n’est plus nécessaire ni de choisir absolument l’un ou Lautre de ces systémes, ni non plus d’en chercher quelque réunification simpliste et vouée 4 l’échec ne serait-ce que pour la raison qu'il

s’agit d’une économie mathématique différente de part et d’autre.

Ici, c’est la teconnaissance de la projectivité du Concept qui libére la possibilité d’édifier une logique de I’Essence sans interférer de fagon facheuse dans la pensée avec les systémes binaires de la logique

traditionnelle et de ses développements

Tel est le point dont la mise en lumiére étude.

formalisés.

terminera la présente

6 et 13 fevrier 1968.

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ht an wel je pst as

LOGIQUE

FORMALISANTE

ET

HEGELIENNE

159

BIBLIOGRAPHIE Reinhold Bazr, Hegel und die Mathematik (Verhandlungen

des zweiten Hegel-

kongresses vom 18. bis 2r. Okt. 1931, in Berlin-Tibingen, 1932, pp. 104-120).

Gotthard Gunruer, Formalisierung der transzendantal-dialektischen Logik, suivi de remarques de Paul Lorenzen (Hegel-Studien, Beiheft I, Bouvier & Co.,

Verlag, Bonn, 1964), pp. 64-130.

L. S. Rocowskt, Logika kierunkowa a heglowska teza o sprecznosci zmiani (Directional

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Naukowa w Tourniu), Torun, 1964.

M. Korox, The formalisation of Hegel’s Dialectical Logik

(International Philo-

sopbical Quarterly, vol. 6, 0° 4, déc. 1966). Ivon Gauruter, « Logique hégélienne et formalisation » (Dialogue, VI (1967), 151-165, Monteéal).

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Original from

UNIVERSITY OF CALIFORNIA

DIALECTIQUE

ET

SUBSTANTIALITE

Sur la réfutation hégélienne du spinozisme PAR

DOMINIQUE

JANICAUD

Avant méme d’aborder de plein fouet le sujet, on peut discerner combien Vintérét porté par Hegel au spinozisme fut essentiel et intérieur 4 sa propre problématique. Déja, d’un simple point de vue biographique, nous savons que Hegel découvrit tét L’Ethique de Spinoza et fut enthousiasmé, tout comme Hélderlin et Schelling, ses camarades et amis au Séminaire de Tiibingen, par le livre de Jacobi Sur la doctrine de Spinoza (Letires 2 M. Moise Mendelssohn) ov Von pouvait lire cette parole de Lessing: « Les concepts orthodoxes de la divinité ne sont plus

pour moi. » La fameuse devise “Ev xat av ou encore Reich Gottes, Royaume

de Dieu,

résume 1’élan —

peut-étre encore confus, mais

plein de fougue — qui poussa alors ces jeunes esprits 4 se détourner du rigorisme protestant et des querelles théologiques pour allier Phellénisme 4 1’ Aufklarung. Spinoza symbolisa, dans cette optique, la lutte contre la superstition comme

contre les orthodoxies,

une

intrépide tentative de la raison humaine en vue de saisir, par elleméme, l’unité, la vie du Tout. Le jeune Hegel, quoiqu’a un titre

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162

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

moindre que Schelling 4 la méme époque, trouva donc dans Ie spinozisme l’un de ses pdles d’inspiration.

Si on se place maintenant au point de vue de la pensée hégé-

lienne mirie, organisée, fixée systématiquement, pat exemple dans

la Science de la Logique, on discerne plus essentiellement l’importance centrale de Spinoza, Patménide moderne, soudant au sein de la

substance la pensée 4 ]’étre, expliquant toutes choses selon cette

unité rationnelle, montrant déja non seulement que le « réel est rationnel », mais aussi que le vrai est immanent — et non transcendant — au Tout, bref donnant 4 la philosophie son assise absobe. On est, dés lors, moins surpris de constater que le principal texte

de la Logique sur Spinoza se trouve, dans la « Logique de I’essence », 4 la fin du chapitre sur Vabsolu, Remarque qui commence ainsi : « Au concept de l’absolu et a la relation que la réflexion entretient

avec lui... correspond le concept de la substance spinoziste » (#rad., Il, p. 191; Lasson, Il, p. 164) (1).

Done, en premiere analyse, le débat entre Hegel et la pensée spinoziste ne se situe pas aux frontiéres du Systéme, n’a rien de marginal, mais plonge — au contraire — ses racines au coeur méme

du Systéme hégélien.

Cependant, cette premiére approche, quoique juste, ne présente qu’un aspect des choses, ou — si l’on préfére — reste trop pew dialectique.

Comprendre

la rationalité et la nécessité du réel du

point de vue de la substance (c’est-a-dire de « ce qui est en soi et est congu par soi »), est-ce vraiment rendre compte de tout le réel?

La substance spinoziste embrasse-t-elle tout le substantiel, suffit-elle

pour signifier l’effectivité dialectique de la rationalité? La réponse

de Hegel est négative. Si tel est le cas, comment l’expliquer dans les

(1) Nous référant ici principalement a la Science de Ja Logique, nous donnons,

pour plus de commodité, 4 la fois la pagination de la traduction S$. Jankélévitch

(trad.), Paris, Aubier, 1947, méme quand nous modifions cette demniére, et la

pagination de I’édition de Georg Lasson (Lesson), Hambourg, F, Meiner, 1934-

Google

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kes omit

1d

DIALECTIQUE

ET

SUBSTANTIALITE

163

termes mémes — et selon la méthode — de Spinoza, comment montrer que Spinoza, loin de tirer toutes les conséquences des principes de sa philosophie, a freiné et paralysé (en refusant d’intégrer la négativité 4 la substantialité) ce qui aurait pu faire de la substance un principe dynamique de compréhension interne de la réalité effective ? C’est & quoi l’on tachera de répondre en reconstituant le cheminement hégélien. Cet effort représentera le premier grand mouvement du présent essai, cet exposé de la réfutation hégélienne du spinozisme comportant lui-méme deux volets, le premier : surtout

négatif (la valeur Amitée du spinozisme), le second : positif (sa portée véritable, ou le positif de ce négatif). Aprés quoi, on essaiera, dans un deuxiéme temps, de prendre quelque distance vis-a-vis de Hegel lui-méme pour juger dans quelle mesure son interprétation de la pensée spinoziste réussit A opérer une réfutation authentique de cette pensée, par un développement lui demeurant immanent, la forgant 4 aller, pour ainsi dire, au bout d’elle-méme; afin de juger dans quelle mesure, aussi, il pourrait y avoir une certaine schématisation du spinozisme pat Hegel, et pour quelles raisons. Mais, revenons

d’abord au fondement

de notre propos,

qui est

de reconstituer la critique hégélienne du spinozisme, non pas sous tous ses aspects, simplement en s’en tenant au principal : le réle de la substance. 1. LA REFUTATION

HEGELIENNE

DU SPINOZISME

Dans quel esprit Hegel entreprend-il la critique du point de vue spinoziste de la substance? Il le précise lui-méme au début de la « Logique subjective » (Du concept en général) : il ne s’agit pas de s’opposer a une doctrine en voulant démontrer sa complete fausseté; ce serait risquer de juxtaposer de l’unilatéral 4 de l’unilatéral. La réfutation,

si elle est réussie, ne doit pas venir de l’extérieur; elle

doit reconnattre les prémisses

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de la doctrine critiquée, partir de

164

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

ce qui fait la force de Vadversaire : « La vraie réfutation — écrit Hegel — est celle qui tient compte de cette force de l’adversaire et se maintient dans les limites de cette force; l’attaquer par I’extérieur,

s’en ptendre 4 lui 14 oi il n’est pas, c’est se livrer 4 des efforts inu-

tiles, » Et Hegel ajoute 4 propos du spinozisme : « La seule réfutation du spinozisme ne peut donc consister qu’d reconnaftre d’abord

son point de vue comme essentiel et nécessaire et, ensuite, faire en

sorte qu’il s’éléve de lui-méme au point de vue supérieur » (trad, Tl, p. 248; Lasson, Il, p. 218). Hegel — fait hautement significatif (comme nous le verrons par la suite) — reconnaft en Spinoza son

Gegner, son adversaire, son ennemi quasi intime qui sera vaincu

en étant contraint de s’intégrer, comme Systéme;

et, en méme

temps

qu’il opére

de lui-méme, au sein du

cette reconnaissance et

qu’il fixe les régles de la joute, Hegel nous indique comment procéder pour suivre sa démarche : en premier lieu, reconnattre la valeur

essentielle et nécessaire du spinozisme. Ceci va correspondte 4 ce

que nous avons appelé le premier volet de la critique hégélienne : reconnaitre 2 /a fois la force et les limites de la pensée spinoziste, reconnaitre sa force pour mieux circonscrire ses limites,

a) La substantialité de la substance, — Spinoza a déja parcouru

tout un processus dialectique — c’est 1a sa force, méme s°il ne le sait pas —, quand il définit la substance comme « ce qui est en soi,

et est congu par soi », étre absolument infini, libre, éternel, existant, parfait. En effet, cette substance a infiniment plus de substantialité,

deffectivité, que \’étre pur dans son abstraction vide. La substance spinoziste ne se réduit pas 4 l’étre en soi retombant aussitot dans

son opposé, le néant; elle représente une unité plus haute, car elle

intégre en elle la pensée, elle est « congue par soi» (per se concipitur).

Hegel ne manque pas de le noter : « ... la substance est l’unité absolue

de la pensée et de l’étre ou de l’étendue; elle contient donc la pensée elle-méme... » (4rad., II, p. 191; Lasson, Il, p. 164). C’est pourquoi,

Google

DIALECTIQUE

ET

SUBSTANTIALITE

165

il remarque aussi qu’une réfutation du spinozisme est impossible, tant qu’on n’a pas reconnu « de fagon catégorique » — c’est sa propre expression — « la liberté et l’autonomie du sujet conscient » (érad., II, p. 248; Lasson, Il, p. 217) : la pensée absolue est bien pour Spinoza un attribut exprimant l’essence de la substance. De ce point de vue, la substance n’est-elle pas déja sujet? On pourrait d’autant mieux Je soutenir que la substance est infinie et que Spinoza a défini avec profondeur le vrai infini (opposé 4 V’infini imaginé), l’infini en acte,

comme

étant « V’affirmation absolue de V’existence d’une nature

quelconque,

tandis

que le fini n’est que détermination,

négation »

(trad., I, p. 275; Lasson, I, p. 250). En somme, Spinoza est parvenu au concept de l’absolu, de V’infiniment absolu, et a formulé corréla-

tivement cette proposition capitale, 4 laquelle Hegel revient plus d'une fois : « toute détermination est négation ». C’est parce que le fini est détermination — et par conséquent négation — qu’il est exclu de la substance : « L’unité de Ja substance spinoziste, ou l’affirmation qu’il n’y a qu’une seule substance, est la conséquence nécessaire de la proposition que la détermination est négation » (#rad., I, p. 109; Lasson, I, p. 100). A cet égard, la lecture de la Logique de Hegel est surprenante pour qui veut situer le « point de vue » spinoziste dans le processus de I’Idée. On peut d’abord croire que, le spinozisme étant un substantialisme, il est A comprendre au niveau de la plus grande abstraction possible, au niveau de l’étre pur. Nous venons de constater qu’il n’en est rien; la substance spinoziste n’est ni aussi abstraite ni aussi « gtossiére ». Ne représentera-t-elle pas, du moins, la synthése, le stade ultime de la « Logique de V’étre », sur le point de basculer du cété de l’essence ? Cette hypothése est déja plus vraisemblable; 4 pteuve : Hegel lui-méme fait allusion 4 la substance spinoziste, en terminant la « Logique de l’étre », lorsqu’il traite de J’indifférence absolue, 11 remarque alors (érad., I, p. 435-436;

Lasson,

I, p. 396)

que l’indifférence absolue présente toutes les apparences de la subs-

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166

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

tance spinoziste, dans la mesure ot celle-ci comme celle-1a engloutit

dans son abfme toute détermination. Toutefois, Hegel ajoute aussitét

que, méme en tant qu’indifférence, la substance implique plus, en puissance; elle comporte en partie « le besoin de définition et est associée 4 Vidée de définition ». On ne peut comprendre la substance

spinoziste uniquement a partir de l’indifférence; il faut progresset

dun degré, c’est-a-dire franchir la frontiére entre l’étre et essence.

Mais, de nouveau, dans le domaine de l’essence, il va falloir suivte

un assez long cheminement avant de pouvoir rendre compte de la substance : passer de essence immeédiate (I’étre en tant que réfléchi) a son fondement ou sa raison d’étre, puis, de V’antithése phénoménale 4 Veffectivité (la Wirklichkeit), c’est-4-dire 4 Vabsolu, Nous

venons de résumer trés rapidement la « Logique de l’essence »; c’est, en effet, seulement au terme de cette deuxiéme grande partie

de la Logigue que Hegel précise : Nous sommes bien parvenus au point de vue de la substance spinoziste. En tant que cause de soi

« dont l’essence enveloppe l’existence », en tant que capable de se déterminer comme fondement ou taison d’étre de ses déterminations,

la substance

atteint l’absolu,

le comble

de !’essentialité,

et aussi de la négativité (puisque nous avons vu que l’essence est Ja négativité absolue). Ainsi, la substance est }’essence réelle, c’est-A-

dire « l’essence unie 4 l’étre et ayant fait son entrée dans V’effectivité » (trad., Il, p. 244; Lasson, I, p. 214) : la substance est l’absolu

se manifestant, et manifestation en et pour soi (1).

Arrétons-nous un instant pour contempler Je chemin patcouru;

nous constatons que Ja situation s’est pratiquement renversée depuis

que nous avons entrepris de vérifier, pour ainsi dire, la solidité et

la validité de la substance spinoziste, d’un point de vue hégélien.

Loin que la substance se réduise au plus immédiat et au plus abstrait,

(x) Crest en ce sens que « le spinozisme est Paccomplissement du cartésianisme » (Werke, 6d. Glockner, XIX, p. 411).

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DIALECTIQUE

ET

SUBSTANTIALITE

167

elle est le préliminaire immédiat du concept, le concept « en tant que manifesté », J’en soi du concept. La compréhension de la substance vient couronner la logique objective (qui se termine en effet par le rapport absolu avec ses trois moments : rapport de substantialité, de causalité, d’action réciproque) et expose déja, manifeste (c'est le mot méme de Hegel) la logique du concept. En refaisant tout ce chemin, nous avons éprouvé la force de Spinoza, la profondeur spéculative de sa pensée. Dés les premiéres lignes de L’E+hique, dés les fameuses définitions de la cause de soi,

du fini, de la substance, de l’attribut, du mode, dés ce moment et

jusqu’au bout du livre, Spinoza se place au niveau de l’absolu. Seulement, au lieu de nous faire parvenir progressivement 4 ce haut point de vue, au lieu de nous faire reparcourir tout le processus qui ferait comprendre la genése de la substance, il prétend par sa méthode géométrique et synthétique nous faire partir de ce qui pour Hegel est déja un point d’arrivée. Spinoza procéde ainsi au risque de nous noyer (et de nous faire attraper une sorte de « chaud et froid » philosophique), tel un maftre-nageur qui jetterait sans précautions et sans boude son éléve a l’eau dés la premiére legon. S’il ne faisait que cela, il n’y aurait, de sa part, qu’une erreur péda-

gogique réparable, Ce qui est plus grave, aux yeux de Hegel, c’est que le développement méme de la méthode spinoziste accroft, jusqu’a la rendre insurmontable, la difficulté initiale. Il y a une incompatibilité fonciére, radicale, entre la méthode géométrique et la science de l’absolu. Essayons donc maintenant de comprendre comment s’explique cette incompatibilité qui paralyse de V’intérieur le spinozisme, cette scission non résolue qui l’entrave sans qu’il s’en rende compte. Nous abordons ainsi le deuxitme volet annoncé. b) L’abstraction

substance

retombe

substantialiste.



dans I’abstraction,

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Comment

ou plutét

se fait-il que

la

que son caractére

168

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

abstrait réapparaisse irréductiblement, malgré tout le chemin dialectique parcouru ? N’oublions pas qu’elle n’est, méme en son ultime vérité, que J’en soi du concept : la substance a partie liée avec l’en

soi, c’est-a-dire avec l’abstraction. Le concept retombe dans !’abstraction substantialiste, dés qu’il veut se saisir, se définir, se séparer,

méme s’il se définit alors comme l’indéfini. Au lieu d’étre requis par le travail de l’autoconception dans l’unité de la forme et du

contenu,

il se vide de forme, parce qu’il se ctispe sur la pléni-

tude infinie du contenu substantiel. Autrement dit, le concept se substantialise, dés qu’il s’objective en se coupant de sa propre

totalité,

(trad,

ces conditions,

car, dans

TU,

p.

283 ; Lasson,

I,

p.

« tout concept défini est vide»

250).

Mais

c’est

justement

lorsque l’absolu oublie qu’il est vide, contradictoire, qu’il sombre

dans

une

contradiction

qu’il

n’assume

plus,

qu’il

ne

domine

plus. C’est le cas de la substance spinoziste, avec cette différence

qu’elle n’est jamais retombée de l’autoconception qu’elle

donc,

ne

s’y

est

jamais

élevée

explicitement.

absolue, puis-

Elle

représente

sans le vouloir ni en étre consciente, la contradiction mime

de Ja scission entre un contenu absolu, total, et une forme inadéquate, n’atteignant que Vinfini négatif, du fait de sa limitation intrinséque.

Nous voici en cet instant od précaution et attention doivent redoubler : comme au moment critique d’une opération od le bistouri incise le mal, nous isolons la raison de cette affection spéculative

qui paralyse la pensée spinoziste. Cette raison, nous avons déja commencé 4 l’entrevoit : c’est l’inadéquation entre la méthode et Je contenu.

Alors que le contenu est la cause de soi, libre, infinie,

bref le concret méme, 1a méthode reste le produit de l’entendement, elle demeure géométrique, synthétique, partant de définitions génétales,

abstraites,

comme

les axiomes.

La

richesse

du concret est

aussitét figée, immobilisée par une telle méthode de l’entendement et, alors que la substance exprime l’unité concréte de l’étre et de

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DIALECTIQUE

ET

SUBSTANTIALITE

169

la pensée, elle se retourne, sous la visée de l’entendement, en son

opposé, V’infini négatif et vide. Le symptéme de ce mal, il faut l’identifier dans le texte méme de L’Ethique. Hegel le fait; il remarque ceci : l’entendement chez Spinoza

n’est qu’un mode fini et c’est par ce mode fini que l’esprit humain doit saisir l’infinité substantielle; c’est 4 travers une faculté dépendant de la nature naturée que Spinoza prétend faire saisir la nature

naturante. Contradiction poussée au maximum,

puisque c’est ’unité

absolue entre la pensée et ]’étre qui est, ainsi, limitée définitivement

par la pensée elle-méme; le contenant (la méthode), essentiellement inapproprié au contenu (le fond, la vérité de la substance), contient

et masque cette contradiction abyssale en recomposant 4 sa maniére,

cest-a-dire d’une fagon tout extérieure, l’unité de l’intérieur et de Pextérieur, de l’étre pour soi et de l’étre en soi. Le tour est joué, le mal est fait, donc, dés ces premiéres défi-

nitions de L’Ethigue, que nous connaissons : fixer l’absolu comme « un premier, un immeédiat, alors qu’il ne peut étre que son propre résultat »; faire dépendre V’absolu de l’entendement qui n’est qu’un mode,

dans la définition de V’attribut (« Par attribut, j’entends ce

que l’entendement pergoit de la substance comme constituant son

essence »); ensuite, limiter les attributs de la substance, infinis en

droit, 4 deux, acceptés de fagon empirique, sans autre justification;

enfin, par la détermination de l’attribut, c’est-a-dire la détermination

méme, dans le mode, défini comme une simple affection (« ce qui est en autre chose par quoi il est aussi congu »), comme si le mode était une sorte de donnée immeédiate. Toutes ces démarches sont liées; elles découlent d’une unique scission fondamentale qui déchire, au fond, la réflexion elle-méme : partagée entre sa substantialité, Ven soi de sa propre conception, et l’extériorité de sa maniére de procéder. Conclusion de Hegel dans sa Remarque sur Spinoza (érad., II, Pp. 193; Lasson, I, p. 166) : « On peut donc dire que l’explication SEMINAIRE

12

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170

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spinoziste de l’Absolu est complete, dans la mesure ob elle commence par l’Absolu, pour continuer par l’attribut et finir par le mode; mais ces entités sont seulement énumérées l’une aprés l'autre, sans

qu’on voie la suite interne du développement, et la troisiéme n'est pas négation en tant que négation, elle n’est pas négation se tapportant négativement 4 elle-méme, ce qui signifie qu’elle retoume

d’elle-méme et par elle-méme 4 la premiére identité qui serait ainsi

Ja vraie. » On trouve dans cette citation le nexd de la réfutation

hégélienne : ce noeud, c’est le statut de la négation, inséparable du statut de la substance. La substance est congue comme surabondance d’affirmation, comme

plénitude d’étre d’od une « infinité de choses

en une infinité de modes » (Eshigue, I, 16) ne cesse de fuser, dans la

mesure méme oii elle exclut absolument la négativité. Toute détetmination est négation, cette proposition est vraie et profonde, selon Hegel, mais 4 condition qu’on ne minimise pas considérablement sa portée,

en l’empéchant

de s’appliquer 2 elle-méme :

Ja détet-

mination de la détermination serait la négation de la négation. Cela, Spinoza le récuse totalement et, du coup, interdit 4 la négativité de

produire le moindre « choc en retour » sur la substance, interdit 4

Ja substance de s’enrichir en sortant d’elle-méme A travers l’altérité modale. La substance, la modalité sont murées chacune de leur cdté;

la nature naturante, la nature naturée se livrent 4 une sorte de suren-

chére lune face 4 l’autre : d’ot une exténuation de l’affirmation, du

positif du cété substantiel, et une dévaluation en culbute de la négativité du cété du mode. « La détermination est négation », Spinoza entend cette proposition en un sens purement privetif et ainsi la négation, chez lui, est toujours pratiquée comme avec restriction mentale : concession

inévitable 4 imperfection de notre nature, a cette illusoire dimension

du vide que la plénitude de l’étre s’oppose en s’affirmant. De méme

que Verreur est privation, notre moindre éire ne fait que se détacher sur cette irradiation du substantiel; notre moindre étre (comme la

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if

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ET

SUBSTANTIALITE

171

négativité elle-méme) n’entame absolument pas la plénitude absolue de la substance, en soi et congue par soi. Cette pure luminosité substantielle, qui jamais n’accepte ni ne peut supposer « d’ombre une morne moitié » (pour patodier ici Valéry), est rapprochée par Hegel de 1’émanationnisme oriental d’aprés lequel, selon Hegel, Jes écoulements ou émanations éloignent la lumiére de sa clarté inviolée, sans que ce devenir soit considéré autrement que comme une perte incessante, la nuit, le négatif, étant « l’extréme pointe de

Ja ligne qui ne retourne jamais dans sa lumiére premiere » (srad.,

II, p. 194; Lasson, II, p. 166). La substance ne peut dire, telle la nuit dans le Zarathoustra de Nietzsche, « Je suis lumiére, hélas| que ne suis-je ténébres | », mais elle devrait, en sa vérité, penser ce

qu’avoue cette nuit : « Je vis enfermée dans ma propre lumiére me désaltérant des flammes qui jaillissent de moi. » Spinoza, lui, se bornait a écrire, dans la scolie de la proposition 43 de la Il® Partie de L’Erhique, cette phrase, malgré tout trés révélatrice : « Tout de méme que la lumiére manifeste elle-méme et les ténébres, de méme la vérité est sa propre norme et celle du faux. » Ces rapprochements ne trahissent sans doute pas la critique hégélienne de la substance spinoziste. Hegel, en effet, pousse trés loin cette critique, en rapprochant la pensée spinoziste du panthéisme abstrait de l’Inde. Rapprochement apparemment incongru : qu’y a-t-il de commun entre les efflorescences de l’imagination religieuse

hindoue

et,

d’autre

part,

les

séches

déterminations

spinozistes ?

Hegel réplique : « abstraitement parlant », il s’agit de la méme élaboration; « le mode spinoziste est, de méme que le principe hindou

du changement, ce qui est sans mesute, das Masslose, le démesuté ».

(#rad., 1, p. 3713; Lasson, I, p. 338). Nous reviendrons sur ce rapprochement entre I’Inde et Spinoza, pour le critiquer. Accordons, pour Vinstant, 4 Hegel que les modifications modales s’ajoutent les unes aux autres, s’enchafnent, sans toucher ni ¢branler la massive densité de V’étre substantiel, de méme

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que le « rite innombrable

des flots »

172

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

n’altére ni ne change Ja nature immuable de la mer, de méme encore

que la démarche sans régle de Siwa n’empéche pas l’univers de

demeurer Brahman. Si l’on se reporte aux belles pages des Leons sur la Philosophie de I’ Histoire concernant \’Inde, on y lit que la pensée

hindoue exprime Dieu dans « l’ivresse de son réve » (trad. Gibelin,

1963, p. 109). Spinoza, pour sa part, ne fut-il pas appelé par Novalis un penseur « ivre de Dieu » ? Bien sir, ivresse spinoziste est tout

intellectuelle, s’est épurée du délire imaginatif, mais elle cade, elle aussi, A la démesure

en voulant

reconstituer la totalité du réel4

partir d’une substance absolument fermée aux déterminations négatives et grace 4 la monotone addition de déterminations simplemeat ptivatives : ’entendement se perd d’un cété dans l’infinité de V’affirmation

substantielle

absolue,

de l’autre dans

fin de modifications inessentielles.

le chatoiement sans

De nouveau, il faut faire un bilan; et, comme tout 4 l’heure, la situation s’est renversée : aprés avoir montré que la substance

spinoziste ne se réduit pas 4 un substantialisme abstrait, mais représente un point d’arrivée spéculatif, nous devons convenir, Wapres

les textes mémes de Hegel, que la pensée spinoziste retombe, malgré

tout, dans abstraction sans forme, une abstraction quasi éléatique

ou méme hindoue ! Par ce double renversement, n’avons-nous pas

accompli une complete volte spéculative nous permettant de saisit

le spinozisme dans le vacillement méme

de son ambiguité? Sans

doute; mais ne doit-on pas, également, étre excusé de se retrouver

quelque peu étourdi? Certes, la pensée en quéte d’une mesure est

aux prises avec le démesuré, certes le réel, en tant que dialectique, nous livre 4 la contradiction, et ambivalence de la substance spi-

noziste interprétée témoignage ? Au

terme

par

Hegel

de cette premitre

n’en

donne-t-elle

démarche,

pas

le meilleur

la reconstitution de la

réfutation hégélienne de Spinoza, nous sommes en droit de nous demander si le point de vue substantiel est vraiment aufgeboben,

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DIALECTIQUE

ET

SUBSTANTIALITE

173

intégré, dépassé et assumé par Hegel, si l’ Aufhebung se révele en fait

fidele 4 l’image idéale qu’elle voudrait donner d’elle-méme, si Spinoza

fhe survit pas, d’une certaine fagon, en Hegel méme, comme un mort tessaisissant le vif ? Bref, il nous faut revenir sur nos pas, c’est-d-dire

sur le processus dialectique qui accomplit la substantialité en dépassant la substance spinoziste; et il nous faut, enfin, prendre un peu de champ pour tenter de poser dans toute son ampleur la question qui aiguillonne cette recherche : l’anti-substantialisme de la dialectique est-il le revers négatif d’une substantialité authentiquement dialectique? et que penser de celle-ci? 2. LA

METHODE

DIALECTIQUE

:

MORT ET TRANSFIGURATION DE LA SUBSTANTIALITE Afin de mesurer la portée de la réfutation hégélienne du spinozisme, nous allons en premier lieu examiner la validité des différentes critiques qu’on peut étre tenté de lui objecter. A) Remarques critiques sur la réfutation hégélienne D’abord négatives, elles nous conduiront 4 faire

tout, une concession capitale 4 Hegel.

in fine, malgré

1) Ses variations. — Nous entendons par variations les différentes manifestations du fait que Hegel ne dose pas d’une maniére uniforme sa sévérité 4 égard du substantialisme spinoziste. Sans oublier qu’un jugement 4 caractérte dialectique et spéculatif recueille en lui-méme synthétiquement le pour et le contre, il devient difficile de trouver cette juste mesure quand les termes de référence varient. Dans ce qui précéde, ces variations ont été atténuées au maximum

pour testituer 4 la réfutation hégélienne le plus de cohérence et de clarté possible. Cependant, rien qu’en s’en tenant la Logique, on constate que le spinozisme, quand il est présenté comme abstrait,

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174

HEGEL

ET

LA

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MODERNE

est tantét comparé a la pensée parménidienne, tantdt 4 l’hindouisme;

or Hegel lui-méme a montré la différence qui sépare ces deux modes de pensée : d’une part, le commencement le plus abstrait de la philo-

sophie grecque, de l’autre un émanationnisme panthéiste qui n'est

méme pas philosophique. Ces deux références se recouvrent-elles? Comment rendre compte de la progression de |’Esprit, si le substantialisme hindou équivaut au substantialisme parménidien ? Il semble

qu’A une certaine distance les contours se confondent dans l’esprit de Hegel, si bien que le pavillon de /’abstraction en vient 4 couvtit

des marchandises fort différentes. Par exemple, a la page 165 de la

traduction frangaise du premier volume de la Logigue (Lasson, |, p- 151), PEtre des Eléates et la substance spinoziste sont mis sur le méme plan : ils ne sont que « la négation abstraite de toute détet-

mination, sans que dans l’un ou I’autre Vidéalité soit déja poste »

Et Hegel précise sa sévérité 4 l’égard de Spinoza : « Chez Spinoza,

Pinfini n’est que /’affrmation absolue

d’une chose, donc une unité

immobile : aussi la substance ne saurait-elle servir 4 Ja détermination

de l’étre-pour-soi, et encore moins 4 celle du sujet et de l’esprit. »

On pourrait rétorquer 4 Hegel que la substance n’est pas simplement

une chose, ni méme un pur en soi, puisqu’elle est « congue pat soi» et que la pensée absolue est son attribut, c’est-a-dire exprime son essence;

on doit surtout lui objecter qu’il reconnatt plus loin, 4 Ja fin de la « Logique de V’essence », comme nous l’avons vu, une bien plus gtande profondeur au spinozisme. Donc il semble qu’il y ait en

quelque sorte deux Spinoza pour Hegel : celui qui est reconnu

comme un adversaire sérieux et celui qui, assez caricaturé, sert de tepoussoir, au méme titre que I’éléatisme et l’hindouisme (il y 4

alors une sorte d’illusion rétrospective qui fait se chevaucher ou se confondre les étapes dépassées).

Méme lorsqu’il se montre le plus compréhensif A l’égard de Spinoza, Hegel ne schématise-t-il pas la pensée et l’entendement selon ce dernier? Ce seta notre deuxitme remarque critique.

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aS

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DIALECTIQUE

ET

SUBSTANTIALITE

175

2) La penséte absolue et l’entendement. — Voici la question posée

maintenant : Hegel a-t-il raison d’affirmer que l’absolu de Spinoza nest que « l’absolu d’une réflexion extérieure » (¢ad., Il, p. 187; Lasson, Il, p. 160) et que cette limitation est inscrite dans la détermination de l’entendement comme mode fini? Hegel va jusqu’A considérer les déterminations spinozistes comme des données non véritablement

déduites

de

la substance,

isolées

de cette

derniére

par l’entendement; cat celui-ci ne pergoit l’essence de la substance elle-méme

qu’en la mesurant

p. 192; Lasson,

4 son aune

Il, p. 165; cf. aussi

modale et finie (trad., II,

Werke,

éd. Glockner,

XIX,

P- 395)- Spinoza fait-il vraiment dépendre la substance d’un mode, plus précisément de l’entendement congu comme fini? Il est certain que l’entendement est rapporté par Spinoza a la nature naturée : nous lisons dans L’Erhique (I, 31, démonstration) : « Par entendement, en effet..., nous n’entendons pas la pensée absolue,

mais seulement un mode défini (ceréwm) qui différe des autres (désir, amour, etc.)... » Si toute la pensée se réduisait pour Spinoza 4 ce mode, Hegel aurait raison au-dela de toute mesure. Seulement, il n’y a pas que l’entendement fini, le nétre, il y a ’entendement infini de Dieu, dont Spinoza dit qu’il n’a de commun avec nous que le nom (Erhigue, I, 17, scolie) et qu’une « infinité de choses en une infinité de modes » peuvent tomber « sous un entendement infini » (Ethique, I, 16). Cela, Hegel ne parait pas y préter attention :il passe sous silence les modes infinis, du moins dans la Logique. De plus, Hegel ne méconnait-il pas la pensée absolue, c’est-a-dire la pensée comme attribut de Dieu, exprimant son essence éternelle et infinie ?

Dés le début de L’E+higue, il est question de V’absoluta cogitatio, de

Ja pensée

absolue

(pat exemple,

I, 21, démonstration).

Comment

prétendre, avec Hegel, que la pensée chez Spinoza est réduite au fini, puisque au contraire elle y est caractérisée comme pensée absolue, puisque la substance est pensée absolue ? Hegel ignore-t-il le caractére absolu de la pensée chez Spinoza ?

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176

HEGEL On

ET

LA

PENSEE

MODERNE

ne doit pas, semble-t-il, aller jusque-Ia : cela reviendrait4

schématiser V’interprétation hégélienne pour éviter la schématisation

du

spinozisme.

En fait, une lecture attentive de la Remarque sut

Spinoza du tome second de la Lagigue permet d’établir que Hegel

concide 4 Spinoza que la substance est chez lui pensée absolue : « Sans doute — écrit-il — la substance est-elle l’unité absolue de la penste

et de V’étre (ou de I’étendue); elle contient (entba/t) ainsi la penste elle-méme, mais seulement dans son unité avec l’étendue, c’est-a-dite

non comme se séparant de !’étendue, par conséquent — d’un point de vue général — non comme ce qui détermine et forme, ni comme le mouvement se réfléchissant et prenant source en soi-méme » (trad., TI, p. 191; Lasson, p. 164). Hegel fait donc une concession

dont il restreint aussitét la portée, dans l’exacte mesure ot le patallélisme entre la pensée et I’étendue limite considérablement le carac-

tére absolu de la pensée. Tout se passe chez Spinoza comme si les deux attributs qui permettent 4 l’entendement de percevoir la substance étaient acceptés de « fagon empirique » : le véritable absolu,

la véritable

unité

absolue,

c’est la pensée absolue qui ne

devrait pas étre considérée comme un attribut d cé# d’un autre et comme existant dans Ja substance, comme contenue par la substance,

mais en tant que constituant le mouvement méme du substaatiel absolu. Bref, sur ce point, on ne peut pas honnétement prétendre que

Hegel méconnaisse la pensée absolue chez Spinoza. Reste une éventuelle méprise sur les modes infinis, plus précisément sur l’entendement infini. Il y aurait 14 matiére 4 discussion, car, si Hegel ne traite pas explicitement des modes infinis, il semble y faire allusion quand il écrit (¢rad., II, p. 193; Lasson, Il, p. 166) : « C’est un seul

absolu qui est pergu par la réflexion extérieure, par un mode, ... la premiére fois comme une totalité des représentations, en deuxitme

lieu comme

une totalité des choses et de leurs modifications. »

D’autre part, au moins un passage des Lerons sur l'histoire de la

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DIALECTIQUE ET SUBSTANTIALITE

177

Philosophie (Werke, éd. Glockner, XIX, p. 382) montre bien que

Vinfinité de Vintellect en tant qu’ « affirmation absolue » n’a pas échappé 4 Hegel. Autrement dit, un examen plus circonstancié de la nature et du réle des modes infinis ne mettrait sans doute pas en cause Pinterprétation hégélienne. Ce qui demeure, aussi bien dans les modes infinis que dans les attributs (tout comme au niveau des modifications finies), c’est le parallélisme entre la pensée et l’étendue. Hegel qualifie ce parallélisme d’empirique : selon lui, Spinoza n’aurait pas dd laisser simplement se cétoyer pensée et étendue; il aurait di montrer leur nécessaire liaison a partir da mouvement de Jeur contraste, 4 pattit de leur opposition méme. En somme, le paralJélisme manifeste la carence fondamentale de la substance spinoziste (« ce qui est en soi et est congu par soi ») : d’aprés Hegel, le vrai absolu se congoit en et poxr soi-méme. Concluons notre enquéte critique sur ce point : Hegel aurait pu examiner la nature de la pensée et de l’entendement chez Spinoza avec plus de précaution, de circonspection, et plus en détail; il aurait pu tenir compte du fait que « notre esprit, en tant qu’il comprend, est un mode éternel du penser » (Ethique, V, proposition 40, scolie); il ne semble pas que, pour autant,

son interprétation, 4 la fois cohérente et spéculative, aurait été fondamentalement bouleversée. 3) Le rapprochement avec la penste hindoue. — Il s’agit bien d’un rapprochement, d’une compataison, non — bien entendu — d’une assimilation que Hegel opére entre le substantialisme spinoziste et le panthéisme abstrait des Hindous. Méme en tant que simple rapprochement, cette référence 4 I’Inde n’est-elle pas contestable? Quoi de plus opposé, en effet, que Ja philosophie spinoziste et la pensée hindoue ? Du cété de la premiére, on suit une méthode géométrique patce que la substance est raison et parce « l’ordre et la connexion des idées sont les mémes que l’ordre et la connexion des choses » (Evhique, II, 7). Av contraire, dans la pensée hindoue,

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178

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

tien de méthodique au sens cartésien ou spinoziste, nulle recherche du clair, du distinct, du certain : le foisonnement inoui d’une imagi-

nation religieuse dont Hegel souligne dans les Legons sur la Philtsophie de I’Histoire le catactére & 1a fois sublime et confus, ou méme

« inepte » (c’est opinion de Hegel 4 la p. 110 de la traduction Gibelin),

On pourrait multiplier les exemples permettant d’opposer comple-

tement les deux types de pensée. Retenons, titre d’ultima ratio, Je contraste entre les morales : alors que le but supréme de I’homme hindou est de se « plonger dans l’inconscience, d’étre uni 4 Brahm, de s’annihiler » (ainsi que Hegel

Logique,

le reconnaft lui-méme dans la

trad., 1, p. 371), peut-on soutenir que le sage spinoziste

Sannibile, grace 4 ’amout intellectuel de Dieu, au sein de la substance?

Comment

défendre le point de vue hégélien? Comme nous

Vavons vu précédemment, Hegel pense que, dans les deux cas, il y a eu la méme élaboration abstraite ou, si ’on préfére, le méme schéma, nous dirions aujourd’hui la méme structure : un principe

absolument essentiel (mais aussi absolument vide) dont les manifestations, en l’exprimant de plus en plus pauvrement, se petdent

dans une multiplicité infinie, dans ?enchainement sans mesure des

modifications, sans qu’il y ait — en quelque fagon — retour du non-

vrai au vrai, sans que le principe soit jamais touché ou méme effleuré

par ses émanations. Finalement, qu’il s’agisse de Brahma ou de la substance spinoziste, le principe est vide, parce que l’altérité (c’est-2dire la modification, le changement) est rejetée 4 Vinfini du cété

de Vinessentiel. On

peut critiquer cette argumentation

hégélienne selon deux

apptoches : 4 partir du spinozisme, 4 partir de l’hindouisme.

a) A partir du spinozisme : Hegel ne se fait-il pas la part trop

belle en donnant une présentation

extrémement

substantialiste des

définitions spinozistes? Voici la substance, V’attribut, le mode tronant,

comme

des puissances

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autonomes

ou des dieux, selon une

DIALECTIQUE

ET

SUBSTANTIALITE

179

hiérarchie extérieure; on ne voit plus comment ils pourraient consti-

tuet, pout Spinoza, des principes d’intelligibilité du réel. D’autre part, au troisitme genre de connaissance, la compréhension de la cause de soi et l’identification rationnelle des relations causales ne se réduisent pas 4 une contemplation de la multiplicité chaotique, ce qui raménerait l’esprit humain 4 l’expétience vague; et un schéma de type émanationniste ne peut s’appliquer 4 la méthode spinoziste sans la défigurer. b) Si on envisage les choses 4 partir de l’hindouisme, on peut se demander, de nouveau, si Hegel n’a pas fait subir aux textes sacrés de l’Inde un traitement schématisant et réducteur. Cette question mériterait évidemment un examen approfondi; nous nous bornerons

4 formuler cette observation 4 titre de question : peut-on assimiler, comme Hegel le fait (#rad., I, p. 370; Lasson, I, p. 337), Brahm a PUn de la pensé¢e abstraite? Ensuite, et surtout, ne suffit-il pas douvrir un texte hindou, méme dans les traductions imparfaites dont nous disposons, pour sentir et comprendre l’abime qui sépare Phindouisme du spinozisme et qu’il ne s’agit nullement, dans les deux cas, d’une méme « élaboration abstraite »? Voici un verset

de la assez « ment

Kena-Upanishad (éd. A. Michel, Paris, 1949, p. 132) sans doute éloquent, 4 cet égard : ... comme cet éclair qui éclate sur nous, ou comme ce battede paupiéres — ainsi en ce qui est des dieux ».

Il est sans doute temps,

maintenant,

de faire un bilan de ces

temarques critiques sur J’interprétation hégélienne de Spinoza et disoler ce qui reste, si l’on peut dire, a J’actif de Vinterprétation hégélienne. 4) Bilan, — Quelles critiques peuvent étre maintenues, quelles autres atténudes ou tetirées? La premiére et la troisiéme série

d’observations (ayant trait aux variations de références, et, d’autre

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180

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

part, au rapprochement avec I’hindouisme) paraissent « tenir » le

mieux, alors qu’a l’inverse, sur la pensée absolue et la nature de Pentendement, Hegel résisterait aux critiques. Si l’on y réféchit,

cette différence n’est pas fortuite : elle tient 2 la maniére inégale

selon laquelle Hegel demeure fidéle 4 son propre programme, 4 sa méthode originale de réfutation. Rappelons ce passage fondamental : « La seule réfutation du spinozisme ne peut consister qu’a reconnaltre d’abord son point de vue comme

essentiel et nécessaire, et ensuite

4 faire qu’il s’éléve de lui-méme au point de vue supérieur » (frad,,

IL, p. 248; Lasson, I, p. 218). Quand Hegel s’en tient rigoureusement

& ce projet (en présentant des critiques, pour ainsi dire, immanentes

a la pensée spinoziste), il est en position de force; au contraite, il

est remarquable que les points les plus contestables correspondent a des références extérieures au spinozisme. Il faut justement, pour clore ces remarques critiques, reconnattre

Vintérét et la valeur de la réfutation hégélienne quand elle porte sut

le statut de la négation et de la négativité, dans L’Ethique, dans la mesure od c’est a ce propos que s’opére, autant que faire se peut,

la réfutation interne du spinozisme. Tout pivote autour de Ja critique de la proposition de Spinoza omnis determinatio est negatio, ou, plus exactement,

si l’on se feporte

4 la lettre de Spinoza 4 Jarig Jelles du 2 juin 1674 (lettre 50), determinatio negatio est. Hegel objecte que la négation est alors considérée

par Spinoza comme limitative, c’est-4-dire — pourrions-nous ajouter — comme unilatérale ou simplement privative. Voici donc isolé le nerf du spinozisme : la négativité n’a pas prise sur Vessentiel,

le substantiel. Comme

on lit dans le livre I de L’Ethigue, propo-

sition 7 : « Il appartient 4 la substance d’exister. » Si une faille néga-

tive entamait cette unité nécessaire, la substance ne serait plus pat-

faite : elle ne serait plus la substance, Ainsi pourrait-on dire que,

telle la nature dans la physique classique par rapport au vide, /

substantialité spinoxiste a horreur du négatif. Mais cette exclusion absolue

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Won

DIALECTIQUE

4 tn aot: ic

n’est-elle pas, en fait, négation de la négation? cet absolument positif, cette suraffirmation de soi n’est-elle pas, au fond, négation absolue ? Il est frappant de constater que Spinoza, dés le début de

may

nmeis eee eee

wai

eigee

ET

SUBSTANTIALITE

181

L’ Exbique, a besoin de ce vide inessentiel; il en a besoin implicitement

dés qu’il définit le fini, puis l’altérité modale; il en a besoin explicitement dés la définition VI : le mot négation apparait dans 1’explication de cette définition : « Pour ce qui est absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation appartient 4 son essence » (quod autem absolute infinitum est, ad ejus essentiam pertinet, quicquid essentiam exprimit et negationem nullam involvit). Non seulement Ja négation est présente dés le début de L’Eshique, mais la négation de cette négation (« tout... ce qui n’enveloppe aucune négation ») : seulement cette négation (de négation) ne nie qu’une privation, elle se réduit 4 une privation au second degré; a aucun

moment,

elle ne concerne

intimement

l’essence,

4 aucun

moment Spinoza ne reconnait la portée de cette nécessité qui l’oblige 4 exclure absolument du substantiel le négatif, de telle fagon qu’il marche sut le vide, sur un abime de vide. Pour dépasser cette abstraction, la substance devrait justement saisir son vide, sa contradiction

complete, le fait qu’elle n’est affirmation qu’en tant que négation effective de la négation, puisqu’elle se pose absolument comme

non-modalité, mais 4 travers la modalité : « Par attribut — lit-on

dans la définition IV — j’entends ce que l’entendement pergoit de Ja substance comme constituant son essence. » Dans cette définition, Spinoza, en quelques mots, résume la contradiction ot il s’enferme, selon Hegel : la perception de I’essence s’opére par la modalité de Ventendement, sans qu’il en résulte, en quoi que ce soit, une « modalisation» de la substance, sans que la substance soit par 14 ni modifi¢e, ni atteinte, ni 4 plus forte raison enrichie. L’exclusion de la négativité du sein du substantiel se retrouve au niveau de l’individualité qui ne fait que persévérer en son étre, car — lisons-nous dans le livre III de L’Esbique (proposition 5) :

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182

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

« Des choses d’une nature contraire ne peuvent étre dans le méme

sujet, dans la mesure od l’une peut détruire l’autre. » Pour Spinoza,

la contradiction interne équivaut 4 l’autodestruction, ce qui est absurde. D’un point de vue hégélien, au contraire, l’absence d’auto-

contradiction signifie la mort : la conception tautologique de l’individualité chez

Spinoza

refléte donc le vide mortel od se trouve

enfermée la substance elle-méme. Hegel,

le sommet

nalité pure,

Or, on se rappelle que, pour

le plus élevé est justement celui de la person-

Cette réfutation hégélienne,

lisant la contradiction inscrite en

filigrane dés les premiéres définitions de L’Erhique, est d’une grande portée, car elle libére du texte méme de Spinoza les puissantes virtua-

lités qui y étaient contenues (c’est-a-dire A la fois insctites et refoulées),

fait comme naitre du Spinoza habituel un Spinoza spéculatif qui

n’est pas un autre 4 cété du premier, mais le méme devenant ¢trangement autre; Spinoza spéculatif qui est au Spinoza explicite ce que le Grund schellingien est 4 ’Existengz : sa vérité réservée; pour

ainsi dire : son ombre devenant lumineuse et éclairant son premier corps, Est-il loisible de lire, ensuite, Spinoza avec la méme immé-

diateté de regard, sans discerner cet abime de l’essentiel que Spinoza fomme

et dessine, en quelque

sorte, en pointillé, cet absolument

positif dont la vérité, aux yeux de Hegel, est négativité absolue?

On devine chez Hegel quelque admiration (au double sens de respect, mais surtout d’étonnement) pour un penseur qui, dans un chef d@euvre — aprés tout — de jeunesse, a su atteindre une dimension

spéculative, par une démarche de forme aussi peu dialectique que

possible.

Il découle de ces remarques que la substance appelle la dialectique,

comme

sa vérité. Lorsque la substance est sujet, elle n’est jamais

autant « substantielle »; mais il faut alors penser le sujet substantiel spéculativement. Nos réflexions vont maintenant se concentret sut

les diverses implications de ce probléme de la substantialité dialectique.

Google

cat?

tfc

DIALECTIQUE

ET

SUBSTANTIALITE

183

B) Le probleme de la substantialité dialectique Pour aborder

de nouveau

ce probléme,

de la maniére

la plus

directe et la plus conforme aussi a l’esprit hégélien, il n’est peut-étre pas mauvais de se reporter au début de la deuxiéme partie de la préface de la Phénoménologie, et spécialement au deuxitme paragraphe qui commence par ces mots : « La substance vivante est encore ]’étre qui est vraiment sujet » (trad. Hyppolite, I, p. 17). Il y a explicitement, dans ce texte, opposition entre substance vivante et substance morte, Cette derniére est assimilée 4 la substance de Spinoza, a laquelle Hegel fait justement allusion aprés le célébre début : « Selon ma fagon de voir, que doit seulement justifier la présentation du systéme, tout dépend de ce point essentiel : saisir et exprimer le vrai, non

seulement

comme

substance,

mais encote

comme

sujet. »

Ce qui indigna les contemporains de Spinoza, précise ensuite Hegel, est que la détermination de Dieu comme substance unique englou-

tissait la conscience de soi dans la substance; cette réaction fut « instinctive » et, en tant que telle, significative, mais unilatérale. Car, face au substantialisme ontologique de Spinoza, la position

contraire qui fige la pensée dans son formalisme pur n’est pas moins

abstraite et, finalement, pas moins substantialiste. La raison de cette

opposition, Hegel l’a donnée dés la deuxiéme phrase du patagraphe : « la substantialité inclut en soi Puniversel ou /’immédiateté du savoir lui-méme, aussi bien que cette immédiateté qui est ére ou immédiateté pour le savoir ». On a toujours tendance 4 se faire une image

caricaturale du substantialisme, 4 le réduire 4 l’étre en soi, mais il

faut remonter a la visée de cet en soi; et c’est justement cette remontée ou ce retour vers la visée de l’en soi qui ébranle la sécurité substantialiste et met en mouvement le dépassement. Cette mise en mouvement, nous avons vu qu’elle est effectuée par Hegel dans sa réfuta~ tion du spinozisme, puisque Hegel y montre que le substantialisme spinoziste ne se réduit pas 4 l’étre en soi, mais comporte aussi,

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184

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

corrélativement, la pensée comme attribut : la substance est aussi

« ce qui est congu par soi». C’est « ’immédiateté du savoir lui-méme»,

La pensée qui fait ainsi, si !’on peut dire, le tour de l’immédiateté

substantielle en est la négation, le dégagement : en niant la substance

et la visée qui lui correspond, elle la transfigure et sauve ainsi la substantialité vivante. Grace a la dialectique, le vif ressaisit le mort.

Quelle est cette « substance vivante »? Elle est in Wabrheit Subjket « sujet en vérité», elle est « vraiment sujet » ou encore le « mouvement

de se poser soi-méme » (Sichselbstsetzen). La substance vivante n’est certes plus l’étre en soi; elle n’est pas non plus le sujet en soi : elle est V’automédiation apparaissant comme telle. Dans la Logigue, Hegel montre que le vrai ne saurait se réduire au Gesetysein, 2 Vétre posé ou supposé, Or, ce qui explique la « pétrification » de la pensée spinoziste, c’est que la pensée comme attribut est simplement posée (Gesetzsein), n’est pas teconnue comme autoposition substantielle,

comme Sichselbstsetzen. D’ow le caractére quasi empirique, comme dit Hegel, des déterminations spinozistes de la pensée.

Cependant, cette « substance vivante » qui est le vrai pour Hegel, cette substantialité dialectique et spéculative qui saisit le mouvement méme des opposés dans leur unité, n’est-elle pas de nouveau guettée

par le substantialisme, dans la mesure justement ot elle conserve, sauve et transfigure l’en soi, ot elle doit se refermer sur elle-méme,

se réconcilier avec elle-méme? C’est pourquoi, nous devons nous

demander

: en quel sens 1a dialectique spéculative entretient-elle

encore une relation fondamentale avec Ja substantialité, en quel sens aussi Hegel reste-t-il, d’une certaine facon, spinoziste?

1) La dialectique spéculative comme transfiguration du substantiel. —

Discerner en quel sens le retour & soi de V’Esprit dans sa vérité est triomphe du substantiel, ce n’est pas réduire le résultat final 4 une étape antérieure, si l’on mesure 4 quel point le substantiel a été, en chemin,

trans-figuré.

Google

DIALECTIQUE

ET

SUBSTANTIALITE

185

Il est certain qu’il faut faire leur part aux difficultés terminologiques. Quand nous soutenons que Hegel dépasse la substance pour sauver la substantialité, nous désignons par « substantialité » ce qui, pour Hegel, est l’effectivité méme du vrai, ce qui parait justifiable non seulement par la vigueur que gardent en francais les mots substantiel, substantialité (est substantiel, selon Littré, 4 la

fois ce qui est succulent, nourrissant, et ce qui est important, essentiel), mais aussi du fait qu’il arrive que Hegel lui-méme — comme nous l’avons constaté — emploie des expressions comme die Jebendige Substanz, ov die geistige Substanz (1), du fait surtout qu’on parvient, par cette subtilité terminologique, 4 suivre a la trace la continuité au sein méme du dépassement, 4 maintenir sous le regard l’unité de ce que la dialectique conserve et promeut. Cette ambiguité du substantiel — désignant tantdt l’en soi abstrait (versant qui correspond 4 la pente de Pusage allemand), tantét l’effectivité méme du vrai comme absolu — cette ambiguité est dialectique, est 4 interpréter dialectiquement : nous avons vu que la substance de Spinoza elleméme est plus substantielle que l’étre en soi, moins substantielle que le concept en sa vérité. Quand nous affirmons qu’il y a transfiguration du substantiel dans, et par, la dialectique spéculative, nous l’entendons

4 la fois au sens du génitif objectif et du génitif subjectif : au sens

objectif, 1’Aufhebung conserve et « sauve » la substantialité de la substance, au sens subjectif le substantiel, en tant qu’effectif, est le

transfigurant, De toute fagon, si l’on envisage le probléme au niveau essentiel, cCest-a-dire au niveau oi Hegel se débat, s’explique avec la « chose méme », on retrouve dans la philosophie hégélienne ce qui fait la fin (comme le principe virtuel) de toute métaphysique : la quéte de l’étre effectif, de Pétre de l’étre, de lodota; bien entendu, ce qui

(x) «En soile contenu — et le contenu est l’esprit — est substance » lisons-nous

dans ia Phénoménologie de Esprit, trad. J. Hyrpourre, I, p. 305. SEMINAIRE,

13

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186

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

change chez Hegel par rapport 4 ses prédécesseurs, c’est le critérium de substantialité, qui devient dialectiquement spéculatif. Or, que constatons-nous quand nous voyons la dialectique spéculative 4

Voeuvre? Systéme et cercle de cercles, elle est transfiguration du substantiel, 4 la fois comme élévation 4 la vérité supréme et en tant

qu’elle assume, absout, transfigure toutes les figures qu’elle a pré-

cédemment parcourues. C’est méme en tant qu’il est la supréme vérite

que l’Esprit justifie entitrement ses prémisses. Nous lisons au § 374

de L’ Encyclopédie, ov il est question de la philosophie, vérité qui se

sait : « La science est ainsi revenue 4 son commencement et la logique est son résulfat, en tant qu’elle est le spirituel. » N’est-ce pas Je

triomphe de la substance par excellence, de la substance non substantielle, de 1a personnalité pure,

de Dieu,

pédique de la philosophie ? Dans cette perspective, on comprend

qui clét I’édifice encyclo-

mieux

que les aspects

spinozistes de la pensée hégélienne ne soient pas 4 opposer A cette derniére, comme s'il s’agissait de faiblesses, mais marquent l’inté-

gration pat Hegel du passé essentiel. Dieu est cause immanente et non transitive de toutes choses, « rien, sans Dieu, ne peut étre, ni étre congu » (Ethique, I, 15), « ordre et Ja connexion des idées

sont les mémes que l’ordre et la connexion des choses » (Eshique, Il, 7); voild autant de points cruciaux (et l’on pourrait en citer

d’autres) ot Hegel a tout juste a traduire les propositions spinozistes

pour en faire des vérités spéculatives. La cohésion substantielle et la fluidité dialectique ne sont donc pas ennemies : elles s’accordent systématiquement. On

pourrait

peut-étre

trouver

un

autte

témoignage,

indirect,

de ce lien entre le substantialisme spinoziste et la transfiguration spéculative du substantiel dans la commune impossibilité de formaliser intégralement ces pensées. Il n’est pas question ici de prétendre

trancher cette difficulté, ni méme d’en exposer les principales implications; nous

nous

Google

contenterons

de poser la question : méme si

DIALECTIQUE

tar

ag

ET

SUBSTANTIALITE

187

lon peut formaliser des séquences entitres dans L’Ethigne comme dans la Logique, est-ce que la résistance, pour ainsi dire, intime que ces philosophies opposent 4 une formalisation intégrale ne proviendrait pas de l’immanence nécessaire du contenu 4 la forme, quand il s’agit du fondamental, c’est-a-dire justement du substantiel? Si déja, 4 propos de la non-contradiction de l’arithmétique, le théoréme

de Gédel reconnait une sorte de circularité de Vindécidable, a forHori quand on a affaire 4 l’étre en soi ou a la présupposition absolue, le projet axiomatique n’est-il pas débordé d’emblée pat la plurivalence ontologique ? De telle sorte que l’exposition géométrique de L’E#hique comme le titre méme de Science de Ja Logique seraient des ruses de la métaphysique : d’une maniére plus générale, dans toute ontologie, la forme ne maftriserait jamais intégralement le contenu, il y aurait toujours un écart, un hiatus ou une dréche entre l’un et autre. Cet écart est facilement isolable chez Hegel, par exemple lorsqu’il est question, dans l’introduction 4 la Phénoménologie, du jaillissement du nouvel objet vrai retournant sur elle-méme V’unilatéralité de Ja premiére visée de la conscience. Mais il ne suffit pas d’isoler tel ou tel cas, il faut voir que cet écart, ou cette bréche, trahit l’ouver-

ture ot s’opéte le travail du négatif. Ce que l’esprit a gagné en parvenant 4 ses fins, 4 sa fin, c’est avant tout son propre mouvement, Vintermédiaire par excellence qui est la médiation elle-méme, la marche, le processus dialectique : ce qui fait que l’esprit est toujours sur la briche, cette bréche relangant, & chaque fois qu’une orbe du savoir se clot, Vinscription d’une circularité plus compréhensive que la premiére. C’est dite que, si l’automédiation est toujours réassumée par l’en soi au « repos translucide », la spécificité méme de la substantialité dialectique est justement sauvée par l’insubstantiel négatif qui replace l’esprit sur sa bréche, en son élément : le « délire bachique ». Seulement, parvenu 4 ce point, outre qu’on se heurte a l’aporie

du savoir absolu,

on peut se demander

Google

si l’on se trouve

toujours

188

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

sur un terrain commun 4 Hegel et au spinozisme. II semble qu’on ne puisse répondre affirmativement que si l’on adopte l’interprétation hégélienne de Spinoza, c’est-a-dire si l’on pense que la bréche du négatif est déja présente, quoique recouverte, dans L’Eshigu, par exemple dans l’inégalité fonciére (c’est-A-dire la contradiction)

que recéle le parallélisme. Il est alors bien certain que la méthode géométrique représente, du point de vue hégélien, le type méme de Ja démarche antidialectique, parce qu’elle pose la synthése comme

immeédiate, ce qui constitue en philosophie le principe méme (informulé) du substantialisme abstrait.

Si Pon veut faire le point de cette progression, il faut relevet

que la méthode géométrique et la méthode dialectique vont en sens

exactement

inverse,

sont

exclusives

l’une

de

l’autre,

mais qu’on

identifie le nceud ov s’attache cette opposition, lorsqu’on s’enquiert du contenu qui, dans l’un et l’autre cas, est ’étre pensé. Autrement dit,

Jes deux pensées (si divergents soient leurs chemins) sont en quéte

de la substantialité, dans la mesure méme oi, en tant que philoso-

phies, elles sont aux prises avec l’étre, A la fin de la Logigue, dans

Vidée absolue, nous voyons l’identité se ressouder, l’étre resurgit, sous la forme du concept se concevant, comme étre achevé : ultime

transfiguration du substantiel au royaume des ombres. D’od

la question

que nous

nous

contenterons

de soulever en

terminant : la dialectique n’a-t-elle pas partie lie avec la substantialité, comme

avec son ombre irréductible? A une transfiguration

de Ja méthode dialectique elle-méme une métamorphose de la substantialité ne correspond-elle pas? N’y a-t-il pas une inaltérable

éternité de la relation entre dialectique et substantialité ou, 4 défaut d’éternité, une inévitable constance?

2) Transfiguration de la dialectique et résurgence du substantiel. — La dialectique, introduisant la négativité au sein de la substantialité, a petmis 4 l’ontologie hégélienne d’étre aussi une science de l’expé-

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SOB

DIALECTIQUE

ET

SUBSTANTIALITE

189

rience de la conscience et une philosophie de l’histoire; c’est incontes-

tablement par cet a#ssi que Hegel nous intéresse de nos jours prin-

cipalement. Dans la dimension ouverte par cette transfiguration du substantiel, l’Occident parvient 4 penser ses mutations au sein d’une

continuité qui demeure, si l’on veut, substantielle, mais non substan-

tialiste. Par l’entremise de cette substantialité transfigurée (l’universalité spirituelle), Vhistoire hégélienne est adossée 4 l’éternel : le « repos translucide et simple » correspond au sub specie aeternitatis spinoziste, 4 la nécessaire éternité du mouvement dialectique. Mais la dialectique hégélienne n’est pas toute la dialectique; méme aujourd’hui V’histoire de la dialectique n’est pas terminée. Sans déborder les limites du sujet, essayons de cerner, 4 propos de Ja dialectique marxiste, un ultime probléme : la dialectique, méme « critique et révolutionnaire » au sens de Marx, est-elle pensable hors de toute substantialité? On pourrait donner une premiére réponse négative, mais peutétre exagérément allégorique : la dialectique matérialiste reprend, en un sens, une exigence immanente 4 toute quéte authentique de la substantialité entendue comme

le concret méme;

elle se construit

contre Vidéalisme capté par ses réves substantialistes. L’allégorie du réve et du réveil court implicitement ou explicitement 4 travers toute histoire de la philosophie, c’est-4-dire de la substantialité. Déja Platon, 4 propos de la géométrie et des arts qui s’y rattachent, dit qu’a la différence de la dialectique ils ne font que « réver autour de Vétre » (République, VII, 533 ¢). Spinoza, si peu dialecticien, pense la substance épurée des réves substantialistes : dans l’appendice au livre I de L’Erhique ne couvre-t-il pas de sarcasmes le délire

finaliste, produit des « fictions humaines » mettant la « nature 4 l’en-

vers » ? Il préfigure ainsi, d’une certaine fagon, le « renversement » démystificateur de Marx. Quant 4 Hegel, grace 4 la systématisation dialectique, il intégre, il intériorise le passage du réve 4 la veille. Toute la Logique, royaume des ombres, n’est-elle pas le grand réve

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190

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

éveillé de l’Idée ne cessant de frapper les trois coups au bord de la

sc&ne de la nature et de ’histoire ? On objectera que le réveil, pour la philosophie, se réalise dans la

conquéte

effective de l’étre substantiel,

tandis que la dialectique

matérialiste « liquide » la substantialité idéaliste, fait table rase de Péternité mystificatrice et théologique qui viciait encore le systéme hégélien, Effectivement, c’est du concret déja donné que la méthode

dialectique devra, dans chaque cas, partir. Cependant, la concrétion

méme du concret ne réside-t-elle pas dans la méthode qui permet

den dégager la loi? Ainsi, le cceur du concret, la substantialité de

nouveau transfigurée, serait 4 chercher dans Je « noyau rationnel »

de Ja dialectique,

dans

la contradiction

4 l’ceuvre, dans le travail

lui-méme. Le « noyau rationnel » de la dialectique serait le refuge de leffectif, du substantiel (4 ne pas confondre avec le chosifiable), et la dialectique, au lieu d’étre adossée 4 l’éternité de I’Esprit,

s’appuierait sur la constance des lois, des structures rationnelles du réel, sur la constance de leffectif. Donc,

méme

dans

ce dernier cas, méme

dans une dialectique

débarrassée de la substantialité idéaliste, un lien irréductible subsis-

serait entre la loi dialectique et le fond de permanence qu’elle suppose et exige dans le réel. On retrouverait transformé, méconnaissable, ce comble

de

substantialité

persévérance dans J’étre.

qui était, chez

Spinoza

et Hegel, la

Or, n’y a-t-il pas une constance non moins instante qui se retrouve en homme : ’indétermination essentielle de son avenir et la menace,

jusqu’au dernier instant suspendue, de la mort ? Ce qui fait la finitude

de sa condition ou, si l’on préfére, son insubstantialité. Cette blessure dans la substantialité a été réintégrée au sein de la vie du Tout, dans ces philosophies de 1a vie éternelle que sont le spinozisme et I’hégé-

lianisme. Spinoza, on le sait, a écrit : « L’>homme libre ne pense 4 rien moins qu’a la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie » (Eshique, IV, 67). Hegel, lui, a pensé la mort

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om

at

. ce fh

DIALECTIQUE

ET

SUBSTANTIALITE

191

au sein méme de la vie, mais pour le plus grand triomphe de celle-ci. Le supréme déchirement est-il surmontable, méme dialectiquement ? Spinoza lui-méme n’a-t-il pas reconnu : « A lessence de l’homme n’appartient pas l’étre de la substance, autrement dit la substance ne constitue pas la forme de ’homme » (Erhique, II, 10) ? Mais alors que pour lui la compréhension méme de cet « écatt » le justifiait en le replagant dans un ordre ontologique nécessaire, elle serait pour nous le signe que ]’étre de notre étre n’est ni substantiel, ni dialectisable. Ce qui rendrait impossible une ontologie de l’étre que je suis, ce serait le méme obstacle que ce qui fait écbower devant la condition humaine toute substantialité, méme

ultra-dialectisée, par

exemple dans une philosophie de histoire. Valéry a écrit dans Tel Quel (éd. de la Pléiade, II, p. 767) : « La substance de homme

est accident. » Plus justement, ce qui fait I’homme, ne serait-ce pas,

formulé en termes lestés par V’histoire occidentale, 1’affrontement

non accidentel, mais toujours exposé aux accidents, entre la substan-

tialité du réel et ce qui, en lui-méme, est /’insubstantiel non dialectisable,

se réservant de maniére privilégiée dans la dimension de l’avenir?

Revenant maintenant sur nos pas, nous conviendrons, pour conclure, que la legon que nous a apportée et que nous administre toujours la dialectique est qu’elle nous oblige 4 penser la substantialité du réel de maniéte aussi peu substantialiste que possible. Ce qui a été suggéré in extremis peut surprendre, cat le mot méme de substance est, actuellement, si dévalué qu’on en vient 4 restreindre

le probléme de la substantialité en resurgissement irrémédiable de la chosification; le substantialisme devient une sorte de repoussoir facile et l’on sait, de ce point de vue, qu’on est toujours le substantialiste de quelqu’un. Mais il faut rendre cette justice 4 Hegel que, si ’on comprend sa réfutation du spinozisme de la maniére la plus essentielle, la plus conforme 4 son projet de réfutation, la pensée

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192

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

spinoziste n’en sort pas diminuée, restreinte 4 un substantialisme

gtossier, mais grandie, puisque riche déja d’une substantialité poten-

tiellement dialectique. Hegel nous a invité a lire la dialectique déja

inscrite dans la substantialité; nous avons tenté de compléter sa démarche pat le mouvement inverse, éprouvant dans quelle mesure

Ja dialectique a toujours affaire 4 la substantialité, d’accord en ceci

avec Taine dont on sait qu’il a défini Hegel : Spinoza complité par Aristote. En effet, la réfutation hégélienne parachéve plus qu’elle ne détruit : en introduisant le mouvement au ceeur de Ia substance,

elle fait éclater Pévépyeta, l’effectivité substantielle, que celle-ci recélait, elle pense la vie éternelle de Dieu comme la vie par excellence du Tout, ainsi que le montre la citation du livre A de la Métaphysique sur la vénotc voncews divine, que Hegel a choisie pour couronner son Encyclopédie.

Hegel,

est

Avouons

largement

cependant,

transfiguré;

qu’Aristote

cette

réapparaissant

nouvelle

en

métamorphose

nécessiterait une autre recherche; or — qu’on pardonne cette ultime

citation d’Aristote, quelque peu déviée — « il faut s’arréter ».

5 mars 1968.

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Wud

LOGIQUE PAR

LE

ET THEO-LOGIQUE HEGELIENNE R.P.

MARCEL

REGNIER,

S.J.

Dans cette salle qui nous rappelle le souvenir de Bergson n’est-ce pas lui étre infidéle que de parler de la philosophie hégélienne a laquelle il était tellement opposé ? Croce lui dit un jour qu’il y avait quelque similitude entre sa pensée et celle de Hegel. Bergson répondit avec surprise, presque avec indignation, qu’il n’avait rien de commun avec pateil intellectualisme, mais avoua ensuite qu’il ne connaissait presque pas Hegel. Pourtant la remarque de Croce n’était pas sans fondement. N’y a-t-il pas dans cette philosophie de la vie quelque ressemblance avec le romantisme allemand ? Un article, paru en 1938 dans la Revue de Métaphysique et de Morale, « Vie et conscience dans la philosophie hégélienne de Iéna », aura-t-il attiré son attention ? On peut croire que l’ceuvre de M. Hyppolite lui aurait fait juger beaucoup plus favorablement Hegel et que l’ouvrage récent de M. D’Hondt, Hegel philosophe de l’histoire vivante, qui se réfere plusieurs fois 4 Bergson, lui aurait fait comprendre que, pour Hegel, Lesprit et le concept n’ont rien de statique. Tout au long de son beau livre, M. D’Hondt rappelle sans cesse que la philosophie hégélienne n’est pas un systéme de structure

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194

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

abstraite, une pure déduction a priori d’ot Von prétendrait faite

sortir le concret. Certes, selon Hegel, le vrai est systéme, mais c’est au sens ob il est aussi sujet et tout : sujet, c’est-A-dire mouvement dialectique incessant; systéme total, c’est-A-dire oi rien n’est isolé,

ot chaque élément est pris dans le devenir d’une totalité organique.

De

plus,

bien

loin

de vouloir

tirer le concret de l’abstrait, cest

toujours en le présupposant que Hegel s’efforce de le comprendre, Un commentateur de Hegel qui mérite de ne pas étre oublié, McTag-

gart, faisait remarquer 4 propos de la Logique : « Les diverses paites

de catégories contraires ne sont produites que par !’abstraction de Ja catégorie supérieure en laquelle elles sont synthétisées... Nous

restituons Punité d’od ces idées sont venues : la synthése est anté-

rieure logiquement 4 ces moments » (McTaggart, Studies in the Hagelian Dialectic, p. 93), C'est ce que remarquait aussi Noél dans son

trés beau livre sur la Logique de Hegel et Bradley faisait obsecvet: « On croit que la méthode dialectique est une sorte d’expérience

in vacuo avec des concepts. On suppose que nous n’avons tien qu’une seule idée abstraite isolée et que cette monade solitaire se met alors

a proliférer en multipliant ou en divisant sa propre substance, ov en extrayant une matitre du vide impalpable. Ce n’est Ja qu’une

caricature; on confond ce que l’esprit a devant soi et ce qu'il a en soi. Devant l’esprit il n’y a qu’un concept, mais le tout de l’esprit,

qui ne se montre pas au regard, joue son réle dans le processus,

opére sur le donné et produit le résultat. L’opposition entre état fragmentaire sous lequel esprit posséde Je réel et la vraie réalité sentie au-dedans de l’esprit est la raison de ce déséquilibre qui pro-

duit le processus dialectique » (The Principles of Logic, 2° éd., p. 409).

Hegel veut comprendre ce qui est, ce dont il a ’expérience, le monde et Epoque dans lesquels il vit et, de ce point de vue, on peut dire que sa philosophie est en quelque fagon un empirisme au sens od empeiria désigne V’expétience mais justement une expérience qui a

sens.

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LOGIQUE

ET

THEO-LOGIQUE

HEGELIENNE

195

Koyré faisait avec raison remarquer que la dialectique hégélienne ne permet pas de prévoir l’avenir parce que, disait-il, « la dialectique, expression du réle créateur de la négation, en exprime en méme temps la liberté. La synthése est imprévisible : on ne peut la construire; on ne peut que l’analyser » (Etudes d’bistoire de la penséte philosophique,

P. 173).

Il faut cependant reconnaitre qu’il n’est pas toujours facile de comprendre comment se combinent les deux points de vue, d’une part la construction systématique, la déduction logique, d’autre part le souci du concret, la rencontre du fait historique imprévisible. C’est dans la perspective de cette antinomie que je proposerai quelques réflexions sur la philosophie religieuse de Hegel. Comment la logique s’y combine-t-elle avec I’historicité? Dans quelle mesure la théologie y est-elle une théo-logique? Permettez-moi deux remarques préliminaires. Tout d’abord, comme le dit trés justement M. D’Hondt dans le petit livre qu’il a consacré 4 Hegel dans la collection « Philosophes » des Presses Universitaires (p. 51), il serait imprudent d’isoler des textes hégéliens du mouvement de l’ceuvre entiére. N’oublions pas en particulier que Hegel nous a proposé sa philosophie comme un ensemble, dans une « encyclopédie » qui est sans doute le systéme de référence le plus important pour le comprendre et que son enseignement a Berlin a commentée, Deuxitmement, Hegel n’a aucunement voulu proposer ane philosophie qui lui serait propre. Hinrichs lui avait écrit le 26 mats 1819 : « Beaucoup de gens croient que c’est seulement dans votre philosophie que l’absolu s’est congu lui-méme. » Hegel lui répond qu’il ne peut étre question de sa philosophie et que toute philosophie est la conception de l’absolu; dans l’introduction 4 la Philosophie de l’ Histoire, il nous dit que : « La philosophie antique est le fondement de la philosophie moderne, c’est-d-dire elle lui est absolument immanente et elle en constitue la base » (Hoffmeister, P- 143, p. 171, dans la traduction de Papaioanou). Hegel veut donc

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196

HEGEL

simplement

ET

LA

PENSEE

MODERNE

continuer la marche de la philosophie, comprendse

plus profondément son contenu. S’il dépasse les philosophes antétieurs c’est en comprenant,

micux

qu’ils n’avaient pu le faire, ce

Dieu, preuves

dit qu’il faut les remettre en honneur

qui était leur propre vérité, Cela est frappant quand il traite des preuves de l’existence de dont il nous

(Philosophie de la Religion, Lasson I, 208, Gibelin I, 177). Il s’agit

bien de preuves traditionnelles mais dont le contenu doit étre penst plus profondément, « spéculativement », « Ce qu’on appelle les preuves de l’existence de Dieu doit étre considéré comme les descriptions et les analyses de la marche de

Lesprit, lequel est un pensant et pense Je sensible. La démarche pat laquelle la pensée s’éléve au-dessus du sensible et sort du fini pour aller 4 l’infini, le bond par lequel elle brise V’enchatnement du sen-

sible et s’élance dans le suprasensible, tout cela c’est la pensée elleméme; ce passage n’est rien que la pensée. Le refuser, c’est refuser

de penser. Ce sont les animaux qui ne font pas ce passage; ils demeu-

rent dans |’impression et V’intuition sensible, et c’est pour cela qu’ils n’ont pas de religion » (Enz., n° 50). Ces preuves expriment donc bien ce qu’il y a de plus profond dans lesprit; mais leur défaut est

de ne Vexprimer que dans une forme propre 4 l’entendement et

inadéquate au vrai contenu. Il faut donc saisic ce mouvement en

Iui-méme, selon sa nécessité interne, et non pas selon la nécessité d’une forme qui lui reste extérieure, tout comme la forme du tai-

sonnement mathématique.

On sait que les trois preuves « classiques » pattent de l’étre et du fini en général (preuve cosmologique), du fini comme adapté et

manifestant une finalité (argument téléologique), du concept (argument ontologique).

Nous percevons le monde comme

un ensemble d’objets parti-

culiers, finis. Or nous sentons que le fini en tant que fini est négation.

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LOGIQUE

ET

THEO-LOGIQUE

HEGELIENNE

197

La Logique le prouve. Mais cette négation, ce non-étre du fini est affirmation. L’affirmation, le non-fini affirmatif est l’infini, l’étre absolu, ce qui désigne Dieu. Le fini n’a pas de vérité, il est essen-

tiellement négation, mais Vinfini, l’étre absolu est l’affirmatif du fini.

Cette démarche est une médiation qui comporte trois moments : 1) Le fini, l’existence immédiate des choses de ce monde. 2) La négation : le fini n’a pas de vérité, n’est pas l’étre véritable; le fini est contradiction, il se détruit lui-méme, Nous verrons plus loin que sa finitude consiste 4 ne pas étre adéquat 4 son idée, au

concept.

3) Cette négation du fini n’est pas pure négation, elle est au

contraire affirmation, étre infini et absolu.

Elle n’est pas le passage dans un autre fini, fini selon une mauvaise infinité od la pensée ne son effort pour sortir du fini et retomberait qu’elle veut quitter. Le véritable autre du fini en

Pinfini.

une répétition du réussirait pas dans toujours dans ce tant que fini, c’est

Comparons maintenant ce processus avec la forme classique des preuves de l’existence de Dieu. On dit : « Le fini présuppose

Vinfini, or le fini existe, donc l’infini existe. » Le monde, le fini, est

le point de dépatt, le fondement. De l’autre cété il y a l’infini. Mais cela fait difficulté, remarque Hegel, reprenant ici une ctitique de Jacobi : le fini paratt étre le fondement de l’infini, ou tout au moins le limiter, puisqu’il est posé comme réel en face de l’infini; en relation avec l’infini, le fini paratt étre médiation de l’infini. On répondra justement que c’est l’affirmation du fini, sa présence en notte esprit, qui fonde l’affirmation de V’infini, qui la cause, mais que, dans la réalité, le fini n’est pas cause de ’infini. Soit, mais

alors la dialectique de cette preuve n’exprime pas celle du réel, la nécessité de la pensée est extérieure 4 la nécessité de la chose, C’est précisément le reproche que, dans la préface de la PhinoménoJogie, Hegel faisait 4 la méthode mathématique et au formalisme

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198

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

philosophique en général. Dans notre maniéte de comprendee, dit Hegel, il n’y a pas un rapport, une médiation entre deux choses: fini et infini, dont chacune

subsiste pas, il se supprime

est en soi; mais le point de départ n¢

lui-méme,

Ja médiation se supprime

elle-méme, elle est médiatisée par cette suppression d’elle-méme.

Le monde se supprime comme étre véritable, il n’est plus considéré

comme cette réalité-ci. Le résultat de cette dialectique est que l’infni

existe seul. Si D’infini est, c’est non pas parce que le fini est, mais

parce qu’il n’est pas. Hegel présente une comparaison : l’induction.

Les lois de la gravitation ont été découvertes par Képler a pattir de faits particuliers. Mais ces lois étant universelles dépassent toute

collection de faits particuliers, si nombreux soient-ils. Quand on y est arrivé, on se trouve dans une vérité rationnelle qui laisse loin

derriére elle son point de départ, le fait sensible. Ainsi en est-l

de la preuve de Dieu; elle est un processus oi le point de dépatt

disparait en cours de route.

A cet argument, dit Hegel, on objectera que Pesprit comme conscience étant fini, ne peut franchir Pabime qui sépate le fini

de Vinfini et saisir Vinfini. Il répond : c’est une objection propre4 Yentendement qui ne comprend pas ce qu’est la négativité. Oui nous

sommes finis, notre raison est limitée; mais justement le fini 1’ pas de vérité, et la fonction essentielle de la raison consiste 4

comptendre

comprend

que le fini n’est que limité. En cela méme qu’elle

la finitude, elle en sort, car on ne peut connaitre une

limite qu’en la dépassant. Le fini ne demeute pas; il n’y a donc pas

d’abime entre lui et J’infini, puisqu’il n’est plus qu’une apparence.

On le voit, cet argument est tout dynamique, — le mouvement méme par lequel l’esprit s’éléve comme l’explique Hegel dans la préface de la proposition finie est impuissante 4 exprimer ce

il est mouvement 4 Dieu. De plus, Phénoménologie, \ mouvement, elle

craque sous la pression intérieure, et se détruit en cours de route. La preuve cosmologique n’est qu’une des maniéres de présenter

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LOGIQUE ET THEO-LOGIQUE HEGELIENNE

199

Vargument que nous venons de voir. Partout ot il y a du fini, nous passons 4 V’infini par ce méme mouvement « logique ».

Omettons ici argument téléologique et venons immédiatement 4 Pargument ontologique. Nous verrons 1) comment, 14 aussi, il y a reprise, sous le mode « spéculatif », de ’argument « classique », 2) comment Vhistoricité s’y introduit. La preuve ontologique est la seule véritable; c’est la plus profonde et la meilleure expression de l’activité spirituelle que traduisaient, 4 leur maniére, les autres preuves. L’esprit y manifeste sa parfaite liberté. Nous sommes ici au point culminant de la philosophie de l’esprit. On passe du concept de Dieu 4 l’existence de Dieu. Cet argument remonte 4 Anselme, penseur spéculatif profond; il n’a pas été connu des Grecs, parce qu’il était besoin, pour le découvrir, que le christianisme nous edt révélé la véritable nature de l’esprit et de Dieu qui est esprit. Le point de départ est Dieu posé sous une forme finie, c’est-a-dire

Dieu représenté comme non existant. Or Dieu comme n’existant pas n’est pas le vrai Dieu, il est une chose finie. Cette finitude consiste en ce que Dieu n’est que dans notre représentation. Voila donc, au point de départ, du subjectif, un contenu de pensée : Dieu, mais affecté de finitude, car le subjectif est l’imparfait, est le propre de Pétre fini. Le processus de l’argument consiste en ce que le contenu de notre représentation se débarrasse de la tare qui en fait du fini, du seulement représenté, du subjectif, et devient l’étre indépendant de ma pensée. On passe ainsi du concept abstrait au concept réel par soi-méme, au concept métaphysique, concret, car Dieu est le concept concret, réel, c’est-4-dire l’esprit. Au

terme

de l’argument,

concept de Dieu et concept tout court s’identifient. Kant a fait objection : la réalité n’est pas une détermination du concept, une note, et donne en exemple le concept de 100 thalers. Hegel répond d’abord qu’il est trés impropre de parler du concept

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200

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

de 100 thalers. Au vrai ce n’est pas un concept, c’est une feprésentation qui n’est qu’un contenu de ma conscience. De plus, le concept au sens propre inclut la réalité comme nous allons le voir.

Exposer le mouvement par lequel le concept se réalise est

tache de la Logique. Hegel ne donne ici que quelques indications.

Le concept n’est pas seulement une chose que nous avons, que nous formons en nous-mémes. Le mouvement du concept est celui de Pévépyera se réalisant. Le concept est l’4me du vivant, la fin d'un

objet. Iljin, dans son livre sur Hegel, parle trés justement de pantéléologisme. Le concept se trouve spécialement dans |’esprit, dans la conscience, oi: il existe 4 I’état libre, c’est-a-dire non plus comme

représentation mais comme esprit. Le je, la conscience, fait le concept

existant. Le je est actif, il s’objective, se donne la réalité, Pexistence.

Partout of il y a tendance,

activité, dans l’animal, dans le moi,

dans l’esprit, c’est Vactivité du concept qui s’exerce. Chaque fois que le je satisfait une de ses tendances, il surmonte sa subjectivité,

il pose comme objectif, comme extérieur, comme réel, ce qui n’était que subjectif, intérieur; il produit l’unité du subjectif et de Pobjectif,

il supprime Visolement de l’un et de l’autre (1).

R. Kroner note : « Hegel donne au mot concept (Begriff) un sens qu’il n’avait et ne pouvait avoir chez aucun des penseurs anté-

rieurs, cat personne avant Hegel n’avait pensé ce qu’il pense sous ce mot. Pour comprendre le sens de ce mot, il faut avoir compris

(2) « Concernant explication que donne par ailleurs la logique de lentends-

ment sur Porigine et la formation des concepts, il faut remarquer que nous at formons pas les concepts et qu’il ne faut pas regarder le concept (Begriff) comme

ayant une origine. Certes le concept n’est pas simplement P’étre ou Pimmédist,

mais il comporte aussi la médiation; mais celle-ci est en Lui, et le concept est &

qui se médiatise soi-méme avec soi. Il est absurde d’admettre que d’abord ily

a des objets qui forment le contenu de nos teprésentations et qu’ensuite s’y ajoute notre activité subjective qui formerait le concept en abstrayant et en réunissant

ce qui est commun aux objets. Au vrai c’est bien plutdt le concept qui est premier,

et les choses sont ce qu’elles sont grace a l’activité du concept qui habite en elles et s’y manifeste » (Enz, § 163, Z).

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LOGIQUE

ET

THEO-LOGIQUE

HEGELIENNE

201

entiérement la philosophie hégélienne car il en exprime le contenu » (Von Kant bis Hegel, Il, 270) et il cite ce texte de la grande Logique : « Le concept, dans la mesure od il a réussi 4 atteindre 4 une existence qui est elle-méme libre, n’est rien autre que le moi ou la pure conscience de soi. Certes j’ai des concepts, c’est-4-dire des concepts déterminds; mais le moj est le pur concept lui-méme, le concept artivé

4 Vexistence. Si nous nous souvenons des déterminations fonda-

mentales qui constituent la nature du moi, on pourra supposer que nous nous référons 4 du bien-connu (Bekanntes), c’est-a-dire 4 une représentation courante. Le moi est d’abord cette unité pure qui se tapporte a soi, et cela non pas immédiatement mais en tant qu’il fait abstraction de tout contenu et qu’il retourne 4 la liberté de Pégalité

illimitée avec

soi-méme.

Ainsi

est-il universali#é,

unité

qui n’est unité avec soi-méme que par cette attitude négative qui appatait comme acte d’abstraire et qui, par suite, contient tout étre

déterminé dissous en soi. Deuxiémement,

et aussi immédiatement,

le moi en tant que négativité se rapportant a elle-méme, est individualité, étre-déterminé absolu qui s’oppose 4 l’autre et V’exclut; il est la personnalité individuelle. Cette universalité absolue, qui est tout aussi

immédiatement individualisation absolue et qui est un en et pour-soi (An- und Firsichsein), lequel est absolument étre-posé (Geserzsein) et n’est un en- et pour-soi que par l’unité avec l’érre posé, cela constitue aussi bien la nature du moi que celle du concept; on ne peut concevoir

ni Pun ni l’autre si on ne saisit, a la fois dans leur abstraction et dans

leur unité parfaite, les deux moments

indiqués » (éd. Lasson, II,

220-221). Le défaut de la pteuve, chez Anselme, comme

ainsi chez Punité du Ceci est la sépare étre

chez les autres,

Spinoza, c’est qu’elle présuppose, mais ne démontre pas concept et de Vétre, elle n’en fait pas voir la nécessité, tache de la raison ( Vernunft). L’entendement (Verstand) et concept, il en reste au subjectif, au fini, 4 la contradic-

tion non résolue. En résumé, l’esprit est ‘total, est la conciliation SEMINAIRE

14

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202

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

de toute opposition. L’esprit séparé de l’étre ne serait pas pleinemeat

Vesprit. Donc esprit infini existe. Il faut bien remarquer que Dieu est le seul cas de cette inséparabilité du concept et de l’étre. La finitude consiste en la séparation du concept et de l’étre. Le fini est ce qui ne répond pas a son concept,

ou mieux au concept. Ainsi homme

est mortel parce que sa cor-

poréité ne répond pas 4 son ame. Toute tendance est un concept

qui se réalise. La tendance satisfaite est infinie, mais seulement selon

la forme, c’est-A-dire en tant que telle tendance, car elle reste finie quant au contenu

(elle est une tendance). Mais Dieu est concept,

est esprit (c’est la notion chrétienne de Diex). Dieu est esprit, est amout,

cela signifie qu’il est médiation de soi avec soi : il produit son Fils et s'identifie avec lui.

« Lidentité du sujet et de Dieu apparatt dans le monde quand le

temps est accompli; connaftre Dieu en sa vérité c’est avoir conscience

de cette identité. Le contenu de la vérité est esprit lui-méme, le

mouvement vivant en soi. La nature de Dieu, qui consiste 4 étre un esprit pur, est manifeste pour homme dans Ia religion chrétienae. Qu’est donc Vesprit ? Il est 1’Un, Vinfini égal a soi-méme, la pure

identité qui, en deuxiéme lieu, se sépare de soi, devient l’autre de soi-méme, comme ce qui est pour soi et en soi en face de Puniversel.

Cette s¢paration est cependant résolue (axfgehoben), ce qui consiste

en ce que la subjectivité atomistique, comme rapport simple & soi, est elle-méme l’universel, P'identique avec soi. Si nous disons que

esprit est la réflexion absolue sur soi par le moyen de sa division absolue,.l’amour en tant que sentiment, le savoir en tant qu’esprit, Vesprit est alors compris comme

trois en un : Je Pere et le Fils, et

cette différence en son unité comme !’Esprit » (Phil. d. Geschichte, Jub. 415, trad. Gibelin,

II, 106-107).

« La théologie chrétienne a congu Dieu, c’est-d-dire la vérité,

comme

esprit, et non

comme

un étre immobile,

demeurant dans

une unité vide, mais comme un étre qui entre nécessairement dans

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LOGIQUE

ET

THEO-LOGIQUE

HEGELIENNE

203

le processus oi il se différencie lui-méme, pose son autre, ne vient

4 soi que par cet autre, non en l’abandonnant mais en le surmontant et le conservant 4 la fois (durch die erbaltende Aufhebung) » (Enz., § 381). « L’Esprit s’oppose 4 soi-méme comme son autre et il est

le retour en soi-méme de cette différence. L’autre, saisi dans l’idée pure, est le Fils de Dieu, mais cet autre, dans sa particularisation,

c’est le monde, la nature et l’esprit fini; l’esprit fini Jui-méme est donc posé comme un moment de Dieu. Ainsi ’homme lui-méme est contenu dans le concept de Dieu, ce qui peut étre ainsi exprimé : Punité de homme et de Dieu est posée dans la religion chrétienne. Il ne faut pas entendre cette unité superficiellement, comme si Dieu

n’était que homme

et homme,

de méme,

Diev,

mais

l’homme

n’est Dieu que dans la mesure oi il surmonte (axfhebt) la naturalité et la finitude de son esprit et s’éléve 4 Dieu. En effet, pour l’homme qui a part a la vérité et qui sait qu’il est lui-méme un moment de Didée divine, est posée la renonciation 4 sa naturalité, car le naturel est le non-libre et le non-spirituel » (Phil. d. Geschichte, Jub. 415, trad. Gibelin, II, 107).

« Il est digne de remarque que les différentes preuves, avec leur contenu

déterminé,

constituent une série qui exprime

les détermi-

nations essentielles des différentes religions; il y a 14 une justification de ces preuves » (Phil. d. Religion, Lasson, I, 73). Nous savons que, pour Hegel, il y a un certain parallélisme entre le développement des concepts dans la logique et le progrés historique de |’esprit. « La suite des systtmes de philosophie dans l’histoire est la méme que la suite, dans la déduction logique, des déterminations du concept de lidée... Réciproquement, en partant du progrés logique, on posséde dans ses moments principaux le progrés des manifestations historiques » et il ajoute aussitét : « Assurément il faut savoir reconnaitre ces purs concepts dans ce que contient la figure histotique » (Geschichte d. Philosophie,

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WW,

XII,

43). « Le rapport des

204

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

premiers systémes aux suivants est 4 peu pres le rapport des premiers degrés de Vidée logique aux suivants » (Enz., § 86, Z, 2).

Ces formules seraient 4 entendre,

je crois, dans un sens qui

dépasse, en gardant leur vérité, soit le rationalisme (Vexpérience ne

ferait que développer dans le temps ce que, de soi, en tout temps,

la pure déduction logique peut établir), soit l’empirisme (la démonstration rationnelle ne ferait que mettre en ordre logique, ou sim

plement abstraire du concret historique, ce que Pexpérience nous

aurait appris; elle ne ferait que schématiser V’histoite). Au vrai, pour que la déduction logique puisse s’élever 4 un degré déterminé

de son développement et de la réalisation de l’esprit, il faut que l’espsit

objectif ait atteint, ait inventé, dans la liberté de son développement

historique, la forme répondant 4 ce degré, « La philosophie de esprit

ne peut étre ni empirique ni métaphysique, mais elle doit considéret

le concept de l’esprit dans son développement immanent et nécessaire par lequel, partant de soi, il aboutit 4 un systéme de son activité.

La considération empirique de l’esprit ne dépasse pas la connaissance du phénoméne et ignore son concept; la considération métaphysique

ne veut s’occuper que du concept sans son phénoméne; mais alors le concept n’est qu’une abstraction et ses déterminations ne sont qu’un

concept

vide. L’esprit consiste essentiellement 2 étre actif,

c’est-A-dire 4 se conduire Iuicméme — a amener son concept — jusqu’au phénoméne, jusqu’a manifester le concept... Ainsi les écrits

@Aristote

demeurent

absolument

les seuls qui contiennent des

développements véritablement spéculatifs sur ’étre et sur l’activité de Vesprit » (fragment cité par F, Nicolin, Hage/ Studien, I, p. 25-26).

Ainsi argument cosmologique répond 4 Ja philosophie qui ne

dépasse pas la notion de substance (Eléates, Parménide et Spinoza).

C’est un panthéisme

ou plutét un acosmisme

oi Vinfini absorbe

le fini. Dans histoire des religions, cela répond au panthéisme hindou

et 4 celui des mystiques musulmans. L’argument téléologique répond au monothéisme de type judaique : Dieu domine le monde comme

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LOGIQUE

ET

THEO-LOGIQUE

HEGELIENNE

205

un ouvrier tout-puissant par une sorte de volontarisme absolu.

L’argument ontologique répond au christianisme. Plus largement, il y a un parallélisme entre le développement logique et le progtés de V’histoire, progrés dans la réalisation de la

liberté. Dans

]’Orient, un

seul, le despote,

était libre. En

Gréce

la liberté est le privilége de la Cité, non de l’individu. Dans le monde

chrétien, le tout est libre et en méme temps chacun est libre, reconnu

comme personne. Progrés politique et progrés religieux vont de pair. A la structure de la religion répond celle de I’Etat et de sa constitution. « L’Etat se fonde sur la religion » (Philosophie der Geschichte, Hoffmeister, 128, trad. Papaioanou, 154). Ainsi l’Etat athénien et "Etat romain n’étaient possibles que dans le paganisme propre 4 ces peuples, de méme qu’un Etat catholique a un autre esprit et une autre constitution qu’un Etat protestant. On connait Ja célébre formule : « Il ne peut y avoir de Révolution sans Réformation » (Philosophie der Geschichte, Lasson, 932). « La liberté grecque avait pour condition l’esclavage, tandis que maintenant apparait le principe de l’absolue liberté en Dieu. L’homme n’est plus dans le rapport de dépendance, mais dans celui de ]’amour, ayant conscience d’appartenir 4 l’Etre divin : l’esclavage est impossible dans le Christianisme, car homme est maintenant considéré tel qu’il est. On le

considére

en Dieu,

d’une

maniére

individu est objet de la grace dans |’Etat est confirmée et (Sittlich) dans l’Etat n’étant le principe fondamental de 748; cf. trad. Gibelin,

tout

divine et de établie par que la mise la Religion

II, 117,

116,

4 fait universelle;

chaque

la fin divine : ainsi la liberté la Religion, le droit moral en exécution de ce qui est » (sbid., Lasson, 747, 746,

118).

Que veut dire Hegel en affirmant que l’argument ontologique n’était possible que lorsque le Christianisme eut révélé la véritable nature de l’esprit? Sous sa forme « classique » l’argument ontologique est un passage du concept a I’étre, ou de l’essence a l’existence,

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206

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Dieu étant causa sui. Mais, pour Hegel, dire que Dieu est« concept»,

est esprit, c’est dire qu’il est médiation, sortie de soi et retour 4 soi, comme

nous venons de le voir.

« Dieu n’est reconnu comme esprit que si on sait qu’il est Trinité. Ce nouveau principe est le pivot de V’histoire du monde » (Philosophie

der Geschichte, Lasson Il, 723-724, trad. Gibelin, 102-104), « L'Un est d’abord complétement abstrait. Les trois Un (la Trinité) sont exprimés plus profondément si on les détermine comme Personnes.

Le fondement de la personnalité est la liberté — la liberté premitre, la plus profonde et la plus intérieure, mais liberté encore abstraite, telle qu’elle se manifeste dans le sujet, savoir : je suis personne, j¢ suis pour moi, cela est ce qu’il y a de plus sec... C’est le propre de

Ja personne, du sujet, de rejeter son isolement. La moralité, l’amour,

consistent 4 tejeter sa particularité, sa personnalité particuliére,4 s’élargir & l’universalité — de méme l’amitié. Dans l’amitié, dans

Pamour, je rejette ma personnalité abstraite et je l’acquiers du coup comme concréte. La vérité de la personnalité, c’est de se gagnet en se petdant en autre, en étant absorbé par Jui. Dans Ja religion, si on s’en tient 4 la personnalité abstraite, on a trois dieux» (Phile

sophie der Religion, Lasson, II, 238-239, III, 80-81). « Les dieux des

anciens étaient considérés comme des personnes; ce ne sont que de pures personnifications qui, comme telles, ne se connaissent pas mais sont seulement connues. Au contraire, le Dieu des chrétiens est non seulement connu mais se connaissant absolument, non seulement représenté, mais bien plutét la personnalité réelle absolue » (Enz,

147)

Nous savons que, pour la pensée spéculative, il n’y a pas d’oppo-

sition absolue, pat exemple entre universel et particulier, que !'un

se particularise tout comme I’autre s’universalise. Le « bon » infini

doit inclute son opposé, passer dans le fini, s’extérioriser en lui pour

revenir en soi. Ainsi donc, comprendre

vraiment ce qu’est Dieu,

cela a été aussi comprendre vraiment ce qu’est le concept, ce qu’est

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LOGIQUE

ET

THEO-LOGIQUE

HEGELIENNE

207

Vesprit, ce qu’est la personnalité, c’est comprendte le sens de l’his-

toire ou plutét, c’est lhistoire elle-méme qui se développe en se comprenant.

(att? ahs eee

Ainsi donc, d’une part, la philosophie spéculative, selon laquelle Tesprit n’est qu’en tant qu’il se trouve, en tant qu’il sort de soi et fetoutne 4 soi, permet de comprendre plus profondément le contenu de la foi chrétienne; mais d’autre part, c’est par une sorte d’impulsion a partir de ce contenu que la philosophie 2 compris ce qu’est Vesprit. Ainsi, pour que la déduction logique pit s’élever jusqu’a

Ja pleine vérité du concept, il fallait que, dans un développement

historique imprévisible, ait apparu la réalité concréte od s’incarne cette vérité. On sait que l’affirmation selon laquelle le vrai est non seulement substance, mais aussi sujet, est dirigée contre le spinozisme, « la conception de Dieu comme l’unique substance » (Phanomenologie, Hoffmeister, 19). Or Hegel pense que cette erreur vient de ce que

le Dieu de Spinoza n’est pas le Pére produisant son Fils. « Dieu seulement comme Pére n’est pas encore le vrai (ainsi est-il connu, sans le Fils, dans la religion juive) » (Philosophie der Religion, Jub. XVI, 229). A cause de cela, Spinoza n’a pu s’élever jusqu’au concept et a Vesprit. Hegel veut comprendre le réel historique, l’époque on il vit,

Phomme qu’il est lui-méme. Or, parmi les réalités concrétes ov il vit, il y a Vexpétience chrétienne, la doctrine qu’elle comporte, la théologie trinitaire en méme temps que la réalité sociologique des

Eglises; la religion existe, tout comme |’Etat, elle est méme comprise

dans l’éducation. Voila un donné auquel il s’intéresse et il pense que sa philosophie (ou plutét /z philosophie) permet d’en comprendre le sens, la « vérité » (évidemment au sens hégélien !), mieux que ne le font en général les théologiens. de son temps. Il se réclame 1a de saint Anselme et

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208

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

cite plusieurs fois le célébre texte du Cur Deus homo, I, 1. Negligentiat mihi videtur,

si postquam

confirmati sumus

in fide, non studems

quod credimus inte/ligers. Hegel imite Leibniz qui s’est souvent efforcé de montrer que sa philosophie s’accordait bien avec le christianisme, et méme avec les différentes confessions chrétiennes. On peut comparet Hegel4 Malebranche (diese edle Seele, disait Hegel), dont il pense que la doctrine est au fond

un spinozisme,

mais sous une forme teligieuse,

théologique. Or, comme 1’a bien montré H. Gouhier, Malebranche applique ses principes philosophiques 4 sa propre science religieuse

pout la mieux comprendre. Il se compare au physicien qui applique sa raison aux faits d’expérience : « Les faits de la Religion ou les dogmes décidés sont mes expériences en matiére de théologie, » Allons

plus Join. Selon Malebranche la foi enrichit la raison elle-méme en ce qui touche 4 la connaissance de Dieu et de "homme, Pareillement,

la raison que Hegel applique a la foi ne regoit-elle pas quelque chose

de Ja foi ? La foi 4 laquelle la raison s’applique enrichirait 4 son tout

Ja raison. Ce serait donc grace a la foi, 4 la Révélation chrétienne que

Hegel aurait compris, ou mieux compris, peu 4 peu, qu’il est de la

nature de Dieu de sortir de soi pour revenir a soi, que l’infini doit

passer dans le fini, que « !’esprit n’est qu’autant qu’il se trouve; c’est

pourquoi il est nécessaire qu’il se divise en soi-méme » (Jen. Logik,

181). Nous aurions 1 une intelligibilité rétrospective : V’histoire est le libre développement de l’esprit qui « invente » ce dont, apres coup,

nous apercevons le lien intelligible avec ce qui précéde, comme nous

apercevons le lien entre un probléme concret, une difficulté a lever

et sa solution imprévisible qui ne peut étre qu’inventée. On pourrait

alors aller jusqu’é dire avec E. Hirsch : « Le défaut de Hegel est non pas d’étre trop peu chrétien, mais inversement d’avoir construit

une vision philosophique et scientifique du monde reposant trop fortement sur des conceptions accessibles aux seuls chrétiens. »

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LOGIQUE ET THEO-LOGIQUE HEGELIENNE

209

Cela demanderait un long développement. Il faudrait étudier patiemment |’évolution de Hegel dans le jugement qu’il porte sur Je christianisme, comme l’ont déja fait en 1938 H. Glockner : Hegel Kritik des Christentums (Z. f. deutsche Kulturphilosophie — teptoduit dans son Hege/ au tome 2) et J. Schwartz, Hegels Philosophie Entwicklung, et aussi, plus récemment, G. Rohrmoser, Subjektivitat und Verdinglichung — et, bien entendu, J. Hyppolite. A Iéna le Christ est pour Hegel l’individu par excellence, conciliation des opposés, du fini et de l’infini, en qui l’infini se rend fini. Non seulement le fini doit moutir, se « nier » pour passer dans Vinfini, mais aussi l’infini passe dans le fini pour ensuite revenit 4 soi, Cela est une justification du négatif, de la souffrance et de la

mort, Grace a la négativité, Hegel découvre la valeur de la scission,

de l’individualité, de action et de l’entendement, faculté de l’abstrait,

du limité, de la connaissance finie, La dialectique est comme un dialogue entre connaissance finie et connaissance infinie, entre l’entendement et la raison, Ces idées étaient plus ou moins « dans l’air » — en 1795, dans

Schiller soulignait le

réle éducateur que jouent dans Vhistoire la séparation et le déchirement. Mais la composante « religieuse » de cette intelligence du négatif chez Hegel est importante. Hegel termine Glauben und Wissen en citant Pascal : « La nature est telle qu’elle marque partout un Dieu perdu et dans ’homme et hors de l’homme. » Il faudrait surtout tattacher Hegel 4 la tradition théologique dont il dépend, qu’ont étudiée récemment

E. Benz,

R. Schneider et G. Rohrmoser,

ainsi

la théologie luthérienne de GBtinger (qui, comme le jeune Hegel, unissait probléme théologique et probléme social et politique), Bengel, et, bien plus haut, Béhme qui, avec sa conception d’un Dieu

animé d’une dialectique intérieure (cf. D’Hondt, p. 50), est l’héritier

dune vieille tradition. C’est souvent une infériorité des travaux consacrés 4 Hegel de ne pas bien connattre cet arriére-plan historique.

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©

les Letives sur V’éducation esthétique de V’homme,

210

HEGEL

ET

LA

PENSEE

MODERNE

Dans quelle mesure Hegel s’est-il vraiment approprié cet héti-

tage ? Il a été comme fasciné par la « logique » de la Trinité, de I'l carnation.

Mais

part-il,

comme

Malebranche,

d’une « expérience

teligieuse » personnelle ? L’intérét qu’il porte a Ia religion est-il purement « abstrait », sans qu’il s’y engage ? Koyré parle de l’irréligiosité

profonde de Hegel qui I’a rendu d’autant plus apte a profiter des Jegons conceptuelles de la théologie et, selon E. Weil, Kant était

un homme

religieux alors que Hegel était un théologien! Oo

connait cependant sa célébre déclaration dans l’introduction 4 !Hi+

toire de Ja philosophie : « Nous, luthériens — je le suis et je veux le rester » (XV a, 178) et sa lettre du 3 juillet 1826 & Tholuck : « Je suis un luthérien et la philosophie m’a totalement confirmé dans le

luthéranisme. » Il reproche d’ailleurs 4 Tholuck d’expliquer la Trinité par des influences platoniciennes : « La haute connaissance, propre au christianisme, de Dieu comme

Un en la Trinité ne mérite+-elle

pas un tout autre respect au lieu de ne l’attribuer qu’A un processus historique extérieur ? » (Briefe, IV, 29). Quelle est cette « foi luthérienne » telle qu’elle transpataft dans les ceuvres de Hegel?

1) Dieu est Esprit qui parle a l’esprit, c’est le témoignage inté-

rieur de l’Esprit. Dieu s’objective dans la conscience qui tegoit le témoignage, il est présent et actif, il s’y connaft lui-méme. 2) Le Christ historique, mort et ressuscité, fait partie du contenu

absolu de la vérité. Il est Je pivot de histoire. 3) Dieu comme « historique ».

Esprit vit et témoigne dans la Communauté

Le mérite de Hegel, aux yeux des théologiens, c’est justement

@avoir compris le caractére radicalement historique du christianisme qui n’est pas une « vérité éternelle » que la raison humaine

pourtait connaftre en tout temps et que quelques événements historiques viendraient illustrer, telles des images en marge d’un récit — ainsi que certains philosophes l’ont pensé. Il est une Heilsgescbichte,

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LOGIQUE

ET

une économie

THEO-LOGIQUE

HEGELIENNE

211

du salut, liée 4 un fait « au milieu de Vhistoire »,

— Dieu devenu historique —, ayant un passé et se développant historiquement. La Trinité 4 laquelle Hegel s’intéresse tellement n’est connue que dans l’économie du Salut; l’aspect « immanent » se révéle dans l’aspect « économique », dans la christologie, les « pro-

cessions » dans les « missions ». Il y a une « histoire » de l’Idée divine dans l’esprit fini (PAil. der Religion, Lasson, III, 95). Comme l’explique Cl. Bruaire, la logique, c’est-a-dire la théologie de la Trinité immanente, permet de comprendre plus profondément la nécessité de

Phistoire du salut, c’est-a-dire la Trinité économique, en vertu d’une nécessité pergue aprés le fait historique, la Révélation, qui, 4 son tour,

tend possible la Logique.

Linsistance sut la présence vivante de l’Esprit dans la Communauté répond bien 4 des tendances théologiques actuelles, mais aussi anciennes. Sans doute Hegel tient-il beaucoup au fait historique; avouons cependant que l’accent est tellement mis sur /e savoir de Dieu que la Trinité immanente semble parfois s’estomper derritre

Je savoir vécu, la théorie de la Trinité et le Christ lui-méme derriére

la christologie. C’est I’une des critiques que l’on a adressées 4 Hegel. Déja de son vivant sa philosophie religieuse fut attaquée par Schleiermacher, et dans des cercles piétistes de Berlin; nous savons

eo

que cela donnait 4 Mme Hegel des inquiétudes. On en trouve des échos dans la 2® et la 3° édition de l’ Encyclopédie ou Hegel répond a ces critiques et sans doute aussi dans les longs développements qu’il consacte au probléme des relations entre philosophie et religion, taison

et foi.

Ceci nous améne 4 parler en terminant des jugements portés sur la philosophie religieuse de Hegel. Nous trouvons 14 une littéra-

ture trés abondante,

remarquables. Au premier

d’inégale valeur mais comprenant

abord

la divergence

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des

jugements

des travaux

portés

peut

212

HEGEL

étonner,

études

mais

ET

LA

PENSEE

MODERNE

ce pluralisme lui-méme est intéressant. Toutes ces

considérent

deux

questions

en

elles-mémes

distinctes :

1) L’exégése de Hegel — qu’a-t-il voulu dire ? 2) Une appréciation,

une critique : Hegel a-t-il présenté exactement, a-t-il bien comptis les religions dont il parle et en particulier le Christianisme? la doctrine de Hegel est-elle « utilisable » en théologie pour penser le

message chrétien, pour « comprendre ce que l’on croit »? Or le plus souvent les réponses 4 ces deux questions interférent, Sans doute y a-t-il une pluralité d’interprétations possibles comme une

pluralité de critiques. Certes, Hegel a cherché & ne dire qu’une seule

chose, 4 étre cohérent, univoque, mais ce qu’il dit est en fait fort

complexe, Ne nous étonnons donc pas de ces divergences. Apris deux mille ans I’étude de Platon aboutit encore 4 un pluralisme

dinterprétations; or la Hegel-Forschung est encore jeune.

Remarquons d’ailleurs qu’il existe un pareil pluralisme dans Vinterprétation de la philosophie politique de Hegel. Des idéologies

trés différentes se réclament de lui, en des sens opposés, et non sans

apporter chacune des arguments séricux. Cela tient peut-étre 4 des ambiguités, mais aussi 4 la richesse de la pensée et 4 la complexité

du réel que Hegel veut comprendre. De plus, les hégéliens ont des

pré-compréhensions différentes, des engagements divergents, ce qui

témoigne justement que la pensée de Hegel reste vivante. Il en va de méme en sa philosophie religieuse. Les théologiens qui prensent

position 4 son égard ont aussi des pré-compréhensions différentes, suivant

les confessions

Certains,

moins

et suivant

nombreux

mais

le pluralisme importants,

des théologies.

de Marheineke4

Brunstad et C. G. Schweitzer jugent que Hegel est fidéle au christianisme authentique. voite

méme

A Popposé certains y ont vu un panthéisme,

un athéisme,

comme

récemment

ainsi tout un éventail d’interprétations.

K.

Léwith. Il y 4

Le renouveau actuel des

recherches théologiques dans les différentes confessions a provoqué

de nouvelles études sur la philosophie religieuse de Hegel, et cela

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LOGIQUE ET THEO-LOGIQUE HEGELIENNE

213

méme dans les courants inspirés pat Kierkegaard et Heidegger. Ces divergences peuvent étre fécondes si l’on a la patience d’étudier sérieusement des points de vue opposés, de se laisser soiméme remettre en question. Tel est, précisément et plus largement, le bénéfice que nous aura apporté ce Séminaire Hegel ot des interprétations trés diverses ont pu étre présentées et discutées. Mieux que cette uniformité, nous devons 4 J. Hyppolite de nous étre rencontrés dans une discussion taisonnable et dans un langage philosophique commun. I] nous aura aidés 4 nous comprendre et 4 nous « reconnaitre », 12 mars 1968.

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TABLE

DES

MATIERES

AVERTISSEMENT 10.600 e sce e cee e eens cence ener ee eeeneeees os

vir

Télologie et praxis dans la Logique de Hegel, pat Jacques D’HONDT 2.0... cece eee c eee e eee n tenet ee eenn eee Le puits et la pyramide. Introduction a la stmiologie de Hegel, par Jacques DERRIDA........ cee cece rece eee eeeeeeeeee

27

Sur le rapport de Marx a Hegel, pat Louis ALTHUSSER..... Logique formalisante et logique hégélienne, par Dominique DUBARLE 10... cece e cece cee e ence ret eee ren eeenrneeees . Dialectique et substantialité. Sur la réfutation hégilienne du spinozisme, pat Dominique

JanicauD.

Logique et théo-logique hégélienne, par Marcel REGNIER ...

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113 161 193