La scène et la Croix: Le jeu de l'acteur dans les Passions dramatiques françaises (XIVe-XVIe siècles) 9782503523170, 250352317X

Destinées à la lecture comme à la représentation, les Passions dramatiques françaises participent à la fois du spectacle

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French Pages 326 [328] Year 2007

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La scène et la Croix: Le jeu de l'acteur dans les Passions dramatiques françaises (XIVe-XVIe siècles)
 9782503523170, 250352317X

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KATERN 1

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LA SCÈNE ET LA CROIX

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Texte, Codex & Contexte II

Directeur de collection: Tania VAN HEMELRYCK Comité scientifique: Bernard BOUSMANNE Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET Giuseppe DI STEFANO Claude THIRY

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La scène et la Croix Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises (XIVe-XVIe siècles)

Véronique DOMINGUEZ

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Illustration de couverture: Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, ms. 11060-61, p. 186.

ISBN 978-2-503-52317-0 D/2007/0095/24 © 2007,

P Onv, TURNHOUT, BELGIUM

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without prior permission of the publisher. Printed in the E.U. on acid-free paper.

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À la mémoire de ma grand-mère maternelle,

Pour Daniel et Pierre,

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Table des matières 13

Introduction générale PREMIÈRE PARTIE

L’ACTEUR DES PASSIONS DRAMATIQUES ENTRE THÉOLOGIE ET MIMESIS

25

Chapitre 1. L’acteur, au cœur des interdits

27

Introduction : les arrêts du Parlement de Paris (1541, 1548)

27

1. CONTEXTE

31

2. CONFLITS

33

3. RÉSOLUTION

37

4. RÉMANENCE

40

Conclusion : l’acteur, jongleur de Dieu ?

43

Chapitre 2. Quelles mimesis pour les Passions dramatiques ?

45

La querelle des images de Dieu ; le paradoxe du Dieu chrétien

La via media en Occident ; les critiques des iconomaques (VIIe-XVIe siècles) ; la prudence des iconophiles La translatio ad prototypum (Basile et Jean Damascène) ; la « similitude » de Thomas d’Aquin L’acteur, singe de Dieu

Introduction : le corps de l’acteur, grand absent des Passions ? 1. UNE MIMESIS SANS THÉORIE

49

Des textes sans art poétique ; les raisons du silence ; la variété, une esthétique en négatif

2. DE L’ANTIQUITÉ

AU

MOYEN ÂGE :

DEUX CONCEPTIONS DE LA

57

MIMESIS ET DU JEU

A. Textes

57

Platon : le rejet de l’acteur Aristote : imitation/re-présentation ; l’acteur, le muthos et l’anagnôrisis

B. Postérité

Fortune de l’opposition Platon/Aristote Une mimesis néo-platonicienne

Page 7

62

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8

La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

Mimesis et poétique aristotélicienne chez les scolastiques

Conclusion : le jeu, acte ou simulation ? Entre ressemblance et dissemblance

66

DEUXIÈME PARTIE À LA RECHERCHE DE LA RESSEMBLANCE

69

Introduction : la Passion et ses corps, une allégorie de la souffrance rédemptrice

71

Chapitre 3. Le corps souffrant du Christ, allégorie de la Passion

77

1. LA MORT HEUREUSE, APORIE DES PASSIONS ?

77

2. LE CORPS DU CHRIST, OPÉRATEUR DU SENS ALLÉGORIQUE DE LA PASSION

82

A. « Dé-figurer »

82

B. Figuram implere : le Christ, livre de la Passion

92

Les impasses du schéma actanciel ; les solutions de la Poétique

La doctrine de la satisfaction ; le rôle des bourreaux ; torchons de Satan, supplice de Jésus : du rire à la méditation Récritures de la liturgie ; rhétorique de la torture ; poétique du corps souffrant

Conclusion : la Passion, supplice modèle du hourdement

106

Chapitre 4. Imitatio Christi : les corps christocentriques

107

Introduction : costumes et déplacements, métonymies de l’Imitatio Christi 1. SEQUI VESTIGIA DOMINI

109

A. Nachfolge / Nachahnung

109

Les femmes derrière le Christ ; la vocation des Apôtres

B. L’isolement, une crise de la foi

114

2. NUDUS NUDUM CHRISTUM SEQUI

120

A. Le costume, signe à valeur multiple

120

B. La nudité, signe de l’Imitatio

127

Sécession, monologue et aparté ; Madeleine ; Pierre ; Judas

Le signe de l’estat ; le signe de la conversion ; un signe ambigu : la couleur ; la touaille, signe pur Nudité/dénuement ; nudité/fragilité : le signe de l’humanité

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Tables des matières

Chapitre 5. Corps christiques et anté-Christs

9

131

Introduction : la typologie, support de l’allégorie rédemptrice 1. HOMMES DE DOULEUR : TYPES /ANTI-TYPES DU CHRIST

132

A. Adam

132

B. Lazare

139

C. Jean-Baptiste

145

2. CORPS EN JOIE : CONTRE-TYPES DU CHRIST

148

A. L’infernale maisnie

148

B. Hérode et Caïphe

156

C. Judas

158

Conclusion : mise en scène, mise en signes ?

169

La belle face de l’imago Dei ; la Chute, destruction de l’imago Dei ; le labour, vie du pécheur Apprivoiser la mort ; le macabre, expression de la souffrance du corps

Un contre-type unique ?; des gloutons : la Gueule d’enfer ; des agresseurs : la prise des âmes, danse macabre renouvelée

Plaisir et ordure ; choisir la mort, choisir la dissemblance

TROISIÈME PARTIE LE THÉÂTRE, REGIO DISSIMILITUDINIS

171

Introduction : Jacques Alphey, ou l’affirmation des corps singuliers

173

Chapitre 6. Les corps singuliers : paradoxes théologiques et réalités théâtrales

181

Introduction

181

1. LE CORPS DES ÂMES

181

A. L’âme sans corps, une tradition théologique remise en question par le nominalisme

181

B. Conventions de représentation iconographique

185

C. Réalités du hourdement

187

L’âme et le corps : le respect du principe de séparation Écueils théologiques : l’âme n’est qu’un corps ; l’âme est le corps ; l’âme a deux corps Solutions dramatiques : des corps artificiels ; des corps naturels ; des corps divers Les âmes, des corps singuliers

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10

La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

2. LE CORPS GLORIEUX

198

A. Le paradoxe théologique

198

B. Du mystère de la foi au succès de la feinte

199

C. Conclusion : la beauté, apanage du Ressuscité

203

3. LA TRINITÉ

203

A. Un être de langage

203

B. Ses « similitudes » sur le hourdement

205

C. Ses limites : des théophanies à deux personnages et un accessoire

214

Augustin, Thomas d’Aquin et Guillaume d’Ockham Les noms de Dieu ; la dispute scolastique ; la musique Jésus, une identité, une vie ; les colombes du Saint Esprit ; la Passion du Père

Conclusion : le triomphe du spectacle, ou les limites de la Poétique sur le hourdement

228

Chapitre 7. De la singularité à la dissemblance : le jeu de l’acteur

231

Introduction : le vers, seule règle du jeu 1. LE RONDEAU, RYTHME DES CORPS

232

A. Une forme poétique à usage divers

232

B. Le support d’une relation entre le corps et le texte

235

Description ; interprétation ; le retour du même Une chanson à danser ; un rythme ; une situation dramatique

C. Les rondeaux chez Gréban et Michel

237

D. Les chants liturgiques, une alternative au rondeau ?

248

Conclusion : le triomphe du joculator Dei

250

2. LE PLANCTUS, MATRICE DU JEU DE MARIE

252

A. Les fondements du jeu

252

B. Analyse des Planctus dans les textes

257

Rondeau simple, rondeau quatrain ? ; Satan et les messagers ; la torture, geste exemplaire ; autres tons, autres gestes

Du type au personnage ; passio et compassio ; séquence dramatique et deixis Palatinus, mise en place du système : un morceau de rhétorique ; une fausse séquence dramatique ; une gestuelle hypothétique ; « l’oscillation pendulaire », un potentiel de jeu Des micro-séquences cohérentes : la Passion Nostre Seigneur ; la Passion de Semur Des macro-séquences structurantes : Gréban et Michel

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Tables des matières

Conclusions

11

285

La fin de la ressemblance ; de l’imitatio à la mimesis ; le théâtre de la simulation

Conclusion générale

291

Remerciements

299

Bibliographie

301 301 302 306

Index

323

I. Corpus II. Œuvres anciennes III. Études

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Introduction générale

Dans la deuxième partie du Moyen Âge, la représentation du corps humain est un thème artistique d’une importance considérable dans l’iconographie et dans les textes littéraires1. Elle révèle le prix que le chrétien accorde à l’existence qu’il mène ici-bas et qu’il craint de perdre, malgré sa foi toujours brûlante en la vie éternelle. Elle permet de formuler une angoisse existentielle profonde et le désir de la vaincre. À qui subit sans trêve les attaques des quatre cavaliers de l’Apocalypse que sont la guerre, la famine, la peste et la mort, elle offre une image double du corps. Victime du temps dans l’art macabre2, celui-ci est synonyme d’espoir et de vie dans le carnaval ou l’entrée royale3. Parmi ces représentations du corps, qu’en est-il de celles qu’offre la tradition dramatique, si profondément altérée entre 1250 et 13504 ? Plus que les autres « jeux par personnages » du Moyen Âge, le mystère de la Passion semble susceptible de refléter l’évolution des mentalités qui donne une place de choix au corps humain et aux valeurs qui lui sont attachées. La Passion dramatique, c’est l’histoire d’une vie, et à bien des égards celle d’un corps. Sur l’échafaud ou hourdement, devant les mansions5 où elle est mise en scène, le Christ naît, prêche, pardonne, guérit ; puis il est trahi, torturé, tué, et ressuscité. Le synopsis de la Passion est invariable, qu’il se limite aux moments principaux du

Page 13

1

J.-Cl. SCHMITT, Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002.

2

J. HUIZINGA, L’Automne du Moyen Âge, Paris, Payot, (1932), 1993 ; Chr. MARTINEAU-GÉNIÉYS, Le thème de la mort dans la poésie française de 1450 à 1550, Paris, Champion, 1978 ; A. TENENTI, Sens de la mort et amour de la vie. La Renaissance en Italie et en France, Paris, L’Harmattan, 1983.

3

Voir B. GUENÉE et Fr. LEHOUX, Les entrées royales en France de 1328 à 1515, Paris, CNRS, 1968, p. 25 et suiv. ; L. M. BRYANT, « La cérémonie de l’entrée à Paris au Moyen Âge », dans Annales ESC, 3 (1986), pp. 513-542 ; M. BAKHTINE, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

4

P. ZUMTHOR, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 447.

5

Sur ces termes, voir G. COHEN, Études d’histoire du théâtre en France au Moyen-Âge et à la Renaissance, Paris, Gallimard, 1956, chapitre IV ; G. A. RUNNALLS, « Mansion and lieu : two technical terms in Medieval French staging ? », (1981), repris dans Études sur les mystères, Paris, Champion, 1998, pp. 467-478, et M. ROUSSE, « Mystères et farces à la fin du Moyen Âge : problèmes de théâtre populaire », dans La scène et les tréteaux. Le théâtre de la farce au Moyen Âge, Orléans, Paradigme, 2004, pp. 229-260. Tout en tenant compte des mises en cause effectuées par MM. Runnalls et Rousse au sujet des « lieux » de théâtre, nous utilisons dans cet ouvrage le terme de « champ » pour désigner l’espace indéterminé du jeu, celui de mansion pour les structures matérialisant l’espace propre à un personnage ou à un groupe de personnages, et ceux d’« échafaud », de hourdement, de hourd ou de « scène » pour désigner l’ensemble du dispositif scénique – ces termes étant de toute façon critiques et non historiques.

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

parcours christique, ou qu’il adopte la forme cyclique qui réunit l’Ancien et le Nouveau Testament pour exhiber le triomphe de la Nouvelle Loi. Représenter le Christ entouré de ceux qui d’après les Écritures l’ont accompagné suppose une définition théologique de sa personne tout autant que le souci du corps propre au « second » Moyen Âge. En effet, la Passion est rendue possible par l’Incarnation, ce que montre la composition des Passions dramatiques à partir du XVe siècle. Depuis le Mystère de la Passion d’Arras d’Eustache Mercadé, celle-ci repose souvent sur le Procès de Paradis6, où les filles de Dieu disputent âprement du salut, et l’accordent enfin à l’humanité pécheresse sous la forme de l’Incarnation et de la Passion. Développement du Psaume 84, le Procès de Paradis devient populaire grâce aux nombreuses exégèses dont il fait l’objet, et notamment à celles de Bernard de Clairvaux et de Thomas d’Aquin7. Mais au plan humain, l’Incarnation, c’est aussi l’histoire de Dieu fait homme – une histoire qui lui donne un corps. La Passion du Christ, ce sera donc l’aventure d’un corps traqué, torturé, qui devient cadavre meurtri, présentée comme l’articulation théologique qui mène de l’Incarnation à la Rédemption. En outre, la question du corps reçoit en héritage une pensée scolastique complexe. Celle-ci définit le corps comme signe, et elle rencontre à ce titre les questions soulevées par le culte des images8. Dieu peut-il être représenté ? Quel statut accorder aux images que l’homme en façonne ? Même si au plan dogmatique ces questions ont été résolues depuis longtemps à l’époque des Passions dramatiques, certains débats suscités par la Réforme ne sont pas sans les raviver. De plus, cette toile de fond est animée par les importantes mutations que connaît la pensée scolastique du XIIe au XIVe siècle. Au XIIIe siècle, le réalisme, dont l’œuvre de saint Thomas représente un aboutissement, en intégrant l’aristotélisme, accorde de l’importance au corps comme élément de la nature. Mais c’est pour mieux l’inscrire dans une connaissance universelle, où il ne subsiste pas comme objet singulier. Le corps humain est une des natures dont est constitué l’univers matériel, nature organisée en espèces dont les principes sont

Page 14

6

Voir J.-P. BORDIER, Le Jeu de la Passion. Le message chrétien et le théâtre français (XIIIe-XVIe siècles), Paris, Champion, 1998, pp. 191-212 ; É. ROY, Le Mystère de la Passion en France du XIVe au XVIe siècle. Étude sur les sources et le classement des mystères de la Passion, (1903-1904), Genève, Slatkine, 1974, pp. 207-208, p. 266.

7

Voir le « Sermon I sur l’Annonciation du Seigneur », dans Saint Bernard, Sermons pour l’année, trad. P.-Y. EMERY, Turnhout, Brepols/Presses de Taizé, 1990, pp. 406-417 ; et la Somme Théologique de Thomas d’Aquin, I, question 64, « Le châtiment des démons », article 2, « L’obstination de leur volonté », t. 1, pp. 591 et suiv. Édition citée : Somme Théologique (notée désormais ST), Paris, Cerf, 4 vols, 1984-1986. Les références de la Somme Théologique le plus souvent utilisées pour le Procès de Paradis sont recensées dans le Mystère de l’Incarnation et Nativité de Nostre Sauveur et Rédempteur JésusChrist, représenté à Rouen en 1474, 3 vols, Rouen, P. Le Verdier, Soc. Bibl. normands, 1884-1886, t. 1, p. 133.

8

Voir Nicée II, 787-1987. Douze siècles d’images religieuses, Paris, Cerf, 1987.

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Introduction générale

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accessibles à la raison. Grâce au rapport de cause absolue qui l’unit à Dieu9, la raison contient ces derniers dès l’origine, et les retrouve dans chacun des corps matériels, accidents de la matière. Connaître le corps, c’est effectuer grâce à l’intellect agent une opération d’abstraction de sa forme10. Ce n’est donc pas en tant qu’objet singulier que le corps se donne à la raison, mais en tant que maillon d’une chaîne de la connaissance dont le principe général, universel et abstrait, est accessible à la raison telle que Dieu l’a donnée à l’homme. Cette prédominance de l’universel et de la catégorie est remise en question par le nominalisme, dont, après celle d’Abélard, l’œuvre de Guillaume d’Ockham constitue au XIVe siècle une synthèse11. Toute connaissance y est fondée sur la perception, et se donne pour but les objets singuliers. De ces pensées du signe, de leurs disputes passionnées, que reflètent les Passions dramatiques ? Écrites par des hommes formés à la théologie, elles ne peuvent les négliger. Mais si elles les intègrent, c’est en les coordonnant à une pratique : le hourdement, et à sa destination : un public disparate, que son degré de culture n’autorise pas toujours à saisir les subtilités de la pensée scolastique. C’est pourquoi les Passions témoignent d’un autre type de pensée, en acte, où la pratique religieuse prend le pas sur la réflexion théologique stricto sensu. Le mystère de la Passion est une œuvre didactique, étroitement liée à l’office et à la prédication, dont elle emprunte en partie les gestes et le langage. Aux côtés du sermon, elle propose une exégèse de l’histoire du Christ, qui, se rappelant les indications de la Regularis Concordia de Saint Ethelwold, veut avant tout « corroborer la foi du peuple ignorant et des néophytes »12. Seigneurs, humblement vous supply que ung peu de scilence prestez et l’entendement aprestez a incorporer la doulceur, charité et parfaict amour ou ceste passion admainne et joinct toute nature humaine. AG 19919-25

Page 15

9

ST, I, q. 14, a. 8, t. 1, p. 261.

10

Voir É. GILSON, La philosophie au Moyen Âge, Paris, Payot, 1922, t. 2, pp. 13-35 ; M. D. CHENU, Introduction à l’étude de Saint Thomas d’Aquin, Montréal/Paris, Vrin, (1950), 1984, pp. 150-165.

11

Voir P. VIGNAUX, « Nominalisme », dans Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Letouzey et Ané, 1931, t. 11, pp. 717-784 ; C. BÉRUBÉ, La connaissance de l’Individuel au Moyen Âge, Paris/Montréal, 1964, spécialement pp. 143-224 et 258-277 ; J. LARGEAULT, Enquête sur le nominalisme, Paris, Gallimard, 1978 ; J. BIARD, Logique et théorie du signe au XIVe siècle, Paris, Vrin, 1941. Sur Ockham : P. ALFERI, Guillaume d’Ockham le singulier, Paris, Minuit, 1989 ; C. MICHON, Nominalisme. La théorie de la signification d’Occam, Paris, Vrin, 1994.

12

« Nam […] ea die depositionem corporis salvatoris nostri celebramus usum quorundam religiosorum imitabilem ad fidem indocti vulgi ac neofitorum corroborandam… » [je souligne]. La Regularis Concordia est citée dans son intégralité par E. K. CHAMBERS, The Mediaeval Stage, Oxford, Clarendon Press, (1903), 1925, t. 2, appendice O, pp. 306-309.

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

Cinq siècles plus tard, Gréban indique lui aussi au spectateur de sa Passion comment la voir, la sentir, la comprendre. Le prologue de sa troisième Journée, qui doit beaucoup au sermon, souligne les liens étroits des Passions dramatiques avec la prédication telle qu’elle est pratiquée aux XIVe et XVe siècles, par un Gerson comme par les frères mendiants. Elle fait du spectacle de Dieu un objet de dévotion, où la théologie de l’Incarnation et de la Rédemption est mise en images pour permettre au chrétien de mesurer sa dette envers son Créateur. Dans cette perspective, la question du corps devient l’histoire d’une relation – celle qui unit le corps de l’homme à celui de Dieu. L’Incarnation répond à la Faute, après laquelle le corps humain porte la marque du péché qui le destine aux tourments pratiqués en enfer ou à l’attente du Messie dans le limbe. Ainsi considéré, le corps pécheur constitue la raison théologique profonde de l’Incarnation et de sa douloureuse issue. Contempler le martyre du Christ, et méditer sur la faute originelle et sur les voies du salut : tel est le programme des spectateurs de la Passion, tous degrés de culture confondus. C’est dans cette triple dynamique, qui unit le souci du corps, sa définition théologique dans le cadre de l’Incarnation, et son interprétation par les pratiques dévotionnelles que nous examinerons le corps dans les Passions dramatiques. En portant l’Histoire sainte à la scène, le mystère de la Passion produit une image des corps dont la contemplation doit mener son spectateur vers la compréhension de son lien au Créateur. À ce titre, la version dramatique du mythe chrétien peut prendre place dans le débat théologique au sujet de la célèbre phrase de la Genèse, tels que l’ont formulé Augustin puis Bernard de Clairvaux. « Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance […]” Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa », Genèse, 1, 26-27. Pour Bernard de Clairvaux13, cette « ressemblance », ou similitudo, est la caractéristique principale de l’image de Dieu, imago Dei indestructible en chaque créature parce qu’elle constitue le lien fondamental qui à l’origine l’unit à son Créateur. Si toute créature la conserve, diffuse, à l’état de trace, de vestige, cette ressemblance est perdue après le péché originel14. On entre alors dans la région de

Page 16

13

Voir É. GILSON, La théologie mystique de saint Bernard, Paris, Vrin, 1934.

14

« C’est à l’image et à la ressemblance de Dieu que l’homme a été fait ; selon l’image, il possède la liberté de décision ; selon la ressemblance il dispose des vertus. Or, la ressemblance, certes, a péri ; mais dans l’image, l’homme a persisté (Ps 38 7 Vg). L’image, de fait, pourra bien devenir la proie des flammes dans la géhenne, mais sans être réduite en cendres ; brûler, mais sans être détruite. […] Et où que parvienne l’âme, l’image elle-même y sera aussi. Quant à la ressemblance, il en va autrement : ou bien elle demeure dans l’homme de bien, ou alors, si l’âme a péché, elle s’altère misérablement, devenant semblable aux bêtes sans intelligence (Ps 48. 13) », Sermon I sur l’Annonciation du Seigneur, p. 411.

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Introduction générale

17

la dissemblance, regio dissimilitudinis. La perte de la ressemblance témoigne d’un mauvais usage des vertus dispensées par Dieu à l’homme. Elles devraient le conduire à aimer Dieu plutôt que soi, l’éternité plutôt que le monde. Ce serait sans compter le pouvoir de fascination que le monde, le transitoire et l’éphémère sont susceptibles d’exercer, et dont le souci du corps est un important révélateur : « Alors se dessillèrent leurs yeux, à tous deux, et ils connurent qu’ils étaient nus », Genèse, 3, 7. Inscrit dans le monde vers lequel Adam a préféré se tourner, le corps, dont le péché permet de prendre conscience, contient les caractéristiques qui éloignent l’homme de Dieu. La regio dissimilitudinis sera alors, par excellence, celle du corps. Comment effacer la rupture de la Faute, pour retrouver la ressemblance perdue et rétablir son adéquation avec l’image ? Tel est en définitive l’objectif de la pensée du rapport de l’homme à Dieu, que Bernard de Clairvaux formule en reprenant la pensée augustinienne des relations de l’image et de la ressemblance15. Pour l’évêque d’Hippone, sans cesse l’homme doit aspirer à retrouver en lui la trace de Dieu, en s’exerçant à une reformatio qui est renovatio de l’image originelle16. À l’imaginis reformatio d’Augustin, qui conduit le pécheur de l’univers en devenir vers l’Être Immuable de Dieu, répond la théologie de l’amour de Bernard. Les deux parcours rapprochent le pécheur de son Dieu, et l’image de la ressemblance. Par conséquent, le chrétien soucieux de son salut poursuit sans trêve la recherche de la trace de Dieu. Éclairé par un bon usage de la foi, il peut la retrouver, renouant avec l’image de Dieu qu’il avait à tort délaissée pour les biens de ce monde. Ce parcours est-il facilité, autorisé, ou entravé par les corps que le mystère de la Passion offre à son spectateur ? Quel rôle y jouent les pensées antagonistes du réalisme et du nominalisme, qui définissent le corps de l’acteur comme signe ? Telle est la question que nous poserons aux Passions dramatiques. Cependant, la Passion dramatique n’existe pas sans l’ensemble des corps qu’elle mobilise pour la représentation. S’il demeure au centre d’une approche théologique fondamentale, le corps de l’acteur est aussi, en l’occurrence, le moyen d’expression privilégié d’une formulation esthétique du mythe chrétien. Ainsi, c’est la « personnation », « désincarnation des personnes dites acteurs, assumant le rôle d’individus autres qu’eux-mêmes »17, qui permet de distinguer la

Page 17

15

Voir R. A. MARKUS, « Imago and similitudo in Augustin », dans Revue des études Augustiniennes, 10 (1964), pp. 125-143.

16

« Quant à ceux qui, invités à se ressouvenir, se retournent vers le Seigneur, de difformes qu’ils étaient, quand les passions mondaines les conformaient à ce monde, ils sont réformés par lui », La Trinité. Œuvres de Saint Augustin, Bibliothèque Augustinienne, vols 15 et 16, 1991, vol. 16, ch. xiv, p. 405.

17

O. JODOGNE, « Recherches sur les débuts du théâtre religieux en France », dans Cahiers de Civilisation médiévale, 8 (1965), pp. 1-24, 178-189, citation p. 1.

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

scène d’autres représentations esthétiques de la Passion, comme l’iconographie. La « désincarnation » évoquée par Omer Jodogne, c’est l’incarnation théâtrale, laquelle conduit à effectuer l’adéquation entre un corps et le personnage qu’il s’agit de représenter18. Cette action place au premier plan le corps de l’acteur, pour représenter le Créateur aussi bien que ses créatures. C’est donc aussi en tant que mimesis particulière du mythe chrétien, dont la ressource principale est le jeu de l’acteur, que nous considérerons aussi les Passions dramatiques. En représentant la Passion avec des corps humains, celles-ci abordent de manière originale la question de l’imago Dei. Elles posent la question théologique de la ressemblance avec de corps d’acteurs, sous la forme d’une mimesis, dont nous chercherons les formes et le fonctionnement dans l’opposition des pensées platonicienne et aristotélicienne telles que le Moyen Âge les a reformulées. La Passion dramatique visite les Écritures, et montre l’Incarnation au moyen de l’incarnation. Quel est le produit de cette rencontre entre la théologie et le théâtre ? La représentation théâtrale du mythe chrétien a lieu dans la regio dissimulitudinis par excellence19, le monde des hommes, où s’affiche le corps honni de l’acteur. Elle expose le rapport entre le Créateur et la créature, qui oscille entre ressemblance et dissemblance. Dissemblable de Dieu, le corps de l’acteur est pécheur par nature. C’est ainsi que depuis les origines du christianisme il est mis au ban de la société et de la religion. Le spectacle de la Passion permet-il de retrouver la ressemblance, objectif du chrétien en quête de salut ? Ou offre-t-il, en exploitant la dissemblance des corps, une perspective nouvelle sur les rapports du Créateur et de la créature ? Empruntés à Augustin et à Bernard, la ressemblance et la dissemblance fourniront les cadres généraux de notre interprétation de la représentation dramatique du mythe chrétien. Nous y examinerons le jeu de l’acteur, principal rouage d’une mimesis située au confluent des pensées thomiste et ockhamiste du corps. Les cinq pièces qui constituent le corpus principal ont été choisies parce qu’elles permettent de dégager les traits du mystère de la Passion qui le distinguent des autres mystères, ainsi que des autres formes de mimesis du mythe chrétien. En outre, leur parenté ainsi que leur lien consubstantiel à la représentation rendent ces pièces aptes à éclairer les nuances de la pensée du corps mise en œuvre par le théâtre médiéval de la Passion.

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18

P. PAVIS, Dictionnaire du théâtre, Paris, Messidor Éditions Sociales, 1987, article « personnage », p. 279.

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Sur cette expression, voir É. GILSON, La théologie mystique de saint Bernard, p. 63 note 1.

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Introduction générale

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La Passion du Palatinus, écrite au XIVe siècle20, s’ouvre sur l’Entrée du Christ à Jérusalem La Passion Nostre-Seigneur, qu’on appelle aussi Passion Sainte-Geneviève d’après le lieu de conservation de son manuscrit, est la copie d’un manuscrit du XIVe siècle effectuée au XVe siècle21. Elle présente avant les Rameaux le repentir de Marie-Madeleine et la résurrection de Lazare. Ensuite, Palatinus et Sainte Geneviève se concentrent sur la Passion, la Crucifixion et la Résurrection. En revanche, la Passion de Semur, œuvre du XVe siècle22, présente en deux Journées23 une mise en scène cyclique des Écritures, de la Genèse à la Résurrection. Le même principe inspire la Passion d’Arnoul Gréban. Composée dans les années 145024, elle s’ouvre sur une série de Prologues consacrés à l’Ancien Testament, les quatre Journées détaillant l’Incarnation puis la naissance, la Vie publique, la Passion et la Résurrection du Christ. De ces quatre moments, Jean Michel n’a retenu que le deuxième et le troisième lorsqu’il a remanié en partie l’œuvre de Gréban pour écrire la Passion jouée à Angers en 148625, également en quatre Journées. Le corpus illustre donc la mise en place de la forme cyclique sous laquelle la Passion dramatique connut son heure de gloire. En effet, on ne saurait en exclure les textes que l’imprimerie fait circuler au XVIe siècle, et qui constituent dès ce moment la base des mystères de la Passion les plus couramment représentés26. Ceux-ci joignent à l’œuvre de Jean Michel, non cyclique, la première et la quatrième Journée de la Passion de Gréban, pour lui redonner cette forme. Étudier Gréban et Michel suppose donc d’accorder de l’attention aux imprimés

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Gr. FRANK, La Passion du Palatinus, mystère du XIVe siècle, Paris, Champion, 1972, pp. III-XIV.

21

G. A. RUNNALLS, Mystère de la Passion Nostre Seigneur du manuscrit 1131 de la Bibliothèque SainteGeneviève, Paris/Genève, Minard/Droz, 1974, pp. 13-34.

22

Voir É. ROY, Le Mystère de la Passion en France…, pp. 73* et suiv.

23

La Journée, que nous distinguerons de son homonyme par une majuscule, est l’unité de division des Mystères. Elle correspond aux demi-journées ou aux journées réelles que durait leur représentation.

24

O. JODOGNE, Le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1965, t. 2, pp. 9-10.

25

O. JODOGNE, Jean Michel, Le Mystère de la Passion (Angers 1486), Gembloux, Duculot, 1959, introduction, pp. VII-XLV.

26

J. CHOCHEYRAS, « Les éditions de la Passion de Jean Michel au XVIe siècle », dans Romania, 87 (1966), pp. 175-193 ; Le théâtre religieux en Savoie au XVIe siècle, avec des fragments inédits, Genève, Droz, 1971, pp. XX-XXIII, pp. 11-19, pp. 165-169, pp. 171-176 ; Le théâtre religieux en Dauphiné du Moyen Âge au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 1975, pp. 42-45, p. 133, pp. 195-197, pp. 254-5 ; G. A. RUNNALLS, « La circulation des textes des mystères à la fin du Moyen Âge : les éditions de la Passion de Jean Michel », (1996), pp. 7-33, repris dans Études sur les Mystères, pp. 413-443.

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ayant consigné cette version de leurs œuvres que la critique appelle Passion Cyclique27. En outre, l’étude des liens entre les pièces choisies a fait l’objet de nombreux débats. Les plus récents montrent la cohérence globale des Passions françaises, à partir de la circulation géographique de leurs témoins et de leurs ressemblances textuelles. Les Passions de Gréban et de Michel ont été jouées et copiées dans toute la France, Palatinus et Semur ayant circulé surtout en Bourgogne, et SainteGeneviève en Île-de-France28. Cependant, ces débats n’ont que récemment pris en compte la question des supports, manuscrits ou édités, qui confère pourtant aux textes dramatiques médiévaux certaines de leurs caractéristiques majeures. Si l’immuable mythe chrétien prend dans chaque manuscrit de Passion puis dans les éditions de la Passion de Jean Michel une forme différente, c’est dans l’évolution de cette forme que réside la capacité des Passions dramatiques à se distinguer des autres mystères, et de tous les modes de représentation du mythe chrétien. La cohésion des Passions retenues est donc assurée par leur appartenance à une même famille de textes autant que par l’originalité de leur tradition manuscrite et éditoriale. Seule la Passion d’Angers a connu la révolution de l’édition. D’une part, celleci conduit à la stabilisation d’un texte qui de manuscrit en manuscrit restait variable. Imprimé, il prend la forme du texte joué à Angers en 1486, et de la Passion Cyclique. D’autre part, l’imprimerie favorise l’apparition de la table des matières et la division du texte en chapitres, phénomènes étroitement liés à la lecture, à laquelle les Passions éditées sont de plus en plus destinées. En dépit des

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Voir G. A. RUNNALLS, Les Mystères français imprimés, Paris, Champion, 1999, p. 83, pp. 138-139. Nous avons consulté BnF, Yf 16 et BnF, Yf 17 (éditions N et O de Jean Michel dans la nomenclature de Jodogne, Le Mystère de la Passion (Angers 1486), p. XIX).

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Voir G. A. RUNNALLS, « Les Mystères de la Passion en langue française : tentative de classement », dans Romania, 114 (1996), pp. 468-516 ; et Introduction à la Passion Nostre Seigneur, pp. 76-81. Parisien, Gréban a pu être spectateur d’une adaptation de la Passion Nostre Seigneur, dont la célébrité se mesure à sa copie pour la Bibliothèque de l’Abbaye Sainte-Geneviève, un siècle après sa composition. Selon J. G. Wright, (Study of the Themes of the Resurrection in the Medieval French Drama, Bryn Mawr, 1935, pp. 138 et suiv.), le manuscrit 1131 étant rédigé à l’époque où Gréban compose son propre texte, le texte même lui en était peut-être familier. Deux théories s’affrontent concernant les liens de la Passion de Semur à la Passion Sainte Geneviève. La Passion de Semur serait « une imitation libre et amplifiée de la Passion Sainte-Geneviève » selon Émile Roy (Le Mystère de la Passion en France…, p. 91*). Grace Frank soutient la thèse contraire : Semur n’aurait rien à voir avec Sainte-Geneviève. Elle montre en revanche la filiation des Passions du Palatinus et de Semur (La Passion du Palatinus…, p. VII ; « The Palatine Passion and the Development of the Passion Play », dans Publications of the Modern Language Association of America, 35 (1920), pp. 464-483), ce que reprend et précise Jean-Pierre Bordier dans Le Jeu de la Passion, pp. 36-38. Pour J. G. Wright, (Study of the Themes…, p. 143), Palatinus, Semur et Nostre Seigneur appartiennent à la même tradition, qui est celle des grandes Passions dramatiques, illustrée par les œuvres de Gréban et de Michel. La querelle souligne déjà la particularité de la Passion de Semur, qui sera souvent notée au cours de notre étude. Elle est probablement due à la composition en plusieurs temps et par plusieurs mains que reflète son manuscrit. Voir G. A. Runnalls, « The Evolution of a Passion Play : la Passion de Semur », (1986), repris dans Études sur les Mystères, pp. 213-247.

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Introduction générale

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affirmations contenues dans les titres, rien ne prouve en effet que toutes les éditions de la Passion de Jean Michel aient servi de support à une représentation29. Cependant, comme la Passion Cyclique a été à la fois éditée et jouée au XVIe siècle, il n’est pas nécessaire de rompre le lien entre représentation et texte édité. Pour étayer la réflexion, nous avons donc consulté, outre la Passion cyclique, quatorze imprimés de la Passion de Jean Michel30. Mais c’est surtout en tant que manuscrits que les textes de théâtre médiéval prennent les formes les plus variées, et que celles-ci reflètent l’importance de leur représentation pour l’évolution de leur contenu. Ainsi, le manuscrit de théâtre peut être complet, abrégé, ou réduit au rolle ou rolet distribué à chacun des acteurs pour qu’il apprenne son texte. L’abregiet, lui, contient un plan global de l’œuvre représentée, où chaque réplique est réduite à son premier et à son dernier vers, mais où figurent l’ensemble des didascalies. On connaît également un type d’abrégé plus spécialisé : le livre des secrets qui réunit les divers trucages d’une représentation provençale31. Seul ce qu’on appelle original contient un texte complet, où se côtoient les répliques entières et des indications marginales de nombre et d’importance divers. De format variable, plus ou moins luxueux et enluminé, exécuté la plupart du temps par plusieurs mains, l’original est la copie d’un manuscrit déjà existant en vue d’une nouvelle représentation. Cette copie est la base des rolets, abregiés et autres livres techniques nécessaires à l’organisation de la représentation. Entre deux originaux, une représentation a donc eu lieu, pour laquelle ont également été produits un ensemble de manuscrits32. De plus, d’un original à l’autre, ce texte est loin d’être immuable33. Or, la modification des répliques, les ratures ou certains signes marginaux ont permis d’émettre l’hypothèse qu’un original contient des preuves de ses liens à la scène, sinon des indications de sa propre mise en scène34. Par conséquent, les manuscrits des Passions dramatiques ont autant de chance de refléter une pensée théo-

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G. A. RUNNALLS, Les Mystères français imprimés, p. 37, note 2.

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Nous avons consulté, selon les nomenclatures conjointes de G. A. RUNNALLS, Ibidem, pp. 138-148 et d’O. JODOGNE, Le Mystère de la Passion (Angers 1486), pp. X-XXXIX : Paris, Arsenal, Rf 521 Rés. (l’editio princeps, dite A par Jodogne) ; BnF, Yf 13 (le B de Jodogne) ; BnF, Vélins 600 et Arsenal, 4° B 3097 (C) ; BnF, Rés. Yf 70 (D) ; Arsenal, 4° B 3422 (E’) ; BnF, Rés. Yf 71 (E) ; Arsenal, 4° B 3105 ; BnF, Rés. Yf 1600 (G) ; BnF, Rés. Yf 1599 (H) ; BnF, Rés. Yf 104 (ii) (I) ; BnF, Rés. Yf 1598 ; BnF, Rés. Yf 107 (J) ; BnF, Rés. Yf 1602 (b) (K).

31

Il quaderno di segreti d’un regista provenzale del Medioevo. Note per la messa in scena d’una Passione, éd. A. VITALE-BROVARONE, Alessandria, Ed. dell’Orso, 1984.

32

E. LALOU et D. SMITH, « Pour une typologie des manuscrits de théâtre médiéval », dans Fifteenth century Studies, 13 (1988), pp. 569-579 ; G. A. RUNNALLS, « Towards a typology of Medieval French Play Manuscripts », (1990), repris dans Études sur les mystères, pp. 96-113.

33

Sur l’ensemble des témoins textuels de Gréban, voir D. SMITH, « Les manuscrits de théâtre : introduction à des manuscrits qui n’existent pas », dans Gazette du livre médiéval, 33 (1998), pp. 1-10.

34

E. LALOU et D. SMITH, « Pour une typologie… », pp. 573-4.

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logique qu’une réflexion sur les mises en scène dont leurs fatistes ou auteurs ont pu être les témoins. C’est dans cette perspective, et en nous fondant sur les études codicologiques menées par Darwin Smith, Elisabeth Lalou et Graham A. Runnalls, que nous utiliserons les remarques de Grace Frank sur le manuscrit de la Passion du Palatinus35, et que nous avons pour étayer l’analyse examiné les manuscrits de la Passion Nostre Seigneur36, de la Passion de Semur37, ainsi que huit des dix manuscrits complets ou fragmentaires de la Passion de Gréban38. Des cinq textes, les deux derniers surtout sont susceptibles d’éclairer les nuances des discours scolastiques, thomistes ou nominalistes, qu’on a donnés pour cadres théoriques à cette étude. Dans le prologue de la première Journée, Arnoul Gréban indique lui-même l’importance de la pensée thomiste pour une bonne interprétation de son œuvre : S’argurons que sy et que non / comme sainct Thomas l’a traictié / dans son tiers livre des Sentences (vv. 1692-1695). Quant à Jean Michel, son Prologue Capital contient à bien des égards des échos au nominalisme et à la pensée mystique tels qu’à l’époque de la Passion d’Angers un Jean Gerson pouvait les formuler. Nous avons donc été sensible, plutôt qu’à un choix théologique unique dont le fonctionnement des manuscrits et des éditions de théâtre ne permet guère de rendre compte, à la tension entre les diverses pensées du signe dont ces œuvres ont pu être le reflet. Enfin, nous analyserons parfois des documents iconographiques, des œuvres célèbres représentant un moment important de la Passion, mais aussi des illustrations qui accompagnent nos textes dans les manuscrits ou les imprimés. Ainsi, les miniatures peintes par Hubert Cailleau pour le Mystère de la Passion joué à Valenciennes en 154739, mais aussi les programmes iconographiques des manus-

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Palatinus Latinus 1969, ff. 221r à 234r.

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Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 1131.

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BnF, fr. 904, ff. 1 à 269.

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Selon la nomenclature d’Omer Jodogne dans Le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, t. 2, Observations, variantes, notes et glossaire, 1983, pp. 11-13, nous avons consulté les manuscrits suivants : A (BnF, fr. 816) ; B (BnF, fr. 815) ; C (Arsenal, 6431) ; E (Chantilly, Musée Condé 614) ; F (BnF, fr. 15064-5) ; H (BnF, fr. 1550) ; I (BnF, nouv. acq. fr. 14043) ; J (BnF, nouv. acq. fr. 12908) ; et BnF, nouv. acq. fr. 18637, acheté en 1981 et désigné comme K par Darwin Smith, dans « La question du Prologue de la Passion ou le rôle des formes métriques dans la Creacion du Monde d’Arnoul Gréban », dans J.-P. BORDIER (éd.), L’économie du dialogue dans l’ancien théâtre européen, Paris, Champion, 1999, pp. 141-165, note 3, p. 141. Sur l’appartenance de I et J à un même manuscrit, dans l’ordre J-I, voir D. SMITH, CR du t. 2 de l’édition Jodogne, dans Les Lettres Romanes, 39 (1985), n° 12, pp. 226-8 ; G. A. RUNNALLS, « Quatre fragments de manuscrits de mystères de la Passion », dans Miscellanea di studi romanzi offerta a Giuliano Gasca Queirazza, Alessandria, Ed. dell’Orso, 1988, pp. 911-918. Nous n’avons pas consulté directement D (Rome, ms. Corsini col. 44 A 7) ni G (Le Mans, Bibl. Municipale, n°6).

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Nous avons travaillé sur les miniatures des manuscrits consultés (surtout A, B et C de Gréban), et sur la reproduction de celles du manuscrit BnF, Roth. I, 7.3, par É. KONIGSON, La représentation d’un Mystère de la Passion à Valenciennes en 1547, Paris, CNRS, 1969, planches I à IX.

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Introduction générale

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crits A, B, C de Gréban, et certaines gravures des imprimés de Michel ont retenu notre attention. Nous ne chercherons pas ici à prendre position dans la discussion sur la relation entre les beaux-arts et le théâtre religieux40. Étant contemporaines, les œuvres « par personnages » et les œuvres iconographiques que nous aborderons ensemble ont des chances de refléter quelques traits saillants de la pensée esthétique ou théologique médiévale. Mais c’est surtout leurs différences, et notamment la logique des programmes iconographiques de manuscrits ou d’imprimés qui seront exploitées. Quand elle aura lieu, la comparaison de la scène avec la toile, l’enluminure ou la gravure aura pour but de mieux saisir le fonctionnement et la signification de la représentation dramatique du corps à la fin du Moyen Âge.

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Voir É. MÂLE, « Le renouvellement de l’art par les mystères à la fin du Moyen-Âge », dans La Gazette des Beaux-Arts, 1 (1904), pp. 89-106, pp. 215-230, pp. 283-301, pp. 379-394, qui nuance luimême sa position dans la préface à la deuxième édition de L’art religieux de la fin du Moyen Âge, Paris, Colin, 1922.

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Première partie L’acteur des Passions dramatiques : entre théologie et mimesis

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Chapitre 1. L’acteur, au cœur des interdits

Introduction : les arrêts du Parlement de Paris (1541, 1548) Alors qu’il bat son plein dans toute la France, le mystère est sommé de disparaître de Paris par le Parlement en 1548. À la même époque, l’Église interdit régulièrement les jeux dans les églises et surveille de près toutes les formes de théâtre1. On peut trouver de nombreuses raisons à l’attitude du Parlement de Paris2 et aux interdictions de l’Église : peur politique de débordements sociaux ; peur religieuse d’une interprétation erronée des textes sacrés, qui favoriserait la Réforme ; mais aussi, peur du corps de l’acteur, dont les faits et gestes semblent ne répondre à aucune norme. Si les théologiens opposent rarement leur veto aux Passions3, l’interdiction des mystères sanctionne des défauts apparus à la pratique, et que leur texte ne laissait pas soupçonner. Ces défauts, d’où peuvent-ils provenir, si ce n’est du fonctionnement même de la « représentation par personnages » de la Passion ? Pourquoi un spectacle qu’ils ont pu appeler de leurs vœux en vient-il à susciter le dégoût des pouvoirs ecclésiastique et politique ? Quoique célèbre, l’arrêt de 15484 est un texte ambigu, et l’interdiction qu’il formule est peu motivée. En effet, pourquoi défendre aux confrères de la Passion de continuer leur ouvrage, alors que par temps immemorial et par privileges a eulx octroyez […] fe[soient] jouer et representer par personnaiges plusieurs beaulx misteres a l’edification et joye du commun populaire sans offense generalle ou particuliere ? Ces glorieux états de fait devraient conduire le Parlement à les soutenir plutôt qu’à inhibe[r] et defend[re] auxd. suppliants de jouer le mistere de la Passion Nostre Saulveur ne austres misteres sacrez. Tout au plus, il laisse les confrères jouer aultres misteres profa-

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1

Voir A. REYVAL, L’Église et le théâtre, Paris, 1924, pp. 63 et suiv. ; K. LOUKOVITCH, L’évolution de la tragédie religieuse classique en France, (1933), Genève, Slatkine, 1977, pp. 7 et suiv.

2

Voir R. LEBÈGUE, La tragédie religieuse en France. Les débuts (1514-1573), Paris, Champion, 1929, pp. 59 et suiv.

3

Pierre Piccard, régent de la faculté de théologie de Paris, appuie les Confrères de la Passion en 1541, selon G. A. RUNNALLS, « La confrérie de la Passion et les mystères. Recueil de documents relatifs à l’histoire de la confrérie de la Passion depuis la fin du XIVe jusqu’au milieu du XVIe siècle », Romania, t. 122 (2004), pp. 135-201, pp. 175-176 ; l’évêque Pierre de Lambert ne censure pas le texte d’Antoine Baptendier, joué à Saint-Jean de Maurienne en 1573, selon G. A. RUNNALLS, Les Mystères dans les provinces françaises, Paris, Champion, 2003, p. 138.

4

Les arrêts de 1541 et de 1548 analysés infra sont cités d’après leur édition par G. A. RUNNALLS et R. CLARK dans G. A. RUNNALLS, « La confrérie de la Passion et les mystères… », respectivement pp. 190-191 et pp. 169-177. L. PETIT DE JULLEVILLE donnait une version tronquée de ces arrêts dans Les Mystères, Paris, Hachette, 1880, t. 1, pp. 420 et suiv., et p. 429, d’après le Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle de Sainte-Beuve, Paris, 1828, vol. 1, p. 246.

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

nes, honestes et licites, sans offenser ne injurier personne. Mais la définition des mystères profanes, et la différence entre les mystères honestes et ceux qui ne le sont pas, restent inexpliquées. Il semble donc que l’arrêt de 1548 soit surtout une façon pour le Parlement de s’opposer au roi, et de chercher à jouer dans la censure un poids égal à celui des privilèges que le souverain accorde si facilement au théâtre5. C’est dans un autre texte que le Parlement a expliqué ses réticences pour les jeux sacrés montés par les confrères de la Passion. L’arrêt de décembre 1541, qui leur interdit de monter le Mystère du Vieil Testament en 1542, est un véritable réquisitoire. Or, entre autres griefs, le procureur général y formule une critique de l’acteur et de sa pratique si virulente qu’elle apparaît comme une cause majeure de la condamnation de ces jeux. Tout d’abord, le procureur crée à plusieurs reprises un lien factice entre l’ignorance des acteurs et leur niveau social. Ceux-ci sont présentés à la fois comme gens non lettrez ny entendus en tels affaires, et [comme] gens de condition infime. C’est leur qualité et encores plus leurs facultez qui leur interdiraient de faire œuvre d’édification en jouant des textes qu’ils ne peuvent comprendre. De fait, on n’apprend pas à lire quand on est ung menuisier, ung sergent a verge, ung tapissier et aultres semblables, mais le sens d’un mythe connu de tous n’en est pas pour autant inaccessible. Quant à l’occasion de judaïsme qu’il y aurait à jouer et à regarder jouer un mystère, elle ne prend sens que dans le contexte de la Réforme, où catholiques et protestants utilisent le judaïsme comme l’exemple même de la lectio des textes sacrés qu’ils refusent6. En soulignant l’amalgame entre l’incompréhension des textes sacrés, le contexte de la Réforme et le statut social des acteurs, Robert Clark a bien montré l’enjeu de l’arrêt de 1541. Le procureur formule le désir que les classes dirigeantes catholiques ne soient pas déssaisies de leur contrôle des textes religieux par des gens de classes sociales inférieures ou de confession différente. En accusant les acteurs d’être, par leur inculture, des sources d’hétérodoxie, les élites politiques et religieuses entendent garder la mainmise sur le pouvoir, entre autres celui que confère la représentation des textes sacrés7. Par ailleurs, qu’elle soit vraie ou fausse, l’image du pauvre artisan allant despendre en ung jour esditz jeux ce qu’il aura gaigner (sic) toute la sepmaine a l’avantage de

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5

Voir J. K. FARGE, « Early censorship in Paris : a New Look at the Roles of the Parlement of Paris and of King Francis I », dans Renaissance and Refornation n°13.2 (1989), pp. 173-183.

6

Voir R. LEBÈGUE, La tragédie religieuse en France : les débuts (1514-1573), Paris, Champion, 1929, pp. 57-58 ; et Le Mystère des Actes des Apôtres. Contribution à l’étude de l’humanisme et du protestantisme français au XVIe siècle, Paris, Champion, 1929, pp. 198 et 202.

7

Je remercie vivement M. le professeur Robert CLARK, de Kansas University, de m’avoir communiqué avant sa parution son article « The Parlement de Paris and the Plays : a reconsideration of the 1548 ban of the “Mystères sacrés” ».

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L’acteur, au cœur des interdits

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souligner la faveur du public pour le hourdement. Mais leur mocquerie, leur derision, à quoi ces spectateurs au départ bien disposés les adressent-t-ils, sinon à ce que le procureur dénonce avec une violence non contenue ? L’arrêt de 1541 propose une critique du jeu, de l’histoire ou de la representation qui met les textes saints en scène. Tant les entrepreneurs que les joueurs sont gens ignares, artisans mécaniques, ne sachant ni A ni B, qui oncques ne furent instruictz ni exercez en theatres et lieux publics a faire tels actes... font d’un interrogatif un admirant, ou autre geste ou prolation ou accent contraire à ce qu’ils dient, ... si bien qu’au lieu d’édification leur jeu tourne à scandale et derision. En effet, c’est un faire, des actes, un dire, c’est-à-dire les faits et gestes des joueurs constituant leur jeu qui est l’une des cibles favorites du procureur. De plus, ce passage célèbre de l’arrêt prend place après une définition, moins souvent citée, de la ficcion véritable que devrait être le mystère. Or, le terme de ficcion en vient à désigner surtout au XVIe siècle une forme esthétique assimilée au mensonge et à la tromperie8. A la même époque, le rapport de la vérité à la fiction a trait à l’art d’écrire, sous la forme de la poetrie9. Ainsi, pour le procureur, ficcion n’est aultre chose qu’une aproche qu’on s’efforce faire au plus prest que l’on peult de la verité. Mais loin d’être cette paradoxale « fiction vraie », qui rend possible l’intelligence […] de la saincte escripture ou d’escriptures prophanes, la ficcion des mystères repose en grande partie sur les faintes, trucages qui donnent l’illusion du vrai, mais dont le fonctionnement aléatoire peut aussi faire sourire, si le Saint Esperit n’avoit pas voulu descendre… Enfin, l’attitude du public contrefaisant quelque langaige impropre […] ou aultre chose malfaicte est elle aussi formulée comme un faire, les spectateurs imitant10 le jeu des acteurs en le déformant pour mieux s’en moquer. De maintes façons, c’est donc le mode de représentation des textes sacrés qui est dénoncé par l’arrêt de 1541. Sous l’égide de la ficcion, le trucage et le travail de l’acteur sont placés sur le même plan, et constituent l’ensemble des formes qui font exister la Passion sur le hourdement. Les acteurs, tout particulière-

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8

F. GODEFROY donne les sens de « façon, apparence, forme », t. 3, Slatkine, 1982, p. 783. TOBLER & LOMMATSCH donnent encore les sens de « Verstellung, Täuschung » et « Erdichtung », « Erfindung », vol. 3, col. 1812. Mais E. HUGUET ne donne plus que « feinte, mensonge, hypocrisie », tome 4, 1976, p. 96.

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Ainsi, pour Jacques LEGRAND, les ficcions sont les produits d’une science qui apprend à faindre et qu’il oppose à la logique et à la versification : la poetrie. Poetrie est science qui aprent a faindre et a fere ficcions fondées en raison et en la semblance des choses desquelles on veult parler, et est ceste science moult necessaire a ceux qui veulent bien parler […] car poetrie ne aprent point a argüer, laquelle chose faict logique, poetrie aussi ne montre point la science de versifier […] poetrie n’est autre chose a dire ne mais science qui aprent a faindre, cité par E. LANGLOIS, Recueil d’arts de seconde rhétorique, (1902), Genève, Slatkine, 1974, p. IX.

10

Pour contrefaire, voir F. GODEFROY : « Agir d’une manière contraire à », puis « imiter, reproduire, dessiner, peindre », et « affecter, faire paraître », t. 2, Slatkine, 1982, p. 273 ; TOBLER & LOMMATSCH, « dagegen machen » puis « nachmachen », « nachahmen », tome 2, cols 793-4. E. HUGUET ne donne plus qu’ « imiter », « prendre pour modèle », « imiter par l’art », « faire semblable ».

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ment, ne sont pas épargnés. Leurs défauts de diction sont soulignés, le plus souvent advient que d’ung mot ilz en font troys, font poinct ou pause au meilleur d’une proposition, sans ou oraison imparfaite… 11. Très technique, cette critique porte sur l’art du bien dire, qui serait maîtrisé par certains acteurs instruitz et exercitez en theatres et lieux publicques a faire telz actes. Qui sont-ils ? Ayant déclaré illégitime le désir de devenir hystrions, joculateurs et battelleurs, le procureur évoque deux fois le jeu de l’acteur comme un métier, fruit d’un apprentissage et qu’un entraînement améliore. Mais c’est pour lui substituer d’autres professionnels du geste et de la parole, les predications [étant] plus decentes pour l’instruction du peuple, anctandu qu’elles se font par theologiens, gens doctes et de sçavoir…. En soulignant la pratique médiocre des acteurs amateurs engagés par les confrères de la Passion, le procureur rappelle peut-être l’émergence de la professionnalisation des acteurs au XVIe siècle12. Mais surtout, il lui offre l’alternative du seul prédicateur pour les spectacles d’édification. Ce que dénonce le Parlement de Paris en 1541, c’est l’usage particulier de l’acteur et de son corps que suppose la « représentation par personnages » des textes sacrés. À l’instar du Mystère du Vieil Testament, le projet initial des Passions, didactique et édifiant, reçoit du jeu des acteurs des caractéristiques nouvelles. Violentes et sans appel, les condamnations qui aimeraient signer la mort du mystère à Paris veulent étouffer ce qu’elles ont pu voir ou entendre comme une mise en question des objectifs premiers du théâtre sacré. Avec ses réussites mais aussi ses échecs techniques, la grande « machine » qu’est le mystère ne met-elle pas en danger la transmission du message chrétien ? Le théâtre sacré devait utiliser le corps de l’acteur comme un instrument de la foi, dont l’Église, elle-même favorable à la dramatisation de l’office, ne lui refuse pas la ressource. Cependant, au cours du jeu, surgit un ensemble de difficultés intrinsèquement liées à la représentation du mythe chrétien en général, et à celle de Dieu en particulier. Dès lors, les arrêts de 1541 et de 1548 apparaissent comme le symptôme du défi que la représentation dramatique des textes sacrés lance à la théologie. Lorsque c’est la Passion qu’on monte, sont ranimées des questions qui ont reçu une formulation théologique précise dans le cadre d’un débat important : la querelle de l’imago Dei, qui opposa les iconophiles aux iconomaques, les parti-

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11

Cette critique était déjà isolée par R. LEBÈGUE dans La tragédie religieuse…, pp. 53-54.

12

Voir E. LALOU, « Les Mystères français de saints et de saintes : un genre médiéval ? », dans Martiri e santi in scena, colloque d’Anagni, septembre 2000, Rome, Centro studi sul Teatro Medioevale e Rinascimentale, 2001, pp. 141-166, p. 154 ; et G. A. RUNNALLS, Les Mystères dans les provinces françaises, Paris, Champion, 2003, pp. 230 et suiv.

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sans du culte des images à leurs adversaires13. Jouer l’Histoire sainte « par personnages », c’est rappeler le succès des premiers, mais aussi la pertinence des arguments de leurs opposants. La représentation de Dieu semble être chose acquise à l’époque des mystères. Mais comme ceux-ci constituent l’un de ses aboutissements les plus accomplis, et qu’ils sont finalement rejetés par le pouvoir, il convient de présenter le débat théorique dans lequel ils s’inscrivent pour mesurer la place qu’ils viennent y occuper. Quelle chance la querelle des images, résolue par la théorie du signe thomiste, laisse-t-elle à l’acteur des Passions dramatiques ?

1. CONTEXTE La querelle des images de Dieu La représentation de l’Homme-Dieu qui est au centre des Passions dramatiques est autorisée par un aspect particulier de la religion chrétienne. Celle-ci consent à mettre Dieu en images, voire se singularise par cette « coupure épistémologique »14. Sur ce point, elle entre en contradiction avec l’Ancien Testament, et notamment avec le deuxième commandement : « Tu ne feras pas de statue ni aucune forme de ce qui est sur la terre en haut, ni de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras pas devant eux et tu ne les serviras pas : car moi, Yahvé, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux... », Exode, 20, 4-515. Dans la perspective chrétienne, le deuxième commandement cesse rapidement d’être un point embarrassant du dogme. Au terme des trois premiers siècles du christianisme, l’usage des images dans le culte est établi et admis par l’Église. Et les protestations virulentes d’un Tertullien dans le De Idololatria, pour fameuses qu’elles soient, témoignent d’une polémique qui ne l’emporte pas sur la pratique des fidèles16. Surtout, une hostilité théorique aux images de Dieu se fait de nouveau jour aux VIIIe et IXe siè-

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13

L’iconomaque est un terme générique désignant « celui qui combat le culte des images », et l’iconoclaste est le « nom de [la] secte d’hérétiques du VIIIe siècle qui firent la guerre aux saintes images ». P.-É. Littré, Dictionnaire de la langue française, (1866-), Chicago, éditions Encyclopaedia Britannica Inc., 1994, t. 3. », A. FURETIÈRE, Dictionnaire universel, (1727), Hildesheim/New-York, Georg Olms Verlag, 1972, rappelle l’équivalence entre les deux termes dans l’usage, à l’article « iconoclaste » : « On les appelle aussi iconomaques, du grec machéoo, je combats ».

14

Voir A. LEUPIN, Fiction et Incarnation. Littérature et théologie au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 1993.

15

Voir aussi Deut. 5, 8-9, 17, 15, et 20, 23. La Bible est citée dans la traduction française d’É. OSTY et J. TRINQUET, Paris, Seuil, 1973.

16

De idololatria, édition et traduction de J. H. WASKINK et J. C. M. VAN WINDEN, Leyde/New York/Copenhague/Cologne, E. J. Brill, 1987, vol. 1.

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cles. Le débat entre iconophiles et iconomaques atteint alors son paroxysme, et n’est résolu que lors du IIe Concile de Nicée en 78717. Le paradoxe du Dieu chrétien Cette querelle trouve son origine dans la dimension paradoxale du Dieu chrétien. Celui-ci est constitué d’une double nature, humaine et divine, visible et invisible, clairement exposée dans le Nouveau Testament, notamment dans les écrits pauliniens. Saint Paul propose une réflexion sur les liens de la chair et de l’esprit, tout particulièrement lorsqu’il évoque le problème du créé et de son créateur, qu’il traduit par l’opposition entre visible et invisible. « [Le Christ] est l’image du Dieu invisible, premier-né de toute la création, parce qu’en lui ont été créées toutes choses, les visibles et les invisibles... », Col., 1, 15-16 ; « c’est par la foi que nous comprenons que les mondes ont été formés par une parole de Dieu, le visible provenant ainsi de ce qui ne paraît pas », Hébr., 11, 3. Le paradoxe du Dieu chrétien constitue le fondement même de la religion de la Révélation, qui offre sa vérité dans un dévoilement progressif, dont le principe, divin, demeure inaccessible. Le chrétien est appelé à vénérer dans le Christ un mystère, sous une forme paradoxale, laquelle se présente au chrétien par le biais de l’Incarnation. Le mystère du Christ, c’est d’être la face visible de l’invisible, l’objet tangible et historique permettant au croyant de postuler l’invisible qu’il ne peut atteindre que par la foi. Pour saint Paul, le chrétien ne voit pas la vérité de Dieu dans le corps du Christ, car la vérité reste inaccessible à l’humain. Mais en même temps, c’est bien le Christ qui, parce qu’il a été homme, c’est-à-dire corps vivant promis à la mort, a révélé Dieu au chrétien. De ce fait, l’adoration des fidèles s’adresse tout naturellement à l’Homme-Dieu, en tant que lieu de la révélation du Verbe divin. Tournée vers le corps du Christ, elle est cependant destinée à ce que celui-ci ne montre pas, à ce vers quoi il fait signe. Par conséquent, le corps de Jésus ne peut être adoré que s’il est considéré comme un système à interpréter, comme un paradoxe à déchiffrer. Pour reprendre les termes du culte des images, il est icône en tant que corps visible, dont il faut sans cesse supposer l’invisible contour. C’est à cette seule condition que l’essence du mystère divin est préservée, et que l’imago Dei est icône, et non idole.

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Voir le Dictionnaire de Théologie catholique, t. 7, articles « Iconoclasme », pp. 575-595, « Idolâtrie(idole) », pp. 602-669, « Images (culte des) », pp. 766-844.

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2. CONFLITS La via media en Occident En Occident, vers 600, Grégoire le Grand met en place les principaux éléments de la querelle suscitée par le culte des images et il leur apporte des réponses possibles, dans les lettres qu’il adresse à Serenus, l’évêque iconoclaste de Marseille, et à l’ermite Secundinus. Que ces missives relèvent du pragmatisme adressé à des ouailles ignorantes ou d’une approche plus ambiguë, où l’image séduit autant qu’elle enseigne18, elles constituent la formulation la plus célèbre de la théologie chrétienne, puis catholique des images. Quand il s’adresse à son évêque, qui détruit les statues pour qu’elles ne fassent pas l’objet d’un culte idolâtre, Grégoire ne conteste pas le primat de l’écriture sur l’image. Il offre simplement à cette dernière un statut particulier : Nam quod legentibus scriptura, hoc idiotis praestat pictura cernentibus, quia in ipsa ignorantes vident, quod sequi debeant, in ipsa legunt qui litteras nesciunt. On peut connaître Dieu de deux façons différentes : par la lecture des textes, par celle des images. Chacune requiert un usage différent de la vue ; le legere est remplacé par le videre, les scriptura par les pictura. Voir les images de Dieu permet aux illettrés de trouver le droit chemin, quod sequi debeant, et remplit la fonction didactique assignée pour les gens cultivés à la lecture des textes sacrés. Picturas imaginum, quae ad aedificationem imperiti populi factae fuerant, ut nescientes litteras ipsam historiam intendentes, quid dictum sit discerent, transisse in adorationem : grâce aux images, les ignorants accèdent aux mystères divins et en tirent l’enseignement nécessaire au salut de leur âme. L’image de Dieu, c’est la lettre des illettrés, un support à la compréhension du message sacré qui ne requiert ni savoir précis ni culture étendue. À ce titre, ce n’est pas à elle que s’adresse l’adoration du fidèle : elle est un lieu transitionnel, une étape entre l’homme et Dieu. Ex visione rei gestae ardorem compunctionis percipiant et in adoratione solius omnipotentis sanctae Trinitatis humiliter prosternantur. Elle inspire la compunctio, prise de conscience par l’homme de sa faiblesse devant la grandeur divine ; celle-ci permet d’éviter la confusion entre le Dieu et sa représentation, entre la visio rei gestae et la sancta Trinitas qui seule appelle la prière et le respect du chrétien19.

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18

Pour une analyse de ces lettres, et de la via media définie par Grégoire le Grand, voir M. SÉGUY, Les romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, Champion, 2001, pp. 158 et suiv. ; J.-Cl. SCHMITT, « Écriture et image : les avatars médiévaux du modèle grégorien », dans Théories et pratiques de l'écriture au Moyen Âge, Littérales 4, pp. 119-151 ; et du même auteur, « L’Occident, Nicée II et les images du VIIIe au XIIIe siècles », dans Nicée II. Douze siècles d’images religieuses, pp. 275-280.

19

Cette lettre est citée d’après le Corpus christianorum, S. Gregorii Magni registrum epistularum libri VIIIXIV, Turnhout, Brepols, 1982, registrum xi, 10, pp. 873-876.

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Bien qu’il établisse clairement la différence entre les images et le divin qu’elles représentent, dont s’inspire toute l’iconophilie chrétienne, Grégoire le Grand souligne aussi le statut problématique de l’imago Dei, entre production et réception. Tout se joue dans la façon de définir, mais aussi de lire l’image de Dieu. S’instaure alors un clivage qui oppose une définition théologique toujours scrupuleuse de l’imago Dei à une réception qui par nature l’est moins, parce qu’elle ne peut a priori être aussi bien contrôlée. En effet, pour respecter le mystère divin dans toutes les représentations de Dieu, il faut non seulement définir correctement l’icône, mais encore interdire l’accès à l’idole qu’elle contient potentiellement. Transformer l’imago Dei en icône, c’est donc lui donner une définition qui mette en évidence la différence entre Dieu et sa représentation ; puis, c’est en rendre la réception impossible sur le mode de l’idole. Les critiques des iconomaques (VIIe-XVIe siècles) Cette définition de l’image suscite la réaction des iconomaques, qui en soulignent les contradictions logiques et ontologiques. L’Incarnation fait exister Dieu de façon réelle, tangible, actuelle ; mais alors, pourquoi l’image qui le représente n’aurait-elle les mêmes qualités ? Le Dieu incarné et sa représentation peuvent tout à fait partager l’appartenance au monde sensible. C’est là le principal grief que du VIIe siècle à la Réforme les iconomaques adressent à leurs adversaires : le culte des images fait revivre autour du corps de Jésus des hérésies que l’on croyait oubliées, et qui distinguaient ses deux natures, divine et hue maine. De fait, au V siècle, pour le dualiste Nestorius, Jésus a uni accidentellement deux natures, mais son existence en fait une créature humaine avant tout. En revanche, selon le monophysisme d’Eutychès, la nature divine de Jésus a plus d’importance que sa condition d’homme, laquelle ne fut qu’une apparence, un simulacre nécessaire à la foi en la Révélation. Dans les deux cas, l’image ne représente que la partie humaine de Dieu, dénominateur commun à leurs deux natures. Elle exhibe l’une des natures de Dieu, en reléguant l’autre au second plan20. Onze siècles plus tard, la Réforme prononce une critique virulente des images qui se concentre sur leur pratique abusive plus que sur leur définition intrinsèque. Zwingli refuse toute place à l’image dans le culte, l’assimilant au paganisme. Dans l’Institution chrétienne, éditée plusieurs fois entre 1536 et 1559, Calvin la réprouve également. Seul Luther finit par concéder un rôle à l’image. Après la lui avoir radicalement refusée en 1522 dans Von der Abtuhung der Bilder, il lui accorde une place considérable, comme son attention soutenue à l’illustration des 20

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Voir A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, Paris, PUF, 1993, pp. 17-21; A. LEUPIN, Fiction et Incarnation, pp. 11 et suiv.

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Bibles et son soutien à Lucas Cranach le suggèrent21. La réponse aux critiques protestantes est bien connue. Elle est formulée lors du concile de Trente, dont le Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints et sur les saintes images du 3 décembre 1563 réaffirme la licéité du culte des images. Ce décret est non seulement une synthèse de discussions houleuses entre catholiques et protestants, mais c’est aussi un effort pour étouffer la « réforme catholique ». Illustrée par Cajetan et son Commentaire de la Somme de saint Thomas d’Aquin (1507-1522), celleci reflète une querelle entre catholiques parallèle à la lutte contre les protestants. Après tant d’autres, le catholique Cajetan s’interroge sur ce que les images montrent de Dieu, et indique sa préférence pour celles qui indiquent qu’Il n’est pas représentable22. Par conséquent, les iconomaques, anciens ou Réformés, mettent l’accent sur le paradoxe logique qui traverse le culte des images. L’idole reste toujours latente dans l’image de Dieu, c’est le risque permanent de Sa mise en images. Si Boèce résout la question dans son Contra Nestorius et Eutychès23, elle resurgit chaque fois qu’il est question de définir et de lire ces images. D’ailleurs, lors du concile de Trente, un point est laissé de côté, témoin d’une controverse toujours vive : c’est la représentation de Dieu le Père et de la Trinité24. Les protestations qui entourent ce thème sont légion. L’invisible en tant que tel échappe à toute représentation ; mais la représentation du Père en majesté, ou du SaintEsprit sous forme d’une colombe existent depuis bien longtemps25. Représenter l’irreprésentable, l’invisible contenu dans la nature divine, et en l’occurrence, dans le mystère de la foi qu’est la Trinité : tel serait donc, pour ses adversaires, le grand péché du culte des images. La prudence des iconophiles Par ailleurs, comment préserver le chrétien de l’idolâtrie vers laquelle la représentation du divin semble fatalement le conduire ? Plutôt que d’ignorer les attaques logiques de leurs contradicteurs, les partisans du culte des images bâtissent d’emblée une réflexion qui tient compte de la méfiance des premiers textes chrétiens pour les représentations de Dieu. « [...] Mes bien-aimés, fuyez l’idolâtrie », Paul, Cor. 1, 10, 14 ; « Petits enfants, gardez-vous des idoles », Jean,

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21

Voir J. WIRTH, « Le dogme en image : Luther et l’iconographie », Revue de l’art, 52 (1981), pp. 9-21.

22

Voir F. BOESPFLUG, Dieu dans l’art, Paris, Cerf, 1987, chapitre vi, pp. 175-198, pp. 251-3 ; « Trente (concile de) », Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Letouzey et Ané, 1946, t. 15, cols. 1414-1508.

23

A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, pp. 248-250.

24

F. BOESPFLUG, Dieu dans l’art, pp. 192-194.

25

Du même auteur, voir La Trinité dans l’art d’Occident (1400-1460), Presses universitaires de Strasbourg, 2000, ch. 1.

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Ép. 1, 5, 21 : à l’instar des Évangiles, ils voient dans les objets du culte, voire dans le culte lui-même, la source d’une idolâtrie qui renoue avec l’esprit païen. Ces objets prétendent représenter la vérité du Dieu et reçoivent à ce titre l’adoration des fidèles. C’est à ce moment que l’image de Dieu devient idole. Elle est le lieu d’une tromperie qui confond Dieu et son image. Il faut donc, pour éviter au chrétien le péché d’idolâtrie, mieux définir la conduite des idolâtres. D’Augustin à Thomas, pères de l’Église et docteurs en théologie se sont attelés à la tâche. « [Le nom d’idolâtres] est donné à ceux qui rendent aux idoles un culte réservé à Dieu »26. Au moment où il définit la Trinité, et en l’occurrence le Saint Esprit, Augustin glisse une définition de l’idolâtre : c’est celui qui en priant fait une confusion de nature entre Dieu et son image. Mais Dieu et ses simulacres n’appartiennent pas au même monde, le monde des évidences sensibles d’un côté, le monde des mystères divins, invisibles et inaccessibles de l’autre. Cependant, les idolâtres doivent-ils être sévèrement punis ? Il n’en est pas question à ce moment dans La Trinité. Mais dans la Cité de Dieu, Augustin prononce la condamnation virulente de la « théologie civile » telle que la pratiquent les païens lorsqu’ils adorent des statues27 ― exemples que lui emprunte en partie Thomas d’Aquin28. Ainsi, pour Thomas, l’idolâtrie est un péché. Et quand Sénèque prétend ne la pratiquer que par convenance sociale, il n’emporte pas plus son assentiment que celui d’Augustin29 ! Cependant, Thomas prend soin de distinguer divers degrés de péché dans l’idolâtrie : celui des hérétiques, qui en adorant les images de Dieu « corrompent […] la foi qu’ils ont embrassée », est plus grave que celui « des idolâtres qui pèchent par ignorance de la vérité »30. D’ailleurs, les causes de l’idolâtrie ne résident-elles pas dans « le plaisir naturel à l’homme en présence d’un portrait » ― « un fait noté par le Philosophe »31 ? Parce qu’elle est fondamentalement incontrôlable et ambiguë, la réception des images de Dieu ne fait pas l’objet d’une condamnation violente chez ces théologiens.

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26

La Trinité, Œuvres de Saint Augustin 15, p. 117.

27

Cité de Dieu, livre vi, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, pp. 45-111.

28

ST, II, q 94, « L’idolâtrie », tome 3, pp. 589-594.

29

A. 1, rép., p. 592 ; Cité de Dieu, pp. 101-109.

30

A. 3, rép., p. 593.

31

A. 4, rép., p. 594.

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3. RÉSOLUTION La translatio ad prototypum – Basile et Jean Damascène Face à leurs contradictions logiques, et aux dangers qu’elles font courir aux fidèles, comment défendre avec efficacité la pratique des images de Dieu ? C’est ce qu’effectue la translatio ad prototypum, théorie de l’image et de son bon usage. Celle-ci trouve une formulation célèbre dans les écrits de Jean de Damas au VIIIe siècle32. Le Discours apologétique de notre père saint Jean Damascène contre ceux qui rejettent les images saintes s’adresse à tout fidèle désireux de « se prosterner » devant Dieu sans « l’adorer ». Si la seconde pratique est sévèrement condamnée, les fidèles se comportant alors comme ceux de l’ancienne Loi face au Veau d’Or, la première est fondée sur une définition de l’image qui empêche définitivement toute confusion avec ce qu’elle représente. Ce qui frappe d’abord dans le Discours, c’est la légitimation des images et de la matière. Bien qu’elle s’adresse au peintre de l’icône, la vibrante profession de foi en faveur des images semble annoncer la trame même des Passions dramatiques : « Quand tu verras celui qui est incorporel et sans contours… prend la forme d’un esclave et soumettre son corps à la quantité, à l’âge et au caractère, alors tu le graveras sur ta planche et tu le donneras à contempler parce qu’il a accepté d’être vu. Grave sa descente ineffable, sa naissance d’une vierge, son baptême dans le Jourdain, sa transfiguration sur le mont Thabor, sa Passion …, ses miracles, … la croix salvatrice, le tombeau, la résurrection, la montée vers les cieux . Grave tout en paroles et en couleurs, dans les livres et sur les planches »33. L’image a été légitimée de manière théorique parce qu’elle procède de l’Incarnation : « C’est du Dieu fait chair, qui a été vu sur la terre en sa chair et qui a vécu parmi les hommes dans son indicible bonté, qui a pris la nature, l’épaisseur, la forme et la couleur de la chair, c’est de lui que nous fabriquons une image »34. Mais de l’Incarnation, l’image reçoit à la fois sa noblesse et sa limite. Elle ne montre qu’une partie des choses qu’elle représente ; et toutes les images, celle de « Dieu et de ses amis » comprises, sont marquées par cette différence ontologique consistant à ne révéler qu’une partie de leur nature. En effet, l’image est « une ressemblance qui caractérise son modèle tout en étant différente de lui en quelque chose ; en effet, elle ne ressemble pas en tous points à l’archétype »35. Cette définition de l’image dans son essentielle imperfection, qui désigne sans la contenir une part de mys-

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32

Voir Jean Damascène. Le visage de l’invisible, traduit par A.-L. DARRAS-WORMS, introduction de C. SCHÖNBORN et de M.-H. CONGOURDEAU, Migne/Brepols, 1994.

33

Ibidem, p. 41.

34

Ibidem, p. 33.

35

Ibidem, p. 42.

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tère, est placée sous le signe de Denys l’Aréopagyte et de ses Noms Divins. Mais surtout, elle concerne toutes les sortes d’images. C’est en tant qu’image parmi d’autres images imparfaites et inadéquates à leur modèle que celle qui prétendrait montrer le Dieu invisible est condamnée : « je ne représente pas par une image la divinité invisible, mais je représente par une image la chair visible de Dieu »36. Après avoir posé la différence ontologique entre toute image et ce qu’elle représente, Jean de Damas invite le spectateur des imagines Dei à évaluer l’intention de leurs auteurs pour juger de la capacité de chacune de celles-ci à être une icône. Toute représentation de Dieu ou des saints est propre à la contemplation si elle vise la gloire des personnes représentées : « Il faut, dans la question des images, rechercher aussi la vérité et examiner l’intention de ceux qui les fabriquent. Si celle-ci est vraie et droite et si elle vise à la gloire de Dieu et de ses saints, … il faut les accueillir et les honorer »37. Une fois cette intention vérifiée, on peut « se prosterner » sans risque devant l’image de Dieu. Dans son imperfection, celle-ci fonctionne alors comme « mémorial », elle suscite le désir d’imitation de qui la contemple : « Je place devant mes yeux l’image des belles actions et des souffrances [du Christ et des amis de Dieu], car par elles je suis sanctifié et oint, et désire les imiter »38. Intervient alors la citation de saint Basile qui fonde la doctrine chrétienne de la translatio ad prototypum : « l’honneur rendu à l’image remonte au prototype »39. Rendre un culte respectueux à Dieu, c’est savoir que l’on n’adore pas la matière « mais à travers elle, ceux qui sont représentés en elle »40. La « similitude » de Thomas d’Aquin La pensée de Jean Damascène, et sa définition de l’image comme ressemblance à partir de laquelle on remonte au prototype, eut un immense retentissement en Occident41. Elle annonce la théologie chrétienne puis catholique de l’image telle qu’elle se présente dans la scolastique, et dont nous avons cherché le modèle dans la Somme théologique de Thomas d’Aquin42.

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36

Ibidem, p. 38.

37

Ibidem, p. 55.

38

Ibidem, p. 62.

39

Ibidem, p. 62, p. 92.

40

Ibidem, p. 92.

41

Ibidem, pp. 11-13 ; A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, pp. 68-69.

42

Bien consciente que l’étude de l’image scolastique reste à faire, et dépasse notre propos (voir F. BOESPFLUG, Dieu dans l’art, note 19 p. 180), nous nous limitons à une lecture précise de la Somme concernant la relation de l’homme à Dieu déterminée par la « similitude ». Elle est exposée no-

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Dans les définitions précédentes, l’image conservait un statut d’objet, de chose existant de façon tangible ou non. C’est même dans cette existence de l’image que résidait son incompatibilité avec la dimension invisible de Dieu. Pour Thomas, l’image existe, mais c’est pour mieux devenir un signe, une « ressemblance », une « similitude », c’est-à-dire « une chose qui, outre l’impression qu’elle produit sur les sens, fait qu’à partir d’elle quelque chose d’autre vient à la pensée »43. En fondant sur elle toute la question 60 de la IIIe partie de la Somme, « l’essence du sacrement », Thomas exploite la définition augustinienne bien connue du signe ; mais il la reformule selon l’héritage aristotélicien. L’image, c’est d’abord du visible, de la matière, éléments qui jouent un rôle capital dans la philosophie du XIIIe siècle. Dans l’un de ses commentaires d’Aristote, Thomas souligne l’importance de cette matière pour accéder à la connaissance. « L’homme ne peut pas comprendre sans images ; l’image est un simulacre d’une chose corporelle, mais la compréhension est compréhension des universaux, qu’il faut abstraire des particuliers »44. Cette approche, qui fonde la théorie thomiste de la connaissance, est reprise dans la question 60 pour déterminer le lien entre le sacrement et ce qu’il désigne. Le sacrement est une chose sensible car « il est dans la nature de l’homme de parvenir à la connaissance des choses intelligibles au moyen des choses sensibles… C’est ainsi que la divine Écriture présente les réalités spirituelles au moyen de comparaisons tirées des choses sensibles »45. Mais ce sensible, cette matière, tombent dans l’oubli dès que l’universel est atteint. Et dans le cadre de la connaissance de Dieu, l’image n’est ni idole ni icône, elle est un pur opérateur, réduit à une simple fonction. La similitudo est un instrument utile à « l’intellect créé », ou « raison naturelle », pour connaître de Dieu ce qui lui est accessible. Ainsi, « en partant de la similitude d’une image, nous pouvons former en nous la représentation de la chose que représente cette image. [Mais] […] cette vision des choses par des espèces ainsi conçues est un autre mode de connaissance que la vue des choses en Dieu »46. Cette dernière est réservée à quelques élus, auquel Dieu fait la grâce d’apparaître. Elle n’est pas du ressort de la raison naturelle47. Car l’intellect contient « une certaine tamment dans I, q. 12 « Comment Dieu est connu par nous », III, q. 25 « Notre adoration du Christ », et III, Q. 60 « L’essence du sacrement ».

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AUGUSTIN, La doctrine chrétienne, introd. et notes de M. MOREAU, annotations et notes complémentaires d’I. BOCHET et G. MADEC, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997, p. 137.

44

In Aristotelis libros De sensu et sensato, De memoria et reminiscentia commentarium, éd. R. M. SPIAZZI, Turin-Rome, 1949, p. 91. Traduit par F. YATES dans L’art de la mémoire, 1966, trad. française par D. ARASSE, Paris, Gallimard, 1975, p. 83.

45

ST, t. 4, III, Q. 60, p. 436.

46

ST, t. 1, I, Q 12 a 9, s. p. 232.

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ST, t. 1, I, Q 12, a. 11, pp. 233-234.

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similitude de Dieu par laquelle l’intellect est capable de voir Dieu » – ce qui explique la vision des bienheureux dans la « lumière de gloire ». Mais la « chose vue », c’est-à-dire l’image même de Dieu, est essentiellement différente de Lui : ainsi, « par aucune similitude créée l’essence de Dieu ne peut être vue, de telle sorte que cette image représenterait la divine essence telle qu’elle est en ellemême »48. Une fois ces limites posées, la latrie pour les images du Christ est autorisée, car on n’y adore que la « créature raisonnable », à savoir une partie de Dieu : « Nous rendons une adoration de latrie à l’image du Christ, vrai Dieu, non pas à cause de l’image elle-même, mais à cause de la réalité qu’elle représente »49. La « similitude » de Thomas d’Aquin se distingue des pensées précédentes sur un point capital. Certes, l’image de Dieu est justifiée dans la Somme comme chez Jean Damascène par son lien à l’Incarnation : « Parce que sous la nouvelle alliance Dieu s’est fait homme, il peut être adoré sous son image corporelle »50. Cependant, dès que le prototype divin est compris comme le but du spectateur de l’image, celle-ci n’est même plus caractérisée par son essentielle imperfection comme chez Jean de Damas. Elle est beaucoup moins importante que le processus dans lequel elle s’inscrit. D’une certaine façon, la réflexion thomiste prend l’image en compte pour mieux la mettre de côté. Reconnaissant dans un premier temps son existence sensible, elle lui donne un rôle plus qu’elle ne s’intéresse à sa nature propre. La « similitude » n’est qu’une fonction permettant à la raison naturelle d’entretenir un lien avec Dieu. Simple médiatrice, utile trait d’union, l’image de Dieu définie comme « similitude » ne peut pas véhiculer l’idolâtrie.

4. RÉMANENCE L’acteur, singe de Dieu La translatio ad prototypum de Jean Damascène puis la « similitude » thomiste ont des répercussions considérables sur les représentations du divin. Jusqu’au XVIe siècle, ces approches légitiment les images de Dieu en donnant les moyens de les traiter en bon chrétien51. Mais elles ne peuvent empêcher qu’à

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ST., t. 1, Q 12, a 2, pp. 223-224.

49

ST, t. 4, III, Q 25, pp. 195-200.

50

ST, Q 25, a. 3, s. 1, p. 198.

51

Voir F. LECERCLE, « Des yeux pour ne point voir. Avatars de l’idolâtrie chez les théologiens catholiques au XVIe siècle » dans Théories et pratiques de l’écriture au Moyen -Age, pp. 35-51, pp. 41 et suiv.

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chaque représentation de Dieu, les questions résolues par la définition scolastique de l’imago Dei comme « similitude » se posent à nouveau avec force. Ainsi, cette représentation ne cherche-t-elle pas à s’imposer et à retenir l’attention au lieu de conduire son spectateur vers les vérités invisibles ? En donnant un corps à Dieu et aux mystères qui l’entourent, les Passions dramatiques rencontrent naturellement ces écueils. La représentation des « images de Dieu » par des corps d’acteurs apparaît donc comme un spectacle à risque. Son accomplissement exhibe les contradictions propres au culte des images, pour des raisons profondes, où le jeu est rejeté parce qu’il compromet la possibilité pour le corps de l’acteur d’effectuer le lien entre l’homme et son Dieu. L’interdiction du jeu correspond à des barrières théologiques profondes, inscrites dans la langue même. Le jougleor, le jougleur, devient jongleur parce qu’il est assimilé au jangleur, au menteur52. La théologie et l’art corporel ne peuvent fonctionner de concert ; et dès l’origine, raconter une histoire par le geste, c’est faire croire, et produire du faux, de la fabula, ce à quoi excellent pour Isidore de Séville les acteurs masqués, ces hypocritae qui trompent leur public, x, 118-12053. Plus généralement, l’assimilation de l’art à la falsification, et de l’imitation au mépris de la Création divine conduit au procès de l’ars simiae tel qu’il est mené par exemple dans le Roman de la Rose. Parce qu’il crée en lieu et place de nature, l’art doit être proscrit. Ars mendie près de Natura les originaux de la création, dont il ne fournit que de pâles et trompeuses copies. Ce procès trouve sa formulation exemplaire dans l’étymologie du singe donnée par Hugues de SaintVictor : Simiae latine vocantur eo quod in eis similitudo rationis humanae sentitur. Le singe, c’est celui qui joue d’une ressemblance inscrite en lui pour paraître autre qu’il n’est54. Tout acteur devient le singe de Dieu, et au lieu de faire signe vers Lui par la ressemblance qu’il porte, il la tourne en dérision. Le rejet du corps de l’acteur dit d’une autre façon les rapports de l’art à la nature, de la Création à la création, et de Dieu à sa créature. Révélateur puissant de la question théologique de l’image et de la ressemblance, le corps l’est surtout grâce aux gestes qui l’animent. Pour les théologiens

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BLOCH & WARTBURG, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF, 1964, p. 351. Sur la désignation des acteurs indifféremment par mimus, histrio, ou joculator, puis jougleur, et sur l’évolution des connotations de ces termes, voir J.-Cl. SCHMITT, op. cit., p. 269 ; E. K. CHAMBERS, The Mediaeval Stage, t. II, Appendix B « tota joculatorum scena », pp. 230-233.

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ISIDORE DE SÉVILLE, Etymologiae sive originum libri XX, « de ethopoeia », éd. W. M. LINDSAY, Oxford, (1911), 1989-1991, livre x, § 118-120 : « Nomen autem hypocritae tractum est ab specie eorum qui in spectaculis contecta facie incedunt, distinguentes vultus caeruleo minioque colore et ceteris pigmentis, habentes simulacra oris lintea gipsata et vario colore distincta, nonumquam et colla et manus creta perungentes, ut ad personae colorem pervenirent et populum, dum [in] ludis agerent, fallerent ; modo in specie viri, modo in feminae, modo tonsi, modo criniti, anuli et virginali ceteraque specie, aetate sexuque diverso, ut fallant opulum, dum in ludis agunt ».

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Voir R. DRAGONETTI, « Le “Singe de Nature“ dans le Roman de la Rose », dans La musique et les Lettres. études de littérature médiévale, Genève, Droz, 1986, pp. 369-380.

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médiévaux, l’ensemble des gestes de l’acteur pourrait être désigné par un terme à la lourde hérédité : la gesticulatio55. Ainsi, selon Honorius d’Autun, « les jongleurs seront-ils sauvés ? Nullement ! Car de toute leur âme, ils sont les serviteurs de Satan. Ils n’ont pas connu le Seigneur, dit le Psalmiste. C’est ainsi que Dieu les a jetés »56. Pourquoi le salut leur est-il refusé ? C’est leur intentio, la façon dont ils se comportent et à laquelle ils mettent tous leurs soins qui est mise en cause. Le terme n’a rien de psychologique, il recouvre plutôt, au sens propre, l’effort physique qui caractérise leur comportement, et que la déformation de leur visage reflète. Par une utilisation de leur corps contre nature et contre Dieu, les joculatores se situent du côté du diable, et ils appellent sur eux les tourments infernaux. Un siècle plus tard, pour Thomas de Cabham, « les gens qui déforment et transforment leurs corps en faisant des sauts et des gestes honteux, en se dénudant, en faisant d’horribles grimaces et autres actes semblables sont promis à l’enfer, à moins d’abandonner ces pratiques »57. Les déformations infligées au corps humain sont clairement soulignées. Les gestes de l’acteur, qui produisent une modification de la forme originelle du corps humain, sont coupables dans l’ordre de la Création. C’est pourquoi, très souvent, le geste condamné relève de la grimace ou du déguisement. Décriant l’histrion, Isidore de Séville retenait en particulier une catégorie d’acteurs. Caractérisés par une parure féminine, ils portent le signe d’une double inversion, celle des sexes, mais aussi celle de l’image de Dieu contenue dans tout corps humain58. Par conséquent, se masquer, grimacer, gesticuler, c’est rappeler sans cesse qu’on porte en soi la marque de la chute qui a brouillé l’image de Dieu présente à l’origine dans le corps humain. Plus que tout pécheur, l’acteur fait mauvais usage de l’imago Dei contenue dans son corps. Il produit alors une simulation qui trompe son public sur lui-même et sur ses objectifs, en lui faisant croire qu’il cherche la gloire de Dieu et non la sienne, comme le signale Augustin lorsqu’il analyse la fausse gloire des histrions. « Donner son bien à des histrions est un vice monstrueux », car ceux qui les louent « prennent pour bien ce qui est mal », c’est-à-dire apprécient le jeu en lui-même. Mais le comportement des

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Voir J.-C. SCHMITT, « Gestus. Gesticulatio. Contribution à l'étude du vocabulaire latin médiéval des gestes », dans La lexicographie du latin médiéval et ses rapports avec les recherches actuelles sur la civilisation du Moyen Âge, Paris, CNRS, 1981, pp. 377-90.

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« Habent spem joculatores ? Nullam ; tota namque intentione sunt ministri Satanae ; de ipsis dicitur : “ Deum non cognoverunt ; ideo Deus sprevit eos et Dominus subsannabit eos, quia derisores deridentur“ », [je traduis], Elucidarium, livre second, §58, cité par Y. LEFÈVRE dans L’Elucidarium et les Lucidaires, Paris, De Boccard, 1954, p. 428.

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« Quidam transformant et transfigurant corpora sua per turpes saltus et per turpes gestus, vel denudando se turpiter, vel induendo horribiles larvas, et omnes tales damnabiles sunt, nisi relinquerint officia sua », [je traduis], texte cité par E. K. Chambers, The mediaeval stage, t. 2, appendice G, pp. 262-263.

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Texte cité et traduit note 53.

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histrions est à l’origine de ce mal, parce qu’ils « fei[gnent] d’être juste[s] tout en ne l’étant pas ». Dès lors, « si ceux chez lesquels est largement répandu [leur] réputation élogieuse pensent qu’il[s] ne vi[vent] de cette façon que pour Dieu, ces derniers ne se trompent pas sur la chose, mais ils se trompent sur l’homme : en effet, ce qu’ils croient bon est bon, mais celui qu’ils croient bon n’est pas bon »59. L’Adam du Paradis Terrestre, qui nommait sans effort les créatures parce qu’il y lisait la ressemblance divine, est privé de cette capacité après le péché, qui donne au corps la possibilité de se transformer jusqu’à la vieillesse et à la mort60. Lorsqu’il regarde un acteur, le chrétien se trouve dans la position d’Adam après la Faute. Il n’a aucune chance de retrouver la trace de Dieu dans le corps de l’acteur, dont les contorsions multiples constituent une image amplifiée de la ressemblance perdue.

Conclusion : l’acteur, jongleur de Dieu ? Le grand spectacle des mystères provoque les interdictions du Parlement de Paris parce qu’il relance un débat théologique houleux, qui avait trouvé une conclusion solide dans la translatio ad prototypum puis dans la « similitude » thomiste. Parallèlement, l’Église est la première à revendiquer le principe d’une image de Dieu en mouvement qui favorise l’édification des humbles. Mais très vite, le jeu s’affirme avec une force que le pouvoir tente de juguler, et la participation de l’acteur à une entreprise d’édification semble compromise. Quelle que soit l’intention qui préexiste à son jeu, n’est-il pas avant tout un gesticulateur ? Comment le singe de Dieu pourrait-il faire signe vers Lui ? Au milieu de ces contradictions, le mystère de la Passion se joue. Le défi qu’il relève est donc à l’origine théologique. Qu’ils jouent Dieu ou l’un de ses proches, les acteurs de la Passion parviendront-ils à être des « similitudes » conduisant le spectateur vers Lui – des « jongleurs de Dieu » ? L’image est mystique, et vient de la célèbre lettre de Bernard de Clairvaux sur les « moines blancs ». Le jongleur, c’est l’idiot de Dieu, celui qui dans la tradition paulinienne a Sa préférence. Jongleur et moine blanc pratiquent l’inversion systématique des valeurs du monde, l’un par la retraite monastique, l’autre par l’usage qu’il fait de son corps, « car en vérité », dit Bernard au chanoine Ogier, pour l’inviter à choisir l’humilité des « moines blancs », « que semblons-nous faire d’autre aux yeux des gens du monde que de jouer, puisque ce qu’ils convoitent en ce monde, nous, au contraire, nous le fuyons, et ce qu’ils fuient, nous le convoitons, à la

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Homélies sur l’évangile de Saint Jean LXXX-CIII, traduction, introduction et notes par M.-F. BERROUARD, Bibliothèque Augustinienne, 1998, homélie C, 2, pp. 375-377.

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Voir C. LUCKEN, « Écriture et vocation des Bestiaires », dans Compar(a)ison, An International Journal of Comparative Literature, 1 (1996), pp. 185-202.

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façon des jongleurs et des acrobates, qui se tiennent, la tête en bas et les pieds en l’air, à l’encontre de ce qui est naturel aux hommes, ou marchent sur les mains, et ainsi attirent à eux tous les regards ? Ce n’est pas ici un jeu d’enfant, ce n’est pas du théâtre, lequel, par des contorsions obscènes de femmes, excite la sensualité, représente des actes honteux, mais c’est un jeu joyeux, honnête, grave, admirable, délectable aux yeux des spectateurs célestes. Il jouait à ce jeu chaste et religieux, celui qui disait : “Nous avons été livrés en spectacle aux anges et aux hommes”, Cor. I, 4, 9 ». Refuser la loi du monde, c’est lui emprunter ses formes négatives pour mieux le dénoncer. Déformant son corps de manière paroxystique, le jongleur offre à Dieu la prière du pécheur. À l’humiliation du corps correspond celle de l’esprit, qui seule peut attirer la grâce du Seigneur et apporter le salut : « Jouons nous aussi pour l’instant à ce jeu, de façon que l’on se joue de nous, que nous soyons remplis de confusion, humiliés, jusqu’à ce que vienne celui qui “dépose les puissants et exalte les humbles”, Luc, 1, 52 »61. À l’instar du jongleur de Dieu, jamais les acteurs ne devraient oublier qu’ils sont des créatures à la recherche de la ressemblance perdue après le péché originel. Mais ils sont avant tout des acteurs, qui produisent une mimesis particulière du mythe chrétien, c’est-à-dire une image relevant de la représentation dramatique. Pour évaluer la portée théologique et religieuse des images de Dieu dans les Passions dramatiques, c’est à la forme singulière que leur donne le « jeu par personnages » qu’il faut maintenant s’intéresser : quel type de mimesis les Passions choisissent-elles pour donner le spectacle de Dieu ?

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BERNARD DE CLAIRVAUX, Lettres, t. 2 (lettres 42-91), introd. et notes par M. DUCHET-SUCHAUX, trad. par H. ROCHAIS, Paris, Cerf, 2001, lettre 87, p. 475. Sur cette interprétation, voir Dom J. LECLERCQ, « Joculator et saltator. Saint Bernard et l’image du jongleur dans les manuscrits », dans J. G. PLANTE (éd. sc.), Translatio Studii. Manuscripts and Library studies honoring O. L. Kapsner, Collegeville, Minnesota, St John’s University Press, 1973, pp. 124-148 ; et J.-Cl. SCHMITT, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, (1990), 1992, pp. 316 et suiv.

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Chapitre 2. Quelles mimesis pour les Passions dramatiques ? Introduction : le corps de l’acteur, grand absent des Passions ? « Que savons-nous du jeu de l’acteur ? Peu de choses, sinon rien »1 : réfléchissant sur la pratique de la scène à l’époque médiévale, Jean Duvignaud souligne la difficulté à laquelle nous sommes confrontée. Dans les Passions comme autour d’elles, où trouver les traces des corps qui produisent la mimesis de l’histoire du Christ ? Allons-nous les mettre au jour grâce aux archives faisant état des représentations dramatiques ? Ce serait faire confiance à des documents aussi rares que sélectifs. En effet, puisque la représentation d’un mystère est fréquente, pourquoi y consacrer un document officiel ? Si une représentation est consignée dans un procès-verbal du conseil de la ville, c’est qu’elle a eu maille à partir avec la justice. Un incident, interne ou périphérique à la représentation, aura rendu nécessaire cette minute. Autre source d’information possible, les livres de comptes font parfois mention des dépenses demandées par l’organisation d’un mystère. On dispose aujourd’hui de plusieurs de ces témoins précieux, comme le célèbre livre de conduite et de comptes de la Passion de Mons2, celui de la Passion de Châteaudun3, de Valenciennes4, ou encore, le Registre du Mystère de la Passion jouée à Saint-Jean de Maurienne en 15735. En tous cas, les représentations qui se déroulaient sans encombre ou celles que des particuliers organisaient sans support institutionnel n’ont laissé aucune trace écrite. De plus, ni l’intérêt de la représentation ni le fait qu’elle en soit une n’ont motivé l’écriture d’aucun de ces documents. Il faudra donc les manier avec précaution, puisque leur objectif n’était pas de rendre compte de la représentation théâtrale ni du jeu de l’acteur en tant que tels. Par ailleurs, ni la pratique de la scène ni l’écriture du mystère en tant que texte destiné à la représentation ne font l’objet d’une définition théorique. En effet, dans les arts poétiques du XVe ou du XVIe siècle, le mystère n’est prati-

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1

J. DUVIGNAUD, L’acteur, (1965), Paris, l’Archipel, 1993, p. 55.

2

G. COHEN, Le livre de conduite du Régisseur et le compte des dépenses pour le Mystère de la Passion jouée à Mons en 1501, Paris/Strasbourg, Istra/Champion, 1925.

3

M. COUTURIER et G. A. RUNNALLS, Le compte du Mystère de la Passion : Châteaudun 1510, Société Archéologique d’Eure et Loir, Chartres, 1991.

4

E. KONIGSON, La représentation d’un Mystère de la Passion à Valenciennes en 1547, Paris, CNRS, 1969.

5

Dans Les Mystères dans les provinces françaises, pp.127-189. Voir aussi U. CHEVALIER et P. GIRAUD, Le Mystère des trois Doms représenté à Romans en 1509 et publié avec le compte, Lyon, 1887.

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quement jamais mentionné. Et quand il l’est, il n’est pas nécessairement désigné comme un texte dont la vocation était d’être joué par des acteurs. Cette carence théorique pose plusieurs problèmes : dans quelle mesure les mystères de la Passion étaient-ils destinés à la représentation ? Et si tel est le cas, quelle était la forme de cette représentation ? Il reste qu’on ne peut s’étonner que l’acteur soit le grand absent, sinon des Passions, du moins de textes théoriques n’ayant pas présidé à sa réalisation. L’enquête est-elle plus fructueuse si nous revenons aux marques du jeu propres au texte dramatique : les didascalies, souvent appelées rubriques en raison de la couleur rouge qui était le plus souvent la leur dans les manuscrits ? Indiquant le nom du personnage qui va prononcer une réplique, la didascalie décrit aussi les costumes, les déplacements, les gestes et le ton, elles semblent dresser le programme du spectacle. Est-ce là l’alphabet du corps de l’acteur ? Tout dépend de la portée que nous leur accordons. En réalité, pas plus que dans le théâtre ultérieur, ces indications ne sont un reflet de la pratique théâtrale qu’auraient observée les Passions. En tant que « conditions d’énonciation »6, elles permettent seulement la reconstitution d’une image possible des corps sur la scène médiévale ; et nous ne saurions proposer une réflexion sur le jeu de l’acteur dans les mystères de la Passion en nous appuyant uniquement sur un élément par nature si fragile et mouvant7. Les éditions sur lesquelles nous travaillons illustrent à la perfection la nature fluctuante de la didascalie dans le texte théâtral en général, et dans les Passions en particulier. Ainsi, elles ne contiennent qu’un exemple des didascalies possibles pour chacun de nos textes. Toutes assument un caractère arbitraire qui procède d’une conscience historique et esthétique de la nature de la didascalie. Grace Frank signale qu’elle a créé entre crochets des indications de jeu pour la Passion du Palatinus8. Comment analyser ces passages ajoutés, et quelle valeur accorder à un texte ainsi créé de toutes pièces ? Dans son édition de la Passion Nostre Seigneur, M. Runnalls suggère une réponse à cette embarrassante question. Sans chercher comme Grace Frank à produire un effet de vraisemblance linguistique en proposant des didascalies proches de la langue originale, il établit

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Définitions et citation extraites de l’article « Didascalies » par Anne ÜBERSFELD, dans M. CORVIN, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris (1995), 1998, vol. 1, p. 507.

7

M. ISSARACHOFF, Le Spectacle du discours, Paris, José Corti, 1985 : « [l]e discours didascalique est soit (normalement) subordonné au dialogue, dans le cas de ses fonctions verbales (nominative, destinatrice, mélodique et locative), soit autonome dans le cas de ses fonctions visuelles », p. 40. Subordonné, c’est un élément secondaire ; autonome, c’est une écriture parallèle, dont la composition ou la destination reviennent au régisseur, aux acteurs et aux lecteurs.

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« [L]es noms des interlocuteurs, comme les jeux de scène, [...] ont été ajoutés dans cette édition... », La Passion du Palatinus, p. IV.

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Quelles mimesis pour les Passions dramatiques ?

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en français moderne de nombreuses indications de jeu, absentes du manuscrit 1131 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Bien entendu, aucune de ces didascalies n’entrave la lecture ni ne suscite l’étonnement. À chaque fois, on imagine sans peine l’acteur joignant le geste à la parole, puisque les didascalies ajoutées par les éditeurs « sont rétabli[e]s, autant que possible, d’après les indications que pouvaient fournir la pièce elle-même et les manuscrits apparentés »9. Autrement dit, les éditeurs contemporains fournissent avec leurs didascalies imaginaires un travail de copiste médiéval. Ultimes fatistes des Passions, ils proposent une organisation des gestes de l’acteur toujours possible, jamais certaine. De la même façon, chacun des originaux devait contenir à la fois des didascalies copiées de l’original précédent et de nouvelles indications de jeu. Comme celle des documents historiques, la lecture des didascalies de nos éditions nous apporte donc sur le jeu de l’acteur des Passions un éclairage saisissant mais trompeur. Elle propose une hypothèse de jeu, et ne renseigne pas de manière fiable sur la pratique de la scène telle qu’elle a été menée pendant les représentations de Passions. L’examen des didascalies dans les manuscrits de Passions ne permet guère mieux d’imaginer les formes du jeu de l’acteur. Ainsi, « l’absence de notes marginales est exceptionnelle dans l’ensemble de la tradition manuscrite »10. Les originaux, supports directs d’une représentation, contiennent autant de didascalies que les copies à usages de clercs ou les copies luxueuses11. Et malgré quelques différences de formes et de nombre, elles ne permettent pas de savoir si les manuscrits étaient destinés à la lecture ou à la représentation. Ainsi, les manuscrits I et J sont de brefs fragments de la première Journée, où les indications de jeu, fréquentes, sont données à la droite du nom du personnage ou du vers qu’elles doivent accompagner, les pauses étant écrites à gauche. C’est donc leur position dans la page qui permet de distinguer les didascalies des répliques, comme dans le manuscrit K. I et J ont-ils été copiés avant ou après une représentation, pour conserver la trace d’un spectacle réussi ou pour permettre l’organisation d’un autre qui s’en inspire ? Très abîmées, ces copies fragmentaires, qui ne présentent que la Nativité et les Rois mages, contiennent

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Ibidem, p. IV.

10

D. SMITH, « La question du Prologue… », p. 148.

11

Sur ces désignations, voir E. LALOU et D. SMITH, « Pour une typologie des manuscrits de théâtre médiéval », dans Fifteenth century Studies, 13 (1988), pp. 569-579 ; D. SMITH, « La question du Prologue… », où un original se caractérise par « la disposition du volume (en une journée), le format (infolio), la mise en page (écrit à pleine page, absence de justification et de réglure, et surtout, les nombreux crochets alinéaires avec ou sans didascalies », p. 147 ; une mise en page « sur deux colonnes, justifiées, la rubrication et les peintures » identifient une « belle copie » ou un manuscrit de luxe, p. 150.

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néanmoins un texte de qualité, formé de répliques complètes et peu fautives. Ce sont donc des documents qu’on pouvait utiliser pour monter un spectacle, leur médiocre état de conservation étant peut-être un indice supplémentaire de leur usage pratique. À l’opposé de ces manuscrits se trouvent les exemplaires de luxe dits A, B, C, de belle facture mais mal conservés pour C. B et C contiennent un nombre plus important de didascalies que A. Pour ce dernier, son copiste Jacques Richer a supprimé les didascalies considérées comme des traces de la représentation, afin de produire une version de la Passion avant tout destinée à la lecture dévote – probablement celle de ses premiers propriétaires, Louis de Luxembourg et Marie de Savoie12. Mais C, qui contient de nombreuses didascalies et des enluminures encore plus nombreuses et remarquables, est également destiné a priori à la lecture de son riche propriétaire. Le nombre de didascalies dans les manuscrits de luxe est donc variable, et il n’indique pas de manière fiable un rapport entre le texte et sa mise en scène. Surtout, qu’en est-il des manuscrits E, F, G et H ? S’ils sont plus soignés que I et J, et présentent le texte complet d’une (G), de deux (F), ou de trois (E) Journées, les didascalies y interviennent également en nombre variable. Là encore, elles se distinguent des répliques, à droite du texte, ou soulignées (E, F). Ces manuscrits ont donc pu avoir la scène pour finalité et être simplement mieux conservés que I et J. Mais ils ont aussi pu être copiés par des clercs désireux de s’en servir pour composer d’autres textes pieux – notamment pour le manuscrit F, de plus petit format. Il reste que certains manuscrits moins luxueux – de plus petit format, sur une seule colonne – contiennent un grand nombre de didascalies, comme le manuscrit D. Mais c’est aussi le cas du manuscrit de la Passion de Semur, alors qu’il est de grand format et ressemble plutôt à I et J. Il est donc difficile d’affirmer que les manuscrits contenant un grand nombre de didascalies ont servi à la lecture plutôt qu’à la représentation, surtout pour Semur, dont les couches successives de composition et les ajouts nombreux permettent d’imaginer des récritures au fil de représentations variées. De même, il est difficile d’assimiler les didascalies aux vers narratifs du manuscrit Palatinus Latinus 1969, desquels Grace Frank conclut qu’il « a servi à la lecture plutôt qu’à la représentation»13. En tous cas, l’examen parallèle de certaines scènes sur l’ensemble des

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Ibidem, p. 150.

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La Passion du Palatinus, p. IV.

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manuscrits de Gréban permet de dire que certaines didascalies sont parfois ajoutées sans éclairer le lecteur sur la mise en scène de ces moments14. Par conséquent, les didascalies permettent à celui qui est avant tout leur lecteur une visualisation du dialogue « par personnages ». Mais ce lecteur peut avoir plusieurs objectifs, de la méditation dévote à la préparation d’une mise en scène. C’est donc de vision et non de vue qu’il sera ici question. La didascalie n’apporte pas de témoignage, si ce n’est sur un habitus visuel, peut-être commun aux arts plastiques et à la scène. Rien de précis ne peut donc être conclu des didascalies pour imaginer le jeu de l’acteur, car elles ne leur dictent aucun geste. Mais rien ne nous empêche, non plus, de les lire comme l’une des formes possibles du jeu. À moins de renoncer à réfléchir au corps de l’acteur, et à la mimesis du mythe chrétien qu’il propose dans les Passions dramatiques, force est de trouver le geste dans le texte – mais quel texte ? Nous avons d’abord réuni les allusions aux mystères et à leur mise en scène effective dans les traités théoriques du XVe et du XVIe siècles. Et c’est l’absence de théorie unifiée des mystères, écriture et jeu compris, qui a engendré notre démarche. Face à ce vide, mais aussi face à l’importance du fait théâtral des mystères à la fin du Moyen Âge, nous avons situé ces textes et leur représentation dans une histoire de la mimesis et du jeu de l’acteur où ils occupent nécessairement une place, même s’ils ne la théorisent pas. L’acteur est alors soit le rouage d’un système dont la « re-présentation » définie à l’origine par la Poétique aristotélicienne fournit un modèle, soit le simulateur platonicien qui infléchit à sa guise toute mimesis et mérite pour cette falsification d’être chassé de la cité. Entre « re-présentation » aristotélicienne et simulation platonicienne telles que le Moyen Âge se les représentait, quel est le choix des Passions dramatiques ?

1. UNE MIMESIS SANS THÉORIE Des textes sans art poétique Aucun des arts poétiques ou des arts de seconde rhétorique du XVe ou du XVIe siècle que nous avons consultés15 ne contient le terme de mystère, ni a for-

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Rien n’est dit sur l’éventuelle âme de Jean-Baptiste issue de son corps au moment de sa mort, alors qu’on a parfois pris la peine d’ajouter, en note marginale, une indication gestuelle supposée par la réplique – A, ycy le decol, 84 v° ; F, Ycy decolle S. Jehan, 46 r° ; mais rien dans B ni C. Les copistes de A et F ont donc préféré la redondance entre le geste obligatoire et la didascalie externe à l’enregistrement d’un détail scénique important. Voir infra, pp. 189-190, p. 191 note 38, p. 193.

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tiori celui de Passion au sens de forme dramatique. Dans son Art de Rhétorique publié pour la première fois par Antoine Vérard en 1493 puis à Toulouse et Poitiers en 149916, Jean Molinet déclare les rimes croisées bonnes à faire jeuz, p. 313, et une certaine taille de vers sizains, propres aux moralitez et jeux de personnages, p. 218. Selon lui, hystoires et farses font un bon usage de la rime doublette ; et hystoires semble désigner des textes dramatiques, puisqu’il cite à propos de la balade fatrisée l’Ystoire de Saint Quentin17, ou l’escuier trouva Maurice mutilé sur les champs, p. 239. Thomas Sébillet traite au chapitre VIII de son Art Poétique françois du dialogue, et ses espèces, comme sont l’Eclogue, la Moralité, la Farce18, puis évoque à plusieurs reprises les jeux. Joachim du Bellay, cherchant quelz genres de Poëmes, doit elire le Poëte Françoys, oppose aux Comedies et Tragedies les Farces, et Moralitez19. Jacques Peletier du Mans, proposant d’écrire des comédies véritables, les distingue lui aussi de forces Moralitez et teles sortes de jeuz. Auquel le nom de comedie n’est pas deu20. Quant à Pierre de Laudun des Aigaliers, il se limite aux farces, qu’il considère comme une forme mineure de la comédie, et n’en signale que la brièveté, car coutumierement on ne la faict que de trois et quatre cent carmes21. Du XVe au XVIe siècle, moralité, jeu, farce, ou histoire constituent donc les termes favoris des arts poétiques pour désigner leur théâtre contemporain. Cependant, mystère, ou mistère, est le terme le plus fréquent dans l’incipit des manuscrits ou des imprimés de textes dialogués22. Par ailleurs, puisque mistère est utilisé dans les lettres patentes de Charles VI autorisant sa représentation en décembre 140223, et que le Parlement de Paris emploie mistère pour l’interdire en

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Recueil d’arts de seconde rhétorique, E. LANGLOIS (éd.), (1902), Genève, Slatkine, 1974. Cet ouvrage contient sept arts de seconde rhétorique qu’on peut dater de 1405 à 1525. La « seconde rhétorique » désigne soit les vers par opposition à la prose, soit la langue vulgaire par opposition au latin. Nous avons aussi consulté Eustache Deschamps, L’Art de dictier, édition, traduction et introduction par D. M. SINNREICH-LEVI, East Lansing, Colleagues Press, 1994 ; Le Grand et vrai art de pleine rhétorique de Pierre Fabri (1520), publié avec introduction, notes et glossaire par A. HÉRON, 1889 ; GRATIEN DU PONT, Art et science de rhetoricque metriffiee, Genève, (1559), Slatkine reprints, 1972 ; CLAUDE DE BOISSIÈRE, L’Art poétique reduict et abregé (1554), Genève, Slatkine reprints, 1972.

16

Recueil d’arts de seconde rhétorique, pp. 214-252. Sur les points évoquant les mystères, ce texte est repris par l’anonyme Art et science de rhétorique vulgaire daté de 1524-5, Ibidem, p. LXXIV.

17

Texte édité par H. CHATELAIN, 1909, Richelieu, 4 RF 584.

18

Art Poétique françois, éd. F. GAIFFE remise à jour par F. GOYET, Paris, Nizet, 1988.

19

J. DU BELLAY, La Deffence et illustration de la langue françoise (1549), éd. et dossier critique de J.-C. MONFERRAN, Genève, Droz, 2001.

20

L’Art Poétique departi an deus livres, (1555), Genève, Slatkine, 1971.

21

L’Art Poétique françois, (1597), Genève, Slatkine, 1971.

22

G. A. RUNNALLS, « Titles and genres in medieval French Drama », (1980), repris dans Études sur les Mystères, Paris, Champion, 1998, pp. 51-57, p. 55.

23

L. PETIT DE JULLEVILLE, Les Mystères, t. 1, p. 417.

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1541 comme en 154824, il est étonnant que ce terme ne soit pas mentionné dans des ouvrages dont l’ambition est de proposer une poétique dramatique entièrement renouvelée.

Contemporain des mises en scène incessantes des mystères, ce silence doit être expliqué. Dans le contexte de l’humanisme, il apparaît comme une stratégie visant à substituer aux mystères de nouvelles formes dramatiques. Sans parler du mystère, les arts poétiques du XVIe siècle l’évoquent, comme un repoussoir social et esthétique dont ils mettent malgré eux la complexité formelle en valeur. Palimpseste des arts poétiques, le mystère ne naît pas d’eux, mais il les fait parler de lui. Les raisons du silence Il semble tout d’abord que les mystères, et notamment les Passions, jouent dans ces textes un rôle de repoussoir, même s’ils ne sont pas nommés. Pour exclure de la scène la violence et le sang qui peuvent les caractériser, Laudun des Aigaliers rappelle qu’Horace en son art poetique dict qu’il ne faut pas tousjours representer les horreurs de la tragedie devant le peuple […] comme de faire demembrer un enfant, cuire les entrailles et autres choses25. En 1572, dans son ouverture à Saül le Furieux, Jean de la Taille décrit pour le condamner un spectacle qui semble une synthèse des Passions dramatiques : Il faut toujours se garder […] de ne faire exécuter sur la scène des meurtres, et autres morts, […] ainsi que fit quelqu’un, qui avec trop peu de révérence et non selon l’art, fit par feinte crucifier en plein théâtre ce grand Sauveur de nous tous26. Ensuite, mystère est peut-être évoqué quand il est question de moralité. En effet, moralité et jeu désignent seuls sans ambiguïté une pièce destinée à la représentation, par opposition à mystère, vie ou histoire27. De plus, Jean Molinet avec ses moralitez et jeux de personnages crée une alliance de mots qui désigne de manière générique des textes destinés à la représentation. On retrouve cette alliance de mots dans les moralitez, et teles sortes de jeuz. auquel le nom de Comedie n’est pas du de Peletier du Mans. Mais c’est chez Thomas Sébillet que cette approche est la plus nette, et que les moralités et les mystères représentés ne font probablement qu’un.

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24

Voir G. A. RUNNALLS, « La confrérie de la Passion et les Mystères », dans Romania, 122 (2004), pp. 167-177 et pp. 190-191.

25

L’Art poétique françois, p. 285.

26

La tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX, première série, vol. 4 (1568-1573), Léo Olschki/PUF, Florence/Paris, 1992, p. 207.

27

G. A. RUNNALLS, « Titles and genres … », p. 56. Voir aussi Alan. E. KNIGHT, Aspects of genre in late Medieval French Drama, Manchester University Press, 1983, pp. 93-115, pour les liens possibles quoique parfois problématiques entre titres et genres.

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Pour lui, le genre idéal de la Moralité françoise represente[rait] en quelque chose la Tragédie Greque et Latine, singulierement en ce qu’elle traitte fais graves et principaus28. Elle n’emprunterait à l’Antiquité que ses textes dramatiques sérieux, et non ses comédies. Tout à son objet, Thomas Sébillet donne à la moralité dramatique idéale des sources neuves, étonnantes pour ce genre à l’époque. Qui songerait, sinon un humaniste, à les traquer dans les tragédies antiques29 ? En revanche, d’autres remarques semblent directement inspirées par l’actualité dramatique. Ainsi, la moralité comprendrait toutes sortes de vers […] en meslange et variété : … Balades, Trïolets, Rondeaus doubles, et parfais, Lays, Virelays. Mais cette variété de formes poétiques n’a pas la faveur de Sébillet. Il déclare ainsi que nous ne faisons aujoud’huy ne pures Moralités ne simples farces : mais meslant l’un parmy l’autre, et voulans ensemble profiter et resjouïr, meslons du plat avec du croisé, et dés longs vers avecques dés cours, faisans nos jeus tant divers en bigarreures, comme sont Archers de garde, ou de ville. Il condamne la diversité de ton et de but dont le nouveau théâtre devra se garder. Par conséquent, la Moralité françoise prônée par Sébillet, c’est l’utopie d’un humaniste, un genre sérieux inspiré de la tragédie antique qui en 1548 reste encore à écrire et à jouer. En revanche, la varietas formelle et thématique contre laquelle elle suppose de lutter existe bel et bien à l’époque, sous la forme de la moralité mais aussi du mystère, où se côtoient l’octosyllabe à rimes plates et les formes poétiques virtuoses, mais aussi le rire, la scatologie et le sacré30. Si moralité recouvre la même réalité que mystère, pourquoi ce terme n’est-il pas employé ? À cet égard, Thomas Sébillet retient encore l’attention, dont l’Art Poétique parut en 1548. Sébillet reconnaît volontiers la magnificence des représentations dramatiques de son époque : dans les jeus publiques et solennelz ; esquelz, soient en Theatres ou sales, gardons nous encor quelque ombre des jeus Amphitheatraus et sceniques tant célébrés par le passé. Mais il ne décrit pas précisément cette ombre, ni la faveur populaire desirée en première ambition par les anciens Grecs et Romains [qui] est morte en nous, qui avons Monarques et Princes héréditaires. Le passage de la république à la monarchie héréditaire aurait modifié la finalité des dépenses consacrées au théâtre. N’étant plus un moyen pour les dirigeants d’obtenir les suffrages du peuple, les représentations seraient désormais motivées par le seul appât du gain : Au contraire faisons lés jeus pour y gaigner, et en faire profit. Par ce moien demourans

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28

Art Poétique François, p. 161.

29

Sur les moralités, voir W. HELMICH, « La moralité : genre dramatique à redécouvrir », dans Le théâtre médiéval au Moyen Âge : actes du deuxième Colloque International sur le théâtre médiéval, 1977, Gari R. MULLER (éd.), Montréal, L’Aurore/Univers, 1981, pp. 205-239 ; et A. E. KNIGHT, Aspects of genre…, notamment pp. 17-67. Seules quelques moralités « historiques » puisent parfois leurs sujets dans des textes antiques. Voir R. LEBÈGUE, La tragédie religieuse en France, pp. 99-100.

30

Voir G. A. RUNNALLS, « Le Mystère français : un drame romantique ? » (1993), repris dans Études sur les Mystères, 1998, pp. 15-31.

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nos jeus actes et entreprises privées, et conséquemment sordides, nous arrestons plus a nous en acquitter qu’à les consommer en leur perfection31. Enfin, Sébillet adresse à mots couverts un reproche à ces souverains immoraux, qui soutiennent de surcroît les spectacles dont il a critiqué l’esthétique bigarree : Puis qu’ilz plaisent telz aux Princes et communautés, semble que ne pouvons estre que supportables bigarrans de mesmes lés jeus, par lesquelz taschons plaire à ceulx mesmes. Dans la critique d’un pouvoir royal épris de ces jeux médiocres, qu’apprécie aussi le vulgaire, et dans leur destination mercantile dont les plus pauvres auraient à pâtir, il est difficile de ne pas entendre un écho aux arrêts du Parlement de Paris et aux débats qui les ont entourés. En décembre 1541, François 1er a autorisé la représentation du Vieil Testament, et que bien après l’arrêt de 1548, les rois de France confirment les lettres patentes accordées aux confrères de la Passion par Charles VI32. Par ailleurs, l’argument économique n’était-il pas l’un des seuls à porter ses fruits, la confrérie de la Passion ayant effectivement payé pour jouer en 1542 une amende importante pour les pauvres33 ? Or, Thomas Sébillet est avocat du Parlement de Paris. Même si selon ses contemporains il s’amusoit plus à la poésie françoise qu’à la plaidoirie, rien ne l’empêche d’avoir aussi défendu les décisions de l’assemblée dont il est membre34, ni de soutenir le changement d’attitude à l’égard du théâtre dont l’arrêt de 1541 est le signe précurseur35. En tous cas, il est très probable qu’il connaît les procès de 1541 et de 1548, et bien compréhensible qu’il ne se soit pas risqué à mentionner dans son Art Poétique un type de texte fortement critiqué par la loi. La variété, une esthétique en négatif Mais ce que Sébillet et d’autres demandent surtout aux princes, c’est de soutenir un théâtre qui renoue avec l’Antiquité. Dans les sources dont les humanistes s’enorgueillissent, se côtoient Aristote, le furor poeticus de Platon, Donat, Démosthène, et surtout Horace.

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Art Poétique françois, pp. 162-163. Le De Spectaculis de Tertullien est probablement la source première de cet argument.

32

Voir G. A. RUNNALLS, « La confrérie de la Passion et les mystères », dans Romania 122 (2004), pp. 135-201, pp. 181, 192-194.

33

Voir G. A. RUNNALLS, « La confrérie de la Passion et les mystères », pp. 169 et suiv.

34

Sur la biographie de Thomas Sébillet, avocat au Parlement de Paris et défenseur à la fois du gouvernement monarchique et de l’autorité des magistrats représentée par le Parlement et par les prévôts, voir l’introd. de Félix Gaiffe à l’Art Poétique françois, pp. VI-VIII.

35

Voir G. A. RUNNALLS, « La confrérie de la Passion et les mystères », pp. 180-181.

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En effet, depuis le Moyen Âge, chacun connaît l’Épître aux Pisons, dont Peletier du Mans donne une nouvelle traduction française en 154536. Or, c’est une notion venue d’Horace qui fait le lien entre les arts poétiques du XVIe siècle, les arts de seconde rhétorique, et les arts poétiques médiévaux antérieurs aux mystères : la convenance, congruence ou decore. « La nature révèle au dehors les mouvements de l’âme en prenant la langue pour interprète », v. 111 : à chaque pensée correspond un mot qui jaillit, et à chaque personnage, son langage, pour des raisons naturelles aussi bien que géographiques ou sociales — « il […] faut marquer les mœurs de chaque âge et donner aux caractères, changeant avec les années, les traits qui conviennent », v. 156-7 ; car « un Colchidien ou un Assyrien, un fils de Thèbes ou un fils d’Argos », v. 118, ne peuvent s’exprimer de la même manière37. Au chapitre « De ethopeioa » des Etymologiae, Isidore de Séville paraphrase déjà les v. 112 à 118 de l’Épître aux Pisons38, dont les personas doivent utiliser le langage et l’attitude requis par leur fonction sociale dans la fable représentée. Un Art Poétique anonyme du XIIe siècle reprend cette paraphrase, pour qui les acteurs doivent adapter leur comportement et leur langage à la fonction sociale qu’ils représentent dans la fable, « pirates », « femmes » ou « vieillards »39. Surtout, la convenance d’Horace a influencé de manière décisive le seul art de seconde rhétorique qui traite des mystères : L’Instructif de la Seconde Rethorique, préface au Jardin de Plaisance et Fleur de Rhetoricque, publié pour la première fois par Antoine Vérard en 1493, mais dont la composition est daté par Arthur Piaget et Eugénie Droz d’environ 147240. L’auteur, qui s’est donné le titre d’Infortuné, étudie la composition des mystères ou histoires en langue vulgaire — pro misteriis compilandis cronicis romanicis et hystoriis. Le mystère repose sur des personnaiges, qui sont les héritiers des personas

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36

Voir M. M.-L. AZIBERT, L’influence d’Horace et de Cicéron sur les arts de rhétorique première et seconde, sur les arts poétiques du seizième siècle en France, 1972.

37

HORACE, Épîtres, texte établi et traduit par F. VILLENEUVE, Paris, Les Belles Lettres, 1989, « Art Poétique », pp. 202-226.

38

ISIDORE DE SÉVILLE, Etymologiae sive originum libri XX, « De ethopoeia », éd. W. M. LINDSAY., Oxford, (1911), 1989-1991, t. 1, livre ii, ch. xiv : Ethopoeiam vero illam vocamus, in qua hominis personam fingimus pro exprimendis affectibus aetatis, studii, fortunae, laetitiae, sexus, maeroris, audaciae. Nam cum piratae persona suscipitur, audax, abrupta, temeraria erit oratio […] In quo genere dictionis illa sunt maxime cogitanda, quis loquatur et apud quem, de quo et ubi et quo tempore : quid egerit, quid acturus sit, aut quid pati possit, si haec consulta neclexerit.

39

The Saint-Omer Art of Poetry, a twelfth century anonymous Ars Poetica from a manuscript at Saint-Omer, éd., trad. anglaise, introd. et notes d’H. SPECHT et M. CHESNUTT, Danemark, 1987. Voir vv. 8-9 et suiv.

40

Datation proposée par A. PIAGET et E. DROZ, dans leur édition du Jardin de Plaisance et Fleur de Rhétorique, Paris, Firmin-Didot, 1910-1925, t. 2, p. 47.

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d’Horace : S’en personnaiges l’on veult faire/ l’on doit penser et minuter/ quans personnaiges il fault traire/ sans superfluité porter/ ne diminucions traicter/ puis considerer quelle forme / a chascun convient assorter/ selon quel peut estre conforme. Le maître mot sera donc la convenance, une conformité du personnage à sa fonction aussi bien linguistique que sociale. Ainsi, les acteurs endossent l’attitude, le costume et le masque de personnages existant dans la réalité, dans une perspective vraisemblable, traitée d’une autre manière que dans l’Épître aux Pisons. Ici aussi, la loquence ou locution, manière de parler de chaque personnage devra être établie avec soin, car […]l’on doit donner langaige / a chascun selon son parsonnaige. Mais, précise L’Instructif, il s’agira d’employer le lexique de son mestier, louer [ses] outilz, les utencilles renommer. L’une des singularités de cet art de seconde rhétorique est d’étendre l’emploi du langage convenable des personnes d’eglise, gentilz et autres bourgoys et marchans, aux personnages de labour, gens de mestier, mariniers heraulx ou poursuivans. L’Instructif fait donc du hourdement un reflet du monde réel, jusque dans les couches les plus humbles de la société, où l’on reconnaît peut-être les gens mecaniques si durement tancés par le Parlement de Paris. La convenance de l’Épître aux Pisons trace un trait d’union entre le mystère médiéval décrit par l’Infortuné et les poétiques dramatiques ultérieures. Tous s’emparent du concept horacien. Mais pour les arts poétiques du XVIe siècle, en accord avec ce précepte, la scène se passera des dieux, de la violence et surtout de la bigarreure. Pour L’Instructif, on n’imposera ni sujet sacré ni personnage divin, mais ils sont possibles. Surtout, tout en revendiquant lui aussi la congruence, l’Infortuné ne rejette pas la variété des tons et des thèmes quand il décrit les misteres. C’est donc cette variété qui, au sein d’une convenance reconnue comme nécessaire par tous, semble faire la singularité du mystère. Conscients de faire partie d’une tradition qu’ils partagent avec le théâtre joué à leur époque, les humanistes proposent, contre celui-ci, une poétique dramatique caractérisée par l’unité de ton, de genre et de jeu. Ils cherchent ainsi le contraire d’un théâtre mixte, et la distinction nette de la comédie et de la tragédie. Or, c’est cette taxinomie même qui est totalement étrangère aux auteurs médiévaux41, comme en témoigne le discours éclaté des arts de seconde rhétorique au sujet des mystères. Ainsi, L’Instructif les décrit comme une juxtaposition

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Voir H. R. JAUSS, « Littérature médiévale et théorie des genres », dans Poétique, 1 (1970), pp. 79101 : « Il est également très difficile de décrire l’épopée populaire, la poésie des troubadours et les Mystères à l’aide des définitions de la triade moderne : épique, lyrique, dramatique. Là où les auteurs et le public ignoraient encore tout des distinctions entre valeur d’usage ou art pur, didactisme ou fiction, imitation ou création, tradition ou individualité, […] il est vain d’opérer avec une tripartition de la littérature, […] et d’adjuger tout ce qui ne saurait s’intégrer aux trois autres à un problématique quatrième genre appelé “didactique” qui impliquerait une taxinomie littéraire inconnue au Moyen Âge », p. 80.

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d’idiolectes et de formes poétiques diversifiées, les autres arts n’évoquant les textes dramatiques que pour les tours de force poétiques où ces derniers se distinguent. Le mystère est donc abordé plus que défini, comme pièce poétique capable d’intégrer une diversité de tons et de mètres42. L’ultime différence entre la poétique qui les rejette et le théâtre des mystères est un avatar de la variété : contrairement aux tragédies et comédies antiques ou humanistes, il n’était pas uniquement composé ou publié pour être joué. Il n’est donc pas étonnant que les moralités critiquées par les humanistes ne soient selon eux ni des comédies ni des tragédies ! Comme le rappelle Laudun d’Aigaliers, comédies et tragédies sont destinées à la scène, et scène est lors que les personnages sortent, et commencent à parler sur le théâtre43. Les textes dramatiques imités des Anciens auront la vocation d’être joués par des personnages sur un théâtre, la scaena d’Horace que Peletier a traduite par eschaffaut44. De la même façon, Sébillet réunit dans le chapitre traitant des moralités les textes ou par prosopopee sont introduites personnes parlantes a tour, que l’on nomme du mot Grec, Dialogues. À l’inverse, les mystères sont composés aussi bien en vue de la scène que de la lecture. N’oublions pas qu’après 1548, à Paris du moins, seule la lecture des mystères restait licite ! Mais avant cette date, et sans parler des manuscrits originaux, certains manuscrits coûteux, richement enluminés, comme le A ou le B de Gréban ont manifestement été composés pour enrichir le fonds de bibliothèques déjà bien fournies. Ils sont destinés à la lecture silencieuse de leur riche propriétaire, amateur d’objets précieux autant que de spiritualité chrétienne. Quant aux éditions, moins luxueuses, de la Passion de Jean Michel, la réduction de leur format et l’accroissement de leur diffusion suggère qu’elles ont été fabriquées également pour être lues, mais plutôt par d’honnêtes bourgeois cultivant grâce à elles leur foi catholique dans le contexte troublé des guerres de religion45. Enfin, au plan typographique, les imprimés les plus récents de la Passion de Jean Michel BnF, Rés. Yf 104, Yf 107, Yf 1599 et Yf 1600 divisent le texte en journées, mais sans laisser d’espaces entre celles-ci. Cette disposition du texte dans la page instaure une continuité entre les divers épisodes de la Passion qui l’assimile à une narration écrite plus qu’à une suite de scènes jouées — nar-

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Voir Cl. THIRY, « Le théâtre, ou la poétique de l’entredeux », dans Poétiques en transition : entre Moyen Âge et Renaissance, J.-Cl. MÜHLETHALER et J. CERQUIGLINI-TOULET (éds), Lausanne, 2002, pp. 4369.

43

L’Art Poétique françois, p. 273.

44

« Mais on ne doit sus l’eschaffaut montrer/Ce qui se doit au dedens accoutrer », traduction de non tamen intus digna geri promes in scaenam.

45

Voir G. A. RUNNALLS, Les Mystères français imprimés, pp. 39-44.

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ration dont les étapes sont découpées pour leur lecteur par une table des matières qui manque aux éditions BnF, Rés. Yf 70 et Yf 71, plus anciennes. Si les mystères à proprement parler sont absents des arts poétiques, la réalité esthétique à laquelle ils correspondent y est abordée de façon aussi violente que détournée. Qu’ils se refusent à évoquer un spectacle condamné par la loi, ou qu’ils le fassent avec des termes génériques comme histoire, moralité ou jeu, les arts poétiques du XVIe siècle proposent un art dramatique nouveau, qui se construit en désignant, fût-ce à mots couverts, un théâtre qu’il s’agit de tuer pour exister. Pour complexes qu’elles soient, ces stratégies fournissent en négatif une image saisissante des mystères, que les arts de seconde rhétorique confirment en les abordant comme des morceaux dont seuls certains moments versifiés sont dignes d’attention. Dans tous ces textes, les mystères apparaissent comme des pièces mixtes, où la variété des tons et des mètres le dispute à celle de leurs représentations. Mais de cette variété, comment dégager l’acteur et son jeu ? Aucun de ces textes ne théorise la composition des mystères de manière positive. Et rien de l’Instructif de seconde rhétorique ne prouve qu’il ait servi à écrire des mystères. Cependant, même si aucun document ne l’a consignée de façon systématique, les mystères de la Passion témoignent d’une pratique textuelle et scénique aboutie. Et c’est celle-ci qui les inscrit dans l’histoire du théâtre et du jeu. Pas plus qu’Horace ou Isidore, les conceptions traditionnelles de la mise en scène et du jeu de l’acteur ne pouvaient être étrangères aux fatistes. Il faut donc présenter la conception antinomique de la mimesis que le Moyen Âge hérite de l’Antiquité afin d’y situer les mystères.

2. DE L’ANTIQUITÉ AU MOYEN ÂGE : DEUX CONCEPTIONS DE LA MIMESIS ET DU JEU

A. Textes Platon : le rejet de l’acteur Pour saisir les particularités de la mimesis qui est à l’œuvre dans les Passions dramatiques, il convient de replacer celle-ci dans la tradition où elle est apparue. La pensée antinomique de la mimesis qui est au fondement du théâtre occidental est d’abord l’héritière des livres III et X de la République de Platon, aboutisse-

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ment d’une pensée développée d’abord dans Ion et dans Phèdre46. Pourrais-tu me dire ce qu’est, en général, l’imitation ? » Platon parvient rapidement au postulat qui fonde sa méfiance pour la mimesis : les objets imités « seront des apparences, et non des réalités ». La mimesis repose sur une double opération de substitution : celle de l’illusion à la chose réelle, et celle du projet esthétique au projet théologico-politique mis en place par la République. De toutes les formes de mimesis, c’est la forme dramatique qui est rejetée avec le plus de vigueur, car elle met en danger l’édifice patiemment érigé par l’ensemble de l’œuvre. Contrariant l’effort didactique vers lequel tend tout le livre, elle dévoie avec la plus grande efficacité les esprits de la quête des essences qui doit les mobiliser. En effet, l’éducation platonicienne conduit les habitants de la Cité vers la connaissance des réalités immortelles, ou Idées, indissociable de la recherche de la justice qui occupe les premiers livres de l’œuvre. Dans cette perspective, pas plus que les théologiens médiévaux, Platon ne peut tolérer la création d’un monde parallèle à l’œuvre de Dieu. Comme Dieu, le vrai est unique, et il impose sa loi au système érigé dans l’ensemble de l’œuvre. La finalité de l’éducation platonicienne, qui mène à la connaissance des essences, est ontologique. Mais la connaissance n’est accessible que dans l’observation d’une éthique qui établit l’équivalence entre le beau, le bon et le vrai. L’ensemble de la création platonicienne obéit à une ordonnance selon laquelle toutes les normes positives se valent, sous l’égide de Dieu. Platon signale la suprématie du divin dans la création dont il étudie avec soin les degrés, plaçant Dieu, « créateur naturel » de tout objet à son sommet, considérant l’ouvrier reproduisant les objets comme le créateur second, et l’imitateur qui reproduit les objets de l’ouvrier comme « l’auteur d’une production éloignée de la nature de trois degrés ». À la limite, la cité platonicienne pourrait tolérer une imitation de l’objet conforme à une profonde connaissance de sa nature, telle qu’elle est issue de Dieu ; mais selon Platon, ces imitations sont rares. En effet, l’imitateur peut tout à fait se passer de la connaissance vraie des choses pour les imiter – son acte est poïesis sans techknè. Connaissance vraie ou opinion droite, rien de tout cela ne lui est nécessaire pour produire une imitation digne de ce nom, c’est-à-dire « des ornements qui par eux-mêmes ont tant de charme ». Dans ces conditions, « l’imitation n’est qu’une espèce de jeu d’enfant », pour lequel le philosophe manifeste à plusieurs reprises le plus grand mépris : « Il sera donc charmant l’imitateur en poésie, par 46

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Nous avons consulté l’édition et le commentaire d’Ion par J.-F. PRADEAU, Paris, Ellipses, 2001, et l’édition de Phèdre par M. MEUNIER et J.-L. POIRIER, Paris, Press Pocket, Agora, 1992. Les citations qui suivent sont extraites de La République, trad. de R. BACCOU, Paris, Garnier Flammarion, 1966, chapitre III, 395a-398b, pp. 146-150, et chapitre X, 595a-606c, pp. 359-372. Pour un commentaire global de la méfiance platonicienne envers les arts, voir L. ROBIN, Platon, (1935), Paris, PUF, 1988, pp. 219-223.

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son intelligence des sujets traités ! » Mieux encore, Platon prête à l’imitateur une conscience de la vanité de son acte : « Au fond, il méprise l’imitation et n’y voit qu’un amusement ». Mais quel est alors le but de l’imitateur ? C’est dans la définition de sa stratégie comme d’un processus esthétique, et dans la démonstration de son efficacité que vient se loger la condamnation de l’acteur. En effet, l’imitation est inséparable de l’imitateur et de son projet ; or ce dernier entre en concurrence avec celui de la République. Dans le livre III, Platon examine « si nos gardiens doivent être ou non des imitateurs » ; et dans le livre X, la définition de l’imitation s’achève sur le rejet de tous les imitateurs, poètes et peintres, à quelques exceptions près. La mimesis est présentée comme le support d’une relation humaine dans laquelle le sujet à qui s’offre la chose représentée est sollicité de manière non conforme à la loi de la cité. C’est donc une relation de pouvoir, où l’imitateur exerce son influence sur l’élément de l’âme « déraisonnable, paresseux et ami de la lâcheté », opposé au « meilleur élément de nous-mêmes qui veut suivre la raison ». Elle prend sa véritable dimension en suscitant une réaction opposée à la recherche des Idées, tant l’illusion de la chose réelle est plus séduisante que celle-ci. La compréhension de la chose ne vise pas son essence mais en permet l’appréciation selon le critère du plaisir. Ce qui pose problème, c’est donc la réception de la chose en tant qu’objet non ontologique. La relation de pouvoir exercée par l’acteur sur le citoyen fait de la mimesis un processus concurrent de la recherche des essences. Flattant la sensibilité, elle devient processus esthétique. Dans ces conditions, comment ne pas exclure de la cité l’acteur qui la produit ? « Quand nous entendons Homère ou quelque autre poète tragique imiter un héros dans la douleur, qui, au milieu de ses lamentations, s’étend en une longue tirade, ou chante, ou se frappe la poitrine, nous ressentons, tu le sais, du plaisir, nous nous laissons aller à l’accompagner de notre sympathie ». Dans cette description, on reconnaît sans peine l’acteur. Détaillant les faits et gestes qui composent son jeu, Platon souligne le danger qu’il fait courir à la cité. Il s’agit de sa puissance à faire passer l’illusion pour la réalité, qui épuise les capacités du citoyen à réagir correctement dans une situation réelle, et flatte sa tendance à rire ou à pleurer. Touchant la sensibilité du citoyen, et non sa raison, l’acteur compromet grandement la recherche des Idées. C’est la raison pour laquelle le jeu de l’acteur est exclu de la cité. Par nature, il détourne ses habitants de la connaissance. Ne sera retenue qu’une seule catégorie d’imitations : « En fait de poésie, il ne faut admettre dans la cité que les hymnes en l’honneur des Dieux et les éloges des gens de bien », et une seule catégorie d’imitateurs, qui ne tentera pas de toucher la sensibilité de l’âme du citoyen, « [le] poète et [le] conteur plus austère et moins agréable qui imitera pour nous le ton de l’honnête homme et se conformera, dans son langage, aux règles que nous aurons établies

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dès le début, lorsque nous entreprenions l’éducation de nos guerriers ». Dans les deux cas, la mimesis produit des objets éthiques. Ils confortent le projet de la République par leur conformité à la norme positive, qui assimile le beau au bien. Surtout, ces objets sont explicitement destinés à favoriser la recherche des essences ― un projet que l’acteur, en bon imitateur, n’a pas intégré, puisqu’il provoque pour eux-mêmes le rire et les larmes. Aristote : imitation/re-présentation Ignorant la distinction essentielle entre la chose représentée et ce qu’elle représente, Aristote propose une nouvelle définition de la mimesis sous la forme d’un acte complexe : l’« imitation ». Il utilise souvent ce terme ― 1447 a 15, 1448 a 1 et s., 1448 b 2 et s, 1449 b 10 ―, mais sans en proposer de définition uniforme47. Cependant, le concept de représentation y est totalement bouleversé : la représentation représente et représente quelque chose : « La tragédie est représentation d’action et […] les agents en sont des personnages en action », des prattontes, mais « en tant qu’ils agissent effectivement », ils sont des kai ergountas48. Les prattontes prennent en charge l’acte de la représentation, c’est par cet acte même que se définit d’abord la représentation ; mais ils sont en même temps ceux qui produisent l’action singulière telle qu’elle apparaît aux yeux des spectateurs. C’est dans la simultanéité de ces deux gestes, l’acte de représenter et la représentation de l’action requise par l’œuvre singulière que se situe selon les traducteurs et les commentateurs les plus récents l’originalité de ce texte : « La mimesis est à la fois représentation d’action et action de représenter. Ceci heurte brutalement notre sentiment moderne. Nous posons comme allant de soi la différence, clairement établie, entre ce qu’on représente […] et l’acte de représenter […]. Comment admettre qu’au théâtre on puisse suspendre la différence à nos yeux si nette entre l’action montrée et l’action de montrer ? »49 Imiter et imiter une chose participent d’un même acte : la re-présentation. Or, celle-ci se trouve protégée des accusations de simulation dont la charge le texte de la République. Création d’un objet propre, la « re-présentation » n’est pas simulation d’un objet existant, mais duplication. Cette opération suggère l’adoption de formes présentes dans la réalité, et non l’invention d’une forme qui créerait l’illusion de cette réalité. C’est dans l’acte d’adopter ces formes que

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Édition citée : Aristote, Poétique, Paris, Seuil, traduction et notes de lecture de R. DUPONT-ROC et de J. LALLOT, 1980, ch. 6, 49b 31, p. 53. Éditions consultées : Aristote. Poétique, texte établi et traduit par J. HARDY, Paris, Les Belles Lettres, 1969 ; M. MAGNIEN, Aristote. Poétique, introd., trad. et notes, Paris, Le Livre de Poche, 1990.

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Poétique, ch. 3, 48a 23.

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D. GUENOUN, Le théâtre est-il nécessaire? Paris, Circé, 1997, p. 20.

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se loge la spécificité de la représentation aristotélicienne. Dans cette perspective, la mimesis aristotélicienne ne peut plus être traduite par « imitation », et encore moins par « simulation », mais bien par « re-présentation »50. L’acteur, le muthos et l’anagnôrisis La théorie aristotélicienne de la représentation modifie de fond en comble la conception de la mimesis platonicienne avec beaucoup de conséquence pour la définition de l’acteur et de son jeu. Pour Aristote, la mimesis est une opération où tous les éléments de la représentation convergent vers un acte, la construction du muthos. « L’histoire [...] est la représentation de l’action (j’appelle ici ‘histoire’ le système des faits) [...] » : le muthos, histoire, qu’Aristote désigne comme l’agencement des faits, est l’élément central de toute tragédie. Aristote le définit comme un objet où la disposition des parties vise la généralité du système : « Le plus important de ces éléments est l’agencement des faits en système », au milieu duquel l’acteur se dresse non comme caractère mais comme partie de l’action. En effet la tragédie est représentation non d’hommes mais d’action, de vie et de bonheur […] et le but visé est une action, non une qualité ; or, c’est d’après leurs caractères que les hommes ont telle ou telle qualité, mais d’après leurs actions qu’ils sont heureux ou l’inverse. Donc ils n’agissent pas pour représenter des caractères, mais c’est au travers de leur action que se dessinent leurs caractères. De sorte que les faits et l’histoire sont bien le but visé par la tragédie, et le but est le plus important de tout »51. Dans le muthos aristotélicien, l’acteur n’existe pas en tant que tel, mais comme l’un de ses rouages. Son corps est alors libéré des accusations de simulation selon lesquels il produisait dans la représentation un objet distinct du réel et frappé d’illusion. La conception aristotélicienne de la création accorde au jeu de l’acteur une dimension sinon positive, du moins neutre, d’un ordre fonctionnel. Opérateur du muthos, l’acteur est digne de louange si son jeu en permet une bonne compréhension lors de la représentation. L’acteur aristotélicien s’intègre au dispositif de création mis en place par la Poétique au même titre que

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« [...] Contre toute une tradition, nous avons choisi de traduire mimeisthai, non par « imiter », mais par « représenter » : les connotations théâtrales de ce verbe et surtout la possibilité de lui donner un complément, comme à mimeisthai, indifféremment l’objet-‘modèle’ et l’objet produit - au lieu qu’‘imiter’ excluait ce dernier, le plus important, ne pouvaient qu’emporter la décision ». Introd. à la Poétique, Seuil, p. 20. Pour un aperçu historique et critique de la traduction de mimesis par « imitation » ou « représentation », voir P. RICOEUR, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983, vol. 1, pp. 57 et suiv. Pour une interprétation philosophique de la « re-présentation » comme « reprise configurante du “donné”, qui opère un renversement, tant cognitif qu’éthique », voir L. JENNY, « Poétique et représentation », dans Poétique, 15 (1984), pp. 171-195, pp. 183-189.

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Poétique, ch. 6, 50a 5-6, 16-22.

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d’autres éléments, tels l’opsis, ensemble du dispositif spectaculaire, ou l’ethos, caractère des personnages. Tous se coordonnent pour élaborer cet objet abstrait, la re-présentation d’une action. L’acteur revêt également une importance considérable dans la réception du muthos qui en assure la finalité. Qu’elle soit surprise ou raisonnement, la réception du spectacle s’accomplit pleinement dans l’opération intellectuelle de la reconnaissance ou anagnôrisis. L’anagnôrisis, c’est la reconnaissance de l’ordonnance conceptuelle du muthos : « C’est le renversement qui fait passer de l’ignorance à la connaissance »52, en faisant découvrir notamment la vérité sur un personnage, sous la forme de son identité. Dans cette perspective, le corps de l’acteur et ses formes variées, supports de l’identité, constitue non seulement un élément neutre indispensable au fonctionnement du muthos, mais l’élément qui en permet le plein accomplissement. À l’instar des autres parties du muthos, l’acteur constitue donc une espèce dont la qualité et le fonctionnement contribuent à la définition de l’œuvre d’art parfaite dont la Poétique trace le projet dès ses premières lignes : « Nous allons traiter de l’art poétique en lui-même, de ses espèces, considérées chacune dans sa finalité propre, de la façon dont il faut composer les histoires si l’on veut que la poésie soit réussie… »53.

B. Postérité Fortune de l’opposition Platon/Aristote La postérité des conceptions platonicienne et aristotélicienne de la lexis et de la diégésis n’est plus à démontrer – lexis désignant le langage et diegesis ses modes. Platon répartit ces derniers selon le degré d’implication de poète, en une mimesis directe ou indirecte, le dramatique et le narratif, qui ont pour intermédiaire l’épique. Pour Aristote, toute diegesis est mimesis, et la Poétique propose de ce geste global une définition idéale avec la tragédie. La poétique contemporaine s’est construite dans une relation critique avec les concepts travaillés par les grands textes fondateurs que sont les livres III et X de la République et la Poétique. Que la diégésis de Platon soit la source d’une énonciation qui désigne toute organisation particulière du langage propre à l’activité du poète – mimesis, c’est diégésis54 ; que « l’agencement des faits en système » d’Aristote soit le modèle

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Ibidem, 52a 29-30.

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Ibidem, 1, 47a 8-10, p. 33.

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C’est le dernier mot du passage de Figures II, Paris, Seuil, 1979, pp. 50-56, où G. GENETTE expose pour la première fois la dette de sa poétique envers Platon et Aristote. Pour sa définition du genre

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d’une narration conciliant l’euphorie et la dysphorie, la « concordance » et la « discordance », dans une forme pure, « l’intrigue », dont la littérature serait encore aujourd’hui le déploiement55 ; que Platon comme Aristote permettent une réflexion sur les rapports de l’écriture et de la voix au delà de la question des genres, selon l’interprétation qu’on fait de diegesis et de l’importance du genre dramatique dans la Poétique 56 : l’aperçu du poids de ces textes à l’époque contemporaine pourrait s’étendre bien au-delà. Cependant, pour éviter l’anachronisme et se rapprocher du moment où les mystères furent conçus, il faut rappeler que l’opposition des conceptions platonicienne et aristotélicienne de la mimesis avait cours au Moyen Âge, sous des formes qui légitiment un usage critique des thèses de la République et de la Poétique dans le cadre d’une interprétation de l’esthétique des Passions57. Une mimesis néoplatonicienne Au sens large, la mimesis médiévale semble a priori platonicienne, ou plutôt, néo-platonicienne. En effet, le corpus platonicien dans lequel la République figure n’est connu que de seconde main, par l’intermédiaire de penseurs dont, avant Plotin et Bonaventure, Augustin est le meilleur exemple. Parler de « platonisme médiéval », c’est évoquer, entre autres, la synthèse chrétienne que l’évêque d’Hippone a fourni des grands concepts platoniciens58. Parmi ceux-ci, la méfiance de Platon à l’égard d’une rhétorique qui manipule son public figure en bonne place59. Elle fait écho aux commentaires d’Augustin sur l’acteur, son langage et sa finalité biaisée. Enfin, quand au XVe siècle on se réclame au plan poétique d’un autre qu’Horace, ce sera encore de Platon – Marsile Ficin ne révèle-t-il pas au monde l’ensemble de l’œuvre platonicienne en 1483-4 ?

lyrique comme réapparition de la « case mixte » de l’épopée disparue de la lexis entre Platon et Aristote, voir Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, 1979 ; et pour une réflexion sur le statut du narratif comme mode dans sa relation à sa source directe, voir Figures III, Paris, Seuil, 1972, pp. 184 et suiv.

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55

Voir P. RICOEUR, Temps et récit, vol. 1, ch. 2 : « La mise en intrigue. Une lecture de la Poétique d’Aristote ».

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L. JENNY, « Poétique et représentation », pp. 171-195.

57

Sur « […] une poétique [médiévale] considérée comme argument logique, capable d’aliéner l’auditeur, indépendamment de toute considération morale, et celle d’une poétique instrument de la théologie […] et de la morale », et ses sources chez Platon et Aristote, voir G. DAHAN, « Notes et textes sur la poétique au Moyen Âge », dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 47 (1979-1980), pp. 171-239, citation p. 193.

58

Sur le platonisme médiéval, voir A. KOYRÉ, « Aristotélisme et platonisme » dans Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, (1966), 1973, pp. 24-49.

59

« C’est un fait que, grâce à l’art de la rhétorique, on peut persuader et le vrai et le faux… », IV, 2, 3, La doctrine chrétienne, 1997, pp. 322-323.

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Mimesis et poétique aristotélicienne chez les scolastiques À l’inverse, la Poétique n’a été commentée et pensée comme socle possible de la mimesis qu’une fois les premiers grands mystères écrits60. Cependant, ce texte n’était pas inconnu au Moyen Âge. En 1256, Hermann l’Allemand propose une traduction latine du Commentaire Moyen d’Averroès. Mais si le Moyen Âge est largement tributaire de ce commentaire arabe de la Poétique, la version du texte d’Aristote y est tronquée, et Hermann ne parvient pas à traduire lui-même le texte original. Il faut attendre 1278 pour que Guillaume de Moerbeke traduise la Poétique entièrement, et directement du grec en latin. Si ces deux versions ne suscitent que peu de commentaires, elles sont tout de même recensées dans vingt-trois manuscrits entre le XIIIe et le XVe siècles. Enfin, l’Expositio supra poetriam de Barthélémy de Bruges, de la première moitié du XIVe siècle, est un commentaire complet de la Poétique, qui explique pas à pas le texte original. Parallèlement, les traductions et les commentaires qui feront à l’âge classique la fortune de la Poétique apparaissent à Venise. Giorgio Valla édite une première traduction latine de la Poétique en 1498, suivi en 1508 par J. Lascaris, puis par Pazzi en 1536. C’est cette dernière version qui sera commentée en 1548 par Francesco Robortello dans l’important In librum Aristotelis de arte poetica explicationes. Enfin, en 1561, le padouan Jules-César Scaliger exilé en France publie à Lyon ses Poetices Libri VII, un ouvrage ambitieux qui présente le texte d’Aristote et essaie de le situer dans la pensée du Philosophe au sens large. Certes, ni l’œuvre de Scaliger, savante et peu diffusée, ni la date ou la célébrité du commentaire de Robortello ne doivent engendrer l’illusion : il est peu probable que ce soit sous cette forme que les fatistes français aient eu accès à la Poétique. En revanche, ils pouvaient en connaître les traductions latines manuscrites ou éditées en France. Surtout, parce qu’ils produisaient un texte à bien des égards marqué par la tradition exégétique et savante, ils ne pouvaient ignorer l’interprétation scolastique de la notion de poétique, c’est-à-dire la lecture que faisaient les scolastiques de la production d’un texte. Étant elle-même souvent un commentaire du corpus aristotélicien, cette interprétation analyse la poétique soit comme une partie de la rhétorique telle que la définit le Philosophe, soit d’après les commentaires de sa Poétique par les médiévaux. En effet, Gilbert de la Porrée, Albert le Grand, Thomas d’Aquin ou Roger Bacon rangent la poétique dans la logique ― une façon de lui donner du prix,

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Sur la postérité de la Poétique au Moyen Âge et à la Renaissance, voir M. MAGNIEN, Aristote. Poétique, pp. 50-72 et R. BRAY, La formation de la doctrine classique en France, Paris, Payot, 1931, pp. 34 et suiv.

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en l’articulant à cette partie de la philosophie61. Commentant les Seconds Analytiques d’Aristote, Thomas d’Aquin désigne avec Rhetorica et Poetica les outils de la seconde partie de la logique, qu’il définit comme inventio. Celle-ci concerne un type de discours qui mène au bien plutôt qu’au vrai. Car faire appel à l’invention, c’est quitter le champ de la certitude et de la science absolues : Nam inventio non semper est cum certitudine. Unde de his, quae inventa sunt, judicium requiritur, ad hoc quod certitudo habeatur. Mais si l’on ne construit pas de discours vrai, comment convaincre et de quoi ? L’argumentation menée par ce type de discours s’en ressent, qui peut osciller entre deux pôles contradictoires : Quia ratio totaliter declinat in unam partem contradictionis, licet cum formidine alterius. À ce moment interviennent la topique ou dialectique, et ad hoc ordinatur Topica sive Dialectica, subdivisions empruntées à Aristote même – nam syllogismus dialecticus ex probabilibus est, de quo agit Aristoteles in libro Topicorum. Rhétorique et poétique sont les instruments qui vont étayer l’argumentation et emporter l’assentiment. Et lorsqu’il s’agit de convaincre grâce à des représentations dont il faut se garder, c’est la poétique qui sera convoquée : Nam poetae est inducere ad aliquod virtuosum per aliquam decentem representationem. Sous la forme visuelle, sinon visible, de la representatio, la poétique est donc considérée comme un instrument menant au bien plutôt qu’au vrai, par le biais de représentations de l’horreur et du crime dans lesquels l’art, qu’il soit dramatique ou non, a la possibilité de figurer62. Auxiliaire de la dialectique, elle contribue à infléchir son spectateur ou son lecteur vers le souverain bien, et à fuir le mal dont elle livre la terrible peinture. Quant à Roger Bacon, il place la cinquième partie de sa Moralis Philosophia sous la double égide du poeticum défini par Aristote et de l’utile dulci d’Horace63. Il rappelle qu’à son époque la traduction directe du texte d’Aristote fait défaut64. Mais il mentionne aussi le Commentaire Moyen d’Averroès et sa traduction par Hermann, accessibles aux plus observateurs et aux plus savants, illi, qui diligentes sunt, dont il fait manifestement partie. Pour lui, le poeticum d’Aristote et le célèbre passage de l’Épître aux Pisons servent de caution à la définition d’un langage qui infléchit l’âme vers le respect du bien et des lois, que nos flectunt ad opus in cultu divino, legibus et virtutibus. Et sans oublier la méfiance de la Doctrine Chrétienne pour les séductions de la rhétorique65, il décrit alors le style « grandiloquent » de

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Voir J. MARITAIN, Problème de la classification des sciences d’Aristote à saint Thomas, Saint-Maurice/Paris, 1901.

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Citations extraites du Divi Thomas Aquinatis in primum librum posteriorum analyticorum Aristotelis commentarium, dans Commentaria in Aristotelis libros Peri Hermeneias et posterioum analyticorum, Rome, 1882, « lectio prima », pp. 137-141.

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Rogeri Baconis Moralis Philosophia, éd. E. MASSA, Turin, Thesaurus Mundi, 1953, p. 255.

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Ibidem, p. 255, p. 263.

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Ibidem, pp. 258-259.

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la poétique propre à mener le citoyen ou le fidèle vers le respect des lois et le rejet de ce qui les contrarie. Ce style frappera les cœurs comme les entendements, et non solum debent alia genera loquendi inmisceri cum grandiloquio, quia idemptitas est mater sacietatis, set quia necesse [est] ut ea, que agenda sunt, doceantur, et doctrina requirit submissum genus loquendi66. Par conséquent, la conception de la poétique comme d’un adjuvant à la morale est issue des commentaires médiévaux de la Poétique, eux-mêmes influencés par l’Épître aux Pisons, le Moyen Âge imaginant sans preuve qu’Horace a repris Aristote. Abusive, cette interprétation permet de décrypter dans l’utile dulci la source d’une conception éthique de la poétique à laquelle la Poétique avait donné une formulation beaucoup plus complexe et précise qu’Horace. Mutatis mutandis, cette conception positive de la poétique présente l’avantage de dissocier l’art de l’illusion. Partant, elle reconnaît à l’acteur et à son jeu une fonction dans des œuvres morales ou édifiantes parmi lesquelles des productions comme les Passions dramatiques sont susceptibles de prendre place.

Conclusion : le jeu, acte ou simulation ? Entre ressemblance et dissemblance Pour réfléchir au jeu de l’acteur dans les mystères, nous l’envisageons sous trois angles : historique, théologique, et esthétique. L’interdiction des mystères est un événement historique, qui prend sa signification dans la convergence des problèmes théologiques et esthétiques posés par ces textes. Représentation de Dieu et de son histoire, les Passions s’inscrivent naturellement dans le débat de l’imago Dei. Mais ces spectacles mixtes, à la forme bigarrée, prennent également place dans le débat des pensées platonicienne et aristotélicienne sur la mimesis dont le Moyen Âge s’est saisi. Débat théologique et débat esthétique se recoupent. La réflexion sur la mimesis dans ses relations à la réalité et à l’illusion, et la réflexion sur l’imago Dei dans ses relations au Dieu qu’elle désigne sans le montrer posent les mêmes questions. Elles tentent de proposer une alternative aux écueils de la théologie des images – tentative qui sera aussi celle des Passions. Après la République, la mimesis est considérée comme une opération créant une illusion. Celle-ci est différente de la chose qu’elle représente, d’une différence essentielle, dont l’acteur qui la produit a la faculté dangereuse d’effacer les contours. Elle loge alors le mensonge et la tromperie dans l’esprit des hommes et les éloigne de la vérité des essences. Cette violente dénonciation résonne, d’une certaine façon, dans la réflexion chrétienne sur l’image. La théologie chré-

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Ibidem, p. 256.

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Quelles mimesis pour les Passions dramatiques ?

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tienne et la République de Platon se rejoignent. Ce qui pour les iconomaques est suprême sacrilège, c’est, dans la pensée platonicienne, l’opération consciente de l’acteur qui séduit le spectateur en lui proposant une illusion. La différence ontologique entre l’image et ce qu’elle représente, puis la définition de l’image comme signe dans la translatio ad prototypum : telle est bien la loi que les iconophiles tentent de respecter, pour que les images de Dieu ne soient pas sacrilèges, et que la prière s’adresse au divin et non à son simulacre. Analyse théologique parallèle à la réflexion platonicienne sur la mimesis, la pensée de l’imago Dei est fondée sur une conception de la représentation comme écart, opposition entre le représenté et le représentant, qui selon la mimesis platonicienne ne peut être tenue. Dans la perspective esthétique héritée de la République, il est donc possible que la mimesis du mythe chrétien devienne la simulation de l’histoire du Christ. À l’inverse, pour Aristote, l’acteur participe à la construction du muthos, qui est production de sens à partir de formes appartenant toutes à la réalité. La « représentation » aristotélicienne ignore la différence entre l’acteur et le personnage que lui reprochait Platon. L’acteur n’est pas séparé du personnage, il construit avec celui-ci une re-présentation. Dans cette conception, ni le corps de l’acteur ni son jeu ne pose problème. Opérateur du muthos aristotélicien, l’acteur remplit une fonction dans laquelle la conscience de son acte comme de la production d’un objet concurrent de la réalité disparaît totalement, au bénéfice d’une conception neutre, voire positive, de l’acte de création. Il n’y a pas d’acteur, il n’y a que des actes ; actes de création à tous les niveaux, pour celui qui re-présente une action, et, simultanément, pour celui qui la re-garde. Dans ces deux formes de mimesis, l’acteur joue un rôle opposé. D’une part, il contribue à la création d’un monde autre, nouveau, différent du réel dont Dieu est le seul maître. Auteurs et acteurs se lancent alors dans une entreprise hautement condamnable, tant pour la recherche des essences platoniciennes que pour la conception chrétienne du monde. Pour Platon et ses héritiers, la recherche de l’essence des choses est compromise par la séduction qu’exercent les objets créés par l’humain, et parmi lesquels le jeu de l’acteur triomphe. La pensée chrétienne reprend cette logique, qui interdit de trouver dans le jeu de l’acteur un processus didactique, et dans son corps, une imago Dei menant vers la ressemblance divine et perdue. D’autre part, la tradition aristotélicienne permet de penser l’acteur comme une partie du monde existant, qui n’en compromet ni la connaissance ni l’interprétation éthique. En cela, le jeu de l’acteur ne vient pas entraver le bon fonctionnement de la société, ni remplacer dans la création l’omnipotence divine. Au contraire, il peut contribuer, comme rouage du muthos, à en montrer la logique et le sens.

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

De ces conceptions du réel et de leur appréciation théologique, morale et esthétique, quel est le choix des Passions dramatiques ? On envisagera d’abord les mystères comme des re-présentations. À l’instar de « l’agencement des faits en système » aristotélicien, elles se donnent une finalité épistémologique et éthique à laquelle le contexte chrétien donne sa teneur : il s’agit de la compréhension de la Passion du Christ, et de la quête de Sa ressemblance, pour le spectateur comme pour les protagonistes du jeu. Le corps du Christ y est un objet sanglant et tourmenté dont les autres corps déclinent l’histoire selon les modes propres à la représentation dramatique que sont la gestuelle, le costume, les déplacements, voire en devenant pour certains des personnages dont le comportement corporel prend son sens dans sa relation à la souffrance du Christ. La Passion apparaît alors comme un dispositif dont la structure et la finalité répondent à la définition aristotélicienne du muthos et de ses buts : re-présenter la Passion pour faire accéder le spectateur à son sens profond, en l’occurrence, à l’édification par la contemplation du supplice de la Croix. Cependant, cette conception de la Passion comme muthos intellectualise son fonctionnement au détriment de son statut dramatique. Nous interpréterons donc aussi les Passions comme un spectacle qui frappe les sens autant qu’il s’adresse à l’entendement. Cette fois, le système d’écriture et de réception de la Passion repose sur une conception néo-platonicienne de la représentation, dont le jeu de l’acteur conçu comme illusion maîtrisée pour atteindre ce but constitue l’aboutissement.

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Deuxième partie À la recherche de la ressemblance

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Introduction : la Passion et ses corps, une allégorie de la souffrance rédemptrice

Sur la scène des Passions, les corps qui contribuent à présenter l’histoire du Christ revêtent-ils une dimension d’imago Dei permettant la quête de la ressemblance ? Pour que l’incarnation théâtrale retrouve le sens théologique de l’Incarnation et permette cette lecture des corps, il faut que l’ensemble des corps sur la scène rende possible la construction du sens même de la Passion du Christ : un supplice qui permet le salut. Les acteurs des Passions contribuent à cette construction en fonction du comportement corporel assigné à leurs personnages. Or, à bien des égards, ce comportement fait d’eux des signes qui ne prennent sens que dans la relation de conformité ou d’opposition qu’ils entretiennent avec le corps du Christ souffrant1. Le mystère de la Passion fait alors figure d’œuvre scolastique, dont la structure combinatoire perpétue le message évangélique à l’infini en l’articulant étroitement à la valeur rédemptrice du supplice de la Croix. Comme le suggère son dispositif scénique qui, en écho à l’architecture ecclésiale2, oppose l’ouest à l’est, et la mansion3 d’enfer à celle de paradis, le mystère de la Passion obéit à la « passion pour la “clarification” »4 qui caractérise les arts et la pensée depuis les XIIe et XIIIe siècles. Malgré la singularité de sa forme « par personnages », la structure des Passions émane à l’évidence de la pratique des

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1

Dans Le théâtre sacré de la fin du Moyen Age : étude sur le sens moral de la Passion de Jean Michel, Genève, Droz, 1979, Maurice ACCARIE dégageait déjà « l’opposition radicale des deux mondes… la vie selon la chair et la vie selon l’esprit », héritée des débats sur le contemptus mundi, comme l’un des éléments structurants de la Passion de Jean Michel, pp. 383-401. Et récemment, dans Adam’s grace. Fall and Redemption in medieval literature, Cambridge, Brewer, 2000, spécialement dans « The Fall, the Redemption and Medieval Drama », pp. 126-151, Brian MURDOCH cherche « whether and how dramas manage to imply the simultaneity of the Fall and Redemption within the divine economy in a non-static genre », p. 127 – simultanéité et économie divine supposées par les Écritures, et notamment par Paul, Romains, 5, 12.

2

Sur le drame liturgique et sa relation à l’architecture romane, voir C. HEITZ, Recherches sur les rapports entre l’architecture et la liturgie à l’époque carolingienne, Paris, SEVPEN éds, 1963, pp. 178-209 ; sur son écho transformé dans l’espace urbain des mystères, voir É. KONIGSON, L’Espace théâtral médiéval, Paris, CNRS, 1975. Pour une interprétation plus générale, voir P. Francastel, « Imagination plastique, vision théâtrale et signification humaine », dans Journal de Psychologie normale et pathologique (1953), pp. 157-187.

3

Le terme apparaît pour la première fois dans les didascalies de la Résurrection du Sauveur, texte du XIIe siècle conservé dans deux manuscrits de la fin du XIIIe siècle (éd. J. G. WRIGHT, La Resurrection du Sauveur, Paris, Champion, 1931). Voir au sujet de mansion et de lieu les références citées supra, Introd. générale, note 2.

4

E. PANOFSKY, Architecture gothique et pensée scolastique, (1967), Paris, Minuit, trad. P. BOURDIEU, 1992, p. 97. Sur les théories médiévales du symbolisme, voir J. CHYDÉNIUS, « La théorie du symbolisme médiéval », dans Poétique, 23 (1975), pp. 322-341.

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

textes sacrés : et sans oublier les distinctions que la théologie a imposées entre la pagina sacra et le texte profane5, il est clair que les Passions ont, comme la prédication, le but didactique de donner à la Passion l’ensemble de ses sens chrétiens. En tant que récriture de la fable évangélique, le mystère de la Passion se présente entre autres comme une exégèse : il permet une lecture du parcours christique selon les règles de l’allégorie, vaste notion dont il convient de préciser l’usage qu’on fera ici. Au Moyen Âge, l’allégorie est à la fois figure de rhétorique et méthode de lecture des textes sacrés. « [C’est] un trope où à partir d’une chose, une autre chose est comprise » rappelle Augustin dans le De Trinitate, XV, 9, 15, après Cicéron et Quintilien. A cette approche, rhétorique, du double sens s’ajoute celle de l’interprétation théologique des textes sacrés. La lecture dite allégorique s’y organise en quatre parties : le sens littéral ou historique, le sens spirituel ou allégorique, le sens tropologique ou moral, et le sens eschatologique ou anagogique6. Faisant l’économie du sens littéral, les mystères suggèrent d’emblée à leur public chrétien de comprendre la Passion comme une histoire au sens allégorique ou spirituel : le parcours du Christ n’est pas l’histoire d’un homme mais celle de l’humanité et de son salut. En outre, la méditation des souffrances de l’Homme Dieu doit conduire le chrétien à adopter durant cette vie un comportement moral, lequel permet d’espérer le Paradis après la mort, dans l’ordre des fins dernières, ou eschatologie. Dans cette triple perspective, la Passion dramatique n’est jamais une simple narration, historique, des faits constituant l’histoire de Jésus : et c’est à ce titre qu’on qualifiera les Passions dramatiques de dispositifs allégoriques7. Les corps des Passions sont les opérateurs de cette allégorie, car ils accomplissent une exégèse du parcours christique dont la rigueur l’apparente à une opération mathématique8. Pas à pas, les corps participent à l’élaboration du sens

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5

A. STRUBEL dans “Grant senefiance a” : allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, Champion, 2002, a étudié les distinctions entre l’exégèse des théologiens et les pratiques textuelles profanes du sens second, qu’il soit allégorique ou métaphorique, pp. 53-102.

6

Voir Dom J. LECLERCQ, « L’exégèse médiévale », dans Rencontres 36, L’Ancien testament et les chrétiens, (1951), pp. 168-182 ; H. DE LUBAC, L'Exégèse médiévale. Les quatre sens de l'Écriture, 4 tomes, Paris, Aubier, 1959-1964 ; et l’une des allégations les plus fréquentes au Moyen Âge pour ces quatre sens, dans ST I, art. 10, concl. : « Quand les choses de l’ancienne loi signifient celles de la loi nouvelle, on a le sens allégorique ; quand les choses réalisées dans le Christ ou concernant les figures du Christ sont le signe de ce que nous devons faire, on a le sens moral ; enfin, si l’on considère que ces mêmes choses signifient ce qui est de l’éternelle gloire, on a le sens anagogique ».

7

Pour une autre lecture de l’allégorie dans le théâtre médiéval, voir W. HELMICH, Die Allegorie im französischen Theater des 15. Und 16. Jahrhunderts, Tübingen, Max Niemeyer, 1976, à propos des Moralités, où l’allégorie est moins dispositif global que personnage.

8

L. MARIN, Sémiotique de la Passion. Topiques et figures, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, décrit l’exégèse de la Passion comme « la transformation [...] qui permet de conjuguer le déroulement du récit et l’instauration de son déchiffrement », p. 51.

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Introduction : la Passion et ses corps

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rédempteur de la souffrance du Christ, selon une pensée théologique du corps comme signe. Celle-ci trouve ses fondements dans la notion de corps eucharistique, ou corpus mysticum Christi. Dès saint Paul, ce rapport est désigné par une comparaison qui devient métaphore : « De même en effet que le corps est un tout en ayant plusieurs membres, et que tous les membres du corps bien qu’étant plusieurs ne sont qu’un seul corps, ainsi en est-il du Christ. [...]. Or vous êtes vous le corps de Christ et membres chacun pour sa part », Cor 1, 12, 27. Mais à partir de 1215, le dogme de la transsubstantiation invite le fidèle à dissocier le corps physique du Crucifié de sa forme idéale et incorporelle, comprise dans l’hostie ; le concept de corpus mysticum Christi désigne alors l’acception abstraite et spirituelle de l’enveloppe corporelle du Christ. Bientôt, sous l’influence de Thomas d’Aquin, ce concept ne représente pas seulement le corps du Christ, mais l’Église et la communauté chrétienne dans son ensemble. « L’Église, “corps” social du Christ, est désormais le signifié (caché) d’un “corps” sacramentel tenu pour un signifiant visible parce qu’il est l’ostension d’une présence sous les “espèces” (ou apparences) du pain et du vin consacrés »9. Composée de l’ensemble des fidèles, l’Église est liée au Christ, son « chef » comme le corps à la tête, comme un ensemble de corps qui partagent le même pain10. Le corpus mysticum Christi établit une relation entre le corps christique et celui de tout chrétien, et rend plus aisée l’identification du sort de l’humanité à celui de son Sauveur. Chaque corps chrétien entretient avec le corps du Crucifié un lien de ressemblance et de contiguïté, dont il s’agit de dégager ici les modalités propres à la scène des Passions, en les distinguant de celles de l’iconographie ou de la politique11. De fait, la scène des mystères présente les corps des personnages qui entourent le Christ comme une série de signes. Parce qu’ils prennent sens dans la relation qu’ils entretiennent au Christ, les personnages peuvent être considérés comme des res et signa, selon l’acception qu’en donne la tradition scolastique

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9

M. DE CERTEAU, La fable mystique, XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982, p. 111.

10

Sur l’évolution de la notion de corpus mysticum, voir H. DE LUBAC, Corpus mysticum : l'eucharistie et l'église au Moyen Âge, Paris, Aubier, 1949, pp. 281 et suiv. ; ST, III, q. 80, « L’usage ou manducation de ce sacrement, en général », art. 4, “ Le pécheur commet-il un péché en mangeant sacramentellement le corps du Christ ?” : « Dans ce sacrement comme dans les autres, ce qui est sacrement est signe de ce qui est la réalité du sacrement. Or, celle-ci est double [...] L’une est signifiée et contenue, c’est le Christ lui-même. L’autre est signifiée et non contenue, c’est le corps mystique du Christ, c’est-à-dire la société des saints. Quiconque mange ce sacrement signifie donc par là même qu’il est uni au Christ et incorporé à ses membres », t. 4, p. 626.

11

Voir E. KANTOROWICZ, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, (1957), traduit par J.-P. et N. GENET, Paris, Gallimard, 1989, surtout pp. 63 et suiv., et pp. 145-199. Analysant le frontispice des Évangiles d’Aix-la-Chapelle, Kantorowicz met en relief la représentation des deux natures du Christ, la tête incarnant sa divinité, et les pieds, son humanité. Puis il en montre l’influence sur la conception de la royauté.

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

d’Augustin à Thomas d’Aquin. En effet, pour rappeler la célèbre terminologie augustinienne du De doctrina christiana, le signe est « une chose qui, en plus de l’impression qu’elle produit sur nos sens, nous fait venir encore quelque chose d’autre à la pensée » – II, 1, 1. Augustin distingue ensuite les divers types de signes. Parmi ceux-ci, certains sont à la fois res et signa : ce sont des signes intentionnels, c’est-à-dire venus de l’homme ou du divin, qui se désignent en même temps qu’ils désignent quelque chose du monde, dans sa relation aux Écritures. Les res et signa s’opposent aux signa tanta ou signa propria, signes d’institution qui comprennent toutes les opérations du langage humain pour désigner le monde, tandis que les signa translata composent le langage figuré. Tous les signa forment donc le langage, dont le De doctrina christiana analyse le fonctionnement pour rendre compte du monde, ensemble de réalités ou de res, dans la relation de celui-ci aux Écritures : « Voici des préceptes destinés à l’interprétation des Écritures »12, déclare le prologue. Après Bède le Vénérable, Thomas d’Aquin s’empare du couple res et signa pour le replacer dans une théorie générale de l’interprétation, qui oppose l’allegoria in factis à l’allegoria in verbis. La première établit l’interprétation des sens allégoriques selon les quatre modes que nous avons rappelés, mais elle est exclusivement réservée aux personnages et aux événements de la Bible. La seconde désigne les tropes, opérations de langage susceptibles de donner à tout élément de la création un ou des sens seconds. Puisqu’elles récrivent les Évangiles, les Passions s’inscrivent d’une certaine façon au confluent des deux allegoriae – et elles ne sont pas sans raviver les contradictions inhérentes à leur opposition : elles font une exégèse des grands faits et textes bibliques, mais la formulent avec le langage, humain, de la scène dramatique13. On considérera donc les Passions comme des allégories mêlant faits bibliques et langage humain, et animées de corps qui sont autant de res et signa, se désignant eux-mêmes en même temps qu’ils désignent la Passion du Christ. Dans cette perspective, les corps des mystères fonctionnent comme des images singulières : ils ne sont pas à proprement parler des imagines Dei telles que les définit la translatio ad prototypum, mais, si l’on peut dire, des images de cette image centrale qu’est le corps de l’acteur qui joue le Christ – imago Dei fonctionnant, elle, selon les lois de la similitude14. Sur l’échafaud, les corps forment alors une écriture qui redit sans cesse le sens de la Passion, et la Passion dramatique devient une vaste allégorie opposant le Bien au Mal via le comportement corporel de chaque personnage. À ce titre, les corps sur l’échafaud contribuent à la quête de la ressemblance, et ouvrent à leur spectateur la voie du salut.

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La doctrine chrétienne, 1997, p. 65.

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Sur la définition du signe et des deux types d’allégorie, et sur leurs contradictions jusqu’à Thomas d’Aquin et ensuite, voir A. Strubel, « “Allegoria in factis” et “Allegoria in verbis” », dans Poétique, 23 (1975), pp. 343-357.

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Voir supra, pp. 38-40.

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Cependant, étant donné les formes singulières de l’œuvre dramatique, sous quelles formes précises les corps des Passions deviennent-ils res et signa du corps christique ? Ils doivent adopter le langage du hourdement pour décliner l’allégorie de la Passion rédemptrice. La théologie du signe trouve alors son corrélat dans une analyse des Passions et de leur représentation qui tient compte des caractères propres à l’œuvre « par personnages », et des éléments qu’elle destine à la scène : le déplacement, le costume, la gestuelle, la mimique, mais aussi le personnage à proprement parler. Ces éléments constituent une véritable sémiologie, où « les faits observables [sont transformés] en signes »15, sur un mode rhétorique et poétique qui réunit les formes du texte et celles du jeu. À ce titre, les corps constituent autant de facteurs contribuant à inscrire l’allégorie de la Passion dans l’action dramatique. Théorie scolastique et théories rhétorique ou poétique du signe fournissent donc une structure signifiante, au sein de laquelle les corps des Passions ont la possibilité de devenir, l’un, image exemplaire du comportement corporel, les autres, imitateurs ou contradicteurs de celui-ci. Au centre de la scène, un corps, l’imago Dei, donne la clé du sens allégorique de la Passion rédemptrice : c’est le corps passionné du Crucifié, dont les indices principaux sont la souffrance et la mort. En interprétant avec leur temps les Écritures comme l’histoire de l’Homme de douleurs, les mystères placent en leur centre un corps promis à une mort horrible avant même d’être conçu. Au plan sémiologique, le premier signe théologique de la Passion dans le texte dramatique, c’est donc le corps de l’acteur qui joue le Christ, et dont le caractère majeur est une souffrance décuplée par ce « théâtre de la cruauté » que sont devenus les mystères aux XVe et XVIe siècles. Au plan théologique, la Passion y est présentée comme un supplice nécessaire au salut – et le sens allégorique des Passions dramatiques est donné. Puis, selon le rapport qu’ils entretiennent avec la souffrance et la mort, les corps des mystères constituent les métonymies ou les métaphores du corps en Croix. Grâce aux costumes et aux déplacements, les créatures imitent le Créateur ou se démarquent de lui, les corps des acteurs désignant le Christ selon les fonctions indicielles qui le caractérisent : res et signa partiels, ils fonctionnent alors comme des métonymies du corps christique16. Mais les corps tout entiers peuvent constituer des res et signa totales du Christ, ou, s’ils sont ses ennemis, du diable : ils fonctionnent alors comme des métaphores17. Souffrants ou triom-

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15

R. BARTHES, « Éléments de sémiologie », dans Communications 4 (1964), p. 5.

16

La métonymie est « [l’emploi] [d’]un mot pour désigner un objet ou une propriété qui se trouvent dans un rapport existentiel avec la référence habituelle de ce mot. C’est une référence du message au contexte de ce message, R. JAKOBSON, Essais de linguistique générale, Paris, Seuil, 1963, p. 61.

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La métaphore « remplace un mot par un autre selon un système de ressemblance. Elle fait référence au code pour substituer au terme du message un terme équivalent », Ibidem, p. 61.

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phants, les corps déclinent sur la scène des mystères le sens de la Passion du Christ. Le dispositif dramatique vient donc étayer l’allégorie de la souffrance rédemptrice grâce aux corps qui entourent le corps du Christ, selon la relation qu’ils entretiennent avec les valeurs propres à celui-ci. C’est ainsi que naît la version dramatique de la Passion, profondément liée au sens même de l’Incarnation et de l’imago Dei. La Passion est donc une mimesis d’ordre aristotélicien, où l’ensemble des éléments est ordonné à la compréhension d’un muthos dont la souffrance du Christ en croix constitue la principale valeur morale. Au plan historique, les Passions étant étroitement liées à la prédication, on interrogera aussi leur rapport à la prédication de la fin du Moyen Age telle que la pratiquent aussi bien les frères mendiants que Jean Gerson18. On envisagera ainsi les liens éventuels de l’imitation du Christ dans les Passions avec l’Imitation du Christ chère à la piété populaire qui leur est contemporaine19, et dont l’aboutissement est L’Imitation de Jésus Christ de Thomas Hemerken a Kempis20. Ce traité, dont le premier manuscrit est daté de 1424, propose au fidèle un modèle de vie spirituelle et mystique fondé sur l’imitation de l’exemple du Christ. L’imitation y est avant tout un concept théologique fort : dans quelle mesure at-il influencé l’écriture des Passions dramatiques ?

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Pour une liste des principaux prédicateurs du XIIIe au XVe siècle, religieux ou séculiers, voir J. LONGÈRE, La prédication médiévale, Paris, Études Augustiniennes, 1983, pp. 93-129 ; H. MARTIN, Le métier de prédicateur en France septentrionale à la fin du Moyen Age (1350-1520), Paris, Cerf, 1988, annexe II, pp. 664-684.

19

Sur l’imitation de Jésus-Christ proposée par les franciscains, voir É. DELARUELLE, « L’influence de saint François d’Assise sur la piété populaire », dans La piété populaire au Moyen Age, Turin, Bottega d’Erasmo, 1975, pp. 229-246. Sur sa continuation à la fin du Moyen Age, relayée par la prédication des mendiants dans l’esprit de la Devotio moderna et du IVe livre de l’Imitation, voir Dom J. LECLERCQ, F. VANDENBROUCKE, L. BOUYER dir., « la piété des laïcs » dans Histoire de la spiritualité chrétienne II, « La spiritualité du Moyen Age », Paris, Aubier, 1961, pp. 573-601, spéc. p. 584, et pp. 522-525.

20

Dictionnaire des Lettres françaises, « Le Moyen Âge », (1964), édition revue et mise à jour par G. HASENOHR et M. ZINK, Paris, Fayard, 1994, article « Imitation de Jésus-Christ », p. 712.

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Chapitre 3. Le corps souffrant du Christ, allégorie de la Passion

1. LA MORT HEUREUSE, APORIE DES PASSIONS ? Dans le mystère de la Passion, la mort rédemptrice du Christ doit être le sujet de l’action dramatique. C’est à cette condition que le spectacle revêt sa dimension allégorique. La légitimité de la Passion dramatique repose donc sur l’exposition de la souffrance d’un corps, et sur la justification de celle-ci. De l’impossible schéma actantiel à l’alternative suggérée par quelques concepts importants de la Poétique aristotélicienne, les Passions dramatiques justifient l’inacceptable : une mort sanglante et douloureuse, source de la joie et du salut. Les impasses du schéma actantiel Comment présenter la mort comme un bien, et transfigurer le crime sordide de la Crucifixion en une belle histoire de salut1? Placée dans le schéma actantiel de Greimas, la Passion dramatique instaure entre les protagonistes une série de relations dont la signification est soumise à la relation principale : celle qui unit le sujet à l’objet. Le sujet, c’est la mort du Christ ; l’objet, c’est la valeur rédemptrice de sa Passion. L’analyse actancielle et l’exégèse se rejoignent. L’axe du « vouloir », représenté par la relation sujet-objet, souligne le caractère positif et nécessaire de la mort du Christ. En lui-même problématique, cet axe principal conduit à un décryptage très prudent des autres axes mis en place par le schéma actanciel. Surtout, les relations adjuvant-opposant ne peuvent être considérées comme de simples oppositions, étant donné la nature du vouloir qui donne l’impulsion à l’ensemble de l’action. Pivot de la Passion, Dieu occupe la place fondamentale de destinateur, et la société chrétienne, celle du destinataire. La véritable difficulté réside dans l’interprétation de l’axe principal. Elle nécessite un renversement de valeurs, qui fait de la mort, événement douloureux, le prélude à la Résurrection. En effet, pour que l’Incarnation devienne synonyme de salut, la marche de Jésus vers la mort doit être implacable. Elle doit être présentée comme un acte positif et non 1

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Sur le schéma actanciel de Greimas, voir A. ÜBERSFELD, Lire le Théâtre, Paris, Les Éditions sociales, (1977), 1982, pp. 52-107. Sur les difficultés d’application du schéma actanciel aux Passions, voir S. LE BRIZ-ORGEUR, À la recherche d’une écriture dramatique ; conventions du dialogue dans quelques mystères du XVe siècle, thèse dactyl., dir. J.-P. BORDIER, Université de Tours, Centre d’études Supérieures de la Renaissance, 1998, pp. 194-195.

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

comme un acte de résignation, né d’une situation sans issue. De ce fait, elle ne peut rencontrer aucune résistance. Dans cette perspective, les fonctions d’adjuvant et d’opposant peuvent être inversées. Les véritables adjuvants de la Passion sont les personnages qui vont favoriser la mort du Christ ; même s’ils ne le savent pas, ce sont eux qui reconnaissent à la mort de Jésus sa valeur allégorique. Etre adjuvant de la Passion, c’est pourchasser le Christ, vouloir sa souffrance et provoquer sa mort. À ce titre, sont donc adjuvants les Juifs, Judas, et plus spécifiquement les bourreaux du Christ. En parallèle, deviennent opposants les personnages réfractaires à sa mort, c’est-à-dire les trois Marie, la Vierge, les disciples et les convertis. De fait, les Passions cultivent au XVe et au XVIe siècles les scènes où Jésus lutte contre les supplications de sa mère, qui tente de lui éviter la rencontre avec les Juifs2 ; et son retour vers Jérusalem apparaît à plusieurs reprises comme une marche résignée vers le sort qui lui est imposé par les Écritures, mais qu’en toute logique son omniscience divine lui permettrait d’éviter. Plus profondément, l’attitude de Pierre, qui blesse Malchus pour protéger le Christ lors de son Arrestation, ou celle de Madeleine, qui ne reconnaît pas son maître dans le jardinier qui arpente le lieu du Sépulcre, prouvent leur scepticisme à l’égard de la Résurrection. En refusant l’Arrestation de Jésus, ou sa disparition du sépulcre, les disciples manifestent les failles de leur foi. Pour eux, l’interprétation de la mort du Christ comme d’un événement à l’heureuse issue ne va pas de soi. Mais surtout, ils accordent à la mort la dimension tragique qu’elle revêt pour le chrétien du XVe siècle, qui en donnant du prix à l’existence n’envisage pas sans angoisse de la quitter. Un sentiment d’injustice le pousse à voir dans la mort un défaut dont l’horreur doit être compensée par les plaisirs de la vie3. Bien entendu, la fable christique se soumet aussi à l’interprétation contraire de la relation entre adjuvant et opposant. Celle-ci attribue aux protagonistes des fonctions positives et négatives plus conformes à celles que la tradition leur réserve. La mort violente du Christ constitue alors le point majeur de son enseignement, car elle constitue le meilleur moyen de laisser dans l’esprit des fidèles une trace profonde. Porter la bonne Parole, c’est donc souligner le caractère atroce de la mort en Croix. Dans ce cas, les adjuvants sont les personnages qui

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2

C’est le chapitre LXXII des Meditationes, déjà exploité par la Passion d’Isabeau. Voir É. ROY, Le mystère de la Passion en France…; étude sur les sources et le classement des mystères de la Passion, p. 95* ; AG 16384-16579 ; JM 16354-16728. Voir aussi la version de Jacopone DA TODI (1230-1306), dans Donna Del Paradiso, citée par M. WARNER, Alone of All Her Sex. The Myth and the Cult of the Virgin Mary, Londres, Quartet Books, 1978, pp. 211-13 ; et E. AUERBACH, Mimesis, (1946), Paris, Gallimard, 1992, pp. 180 et suiv.

3

Voir supra, p. 13 et note 2.

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approuvent l’enseignement du Christ au sens large, et se placent sous sa tutelle durant la Vie Publique et la Passion. Les opposants redeviennent les représentants du monde ancien qui entravent l’établissement de la Nouvelle Loi. Malgré cette interprétation, la mort du Christ reste un événement d’une violence inouïe. Par conséquent, dans le schéma actantiel des Passions, la relation centrale sujet-objet reste problématique, quel que soit l’angle d’attaque choisi. Replacée dans le contexte de la fin du Moyen Âge, qui accorde du prix à la vie et fait de la mort un drame sans précédent, la quête du sens allégorique de la Passion repose sur une difficulté centrale : le supplice de la Croix doit être présenté comme un acte positif, librement accepté, sollicité par un homme et revendiqué comme modèle par ceux qui se veulent ses amis. C’est à ce prix que la Passion revêt sa dimension allégorique profonde. Comment la faire accepter ? Les solutions de la Poétique L’interprétation qui mue la mort horrible de Jésus en sacrifice à la fois nécessaire et souhaitable conduit les Passions à s’apparenter par bien des aspects aux principes de composition exposés dans la Poétique. Sans que ce texte ait été, nous l’avons vu, nécessairement connu des fatistes, le rapprochement proposé met en valeur le choix d’une mimesis qui cherche à produire du sens et à y subordonner les affects, dans un but avant tout spéculatif, moral et édifiant. Or, l’établissement du sens allégorique de la Passion s’effectue lors des scènes sanglantes qui placent le corps du Christ au centre de l’échafaud. En effet, si la mort du Christ est évidemment attendue du public chrétien, le raffinement du supplice qui l’accompagne révèle le rôle capital que la Passion décide de lui accorder. Même si elle est répétition de la grande structure du mythe chrétien, la composition de la fable christique prend soin de donner à cette mort un caractère nécessaire. Parce qu’elle est suivie d’une Résurrection qui est à la fois vraisemblable et qui constitue l’un des objets principaux de l’anagnôrisis ou reconnaissance, la Passion revêt pour le spectateur une forme acceptable, qui tient compte de ses émotions contradictoires pour le supplice dont dépend son salut. En effet, ce qui agit sur le spectateur pour provoquer la compréhension de la Passion rédemptrice comme d’une allégorie, c’est l’articulation de plusieurs composantes capitales de la fable selon Aristote. Le muthos de la Passion désigne la mort violente de Jésus comme une vérité d’ordre général, celle qui occupe le centre de l’« agencement des faits en système ». Pour ne pas être considérée comme la mise à mort d’un individu innocent, l’histoire du Christ est présentée comme le parcours de l’Homme Dieu, dont la disparition, momentanée, trouve son sens dans la Résurrection. Le Christ est alors le protagoniste d’une tragédie exemplaire : l’acteur est bien une fonction plutôt qu’un personnage, et il illustre

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un principe général plutôt qu’une histoire particulière : « Le “général”, c’est le type de chose qu’un certain type d’homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement »4. Ici, le « nécessaire », c’est la mort de Jésus en Croix, que nul chrétien ne peut contourner. Le sens allégorique de la mort de Jésus constitue le sujet unique autour duquel toute l’action s’articule. Ainsi, « l’unité de l’action provient de l’unité de l’objet, [et] l’histoire, qui est représentation d’action, doit l’être d’une action une et qui forme un tout ; et les parties que constituent les faits doivent être agencées de telle sorte que, si l’une d’elles est déplacée ou supprimée, le tout soit disloqué et bouleversé »5. Mais comment convertir cette mort inacceptable en nécessité ? Le « vraisemblable », c’est le fait que la mort de Jésus ne soit pas définitive, et que sa Résurrection entraîne celle du chrétien lavé de ses fautes. Si « le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire »6, alors le fatiste qui récrit le mythe chrétien est le poète idéal d’Aristote. Il choisit de présenter une mort cruelle par nécessité théologique, heureuse dans l’ordre de la foi car elle la convertit en vie éternelle. Faire accepter l’inéluctabilité de la Résurrection, en la présentant comme un événement vraisemblable dans la structure de la fable christique : tel est l’objectif de la Passion, qui transmet au fidèle l’inaccessibilité du mystère de la foi en même temps que le caractère inévitable de ses formes douloureuses. En outre, la Résurrection acquiert la dimension de surprise considérée par Aristote comme une des clés de la composition réussie : « Ce qui exerce la plus grande séduction dans la tragédie, ce sont des parties de l’histoire : les coups de théâtre et les reconnaissances »7. Si les amis du Christ, lorsqu’ils cherchent à lui éviter la mort, ne font pas office d’adjuvants au sens allégorique de la Passion, c’est parce qu’ils n’ont pas perçu le sens positif de cette mort comme tel, ou plus exactement : parce qu’ils ne l’ont pas encore perçu dans le déroulement de la représentation. Ce sont les scènes de Résurrection qui provoquent chez les amis du Christ une forme supérieure de l’anagnôrisis : « Celle où l’acte est exécuté dans l’ignorance et suivi de la reconnaissance, [et qui] allie à l’absence de répulsion l’effet de surprise de la reconnaissance »8. Au plan historique, la Résurrection anglo-normande constitue l’un des premiers textes dramatiques. Malgré leur brièveté, nos textes les plus anciens n’en font jamais l’économie. Enfin, les

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Poétique, ch. 9, 51b 7-9.

5

Ibidem, ch. 8, 51a 31-34.

6

Ibidem, ch. 9, 51a 37-38.

7

Ibidem, ch. 6, 50a 33-35.

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Ibidem, ch. 14, 54a 3-5.

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grands manuscrits de la Passion de Gréban qui contiennent la Résurrection la développent avec soin, dans des scènes où les apparitions du Ressuscité reposent sur l’exploitation des ressources spectaculaires de l’échafaud. À ces moments, la Passion provoque « la reconnaissance la plus belle : [celle] qui s’accompagne d’un coup de théâtre »9. Si les scènes de la Résurrection sont de première importance dans la partie la plus ancienne du corpus, nous ne pouvons passer sous silence leur disparition dans la Passion d’Angers, et dans la plupart des Passions éditées d’après ce texte au XVIe siècle. Achever la Passion dramatique sur la mort de Jésus, c’était, assurément, montrer sur l’échafaud la dimension existentielle de la mort qui est la sienne à partir du XVe siècle. Est-ce à dire que la Passion de Jean Michel cultive un pathos que Gréban avait relégué au second plan, au bénéfice d’une représentation didactique et édifiante, relais efficace du message chrétien ? C’est probable. Par ailleurs, les éditeurs de la Passion de Jean Michel, qui tronquent le texte à l’envi, obéissent à une logique différente de celle d’un auteur, dont le souci majeur reste la pensée qui se dégage de son œuvre. Bien entendu, fatistes, acteurs et spectateurs connaissaient le sens de la Passion et de la Résurrection. Mais en présentant la Résurrection comme l’objet d’une anagnôrisis soignée, les Passions les plus anciennes dévoilent une compréhension profonde de la difficulté du sujet abordé, ainsi qu’une grande subtilité dans la manière de la résoudre. Jusqu’à Gréban, la Passion dramatique prend en compte la difficulté de compréhension d’un concept paradoxal : la mort du Christ, à la fois cruelle et heureuse, parce qu’elle est suivie de la Résurrection. Elle présente la mort du Christ dans toute son horreur, mais l’articule avec force à la Résurrection qui justifie toutes ces souffrances. En bons chrétiens de la fin du Moyen Âge, protagonistes et spectateurs vivent l’angoisse de la mort, mais éprouvent aussi le soulagement apporté par la Résurrection, dans une forme poétique qui souligne la coexistence de ces deux sentiments. Par conséquent, le muthos des Passions est une fable aristotélicienne réussie parce qu’il fait de la mort du Christ son sujet central, tout en affrontant son caractère problématique. La Passion provoque le plaisir et la douleur par la subtilité de sa composition. La représentation du mythe chrétien produit une exégèse de la Passion qui présente l’atrocité de la mort du Christ avec d’autant plus de force qu’elle l’articule soigneusement à la Résurrection et au salut. Elle constitue une manière convaincante de surmonter les contradictions existentielles révélées par le dysfonctionnement du schéma actanciel, et par la relation difficile des adjuvants et des opposants au sujet principal du mystère de la Passion. C’est 9

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Ibidem, ch. 11, 52a 33.

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au sein de cette mimesis cohérente et maîtrisée que le corps souffrant du Christ acquiert un statut de signe.

2. LE CORPS DU CHRIST, OPÉRATEUR DU SENS ALLÉGORIQUE DE LA PASSION A. « Dé-figurer » La doctrine de la satisfaction Tout d’abord, il est impossible d’ignorer l’importance grandissante des scènes de torture dans les Passions dramatiques. Celles-ci ont parfois caractérisé le genre, voire entraîné son discrédit. Pour Gaston Paris et Guy Raynaud de Lage, « il est clair qu’en [développant les supplices] comme il l’a fait, [Gréban] plaisait à ses contemporains. Pour nous, nous ne savons pas ce qui nous repousserait le plus, des tortures aussi atroces que dégoûtantes dont Jésus est abreuvé pendant 7000 vers, ou des facéties bestiales de ses tortureurs... »10. Or, il semble qu’à bien des égards le Christ de douleurs ne soit pas seulement l’occasion de flatter un goût nouveau ou ancien pour le macabre. Que les mystères s’inscrivent avec les supplices dans l’évolution des mentalités soulignée entre autres par Huizinga, et si répugnante pour les critiques sus-cités, ne fait aucun doute. Cette explication ne rend pas compte de la spécificité des tortures écrites pour la scène des Passions. Pourtant, ceux-ci tenaient manifestement à ce qu’elles soient un des temps forts de leur spectacle. Ces scènes sont au fil du temps toujours plus nombreuses et soignées. De plus, elles sont loin de ne toucher que le Christ dans les textes du XVe siècle. Elles constituent donc l’un des modes d’apparition privilégiés du corps sur le hourdement, et c’est à ce titre qu’elles retiennent ici l’attention. En effet, l’analyse psychologique selon laquelle les bourreaux, grands ordonnateurs d’une pulsion sociale, organiseraient de l’assassinat rituel d’un bouc émissaire, ne rend pas justice au discours théologique qui préside à la conception du mystère, ni même à son statut esthétique de représentation11. C’est plu-

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G. PARIS et G. RAYNAUD DE LAGE, Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, Paris, 1878, p. XVII. Sur ce sujet, voir l’article de V. PLESCH, « Étalage complaisant ? The Torments of Christ in French Passion Plays », dans Comparative Drama, XXVIII-4 (hiver 1994-1995), pp. 458-485. L’auteur réfléchit sur la remarque d’A. JEANROY dans « Sur quelques sources des mystères de la Passion », dans Romania, 35 (1906), p. 371. Elle montre le parallèle entre les pratiques dévotionnelles et les tortures, qui conduit à lire le supplice du Christ comme une invitation à la méditation. En accord avec cette conclusion, nous en proposons ici une démonstration différente, qui montre le rôle capital du supplice dans l’établissement du sens allégorique des souffrances de Jésus.

11

C’est la thèse de R. WARNING, Funktion und Struktur. Die Ambivalenzen der Geistlichen Spiels, Munich, W. Fink, 1974, déjà remise en cause par J.-P. BORDIER dans Le Jeu de la Passion, pp. 184 et suiv., et

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tôt dans la théologie que réside la justification de la cruauté à laquelle le Christ est soumis. Actualisation des prophéties de l’Ancien Testament, la souffrance du Christ devient au théâtre le tribut de Justice triomphante à la fin du Procès de Paradis12 : Autre ne sera par moy pris ; en luy seul mon païement gist. Et encores, s’il n’acomplist, sur tout son corps, nerfz et joinctures, toutes les sainctes esciptures tant que le derrenier point verray, ja contente ne me tendray ; ja point n’en sera mis arriere. AG 3257-3264

Gréban adopte ici explicitement une théorie valable pour les autres mystères : la doctrine de la satisfaction, arrangement juridique qui place le rachat d’une faute sous le signe de la pénitence. « [C]’est ce que l’auteur d’un méfait doit offrir à la partie lésée pour obtenir sa paix et mériter d’être tenue quitte. Elle n’implique pas seulement la réparation du dommage infligé, mais aussi une peine supplémentaire capable de prouver les bonnes dispositions du coupable et d’obtenir la bienveillance de la victime »13. Ainsi, « l’homme pécheur doit à Dieu pour le péché ce qu’Il ne peut pas rendre et sans quoi il ne peut être sauvé s’il ne le rend pas […] Dieu sauve [donc] l’homme par miséricorde bien qu’Il ne lui remette le péché que s’il rend ce qu’il doit pour ce [péché] », c’est-à-dire s’il connaît la Passion pour racheter ce dernier : les mystères adoptent une perspective juridique qui, d’Anselme de Cantorbery à Thomas d’Aquin, inscrit le plus horrible des supplices dans l’ordre parfait de la Création, où la Faute si grande ne peut être rachetée que par les souffrances de l’Homme Dieu14. La théologie lui réclamant p. 213. Voir aussi la démonstration du sens théologique des bourreaux par R. L. WADSWORTH Jr, « The bourreaux in Arnoul Gréban’s Mystère de la Passion », dans Revue de Littérature Comparée, 44 (1970), pp. 499-509. Pour une bibliographie sur les origines socio-historiques de la violence dans les châtiments, et sur leur lien avec la scène des mystères, voir J.-P. BORDIER, Ibidem, n. 71 p. 215.

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Voir Introduction générale n. 4.

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Voir J.-P. BORDIER, Le Jeu de la Passion, pp. 188-216.

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Pourquoi un Dieu-Homme, dans L’œuvre d’Anselme de Cantorbéry, t. 3, introd., trad. et notes par M. CORBIN et A. GALONNIER, Paris, Cerf, 1988, ch. 25, cit. p. 399. Voir aussi la traduction du Cur Deus Homo par P. CRAPILLET, texte établi par R. BULTOT et G. HASENOHR, Publications de l’Institut d’Études Médiévales, Louvain-la-Neuve, 1984, p. 196 ; THOMAS D’AQUIN, Commentaire au Livre des Sentences, trad. par P. L. PEROTTO, Bologne, Edizioni Studi Domenicano, 2000, spéc. l. III, dist. 1, vol. 5, pp. 12 et suiv. ; dist. 20, «Quod alio modo potuit liberare hominem, et quare potius isto, spéc. q. 1, art. 3, Utrum debuerit fieri satisfactio per passionem Christi, pp. 1034 et suiv. ; l. IV, dist. 15, vol. 8, pp. 18 et suiv. ; ST, III, 46-48, t. 4, 1986, pp. 333-361, spéc. pour la satisfaction « surabondante » que justifie l’amour de Dieu pour ses créatures, et qui assouplit la perspective juridique absolue d’Anselme : « Le Christ, en souffrant par charité et par obéissance, a offert à Dieu quelque chose de plus grand que ne l’exigeait la compensation de toutes les offenses du genre humain… […] Et c’est pourquoi la passion du Christ a été une satisfaction non seulement suffisante, mais surabondante pour les péchés du genre humain… », p. 357. Ouvrages consultés : J. RIVIÈRE, Le dogme de la

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ainsi son dû, il n’est guère surprenant que la torture devienne un rouage essentiel du sens allégorique des mystères, car elle est indispensable à la signification rédemptrice de la Passion. Le rôle des bourreaux Pour pratiquer les tortures du Christ, les fatistes font intervenir une catégorie de personnages spécifiques : les bourreaux. Ceux-ci ont-ils trouvé leur origine sur la scène médiévale, ou dans une interprétation historique rebattue des Evangiles, selon laquelle Jésus fut torturé et crucifié par des soldats romains ? Êtres de langage, dont les paroles favorites regorgent d’injures, les bourreaux du Christ semblent reprendre la tradition, antique, du miles gloriosus, qui depuis Plaute a inspiré à la scène médiévale deux catégories de personnages : les « hommes à tout faire » et les « soldats fanfarons »15. Cependant, les coups qu’ils administrent effectivement au Christ conduisent plutôt à dissocier ces tirants des gardes du tombeau, dont la vantardise et la couardise sont sur la scènes des Passions les véritables héritières de ces fanfarons d’opérette que sont le Franc Archer de Baignollet, de Cherré, ou le Pionnier de Seurdre. Et c’est plutôt en soldats que ces tortionnaires aux horribles instruments se comportent. Cependant, plus qu’en soldats romains, dont l’intervention représenterait une entorse à la justice romaine de l’époque, il faut peut-être voir dans les bourreaux du Christ des apparitores, exécuteurs de la justice de Pilate, dont la brutalité vulgaire, contraire à la réputation de l’armée romaine, se trouverait alors justifiée16. Apparitores potestatis hora sexta crucifixerunt, Augustin, Enarr. In Psalm. LXIII, §5 : quelle qu’en soit l’origine, la violence hyperbolique des bourreaux des Passions apparaît nécessaire ; et le paradoxe d’une rédemption par la souffrance trouve dans le comique équivoque de ces personnages une ressource aussi singulière que frappante. Dès les premières Passions, les tirans officient avec vigueur. Puis c’est une véritable association de malfaiteurs qui s’évertue à maltraiter le Christ. Dans Palatinus, Marques se détache, c’est-à-dire Malchus, l’homme à l’oreille coupée dans

Rédemption. Essai d’étude historique, Paris, Victor Lecoffre, 1905, pp. 291-316 et 346-372 ; B. CATAO, Salut et rédemption chez Thomas d’Aquin. L’acte sauveur du Christ, Paris, Aubier, 1965, pp. 78-94.

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Voir O. FEST, Der Miles gloriosus in der französischer Komödie von beginn der Renaissance bis zum Molière, Münchener Beitrage zur Romanischen und Englischen Philologie herausgegeben von H. Breymann und J. Schick n° XIII, Erlangen/ Leipzig, A. Deichert’sche Verlagsbuchh. Nachf (Georg Böhme), 1897, spéc. « Der Miles in französischen Drama des Mittelalters », pp. 18-30. Sur les formes de langage qui leur sont associées et sur leur fonction comique, voir J.-Cl. AUBAILLY, Le théâtre médiéval profane et comique. La naissance d’un art, Paris, Larousse, 1975, pp. 76 et suiv.

16

Voir E. LE BLANT, Recherches sur les bourreaux du Christ et sur les agents chargés des exécutions capitales chez les romains, Mémoire de l’académie des Inscriptions et Belles-Lettres t. XVI, 2e partie, Paris, Imprimerie impériale, 1870, 24 pp.

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le jardin des Oliviers17. Issu de l’évangile johannique, il devient Marquin dans la Passion Sainte Geneviève, a pour compagnon Haquin, ainsi que trois chevaliers, qui se précipitent tout en armes sur Jésus, le maltraitent, puis seront chargés de garder le tombeau18 : Pinceguerre, Baudin et Mossé. La Passion de Semur accorde à ce personnage plus d’importance qu’aux autres : Marque est le chef de file des tirans Vivant, Amalech, Neptalin, Gamaliel, Ysachar et Ysachar. Mais Gréban en fait un rôle parmi d’autres, et le place dans l’un des groupes de sergents : Roillart, Dentart, Gadiffer sont aux ordres d’Anne, Bruyant, Malcus, Estonné obéissent à Caïphe, et Griffon, Orillart, Broyefort, Claquedent, Brayart et Barraquin à Pilate. Michel adopte la même distribution des rôles, avec des noms un peu différents. Riche et variée, l’onomastique fait parfois écho au caractère supposé du personnage, qu’il soit brutal, stupide ou simplement bruyant. Mais de Palatinus à Michel, toute la troupe rivalise en chœur d’habileté et de violence : HAQUIN Tu laiseras par tans tes moes : Je te feray maigrir les joes. MOSSÉ Si me puit le grant Diex aidier, Je ly feray le nez froncier. PP 903-906 MARQUIN Mais il te convient deviner Qui t’a donné sy gros chopin. HAQUIN Encore ara il ce lopin ! […] MARQUIN […] Je li donrray tel oreillon Qu’il y aura du vermeillon. Tien ce cop : sui je mensongiers ? PSG 1606-1608, 1615-1617 NEPTALIN Je ly veul ceste buffe offrir, Hic percuciat Et ly craicheray en la face. YSACHART Je ly donray de ceste mace Comme tres non saichant et fol. VIVANT […] Or ly faictes les yeulx cliner Et ly bouchés bien le visaige. PS 6429-6432, 6434-6435

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17

Jean, 18, 10. Voir J.-P. BORDIER, Le jeu de la Passion., pp. 349 et suiv.

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Matthieu, 27, 63-66, 28, 1-4.

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GOULU Tout en jouant et esbatant, je luy asserray ceste prune. MALCUS Et comme villain combatant, je luy en donrray aussi une. BRAYART Nous le dessirons maille a maille, On ne voit riens que sang sur luy. AG 20861-4, 22759-22760

Partisans de l’Ancienne Loi, les bourreaux font déferler la haine sur les épaules du prédicateur qui séduit le peuple par la parole et par le miracle. Ils l’injurient sans relâche : Jésus est truant, PP 896, 909, larron, traïcte, mescreant, PS 6285, malvoix ypocrite provéz PS 7418, larron, ypocrite, malvoix, PS 7444, faulx glout parjux, PS 7446, vilain, AG 19853, coquin, putier, paillart, AG 19869, truant plus que ratruandy, […] paillard rappaillardy, […] faulx traïstre enchanteur, […] faulx barteur, […] larron, […] menteur, […] desloyal garnement, […] mauvais seducteur, AG 20806-20813. La grossièreté va de pair avec la violence, lesquelles forment les signes distinctifs des bourreaux19. Si l’exercice de la violence se conjugue souvent au futur ou à l’impératif, les bourreaux ne font pas que promettre des coups. Ils s’attellent consciencieusement à la tâche dès l’arrestation de Jésus, et le tourmentent dans le jardin des Oliviers, puis chez Caïphe, chez Pilate, chez Hérode et sur le chemin qui le mène à la mort. Les cris et les mines patibulaires annoncent-ils une bataille simulée ? Il n’est pas possible d’oublier la célèbre représentation de Judith et Holopherne, au cours de laquelle Holopherne fut interprété par un véritable condamné à mort, dont l’exécution constitua le clou du spectacle : « En 1549, à Tournai, un certain Jean de Bury, et son compagnon, Jean de Créhan, décident de “rendre au naturel” le drame biblique de Judith et Holopherne pour l’entrée de Philippe II dans leur ville. Ils ne trouvent rien de mieux, pour tenir le rôle d’Holopherne, que de choisir un criminel condamné à être tenaillé. […] Au moment voulu, la prétendue Judith tira un cimeterre aigu et, saisissant les cheveux d’Holopherne qui feignait de dormir, elle lui coupa la tête d’un coup. Les applaudissements frénétiques des spectateurs saluèrent ce coup de maître »20. Cependant, si l’anecdote est célèbre, c’est probablement aussi parce que la plupart du temps, le supplice n’était pas effectif. Laissant de côté la question de la réception enthousiaste d’une violence réelle, on préfèrera s’arrêter à l’effet recherché par ces supplices. Dans les Passions, les coups doivent être vraisembla-

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Sur le langage des diables au théâtre, voir G. PARUSSA, « Paroles de diables. Essai d’une typologie du discours diabolique dans les mystères religieux du XVe siècle », dans Pour acquerir honneur et pris, Mélanges G. Di Stefano, Montréal, CERES, 2004, pp. 409-422.

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H. REY-FLAUD, Pour une dramaturgie du Moyen Âge, Paris, PUF, 1980, p. 19.

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bles. Tout est fait pour que la torture dure et que le corps du Christ donne les apparences d’une douleur réelle. Les bourreaux ou leurs chefs jubilent quand il réagit sous les coups, exprimant sa souffrance dans les mimiques et les gestes : ACQUIM Reguardés com il fait la caigne ! Bien fait l’armite et le piteux. PS 6379-6380 ANNAS Il sanble que danser vuillés A vous bras cy esparpilléz. PS 7464-5 ROILLART Mais regardés l’ort vielz truant, comment il fait bien la grimace ! AG 19716-19717 GADIFFER Il semble qu’il soit tout espris de lespre comme ung vielz meseau tant a boursouflé le museau de horïons qu’il a reçeuz. AG 19835-19838 MALCUS Il a des coups si largement qu’il a, je croy, les yeulx crevéz. AG 20821-20822 GRIFFON Il a ja la peau crenellee des horïons que je luy baille. AG 22753-4

Ils le relèvent à chaque défaillance, Son cuer est ja trestout quassez, / Sy estroitement l’as lïé ; Tu es, je croy, en lestardie, PSG 1420-1421, 1641, et le remplacent par le Cyrénéen pour qu’il arrive vivant au supplice : Il n’en puet plus, vous le voiez, AG 24289. Par conséquent, depuis que le Christ a été arrêté au jardin des Oliviers, sa Passion n’est qu’une longue scène de torture, menée par des personnages sanguinaires et brutaux. On peut se demander si l’humour noir dont ceux-ci font preuve était destiné à faire rire ou à susciter l’horreur. Dans les deux cas, les bourreaux participent d’un comique de nature théologique, dont ils contribuent à forger la complexité. Car du Christ aux Outrages au supplice de la Croix, les scènes où eux rient le plus sont celles qui fondent l’allégorie de la souffrance rédemptrice. Dans l’ordre des fins dernières, ces tortionnaires seront l’objet de la risée de Dieu et de ses partisans, qui, tel Élie devant les adeptes impuissants de Baal, souligneront alors l’erreur dans laquelle ils étaient plongés21. Ainsi, au lieu d’offrir un exutoire à la violence de la mort du Christ, ils lui donnent son sens. 21

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Rois, 1, 18, 22-40. Sur les sens du rire chrétien, voir M. SCREECH, Le rire au pied de la Croix de la Bible à Rabelais, (1997), trad. de l’anglais par P.-E. DAUZAT, Paris, Bayard, 2002.

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Torchons de Satan, supplice de Jésus : du rire à la méditation À tout seigneur tout honneur : qu’elles soient brèves ou longues, les Passions réservent au Christ le plus raffiné des supplices. Mais chez Gréban et Michel, le premier personnage à subir la question n’est pas le Christ, mais l’ambassadeur des enfers. Satan est régulièrement rossé par ses compagnons diaboliques, parce que les nouvelles qu’il rapporte de la terre sont tout à fait inquiétantes. Ne va-til pas jusqu’à affirmer que l’énigmatique et vertueux personnage serait, en personne, le Cristus annoncé par les Écritures ? Cela lui vaut un fameux pugnivimus, AG R 7351-7360, où les diables rassemblent toutes leurs armes pour le descrot[er], JM 2282 : LUCIFER Suz, Belzebuth, viens si le lye devant moy de chaines de fer emflambeez du feu d’enfer, plus ardant que feu de tempeste, et le batez par tel moleste qu’il soit brullé de part en part. AG 7345-7350 BELZEBUTH Voulés vous qu’il soit descroté par maniere de passetemps ? ASTAROTH Deulx ou trois infernaulx tormens n’y seroyent pas trop mal assis. LUCIFER Va hardyment jusques a six ou cent ou deux cens tout contant. BERITH Et son compaignon ? LUCIFER Tout autant. Estuffés les en ce brasier ung tant et, pour les mieulx ayser, brulés ces dyables plains d’envye. JM 2282-2291

Comme sur le Christ, la grossièreté des bourreaux se déchaîne sur Satan. C’est un faulx serpent condempné, un villain sauldart, une substance villaine et orde, ung vieulx mastin famis, AG 7315, 7353, 7380, 17372, ung matin estonné, JM 17296. Autrement dit, lorsqu’il apparaît pour la première fois dans les grands mystères du XVe siècle, le supplice se définit comme un ensemble de gestes violents et de paroles grossières qui punit un personnage d’une faute qu’il n’a pas commise. Car, à grand renfort d’actions, de déguisements et de machines subtiles, Satan ne cherche-t-il pas désespérément à percer le mystère de l’identité de Jésus et à combattre son influence ? Il accomplit la tâche que Lucifer lui a confiée, et ne mérite pas la correction qui lui est infligée :

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Pour quoy me faiz tu tormenter, maudit esp(e)rit abhominable ? Je fays mon devoir de tempter. JM R 2306-2315

Mais après tout, qu’importe le sort du diable ? Les mystères convoquent ici la tradition du diable comique, incapable de comprendre le mystère de l’Incarnation et d’en prévoir la funeste conclusion pour le royaume de Lucifer. En développant l’aspect comique de Satan, les mystères de la Passion renouent avec le dualisme de la pensée chrétienne qu’ils rejettent à d’autres moments, notamment avec le Procès de Justice et Miséricorde. La torture du diable cherche à provoquer une sorte particulière de rire : le risus pascalis, qui dit l’assurance de la victoire du Christ sur les enfers22. C’est la leçon qu’en tire déjà de façon théorique le prologue de la deuxième Journée de Semur, et que développent à plaisir les scènes comiques de Michel et de Gréban : Or peult dire le diable que il a mal ovré / Car nous avons arier paradix recovrer, PS 4342-4343. Du point de vue théâtral, les torchons de Satan, premier supplice des grands mystères, sont destinés à faire rire. Spectacle dans le spectacle, le supplice remporte tous les suffrages. Le public et les protagonistes de l’action se moquent du diable à l’unisson. L’hilarité apparaît dans un premier temps comme la réaction du chrétien aux errances d’un diable ridicule, qui se croit maître d’un pouvoir dont Jésus ne cesse de le déposséder. Elle consacre l’inutilité de la démarche diabolique face à la puissance de Dieu, à laquelle elle doit rendre les armes lors de la Descente aux enfers. La réflexion sur le supplice se poursuit sur le même schéma : c’est toujours un innocent qu’on assassine, et la violence du geste est accompagnée de grossièreté, mais aussi d’humour noir. Peu de temps après le torchon de Satan, les hommes d’Hérode Antipater entrent en scène pour le massacre des Innocents dans la Passion de Gréban. Narinart, Adrascus, Achoppart, Arfaxat, et Rechigné fourbissent leurs armes avec joie, réunissant glaive, poinsson, maillet, jacquecte, pour les horions23. Ils tue[nt] plus dru que paille, AG 7758, accompagnant leur meurtre, signalé par la didascalie récurrente icy le tue, ap 7615, ap 7641, de sinistres plaisanteries : NARINART Or, tenez, portez le boullir ou vous en faictes des pastéz. AG 7616-7617

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R. GARAPON, La fantaisie verbale et le comique dans le théâtre français, du Moyen-âge à la fin du XVIIe siècle, Paris, Colin, 1957, pp. 48 et suiv. ; D. ROPS, L’église de la cathédrale et de la croisade, Paris, 1952, pp. 53-55 ; L. MAETERLENCK, « Le rôle comique du démon dans les mystères flamands », dans Mercure de France, LXXXVII (1910), pp. 385-406. Pour une image grotesque et pitoyable du diable dans la théologie, voir BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermo 7 in Ps. Qui Habitat, PL 183, cols 200-209, col. 204.

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AG R 7558-65.

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ACHOPPART Je luy ay donné medecine dont jamais ne sera malade. AG 7644-5.

Puis c’est au tour de Jean-Baptiste de subir quelques sévices comparables à ceux de Satan, avant qu’ils ne s’abattent sur le Christ. Jean-Baptiste inaugure même le spectacle des tortures dans Semur : Je ly veulx tantost esraichier Pluseurs des cheveux de la teste Pour luy faire plus grant moleste […] Ce grant loppin avant avras En lieu de mite […] PS 3643-3645, 3651-3652.

Il fait l’objet de plaisanteries douteuses : il sera le dernier més du banquet d’Hérode, AG 12121, JM 7590, son corps devenant des pastés, JM 7666. Le bourreau concède au saint un bref appel à Dieu, qu’il ne se crote, AG 12128, JM 7597, et annonce la décollation de façon grinçante : Baissés vous, vous estes trop hault, AG 12123, JM 7592. Mais dans ces cas, le rire du bourreau n’est plus communicatif, du fait de la sainteté et de l’innocence des personnages suppliciés. Le public chrétien a peu de chance de rire de la mort de Jean-Baptiste ou de celle des Innocents. Face au spectacle de l’innocence bafouée, il est invité, sinon à prendre de la distance, du moins à avoir une réaction différente de celle des bourreaux. Il prouvera ainsi qu’il a saisi le sens du supplice, contrairement à des brutes dont Pilate même, s’adressant à Griffon, déplore l’imbécillité : Entens tu riens, mouton cornu ? AG 22700. De supplice en supplice, le mystère réaffirme la parole du Christ en croix : les bourreaux ne savent pas ce qu’ils font. Mais les fatistes, eux, le savent, et ont pour but de l’enseigner aux chrétiens qui contemplent une série ininterrompue des corps torturés. Leur œuvre rappelle sans relâche au public le sens allégorique de la brutale injustice infligée au Christ, en travaillant ce motif sur un ensemble de personnages dont les liens à la Nouvelle Loi varient. Jeu, esbat, passetemps24 : enfin, comment interpréter la désignation fréquente du supplice par des termes pouvant aussi désigner de manière générique le « jeu par personnages » tout entier ? Étant donné le soin apporté à l’écriture de ces scènes, qui leur assigne des points communs comme la violence, la grossièreté ou l’humour noir, le supplice ne peut être compris comme une pause dans la construction du sens allégorique de la pièce, et encore moins comme un moment de détente du spectateur. C’est un temps fort de la représentation, que les termes précédents isolent de l’ensemble de l’action. Isolées par leurs caractères récurrents, les scènes de torture permettent aux fatistes de poser les fondements du sens allégorique des souffrances de Jésus. Ils font du supplice en général un 24

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PSG 1599-1609, AG, v. 20953, JM 20358, 21638-41, 22751.

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des grands moments de leur œuvre, et du bourreau en particulier un personnage nécessaire, créé pour servir le sens théologique de l’action. Assassin violent et grossier, le bourreau des mystères est en réalité un hommage du théâtre de la Passion au Dieu chrétien. Le tiran de Jésus est marionnette de Dieu, que les fatistes façonnent avec soin pour donner à leur œuvre sa pleine mesure. Exécutant sans le savoir une sentence décidée en haut lieu, le bourreau réaffirme à son insu la perfection sans contradiction du Créateur. Les martyres constituent assurément le clou du spectacle, c’est-à-dire un numéro « qui marche », parce qu’il repose sur quelques éléments repérables par tous (les instruments de torture, la grossièreté), mais aussi et surtout une scène importante parce qu’elle permet l’éducation du spectateur. En l’invitant soit à rire soit à contrôler son hilarité, le supplice guide le rapport du public à la scène. La cohérence profonde des scènes de supplice repose donc sur la récurrence de leurs traits ainsi que sur la variation consciente de la réception qu’elle cherche à provoquer, et qui mène du rire à la méditation. Maintes fois répétée, et déclinée sur des personnages amis ou ennemis du Christ, la leçon théologique tire une force nouvelle de la forme théâtrale du spectacle dans le spectacle qu’est chaque supplice. Elle conduit le spectateur à voir dans le corps torturé de Jésus le miroir du salut chèrement acquis : Car, quant en memoire luy vient la fortune qui luy seurvient, aucunement se desmodere, mais apres, quant il considere que le filz de Dieu beneuré a tant souffert et enduré pour mondifïer nostre ordure, il treuve que ce qu’il endure n’est riens au regard de la somme que Jhesus voult porter pour l’omme. AG 19938-19947

Le sens allégorique du mystère tout entier est contenu dans le sort cruel du Supplicié. Justifiée par la théologie, administrée par le bourreau, la torture fait du corps christique une figure sanglante, et du mystère de la Passion l’ancêtre du théâtre, métaphysique, de la cruauté25.

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« Pas de cruauté sans conscience, sans une sorte de conscience appliquée. C’est la conscience qui donne à l’exercice de tout acte de vie sa couleur de sang, sa nuance cruelle, puisqu’il est entendu que la vie c’est toujours la mort de quelqu’un », A. ARTAUD, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, « Première Lettre sur la cruauté », (13 sept 1932), pp. 158-159.

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B. Figuram implere : le Christ, livre de la Passion Pour que ce corps supplicié devienne l’opérateur du sens allégorique de la Passion, il doit être doté d’un statut de signe qui est le sien dans la liturgie, notamment dans l’Eucharistie. C’est en récrivant quelques grands moments de la liturgie eucharistique que les Passions façonnent le corps du Christ en signe de la Passion. D’origine liturgique et théologique, cette récriture produit une série d’images fortes, que l’échafaud partage avec les apocryphes ou avec l’iconographie. La souffrance y devient une véritable rhétorique, dont les figures majeures, le sang du Christ et son étirement sur la Croix, sont dotées d’un double sens, où la douleur se convertit en joie, la mort en vie, et la Passion en rédemption. Récritures de la liturgie Tout d’abord, les mystères font revivre la liturgie au sein de la représentation dramatique, dans des scènes qui constituent de purs et simples emprunts à certains moments de l’office. Pour la Cène, la phraséologie de l’Eucharistie retentit sur l’échafaud, qui permet de lire le calice et l’hostie comme les substituts du corps christique : Tenez, Seigneurs, mengiez, buvez ! C’est li miens cors que ci veëz. Si le recevez dignement, Se sera vostre sauvement. C’est li mien cors que ci veëz. Sur l’autel est representez. PP 133-138 Benoist soit ce pain de par Dé, Mon doulz pere, qui est en gloire ! Mengez en en bonne memoire ; C’est ma char qui en fort justice Sera par tamps pour vous tous mise. De Dieu soit benoist ce vin cy ! Pour autre chose ne vins ci Que pour vous donner tel vïande Qui contre pechié vous deffende. PSG 1038-1046 Ce pain que tenir me veéz, C’est mon corpz, ainsin le croiéz, Et ma char quil sera occise Et pour les pecheurs a mort mise Ausy ce vin est mon sang [...] Quil de pechier vous fera franc. PS 6028-6033 Chiers enfans, prenez et mengez, car cecy est mon corps ; jugiez qu’il n’est reffeccion plus digne. […] Voyez ce calice en presence

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et buvez de cueur pur et franc, car c’est icy mon propre sang… AG 18065-18067, 18078-18080

La representation dont il est question, et l’articulation récurrente des deux démonstratifs ce et c’est soulignent la nature et le fonctionnement des deux objets liturgiques : le pain et le vin sont des signes de la Passion rédemptrice, qui contre pechiez deffend et apporte reffection […] digne. Mais ces signes ont la caractéristique d’exister à la fois en presence et pour faire memoire. Dans tous les textes, la scène de la Cène constitue donc une exégèse simple mais efficace du rapport entre les sacrements eucharistiques et le corps du Christ – un rapport complexe de signifiant à signifié, de res à signum. Son fonctionnement trouve son origine dans le signe sacramentel tel que l’a établi la scolastique au XIIIe siècle, et tel que le reprend le Concile de Trente26. Les Passions, qui n’en présentent que le résultat, simplifient cette définition du sacrement. Mais à l’instar de l’office, elles lui empruntent son aspect majeur : celui d’une présence paradoxale du Christ dans des objets distincts de lui. En cela, les scènes eucharistiques des Passions fondent la lecture du corps christique comme signe, quelle que soit la res dans laquelle il faut lire son sens27. Revenons à la question 60 de la IIIe partie de la Somme, pour préciser la relation singulière qu’elle instaure entre le sacrement eucharistique et le corps du Christ. Pour Thomas d’Aquin, du sacrement, seule importe la valeur de signe, instituée par Dieu. Les paroles qui l’accompagnent ou les formes qu’il revêt peuvent varier dans une certaine mesure : l’essentiel est de lui accorder un sens « selon la foi » et non selon la diversité de ses manifestations28. C’est de cette institution divine du sacrement que naît sa dimension paradoxale. Se trouve définie avec grande clarté la transsubstantiation29, opération qui fait du sacrement le signe par excellence, selon la définition augustinienne d’une présence qui est à la fois celle de l’objet et celle de cette « autre chose » qu’il « fait venir à la pensée » : « par la vertu divine […], toute la substance du pain est convertie en toute la substance du corps du Christ, et toute la substance du vin en toute la

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Les textes doctrinaux du Concile de Trente qui réaffirment la présence réelle du Christ dans l’hostie et le dogme de la transsubstantiation sont donnés par F. TOLLU, L’Eucharistie. Vingt siècles d’histoire, Paris, Cerf, 1998, pp. 155-160.

27

Voir D. AERS, Sanctifying signs. Making Christian Tradition in Late Medieval England, University of Notre Dame Press, Indiana, 2004, ch. 1, « The Sacrament of the Altar in the making of orthodox Christianity or traditionnal Religion », pp. 1-28.

28

ST, III, q. 60, a. 7 : « Selon S. Augustin, “la parole opère dans les sacrements, non parce qu’elle est dite”, c’est-à-dire non pas selon le son extérieur du mot, “mais parce qu’elle est crue”, c’est-à-dire selon le sens des paroles auquel la foi s’attache. Et c’est ce sens qui est le même pour tous, malgré la diversité des sons. Un tel sens peut donc s’exprimer dans les paroles de n’importe quelle langue ; le sacrement ne s’en réalise pas moins », t. 4, p. 439.

29

La primauté de l’usage de ce terme reviendrait à Étienne de Baugé (mort en 1139).

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substance du sang du Christ »30. La singularité de la transsubstantiation consiste à formuler la présence de « l’autre chose » augustinienne – en l’occurrence le Christ –, paradoxe a priori irréductible, comme réelle : le Christ est présent dans des éléments d’où il est absent « selon le mode propre à un corps » mais présent « selon le mode propre à ce sacrement »31, d’une façon qui requiert avant tout la foi dans l’origine divine de cette présence32. Sur l’échafaud, cette « conversion » si particulière de la transsubstantiation s’effectue de manière visuelle, par la similarité des matières et des formes – le pain renvoyant à la chair et le vin au sang grâce à un simple système déictique, d’où la complexité du dogme de la transsubstantiation est absente. Mais comme dans la communion eucharistique et comme dans la démonstration thomiste, le pain et le vin présentés sur l’échafaud synthétisent l’histoire du sacrifice sanglant qui permet le salut sur un mode qui n’est pas celui du concept mais de la foi. Soumis à cette opération, le corps du Christ est désigné sans plus de précaution comme la vïande de la messe, JM 18932, PSG 1045. Si les mystères n’explicitent pas mieux le dogme de la transsubstantiation qui préside à l’élaboration de leur symbolisme liturgique, c’est probablement parce qu’un tel didactisme n’est pas nécessaire à leur public, accoutumé par l’office à ces analogies entre les objets liturgiques entre les objets liturgiques et le corps du Fils de Dieu : Car puissance sur luy nous donne en transsubstancïer le pain en luy mesmes et, pour certain chose n’est au monde plus digne ! JM 18898-18901

Cette présentation sommaire leur permet en outre de ne retenir de la transsubtantiation qu’une dimension très simplifiée du sacrement comme signe. Réduite à l’essentiel, l’Eucharistie devient dans les Passions synonyme d’une présence du Christ dans des objets qui sont d’une qualité et d’une espèce différentes de lui. Les Cènes des Passions ont donc surtout la fonction de placer au centre de l’action un dispositif qui, analogue de la prédication, rend possible à la fois la lecture des res que sont le sang et la chair suppliciés comme signa du Christ, et la compréhension de leur valeur positive de martyre permettant le salut.

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30

ST, III, q. 75, a 4, t. 4, p. 576.

31

ST, III, q. 60, a 1, t. 4, p. 573.

32

ST, III, q. 64, a. 3 : « Le Christ produit l’effet intérieur des sacrements en tant qu’il est Dieu et en tant qu’il est homme, mais de façon différente dans les deux cas. En tant que Dieu, il agit dans les sacrements à titre d’auteur souverain. […] C’est par la foi que nous entrons en communication avec la vertu de sa passion, […] foi que nous professons par l’invocation du nom du Christ ; c’est pourquoi le fait que les sacrements sont consacrés au nom du Christ relève du pouvoir d’excellence qu’il exerce sur les sacrements », t. 4, p. 463.

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Mais c’est dans l’exploitation d’une image eucharistique que les Passions récrivent la transsubstantiation avec originalité. Comme le rappelle le retable de Jean Van Eyck conservé à Gand, qui représente un agneau sacrifié dont le sang coule dans un calice auquel fait écho la Fontaine des sept sacrements33, l’image de l’agneau mystique constitue l’origine historique et rituelle34 de l’Eucharistie35. Que ce soit dans l’Ancien ou dans le Nouveau Testament36, l’agneau mystique exhibe toujours le caractère injuste et sanglant d’un supplice, qui devient pour les chrétiens celui du Christ. Dans les Passions, cette image et ses caractères majeurs sont souvent évoqués, d’abord dans les scènes de baptême, en écho à l’évangile johannique, mais aussi ailleurs, pour souligner le statut de victime de Jésus : PRIMUS ANGELUS Vecy le Dieu de deïté, Veéz cy l’Aignel de saincteté, Quil icy vient par sa bonté, C’est l’Aignel de la Vierge né. […] PETRUS Hee ! tresdoux Aignel de hault pris […] JUDAS Helas moy ! Pour ma traïson Est vendu l’Aignel inocent, PS 3579-3582, 6487, 6593-6594 JEHAN BAPTISTE / SAINCT JEHAN Voicy le doulx aigneau de Dieu, le vray redempteur humble et preu qui vient pour porter les pechéz dont tout le monde est entechéz. AG 10300-10303 Peuple, regardés en ce lieu vecy le doulx aignel de Dieu qui oste les pechés du monde… JM 2012-2014 JESUS Je fais ung testament nouveau

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33

Sur le retable de l’Agneau Mystique achevé en 1432, voir P. SCHMIDT, Le retable de l’Agneau Mystique, photos de P. MAEYAERT, Paris, Cerf, 1996 et J. LASSAIGNE, La peinture flamande. Le siècle de Van Eyck, Genève, Skira, 1957, pp. 50-56.

34

Exode, 12, 21-28 et 43-49, évoquent le sacrifice rituel de l’agneau pour la Pâque Juive, que les chrétiens – Paul, Cor 1, 5, 7 ; Pierre, Épitre 1, 18-21 – interprètent comme une figure de la Passion.

35

Sur la formule liturgique de l’agnus Dei, voir le DACL, t. 1, Letouzay et Ané, 1924, cols 965-971. Sur le symbolisme de l’agneau, Ibidem, cols 877-905.

36

Isaïe, 53, 7, présente une image de victime expiatoire : « On le maltraite et lui s’humilie / et n’ouvre pas la bouche. / Comme un mouton qu’on mène à l’abattoir, / comme une brebis muette devant ceux qui la tondent, / il n’ouvre pas la bouche ». Jean, 1, 29, en fait l’exégèse chrétienne, au moment du baptême dans le Jourdain : « Voici l’agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde », auquel répond l’agneau sacrifié mais glorieux de l’Apocalypse, « un agneau debout, comme égorgé, [portant] sept cornes et sept yeux », qui « prit le livre dans la main droite de Celui qui siège sur le trône », Apoc. 5, 6-7.

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Figuré jadis par l’egneau. Mais la figure cessera Et la verité demoura Jusques a la consommacion Et derreniere surrection, JM 18847-18852

Cependant, l’animalisation du corps du Christ est dotée sur le hourdement d’une violence radicale, qui rend possible son fonctionnement comme signe. Plus qu’à une représentation de l’agneau sacrifié, le spectateur assiste à la transformation du Christ en beste mue au moment de ses nombreux supplices. Refusant de répondre aux injonctions des Juifs sur son identité, il perd en même temps que la parole toute forme distincte : MALCHUS Fy, dyable, le cueur me faict mal De le regarder en la face ! BRUYANT C’est tres mal dit, sauf vostre grace : Ce mot la luy est par trop beau. MALCHUS Veulx tu que je dy « au museau » ? DRAGON A tel paillart fault dire ainsi. JM 22641-2264637 GADIFFER Il semble qu’il soit tout espris de lespre comme ung vielz meseau, tan a boursouflé le museau de horïons qu’il a receuz. AG 19835-19838 DRAGON Il a le groing trop bien empraint : il y appert mainte escripture. AG 20891-20892 GRIFFON Regardez le sang rideler, qui le museau luy ensenglante. AG 22947-22948

Lorsque le visage du Christ est appelé museau ou groin, l’image animale est aussi puissante qu’indifférenciée. Toute référence à un corps précis est annulée, qu’il soit animal ou humain, le corps de Jésus étant affecté d’une distorsion qui le rend méconnaissable : Il luy a tant de sang osté Qu’on n’y congnoist ne cul ne teste. AG 22779-22780, JM 24887-24888 Ce villain cy est tout destaint Et tout difforme la figure... AG R 20881-20890 Vostre paillart corps despiteux 37

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Reprise de AG 20839-20844.

KATERN 4

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Sera maintenant refformé. AG 22705-2270638

Dé-formé, difforme, sens dessus dessous : présenté de manière insistante comme une forme malmenée, le corps du Christ semble échapper à tout ordre, à commencer par l’ordre visuel qui permet son identification. Avant d’envisager les problèmes spécifiques posés par cette transformation dans le cadre du spectacle39, il faut s’arrêter au geste même de la déformation. C’est grâce à lui que s’effectue la suture des formes liturgiques du corps comme signe à la rhétorique, laquelle transforme définitivement le corps supplicié du Christ en signe positif, et sa Passion en une souffrance qui permet le salut. Rhétorique de la torture Séparé de sa forme initiale, le corps mutilé et supplicié du Christ semble avoir perdu sa relation fondamentale à l’imago Dei. Mais portant en lui cette trace, il la manifeste en se recomposant, en devenant une nouvelle figure. Si le corps mutilé du Christ est re-formé, ce n’est pas dans le sens que les bourreaux voudraient donner à leur geste, mais dans le sens augustinien, selon lequel l’image permet de se remémorer la trace du Créateur. Le théâtre de la Passion, en proposant à partir de l’image liturgique de l’Eucharistie et de l’agnus Dei une mutation absolue du corps supplicié qu’elle nomme dé-formation ou re-formation, donne son sens allégorique à cette aventure douloureuse. L’animalisation du corps christique par le supplice conduit à le présenter comme un objet pur, qui a perdu son lien avec l’image humaine. Cependant, cette déformation par son caractère absolu souligne aussi le pouvoir divin de ce corps, capable de se reformer pour vivre la vie éternelle. La Passion montre alors le sort exceptionnel qui est réservé au corps de l’Homme Dieu, faisant de celui-ci lui le signe d’une mort synonyme de la plus grande souffrance mais aussi du rachat. Équivoque, le supplice qui déforme le corps et le reforme pour la Résurrection confirme son statut de signe, sur le mode à la fois rhétorique et théologique de la figure40. De fait, le corps du Christ est marqué au poing, au fouet. Il porte la trace des coups comme de signes, enseignes, écritures parfaitement lisibles : Vous verréz bien de pres l’enseigne Du sang quil en deguoutera. PS 6880-6881 Il a le groint trop bien empraint Il y appert maint escripture. AG 20891-20892

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Et JM, v. 22679-22680 ; 22687-226962.

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Voir infra ch. 6.

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Sur la torture de théâtre comme simulation de la rhétorique judiciaire, voir J. ENDERS, Rhetoric and the origins of medieval drama, Ithaca / London, Cornell University Press, 1993 ; The medieval theatre of crualty. Rhetoric, memory, violence, Ithaca / London, Cornell University Press, 1999.

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Tu n’y assiés coup de tes mains Que les dois n’y soient escrips. AG R 19819-19834, JM 21675-21676

Sans cesse, les bourreaux invitent le spectateur de la Passion à déchiffrer leurs coups comme les signes d’une écriture. Le corps du Christ devrait porter la marque de la punition que lui inflige l’Ancienne Loi. De plus, les Passions puisent dans les ouvrages de piété destinés à renforcer la foi des humbles l’image du corps du Christ comme livre – le livre de la Passion. En effet, « Notre-Seigneur dans les divers états de sa Passion [est] un livre à divers feuillets ; c’est [...] le livre des prédestinés, livre merveilleux en toute manière. Il n’est pas ainsi que les autres imprimé sur du papier mais sur la chair d’un Homme-Dieu. Il n’est point écrit avec de l’encre mais avec des épines, des clous et du sang. Sa reliure n’est pas moins surprenante que son impression. On l’a battu avec mille coups de poings, de pieds, de bâtons, de fouets et de marteaux, [...]. C’est le seul livre que le Verbe Incarné a mis en lumière sur la fin de sa vie; car comme remarque Saint Jérôme, le Sauveur ne nous a laissé aucun livre écrit de sa main, s’étant contenté de se donner à nous pour livre en croix »41. Le chrétien est donc invité à déchiffrer sur le corps du Christ le sens allégorique de l’Incarnation, dans les coups dont la Passion le marque. Car ceux-ci s’offrent à une autre lecture, impossible pour les représentants de l’Ancienne Loi. Elle est destinée aux représentants de la Nouvelle Loi que sont les protagonistes de l’action amis du Christ et les spectateurs de la Passion. Sur l’échafaud, torturer le corps du Christ, c’est le transformer en figure de la Passion rédemptrice. À ce titre, il est intéressant de remarquer l’usage qu’en fait la Passion Nostre Seigneur, pour laquelle les cadavres du Christ et de Lazare avant la Résurrection sont appelées figures : Ou sepulcre Dieu enporta En une digne sepulture ; La fut de Dieu mis la figure. […] MARTHE Beau sire, sy gist la figure Du Ladre, qui tant vous aimoit… PSG 118-120, 380-381

Dans ce texte, le terme évoque le cadavre comme un objet concret, dans lequel le spectateur est libre de chercher une dimension spirituelle, au sens théologi-

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Extrait d’un livret de la Bibliothèque Bleue, cité par G. BOLLÈME dans « L’enjeu du corps dans la Bibliothèque Bleue », dans Ethnologie française, 3-4 (1976), pp. 285-292, p. 289. Si la Bibliothèque Bleue constitue un ensemble de textes de piété populaire cristallisant les grandes pratiques dévotionnelles du XVIIe au XIXe siècle, elle est liée aux mystères par le milieu éditorial parisien. C’est Nicolas Oudot, imprimeur des derniers mystères au XVIe siècle, qui crée cette collection en 1606. Voir G. BOLLÈME, La Bible Bleue. Anthologie d’une littérature « populaire », Paris, Flammarion, 1975, pp. 17 et suiv., pp. 41 et suiv. ; et G. A. RUNNALLS, Les Mystères français imprimés, p. 44.

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que. Forme visible, le corps du Christ est figure, c’est-à-dire effigie42, dont les formes matérielles varient, mais revêtent toujours un sens second. Figure sanglante du Dieu fait homme, le corps du Christ devient donc sur l’échafaud une réalité lestée de sens allégorique. L’objet torturé y est transformé en signe de la résurrection à venir. Le corps christique se prête donc à une lecture allégorique généralisée, chacun des loppins, torchons, broignies, truffes, buffes, horions gravant sur lui et malgré ses bourreaux le sens rédempteur de la torture qu’il subit : Batus serai et laidengiez Et despecié et detrenchiez… PP 177-178

Sur son corps Et decoupez et detranchiez, PP 731, descir[é], PSG 2229, escupp[é], PS 7721, crenell[é], AG 22753, JM 24861, les coups et blessures du Christ tracent au sang une histoire, qui est celle d’un rachat au lourd tribut. Le corps du Christ est un parchemin sur lequel s’inscrit un supplice nécessaire à la rédemption. Du livre des Passions au Livre par excellence, les images circulent, qui font de la Passion sanglante un programme inscrit depuis toujours dans les Écritures : Tantost seront totalement Les escriptures acomplyes Sur moy, selon les prophecies. JM 17978-17980

Dans les moments qui précèdent sa mort, le Christ en personne rappelle la source biblique du sacrifice auquel il se soumet : Tout est escrit en l’Escripture Du fil Marie l’aventure Et tout convenrra raemplir Ce que de lui est a avenir. PP 147-150 Or ai ge trestout acomply, Morir veulx, car je suis humains. PS 7694-7695

Développant le thème de l’accomplissement inéluctable de son funeste parcours, le Jésus de la Passion de Gréban va jusqu’à citer les passages précis des textes de l’Ancien Testament qui en constituent la transparente annonce, afin de convaincre sa mère de la nécessité de son retour à Jérusalem : [M]ourir me convient par Envye en adverissant Ysaÿe qui, en ses saintismes devis, a dit de moy : Sicut ovis ad occidendum ducitur […] Œz Ysaÿe, ma mere, et vous confortez a ses ditz. Dit il pas : A planta pedis 42

Page 99

Le DALF donne à « figure » le sens d’effigie, représentation d’une forme abstraite ou d’une entité, t. 9, p. 618 ; le FEW lui donne le sens de « forme visible représentée par le dessin ou la peinture », puis plus tard d’« effigie », comme « buste ou écu », t. 3, 1949, p. 512.

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usque ad verticis metas non est in eo sanitas ? AG 16511-16515, 16532-36

Accomplir ce qui doit advenir : sur le corps du Christ s’effectue le passage de l’Ancien au Nouveau Testament. Il devient le lieu d’une opération qui est actualisation des Écritures dans la chair d’un homme. Figuram implere : les formes que revêt le corps supplicié de Jésus dans les Passions constituent une rhétorique, qui effectue l’exégèse chrétienne du sens de la Passion. Cette rhétorique puise dans l’image du corps torturé comme livre et comme figure les fondements de son fonctionnement allégorique. Selon les lois de la typologie, les figures théologiques deviennent figures rhétoriques, les sévices de la Passion traçant sur le corps de Jésus l’alphabet d’un supplice qui est la condition du salut, et dont les images, récurrentes, forment une véritable poétique. Poétique du corps souffrant Retrouvant le goût de l’exégèse pour l’étymologie, les fatistes traitent le Christ avec une cruauté qui rappelle son sens premier dans la langue. Cruens, le sang du Christ coule sur la scène des mystères, qui fournissent alors un équivalent visuel puissant de pratiques dévotionnelles médiévales souvent traités par l’iconographie, autour du sang du Christ considéré comme relique43. Dans la grande scène de l’ecce homo, le monologue de Pilate qui conclut la Flagellation est un moment attendu. Il devient naturellement le lieu de la plus abjecte exhibition : Lessez ce roy […] Seigneurs, vecy .i. homme honneste ! […] Vecy Jhesu ; je le vous monstre. PSG 2120, 2127, 2136 Reguardés, beaulx seigneurs, veéz cy Comment est baptu ce povre homme, De plaiez a ou corpz grant somme. PS 6896-689844

Comme dans les scènes eucharistiques, c’est la conjonction des indices verbaux et scéniques, des shifters et des gestes, qui permet au corps du Christ de devenir signe de la Passion. S’y ajoute un véritable réseau d’images, né des formes particulièrement sanglantes de cet ecce homo, qui développe quelques lieux communs théologiques importants à la fin du Moyen Âge. Si les légendes des Cinq plaies du Christ, de la Fontaine de vie et du Pressoir mystique sont fréquemment utili-

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43

Sur le sang du Christ comme relique et son interprétation mythique, voir J.-G. GOUTTEBROZE, Le Précieux Sang de Fécamp. Origine et développement d’un mythe chrétien, Paris, Champion, 2000.

44

Et AG 22963-22994. JM 24943 et suiv.

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sées au XVe siècle dans l’iconographie et dans les textes religieux45, les mystères en produisent une version scénique, qui traitent le corps du Christ comme ung pressour, PS 6375. On lui fait süer la pel, PP 776, sy fort süer, PSG 1634. Le Prologue de la Passion Sainte Geneviève annonce que le corps et la chair suppliciés de son sanc font la terre taindre, 88. La prédiction est actualisée au cours de toutes les scènes de torture : les courgiees des bourreaux sont ensenglentees, PP 581-582, autant que la char, sanglentee, PP 729, de saing trestout moillié[e], PS 7956, vermeillon, PSG 1616. Les bourreaux ne font qu’obéir aux ordres d’Anne, ou de Pilate : Ferés bien fort, baptés roillés Jusques au sang soit tout moillés [...] Jusques l’on voie le ruisseaul Decourre parmy ceste voye. PS 6864-6865, 6876-6877 Et luy faictes le sanc suer Tant que en luy n’en demeure goute. JM 24915-646

Expressions vives du sens allégorique de la Passion, les fluides corporels sont souvent désignés comme un flot ruisselant : dans le Livre de Conduite de la Passion de Mons, Lors le sang doit issir d’affluence du costé de Jhesus, quand Longin y appuie sa lance47, tandis que le livre des secrez du registre provençal du XIVe siècle décrit avec soin les trucages utilisés pour que coule le sang durant la Crucifixion48. Comme l’indique la célèbre rubrique du Mistère du Vieil Testament, pour mettre en scène les supplices du Christ, il semble qu’Il faut du sang49 ! C’est probablement la raison pour laquelle les mystères font souvent la part belle à la sueur de sang qui perle sur le visage du Christ au jardin des Oliviers :

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45

Sur le Pressoir mystique, voir DACL, t.14, cols 1731-4 ; Dictionnaire de la Bible, t. 5, cols 612-17 ; J. FRANSSEN, The Mystic Winepress : a religious image in English poetry (1500-1700), Utrecht, Elinkwijk, 1987 ; Le pressoir mystique. Actes du colloque de Recloses, D. ALEXANDRE-BIDON (éd. sc.), Paris, 1990 ; sur le Pressoir mystique dans les sermons du XVe siècle, voir H. MARTIN, Le métier de prédicateur à la fin du Moyen Âge, pp. 589-590. Sur les Cinq plaies du Christ, Dictionnaire de la Bible, t. 5, cols 452-4. Sur ces thèmes dans l’iconographie, voir É. Mâle, L’art religieux de la fin du Moyen Âge, pp. 106-122. Sur toutes ces images de dévotion dans les textes et dans l’iconographie, et sur leur valeur d’intercession, venue du Speculum humanae salvationis, voir E. PANOFSKY, Peinture et dévotion en Europe du Nord à la fin du Moyen Âge, Paris, Flammarion, 1997 ; sur leur dimension eucharistique pour les mystiques médiévaux, L. GOUGAUD, Dévotions et pratiques ascétiques du Moyen Âge, 1925, p. 78-128. Louis Gougaud analyse notamment un tableau de Quirizio de Murano (XVe s. 2e moitié) qui représente le Christ montrant d’une main la plaie de son côté et communiant de l’autre main.

46

Voir aussi JM 21555.

47

G. COHEN, Le livre de conduite…, p. 382.

48

Pour la « finta d[elas spinas] », feinte de la couronne d’épines, grâce à laquelle « [lo] / sanc tonbe sus mus […] / a bel flour como se / venia del serve[l] », « le sang coule sur sa bouche à flots comme s’il venait du cerveau », [je traduis], Il quaderno di secreti d’un regista provenzale del Medioevo…, pp. 34-35 ; pour « une finta per fa / sortir lo sanc del qoast[at] / de Jhesus », « une feinte pour faire sortir le sang du côté de Jésus en croix »,[je traduis], pp. 37 et suiv.

49

Mistère du Vieil Testament, J. de ROTHSCHILD et É. PICOT éds, Paris, SATF, 1878-1885, t. 1, p. 283. Voir aussi L. PETIT DE JULLEVILLE, Les Mystères, t. I, chs 10 et 11 ; et J. Sp. GATTON, « “There Must Be Blood” : Mutilation and Martyrdom on the Medieval Stage », dans Violence and Drama, James Redmond éd., Cambridge University Press, 1993, pp. 79-92.

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S. PERE Grant doulour pres du cuer vous touche ; Je le voy moult trez bien a ce Que tout contreval vostre face Le cler sanc de süeur degoute. Tainte en est vostre face toute ; Aval cheent lez goutes cleres. PSG 1132-7 JÉSUS Regarde les gouctes couller De sueur penible a merveille De sueur comme sang vermeille. […] Tel sanc ne puet estre sué Que la cause n’en soit active. AG 18753-18755, 18761-18762

Cette cause, Jésus la formule très clairement :

La sensuelle vollunté Et toutes les basses parties Sont en moy de craincte esbaÿes. JM 19949-19951

Sans en connaître le fonctionnement, à l’aide d’effets spéciaux rudimentaires50, les fatistes exploitent habilement les ressources spectaculaires de l’hématidrose, qui se produit « dans les cas de peur ou de détresse extrême »51. Mais si le sang du Christ signifie sa souffrance et sa mort, il signifie aussi la rédemption qui leur est indissociablement liée. Les Passions ne reprennent pas l’interprétation iconographique du Christ nourrissant les fidèles de son sein sanglant, laquelle illustre clairement la valeur positive du sacrifice en l’associant à la nutrition52. Mais elles affectionnent un fait biblique souvent mentionné par les apocryphes : la légende de Longin53. Vieux soldat aveugle et borné, Longin est chargé de percer la poitrine du Christ pour précipiter sa mort, ce dont il s’acquitte avec enthousiasme. Mais le long de sa lance, voici que le sang du Christ se met à couler : premier miracle, puisqu’un cadavre ne saigne pas : Comment puet homme mort saigner ? AG 26517. Le flux odorant est décrit avec lyrisme et sensualité par Longin lui-même ou par Centurion, un autre soldat juif séduit par la Nouvelle Loi : 50

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G. COHEN, Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux français du Moyen Âge, Paris, Champion, (1906), 1926 : « Pour faire couler le sang sur la scène, pendant les scènes de torture, on utilisait des bâtons et des fouets enduits de peinture », p. 149.

51

J. P. ROUX, Le Sang. Mythes, symboles et réalités, Paris, Fayard, 1988, p. 292.

52

Voir C. W. BYNUM, Jesus as mother : Studies in the spirituality of the High Middle Ages, Los Angeles, University of California Press, 1982 ; du même auteur, « The body of Christ in the later Middle Ages : A reply to Leo Steinberg », dans Renaissance Quarterly, 39/3 (automne 1986), pp. 399-439.

53

Voir Jean, 19, 32-4. Sur Longin, voir K. KRÖNER, Die Longinuslegende, ihre Entstehung und Ausbreitung in französischen Literatur, Münster, Theissing, 1899 ; R. J. PEEBLES, The Legend of Longinus in ecclesiastical Tradition and in English Literature, Baltimore, J. H. Furst, 1911 ; K. BURDACH, Der Gral. Forschungen über seinen Ursprung und seinen Zusammenhang mit der Longinuslegende, Stuttgart, 1938, Darmstadt, 1974.

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LONGIS Je tenrray bien. Je sen le sanc Aval ma lance decourant. Tout chaut ses iex en tera, S’il est Diex, j’en ralumerai. PP 1050-1053. Ce sanc flaire doux comme baulme, Oncques ne vy telle rosee Comme celle dont est arosee Jusques a mes mains ceste lance. PS 7838-7841 CENTURION Il n’y a pas sanc seulement, Mais avec sanc, ëaue clere, qui signiffie aucun mistere, Dont nous n’avons pas la scïence. AG 26521-26524 Vous voyez le pur sang qui sort et l’eau pure, clere et saine ainsi q’ung russeau de fontaine… JM 28980-28982

Pointé du doigt ou de la lance, le sang du Christ fait l’objet d’une exégèse qui n’est pas sans rappeler la Passion du Christ de Grégoire de Nazianze, où la Theotokos, mère de Dieu, décrit à un chœur de jeunes filles l’épisode de la lance qui perce le flanc du Christ, le sang qui en jaillit et la conversion du bourreau devant ce miracle54. Baume divin, le sang du Christ rend la vue à Longin, qui se convertit. La scène de Longin pouvait s’appuyer sur des effets spéciaux particulièrement soignés : « Ainsi doivent être peints sans doute, sur le corps de Jésus, la plaie dans laquelle le méfiant Saint Thomas boute son doit [...], et aussi les stigmates des mains et des pieds, tandis qu’à la Crucifixion, il fallait que, sous la lance de Longin l’aveugle, jaillît d’affluence du sang véritable, dont les précieuses gouttes, tombant sur ses yeux, les “enluminent” »55. Comme tous les corps de saints, le corps du Christ échappe à la déliquescence, à la pourriture et à leurs révélateurs certains, comme l’odeur nauséabonde56. Triomphe du corps supplicié qui affirme des pouvoirs divins, le miracle de Longin achève de donner au sang du Christ sur le hourdement son sens allégorique, car son épanchement signifie aussi bien la mort que la résurrection. Parallèlement, le corps sanglant du Christ est soumis à un raffinement de cruauté, qui traduit dans l’espace le caractère hyperbolique de sa souffrance. Avant d’être crucifié, il est étiré, pour que ses mains et ses pieds se trouvent en face des trous pratiqués dans le bois de la Croix par ses bourreaux. Dans les premiers textes, l’image reste sobre, le bourreau demandant simplement au

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54

La Passion du Christ, Paris, Cerf, 1969, pp. 213-5.

55

G. COHEN, Le livre de conduite du régisseur de la Passion de Mons, p. CX.

56

Voir B. CAZELLES, Le corps de sainteté d’après Jehan Bouche d’Or, Jehan Paulus et quelques Vies des XIIe et XIIIe siècles, Genève, Droz, 1982, pp. 67-75.

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Christ de tendre le corps de haut en bas, ou évoquant cette extension par des déictiques : MOSSÉ Sire truant, vos piez asseez Et vos bras en haut dreciez. Tant y ferrai de clos d’acier Qu’en en verra le sanc raier. Et je i ferrai tout le premier, Si n’en serai pas esclanchier. Et un et deux et cy vaut troys ; Il est bien ens a ceste foys. PP 909-916 MARQUIN Je clorrai sa senestre main Par de ça, et de la la destre. PSG 2606-2607

Mais dans les textes ultérieurs, l’image de l’étirement est le support d’un jeu de scène qui devient un véritable écartèlement : NEPTALIN Tu as fait trop loing le pertuis, Par le grant Dieu, le bras est court. Sa, une corde, or tost le court ; Il covient ce bras icy croistre Les nerfs ce sont prins a descroiçtre. Or tires fort, il est a point. Ung, deux, trois, quatre, cinq et six, Vous estes comme roy assis. Sus aux pieds, car les mains sont bien […] PS 7424-7432 MALCHUS La main ne veult pas au pertuys joindre, D’autre part, le clou ne veult poindre, Si la main ne vient au pertuys. […] ORILLART Prenez moy ses deux gros cordons Que j’ay a son pongnet serrés Et tirés tant que vous pourrés Ensemble jusque aux nerfs desjoidre Tant que vous facés la main joindre Au pertuys qui est faict pour elle. GADIFER L’oppinion est bonne et belle. Benoist soit qui telle la baille ! Ycy tirent les quatre tirans la corde. ROULLART Or tirez fort, fort, ribaudaille !

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La main y vient ou pou s’en fault. JM 27271-27273, 27280-27289, R 272882729757

Acte violent, l’écartèlement demande aux bourreaux des efforts sans cesse redoublés. Ramassée dans un seul vers dans Palatinus, 915, celle-ci s’étend à un rondeau, dont le rythme et les rimes soulignent la scansion et la répétition des gestes des bourreaux chez Gréban et Michel. Supplice exemplaire, l’étirement s’accompagne d’une souffrance dont les tirans ne manquent pas de souligner le caractère insupportable : J’ay peur que le cuer ne luy faille, JM 27292. De plus, celleci s’étend dans la durée. Dans les deux derniers textes, l’écartèlement s’effectue le temps du rondeau, mais aussi pendant les réactions éplorées des disciples du Christ. Chez Gréban, il continue ainsi durant les vers 24733 à 24757, où Griffon constate que [leur] besoigne est assortie. Chez Michel, la durée de l’action est indiquée par une didascalie qui précède les exclamations de pitié, et qui conduit l’action jusqu’à la même exclamation de satisfaction, trente-quatre vers plus tard : Ycy atachent une corde aux piés et tirent comme devant, et puis frappent sur le clou des piés, JM ap 27315. De toutes les souffrances du Christ, l’écartèlement est par excellence celle qui donne à son corps un statut de signe de la Passion. Si ce geste trouve son origine dans la Bible58 et dans des exégèses connues et fréquentées des fatistes59, il acquiert lorsqu’il est mis en espace une dimension qui traduit la portée universelle de son supplice. Ce n’est plus l’humanité pécheresse qui vient trouver dans le pain et le vin de la messe le sens allégorique du corps du Christ ; c’est celui-ci qui, par l’image de l’allongement, vient lui prêter ses dimensions infinies. Écartelé, le corps de Jésus en croix fait face au public des Passions, après la pendaison qui clôt le supplice : NEPTALIN Puis le levez a la polie Pour le faire morir au vent […] CAYFFAS Avant, seigneurs, plux ne tardés, Levéz moy ce larron au vent. Marque, Vivant, tiréz devant.

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Scène identique chez AG 24685-24732.

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Psaumes 21, 18.

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Meditaciones Vite Christi, LXXVIII, « Meditacio Passionis in sexta et hora nona » : « Qui autem post crucem est accipit manum ejus dexteram et eam fortiter cruci affigit. Quo facto, ille qui est ex latere sinistro eciam sinistram accipit manum et trahit et quantum postest et extendit… » ; « Alors, celui qui est derrière la croix prend la main droite de Jésus et la cloue fermement à la croix. Puis celui qui est à gauche de la croix prend sa main gauche, et il la tire et l’étend autant que possible… », [je traduis], M. Stallings-Taney éd., Turnhout, Brepols, 1997, p. 271. Voir aussi le Dialogus b. Mariae et Anselmi de Passione Domini, PL t. 159, pp. 271-290 ; LUDOLPHE DE SAXE, Vita Christi, p. 652b ; la Passion de 1398, la Passion selon Gerson (Ad Deum vadit) – réf. citées par É. ROY, Le mystère de la Passion en France du XIVe au XVIe siècle…, p. 231.

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Tenéz bien fort, asséz est hault. Pause. PS 7400-7401, 7449-7452

Ycy lievent Jesus crucifié a force de gens et de picques et de bastons tout bellement, JM ap 27396 : redressé de toute sa hauteur sur le Golgotha, le Christ offre au spectateur chrétien le corps démesuré de l’Homme Dieu. Couronnement de la poétique sanglante des mystères, l’image théâtrale du corps écartelé achève de transformer ce dernier en allégorie du sacrifice qui permet le salut.

Conclusion : la Passion, supplice modèle du hourdement Au centre de l’échafaud, le corps du Christ se mue en signe de la Passion, qui permet au spectateur de donner aux souffrances détaillées qu’on lui montre un sens allégorique. Irrecevable pour les protagonistes amis du Christ, comme pour les spectateurs épris malgré leur foi de la vie qu’ils devront quitter, cellesci prennent malgré tout, et au moment même où elles sont administrées, les couleurs positives de la rédemption. Clé du sens allégorique de la Passion dramatique, la torture a pour fonction de poser les fondements de la lecture spirituelle, morale et eschatologique de la représentation du mythe chrétien. C’est donc un acte théologique, qui conduit le spectateur à la méditation grâce à laquelle, peut-être, s’ouvriront les portes du paradis. La torture est étayée par une rhétorique et par une poétique du corps souffrant, où le corps du Christ emprunte à la liturgie ses symboles, pour se métamorphoser en livre de la Passion. Mais le corps souffrant et triomphant du Christ est-il modèle des corps de la Passion dramatique ? Pour que s’effectue le lien entre le fonctionnement allégorique de la Passion douloureuse et la quête de la ressemblance, il faut que tous les corps constituent des res et signa du corps supplicié, images qui renvoient au Créateur sur le mode de la translatio ad prototypum scolastique. Comment le corps du Christ devient-il sur l’échafaud un modèle à suivre, ou dont il faut s’écarter ?

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Chapitre 4. Imitatio Christi : les corps christocentriques

Introduction : costumes et déplacements, métonymies de l’Imitatio Christi L’écriture allégorique de la Passion trouve un prolongement cohérent dans la relation établie entre le corps du Christ et celui des autres personnages. Leurs corps sont affectés d’indices propres à la scène, qui en font des opérateurs du sens rédempteur de la Passion. Le costume et le déplacement fonctionnent comme des métonymies, qui, selon la relation qu’ils entretiennent au corps du Christ et aux valeurs qui lui sont attachées, deviennent ou non res et signa de la Passion qui rachète la faute. En effet, le déplacement et le costume génèrent un ensemble d’attitudes contrastées, qui bien souvent semblent être l’équivalent dramatique d’une piété populaire dont deux expressions d’origine franciscaine offrent un reflet : Sequi vestigia Domini1 et Nudus nudum Christum sequi2. Cependant, pour évaluer l’influence des franciscains, mais aussi d’autres courants de pensée et de piété sur les Passions qui leur sont contemporaines, il faut s’interroger sur les modèles possibles d’une imitation de Jésus-Christ aux XVe et XVIe siècles. « Il n’est pas selon l’homme de porter la Croix, d’aimer la Croix, de châtier le corps, de le réduire en servitude, de fuir les honneurs, de souffrir volontiers les outrages, de se mépriser soi-même et de souhaiter d’être méprisé, de supporter les afflictions et de ne désirer aucune prospérité dans ce monde. Si vous ne regardez que vous, vous ne pouvez rien de tout cela. Mais si vous vous confiez dans le Seigneur, la force vous sera donnée d’en haut, et vous aurez pouvoir sur la chair et sur le monde » […] « S’il y avait eu pour l’homme quelque chose de meilleur et de plus utile que de souffrir, Jésus-Christ nous l’aurait appris par ses

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1

Voir aussi le « Voglio me stesso renegare / e la croce voglio portare […] / El vangelio voglio sequire » de Jacopone DA TODI, poète franciscain. Sur l’inspiration franciscaine de ce mouvement, « Suivre le Christ en portant sa Croix », voir É. DELARUELLE, « L’influence de saint François d’Assise sur la piété populaire », dans La piété populaire au Moyen Âge, pp. 229-246, spéc. pp. 237 et suiv.

2

Sur cette formule et sa fortune progressive du monachisme à la prédication des séculiers, au XIIe et dans les siècles ultérieurs, voir G. CONSTABLE, « Nudus nudum Christum sequi and parallel formulas in the twelfth Century », dans Forester Church F & George Timothy dir., Continuity and discontinuity in Church History, éd. E. J. Brill, Leiden, 1979, pp. 83-91. Sur cette formule chez THOMAS D’AQUIN, voir J. LECLERCQ, « La vie contemplative dans S. Thomas et dans la tradition », dans Recherches de théologie ancienne et médiévale, 28 (1961), pp. 257-8.

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paroles et par son exemple »3. L’Imitation de Jésus-Christ, qui très souvent se présente comme un dialogue de Jésus avec son fidèle aux prises avec le doute et la tentation, n’a pu être ignorée des fatistes. Dès 1424, ce texte connaît une célébrité que soutient la production incessante de manuscrits et d’éditions assurant sa fortune dans toute l’Europe. Traduite en langues vernaculaires variées, L’Imitation de Jésus-Christ l’est en français en 1447 à la demande de Philippe le Bon, sous la forme incomplète de L’Internelle dévotion, tandis qu’une traduction plus fidèle des quatre livres qui composent l’ouvrage est effectuée en 1488. L’Imitation de Jésus-Christ doit sa popularité entre autres au syncrétisme puissant de la Devotio moderna, son probable milieu d’origine4, où Augustin, Bernard mais aussi Bonaventure et François d’Assise se côtoient5. Certes, les grandes querelles franciscaines qui agitent les milieux théologiques ne trouvent dans nos textes aucun écho : la chose eût été maladroite, dans des performances que les « officiels » ecclésiastiques auraient pu interpréter comme une critique de leurs dépenses somptuaires excessives6. En revanche, parce qu’elle était célèbre, et qu’elle représentait l’aboutissement d’un mouvement de piété populaire7 fondé sur la méditation de l’exemple du Crucifié, L’Imitation de Jésus-Christ inspira-t-elle plus directement nos fatistes ? Y trouvèrent-ils une source édifiante forte, qui en simplifiant l’approche intellectualiste de la scolastique, pouvait mieux toucher les foules disparates qui se pressaient devant l’échafaud de leurs Passions ? Il reste que celles-ci, et notamment les grandes productions de Gréban et de Michel, attribuent à l’évidence à leurs personnages secondaires certains traits marquants qui ne sont pas sans rappeler les fondements mêmes d’une imitation de Jésus-Christ cousine des idéaux évangéliques professés par le célèbre livret, mais aussi par les disciples et héritiers du Poverello.

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3

L’Imitation de Jésus-Christ, texte latin et trad. française de LAMMENAIS, introd. par M.-D. CHENU, Paris, Plon, 1950, cit. p. 125.

4

Sur les difficultés d’attribution de L’Imitation de Jésus-Christ à Thomas a Kempis, Jean Gerson, Jean Gersen ou d’autres, voir A. AMPE S. J., L’Imitation de Jésus-Christ et son auteur, Rome, édizioni di Storia e Letteratura, 1973.

5

Sur la convergence de ces influences, voir la présentation de M.-D. CHENU à L’Imitation de JésusChrist, pp. I-XXX.

6

Sur ces querelles, voir Franciscains. La famille multiple de Saint François, Paris, Cerf, 1981 ; L. IRIARTE, Histoire du franciscanisme, (1979), trad. M. DURRER dir., Paris, 2004 ; et J.-P. BORDIER, Le Jeu de la Passion, p. 759.

7

Nous désignons par cette expression « le peuple chrétien – le populus christianus du Moyen Âge latin – c’est-à-dire l’ensemble des fidèles ou plus exactement, la foule anonyme des laïcs, exception faite des religieux et des clercs […] [ce que] Gerson désign[e] comme les “simples gens”, le gros de la troupe des chrétiens » selon M. MOLLAT, « les formes populaires de la piété au Moyen Âge », dans La piété populaire au Moyen Âge, Paris, Bibliothèque Nationale, 1977, pp. 7-25, cit. pp. 9-10.

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Discuter du milieu qui a pu déterminer le choix de ces formules chères aux frères mineurs dépasse notre propos8. Nous nous contenterons de dégager leur récurrence, car elle projette sur le hourdement un diagramme des corps qui dit autrement le sens, scolastique, de la souffrance nécessaire, quoique sous une forme métonymique qui l’atténue. Imiter le Christ, ce sera sur la scène des Passions se déplacer et se vêtir comme lui. Dans ces formes d’une ascèse volontaire, la souffrance n’est que suggérée, peut-être annoncée comme conséquence possible de ces choix. En « suivant le Christ », certains personnages évoquent dans ce mouvement même leur accord profond avec l’évangile et la Nouvelle Loi. Ponctuels ou systématiques, les déplacements des personnages sont alors la traduction dramatique des idéaux du « Christ Maître »9. Dans une communauté d’un nouveau genre, les personnages des Passions composent un ordre signifiant, autour du Christ ou loin de lui. Au groupe soudé des amis qui le suivent s’oppose l’isolement de quelques-uns, les deux attitudes prenant des sens opposés dans le cadre de la souffrance rédemptrice qui les structure. Quant au costume, il est signe comme l’est tout vêtement au Moyen Âge ; mais la pauvreté volontaire trouve un écho dans la sobriété à une nudité aussi relative que symbolique.

1. SEQUI VESTIGIA DOMINI A. Nachfolge / Nachahnung « Marcher derrière le Christ » : inspiré des Évangiles, le cortège qui accompagne Jésus dans tout mystère de la Passion se prête d’emblée à une double interprétation. Suivre le Christ dans les évangiles synoptiques, c’est effectuer la Nachfolge : les convertis concluent un accord de communauté de vie avec leur maître, qui se traduit dans le quotidien et s’inscrit dans l’histoire. Après la mort du Christ, la Nachfolge fait place à la Nachahnung, concept éthique qui désigne moins un style de vie concret que la transmission de la parole du Fils de l’Homme10. La personnalité de François d’Assise et le mouvement auquel il a

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8

Concernant Jean Michel, chez qui ces formules sont les plus fréquentes, M. ACCARIE, dans Le Théâtre sacré de la fin du Moyen Âge : étude sur le sens moral de la Passion de Jean Michel, Genève, Droz, 1979, pp. 363 et suiv., parle plutôt d’un mysticisme inspiré de l’occamisme et de Bernard de Clairvaux, proche des formulations de Gerson.

9

C’est l’un des maîtres mots de la pensée d’un grand franciscain, Bonaventure. Voir A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, Paris, PUF, 1993, p. 405.

10

DSAM, « Imitation du Christ », t. 7², cols 1536-1601. A. SCHULZ, Suivre et imiter le Christ d’après le Nouveau Testament, Munich, 1962, trad. Paris, 1966 ; R. THYSMAN, « L’éthique de l’imitation du

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donné naissance ont renforcé la double portée de l’expression « suivre le Christ ». Au sens propre, le stigmatisé de l’Alverne abandonne tous ses biens pour revivre la Passion dans la pénitence. Au sens figuré, sa vie est exemplaire et doit provoquer non seulement l’imitation immédiate, mais aussi l’adhésion pleine et entière à l’idéologie qui la soutient. Le mouvement suggéré évoque la recherche de la trace de Dieu – et l’on retrouve la quête de la ressemblance du chrétien désirant le salut11. L’échafaud trouve dans le Sequi vestigia Domini une ligne de conduite forte, qui organise les déplacements autour du Christ. Les femmes derrière le Christ C’est surtout pendant sa vie publique que le Christ est entouré de personnages qui, charmés par sa parole, se conforment à ses préceptes. Ceux-ci dessinent un type de processions symboliques qu’on distingue sans peine des processions à caractère profane, comme l’entrée de Jésus à Jérusalem ou le voyage des rois Mages vers la crèche. Malgré leur origine biblique, celles-ci répondent à une logique du luxe et de l’ornement qui est totalement absente des déplacements visant à suivre un Christ considéré comme modèle. « Une nombreuse multitude du peuple le suivaient, ainsi que des femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur lui » : le verset de Luc, 23, 27 donne lieu à une procession dont on trouve le premier exemple, très stylisé, dans la Passion Nostre Seigneur. Dans cette œuvre brève, ce sont les trois Magdeleine qui plorent, 2493, 2500, 2508, émues par le sort de leur maître. Rapide, la scène s’achève sur l’avertissement traditionnel de Jésus aux filles de Jérusalem, puis le défilé reprend son chemin. On n’a pas affaire à une véritable procession, mais à une pause dramatique où le groupe des femmes manifeste son attachement à la personne du Christ par sa proximité physique. Avant d’analyser les autres scènes auxquelles le verset de Luc donne naissance, il faut s’arrêter à la présence des trois Marie dans cette scène, laquelle déroge à la lettre évangélique. Ces personnages trouvent leur origine dans le Quem Quaeritis. Très simple dans la Passion du Palatinus, ce trope se développe dans la Passion Nostre Seigneur où les trois femmes querent le Christ, 4273, 4301-4303, 4319-4320, et dans la Passion de Gréban, où elles s’en vont au monument, ap 29042. Le même verset biblique suggère un mouvement de foule dans la Passion de Semur, indiqué par une didascalie : Tunc Pillatus, millites et omnes Judei vadant crucifiChrist dans le Nouveau Testament. Situation, notations et variations du thème », dans Ephemerides Theologicae Lovanienses, 42 (1966), pp. 138-175. 11

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Sur François d’Assise et sa postérité, voir I. GOBRY, Saint François d’Assise et l’esprit franciscain, Paris, Seuil, 1957, 2001 ; R. MANSELLI, François d’Assise, Paris, Cerf, 2004.

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sum Deum, ap 7336. La procession grossit, son mouvement se précise dans la Passion de Gréban JULYE O femmes, venez regarder La grant pitié ! Advancez vous ! AG 23955-23956

Julye est accompagnée de Pérusine et Pasithée, qui ont joué un rôle important dans le Massacre des Innocents, puis de Veronne, la Véronique, laquelle intervient pour sa scène traditionnelle quelques vers plus tard. Bien intégrée à l’action, la procession des filles de Jérusalem est caractérisée par sa vivacité, son mouvement continu. Elle occupe une fonction capitale dans l’économie de la troisième Journée : elle amorce le grand mouvement de Marie, qui accompagne le supplice du Christ. Toutes les femmes acquises à la parole du Christ se rejoignent alors, dans une marche qui ponctue la montée au calvaire. La vocation des Apôtres Plus fine et plus complexe au fil des textes, cette interprétation spatiale de la communauté chrétienne s’affirme de façon emblématique lors de la vocation des Apôtres. Dans la Passion de Semur, cette scène, des vers 4380 à 4462, illustre la fonction principale du Christ dans le monde : apporter la parole évangélique, qui trouve dans les apôtres les moyens d’assurer sa transmission par l’imitation de ce geste. Après avoir décidé d’aller preschier aux gens de Galillee, 4375, Jésus se tourne sans transition vers neuf de ses douze apôtres. Malgré cette brutalité, et la lacune qui prive aujourd’hui le lecteur de la totalité de la scène, ap 4444, son projet d’être « imité » ressort sans peine du fragment conservé. Un peu plus loin, Thomas, absent de la Vocation, affirme le désir d’[aler] tous en sa compagnie, 4514. Et à chaque fois que Jésus interroge un ou deux apôtres et reçoit sa réponse, apparaît une occurrence de suivre ou d’un dérivé, notamment ensuyvre12. Les apôtres déclarent également abandonner tout ce qui les attache au monde terrestre, liens familiaux et biens matériels, à l’exception de Judas, qui reçoit le nom de receveur de l’argent du groupe, 4454. Il est le seul à promettre de servy[r] le Christ, 4449 au lieu de le suivre. En soulignant la divergence de son geste et de celui des autres apôtres, cette variation lexicale ne le désigne-t-elle pas déjà comme le traître ? Fondée sur la variation philologique, le Sequi vestigia Domini en reste malgré tout au stade de la connotation dans la Passion de Semur. Mais cette formule devient le fondement du comportement des apôtres dans les Passions de Gréban et 12

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PS 4392, 4394, 4408, 4410, 4417, 4434.

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de Michel. Tout d’abord, le jeu sur la lettre évangélique de suivre est rendu explicite par une exégèse préalable à l’ensemble de la vocation des Apôtres. Jésus précise la fonction de ses futurs aides dans une adresse au public. Ceux-ci l’assistent dans l’établissement du message évangélique, et le transmettent après sa mort : C’est le temps qu’il me fault penser de faire congregacion de gens de bonne intencion, qui mes disciples vueillent estre, affin qu’en la vie terrestre ilz me soient coadjuteurs, Vrais prescheurs et informateurs, Du fait de ma neuve doctrine. AG 10819-10826

Jean Michel au même moment les désigne d’un terme sans équivoque : ils sont les imitateurs du Christ, 3905, portant sa parole et se conformant à sa vie. En outre, la vocation des Apôtres s’achève dans les deux pièces sur la même affirmation : Sire, Nous vous suivrons partout Ou que vous prenez vostre adresse. AG 11086-1108713

Puis suivre et ses synonymes, cheminer, se mectre en la voye, apparaissent de façon régulière, au début et à la fin de la plupart des séquences qui forment la vie publique du Christ. Caractérisée par des déplacements fréquents, cette période suggère à Jésus quelques répliques invitant ses disciples à lui emboîter le pas : Freres, mon vueuil s’est adonné De vertir en nostre contree Affin qu’a plusieurs soit monstree La parole de Dieu, mon pere. AG 11942-11945 Mes freres, parton nous d’ycy. Delaisser nous fault Galilee Et nous en aller en Judee… JM 5372-537414

Rien de plus naturel, puisque toute l’action dépend de sa volonté. Pourtant, qu’est-il besoin d’appuyer aussi fortement des déplacements qui s’effectuent sur la scène sans le secours de la parole ? Surprenante, l’invitation du Christ au déplacement, qui s’ajoute inutilement au geste des personnages, l’est autant que la réponse des apôtres : THOMAS Je laisse tout entierement Pour vous suivir a tousjours mais. AG 10933-10934 ANDRÉ

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JM 4988-4989.

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Et aussi AG 11943, 11850-11851 ; JM 4120, 4168, 4210, 4406-4407.

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Laissons toutes mondaines cures Et suyvons le benoist prophete Qui nous invite et admonneste Sa saincte doctrine suyvir ! […] SAINCT JACQUES MINOR Sires, nous sommes aprestés De vous suyvir en toute place. JM 4004-4007, 5378-5379

Pieusement reprise par les disciples à chaque décision du Christ15, l’indication verbale de déplacement trace le sens allégorique des corps sur l’échafaud. Ce qui à première vue peut être interprété comme une série de chevilles maladroites venant interrompre le cours de l’action offre l’occasion de rappeler le Sequi vestigia Domini, comme en témoignent quelques réactions des apôtres chez Jean Michel : SAINCT THOMAS Quelque chemin ou quelque place, Sire, que vous vouldrés choisir, ce nous est repos et plaisir de vous ensuyvre jour et nuys. JM 6244-6247 JHESUS […] [D]elaissés tout et me suyvés : je vous desire avoir ensemble. SAINCT JAQUES MAJOR Jehan, mon frere, que vous en semble ? SAINCT JEHAN J’ay le cuer tant enluminé que je suis tout determiné de suyvre ce benoit prophete. SAINCT JAQUES MAJOR La conclusion en est faicte : je feray comme vous ferés. ZEBEDEE Ainsi donc, vous me laisserés pour Jhesus desormais suyvir ! SAINCT JEHAN Nous desirons a Dieu servir et habandonnons pere et mere, cousins, cousines, seur et frere, tant sommes en nos cueurs actains, et ne nous chault des biens mondains pour penser a nostre salut. […]

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AG 11306-7, 12188-9, 12536-7, 13132-3, 14541-2 ; synonymes, 1537, 11501-2, 15709, 17236-7 ; JM 5378-9, 5778-9, 6051, 9244-5, 9608-9, 9099-9103.

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Icy suyvent sainct Jehan et sainct Jaques Nostre Seigneur en habit de pescheurs, JM 4076-

4091, et ap 4103

B. L’isolement, une crise de la foi Sécession, monologue et aparté Si pour actualiser le message évangélique il faut « marcher derrière le Christ », il ne peut être question de se séparer de lui quand on est fidèle à sa personne et à son enseignement. Temporaire ou définitif, l’isolement d’un personnage constitue une dérogation à la règle dramatique qui est dérogation à la foi16. C’est ce comportement qui unit Marie-Madeleine, Pierre et Judas dans les Passions. Bien délimité dans l’espace, l’isolement des personnages traduit une crise de la foi, qui sur la scène les sépare au sens propre du reste de la communauté chrétienne : la mondaine repentie espère et obtient le pardon ; Pierre le renégat expie son triple mensonge ; Judas exprime sa colère puis son repentir, mais il meurt séparé des amis de Jésus. Dans les trois cas, l’isolement est exprimé par une forme identique : le monologue, ou sa variante, l’aparté. « Parole[s] expressive[s] par excellence, qui ne s’adresse[nt] à aucun interlocuteur »17, le monologue et l’aparté sont des formes du discours dramatique qui expriment nettement l’exclusion de la personne qui parle. Monologuant, Madeleine, Pierre et Judas, traversent une crise de la foi. La forme du discours relaye la position spatiale caractéristique du pécheur. Toutes deux mettent en valeur la solidarité de la communauté chrétienne, dont les trois personnages qui choisissent l’isolement et le monologue sont temporairement ou définitivement exclus. Madeleine Toutes nos pièces contiennent la scène de la pécheresse chétive, PSG 169, venue oindre les pieds du Christ chez Simon de Béthanie18. Entrera-t-elle ou non dans l’espace de la communauté chrétienne, marqué par la présence des apôtres et de

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Sur la relation du désespoir et de l’isolement, voir S. B. SNYDER, The Paradox of Despair. Studies on the Despair-Theme in Medieval and Renaissance Literatures, New York, Columbia University Press, 1963 ; S. WENZEL, The Sin of Sloth. Acedia in Medieval Thougths and Literature, Chapel Hill, University of North California Press, (1960), 1967.

17

Citation de T. TODOROV, dans P. LARTHOMAS, Le langage dramatique, Paris, Colin, 1972, p. 374. Sur le monologue et l’aparté, Ibidem, pp. 369 et suiv.

18

Ou Simon Le Lépreux. La version de Jean Michel, légèrement différente, permet de poser une question théologique connue, voir M. J. LAGRANGE, « Jésus a-t-il été oint plusieurs fois et par plusieurs femmes ? Opinion des anciens écrivains ecclésiastiques », dans Revue Biblique, 9 (1912), pp. 504-532.

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leur chef ? C’est cette question qui suscite le déplacement de Madeleine : Helas, or suis je pervenue / A l’ostel que tant desiroye, AG 13833-4. Au seuil de la maison du Pharisien, elle mesure une dernière fois l’étendue de sa faute, et la nécessité du pardon : il faut entrer et risquer d’esclandir la compagnie, AG 13877, ou remanoir éternelle pécheresse, AG 13880. Il faut aler /Au doux Jhesu, PS, 4904-4905, c’està-dire passer in domum Simonis, ap 4902 – et donc changer de mansion sur l’échafaud. Dans la Passion Nostre Seigneur, une didascalie interne signale qu’elle se dirige en l’ostel Simon le preudomme, 192 ; mais dans la Passion du Palatinus, elle craint qu’on ne [l]’i lairoit entrer, 98. Isolée dans l’espace, Madeleine l’est également dans le langage : elle ne peut s’adresser au Christ, qu’elle ne connaît pas, ce qui a pu rendre nécessaire une brève scène de transition : MAGDALENA Dicat ad hostium : Dictes, Doucet, mon ami doux, Le doux Jhesu Crist, savés vous, S’il est leans cheux vostre maistre ? DOULCET Par celluy Dieu quil me fist naistre, Il est ja assis a la table. PS 4914-4918 MAGDALEINE Symon, bien veignez vous, beau sire ; À vous demander je vouloie Se ver vous tant faire pourroie Que je peusse Jhesu vëoir. SYMON Cil que vous veez la sëoir, Dame, c’est cil que demandez. PSG 210-215

En lui montrant Jésus, en l’assurant de sa présence, Doucet ou Simon permettent le contact entre la pécheresse et le Sauveur. Leur intervention ne rompt en rien la séparation des espaces et des langages, signe de la situation de Madeleine par rapport à son Sauveur. Séparée de Dieu, Madeleine ne peut que faire résonner une parole désespérée, signe d’une solitude qui s’oppose à la communauté chrétienne des amis de Jésus. Dans Palatinus et Sainte Geneviève, elle est la première à prononcer les monologues déchirants qui se multiplient dans les Passions jusqu’à caractériser une forme de jeu19 : MARIE MAGDELAINE Lasse moi ! Que porrai je faire Qui puisse a Jhesucrist plaire ? Mout ai au cuer grant repentance De mes pechiez et remembrance. PP 81-84

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Voir infra, pp. 258-260.

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MAGDALAINE Las, meschante, bien doy plorer Comme pecherresse chetive, La plus qui en ce monde vive ! PSG 168-170

Les monologues montrent le repentir de Madeleine et la prise de conscience de son péché : ce sont les « monologues de la culpabilité ». Signes de son isolement face à l’étendue de sa faute, les monologues de Madeleine sont parfois adressés à des personnages abstraits, allégories connues du spectateur depuis le début de la représentation : Justice t’y vueult inviter Raison, Verité t’y proclame. Il n’est a moy d’y resister, S’a vous ne me viens presenter, Misericorde, haulte dame. AG 13794-13798

Les Filles de Dieu sont-elles présentes, au paradis, spectatrices privilégiées du combat de la pécheresse pour le pardon qui préfigure le salut ? C’est tout à fait possible dans une représentation dont le texte de Gréban serait la base ou le témoin. Cependant, Jean Michel conserve l’adresse à Miséricorde dans un des monologues de la pécheresse repentie : MAGDALEINE O dolente et meschante femme, o des autres la plus infame, par quel point pourras eviter l’orrible et importante flamme d’enfer ardant le corps et l’ame, sana jamais ame respiter ? Ta coulpe t’y vient ja citer, justice t’y fait inviter, raison justement t’y proclame : en moy n’est pas d’y resister s’a vous ne me viens presenter, Misericorde, doulce dame. Fontaine de misericorde par qui chascun pescheur s’acorde a Dieu pour son peché laver, russeau de paix et de concorde pour adoulcir la dure corde de justice qui peut grever… JM 11825-11842

N’ayant pas donné de réplique aux personnages du Procès de Paradis, Jean Michel en conserve pourtant la trace dans le monologue de Madeleine, sous la forme d’allégories, figures mentales auxquelles la pécheresse confie son désarroi. Avec ce procédé, Jean Michel met en évidence l’isolement forcé du personnage en quête de réconfort et de pardon. Que celles-ci soient présences silencieuses ou divinités absentes, l’invocation aux allégories contenue dans ses monologues renforce l’isolement de la pécheresse, dont l’intégration se fait un peu

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plus tard, dans un lent mouvement qui la rapproche de Jésus et de ses disciples. Au sermon de Jesus sont tous les Juifz et les Scribes et Pharisees et est Magdaleine size sur ung carreau, assés loing du peuple…, JM ap 10630 : avant son repentir, elle se tient à distance de Jésus, et c’est après l’adresse aux allégories qu’elle accomplit le parcours au terme duquel elle se jette à ses pieds. Enfin, elle fait le même choix que les apôtres après sa conversion : [...] Jesus, mon benoist saulveur, veul suivre et aymer desormais. JM 12296-97

Pierre De même, le reniement de Pierre est traduit par son exclusion spatiale, laquelle est soulignée par quelques variations sur le thème de la fuite des Apôtres après l’Arrestation du Christ. Dans la Passion Sainte Geneviève, tous les apôtres s’enfuient sauf lui. Sans transition, il reste en scène pour trahir son maître, des vers 1336 à 1469. Dans les Passions de Gréban et de Michel, Jean invite Pierre à le suivre pour assister au martyre du Christ, et ce dernier s’exécute en dépit de sa crainte. Mais dans la Passion de Semur, sa peur est la plus forte : PETRUS Je doubte forment l’aprochier Que nous n’aions des horïons. Je te pry de loing espïons Ou tu y aille trestout seul. PS 6383-6386

Séparé du fidèle apôtre, il l’est de l’ensemble de ses compagnons, après le chant du coq. Il entre alors dans la fosse : Intret in foveam, PS ap 6486, Ycy s’en va en la fosse pleurer, AG ap 19678, qu’on imagine être le lieu où Jean-Baptiste et Joseph sont également séquestrés par les Juifs. Dans la Passion d’Angers, l’exclusion spatiale correspond à la sortie de scène définitive de Pierre. Son ultime intervention est constituée d’un monologue, lequel s’achève sur une longue prière de miséricorde au Christ sous la forme d’une ballade rythmée par son refrain, Car péché n’est que ta bonté n’efface, JM 22196-22223. Cette prière ne reste pas sans réponse chez Gréban, qui fait revenir Pierre dans la quatrième Journée : Or ay souffert grant pacïence en ceste fosse longuement […] Partir me vueil de ce pourpris; assez y ay fait stacion. […] Pour tant me mettray a la voye se yray mes freres visiter, lesquelz me pourront reconforter de mon douloureux desconfort, car homme seul n’a nul confort… AG 28435-6; 28441-2; 28447-51

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L’isolement de Pierre équivaut à une pénitence. Une fois celle-ci écoulée, il peut réintégrer la communauté des apôtres, et recevoir le pardon de Dieu, accordé sous la forme d’une apparition du Christ ressuscité : JHESUS Paix soit ou toy, mon amy Pierre, confort et joye sus et jus ! Je suis ton chier maistre Jhesus qui ay receu ta penitance et, pour toy donner esperance, saiches que ressucité suis haultement, comme je le puis par ma divine prepotence. AG 29477-84

La prière douloureuse de Pierre reste jusqu’à ce moment une parole marginale. Le monologue auquel l’intervention de Jésus vient mettre une fin évoque l’isolement du renégat, mis au ban de la communauté apostolique. Le rapport de Pierre à Jésus et à la loi qu’il représente est d’autant mieux illustré par le monologue que ce personnage entretient des liens linguistiques indéfectibles à la personne du Christ. On te congnoist a la parole, AG 19628, affirment les Juifs soupçonneux : SALMANAZAR cousin a Malcus Bonhomme, vrayement, il me semble que tu es disciple et facteur a Jhesus, ce grant enchanteur. Le nÿer en riens ne t’excuse : tu en es, ta langue t’acuse et est la chose descelee que tu es né en Gallillee ; on te congnoist a la parolle. AG 19621-19628 ROULLART Haa, vrayment, je suis bien deceus, ou il est de son amenee, car il est né de Galilée du païs de cestuy prophete et son langaige manifeste qu’il est son disciple et affin. JM 22100-22106

D’une certaine façon, c’est l’appartenance indubitable de son langage au pays de Jésus, pour l’heure métaphore de la communauté chrétienne, qui rend insupportable sa trahison et justifie l’isolement de Pierre sous la forme du monologue. Cri de douleur ou prière sans réponse du repenti, le monologue de Pierre est le discours dramatique le mieux articulé à sa traduction spatiale par l’isolement. Trahi par son discours, le personnage choisit un espace qui correspond à sa qualité de traître temporaire. C’est en alliant au sens propre le geste à la parole qu’il fait sécession, et quitte pour quelques scènes le cortège des amis du Christ.

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Judas Enfin, si comme Pierre et Madeleine, Judas prend conscience de sa faute et demande un pardon impossible dans de longs monologues, cette forme est travaillée pour souligner l’exclusion définitive du traître que le Christ a pourtant généreusement accueilli. Les Passions de Semur, de Gréban et surtout de Michel exposent la légende du maleuré Judas, AG, 10985, parricide et incestueux20. Chercher à [estre] de [la] compagnie [de Jésus], AG, 11040, c’est obtenir le pardon. Jean Michel fait découvrir à Judas son double crime au beau milieu de la vocation des Apôtres pour mieux souligner la nécessité de son intégration à la communauté chrétienne. Mais chez Gréban et Michel, c’est dans des apartés nombreux que Judas fomente la trahison, lorsque Marie-Madeleine a répandu la liqueur sur les pieds du Sauveur : Or, avant donc, je me tairay, Mais, se je puis, j’exploicteray De faire telle prodiccion Qe je raray ma porcion Que j’ay perdue a ceste foiz. Mais il faut reffraindre ma voix Tant que j’aye lieu convenable. AG 15973-15979 Je ne dis pas ce que j’en pence ; mais, par le Dieu vivant j’en jure, si quelque ung ne me recompence, je me vengeray de l’injure. JM 15035-15038

puis pendant la Cène même, où dans son aparté Judas désavoue la parole de Jésus : Il cuide ma detraccion abatre par son langaiger. AG 18222-18223

Dans la Passion d’Angers, l’isolement spatial vient directement renforcer l’aparté, comme le suggèrent les didascalies : Judas demeure derrière, ap 16124, et s’exprime a part soy, ap 17473. Lorsqu’il brass[e] […] meschief, AG 17478, c’est au public que s’adressent ses paroles vengeresses, à l’exclusion du reste des apôtres, c’est-àdire à ce moment de l’ensemble des acteurs présents sur scène. L’effet de connivence avec le public est utilisé au détriment de Judas, l’aparté résonnant pour les spectateurs croyants comme le sinistre avertissement de son prochain forfait. Si ses derniers monologues sont bien des monologues de la culpabilité, l’art de l’aparté chez Gréban et Michel consiste à souligner l’exclusion du traître en le coupant du dialogue qui réunit les apôtres et constitue le symbole de la communauté chrétienne.

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Voir P. F. BAUM, « The medieval legend of Judas Iscariot », dans PMLA, 31 (1916), pp. 481-682.

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Après le spectacle, pendant les répétitions, l’esprit de communauté semble régner encore sur ces maisnies du paradis, des palais ou de l’enfer, qui se réunissent pour festoyer sans se mélanger21. Loi morale qui inspira entre autres la règle de saint François, la Nachfolge semble être le fondement des déplacements des apôtres du Christ, puis de tous ses disciples sur la scène des mystères. Exhibée en tête et en fin de séquence dramatique, la répétition de l’expression « suivre le Christ » paraît entraver la fluidité de l’action. Mais en réalité, elle lui donne son sens allégorique, et trouve son corrélat dans l’isolement de quelques renégats, en espace comme en paroles. Rappeler leur place aux personnages, c’est effectuer l’exégèse de leur mouvement et donner la raison profonde de l’organisation des groupes sur la scène des mystères – être ou ne pas être un fidèle du Christ, quelles que soient les souffrances auxquelles il est promis.

2. NUDUS NUDUM CHRISTUM SEQUI A. Le costume, signe à valeur multiple Le signe de l’« estat » Autre indice important des valeurs auxquelles les corps se soumettent : le costume. S’affubler d’un vêtement, c’est orienter la lecture de la scène tout entière selon la règle de la pauvreté volontaire ou de son fâcheux oubli. À ce titre, le costume est l’expression de l’estat de chacun des personnages. Au Moyen Âge, cette notion désigne une organisation de la société dont le modèle est la hiérarchie divine. « [L’]estat, c’est l’ordo ; il s’y trouve l’idée d’une réalité voulue par Dieu. Les mots estat et ordo s’appliquent, au Moyen Âge, à un grand nombre de groupements humains qui nous semblent très dissemblables […]. Le concept “état” ou “ordre” reçoit son unité de la conviction que chacun de ces groupes représente une institution divine, qu’il est un élément dans l’organisme de la Création, aussi réel, aussi respectable que les trônes célestes et les puissances de la hiérarchie angélique »22. Sur le hourdement, conformément à la définition de ce terme, l’estat dont témoigne le costume est d’abord social. Une fois doté, par cette fonction sociale, de sa valeur de signe, il permet à celui qui le porte d’exhiber son rapport à la Nouvelle Loi. Très souvent, le costume des personnages de Passions est indiqué par les didascalies. Ainsi, l’œuvre de Jean Michel, version de la Passion la plus éditée et la

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G. A. RUNNALLS, « Medieval Trade Guilds and the Miracles de Nostre Dame par personnages », dans Medium Ævum, 39 (1970), pp. 257-287.

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J. HUIZINGA, L’Automne du Moyen Âge, p. 60.

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plus représentée aux XV et XVI siècles23, porte dans des didascalies très détaillées la trace de la richesse investie dans les costumes. Celle-ci varie selon les villes et selon les acteurs, à qui il est souvent laissé le soin de se procurer leur habit de scène. Chacun porte de ce fait le costume propre à son métier ou à sa classe sociale24 réelle, conformément à l’anachronisme qui caractérise le choix du costume de théâtre médiéval. Ainsi, les didascalies révèlent souvent la correspondance entre l’estat de l’acteur et le costume du personnage qu’il joue. Avec force détails techniques, les gardes du tombeau endossent des armures de soldats, ap 18494. Pilate est habillé comme un magistrat, qui s’en va revestir d’une robe rouge bien richement, ap 25312. Les apôtres portent leurs habis mechaniques ou seculiers, ap 4265, ap 4989 : Pierre et André sont en habit de pescheur, ap 4015, Barthelemy est en habit de prince, ap 4181, Thomas en son habit de charpentier, ap 4217. Respectueux de la tradition apocryphe25, le costume établit la ressemblance entre Jacques le Mineur et le Christ, Jacques est vestu et habillé pres ou environ comme Nostre Seigneur, ap 4407. Enfin, Lazare et Marie-Madeleine, riches aristocrates de Béthanie, portent les atours qui conviennent à leur classe. L’une exhibe un estat hault et fier, 8491, l’autre apparaît bien richement en estat de chevalier, JM, ap 5797. Le signe de la conversion En soulignant l’appartenance des personnages à une classe sociale ou à un corps de métier, le costume est doté d’une valeur de signe. Les fatistes se saisissent de cette valeur, et l’utilisent pour indiquer par des changements de costume des choix religieux fondamentaux. Le costume devient alors le lieu privilégié de la conversion à un nouvel estat, qui traduit entre autres l’adoption par les personnages de la Nouvelle Loi. Dans la Passion de Semur, le personnage du Rusticus effectue une conversion à la fois sociale et religieuse soulignée par son changement de costume Ayant surpris son père nu et pris d’ivresse, Chanaam est condamné à devenir un personnage comique et grossier : Plux fol suis que n’est beufz quil rute Quant pour une coille velue Ma gentillesse m’est tollue, Pour quoy plus noble ne seray ; Tantost mon habit mueray.

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23

G. A. RUNNALLS, « La circulation des textes des mystères à la fin du Moyen Âge : les éditions de la Passion de Jean Michel », (1996), repris dans Études sur les Mystères, Champion, 1998, pp. 413-443.

24

Sur cette correspondance, voir C. DE MÉRINDOL, « Signes de hiérarchie sociale à la fin du Moyen Âge d’après le vêtement. Méthodes et recherches », dans Le vêtement. Histoire, archéologie et symbolique vestimentaires au Moyen Âge, Cahiers du Léopard d’Or n°1, Paris, 1989, pp. 181-223.

25

Voir infra, pp. 171-174.

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Induat ce vestimento rusticali. Or sui ge villain abillé… PS 1156-1161

Changement de costume et changement d’estat sont étroitement associés, ce que rappellent les longues braies qu’on apporte au Rusticus pour éviter une nouvelle malédiction, un nouveau changement : FILIUS RUSTICI Beaul sireul, que tu nous desloiges D’avecques toy quant ainsi paiez ! Il couvient que vous pourtés braiéz. Tunc tradat ei bragas longas. PS 1176-8 et ap

Cependant, comme cette métamorphose conduit le Rusticus à être le témoin privilégié de la Résurrection, on peut aussi la comprendre comme l’adoption involontaire mais profonde de la Nouvelle Loi par un personnage de l’Ancien Testament. Chargé de la grossièreté et du comique de la farce, le Rusticus n’en demeure pas moins l’un de ces fous que Dieu reconnaît comme siens, se donnant à lui dans une merveilleuse et spectaculaire vision26. De même, ayant pris conscience de ses péchés, Marie-Madeleine est habillée bien richement [...] fors que sur sa teste n’a que une guimple bien honneste, JM, ap 11804. Ce manteau qui couvre la tête et le corps des religieuses27 est l’indice visuel d’un changement très profond, comme le remarque sa sœur : Pieça ne la vy aussi simple. Qui luy a baillé ceste gimple Sur son palïot si terny ? JM 12327-12329

Son frère, qui dans la même pièce abandonne avant elle les attributs de la mondaine pompe, 7172, achève lui aussi sa conversion en revêtant des habillemens tous nouveaux, bien simples et honnestes, ap 13876. Quant aux apôtres, leur fonction est définie par leur vêtement à partir de la seconde journée qu’ilz viennent en habit de apostre, JM ap 4015. Parallèlement, endommager son costume revêt une signification religieuse. C’est sous l’emprise de l’indignation que Caÿphe déchire son manteau, lorsque Jésus se proclame fils de Dieu : Hic dividat vestem – Mon mantel en desireray / Du tresgrant deul qu’au cuer en ay, PS ap 6425 et 6426-6427 ; Ycy dessire Caÿphe ses vestemens et dit de rechief, AG ap 20739. En lambeaux, le manteau de pourpre dont est

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Sur ce personnage et les diverses significations de sa métamorphose, voir notre article, « Le Rusticus de la Passion de Semur ou les récompenses d’un “vilain” », dans Mainte belle œuvre faicte. Études sur le théâtre médiéval offertes à Graham A. Runnalls, Orléans, Paradigme, pp. 95-116.

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F. GODEFROY, t. 4, p. 385, indique que la guimple est un « ornement gracieux », tandis que le guimple est « un vêtement destiné à recouvrir la tête », donc une sorte de voile beaucoup plus sobre que les vêtements habituels de la Madeleine. Jean Michel a-t-il confondu les deux genres ? Ce n’est pas certain, d’autant que le TOBLER-LOMMATZSCH attribue à ce terme au féminin le sens de « coiffure qui pouvait servir de voile », et en souligne la modestie, p. 788.

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affublé Jésus après la Flagellation connote le refus d’utiliser son pouvoir pour échapper à la mort : C’est ung vieulx pourpre tout troué, / Plus dessiré qu’ung vieulx haillon, AG, 22859-60, ung viel habit de rouge fourré comme de martres decirees par aucun hort, JM ap 24976, qui suscite la dérision pour la royaulté piteuse de Jésus, AG 22982. Caÿphe et Jésus sont à ce moment placés sur le même plan. Insignes de leur pouvoir ici-bas, leurs costumes déchirés expriment leur impuissance face au pouvoir divin. Opposée à cette pourpre royale lacérée, la robe inconsutile du Christ est intacte, entière, puisqu’elle est sans couture28. Elle est présentée comme un objet sacré, à travers le sentiment de malaise que sa perfection éveille chez les bourreaux du Christ. Ainsi, dans la Passion du Palatinus, Huitacelin veut en deus moitiés l[a] parti[r], PP 614, ce que refuse Cayn, tout comme Marquin dans la Passion Sainte Geneviève : Mie ne la despesserons ; / Ainçois la lesserons entiere, PSG 2642-3. Seule la main de Dieu peut être à l’origine de ce vêtement […] d’estrange facture / Tout d’une piece et sans cousture, JM 28050-28051. Il est mal ouvert pour les bourreaux, [qui] n’en voi[ent] nul de tel espece / […] tout d’une piece / tissu tout en bas par dessus, AG, 24581-24584. La robe inconsutile rappelle la puissance de Dieu au moment même où, en consentant à son sacrifice, il accepte qu’en contrepartie du rachat celle-ci soit momentanément bafouée29. Un signe ambigu : la couleur Variation importante, la couleur des costumes est difficile à imaginer comme à interpréter. Rares sont les indications de couleur dans les didascalies, et les comptes rendus de représentation mentionnent plus la richesse de l’apparat des Passions que la teinte spécifique de chaque costume. Cependant, on remarque souvent une correspondance entre la couleur et la valeur des personnages. Le blanc, le rouge et l’or, le « bon jaune », couleurs sans mélange, sont réservées au Christ et à ses adeptes. Les couleurs sombres et variables ou mêlées sont dévolues aux costumes diaboliques30. Dans cette perspective, on peut imaginer que le manteau, JM ap 28096, que Satan jette sur ses épaules pour tenter le Christ est de la couleur sombre qui convient à l’ambassadeur du Prince des ténèbres31. En effet, Adam et Ève, devenus pécheurs après la Chute, sont affublés de vête-

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Sur la robe inconsutile, voir O. LEROY, Expressions des Mystères, Paris, 1837, p. 214.

29

Voir l’exégèse de Jean Gerson : « Et en ce fut donné enseignement catholique que nous ne devons point rompre la cotte de Jhésus Christ. Qui est ceste cotte ? C’est charité et unité. C’est contre ceulx qui la divisent quant en soy est », dans La Passion Nostre Seigneur, Sermon Ad Deum Vadit prononcé par Maistre Jehan Gerson en l’église saint Bernard de Paris, le Vendredi Saint 1403, texte établi par Dom G. FRÉNAUD, Paris, J. & R. Wittmann, 1947, p. 90.

30

Sur les « bonnes » et les « mauvaises » couleurs, voir M. PASTOUREAU, Figures et couleurs. Études sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris, Le Léopard d’Or, 1986, pp. 15 et suiv.

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Changier me fault habillement / et muer ung pou ma figure…, AG 25557-25558 et JM 28091-28092.

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ments sombres, mantellos foderetos pellibus nigris, PS ap 738, que Dieu leur jette en les chassant du Paradi. À l’opposé, le saint suaire est fait de lin blanc à franges d’or chez Jean Michel, 29251-60 tandis que Marie, dans la Présentation de la Vierge en Avignon au XIVe siècle, porte un costume blanc et or, de même que Sainte Église32. Dans la Passion de Mons, Dieu le Père, roi du monde, est vêtu de pourpre33. Mieux encore, à l’occasion de manifestations surnaturelles, comme l’apparition d’anges ou la Transfiguration sur le Mont Thabor, le blanc et l’or sont soulignés par des effets de lumière. Dans la Passion Sainte Geneviève, l’Ange de la Résurrection est .i. blanc home, 3873, plus blanc que nule fleur de lis dans Palatinus, 1365, et c’est ung ange quil mout esclaire dans Semur, 8938, de couleur feu, rouge comme fouldre, 9215. Qu’elle vienne de bougies ou de moyens plus sophistiqués, la clarté est indispensable, puisqu’elle est appelée non seulement par la didascalie, mais encore par le dialogue qui rappelle son aspect flamboyant : Lors perçusmes ung jouvenceau, Ayant le viz resplendissant Comme fouldre du ciel yssant… AG 30031-30033

Si le changement de costume de Jésus sur le Mont Thabor s’effectue dedens la montaigne chez Jean Michel, ap 9279, il faut supposer que les entrepreneurs de mystères avaient recours à une machine de même ordre dans la Passion de Gréban, même si les manuscrits n’en conservent pas la trace — Ycy doivent devenir les habis de Jhesus blans et sa face resplendissant comme d’or…, ap. 13163. Mais peut-être tous ces effets se limitent-ils à un maquillage sommaire : comme les anges resplendissants de lumière, Jésus doit avoir une face et les mains toutes d’or bruny, JM ap. 9279, c’est-à-dire simplement enduites de minium34. Cependant, les couleurs n’ont véritablement un statut de signe que si elles forment un système. Celui-ci obéit aussi aux grands principes de contraste et de saturation qui indiquent le caractère positif ou négatif des personnages de manière relative et non absolue : « On remarque que, non seulement toutes les couleurs sont ambivalentes, mais que la même couleur peut symboliser à la fois une vertu et son vice contraire. […] On note également que la même idée peut être traduite par plusieurs couleurs différentes. Ces ambivalences sont caractéristiques des systèmes symboliques et des modes de sensibilité médiévaux »35.

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32

I. BROOKE, Medieval theater costume, a practical guide to the construction of garments, New York, Theatre Art Books, (1967), 1969, p. 48.

33

G. COHEN, Le livre de Conduite…, p. XCI ; l’Ange Raphael au Sépulcre « devra ...avoir la face toute rouge de painture que ung paintre luy fera... », Ibidem, p. 411.

34

Ibidem p. XCI.

35

M. PASTOUREAU, « Les couleurs médiévales : systèmes de valeurs et modes de sensibilité », dans Figures et couleurs…, pp. 35-49, cit. p. 40. Sur l’ordre signifiant des accessoires, voir O. BLANC, « Le jeu des accessoires dans le vêtement médiéval », dans Le corps paré : ornements et atours, Razo, 7 (1987), pp. 37-61.

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Le meilleur exemple du fonctionnement relatif et simultané des couleurs données aux costumes est apporté par le boniment des marchands qui vendent le suaire du Christ à Joseph. La scène développe un passage de Marc, 15, 46, où Joseph vient effectuer la descente de Croix après avoir acheté un linceul. Elle constitue une annonce du dit du mercier, scène abondamment travaillée par les Passions, où Madeleine achète l’onguent pour le cadavre du Christ. Dans la Passion de Gréban, il est difficile de déterminer la couleur du suaire choisi par Joseph : LA MARCHANDE DE SOYE J’ay de toilles de mainte guise, de sidonnes et de cendaulx, soyes, satins blancs et vermaulx, joyeux et plaisans au regart. JOSEPH Dame, nostre grant Dieu vous gart et croysse chevance et honneur ! LA MARCHANDE Bienviengnez vous, noble seigneur ! Vous fault il huy chose que j’aye ? Voulez vous fin cendal ou soye ou quelque autre fine denree ? Vecy toile si bien ouvree que de meilleure n’est il point. JOSEPH Vecy qui me vient bien a point. AG 26674-26686

La marchande dispose de toiles blanches et rouges ; mais elle insiste sur la facture du suaire choisi, et non sur sa couleur. Reprenant ce passage, Jean Michel désigne peut-être la couleur de la toile retenue, Vecy toille la mieux ouvree / que l’on vit oncques pour fin lin, JM 29236. En lin, elle serait blanche, comme il se doit pour un accessoire divin. Cependant, le même passage pose un problème d’interprétation dans la Passion Nostre Seigneur. Particulièrement développé, le boniment du mercier prend la forme d’un dit ; et conformément à ce type d’écrit, c’est un passage virtuose, qui fait preuve du talent du versificateur, capable de variation et d’ornement. C’est peut-être la raison pour laquelle le suaire choisi par Joseph est d’une couleur tout à fait surprenante : LE MERCIER Et ay .i. drap que forment prise .I. sydoine, mais il est vers. Soiés tous certains qu’il n’est vers Qui ja le puisse trespercier : Et sy ne scay je pas mercier, Qui miex que moy en soit aisiez. JOSEPH : Beau tres doulz sire, or vous taisiez ! Ce sydoine j’acheteray. PSG 3443-3450

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Est-il envisageable que le suaire du Christ ait été de couleur verte, la couleur du désordre et de la folie36, ou même vair, c’est-à-dire bigarré ou gris37 ? La réponse est négative si l’on s’en tient à une perspective proprement symbolique. Il faut donc envisager une autre possibilité, selon laquelle la couleur importe moins que la qualité du drap évoqué. Dans un cadre aussi nuancé, il peut être imprudent d’imaginer noirs le costume de Satan ou celui des premiers pécheurs38, rousse la chevelure de Judas39, et blanc le suaire de Jésus… Plus que des couleurs à proprement parler, c’est bien la cohérence interne du système qu’elles forment dans chacune des pièces qu’il faut se représenter. Au fond, dans la Passion Nostre Seigneur, la valeur positive du suaire du Christ n’est pas directement représentée par la couleur blanche, mais par sa qualité hyperbolique : il est imputrescible, il n’est vers / qui ja le puisse trespercier. Il reste que la couleur blanche ou claire s’imposait peut-être d’elle-même dans le cadre d’une représentation effective de ce moment, voire des scènes correspondantes dans les autres Passions. L’acteur ou l’entrepreneur chargé de le choisir proposait une couleur au suaire de Jésus à la fois positive et plausible, parce qu’elle était conforme au système des couleurs retenu pour l’ensemble du spectacle comme à la représentation sociale d’une mise en terre. La touaille, signe pur Reflet de l’estat, de la conversion, et du rapport du personnage à la Nouvelle Loi, le costume perd progressivement sa fonction vestimentaire pour devenir signe pur, fragment de tissu où s’inscrit le sens de la Passion. Ainsi, de nombreuses touailles, terme générique, préfigurent le sydoinne, drap mortuaire du Christ, comme le drap mortuaire du fils de la veuve, JM ap 6887, ou le suaire de Lazare, JM, ap 13784. Tissu de couleur blanche, le suaire est également annoncé par la touaille qui couvrent la table de la Cène, JM ap 17973. Contrastant avec le vin de l’Eucharistie, l’opposition du blanc et du rouge sera aussi celle de la Crucifixion, notamment chez Gréban, où Nostre Dame met ung drap devant Jhesus, ap 24626, lequel devient ceuvrechef chez Michel, ap 27207. On reconnaît dans ce dernier, « étoffe qui vêt ou voile le corps »40, le perizonium de l’iconographie41,

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36

Voir M. PASTOUREAU, « Formes et couleurs du désordre : le jaune avec le vert », Ibidem, 1986, pp. 23-34.

37

A. J. GREIMAS, Dictionnaire de l’Ancien Français, Paris, Larousse, (1980), 1989, p. 654.

38

Voir la valorisation du noir au XVe siècle, pour la qualité de teinture enfin obtenue et la dimension vertueuse qu’elle connote, dans M. PASTOUREAU, Jésus chez le teinturier. Couleurs et teintures dans l’Occident médiéval, Paris, Le Léopard d’Or, 1997, pp. 121-146.

39

Ibidem, pp. 146-152 ; mais comment oublier O. LEROY, Expression des Mystères, pour qui le Christ avait « cheveux roux, yeux clairs comme une belle lune, mains belles, droites et longues… », p. 214.

40

O. JODOGNE, Introduction à la Passion de Jean Michel, p. XLXIX.

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préfiguration du suaire qui bientôt enveloppera la dépouille du Christ. Mais c’est la scène de la Véronique qui réunit le mieux toutes les caractéristiques de la toile devenue signe. Dans la Passion de Semur, elle est marchande de tissus, qui [s]a toille […] pourt[e] pour vendre, 7228, lorsqu’elle rencontre le macabre cortège sur le chemin de Croix. Et dans toutes les pièces, elle constate la ressemblance entre la toile et la face du Christ, avant de tendre au public la sainte image : modo ostendat populo, PS ap 7242, Levez voz yeux, regardés ceste face…, JM 26793. Pour un instant, Dieu et son image cohabitent sur le hourdement. Portraicture humaine, JM 26808, emprainte, AG 24221, la face de Dieu est transformée en tableau. La toile devient relique à méditer, signe de Dieu qu’il faut contempler car il porte précisément la « semblance » que recherche le chrétien : Si sera mon corps curïeux a le garder de ma puissance pour le doulx patron gracïeux dont il me montre la semblance. AG 24225-8

De la riche parure à la modeste toile, vêtements et tissus des Passions revêtent donc un sens allégorique, où leur dimension de costume ou d’accessoire de théâtre disparaît. Luxe, couleur, intégrité ou bonne facture en sont les qualités qui ne prennent sens que si elles forment un système : celui des teintes ou des textures contrastées ; celui des draps coûteux ou fragiles dont la blancheur, des nappes de fête aux suaires des défunts, est celle de la page, textus où s’inscrit, en rouge et blanc, l’événement saint et sanglant de la Passion.

B. La nudité, signe de l’Imitatio Nudité / dénuement Mais c’est peut-être lorsqu’il est abandonné que le costume prend la signification symbolique la plus nette. Une fois de plus, les mystères prônent l’imitation du Christ dans des gestes et des attitudes où la pauvreté est un choix qu’on effectue en délaissant tous ses biens, jusqu’à ses vêtements – geste qui par excellence caractérise les franciscains42. Se dénuder devient alors un geste symbolique, comme le souligne l’attention accordée aux objets matériels, accessoires, costumes et décor, dans la vocation des Apôtres. De Gréban à Michel,

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41

Voir L. STEINBERG, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, trad. de J. W. O’MALLEY, Paris, Gallimard, 1987, pp. 115 et suiv.

42

Voir Y. GOBRY, Saint François d’Assise et l’esprit franciscain, pp. 62-67, mais aussi, pour la richesse paradoxale des mendiants souvent critiquée, voir J. BATANY, « L’image des franciscains dans les “Revues d’états” du XIIIe au XVIe siècle », dans A. VAUCHEZ (s. dir.), Mouvements franciscains et société française, XIIe-XXe siècles, Paris, Beauchesne, 1984, pp. 61-74.

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ils deviennent plus précis, plus précieux, comme pour mieux être abandonnés. La conversion est complète, l’abandon librement choisi, la pauvreté, volontaire. Chez Gréban, Pierre, André, Jacques et Jean abandonnent leurs roiz ou filets de pêche pour suivre le Christ. Puis Matthieu le changeur, délaissant sa charge, prononce des vœux de pauvreté : Quanque je tiens je laisse et donne Aux povres pour Dieu en aumosne… AG 10974-10975

Ses paroles éclairent a posteriori le sens du geste précédent. Elles constituent une exégèse de la vocation des Apôtres, et assurent son interprétation selon la logique des ordres mendiants. Jean Michel, lui, place les personnages dans leur cadre de travail habituel, et ne néglige aucun détail pour ancrer la scène dans le quotidien. Si Pierre et Jean se soucient de météorologie, se demandant Si le vent tourne de norhdeth / ou de sehu […], JM 3936-3937, si […] fait il carme / assez sur l’eau, JM 3941-3942, c’est parce que la pêche est le moyen d’avoir ung peu d’argent / pour soutenir moy et ma gent, JM 3929-3930. C’est leur moyen de subsistance qu’il faut abandonner pour suivre le Christ. Nudité / fragilité : le signe de l’humanité Libéré du poids du monde, le corps est-il totalement dénudé sur l’échafaud ? La nudité y est plutôt exploitée avec audace et finesse, grâce au maniement complexe du double sens de ce terme. Bien entendu, il faut modérer sa signification, dans la mesure où nudus « peut aussi bien signifier “nu”, “découvert”, que “dénué”, “privé de”, voire “simple” et “sans ornement ». Ces nuances sont importantes si l’on se rappelle que les vêtements sont souvent constitués de plusieurs robes passées les unes sur les autres43. Ainsi, la nudité de Jean dans la Passion d’Angers, à qui les Mali Judei ont pris son manteau au moment de l’Arrestation du Christ et de la fuite des Apôtres, ne doit sans doute pas être prise au sens propre : Ycy laisse S. Jehan son manteau a Grongnart et s’en fuit. — Ha, le ribault s’en fuit tout nu !, s’exclame Grongnart, JM ap 20638 et 20639. D’ailleurs, Marthe elle-même tempère cette affirmation : ils vous ont mis presque tout nud !, JM 21031. Et, Jodogne l’a souligné, « [q]u’on ne s’y méprenne pas! C’est dans cet appareil que Jean rencontrera Notre-Dame et Madeleine, et s’entretiendra longtemps avec elle »44. Par conséquent, il n’est pas question d’imaginer une nudité réelle à ces moments de l’action.

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43

Voir M. BEAULIEU, « Le costume français, miroir de la sensibilité, 1350-1500 », dans Cahiers du Léopard d’Or 1, Histoire, archéologie et symboliques vestimentaires au Moyen Âge, 1989, pp. 255-286 : « Le souverain revêt sur la chemise une première tunique rouge, puis une seconde tunique hyacinthe... », p. 256.

44

p. XLVIII.

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En revanche, la nudité du Christ est développée avec moins d’ambiguïté. En effet dans les quatre Évangiles, les soldats tirent au sort les habits de Jésus, et l’évangile johannique précise qu’« ils prirent aussi la tunique », 19, 23. Or la « tunique » désigne bien « l’habit de dessous »45; et les Passions de Gréban et de Michel ne sont guère équivoques, dans lesquelles […] c’est grant vitupere, AG 24573, d’offrir ainsi le corps du condamné à la vue de tous. […] Despoill[é] tout nu, AG 22701, […] le corps nu, JM 24811 lors de la Flagellation, le Christ est également tout aussi nu qu’un ver de terre pour la mise en Croix, AG 24566. Enfin, Ycy le devestent tout nud, JM ap 27179 : juste avant le chemin de Croix, le Christ est totalement dévêtu dans la Passion d’Angers : MARIE SALOMÉ [Ils] l’ont si tres nu despoullié Que rien n’y a en verité Qui queuvre sa fragilité Pour a plus grant honte l’atraire. JM 27204-7

S’opposant au « presque » de Marthe, la locution adverbiale si tres accentue la réalité de la nudité du Christ, laquelle justifie la honte éprouvée par NotreDame et ses compagnes. C’est pourquoi çaint Nostre Dame Jesus d’un ceuvre-chef, JM ap 27207. Son geste dérobe aux regards une nudité qui est l’apogée des outrages faits au Christ. Mais aussi, le jeu de scène aux yeux du spectateur la « fragilité » de Jésus, et donne tout son sens à l’exhibition du corps nu, privé de tout costume. En effet, la nudité correspond à la lettre du texte évangélique. Elle est l’expression de la fragilité propre à tout corps humain. Celui-ci est montré dans son plus simple appareil, car il est l’équivalent visuel de sa fragilité morale. Avec sa nudité, les mystères rappellent l’humanité du Christ, qui seule permet à la Passion d’apporter le salut. Exhiber le corps nu du Christ, c’est se remémorer la double nature de l’Homme Dieu, et donner tout son prix au sacrifice que célèbre le mystère. Ainsi, c’est bien leur nudité qui réunit Adam, Ève, le Christ et les apôtres dans leur humanité pécheresse46. Les premiers hommes couvrent leur humanité, appelée leurs natures, de feuilles de figuier, AG ap 528, feuilles que la Passion de Semur désigne du même nom que la toile qui ceint les reins du Christ en Croix : faciant sibi perizomata de foliis, ap 641. Et quand son manteau est dérobé à Jean dans la Passion d’Angers, les Maries l’aident à se vêtir d’une belle robe blanche de Damas, pour [couvrir] sa povre nudité, 21028 et ap. Les robes de Jean sont des toiles allégoriques, qui préfigurent le perizonum puis le suaire dont on couvrira le Crucifié quelques 6200 vers plus tard. À ce titre, elles désignent

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45

Jean, éd. OSTY, n. 23 p. 2308.

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C’est tout le sens du livre de L. STEINBERG, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance …, spéc. pp. 105-133.

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l’impuissance du disciple devant le supplice de son maître, dont il ne peut que faire le récit aux femmes éplorées. Et c’est dans cette fonction, où son discours déclare la fragilité humaine face au drame de la Passion, que les grandes Passions lui accordent toute son importance dramatique47.

Conclusion Déplacements, costumes et absence de costume construisent donc une Imitatio Christi dramatique, formant autant d’indices selon la relation de leurs auteurs ou de leurs propriétaires à la communauté des chrétiens. Leur fonctionnement global des Passions rapproche plus qu’il n’oppose Jean Michel de ses prédécesseurs : car son Prologue capital, qui enjoint chascun vray catholique […] d’ensuyv[re] dignement, 54, 56, les hauts faits de Jésus, trouve une application constante dans la dramaturgie des mystères48. Imitations partielles de l’histoire du Christ, le costume et le déplacement font des corps les métonymies de l’histoire de Jésus sur l’échafaud. Comment deviennent-ils métaphores de la Passion rédemptrice ?

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47

Voir infra, p. 270.

48

Pour une interprétation contraire, voir M. ACCARIE, Le théâtre sacré de la fin du Moyen Âge…, pp. 127-129.

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Chapitre 5. Corps christiques et anté-Christs

Introduction : la typologie, support de l’allégorie rédemptrice Dans la mesure où les corps des personnages adoptent un comportement concret et des attitudes précises, leur ressemblance ou leur dissemblance avec celui du Christ peut être dégagée dans le cadre d’une interprétation typologique1. Selon celle-ci, certains personnages de l’Ancien Testament annoncent la sainteté du Christ et confirment son caractère messianique : ce sont les « types » du Christ, tandis que dans le Nouveau Testament, ceux dont le comportement préfigure le destin de Jésus sont appelés « anti-types ». Enfin, ceux dont les faits et gestes s’opposent à ceux du Christ sont ses « contre-types »2. Type, anti-type, contre-type : l’exégèse typologique fait écho à la terminologie théâtrale, selon laquelle le type est un « personnage conventionnel possédant des caractéristiques physiques, psychologiques ou morales connues d’avance par le public et fixées par la tradition littéraire. […] Le type a mauvaise presse. On lui reproche sa superficialité et sa dissemblance avec les personnes réelles. On l’assimile à la […] “mécanique plaquée sur du vivant” de Bergson. En fait, le type n’est rien d’autre qu’un personnage qui avoue franchement ses limites, et son origine littéraire, donc artificielle »3. Personnage conventionnel, le type théâtral est un modèle dont le spectateur reconnaît sans peine les traits, à leur simplicité et à leur répétition. Dans cette définition très critique, le type théâtral est présenté d’une manière qui peut être associée au type théologique, par ses

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Pour une présentation générale de la typologie, voir H. DE LUBAC, L'exégèse médiévale. Les quatre sens de l'Écriture, t. 2, pp. 60 et s, et « l’unité des deux Testaments », pp. 305-363 ; J. DANIÉLOU, « Qu’est-ce que la typologie ? », dans Rencontres 36, L’Ancien Testament et les chrétiens (1951), pp. 199205. Sur l’aspect concret et précis des rapprochements suggérés par la typologie, voir J.-P. BORDIER, « Le fils et le fruit. Le Jeu d’Adam entre la théologie et le mythe », dans The Theatre in the Middle Ages, Medievalia Lovaniensia I/XIII, Leuven University Press, 1985, pp. 84-102, spéc. pp. 94-96.

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Nous empruntons cette terminologie précise à J. J. PAXTON, « A theory of biblical typology in the Middle Ages », dans Exemplaria: a Journal of Theory in Medieval and Renaissance studies (automne 1991), Gainesville, pp. 359-83, qui l’applique au cycle de Wakefield et en souligne l’efficacité allégorique. Quoique controversée, la typologie a souvent été utilisée pour interpréter les mystères, notamment anglais : voir R. WOOLF, English Mystery Plays, Berkeley, University of California Press, 1972, pp. 132-158 ; et T. RENDALL, « Visual Typology in the Abraham and Isaac Plays », dans Modern Philology, 81 (1984), pp. 221-232. Et pour une lecture typologique du Jeu d’Adam, voir T. HUNT, « The unity of the Play of Adam (Ordo Representacionis Ade) », dans Romania, 96 (1975), pp. 497-527 et pp. 368-388.

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Définition de P. PAVIS, Dictionnaire du théâtre, 1987, p. 428. Pour une approche historique et critique de la « cristallisation du personnage dans l’imaginaire collectif » qui donne au type ses traits récurrents, voir R. ABIRACHED, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, (Grasset, 1978), Gallimard, 1994, pp. 30-52.

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formes récurrentes et son ancrage dans une tradition — en l’occurrence celle des Écritures. De fait, le type théâtral trouve son équivalent dramatique dans la constellation des personnages des Passions. Certains optent pour la souffrance et la mort, d’autres leur préfèrent les plaisirs de la chair, de la table, et la vie. On l’a vu : la valeur morale de ces choix est souvent condensée dans le geste, indice scénique capital, sous la forme de la gesticulatio4, selon une opposition qui n’est pas sans rappeler celles des « gesticulants » aux « gesticulés » mise en place par Jacques Le Goff5. S’il reste fondamental, le choix des gestes en appelle d’autres. Ensemble, ces choix tissent une attitude corporelle dont la cohérence provient de son lien avec la Passion rédemptrice. Tels des « gesticulés », types et anti-types de la Passion pratiquent une imitation accomplie de Jésus-Christ, se conformant à sa beauté, puis, après la Faute, faisant le choix libre ou imposé de martyres symboliques ou réels qui les conduisent à la mort. À l’inverse, les « gesticulants » cultivent un rapport positif aux valeurs corporelles du sexe, de la nourriture et de la joie. Au sens premier du terme, ce sont des « anté-Christs ».

1. HOMMES DE DOULEUR : TYPES / ANTI-TYPES DU CHRIST A. Adam La belle face de l’imago Dei Conformément à sa signification depuis les Écritures et leurs premières exégèses6, Adam est le premier type théologique du Christ7. Dans les Passions de Semur et de Gréban, qui seules comprennent l’Ancien Testament, les scènes de la création d’Adam et d’Ève, du péché originel et de la fin de leurs vies annoncent en partie le sort du Christ. Image accomplie de Dieu, Adam est le premier Homme de Douleurs après la Faute. Son corps comme celui d’Ève illustre parfaitement la perte de la ressemblance qui l’unissait à Dieu, ainsi que les rudes traitements de la souffrance, du travail et de la mort qui font suite au péché originel. Quelles que soient les théories de la création retenues par ces textes,

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Voir supra, pp. 41-42.

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J. LE GOFF, L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, « le corps », pp. 123-148.

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Au plan littéraire, voir l’exégèse pionnière d’E. AUERBACH dans Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, 1992, pp. 153-182.

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Qu’il soit négatif ou positif. Voir T. HUNT, « The unity of the play of Adam… », p. 375 et n. 2.

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l’histoire de ces « anti-types » présente une version atténuée mais claire du sort terrible promis au Crucifié. D’abord, le geste divin de la genèse est reproduit de façon à souligner le caractère exceptionnel des corps créés : DEUS existans in paradiso dicat […] Diables cy c’est fait lait et noir, Qu’en ciel ne doit orgueul avoir. Et, pour ce que par sa ruÿne Nostre court n’est pas enterine, Ung homme en terre nous fault fere A nostre fourme et exemplaire Pour amplir la desceance De paradix de sa semence. PS 461-468

Dans Semur, l’homme est créé pour combler le vide laissé par la chute des anges. Rebattue, cette conception de la création est remise en question par Arnoul Gréban, qui montre alors l’influence de la pensée scolastique sur son œuvre8. Or est temps que nous achevons / nostre operacion grant erre, AG 245-246 : en juxtaposant la chute et la punition des anges avec la création des hommes, le Prologue de Gréban établit la continuité entre la création d’Adam et Ève et celle du monde, de façon à préserver la liberté créatrice de Dieu, qui préside sans faille à l’ensemble : LUCIFER Ce hault triumphant de lassus, a nostre grant honte et diffame a voulu crëer homme et femme doués de si haulx privilleges qu’ilz seront pour raemplir les sieges dont nostre tourbe est forbanye. AG 439-44

Lucifer crie de rage devant la place de choix qui sera dévolue aux hommes, mais sa réaction ne fait que renforcer la perfection de l’intention divine. Dieu ne crée pas l’homme pour qu’il remplace l’ange déchu, mais pour qu’il habite la terre et adore son créateur. C’est ainsi que l’ensemble de la création répond à la perfection immuable de son auteur. Dans tous les cas, créer l’homme, c’est former un corps parfait, accompli, qui est la première représentation de la beauté dans les Passions. À nostre fourme et essemplaire : exemple de Dieu, le corps humain reflète dans sa beauté la perfection théologique de l’imago Dei avant la Chute. Dans la Passion de Semur, Adam

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Sur les théories de la création des hommes dans les Passions, voir J.-P. BORDIER, Le jeu de la Passion…, pp. 681-2 et suiv.

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or est formé et bel et gent, PS 473. Il s’extasie lui-même sur sa beauté, et souligne sa ressemblance avec le créateur : ADAM genibus flexis Formé m’avés de grant atour, Mon Dieu, ou est toute puissance Formé suis a vostre samblance. PS 482-484

Quant à Ève, veéz la cy, belle et bien formee, PS 523 : avec le déictique, Dieu invite le spectateur à remarquer sa beauté, avant Adam encore endormi. Et à son réveil, voici comment ce dernier apprécie la beauté du corps féminin : ADAM levando se, dicat Beaul sire Dieu, com belle chose Avéz formé et me moy faicte ! […] De toute creature nee, C’est ung ovre bien enterine, PS 528-529, 536-537

Ève est une œuvre dont la qualité formelle répond à la volonté divine qui l’a créée. Elle s’inscrit harmonieusement dans la cour divine, qui sans elle n’était pas enterine, achevée. Pour Arnoul Gréban, la perfection de l’imago Dei façonnée dans le limon correspond de manière étroite à la conception thomiste de l’homme, forme parfaite donnée à une matière brute : Par lumiere d’entendement, du lymon de terre fourmé Icy fait homme. sera et d’une ame informé. Or est la matiere assouvie ; reste inspiracion de vie en sa belle face inspirer Icy fait fourme de inspirer le fait d’Adam. pour le veoir vivre et respirer. AG 327-333

Animé du souffle de l’entendement divin, le corps humain constitue une forme, faite de chair et d’ame intellective, AG 376, vive et fourmée, AG 379, dans laquelle résonnent les catégories thomistes de l’être9. L’imago Dei ainsi conformée est belle face, AG 332, 335, O Dieu, j’ay merveille a ce veoir, s’exclame encore Adam, AG 385. Avant la Faute, les corps d’Adam et d’Ève constituent donc deux exemplaires parfaits de l’imago Dei, leur beauté reflétant dans son accomplissement celle du Créateur. Dans cette perspective, les corps de l’homme et de la femme ne sont pas différenciés, mais au contraire présentés comme semblables. [...] Deux en ung serez lïéz, AG 394, Ève est la compaignie lateralle d’Adam, AG 548, chacun n’étant considéré que comme la partie d’un tout dont Dieu donne la

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Sur la version thomiste des liens de la forme et de la matière, voir E. H. WEBER, La personne humaine au XIIIe siècle, Paris, Vrin, 1991, « Anthropologie de Thomas d’Aquin ».

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mesure10. Imagines Dei, les belles faces des premiers hommes déclinent sur le hourd la beauté de la face de Dieu, où perfection et unité vont de pair. La Chute, destruction de l’imago Dei Malgré cette perfection initiale, soyes seur que de mort mourras, AG 365, se tu en guoutes, tu moras, PS 504 : l’avertissement divin est clair. S’il cède à la tentation, Adam fera subir à son corps les transformations qui le conduiront à la mort. Dieu invite sa créature à un comportement corporel respectueux de ses commandements : Garde t’en si feras que saige, AG 366, auquel Adam déclare vouloir se conformer : En adorant vous veul requarre / Commant me debvray maintenir, PS 490-491. L’histoire de la Chute est alors celle d’une transgression, comme le rappellent les vers finaux du Prologue de Gréban, 1503. Celle-ci prend sur le hourdement une forme concrète. D’une part, Adam et Ève quittent le lieu qui leur était dévolu : Vecy ung lieu mout delitable / Se tu me sers de cuer estable, / Jamés de cy ne partiras, PS 493-5. Plus beau lieu ne peut en terre estre, AG 349, remarquait Adam. Chassés du Paradis, Adam et Ève renouvellent la célèbre scène dans leur déplacement, en se dirigeant d’une partie du champ, probablement située devant la mansion de Paradis, vers le limbe où ils attendront la venue du Messie. Surtout, ils adoptent des attitudes qui dénaturent la perfection formelle et la beauté qui les caractérisaient jusqu’alors. Tout d’abord, Adam se laisse aller au sommeil. « Alors Yahvé Dieu fit tomber une torpeur sur l’homme, qui s’endormit », Genèse, 2, 21. Conforme aux Écritures, cet assoupissement préfigure celui des disciples au jardin des Oliviers, qui manifeste leur faiblesse humaine et s’oppose à l’activité de Judas, comme le souligne Jésus en personne : Pierre, pou avez maintenue / vostre abstinance de dormir : / temptacion devez cremir ;/ veillez ung petit, l’heure est briefve, AG 18729-18732 ; Or sus, freres, dormés encoire, / Or sus, Judas ne dort pas oires, PS 6232-6233. Attitude corporelle répréhensible pour une partie de la tradition médiévale11, le sommeil devient dans les mystères l’un des thèmes qui annoncent la destruction imminente de l’imago Dei. Le fatiste de la Passion de Semur lui donne cette fonction, dans la curieuse adresse d’Adam à son Créateur : Mon createur, ne vous desplaise, / Dormir me fault, vouloir en ay / Certainnement […], 510-512. Si dans la Genèse le premier homme s’endormait sur la volonté du Créateur, c’est lui-même

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Adam et Ève n’existent que par « participation identifiante » au modèle divin. Celui-ci leur tient lieu de père dans un modèle de procréation patriarcal où l’identité n’existe que dans sa relation à son origine. Voir J. GOFFETTE, « Individuation, filiation et métamorphoses biomédicales », pp. 121132, dans J. GAYON et P.-F. MOREAU (s. dir.), Corps et individuation, Dijon, 1998, citation p. 129.

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Au Moyen Âge, l’oricresis, celui qui juge des songes bons ou mauvais, est toujours Macrobe, d’après son Commentaire sur le songe de Scipion. Voir I. CALAZZO, Lectures médiévales de Macrobe. Les Glosae Colonienses super Macrobium, Paris, Vrin, 2002, surtout p. 27 et pp. 71-72.

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qui en manifeste la volonté sur l’échafaud. Plus subtil, plus respectueux de la théologie thomiste aussi, Gréban ne donne pas à Adam l’initiative de sa torpeur, et rappelle ainsi que Dieu exerce à ce moment son libre-arbitre sur sa créature – Le sommeil m’a fort envahy, 373. C’est alors que le diable envieux s’empare de ce corps dont le sommeil trahit l’indolence morale. Héritière d’une tradition iconographique12 que reprennent les didascalies, la forme que le diable séducteur donne à son propre corps, parce qu’elle est composite, annonce la déformation de l’imago Dei propre aux corps pécheurs. Habeat pectus feminum, pedes et caudam serpentis…, PS ap 562 ; Ycy s’en va Sathan, a quatre piéz, comme un serpent, entortillier autour de l’arbre, AG ap 470. Je prendray virginalle face, / les piéz et le corps serpentin, AG 455-6. Ce qui caractérise le corps de l’instigateur de la Chute, c’est qu’il est formé de deux parties distinctes, contrairement aux imagines Dei dont la beauté déclinait en plusieurs exemplaires la forme unique du créateur. Préfiguration de la sexualité, qui distingue le masculin et le féminin après le péché originel, la différence qui traverse le corps du serpent annonce celles dont Adam et Ève prennent conscience après leur geste fatal : ils sont différents l’un de l’autre, mais surtout, différents de leur divin modèle. Les feuilles de figuier destinées a nostre humanité couvrir, AG 528, ne font que souligner la différence entre le corps du pécheur et celui de Dieu. Dissimulant leurs natures, AG ap 528, les premiers hommes soulignent ce qui sépare cette nature de celle du Créateur par un de leurs gestes principaux : Si me suis mucié de ta face, / de honte qu’ainsi me voy nu, AG 541-542. Les belles faces qui se levaient vers le ciel pour adorer Dieu se baissent désormais vers la terre. Pour le spectateur de la Passion, les premiers hommes n’offrent plus leur visage ni leur corps à une contemplation qui permettrait d’y lire la correspondance avec leur divin modèle. Ils manifestent au contraire la conscience de la faiblesse de leur humanité, qui prend la forme concrète de la nudité : Helas, sire, je suis tout nu, PS 650. Exhibition de la fragilité, la nudité permet aussi l’affirmation de la différence entre le corps des hommes et celui de Dieu.

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L’ouvrage de référence est celui d’O. A. ERICH, Die Darstellung des Teufels in der christlichen Kunst, Berlin, 1931 ; voir aussi J. BALTRUSAÏTIS, Le Moyen Âge fantastique, Paris, 1955, pp. 30 et suiv. ; et J. LEVRON, Le Diable dans l’Art, Paris, Picard, 1935 ou R. VILLENEUVE, Le Diable dans l’art. Essai d’iconographie comparée à propos des rapports entre l’art et le satanisme, Paris, Denoël, 1957. Sur un aspect de cette composite, voir B. OBRIST, « Les deux visages du diable », dans F. RONDARI et J. WIRTH (s. dir.), Diables et diableries. La représentation du diable dans la gravure des XVe et XVIe siècles, Genève, 1976, pp. 19-29.

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Le labour, vie du pécheur Avec la perte de la ressemblance, le corps humain est né. Il est immédiatement condamné au travail, lequel est présenté comme une souffrance préfigurant, quoique de façon lointaine, le supplice de la Croix. En effet, c’est à une vie de labour que les premiers hommes devront désormais se consacrer, selon la malédiction que Dieu fait peser sur eux : DIEU LE PERE La terre, en ton euvre interdicte, devenra brehaigne et maudicte. Quanque d’elle recueilleras, A peine et grant labeur l’aras… AG 578-581 Adam, en terre habiteras Et a pesne laboureras… PS 697-698

De plus, […] tu seras Eve nommee / quil signiffie griefz doleur, PS 711-712 : en changeant le nom de sa femme, Adam souligne le sort malheureux auquel elle est condamnée. Virago devenue Eve, elle vérifie sa nature pécheresse dans les souffrances de l’accouchement : A grant doleur enfenteras, PS 689 ; […] en peine et labite, / a griefs dueilz et gemissemens / se feront tes enfantemens, AG 569-571. Étymologique, l’image du travail comme souffrance est abondamment développée par le sort malheureux des corps qui y sont soumis. C’est ainsi que, moins important que les premiers hommes, le personnage de Simon le Cyrénéen constitue lui aussi un anti-type du Christ. Ce personnage venu des Évangiles13 est chargé sur l’échafaud de porter la croix du Christ sur ses épaules, et pratique donc un bref instant une parfaite Imitation de la Passion. D’abord, il refuse de s’exécuter, parce que la Croix est un supplice infamant, J’an seroie trop diffamé, PS 7104, Vous scavez le grant deshonneur / que c’est huy de la croix porter, AG 24367-24368. Mais très vite, la fatigue du corps apparaît comme le signe de la Passion, le portement de croix constituant l’une des tâches insupportables qui mènent le Crucifié à la mort, et que Simon partage pour un instant avec lui. Lorsqu’il est interpellé dans la Passion Nostre Seigneur, ne souligne-t-il pas la fatigue liée à son travail, que le portement de croix ne ferait qu’accentuer ? Et ay le corps […] tenpesté / Du labour ou j’ay hui esté, PSG 2571-2572. Dans la Passion de Semur, il est pèlerin, et souligne la difficulté de la tâche et sa mauvaise condition physique : Je voy que l’eschine ly ploie ; / C’est ung gros faix de deux chevrons, PS 710613

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Matthieu, 27, 32 ; Marc, 15, 21 ; Luc, 23, 26. Seul l’évangile johannique montre Jésus « portant luimême sa croix », 19, 17. Les Meditationes livrent une interprétation moins « imitative » et plus politique : « He was so tired and broken that […] He laid down the cross. Those wicked ones, however, unwilling to defer His death, fearing that Pilate might revoque His sentence — for he had shown a wish to dismiss Him — had someone else carry the Cross, thereby releasing Him ; and they led Him bound, like a thief, to the place of Calvary », lxxvii, « Meditation on the Passion of Christ at the Third Hour », RAGUSA & GREEN éds, p. 332.

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7 ; Sy feray ge, mes trops lassés / Suis et de trop loing venus, PS 7118-9. Dans la Passion de Gréban, c’est au contraire un […] bonhomme grant et fort, AG 24323, ung paisant de villaige, AG 24315 de robuste constitution. Soutenu par un rondeau, son refus n’en a que plus de valeur : Je m’oppose. – Vilain parfais, / jouez vous de la reculoire ?, AG R 24375-82. Mais porter la croix, c’est offrir son corps au partage de la Passion, comme le signalent les ennemis du Christ, c’est […] Jhesus supporter, AG 24358 – ce que Simon finit par faire. La Passion d’Angers lui accorde un rôle similaire, et accentue cette notion de partage en faisant porter la croix en même temps par Simon et par le Christ : Ycy porte Simon une partie de la croix et Jesus l’autre, et les hastent les sergens, JM ap 27023. Simon le Cyrénéen fournit donc une bonne image du travail, souffrance du corps qui préfigure la Passion de Jésus. Enfin, aux travaux divers répondent les méfaits de la maladie et du temps. Adam connaît la douleur lorsqu’il réalise qu’il est à la fin de sa vie. Vieillir, c’est connaître l’usure du corps, dont la maladie est le plus fréquent symptôme : ADAM iacendo Certes, mon fait est mal proppice, Je suis veillart, fable et fade, Doloreux et toujours malade. PS 893-5 Cy est Eve malade couchee sur son lict. EVE Mes membres affoiblissent tous et scens bien que ma fin s’avance. Je n’ay mais force ne puissance dont je me puisse soustenir. AG 1440-3

Privés de leur puissance, les corps se dirigent vers la mort inéluctable. L’ultime partie du Prologue de Gréban est consacrée à la mort d’Adam, Le trespas d’Adam traicterons, 1102, répondant à la conclusion, Or avons monstré, beaux seigneurs, / le trespas de nos premiers peres, 1496-7. Comme le suggère le préfixe transitif de ce terme, montrer le trespas, c’est souligner le passage de la vie à la mort, vécu de manière douloureuse dans la seconde partie du Moyen Âge. Reflétant cette évolution des mentalités, les Passions insistent autant sur la souffrance du corps malade que sur son acceptation. Lorsqu’il sent sa fin approcher, Adam prononce d’abord le discours attendu du chrétien : Je prie a Dieu qu’il me delivre des miseres de cestuy monde, car tant de misere y habonde que le plus vivre me desplaist. AG 1230-1233

Mais très rapidement, il avoue ne pas supporter son mal, et évoque sans cesse une douleur sur laquelle ses proches et sa femme au demeurant l’interrogent : Chiere seur, pour sentence briefve je ne puis ces maulx oublïer et ne scens moult afoybloyer

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pour vieillesse qui fort m’assault. […] SETH Comment vous va, mon tres chier pere ? Vous me semblez en petit point. ADAM Seth, mon enfant, il ne va point ; vieillesse m’a fort assailly, j’ay ja le cueur tout deffailly et n’ay vertu qui ne me fuie. AG 1238-1241, 1252-1257 ADAM Las, que je sueuffre de douleur par tout le corps et tous les membres ! Las, se de moy ne te remembres, mon Dieu, tout mon fait deperist. AG 1392-1395

Le refus de la souffrance physique et la revendication d’une meilleure santé sont surprenantes, parce qu’elles sont en contradiction avec la conception chrétienne de l’existence terrestre, dont le pécheur se débarrasserait dans la joie pour connaître les délices du paradis. Si l’histoire d’Adam permet de rappeler cette conception, elle illustre aussi la nécessité de l’affirmation répétée du sens allégorique de la Passion, laquelle est justifiée par la difficulté à concevoir la mort comme un événement heureux. C’est pourquoi Gréban offre au spectateur un ars moriendi en action, où les proches du mourant se tiennent angoissés à son chevet. Ce qu’Adam et sa famille refusent, c’est autant de souffrir que de perdre la vie. Les deux pièces retracent la course de Seth vers l’huile de miséricorde, destinée à ce que briefment puiss[e] guerir / du mal qui [le] tourmente ainsi, AG 13461347. Mais pour que l’Incarnation puisse avoir lieu, la miséricorde est refusée au premier homme, qui expire dans la plus grande souffrance : ADAM En ta main comands mon esperit, souverain juge triumphant. AG 1396-7

L’un des parallèles les plus forts entre Jésus et Adam est assurément le moment où ce dernier remet son âme entre les mains du créateur. S’y ajoutent quelques détails, comme la sueur de [s]on vïaire, AG 585, préfiguration de la sueur de sang au jardin des Oliviers.

B. Lazare Apprivoiser la mort Promis à une mort douloureuse et à une résurrection qui vient en effacer le souvenir, Lazare est également un anti-type du Christ depuis les Évangiles. En écho à la pratique sociale, les scènes de funérailles tentent de maîtriser le caractère insupportable de la mort. Cependant, en mettant l’accent sur les mutations

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imprimées par la maladie sur le corps de Lazare et en amplifiant l’expression de sa douleur, les Passions rappellent l’angoisse fondamentale du chrétien face à la mort, considérée comme un passage vers l’inconnu. Disant son amour de la vie en même temps que la victoire du chrétien sur la mort, Lazare représente parfaitement les contradictions de la mort heureuse résolues par l’écriture allégorique des souffrances de la Croix. Grandioses et solennelles, les funérailles des Passions font écho à la pratique sociale. À l’instar du fils de la veuve14, des petits aux grands, chacun a droit à sa part de protocole. Mais c’est pour Lazare qu’il prend toute la magnificence possible, chez Gréban et Michel. Gréban suggère de l’enterrer comme il affiert a sa noblesse15, 14782. Et dans une didascalie, Jean Michel donne des précisions sur l’organisation du rite funéraire : Ycy ses quatre Juifz ensepvelissent Lazare et puis le portent en terre assés loing de Bethanie, se pendant que tous les autres Juifz se assemblent. Et y peult on porter torches, armayries et autres triumphes mortuaires, ap 13510. En grand nombre, les amis de Lazare viennent tenir compagnie à ses sœurs éplorées : ABACHUT Onques mes je ne vy par voye Tant de gens aler a grant flote. Ou vont ilz ? GEDEON

Ilz s’en vont de rote Les ungs veoir le piteux deport Du bon Lazare qui est mort, Les autres pour reconforter Ses bonnes soeurs et supporter Le dueil et l’angoisse qu’ilz ont. JM 13607-13614

Les lamentations des deux sœurs devant le cadavre de Lazare appellent à leur secours l’assemblée des proches du décédé. Nous sommes ses prouchains amis, AG 14791, par mon conseil nous yrons veoir / Marie et Marthe, nos parentes, AG 14801-2. Lorsqu’elle se précipite vers le sépulcre à l’arrivée de Jésus, Madeleine est accompagnée de ses amis, car cueur de destresse raemply / vault mieux de bonne compaignie, AG 14955-6. Grâce à la mise en scène de ses funérailles, la mort de Lazare permet une réflexion sur la mort en relation avec la pratique sociale de son temps. Plus nettement que pour le décès d’Adam, parents et amis viennent constater la puissance inéluctable de la mort, actualisée dans le cadavre de l’être aimé. Ils la déplorent et s’y accoutument, tentant ainsi d’accepter l’idée de leur propre trépas. Parce qu’elle tente de conjurer dans une mise en scène dramatisée, qui place l’homme face à l’image de sa finitude, la peur irrépressible du tré-

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AG 11875-11904.

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Sur les types d’ensevelissement variables selon les classes sociales, voir D. ALEXANDRE-BIDON, La mort au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1998.

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pas, la mort de Lazare sur le hourdement est donc un bel exemple de « mort apprivoisée »16. Le macabre, expression de la souffrance des corps MARTHE Veéz nostre frere quil gist mort Que mort amere cy a mort. PS 5104-5105 Or est il mort et mis en terre ; Jamés nul bien ne vous fera. PSG 350-351 MAGDALAINE Tant a mon cuer que plus n’en puet, d’ennoy et de merencolie. AG 14819-14820

Désignant le cadavre ou déplorant son absence après l’enterrement, c’est avec un public nombreux, sur l’échafaud comme autour de lui, que les sœurs de Lazare vivent les états psychologiques auxquels les vivants sont confrontés par la perte d’un proche. Car le spectateur est invité à partager ces états dans toute leur intensité grâce à la tonalité macabre17 que les Passions savent donner à la maladie et à la mort de Lazare. LAZARUS Las, dolent ! bien me doix douloir De pourter tel langueur Dont je pers ma vigueur. PS 5068-70 LAZARON malade Lasse dolente, qu’esse cy ? Com grief mal le corps me detire ! Je languis en peine et martire qui m’a jusques au cueur actaint. AG 14647-50

Lorsqu’il parle de sa maladie, Lazare commence par l’évoquer de façon globale et distanciée. J’ay je ne scay quoy sur le cueur / qui me donne telle doleur / que a peine le puis je porter, JM 13181-3 : à l’orée de son « resuscitement », la Passion d’Angers souligne le caractère indistinct de son mal. La langueur semble encore abstraite, elle signifie simplement, comme pour les premiers hommes, la perte de vigueur qui accompagne toute maladie. Mais pour Lazare, elle ne tarde pas à prendre la forme d’une énumération des parties du corps atteintes par la douleur :

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16

P. ARIÈS, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Seuil, 1975, pp. 23-24.

17

Même si c’est l’histoire de l’art qui s’est approprié ce terme pour désigner les méfaits de la mort sur le corps (voir É. MÂLE, L’art religieux de la fin du Moyen Âge, 1995, pp. 359 et suiv.), l’art littéraire et la prédication font également usage des images frappantes de corps en décomposition, et ce dès l’époque romane, notamment pour les défenseurs du contemptus mundi. Voir J.-Ch. PAYEN, « Le “Dies Irae” dans la prédication de la mort et des fins dernières au Moyen Âge. À propos de Piramus, v. 708 », dans Romania, 86 (1965), pp. 48-76. C’est comme arsenal rhétorique d’images convenues de la mort qui détruit les corps que nous employons ici ce terme.

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LAZARON Ha, que mon estomach me griefve, mon ventre, mes rains et mon piz ! MARTHE Comment vous est ? LAZARON

De pis en pis. Quelque vïande que je gouste, en moy ne remaint grain ne goucte. AG 14689-14693

LAZARE La fiebvre me fadist la bouche Et m’eschauffe si fort le cueur Que je ne treuve plus saveur En chose qui soit d’appetit. JM 13205-13208

Au fur et à mesure de son agonie, Lazare décrit de façon précise et détaillée les atteintes de la maladie. Il aide ainsi le spectateur à faire l’effrayant diagnostic : sa maladie, c’est la mort elle-même, comme le suggère l’image de la nourriture et de la saveur refusées. Refusant toute vïande, Lazare illustre de façon saisissante le rejet de la vie par son propre corps. Au demeurant, l’impossibilité de s’alimenter provoque une pâleur qui témoigne de l’arrivée progressive de la mort, puis de sa victoire : MARTHE Il pert bien a vostre visage que vous souffrés une grand rage, car vous semblés ja tout deffait. JM 13193-5 MARTHA Il a le visaige paly. Le cueur vous est bien tost fally, Haa ! beaul frere, vo belle chiere Avés perdue ; mectre en biere Vous covyent, dont je suis dolente. PS 5106-5110

Enfin, en plus de ces images originales, le traditionnel détail macabre de l’odeur du cadavre, qu’on trouve dans Jean, 11, 39, est toujours mentionné à la mort de Lazare Marthe l’évoquant pour dissuader Jésus d’ouvrir le tombeau de son frère18. Amplifiée par sa description macabre, la mort de Lazare est dotée des couleurs les plus sombres qui soient, puisqu’elle est définitive pour la plupart des protagonistes : RUBEN Ma chiere dame, c’est folye de tel dueil en vous amasser ; riens n’est qu’il ne faille passer : 18

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PSG 388-391 ; AG 14993-14996 ; JM 13745-13748.

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nous n’avons pas cy nostre cours au monde pour estre tousjours. Se vostre frere estoit mortel, c’est l’usaige, tout homme est tel que la mort prent tout par effort. AG 14821-8 SYMON LEPREUX C’est l’usage de la mort tel qu’i nous fault une foys mourir. Nous avons partout beau courir : il nous fault passer se passaige. Qui ne le doubte, n’est pas saige. Mais puis que Nature l’ordonne, il fault prendre ce que Dieu donne et avoir bonne pacience. JM 13639-46

Chacun en souligne le caractère à la fois attendu et effrayant, que la venue de Jésus a précisément pour fonction d’effacer. Éclairant l’homme au sujet de son trépas, l’histoire de Lazare révèle aussi son scepticisme et sa peur, que les angoisses de Marthe ont également pour fonction d’illustrer. Si celle-ci croit en la Résurrection, face au cadavre de son frère, elle ne peut s’empêcher de demander la vérification immédiate de ce mystère, qui seule pourrait faire taire sa peur de la mort : MARTHE Sire, l’oppinion commune est que a l’extreme jugement, tous ressusciterons voirement ; et, alors, croy je, sans doubter, que il devera ressusciter, mais cela ne me suffist mie. AG 14915-14920

L’insatisfaction de Marthe joue un rôle important dans l’élaboration de la dimension d’anti-type de Lazare. Elle révèle que dans la description détaillée des ravages de la mort résonne le violent désir de s’y soustraire. Les cris de douleur de Lazare, auxquels les plaintes de ses sœurs font écho, constituent peut-être l’ultime protestation du mondain qu’était Lazare, et dont Jean Michel a jugé bon de représenter la conversion : LAZARE En honneur me tiens, en riches maintiens : il ne me fault riens, j’ay tout a desir. J’ay oyseaux et chiens, richesses et biens ; les grans j’entretiens en mondain plaisir. Tant que j’ay loisir, tous plaisirs soustiens. JM 5806-15

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Le spectateur assiste à ses longues courses en forêt, à la revue complète de ses armes, de ses chiens. Le détail des biens matériels dont Lazare fait la complaisante énumération préfigure celle, inlassable, de ses maux. Dans la Passion d’Angers, le développement dramatique de la légende, qui insiste sur l’ensemble des biens dont jouit Lazare, amoureux des plaisirs de la vie, annonce d’une manière frappante la difficulté de la perte irrémédiable du monde actualisée par le trépas. Cette difficulté justifie que la macabre évocation soit suivie, comme la plupart des scènes de mort, de résurrections qui confèrent à la souffrance du corps sa dimension allégorique. Si la mort douloureuse de Lazare demeure insupportable, pour lui comme pour ses proches, elle devient aussi nécessaire, et la souffrance de Lazare annonce de manière transparente le supplice de Jésus. Ainsi, sa résurrection est encadrée de phrases similaires d’une Passion à l’autre, qui confèrent à l’événement sa dimension capitale : au moment où il surgit de l’enfer, Lazare libère les hommes de l’angoisse de la mort, en donnant un nouvel horizon à ce funeste passage. Jésus donne un ordre, de contenu toujours identique : Or ostés dessus ly la pierre, PS 5183, AG 14991-14992, JM 13743-13744. Il est exécuté dans une très longue scène chez Gréban et Michel, qui s’achève par Vela le sercus / tombeau descouvert, AG 15021, JM 13771. Le cadavre est alors exhibé, avec force détails macabres, mais ceux-ci sont immédiatement supplantés par la résurrection du personnage. Ycy sort Lazare du tombeau, envelopé d’un suaire, les bras liés et tout le corps, et se mect a genoulx, JM ap 13784 : Lazare se lève soudain, fantôme entouré de bandelettes, puis corps plein de vie. Le mouvement du corps traduit la mise en échec de la putréfaction du corps. Montrer à la fois l’horreur de la mort et le triomphe de la loi chrétienne : telle est la fonction de Lazare, anti-type du Christ. Le Christ et Lazare témoignent dans les Passions d’une même conception du corps, reflet de l’évolution des mentalités qui marque le second Moyen Âge. L’attachement passionné aux valeurs de ce monde doit faire place à une résignation qui seule apporte la vie éternelle. Mais celle-ci ne s’effectue pas sans cris ni larmes, comme le montrent les pleurs de Jésus avant la résurrection de son ami Lazare19. Qu’elle soit adressée au mourant ou aux survivants, la peine de Jésus permet aux incrédules de mettre son pouvoir en question. Mais elle a surtout pour fonction de révéler le caractère inacceptable de la mort naturelle, vaincue uniquement par son dépassement dans la Résur19

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Voir G. A. RUNNALLS, Le Mystère de la Passion Nostre Seigneur, Introd., pp. 69-70 ; et PSG, 408-11 ; AG 14967-90 ; JM 13729 et suiv. Les pleurs de Jésus et leur glose se trouvent dans les Méditations de la Vie de J-C, éd. RAGUSA & GREEN : « When the Lord saw His beloved in affliction [Magdalena], tearful and bereft of Her brother, He also could not restrain His tears, and cried. Watch Him and the sisters and also the disciples, and do you not suppose that they also cried ? After a short time, during which all were weaping, the Lord Jesus said : « Where did you place him ? », lxvi, « on the Resuscitation of Lazarus », p. 300.

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rection. À la limite, avec le macabre, le problème de la mort est détaché de ce mystère de la foi. Pour Lazare comme pour le Fils de Dieu au jardin des Oliviers, la souffrance du corps qui bientôt les emporte conduit à un même constat : De souffrir mort c’est dure chose, PSG 411.

C. Jean-Baptiste Conformément à son rôle au seuil de l’évangile johannique, c’est JeanBaptiste qui remplit le plus exactement la fonction d’anti-type du Christ. « Il vint en témoignage, pour témoigner au sujet de la lumière », Jean, 1, 7. Le fonctionnement de ce personnage semble entièrement typologique20. Sa vie à la scène commence par le rappel de la ressemblance divine dont il porte la trace, et s’achève sur un supplice qui préfigure la Passion. Il est membre exemplaire du corpus mysticum par sa ressemblance à son créateur autant que par le sort tragique de son corps mutilé. C’est d’abord avec une métaphore que Baptiste illustre la ressemblance qui l’unit à son Sauveur. Dans les premières Passions, où il n’a qu’un petit rôle, il célèbre malgré tout la lumière divine reflétée en chaque chrétien. Lorsque Jésus ressuscité apparaît en enfer dans la Passion Sainte Geneviève, Baptiste l’identifie comme […] cil de certain qui lumiere / en soy meïsmes nous aporte, PSG 4009-4010. La Passion de Semur fait naître la métaphore lumineuse, trace de Dieu, de sa curieuse version du Procès de Paradis. Espérance et Charité, émues du sort de l’humanité déchue, attendrissent le cœur de Dieu le Père en interprétant la création comme le reflet de Dieu dans ses créatures. Dieu, quil [est] vérité, 1760, doit accepter de partager son amour avec l’humanité comme il l’a fait pour ses filles, qui […] se remire[nt] en [son] doulx reguart, / Quil tant est amoreux qu’a tous les siens despart / Tous biens et toutes joies, ausy toutes delices, 1746-1748. Le premier reflet de Dieu dans ses créatures, c’est le regard qu’il est invité à porter sur elles : Reguardés vostre peuple, par grant misericorde, supplie Espérance, 1742. Reguardés, beaulz Pere, reguardés moy larmer, 1744, Pere, reguardes moy quil tant mon cueur descovre ; / Je te prie par doulceur, Pere, / vers moy reguarde, 1767-1768, renchérit Charité ; Touché par le regard divin de la Trinité, Jean-Baptiste est de joie […] enluminé lors du baptême de Jésus, PS 3609. La scène file la métaphore de la clarté miséricordieuse posée dans le Procès de Paradis. À l’instar de Baptiste, chacun bénéficie du pardon divin, qui concède le salut malgré le péché originel. Si dans les

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Voir J.-P. BORDIER, « Le rôle de Jean-Baptiste chez Arnoul Gréban et Jean Michel » dans JeanBaptiste. Le précurseur au Moyen Âge, Senefiance, 48 (2002), pp. 43-59.

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Passions de Semur et de Gréban le baptême de Jésus et le Procès cohabitent21, la métaphore lumineuse se substitue au Procès de Paradis au début de la Passion d’Angers, condensant dans la ressemblance le sens de la création tout entière : SAINT MICHEL On peult toutes choses possibles en ta clere essence mirer. JM 2094-2095

Jésus s’est dévêtu pour les ablutions, Icy se despouille Jesus et l’ange Gabriel luy ayde, JM ap 2079. L’essence de Jésus, c’est alors son corps dans lequel chaque chrétien, chose singulière de l’univers, peut se contempler. Ici, l’écriture poétique remplace le sévère raisonnement scolastique par l’expression métaphorique de la ressemblance. Baptiste le comprend bien, qui s’extasie devant le lumineux partage, en rappelant malgré tout l’opposition des natures divine et humaine : Baptissé deuse estre de toy/ Et tu le veux estre de moy ?, PS 3593-3594. Ce couplet d’octosyllabes, qui oppose à la rime Baptiste et Jésus, est développé dans les Passions de Gréban et Michel : Je suis crëature de povre facture, de simple estature, meschant vïateur. C’est chose trop dure et contre droicture que je lave ou cure mon hault crëateur. Tu es precepteur, je suis serviteur ; tu es mon pasteur, ton oueille suis ; tu es le docteur, je suis l’auditeur ; tu es mon ducteur, sans que riens ne puis. AG 10319-3422

Série d’antithèses exprimant la terreur de Baptiste devant le geste sacré que lui demande le Christ, les pentasyllabes rompent avec l’octosyllabe à rimes plates pour mettre en valeur le fossé qui sépare, malgré tout, l’imago Dei de son divin modèle. La thématique du reflet est amenée par celle de l’eau, élément central du baptême, qu’on retrouve dans une autre scène d’ablution : le Lavement des pieds qui précède la Cène. Comme Jean-Baptiste, les apôtres scandalisés com-

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Rappelons que « la prédication de saint Jehan Baptiste forme le début ordinaire des mystères de la Passion », É. ROY, Le Mystère de la Passion en France…, p. 79*. Cette information renforce l’hypothèse d’une équivalence entre le Procès de Paradis et la métaphore de la lumière divine utilisée pour expliquer le rapport de Dieu à l’homme, de la Création à la Rédemption.

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Repris et amplifiés par JM, 2031-2049.

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mencent par refuser ce qu’ils interprètent comme une marque d’humilité déplacée : S. PIERRE Helas, sire, comment, tu me laves les pieds ? Jamais ! JESUS Tu ne sces pas ce que je fais maintenant, mais tu le sçauras après. S. PIERRE Tu ne me laveras les pieds eternellement. JESUS Si je ne te lave donc ycy, tu n’auras pas part avec moy. JM 18721-18727

Réplique d’un moment liturgique, le Mandatum23, la scène revêt un caractère métaphorique. Si Jésus partage avec ses fidèles la rédemption comme il partage avec eux l’humanité pendant sa vie terrestre, c’est en souvenir de la ressemblance qui l’unit à sa créature. Dans la scène qui lui donne son nom, JeanBaptiste accomplit en quelque sorte l’itinerarium mentis in Deum prôné par Bonaventure, repris par Gerson. Dans le droit fil de l’augustinisme, Jean-Baptiste ajoute à la démarche scolastique la métaphore lumineuse. Il propose au chrétien de retrouver la « claire face » de Dieu empreinte en lui, en empruntant la « voie illuminative », chemin du chrétien vers l’origine de sa ressemblance24. Immédiat, le contact avec Dieu s’effectue dans le sensible, sans le secours de la raison, grâce au personnage qui annonce la venue du Christ. Mais en tant qu’anti-type, Jean-Baptiste accomplit malgré ses accointances avec la mystique un parcours allégorique, qui permet l’elucidatio de la fable christique sur le mode scolastique. Surtout, Jean-Baptiste s’engage volontairement dans la voie du martyre et de la mort. Pour souligner cette décision, qui fait de lui un double du Christ, les mystères mettent en valeur son audace, dans le registre varié d’injures qu’il emploie et qui provoquent les remarques outrées d’Hérodiade : SAINCT JEHAN Ha, perverse femme et cruelle, faulce serpente venimeuse […] Tu es tant vile, tant immonde […] HERODŸAS

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Voir Passion Sainte Geneviève, pp. 48-49.

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Sur l’augustinisme de Bonaventure, voir É. GILSON, La philosophie au Moyen Âge des origines patristiques à la fin du XIVe siècle, Paris, Payot, 1944, pp. 439-451, et sur ses liens à Gerson, p. 714.

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Ha, dea, ce meschant papelart nous rompra cy meshuy la teste ! JM 3478-3479, 3486, 3491-2

Dans la Passion de Semur, les circonstances de son arrestation préfigurent celle de Jésus. Il est fait prisonnier par les mêmes hommes d’Hérode, Nacor et Beric, qui lui promettent coups et humiliations, et joignent le geste à la parole dans l’une des nombreuses scènes de supplice du mystère. Hérode a donné sa parole, il ne peut la retirer à Salomé, qui a su l’enflammer. Le corps de Jean-Baptiste est démantelé, provoquant dégoût et surcroît de violence. La fille d’Hérodiade […] n’ose […] recuillir l’horrible présent, JM 7664, AG 12145. Sa mère, elle, se réjouit presque toujours de ce spectacle, allant jusqu’à lui donner un horïon supplémentaire, Icy frappe Herodÿas d’un cousteau sur le front du chef de sainct Jehan et le sang en sort, JM ap 7676. Redoublant un châtiment immérité, son geste a aussi le mérite de provoquer le miracle. Le sang sort du cadavre comme il arrosera les mains de Longis ; et dans la Passion de Semur, la reine en proie au malaise ne craint-elle pas d’être elle-même touchée par la sainteté du personnage ? Las ! je croy qu’il m’a enchantee ! Certes, trestout le cueur me fault. PS 4117-4118

Vox clamantis in deserto, puis tête sanglante offerte à la vengeance furieuse d’une femme, le corps de Baptiste est concrètement mis en pièces sur la scène des mystères. Si les Passions exhibent avec tant de complaisance sa dépouille torturée, c’est parce que cette dernière est l’un des indices scéniques les plus frappants du grand principe qui fonde l’écriture scolastique les mystères : l’allégorie de la souffrance qui apporte le salut. La parole du Baptiste annonce traditionnellement la venue du Christ ; mais sur le hourdement, c’est son corps, mort comme vif, figure torturée et mutilée qui fait de lui son parfait anti-type.

2. CORPS EN JOIE : CONTRE-TYPES DU CHRIST A. L’infernale maisnie Un contre-type unique ? Il est peu surprenant de trouver dans les personnages diaboliques les meilleurs opposants aux valeurs corporelles du Christ. Cependant, étant donné leur multiplicité, comment considérer qu’ils forment un type théâtral unique, dépositaire des principales valeurs négatives des Passions ? De la Passion du Palatinus à la Passion d’Angers, la troupe diabolique ne fait que croître, en nombre et en activité, au point que le mystère semble autant le drame du Christ que le théâtre de la

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diablerie25. Ce terme tient sa signification négative du comportement des acteurs qui jouaient les rôles diaboliques. S’agitant, hurlant, ils se livrent au pillage durant les représentations et les monstres qui les précèdent26. Confirmation de leur rôle social, le rôle théâtral des diables est connoté par leur nom dans la distribution. Dans toutes les Passions, le rôle principal est tenu par Satan : adversarius, Satanas, le personnage communément appelé Ennemi dans la Vulgate conduit comme il se doit l’action infernale, provoquant les tentations, fomentant la trahison et la mort du Christ27. Mais dès l’origine, Satan est entouré d’une série de diables : Or tout faisons joie trestuit!, 1278, suggèrent li deable après la mort de Jésus dans la Passion du Palatinus. Surtout, son rôle, principal, est dédoublé. Dans les grandes productions du XVe siècle, Satan est dominé par son souverain Lucifer, leur antagonisme et leur relation de seigneur à vassal constituant l’intérêt majeur des diableries28. Auparavant, Satan était secondé par d’autres diables – Enfers dans Palatinus, ou Beelzebub dans la Passion SainteGeneviève. Issus de l’imaginaire chrétien, ceux-ci produisent sur l’échafaud une véritable lignée : ainsi, Belzébuth, Astaroth, Berith/Berich et Fergalus illustrent l’importance du folklore maléfique dans la formation de la troupe diabolique théâtrale. Et Cerberus, le portier, se distingue par son origine mythologique, laquelle signe l’appartenance des mystères à la Renaissance29. Quant aux personnages allégoriques, ils cultivent par nature le sens spirituel de l’enfer, opposé au paradis. Dans Semur, auprès de Clamator Inferni et de Mors Inferni, nombreuses sont les allégories des péchés chrétiens qui l’une après l’autre viennent s’aligner auprès de leur souverain Lucifer. Tempest, Desroy, Orgueul, Despit et Dame Oyseuse forment une cour dont la teneur maléfique est contenue dans la connotation négative de leur nom, et représentée par leur chef : Lucifer, ulula, « l’ange qui doit pleurer la Chute »30. Les Passions proposent donc aux diables un

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Sur la progression en nombre et en intérêt dramatique des scènes diaboliques, voir R. MÉNAGE, « La mesnie infernale dans la Passion d’Arnoul Gréban », Senefiance 6 (1979), pp. 333-349 ; D. LATZ, « L’expression corporelle dans quelques mystères anglais et français », dans Le théâtre au Moyen Âge, Gari R. MULLER dir., Montréal, Aurore/Univers, 1981, pp. 19-44 ; et M. COUTURIER et G. A. RUNNALLS, Compte du Mystère de la Passion, Châteaudun 1510, Société Archéologique d’Eure et Loir, selon lequel « la fréquence de ces “diableries” est attestée par le fait que Rifflart et son équipe, [qui gouvernent l’Enfer], n’ont jamais le temps de se reposer », p. 29.

26

La multiplication des diables sous la forme d’une troupe maléfique et violente n’est pas sans rappeler celle des revenants damnés étudiée par J.-C. SCHMITT dans Les revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, Gallimard, 1994, chapitre V, « La mesnie Hellequins », pp. 115-145.

27

R. VIGOUROUX, Dictionnaire de la Bible, « Satan », t. 5, col. 1496.

28

On en trouve un reflet dans Le Livre de la Deablerie d’Eloy d’Amerval (1508), R. DESCHAUX et B. CHARRIER éds, Genève, Droz, 1991, un récit de rêve qui s’ouvre sur les reproches que Lucifer adresse à Satan pour ne pas assez faire le mal dans le monde.

29

Voir M. CLOSSON, L’imaginaire démoniaque en France (1550-1650). Genèse de la littérature fantastique, Genève, Droz, 2000, pp. 163-184.

30

Dictionnaire de la Bible, « Lucifer », t. 4, cols 407-8.

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comportement uniforme, qui permet de lire l’ensemble de leurs rôles comme un type unique : au théâtre, les diables forment une « bande »31, l’infernale maisnie. Des gloutons : la Gueule d’enfer Dévorer les âmes et les corps des damnés : telle est l’une des formes principales de l’action infernale. Elle repose sur la négation profonde de l’ascèse prônée par le Christ, laquelle prend la forme d’une frugale sobriété lors des repas du Sauveur et de ses disciples32. D’emblée, la nourriture des diables est liée à leur infamie, et à leur opposition à l’ordre divin. Elle fait office de consolation après la Chute des anges dans la Passion de Semur. Créé pour l’occasion, le Coquus Inferni promet d’honorer la réputation des cuisines infernales malgré l’horreur des lieux : COQUUS INFERNI Or nous reconfortons, Puis qu’il nous fault estre en misere. La vïande tantost preste yere, Le feu est ja grant alumé, Seéz vous, je vous serviray… 449-453

Puis les diables insistent à plaisir sur leur gourmandise. Ils sont alléchés par une âme bien rôtie après un séjour […] en la chaudière, PS 6677, comme l’est entre autres celle de Judas quand Tunc portant animam in infernum, ap 667733. C’est précisément la chaudière et de façon générale les éléments concrets du décor qui délivrent l’image la plus frappante d’une gourmandise condamnable selon les lois de Jésus. Le sens allégorique de ce comportement corporel est parfaitement illustré par la Gueule d’enfer. Le royaume de l’ange déchu est une impressionnante pièce de maçonnerie, qui, selon les comptes rendus, mobilisait une grande partie des moyens et des efforts employés à la construction du décor34. S’il revêt une telle importance, c’est que le lieu infernal doit permettre le déroulement de plusieurs actions simultanées et très différentes. Ainsi, il faut distinguer la Gueule, Crapault d’Enffer de Mons, du limbe, souvent représenté comme une prison – ainsi à Rouen en 1474, dans la Résurrection, ou encore dans

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R. MÉNAGE, « La mesnie infernale… », p. 344.

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Sur le péché de gourmandise, voir C. CASAGRANDE et S. VECCHIO, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, 2000, trad. de l’italien par P.-E. DAUZAT, Paris, Aubier, 2002, pp. 193-228.

33

Sur la tradition des cuisines de l’enfer, voir Cl. BLUM, « Le diable comme masque. L’évolution de la représentation du diable à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance », dans Mélanges Jeanne Lods du Moyen Âge au XXe siècle, pp. 149-164 ; D. ALEXANDRE-BIDON, La mort au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1998, pp. 286-287.

34

Voir G. COHEN, Le livre de conduite du régisseur…, 1925, pp. lvi-lx ; M. COUTURIER et G. A. RUNNALLS, Compte du Mystère de la Passion, Châteaudun 1510, pp. 27-29.

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la miniature de Cailleau pour la Passion de Valenciennes en 1547. Dans cette prison, on aperçoit les prophètes, Adam et Ève, puis Jean-Baptiste et les autres morts. Large, la Gueule d’enfer peut comme à Châteaudun être construite sur un souterrain, mais aussi être percée d’orifices par où s’échappent les diables excités de Romans en 1509, ou encore, comme dans le Martyre de sainte Apolline de Fouquet, être surmontée d’une tribune d’où Lucifer harangue sa troupe infernale. Comme dans la miniature de Cailleau, s’y agitent pêle-mêle les corps des damnés35. Quels que soient la forme et le nombre des lieux composant l’enfer, ils obéissent tous au même principe : dérober leurs profondeurs aux regards, pour permettre aux supplices que décrit Lazare dans son célèbre récit36 de s’y dérouler à plaisir et à moindres frais. Pas question, en effet, de reproduire les cercles de l’enfer et les supplices raffinés dévolus à chaque catégorie de pécheurs selon le Ladre ressuscité ! Surtout, si des bruits de torture s’échappaient par moments, sans support visuel explicite, de l’infernal palus, ne cultivaient-ils pas à merveille l’effet recherché par le Léviathan de théâtre ? Noire et béante, la Gueule d’enfer s’ouvre devant le spectateur chrétien pour suggérer l’étendue des peines auxquelles il peut être soumis. Ce qui importe, c’est autant la forme du décor : une gueule animale, horrible, drapée parfois d’une pourpre infernale, que la profondeur de son champ qui laisse libre cours à l’imagination du spectateur et à ses déductions effrayées37. Le décor fonctionne alors comme la métonymie de la bouche diabolique dévorant aux Enfers les entrailles des pécheurs : LAZARE Et cil qui ont fait les euvres D’envie, je vous en convent, Le dragon lez runge souvent Les cuers et toutes lez entrailles… PSG 840-843

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35

Sur la Gueule d’enfer, variable selon les régions, parfois entourée d’un tissu rouge qui fait office de rideau, voir G. COHEN, Études d’histoire du théâtre en France au Moyen Âge et à la Renaissance, Paris, Gallimard, 1956, ch. III et IV. L’un des meilleurs exemples en est le « grand crapaud d’Enfer » de la Passion de Mons. Sur les versions iconographiques de ce Léviathan, voir V. Minne, « L’Enfer », dans Diables et diableries, pp. 55-69, spéc. pp. 60-62. Sur les différentes configurations possibles du lieu infernal, unissant gueule, limbe et parloir de Lucifer, voir É. KONIGSON, L’espace théâtral médiéval, pp. 244-245 ; du même auteur, La représentation d’un Mystère de la Passion à Valenciennes en 1547, Paris, CNRS, 1969, pp. 39-40 ; J. BASCHET, Les justices de l’au-delà. Les représentations de l’enfer en France et en Italie (XIIe-XVe siècles), École française de Rome, 1993, pp. 457-465.

36

Voir le récit des Peines d’enfer dans PSG 820-917 ; PS 5254-79 ; AG 15745-15817 ; JM 1463114731. Pour ses sources scolastiques, voir J. BASCHET, Ibidem, p. 438, n. 110.

37

Sur la gueule comme signe, qui « ne vise pas à décrire les peines subies par les damnés, mais à exprimer l’horreur de la damnation », voir Ibidem, pp. 269-285, cit. p. 285.

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Telle un puits sans fond, la Gueule d’enfer est le symbole d’un péché dont l’espace dramatique se plaît à suggérer les terribles conséquences. Le décor de théâtre fournit la version scénique d’une gourmandise diabolique et condamnable, comme en témoigne le sort de l’âme de Judas dans la Passion de Gréban : LUCIFER […] [J]e le vueil a coup engloutir et du traïstre larronceau ne vouldray faire qu’ung morceau puisque je le tiens de ma pacte. ASTAROTH Vela ung deable de gargate. Comment il l’a tost devoré ! FERGALUS C’est ung gouffre desmesuré ou il n’a rive ne mesure ; ce semble une vieille masure tant a grans machoueres et lees. CERBERUS Dix millions d’ames dampnées n’y font ne que feve en ung puiz et si ont les museaux mieulx cuitz et les cervelles mieulx brullees que d’estre cent ans affullees d’un fourneau de metal ardant. AG 22049-22064

Grande ou petite, représentée par un corps réel ou par un corps feint38, l’âme est dissimulée par Lucifer dans l’espace non visible de la Gueule d’enfer, d’où il la tire à nouveau lorsque les diables la lui réclament pour jouer : Tenez, mes petits dragonneaulx, / mes jeunes disciples d’escolle ; jouez en ung peu a la solle…, AG 2207122073. Issue de la tradition iconographique d’un diable vorace, qui sans cesse se gave d’âmes damnées39, la comparaison entre la mâchoire de Lucifer et la masure aux dimensions gigantesques permet donc d’approfondir la définition du diable comme contre-type, amateur de péchés en tous genres et de gourmandise en particulier. Ce dernier péché y est illustré par la dévoration sans fin que suggère le décor infernal et sa duplication par la bouche de Lucifer.

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38

Sur cette scène, voir notre article, « Les âmes ont-elles un corps ? …», à paraître dans Littérales, et infra, pp. 193-194.

39

Voir L’Enfer, GIOTTO, fresque du Jugement Dernier, Chapelle Scrovegni, 1303-5 et Les châtiments des sept péchés capitaux, Giovanni da Modena, fresque de la chapelle Bilognini, vers 1410, dans C. CASAGRANDE et S. VECCHIO, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, pp. 220 et suiv.

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Des agresseurs : la prise des âmes, danse macabre renouvelée Si manger est l’action négative par excellence, peut-on dire plus généralement que pour les diables, manger c’est agir ? Le syllogisme fonctionne à merveille, car agir, c’est remplir la Gueule d’enfer de toutes ses forces, pour chacun des membres de l’infernale maisnie. De fait, le second comportement corporel diabolique récurrent, c’est la prise des âmes et des corps des morts. Si Satan, Lucifer et Désespérance, plus complexes, remplissent aussi d’autres fonctions chez Gréban ou Michel, l’infernale maisnie doit sans cesse faire preuve de son habileté à se saisir des morts. C’est l’objet du compte rendu de l’action diabolique à Lucifer dans la Passion de Semur, lors d’une longue scène où chaque diable détaille ses exploits, 1186-1237. Toujours reprise, cette scène de vantardise diabolique est ainsi résumée par Gréban : SATAN Maistre, mes griphes en atrappent aucuns meschans et maleurés, dont nous sommes tous asseurés que jamais ne s’en partiront… AG 3888-3891

Régulièrement, griffes et pattes crochues s’agrippent aux restes humains, avec entrain, voire avec agressivité. L’âme de Jean-Baptiste [d]e mes mains ne sera ja quicte, affirme Despit, PS 4147 ; S’ame voy la, je la prandray, / Et a mes deux pointz la tiendray, renchérit Baucibus, son acolyte, PS 4154-5. Désemparé par les pouvoirs de Jésus, c’est sous cette forme gestuelle violente que Satan formule son plus profond désir au pied de la Croix : Et, quand son âme partira, si j’assine dessus ma pate, elle s’en viendra lasse et mate avec moy au lieu tenebreux. JM 27532-27535

La prise intervient aussi lors de scènes non appelées par le dialogue, mais que l’on déduit de situations ou de répliques ultérieures. Si les prophètes expriment leur joie aux enfers à l’approche de la rédemption, c’est qu’ils y sont présents depuis le début du mystère – souvent dans le limbe, aux allures de prison. Morts depuis des siècles, ils sont rejoints par d’autres morts durant le spectacle. Dans la Passion Sainte Geneviève, Belzébuth identifie le Christ comme […] cil qui de la chartre obscure / De seens le Ladre getta, PSG 3939-3940. Or, lors de la résurrection du Lazare, le Christ, en sollicitant de Marthe la foi absolue, a promis que les bons croyants [h]ors seront de la main au deable, PSG 366. On peut alors supposer que la résurrection du corps a été accompagnée du mouvement inverse de la prise, le départ irrésistible de l’âme de Lazare, suscité selon la Passion de Gréban par l’appel du Christ. À chaque mort, on peut réitérer la supposition, comme le suggère Satan à la fin du Prologue :

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J’ay admené Adam et Eve, qui sont ja du siecle transsiz ; ilz sont ja en ce limbe assis AG 1484-1486

Si les diables sont venus chercher Adam, encouragés par le Saillez hors, deables, saillez hors, AG 1420, de Lucifer, le résultat scénique mentionné par Satan suggère que l’âme et le corps d’Ève ont subi le même sort. Autrement dit, de JeanBaptiste à Judas, du bon au mauvais Larron, les diables se saisissent de l’humanité tout entière pour la conduire à sa dernière demeure : CLAMATOR INFERNI Il vous en faudra remdre compte, S’avés comquis prince ne conpte, Baillis, prevost ne sergens… PS 5327-5329

Agressive, systématique, la prise des âmes trouve dans la théologie son fondement théorique et sa nécessité. Elle a d’ailleurs justifié l’introduction d’une des scènes capitales des Passions : la Descente aux enfers40. Adaptation de l’Évangile de Nicodème41, c’est la scène triomphale où Jésus vient libérer les âmes des Justes, fracassant les portes de l’enfer après la Crucifixion : ANIMA CHRISTI Princes d’enffert, maistre dëables, Ovrés vos portes pardurables, Cy entrera le Roy de gloire. OMNES DIABOLI INSIMUL Quil es tu quil es Roy de gloire ? PS 8576-8579

Toutes nos Passions reprennent les paroles ou l’action du Psaume de David. Car s’il est exact que l’editio princeps de la Passion d’Angers en fait l’économie, les éditions ultérieures du même texte intègrent très souvent la Descente aux enfers. Pour l’occasion, les Passions retrouvent souvent une couleur liturgique. Ainsi, Gréban interrompt le cours de l’action pour développer en latin les tropes du psaume, même si n’en sont données que les grandes articulations : Attolite portas /principes vestras et elevamini porte eternales.../ Quis est iste rex glorie ? / Dominus fortis et potens, dominus potens in prelio, ap 26112. Incontournable, cette scène est la source d’une confusion théologique qu’une interprétation typologique des personnages de Passions élucide. En effet, la Descente aux enfers contribue à créer une nette opposition entre Dieu et son principal contre-type. Nous l’avons vu : avec les souffrances du Christ, les Passions reflètent l’évolution de la doctrine du salut vers la théorie de la satisfaction,

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40

Voir J. TURMEL, « Étude historique sur la descente du Christ aux enfers », dans Annales de philosophie chrétienne (1903) ; A. JOUBERT AMARY PERRY, La Passion des jongleurs, Paris, Beauchesne, 1981, « analyse et discussion des sources ».

41

Voir C. VON TISCHENDORF, Evangelium Nicodemi, dans Evangelia Apocrypha, Leipzig, M Delsohn, 1876, pp. 333-432.

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selon laquelle la Passion est la condition nécessaire et suffisante à la Rédemption. Mais alors, point n’est besoin que Jésus livre bataille aux Enfers après sa mort pour illustrer l’opposition systématique du Bien au Mal. Si elles dépassent par bien des aspects ce dualisme, les Passions retrouvent avec la Descente aux enfers l’ancienne conception du salut42. Elles développent le vieil argument théologique de l’abus de pouvoir réalisé par le diable, et contrecarré par le sodeant vengeur, PP 1364, armé de la croix du supplice : Ne sai comment il est revis / En sa main porte nostre mort, / La croyx ou il fu mis a tort, PP 1366-1368. C’est qu’au théâtre, rien ne ternit l’éclat du combat final du prince glorieux contre les diables terrorisés massés derrière les portes de l’enfer. On comprend mieux, dès lors, l’importance capitale de la gourmandise et de la prinse des âmes qui en enfer lui est liée. Seule cette agressive voracité permet la formation de troupes solides destinées à lutter contre l’assaut du roi de gloire. Contre-types de Jésus, Satan et ses acolytes ne le sont peut-être jamais autant qu’avec la prise systématique des âmes, conditionnée par un dualisme sans ambiguïté. Par ailleurs, la prise des âmes au théâtre fait écho à un motif iconographique qui se développe dans les mêmes années : la danse macabre. En déclinant les catégories sociales qu’il a pu conduire en enfer, le diable des mystères s’apparente au squelette de la danse macabre. Mais ce geste sur la scène traduitil le même sentiment, le même raisonnement que l’œuvre iconographique ? Traditionnellement, le squelette des danses, « [r]iant et sautillant de joie […] traduit toute la complexité et l’ambiguïté des réflexions de l’homme face à la mort »43. Dans les Passions, rien ne subsiste, on l’a vu, du constat philosophique de l’égalité devant la mort, qui engendre dans la danse macabre la conjuration de la perte de soi dans le respect de la résignation chrétienne. C’est que la danse des morts n’est pas ici affaire d’hommes mais de diables, et que ceux-ci se définissent de façon typologique, dans leur opposition à Dieu. Au demeurant, ce sont des termes négatifs qui la plupart du temps caractérisent l’ensemble des gestes diaboliques : le Ladre décrit leur […] trop laide dance, PSG 884, de même que Judas, lorsqu’il regrette une trahison dont il ne se sent qu’en partie responsable : Que mauldict soit qui me fourra premierement en ceste dance ! JM 19069-19070

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42

Sur l’abus de pouvoir et le dualisme voir J. P. BORDIER, Le Jeu de la Passion, Paris, Champion, 1998, pp. 63 et suiv., et p. 581; J.-Ch. PAYEN, « Idéologie et théâtralité dans l'Ordo Representationis Adae », dans Études anglaises, 25 (1972), pp. 19-29 ; E. DUBRUCK, « The devil and Hell in medieval french Drama », dans Romania, 100 (1979), pp. 165-179.

43

Chr. MARTINEAU-GÉNYÈS, Le thème de la mort dans la poésie française de 1450 à 1550, Paris, Champion, 1978, pp. 92 et suiv. ; J. BATANY, « Les Danses Macabres: une image en négatif du fonctionnalisme social », dans Dies illa. Death in the Middle Ages, Cairns, Liverpool, 1984, pp. 15-27.

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Apparemment gai, le geste diabolique témoigne d’une agitation qui conduira l’infernale maisnie à sa perte, comme le montre la condamnation finale de Satan dans la Passion Sainte Geneviève : DIEU Pour ce seras tu enchainnez Et en celle chartre la mis, Car j’en vueil oster mes amis. Jamais nully ne tenteras, Mais en enfer tousjours seras Sans jamais nul jour remüer. PSG 4045-4050

S’agitant autour des hommes pour leur arracher la foi, la vie, puis l’âme et le corps, l’infernale maisnie fournit donc une image saisissante de la gesticulatio condamnée par l’Église et la morale chrétienne. La danse des diables est donc symbole du mal, signe de l’enfer, qui vise à remplir les panses ou leur équivalent scénique, la Gueule d’enfer. Mais si elle est l’exacte formulation théâtrale de l’opposition typologique des diables et de Jésus, c’est au prix d’une distorsion importante du sens qu’elle revêt dans l’iconographie. Sur l’échafaud, la danse des diables autour des morts est moins joyeuse que nécessaire, et pressée. Dans une dualité qui oppose le Christ à Satan, elle formule d’une manière neuve une perception aiguë de la mort dont les Passions constituent à bien des égards le reflet.

B. Hérode et Caïphe Autre série de contre-types : les Juifs. Partisans de l’Ancienne Loi, ils sont aussi ses défenseurs féroces, et affirment leur conviction dans un comportement corporel particulièrement violent. Commandant aux bourreaux, coupant court aux hésitations de Pilate, ils se rendent dans les Passions responsables de la mort du Christ, dont ils rejettent toutes les valeurs, et en particulier la souffrance physique. D’abord, ils lui substituent une sensualité à plusieurs niveaux, illustrée par le banquet d’anniversaire d’Hérode et son joyau, la danse de Salomé. Autour d’une table bien servie, PS 3959-3961, 3965-3967, AG 11992-11993, JM 73817388, la belle au cler viz, PS 3986, accomplit le vœu de vengeance maternelle. Son agilité de danseuse lui fait accomplir des figures inusitées : C’est si bien fait a mon plaisir Que pour impossible m’appert Que corps d’omme, tant fust appert, Sceust faire chose plus nouvelle. AG 12056-944 44

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Repris par JM 7455-58.

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Concurrente du Créateur, dont avec sa nouvell[eté] elle déforme l’image, Salomé s’affirme alors comme contre-type par son geste de prédilection : la danse, cette morisque condamnée par l’Église45, dans laquelle elle entraîne l’assemblée des Juifs. Réunis pour fêter Hérode, c’est bien volontiers qu’ils applaudissent dans le corps de Salomé la joie et le plaisir qui les opposent dans les mystères aux chrétiens, PS 3905-3906, AG 12038-9, JM 7420-7422. Plaisant et virtuose à la fois, le corps du contre-type a la beauté du diable. Comme ce dernier, dans sa revendication immodérée du geste, Salomé cherche la joie du corps, qui aux yeux de la morale chrétienne signe sa perdition46. Ensuite, à l’instar de la gesticulatio du diable ou de la danseuse, l’expression immodérée du corps trouve une forme frappante dans la colère des grands prêtres de la Loi face à Jésus. Péché capital s’il en est dans la tradition exégétique47, celle-ci témoigne d’une puissance mal calculée, que celle du Christ saura sans peine déjouer. CAŸPHAS Dez que cognoissance reçui Et de viel, de petit, de grant, N’oÿ despiter Dieu le grant, Sy com se musart le despite. PSG 1548-1551 CAŸPHE O Dieu, quel blapheme vilaine vous avés ouy qu’il a dit ! En cryant : Blasphemavit, blasphemavit. JM 22522-22524

Lorsque Jésus est fait prisonnier, ses bourreaux le traînent dans la maison de Caÿphe. Celui-ci le somme de répondre à quelques questions destinées à le mettre en accusation pour assurer son exécution. Après un long silence, Jésus prend la parole, et se proclame fils de Dieu. À ce blasphème, Caÿphe réagit de deux manières différentes. Dans les Passions de Sainte Geneviève et d’Angers, texte et didascalie se contente d’indiquer sa colère. Hyperbolique, la réaction du maître du Sanhédrin est à la hauteur de l’insulte à l’Ancienne Loi dont il vient d’être le témoin. Mais dans les Passions de Semur et de Gréban, la colère de Caÿphe s’accompagne d’un geste venu directement des Évangiles48 : il déchire son vêtement :

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45

Voir G. DI STEFANO, « La morisque en France », dans Le Moyen Français, 8-9 (1983), pp. 264-290.

46

Pour plus de détails, voir notre article, « De la morale à l’esthétique : la danse et le rondeau dans les mystères de la Passion du XVe siècle », dans Le mal et le diable. Leurs figures à la fin du Moyen Âge, Paris, Beauchesne, 1996, pp. 53-77.

47

C. CASAGRANDE et S. VECCHIO, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, pp. 93-125.

48

Matthieu, 26, 65 ; Marc, 14, 63.

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CAŸPHE Voicy blaspheme la plus vive qu’oncques més j’oÿsse en mon aage ! Il blaspheme par son langaige ! Qu’est il besoin d’aler plus loings pour trouver contre luy tesmoings ? Icy dessire Caÿphe ses vestemens et dit de rechief Vous mesme la blaspheme oez. Que vous en semble ? AG 20735-20741 CAYFFAS Avéz vous ouÿ tout le blasme Qu’il a dit et le grant diffame ? Hic dividat vestem Mon mantel en desireray Du tresgrant deul qu’au queur en ay… PS 6424-6427

En lacérant l’insigne de son pouvoir, Caÿphe suggère les limites de ce dernier, dans ses relations à celui du Christ. Manifestation de l’hybris propre au contretype, la colère de Caÿphe révèle l’inutilité du dispositif mis en place pour la destruction de Jésus. Corrélée à la violence de la torture, la colère du grand prêtre et le geste qui l’accompagne apparaissent dans un premier temps comme une manifestation de puissance, qui serait celle de l’Ancienne Loi. Mais dans l’économie de la Passion rédemptrice, l’énergie de Caÿphe est dépensée en pure perte. Son geste fait écho à la violence des diables à l’encontre de Satan. Elle est inutile, car elle ne change pas le cours du destin de Jésus. Dans cette perspective, la colère de Caÿphe peut même être considérée comme un geste comique. Et parce qu’elle est exhibition de puissance aussi immodérée qu’inefficace, la colère destructrice de Caÿphe le définit avant tout comme un contre-type. Soumise au triomphe de la Nouvelle Loi, elle est destinée à se retourner contre lui. Sur la colère du chef, la force tranquille de Jésus et de ceux qui pendant leur existence savent s’y conformer a le dernier mot.

C. Judas Plaisir et ordure Mais le contre-type parfait du Christ dans les mystères est assurément Judas49. D’abord, c’est moins par conviction idéologique que pour la recherche de son bien-être corporel qu’il s’oppose à son enseignement, puis à sa vie. Toutes les Passions reprennent l’histoire rebattue de son entrée dans la troupe des apôtres pour devenir le bourcier, le receveur du Christ. Intéressé par l’argent, c’est pour une affaire d’argent qu’il trahit son maître ; et parce que cet argent vient à man49

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Voir S. LE BRIZ-ORGEUR, À la recherche d’une écriture dramatique..., pp. 936 et suiv.

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quer, il souffre du froid, de la faim et de la pauvreté. Au fil des textes, la trahison tend à reposer sur des raisons objectives : JUDAS […] J[]’endure beaucop de miseres pour vous et, a vostre faveur, a malle heure fus receveur : oncques ne vint de mon conseil. J’en ay la paine et le travail quant les autres sont a reppos. SAINT BERTHELEMY Ne tenez jamais ce propos : qui bon maistre servir entend, par droit bon loyer en actent. AG 17764-17772 JUDAS Je suis bien simple et bien meschant, quant mon estat considere… […] [Jesus] nous mainne par ces desers, pores affamés, comme esclaves et haÿs comme gens espaves, sans avoir ou posseder rien. JM 16125-6, 16131-16134

Pourquoi préférer la sobriété à l’abondance, et le jeûne au festin ? Judas nie avec force le rapport allégorique du service au salut, exprimé dans le célèbre proverbe50. En refusant de préférer à la vïande corporelle la vïande espirituelle, AG 11619-11620, c’est le principe du sens allégorique sur lequel repose l’Imitatio Christi tout entière que Judas met de côté. Perdant de vue l’intérêt moral et eschatologique de sa situation de disciple, Judas rejette l’Imitation du Christ, et il lui substitue sans hésiter le plaisir du corps. C’est là aussi par une gourmandise effrénée que le rejet de l’Imitatio se manifeste en premier lieu. Durant la Multiplication des pains de la Passion de Gréban, il invite les participants à faire bombance à peu de prix, interprétant de façon fort épicurienne le geste miraculeux du Christ : Boutez fort, faictes bonne chiere : / vivres ne sont pas en renchiere, AG 12890-12900. Il ne lui donne aucune valeur spirituelle, mais se concentre sur le résultat concret. De la même façon, il refuse l’interprétation spirituelle de la Cène, que Jésus vient de donner, lorsqu’il se nourrit de l’hostie. Pour lui, c’est un mets comme un autre, il se restaure avant de poursuivre son action :

50

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Voir aussi JM 18101-2. Ce proverbe est utilisé dans les mystères pour montrer l’Imitatio Christi des disciples, à laquelle s’oppose l’attitude de Judas. Dans la Passion Sainte Geneviève, c’est même le thème du prologue, vv. 23 et suiv. J. MORAWSKI, Proverbes français antérieurs au XVe siècle, Paris, 1925.

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Hic instigat [Deus] panen in vinum et tradat Jude et dicat JUDAS J’ay de cy tant muser grant tord. Je m’an voix puisque j’ay mangé; – Pandu soit quil prandra congié –. Vers les Juïfz me covient traire, se parleray de mon affaire. PS 6043-6047

C’est surtout la Passion de Semur qui le définit en grande partie par un comportement alimentaire excessif. Proche du Rusticus, insatiable personnage qui vit de sexe et de banquets immondes51, Judas se plaît à manger et à boire, la présence du Christ ne lui inspirant pas le respect ni la retenue des autres disciples chez Simon de Béthanie : JUDAS Pas ne serés enpoisonné. Laiséz moy mangier et bien vivre ; Jusques je soie saoul et yvre, Decy mes ne me lieuveray. PS 4801-4804

Pour illustrer sa foi vacillante, le fatiste de la Passion bourguignonne a retenu un épisode rare, tiré d’une version copte de l’Évangile de Nicodème52 : JUDAS Je renoy Dieu ce je m’an voix Jusques j’aye mangier ung frappon. Qu’esse cy ? Dia ! c’est ung chappom. Ha, le grant Dieu, quel grant viande ! Il vaut mieulx qu’a mangier antande Qu’a ces parolles que vous dictes. Je scay bien c’est ung ypocrite, Bien croy que Dieu puissant sera, Quant ce chappon s’an vollera, Jay ne le croiray autrement. Hic debet volare capo. MATER JUDE Or voy tu bien parfectement Le miracle tout en appert. PS 6125-6136

En pleine révolte contre le Christ, Judas reste sourd à l’argumentation de sa mère, et se préoccupe de son repas. La bonne chère devient au théâtre le signe de l’opposition du traître à son maître, de Judas à son Dieu. Pierre de touche de son existence, la nourriture est le seul lieu possible d’une révélation de son estat de péché. Grâce à une machinerie rudimentaire (le miracle doit tenir à un fil très fin), c’est la gourmandise de Judas qui le fait apparaître de façon définitive

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51

Voir notre article, « Le Rusticus de la Passion de Semur », pp. 106-110.

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Voir A. JOUBERT AMARY PERRY, La Passion des Jongleurs, « Analyse et discussion des sources », p. 37.

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comme un contre-type du Christ et de sa sainteté, à ses propres yeux comme à ceux du spectateur. La fonction déterminante de la scène est confirmée par la suivante, ultime apparition du traître, en proie au désespoir qui le conduit à la mort. Contre-type accompli de Jésus, Judas l’est aussi par le système de signification auquel il se fie. En combattant la sobriété de Jésus et des apôtres, c’est le sens allégorique de la Passion et de son éventuelle imitation qu’il refuse aussi. Mettant de côté tout sens second, Judas s’arrête au sens premier de l’action, dicté par les sens physiques. Refusant de définir son existence à l’aune de celle de son maître, il en détermine les contours au moyen d’un indice global, le plaisir corporel. Aux disciples respectueux des paraboles du maître, il répond par d’autres valeurs, venues de son histoire familiale ; à l’histoire allégorique, il répond par son histoire personnelle, laquelle est détaillée dans de nombreux textes apocryphes53. L’originalité des Passions réside en effet dans le développement de la légende de Judas, meurtrier de son demi-frère, parricide et incestueux comme le rappelle Arnoul Gréban lorsque le traître apparaît sur scène pour la première fois : Je suis le maleuré Judas en qui tant de mal se maintient que je m’esbahis hault et bas comment la terre me soustient. AG 10985-10988

Déjà, la Passion de Semur a développé ces épisodes54. Mais c’est surtout Jean Michel qui n’a pas résisté à l’attrait de la légende de Judas pour la scène. Il a choisi d’éclairer la situation du personnage, son caractère et ses regrets, d’une présentation complète de sa vie. Lorsqu’il apparaît aux yeux des spectateurs, Judas porte sur lui les indices du crime et de la violence, tout sanglant encore du meurtre de son frère : Icy sort Judas de quelque lieu, tout effraié, et tient ung glaive nu, tout senglant, comme s’il venoit de faire murtre, ap 2594. Il parvient à se mettre au service de Pilate. Riche conseiller bénéficiant de la clémence de son maître, il épouse ensuite sa mère Cyborée, qu’il a rendue veuve en tuant son père Ruben pour lui voler des pommes : Icy s’entrebatent et, en fin, Judas frappe si grant cop sur la teste de Ruben qu’il l’abat a terre…, ap 3684. Violent, intéressé, Judas cultive dans le mariage une valeur complémentaire de la gourmandise, la luxure doublement interdite du lit maternel. La découverte de l’inceste fait l’objet d’une belle scène de reconnaissance entre la mère et

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53

Voir P. F. BAUM, « The medieval legend of Judas Iscariot », dans PMLA, 31 (1916), pp. 481-682.

54

La légende de Judas était probablement développée dans cette Passion lacunaire, car la première intervention de Judas fait mention d’une mauvaise réputation dont le Christ, au moment de la vocation des Apôtres, aurait connaissance. Quant à la mère de Judas, ses quelques répliques sont exclusivement consacrées à rappeler son inceste.

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le fils, JM 4408-4661. Comment s’étonner, dès lors, que l’ultime image de Judas dans les Passions soit celle de son corps plein d’ordure, déversant ses tripes sur l’échafaud ? Hic moritur et crepit medius et Diaboli capiant animam eius, PS ap 6669 : simplement mentionné dans la Passion de Semur, ce détail sanglant est accompagné de son exégèse chez Gréban et Michel : BERICH Je ne scay que deable il y a : je ne l’oz pousser ne toussir et touteffoiz ne puet yssir son ame. Mais, qui la retient ? DESESPERANCE Harau, je scay bien a quoy tient. Quand le loudier sa foy brisa, il vint et son maistre baisa et, par celle bouche malligne qui toucha a chose tant digne, l’ame ne doit ne puelt passer. AG 21973-21982

Le corps de Judas se déchire par le milieu pour frayer un passage à son âme trop noire; elle ne peut toucher la bouche qui a baisé le corps sacré. Corps souillé, âme perdue, Judas porte tous les signes de la mort et de la pourriture. Il semble exclu de l’univers de la rédemption, où le corps sacrifié est conservé et miraculeusement préservé de la repoussante décomposition. À l’inverse du corps supplicié de Jésus, il ne laisse pas couler le sang béni mais l’ordure. Au théâtre, Judas est bien contre-type du Christ, dont le corps exhibe les formes multiples du mal. Choisir la mort, choisir la dissemblance Cependant, Judas ne se contente pas de briser la loi de l’Imitation en choisissant le plaisir du corps. Il s’avère incapable d’une véritable Imitation du Christ. Et c’est en rompant les liens de ressemblance au divin que Judas se destine à l’enfer. Il manifeste tout d’abord son talent pour la grimace, négation de l’image de son Créateur, pour mieux le trahir. Et .i. faulz ris ly getteray, PSG 684, [j]a moult beau sanblant ly feray, PSG 1190, déclare-t-il aux Juifs avant de se rendre au jardin des Oliviers. En attendant, il saura […] par faintise, / simuler le doulx, le bigot, / le bon preod’homme, le devot, JM 18080-2. Gréban consacre une partie de la Cène à la simulation de Judas. Mielleux, obséquieux, il parvient à susciter la pitié alors qu’il va livrer son maître : JUDAS Ca, qui vueult boire, j’en apporte. Pierre, Thomas, Berthelemy, Jehan et vous, Andry, mon amy,

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ame son compaignon n’actende. Qui vueult boire, le hanap tende : je vous serviray tous sur piéz. SAINT PIERRE Judas, beaucoup vous traveillez ; pour avoir consolacion, prenez ung pou reffeccion ; nous avons de vous grant pitié. JUDAS Je suis trop aise la moitié ; ne vous chaille que je mengeusse. AG 17918-17929

Avec la grimace devenue machination, l’image du traître véhiculée par les mystères répond parfaitement au dysfonctionnement du lien entre l’intus et le foris que les codes gestuels ont pour but de dompter. À cet indice gestuel négatif s’attache toute la suite de l’action, et la conclusion malheureuse du destin de Judas. Passé maître dans l’art de la grimace, il ne peut s’en défaire lorsque le remords l’assaille. C’est parce qu’il ne sait plus retrouver en lui l’imago Dei qu’il cède à la tentation fatale du suicide. La Passion de Semur développe avec soin ce rapport avorté à la ressemblance originelle, en articulant nettement le repentir de Judas au spectacle du Christ torturé55: Chascun le traine a son martire, Le ung le bat, l’autre le tire ; Bien doix estre de tous haÿs. Sire, par moy tu es trahis. PS 6596-6599

Durant les vers suivants, Judas rend aux Juifs le prix de son forfait. Le Christ est toujours présent, mais il ne dit pas un mot. En restant proche de lui, Judas quête la parole de miséricorde qu’autrefois déjà il lui a accordée. Il est près de son maître, et pourtant se lamente : Sire, je ne vous scay ou quarre, PS 6633. Judas interprète lui-même sa proximité physique comme une recherche spirituelle. Cherchant le Christ, Judas vient quêter un pardon auquel il a droit, comme tout pécheur. En fidèle avertie, la Vierge répète mot pour mot l’enseignement du Christ, et prononce les paroles tant souhaitées par le traître : VIRGO MARIA loquendo Jude […] Je te prometz pardon te sera fait, Car nos cueurs tiend en amoreulx servaige ; Par repantance peulx avoir sauvement. JUDAS Pierre de marbre, coronne d’ayment Est mon faulx cueur. Que me voix tu disant ? 55

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Même chose chez Jean Michel, qui ouvre la quatrième Journée sur un monologue de Judas contemplant les tortures du Christ, mais à distance cette fois.

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Je doix aler a male destinee, Fuy toy d’icy car tu m’es trop nuisant Quant je reguarde ton tresdoux viz plaisant, Ta douce face que j’ay descoloree. PS 6644-6652

Sourd à ce réconfort, Judas s’engouffre dans le désespoir. Pourquoi ? À première vue, c’est parce que Jésus ne répond pas. N’entendant pas le pardon de la bouche de Dieu, Judas se croit condamné. Mais il est peut-être plus intéressant de comprendre cette scène comme un moment théâtral où l’échange de regards a autant de prix que le dialogue ou l’absence de dialogue. C’est par l’usage de ses sens que Judas fait une découverte capitale. À ses yeux résignés, la Passion devient soudain le lieu de la perte de la ressemblance. Face à son maître ensanglanté, Judas confronte l’image de son Créateur à la sienne propre, qu’il pare déjà, avec éloquence, des couleurs de la mort : une mort froide, qui fait de lui un être de marbre, d’ayment, sans espoir de salut. À la vision spirituelle du Christ torturé, image positive de la Rédemption, vient se substituer la vision concrète et sensitive de la différence irréductible du Sauveur et du pécheur. Le face-àface de Judas avec le Christ n’est pas soumis à une lecture allégorique qui effectuerait le lien entre le pécheur et son Sauveur, en considérant le sacrifice du corps comme la condition du salut. Plutôt que de lire dans le corps supplicié de son maîtr l’allégorie de la Passion rédemptrice, Judas y déchiffre la trace de son action individuelle, action humaine par excellence, puisqu’il s’agit du péché – action qui distingue à tout jamais l’homme de son Dieu. C’est pourquoi le péché de Judas ne parvient pas à effacer la beauté du Christ au tresdoulx vis plaisant. Il s’imprime sur ce corps sans lui ôter ses caractères divins. Aux yeux de Judas, co-existent à ce moment dans le Christ humanité et divinité, dans un corps détruit et malgré tout resplendissant. C’est devant cette découverte que Judas rejette le modèle divin. Il le voudrait miroir de sa seule humanité pécheresse, mais il y trouve aussi l’image intacte et pure de la divinité. Il ne lit pas dans la dualité de cette image la chance du pardon, mais le signe de sa condamnation à lui, pécheur trop exemplaire pour être sauvé. Vision scénique qui prend corps dans le sens concret de la vue, l’ultime face-à-face de Jésus et de son traître rend improbable la lecture allégorique qui, pendant toute la pièce, a rendu la Passion utile et nécessaire. Épouvanté par la perte de la ressemblance divine, Judas est contre-type du Christ jusque dans son refus des présupposés de la Création et de l’Incarnation. S’éloignant du Christ avec horreur, il se jette alors dans les bras d’un autre maître : Hee, dïable ! or me conseille, PS 6658. Nouveaux modèles de son comportement, ils fonctionnent d’abord comme des émanations de sa conscience torturée : [L]e diable me pourmaine et guide, il est mon ducteur et ma guide

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et j’obéïs à ses commands ; mon âme et mon corps luy commands comme du fait le droit motif. AG 18229-18233

Avec un jeu de rimes homonymes, Gréban met en valeur le dédoublement à l’œuvre dans le cœur du traître. Parachevant le portrait typologique du contretype, les deux dernières Passions donnent à Judas plusieurs doubles diaboliques, concrètement présents sur l’échafaud. Très souvent, les diables apparaissent comme des figures réelles de la conscience du traître. C’est le plus souvent Satan, qui vient rôder près de Judas pour l’entraîner sur la pente maléfique. Tu fais icy trop long demour, / meschant homme cornard et nice, lui rappelle Satan au beau milieu de la Cène, AG 18208. Au même moment, dans la Passion d’Angers, [y]cy mache Judas ung morceau de pain et ce pendent il se faict tempeste en Enfer et vient Sathan le saisir au corps par derriere et luy sort ung petit dyable fainct sur les espaulles, ap 18997. Judas s’en remet à Satan, Belzébuth et Berith qui viennent le tourmenter, interrompant le dialogue sans perturber l’action : S. JUDE Nostre maistre luy a chargé aucunne chose, mais je pence que c’est au faict de la despence dont il a le gouvernement. SATHAN Judas, il fault pencer comment tu pourras livrer a ta guyse a tes marchans ta marchandise dont tu as ja l’argent receu. AG 19008-190014

Par convention théâtrale, les personnages diaboliques ne sont pas perçus par les autres. Cet artifice permet de souligner avec force la thématique du dédoublement de la conscience de Judas, en plein déchirement intérieur avant la trahison56. Jusqu’à la grande scène du désespoir, Judas est harcelé par les diables, figures extérieures de son irrésistible penchant pour le Mal. Au lieu de trouver l’apaisement de son âme dans le Christ, il se place volontairement sous leur influence. Lorsque […] [s]on ame het son corps, / et le corps l’ame, et sont concords / de faire leur departement, c’est à la terrible mesgnie difforme qu’il se confie pour mettre fin à sa tension intérieure, AG 21692-4, 21711. Alertée par ses cris, Désespérance et ses compagnons accourent. Ils lui sussurent des conseils maléfiques qui détruisent en lui l’espérance et la foi, pour le conduire plus sûrement au suicide : JUDAS Desesperance, beste horrible, 56

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Voir le long monologue qui précède la trahison dans la Passion d’Angers – Le traÿray ge ? Nenny. Oui, 19065-19170.

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te semble mon cas si terrible qu’il me tienne le cueur a mercy ? DESESPERANCE Il est de legier entendible qu’a ton pechié est impossible de jamais acquerir mercy. AG 21763-21768

L’argumentation théologique, qui veut que tout pécheur repentant a droit à la miséricorde, est faussée par Désespérance, parce que celle-ci met l’accent sur les liens qui l’unissent déjà à sa proie : DESESPERANCE Se de mon nom vueulx demander, briefment en aras demonstrance. JUDAS D’ou viens tu ? DESESPERANCE Du parfont d’enfer. JUDAS Quel est ton nom ? DESESPERANCE Désespérance. AG 21751-21754

La Désespérance de Gréban apparaît comme un des visages de la mort, entrée en scène dans l’art occidental depuis le XIVe siècle sous des formes variées57. Elle est souvent représentée par un personnage féminin. Face à celui qu’elle va bientôt saisir, elle est objectivation de la peur qu’elle suscite. Dissimulée, elle est mystérieuse comme le monde inconnu où elle règne en maîtresse. Parée, elle resplendit de l’horreur et de la cruauté dont témoignent ses victimes, cadavres et transis. Difficile à identifier lorsqu’elle apparaît à Judas, elle se cache peutêtre sous un long vêtement, mais bientôt, elle insiste avec complaisance sur son horrible aspect, dressant la liste de ses armes traditionnelles, auxquelles s’ajoutent d’innombrables accessoires de théâtre, que les déictiques suggèrent de mettre en scène : Or regarde icy mes atours, se je suis pourveue d’oustilz qui sont a mon mestier soubtilz. J’ay mon rasouer, mon grant cousteau : n’a cil qui ne soit bon et beau, bien tranchans et de bonne forge pour toy coupper a coup la gorge. S’il te fault dagues ou poinssons, j’en ay de diverses façons. Tiens cestuy si fiers en ta panse 57

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Voir A. TENENTI, La vie et la mort à travers l’art du XVe siècle, Paris, Colin, 1952.

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bien serrement jusques au manche. Voici las, cordes et çaignons… AG 21883-2189458

Objectivation de la conscience torturée du pécheur, Désespérance constitue la variation théâtrale la plus saisissante du squelette de la danse macabre. Dans l’image difforme et hallucinée de la beste horrible, Judas cherche un secours qui devrait venir de Jésus. Homme sans Dieu, il se disloque, perdant corps et âme, au sens propre du terme, parce qu’il a oublié de se fier au Christ pour obtenir le salut. Judas se lie aux enfers dans un comportement qui, défiant l’Imitation du Christ, signe la perte de la foi. Refusant la ressemblance, fondement de l’Imitatio Christi, il occupe de manière indubitable dans le système typologique de la scène des mystères la fonction du contre-type.

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Repris par JM 23821-23828.

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Conclusion : mise en scène, mise en signes1 ?

Il semble donc que deux influences très différentes vivent en bonne intelligence sur le hourdement. La scolastique suggère aux Passions dramatiques l’explicitation systématique et soignée du texte évangélique. La Passion devient l’histoire d’une mort dont la mise en forme allégorique éclaire la nécessité. Pour soutenir ce projet, les fatistes ont recours à l’idéologie franciscaine, dont ils adaptent deux principes, le Sequi vestigia Domini et le Nudus nudum Christum sequi. Dans un décor qui oppose Dieu au Diable, toute l’action converge vers la Passion. Devenue un spectacle dont les nombreux reflets répètent la sanglante cruauté, celle-ci donne le ton de l’œuvre tout entière. La Passion, c’est l’histoire d’un corps, torturé parce qu’il le veut, parce qu’il le faut, pour accomplir les Écritures, en l’occurrence commentées avec scrupule par l’écriture dramatique du mythe chrétien. Capitale pour leur salut, l’histoire de ce corps marque irrémédiablement l’histoire de tous les corps du hourdement. Christocentriques ou christiques, ceux-ci accomplissent dans le langage théâtral la quête de la ressemblance qui fonde la théologie de l’image. Se rappelant la loi de l’Imitatio Christi, ils la traduisent dans le costume, le déplacement, mais aussi dans le choix de la souffrance ou de la joie, de la mort ou de la vie. Les créatures des mystères portent les marques de la Passion, qu’elles lui soient contraires ou favorables. Bien souvent, ces marques vont jusqu’à prendre une cohérence métaphorique. Types et anti-types du Christ, les corps des Passions réfléchissent la face de Dieu et sa beauté meurtrie pour s’assurer la Rédemption. Contretypes, anté-christs, ils se dérobent à ces lois cruelles, mais sont alors privés du salut. Chacun trouve donc sa place dans une typologie théâtrale qui semble à bien des égards répondre à la lecture typologique des Écritures. C’est ainsi qu’avec le jeu complexe de ses corps, le théâtre de la Passion renouvelle l’image du corpus mysticum. Disséminant sur les corps du hourdement le sens positif du corps en Croix, il met ce supplice en signes, réalisant sur la scène dramatique le programme religieux de l’Imitation du Christ dans une valorisation systématique de la souffrance et de la mort. Cependant, au théâtre, parvient-on à tout mettre en signes ? Les fatistes euxmêmes récusent la perfection de la machine allégorique et typologique que sont leurs pièces. Avec une conscience aiguë des caractéristiques propres à l’œuvre dramatique, ils mettent en évidence l’irréductibilité des corps au dispositif allé1

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P. PAVIS, Problèmes de sémiologie théâtrale, Montréal, Presses universitaires du Québec, 1976, pp. 135 et suiv.

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gorique, qui est système d’écriture et non de représentation. Imitation, allégorie et typologie n’éclairent qu’une dimension des Passions dramatiques. Comment les fatistes ont-ils intégré à leur écriture le spectacle – expérience d’un spectateur, c’est-à-dire de qui reçoit une information par les sens avant de lui donner un sens, quel qu’il soit ? À l’anagnôrisis se mêle une autre forme de réception de la scène dramatique. C’est en tenant compte de l’apparition singulière des corps sur le hourdement, et en analysant son interférence avec de nouveaux discours théologiques qu’il est possible de déterminer précisément le sens des corps dans les Passions.

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Troisième partie Le théâtre, regio dissimilitudinis

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Introduction : Jacques Alphey, ou l’affirmation des corps singuliers

L’interprétation allégorique des Passions n’est possible que si le spectateur des mystères est un lecteur, rompu au sens caché des fables. Cependant, est-ce le propre d’une scène de théâtre que de s’offrir comme un rébus à déchiffrer ? Qu’advient-il du système allégorique des corps si l’on prend en compte la spécificité de la réception des œuvres dramatiques que sont les Passions ? Dans une loge, sur le champ, de la fenêtre d’un ostel, le spectateur du mystère voit, entend, touche parfois les acteurs qui circulent près de lui. Il est alors sujet percevant aussi bien que pensant. Ainsi, « entre la matérialité scénique perçue par le spectateur et la fiction faisant appel à sa construction cognitive, les allées et venues et les ruptures sont innombrables ». Être un spectateur, c’est donc éprouver « la nature à la fois sémiologique (structurale, systématique) et événementielle (unique, incodifiable, soumise au temps de la perception) de la pratique théâtrale »1. Entre élaboration intellectuelle et perception sensible, quelle est la réception du jeu « par personnages » de la Passion ? Si représenter « par personnages », c’est, selon le néologisme de Jodogne, effectuer la « personnation »2, alors cette représentation suppose de donner à la « personne », c’est-à-dire au corps de chacun des acteurs jouant un personnage une existence concrète. Toute allégorique qu’elle soit, la représentation « par personnages » de la Passion est aussi présentation visuelle d’un ensemble de corps. En la définissant comme apo tes theorias, les Etymologiae d’Isidore de Séville ne soulignent-elles pas cette dimension de la scène théâtrale, comme espace adressé à l’observation du public3 ? Un personnage illustre à merveille les limites de l’interprétation allégorique des corps au théâtre, et l’importance primordiale de leur perception par les sens. Jacques Alphey, qu’on appelle aussi le Mineur, est dit frère, ou cousin du Sei-

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1

P. PAVIS, Dictionnaire du théâtre, p. 292.

2

Voir supra, p. 17.

3

Theatrum autem ab spectaculo nominatum, apo tes theorias, quod in eo populus stans desuper atque spectans ludos contemplarentur, Isidore de Séville, Etymologiae sive originum libri XX, W. M. LINDSAY éd., Oxford, (1911), 1989-1991, t. 2, livre xviii, p. 295 ; « Le théâtre emprunte son nom au spectacle, parce que les spectateurs qui le surplombent peuvent regarder de cette hauteur les jeux ». [Je traduis]. Voir J. R. JONES, « Isidore and the theater » : « It is called theater from the word for spectacle, apo tes theorias, because the audience standing and looking down could observe the shows », Drama in the Middle Ages : comparative and critical Essays 2, New York, AMS, 1990, cit. p. 8.

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gneur4. Troublante, sa ressemblance avec le Christ peut engendrer une confusion qui justifie le baiser de Judas5 : JUDAS Aucung y a quil le ressanble, Cil est appellé le grant Jaque. PS 6159-6160 […] […] L’un d’iceulx qui sont ensemble si tres proprement le ressemble que vous n’en sçariez distinguer. Or, le congnois je, au vray jugier, tout tantost que je le regarde. Et pour tant, donnez vous de garde. Celuy que baisier me verrez à l’entrée ens, me saisirez : c’est le signe que je vous don. AG 18593-18601

Plus que jamais, la mise en scène se devait d’illustrer les répliques, la ressemblance des deux acteurs répondant à leur ressemblance théologique. Or, celle-ci trouve sa limite lors de la fuite des apôtres : « Et un jeune homme le suivait, un drap jeté sur son corps nu. Et on l’arrête. Mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu », Marc, 14, 51-52. Dans l’exégèse divergente qu’ils proposent de ce passage, Gréban et Michel se révèlent autant dramaturges que théologiens. Face aux hésitations de la tradition exégétique, pour qui le jeune homme serait Jean, Jacques le Mineur ou Marc l’évangéliste6, leur divergence témoigne de la recherche d’une pensée qui restitue dans l’écriture même du mystère le rôle fondamental de sa réception visuelle. En l’occurrence, cette recherche aboutit au passage d’une écriture d’obédience thomiste à une dramaturgie éclairée par certains aspects du nominalisme7. 4

Sur ce saint et sa généalogie, voir la Légende Dorée, A. BOUREAU (s. dir.), Paris, Gallimard, 2004, p. 1224.

5

Ibidem p. 354.

6

Voir G. DURIEZ, La théologie dans le drame religieux en Allemagne au Moyen Age, 1914, p. 377-378. Gerson garde l’ambiguïté du texte évangélique, évoquant « ung jouvencel qui laissa son vestement pour s’en fuir », dans La Passion Nostre Seigneur, Sermon Ad Deum Vadit prononcé par Maistre Jehan Gerson en l’église saint Bernard de Paris, pp. 35, 38. En revanche, Nicolas de Lire dans les Postilles, souligne les deux identités possibles de ce personnage, et la confusion fréquente de l’exégèse à son propos : « Quia iste non nominatur hic, ideo dicunt aliqui quod fuit Jacobus frater Domini. Alii autem quod fuit Joannes Evangelista qui junior erat in Apostolos. Alii autem dicunt quod fuit juvenis de illa domo in qua comederant pascha » ; « Comme celui-ci n’est pas nommé, on dit parfois que c’était Jacques, le frère du Seigneur. Mais pour certains, ce personnage est Jean l’évangéliste, le plus jeune des apôtres. Enfin, d’autres disent que c’était un jeune homme venu de la maison où ils avaient mangé la Pâque… » [je traduis], cité par É. ROY, Le Mystère de la Passion en France…, pp. 223-224.

7

Des « points de rencontre » entre Jean Michel et l’ockhamisme ont été envisagés par Maurice ACdans Le Théâtre sacré de la fin du Moyen Age : étude sur le sens moral…, pp. 126-129 et 363-427. Dans « La Passion de Jehan Michel (1486) et le nominalisme », L’Hostellerie de Pensée. études sur l’art littéraire au Moyen Age offertes à Daniel Poirion par ses anciens élèves, dans M. ZINK et D. BOHLER (éds sc.), Paris, Sorbonne, 1995, pp. 85-96, Jean-Pierre Bordier a montré l’influence du nominalisme sur l’Incarnation, la Trinité et les sacrements chez Jean Michel. Enfin, Olga Anna DUHL a souligné le CARIE

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Pour Gréban, lorsque Jésus est fait prisonnier, c’est Jacques le Mineur et non Jean qui entend lier son sort à celui de son maître : Il est mon cousin et parent, de fourme et de corps luy ressemble, et vueil que nous mourons ensemble puisque mieulx ne povons finer. AG 19241-19244

Comment mieux justifier son geste qu’en alléguant sa ressemblance physique avec son maître ? Signe de la ressemblance théologique, celle-ci donne une forme visuelle au martyre dont le disciple revendique sa part. Cependant, Jacques est immédiatement remarqué par les bourreaux : Prenez, prenez, c’est une espie !, AG R19255-19263. Il parvient à leur échapper, mais conformément au texte de Marc, il y laisse son manteau : Ha, le ribault s’en fuit tout nu, AG 19267. Désireux de partager la mort du Christ, Jacques le Mineur est donc pour Gréban le disciple exemplaire, qui vit en symbiose avec son maître. Semblables, les deux corps ne font qu’un, la ressemblance physique illustrant concrètement la ressemblance théologique. En soulignant sa ressemblance avec Jésus, Gréban donne à Jacques le Mineur une importance que l’iconographie ne lui accorde guère. Il se révèle dramaturge thomiste, soucieux plus que la tradition ne l’exige d’établir entre le Christ et les apôtres la ressemblance8. Cependant, suivre le Christ, ressembler au Christ, ce n’est pas être le Christ. En récrivant Gréban, Jean Michel destine la même scène à Jean l’Evangéliste, 20624-20650. S’il préfère une autre tradition exégétique, et un corps résolument différent, c’est que le fatiste de la Passion d’Angers a peut-être mesuré le danger que représenterait une comparaison effective entre les deux corps prétendus semblables, facilitée par la nudité relative de l’acteur. Il ne faut pas oublier que le passage de Gréban à Michel suppose la série des représentations dont les fatistes ont pu être les témoins. À lui seul, Jacques Alphey exhibe donc les limites de l’allégorie au théâtre. De Gréban à Michel, le traitement de ce personnage met en évidence le fonctionnement de l’identité théâtrale d’un corps, fondée sur la réception visuelle de celui-ci comme objet singulier. Avant de les placer dans un système de signification, quel qu’il soit, le spectateur identifie en Jacques ou Jean et en Jésus deux corps, deux personnages, et non un divin modèle et sa fervente imitation. Troublante, la ressemblance entre les deux corps l’est surtout parce qu’elle doit à un moment ou à un autre se dissiper au profit de leurs rôle de la théorie nominaliste de la connaissance intuitive dans le développement d’une nouvelle forme dramatique, contemporaine de l’épanouissement des grandes Passions : la sottie, dans Folie et rhétorique dans la sottie, Genève, Droz, 1994. 8

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Voir L. RÉAU, Iconographie de l’art chrétien, (1958), Genève, Slatkine, 1988, t. 3, ii, pp. 702-704 ; et É. MÂLE, Les saints compagnons du Christ, Paris, Beauchesne, 1958, pp. 201-202 ; P. Ch. CAHIER, Caractéristiques des saints dans l’art populaire, Paris, Poussielgue Frères, 1867, article « Apôtres », pp. 49-53. Selon Émile Mâle, la ressemblance entre Jacques et Jésus n’est nette qu’au grand portail d’Amiens !

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contours propres. Le personnage de Jacques Alphey, auquel Jean vient se substituer, invite donc le lecteur des Passions à imaginer tous les corps que celles-ci plaçaient sur la scène comme des objets singuliers, dont la beauté ou la laideur constituait un aspect frappant, soigneusement travaillé par les fatistes9. Lorsqu’il entre en contact avec la Passion et avec les corps qui l’animent, le spectateur utilise donc ses sens autant que son intellect, ou plus exactement : avant son intellect. Les sens et l’intellect collaborent-ils ensuite pour former le système allégorique des corps ? Cette collaboration confirmerait la dimension thomiste des Passions, et renforcerait la validité de leur lecture selon des critères allégoriques et aristotéliciens. Mais cette dimension, cette lecture, sont loin d’être les seules possibles. Le nominalisme, selon lequel le singulier est le premier et au bout du compte le seul intelligible, constitue un support théologique qui à bien des égards rend compte de la singularité des corps sur le hourdement. En effet, dans sa présentation des corps comme objets singuliers, le mystère de la Passion rejoint la perspective philosophique consistant à remettre en question une connaissance du monde de type thomiste, selon l’universel, la catégorie, la forme. Après celui d’Abélard, le nominalisme d’Ockham limite la puissance de l’universel. Celui-ci n’est plus le but de l’esprit humain, qui s’arrête au singulier. Ockham va plus loin qu’Abélard dans sa défense du singulier. Pour lui, l’entendement humain n’accède en aucun cas à l’universel. Ockham refuse la distinction de la puissance et de l’acte, de la substance et de ses accidents. Tout l’univers est composé de substances, qui sont autant de choses individuelles, selon le principe de non-contradiction : « En un sens tout à fait strict, on appelle substance ce qui, tout en ne pouvant s’unir à un accident, n’est ni un accident inhérent à quelque chose, ni une partie essentielle de quelque chose ». Fondée sur cette définition de la substance comme singularité, l’ontologie ockhamiste met en question la supériorité communément acquise de l’universel, et jusqu’à son existence. Le singulier préexiste à toute autre connaissance, par conséquent l’universel n’est qu’une catégorie secondaire, un objet créé par l’intellect après la perception de la chose singulière. À la question de hiérarchie du singulier et de l’universel, Ockham répond de manière chronologique : tout universel est « simplement postérieur et moins parfait »10.

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Sur la beauté comme signe distinctif d’une esthétique de la singularité, et sur ses liens au nominalisme comme socle théologique de la dramaturgie de la Passion d’Angers, voir notre article, « MarieMadeleine au miroir : l’édification au spectacle dans le Mystère de la Passion de Jehan Michel (1486) », dans F. POMEL (s. dir.), Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale, Presses universitaires de Rennes, 2003, pp. 303-322.

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Venerabilis inceptor Guillelmi de Ockham Scriptum in librum primum sententiarum ordinatio, Distinctiones IIIII, l.i, distinctio iii, q. vi, De primitate notitiae intuitivae : Universale est simpliciter imperfectius et posterius ipso singulari, p. 495 l. 13-14, trad. de P. ALFÉRI, Guillaume d’Ockham le singulier, p. 86. Voir J. LARGEAULT, Enquête…, pp. 96 et suiv.

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Dès lors, selon Ockham, que peut-on connaître d’un corps ? Chose singulière, le corps concret est la seule partie du corps accessible au sujet connaissant. Ockham définit une épistémologie adaptée au monde considéré comme ensemble de choses singulières. Connaître le monde, c’est appréhender le singulier. Cette démarche repose sur une expérience : l’intuition, « mode d’appréhension de tout étant »11. Parce que les objets auxquels elles donnent accès peuvent aussi bien être présents qu’absents, concrets qu’abstraits, intuition et abstraction ne doivent pas être distinguées. Et des deux, c’est l’intuition qui rend donc possible toute connaissance, sur le mode de l’évidence, l’intellect élaborant alors au sujet de cette connaissance des jugements12. En outre, une fois devenue mentale, la chose singulière n’en est pas pour autant une abstraction. Car la connaissance est causée par l’intuition d’un objet, laquelle n’est ensuite que déclinée dans l’abstraction à laquelle elle a donné naissance L’objet appréhendé reste donc le même : il est une chose, qui préexiste à tout geste mental qui s’en saisit13. Cependant, connaître le monde, c’est aussi rendre compte de l’ensemble des choses singulières existantes. Comment, pour reprendre la métaphore mathématique de Pierre Alferi, « mettre le monde en série » ? Ockham ne remet pas en cause l’existence d’une possibilité organisatrice subsumante de l’esprit. Mais il en limite les prétentions. La construction du concept est une projection de l’intellect à l’extérieur de lui-même, alors que chaque chose existe individuellement sans le secours de cette projection a posteriori, artificielle, elle-même dénuée de réalité. Cette construction est même capable d’opérer des regroupements par genre, et dans ces genres par espèces – du type Socrate et Platon font partie du genre des animaux, et de l’espèce des humains. Ce confort du concept ou de la catégorie, Ockham ne le nie pas, il le met en pratique, mais il en signale aussi la nature totalement fictive. La construction des concepts est donc une opération possible, mais son produit reste distinct de la chose existante dont elle naît14. À l’infini, elle peut engendrer des objets aussi nombreux que non existants15. Elle s’apparente alors à la construction du langage.

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11

P. ALFÉRI, Guillaume d’Ockham…, p. 158.

12

Venerabilis inceptor Guillelmi de Ockham Scriptum in librum primum sententiarum ordinatio, distinctio I, l.i, Prol., q. 1 : une fois que la notitia intuitiva rei, connaissance intuitive de la chose, a permis d’identifier celle-ci, Statim intellectus judicat eam esse et evidenter cognoscit eam esse, nisi forte propter impediatur imperfectionem illius notitiae, aussitôt l’intellect juge que cette chose est, il la connaît avec évidence, à moins d’en être empêché par l’imperfection qui le caractérise, [je traduis], p. 3 , l. 10-13.

13

Pour une lecture critique des liens entre intuition et abstraction chez Ockham, voir C. MICHON, Nominalisme…, pp. 95-142.

14

Sur la construction et le statut des concepts, voir J. LARGEAULT, Enquête…, pp. 105-115.

15

Venerabilis inceptor Guillelmi de Ockham Scriptum in librum primum …, Distinctio I, l.i, Prol., q. 1 : Potest tamen postea intellectus abstrahere multa : et conceptus communes, et intelligendo unum conjunctorum in re non intel-

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De fait, à ces réalités singulières dont le monde est constitué, mais aussi à ces concepts qui en sont forgés, nous donnons des noms. Ces derniers sont de trois sortes : le « nom propre », le « pronom démonstratif », ou « le pronom démonstratif pris avec un terme commun »16. Couronnement de la démarche épistémologique du nominalisme d’Ockham, le langage est un système de signification où un nom est accordé à chaque chose, fût-elle universelle, comme une référence à sa singularité. C’est une chose singulière existante qui est nommée. Dans le cas des universels, la chose singulière préexiste à sa dénomination, même si elle est désormais absente17. Mots et choses, corps et noms, sont donc associés dans une pensée de la langue comme deixis, où « tout signe commun provient de possibles noms propres, de ces noms dont l’emploi suppose une scène intuitive de monstration, fût-elle seulement imaginaire »18. Beaux, laids, différents les uns des autres, les corps des Passions sont bien des choses singulières que le spectateur identifie comme telles, et auxquelles il assigne avant de les interpréter un nom. L’opération d’identification, et la correspondance entre un nom et un corps sur laquelle elle repose, constitue le socle de l’esthétique des Passions. Or, cette opération met en question la suprématie de leur lecture allégorique, et semble répondre aux grands traits de l’ontologie et de l’épistémologie ockhamistes, dont le corrélat est une pensée du langage comme deixis. Cependant, une telle approche donne-t-elle toute sa chance à l’œuvre d’art « populaire » qu’est malgré tout le mystère ? Comme l’a montré Maurice Accarie, celle-ci trouve assurément un support plus adéquat dans le nominalisme démocratique d’un Jean Gerson que dans les austères traités du Venerabilis Inceptor ! Soucieux des humbles, l’auteur de la Montaigne de Contemplation et de nombreux autres sermons et traités en langue vernaculaire donne l’exemple. Il conduit le lecteur de Passions à supposer, pour saisir le statut des corps singuliers sur le hourdement, une réception de la scène dramatique définie de manière moins théologique qu’esthétique. Parallèles à la démarche de Gerson, qui est celle d’un prédicateur et d’un moraliste, les Passions apparaissent comme un dispositif adressé à la sensibilité et au jugement autant qu’à l’intellect, lequel peut trouver sa justification dans les définitions nominalistes de la singularité, de l’intuition et de la deixis. Ainsi, la promotion du corps singulier dans les Passions peut être considérée comme nominaliste en ce qu’elle supligendo reliquum. Et hoc non potest competere sensui. Après l’abstraction du singulier, l’intellect abstraire beaucoup de choses : abstraire des concepts communs, penser un des aspects conjoints de la chose sans penser le reste. Cela ne se substitue pas aux sens ». Trad. P. ALFÉRI, Guillaume d’Ockham…, p. 205, n. 100. Sur la « genèse du concept », voir Ibidem, pp. 205-214.

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16

Summa Logicae, I, ch. 19, p. 69.

17

Ibidem, ch. 33, sur le terme « signifier » et ses rapports à l’universel, pp. 99-101.

18

P. ALFÉRI, Guillaume d’Ockham…, p. 271.

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pose un regard attiré par des choses singulières. Ce dernier répond alors à la définition de la réception comme aisthesis – c’est-à-dire l’un des trois aspects de la réception de l’œuvre d’art selon H. R. Jauss. La poiesis produit le monde, la catharsis permet l’usage libre de l’œuvre d’art ; mais à la base de ces deux processus, l’aisthesis « renouvelle la perception des choses, émoussée par l’habitude, [et] rend donc à la connaissance intuitive (anschauende Erkenntnis) ses droits, contre le privilège accordé traditionnellement à la connaissance conceptuelle »19. Si la scène des mystères ne peut être pleinement et uniquement l’ancilla theologiae de Thomas d’Aquin, dès lors qu’elle accorde au corps singulier l’importance qui par nature est la sienne au spectacle, peut-elle retrouver le droit chemin de la théologie dans une inspiration de type nominaliste ? Lorsque le spectateur donne à chaque corps singulier un nom, oriente-t-il cette science d’un nouveau genre vers la connaissance de Dieu – en personne si c’est Lui qui est montré, ou comme imago Dei si c’est un autre personnage qui apparaît ? Ou bien donne-t-il aux corps singuliers du hourdement un autre statut, source d’une reconnaissance du travail de l’artiste, concurrent de son divin Créateur ? Pour évaluer la portée théologique et esthétique de cette promotion de l’identité et de la singularité, il faut étudier l’apparition des personnages, divins et humains, sur le théâtre de la Passion, selon les pensées respectives du thomisme et de l’ockhamisme telles que les textes de théâtre, savantes écritures destinées à un public élargi, ont su se les approprier. Les Passions prennent alors sens dans un contexte néo-platonicien, dont le jeu de l’acteur comme simulation d’émotions individuelles est la pierre de touche.

19

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Voir « Petite Apologie de l’expérience esthétique », pp. 123-157 dans Pour une esthétique de la réception, (1972), Gallimard, 1978, cit. p. 131.

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Chapitre 6. Les corps singuliers : paradoxes théologiques et réalités théâtrales

Introduction Le spectateur peut-il assigner à chacun des corps qui lui apparaît un nom qui renvoie à sa définition théologique, et lui permette de considérer ce corps comme imago Dei de son Créateur ? Cette opération devient problématique dès que le mystère de la Passion fait apparaître des corps qui contiennent par nature une part inaccessible à l’intuition. Ces corps particuliers, ce sont ceux qui peuplent l’au-delà, qu’il soit infernal ou divin. L’âme des morts, le corps glorieux des ressuscités, et le corps du Dieu trine en un apparaissent sur la scène des mystères. Lorsqu’il les identifie, le spectateur renvoie-t-il ces corps à un discours théologique, quel qu’il soit, ou leur donne-t-il une dimension nouvelle – esthétique, où l’appréciation de leur beauté singulière se substitue à la quête de la ressemblance ?

1. LE CORPS DES ÂMES A. L’âme sans corps : une tradition théologique remise en question par le nominalisme L’âme des morts, qui apparaît au spectateur des Passions, a-t-elle un corps selon les théologiens ? L’étude du terme dans la Bible, des textes hébreux et grecs au latin de la Vulgate, permet de répondre par la négative. L’âme est principe immatériel par excellence. En hébreu, néfès, traduite par anima, désigne un concept, le principe de vie. Le nesamah, spiritus latin, est le souffle respiratoire, principe de la vie, de l’intelligence ou de la sagesse. C’est en premier lieu le souffle de Dieu, avec lequel il crée le premier homme. Dans les versions grecques de la Bible, l’âme désigne le siège de la pensée et des sentiments. Dans ses versions latines, elle devient cor, mens, sensus ou intellectus, et s’oppose à animalis. Mens, intellectus, elle signifie l’entendement, qui donne la faculté de connaître1.

1

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R. VIGOUROUX, Dictionnaire de la Bible, t. 1, pp. 453-473.

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Cor, ou sensus, elle est synonyme de volonté, qui oriente toutes les actions humaines vers l’amour, c’est-à-dire vers la recherche de Dieu2. La pensée de Saint Thomas, telle qu’elle est exposée dans les Quaestiones disputatae de anima3, comporte une définition très précise de l’âme comme principe spirituel et non matériel. Par son âme, l’homme appartient encore à la série des êtres immatériels, parmi lesquels on compte également les anges, créatures incorporelles et immatérielles. La démonstration fait l’objet de la quaestio 7, qui définit les anges et les âmes comme deux espèces différentes, degrés de la même hiérarchie. Anges et âmes sont des espèces immatérielles parce qu’ils ne sont pas soumis aux lois de la matière que sont la division et la quantité4. Une, indivisible, l’âme est la forme du corps, avec lequel elle constitue un composé5. Elle entretient avec lui un rapport étroit de forma à materia : Non igitur illud quod ponebatur compositum ex materia et forma est anima, sed sola forma ejus […]6. Nous laissons de côté la conception de l’âme comme principe de vie, qui s’organise de l’âme végétative à l’âme intellective7, pour nous concentrer sur les propriétés de cette dernière, souvent nommée mens ou intellectus. Même lorsqu’elle est principe de connaissance, l’âme est une faculté à la fois spéculative8 et pratique9, elle est intellectus possibilis et agens, puis intellectus speculativus et practicus10. Elle forme le dernier degré de la perfection dans le système des Intelligences qui mènent à la

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2

Voir A lexicon of St. Thomas Aquinas based on the Summa Theologica and selected passages of his other works, Baltimore, Catholic university of America Press, 1948, « Anima », pp. 64-65.

3

Quaestiones disputatae de anima, Opera omnia, t. 24, 1, éd. Commissio Leonina / Cerf, Rome / Paris, 1996. Ces Quaestiones sont considérées comme « le terrain de préparation de la partie correspondante de la Summa Theologiae », p. 25*. Pour une définition de l’âme dans la ST, voir I, q. 75 et 76.

4

Quaestiones disputatae de anima, q. 7, pp. 58-59.

5

Sur la révolution que représente cette affirmation de la personne humaine comme unité de l’âme et du corps, voir E. H. WEBER, La personne humaine au XIIIe siècle, Paris, Vrin, 1991.

6

Ibidem, q. 6, p. 50. Ce débat connaît la même issue dans ST, I, q. 75, « L’essence de l’âme », art. 5, « L’âme est-elle composée de matière et de forme ? », t. 1, pp. 657-659.

7

ST, I, surtout q. 77 à 83. L’âme contient plusieurs puissances, q. 77, art. 2 : « L’âme humaine ressemble à Dieu davantage que les créatures inférieures, parce qu’elle peut atteindre à la perfection du bien. Toutefois, c’est par le moyen de puissances nombreuses et d’ordre différent… », t. 1, p. 680. Ces puissances sont de cinq genres différents, qu. 78, art. 1 : « La puissance végétative, sensitive, affective, motrice, intellectuelle », t. 1, p. 686.

8

Quaestiones disput., q. 78 et 79.

9

Quaestiones disput., q. 80 à 82.

10

Sur la différence entre l’intellect spéculatif et l’intellect pratique, voir aussi ST, I, q. 79, art. 11 : « L’intellect spéculatif et l’intellect pratique sont-ils deux puissances différentes ? […] Ils ne sont pas distincts par nature mais par finalité […] Le vrai et le bien s’impliquent mutuellement. Car le vrai est un bien, sans quoi il ne serait pas désirable ; et le bien est un vrai, autrement il ne serait pas intelligible. Donc, de même que l’objet de l’appétit peut être du vrai en tant qu’il a raison de bien, par exemple lorsqu’on désire connaître la vérité; de même, l’objet de l’intellect pratique est un bien qui a raison de vrai et, comme tel, peut être ordonné à l’action. En effet l’intellect pratique connaît la vérité, comme l’intellect spéculatif, mais cette vérité connue, il l’ordonne à l’action », t. 1, p. 706.

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connaissance11. Intellectus possibilis et speculativus, elle permet l’accès aux fondements de toute connaissance : le principe premier de la chose singulière, qui lui permet d’appartenir à l’espèce intelligible12. Intellectus practicus, agens, elle ordonne cette connaissance dans la direction de Dieu, qui est le souverain bien vers lequel tendent toutes les facultés de l’âme lorsqu’elles sont bien réglées13. L’âme voit cependant sa puissance conditionnée par son lien au corps. L’histoire de l’âme chez Thomas d’Aquin, c’est l’histoire d’une séparation radicale, nécessaire à la collaboration de l’âme et du corps qui mène au souverain bien. Si elle a le privilège de ne pas mourir avec le corps, celui-ci l’ancre définitivement dans le sensible. Mais c’est précisément de cette inscription dans le sensible que l’âme reçoit son essence spirituelle. S’il est inutile de définir le corps comme prison de l’âme chez Thomas, c’est parce que la conception de la connaissance héritée d’Aristote, qui cherche la puissance dans l’acte, le principe dans l’individuel, accepte que l’ensemble de la création soit régi par un ordre dont le modèle est l’alliance nécessaire de la forme et de la matière. Or c’est pour exercer ses fonctions aussi bien dans le domaine de la connaissance que dans celui de la morale que l’âme doit conserver ses propriétés, et rester essentiellement différente du corps. Dépourvue de matérialité, totalement spirituelle, l’âme peut appréhender dans le monde sensible les principes universels qui l’organisent et le fondent, puis les orienter vers la connaissance de Dieu, but suprême, souverain bien. Dans ces conditions, il semble impensable de repré-

11

« …Angelus intellegit sine discursu, anima autem cum discursu… », Quaestiones disp., q. 7, p. 60.

12

Ibidem, q. 16, p. 143 : « […]Oportet in hominem considerari aliquod intellectium principium quod sit in potentia ad intelligibilia. Et hoc principum nominat Philosophus, in III De Anima, intellectum possibilem ». Quaestiones disputatae de anima, q. 2, p. 16 : « Quando igitur intellectus possibilis receperit omnia speculativa, tunc totaliter recipiet in se intellectum agentem; et sic intellectum agens fiat quasi forma intellectus possibilis, et per consequens nobis. Unde sicut nunc intelligimus per intellectum possibilem, ita tunc intelligimus per intellectum agentem, non solum omnia naturalia, set etiam substantias separatas ». Sur la recherche du principe premier de chaque substantia separata, voir Quaestiones disputatae de anima, q. 16-17. « Les puissances appétitives doivent correspondre aux puissances cognitives […] Le rapport qu’on trouve dans la faculté intellectuelle de connaître, entre l’intelligence et la raison, se trouve dans l’appétit, entre la volonté et le libre arbitre, qui n’est rien d’autre que le pouvoir de choisir », ST, I, q. 83, art. 4, p. 724. Or, ce choix n’apporte l’équilibre et la sérénité que s’il s’oriente vers la connaissance de Dieu, souverain bien. Possédée « par nature et par grâce », l’intelligence, partie de l’âme intellectuelle, participe de Dieu, elle le recherche donc sans cesse sans jamais pouvoir l’atteindre : « Puisque l’intelligence humaine ne peut, dans la vie présente, connaître les substances immatérielles créées, elle pourra bien moins encore connaître l’essence de la substance incréée. Il faut donc affirmer absolument que Dieu n’est pas pour nous le premier objet connu, mais que nous parvenons à le connaître au moyen des créatures », ST, I, t. 1, p. 766. « Dieu est effectivement le sujet de la science », quoique nous ne puissions accéder à lui que par translation : « Il est vrai, nous ne pouvons pas savoir de Dieu ce qu’il est ; toutefois, dans notre doctrine, nous utilisons, au lieu d’une définition, pour traiter de ce qui se rapporte à Dieu, les effets que celui-ci produit dans l’ordre de la nature ou de la grâce », ST, I, q. 1, art. 7, p. 159.

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senter une âme par un corps : elle perd alors la spécificité qui lui confère sa puissance, ses qualités14. Cependant, la définition théologique de l’âme évolue avec le nominalisme ockhamien. Pour celui-ci, la première victime du système conceptuel hérité de Thomas, c’est l’instrument qui en forge les principaux signes, « l’âme substantielle et immatérielle dont on affirme communément que nous sommes doués »15. Nous pouvons par l’intuition interne, percevoir les émotions, nous ne pouvons remonter au-delà, jusqu’au principe qui permet de les produire, et que le thomisme définissait comme intellectus et voluntas, tournés naturellement vers l’intellection du divin, parce que participant de ce dernier. Pour Ockham, Dieu et l’âme sont séparés par essence, puisque Dieu est par définition perfection, unité et universalité, et que ces qualités sont précisément ce que l’esprit humain ne peut atteindre, si ce n’est par la foi. La théologie nominaliste est ainsi négative. Dans cette perspective, la conception de l’âme héritée de la tradition aristotélicienne est modifiée. La définir comme une forme intelligente qui permettrait d’atteindre les principes intelligibles des choses relève d’une opération non réelle, semblable à la création d’un concept ou d’un signe : donc, l’âme immatérielle n’existe pas dans la réalité. « Je dis qu’en entendant par “âme intellective” une forme immatérielle, incorruptible, qui est tout entière dans tout le corps et tout dans chaque partie, on ne peut savoir ni par la raison ni par l’expérience qu’une telle forme est en nous, ni qu’une telle âme est la forme du corps […]. Cela n’est pas prouvé par l’expérience car nous éprouvons [experimur] seulement la conception, la volonté et des actes semblables... »16. La certitude rationnelle est fondée sur l’intuition interne mais elle ne peut la dépasser. Elle est donc conduite à définir l’âme comme « une forme étendue et corruptible »17, dont on ne peut à proprement parler rien dire de plus précis. Même si elle est radicalement opposée à une conception du monde comme représentation en tant que système abstrait du réel, la pensée ockhamiste offre à la représentation visuelle de l’âme par un corps une légitimité nouvelle. Si elle n’existe pas dans l’ordre des réalités connaissables, l’âme trouve dans la deixis ockhamiste droit de cité comme signe. Considéré comme élément du système de signes qui désigne le monde sans exister dans la réalité, le corps qui la repré-

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Sur les rapports de l’âme et du corps chez saint Thomas, voir A. C. PEGIS, « The separated soul and its nature in Saint Thomas », dans S. Thomas Aquinas, 1274-1974. Commemorative studies, Toronto, 1974, vol. I, pp. 131-158 ; J. BASCHET, Les justices de l’au-delà. Les représentations de l’enfer en France et en Italie, pp. 15-83 ; ST, I, t. 1, pp. 729-741.

15

É. GILSON, La philosophie au Moyen Âge des origines patristiques à la fin du XIVe siècle, p. 651.

16

Quod. 1 q. 10, p. 63-64, cité par P. ALFÉRI, Guillaume d’Ockham…, p. 422, n. 234.

17

É. GILSON, La philosophie au Moyen Âge..., p. 651.

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sente est parfaitement conforme à la conception ockhamiste de la suppositio simplex appliquée à l’objet « corps »18. Ainsi, chaque corps vivant est réalité singulière ; l’âme, qui n’en est pas une, ne peut être qu’un signe d’elle-même, c’est-àdire une représentation artificielle et qui se sait telle. Ne pouvant définir l’âme comme une réalité singulière, Ockham en tolère la désignation par un signe. Dans la deixis qu’est le langage ockhamiste, la pupilla, corps artificiel mis pour l’âme des morts, trouve comme suppositio simplex le droit d’exister par défaut.

B. Conventions de représentation iconographique Or, au mépris de cette évolution de la définition philosophique des âmes, les êtres immatériels, productions de l’entendement ou de l’imagination, comme les anges et les démons, sont représentés par des figures corporelles durant tout le Moyen Âge : « Tout le monde a vu sans doute ces naïves peintures des temps anciens où l’âme, sous la forme d’un petit enfant aux ailes blanches, s’échappe de la bouche d’un personnage expirant »19. Et c’est depuis l’Antiquité que l’on considère l’âme comme une pupilla, poupée que l’on voit dans l’œil de son interlocuteur20. Certes, la représentation conventionnelle de l’âme des morts n’est pas sans rappeler la controverse au sujet de son essence immatérielle. L’âme apparaît souvent comme un corps d’enfant, que l’on évacue par la bouche au moment de mourir : Expellit spiritus, l’âme ou esprit est « rendue » au sens propre par celui ou celle qui devient cadavre. L’âme est donc représentée par un corps, indépendant de celui auquel elle fournit les impulsions de vie, de connaissance et de morale. Mais la petite taille de ce corps doit rappeler l’immatérialité de l’âme telle que Thomas la définit. Ce n’est donc pas sans tentative de conciliation avec la théologie de l’âme sans corps que la représentation de l’âme par un corps s’installe dans l’iconographie. La convention iconographique trouve un écho sur la scène dramatique sans que celle-ci cherche, semble-t-il, de fondement théologique plus précis. Recensées dans les livres de conduite21, les âmes sont bien des corps, de papier ou de chair et d’os, incarnations acceptées dans la religion de l’icône et de la révélation. Elles font partie des corps feints, ces objets ou machines artificielles qui

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18

Sur les différents types de suppositiones, voir P. ALFÉRI, Guillaume d’Ockham…, pp. 299 et suiv. ; É. GILSON, Ibidem, 1925, pp. 252 et suiv. ; J. LARGEAULT, Enquête…, pp. 116-135.

19

G. COHEN, Histoire de la mise en scène …, p. 146 ; P. ARIÈS, Images de l’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1983, pp. 144-149.

20

Le double sens de pupilla, « a girl under the care of a guardian » et « the pupil of the eye », est attesté dès le latin classique. Voir Oxford Latin Dictionary, éd. P. G. W. Glare, Oxford, Clarendon Press, fasc. VI, 1977, p. 1521.

21

G. COHEN, Le livre de conduite ..., p. CVIII.

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constituent l’un des objets de prédilection de la mise en scène des Passions. Rabelais a rappelé la célébrité de « ceux de Chauny en Picardie »22, ces « conducteurs de secrez » qu’on allait chercher loin et qu’on payait cher pour assurer la construction et le bon fonctionnement technique des numéros comprenant les corps feints. Pour la Passion de Mons, Guillaume De le Chière a dépensé plus que de raison pour la machinerie, mais a été payé sans discussion23. Et les noms des fainctiers ou paintres Germain Jacquet, venu d’Autun à Seurre pour le Mystère de Saint Martin en 1496, Jean Rosier à Romans pour le Mystère des Trois Doms, Guillaume Brudeval et Perrinet Rifflart pour la Passion de Chêteaudun en 1510, ou encore Jacques Roche à Saint-Jean-De-Maurienne pour le Mystère de la Passion en 1573, sont parvenus jusqu’à nous24. Cependant, dans les Passions, la représentation de l’âme des morts prend des formes très diverses. Comment ne pas être frappé par des didascalies qui donnent du texte à l’ame Judas ou à l’esperit Jhesus ? Il semble donc que le rôle des âmes ait pu être tenu aussi par des acteurs de chair et d’os. Pour comprendre le statut des âmes sur le hourdement, on lira conjointement les manuscrits, les imprimés et les abregiets, mais on accordera aussi toute leur importance aux didascalies qui signalent le nom des personnages, et aux listes de personnages qui accompagnent parfois les textes. Réelles ou feintes, les représentations de l’âme des morts leur donnent un corps que la théologie thomiste de l’âme immatérielle récuse. Sont-elles pour autant légitimées par le respect de la séparation, thomiste, du corps et de l’âme au moment de la mort, ou encore par une suppositio simplex ockhamiste du type « l’âme est un corps » ? Il apparaît plutôt que les âmes des morts se forgent une identité dont la variété et la complexité joue un rôle prépondérant dans la définition de l’esthétique de la singularité propre au hourdement.

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22

Chauny en Picardie était « un vrai nid de jongleurs […] où Rabelais, trente trois ans après le texte de Mons […] conduit Gargantua “veoir les basteleurs, trejectaires (escamoteurs) et theriacleurs (charlatans), et consideroit leurs gestes, leurs ruses, leurs sobressaulz et beau parler, singulierement de ceulx de Chaunys en Picardie, car ilz sont de nature grands jaseurs et beaulx bailleurs de baillivernes en matiere de cinges verds (chimères)” », Gargantua, ch. XXIV, cité par G. COHEN, Ibidem, p. XL.

23

Ibidem, pp. 547 et suiv.

24

Ibidem, pp. 143-144 ; U. CHEVALIER et P. GIRAUD éds, Le Mystère des trois Doms représenté à Romans en 1509 et publié avec le compte, Lyon, 1887 ; M. COUTURIER et G. A. RUNNALLS, Le compte du Mystère de la Passion : Châteaudun 1510, Société archéologique d’Eure et Loir, Chartres, 1991 ; É. KONIGSON, La représentation d’un Mystère de la Passion à Valenciennes en 1547, Paris, CNRS, 1969. Les mentions les plus récentes à des fainctiers célèbres sont faites par G. A. RUNNALLS, Les Mystères dans les provinces françaises, pp. 149-150, 183-185, 214-215, 249, 250.

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C. Réalités du hourdement25 L’âme et le corps : le respect du principe de séparation Conforme à la théologie, la séparation du corps et de l’âme semble régir l’apparition des âmes sur le hourdement, même si celles-ci prennent la forme, plus iconographique que théologique, de petits corps. Car mourir dans les Passions, c’est bien l’ame randre – une loi naturelle que Satan se vante de forcer pour Jésus, PS 8433, mais qui est évoquée comme telle devant le fils de la veuve que Jésus va ressusciter, car Nature aux hommes nya / sur terre demourer le corps, / quant par mort l’ame en est dehors, JM 6834-6836. Au sens propre, les deux larrons qui meurent aux côtés du Sauveur rendent une âme, petit corps blanc26 dont Satan ou l’archange Michel s’emparent, tandis qu’on rejette sans plus de cérémonie les cadavres hors de l’espace scénique. Selon l’Abregiet, nota que icy eulx deux doivent despendre chascun Laron, […] ; et puis ilz les bouttent en ung secret, sans riens dire […]27. Valable pour tous, la théologie de la séparation du corps et de l’âme est aussi bien illustrée par la mort du traître que par celle du Sauveur. La violence que Judas s’impose en se suicidant consiste à détruire l’unité du composé théologique, et le Judas de Gréban livre dans monologue passionné l’image d’une distorsion de son être déjà fatale : […] [M]on ame het son corps / et le corps l’ame, et sont concords / de faire leur departement / villainement et putement…, 21692-21695. Judas s’adresse à son âme comme à une partie distincte de son être, elle devient la proie consentante du diable : Mon ame, ou scaras tu chercher ? / Tu ne peus mieulx que d’invocquer / tous les dyables d’enfer dampnéz […] / Venez, dyables, venez avant, venez aidier vostre servant, 21702-21704 ; 21718-21719. L’âme, sujet grammatical de l’adresse dans le monologue, est préparée à devenir objet concret de l’action de la terrible mesgnie difforme, 21711. Enfin, la séparation concrète de l’âme et du corps s’accomplit : L’ame de moy en est dampnee, PP 458, Diables, prenez mon esperit !, PSG 1726, clame-t-il la corde au cou. Le traître doit mettre fin à ses jours Car tu nous doyx huy l’ame randre, lui rappelle Clamator Inferni, PS 6665. Il s’exécute, et crepit medius et diaboli capiant animam eius, PS ap 6669. L’âme dûment rendue est ensuite portée en enfer, puis la metrons en la chaudiere, déclare Mors Inferni, PS 6677. La mort de Judas prend donc la forme, convenue, d’un petit corps hideux qui sort de sa dépouille pendue au fatal sureau. Ce petit corps, c’est celui que les diables inquiets doivent attendre dans la belle scène imaginée par Jean Michel :

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Voir aussi notre article, « Les âmes ont-elles un corps? Représenter l'invisible dans les Passions dramatiques françaises (XVe-XVIe siècles) », à paraître dans Littérales.

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Voir l’enluminure du manuscrit C de Gréban, f. 199v.

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G. COHEN, Le livre de conduite…, p. 387.

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ASTAROTH Que dyable est l’ame devenue ? Cerberus, donne t’en bien garde. CERBERUS Je cherche partout et regarde : mais je ne la voy, hault ne bas qu’en despit du traistre Judas je croy qu’el(le) soit anichillee. BERITH Ou dyable seroit elle allee ? SATHAN Est elle point dedens la souche ? DESESPERANCE Elle n’est pas sortie par la bouche, J’en respons. ASTAROTH Il n’est donc pas mort. JM 23957-23966

Enfin, Ycy creve Judas par le ventre et les trippes saillent dehors et l’ame sort, JM ap 23984. Si le corps de l’âme jaillit des tripes et non de la bouche du traître, comme c’est la règle, c’est, comme on l’a vu, qu’une telle âme ne saurait toucher cette bouche sanctifiée par son baiser à Jésus au jardin des Oliviers28. Reproduite dans les illustrations qui accompagnent les textes de Gréban, de Michel, et leurs suites29, la séparation du corps et de l’âme est parfois précisée par une didascalie : Ici s’en va Desesperance et Berith en Enfer et emportent l’ame de Judas, AG, E, ap 21988. Puis c’est le corps de cette âme que les diables présentent à Lucifer, et qu’ils lui réclament pour se distraire : Quant vos avez fait de ceste ame, / rendez la nous, a un brief mot / Pour nous jouer ung petïot, 22067-22068. Témoignage de son existence, certaines variantes font réapparaître l’âme au cours des tortures qu’elle subit – 22109, Prenez moy l’ame sur l’autre, C ; Ceste ame cy m’alez plunger, E. Mais c’est la mort du Christ qui donne l’exemple de la séparation de l’âme et du corps au moment de la mort dans les Passions. Celles-ci sont alors parfaitement conformes à la tradition théologique, selon laquelle l’âme du Christ vient délivrer les Justes avant de regagner sa dépouille pour la Résurrection30. Dans Palatinus, quand Joseph d’Arimathée demande […] cele persone /Qui en la croiz sueffre grant poine, 1479-1480, il s’agit d’un cadavre inerte, d’un […] cors […] en croys mis, 1389. Ce dernier est distinct du guerrier revis qui pour descendre au limbe En sa main porte nostre mort, / La croys ou il fu mis a tort, 1367-1368. Le cors du Christ mort attire tous les regards, ceux des Juifs qui en décident la

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Voir supra pp. 161-162.

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Voir Valenciennes, 20e Journée, pl. VIII et manuscrit C, f. 162.

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Voir J.-P. BORDIER, Le Jeu de la Passion, pp. 177 et suiv.

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garde, Que le cors n’emblent si serjant, 1630 comme ceux des gardes qui échouent : Le cors, se cuit, avons pardu, 1725. Ce corps, c’est celui de Jhesu de Nazaron, 1954, comme l’appelle l’ange qui annonce aux Marie sa résurrection. La didascalie li esperiz Jhesu, qui indique son nom pour la Descente aux enfers, vient consolider la différence entre Jhesu et cet « esperiz » – lequel apparaît à Enfer comme la menace qu’il redoute tant : Veez cy venir le sodeant, 1364. De même, la Passion Sainte Geneviève oppose dès son prologue les tribulations du corps, 78, 89, ou de la char, 29, 48, 90, 98, qui, une fois cadavre, ne sont plus qu’une figure, 120, à l’ame […] trespassee du Crucifié, 3627, cet esperit qu’il remet à son père, 2942. Lui-même, pendant la Cène, insiste sur la trahison qui sera faite à son corps, 1005, 1016, 1058, 1061, et c’est [son] corps qu’il envoie a la mort souffrir, 1169, et que les Juifs et Hérode décident de juger puis de condamner, 1760, 1772, et de torturer, 1995-1996, 2120-2121, 2157, 2230, 2461, 2552, 2602, avant que Joseph ne lui donne une sépulture, 3203, 3241, 3246, 3252, 3324, 3356, 3386, 3452, 3455, 3461, 3493, 3519. Le seul vers qui soit consacré à l’âme de Jésus suggère son costume, lequel correspond à l’un de ceux que le théâtre lui attribue au XVIe siècle pour la descente au limbe : Mais je voy .i. blanc home la, / Qui sus son col une crois porte, 3873-3874, crie l’un des gardes fanfarons31. Mais c’est peut-être Semur qui établit la différence la plus nette entre l’âme et le corps de celui que la distribution désigne comme Dieu. Je voy les anseignes, hurle Infernus à Mort. Il convyent que tu le retiennes, ajoute Satan, 8495-8496. C’est alors qu’« anima Christi » fait son apparition, Tunc exiat […] de quodam lacu, id est de sepulcro, ap 8505, telle un chef de guerre venu brandir en personne les oriflammes portés par les anges, et qui terrifiaient déjà les démons. L’ange Michel précise : Véez cy l’ame du Createur, 8506, Son corps […] a souffert mort dure/ Et s’ame vous vient desconbrer, 8512-8513, et Raphaël renchérit : Ton corps, prins en la Vierge mere, / Gist mort ou sepulcre posés, / Et tu descens par grant mistere / Pour ceulx d’enfer, 31

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Voir G. A. RUNNALLS, « Le Livre de Raison de Jacques le Gros et le Mystère de la Passion joué à Paris en 1539 », dans Romania, 118 (2000), pp. 138-193. Le fils de Jacques le gros était vêtu [d]’une robbe de satin blanc enrichie de passementerie d’or de Chipre et frangee d’or de Chippre, nudz piedz, diadesme en sa teste, tenant une croix ou y avoit une enseigne de taffetas rouge a une croix blanche et garnie de frange d’or de Chippre, atout laquelle croix il rompit les enfers et en tira les peres. Et a ceste cause j’é gardé sa robe du petit Dieu, le diadesme, ses patins, la robe d’entree, sa croix et banniere, dont il rompit les enffers. N’oublions pas non plus la didascalie du Livre de conduite de Mons selon laquelle la Divinité, qui est comme une ame en ung pavillon de vollette, doit là apparoir, p. 383. Doit-on voir dans ce pavillon, que Cohen interprétait comme une « tente en voile de gaze », une « machine » – c’est-à-dire un nouveau corps feint ? C’est possible, car la Divinité n’a pas de réplique et peut tout au plus participer à la grande clarté et mélodie des chantres. Par ailleurs, il est précisé à la fin de la scène que « [les patriarches] wident le Limbe », p. 384, ce qui est très différent des versions les plus fréquentes de cette didascalie dans les autres témoins consultés, où Jésus agit, et les emmene hors d’enfer… Mais la Divinité peut aussi désigner une machine contenant un acteur – comme dans le Mystère de l’Assomption de la Vierge représenté à Elche (Espagne) pour les festivités du 15 août depuis le XVIe siècle jusqu’à aujourd’hui : la « machine » est une « grenade » où des acteurs prennent place pour représenter tour à tour un ange, la Trinité, puis l’assomption de l’âme de Marie au paradis.

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princes alosés, 8540-8543. Parallèlement, chez Gréban, si les didascalies annoncent l’intervention de l’esperit (de) Jhesus, dans les manuscrits A, B, et D, le manuscrit B, qui lui consacre une vignette, confirme l’intervention d’un nouveau personnage32. Dans les Passions, l’âme de Jésus, exemple pour les autres âmes, reçoit un corps distinct de celui du cadavre dont elle est issue. Si le corps de l’âme contredit par principe l’immatérialité de l’âme thomiste, il peut se prévaloir de la convention iconographique dont il est la réplique. Mais dans ce cadre, l’omission dans les premiers imprimés de la Passion d’Angers de la Descente aux enfers prend toute son importance33. Épris d’un nominalisme où la théologie négative interdirait toute représentation de Dieu, Jean Michel a-t-il voulu s’épargner un moment délicat ? Il serait alors plus nominaliste que le nominalisme même, pour qui la suppositio simplex selon laquelle « l’âme est représentée par un corps » peut parfaitement trouver son compte avec les corps des âmes, sur la scène comme dans l’enluminure. Par ailleurs, la Descente aux enfers réapparaît dans les éditions de la Passion de Jean Michel postérieures à 153034, ainsi que dans la Passion Cyclique35. Signe de la popularité de cette scène, le retour de la Descente aux enfers révèle que les représentations dont ces éditions allongées peuvent être le reflet ont pu prendre le pas sur la cohérence théologique d’un texte qui, à l’origine, s’est peut-être voulu prudent dans la représentation de l’âme de Dieu. Écueils théologiques

L’âme n’est qu’un corps Sans qu’il s’agisse de celle du Christ, la représentation de l’âme par un corps semble à maints égards poser un problème à ces dramaturges théologiens que sont les fatistes. Ainsi, l’économie de moyens justifie aussi bien que la théologie

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Nous reprenons les conclusions de R. CLARK & P. SHEINGORN, dans « Performative reading : the illustrated manuscripts of Gréban’s Mystère de la Passion », dans Early Medieval Drama, 6 (2002), pp. 129-154 : les images du manuscrit B sont « performatives », elles n’ont pas pour fonction d’illustrer le texte qu’elles accompagnent, mais de présenter chaque personnage la première fois qu’il intervient dans l’action.

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Elle est absente dans les imprimés A, B, C, D, E et E’.

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Imprimé G, Michel Le Noir, 1513, f. CCL ET CCLV ; imprimé H, veuve Trepperel, 1512-1519, f. CCLIv. ET CCLII ; imprimé I, Alain Lotrian, 1539, f. CCXLI-CCXLII et CCXLII,v ; BNF, Rés Yf 1598, Alain Lotrian, 1539, f. CCXLII, et CCXLIIV ; imprimé J, Alain Lotrian, 1539, f. CCXLII ET CCLIIV ; imprimé K, Alain Lotrian, 1541, f. CCXLII ET CCXLIIV. Voir aussi G. A. RUNNALLS, Les Mystères dans les provinces françaises, qui édite la version de cette scène contenue dans la Passion de Saint-Jean-de-Maurienne, jouée en 1541, pp. 36 et suiv.

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BnF, Rés. Yf 16, f. 300 et 300v.

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que les personnages secondaires meurent sans qu’il soit besoin de doter leur âme d’un corps. Chez Gréban, lorsqu’expire l’enfant de Lucine, que le Christ va ressusciter, il n’est pas nécessaire que son âme ait été jouée par un acteur différent de celui qui remercie Jésus, (11912 et suiv.). Que celui-ci soit appelé l’enfant ressuscité, dans le manuscrit A, ou l’enfant mort, dans les manuscrits C ou E, il n’a pas été montré auparavant. Le spectateur ne voit donc en lui qu’un cadavre bientôt ressuscité, ce qui suppose que l’âme lui revienne. De même, dans Palatinus, Sainte-Geneviève ou Angers, il n’y a aucune raison pour que les âmes des prophètes au limbe soient incarnées par des acteurs différents de ceux qui auraient joué leur rôle vivants, puisque ces pièces ne représentent pas l’Ancien Testament où ils seraient alors intervenus. La logique de la représentation conduit donc à attribuer un corps à l’âme des morts, sans que la séparation de l’âme et du corps soit montrée. Sur la scène, l’âme peut donc n’être qu’un corps, dans le cas où le personnage n’apparaît qu’une fois mort.

Ses conséquences : l’âme est le corps… Cependant, la proposition « l’âme n’est qu’un corps » a des conséquences qui ne trouvent aucune caution théologique. D’abord, les Passions ne donnent parfois aucun signe d’avoir attribué deux corps différents à l’âme d’un mort et à son corps vivant. Dans Sainte-Geneviève, la didascalie qui introduit les répliques de Jésus reste Dieu, qu’il soit vivant ou qu’il descende au limbe, av 3969 et suiv. La seule chose qui distinguerait le blanc home, 3873, aperçu par Pinceguerre de Jésus vivant serait alors son costume, puisque les didascalies introduisant les répliques de celui-ci n’ont pas gardé en mémoire l’interprétation de Dieu et de son âme par deux corps distincts. À certaines conditions, cette confusion est également valable pour les prophètes de Gréban. Si les Prologues qui précèdent la première journée n’étaient pas représentés, la représentation de leurs âmes par des acteurs de chair et d’os est théologique. Dans le cas contraire36, l’incohérence théologique est manifeste : les noms d’Adam et d’Ève désignent indifféremment le corps et l’âme des premiers humains. Le personnage le plus problématique à cet égard est assurément JeanBaptiste. Dans aucun des manuscrits de Gréban ou des imprimés de Michel consultés nous n’avons trouvé de didascalie indiquant qu’un corps feint s’échappait du Baptiste lors de sa décollation. Tout conduit donc à supposer que le précurseur n’est pas exaucé sous cette forme lorsqu’il supplie Dieu : Recoy mon 36

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Voir D. SMITH, « La question du Prologue de la Passion ou le rôle des formes métriques dans la Creacion du Monde d’Arnoul Gréban », pp. 141-165.

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ame qui devant toy s’encline, JM 7640 ; Mon povre esprit que la mort examine […] /je recommande a ta grace benigne, JM 7645, 7648. Dieu le Père intervient pourtant pour signaler la venue du précurseur qui […] la bas ou limbe descen[d], AG 12158, JM 7681 – mais sous quelle forme, si ce n’est celle de l’acteur qui l’interprétait vivant, et qui interviendra à nouveau pour les grandes scènes au limbe : Ma parolle ne fut pas vaine / quant te nommay agnus Dei, AG 26163-26164 ? L’âme de Jean-Baptiste semble donc n’avoir été interprétée que par un corps d’acteur.

… ou l’âme a deux corps Autre contradiction issue de la proposition « l’âme n’est qu’un corps » : la même âme est parfois représentée par deux corps. Dans la Descente aux enfers de Semur, ap 8590 et s, les âmes des patriarches, Anima David, Anima Johannis Baptista, Anima Moisy, Anima Yssaie, Anima Danielis, Anima Jeremie, sont mentionnées comme des personnages différents de leurs correspondants vivants. Par des didascalies internes, chacun prend soin de décliner son identité, ce qui indique qu’il vient d’entrer en scène : Je suis du larron l’esperite, 8547, déclare Anima Latronis, comme Anima Johannis Baptista, Moy, quil suis de Jehan l’espirite, 8635, et les autres : Je, quil suis l’ame de Moïse, 8645, Je, quil suis l’âme d’Isaïe, 8657, Je, quil suis Jeremie […], 8683. Cependant, Adam genu flexo fait exception, puisqu’il est désigné de la même façon pour cette scène et dans la première Journée. Mieux encore : pour célébrer leur délivrance, avant de décliner leur identité, les prophètes chantent le Kirie Leison sous le simple nom de David et Ysaias ou de Moïse, Johannes, Daniel, Jeremias, 8581 et suiv. Et à la mort du Baptiste, c’étaient aussi Abraam, David et Adam qui prenaient la parole pour l’accueillir, ap 4178 et suiv. Devant cette double série de noms, deux hypothèses sont possibles. Si, pour reprendre le classement de M. Runnalls37, la portion de texte représentée se limitait à la version I de Semur, soit au Nouveau Testament, alors la représentation des âmes des Justes par des corps est théologiquement conforme à la suppositio simplex postulée plus haut, car elle n’entre pas en contradiction avec l’interprétation de ces personnages vivants par le même acteur. Mais alors, pourquoi cette double série de didascalies, désignant tour à tour des personnages et leurs âmes sous deux noms différents ? En revanche, si la représentation comprenait les couches I, II et III de Semur, incluant l’Ancien Testament, l’écueil théologique est patent : soit les prophètes vivants et leurs âmes sont re-

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Je reprends la définition des versions I, II, III, IV et V du texte de Semur mise en place par G. A. RUNNALLS, « The evolution of a Passion Play : la Passion de Semur », (1988), repris dans Études sur les Mystères…, pp. 213-247.

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présentés par un même corps ; soit leur âme est jouée par deux corps, l’un chantant, l’autre accueillant Jésus. Solutions dramatiques

Des corps artificiels… À elle seule, la mort de Lazare résume et résout les difficultés précédentes. Chez Gréban comme chez Michel, puisque Lazare meurt et ressuscite devant le spectateur, il peut être représenté en toute logique théologique par le même acteur, ce que montrent les nombreuses didascalies où il conserve son nom, AG ap 15034, JM ap 13784, ap 13860. Cependant, dans la diablerie qui suit sa résurrection, certains vers, qui fonctionnent comme des didascalies internes, éveillent l’attention. Si ne fusmes pas assez fors / qu’il est vuidé de nostre porce, / malgré nous, de fait et de force, / et s’en est yssu tout joyeulx, déplore Satan, AG 15073-6, JM 13877 et suiv. Dotée d’allégresse, l’âme de Lazare pouvait donc être incarnée. Le manuscrit C de Gréban, en omettant les vers 15076-15081, qui décrivent précisément cette réaction animée dans le manuscrit B, conserve peut-être le souvenir d’une représentation qui a fait l’économie de cette scène difficile. Mais quand elle était représentée, quelle était la forme de cette âme destinée à revenir joyeusement vers le corps du Ladre privé de vie ? La Passion de Semur donne une solution à cette énigme. Certes, lorsque Lazare meurt, Decessit Lazarus, ap 5100, c’est sa dépouille, désignée par son nom, Lazarum, que ses amis placent in sepulcro, ap 5119, et c’est le même acteur, Lazarus, qui reprend son rôle une fois le miracle accompli, ap 5213. En revanche, sur l’ordre de Deus, Hic descendat anima et veniat per filium suppra corpus in sepulcro, ap 5201 : l’âme de Lazare revient à son corps pour qu’il ressuscite, sous la forme d’un petit corps artificiel descendu le long d’un fil au-dessus de son sépulcre. La didascalie de la Passion de Semur, où anima semble un secret aussi sommaire que convenu, est précieuse. Permet-elle d’imaginer qu’à chaque mort, une âme de papier s’échappe vers le limbe ou l’enfer, même quand les répliques n’en ont pas conservé la trace ? Rien n’entrave cette hypothèse, qui a le mérite d’éclairer les morts qu’aucun corps fainct dans les textes n’accompagne38. Ainsi, n’est-ce pas un secret de cette sorte qu’accompagne la pose du manuscrit F de Gréban, au moment précis de la résurrection du Lazare, ap 15034, ou encore pour la mort du Judas de Palatinus ? A touz deables vous commant, 474 : le traître envoie en enfer soit les Juifs qui refusent de reprendre l’argent de sa trahison, soit le public 38

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La question de l’âme sans corps de Jean-Baptiste se trouve alors réglée… pour entrer aussitôt dans la catégorie « l’âme a deux corps » !

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qui assiste à sa déroute. Mais dans les leçons refusées pour ce vers par Grace Frank, si Judas ne distingue pas en lui le corps de l’âme – A tous les dyables je me rand/me commant –, la représentation a pu le faire pour lui, en donnant à son âme la forme d’un corps faint. Grâce à l’anima du Lazare de Semur, on peut imaginer à chaque mort une « course à l’âme » des diables, scène purement visuelle, dont les textes n’ont pas conservé le souvenir. Si un corps fainct, voire une bataille autour de celui-ci entre les anges et les diables accompagne toute mort, alors le fait théâtral prend le pas sur le texte, qui n’en constitue qu’une infime partie. « Poire d’angoisse » de l’infernale maisnie, la guerre pour les âmes destinées à habiter l’enfer ou le paradis articulerait à chaque mort un jeu de scène à répétition. Dans cette hypothèse, la représentation de l’âme des morts par des corps feints est un trait frappant du dispositif dramatique, qui reçoit de la suppositio simplex ockhamiste « l’âme est un corps » une possible légitimité théologique.

… et des corps naturels Par conséquent, l’âme des morts semble adopter deux formes sur le hourdement. Elle serait représentée par un corps feint lorsque son histoire est simple, et que sa fonction se limite à peupler l’enfer ou le paradis dans la guerre sans merci qui oppose ces royaumes. Mais elle serait incarnée par un acteur véritable quand elle a un texte à dire, une scène importante à jouer. C’est ainsi que l’âme de Jésus est jouée par un acteur pour la Descente aux enfers, de même que celle des prophètes qui l’accueillent. Au mépris de toute théologie, la représentation de l’esperit Jhesu comme de l’ame des Justes par des acteurs de chair et d’os, que ceux-ci assurent ou non les rôles de ces personnages vivants, permet la réussite d’une scène attendue et appréciée du public. Dans cette perspective, Jean Michel, dont la récriture de Gréban intègre probablement les innovations scéniques dont ce texte a pu être le support entre 1452 et 1486, a attribué à des acteurs le rôle de deux âmes importantes : l’esprit de Saint Jehan es limbes, ap 7762, que les diables contrariés appellent […] l’ame du grant prophete, 7808, et dont le chant les désole car elle denonce et afferme la proche venue de Jésus au limbe; et l’ame Judas, 23987-24010. Dans les deux cas, la prise en charge du texte de ces ames par des acteurs est confirmée par leur présence dans la liste des personnages de certains imprimés de Jean Michel et de la Passion cyclique39. 39

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Voir l’édition d’O. JODOGNE, pp. 475-476. Cette liste est établie à partir de l’édition J (BnF, Rés. Yf 107, f. CCLII,v et CCLIII), d’Alain Lotrian (1539). On la retrouve dans l’édition K, une édition ultérieure de Lotrian (1541), aux f. CCLIII,v. et CCLIIII.

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Des corps divers Mais avec ses corps divers, vivants ou feints, la représentation des âmes sur le hourdement ne fait pas système. D’autres éléments viennent confirmer la diversité de nature de cette représentation. Ainsi, les acteurs qui incarnaient les âmes étaient-ils adultes ou enfants ? Le fils de Jacques Le Gros, qui, âgé de dix ans et deux mois joua plusieurs rôles dans la Passion en 1539 à Paris, est-il la seule solution possible40 ? Rien ne permet de l’affirmer. Assurée par un adulte, la Descente aux enfers était probablement plus impressionnante encore, d’autant que la tradition iconographique avait accoutumé le spectateur à un Christ adulte venu sauver les Justes. Surtout, nulle part il n’est dit que les prophètes au limbe étaient joués par des enfants. À Mons, si le fils Pierre Parmentier, qui joue le serpent de la Genèse, ou le fils de Gérosme, qui joue le sang d’Abel, sont désignés comme des enfants, ce n’est pas le cas des acteurs qui interprètent les Justes : Adam est joué par Colin de Sellier, Ève par Germain Parmentier, Moyse par Germain Haignet, Jeremie par Estienot Samson, Abraham par Jean Fouquart dit aussi Docque Docq, David par Bastyen Baude, Ysaÿe par Jehan de Braye… Ajoutée à la convention iconographique qui en fait des vieillards chenus, cette distribution confirme que ce n’étaient probablement pas des enfants qui jouaient les rôles des prophètes. Par ailleurs, il est parfois difficile de savoir si l’âme était représentée par un corps réel ou feint. Dans la Passion de Semur, la mort de Jean-Baptiste est suivie d’une diablerie : Appourtés moy son ame icy, demande Lucifer à ses sujets, 4131. S’ame voy la, je la prandray, 4153, déclare Baucibus ; cependant, il s’avère impossible de la faire souffrir ! Cest ermite tous nous enchante, 4157, s’affole Tempest, mais Lucifer lui-même ne vient pas à bout de Ceste chose […] mout contraire, 4169, qui le dégoûte : C’est ung homme trestout veluz, / Il est mout heureus et trop plux : / Il n’a vescu que de racines, 4170-4172. Or, cette description semble correspondre à un homme, c’est-à-dire à un personnage dont les traits sont la caricature de l’ermite au désert – celui-là même qui devait jouer le personnage de Jean-Baptiste. Au demeurant, n’est-ce pas Johannes Baptista qui prend la parole au paradis, ap 4194 ? Cependant, rien n’interdit que cette âme ait été représentée par un corps feint, imitation miniature du messaige de Dieu, 4201, laquelle renforcerait la puissance dérisoire des diables ne parvenant pas à lui donner de coups… Par conséquent, si la représentation des âmes obéit à une nécessité, c’est à celle du drame et non de la théologie, fût-elle ockhamienne – car aucune suppositio simplex ne pourrait désigner deux choses de nature aussi différente qu’un corps d’acteur et une poupée de paille ou de bois. Le caractère dramatique et 40

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Voir G. A. RUNNALLS, « Le Livre de Raison… ». Le rôle de l’âme est transcrit pp. 188 et suiv.

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visuel de cette nécessité est confirmé par une reconstitution précise du jeu de l’âme de Judas chez Jean Michel. Après la mort du traître, où l’âme surgit du corps pendu, Ycy se fait grant bruit en Enfer et les dyables atrainent Judas en Enfer et ameinent son ame batant. Satan triomphe : Lucifer, nous vous atrainons / le traistre desloyal menteur, / Judas, le larron proditeur / qui est mort par desesperance, JM 2402524028. Réponse enthousiaste du maître : Sus, sus, dyables, sus, qu’on s’avance ! / Qu’il soit festoyé comme il fault ! / Trainés le par bas et par hault, / et par chaleur et par froidure / tant que tous nos tourmenz endure / et qu’il me soit bien recuilly. Pour ces tortures, il est plus confortable, quoique non obligatoire, d’imaginer que l’âme était jouée par une feinte ; mais alors, qui assure le texte de l’ame Judas ? Seule solution possible : derrière l’âme feinte, depuis une trappe, un acteur dit le texte placé sous la didascalie l’ame Judas. Que les spectateurs soient accoutumés à voir parler un secret, l’Abregiet de Mons en donne la preuve avec Le sang d’Abel, joué par le filz dudit Gerosme, qui incarnait Abel. L’enfant ou secret representant le sang Abel complaindant […] dit la réplique encadrée par les vers suivants : Vray Dieu, Juge sempiternel, […] / respandu son sang fraternel41. Un autre exemple technique de cette interprétation ventriloque des secrez est fourni par la substitution de mannequins aux véritables acteurs lors des scènes de torture et d’exécution des « décapités parlants » du Mystère du Roy advenir42. L’exemple du Judas d’Angers permet de mieux comprendre les deux corps attribués aux âmes des prophètes par les didascalies de Semur. Les chanteurs du Kirie Leison prêtaient-ils leur voix à des marionnettes sans vie, agitées au limbe pour accueillir l’âme de Jésus ? Peu probable pour cette scène, la représentation conjointe des prophètes par des acteurs réels et par des figures de papier ou de bois est avérée par certaines didascalies. Dans la Résurrection d’Angers (1456), pour l’Ascension de Jésus, les âmes sauvées sont représentées à la fois par des corps feints et par des acteurs véritables lorsque ceux-ci, comme Carinus, Leontius ou les principaux prophètes, ont eu un rôle dans la pièce : Jésus avecques les trois anges, c’est assavoir Gabrïel, Raphäel et Urïel, sera tiré à part le premier tout en paix. Et les deux fils Symeon ressuscités (Carinus et Leontius) et lesdites XLIX ames qu’il ara, monteront secretement en paradis par une voye sans que on les voye, mais leurs statues de pappier ont de parchemin bien contrefaictes. Jusques au dit nombre de cinquante et un personnages seront atachiéz à la robe de Jésus et tiréz amont quant et quant Jhésus, et si seront les

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41

Ibidem, p. 16, p. LXXXIX.

42.

« … Un duc grec ordonne qu’on tranche la tête de Gadifer sur un bloc : Et sera le bloc creux dessous et quand on le sailera […] on le mettra en bas et butera sa tête dedans le bloc et là parlera et on aura une autre charniere a qui on coupera la tête (charnière est le terme technique qui sert à désigner le mannequin destiné aux exécutions), puis l’auteur ajoute : Celui dedans le bloc parle et dit… », didascalies citées par G. COHEN, Histoire de la mise en scène..., p. 150.

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chables environnéz de nues blanches43. Les âmes sauvées sont prises en charge par des corps de papier, mais ceux-ci doivent disparaître pour laisser place aux acteurs de chair et d’os vus en Enfer, qui se placeront aux côtés du Père et du Fils pour la fin du spectacle. Dans une même pièce, les âmes des morts peuvent donc être représentées à la fois par des corps feints et par un corps réel. Les âmes, des corps singuliers Autour des âmes des morts, les contradictions comme les silences des manuscrits suggèrent que les fatistes et les metteurs en scène avaient conscience de rencontrer des difficultés d’ordre théologique. Cependant, fallait-il encombrer la scène de corps, et donner une image théologique correcte de la mort au risque de brouiller l’intelligibilité de l’action ? Incohérences ou hésitations, les variations dans la désignation des corps représentant les âmes accordent au régisseur ont l’avantage de préférer l’intelligibilité de la fable représentée à sa correction théologique. Car en identifiant aisément Jean-Baptiste, Adam ou Ève comme des personnages et non comme des corps feints au limbe, le spectateur oublie la séparation théologique de l’âme et du corps ; mais n’est-ce pas au bénéfice du sens eschatologique de la Descente aux enfers, qui l’unit au sort des patriarches ? Quelle qu’elle soit, la représentation des âmes sur le hourdement entre en conflit avec les théologies de l’âme, de Thomas d’Aquin à Guillaume d’Ockham. Certes, l’artifice des corps feints permet d’envisager ceux-ci non comme une représentation de l’âme même, mais comme une des parties de l’algèbre ockhamiste du monde, qui trouverait alors un équivalent dans les corps des Passions. Le corps feint ne prétend pas représenter l’essence de l’âme, qui demeure inaccessible à la raison humaine fondée sur l’intuition. Les corps feints des Passions ramènent ce qui ne peut être connu à une chose perceptible, et ne se donnent pas pour l’âme mais pour le signe de celle-ci. Le corps feint est donc ockhamiste parce qu’il exhibe avec son artifice sa nature de signe. Cependant, représentée, si elle l’était, par des corps d’enfants, d’adultes, par des poupées anthropomorphes ou par des balles d’osier, l’âme des morts dans les Passions est trop polymorphe pour être tout à fait théologique. Elle n’assume pas toujours son statut de signe artificiel, et cherche très souvent à ressembler au corps vivant, pour renforcer son but : donner l’illusion de la vie. N’est-ce pas le sens véritable d’une représentation des âmes par des corps d’acteurs, qui prêtent leur vivacité à des scènes se déroulant dans l’autre monde ? Parallèlement, 43

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Le Mystère de la Résurrection, P. SERVET éd., Genève, Droz, 1993, t. 2, p. 823. De plus, doivent estre painctes les ames des saincts peres qui entreront en paradis secretement par eschielles soubz paradis. Et les cordes qui tireront l’instrument ou Jhesus sera doivent estre mussees en maniere de nue, Ibidem, p. 822.

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le travail technique autour des corps feints tend à les rapprocher des corps vivants, qu’il soit effacé44 ou exhibé, comme c’est le cas des beaux secrez45 de Valenciennes. Ces derniers permettent la substitution d’un mannequin au corps torturé ou tué : le corps feint est attaché à une trappe pivotante, et surgit à l’œil du spectateur au moment opportun46. L’essentiel du secret consiste alors à créer l’illusion de la vérité, et non à exhiber l’artifice du corps feint. Qu’elle soit ou non animée du souffle de la vie, l’âme des morts dans les Passions devient donc un personnage comme les autres. Corps parmi les corps du hourdement, elle perd son identité théologique au profit de la clarté de son identité théâtrale.

2. LE CORPS GLORIEUX A. Le paradoxe théologique Les Passions rencontrent une nouvelle difficulté avec la représentation du Christ entre la sortie du tombeau et l’Ascension. Son corps fait l’objet d’un travail technique qui supplante la recherche de sa conformité aux paradoxes de l’un des principaux mystères de la foi. La définition théologique de la Résurrection comme d’un paradoxe inaccessible à l’humain repose sur la relation du corps mort au corps ressuscité, appelé corps glorieux. De Paul à Thomas d’Aquin, la théologie lui offre une identité paradoxale, où l’enveloppe charnelle du cadavre change de nature tout en restant identique. Pour Thomas, « il a […] fallu, pour que la résurrection du Christ soit véritable, que le même corps soit de nouveau uni à la même âme »47. Mais dans le corps glorieux, le cadavre déliquescent fait place à un corps curieux, sans chair ni sang, que l’on identifie pourtant sans difficulté avec le corps du mort. Posant la question de la forme extérieure du corps glorieux, Paul affirme l’identité problématique de la dépouille corrompue devenue incorruptible : « Mais, dira-t-on, comment les corps sont-ils relevés ? Avec quels corps reviennentils ? Sot ! Ce que tu sèmes, toi, ne reprend vie s’il ne meurt. Et ce que tu sèmes, ce n’est pas le corps à venir mais un simple grain […] ; et Dieu lui donne le

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44

Par exemple, « on se servait de fil d’arcal qui avait l’avantage d’être assez mince pour n’être guère visible et assez résistant pour soulever, par exemple, la tour où est enfermé Joseph d’Arimathie, ainsi miraculeusement délivré par Jésus dans le drame de la Résurrection », G. COHEN, Histoire de la mise en scène..., p. 188.

45

Paris, BnF, ms. fr. 12536 ; W. TYDEMAN, The theatre in the Middle Ages, western european stage conditions (800-1576), Cambridge University Press, 1978, ch. 6 : « Resources and effects ».

46

G. COHEN, Histoire de la mise en scène..., pp. 149-150.

47

ST, III, q. 54, art. 1, t. 4, p. 392.

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corps qu’il a voulu, à chaque semence un corps particulier […] On est semé corruptible, on se relève incorruptible ; on est semé méprisable, on se relève glorieux ; on est semé faible, on se relève fort » […] Je le déclare, frères, la chair et le sang ne peuvent hériter du royaume de Dieu, ni la corruption hériter de l’incorruptibilité…», Paul, 1 Cor., 15, 35-53. Le corps particulier, propre à chacun, est conservé après la mort. Il subit une transformation intérieure : est-elle visible ? Si Paul marquait la différence entre le corps et la chair, Caro salutis est cardo, déclare Tertullien dans De la résurrection des morts, ch 8, 1. Les dix premiers chapitres de ce traité font l’éloge de la chair, praeconium carnis, qui a la possibilité de se transformer en substance digne de salut. Paul et Tertullien offrent donc la résurrection au corps ou à la chair, à condition que ceux-ci subissent une transformation qui leur donne une identité paradoxale48. Comment traduire sur la scène le paradoxe du corps glorieux, à la fois semblable au corps vivant et différent de lui, et qui échappe à la pourriture du cadavre ? Sur le hourdement, le corps du ressuscité n’est jamais invisible. Il effectue au contraire les figures imposées de la tradition iconographique, se dressant dans son tombeau pour en enjamber le rebord49. Dans Semur, les gardes du tombeau en font le récit aux prêtres de la Loi : A dextre part s’assit dessus. / L’eure que le soloil voult lever, / Nous vismes Jhesu relever, 9217-9219. Dans Gréban, Et lors se lieve Jhesus du sepulcre atout une croix vermeille, et incontinent se absente comme dessus, ap 28964, tandis que le geste de Jésus, qui met hors du Sepulcre la dextre gambe premierement, est précisé dans l’Abregié de Mons50. Certes, après cette concession à la vraisemblance, entouré de grande relucence et fumée d’encens et de lumière51, le corps du ressuscité resplendit de lumière et de beauté, dans un « don de clarté »52 qui se veut l’analogie du corps glorieux paradoxal des théologiens. Il reste qu’aux yeux du spectateur, sa présence est moins paradoxale que singulière, portée par un dispositif spectaculaire auquel les fatistes ont accordé tous leurs soins.

B. Du mystère de la foi au succès de la feinte Certes, les Passions évoquent la Résurrection d’une manière conforme à la théologie chrétienne au sens large. On l’a vu, l’âme du mort revient animer le cadavre qu’elle a quitté, comme le Christ en personne le rappelle dans le prolo-

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48

Voir J. MOINGT, « Polymorphisme du corps du Christ », dans Corps des Dieux, Paris, Gallimard, 1986, pp. 47-62.

49

L. RÉAU, Iconographie de l’art chrétien, t. 2, pp. 544-548.

50

G. COHEN, Le livre de conduite…, p. 412.

51

Ibidem, p. 413.

52

Voir J.-L. CHRÉTIEN, La voix nue. Phénoménologie de la promesse, Paris, Minuit, 1991, p. 16.

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gue de la quatrième Journée de la Passion de Gréban, consacrée à la Résurrection : [A]y mon ame au corps rëunie en vraye unité personnelle par conjunction immortelle, car mon corps est gloriffïé et de tous deffaulx expiré, qui n’actent que monter en gloire. 27444-27447

Mais si elle est correcte en théorie, la Résurrection des Passions ne consacre pas le mystère de la foi mais celui de la feinte. Et puisque tant est prouffitable tel resurrecion haultaine a totale nature humaine, il est assez expedïent […] que sur elle nous arrestons et subtillement la traictons selon qu’a Jhesuscrist plaira et la scïence nous donrra. Et pour la traicter et deduire, prïe Dieu qu’il vueille conduire touz nos entendemens…, 27457-27560, 27464-70

Fruit de la science et de la technique, le spectacle de la Résurrection fait l’objet d’un [traictement], entreprise matérielle qui reviennent au conducteur des secrez, lequel investit sa science et son entendemen[t] dans l’élaboration concrète du mystère de la foi, même s’il s’en remet à Dieu pour le succès de son entreprise. Dans les Passions, la Résurrection est affaire de technique. Plus qu’un mystère de la foi, c’est une machine perfectionnée. En effet, les scènes consacrées au Christ ressuscité sont accompagnées des secrez les plus spectaculaires de la représentation. Leur degré d’accomplissement technique dépendait probablement des moyens dont disposaient les entrepreneurs pour monter le spectacle, une marge étant laissée par les silete, marqueurs d’un événement de la mise en scène dont la nature et l’ampleur ne sont pas précisées. Ainsi pour l’Ascension de Semur, Jésus ascendit in paradiso et angeli cantant hymnum Eterne rex altissime. Sillete, ap 9519. Dans tous les cas, le subterfuge laisse de côté le caractère mystérieux et inexplicable de la scène représentée, au bénéfice de la prouesse technique qu’elle demande. Ainsi, il faut opérer avec habileté pour que l’âme modo s(e)urgat et veniat ad sepulcrum et intret subtiliter multitudine angelorum, et que ce soit Deus qui en sorte triomphalement quand Gabriel l’appelle : Jhesu, filz de la Vierge Mere, PS 8818. De la même façon, dans la quatrième Journée de Gréban, Jésus ne cesse d’apparaître et de disparaître subittement ou subtilement, les adverbes soulignant la rapidité, garantie de l’effet de surprise, qui doit rythmer ces moments. Icy s’esvanouÿst Jhesus d’elle, ap 29032 ; Icy se part Jhesus subitement, ap 29498 ; Icy s’appert Jhesus subitement/subtilement, ap 29656 ;

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Icy se part Jhesus subitement, ap 29686 ; Icy s’esvanouÿt Jhesus, ap 29752 ; puis Icy s’esvanoÿt Jhesus d’eulx, ap 31004. Enfin, lors de l’Ascension, Ici monte Jhesus ou ciel avecques aucuns angelz, et lors se doivent les patriarches absconser, ap 32974. Sobre, cette didascalie trouve un équivalent plus complexe dans la subtile Résurrection d’Angers comme dans sa somptueuse « machine » de l’Ascension53. Comment comprendre la multiplication des « machines » autour du Ressuscité ? Le geste des patriarches, qui se doivent absconcer pour ne pas perturber la vision majestueuse du Christ glorieux s’élevant vers son père, solennise ce moment. Premiers témoins de la scène merveilleuse, les convertis de Gréban en donnent peut-être la clé, qui y reconnaissent la puissance de Jésus : Or peust checun estre certain que la deÿté souveraine est en luy si parfaicte et plainne qu’i en peut a son vueil user, sans engins humains abuser. Nous le vëons, devant noz yeulx, senssiblement monter aux cieulx sans soy grever ne traveiller, 32975-32982

Cependant, pour une scène qui ne peut s’en passer, souligner l’absence de trucage revient à en célébrer la réussite. Les secrez de l’Ascension constituent alors l’exhibition d’une prouesse technique qui vient supplanter celle du paradoxe théologique de l’objet représenté. C’est le trucage qui suscite l’admiration du spectateur comme celle des pèlerins d’Emmaüs devant lesquels disparaît Jésus : Et statim evanuit ab eis et tunc valde stupefacti respiciunt alterutrum. Sillete, PS ap 9418. La réussite de ces « machines » peut être compromise par leur complexité, car c’est le corps de l’acteur lui-même qui est soumis à la feinte. Que le rôle du Ressuscité soit assumé par l’acteur qui joue Jésus et non par un mannequin, on en a la preuve autant par les répliques qu’il est souvent chargé de prononcer que par le système iconographique « performatif » du manuscrit B : à partir du fol. 222, début de la quatrième Journée, aucune vignette ne lui est accordée, puisqu’il a depuis bien longtemps fait son apparition. Le spectateur de la Résurrection n’éprouve de difficulté à identifier le personnage qu’il a vu jouer le Christ tout au long de la pièce. L’essentiel n’est pas là, mais dans la réussite du secret qui dans ces scènes permet son apparition ou sa disparition. Une trappe s’ouvrait probablement sous le corps de Jésus, semblable à celle qui lui permet l’accès à la prison de Joseph d’Arimathie : Icy entre Jhesus en la prison par dessoubz et le baise, ap 29720, ou au trau ou secret de la Croix où le machiniste doit faire disparaître le Jésus ressuscité de l’Abregiet, p. 413. Du corps du Christ, c’est l’agilité et

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Voir supra p. 196.

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non la nature paradoxale qui est célébrée par les témoins de ses fréquentes résurrections : Le corps a agille et expert, par quoy, ou il veult, il s’appert et, quant il lui plaist, il s’absconce, 32040-3204254,

explique Philippe au nouvel apôtre Mathias. Feinte ultime, à la machine s’ajoute parfois le jeu de l’acteur : Icy fainct Jhesus d’aler plus loing et les pelerins le retiennent, ap 30972. À chaque apparition du Ressuscité, les Passions proposent donc un corps à l’agilité décuplée par les « machines », lequel frappe les sens plus que l’entendement. Certes, Thomas d’Aquin définit « l’agilité » comme la « propriété du corps glorieux » 55.. Mais « le pouvoir d’être vu ou de n’être pas vu » que permet cette agilité ne peut être illustré sur le hourdement. Il trouve son équivalent dans une prouesse technique qui en trahit la nature paradoxale. C’est en tant qu’effet spécial que le corps du Ressuscité est proposé à l’admiration du fidèle devenu spectateur. Au silence d’un Jean Michel, qui en ne récrivant pas la Résurrection de Gréban limitait la représentation à l’univers visible selon le nominalisme, répond la pratique scénique, où ces scrupules de théologien sont remplacés par un savoir-faire technique en pleine expansion aux XVe et XVIe siècles56. Que ce savoir-faire constitue l’une des préoccupations majeures du hourdement est attesté par les documents de la pratique, mais aussi par les manuscrits réservés dès le XVe siècle à la seule Résurrection, puis par les imprimés de la Passion cyclique. Nativité, Passion et Résurrection y sont dépeints avec un luxe de détails qui relègue au second plan les écueils que la théologie peut opposer à la représentation de certains de leurs aspects – une attitude qui a pu coûter au théâtre sacré, on l’a vu, les interdictions du Parlement de Paris. Cadavre que l’âme revient animer, le corps ressuscité est conforme à sa définition théologique. Mais dans les Passions, il est la feinte par excellence, qui suscite l’émerveillement du spectateur plutôt que sa méditation.

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Variantes : il subtusse, B ; il s’absconce, A ; il s’absente, D.

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ST, III, q. 54, art. 1 : « D’après le Philosophe, la vision s’explique par l’action de l’objet visible sur la vue. C’est pourquoi quiconque a un corps glorifié possède en son pouvoir d’être vu ou de ne pas être vu, selon son gré. […] Donc, si le Christ disparut aux yeux des fidèles, ce ne fut pas parce que son corps fut détruit ou dissous en des éléments invisibles, mais parce qu’il cessa, par la volonté du Christ, d’être vu, soit qu’il restât présent, soit même qu’il se fût éloigné rapidement, grâce à l’agilité, propriété du corps glorieux », t. 4, p. 393.

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É. KONIGSON, La représentation d’un Mystère de la Passion…, pp. 143-144.

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C. Conclusion : la beauté, apanage du Ressuscité Brillant, peint, costumé, exhibé, caché, admiré grâce aux secrez de théâtre qui l’entourent, le corps de Jésus revenu d’entre les morts proclame le triomphe des formes singulières sur la forme globale. Paré de mille feux, il perd son caractère paradoxal, impossible à traduire dans la langue du théâtre. Le spectateur du hourdement ne peut que s’arrêter à son altérité. Même lorsqu’il fait l’objet d’une analogie, l’aspect paradoxal de ce corps à la fois identique et différent est traduit par un luxe d’accessoires, et l’impossible identité du cadavre qui se relève intact de la putréfaction ne trouve un équivalent que dans un corps de théâtre d’une beauté d’exception. Si son corps vivant donnait le ton de la souffrance, le corps glorieux du Christ fournit au hourdement l’une des clés de l’esthétique de la singularité qui distingue la Passion dramatique des autres formes, écrites ou peintes, du mythe chrétien.

3. LA TRINITÉ57 A. Un être de langage Augustin, Thomas d’Aquin et Guillaume d’Ockham Ultime difficulté rencontrée par les fatistes : comment représenter la Trinité, « être sans corps » par excellence pour la théologie ? « Tous les auteurs que j’ai pu lire, parmi ceux qui ont écrit avant moi sur la divine Trinité […] se sont proposé ce seul but : montrer, d’après les Écritures, que le Père, le Fils, le Saint Esprit, attestent dans l’indivisible égalité d’une unique et identique substance leur divine unité, et que, par suite, ils ne sont pas trois Dieu, mais un seul Dieu »58 : c’est ainsi qu’Augustin rassemble les efforts de la tradition patristique pour définir l’identité paradoxale du Dieu trinitaire. Celle-ci est définie comme un objet mathématique complexe, qui comprend comme identique ce qui par essence ne l’est pas : l’un et le multiple. Première résolution mentale de ce paradoxe, la Trinité immanente prend la forme de la circumincessio, ou confusion des volontés entre le Père et le Fils, tandis que la Trinité « économique » met

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Les pages qui suivent sont un approfondissement et une extension à tout le corpus de notre article « La vision et le don : la représentation de la Trinité dans le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban », à paraître dans Dieu et les dieux, J.-P. BORDIER (s. dir.), Brepols, 2006. La Trinité, I, IV, 1991, pp. 102-103.

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l’accent sur la « mission » du Fils, deuxième « personne » de la Trinité, accomplie dans l’Incarnation59. Pour réunir le Père, le Fils et le Saint Esprit dans un même concept, Thomas d’Aquin, lui, élabore une définition de la personne divine comme « relation subsistante »60. Le Fils coexiste avec le Père, via l’amour ou Esprit Saint qui l’unit à la communauté chrétienne, et qui justifie sa présence sous la forme du corps humain, putrescible et souffrant. Ce qui définit le corps de Christ, c’est donc moins sa singularité que la relation qu’il entretient avec le Père dans la perspective de la rédemption. Si la relation subsistante fait des trois personnes de la Trinité une seule substance, ces personnes se distinguent par les qualités de leur essence, « puissance » étant la qualité distinctive du Père, « sagesse » celle du Fils, « bonté » celle du Saint Esprit61. La Trinité fait alors co-exister non pas trois corps mais trois qualités singulières, réunies dans une même substance. C’est pourquoi la Trinité n’est pas perçue par les sens mais par l’entendement : elle est l’objet analogique, la « similitude » par excellence, qui ne prend forme que dans un acte de langage, lequel réduit Dieu à de l’intelligible, essentiellement distinct du mystère qu’il représente. Ainsi, les noms de Dieu ne le désignent pas en tant que substance : « Nous appliquons à Dieu des noms qui signifient la substance qualifiée […] le suppôt avec la nature ou la forme déterminée dans laquelle il subsiste […] » ; mais ces noms « se rapportent à Dieu comme connu de l’intellect, non comme perçu par les sens. Car c’est selon que notre intellect l’atteint, qu’il peut être montré »62. Le nom de Dieu est une appellation et non pas un nom propre ; car il signifie la nature divine comme si elle était dans un sujet, bien que Dieu lui-même ne le soit pas, n’étant en sa réalité ni universel ni particulier, « car les noms n’épousent pas le mode d’être des choses nommées selon qu’elles sont dans le réel, mais selon qu’elles sont dans notre connaissance »63. Il reste que pour Thomas d’Aquin, les noms de Dieu désignent correctement l’idée du Dieu trinitaire, quand bien même la chose même reste inaccessi-

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59

Voir W. KASPER, Le Dieu des chrétiens, Paris, (trad. 1982), Cerf, 1985.

60

ST, I, q. 29, art. 4. : « Que signifie, en Dieu, le nom de personne ? » : « […] Le mot “personne” en Dieu signifie à la fois l’essence et la relation. […] La personne en général signifie […] la substance individuelle de nature raisonnable. Or, l’individu est ce qui est indivis en soi et distinct des autres […] Or en Dieu, nous l’avons dit, il n’y a de distinction qu’à cause des relations d’origine. D’autre part, la relation en Dieu n’est pas comme un accident inhérent à un sujet ; elle est l’essence divine même. De même donc que la Déité est Dieu, de même aussi la paternité divine est Dieu le Père, c’est-à-dire une Personne divine. Ainsi la “personne divine” signifie la relation en tant que subsistance », p. 373.

61

ST , I, q. 31-38.

62

ST, I, q. 12, « les noms divins », t. 1, p. 237.

63

ST, I, q 13, art. 9, t. 1, p. 248.

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ble à l’entendement. Pour Guillaume d’Ockham, le concept lui-même perd toute légitimité à désigner Dieu puisqu’en tant que tel, il n’est fondé sur aucune intuition. Concept ockhamiste par excellence, la Trinité reste inadéquate à tout système de désignation : « L’identité entre le référent du nom divin et la Personne est […] immédiate et donc indémontrable »64. Quelle que soit l’école de pensée qui s’attelle à sa définition, la Trinité échappe par nature à la représentation visuelle que lui propose le hourdement, et selon laquelle à chaque être singulier correspond un nom. Mais les fatistes n’évincent pas pour autant la représentation de la Trinité. Comme l’iconographie, ils proposent, quand le moment qu’ils mettent en scène les contient, les grandes théophanies que sont le Baptême, la Transfiguration, l’Ascension et la Pentecôte. Ils tentent alors l’impossible pour rendre compatibles ces versions visuelles et incarnées de la Trinité avec les discours qui en affirment les paradoxes, mais ils exhibent aussi leur échec à montrer ces derniers. Sur le hourdement, la Trinité, c’est conjointement un discours et des présences. Si par les « similitudes » que sont le nom, la disputatio ou la musique, elle se veut une version parmi d’autres de la trine unité des personnes théologiques, elle apparaît malgré tout sous la forme de Trinités à trois, ou plutôt à deux personnages65. À l’évidence sensible de ces Trinités de théâtre, ni le thomisme d’un Gréban ni les inflexions ockhamistes d’un Michel ne parviennent à imposer leurs lois. Pour subtiles qu’elles soient, leurs distinctions permettent d’entrevoir le contexte théologique de leurs œuvres. Mais celles-ci font du Fils et du Père des personnages de théâtre plus que des personnes théologiques de la Trinité.

B. Ses « similitudes » sur le hourdement Les noms de Dieu Les Passions, notamment les plus anciennes, tentent d’abord de désigner sans les distinguer les trois personnes de la Trinité du nom de Dieu. Dans Palatinus, Judas repenti craint que Jamais Diex n’avra de [lui] cure, 464. Les apôtres jurent par Dieu, 485, en nom Dé, 493, et s’inclinent avec joie quand Diex si est resuscitez, 1978. Dans Sainte-Geneviève, Jésus Diex est et tousjours Diex sera, 36 ; il est désigné comme Dieu tout au long de la pièce, cette identité immuable étant celle de Nos-

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P. ALFÉRI, Guillaume d’Ockham le singulier, p. 447.

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Sur la représentation iconographique de la Trinité, au Moyen Âge et plus tard, voir F. BOESPFLUG, Dieu dans l’art. Sollicitudine Nostrae de Benoît XIV (1745) et l’affaire Crescence de Kaufbeuren, Paris, Cerf, 1984 ; « La compassion de la Trinité dans l’art flamand du XVe siècle », dans Dieu à l’épreuve de notre cri, Paris/Louvain, Cerf/faculté de théologie, 1999, pp. 45-67 ; La Trinité dans l’art d’Occident (14001460), Presses universitaires de Strasbourg, 2000.

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tre Seigneur dont il est fait le récit par personnages, comme le suggère le titre de l’ouvrage dans le manuscrit. Cependant, dans ces textes comme dans les suivants, les personnes de la Trinité sont également désignées en didascalie de manière indépendante, ce qu’au demeurant la tradition exégétique légitime. Certes, si l’on jure de par li sainz Esperites, PP 48, c’est, par analogie avec le sacrement du baptême, pour en isoler le principe plus que pour désigner la troisième personne de la Trinité. En revanche, la confusion du Père et du Fils est autorisée par l’interprétation du premier verset de la Genèse66 et du Verbum caro factum est johannique. Marie pleure celui qui est à la fois son fils et son père, elle a perdu [s]on chier fils et [s]on pere, PP 1073, 1077, elle sanglote Quant [s]on filz et [s]on pere esgarde / En guise de larron destruire, PSG 2828-2829, Car je pers mon filz et mon pere ; / J’estoie sa fille et sa mere, PS 7623-7624. Chez Gréban, Marie désigne son nouveau-né dans le refrain d’un rondeau comme Mon doulx enfant, mon vray Dieu et mon pere, AG R 5044-5118, alors que Joseph vient d’en appeler à la glorïeuse Trinité pour célébrer la Nativité. Cependant, c’est la seconde personne de la Trinité qui reçoit les noms les plus variés. Si l’Ecclesia de Semur ajoute seule l’image nuptiale, venue du Cantique des Cantiques, de Mon doux espoux Jhesu Crist, 2834, pour Judas, il est maitres Jhesus, PP 151, 243, de même que pour Caÿphe, cette fois par dérision, PP 768. Madeleine reconnaît en lui son beau [doulz] pere, PSG 216, tout comme Marthe, PSG 388, ou encore son maistre plain de misericorde, PSG 152. Surtout, en se disant fils de Dieu, Jésus mérite le titre de roi, et il cause la colère des Juifs. Quand le pusillanime Hérode veut obtenir de lui de nouveaux miracles, il appelle amis Jhesu, PP 363, celui à qui les partisans de l’Ancienne loi refusent la royauté, et qu’ils n’appellent que Jésus de Nazareth. Au jardin des Oliviers, ceux-ci cherchent .i. homme qui est appellez / Jhesu de Nazareth, PSG 1216-1217, Jhesu querons qui ce fait roy, PP 242, qui fuiz Dieu, PP 283, se fait appeler, et ils le haïssent Car Jhesu Crist et roy se nomme, PSG 1746. Mais les rois Mages sont en adoration devant le Dieu, roy et mortel homme, AG R 6634-6672. Dans un premier temps, la question soulevée par ces variations onomastiques est bien théologique. Jésus est-il Jésus de Nazareth, ou bien Christus, ce qui fait de lui le Messiah, fils de Dieu, lui-même Diex Adonaÿ, PP 55, 1443 ? Issu de l’hébreu Joshua, Jésus signifie « Jehovah [qui] est salut ». Sur ordre de Dieu à Joseph ou à Marie ce prénom est attribué à la deuxième personne de la Trinité pour annoncer qu’il « rachètera les péchés de son peuple »67. Quant à Christus,

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Voir G. DURIEZ, La théologie dans le drame religieux en Allemagne au Moyen Âge, Lille/Paris, Giard/Taillandier, 1914, « Rôle du Verbe dans la Création », pp. 39-42. Voir aussi les évangiles sur la confusion onomastique autour de Jésus, Matth, 27, 11; Marc, 15, 2-5; Luc, 23, 3; Jean, 18, 18-28.

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Luc, 1, 31, Matthieu, 1, 21.

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c’est normalement un titre plus qu’un nom propre. Équivalent de l’hébreu Messiah, il signifie « celui qui est oint », privilège que l’Ancien Testament réserve aux prêtres, aux rois et aux prophètes. Le fils de Dieu, réunissant toutes ces fonctions, peut être appelé le Christ68. Dans ce cadre, il est naturel que ceux qui le croient tels, à l’instar de Madeleine, l’appellent Jhesucrist, PP 82. Parallèle aux attentes de la théologie, de Palatinus à Gréban, la désignation du personnage de Jésus par plusieurs noms a pour fonction de déjouer l’évidence de la représentation, dans laquelle la nature paradoxale du corps de Dieu est supplantée par la présentation de trois corps distincts : le sien ; celui du Saint Esprit ; celui de son Père. Personnes théologiques, le Père, le Fils, et le Saint Esprit Jésus peuvent-ils rester sur le hourdement le mistere en soy AG 4964, dont s’émerveille Marie à sa naissance ? La dispute scolastique Pour traiter ce mistere, les Passions empruntent à la dispute scolastique son système de démonstration. Ainsi, une disputatio oppose Saincte Eglise et Synagogue dans la Passion Sainte Geneviève. Elle doit dégager le principe de contradiction qui rend inaccessible à l’entendement humain les deux grands mystères de la foi que sont la Résurrection et la Trinité. Personnage négatif, Synagogue joue malgré tout un rôle important, car elle met en évidence l’essence paradoxale des mystères de la foi. Elle les interprète comme une pure fiction, Dy va ! Tu ne me dis que fables, 3102, un mensonge qu’elle dénonce avec violence, en injuriant son adversaire, Par ma loy, gloute, tu te mens !, 3133. Elle énonce l’incompatibilité du mystère de la foi et de la loi de nature : Bien puez savoir, se tu n’es yvre, / Mort homme n’a povoir de revivre, 3136-3137. Personnage positif, Saincte Eglise la ressent également, qui ne peut définir la Trinité que dans une provocation : Ce sont trois personnes ensanble Et i. seul Dieu. Dy, qu’il t’en samble ? Oserois tu ceci desdire ? 3098-3100

Bien entendu, l’efficacité didactique de la scène n’est pas en danger. Mais la victoire de Saincte Eglise n’a pas empêché que son adversaire souligne les contradictions logiques de la Trinité. Une interprétation nouvelle de cette scène, promise comme d’autres disputes au succès69, est fournie par la Passion de Semur. Là, point de discussion théologi-

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Sur l’étymologie des noms sacrés Jésus et Christ, voir The Catholic Encyclopedia, New York, Robert Appleton Company, 1910, vol. 8, pp. 374-375.

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Voir M. LAZAR, « Enseignement et spectacle : la Disputatio comme “scène à faire” dans le drame religieux du Moyen Âge », dans Scripta Hierosolymitana, XIX (1967), pp. 126-151.

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que sur la nature de la Trinité. La disputatio est brève, et mêlée à l’action. Elle prend la forme, dynamique, de l’établissement pour tous de la Nouvelle Loi. Je suis et fuz, toujours seray, 1437, annonce fièrement Ecclesia, qui introduit le défilé des prophètes annonçant la venue du Christ. Son rôle se limite alors à convaincre Sinagogua de la fin de son règne, par la lecture des textes sacrés que cette dernière demande aux prêtres de la loi. Burlesque, la scène s’achève sur la défaite piteuse de Sinagogua : Que diray ge plux autre chose ? / Il covyent que je me despose, 2458-2459. Semur évite donc la discussion théorique sur le paradoxe trinitaire, et la remplace, on le verra, par des choix visuels et spatiaux originaux. Dans la Passion de Gréban, c’est à d’autres personnages allégoriques qu’il revient de définir la Trinité, grâce à un approfondissement de l’ébauche fournie par des textes succints comme les précédents. A la fin du Procès de Paradis, Paix expose la […] singuliere essence / ou trois personnes sont unyes, 3047-3048, et Sapïence explicite les relations de la première et de la deuxième personnes divines, afin de justifier le choix du Fils pour le rachat de la Faute : S’ameine a mon propos prouver, quatre proprietéz moult belles qui lui conviennent, qui sont telles. Et primes, le puis extimer selon que Filz se fait nommer ; la seconde, qu’il est ymaige de Dieu le Pere noble et saige ; tiercement, est parolle et verbe de Dieu qui est noble proverbe ; a la quarte, qui bien consonne, il est la moyenne personne en la Trinité bieneuree, 3130-3138

Or, comme Gréban l’a annoncé en ouvrant la première Journée, à propos de la Trinité, S’argurons que sy et que non / comme saint Thomas l’a traictié / soubtillement en son traictié / sur le tiers livre des Sentences, 1689-1695. De fait, Sapïence ne fait que gloser point par point la responsio d’un article du commentaire de Pierre Lombard par Thomas d’Aquin. Cet article s’ouvre sur la distinctio suivante : Propter quid et quo fine Filius Dei carnem assumpsit, comment et pourquoi l’Incarnation, qui commence par établir Quare Filius carnem assumpsit, non Pater vel Spiritus Sanctus, et pourquoi par le Fils plutôt que par le Père ou l’Esprit Saint. Or, l’article 2 de la question 3, Utrum magis fuerit conveniens Filium Incarnari quam Patrem vel Spiritum Sanctum, résout ainsi les objections : In propriis autem ipsius possunt quatuor considerari, scilicet quod Filius est, quod Verbum est, quod imago, quod media in Trinitate persona. C’est certainement cette responsio qui a fourni à Gréban le plan de la démonstration de Sapïence70. Sans revenir au détail de celle-ci71, on retiendra que Sapience, 70

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Citations extraites du S. Thomae Aquinatis doctoris communis ecclesiae Scriptum Super Sententiis, t. 3, Paris, P. Lethielleux, 1933, respect. pp. 3 et 33.

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à l’instar du docteur angélique, glose le texte fondant l’image et la ressemblance entre Dieu et sa créature : Car, comme Genesis maintient, l’omme represente et contient l’ymaige de Dieu imprimee, 3172-3174

Première image de Dieu, son Fils est à même de prendre en charge les autres êtres reflétant son Père, [S]e l’ymaige, qui tout compasse, veult prendre en soy l’ymaige basse, 3176-3177,

selon une organisation hiérarchique de l’imago Dei à son modèle. Le Fils est défini comme une créature, et non comme le Créateur. Si leur interprétation allégorique reste possible, les trois autres qualités de Jésus peuvent alors être relues comme celles d’une personne réelle, et non comme des propriétés de Dieu, nature abstraite du sensible. Enfant, prédicateur et médiateur, Jésus n’est pas le Père, mais le Fils. En abordant la question de la Trinité, les disputationes des Passions mettent en évidence sa nature paradoxale. Elles soulignent la distinction des personnes qu’il est possible d’opérer à l’intérieur du concept de la Trinité. Cependant, la Passion Nostre Seigneur comme le Procès de Paradis de Gréban en restent au stade du discours. Ces textes soulignent la nature multiple du corps divin, sans la mettre à l’épreuve de la représentation. Ce qui intéresse Gréban, à ce moment glosateur de Thomas d’Aquin, c’est de saisir, grâce à ce qui reste un discours, la nature de la Trinité comme une abstraction, et non d’éclairer la nature et le fonctionnement de sa représentation dramatique. Inspiré par la pensée nominaliste, le discours de Jean Michel expose avec beaucoup plus de clarté encore l’impossibilité de représenter les paradoxes de la Trinité. Le Prologue capital place l’ensemble de la Passion d’Angers sous le signe d’une théologie négative selon laquelle Dieu n’est présent qu’en enigmate : Humilïon donques nos cueurs, requerans au Verbe eternel qu’en son royaulme supernel nous doint veoir ce que nous croyons Et que face a face voyons Ce que voyons en enigmate, 350-355

Tout signe désignant Dieu est imparfait, inadéquat, il ne rend pas compte de l’essence divine. Faite de langage, de gestes et de matière, la représentation théâtrale est un ensemble de signes. Toute représentation de Dieu doit donc être accompagnée d’une modalisation de sa valeur et de ses prétentions. Aux œuvres 71

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Voir notre article, « La vision et le don … ».

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humaines s’opposent à jamais les ouvrages [de Dieu], a nous estranges, 371. Si la dernière partie du Prologue capital est consacrée tout spécialement à un long développement sur le concept de l’estre eternel de Dieu, ap 741, c’est pour mieux l’opposer à toute sorte de création inscrite dans le monde sensible, parmi lesquelles figure la représentation. Dieu est éternel et le mystère de la Passion, comme toute œuvre humaine, fait partie de la création finie, inscrite dans le temps, promise à la revolucion, 768, à la mutacion, 787, et à la mort. Une fois ce cadre conceptuel posé, qu’est-ce que la Trinité pour Jean Michel ? Le premier point de son Prologue capital répond à la quaestio sur un mode scolastique, démontrant le tesme en posant la maior, ses raisons et sa conclusion, 123-195. La Trinité est une simple nature essencïelle, 195. Distinguer en Dieu trois personnes relève de la construction mentale. On crée un système de signes, de relations, qui n’existent pas dans la réalité. Séparée du sensible, l’essence divine peut être considérée comme un ensemble de personnes distinctes, affectées de prédicats : la paternité, 254, la filïacion, 255, et l’espiracion, 256, ne sont que […] differens predicas Qui aux personnes seullement S’atribuent, non autrement. L’essence demeure toute une, 258-261

L’opposition de l’essence divine, unique et parfaite, aux prédicats que l’esprit humain leur attribue emprunte ses termes à la pensée ockhamiste. Devenus signes, les prédicats permettent de saisir, par analogie, les liens du Père et du Fils dans la génération, ainsi que leur unité trine avec le Saint Esprit, laquelle est exprimée par une comparaison traditionnelle du feu à la Trinité, 302-328. En amorçant sa pièce avec une définition nominaliste de la Trinité, Jean Michel tente d’éviter, plus nettement qu’avec les disputationes précédentes, le conflit entre le mystère de la Trinité et la réalité de sa représentation. Et la parcimonie des théophanies trinitaires chez Jean Michel est assurément justifiée par les inflexions nominalistes de son Prologue. Jean Michel oppose ainsi le hourdement à la Création, et Dieu à ses créatures, que celles-ci soient fatistes, painctres ou acteurs. Cependant, si en commençant sa pièce avec la vie Publique du Christ il contourne la représentation du Dieu trinitaire présente dans l’Incarnation, dans la Résurrection ou dans l’Ascension, il ne peut éviter de montrer la Trinité dans la grande scène du Baptême du Christ, qui donne tout son sens à la présence de Jésus dans le monde, puis dans la Transfiguration, et dans la mort de Jésus. Par conséquent, l’ouverture scolastique de la Passion d’Angers souligne plus qu’elle ne l’apaise la tension entre la scène théâtrale et l’approche théologique de la Trinité. Paradoxalement, c’est la démonstration théologique la plus soigneusement séparée des contradictions de la représentation que cette dernière met le mieux en échec. Dans cet effort nécessairement inabouti, Jehan Michel

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montre les limites de toute définition scolastique de la Trinité lorsque celle-ci est mise à l’épreuve de la scène théâtrale. La musique Ultime tentative des Passions pour traduire Dieu en signes : la musique. Science de la proportion, elle constitue une image de la recherche de l’unité. À ce titre, elle est moins destinée à l’ouïe qu’à l’intellect. Gilles de Zamora oppose ainsi la mundana musica, produite par la voix ou les instruments à la musica caelestis72. Le premier musicien n’est ni l’exécutant ni le compositeur, arrangeur de sons, c’est le mathématicien73. Les théories médiévales de la musique instaurent une correspondance entre le monde sub-lunaire et le monde supra-lunaire. Humaine ou instrumentale, la musique a toujours pour but de rappeler le lien entre les deux mondes, afin de montrer qu’ils sont régis par la loi de Dieu. Pour reprendre Gondissalvi, Finis musici speculativi est contemplatio, finis vero practici est operati74. Au théâtre, la correspondance de la musique et de la loi divine est célébrée par Dieu le Père en personne à l’arrivée de son Fils au Paradis : Angelz, par ung champ solempnel, esmouvez nous Dame Musique, apliquans Dame Rethoricque a doulz et armonïeux sons, AG 33086-33088

Musique et rhétorique sont les arts libéraux que l’homme peut convoquer pour célébrer dignement son Créateur. C’est la raison pour laquelle à chaque apparition de la divinité, et notamment de la Trinité, est associée un silete, dispensé par les anges depuis la mansion de Paradis. Celui-ci a pour origine le chant liturgique, et très souvent il n’est que cela75. Comme à l’office, la musique accompagne alors les grands moments de la bataille pour le salut, dans la joie ou dans la tristesse. Chez Gréban, la Transfiguration est accompagnée d’un scilete, AG ap 13274, de même que la Pentecôte, où Jésus et son père envoient ung grant son a maniere de tonnerre et doit descendre le Saint Esperit en façon de feu et de langues, ap 33678. Quand Jésus a expiré en croix, son père au Paradis […] vueil que chant de pleur chantez / sans autre consolacïon, 26021-26022 : il exhorte les anges à un chant de deuil, 26023-26070, appelé piteux motet dans le manuscrit A, et Kirie leison des ténèbres dans les manuscrits B et D. Ce moment musical devient chez Jean Mi-

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Voir E. DE BRUYNE, Études d’esthétique médiévale, Paris, Albin Michel, 1998, vol. 1, p. 492.

73

Ibidem, p. 488.

74

Ibidem, p. 775.

75

Voir B. LOUVAT-MOLOZAY, Théâtre et musique. Dramaturgie de l’insertion musicale dans le théâtre français, (1550-1680), Paris, Champion, 2002, pp. 156-165.

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chel un chant en pentasyllabes à cinq voix, 28518 et ap, puis un Chant royal en latin qui se pourra chanter bien piteusement en Paradis, ap 28581. Le silete ne fait-il qu’annoncer un moment dramatique important, ménageant, comme l’indiquent souvent les didascalies, une pause de l’ordre de l’intermède PS, ap 3146, ap 5315, ap 5936 ; JM, ap 17915, ap 18552, ap 1929576? Même lorsqu’il se détache de la liturgie, le silete se distingue de la simple scansion entre deux scènes. Il apparaît plutôt comme l’un des supports capitaux de l’écriture allégorique de la Passion. Le silete proclame le triomphe de l’ordre et de l’harmonie sur le chaos des enfers. Il est donc naturel de trouver une nette opposition entre les silete d’enfer et ceux de paradis. Ainsi, dans sa première diablerie, Gréban fait résonner la chanson des damnés, 3834-3841, que Lucifer en personne déclare dissonante : Vostre chant s’acorde trop mal !, 3845. Si la mélodie de l’air des Juifs consignée dans le manuscrit de Semur n’est pas dysharmonique, la dissonance y est créée par les paroles sans signification qu’elle accompagne, 2395-2399. D’une autre manière, au moment de la mort de Jésus, Tunc fiant tonitrua magna et magnus ullulatus in inferno…, PS ap 7704 ; autour du martyre de Satan, Icy batent Sathan et se fait grand bruit, JM ap 17273, Diables faictes un silete / a gros ton comme il apartient, JM 17230-17231 : les silete d’enfer, grondements de tonnerre ou coups de canon, étaient produits par des pierres agitées dans des tonneaux, par des masses frappées les unes contre les autres, et plus rarement, scandés par des instruments – Hic debet Clamator bucinare, PS ap 5318. Selon le camp, les instruments utilisés ne sont pas de même nature ; aux objets en tous genres, détournés de leur fonction utilitaire pour créer le bruit en enfer, s’opposent au paradis les instruments dévolus à la recherche de l’harmonie, le plus souvent le violon, l’orgue et la trompette77. Dans cette perspective, on peut faire exécuter au paradis aussi des pièces profanes, comme les motets, les ballades ou les chansons. En effet, on peut supposer que ces morceaux de poésie étaient effectivement mis en musique, comme c’est le cas hors des textes dramatiques78. Partant, même si la mélodie qui était exécutée n’est que rarement consignée dans les manuscrits, les silete,

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L. PETIT DE JULLEVILLE, Les Mystères, 1880, t. 1 : « Le mot silete, qui signifie taisez-vous, ou silence, était le plus ordinairement employé pour désigner ces morceaux chantés qui ne faisaient pas, à proprement parler, partie du mystère, mais qui s’y ajoutaient comme intermèdes joyeux ou pathétiques. La signification étymologique du mot paraît tout à fait oubliée chez les poètes qui l’emploient ; ils semblent ne lui donner d’autre sens que celui de morceau à chanter », p. 291.

77

Ibidem, p. 292.

78

Voir J. CHAILLEY, « Le théâtre du Moyen Âge et de la Renaissance », dans La Musique des origines à nos jours, dans N. DUFOURCQ (s. dir.), La musique des origines à nos jours, Paris, Larousse, 1946, pp. 133-137 ; G. FRANK, The Medieval French Drama, Oxford, Clarendon Press, 1954, pp. 186-187 ; G. GROS et M.-M. FRAGONARD, Les formes poétiques du Moyen Âge à la Renaissance, Paris, Nathan, 1995, pp. 39-54.

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dont ils constituent souvent le développement, étaient probablement accompagnés de chants, soutenus ou non d’instruments. Dans Semur, le baptême du Christ s’ouvre sur un sillete le grant, ap 3573, l’ampleur de l’accompagnement musical étant probablement à la mesure de la solennité de l’événement, comme pour la Descente aux enfers de Gréban, ap 25996. Puis A Deo Patre cantetur : Véez cy mon chierfz filz bien amé, Ouquel me suis mout delité, PS 3605-6

Chantant, le Père met en musique la traduction des paroles bibliques bien connues qui accompagnent le Baptême, Hic est filius meus, / in quo mihi bene complacui. De beaux […] motets et chançons, / fulsis de doulce melodie, AG 33090-33091, entourent l’installation de Jésus sur le trône de paradis. Ils sont relayés par le travail du rythme et de la rime correspondant à leurs formes poétiques, les patriarches et les anges célébrant Jésus en pentasyllabes, 33063 et suiv., ou en rondeaux, R 32711-27, R 32736-49. Quant à Jean Michel, c’est au moment des théophanies qu’il fait triompher la musique. Alors qu’aucun silete n’est mentionné à ce moment dans les manuscrits de Gréban, dans le Baptême de la Passion d’Angers, et est a noter que la loquence de Dieu le Pere se peut pronunc[e]r entendiblement et bien a traict en troys voyx : c’est asçavoir ung hault desus, une haulte contre et une basse contre bien acordees, et en ceste armonie se peult dire toute la clause qui s’ensuyt, JM ap 2123. Renforçant la dimension analogique de ces moments musicaux, le baptême est également désigné par une autre métaphore : O luyeur plus clere que estoille Onques gloire ne vismes telle Ne si belle, JM 2112-4,

la musique et la clarté étant alors les avatars sensibles de la Trinité. Pour la Transfiguration, la même méthode est adoptée : Icy parle Dieu le Pere en troys voix, ainsi comme il fist au baptesme de Jesus, ap 9507. Parallèles à ces précisions musicales autour des théophanies trinitaires, d’autres passages contiennent également des ajouts musicaux par rapport à Gréban. Ainsi, le Père organise un silete à la mort du Baptiste, 7695 et suiv., pour célébrer l’annonce de la Rédemption qui va réjouir les peres en bas detenus, 7726. Et pour l’entrée dans Jérusalem, le Père répond au vœu de son Fils d’être clarifï[é], 15737, en faisant résonner ung doulx tonnaire en Paradis de quelque gros tuau d’orgue, ap 15749. Dans la Passion d’Angers, les trois voix du Baptême et de la Transfiguration constituent l’équivalent sensible du concept théologique de la Trinité. Inaccessible et invisible, la théophanie trinitaire est traitée comme un moment de beauté, adressé aux sens. Après avoir déclaré, dans son Prologue capital, l’inadéquation des signes de la scène et des mystères de la foi, c’est en nomina-

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liste que Jean Michel multiplie ces signes sur le hourdement. L’inflexion philosophique de son œuvre rend alors compte des nombreuses scènes musicales dont il agrémente sa récriture de Gréban. Cependant, qu’elle reçoive ou non la caution du nominalisme, de Gréban à Michel et à Semur, l’image théâtrale de la Trinité se fait concert, d’instruments ou de voix. Sur le hourdement, l’harmonie intellectuelle des sphères devient musique réelle. Adressée aux sens, la musique constitue la meilleure analogie de la Trinité. Mais elle reste analogie, et signale en tant que telle l’impossible représentation de ce mystère.

C. Ses limites : des théophanies à deux personnages et un accessoire Jésus : une identité, une vie Il est tout à fait compréhensible que la deuxième personne de la Trinité, […] et vray Dieu et vray homme, AG 3079, en qui le Verbe s’incarne, apparaisse et se comporte comme un personnage. Cependant, cette dimension se précise à mesure que les textes s’allongent, jusqu’à devenir pour ainsi dire des Vies de Jésus « par personnages ». Dès lors, le corps paradoxal de la Trinité n’est plus que fiction, au regard de la complexité du personnage que la scène dramatique construit à partir de la personne théologique du Fils. Plusieurs scènes majeures de la vie de Jésus sont ainsi travaillées avec force. Biax douz pere, ce ne puet estre !, PP 192 ; Beau pere, de ce grief tourment / Moult volentiers eschapperoie, / Se ta volenté s’i octroie, PSG 1154-1156 : qu’aucune Passion, pour brève qu’elle soit, n’omette les doutes de Jésus au jardin des Oliviers, ne peut en soi surprendre. Que cette scène s’autorisé l’épanchement de la sueur de sang n’en relève pas moins de l’effet spécial79, qui suscite l’émotion autant que la méditation. Quant à l’archange Michel, que chez Gréban Dieu le Père délègue seul pour réconforter Jésus, il devient cohorte angélique dans la Passion d’Angers, 20037 et suiv. Mais l’accroissement de ce moment ne met-il pas l’accent sur les paradoxes de la circumincession ? Certes, ce concept triomphe chez Gréban pour la Pentecôte, Jésus disant à son père que Nous sommes ung povoir, ung vuel et ce que vous voulez, je vueil ne jamais n’y puis dissentir. 33644-33646

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Voir supra, p. 103.

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Mais c’est à la fin du drame, après les doutes de Jésus au jardin des Oliviers, et après que les personnages du Père et du Fils ont été soigneusement distingués par divers moyens propres à l’écriture dramatique. Le premier moyen utilisé est la multiplication des scènes où Jésus est interrogé sur son identité. Là encore, il n’est pas de Passion où Pilate n’interroge Jésus : Tu es roy des Juïfz ?, à quoi celui-ci répond : De toy / Seul tu le dis, ou tu l’as oÿ dire ?, PSG 1766-1767. Quant au Sanhédrin, souvent représenté à ce moment par le seul Caÿphe, il désire faire prononcer à son prisonnier l’affirmation blasphématoire qui constitue pour eux le principal chef d’accusation de Jésus : Jésus est-il fils de Dieu ? De par Dieu le grant, te conjure, Que tu me dies se tu es Jhesu Crist, filz de Dieu vif pere. Se tu l’es, dy le moy, beau frere, Tout clerement, que je t’en proye. PSG 1532-1537

À la question réitérée, Jésus donne la réponse attendue, et c’est alors qu’ Il est jugé par son oultrage / Quant il se fait a Dieu sanblable, PSG 1556-1557. Cependant, en rendant rituelles des scènes de même nature chez les diables, les Passions font de l’identité de Jésus l’énigme autour de laquelle l’action se construit. En même temps, elles utilisent ces moments pour proclamer l’échec de l’identité paradoxale du Christ sur le hourdement. Si le Sathanas de Palatinus évoque l’arrivée Dou traïtour de Galilee / Qui se faisoit apeler Crist, / Fil Dieu, si com cil l’ont escrit, / Qui le tenoient a seigneur, 1237-1241, faute de mieux cerner son identité, il accable son ennemi d’une bordée d’injures, c’est l’enchantierres, 1248, Le fel truant, le lozengier, 1276, qui s’avère finalement le sodeant de la Descente aux enfers, 1364. Dans Sainte Geneviève, Belzébuth torture Satan avec la même question sans réponse : Qui est ce Jhesu […]?, 3935. Et chez Gréban ou Michel, la question de l’identité du Christ tourmente Lucifer et son ambassadeur Satan, parce qu’elle est attachée à un corps qui résiste à la dénomination. Satan ne parvient pas à nommer Jésus, alors qu’il effectue l’opération qui permet d’identifier les corps sur le hourdement. Rôdant autour de lui, il essaie de percer le mystère de son identité par le regard : Je l’ay de loing tant hutiné, tant espïé, tant poursuÿ, tant regardé, tant circuÿ, mais mon fait ne vault une noix. JM 2256-2259

Lorsque l’assemblée diabolique lui demande quel deable d’omme est ce Jhesus, AG 10421, il répond : Plus le voy et moins le congnois, plus le resgarde et plus le crains ; brief, il excede tous humains.

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Ung jour doubte qu’il ne soit ange et l’autre fois mon propos change et me doubte d’une autre somme, qu’il ne soit Dieu en forme d’omme, veü la sainteté qu’il tient. et, briefment, ma raison maintient qu’il est quelque chose bien haulte Car oncques ne commist deffaulte Dont je lui sceusse reprouver. AG 10467-10478 ; JM 2260-2279

Opposant le voir au connaître, Satan affirme le caractère énigmatique d’un corps qui échappe à sa compréhension, parce qu’il réunit des formes et des qualités trop nombreuses : il est quelque chose, mystère insondable, défini au mieux comme une généralité. Chez Jean Michel, Satan entreprend une description du même genre, insistant sur la diversité des caractéristiques du corps de Jésus : Il semble a son parler prophete, en son contempler seraphin et en charité chérubin, mais en ses douleurs ung pur homme. 2268-2271

Le dernier vers souligne la raison de l’étonnement de Satan, raison théologique s’il en est, puisque le caractère paradoxal du corps de Jésus est attaché à son identité d’homme de Douleurs : Il semble qu’il soit creature a veoir son corps humain passible d’angoisse et contraire sensible, beuvant, mengeant realement et prenant vray nourrissement comme vray homme naturel. JM 3131-3136

Satan signale donc l’impossibilité de déterminer par la vue ou par la raison l’identité paradoxale du Christ. Maître ès arts dans la Passion de Gréban, capable de construire les plus fins raisonnements scolastiques, JM 3125-3188, Satan souligne leur impuissance à percer le mystère de Jésus: Je faulx a tous mes sillogismes, AG 17288. Pour infructueux qu’ils soient, les efforts de Satan on l’avantage de mettre en valeur le système d’identification des corps propre aux mystères, qui fait procéder la science de l’expérience, le nom de la vue. Si Satan échoue à associer un seul nom au corps de Jésus, c’est que celui-ci, mystère par excellence, reste inaccessible à la dénomination – et ce, pour lui comme pour les spectateurs. Bien entendu, on ne peut mieux célébrer le caractère inaccessible de la Trinité. Malgré tout, ce que voit le spectateur du Christ, c’est assurément un homme, dans différentes situations et à différents âges de la vie. Fort de ce paradoxe, Gréban récrit avec finesse la scène, traditionnelle, qui oppose le jeune Jésus aux docteurs de la Loi – Luc, 2, 41-50. Il donne alors aux quêtes rituelles de l’identité leur pleine mesure, tout en signalant leurs limites.

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Évidente pour le spectateur, qui a assisté à la naissance de l’enfant, l’identité de Jésus dans cette scène est inaccessible à ses protagonistes immédiats, alors même qu’ils tentent de la déterminer. Après l’examen des textes sacrés, la naissance du Christ n’est pas devenue certitude mais possibilité : A nostre propos je disoye / qu’il est possible et a tenir / que Cristus doit briefment venir / et qu’il est venu tout pour vray, 9785-9788, soutient Zorobabel ; Nous avons aussi raisons contre, 9821, rétorque Manassés. Et il rappelle l’importance du gendre du Messie dans l’Ancien Testament, 9825, c’est-à-dire du lieu de la Nativité, et l’impossibilité pour un événement aussi capital de rester inaperçu. Mais au début de la scène, Gréban a déjà posé la question majeure du passage : MANASSÉS Qui est il ? NACHOR Je ne le congnois… 9038

Du point de vue du spectateur, l’intérêt de ce long échange entre les Juifs et l’enfant Jésus réside dans la tension qui s’instaure entre la quête du Messie et sa présence sous les yeux de ceux qui souhaitent sa venue. Lorsque Marie et Joseph arrivent, les objections à la venue du Messie ont pratiquement toutes été levées. Les parents de Jésus offrent alors une diversion nécessaire à la poursuite de l’action, tant théologique que théâtrale. Les Juifs reçoivent une réponse à la question qu’en toute ironie Gréban leur avait fait poser sur l’identité de l’enfant : ZOROBABEL Chiere dame, je vous supplye, est il vostre enfant, ce beau filz ? NOSTRE DAME Oÿl, monseigneur, soyez fiz que je l’ay porté en mon ventre. 9857-9860

La scène rentre dans l’ordre qu’elle menaçait de quitter. Doté de parents naturels, Jésus, en réalité Christus, fils de Dieu, roi des Juifs, ne peut être découvert. Incognito, il peut effectuer la mission que les Écritures lui ont confiée. Mais c’est au prix d’une scène où l’identité naturelle, associant un corps à un nom, et un fils à ses parents, a momentanément pris le pas sur l’identité symbolique du Messie. Cependant, le but profond de ces scènes est aussi le plus important. Elles permettent de faire de la seconde personne de la Trinité un véritable personnage de théâtre, ce que Gréban et Michel affirment, quoique de manière différente, parallèlement aux intéressants tâtonnements de Semur. Le manuscrit de Semur contient des tentatives contradictoires de fusion et de distinction du Père et du Fils dans le discours, mises en échec par la représentation. Bien entendu, il faut garder à l’esprit sa composition en plusieurs temps, et

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notamment, l’opposition entre les versions I et II, qui recoupe peu ou prou celle de l’Ancien et du Nouveau Testament80. Il reste que chacun à part et les uns après les autres, les fatistes ont affronté le paradoxe du trois en un. Après le vers 3421, césure entre les versions I et II de la pièce, le Christ est nommé Deus, comme le Père, excepté lors de sa première apparition, et pour son baptême. Il est alors Deus Filius, ap 3452, puis Deus Filius quil es[t] in mondo, ap 3582 : les didascalies soulignent artificiellement la distinction des personnes du Père et du Fils, laquelle s’effectue naturellement pour les spectateurs. Inutiles à la représentation, ces précisions s’avèrent des précautions théologiques, le texte contenant d’autres tentatives d’illustration de l’indivisibilité de l’essence divine : Puis qu’il vous plait, mes filles, que le monde repaire, Je le vuilz sans destruire tout de novel reffaire. Ung paradis terrestre de novel reffairé, C’est le corps de la Vierge ouquel je descendray ; En ce bel paradis je veul estre planté… PS 1784-1788

C’est Deus qui parle : sa volonté, à ce moment de la Passion, est celle d’un Dieu encore parfaitement unique et indivis. Pourtant, il se désigne déjà comme le Fils de Marie. Si le mystère de l’Incarnation, grossesse miraculeuse, dérobe par nature la présence simultanée du Père et du Fils à l’œil du spectateur, il n’en va pas de même lors de la Descente aux enfers. À ce moment, c’est Anima Christi qui reprend à son compte un des discours de Deus, Dieu le Père. La Passion de Semur atteint alors le niveau de contradiction maximal entre la représentation complexe de Dieu et le concept unique qui le désigne. Alors qu’il n’est plus qu’une âme, représentée par un enfant dans la Descente aux enfers, le Christ ne va-t-il pas jusqu’à rappeler lui-même qu’il est le Père qu’on a vu dans la première Journé ? Faisant allusion au paradis vers lequel il conduit les âmes des Justes, il s’approprie un des gestes accomplis par le Père dans la première Journée des vers 726 à 731 : après avoir chassé Adam et Ève du paradis, G’y mis ung cherubin jadix, / Quil l’antree a tous deffend, 8553-8554. Le spectateur, qui a assisté à la scène où sur l’ordre de Dieu le Père Chérubin se poste à l’entrée du paradis pour attendre Jésus armé de son glorieux signe, effectue visuellement la différence que la confusion des personnes dans le discours tente d’instaurer. C’est donc la représentation elle-même qui met en évidence l’existence concrète de deux personnes divines, et entre en contradiction avec le principe théologique fondamental du trois en un. Semur ne sort de l’impasse que par une désignation particulière de l’espace dans les didascalies internes. Ainsi, c’est l’opposition entre leurs espaces respec80

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G. A. RUNNALLS, « The evolution of a Passion Play... ».

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tifs au sein de la version II du texte qui assure la distinction du Père et du Fils. Celui dont le spectateur contemple la vie, la mort et la résurrection, c’est bien […] Jhesu, digne personne / De la benoicte Trinité, 8498-8499. Et l’espace où il se meut est un paradis terrestre que lui-même prend soin d’opposer, dans l’ultime réplique de la pièce, au hault paradix celestre, 9568, promis à tous ceux qui croiront sans voir… Au moment de quitter le spectateur, le Fils rappelle la différence entre le lieu qu’habite Le hault Dieu, mon Pere celestre, 9565, et le sien, qui s’étend du monde au paradis terrestre où avant de ressusciter il a accompagné les âmes des Justes : Et sic […] ascendant in paradiso terrestri, et Anima Christi sedeat in quadam cathedra…, ap 8730. Par conséquent, le paradis de Semur semble divisé en deux zones, céleste et terrestre. La distinction d’un lieu pour le Père et d’un autre pour le Fils, dans le même lieu, espace du champ réservé au sacré, reconnaît aux deux personnes de la Trinité une singularité visuelle que certaines confusions du discours ou de l’action semblent leur refuser. Prenant acte de l’irréductible distinction des personnes de la Trinité, le fatiste de la version II de Semur en témoigne dans une fragmentation du paradis qui a pu, quant à elle, rester figurée – sauf à imaginer un décor à étages à la façon des frères Parfaict ! Il reste que l’action, s’achevant sur les doutes de Thomas, évite la réunion effective du Fils et du Père au Paradis après l’Ascension, et que celle-ci constitue le moment le plus flagrant de la distinction de leurs personnes… Mais Semur n’est-elle pas aussi la seule de nos Passions à proposer une théophanie au moment de la mort de Jésus ? Inclinando caput emitat spiritum, et recedat quedam alba columba, ap 7704 : si le Père n’est pas mentionné, on peut imaginer qu’il assiste à la scène depuis le Paradis. Le mort, son père et l’oiseau blanc forment alors une belle Trinité de théâtre, où seule la colombe échappée crée le mouvement. Si Semur n’affirme la distinction des personnes de la Trinité que dans des tableaux visuels ou dans une désignation de l’espace qui se surimposent à des affirmations maladroites de la trine unité, Gréban et Michel assument plus nettement les limites du hourdement pour représenter ce mystère. D’emblée, ils utilisent un nom distinct pour la première et la deuxième personne de la Trinité dans la distribution : Dieu le Père et Jhesus sont incarnés par deux acteurs différents. Surtout, ils font de la Passion une véritable Vie de Jésus. Certes, dans la façon dont Gréban et Michel donnent à Jésus les contours singuliers d’un personnage, on constate des nuances où transparaissent leurs choix théologiques respectifs. Mais au plan scénique, tous deux parviennent au même résultat : tout comme Lazare revenu des morts, celui que le spectateur voit, c’est Jésus le prophète, JM 10174, et non la personne abstraite d’un concept théologique dont ils acceptent le caractère irreprésentable.

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Cyclique, l’œuvre de Gréban emprunte aux Vies de saints leur composante biographique, qui montre la vie de Jésus dans chacun de ses moments. Certes, à quoi ressemblait le nouveau-né de la Nativité ? Les didascalies restent énigmatiques, où Joseph s’extasie devant Maria et puero, manuscrit G ap 5019, en voyant l’enfant, manuscrit J ap 5019, avant l’arrivée des bergers : Icy prent Nostre Dame l’enfant et s’assiet, puis le met sur son genoul et les pastours l’adorent, ap 5583. Cependant, comme aucun secret n’est mentionné pour cette scène, on peut risquer que s’il est comme le veut la tradition adoré et arboré par sa mère si fière, le bébé était peut-être vrai, et la remarque de Joseph fait peut-être office de didascalie interne : J’apperçois ung enfant qui pleure, / tout nu sur le feurre gisant, 5025-5026. Puis, Gréban souligne comme la circoncision est […] dure aux jeunes enffançons, 5711. Enfin, l’entretien de Jésus et des docteurs de la Loi prend avec la quête éplorée de Marie et de Joseph les contours avivés de la vie familiale. Quant à Jean Michel, si sa pièce s’ouvre avec le Jésus homme de Gréban, AG ap 10246, elle n’en montre pas moins une évolution de type biographique. Même sans évoquer l’enfance de Jésus, la Passion d’Angers apparaît plus que celle de Gréban comme une somme de biographies mêlées, où les routes de ses compagnons et celle du Christ se croisent. Cependant, avant de développer la Vie de Jésus, Jean Michel a habilement illustré la mise en échec du concept de Trinité par la représentation. Lorsqu’il entre en scène, ap 1801, Jésus lui-même tient un discours où le travail de l’énonciation le désigne moins comme personne de la Trinité que comme un personnage à la mort duquel le spectateur va bientôt assister : J’ay actaint la perfectïon d’eage d’homme et les temps empliz de vingt et neuf ans acompliz et suis ja au trentïesme an…, 1949-1952

dit-il à la fin de sa première réplique. Celle-ci est formée d’un dialogue avec Notre-Dame, et elle se déroule pendant que Jean-Baptiste baptise ses troys Juifs les premiers et plusieurs autres apres, ap 1798. Comme Marie, qui ne dit rien, le spectateur est introduit ex abrupto au cœur d’un exposé doctrinal de Jésus. Celui-ci définit Dieu, […] en essence tres uny / triple en soy, […], 1805-1806, et distingue à nouveau soigneusement la triplicité personnelle, 1809 de la simple nature essencïele, 1813, triple en soy, non pas triple chose, 1816. Ce n’est qu’au bout de soixante vers que Jésus effectue le lien entre l’objet de son exposé et sa propre personne, mais j’ay voulu cy bas descendre, 1861, il est à la fois objet de la définition et locuteur du discours : Je suis lumiere clere et monde qui luys et jamais ne reconde ou absconde ma clarté qui tout enlumine. J’ay faict le monde et suis au monde…, 1897-1901

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L’image de la lumière peut qualifier chacune des trois personnes de la Trinité, et en évoque plutôt la splendeur, image de son mystère. En revanche, faire le monde est l’acte du Père tandis qu’être au monde qualifie l’état du Fils, homme, créature de Dieu. Jésus se désigne donc à la fois comme Créateur et comme créature. Mais il souligne aussi la distinction entre le verbe et la chair apportée par l’Incarnation : Moy, Verbe, ay prins carnacion, 1922. Il refait donc la démonstration du Prologue capital, en prenant cette fois en charge le discours qui explore le mystère de sa propre nature. En donnant à Jésus la responsabilité de se définir lui-même, Jean Michel parvient à souligner une dernière fois l’ambiguïté fondamentale de la Trinité : elle peut faire l’objet d’un discours abstrait, mais elle est mise en échec par la scène, qui offre à la vue trois corps et deux personnages pour représenter le Père, le Fils et le Saint Esprit. Lorsque Jésus paraît sur scène pour la première fois, le spectateur de la Passion d’Angers reçoit en même temps la définition du mystère de la foi et sa mise en échec par le recours à un personnage unique, singulier et concret, dont la pièce va dérouler l’histoire. C’est à la scène du Baptême, qui suit immédiatement ce dialogue, qu’il revient d’infirmer le paradoxe du trois en un, en lui substituant un riche tableau sensible, où s’affirme la distinction du Père, du Fils et de l’Esprit saint. Comparons, tout d’abord, les versions du baptême de Jésus chez Michel et chez Gréban. Dans les deux cas, Dieu va ap(p)aroir senssiblement, AG 10374, JM 2089 : la théophanie, inscription du mystère divin dans le sensible, est assumée. Mais quelle sera sa légitimité théologique ? Chez Jean Michel, les concepts nominalistes sont repris avec soin. Dieu le Père définit l’ensemble de la scène comme un signe haultain, 2084, 2086, un élément dont le Prologue a signalé les limites : le baptême de théâtre permet donc d’approcher le mystère de la Trinité, pas de l’expliquer ni de le connaître. Pourtant, cette scène se propose, but audacieux, d’apporter […] congnoissance / de nostre unie trinité / et de nostre trine unité, AG 10371-3, JM 2086-20888. Pour y parvenir, Jean Michel fait intervenir l’archange Michel, pour qui voir le baptême, c’est [voir] les personnes unies / en unité essencïelle, 2103-2104. Mais c’est surtout Jean-Baptiste qui déchiffre le baptême de manière exemplaire : Vray filz de Dieu, tu me fais demonstrance Que te submetz a nostre delivrance Pour peine avoir ! Tu es mon Dieu, jamais ne metz doubtance; Tu es Cristus né de la vierge franche, Et qu’il soit voir, La voix du pere en fait signiffïance, Le Saint Esperit, de coulon en semblance, Le fait sçavoir. AG 10388-10396

L’intervention de Jean-Baptiste réaffirme le paradoxe de la Trinité. Il s’adresse au Fils, personne sensible de la Trinité, perceptible dans la Création ; il explique

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le Saint Esprit par une analogie, en dégageant le sens spirituel d’un élément concret ; mais surtout, il respecte l’Invisibilité du Père, dont il ne perçoit que la voix81. Pour que la scène fonctionne, il faut que Jean-Baptiste tourne le dos au Paradis où apparaît le Père. Il reste que les trois formes sensibles de la Trinité apparaissent sur le même plan au spectateur. Pour suggérer l’indivisibilité de l’essence divine, Gréban fait employer au Père le nous de majesté, plus apte à contenir la voix de trois personnes. Il se limite à cette tournure grammaticale équivoque, tandis que Jean Michel, comme le fatiste de Semur insiste dans les didascalies sur la simultanéité des trois présences : Hic baptisat cum infundando aquam, et descendat columba super Deum Filium, et interim a Deo Patre cantetur PS ap 3604 ; […] et en ceste armonie se peut dire toute la clause qui s’ensuyt, JM ap 2123. Mais la simultanéité ne sera jamais l’instant ; la présence des trois personnes n’est pas immédiate mais conjointe, le baptême du Christ est une action qui consiste à présenter deux personnages et un accessoire, dont les mouvements et les répliques s’inscrivent dans la durée de la représentation. Les spéculations conceptuelles laissent place à une image sans ambiguïté, qui dit la victoire du sensible et de l’image théâtrale sur le paradoxe de la Trinité. Jean Michel, qui tente la confrontation de la pensée nominaliste à la scène, doit rendre les armes. Après avoir signalé dans le Prologue les limites des signes de la scène que sont les trois personnages, il en exhibe les lois, comme le suggèrent quelques modifications éloquentes du texte de Gréban : Tu es Cristus né de la Vierge franche ; Et qu’il soit voir… AG 10392-10393 ; Tu es le Crist en qui nous avons fiance ; Comme on peut veoir… JM 2171-2172

Passant du voir au veoir, du concept de vérité à l’évidence sensible, Jean Michel assume les données de la scène dramatique. Celle-ci produit une vision in praesentia du mystère de la foi, radicalement opposée à la vision de Dieu in absentia mise en place dans le Prologue capital. Le baptême de théâtre, lui, n’apporte pas une connaissance de Dieu, mais il en permet une vision esthétique. En choisissant le théâtre, Jean Michel a opté pour une souplesse dans la réflexion qui lui fait préférer, dans sa récriture de Gréban, l’affirmation de la singularité et de la concrétude des trois personnes de la Trinité à l’exposé abstrait de leurs paradoxes. Les Passions retrouvent alors la tradition iconographique, où les trois personnes de la Trinité sont représentées par des corps distincts. Pour des raisons évidentes, aucune représentation n’a repris le thème de la Trinité tricéphale. 81

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Voir aussi PS 3609-3616; JM 2164-2175.

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Cependant, au lieu de choisir une représentation de la Trinité par deux, voire trois personnages similaires, comme on en trouve dans l’iconographie du XVe siècle, elles accentuent nettement leurs différences. Conformément à l’évolution des mentalités et des conventions de représentation de la Trinité réglées par le Concile de Bâle82, le Père, le Fils et le Saint Esprit intègrent le système de l’identification des corps propre à la représentation théâtrale. Ils ne sont pas traités comme des signes, mais comme des personnages de théâtre, qu’il faut apprendre à connaître et à reconnaître pour comprendre l’histoire qui se déroule sur le hourdement. Les colombes du Saint Esprit Nos Passions ne vont pas jusqu’à représenter le Saint Esprit par un personnage, comme certains textes allemands et flamands ou comme le Mystère des Actes des Apôtres83. Elles lui préfèrent la représentation traditionnelle de l’Esprit par une colombe, qui vient planer au-dessus de la scène du Baptême : Et descendat columba super Deum Filium, PS ap 3604 ; Icy descent coulon sur Jhesus, AG ap 10384 ; […] le Sainct Esperit descend en forme de coulom blanc sur le chief de Jhesus, puis retourne en Paradis, JM ap 2123. La forme de coulom blanc est inspirée de l’évangile de Luc, pour qui l’Esprit descend « sous un aspect corporel, comme une colombe », 3, 22. Sur scène, elle désigne peut-être un oiseau de papier qu’on faisait habilement paraître ; mais on peut aussi imaginer qu’un véritable oiseau était lâché sur scène, puisque pour la Passion jouée à Mons, il a fallu alimenter des oiseaux pour représenter la Création du monde84. Autre forme possible du Saint Esprit : les langues de feu de la Pentecôte. Chez Gréban, Jésus et son Père envoient ung grant son a maniere de tonnerre et doit descendre le Saint Esperit en façon de feu et de langues, ap 33678, tandis que la Résurrection d’Angers apporte des précisions sur la réalisation technique de la Pentecôte : Icy endroit doit descendre grant brandon de feu artificiellement faict par eaue de vie et doit visiblement descendre en la maison du Cenacle sur Nostre Dame et ses femmes et sur tous les apostres et disciples qui alors doivent être assis […] Et sur chascun d’eulx chee une langue de feu ardant du dit brandon et seront XXI. en nombre […]85. Dans tous les cas, la troisième personne de la Trinité est représentée par un corps concret, réel ou feint, toujours distinct des deux autres corps de la Trinité.

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82

L. RÉAU, Iconographie de l’art chrétien, t. 2, pp. 22-24.

83

Voir L. R. MUIR, « The Trinity in Medieval Drama », dans Drama in the Middle Ages : comparative and critical Essays, New York, AMS, 1982, pp. 75-88.

84

G. COHEN, Le livre de conduite..., p. LIV.

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Le Mystère de la Résurrection, P. SERVET éd., t. 2, p. 881.

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La Passion du Père Ultime affirmation de la singularité des corps sur le hourdement, Dieu le Père même devient un personnage à part entière. Rien n’empêche, en accord avec la tradition iconographique, qu’on lui ait donné les traits d’un vieillard chenu, inspirés de la vision du prophète Daniel : « Je regardais, jusqu’à ce que des trônes furent placés et qu’un Vieillard s’assit. Son vêtement était blanc comme la neige et ses cheveux comme de la laine pure… »86. Quel que soit l’acteur chargé de son rôle, on pouvait maquiller son visage, lui poser une chevelure postiche, et lui donner d’autres attributs du Père, comme ceux que réunit son costume pour la Passion de Mons : « Dieu le Père est coiffé d’un diadème, en robe de pourpre brodée de martre, […] , ganté, les pieds sur un petit passet, protégé par un petit rideau qui se tire à volonté »87, auxquels s’ajoutait peut-être l’une ou l’autre des insignes du pape ou de l’empereur : couronne, tiare, globe surmonté de la croix88. Vieillard prophétique, empereur, souverain pontifical, Dieu le Père n’est plus le prêtre à la dalmatica du Jeu d’Adam. Mais d’un costume à l’autre, le spectateur identifiait infailliblement le personnage comme la première personne de la Trinité. En outre, les Passions donnent au Père un corps, un cœur, et une âme qui en font un personnage parmi les autres. Ainsi, chez Gréban, le Père pleure à l’avance la mort de son fils sur la Croix, et demande une alternative à la doctrine de la satisfaction : O mauvais vice obligatoire A male heure feus estoré ! Fault il que mon filz beneuré, pour toy reparer, tant endure et deïté, qui tousjours dure, Soit joincte a mortelle substance pour trouver ceste delivrance ? […] [N]e prenrez vous point de gaige mendre que mon filz ? Faisons autrement avec vous et plus doulcement : vous me demandez trop hault pris. 3243-3249, 3251-3253

Un bref instant, la dimension allégorique de l’Incarnation travaillée par les filles de Dieu est reléguée au second plan, au profit de la caractérisation du Père comme être souffrant. En donnant des sentiments à Dieu le Père, Gréban veut créer l’émotion du spectateur, et non produire une image du Père stricto sensu conforme à la théologie, où il est volonté sans faille. Le fatiste épouse alors

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L. RÉAU, Iconographie de l’art chrétien, t. 2, p. 8.

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G. COHEN, Le livre de conduite..., p. LII.

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L. RÉAU, Iconographie de l’art chrétien, t. 2, p. 8.

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l’évolution des arts, qui transforme la représentation traditionnelle de la Trinité en « Passion du Père »89. Celui-ci n’est plus seulement un ensemble de qualités représentées par ses quatre filles. C’est un personnage à part entière, dont la présence physique et psychologique a autant d’importance que la dimension théologique. Chez Michel, l’absence de Procès de Paradis conduit parfois ce personnage à dire de manière moins vive son chagrin paternel, ou à en déléguer l’expression à ses anges. Ainsi, au jardin des Oliviers, si son plaidoyer ressemble beaucoup à celui de Gréban, ce n’est pas lui mais ses anges Raphaël, Uriel et Michel qui demandent un adoucissement de la peine de Jésus. Dieu le Père, lui, intègre la loi dictée par Justice, et ne peut éviter à [s]on filz bieneuré Jesus, 19982, le taux de l’amende […] prefix, 20025. Sans lui refuser le confor[t], 20035, 20039, le Père organise la Passion de son Fils, tandis que les trois anges miséricordieux descendent pour soutenir ce dernier dans l’épreuve. Cependant, lorsque Jésus trébuche sur le chemin de Croix, c’est bien le Père qui décide que Pitié doibt tout cuer esmouvoir, 27024 : Si convient que la mort abrege / et de l’executer s’apreste / pour satisfaire a la requeste / de dame Justice severe, 27038-27041. Il envoie alors Michel réconforter Jésus, 27044. Enfin, après la Tentation au désert, dans une scène ajoutée à Gréban, le Père envoie encore ses anges réconforter Jésus, en lui apportant une couppe couverte et du pain couvert d’une fine serviete…, ap 3102. Par conséquent, la représentation de la Trinité est abandonnée au bénéfice de la construction de personnages dont l’identité singulière, mais aussi les sentiments et les besoins humains, sont parfaitement dessinés. Par ailleurs, Gréban comme Michel font du Père le grand ordonnateur de la scène des mystères. Le temps de la Création chez Gréban, c’est celui de l’ouverture de la pièce : Dieu le Père fait naître devant l’œil du spectateur un monde dont les limites correspondent à celles de la scène théâtrale. Et, pour commancer nostre ouvraige, / crëons le ciel en hault estaige… / Après, crëons quatre elemens…, 51-97 : l’actualisation de la volonté divine n’est plus une composante éternelle de sa volonté, elle est un événement, construit par étapes : le monde a un commencement, et un ordre qui s’inscrivent dans l’espace et dans le temps. Puis, sur le modèle de l’Incarnation, où il a envoyé Gabriel […] exposer / en terre ce divin mistere, 3333-4, Dieu le Père chez Gréban organise les grands moments de l’action. Il envoie ses anges fêter la Nativité, enlever ses doutes à Joseph, 4179 et suiv., ou l’inciter à la fuite en Égypte, 7958 et suiv. Enfin, il annonce solennellement la Résurrection : Or est la nuyt tres desiree, tres haultaine et tres beneuree, 89

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Voir É. MÂLE, L’art religieux de la fin du Moyen Âge, pp. 140-144.

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pleine d’onneur et de vertuz que mon filz, le benoist Jhesus, doit retourner de mort a vie… 28840-28844

Surtout, il est le maître du chœur des anges. Ainsi, il organise un silete à la mort du Baptiste, JM 7677-7726, pour annoncer la Rédemption [aux] peres en bas detenus, JM 7726. Et, on l’a vu, pour l’Entrée dans Jérusalem, il répond au vœu de son Fils d’être clarifïé, la chose est accompagnée d’un doux tonnaire en Paradis de quelque gros tuiau d’orgue, ap 15749. Metteur en scène, père affligé, Dieu le Père abandonne ses caractéristiques divines : il n’est plus immuable, comme le suggère encore, mais en préalable à l’action, le Prologue capital de la Passion d’Angers, où L’estre de Dieu n’est poinct subject / a mutacion temporelle, 764-765. En représentant la première personne de la Trinité, les Passions oublient la logique du discours figuré, au point de lui substituer celle de la représentation, caractérisée par la « personnation ». C’est ainsi qu’après l’Ascension ont lieu les retrouvailles entre un pere honnoré, AG 33039, et son fils tant attendu : Venez et vous seez a ma dextre : / vostre siege y est preparé, AG 33051-2. Inspirée du Psaume 109, la scène accentue la représentation distincte du Père et du Fils au détriment de leur unité théologique Conscients d’apporter une variation de taille à l’interprétation théologique de la première personne de la Trinité, les fatistes tentent parfois de suggérer le mystère de la Trinité en modalisant la présence conjointe du Fils et du Père. Dans le manuscrit B de Gréban, Dieu le Père ne dit-il pas aux anges à propos de Jésus : Mes angelz, voici vostre pere, leçon inconfortable omise par Jodogne, et remplacée par Mes angelz, vecy vostre sire, 33055 ? Surtout, les fatistes essaient de conserver aux théophanies trinitaires leur inaccessibilité aux sens et à l’entendement, en suggérant que ces scènes restent invisibles aux protagonistes de la Passion. Leurs efforts ne sont pas sans rappeler ceux de l’Ordo Representacionis Ade, qui s’ouvre sur une vision fragmentée de Figura, car circumponantur cortine et panni serici, ea altitudine ut persone, que in paradiso fuerint, possint videri sursum ad humeris90. Parce qu’il était montré seulement à demi, Figura restait figure, allégorie et non personnage. Pour le Baptême, on l’a vu, Jean-Baptiste déclarait déjà ne percevoir du Père qu’une voix. Mais pour la Transfiguration, Il me faut tumber sur ma face / de peur que j’ay de telle audience, JM R 9514-9529, s’écrient tour à tour les apôtres. Le rondeau de Michel met en valeur ce qui chez Gréban se réduisait à quelques didascalies internes : Il me convient cheoir sur ma face / par force d’esbahissement, AG 13283-13284, Je pers sens et ma force toute, AG 13286. Avec la didascalie Ycy tumbent les troys appostres a dens jusques ad ce que Jhesus soit retourné par-

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Le Jeu d’Adam (Ordo representacionis Ade), W. NOOMEN éd., Paris, Champion, 1971, cit. p. 17.

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ler a eulx, JM ap 9545, le spectacle de la Trinité à deux personnages est définitivement dérobé, sinon aux spectateurs, du moins aux protagonistes de l’action. Ce sont donc l’immobilité du Père et la forme grammaticale de ses interventions qui sont chargées de traduire pour le public des Passions son immuabilité et son caractère inaccessible. Depuis son trône de paradis, Dieu le Père chez Gréban et Michel édicte la Loi des Écritures sans que les répliques ni les didascalies ne lui indiquent aucun déplacement. C’est dans cette fixité qu’il apparaît pour des scènes importantes, similaires d’une pièce à l’autre, et réunies dans les deux grandes Passions : le Baptême, la Transfiguration, l’agonie au jardin des Oliviers, la mort de Jésus, la Résurrection et l’Ascension. Le Père au théâtre trouve dans le discours impératif la forme épurée de la voix édictant la loi. Cependant, en voulant transformer la première personne de la Trinité en figure de style, en corps privé de vie et de mouvement, les Passions ne font que souligner l’irréductibilité de la présence du Père, corps singulier offert aux yeux de tous, même s’il parle depuis sa mansion. La voix n’est pas dissociée du corps, même si ce corps est celui du Verbe. Au contraire, ce dernier devient un véritable individu. Par conséquent, le corps de la Trinité prend la forme variée, distincte, de deux personnages et un accessoire, vivant ou artificiel. Les Passions contredisent sans cesse la réponse de Jésus à Philippe : « Qui m’a vu, a vu le Père », Jean, 14, 9-11. Dans la démonstration théologique la plus ardue, le mystère reste théâtre, et se caractérise par la « personnation » qui le distingue du drame liturgique. En un sens, les Passions s’avèrent toutes nominalistes. Mais seul Jean Michel assume l’inflexion que la scène donne à sa pensée, dans son Prologue et dans ses récritures de Gréban. Pour ce dernier, la dramaturgie joue subtilement de l’opposition du Fils au Père, et les scènes trinitaires sont prudemment commentées comme des mystères de l’ordre du voir. Cependant, quel que soit le texte, les corps des trois personnes de la Trinité perdent sur le hourdement la spécificité divine propre à ce mystère de la foi, et déjouent la théologie négative d’un Ockham. Au lieu de corps artificiels, qui se désignent comme fictions, les trois personnes de la Trinité sont assumées par des corps dont la réalité singulière est alors développée avec soin, quand elle ne donne pas lieu à la psychologie ou à la biographie.

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Conclusion : le triomphe du spectacle, ou les limites de la Poétique sur le hourdement Dramaturges théologiens, les fatistes achoppent sur les contradictions théologiques issues de la « représentation par personnages » du mythe chrétien. Vont-ils les mettre de côté, les dissimuler derrière le système allégorique auquel ils ont consacré de si patients et fructueux efforts ? Pas le moins du monde. Au plan esthétique, la représentation dramatique de la Passion repose sur une identification de ses personnages comme corps singuliers. Chaque corps qui apparaît a droit à un nom ; la dénomination se plie donc à l’apparence, et non aux concepts théologiques qui peuvent définir ces corps. Dans ce cadre, ni les âmes, ni le corps glorieux, ni la Trinité ne peuvent être représentés stricto sensu. La représentation dramatique de ces concepts déjoue les ruses du langage. Elle transforme leurs paradoxes en une série d’évidences insurmontables, où le corps d’un acteur assume seul des rôles distincts dans la théologie, quand il n’incarne pas des concepts échappant par nature à l’intuition ou à l’entendement. En affirmant la singularité des corps, le mystère de la Passion construit une interprétation critique du système aristotélicien. Il met l’accent sur l’une des contradictions de la Poétique : le moment où le muthos devient spectacle, opsis, et produit des images concrètes plutôt qu’un agencement intellectualisé de formes. Dans la poétique de la bonne tragédie, la mise en spectacle concrète de l’action tragique est reléguée au second plan. « Quant au spectacle, […] il est totalement étranger à l’art et n’a rien à voir avec la poétique, car la tragédie réalise sa finalité même sans concours et sans acteurs »91. Selon cette approche, la beauté de la fable tragique se passerait du secours de la réalisation scénique. Elle résiderait uniquement dans l’articulation harmonieuse et dynamique des parties de l’action. Cependant, dans cette définition purement intellectuelle de la beauté du muthos tragique, Aristote fait l’économie de la dimension spectaculaire de la tragédie, qu’il a pourtant dégagée plus haut comme l’un de ses signes distinctifs en tant que « poème dramatique ». Car si l’épopée a « un narrateur », dans le drame, tous les objets « peuvent, en tant qu’ils agissent effectivement, être les auteurs de la représentation »92. Avec « agir effectivement », (energeien), « il est maintenant question de la mise en acte du texte, de l’action dramatique […] On comprend dès lors que le spectacle, extérieur à l’art poétique en un sens [...] lui soit aussi profondément inhérent…»93.

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50b 16-19.

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48a 23.

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Note de Dupont-Roc et Lallot, p. 161.

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Parmi les objets concrets « agissant effectivement » pour former le spectacle, on trouve, sur un même plan, les « acteurs » et leurs « accessoires », qui permettent simplement « l’exécution technique du spectacle »94. En associant acteurs et accessoires, la Poétique dégage leur caractéristique commune : la singularité concrète, sensible. Elle met aussi l’accent sur ce qui définit le corps de l’acteur au théâtre du point de vue du spectateur. Mais précisément, argumente la Poétique, dans chacun des prattontes il faut distinguer deux aspects : l’apparence physique, liée à la reconnaissance effective des contours du personnage en acte ; et la signification, liée à la reconnaissance intellectuelle de sa place dans l’économie du muthos. Or, si l’on prend en compte le caractère premier de la perception dans la réception d’une œuvre dramatique, force est de remettre en question la hiérarchie établie par la Poétique entre les diverses espèces de reconnaissance à l’œuvre dans la tragédie. Au sommet, se trouverait le muthos dont l’action, par son seul déroulement, assigne à chacun sa place : « De toutes les reconnaissances la meilleure est celle qui résulte des faits eux-mêmes : le choc de la surprise se produit selon les voies du vraisemblable […] Les reconnaissances de ce type sont les seules qui se passent de signes forgés […] »95. Comme dans la lecture allégorique des Passions, la reconnaissance des faits concrets, des personnages et des accessoires serait reléguée au second plan. Cependant, la Poétique elle-même mentionne un autre type de reconnaissance : celle qui est fondée sur l’utilisation d’accessoires, c’est-à-dire d’objets matériels, inscrits dans les corps ou dans la scène qui les entoure. « La reconnaissance par les signes distinctifs [est] la plus étrangère à l’art poétique », mais c’est aussi celle « dont les poètes, par indigence, font le plus grand usage »96. Dès lors, faut-il taxer d’incapacité la plupart des poètes dramatiques, et parmi eux les fatistes des Passions, parce qu’ils utilisent le « signe forgé », matériel et concret, ou chercher dans leur pratique le fondement d’une définition plus juste de celle-ci ? Réflexion théorique, le muthos de la Poétique courrait le risque d’échapper à la réalisation théâtrale, si celle-ci ne se donnait pas ses propres lois : celles de la scène comme ensemble d’objets concrets, d’abord destinés à la perception sensible. Le corps y est une « chose de la scène », avant de prendre place dans le muthos conceptuel, et d’être objet de la reconnaissance intellectuelle. Partant, la Passion dramatique ne tolère ni les nuances du thomisme, ni celles du nominalisme, qui tentent la définition de corps paradoxaux, même si cette dernière pensée en dénonce la fondamentale inadéquation aux réalités qu’elle prétend désigner. Fondée sur la singularité radicale de chaque personnage, la

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50b 20.

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55a 19-20.

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Ibidem, 54b 20, p. 89.

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scène offre à la vue du spectateur un ensemble de corps différents. C’est leur finalité qu’il est alors possible d’interroger, et qui, peut-être, détourne le spectacle des Passions de la seule théologie, quelle qu’elle soit. Transfigurés par l’habileté du conducteur des secrez, les corps des Passions ne conduisent pas seulement l’œil vers Dieu, mais aussi vers le monde. Au moment où l’intuition du spectateur devrait le mener, via l’« imago Dei », à approcher la connaissance de Dieu, elle l’en détourne et l’invite à goûter la différence d’un mystère devenu corps concret. C’est ainsi que dans les Passions, l’amour de Dieu et la quête de son image cohabitent avec l’amour des formes belles, et le bonheur du croyant avec le plaisir du spectateur. Peut-on dire que la singularité d’un Ockham trouve sa formulation esthétique dans la forme belle du corps-machine des Passions, prouesse technique et non mystère insondable de la foi ? Il semble plutôt que les corps des âmes, du Ressuscité et de la Trinité perdent toute définition théologique, leur existence les rendant beaux et étranges plutôt que mystérieux ou divins. Le jaillissement du corps de Jésus hors de la trappe fait correspondre le corps et le concept pour un bref instant, celui de l’effet spécial. L’âme qui après avoir rejoint le cadavre transparaît dans le corps glorieux, ce n’est pas le souffle divin de l’anima venu du Créateur, mais l’esprit du fatiste et celui du conducteur des secrez, auquel répond le jeu de l’acteur.

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Chapitre 7. De la singularité à la dissemblance : le jeu de l’acteur

Introduction : le vers, seule règle du jeu La réflexion sur la relation de l’homme à Dieu que permet le théâtre de la Passion s’achève en un lieu où au départ elle ne semblait pas pouvoir s’effectuer sans heurt, conflit ou rejet : le corps de l’acteur. Choisir un ou des acteurs pour incarner les mystères de la foi, c’est déjà, nous espérons l’avoir montré, prendre le parti de la dissemblance entre Dieu et ses images. C’est inscrire la Passion dans le monde des hommes, au moyen de corps à jamais séparés de leur modèle divin. Si la singularité des corps apparaît comme le fondement de l’écriture des Passions, c’est le jeu de l’acteur qui vient confirmer la dissemblance entre l’homme et son Dieu propre à cette écriture. Singulières elles aussi, les formes variées du jeu de l’acteur achèvent de mettre en question la pertinence du seul modèle aristotélicien pour les Passions, au bénéfice d’un modèle platonicien, qui place en son centre le jeu de l’acteur comme simulation. Après les précautions prises autour de la didascalie1, c’est dans le texte même des Passions qu’on trouvera le jeu de l’acteur, et plus précisément dans le travail des formes métriques. Après les travaux de Petit de Julleville, de Ludwig Müller, d’Henri Chatelain et de Willem Noomen2, l’importance de ces dernières dans les textes théâtraux médiévaux n’est plus à démontrer. S’il est certain qu’ils honorent les courants poétiques de leur époque en maniant avec dextérité les formes et les thèmes qui la caractérisent, les fatistes savent aussi exploiter les ressources du vers du point de vue dramatique. Comme le suggèrent les critiques du Parlement de Paris en 1548, les acteurs qui prennent le texte en charge ont l’obligation de le savoir par cœur, à défaut de le comprendre ; et l’on sait le rôle de la rime mnémonique à ce sujet. Elle permettait aux acteurs de ne pas manquer le moment où ils devaient prendre la parole3. Aussi, il est légitime de chercher la pratique théâtrale dans le texte versifié. C’est le travail effectué par les fatistes à partir des formes poétiques traditionnelles qui porte la marque, potentielle, du jeu de l’acteur, si ce jeu les a jamais préoccupés. Nous chercherons donc les mouvements du corps de l’acteur dans l’entrelacs sinueux de

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1

Voir supra pp. 46-49.

2

H. CHATELAIN, Recherches sur le vers français au XVe siècle. Rimes, mètres et strophes, (1907), Slatkine, 1974, pp. 200-220. Voir infra pour les autres références.

3

W. NOOMEN, « Remarques sur la versification du plus ancien théâtre francais. L'enchaînement des répliques et la rime mnémonique », dans Neophilologus, 40 (1956), pp. 179-193, 249-258.

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l’octosyllabe et de deux formes fixes mises en œuvre par les Passions : le rondeau et le Planctus marial. Le rondeau contient des éléments rythmiques essentiels à la mise en jeu du texte des mystères. Quant au Planctus, il porte en germe le développement d’un personnage beaucoup plus complexe que Jésus ou son Père : celui de Notre-Dame. Nous dégagerons ainsi ce que H. R. Jauss appelle une « interrelation »4 entre deux formes, opération selon laquelle ces formes poétiques apportent au mystère leurs traits principaux, celui-ci les intégrant et les modifiant selon ses objectifs propres. Formes versifiées, où le rythme joue un rôle capital, le rondeau et le Planctus constituent les fondements de l’esthétique des Passions. En composant un texte destiné à la scène ou qui en conserve le souvenir, le fatiste qui les choisit témoigne d’une conscience du corps de l’acteur et de ses potentialités. La perspective d’une dramaturgie dévolue à l’Imitatio Christi se double alors d’une perspective esthétique. Le jeu des corps sur le hourdement n’est pas seulement la déclinaison de l’imago Dei dont le Christ donnerait la règle. C’est aussi la création d’images dramatiques singulières, qui proclament la dissemblance de l’homme et de son Dieu. Elles relèvent de l’exploitation du geste comme principe dynamique de l’action théâtrale, et comme fondement d’un personnage distinct des modèles théologiques préexistant à sa représentation.

1. LE RONDEAU, RYTHME DES CORPS5 A. Une forme poétique à usage divers Description On trouve dans les Passions un bel échantillon des formes possibles du rondeau, sans parler des variations nombreuses que les fatistes s’autorisent à leur faire subir, conformément à la liberté qui régnait alors dans l’écriture versifiée de cette forme6. Dans la majeure partie des cas, le rondeau est une forme dialoguée. Les rondeaux les mieux connus, car les plus fréquemment utilisés et analysés au XVe siècle, sont peut-être les rondeaux quatrains7. Mais les Passions font

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4

« Littérature médiévale et théorie des genres », dans Poétique, 1 (1970), p. 95.

5

Les pages qui suivent sont un approfondissement et une extension à tout le corpus des conclusions de notre article « De la morale à l’esthétique : la danse et le rondeau dans les mystères de la Passion du XVe siècle », dans N. NABERT (s. dir.), Le mal et le diable : leurs figures à la fin du Moyen Âge, Paris, Beauchesne, 1996, pp. 53-77.

6

L. PETIT DE JULLEVILLE, Les Mystères, t. 1, pp. 287-90.

7

H. CHATELAIN, Recherches sur le vers français..., p. 202.

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également un grand usage du rondeau simple. Parmi les schémas de rondeaux qu’elles utilisent le plus souvent, c’est donc la première et la troisième des formes recensées ici qui feront l’objet de notre analyse8. Forme 1. Le rondeau simple : AB aA ab AB Forme 2. Le rondeau tercet : ABB’aA abb ABB’ Forme 3. Le rondeau quatrain : ABBA abAB abba ABBA Forme 4. Le rondeau cinquain : AA’BB’A aa’b AA’B aabba AA’BB’A Interprétation La virtuosité technique dont les fatistes font preuve à l’occasion des rondeaux explique que ces moments aient surtout été interprétés comme des tours de force poétiques. Ce faisant, la critique n’a pas résolu un problème frappant. Pourquoi les fatistes écrivent-ils sous forme de rondeaux des scènes de nature tout à fait différentes, au point que la torture cohabite avec le chant des bergers ? Willem Noomen ne tient pas compte de leur variété thématique lorsqu’il considère les rondeaux du Mystère du Vieil Testament comme des cellules polyvalentes du point de vue expressif. Pour lui, le refrain, sur lequel repose le sens de l’exploitation du rondeau, reste l’élément formel et sémantique où s’exprime soit la pensée collective soit l’affect d’un personnage ou d’un groupe de personnages. À cette interprétation, fondée sur la réminiscence du fonctionnement sociologique du rondeau, s’ajoute une interprétation formelle très restreinte : le rondeau permet la répétition de certaines répliques, quand la situation l’impose9. Dans une perspective contraire, Howard Mayer Brown fait du rondeau la forme d’expression de personnages et de sentiments stéréotypés10. Il se concentre sur les moments où Gréban déploie tout son art du rondeau pour mettre en scène les bergers de la Nativité. Du point de vue métrique, leur apparition est constituée de l’enchaînement d’un rondeau simple, d’un rondeau tercet et d’un rondeau quatrain. Des vers 4620 à 4654, les bergers de Gréban célèbrent les avantages de la condition pastorale : ALORIS premier pastoreau Il fait assez doulce saison pour pastoureaulx, la Dieu mercy. ISEMBERT deuxiesme pastoureau 8

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Les formes régulières du rondeau et leurs variations dans les mystères sont recensées par Ludwig MÜLLER dans Das Rondel in dem französischen Mirakelspielen und Mysterien des XV. und XVI. Jahrhunderts, Dissertation, Marburg, 1884, pp. 11-20. Pour une description des formes régulières et irrégulières du rondeau dans le Mystère du Vieil Testament, voir W. NOOMEN, Étude sur les formes métriques du Mystère du Vieil Testament, Amsterdam, 1962, pp 42-45.

9

Voir W. NOOMEN, Étude sur les formes métriques…, pp. 95-96.

10

Voir H. M. BROWN, Music in the French secular theater, pp. 45-46.

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Se les bergiers sont de raison, il fait assez doulce saison. PELŸON IIIme pastoureau Rester ne pourroie en maison et veoir ce joyeux temps icy. ALORIS Il fait assez doulce saison Pour pastoureaulx, la Dieu mercy. AG R 4620-462711

Ces refrains joyeux, dont on pourrait donner de nombreux exemples12, suffisent-ils à associer le rondeau à l’expression de stéréotypes littéraires comme la célébration de l’Âge d’or ? Nous l’avons vu, le rondeau intervient également dans les scènes de violence et de torture qui affectent Satan ou le Christ, lors de la Flagellation, mais aussi pour la danse de Salomé ou pour les cris de joie que les Justes font résonner depuis le limbe. L’utilisation d’une même forme poétique dans des scènes à la fois cruciales au plan exégétique et de ton si disparate crée entre ces dernières une relation que ni l’approche sociologique ni l’étude thématique ne permettent d’éclairer. Le retour du même Au bout du compte, ce qui unit tous les rondeaux dialogués des Passions, c’est leur respect commun des seules règles conservées par cette structure poétique en dépit de ses variations au cours des XIVe et XVe siècles : la forme close et le retour du refrain. Comme dans la poésie lyrique, le rondeau des Passions est retour du même, mais selon des principes qui le protègent du sens nouveau que le lyrisme a su lui donner pour dire son rapport au monde et à la société de son temps. Le rondeau des Passions profite-t-il « de son aptitude à exprimer la pensée subjective »13, qui fait la fortune de cette forme à la fin du Moyen Âge et s’effectue dans le détournement de la valeur cérémonielle et sociale du refrain en « incipit chargé de lancer l’imagination créatrice »14 ? Nous ne le pensons pas. La Passion n’est pas pour le fatiste l’occasion de mettre en vers sa subjectivité. Œuvre didactique au service de la foi, formulation du mythe chrétien qui explicite la relation de la créature à son Créateur, la Passion dramatique ne laisse pas place à l’expression du Moi en tant que telle. On préférera alors chercher à cette

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11

Voir AG R 4628-4638, R 4639-4647, et les multiples rondeaux, des vers 5545 à 5578, autour de l’Adoration de l’enfant.

12

Fy de richesse et de soussy ! / Il n’est vie si bien nourrie / qui vaille estat de pastourie, AG R 4628-4638.

13

D. POIRION, Le poète et le prince. L’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d’Orléans, (1965), Genève, Slatkine, 1978, pp. 339 et suiv.

14

Ibidem, p. 356.

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récurrence une fonction qui tienne compte à la fois du sens édifiant des Passions et des aspects majeurs du rondeau.

B. Le support d’une relation entre le corps et le texte Une chanson à danser Pour trouver le facteur commun à toutes les scènes écrites sous forme de rondeau, il faut se rappeler la fonction première de celui-ci : il est à l’origine chanson, et chanson à danser15. Si l’on garde à l’esprit la relation historique du vers et du geste, le rondeau suggère le mouvement du corps, quelle que soit la destination de l’œuvre qui en fait usage. Traçant l’histoire tourmentée du rondeau de carole, forme poétique de l’encerclement associée au départ à une ronde, Daniel Poirion achève son étude par les pièces de Charles d’Orléans. Il montre alors que dans le travail subtil de cette forme, « l’art du poète s’apparente […] bien à celui du chorégraphe : il s’agit de disposer les idées comme des danseurs, et de les animer en leur prêtant au moins les deux mouvements élémentaires : en avant – en arrière »16. Support du mouvement des corps dans l’œuvre écrite du prince-poète, le rondeau retrouve a fortiori cette fonction lorsqu’il est écrit pour la scène. Au demeurant, certains rondeaux de mystères sont explicitement destinés à être mis en musique ou en pas. La didascalie chançon précède le deuxième rondeau quatrain de la Passion de Gréban, ap 3360. Avant un autre rondeau quatrain, une didascalie indique que la mondanité de la Magdeleine doit être à la fois dansée et chantée dans la Passion d’Angers : Ycy chantent Magdaleine et ses damoyselles quelque joyeuse chanson en soy demenant joyeusement et honnestement, ap 9291. Un rythme Dansé, le rondeau peut remplir une fonction dramatique. Il contribue à distinguer la Passion dramatique des autres formes du mythe chrétien, sermon, tableau ou poème, en donnant à l’action une impulsion venue du mouvement des corps : le rythme. Nous empruntons ici à Michel Rousse la notion de « rythme [du] spectacle médiéval »17 pour éclairer le rôle du rondeau dans la Passion. Pour M. Rousse, la spécificité de la Farce de Maistre Pierre Pathelin doit être cherchée

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15

Ibidem, pp. 317 et suiv.

16

Ibidem, p. 350.

17

Voir « Le rythme d’un spectacle médiéval : Maître Pathelin et la farce », dans J. DUFOURNET et M. ROUSSE (s. dir.), Sur la farce de Maistre Pierre Pathelin, Paris, Champion, 1986, pp. 87-97 ; M. G. MARTINEZ, « Remarques sur le rythme au théâtre », dans Degrés 24 (automne 1996), c1-c15.

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dans sa forme dramatique. L’originalité de l’œuvre repose d’abord sur l’articulation de trois farces, chacune étant liée à l’autre par le travail du monologue, la séquence traditionnelle de clôture de ce genre devenant un nouveau point de départ de l’action. De plus, la scène est occupée par un nombre croissant de personnages, qui entraîne la modification de leur statut dramatique. La transformation des séquences traditionnelles et la création d’une relation entre l’espace et la psychologie des personnages sont « les éléments qui donnent un rythme à la pièce »18. Dans les Passions, c’est le rondeau qui remplit cette fonction. Les potentialités historiques de la forme poétique sont exploitées sur un plan rythmique. Le rondeau fonctionne comme une partition gestuelle dans le texte des mystères. L’ancienne chanson à danser devient la maïeutique du geste de l’acteur. Indication de jeu, invitation, sinon à la danse, du moins au rythme des corps, le rondeau doit entraîner l’ensemble des acteurs sur la scène des Passions. Une situation dramatique C’est seulement si on le dote d’une fonction rythmique que le rondeau acquiert une spécificité dans les Passions. En effet, en obéissant au rythme du rondeau, les corps des acteurs dessinent une situation dramatique. Si la paternité de cette expression revient aux Deux cent mille situations dramatiques d’Étienne Souriau, sa définition suscite aussi la controverse. « Figure structurale »19, la notion de situation dramatique relève d’un découpage, d’une segmentation du texte et de l’action théâtrales. Elle fait la spécificité d’une œuvre à partir du moment où elle se répète, de manière à la fois identifiable et variée20. Bien entendu, on ne peut oublier la contradiction entre l’isolement d’une situation instantanée et le perpétuel changement qui caractérise l’action dramatique21. Cependant, analyser le texte, sa mise en scène et la relation entre le corps et le texte comme un ensemble de situations dramatiques, c’est se donner la chance de dégager de ma-

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18

M. ROUSSE, « Le rythme d’un spectacle médiéval… », p. 88.

19

Pour Étienne SOURIAU, c’est « la figure structurale dessinée, dans un moment donné de l’action, par un système de forces ; par le système de forces présentes au microcosme, centre stellaire de l’univers théâtral ; et incarnées, subies ou animées par les principaux personnages de ce moment de l’action […] ces forces sont des fonctions dramatiques... », Les deux cent mille situations dramatiques, Paris, Flammarion, 1950, p. 55.

20

À la recherche d’un modèle d’analyse de la situation dramatique, S. JANSEN dans « Qu’est-ce qu’une situation dramatique ? », dans Orbis Litterarum, 4 (1973), pp. 235-292, souligne qu’il « est conçu pour un ensemble de phénomènes, et ne pourra pas être appliqué à un phénomène qui est posé, ou se présente comme indivisible et/ou isolé », p. 248.

21

P. PAVIS, Dictionnaire du théâtre, article « Situation dramatique » : « Décrire la situation d’une pièce revient à prendre à un moment précis une photographie de toutes les relations des personnages, à “geler” le développement des événements pour faire le bilan de l’action », pp. 329-330.

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nière rigoureuse la spécificité théâtrale de l’œuvre, en faisant l’inventaire de ses traits récurrents, sans pour autant négliger ses spécificités22. Or, le rondeau représente un support possible à la relation entre le corps et le texte dans les Passions. Invités à régler leur jeu sur la mesure du rondeau, les acteurs exécutent un geste isolable, même s’il est toujours différent. Le rythme du rondeau, donné par le retour du refrain, est un invariant, une unité de mesure de l’action théâtrale. L’unité de segmentation donnée par le rondeau, c’est le rythme. La position des corps sur le hourdement répond aux répliques, les pas des acteurs étant soutenus par la thématique des refrains, qui, du déplacement à la torture, a trait à la dynamique des corps. Support de gestes divers, le rondeau permet le découpage du texte théâtral en unités d’action, qui se distinguent des unités de sens. Portées par le rythme des corps, les situations dramatiques circonscrites par les rondeaux achèvent pour une part la définition de l’esthétique des Passions dramatiques. Les corps n’y sont pas exploités seulement comme signes, mais comme sources d’une dynamique, d’un mouvement, d’un rythme qui les caractérisent. Avec le rondeau, la Passion formule certains moments du mythe chrétien de manière avant tout corporelle. Chaque rondeau formule un fragment de la Passion au moyen de gestes codifiés par le retour, mais aussi par la variété, en réplique aux pas de danse traditionnellement effectués pour le rondeau de carole. Permettant la segmentation du texte en situations dramatiques, les rondeaux sont les phrases d’une langue nouvelle, qui dit le mythe chrétien en utilisant la ressource principale du hourdement : le corps de l’acteur23.

C. Les rondeaux chez Gréban et Michel Dans nos deux grandes Passions, le rondeau permet de déterminer avec clarté un certain nombre de situations dramatiques. Utilisant les rondeaux simples AB aA ab AB, les rondeaux quatrains ABBA abAB abba ABBA et leurs variations24, les 22

Nous adoptons la démarche de S. JANSEN dans « Qu’est-ce qu’une situation dramatique ? » : « Je définirai la situation dramatique comme une unité dans l’aspect dramatique qui combine une succession d’éléments appartenant à la Réplique [éléments linguistiques] et un groupe d’éléments appartenant à la Régie [éléments non linguistiques]… », p. 264. Il dégage des « unités distinctes », et définit l’aspect dramatique d’une œuvre comme « un nombre fini et énumérable d’éléments dont on doit alors pouvoir dresser l’inventaire », p. 258.

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Pour d’autres possibilités de segmentation du texte théâtral, liées à la versification, voir G. DI STE« Structure dramatique et structure métrique dans le théâtre médiéval », dans H. Braet, J. Nowé et G. Tournoys (éds sc.),The theater in the Middle Ages, Leuwen University Press, 1985, pp. 194-206. FANO,

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Les rondeaux simples et quatrains de la Passion de Gréban ont été recensés et analysés par Darwin SMITH dans « La question du Prologue… », pp. 153-1544 et suiv.

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fatistes invitent les acteurs à exploiter cette forme poétique dans leur jeu. Le corps de l’acteur est envisagé comme un objet cinétique, qui supporte la dynamique de l’action. En créant le parallèle entre des gestes et des situations a priori disparates, ce choix esthétique engendre des effets de sens inattendus, où les corps écrivent autrement l’histoire de la Passion. Rondeau simple, rondeau quatrain ? Dans la Passion de Gréban, le premier rondeau quatrain apparaît dans le premier prologue aux journées. Prononcé par les anges, il contient l’un des thèmes les plus communément associés à cette forme, la louange de Dieu : Honneur, puissance et reverence soit a vous, Dieu et crëateur ! A vous seul, comme a nostre acteur, devons louenge et preference. AG R 98-113

Le refrain du rondeau rend hommage à la puissance de Dieu, le remercie de ses miracles, de sa clémence. Le IIe prologue contient, lui, le premier rondeau simple : Helas, frere, pour Dieu mercy, / ne me vueilliez pas huy occire !, AG R 928-934, c’est la supplique d’Abel à Caïn qui s’apprête à le tuer. Au premier abord, il semble que les deux formes de rondeau soient dévolues à des thèmes opposés : à la louange de Dieu s’oppose le meurtre de Caïn, à la divinité les suites du péché originel. De plus, on constate une organisation similaire des rondeaux au début de la première journée. Le premier rondeau quatrain est également prononcé par les anges : Quant humanité sera / mise en vertu premeraine, / toute la court souveraine / parfaicte joye fera, AG R 3361-3376. Et le premier rondeau simple est prononcé aux enfers par les diables Satan et Astaroth, AG R 3944-3951. Par conséquent, la forme simple du rondeau semble associée à un mouvement négatif : le meurtre et les gestes de Satan sont des gesticulationes, tandis que les rondeaux quatrains accompagneraient les gestes mesurés des anges. Cependant, un examen attentif de l’emploi du rondeau montre que cette différenciation n’a pas lieu d’être. Du moins, elle est beaucoup moins signifiante que le rapprochement des deux formes du rondeau autour de la notion de rythme. S’il est exact que très souvent le rondeau quatrain renforce les liens des fidèles et de leur Dieu, on trouve aussi dans nos deux textes des exemples de rondeaux simples ou de variations sur ces formes pour accompagner le même thème. Sur des rondeaux quatrains, les Justes applaudissent à la prochaine venue du Christ aux Enfers : Menons festes et jeux planctureux / a ceste nouvelle apportee / qui a toute reconfortee / l’assemblee des douleureux !, AG R 23217-32. Les sœurs de Lazare se réjouissent de sa résurrection : O frere, com parfaicte joye / avons de vous vëoir en vie ! / La haulte bonté infinie / en ait graces a grant montjoye !, AG R 1504515060, JM R 13861-13876. Convertis et enfants de Jérusalem accueillent le

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Christ pour les Rameaux : O sainct et beneuré loyer / de nostre actente desiree, / benoiste soit ceste journee / que nous te povons convoyer !, AG R 16122-16137 ; Bienvieingne le roy d’Israel / pour son beau royaume ordonner ! / A joye li doint Dieu regner et face son regne eternel !, AG R 16286-1630125. La Transfiguration est tout particulièrement rythmée par de nombreux rondeaux de prière : à un rondeau quatrain irrégulier de Moïse et Élie sur le Mont Thabor, JM R 9412-9425 – ABBA abba ab ABBA -, succède celui des apôtres, JM R 9514-9529. Mais de la Passion de Gréban à la Passion d’Angers, le rondeau simple comme le rondeau quatrain apparaissent comme une des formulations théâtrales les plus fréquentes de la prière, au cours de laquelle Jésus et Notre-Dame reconnaissent la puissance de Dieu, JM R 5414-5421, de même les amis de Jésus lorsqu’il entre dans Jérusalem, JM R 15950-15965, ou encore les Justes dans le limbe, JM R 25477-25492. Variation intéressante : dans la Passion d’Angers, la fonction de prière et de louange demeure attachée à la forme rondeau, mais elle peut être adressée à d’autres maîtres que Dieu. On remercie Simon le Lépreux de sa prodigalité, JM R 15143-15150, on se félicite de l’action de JeanBaptiste26, ou on rosse Satan sur ordre de Lucifer, JM R 2294-2301. Les seigneurs adressent à Hérode un rondeau de respect et de soumission pour son banquet d’anniversaire, C’est de vostre bien et honneur / qu’il vous plaist nous prier, cher sire, JM R 7367-737827. Enfin, Rodigon en dit un à l’attention de sa maîtresse Madeleine : Vostre doulx acueil gracïeux / m’a remis le cueur en lÿesse / et vostre tres haulte noblesse / vault bien qu’on vous serve en tous lieux, JM R 9755-9770. Par conséquent, il est très fréquent de rendre hommage à un maître, quel qu’il soit, sur un rythme de rondeau dans les Passions. Le thème développé sur la forme poétique a donc plus d’importance que le choix d’un rondeau particulier. Or, pour l’ensemble des rondeaux, les thèmes abordés semblent avoir pour dénominateur commun les notions de geste et de mouvement. Le rondeau apparaît alors moins comme un indicateur thématique que comme le socle du rythme sur le hourdement.

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Voir aussi la Multiplication des pains : Jhesus, nous vous remercïons / des biens haultement aprestéz / que nous avez icy prestéz, / car grant besoing en avïons, AG R 12954-12969, ou les louanges des disciples à Jésus lors de ses apparitions, A toy veoir, a toy remirer / tout bon cuer se regarde et mire, / quar tu es medecin et mire / pour pouvrez dolens cueurs mirer, AG R 31961-31976, JM R 10347-10364 ; pour l’Ascension, AG R 32105-32120, et pour la descente du Saint Esprit, AG R 33589-33604 et AG R 33679-33694. JM R 1995-2008, ou encore JM R 1777-1796, avec un sizain irrégulier, ABBAa’b’ abba abba ABBAa’b’.

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Variation sur le rondeau simple AB aa ababab AB.

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Satan et les messagers Sans longue protestacion / je m’offre a faire tout devoir, AG R 3944-3951 : à la fin de la première diablerie de Gréban, Satan accepte la tâche d’ambassadeur que lui confie Lucifer en temps de crise. Il signe avec le maître des enfers un pacte solennel, qui est aussi pacte théâtral : l’ambassadeur de l’infernale maisnie, c’est le personnage qui se déplace sans cesse sur la terre, en enfer ou dans le limbe. De manière logique, le rondeau simple, forme poétique de l’ambassadeur des enfers, devient alors la forme de prédilection de tous les personnages dont la fonction principale est de circuler sur le hourdement. Friandes de personnages secondaires, les Passions développent à plaisir les rôles de messagers. Trotim dans Semur, Maucourant chez Gréban et Michel, portent des noms qui évoquent leur fonction dramatique28. Dans le texte de Gréban, Maucourant se prépare à partir, il remplit son office théâtral, qui est de tracer un lien dynamique entre les personnages principaux des scènes marquantes de la Passion : CAŸPHE Maucourant ! MAUCOURANT Que vous plaist il, sire ? Laissez moy parfournir mes bouges. AG R 15315-15322

Ce refrain devient chez Jean Michel, avec quelques modifications : Maucourant ! – Que vous plaist il, sire ? / J’aloye leans fourrer mes bouges, JM R 14163-14170. La légère variation du refrain, qui joue sur l’image des poches rebondies, parfois associées au ventre29, accentue le lien des messagers aux choses corporelles. Dans cet esprit, le Legeret de Gréban profite du refrain du rondeau pour énoncer la philosophie du messager : LEGERET C’est le mestier d’un messagier, il n’est mandement qui le vaille, de bien boire et de bien mengier : c’est le mestier d’un messagier. AG R 4305-431230

Convoquant l’imaginaire de la taverne, les rondeaux des messagers célèbrent souvent le boire et le manger, valeurs corporelles négatives au plan théologi-

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Voir H. LEWICKA, La langue et le style du théâtre comique français des XVe et XVIe siècles, Varsovie Paris, Klincksieck, t. 1, 1960 ; t. 2, 1968, sur les modèles linguistiques type passavant « consistant à transformer une action futile en une activité caractéristique de l’individu », p. 131, p. 178 ; sur mal préfixe, pp. 145-150.

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F. GODEFROY, DALF, IX, p. 652.

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Voir aussi Messaiger qui va par les champs / doit il point boire par coustume ?, AG R 6323-6330.

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que31. Or, ces notions sont également présentes dans d’autres rondeaux, à des moments inattendus comme les noces de Cana, ou le repas de Jésus et des pèlerins d’Emmaüs : REPISSE Faictes moy ces potz descharger despechez ce premier venant ! AG R 11182-11189 ST LUC Vive tousjours ung hoste tel qui ainsy scet servir ses gens ! AG R 30991-30998

De même chez Jean Michel, de nombreux rondeaux de bienvenue célèbrent la nourriture que le Christ partage avec ses apôtres, JM R 4725-4740, JM R 49044911, JM R 5146-5153, JM R 5178-5189, JM R 11785-11794, JM R 1482814841. Par conséquent, le rondeau des messagers doit être considéré comme un support rythmique et non théologique à l’action théâtrale. Dans cette perspective, rien de très étonnant à ce que des valeurs corporelles lui soient profondément liées. Si elles ne sont pas réhabilitées en tant que telles, elles prennent une connotation différente. C’est le corps avec toutes ses fonctions qui est considéré comme le principe dynamique du spectacle. Les lois du rondeau viennent doubler celles de l’allégorie, où le corps n’était que signe. Elles donnent au corps de l’acteur doté de ses caractéristiques les plus nettes une seconde chance, en reconnaissant le rôle central que joue l’exploitation de ses potentialités dynamiques dans l’écriture théâtrale de la Passion. C’est pourquoi les rondeaux sont très fréquemment utilisés pour souligner les déplacements des personnages, qu’ils soient messagers ou non, saints ou pécheurs. Parfois, le rondeau accueille un personnage dans un endroit nouveau, il marque l’aboutissement d’un déplacement : URÏON Seigneurs, bien soyez vous venuz Et le logis prenez en gré. AG R 18450-18457

Pierre avant de renier le Christ demande la permission de s’approcher du feu de ses ennemis : Vous plairoit il point que j’entrasse, dame, par vostre courtoisie ? AG R 19417-19424 ; JM R 21381-21388

Marie utilise le rondeau simple aussi bien que les Juifs nouvellement convertis pour indiquer un prochain mouvement vers Joseph ou vers le Christ :

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Sur les valeurs négatives attachées au rôle du messager de théâtre, voir J. KOOPMANS, Le théâtre des exclus au Moyen Âge, Paris, PUF, 1997, pp. 104-109.

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NOSTRE DAME Adieu, cousine. ELIZABETH Adieu, m’amye, ma dame et ma chiere maistresse. AG R 4001-4008 TUBAL S’il plaist a Dieu, aussi yrai ge ; il est temps de nous abreger. AG R 31905-3191232

Le rondeau sert également à organiser les mouvements de groupe : les bergers disposent leur campement pour la nuit, les gardes se préparent à veiller en armes autour du sépulcre33 : ALORIS Gardez bien, pour le lou gardez ; pastoureaulx, faictes bonne garde. AG R 4944-4951

Pour Judas, être capitaine des bourreaux du Christ, c’est diriger leurs pas jusqu’au jardin des Oliviers : JUDAS Je vueil estre leur cappitaine Tout seulet pour les bien mener. AG R 18510-18517

Ils le suivent avec entrain chez Jean Michel : Atout ce baston en mon poing, / je suyvray ceste compaignie, JM R 19776-19785. À maintes reprises, le rondeau quatrain remplit la même fonction. Ainsi, Seigneurs de notable prudence, / ou est le lieu de grace plain / ou le roy des Juïfz haultain, / qui est né, fait sa residence ?, AG 5961-5976 : les rois Mages se mettent en route pour la crèche. Puis, Sauvons-nous, freres, ou jamais. / Vecy gent toute forsenee : / ja ne verrons autre journee / s’ilz nous tiennent en leurs amés, AG R 19179-19994 : les apôtres fuient à toutes jambes devant les Juifs, obéissant aux injonctions de Pierre et de Jacques. Enfin, Et ou s’en va ceste couvee / maintenant ainsi espandue ?, JM R 21887-21896 : les serviteurs de Cayphe commentent la course des bourreaux qui accompagnent Jésus chez leur maître. Mis en évidence par le rondeau, le déplacement apparaît comme une situation dramatique isolable dans le texte des Passions. Le rondeau permet alors au hourdement d’indiquer le geste de façon nuancée, de le décliner sans se plier d’emblée à la typologie ou aux condamnations que la théologie fait peser sur le corps et sur les valeurs qui lui sont liées.

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Ou esse qu’il tient son mesnaige ? / Moult volentiers je le verray, AG R 11600-7 : les Juifs viennent voir celui que la Samaritaine reconnaît comme prophète ; Je commence a voir la montaigne / ou Jhesus nous doit preceder, AG R 31925-31932, et AG 31905-31912 : apôtres et convertis se rendent en Galilée pour assister à l’Ascension.

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Chascun sa diligence face / de garder tres bien son costé !, AG R 28635-28642.

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La torture, geste exemplaire Comme les scènes de nourriture et de boisson, les scènes de tortures de Satan et de Jésus reçoivent une nouvelle interprétation si on prête attention à leur écriture sous forme de rondeaux. En effet, chez Gréban, c’est le Christ aux outrages qui appelle le plus grand nombre de rondeaux. Disposés en chaîne, ils donnent à l’action un support rythmique remarquable. À un rondeau de tercets succèdent deux variations irrégulières sur le rondeau de forme simple et un rondeau de quatrains34. Les refrains insistent sur les coups, détaillant leur répartition et leur effet sur le corps de Jésus : A quel costé luy asserray une broignie sans farser ?35 Aussi sont tes coups mieulx assis : par quoy tu dois en avoir moins. Tu n’y assiés coup de tes mains que les dois n’y soient escripz.

De même, chez Jean Michel, de nombreux rondeaux détaillent les outrages préliminaires à la Crucifixion : GRIFON Pour luy redresser la mémoire et pour refermer son cerveau, je luy donray sur le museau ce cop de poing. DRAGON frappe C’est aprés boire. JM R 20301-20315 ;

Or, prophetize maintenant / qui t’a donné ce horïon, JM R 22731-8 ; Réveillons le. De quoy ? De buffes, / tant que nous pourrons ramener, JM R 22741-8. Dans la Passion d’Angers, l’un des rondeaux de bourreaux est associé de façon explicite au rythme des coups : GRIFON en frappant Et ung. CLAQUEDENT en frappant Et deux. BRAYART en frappant Et troys. ORILLART en frappant Et quatre. DRAGON en frappant Et le cinquiesme de surcroît. JM R 24927-24936

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Respectivement R 19756-19766, R 19773-19783 de forme ABb aa abab b AB ; R 19798-19808 de forme AB aa abba b AB ; et R 19819-19834.

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Variante JM R 21672-21682.

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Il est remarquable que le rondeau souligne la préparation des scènes musclées des bourreaux et leur réalisation, et que les refrains ne mettent pas toujours l’accent sur les coups, mais sur l’effort des protagonistes pour les porter : HERMONGENÈS Et pourquoy ? NARINART Pour les horïons, je prens voulentiers ma huvecte. AG R 7558-756536

Le rondeau les encourage à la tâche, Or tirez fort, fort, ribaudaille ! / La main y vient ou pou s’en fault, AG R 24705-2471237, ou souligne le résultat de la crucifixion des larrons, Sont penduz ces deux maleureux, / compaignons ? Sont ilz despeschiéz ?, AG R 24925-24932. Accompagnant l’élévation de la Croix, le premier vers d’un refrain est coupé en quatre parties, l’effort des bourreaux étant accentué par les exclamations qui portent sur des adverbes et des impératifs de mouvement : PYLATE Amont ! GRIFFON Amont ! CLAQUEDENT Halle bois ! ORILLART

Halle !

Soustenez la ! BRAYART Mais soustenez. AG R 24785-24792 ; JM R 27396-27403

L’interprétation allégorique de ces supplices, qui rapproche toutes les victimes de mauvais traitements du hourdement, de Satan au Christ, reste possible. Mais elle néglige l’aspect rythmique de ces scènes, souligné par la forme rondeau, alors que c’est ce qui les caractérise. Par conséquent, si les supplices se déroulent au rythme de rondeaux, c’est toujours parce que la Passion reste l’action la plus importante de ces pièces. Mais au plan dramatique, cette importance se manifeste dans le rythme soutenu du rondeau, qui par cette violence maintes fois exhibée mobilise l’attention du spectateur. Mise en relief par le rondeau, la torture apparaît là encore comme un élément exemplaire des Passions. Mais cette fois, elle donne l’exemple même de toute situation dramatique dans les Passions, en devenant le support des gestes

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Et aussi Si luy fault donner du remis / d’un baston travers ses costéz, AG R 24187-24194 ; ou encore, on frappe le Christ De poings. Mes de bons gros bastons ; / si ne nous blesseron pas tant, JM R 22651-22658 ; et on se munit des instruments les plus efficaces : Ça, des verges ! Combien ? – Deux paire ; / les miennes ne vallent plus rien, JM R 24877-24884.

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Variations JM R 24863-24870, JM R 27288-27295.

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qui la font exister. À sa dimension morale s’ajoute sa dimension dramatique. Les bourreaux ne sont pas seulement d’indispensables contretypes du Christ. Ils accomplissent sur le hourdement l’une des tâches physiques les plus pénibles, qui repose sur l’exploitation des ressources dynamiques de leur corps. C’est alors en tant qu’acteurs qu’ils sont considérés, plutôt que comme les sinistres auteurs du sacrifice sanglant et injuste indispensable au salut. Autres tons, autres gestes À l’exemple de la torture, de nombreuses scènes d’action sont déclinées sur ce canevas poétique, devenu rythmique. Tout joyeux, les diables se renvoient l’âme de Judas. Avec ses exclamations et ses vers brisés, le refrain du rondeau souligne la dimension gestuelle dynamique de leur échange : ASTAROTH Sus, deables, sus ! FERGALUS A luy, a luy ! Temps est de commancer l’esbat. AG R 22089-22096 ; JM R 24035-24042

Mais le rondeau ponctue également les efforts des apôtres de la Pêche miraculeuse38, il accompagne la course des Juifs derrière Jacques Alphey39. Il souligne aussi la difficulté du parcours des apôtres qui gravissent le Mont Thabor pour la Transfiguration : C’est peine de monter si hault / a gens deschaussés comme nous, JM R 9258-9265, ou encore la course de Jésus et des siens, qui quittent le temple à toutes jambes pour ne pas être faits prisonniers : Qu’ecce cy, qu’est il devenu ? / Ou est il ? J’en suis esbahy, JM R 13153-13160. Enfin, les amis de Lazare enlèvent la pierre de son tombeau au rythme d’un rondeau, AG 15007-15017, JM R 1376113768, tout comme Joseph et Nicodème descendent le cadavre de la Croix sur un enchaînement de plusieurs rondeaux, AG, R 26754-26761, AG R 2676226769, AG 26770-26777, JM 29311-29318 ; 29319-29326. Lorsqu’ils n’évoquent pas le mouvement de manière transparente, les refrains de rondeaux ont pour but de provoquer le geste des protagonistes, ou de ponctuer un geste suggéré par le contexte. Ainsi, le rondeau peut servir à souligner le sentiment de l’innocent, de la victime. Mais précisément, ces personnages subissent très souvent une violence physique traduite par des gestes, quels qu’ils soient. Ainsi l’aveugle-né accusé de mentir se défend au rythme d’un rondeau :

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Vous semble il point qu’on la tire ? / Le jugement vous en commetz, AG R 31619-31626 ; Sus, compaignons, amont ! / Amont ! Checun sa puissance y employe !, AG R 31685-31692.

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AG R 19255-19262 ; JM R 20627-20634.

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L’AVEUGLE Helas, et je n’ay riens meffait ! Seigneurs, que me demandez vous ? AG R 14507-14, JM R 12999-13006

Les mères des bébés assassinés pendant le massacre des Innocents essaient sans succès d’empêcher la tuerie : ARBELINE Que feras tu, mauvais tirant ? Laisse le povre innocent vivre. AG R 7714-7721

Dans ces cas, le rythme du rondeau ne fait que rappeler les coups qui pleuvent sur l’aveugle ou sur les innocents. De ce fait, on peut parfaitement imaginer à l’occasion du rondeau un corps à corps entre Simon le Cyrénéen qui refuse de porter la Croix et les bourreaux du Christ : SYMON CRENEÜS Je me oppose. ORILLART Villain parfais, jouez vous de la reculoire ? AG R 24375-82 ; JM R 26990-26997

On peut aussi se figurer que les bourreaux, lorsqu’ils jettent les deux larrons au pied de Pilate, continuent à les malmener : Hault lieutenant imperïal, / juge gardant juste justice, / vecy les deux plains de malice / que demandez, JM R 26031-26046. Enfin, le rondeau suggère l’agitation des marchands du temple que Jésus vient de précipiter hors de leur lieu d’exercice, JM R 5484-5503. Mais le rondeau soutient aussi d’autres gestes que les coups. À plusieurs reprises, il accompagne les manifestations de la douleur provoquée par la mort d’un proche comme la fille de Jaïre, JM R 6077-6084, Lazare, JM R 1346713474, ou Jésus, JM R 29566-29573. Ailleurs, les commentaires rythmés des nobles Juifs accompagnent la danse de Salomé, JM R 7427-7442, à quoi il faut ajouter les gracieux gestes de Madeleine et de ses suivantes, chantant quelque joyeuse chanson en soy demenant joyeusement et honnestement, ap 9291 : Ha, dea, dea, suys je point pour bruyre / et pour faire femmes valoir ? / Puisque j’ay puissance et vouloir, / qui est cil qui me pourra nuyre ?, JM 9292-9307. Si la didascalie évoque une chanson, c’est bien la forme du rondeau, support fréquent de la gestuelle dans les mystères, que Jean Michel a choisi de lui donner. Certaines scènes où transparaît nettement un sentiment fort, comme l’inquiétude ou l’agressivité, reçoivent également leur impulsion rythmique du rondeau. Les Juifs provoquent le troisième reniement de Pierre en le harcelant au sujet de son identité sur le rythme insistant du refrain : Ne te veis je pas ou jardin avec luy quant il fut saisy ? Advis m’est que je t’y choisy, couppant l’oreille a mon cousin. AG R 19631-19646

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Le personnage brise le cercle des paroles agressives qui l’emprisonnent par le mensonge ; actualisant le mouvement de défense contenu dans ses paroles, il court ensuite se jeter dans la fosse où il expie son péché. De même, c’est probablement à grand renfort de gestes que les gardes du tombeau se disputent et s’accusent de mensonge, AG R 29185-29200, ou que les apôtres mettent en doute le témoignage des Marie lorsqu’elles déclarent le mystère de la Résurrection : Dame, ne vueillez pas user de telles parolles soubdaines se vous n’en estes si certaines qu’on ne vous en puist accuser. AG R 29517-29532

Les nouveaux convertis révèlent quant à eux l’excitation qui les pousse vers le Christ à son entrée dans Jérusalem pour les Rameaux, JM R 15389-15397. C’est dans la confusion générale, probablement traduite en gestes, que les Juifs discutent de la libération de Barrabas : Jesus nous est meilleur que luy. / Nous aymons trop mieulx Barrabas, JM R 24558-24565. Et les apôtres manifestent leur indignation à l’idée d’un traître se cachant parmi eux, le rythme des répliques mimant celui de leur souffle coupé : S. JACQUES MAJOR Esse point moy ? S. JEHAN Ou moy aussy ? S. PIERRE Ou moy qui suis ycy assis ? JM R 18970-18977

Puis ils jurent fidélité et protection à leur maître, JM R 19364-19379. Enfin, les témoins de la scène désapprouvent l’onction de Madeleine chez Lazare, et ponctuent vivement la génuflexion et la caresse qui l’accompagnent, JM R 14989-14996. Pour finir, certains rondeaux sont fondés sur l’exploitation de la fonction conative du langage40 telle que la définit Jakobson. Les Juifs profitent des rondeaux pour dire leur haine de Jésus. Or, formuler ce sentiment, c’est pour eux le faire suivre d’une action violente, le meurtre de Jésus. Le Sanhédrin se dispute au sujet de la puissance de Jésus : est-ce une abusion ? JM R 14029-14040. Lorsqu’il se proclame fils de Dieu, Jésus excite leur volonté de le supprimer : 40

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R. JAKOBSON, Essais de linguistique générale, I. Les fondations du langage, Paris, Minuit, 1963, VIe partie, « Poétique », et notamment : « L’orientation vers le destinataire, la fonction conative, trouve son expression grammaticale la plus pure dans le vocatif et l’impératif, qui, du point de vue syntaxique, morphologique, et souvent même phonologique, s’écarte des autres catégories nominales et verbales. Les phrases impératives diffèrent sur un point fondamental des phrases déclaratives : celles-ci peuvent et celles-là ne peuvent pas être soumises à une épreuve de vérité... », p. 216. Leur but n’est pas de susciter une question visant à vérifier le contenu des phrases mais de provoquer une action.

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JACOB […] Ostés, ostés ! Il est coupable de mort grefve. CAŸPHE Vous oyés comment il s’esleve contre la loi de tous coustés. JM R 22531-22546, AG R 20741-20756

Les Juifs répondent sans hésitation aux questions de Caÿphe, et un peu plus loin de Pilate41 ; ils acceptent la malédiction attachée à cette condamnation42. Lorsque les Juifs condamnent Jésus à la potence, leur violence est exprimée dans un refrain qui accumule les verbes d’action à l’impératif : Porte, porte, porte au gibet / Et sur piéz le nous crucifie ! AG R 22631-2263843. Les bourreaux du Christ exhortent leur victime à prouver sa puissance : S’il a puissance, vienne hors / et desplaie son mauvais art !, JM R 21585-21595. Et l’on ne compte pas les rondeaux d’injures ou de moqueries au Christ en Croix, Je pense qu’il a bel attendre : / il est bien loing de son secours, AG R 25767-25784, JM R 25011-25018, R 25071-25078, R 27616-27631, R 27710-27717. Mais c’est peut-être lorsqu’il est intégré au discours des bergers de Gréban que le rondeau prend le plus nettement sa fonction rythmique dans la pastorale de la première Journée. À l’orée d’une narration un peu fastidieuse, le berger qui a appris la naissance du Messie donne du rythme à la scène au moyen d’un curieux rondeau, préliminaire superflu à son récit : Voulez vous donc que je commance / a faire ma narracion ?, AG R 4744-4751. Demandant l’accord des protagonistes pour entamer son monologue, le berger Rifflard se comporte en acteur exemplaire, qui fait l’essai de sa capacité à retenir l’attention du public avant de lui proposer son travail. Dans ce moment, où l’acteur situe sa parole en marge de l’action, il choisit le rondeau. Peut-on mieux faire de cette forme poétique l’essence du hourdement, où la dynamique vient du rythme des corps ?

D. Les chants liturgiques, une alternative au rondeau ? Comment inclure dans notre analyse les pièces sans rondeau, c’est-à-dire Palatinus, Sainte-Geneviève et Semur ? La notion de rythme conduit à analyser sur le même plan que le rondeau les chants liturgiques, qui la contiennent également.

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41

Ha, messeigneurs ! Quelz messeigneurs ? / S’il a dure mort desservye, / et tu luy fais finer sa vye : / c’est la fin de telz malfacteurs, AG R 23035-23050 ; variation JM R 25193-25200.

42

Tout son sanc descende et redonde / sur nous et sur tous nos enfans / tant que jamais n’en soyons frans / si peché ou coulpe s’i fonde !, JM R 25897-25912 ; AG R 23567-23582.

43

Variation JM R 25803-25810. La même idée est exprimée dans un autre refrain : Il fault qu’il soit en croix pendu / ou nous ne sommes point contens, AG R 22995-22302, variation JM R 25153-25160.

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De façon traditionnelle, les pièces s’achèvent sur un Te Deum laudamus, où les acteurs et les spectateurs réunis rendent hommage à leur Dieu. D’une certaine façon, l’ensemble des corps contenus dans l’espace théâtral est convié à participer à l’action, sur un air et des paroles bien connus de tous44. Cependant, nul ne peut déterminer la nature exacte de cette action. Les acteurs et les spectateurs sont-ils restés statiques, ou ont-ils obéi à l’injonction dynamique du chant ? On dira seulement qu’il est possible de considérer le chant liturgique en général, et le Te Deum en particulier, comme l’un des moments où le spectacle des mystères repose sur le rythme autant que sur le sens. Le mouvement qu’il suscite est d’ordre affectif, reflet de celui qui a attiré les foules vers ce spectacle à succès, et qui réunit en son moment ultime l’ensemble des participants, acteurs et spectateurs confondus. Plutôt qu’une « atmosphère de componction »45, on imagine des applaudissements enthousiastes, équivalents d’une danse collective46 qui diraient la joie de voir se terminer le spectacle sur la confirmation du salut. Le Te Deum, c’est d’une certaine façon le générique du spectacle favori des chrétiens : la Passion dramatique de Jésus, qui atténue l’angoisse profonde du paradis à jamais perdu. En outre, les chants liturgiques sont parfois formulés avec plus de clarté comme des supports potentiels de la dynamique des corps. Ils sont susceptibles d’acquérir une véritable dimension théâtrale si les acteurs se saisissent des possibilités de jeu qu’ils offrent, en accompagnant des moments capitaux de l’histoire de la Passion. La plupart du temps, ce sont des hymnes connus parce qu’ils ponctuent l’année liturgique : Sauvez nous, Diex Adonaÿ, PP 55, clament les enfants pour célébrer l’entrée de Jésus à Jérusalem, comme c’est le cas à l’office des Rameaux. Pour la Résurrection, l’Ange adresse une prière à Jésus : Lieve toy sus, Jhesu, ma joie, mes confors, PP 1716. Dans Semur, le Veni Creator et l’Ave Maria résonnent au moment de l’Annonciation, PS ap 2022, ap 2036, à laquelle ils ne sont pas nécessairement liés dans un office. Il en va de même dans la Passion Nostre Seigneur, quand Madeleine entonne un Beata nobis gaudia, PSG ap 4252, avant de se diriger vers Jésus habillé en jardinier pour le Noli me Tangere. La pièce ne compte pas moins de sept hymnes liturgiques, dont un, le Veni Creator, est chanté par Marie avant la mort de Jésus, PSG ap 2857, et repris par les Anges après l’expellit spiritus, PSG ap 2942.

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44

Les paroles des hymnes et chants les plus utilisés sont données par G. A. RUNNALLS dans l’édition de la Passion Nostre Seigneur, pp. 279 et suiv.

45

Voir O. JODOGNE, « Le théâtre français du Moyen Âge : recherche sur l’aspect dramatique des textes », dans S. STICCA (éd. Sc.), The Medieval Drama, Albany, State University of New York Press, 1972, pp. 1-21, cit. p. 7.

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Voir J.-Cl. SCHMITT, La raison des gestes…, pp. 124-126.

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Du XIVe au XVIe siècle, les chants liturgiques sont de mieux en mieux intégrés au déroulement de l’action, parce qu’ils sont traduits en partie ou en totalité, ou parce que leur texte se fond dans la réplique des personnages. Dans Palatinus, ils apparaissent sous la forme d’une chançon, PP 53, 1426. Gloria, laus et honor tibi sit, PP 1429 : les âmes des Justes accueillent leur Sauveur pour la Descente aux enfers avec le chant de la procession des Rameaux. Les bergers de Semur reprennent quelques bribes du Conditor alme siderum pour la Nativité, PS 2729-2749, le chant liturgique devenant une chanson à refrain, Compains, chantons Noé, noé, probablement entonnée sur la mélodie habituelle de l’hymne. Le support musical du chant liturgique est parfois retenu seul, pour être mieux intégré au texte de la Passion. Avant la Résurrection, Madeleine dit sa réplique sub cantu Crux fidelis, empruntant le début de la huitième strophe du Pange Lingua, PS 8869-8874. L’archange Michel, lui, lance sa réplique in Cantu Vecyla Regis prodeunt, utilisant l’air liturgique associé aux paroles pour consoler Jésus au jardin des Oliviers, PS 6223-6230. Or, la plupart des chants liturgiques font alterner vers et répons. Souvent utilisés pour des scènes de groupe, ils prenaient toute leur ampleur si les acteurs requis se distribuaient les différentes de la polyphonie voix comme autant de rôles. Dans la Passion Nostre Seigneur, le premier enfant d’Israel chante sus : Gloria Laus, PSG ap 449, pour l’entrée de Jésus à Jérusalem, et entraîne avec lui cinq autres enfants, dont c’est la seule intervention dans la pièce. L’Attolite Portas de la Descente aux enfers pouvait la plupart du temps être mis en musique selon la mélodie pratiquée pour l’office, surtout lorsqu’il conservait comme chez Gréban la forme à deux voix du psaume latin, développée sur le vers 26113. Enfin, Jean Michel a porté à la perfection le dispositif d’un chant potentiel support du rythme des corps, en exploitant à plusieurs reprises, nous l’avons vu, la polyphonie à trois voix. À ces notes, le hourdement s’animait-il, l’action recevait-elle sa dynamique du mouvement des corps, reflet animé du concert des voix ? Nul ne peut l’affirmer. Il reste que le chant liturgique offre une maquette de jeu très lisible, un support du geste accessible dont le régisseur et les acteurs pouvaient se saisir à loisir. À l’instar du rondeau, il définit des situations dramatiques marquées par la joie, la solennité et le triomphe de la loi divine, dont la traduction en gestes était possible sur le hourdement.

Conclusion : le rondeau, triomphe du joculator Dei En faisant du rondeau l’une de leurs situations dramatiques fondamentales, les Passions offrent à l’acteur la chance de se libérer de la condamnation qui pèse sur lui depuis l’Antiquité. Le geste théâtral perd le lien à la gesticulatio qui le mettait au ban de l’Église, le rondeau suggérant aux acteurs une danse collective qui

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est célébration de Dieu comme du jeu. La gestuelle que le rondeau suggère et supporte, c’est alors, d’une certaine façon, celle du joculator Dei de Bernard de Clairvaux. Le corps de l’homme se sait profondément dissemblable de celui de Dieu. La seule façon de lui rendre hommage, c’est d’accepter sa dissemblance et de la lui offrir, dans un élan où le mouvement du corps déformé par le jeu, en souvenir du rondeau de carole, se substitue à l’exégèse traditionnelle de l’humilité de la créature. « Jouons nous aussi pour l’instant à ce jeu, de façon que l’on se joue de nous […] jusqu’à ce que vienne celui qui “dépose les puissants et exalte les humbles”, Luc, 1, 52 » : se rappelant les paroles de Bernard, les Passions utilisent le rythme de la chanson à danser pour proclamer la rédemption de l’histrion. Le rondeau des mystères, c’est alors la prière du joculator chrétien à son Dieu. Partant, n’est-ce pas toute la gesticulatio, et notamment celle des diables, qui reçoit du rondeau l’absolution ? L’infernale maisnie se voit attribuer une place capitale dans les Passions. Ambassadeur des enfers, Satan est aussi celui du rythme, lequel distingue la Passion dramatique des autres formes esthétiques du mythe chrétien. Sans oublier l’antagonisme qui l’oppose au paradis, les fatistes retiennent de l’infernale maisnie le rythme qui anime ses interventions. C’est ainsi que le rondeau de Satan devient celui des messagers, puis le support de tout geste, qu’il soit simple déplacement, danse lascive, manifestation de doute, de douleur ou de liesse. Le rythme de la diablerie s’est saisi de l’action tout entière. Portée par le rondeau, la diablerie constitue le canevas dynamique et rythmique d’une scène réussie de la Passion dramatique, parce qu’elle contient l’essence du jeu. Instrument de la réhabilitation du jeu, le diable prend un relief nouveau dans les mystères. Loin de répondre à l’exigence rhétorique de la varietas sous la forme du mélange des tons, les diableries semblent au contraire leur donner une unité, en l’occurrence rythmique. Par conséquent, c’est effectivement l’enchevêtrement du comique et du sérieux, du canonique et de l’apocryphe qui protège le spectacle des mystères des lenteurs et des longueurs qu’on lui a souvent reprochées. Mais c’est aussi ce mélange, qui, en accordant une importance grandissante aux diableries, a engendré la désertion des élites. Ce qu’elles ont méprisé de ces spectacles, c’était peut-être autant leur « mauvais goût » que ce que suppose ce rachat de Satan : l’affirmation très nette de la dimension esthétique des Passions, caractérisée par le jeu des corps en mouvement – une dimension que le théâtre renaissant ne cultivera guère, et que ses auteurs voudraient reléguer au plan des accessoires du futile théâtre à machines.

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2. LE PLANCTUS, MATRICE DU JEU DE MARIE A. Les fondements du jeu Du type au personnage Puisque le rythme, qui constitue l’une des caractéristiques de la scène théâtrale, repose sur l’exploitation des potentialités du corps, il devient intéressant d’interroger le comportement d’un corps tout au long d’une pièce. On a vu comment les corps des Passions peuvent être interprétés comme des signes dont le sens est déterminé par leur relation au corps du Christ. Ces corps sont alors des types, caractérisés par la fixité de leurs traits. Pourtant, lorsqu’il prend place sur le hourdement, chacun des acteurs de la Passion perd le hiératisme du type pour acquérir une cohérence nouvelle, dont les potentialités qu’offre à la Vierge Marie la forme poétique du Planctus est un exemple. Au lieu d’un type, le spectateur voit se dessiner un personnage, animé par le jeu de l’actrice47.

Passio et compassio L’évolution théologique de la figure de la Vierge Marie illustre l’affirmation du personnage théâtral et de son jeu de manière exemplaire. En effet, d’une Passion à l’autre, son rôle se construit en relation inversement proportionnelle à celui du Christ. Si celui-ci occupe le premier plan pendant sa Vie publique, il l’abandonne entre autres protagonistes à sa mère à partir de son arrestation, du moins dans les pièces qui contiennent les deux périodes. La Passion du Palatinus, qui s’ouvre sur l’épisode des Rameaux, ne laisse guère de place à l’exposition des miracles et des sermons de Jésus, qui caractérisent la première période, et lui donnent la maîtrise de l’action. Si la Passion Nostre Seigneur et la Passion de Semur exposent autant la Vie publique que la Passion, Gréban et Michel surtout les traitent de manière équitable. Leurs textes constituent l’aboutissement de l’élaboration du jeu de l’acteur. Celui-ci est fondé sur l’exploitation parallèle du texte et du geste, où Notre-Dame emprunte à la Bible et aux apocryphes pour devenir un véritable personnage théâtral. Le développement du rôle dramatique de Notre-Dame répond à la conception du personnage marial qui émerge au XIe siècle et s’affirme au XIVe siècle. Pour les Pères de l’Église, quelles sont les relations de Marie et de son Fils ? La mère de Dieu connaît le mystère de la Rédemption, elle doit donc accepter la Passion avec sérénité : Stabat et sancta Maria juxta crucem filii et spectabat virgo sui 47

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Cette évolution recoupe le progrès historique et étymologique qui mène de la persona au personnage. Voir P. PAVIS, Dictionnaire du théâtre, « Personnage », pp. 247-252.

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unigeniti passionem. Stantem illam lego, flentem non lego48. Pour Ambroise, il n’est guère question que la Vierge donne libre cours à son chagrin. Elle n’en éprouve pas. Elle n’apparaît au pied de la Croix que pour vérifier l’adéquation entre la prédiction du Fils et les événements dont elle est le témoin. C’est du moins la glose de l’unique apparition biblique de la Vierge au pied de la Croix qui s’impose jusqu’au XIe siècle : Cum vidisset ergo Jesu matrem, et discipulum stantem quem diligebat, dicit matri suae : Mulier ecce filius tuus. Deinde dicit discipulo : Ecce mater tua. Et ex illa hora accepit eam discipulus in suam, Jean, 19, 26-7. Progressivement, l’idée de la souffrance de Notre-Dame acquiert une légitimité49. Au XIe siècle, Pierre Damien introduit le premier le terme de compassio dans une exégèse de la prophétie de Siméon. L’idée est rendue célèbre dans le Dialogus Mariae et Anselmi de Passione Domini de Saint Anselme50, et dans le Liber de Passione Christi et Doloribus et Planctibus Matris Ejus de Bernard de Clairvaux51. Elle représente l’acceptation par le discours théologique d’une réaction de la Vierge à la Passion et à la mort de son Fils. Enfin, dans ses Méditations, le pseudo-Bonaventure insiste comme ses prédécesseurs sur le chagrin de Marie, avant et pendant la Crucifixion52. C’est dans ce cadre que la Vierge tente de convaincre Jésus de ne pas se rendre à Jérusalem pour y laisser accomplir la volonté de son Père. On l’a vu, Gréban et Michel créent à partir de ce canevas un long dialogue argumenté qui oppose la Mère au Fils53. Interviennent alors les passages qui justifient les souf-

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48

AMBROISE, De Obitu Valentiniani consolatio, PL 16, cols 1358-1384, ch. 39, col. 1371.

49

Voir S. STICCA, « The literary genesis of the latin Passion Play and the Planctus Mariae : a new christocentric and marial theology », dans The Medieval Drama, State University of New York, Albany, SUNY Press, 1972, pp. 39-68.

50

Dialogus Mariae et Anselmi de Passione Domini, PL 159, cols 271-290. « Statim cum discipuli mihi dixissent quae factae fuerant, omnia ossa mea contremuerunt, surgensque cucurri cum Maria Magdalena juxta templum, audiensque tumultum in domo Annae, volui intrare, sed non sum permissa. Unde stabam foris plorans et clamans : Heu ! dilecte fili mi, lumen oculorum meorum, quis dabit capiti meo aquam, et oculis meis fontem lacrymarum (Jer. IX, 1) ut plangam interfectionem filii mei ? », cap. III, De Christi deductione ad Annam, et Petri negationem, col. 275 ; « Stabam juxta crucem tam plena mœrore, quod consolationem ferre non poteram, et mecum stabant sorores meae, et Maria Magdalena… », cap. XII, De Verbis Christi in Cruce ; « Cumque hoc viderem, quod talem crudelitatem in jam mortuum exercerent, et examinis facta fui, et tunc vere impleta est prophetia Simeonis, quae dicit : Et tuam ipsius, etc. Et tunc cœpi clamare, et ejulare ; sed jam omnino lacrymae in me defecerunt ; tantum fleveram nocte praeterita et die illa… », cap. XIV, Luctus matris pro filii morte.

51

BERNARD DE CLAIRVAUX, Liber de Passione Christi et Doloribus et Planctibus Matris Ejus, PL 182, cols 1133-42 : « Stabat ad caput exsticti filii sui mater Maria lacrymis faciem ejus rigans… per diversa torquebatur suspiria interius, frontem, et genas, oculos, quasi simul et nasum, omniaque frequentius osculabatur, ipsa lacrymarum tanta ubertate flebat, ut carnem cumspiritu omnem in lacrymi resolvi putares. », col. 1139.

52

Voir É. MÂLE, L’art religieux de la fin du Moyen Âge en France, pp. 39 et suiv. Pour une autre source apocryphe des souffrances de la Vierge, voir G. HASENOHR, « À propos de la Vie de Nostre Benoist Sauveur Jhesus Crist», Romania 102 (1981), pp. 352-391.

53

Voir supra p. 78, note 2.

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frances de la Vierge. Jean lui annonce l’arrestation de Jésus54. Dans la Passion de Gréban, elle insiste pour se rendre immédiatement sur les lieux du drame. Elle suit le corps de son fils du chemin de Croix à l’ensevelissement, durant toute la troisième Journée. Dans la Passion d’Angers, il faut que Jean revienne à Béthanie, et annonce la condamnation à mort du Christ, (v. 22938 et suiv.), pour qu’elle se mette en mouvement vers lui ; elle l’accompagne du geste et des yeux pendant la quatrième journée. De l’échange de questions angoissées à la mise au Tombeau, se succèdent dans ces deux textes les phases d’une véritable « Passion de la Vierge, parallèle à celle de son Fils »55. Auprès du Christ souffrant, Notre-Dame devient mater dolorosa, puis Pietà56. Si les arts plastiques ont donné la réplique aux textes d’Anselme et de Bernard en détaillant les souffrances de la Vierge, le hourdement leur offre une nouvelle forme en s’appropriant les potentialités d’une forme poétique connue. La Vierge de douleurs devient personnage théâtral dans la mutation de ses Planctus en supports de jeu. Avant de trouver une place dans les Passions, ceux-ci ont connu une grande fortune depuis le Haut Moyen Âge, en latin, puis en langue vernaculaire. La critique « évolutionniste » des mystères de la Passion s’est tout particulièrement intéressée à cette forme poétique, en la désignant comme l’une des origines possibles du théâtre religieux57. Les travaux de Sandro Sticca ont mis fin à ces analyses téléologiques. Étant donné la présence d’un pianto improvisé de Marie dans la Passion du Montecassino, première Passion dramatique européenne connue, et son devenir dans les textes ultérieurs, celui-ci considère le Planctus comme une contribution à l’évolution des Passions latines, puis françaises. Mais elle ne peut être déclarée la seule source de ce genre, étant donnée la complexité du personnage de Marie58. Nous empruntons à ces analyses leur résultat nuancé, et nous y ajoutons une hypothèse. Le Planctus joue un rôle dans l’évolution des Passions dramatiques, parce qu’il contribue à l’affirmation de leur dimension esthétique. Il constitue en effet l’un des fondements possibles du jeu de l’acteur.

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54

AG 21139-21264 ; JM 20665-21230, ch. LXXV des Meditationes.

55

É. MÂLE, L’art religieux de la fin du Moyen Âge…, p. 40.

56

Ibidem, pp. 126 et suiv. ; Dom F. LECLERCQ, « Dévotion et théologies mariales dans le monachisme bénédictin », Maria, t. 2, livre vi, Paris, Beauchesne, 1952, pp. 547-578 ; St. de FIORES, Marie dans la religion populaire, trad. de l’italien par A. BOSSARD, Paris, Desclée de Brouwer, 1982, pp. 39-81.

57

E. K. CHAMBERS, The Medieval Stage, t. 2, pp. 38-40 ; K. YOUNG, The Drama of the medieval Church, Oxford, 1933, t. 1, pp. 494-538.

58

S. STICCA, « The Planctus Mariae and the Passion Plays », dans Symposium, 15 (1961), pp. 41-48 ; The Latin Passion Play : its origins and development, Albany, SUNY Press, 1970, ch. 5 : « Planctus Mariae and Passion Plays ».

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Séquence dramatique et deixis La forme poétique lyrique, fortement caractérisée du point de vue rhétorique et thématique, est exploitée dans les Passions comme le canevas du jeu de Marie. Si le seul évangile johannique mentionne la veille de Marie au pied de la Croix, 19, 2, toutes nos Passions se rappellent cette scène. Dans Palatinus, c’est la seule qui soit accordée à Marie. Puis le rôle de la Vierge s’étoffe, grâce au développement des Planctus. Parce qu’ils contiennent des indications de gestes et de déplacement, ils apparaissent progressivement comme l’un des supports dramatiques de l’action plutôt que comme une enclave poétique. Pour mettre en place le rôle du rondeau, élément formel récurrent dans les mystères, nous avons utilisé la notion de situation dramatique. La situation dramatique représente une unité de segmentation du texte théâtral : fortement caractérisée, elle se répète tout au long de la pièce. La succession des différentes situations dramatiques, dont le rondeau ne constitue qu’un exemple, forme l’aspect dramatique de l’œuvre théâtrale59. Pour le jeu de l’acteur, nous verrons que plusieurs situations dramatiques peuvent former au sein de l’action un sous-ensemble. Ce sous-ensemble forme une unité également isolable, mais celle-ci n’est pas susceptible de répétition. Dès lors, elle ne peut être mise en série, ni porter le nom de situation dramatique. Nous la nommerons donc séquence dramatique. Nous pouvons distinguer dans l’action théâtrale des microséquences et des macro-séquences dramatiques, selon la longueur et l’importance de la caractérisation qu’elles apportent au personnage60. La particularité du personnage de Marie s’affirme au fil des Passions grâce à une interprétation gestuelle de plus en plus explicite. Ce processus d’individualisation du geste se met en place à partir du Planctus marial. Surprise, désespoir, révolte et soumission : sous forme de deixis et de déictiques61, la plainte de Marie contient en germe tous les gestes de la compassio. La deixis est doublée par les didascalies internes et externes, qui organisent au sens large les gestes de l’acteur, attitude, mimique et déplacements compris62. Didascalies et

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59

Voir supra.

60

P. PAVIS, Dictionnaire du théâtre, article « Séquence » : « Terme de narratologie désignant une unité du récit […] On peut isoler à l’intérieur d’une séquence une série de micro-séquences… », p. 324.

61

Voir U. JOKINSEN, « La deixis dans le théâtre français du Moyen Âge », dans Le Moyen Français (1986), pp. 111-134 ; É. BENVÉNISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, et C. KERBRAT-ORECCHIONI, L’énonciation. de la subjectivité dans le langage, Paris, Colin, 1980, pp. 36 et suiv.

62

Les didascalies internes sont celles qui figurent à l’intérieur des répliques. Voir le Dictionnaire encyclopédique du théâtre, M. CORVIN dir., article « Didascalies », p. 507. Pierre LARTHOMAS dans Le Langage dramatique, Paris, PUF, (1972), 1995, comprend le déplacement dans la notion de geste, notamment dans le « jeu de scène », p. 97.

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indices grammaticaux contribuent à délimiter la séquence dramatique dans laquelle le personnage de Marie prend corps. Les notions de micro-séquences et de macro-séquences dramatiques correspondent alors à la définition d’Alessandro Serpieri : « L’unité de base de l’analyse est l’orientation déictique de l’énonciateur : chaque fois que le sujet parlant change de direction indicielle, apostrophe un nouveau tu, montre un nouvel objet etc., il est question d’une nouvelle unité sémiotique. Le je parlant peut s’adresser à un seul interlocuteur, à un groupe de personnes, à une déité ou à une figure absente, au public etc. Dans une macro-séquence dramatique – par exemple, l’échange verbal entre deux personnes – on peut distinguer un nombre donné de micro-séquences d’après les stratégies déictiques des participants. Les micro-séquences ne correspondent pas nécessairement aux lignes (ou aux vers, dans le théâtre versifié) ou aux répliques ; ce qui compte, c’est le changement d’orientation déictique »63. Portée par la deixis et les didascalies, la séquence dramatique du Planctus est soumise à une évolution grâce à laquelle le personnage de Marie prend ses caractéristiques théâtrales, en accord avec son évolution théologique. Autrement dit, ses gestes expriment autant que ses répliques son refus de la souffrance insupportable que représente pour elle la mort du Fils. Marie devient un véritable personnage, caractérisé par son jeu. Quelle est son influence sinon sur le cours de l’action dramatique, du moins sur sa construction ? Pour répondre à ces questions, on mettra en évidence les liens de la deixis textuelle et de la deixis gestuelle dans le Planctus, et d’un Planctus à l’autre sur l’ensemble du corpus. Les Planctus de Marie, ce sont d’abord des passages codifiés, semblables à bien des égards aux morceaux de poésie religieuse de même nom. Les fatistes tirent profit de la forme poétique du Planctus pour construire les fondements du jeu. Si le rondeau constituait la maïeutique du rythme des Passions, c’est-à-dire le support sur lequel pouvait se greffer n’importe quel geste, pourvu qu’il crée un mouvement qui emporte l’action, le Planctus est la matrice poétique d’un ensemble de gestes spécifiques, qui composent le jeu de Marie.

63

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« Ipotesi teorica di segmentazione del testo teatrale », dans A. SERPIERI (éd. Sc.), Come comunica il teatro : del testo alla scena, Il Formichiere, Milano, 1978, pp. 11-54, cité par U. JOKINSEN, « La deixis dans le théâtre français…», p. 114.

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B. Analyse des Planctus dans les textes64 Palatinus : mise en place du système Un morceau de rhétorique NOSTRE DAME Lasse dolente! biax tres doulz fiex, En cele croys pour quoi pens tu, Diex ? 971-972

À l’image des cinq répliques de Nostre-Dame dans la pièce, ces vers manifestent un intérêt croissant pour les souffrances mariales. Ils sont constitués d’emprunts à la poétique du Planctus65, Notre-Dame donnant elle-même un de ses noms à la forme poétique qu’elle prononce : A cui pourray ma grant complainte dire, 1072. Du point de vue thématique, elle ressasse une douleur inconsolable, et achève son intervention par un appel au réconfort : Diex, qui confortera ceste desconfortee ?, 1224 ; […] biaus fil, que ne parlez / A vostre lasse mere, si la reconfortez, 1233-4. La thématique principale est soutenue par les accents rythmiques et stylistiques traditionnels de la complainte, qui permettent l’amplification du sentiment douloureux. Sur 89 vers, 13 sont à la forme interrogative, 19 à la forme exclamative, parfois redoublée : He, lasse moy ! comme il m’est mescheü !, 1076. Ces vers traduisent respectivement l’incompréhension et l’indécision du personnage, et les nuances de sa douleur : la supplication, la compassion, la colère. Notre-Dame enrichit l’expression de son désespoir d’images, traditionnelles elles aussi, des Planctus et de la poésie mariale. Les adjectifs qualificatifs lancent le panégyrique de Jésus, biax, chier, doulz et savoureux66. Perdre le fils, c’est perdre le Père : J’ay mon chier fil et mon pere perdu, 1077. Surtout, comme dans la prophétie de Siméon, elle est touchée au cœur, et son Planctus est constitué d’un ensemble de circumlocutiones autour de l’idée initiale : ego doleo67. Ainsi, elle sent le glaive u costé, 1109, parmi le cors, 1115, et évoque son cuer parti tout au long de ses interventions. En toy estoit li miens delit / En moy avoies ton cuer mis, 978-979, la fusion des cœurs, partie par la mort, devient déchirure intime : Tant grant doleur le cuer me point / Que je vorroie qu’il crevat, 983-984, puis dépossession de soi : He ! cuers, tu n’es pas a moy / Quant tu ne pars d’entour moy, 1102-1103 ; Trop est dur li miens cuer quant il ne part par mi, 1211 ; Que ne parti

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Voir aussi notre article, « Les gestes de Marie dans les mystères de la Passion : les Planctus dans la Passion du Palatinus, la Passion Sainte-Geneviève et la Passion de Gréban », dans Senefiance, 41 (1998), pp. 199-217.

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Le Planctus est une forme souple, qui respecte cependant quelques impératifs rhétoriques : « elle doit faire appel aux procédés de pathos – amplification, répétition, apostrophe, périphrase – et aux topoï du panégyrique », Cl. THIRY, La plainte funèbre, Turnhout, Brepols, 1978, p. 36.

66

Vv. 970, 972, 977, 885, 987, 1074, 1077, 1082, 1090, 1095, 1098, 1112, 1212, 1215, 1232, 1233.

67

Voir E. FARAL, Les arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècles, Paris, Champion, 1923, déf. p. 273, ex. p. 308, §127.

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mon cuer de destroit, 1214. Surtout, la tradition de l’apostropha de luctu68 est illustrée par des apostrophes à Jésus, à Judas et à la mort69. Enfin, le propos de NotreDame obéit à une logique du ressassement. Le Tel duel en ay est développé par dérivation, Notre Dame est dolente, puis l’idée est renforcée, elle est lasse dolente, ou la lasse, l’essartée70.

Une fausse séquence dramatique Si le fatiste de la Passion du Palatinus écrit un Planctus dans les règles de l’art, il ne parvient pas à créer un véritable personnage théâtral de mater dolorosa. Morceau rhétorique, le Planctus n’est pas intégré à l’action dramatique, et ne forme pas le support d’une séquence développant le sentiment de Marie. Pourtant, dans la Passion du Palatinus, Marie n’apparaît que pour le Planctus. Mais d’emblée, l’organisation des événements de la Passion montre que la caractérisation du personnage par son jeu n’est pas l’objectif premier de ce moment de la pièce. Notre-Dame apparaît sur scène, sans préparation psychologique ou dramatique d’aucune sorte, après que Pilate a fixé l’écriteau sur la Croix. Fidèle à l’évangile johannique, le texte dramatique en supprime une étape – les soldats tirant au sort les habits de Jésus – par souci d’efficacité. Il s’agit d’en venir rapidement au fait : Jésus confie sa mère à Jean. C’est cela qui importe du point de vue dramatique, et non la définition du personnage qui parle. Le tiers de la première intervention de la Vierge – 6 vers sur 20, des vers 970 à 991 – est constitué de questions concrètes, qui appellent une action simple, nécessaire à la progression de la pièce. S’interrogeant sur son devenir après la mort de son fils, Notre-Dame demande un nouveau protecteur. Or, ses questions restent sans réponse dramatique. La réplique n’appelle pas une action mais une parole bien connue : JHESU Fame, ne va pas esmaiant, Pour ce ne te lairai je pas. Un autre fil mout bon avras : Veez ci Jehan, en lieu de moy, Sera ton fil, quar je le veil. Jehan, biax amis et biax frere,

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Sur l’apostrophe comme signal de la plainte lyrique dans diverses formes poétiques, voir Ibidem, p. 72 ; G. COHEN, « Les éléments constitutifs de quelques Planctus des Xe et XIe siècles », dans Cahiers de Civilisation Médiévale, 1 (1958), pp. 83-86 ; J.-P. MARTIN, Les Motifs dans la chanson de geste, Thèse Lille III, 1992, pp. 122-148.

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Lasse ! Parle a moy, mon tres douz fiex, 972 ; Oho, Judas, traïtes, tricherie, 1080 ; Lasse, mort, quant tu me hes, / Quant m’as de mon fils dessevree !, 1104-1105 ; He, mort ennuieuse ! com par feustes cruëre Quant preïstes le fil et laissates la mere !, 1220-1221.

70

Vv. 970, 972, 1071, 1076, 1088, 1091, 1092, 1096, 1100, 1104, 1106, 1222, 1225, 1233, 1234.

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Garde la bien, veez ci ta mere. 993-999

Jésus répond à sa mère, il lui donne le protecteur qu’elle demandait. Mais cette réponse ne constitue pas un véritable échange, où se dégageraient les traits de Marie. Si elle n’est pas rompue, l’unité du dialogue qui lie le Je au Tu pour former une macro-séquence dramatique ne dure pas assez longtemps pour que Marie réagisse, en exprimant le sentiment que suscite chez elle la situation dans laquelle elle se trouve subitement placée. Au demeurant, elle se tait jusqu’au Consummatum est, et c’est Jean qui répond au Christ : Douz pere, je feray ton plaisir, 1002. La macro-séquence dramatique formée par le dialogue entre Jésus et sa mère, et fondée sur l’expression du sentiment douloureux, est brisée par la micro-séquence entre Jésus et Jean. La privant d’une répartie, Jean enlève ensuite à Marie une partie de sa spécificité verbale, en prononçant lui-même un véritable Planctus71. Jean tente de convaincre Notre-Dame de cesser d’épancher sa douleur. Reconnaissant la nécessité du Planctus, il rappelle à la Vierge son rôle théologique premier, où les larmes doivent laisser place à la joie72. Y réussit-il ? Théâtralement, oui. Après une longue pause, la Mère de Dieu fait résonner sa plainte sans y joindre la résistance qu’on attendrait, et qu’on trouvera dans les grandes Passions. Elle a d’ailleurs signalé d’emblée, dans sa première intervention, son obéissance à la parole du Christ : Mais contre toy rien ne veil fere, 986. Jean la convainc alors de le suivre, c’est lui qui prend l’initiative de la fin de la séquence : SAINT JEHAN Lessons ce duel estre, ci alons a nostre affaire. NOSTRE-DAME Jehan, a quelque poine ferai vo volenté. 1230-1231

Notre-Dame résiste, pendant trois vers désespérés, avant de quitter définitivement la scène. Le Planctus n’est donc pas pour ce personnage l’occasion de se définir nettement par rapport à ses protagonistes. C’est Jean, qui, obéissant à Jésus, commande ses déplacements et notamment sa sortie, tout en limitant l’expression de son sentiment. Le canevas poétique du Planctus ne forme pas une séquence dramatique où se développerait le personnage théâtral de Marie, puisque son déplacement et sa gestuelle, c’est-à-dire son jeu, sont organisés par l’évangile et par son relais dramatique en la personne de Jean.

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Surtout vv. 1147- 1190.

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Bele fame, pour quoy plorez? / Pour Dieu, quar vous reconfortez, / Que en tel duel faire ne pœz / Riens gaagnier./ Mais certes ne pœz laissier, / Ne nul ne s’en doit merveillier, / Que vostre fuiz qu’aviez si chier, / Sans deservir, / Veëz en la croys morir / Et si grant angoisse souffrir, 1116-1122 ; puis, il évoque sa virginité, 1131-1133 et la nécessité du réconfort, 1203-1206.

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Une gestuelle hypothétique Dans ce cadre, il est utile d’interroger les « blancs » du texte dramatique. Le Planctus de Marie s’interrompt pendant une longue période de 81 vers. Depuis Petit de Julleville73, la critique veut qu’elle se tienne à ce moment debout sur scène sans parler. Mais après tout, nous pouvons aussi imaginer le contraire, et que durant son silence, Notre-Dame continue à faire ce qu’elle dit : Merveille n’est pas se j’ai deul, / Biax fuiz, se je crie et je pleur, 1094-1095. Les gestes traditionnels du deuil sont naturellement appelés par la réplique74. Les déictiques textuels ponctuent l’ensemble du passage : Marie se trouve près de cele croys, 971, elle voit son fils mort, 1098, et multiplie les adjectifs et pronoms démonstratifs, pointant tantôt sa situation, ceste lasse chetive, tantôt ses causes, le supplice, […] ce est a trop grant tort !, 1091, la personne du Christ, […] ce estoit ma joie, 1092, voire une direction inconnue lorsqu’elle s’adresse à des allégories ou à des personnages absents : Judas, ce as tu fait […], 1081, ou la mort, 1104. Le passage de la déictique textuelle à la déictique gestuelle, toujours aléatoire, l’est peut-être particulièrement dans le cadre de ce Planctus, dont les ressources ne sont guère exploitées pour la construction d’une séquence dramatique liée à notre personnage. Néanmoins, il est impossible d’écarter totalement cette éventualité. Par conséquent, dans la Passion du Palatinus, le Planctus de Notre Dame semble encore être ce que Sandro Sticca appelle un moment lyrique, qui vient doubler l’action dramatique à la façon d’un ornement75. C’est un morceau rhétorique indépendant du reste de l’action, qui permet à la lettre évangélique de s’écrire, puis de se dire, d’une façon non théâtrale – paroles attendues, qui n’appartiennent pas à la pièce mais à la Bible. Il est le support d’une scène marquante, mais qui ne forme pas une séquence intégrée à l’action principale. Pour Notre-Dame, parler, et en l’occurrence se plaindre, n’est pas l’occasion de don-

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L. PETIT DE JULLEVILLE, Les Mystères, t.1, pp. 388-389.

74

Voir M. BARASCH, Gestures of despair in Medieval and Early Renaissance Art, New York, New York University Press, 1976 ; F. GARNIER, Le langage de l’image au Moyen Âge, Paris, Le Léopard d’Or, t. 1, « Signification et symbolique », 1982, t. 2, « Grammaire des gestes », 1990. Ayant dueil, Marie peut bien entendu se contenter de pleurer et crier. Mais si l’on garde à l’esprit la définition du geste complexe, t. 1, p. 45, on peut imaginer que Marie crée une représentation individuelle de son sentiment, en combinant diverses poses successives ou simultanées : la main sous le menton, t. 1, p. 181, les mains jointes, ou les bras écartés paumes vers le haut, pour la prière et la demande à Jésus, t. 1, pp. 212, 223, les avant-bras repliés en signe d’impuissance, t. 1, p. 217, s’arrachant les cheveux, t. 1, p. 223, se tenant le poignet et la main, t. 2, pp. 102-105 : « Lorsqu’un personnage se tient la main ou le poignet, il manifeste son incapacité à modifier la situation dramatique dans laquelle il est plongé. La douleur intense qu’il éprouve résulte d’un événement ou d’une série d’événements passés dont les effets sont irrémédiables », ou encore accusant du doigt devant Dieu Judas et les Juifs, t. 2, pp.114-6.

75

« [I]t is a lyrical piece which could have been assigned to the intensification of the Crucifixion scene or simply to co-exist with the Passion as a separate type of lyric », dans The Latin Passion Play : its origins and development, p. 129.

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ner des contours spécifiques à son personnage théâtral. Sa plainte ne forme pas encore un contrepoint dramatique aux Évangiles. Comment le Planctus peut-il devenir le canevas du jeu de Marie ?

« L’oscillation pendulaire », un potentiel de jeu NOSTRE DAME Conseille moy que je feray, Et comment je me maintenrray. Qui me gardera enprés toy ? […] Biax fuiz, pense de mon affaire. Qu’après toy porray devenir Et quele voie porrai je tenir? 974-976 ; 987-989

Lorsque Notre-Dame prend la parole, ce n’est pas la première fois que ce type de questions est posé dans la Passion du Palatinus. Quand Marie-Madeleine est plongée dans le repentir, elle délibère avant d’agir dans des termes très semblables : MARIE MAGDELAINE Lasse moy ! que porrai je faire Qui puisse a Jhesucrist plaire ? 81-82

Exclamation et interrogation sont résolues dans le mouvement, et Madeleine signale son déplacement dans une didascalie interne, intégrée à la réplique : Coiement m’i couvient aler, Car on ne m’y lairoit entrer. 97-98

S’interroger sur son acte constitue, dans le cadre de l’action théâtrale, le prélude à un geste du personnage, c’est-à-dire au mouvement du corps qui accompagne sa décision. En commandant sa mobilité, question et exclamation constituent les fondements du jeu du personnage. Pour reprendre les catégories de Jakobson, elles correspondent à la fois aux fonctions référentielle, expressive et conative du langage. Madeleine formule un doute. S’en tenir à la formulation ne suffit pas à lui donner une épaisseur dramatique. Elle ne l’endosse que lorsqu’elle y joint une action, qui en l’occurrence prend la forme du déplacement et d’une gestuelle dénotant sa conversion. Autrement dit, son « geste vocal »76 est très vite accompagné d’un ensemble de gestes qui marquent son amour du Christ et son humilité. Ele a tant fait qu’ele est m’amie, 112 ; Marie, or sus, et quitte soies, 121. Même elliptiques, les paroles du Christ constituent des didascalies internes, qui invitent l’acteur à accomplir le geste attendu par la tradition. Madeleine s’est agenouillée et a oint les pieds de Jésus, oubliant ses péchés, et choisissant la contemplation. 76

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Expression de P. LARTHOMAS dans Le langage dramatique, p. 74.

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Dans Mimesis, Auerbach a donné le nom d’« oscillation pendulaire » à ces moments où un personnage, en proie à une douloureuse incertitude, « ne sait que faire ». Dans nos pièces, une oscillation de cette nature ponctue de nombreux monologues, où les personnages ne savent comment montrer leur amour du Christ. Ainsi, lorsque Pierre a renié son maître, il a la révélation de la nécessité d’une foi aveugle, dans longs monologues de culpabilité77, parfois accompagnés d’un passage par la fosse. Or, ces monologues constituent le moment où le type devient personnage. Ce dernier prend sur la scène théâtrale une forme spécifique, où le déplacement intervient naturellement en même temps que le texte est prononcé. De la même façon, le Joseph désespéré de Gréban projette d’abandonner la Vierge enceinte : il prononce un monologue, dans un espace distinct de la chambrette de Marie, AG 3413, puis s’endort, AG 4121-4178. Sa colère et son indécision sont aussi bien traduites dans ses répliques que dans ses gestes, l’isolement par le déplacement et le sommeil suggérant l’abandon de sa femme auquel l’ange lui demande de renoncer en lui révélant le mystère de l’Incarnation. Enfin, quand Judas se repent de sa trahison, il hésite à se jeter aux pieds du Christ, ou à poursuivre sa route vers le désespoir et le suicide78. En prêtant attention à sa deixis et aux indications de mise en scène qui l’entourent, en didascalie interne ou externe, nous proposons de considérer le Planctus comme une forme possible d’oscillation pendulaire. La question devient alors la suivante : dans quelle mesure peut-il recevoir une interprétation dramatique, et devenir le fondement du jeu ? Si pour les raisons de cohérence avancées plus haut cette interprétation nous semble incertaine pour le Planctus de Palatinus, la traduction de la psychologie du personnage dans son jeu devient pour les mêmes raisons plus probable dans les Passions ultérieures. De la Passion Nostre Seigneur à la Passion d’Angers, le jeu de l’acteur se met en place en exploitant le potentiel rhétorique du Planctus comme un ensemble d’indications de gestes et de déplacements. Comme le refrain du rondeau, l’oscillation pendulaire ne dirige pas un geste précis. Elle suggère simplement une correspondance du geste et de la réplique, en laissant à l’acteur le choix du registre dans lequel il désire effectuer cette correspondance. C’est alors que les protagonistes de la Passion créent pour les spectateurs une « image de l’homme, au sens le plus profond et le plus tragique »79.

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Voir supra pp. 117-118.

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PS 6593-6617 ; AG 21565-21612, 21683-21701 ; JM 16125-16182, 17474-17567, 18064-18083, 19065-19170, 22867-22937, 23394-23448, 23483-23492.

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E. AUERBACH, Mimesis, p. 52. Auerbach emprunte à Harnack l’expression d’« oscillation pendulaire », p. 53, comme socle d’une écriture judéo-chrétienne du sentiment individuel. En niant la frontière entre les styles « haut » et « bas » dont ne s’affranchit jamais l’écriture antique, elle produit à partir de l’individu une spiritualité et une émotion auxquelles elle accorde une valeur universelle. L’oscillation pendulaire concerne essentiellement le personnage seul, face à un choix qui révèlera sa

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Des micro-séquences cohérentes : la Passion Nostre Seigneur et la Pas-

sion de Semur Dans la Passion Nostre Seigneur, Marie surgit sur scène sans plus de préparation que dans Palatinus : La Vierge Marie et S. Jehan sortent de la foule et s’approchent de la Croix, ap 2783. Les Planctus de la Mere Dieu ne sont pas plus étendus que ceux de la Passion précédente. Pourtant, leur rhétorique appelle les gestes de façon beaucoup plus nette. Les représentations nombreuses de cette Passion ontelles suscité la modification de son texte en vue de sa mise en jeu ? Quoi qu’il en soit, le Planctus y devient partition gestuelle, support d’une séquence dramatique définie par le jeu de Marie. Si le public ne connaît pas Marie, il a été informé de son sentiment dans le Prologue : La Vierge pucelle, sa mere, Au cuer en ot angoisse amere Pour son filz qu’elle tant amoit ; Par grant angoisse se pasmoit En li humblement regarder. Lors la commanda a garder Diex a Saint Jehan en tel maniere : « Jehan, garde la com ta mere ! »107-114

Si la partie narrative se débarrasse du canevas de l’évangile johannique, le passage annoncé ne le néglige pas, et Dieu prononce bien les paroles attendues, des vers 2845 à 2851. Mais il se concentre sur le sentiment de Marie. L’angoisse est développée selon les grandes règles formelles du Planctus80. Cependant, l’image traditionnelle du cuer parti est travaillée de façon originale. Le cuer est d’abord plein de courrous, puis nercy, triste et esmaié81 : Marie trace de manière personnelle les contours de son sentiment avant d’employer l’expression convenue, Et le cuer m’en part de douleur !, 2819. L’angoisse annoncée dans le Prologue correspond à cette forte individualisation de son sentiment : Le cuer m’estraint si asprement, / Je l’ay d’engoisse si amer !, 2862-2863. Cette angoisse, c’est celle de la compassio avant celle de la Passio, celle de Marie avant celle de son Fils : Il seuffre angoiesse trop obscure !, 2874. L’image des deux corps confondus dans la souffrance naît ici du sentiment de Marie, et non de la tradition rhétorique.

relation à la Nouvelle Loi. C’est pourquoi l’expression s’applique à des situations dramatiques appelées monologues d’hésitation ; sur cette forme, voir les analyses de S. LE BRIZ-ORGEUR, À la recherche d’une écriture dramatique…, pp. 536 et suiv. Le monologue d’hésitation est connu du public lettré depuis les romans du XIIe siècle et depuis le Miracle de Théophile de Rutebeuf.

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18 exclamations, dont 2 redoublées, 2822, 2831 ; Lasse ou Lasse moy, vv. 2795, 2808, 2822, 2831, 2892 ; adresses à la mort, 2815, 2824, 2860-2861, 2886.

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Vv. 2786, 2796, 2800.

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Le travail rhétorique effectué sur cette image est le signe de son intégration à la progression dramatique du mystère. Le Planctus devient une séquence dramatique qui fonde sa cohérence sur le personnage de Marie. Au rythme de son sentiment, elle trace son chemin sur la scène. Elle s’acquitte du Planctus comme d’un passage obligé auquel elle ne peut déroger. En réponse aux traditionnelles exhortations de Jean, Ne vous complaignez sy forment !, 2788, elle accentue fortement la désignation de ses propres répliques : Mon dueil doy je bien aprester, 2792, N’en puis mes, se je me complain, / Quand je voy mon filz defenir, 2816-2817, […] Bien me doy complaindre !, 2822. De façon appuyée, elle met en évidence le caractère obligatoire du Planctus. Le personnage remplit ses obligations rhétoriques afin de prendre sa forme théâtrale sur le hourdement. C’est ainsi que lorsqu’intervient, en fin de passage, la question rituelle de l’oscillation pendulaire : Triste, dolente ! Que feray ?, 2858, elle semble provenir naturellement de Marie, et non du texte biblique. Jésus vient de répondre à cette question en confiant sa mère à Jean. Mais leur dialogue a pris fin à ce moment. Il a vraiment eu lieu lorsqu’elle insistait sur son désir de mort, et qu’il lui a répondu en l’exhortant à la résignation théologique de mise, tout en ne négligeant pas son sentiment de desconfort : DIEU Famme, seuffre toy ! Pour ma mort Ne te dois pas desconforter ! 2835-2836

Marie refuse cette réponse, ainsi que la situation nouvelle. C’est à ce moment que la séquence dramatique principale se dessine clairement. Elle s’organise autour de l’expression du sentiment de la Vierge, qui ne reste pas simple réplique, mais motive son déplacement. Le personnage fait peu de cas des répliques de Jean, si ce n’est du point de vue rythmique. Elle utilise leur forme pour construire son propre discours. Elle n’écoute ses exhortations ni au début, ni à la fin de son intervention : S. JEHAN Dame, tel dueil ne demenez ! Souffrez vous, et lessez ester ! […] Il veult sauver tous sez amis […] D’enfer, qui est tout plain d’ordure. MERE DIEU Il seuffre angoiesse trop obscure ! 2866,-2867, 2869, 2873-2874

L’enchaînement des répliques entre Jean et Notre-Dame s’effectue grâce à la rime mnémonique, aux vers 2807-8, et 2873-4. Le célèbre artifice est mis au service de la définition du jeu de l’acteur, en l’occurrence de l’expression de sa douleur. Que Jean soit ou non au diapason, Marie formule, puis chante son angoisse. Si elle témoigne de sa confiance en la Résurrection en prononçant le Veni Creator après que Jean a accepté de la protéger, elle fait aussi un usage de sa

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tirade aussi dramatique que personnalisé. Elle s’y exprime de la façon la plus individuelle qui soit. Après le réconfort impossible, vient l’évocation du souvenir. Perdre Jésus, c’est perdre des plaisirs anciens ou récents, c’est renoncer à tenir son fils dans ses bras et à l’embrasser. Construisant cette image, Marie oublie la réalité de la situation et se laisse bercer par le chagrin : MERE DIEU Jamais ne vous pourroye voir, Quand je vous fesoie sëoir Par grant desir en mon giron. […] Or est bien du tout abessez Le soulas que vous me fesiez Quand en la bouche me besiez, Par doulceur plaine d’amitié. 2901-2903 ; 2908-2911

Marie ignore les autres personnages lorsqu’elle lance cette tirade ; et elle quitte la scène sans injonction de Jean, à la fin de son numéro. Bien entendu, on pourrait objecter que cette intégration du Planctus à l’action n’en est pas une, puisque qu’elle conduit Marie à rompre le dialogue avec les autres protagonistes. Il n’en est rien. Le mouvement principal de la scène est formé de l’approche, puis du recul de Marie, comme le prouve sa deixis. La scène se développe suivant la relation que Marie entretient au spectacle de son fils en croix : Je vois mon fils82, tel est le leit-motiv des trois premières répliques, c’est de la description détaillée du supplice que vient la douleur de la mère. Il est son véritable interlocuteur, bien plus que les deux autres personnages ; et lorsque, dans les deux dernières répliques, elle se perd dans le souvenir, Marie n’oublie pas celle crois, 2891, s’adressant au Filz, 2907, sans plus attendre de réponse. La force de cette scène provient de ce dialogue fictif entre Marie et la Croix, lequel apparaît comme une réponse au dysfonctionnement du dialogue réel avec Jésus et Jean. C’est donc le déplacement, son approche du supplice et son départ, qui, permettant de créer cette relation exclusive à la Croix, constitue la ligne de force de cette scène. Grâce au développement du personnage de Marie, qui correspond à celui de son jeu, le Planctus est devenu macro-séquence dramatique. Il est impossible d’affirmer que les gestes du désespoir accompagnaient cette scène, mais possible de l’imaginer. C’est dans l’organisation des gestes, et dans la montée de l’émotion qui structure la tirade que le personnage de Marie prend toute sa cohérence. Ce développement est également appelé par les didascalies internes, qui s’enrichissent considérablement à ce moment du texte : au plaindre et plourer, au dueil toudis menant s’ajoute l’indication d’un évanouissement : Beau filz, pour vous m’estuet pasmer, 2864. Jean prend la parole deux vers plus tard, pour huit vers. L’évanouissement a-t-il lieu sur ce bref laps de temps ? La personne 82

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Vv. 2793, 2798, 2801, 2808, 2813, 2817, 2820, 2828.

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chargée du rôle de Marie a-t-elle saisi cette didascalie interne comme une indication gestuelle ? Sans affirmer que les gestes ont été réalisés par les acteurs, nous pouvons dire que l’indication d’une gestuelle du désespoir ne s’effectue plus selon des codes rhétoriques, mais par des procédés d’écriture théâtrale, dont l’évanouissement en didascalie interne est le plus explicite. La tirade de Marie peut en être, tout comme le rythme heurté de l’ensemble de la réplique finale, où se multiplient interrogations, exclamations et adresses à la Mort ou à Jésus. Si les gestes choisis restent pour nous un mystère, nous pouvons les imaginer comme une traduction naturelle du rythme des répliques et du chant, cohérente dans l’ensemble du passage. Par conséquent, la Passion Nostre Seigneur est partition expressive, rythmique, parfois explicitement gestuelle. Le Planctus rompt ses liens avec le texte biblique pour offrir sa chance au personnage de Marie, en devenant le support d’une véritable séquence dramatique. Celle-ci n’a plus pour seule fonction de donner Marie à Jean, comme dans la Passion du Palatinus. Le Planctus y est plainte en action, parfaitement appelée par le « geste » général de la scène : le déplacement de Marie vers la Croix, puis son départ. C’est dans la deuxième journée de la Passion de Semur que Marie devient selon les mêmes critères un véritable personnage théâtral. La première journée développe les scènes du mariage, de l’Annonciation, et de la naissance de Jésus jusqu’à la fuite en Égypte, sans établir de cohérence particulière entre ces divers moments. Intéressants du point de vue théâtral, ils ne montrent pas le désir d’accorder au jeu de Notre-Dame un rôle déterminant, ni en soi ni dans la construction de l’action dramatique. Les marques rhétoriques du Planctus apparaissent pour la première fois au vers 7337. Sur le Calvaire, juste avant la Crucifixion, Marie lance son premier Hélas, qui s’apaisera avec sa disparition définitive de la pièce, après l’ensevelissement de Jésus, ap 8049. Cependant, la définition de son personnage remonte à sa première apparition dans la deuxième Journée. C’est elle qui répond au désespoir de Judas : VIRGO MARIA loquendo Jude Tout temps le faulx Ennemis veille. Helas ! Judas, tu as fait griefz meffait, – Toujours as mis ton cueur en vain folaige –, Tu as vendu mon filz, le Dieu parfait. Crye ly mercy, en ton couraige, Je te prometz pardon te sera fait, Car nous cueurs tiend en amoreulx servaige ; Par repantance peulx avoir saulvement. 6639-6646

Dans cette exhortation au repentir, Marie prend les traits et les mots qui sont les siens dans d’autres pièces de théâtre : les miracles. Ambassadrice du Ciel, elle suggère un moyen d’obtenir la clémence, même pour le traître responsable de la mort de son fils. Marie, c’est alors le personnage qui sait utiliser la rhétorique

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pour faire triompher le pardon, et favoriser l’expression du Dieu de Pitié83. Aux côtés des miracles dramatiques, le Planctus lui apporte ses traits caractéristiques, rhétoriques et thématiques. Ceux-ci font l’objet d’une transformation, pour permettre la formation d’un personnage théâtral original. La Vierge de compassion de la Passion de Semur se définit par l’expression gestuelle d’un sentiment douloureux dont la violence étonne. Celui-ci se forme au gré des rapports dynamiques et psychologiques que la Virgo Maria entretient avec Jésus, mais aussi avec Judas, les Juifs et Jean. Le Planctus donne ses marques rhétoriques habituelles à toutes les interventions de la Vierge après sa réplique à Judas. Ces interventions peuvent être décrites comme un Stabat Mater en quatre temps, suivi d’une Pietà en trois temps, achevée par une sortie du personnage84. Elles portent toutes les marques traditionnelles de la douleur, contenue dans les termes dolent, desconfort et leurs dérivés, ainsi que dans d’innombrables helas, lasse, parfois isolés, parfois liés par une anaphore. Lasse, dolente, que feray ?, 7553 : l’oscillation pendulaire donne le ton des répliques de la Vierge, à l’ouverture du Planctus canonique au pied de la Croix, 7552-7649. Seul ce passage contient l’adresse convenue à la Mort, 75807587. Plorer, gémir et moy complaindre, 7562 : Marie rappelle le nom générique du texte qu’elle prononce, nom que le fatiste prend la peine de spécifier en didascalie lors de la Pietà, s’il en était encore besoin : Modo faciat lamentacionem, ap 8031. Devant le cadavre de son fils en croix, elle reconnaît qu’Aujourd’hui ay pesant journee / Com mere lasse, 7856-7857. Déclinant une identité de mere lasse pour toute la deuxième Journée, Marie suggère-t-elle qu’elle en dessine les contours dramatiques, et que la Journée de la Passio est aussi celle de la compassio ? Ce serait lui accorder un rôle dramatique qu’elle ne prend pleinement que chez Gréban et Michel. Si séquence dramatique il y a, celle-ci n’est pas fondée sur le déplacement de Marie pour rejoindre son fils. Entre son intervention auprès de Judas et ses cris devant la fin des Outrages et le début de la Crucifixion, s’écoulent 691 vers, pendant lesquels rien n’est dit au sujet de ses déplacements. De même, lorsqu’elle réapparaît pour la Pietà, nulle transition n’est ménagée qui permette de connaître sa position sur le hourdement. Dans l’espace théâtral suggéré par Semur, l’action concernant le Christ se déroule pendant ces 691 vers entre quatre mansions : la maison d’Anne où il subit les premiers outrages, le prétoire de Pilate, et le palais d’Hérode, où il est envoyé de force, avant d’être ramené

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Voir W. NOOMEN, « Pour une typologie des personnages des Miracles de Nostre Dame », dans Mélanges L. Geschire, Amsterdam, 1975, pp. 71-89 ; É. KONIGSON, « Structures élémentaires de quelques fictions dramatiques dans les Miracles par personnages du ms. Cangé », dans Revue d’Histoire du Théâtre, 29 (1977), pp. 105-127.

84

Stabat Mater : 7337-7356 ; 7551-7672 ; 7774-7807 ; 7854-7900. Pietà : 7966-7978 ; 7997-8006 ; 80118037 ; sortie 8044-8049.

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manu militari à l’endroit précédent. Peu avant l’intervention de Marie, une didascalie indique un déplacement du cortège du Christ et de ses bourreaux : Tunc Pillatus, millites et omnes Judei vadant crucifisum Deum, ap 7336. Ils rejoignent le chemin de Croix, qui s’est mis en mouvement quelques minutes plus tôt, Or tiendz, Jhesu, nostre croix porte…, 7090, et s’est dirigé vers le Calvaire, probablement situé en hauteur : Or tost alons en Escauvaire, 7266. Quelle est la position de Marie par rapport à ces mansions, et à ces déplacements ? En l’absence d’indications, nous pouvons supposer qu’elle reste sagement dans sa propre mansion, ou sur le champ. Elle adopte le comportement que la tradition assigne aux acteurs sans réplique, prononçant les siennes quand il le faut soit depuis sa mansion, soit en s’avançant sur le champ. Étant donné le caractère sporadique de ses interventions, nous ne pourrons parler de macroséquence dramatique dirigée par le personnage de Marie. Nous envisagerons son rôle comme un ensemble cohérent de micro-séquences dramatiques, où s’expriment toutes les facettes de la compassio. De surcroît, une immobilité forcée, en la rendant le témoin obligé de la torture de Jésus, justifie la violence de sa réaction, si frappante dans le texte de Semur. Doulces seurs, veéz le meschierfz, 7348 : une fois de plus, elle est la spectatrice exemplaire de la Passion du Fils. Cela lui permet de formuler la première après la mort de Dieu le désir d’une contemplation toute mystique : Lasse moy ! Quand vous verrai ge ?, 8024. Elle donne ainsi au regard qu’elle échange avec le Christ une belle résonance théologique. Or, c’est sur ce regard que se fonde la relation du Je au Tu qui fonde la série de micro-séquences dramatiques englobant les interventions de Marie. Soulignée par le regard qui permet la formation de la séquence dramatique85, l’orientation déictique de la scène, qui unit Marie à son fils, est rappelée à maintes reprises. Voy qu’il le veullent mectre a mort, / Dont je suis en grant desconffort, 73467347. Sans cesse elle cherche à établir le dialogue avec Jésus, y parvient au terme du Planctus canonique, et tente de le renouer avec le cadavre pour la Pietà : Mout voluntiers a vous parlasse / Se je peüsse, 7859-60. À ce moment, c’est sa douleur autant que la mort de son fils qui rend l’action impossible, et interrompt la séquence dramatique. Comme elle ne peut détacher ce regard du spectacle horrible de la Crucifixion, c’est ce dernier qui provoque le sentiment de douleur reflété par les plaintes, sentiment dont l’expression s’interrompt par moments, mais conserve sa cohérence pendant toute la pièce. Sire, je feray ton vouloir, 7667. D’abord, elle semble accepter le résultat de l’échange Jésus-Jean qui lui accorde un nouveau fils. Puis, elle acquiesce aux exhortations à la résignation et à la joie prochaine de son fils d’adoption : Je feray ce qu’il vous plaira, / Puisqu’il vout plaist, je m’an 85

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Vv. 7342, 7555, 7565, 7571, 7588, 7600, 7775, 7793, 7795, 7799.

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iray…, 8044-8045, et elle prend congé de tous, n’ayant plus de réplique jusqu’à la fin de l’action. Par conséquent, le canevas de l’évangile johannique s’élargit aux dimensions de la compassio de la Vierge. Il lui donne le temps de développer les caractéristiques théâtrales de son personnage, détachées de contingences évangéliques globalement respectées. Ces caractéristiques sont celles d’une gestuelle expressive. Tout d’abord, la comparaison des pièces permet de remarquer l’importance des didascalies internes, formulées par Marie elle-même ou par ses comparses. Bien doix crier a haulte voix, 7561, Et cy doix bien crier et braire, 7574, Se je pleure, faire le doy, 7776, Mort en mon giron vous enbrasse, 7978. L’encourageant à cesser ce deul, 7980, 8038, Jean suggère par le déictique un geste, quel qu’il soit. De plus, la Pietà se caractérise comme une succession de gestes de la mère éplorée sur le corps de son fils, et non comme une plainte simplement rhétorique. Elle laisse moins de place au souvenir des baisers qu’à une ultime étreinte sans cesse recommencée. Marie se jette sur le cadavre pour le prendre dans ses bras, et ne le quitte pas jusqu’à l’ensevelissement : De Paradix le luminaire / Veul en mon giron mort tenir, 79667967. Surtout, les évanouissements, du moins leur annonce, apparaissent souvent en didascalie interne. Je te prie, Jehan, soustiens moy, / Car plux ne me puis soustenir, 7601-7602 ; Sur la terre plux soutenir / Je ne me puis, ne retenir. / Le cueur me fault ; Jehan, me soustiem, / Et de ton pouvoir me retiem, 7802-7805. Dans la Passion de Semur, Marie n’entretient plus à Jean une relation issue de l’évangile, notamment grâce au geste spectaculaire de l’évanouissement. La proximité des corps de Notre-Dame et de l’apôtre, qu’elle réclame lorsqu’elle tombe en faiblesse, crée une véritable situation dramatique au sein de l’ensemble de micro-séquences de la compassio. Enfin, comment ne pas imaginer les gestes de violence qui accompagnent la réaction de Marie à la cruauté injustifiée des bourreaux, et à la trahison de Judas ? Il est frappant de trouver dans la bouche de la Pietà par excellence un chapelet d’imprécations contre les faulx Juïfz deputaire, 7597, 7632, au cœur felon et fiert, 7634, à la faulz conscïence, 7638, qu’elle déverse avec énergie devant le cadavre de Jésus encore en croix. Aux […] malvoix Juïfz plains d’outraige, 7865 s’ajoute le […] faulx Judas, malvoix traïctes, 7868, que Marie condamne aux enfers, ainsi que tous les artisans de sa perte. Après avoir rappelé dans douze vers brefs, 7869-7881, le sort bien mérité de cette […] ame puante, 7879, Marie fait tomber le verdict : Dempné es par ta mesprison, / Dedans enfer es en prisson, 7890-7891, valable pour tous ceux Quil contre ly mespris aront », 7897. Ces paroles montrent la modification psychologique de Marie intervenue au long de la deuxième Journée. Comme le suggèrent le tutoiement et le travail rhétorique et rythmique de cette réplique, la mansuétude qu’elle avait exprimée à l’égard de Judas désespéré ne résiste pas à l’insupportable spectacle de la mort de son fils. En toute logi-

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que, elle s’attaque aux responsables de cette injustice dont, en tant que mère, elle fait également les frais. Geste verbal, probablement accompagné de gestes effectifs, – comment ne pas montrer du doigt Judas prisonnier des enfers en prononçant les vers 7890 et 7891 ? –, la violence de Marie reflète à la perfection la cohérence psychologique du personnage, fondée sur une évolution qui l’éloigne de la figure hiératique et résignée des premiers Stabat Mater, ainsi que du comportement de la Vierge des miracles théâtraux. Dans la Passion de Semur, le Planctus constitue donc le support dramatique d’un personnage cohérent de mère délaissée, atteinte. Comme le suggère la rime, marrie est par excellence le sentiment de Marie, 7641-7642, développé en gestes et en paroles dans la deuxième Journée de cette Passion. Sur le hourdement, les jeux de rimes prennent un sens dramatique grâce au jeu de l’acteur, porté par une gestuelle que l’importance de la deixis et des didascalies internes dans l’ensemble des répliques autorise à supposer. Des macro-séquences structurantes : Gréban et Michel Mais c’est dans la Passion de Gréban que le Planctus devient la matrice du déplacement et de la gestuelle de la Vierge. Cette fois, le public la connaît depuis l’Annonciation dans la première Journée. L’approfondissement des caractères n’est pas seulement issu de l’allongement du texte et de l’action. La Mater Dolorosa forme un motif cohérent dans l’ensemble de la pièce, comme le prouve l’articulation de la scène traditionnelle des Planctus au pied de la Croix aux célèbres adieux argumentés de Jésus à sa mère, 16384-16579, hérités des Meditationes. Jésus explique en quatre points la nécessité de la résignation à sa mère effrayée par la Passion annoncée. Doit-il vraiment mourir pour sauver l’humanité ? Oui, pour obéir aux Écritures. Il ne peut mourir que dans la souffrance, qui seule rachètera le péché originel. La mère de Dieu, elle, ne peut mourir avant son fils, car il n’est pas tolérable qu’exempte de tout péché elle descende au limbe avant la venue du Sauveur. Enfin, l’insensibilité de la Vierge au moment de la mort de Jésus serait incompatible avec la compassion – le mot apparaît dès le vers 16566 – qui animera son cœur de mère. Marie a donc déjà reçu une réponse aux angoisses qu’elle exprime dans la troisième journée à la faveur du Planctus. Elles en sont d’autant plus fortes. Si elle a bien retenu la leçon de Jésus, comme on le verra, elle n’en refuse pas moins la logique cruelle de la Passion. La fonction de cette scène est dramatique, et non théologique. Le Planctus y est le support d’une macro-séquence dramatique, et non d’un discours orné de figures traditionnelles dont l’essentiel a déjà été présenté. Le canevas sur lequel s’appuie l’action est cette fois beaucoup plus large que l’évangile johannique. Les Meditationes sont convoquées de façon tout à fait ex-

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plicite, notamment pour la scène où Jean annonce à la Vierge l’arrestation de Jésus. Il provoque sa réaction : NOSTRE DAME Voicy nouvelle moult piteuse Qui au cuer me griefve tant fort Qu’il n’y a moyen de confort Sinon de moy mettre en prïere… 21169-21172

Le dernier vers est une didascalie interne, la Vierge s’agenouille probablement pour prier le Dieu de miséricorde, Dieu glorieux, Pere piteux, 21176-21177, de sauver son fils. Mais elle ne reste pas à genoux. Quoi qu’en dise Gabriel, venu la soutenir, le confort est impossible, 21171, 21232, 21242, 21244, ce Qui [lui] [fait] au cuer grant courroux, 21252, et entraîne un geste : Que vous sembl’il ? Que ferons nous ? Lairrons nous mon chier filz morir Sans l’assister ne secourir En sa passion tres amere ? Compaignez la dolente mere Qui de dueulx ne scet ou vertir. 21253-21258

Dueil, cuer touché, et questions, marques rhétoriques du Planctus, sont déjà présentes, et très clairement doublées de celles de l’oscillation pendulaire. Elles conduisent Marie à exprimer son sentiment, en même temps qu’elle se déplace. Or, son déplacement accompagne toutes les scènes suivantes : le désespoir et la mort de Judas, puis la visite de Jésus chez Hérode, et enfin la montée au Calvaire, c’est-à-dire l’ensemble de la troisième Journée : NOSTRE DAME O mauvais et felons Juifz, peuple banny de verité, ou est mon enfant transporté ? Helas, en quel lieu le querray ? Helas, et ou le trouveray ? helas, qui m’en dira nouvelle ? 21989-21994 ; Ou es tu n’en quel mencion, ou prens tu habitacion ? Las, je ne te scay ou querir ! 22390-22392

Doutes et hésitations de la Vierge sont développés au gré des traditionnelles exclamations, mais aussi de questions redoublées : Demourer ?, 24143 ; Conforter ?, 24148 ; c’est impossible, elle […] ir[a], c’est [s]on intencion, 24157, jusqu’au lieu du supplice. Gréban fait du Planctus et de ses oscillations le fondement d’une macro-séquence dramatique. C’est de la peur de l’absence du Christ que naît le désespoir qui caractérise les plaintes de Marie. Ici, elle anticipe l’absence définitive de son fils en la formulant de façon concrète. L’absence réelle du Christ annonce sa mort, et provoque le déplacement de la mère d’une mansion à l’autre, à la recherche de son fils : Icy vont vers l’ostel Pilate, à partir du moment où elle

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apprend l’Arrestation, Marie se dirige vers le Christ, ap 21264. L’intégration des marques rhétoriques du Planctus à la progression dramatique de la Passion s’effectue de façon exemplaire, en fondant un déplacement qui annonce l’événement principal de cette Journée : la mort de Jésus. Autre facteur d’intégration de ce passage à l’économie dramatique : le déplacement de la Vierge joue un rôle capital dans l’organisation des événements de la troisième Journée, car il conditionne celui de tout un groupe. Reprenant les Évangiles, qui évoquent toujours le groupe de femmes amies du Christ et témoins de son supplice86, le texte de Gréban place aux côtés de Marie les trois Marie ; elles lui promettent à maintes reprises de la suivre87. Marie forme alors le pôle de l’action, comme Jésus dans la deuxième Journée, lorsqu’il est suivi de ses disciples ou du public de ses sermons88. Le déplacement de Marie constitue une action importante, parallèle à l’action principale concentrée autour de Jésus. Les deux se rencontrent lorsque le cortège des femmes rejoint le Christ : NOSTRE DAME O, mon filz ! Icy chiet Nostre Dame pasmee. MARIA JACOBY La vela pasmee, Le cuer luy fault, le sang luy fuit ! […] MARIE CLEOPHÉ Seur, pour Dieu, que nous la levons, et, par bouter et par tirer, la faisons ung peu respirer… […] MARIA JACOBY Se Dieu plaist, on la conduira tant qu’il luy plaira cheminer. 24245-242466 ; 24249-24251 ; 24281-24282

Les Marie renouvellent leur fidélité au désir de la Vierge d’arriver près de la Croix, après son évanouissement : cette scène se caractérise par une agitation intense autour de cette dernière, et par un ralentissement de Jésus montant au Calvaire : CLAQUEDANT […] Je crois qu’il dort. Comment s’en va il chancelant !

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Matthieu, 27, 55-56 ; Marc; 15, 40-41 ; Luc, 23, 49 ; Jean, 19, 25.

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MAGDELEINE : Je ne pourroye consentir / que sans moy feïssiés depart – MARIA JACOBY : Je vous suivray par toute part / et ne vous lairray, quoy qu’i viengne, 21259-21262 ; MARIA JACOBY : […] Allons aprés / et auprés de l’uys nous tenons !, 22403-22404 ; MARIE JACOBY : Pour quelque tourment ou destresse, / ne vous lairrons, ma seur benigne, / mais, ou que vostre corps chemine, / nous vous enssuivrons de bon cueur, 2460524608.

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Vv. 10933-10934 et 11054-11057 ; 11086-11087 ; 12188-12189 ; 12981-12982 ; 13329-13331 ; 16038-16049.

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ORILLART C’est quant il a veu en allant ces plaidoires plorans si fort : il en a prins tel desconfort Qu’il demourra, je croy, derrière. 24263-24268

Les deux personnages principaux éprouvent à ce moment le même desconfort, lequel apparaît comme une indication de rythme du déplacement. La Passion du Christ est jouée au rythme alangui d’une douleur dont l’origine est la compassion de Marie. Exclamations, interrogations et adresses à la mort redoublent lorsque Marie atteint enfin son but : Icy le devestent tout nu, ap 24588, et Nostre Dame met ung drap devant Jhesus en disant ce ver, ap 24626 : Helas, mon enffant debonnaire […] A toy couvrir me fait retraire maternelle amour voluntaire […] Quel dueil, quel piteux exemplaire ! Mon filz, ne te vueille desplaire S’au partir, pour tout mon salaire, Te baise quand je ne puis mieulx. 24627, 24631-24632, 24639-24642

Deux scènes se mêlent : la Vierge recouvre Jésus du perizonium, et elle accompagne ce geste des accents du Planctus. À l’endroit où il est le plus marqué par la rhétorique de la plainte, le texte appelle explicitement une gestuelle, par la multiplication des didascalies, externes et internes. Le vers 24631 vient doubler la seconde, tandis qu’un baiser est suggéré par le vers 24642. A-t-il réellement lieu ? La réaction violente des bourreaux du Christ le laisse supposer, qui veulent faire […] sortir arriere, 24644, ces femmes, ou les frapper […] sur [le] groing, 24647. C’est en rapprochant pour ce passage le texte de Gréban des Passions précédentes que l’intégration de la plainte à l’action apparaît de la façon la plus nette. Plus encore que dans la Passion de Semur, la thématique du souvenir, qui conduisait Marie à lancer le Planctus de façon indépendante, devient un geste réel chez Gréban. Si, devenue Pietà, elle évoque un passé heureux : Hé, mon filz, quand je te tenoye, / en toy tout mon soulaz prenoie, 24595-6, c’est pour réaliser une dernière fois l’étreinte à la fin de cette séquence. C’était déjà le cas dans la Passion de Semur. Mais ici, le baiser apparaît comme le prolongement naturel de la première tentative. Le passé n’éloigne pas Marie de l’action principale, ni de ses protagonistes ; ce qu’on identifiait comme le signe suprême de son sentiment personnel est ici formulé de façon explicite par un geste supplémentaire, expression de son amour et de son chagrin. Enfin, après un long silence, Marie dit le Planctus au pied de la Croix. Comment interpréter un mutisme de 522 vers ? Il ne nous semble pas poser dans le cadre de la Passion de Gréban les mêmes problèmes que dans les œuvres précédemment analysées. L’action est ici suffisamment dense pour que le personnage

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de Marie s’efface pendant un moment. Cette pause correspond au moment de la Crucifixion proprement dite. Or, les coups, les injures et les quolibets qui accompagnent la grande scène du supplice constituent l’un des moments privilégiés du mystère, et on ne peut guère faire parler Marie à ce moment, sans risquer que cette scène soit manquée. Dans les deux premières Passions, Jésus est déjà en croix lorsque Marie entre en scène ; et surtout, elle n’a que peu de temps, on l’a vu, pour se caractériser par rapport aux autres personnages, et trouver l’expression d’un sentiment qui lui soit propre. Il est vrai que la Passion du Palatinus fait suivre le Veez ci ta mere d’une scène d’injures, du miracle de Longin, et de la mort de Jésus. Mais l’accumulation d’événements forts avant la réaction de Marie a alors pour effet de relativiser l’importance de son rôle, que ce texte a voulu limiter. Quant à la Passion de Semur, elle propose à Marie une réaction en deux temps : le Planctus proprement dit est prononcé 275 vers après la première intervention de la Vierge au pied de la Croix, il donne suite à l’expression d’une douleur qui peut être accompagnée de gestes, mais qui le sera de façon plus certaine une fois que ce sentiment et la violence qui l’accompagnent auront été mieux caractérisés. Dans la Passion de Gréban, le Planctus au pied de la Croix intervient dans la continuité des répliques précédentes de Marie. Cette continuité suggère que le mouvement et l’expression du corps et du visage de l’actrice devaient se poursuivre même lorsqu’elle n’a pas de texte, et a fortiori lorsqu’elle dit sa réplique. Il est difficile de croire que Marie se rangeait sur le côté de la scène pendant que se déroulaient des scènes atroces, et impensable d’affirmer qu’elle déclamait sa douleur sans sourciller devant son fils à l’agonie – l’immobilité dans ce genre de scène constituant de toute façon un choix gestuel qui aurait été lui aussi remarqué du spectateur. Le personnage tire sa particularité de l’intériorisation des signes déictiques de la souffrance maternelle, que leur fréquence érige en consignes de jeu, et ce dès l’énoncé de sa plainte : Parfonde tristesse enserree, comment soustenir te pourray ? Ou yray ? Que feray ? Que diray ? 25163-25167

Les premiers vers indiquent le sentiment profond de Marie ; mais immédiatement, l’insupportable douleur suscite trois questions fondamentales. Déplacement, action, paroles : Marie se définit elle-même comme personnage théâtral, qui prend contenance sur scène en articulant les trois notions. La rhétorique du Planctus représente le développement du dire, les deux autres questions tiennent lieu d’indications scéniques. Les ruptures de ton et de versification deviennent alors autant de signes rythmiques, dont le personnage peut tenir compte pour changer de position, désigner un personnage du doigt, ou manifester sa propre

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souffrance. Les vers initiaux, brefs, fondés sur la variation d’une syllabe unique, indiquent l’indécision : Je ne scay Se l’essay Que j’essay, Commencay Ou s’il fait depart. […] Je commance tart Ma douleur desmesuree. 25170-25174, 25183-25184

Après ce prélude retenu, que Marie s’adresse à elle-même, elle lance les injonctions traditionnelles à la Mort et au Fils. Particulièrement développées, elles tracent des portraits de chacun des personnages, réel ou imaginaire, et créent une véritable hallucination : Faulse Mort de terrible garde, c’est ta condicion paillarde d’estre tousjours nice et fetarde a ceulx a qui leur vie tarde qui sans cesser t’appellent en plorant. Et ceulx que le monde plus garde et qui quierent leur avantgarde contre toy ton oueil les regarde et, au parfont du cueur, les larde si tres serré qu’ilz chëent tout morant. Ainsi me fais : tu me vois laborant en ung fier dueil qui me vient acourant et ne me vueulx ce piteux demourant expedïer. 25195- 25208

L’image traditionnelle de la mort violente et mal intentionnée89 est l’occasion d’un tableau, fondé sur un usage diversifié de la déictique textuelle. La microséquence dramatique est ici formée de l’échange entre le Je qui parle et un Tu allégorique, ceulx qui subissent les coups ou l’indifférence de la mort n’étant pas non plus négligés – ils chëent et souffrent en mouvement, tout morant, en plorant. Ce qui importe ici, c’est que la gestuelle d’une lutte imaginaire contenue dans les nombreux participes présents, est toujours ramenée à la situation du personnage que le spectateur a sous les yeux. Se tournant vers son fils, Mon filz, mon filz, a vous vueil obvÿer, 25209, Marie invite le regard tourné vers la scène imaginaire à revenir à la réalité, et le dirige sur son propre désespoir : Esse bien fait de sa mere oublïer en tel maniere ? Regardez moy, filz, je vous fais prïere ; recognoissez vostre mere tres chiere qui pour vous fait si tres dolente chiere 89

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Sur les représentations de la mort, voir Cl. THIRY, La plainte funèbre, pp. 78 et suiv.

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en plains piteux. 25211-25216

En tel manière peut être interprété par un geste, d’autant que le vers suivant suggère en didascalie interne de montrer la supplication par la prière. Autrement dit, Marie convoque, à l’instar du regard de son fils, celui de tous les spectateurs sur une situation psychologique traduite en gestes, c’est-à-dire sur son propre jeu. Cette gestuelle, toujours aléatoire, se justifie à plus d’un titre dans la Passion de Gréban. La longueur du Planctus autorise à penser que son animation par une gestuelle était nécessaire pour que le rythme dramatique ne s’affaisse pas. Mais la réception du spectacle médiéval peut avoir ignoré la notion de rythme dans une scène d’émotion. Dans le cas de ce Planctus, la gestuelle de Marie est moins appelée par ce type de conventions, que comme le soutien d’un moment déjà animé par ce seul personnage. Non seulement elle dirige un déplacement important, mais elle fait vivre la scène entière au rythme de sa douleur, en la détaillant de façon totalement personnelle. L’ensemble de l’action est placé à partir du vers 25228 sous le signe de sa volonté : Ainsi le vueil !. Le reste du discours consiste à demander la mort. Marie aurait-elle oublié les leçons de la Journée précédente ? Pas du tout. Elle tire parti des thèmes principaux du Planctus pour construire un raisonnement propre, accordé au sentiment douloureux qui la caractérise. Le symbole des deux corps mêlés suscite quelques vers théologiques comme l’image [des] deux conjoints qu’amour a voulu joindre », 25257, mais est précédé d’une formule sentencieuse : Ung corps, ung sang et une mesme vie, par une mort, requiert estre ravye : ainsi sommes, vous ne le nÿez mie ; je le scay bien. 25236-25239,

et suivie d’une triple apostrophe à la mort, achevée par un défi : O dure Mort, j’ay deffïance a toy ; Je te deffy, ton povoir ne congnoy … 25273-25274 Enfin, le panégyrique de Jésus est mêlé d’un aveu : Marie s’accuse, elle est responsable de la Passion puisqu’elle a donné à son fils la part d’humanité qui rend sa mort possible. Mais elle retourne cette culpabilité à son profit : avoir part en [luy] lui donne le droit de mourir à ses côtés : J’ay part en vous, se bien la moderez, trop plus feconde que autres meres, plus precïeuse et monde ; car aux enfans qu’elz engendrent au monde, n’ont qu’une part ; le pere a la seconde. Tout estes mien : homme mortel n’y puet reclamer rien ; se pere avez, il est celestïen. Et donc, mon filz, pour Dieu, gardez vous bien,

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par tel poincture, d’abandonner ainsi a l’adventure mon droit, ma part, mon sang et ma nature. 25331-25542

Car, se, et donc : Marie construit un plaidoyer pro domo, qu’elle étaie d’un argument à la limite de l’orthodoxie théologique qui préconise sa sérénité devant le supplice de la Croix. Poussant jusqu’au bout le raisonnement du désespoir, elle relègue au second plan la part divine du Fils pour faire valoir les droits de nature, en l’occurrence ceux de l’humanité qu’elle partage avec lui. Chez Gréban, le Planctus au pied de la Croix est l’occasion d’un discours fortement émotionnel, appuyé par une gestuelle soutenue, qui double une réflexion sans faille. Celle-ci est tout à fait nouvelle dans le cadre de la Passion dramatique. Marie se démarque de la leçon qu’elle a reçue de son fils dans la deuxième Journée. Elle ne réclame ni la mort avant le Christ, ni la mort sans souffrance pour elle ni pour lui, ni l’anesthésie de ses sentiments. Au contraire, elle vit pleinement sa souffrance et demande à en partager les conséquences en mourant avec son enfant. Dans le Planctus, elle élabore une stratégie qui supprime la distance temporelle entre sa mort et celle du Christ ; elle l’égale, et réclame sa propre Passion. Pour Marie, être abandonnée du Christ, ce n’est plus rechercher un nouveau protecteur ; c’est manquer, d’une certaine façon, la place de choix qu’elle mérite dans l’économie de la Passion. Le Planctus a porté tous ses fruits : il fournit à la Vierge le canevas rhétorique de son discours. Mais il lui donne aussi le souffle d’un véritable personnage, auquel son desconfort traditionnel donne des prérogatives traduites par la virtuosité de son jeu. Ainsi, le Mulier, ecce filius tuus, 25357, de Jésus, qui répond au Planctus, fait piètre figure. La macro-séquence dramatique est portée par le sentiment de Marie ; et la réponse décalée de son fils ne satisfait évidemment pas ses attentes. Cette fois, en s’adressant à elle de la façon la plus convenue qui soit, le Christ ne tient pas compte de son sentiment, ou si peu, dans un Cessez ce dueil […] sans ménagement, 25359. Il la réduit à une personne, 25361, qu’il faut bien soign[er], 25362, bien gard[er], 25364. Autrement dit, la parole biblique ramène la Vierge à son humanité. Elle marque la différence irréductible de deux statuts, de deux destins, et par conséquent, de leur place respective dans l’économie de la Passion. Cependant, le personnage théâtral si bien construit se défend. Jean l’exhorte comme toujours au réconfort, et lui rappelle sa sollicitude, exigée par la parole du maître. C’est l’occasion pour Marie de réagir à la réplique biblique, même si c’est pour s’y plier rapidement : Jehan, je n’y vueil pas contredire, ja soit ce que moult piteux change je face au jour d’uy quant je change pour mon parfait filz naturel, ung filz adoptif et nouvel ; pour Dieu, pur homme vïateur ;

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pour le seigneur, le serviteur et pour le maistre, le disciple. Ma triste contenance et simple refrene sa parplexité ; a la divine voulenté du tout mon vouloir se confourme, 25415-25426

Malgré ces paroles d’apparente résignation, nécessaires à la cohérence théologique de la Passion, le personnage de Marie continue à exister tout au long de la troisième Journée. Au moment où Jésus rend l’esprit, le hourdement est agité d’un désordre indescriptible, de Grans merveilles […] , 25877, qui ébranlent la croyance des Romains, selon l’indication portée en didascalie : Et doit trembler la terre, et le voille du temple doit partir en deux, et doivent se fendre les pierres en deux parties, ap 25862. C’est le moment que choisit le fatiste pour suggérer à Marie un second évanouissement en didascalie : NOSTRE DAME Ou es tu ? Icy chiet pasmee soubz la +. MAGDELAINE La vela ravye Et cheue pasmee sur terre ! GRIFFON N’est cueur qui de pitié se serre a veoir cy ceste maleuree qui est sur terre demouree esvanoÿe de courroux. ORILLART Portons la arriere entre nous, que nous n’ayons plus tel brayrie. Vuidez d’icy, orde mesgnie ! AG 25885-25893

Geste marquant, qui engendre un mouvement général des amis du Christ, l’évanouissement est d’abord le signe d’une continuité de la souffrance de la mère de Dieu. Une seconde fois, elle semble se résigner, et se relève pour exprimer sa douleur. Dieu le Père lui fait annoncer par Gabriel la Descente aux enfers, conclusion logique de la Passion salvatrice. Elle répond en réaffirmant sa croyance profonde en la résurrection : C’est ma foy, m’ame y est ravye, 26079. Néanmoins, l’expression de sa souffrance est réactivée pour la scène de la Pietà. Elle revient au pied de la Croix pour se saisir du corps de son fils avant son ensevelissement. Cette fois encore, elle ajoute sans équivoque un geste à la simple expression rhétorique de sa douleur de mère : pendant une longue tirade de 49 vers, 26904-26953, elle transforme ces derniers moments aux côtés du corps en étreintes, rappels de la relation physique qu’elle a entretenue avec l’enfant Jésus. Ponctuées de questions, de Hélas ! et d’adresses, au cadavre ou à Gabriel, ses deux interventions suivantes peuvent être accompagnées de gestes de désespoir

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et de prise à parti, 26960-26973, 27016-27033. Enfin, la departie, séparation physique que représente l’ensevelissement est traduite en termes dramatiques très nets : Me fault il separer de toy ? / Hellas, quel departie amere, 27068-27069, déploret-elle d’abord, avant d’ajouter, secondée par Magdelaine : Moult envis m’eslongne du lieu, 27073, Allons en nostre manssion, 27078. Le thème poétique de la fusion des corps et des cœurs de la mère et du fils est interprété dans l’espace comme le déplacement des femmes vers leur lieu théâtral initial, où elles demeurent jusqu’aux scènes de la Résurrection. La troisième Journée de la Passion de Gréban s’achève avec deux déplacements : les gardes se mettent en place autour du tombeau que les Marie quittent. Celles-ci suivent les phases d’une macro-séquence dramatique, formée par le développement en gestes et en paroles de la compassio de Notre-Dame. Si l’approche de la Croix était suggérée par l’agonie du Christ, le départ de Marie est motivé par l’absence du corps de son Fils, avec lequel elle entretenait la relation déictique qui supportait l’action dramatique. Comme le suggère ce mouvement général, dans la Passion de Gréban la troisième Journée est autant la Journée du Christ que celle de Marie. Elle se développe selon les rythmes et les rimes de la plainte mariale, qui, étendue sur plusieurs centaines de vers, vient doubler l’événement de la Passion. Marie donne corps à la triste contenance sur laquelle elle achève sa plainte. Le Planctus Mariae déborde largement les limites que la tradition lui impose. La rhétorique du Planctus est intégrée à l’action, à laquelle les cris convenus de Marie s’articulent au moyen de gestes suggérés ou précisés par l’abondance des didascalies externes ou internes, contenues dans la deixis des exclamations, des interrogations et des adresses. En remaniant le texte de Gréban, Jean Michel a développé encore davantage le jeu de Marie, en confiant à l’épanouissement de son personnage un rôle dramatique complexe. Si dans la Passion précédente Marie dessinait en exprimant les nuances de la compassio une macro-séquence dramatique étendue à l’ensemble de la troisième Journée, la même macro-séquence dramatique commence dès la fin de la troisième Journée de la Passion d’Angers pour s’achever avec la pièce elle-même. Marie représente l’un des supports majeurs de l’action dramatique, d’autant que le sentiment de compassio est défini de manière théâtrale, comme un des principaux points de la réception théâtrale de l’œuvre. De tous les points de vue, la Passion d’Angers rend explicite l’intégration de la rhétorique du Planctus à la construction du jeu de l’acteur. Tout d’abord, comme dans la Passion Nostre Seigneur, le Planctus n’appartient pas en propre à Marie. Si, faisant écho à Gréban, la Notre-Dame de Jean Michel a déjà exprimé ses plaintes et son désir d’éviter la Passion, 16355-16728, elle renouvelle ses cris à la faveur d’une autre plainte, d’une autre peur : celle de Jean. Las, ou iray je maintenant ? / Que pourray je dire ne faire ?, 20665-20666. L’apôtre

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mesure la difficulté de sa tâche durant 115 vers angoissés, qui accumulent les marques rhétoriques de la douleur et de l’oscillation pendulaire. Ce monologue le mène vers son ante […], 20688, pour lui annoncer la funeste nouvelle de l’arrestation de Jésus. Partagé par Jean et Marie, le Planctus est la forme d’expression de tous ceux qui veulent exprimer un sentiment douloureux lié à la Passion du Christ. Ce sentiment est très souvent associé à un déplacement, voire à une gestuelle suggérés par la deixis et par les didascalies internes de la réplique : Je ne scay fors mes bras estordre, 20725 ; Doy je vers Jesus retourner ?, 20737. De plus, le fatiste de la Passion d’Angers a tiré parti de la structure des Meditationes de manière originale, et proprement dramatique. Dans le texte apocryphe, on l’a déjà vu, c’est l’apôtre qui apporte la nouvelle à Marie. À partir de cette information, Jean Michel redouble et organise minutieusement la tension dramatique entre les deux personnages de Marie et de Jean, en la traduisant par des déplacements. Dans l’ensemble de la Passion, les mansions sont clairement désignées par les didascalies. C’était peut-être également le cas dans les mises en scène des textes précédents, qui pouvaient user de pancartes ou d’objets indiciels pour faciliter l’identification des lieux. Il reste que Jean Michel ne laisse guère le choix au régisseur qui mettrait son texte en scène : c’est entre la Béthanie et les divers lieux de Jérusalem, le prétoire de Pilate et le Calvaire, que se noue la macro-séquence dramatique dirigée par le jeu de Marie. Dans la troisième Journée, après son monologue, Ycy vient saint Jehan devers Marie en Bethanie, ap 20780. Ignorant ce qu’elle va entendre, Nostre Dame se réjouit à sa vue : Jehan est le loyal messaigier / qui souvent m’aporte nouvelles / de mon filz, plaisantes et belles, 2081120813. Continuant sa plainte, Jean fait son rapport en criant, ap 20848, rapport auquel Notre-Dame réagit par un geste, Ycy chet pasmee, ap 20876. Les didascalies indiquent la traduction du sentiment des personnages dans la gestuelle. Mais pour l’instant, gestuelle et déplacements sont nettement séparés. Si dans la Passion précédente Marie se précipitait à la recherche de son fils dès qu’elle avait reçu la nouvelle de son arrestation, Jean Michel décide de la faire patienter en Béthanie, dans son lieu théâtral, pendant toute la troisième Journée. Elle manifeste le désir de partir sur-le-champ : Je vous supply que je le suyve / et que de ce lieu me departe, 21171-21172. Mais elle en est empêchée par d’artificielles convenances : Pas n’est licite ne honneste / a preudes femmes de renon / d’aller de nuyt, 2118121183. Celles-ci trahissent peut-être le désir d’organiser l’action théâtrale en privilégiant dans la troisième Journée la Passion du Christ, et en réservant la construction de la macro-séquence dramatique de la compassio à la quatrième Journée. Sans parasiter la Passion, l’expression gestuelle de la douleur de Marie dans la troisième Journée constitue une annonce de son jeu, pleinement développé dans la Journée ultérieure.

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En ne retenant dans un premier temps que les potentialités gestuelles de la plainte, Jean Michel précise tous les aspects de la finalité dramatique qu’il accorde à cette forme poétique. Dès les premières manifestations de la compassion, il canalise aussi bien son expression que sa réception sur le hourdement. Comme dans les pièces précédentes, Marie accumule les protestations de desconfort et de doleur, construisant des dérivations poétiques sans fin sur ces deux termes, 20921-20927, évoquant à grands cris l’injustice de sa position de mère, 21043 et suiv. Mais dans la Passion d’Angers, elle déclame plusieurs exclamacions, contre elle, contre les disciples, contre Judas, et à Jésus, ainsi qu’une persuasion aux assistens, 21043-21154. Comme dans la Passion de Semur, elle invite l’ensemble des spectateurs de la scène à compatir avec la souffrance de son fils. Mais cette fois, la compassion qu’elle leur demande ne s’appuie pas sur le spectacle réel de la Passion, puisque Marie elle-même, reléguée en Béthanie, ne l’a pas sous les yeux. C’est à partir de l’exemple de sa propre souffrance, Jehan, mon nepveu, voyés vostre ante, 21122, c’est-à-dire de la compassio, qu’elle invite tous les spectateurs à méditer sur les douleurs injustes exposées par l’ensemble du mystère : Chascun doloreux plaint les siennes, 21130. Invité à s’identifier à la douleur de Marie, le spectateur est conduit à la méditation sur l’injustice et sur la souffrance contenues dans la Passion du Christ. Ce qui importe, c’est la traduction de la théologie dans l’action dramatique, et non l’énoncé d’une forme poétique traditionnelle. Cette traduction s’effectue par le jeu, expression gestuelle du sentiment de Marie, qui correspond à la construction de son personnage. Lorsqu’elle achève la première version théâtrale de ses plaintes en déclinant l’identité théologique du morceau qu’elle vient de prononcer : Compassion de vous me mort, 21151, le spectateur a compris que la pièce l’invite à une compassion qui n’est pas un simple souvenir rhétorique du Planctus. Dans la Passion d’Angers, le sentiment de Marie correspond à un thème théologique rebattu, que Jean Michel redéfinit à ce moment comme l’essence de la réception du spectacle proposé. Une fois ces fondements dramatiques multiples posés, la macro-séquence de la compassio peut se mettre en place. À peine Judas a-t-il exposé son désespoir devant les mauvais traitements infligés à son maître, à l’orée de la quatrième Journée, que Jean et Marie entrent en scène : Je ne scay comme je diray a ma bonne maistresse et ante nouvelles de la mort dolente de son cher enfant […]. 22938-22941

Usant des marques rhétoriques du Planctus et de l’oscillation pendulaire, Jean introduit une nouvelle fois la scène de l’annonce pénible des événements empruntée aux Meditationes : Ycy retourne s. Jehan devers Nostre Dame en Bethanie, ap 22947. Du point de vue dramatique, cette scène constitue une parfaite réplique de la précédente. Marie répond aux nouvelles par un Planctus mis en action.

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Dieu, quelle nouvelle piteuse ! / Dieu, qui me donnera confort ?, 22984-22985, est accompagné de gestes indiqués par les didascalies : le personnage énonce sa douleur a genoulx, ap 22990, puis Ycy se lyeve Nostre Dame de oroison et parle aux Marie, ap 23053. C’est à ce moment que la scène proprement théâtrale commence : Que vous semble ? Que ferons nous ?, 23058, Par quoy, je me vueil mectre en voye / de l’aler veoir, 23068-23069. Les marques rhétoriques du Planctus donnent naissance au déplacement de Notre-Dame, suivie du groupe des Marie comme dans la Passion de Gréban. Ycy vient Nostre Dame vers Jesus qui est es mains des tirans, et avecques elle sont Marie Jacob, Marie Salomé, Magdaleine, Pasiphee, Perusine, saint Jehan le Vierge, ap 23079. Durant toute la quatrième Journée, l’action est ponctuée par des interventions de Marie ou de l’un des membres de ce groupe, à la recherche de Jésus. Comme chez Gréban, Nostre Dame désigne sa quête comme un déplacement entre les lieux théâtraux : Ou es tu n’en quel mansion ? / Ou es ton habitacion ? 24407-24408. Tandis que Jésus trace la ligne droite de son chemin de Croix, qui joint deux lieux théâtraux, le prétoire et le calvaire, Ycy commence a cheminer Jesus, ap 26429, elle continue sa course erratique, soulignée par de longs échos plaintifs, 2663026731 : Dames, si venir y voulés, il nous conviendra mectre peine d’aller ceste rue foraine pour les aller adevancer, car jamais ne pourrez passer par ceste grande rue ou ilz vont, pour la presse des gens qui sont, 26732-26738

En écho aux Meditationes, cette réplique de Joseph constitue une didascalie interne très précise, qui distribue les déplacements et répartit les acteurs en deux groupes aux guides distincts, le Christ et Notre-Dame. Le premier suit la Passion, le second la rejoint, mu par le désir de partager la douleur de Jésus. Le jeu de l’acteur permet à ce moment l’expression individualisée d’un sentiment d’origine théologique : Notre-Dame dirige le déplacement pour former une macro-séquence dramatique de la compassio très convaincante. Elle l’enrichit de gestes nombreux, suggérés par la tradition, et traduits par des didascalies internes ou externes. Comme dans les trois textes précédents, Nostre Dame greffe sur le travail rhétorique de la plainte le geste du ceuvrechef, qui cache la nudité du Christ, ap 27207, l’élan du groupe des matrones, 27227 vers le Christ, refréné par les bourreaux, […] Vuidez de la barriere, 27226, qui culmine avec la plainte au pied de la Croix, 27772-27912. Rappel très net de Gréban, ce morceau lyrique semble plus encore dans la Passion d’Angers consacré à l’expression des facettes de la douleur de la Vierge. O douleur de longue durée, / mort par qui seroye euree, 27772-3 : Jean Michel ouvre sa plainte sur la dou-

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leur et sur les appels à la mort, 27772-27795. Il épargne au spectateur la définition du personnage théâtral dans l’oscillation pendulaire : elles sont rendues inutiles par la définition de la production et de la réception théâtrales de la plainte effectuée dans les scènes de plaintes de la troisième Journée. Les mêmes thèmes sont abordés, notamment la fusion des corps, Ung corps sommes, car le vostre est du mien, 27828, et la responsabilité de l’humanité de Marie dans la Passion du Christ : Mais puis qu’i fault que maintenant le die, 27876 et suiv. L’orientation déictique de la macro-séquence est sans cesse confirmée par les allusions au regard qui permet à Marie de communiquer avec son fils. Elle accumule les impératifs, 27800, 27812, 27905, 27907, et décrit l’un des risques que la Passion fait courir, comme une perte du regard et de la communication entre eux : Filz, filz, filz, filz, je ne te congnoys mes ; filz, filz, c’est toy qui en tel point te mes ? 27872-27873

Comme dans la Passion de Gréban, c’est ce regard, associé à la quête de la parole du Christ, qui soutient la macro-séquence de la compassio. À plusieurs reprises, Marie semble accepter les décisions de Jésus et la logique de la Passion, issues de la Bible. Elle n[e] vueil pas contredire, 27965, au Mulier, ecce filius tuus, puis elle dit trouver son réconfort en reconnaissant le caractère profitable de la mort du Christ, 28634-28643. Elle n’en poursuit pas moins son parcours de personnage dolereux, cette fois jusqu’à la fin de la pièce. Comme chez Gréban, elle s’évanouit de douleur dans le tumulte de la mort de Jésus, ap 28441. Surtout, la macroséquence de la compassio s’achève avec une Pietà qui en rappelle le fonctionnement dramatique et les principaux moments. [J]e l’ay veu mener en croix pendre, je l’ay veu, pendu, l’ame rendre, respandre son sanc a grand source ; pour quoy doncques n’auray je force de le veoir de la mort vaincu puis qu’avons ensemble vescu ? 29392-29397

Elle s’approche du corps pour réactiver la communication du Je et du Tu qui fonde la séquence. Puis elle accumule questions et exclamations durant toute la scène, 29359-29395 ; la rhétorique de la plainte donne lieu à un geste, l’étreinte, qui est aussi réactualisation des souvenirs heureux du bébé dans le giron de sa mère. Enfin, elle quitte la scène pour retourner en Bethanye […], 29590. Son ultime déplacement achève de manière cohérente le parcours de ce personnage. Le fatiste lui a accordé l’ensemble de la quatrième Journée pour développer ses caractéristiques théâtrales, c’est-à-dire pour exprimer dans le geste, global ou partiel, les affres de la compassio.

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Conclusions

La fin de la ressemblance L’utilisation des formes poétiques du Planctus et du rondeau à des fins dramatiques montre que malgré les réticences que l’Église fait peser sur lui, les Passions font appel aux ressources du corps de l’acteur. Sur le hourdement, le mythe chrétien est présenté sur un mode particulier : celui du jeu de l’acteur, auquel ces formes poétiques donnent des indications potentielles. En outre, dans le jeu, le corps de l’acteur affirme ses particularités, avec une conséquence importante au plan théologique ; plutôt que d’imiter le corps de Dieu, il utilise son potentiel dynamique et expressif pour donner forme à des sentiments humains, dont la souffrance de Marie est un bon exemple. Soumis au jeu de l’acteur, le miroir lisse de l’imago Dei se brise en autant de morceaux que d’interprètes des Passions. Parallèlement à sa dimension théologique d’origine, le corps de l’acteur adopte sur le hourdement une forme esthétique liée à sa nature. Il n’est pas celui du Christ, ni même une imitation de celui-ci. C’est donc avec le jeu de l’acteur que la ressemblance théologique est définitivement abandonnée, au bénéfice de l’identité des protagonistes de l’action théâtrale. Chaque acteur est considéré comme l’auteur d’un personnage singulier, et non d’un type, que celui-ci soit théologique ou théâtral. Les protagonistes des Passion dramatiques ne sont pas des instruments d’écriture parmi d’autres du mythe chrétien. Ni figures ni figurants, ils sont devenus les acteurs de son interprétation dramatique. De l’imitatio à la mimesis L’image du mythe chrétien qu’ils construisent est fondée sur un nouveau rapport au modèle divin. C’est un rapport esthétique, où l’imitatio devient mimesis. L’objectif des Passions reste d’illustrer le plus fidèlement possible le sens de la Passion. Mais pour revenir à nos catégories initiales, ce sens est produit dans une forme plus proche des thèses de Platon que de celles d’Aristote. Jouant le Planctus plus qu’elle ne le récite, Marie crée l’illusion de la douleur maternelle, de la haine et du refus de la trahison de Judas. Lorsqu’il exhibe avec le rondeau ses mouvements, physiques ou mentaux, l’acteur produit un personnage qui est un choix, une création. Si au plan global ce choix, cette création, relève d’une « représentation » de type artistotélicien, l’analyse du jeu de l’acteur des Planctus comme des rondeaux montre que son fonctionnement précis repose sur une simulation de type platonicien. En effet, chaque acteur construit une image qui relève de l’imitation d’une situation humaine composée d’affects puissants. Que le salut de tous soit soumis à la souffrance d’un innocent, c’est là l’injustice et la

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violence de la Passion, qui est illustrée par le jeu de Marie. Jouant, elle soigne plus la traduction correcte de son sentiment humain qu’elle ne met en évidence son lien au Créateur. L’oublie-t-elle pour autant ? Dans quelle mesure l’acteur ou l’actrice qui joue Marie a-t-il conscience de préférer son personnage à la place qui lui est assignée dans le mythe chrétien, et de participer à une entreprise esthétique qui n’est pas duplication de la messe, mais affirmation par le jeu de la dimension humaine de ce mythe ? À défaut de témoignages d’acteur, nous pouvons proposer quelques hypothèses. Au moment où il rend hommage à Dieu, l’acteur de la Passion va-til choisir le parti du diable ? Tel bourgeois, qu’on voit à la messe chaque jour, tel manant, réjoui de la chance qui lui est offerte de participer à l’événement de l’année, tel ecclésiastique connu de ses ouailles, vont-ils soudain opter pour le blasphème ou la provocation ? Nous pensons pouvoir affirmer sans risque qu’il n’en était rien. En revanche, que l’expérience de la scène soit pour les acteurs de la Passion dramatique une découverte, qui les conduise à prendre conscience des potentialités d’expression de leur corps, et qu’ils s’efforcent de les exploiter pour que le spectacle prenne toute sa force, cela semble possible. Une fois de plus, la volonté de respecter la perspective didactique du mystère, autant que celle de se montrer sous son meilleur jour, pouvait fort bien être à l’origine d’une performance soignée, sans qu’elle relève du grand art. Dans ce cas, avoir conscience du jeu comme d’une simulation devient possible, et n’entre pas en conflit avec la conscience du chrétien. Les acteurs proposent donc au spectateur une version incarnée de leur sentiment, ou plus exactement de la situation humaine à laquelle ils sont confrontés au cours de l’action. À partir de la fonction que leur assigne le mythe chrétien, ils créent un personnage, en donnant toute leur ampleur aux répliques dont le fatiste a fixé le rythme. Un théâtre de la simulation On prendra pour preuve d’une conscience du jeu comme d’un dispositif esthétique reposant sur la simulation deux exemples : la question du genre des acteurs, et les évanouissements de Marie. Lorsqu’on sait que la plupart du temps le rôle de Marie était assumé par un être de sexe masculin, jeune garçon ou jeune homme1, il faut poser à nos pièces la question des sexes, du gender2. Dans quelle mesure l’inversion des sexes cou-

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À Mons, Marie avant l’Incarnation est interprétée par un jeune garçon de sept ans, puis par une jeune fille de quatorze ans, la petite Waudrue une fois qu’elle est devenue mère. G. COHEN, Le livre de conduite…, p. XCIV.

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Voir L. JARDINE, Still harping on Daughters: women and drama in the age of Shakespeare, Brighton (U.K.), Harvester, 1983 ; L. LEVINE, « Men in women's clothing: antitheatricality and feminisation from 1542 to 1642 », dans Criticism, 28 (1986), pp. 121-143.

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ramment pratiquée sur la scène médiévale a-t-elle une influence sur l’analyse du jeu comme simulation consciente et maîtrisée ? D’abord, le théâtre médiéval ne fait pas nécessairement de l’échange des sexes une caractéristique de son écriture. Faire jouer une femme par un homme relève de la coutume, non d’une loi dont on a bien noté l’absence. Plus qu’une obligation, c’est un trait de civilisation, comme le rappellent les appellations jone fille, fillette, des rares actrices retenues par les comptes rendus. Il était probablement impensable pour une femme mariée de monter sur une scène de théâtre. Néanmoins, ce qui doit frapper le public qui regarde un homme interpréter une femme, c’est l’interchangeabilité de son physique avec celui de l’autre sexe. Lorsque Lynette R. Muir recense les rôles féminins qui ont été exécutés par des hommes dans les Passions de Valenciennes et de Mons, ainsi que dans le Mystère des trois Doms à Romans et dans les représentations du Mystère de Sainte Catherine à Metz, elle met en évidence les facteurs déterminants de cette inversion : les garçons retenus doivent être jeunes et prépubères pour favoriser leur identification avec des femmes. Ainsi, le rôle de sainte Catherine a été exécuté d’abord par une femme en 1468, puis par le jeune et beau Lionart … parce qu’il ressemble à une femme3 ! En définitive, la notion de jeu transcende celle des sexes. Qu’ils soient assumés par un homme ou par une femme, les gestes de Marie relèvent toujours de ce choix de la simulation que nous avons défini comme la caractéristique du jeu de l’acteur. L’individualisation du rôle dépend de l’attitude de l’acteur qui le prend en charge, réplique et jeu du corps mêlés. Plus que le choix du sexe, c’est celui du geste qui donne naissance au personnage sur le hourdement. Pour finir, y a-t-il de meilleur signe de conscience que de jouer à la perdre ? Ancré dans l’histoire du personnage de Marie4, son évanouissement est le signe d’une maîtrise de la mimesis comme feinte, qui définit pour nous le jeu de l’acteur de la Passion dramatique. Dans Palatinus, Nostre-Seigneur et Semur, Marie signale sans cesse qu’elle va défaillir et s’appuie sur Jean, au point que ce geste peut être considéré dans la Semur comme une situation dramatique. Dans la Passion de Gréban, elle s’évanouit deux fois, la première au beau milieu de la troisième Journée, à la fin du long parcours chaotique qui la mène au pied de la Croix5. Dans la Passion d’Angers, les didascalies commandent à Marie de

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« Women on the medieval stage : The évidence from France », Medieval English theatre, Lancaster (1985), pp. 107-119.

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L’évanouissement de la Vierge apparaît dans des apocryphes grecs du IVe et du Ve siècles, l’Évangile de Nicodème et les Acta Pilati. Voir E. COTHENET, « Marie dans les apocryphes », Maria, t. 6, livre viii, Paris, Beauchesne, 1961, pp. 71-156, spéc. pp. 106-113 ; dans les arts plastiques, voir É. MÂLE, L’art religieux de la fin du Moyen Âge, pp. 4 et suiv.

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Voir cit. supra p. 272.

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s’évanouir à plusieurs reprises. Comme dans la Passion de Gréban, elle tombe à son arrivée devant la Croix : NOSTRE DAME O, mon filz ! Ycy chet pasmee. MARIA JACOBI Vela la pasmee ! Le cuer luy fault, le sang luy fuyt … JM 26832-26834

Lorsque Jean lui apprend l’arrestation de Jésus, elle est tombée pour la première fois en faiblesse : Ycy chet pasmee. MARTHE Helas, ma sœur, elle est pasmee d’avoir ceste nouvelle ouye ! Veez la cy toute evanouye ; veez la cy presque morte a terre ! JM 20877-20880

Dans tous ces exemples, l’art consommé de l’actrice qui joue l’évanouissement est reflété par les répliques qui entourent ce geste. Elles soulignent son caractère hyperbolique, ainsi que sa durée : Ycy se lieve Nostre Dame, JM ap 20896, après vingt vers d’inconscience simulée. Enfin, au moment de la mort du Christ, la feinte de l’évanouissement est parfaitement assumée chez Jean Michel, comme le montre l’interruption exhibée de la réplique, et le comme de la didascalie : Helas, ou est le humble recueil par qui surmonste tout orgueil ? Et present … Ycy chiet comme pasmee. S. JEHAN

Vela la pasmee ! JM 28439-28441

Produit d’une simulation parfaite, la soudaine faiblesse de Marie est un jeu dont la dimension calculée se mesure à la réaction qu’il provoque sur les protagonistes de l’action, des lamentations à l’agitation que récusent les bourreaux et les disciples des grandes Passions. Encore une fois, nul ne peut imaginer la forme précise que prenait cet évanouissement. L’essentiel à ce moment était que la scène soit suffisamment bien menée pour provoquer la réaction des protagonistes de l’action et celle du public. Si l’évanouissement n’est pas de mise dans les deux premiers textes, trop brefs, c’est aussi une façon de souligner à quel point il fait partie du jeu comme d’une stratégie consciente de simulation, qu’une action dramatique ramassée rendrait trop importante, trop visible par rapport aux autres éléments de l’action. En quelque sorte, véhémence et absence de réaction, hyper-gestualité et catalepsie constituent deux aboutissements gestuels possibles de la rhétorique de la plainte mariale. L’évanouissement apparaît comme un moment intéressant du jeu de Marie, parce qu’il constitue l’une des réponses gestuelles possibles à la perte de son enfant. Or, cette conception de l’évanouissement n’est possible qu’à partir du moment où il fait partie du jeu

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comme imitation consciente du deuil maternel. Reflétant la maîtrise du jeu de l’acteur, la simulation dont l’évanouissement est un bon exemple apparaît comme l’un des fondements de l’esthétique des Passions. Par conséquent, la représentation dramatique de la Passion est mimesis, et non imitation des phases de la messe. Elle s’effectue avec des corps pris dans un jeu, qui en toute conscience, s’éloignent du modèle divin pour souligner divers aspects de leur humanité.

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Sur le hourdement, le corps de l’acteur offre une image saisissante, proche du joculator Dei que Bernard de Clairvaux érige en modèle de l’humilité chrétienne dans la lettre 87 à Ogier. Marques irréductibles de sa nature pécheresse, les contorsions virtuoses qu’il effectue dans le jeu sont le respectueux hommage au Créateur de la créature consciente de sa déchéance. Proposant une image et une pensée complexes du corps, le mystère de la Passion répond aux exigences théologiques qui dès l’origine motivent la « représentation par personnages » du mythe chrétien : « On dirait qu’en quelques décennies, le mystère de la Passion a parcouru toute la scolastique, de Pierre Lombard aux disciples d’Ockham »1. Intégrant des discours théologiques multiples, il produit une pensée de l’Incarnation dont le support est le corps, élément fourni par la représentation théâtrale, « personnation » de l’histoire du Christ. Le corps est l’occasion d’une réflexion sur les rapports de la créature et du Créateur, laquelle permet aux Passions de prendre place dans le débat sur l’imago Dei qui quelques siècles auparavant opposait les iconophiles aux iconoclastes. Représentation de Dieu et de ceux qui l’entourent durant son douloureux parcours, le mystère de la Passion parvient à être une œuvre à la fois théologique et théâtrale, qui affirme sa nature esthétique en respectant les fondements théoriques de la religion de l’Incarnation. Œuvre théologique, le mystère de la Passion retrace l’histoire de la Chute et de la Rédemption. Il montre à la société chrétienne son mythe fondateur dans une perspective didactique. La contemplation du corps de Dieu est destinée à susciter la quête de la ressemblance perdue lors de la Faute. À ce titre, la représentation de l’imago Dei permet la méditation du péché susceptible d’attirer la miséricorde divine et de mener au salut. Œuvre théâtrale, le mystère de la Passion témoigne de la pensée esthétique de ses concepteurs, qu’ils soient auteurs du texte, de la mise en scène ou du jeu. L’imago Dei est le point de départ d’une réflexion sur la mimesis investie dans la représentation théâtrale de la Passion du Christ. Conformément à la pensée iconophile de l’imago Dei, le corps des Passions est doté d’un statut de signe. L’écriture théâtrale illustre le modèle scolastique de la translatio ad prototypum, selon lequel l’image de Dieu est considérée comme différente du Dieu qu’elle représente. Invisible, celui-ci est cependant le véritable 1

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J.-P. BORDIER, Le Jeu de la Passion, p. 763.

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objet de la contemplation du fidèle, qui utilise l’image de Dieu comme un signe de son absence ici-bas et de sa présence au-delà. En tant que signe théologique, le corps des mystères répond à la définition esthétique de la représentation et du jeu exposée dans la Poétique aristotélicienne. Comme les prattontes, l’acteur de la Passion est à la fois lui-même et ce qu’il représente, cette identité faisant de lui une fonction de la fable. Aristotélicien, le corps de la Passion dramatique est un signe. C’est un opérateur du muthos, dont l’agencement constitue l’objectif principal du poète dramatique. Cependant, en représentant Dieu et son histoire, les mystères de la Passion justifient également les craintes des iconoclastes. Le corps de l’acteur de mystères exerce sur le spectateur une séduction qui le détourne de la quête de la ressemblance. Surtout, l’acteur fait l’essai des capacités de son corps et de son pouvoir de création dans l’expérience du jeu. Destiné à un spectateur, porté par un acteur, le corps des Passions est une image de Dieu dangereuse, susceptible de reléguer au second plan l’objectif didactique de la représentation du mythe chrétien. Dès qu’il apparaît sur le hourdement, le corps n’est plus seulement un signe permettant la quête de Dieu. C’est un objet qui revendique sa différence de nature avec le Dieu qu’il représente, mais dans un but radicalement différent de la contemplation du divin et de la méditation sur la Faute. Soumis au jugement du spectateur, façonné par le jeu de l’acteur, le corps de Dieu comme celui des êtres qui l’entourent est un objet qui suscite le plaisir esthétique autant que la réflexion théologique. Fondement d’une représentation qui se sait simulation de l’histoire de Dieu, le corps de l’acteur dans les Passions théâtrales se conforme alors à la pensée de la mimesis exposée dans la République de Platon, comme protagoniste d’un spectacle. Spectacle de Dieu organisé par ses créatures, la représentation théâtrale de la Passion du Christ les conduit à repenser leur rapport au Créateur. Si du point de vue théologique elles lui restent soumises, et poursuivent à ce titre la quête de la ressemblance, elles font l’expérience de leur liberté et de leur pouvoir dans le cadre de la représentation. Sur le hourdement, le corps n’est plus seulement imago Dei théologique, c’est aussi une image théâtrale. Si elle permet la quête de la ressemblance du Créateur, c’est en tant qu’œuvre façonnée par la créature, et dont elle devient l’auteur. Sur l’échafaud des mystères, le corps de Dieu est présenté comme un signe, qui remplit la fonction dévolue à la deuxième personne de la Trinité par la religion de l’Incarnation. Souffrant dans la Passion, triomphant dans la Résurrection, le corps de Dieu accomplit la démonstration de la puissance et de la miséricorde divines. Icône en mouvement, l’imago Dei du mystère de la Passion permet à la créature de mesurer la profondeur de son péché, et de méditer sur l’étendue de la grâce qui lui est accordée lors du salut. Cette grâce, il la doit à la

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ressemblance qui à l’origine l’unissait au Créateur, et dont il s’efforce de retrouver la trace en contemplant ses icônes. Pour respecter cette visée didactique, qui est au fondement de toute représentation de Dieu et notamment de la « représentation par personnages » du mythe chrétien, le mystère de la Passion place en son centre le corps souffrant de Jésus, et le dote d’un statut de signe propre à désigner sa nature divine. Ainsi, le mystère de la Passion justifie pleinement le rapport de sujétion de la créature au Créateur, en explicitant soigneusement les circonstances sanglantes du rachat de la Faute. La Passion devient alors l’histoire commentée des outrages faits au Christ, les fatistes lui donnant une forme qui témoigne de l’assujettissement de leur réflexion esthétique à la conception théologique de l’imago Dei. Ils adoptent des principes de composition hérités de la Poétique aristotélicienne pour éclairer la nécessité de la mort horrible de Jésus. Mimesis de la souffrance de Dieu, le mystère de la Passion se développe selon les lois de l’écriture allégorique. En accordant à chaque corps une fonction selon son lien à l’histoire de Jésus, il se conforme à la conception chrétienne du corps, selon laquelle la résignation à la souffrance et à la mort est la condition de la joie éternelle apportée par le salut. Comme le muthos aristotélicien, la Passion dramatique constitue un système de faits dont la cohérence doit apparaître clairement au spectateur. L’essentiel, c’est l’« agencement des faits en système » qui permet au spectateur de « passer de l’ignorance à la connaissance ». L’organisation du muthos est destinée à provoquer l’anagnôrisis : la cohérence de la composition permet la compréhension des liens de la Passion et de la Rédemption. Goûter le mystère de la Passion, c’est lire dans la souffrance du corps christique le rachat de l’humanité. Le plaisir esthétique suscité par la représentation du mythe chrétien est alors un plaisir de la connaissance, provoqué par l’anagnôrisis de la nécessaire souffrance du Christ. Les scènes de torture constituent le lieu d’apprentissage de la lecture de l’imago Dei selon le principe de la translatio ad prototypum, lequel trouve sa formulation esthétique dans la mimesis aristotélicienne, et sa finalité dans la Rédemption. La créature déchiffre dans le martyre de Dieu la profondeur du péché qui lui fit perdre la ressemblance, mais qui lui donne aussi la possibilité de la retrouver. Signe de la Passion rédemptrice, le corps souffrant de Jésus est entouré d’un ensemble de corps destinés eux aussi à favoriser la quête de la ressemblance, dans un dispositif allégorique qui vient doubler la construction aristotélicienne du mythe chrétien. Si le supplice de la Croix est nécessaire, l’observation ou le rejet des valeurs dispensées par le Christ dans sa vie et dans son enseignement devient la règle des corps sur le hourdement. L’ensemble des corps investis dans la représentation apparaît comme un dispositif exégétique efficace qui vient confirmer ou réfuter la nécessité de la souffrance du Christ.

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Adoptant un comportement christocentrique, les corps des protagonistes de la Passion constituent des métonymies du corps souffrant de Jésus en retrouvant deux grands principes franciscains : le Sequi vestigia Domini et le Nudus nudum Christum sequi. Mais ils pratiquent aussi l’Imitatio Christi de manière plus globale. Selon qu’il est ami ou ennemi du Christ, chacun des personnages revendique la souffrance et la mort ou les rejette avec force. Marqués par la souffrance ou par la joie, les corps du hourdement constituent des types théâtraux dont le fonctionnement recoupe celui de la typologie théologique. En accordant aux corps une fonction de signes, les fatistes se placent sous l’égide de la scolastique, et en particulier du thomisme, selon lequel le corps est une forme, un concept abstrait de la matière, qui constitue l’objet de la connaissance. Détachée de sa valeur existentielle, la souffrance du corps christique est le premier et le plus important des objets offerts à la connaissance du spectateur de la Passion. D’autres corps sont soumis à une opération de même nature, qui vise à respecter la définition théologique qu’en donne Thomas d’Aquin : le corps des âmes, le corps des ressuscités, et le corps de la Trinité. Intellectus et voluntas, l’âme est dissociée du corps comme forme de la matière au moment de la mort. À la résurrection, le corps rejoint l’âme, pour constituer le corps glorieux, composé invisible. Quant à la Trinité, elle est constituée de trois essences singulières qu’unit la relation subsistante. Immatériels, invisibles, uniques dans leur multiplicité, les corps des âmes, les corps des ressuscités et le corps de Dieu sont des similitudines. C’est à ces êtres de pensée et de langage que renvoie la dimension de signe du corps dans les mystères de la Passion. Fonction de la fable aristotélicienne, type théologique et théâtral, forme, composé, ou relation subsistante, le corps des acteurs dans les Passions ravive le sens des principaux concepts théologiques de l’Incarnation. Recherche épistémologique et morale de son sens théologique, sa contemplation permet au chrétien d’accomplir la quête de la ressemblance qui le conduit au salut. Dans cette perspective, les Passions dramatiques se donnent pour principale fonction de perpétuer le rapport de la Créateur au créateur, rapport considéré comme immuable. La créature est soumise à la volonté du Créateur, qui décide de son sort de la naissance à la mort et à la résurrection. Ainsi considérée, la mimesis théâtrale de l’histoire de Jésus conforte la structure du corpus mysticum Christi qui lui sert de modèle politique et social. Les fatistes mettent leur capacité de création au service de la religion chrétienne et de l’ordre qu’elle garantit. Imitant la souffrance du Christ, les corps des Passions acceptent la souffrance et la mort, tributs du péché originel, pour s’assurer la joie dans l’au-delà. Le mystère de la Passion propose à l’ensemble des protagonistes chrétiens de la représentation, acteurs et spectateurs confondus, le modèle unique de la souffrance et de la résignation, auxquelles le Créateur peut seul décider de mettre un terme par la

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grâce qui apporte le salut. Dans cette perspective, l’influence de l’Imitatio Christi franciscaine sur la conception des mystères de la Passion joue un rôle considérable. Théâtre de la cité de Dieu, le mystère ne cesse de proclamer l’immuable suprématie du Créateur omnipotent et inaccessible. Comprendre le théâtre de la Passion, c’est lire dans l’imago Dei du hourdement la trace du péché et l’espoir de la résurrection, sans pouvoir effectuer d’autre choix que la résignation ou le refus de la souffrance, la première menant au salut, la seconde à la damnation. Cependant, la représentation dramatique du mythe chrétien est aussi l’occasion d’une présentation radicalement différente des corps, et notamment de celui de Dieu. Celle-ci suggère une modification profonde des rapports de la créature et du Créateur. Fatistes, acteurs et spectateurs de la Passion dramatique font une expérience esthétique dans le cadre de laquelle le corps devient l’origine de la création humaine, et non le signe du péché et de son rachat par la puissance de Dieu. En tant que spectacle, le mystère de la Passion met en question le système de représentation qui faisait écho à la Poétique d’Aristote, ainsi que la définition du corps théâtral comme signe, support de la translatio ad prototypum. être le spectateur de la Passion théâtrale, c’est dans un premier temps déterminer l’identité du corps de chacun des acteurs, avant de le lier à la fonction qui en fait un personnage de la fable. Le parallèle de l’acteur et du personnage supposée par la mimesis aristotélicienne ne tient pas compte des conditions de la représentation, selon lesquelles la fable se développe dans l’espace et dans le temps, et ne peut être dotée de signification qu’après une opération indispensable : l’identification des parties de cette fable. Fondement de l’expérience esthétique, la reconnaissance du corps lors de sa première apparition sur le hourdement ne peut être uniquement de l’ordre de l’anagnôrisis. Avant d’être signe de la Passion, objet d’une lecture théologique, allégorique ou typologique, le corps est pour le public du mystère une présence à identifier. Percevoir les corps durant la représentation, ce n’est pas les reconnaître, mais les connaître dans leur singularité. La singularité est l’une des caractéristiques majeures du corps sur le hourdement. Elle entre en contradiction avec la définition théologique du corps comme signe, forme abstraite de la matière. Matériel, visible, unique, aucun des corps des mystères n’échappe à la règle de la scène, qui est celle de son apparition singulière. C’est lorsqu’ils tentent d’effectuer l’adéquation entre l’apparition du corps singulier et sa définition théologique que les mystères de la Passion rencontrent un obstacle que la mimesis théâtrale ne permet pas de surmonter. Attribuant plusieurs corps à un même personnage après sa mort pour suggérer le principe de séparation du corps et de l’âme, ils mettent en danger la cohérence de la représentation, en engendrant une possible confusion de l’identité de chacun des personnages. Pour retrouver cette cohérence, les fatistes choisissent de

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représenter le corps glorieux et les corps des trois personnes de la Trinité par des corps singuliers. Intériorisant les lois de la représentation théâtrale, le corps du mystère ne peut satisfaire les exigences de l’imago Dei. Il ne peut être considéré uniquement comme un signe dont la contemplation permet la méditation de la Faute et conduit à l’adoration du Dieu invisible. Il s’offre à une contemplation esthétique, qui commence par l’appréciation de sa singularité, nécessaire à la construction de son identité théâtrale. Objet esthétique, le corps des mystères devient même un accessoire indispensable au bon déroulement du spectacle. Pendant quelques-unes des scènes majeures de la Passion, les corps sont placés sous la direction habile du conducteur des secrez. Parfois, ils sont supplantés par des corps artificiels, les corps feints. Avec ces procédés, le corps des mystères de la Passion est placé au même rang que les accessoires dont Aristote déplore l’utilisation chez les poètes qui placent l’opsis, le spectacle, et non le muthos, au premier rang de leurs préoccupations. Secrez et corps feints des mystères échappent à la définition abstraite et généralisante du corps comme signe. Singulier, spectaculaire, accessoire, le corps des mystères de la Passion trouve une conceptualisation théologique dans le nominalisme. Accessible au cours de l’expérience, la substance singulière est l’objet de l’épistémologie ockhamiste. Ockham refuse la pensée de l’universel, qui permettrait de dépasser les contradictions des corps théologiques, et notamment la relation subsistante des trois personnes de la Trinité. À ce titre, la pensée ockhamiste donne au corps singulier des Passions théâtrales un cadre conceptuel qui respecte sa dimension théologique. En effet, qu’il soit naturel ou artificiel, tout corps singulier qui représente Dieu ou l’âme d’un mort proclame aussi l’inaccessibilité du divin qu’il représente. Limitant les prétentions de la représentation, l’ockhamisme la justifie sous la forme du corps artificiel, parce que celui-ci est la seule possibilité de représentation du divin. Dans cette mesure, le mystère de la Passion participe de la théologie négative, qui autorise toute représentation du corps de Dieu, dès lors qu’elle se sait non conforme à l’objet représenté. Nominaliste, le corps singulier des mystères de la Passion est une imago Dei particulière, qui atteint l’objectif donné au joculator Dei par Bernard de Clairvaux. La dimension accessoire et spectaculaire du corps théâtral peut être interprétée comme le signe de la nature pécheresse de la créature, qui, interdisant la pensée de l’universel, lui rend le Créateur inaccessible. La nature et la fonction de l’imago Dei sont inversées. Le corps des mystères n’a pas pour fonction de faire signe vers le Dieu invisible qu’il contient depuis la Création, il n’est pas le support de la translatio ad prototypum. Corps pécheur, il est ancré jusqu’à la mort dans la regio dissimilitudinis. Et c’est précisément en assumant la déformation de l’imago Dei contenue dans les dimensions singulière, spectaculaire et accessoire que le

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joculator Dei peut espérer s’attirer la miséricorde divine. L’artifice et l’accessoire sont les signes du péché originel. Ils illustrent la déformation à laquelle l’homme a été soumis lors de la Faute, et que seul Dieu peut décider de racheter. Selon la théologie négative attachée au nominalisme, l’imago Dei n’est plus le support actif de la quête de la ressemblance, mais le lieu de l’acceptation de la dissemblance, laquelle permet seule le rachat. Reconnaître avec Bernard de Clairvaux que le corps humain est pécheur, et que l’imitation de Dieu est nécessairement mal menée, c’est donc s’assurer le salut. En renonçant à la quête active de la ressemblance, et en acceptant leur inscription dans la regio dissimilitudinis du monde marqué par la Faute, les Passions dramatiques manifestent une fois de plus un profond respect de la distance qui éloigne la créature du Créateur. Cependant, les Passions conduisent à une conception nouvelle des rapports du chrétien à l’imago Dei. La représentation du corps de Dieu permet au spectateur et à l’acteur des Passions de prendre conscience des capacités de création propres à la créature, même déchue. Libre de son jugement, le spectateur de la Passion est placé devant un choix. Comment interpréter les images du corps divin offertes par le hourdement ? Bien entendu, il peut les considérer comme des mirabilia, dont l’enveloppe concrète, charnelle ou matérielle, fait signe vers l’invisible qu’elle ne peut par nature contenir. Le spectateur se conforme alors à une interprétation théologique de l’imago Dei qui éloigne le pécheur de son Dieu et le place dans l’attente de sa grâce. Mais le spectateur de la Passion est-il venu uniquement dans le but de se remémorer sa nature pécheresse ? Pourquoi se rendre à un spectacle dont la fonction est déjà remplie par l’office ? À la recherche d’une émotion propre à l’expérience esthétique, le spectateur fait plutôt des corps du hourdement le support d’un émerveillement perpétuel. « Déchirant » les images de Dieu pour y loger à la fois sa finitude et le message chrétien2, il abandonne la recherche de la ressemblance, non seulement parce qu’elle est inaccessible à ses yeux de pécheur, mais aussi parce que ces images, devenues scéniques, l’autorisent à célébrer les capacités d’invention du fatiste, du painctre, ou du conducteur des secrez. En rendant hommage aux concepteurs de la Passion, le spectateur reconnaît à la créature la force de créer, toute pécheresse qu’elle soit. Surtout, il reconnaît dans l’artifice né de ces concepteurs l’une des composantes essentielles de la mimesis dramatique du mythe chrétien. Mais c’est dans le jeu que le corps du hourdement se définit clairement comme l’œuvre de la créature. L’imago Dei devient image théâtrale de Dieu, dont l’acteur est le principal démiurge. Si le spectateur des corps merveilleux de la Passion 2

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Voir G. DIDI-HUBERMAN, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, pp. 171 et suiv.

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prend conscience de l’importance de l’artifice dans la mimesis théâtrale du mythe chrétien, l’acteur qui au fil des Passions développe les formes de son jeu rejoint une conception de la représentation proche de celle que dénigre Platon dans la République. Il construit son jeu comme la simulation d’une réalité dont, en tant que chrétien, il n’ignore pas la définition théologique : elle est l’œuvre du Créateur. Il n’en demeure pas moins que jouer, c’est proposer un ensemble de gestes choisis, destinés avant tout à créer l’illusion de l’histoire du Christ. Dans cette perspective, il n’est pas surprenant que Satan fournisse le modèle du geste sur le hourdement. À l’instar des anges déchus, l’acteur se sait irrémédiablement pécheur, et il le montre en se proclamant joculator Dei dans la déformation exacerbée de l’image de Dieu qu’il porte en lui. Mais l’acteur est aussi l’inventeur de l’image théâtrale de Dieu, qui en l’occurrence est celle d’un être humain. Inventant les gestes théâtraux de la douleur maternelle, Marie s’oppose enfin à la seule définition théologique du corps comme signe. La souffrance n’est plus seulement le signe du péché que la créature offrirait en expiation à son Créateur. La mimesis dramatique du mythe chrétien est l’œuvre que la créature destine autant à ses semblables qu’au Dieu qui lui a donné la vie. Grâce au jeu de l’acteur, le corps des mystères de la Passion défend donc à chaque instant un double statut de signe théologique et d’objet esthétique. Il peut être interprété comme un signe, surtout si la Passion est considérée comme un texte. Mais la récriture dramatique du mythe chrétien est destinée à la représentation, et c’est lorsqu’il apparaît sur le hourdement que le corps des Passions revêt sa spécificité. Image théâtrale de Dieu et de ceux qui l’entourent, le corps de l’acteur conserve toujours la dimension théologique d’imago Dei. Mais dans le jeu, il permet au spectacle de la Passion de se démarquer des autres représentations de la vie de Jésus, iconographiques ou liturgiques. Dans le cadre du spectacle, il fait du mythe chrétien une œuvre à la fois respectueuse des objectifs que la société chrétienne lui a fixés, et porteuse d’une réflexion sur la création qui affranchit le chrétien d’une obéissance aveugle et exclusive à son Créateur, et de l’angoisse qui lui est liée. Porté par le rire de la méditation, mais aussi par le rythme des gestes diaboliques ou par la douleur de Marie, à laquelle il peut s’identifier, le chrétien échappe à la peur de la mort qui motive à la fin du Moyen Âge la représentation du corps en souffrance. C’est ainsi que la Passion dramatique permet à la créature d’observer les grands principes de la religion de l’Incarnation, tout en accomplissant, le temps d’un spectacle, une œuvre dont elle est le seul maître.

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Remerciements

Ce livre est issu de la thèse de doctorat que j’ai soutenue à l’université de Paris-IV en 1999 sous la direction de Michel Zink. Qu’il y trouve l’expression de ma profonde reconnaissance pour avoir suscité par sa présence, son œuvre et ses conseils, mon goût des études médiévales, et pour m’avoir permis d’approfondir dans la confiance ma réflexion sur le théâtre du Moyen Âge. Durant ces sept années, Jean-Pierre Bordier, à l’origine membre de mon jury, s’est montré pour moi un interlocuteur attentif et généreux. L’intérêt constant qu’il a manifesté pour mes hypothèses sur les Passions dramatiques m’a soutenue dans leur mise à jour et leur affinement, si souvent confrontés à son ouvrage, Le Jeu de la Passion. Enfin, j’ai trouvé dans le groupe d’étude sur le théâtre médiéval du Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris (LAMOP, UMR 8589, CNRS/Paris I) un espace d’échange et de réflexion aussi stimulant que chaleureux, où historiens, littéraires, musicologues et iconographes apportent chacun des compétences indispensables à la compréhension de ce phénomène pluridisciplinaire qu’est le théâtre des mystères. Que Darwin Smith, son directeur, considère ce livre comme un témoignage de l’enthousiasme scientifique qu’il a su transmettre et qui contribuera, je l’espère, à donner au théâtre la place qu’il mérite parmi les productions artistiques et intellectuelles de la société médiévale.

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Bibliographie

I. CORPUS Éditions citées, avec développement des sigles PP : La Passion du Palatinus, mystère du XIVe siècle, édition de Grace FRANK, Paris, Champion (1922), 1972. PSG : Mystère de la Passion Nostre Seigneur du manuscrit 1131 de la Bibliothèque SainteGeneviève, édition de Graham Arthur RUNNALLS, Paris/Genève, Minard/Droz, 1974. PS : The Passion de Semur, texte par Peter T. DURBIN, édition, introduction et notes de Lynette R. MUIR, Leeds, The University of Leeds Center for medieval studies, 1981. AG : Le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, édition d’Omer JODOGNE, Bruxelles, Palais des Académies, 2 vols, 1965, 1983. JM : Jean MICHEL, Le Mystère de la Passion (Angers, 1486), édition d’Omer JODOGNE, Gembloux, Duculot, 1959. Les sigles suivis de R (type AG R) désignent le début des rondeaux, simples ou quatrains. Les variations de leurs formes ne sont mentionnées que lorsqu’elles présentent un intérêt pour l’analyse.

Éditions consultées Le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, édition de Gaston PARIS et Guy RAYNAUD DE LAGE, Paris, Vieweg, 1878. La Passion de Semur, dans Émile ROY, Le Mystère de la Passion en France du XIVe au XVIe siècle : étude sur les sources et le classement des mystères de la Passion (1903-4), Genève, Slatkine, 1974, pp. 1-189, avec liste des personnages et glossaire.

Manuscrits consultés PASSION SAINTE-GENEVIÈVE Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 1131.

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

ARNOUL GRÉBAN Les lettres de A à J correspondent à la nomenclature d’Omer JODOGNE dans Le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, t. 2, Observations, variantes, notes et glossaire, 1983, pp. 11-13. La lettre K désigne la dernière acquisition (en 1981) de la BnF (Paris) identifiée comme un manuscrit de l’œuvre de Gréban. A (BnF, fr. 816) ; B (BnF, fr. 815) ; C (Ars., 6431) ; E ( Chantilly, Musée Condé 614) ; F (BnF, fr. 15064-5), H (BnF, fr. 1550) ; I (BnF, naf. 14043) ; J (BnF, naf. 12908) ; et K (BnF naf. 18637). PASSION DE SEMUR BnF, fr. 904, ff. 1-269.

Éditions anciennes consultées PASSION DE JEAN MICHEL Les lettres de A à K correspondent à la nomenclature d’Omer JODOGNE, Le Mystère de la Passion (Angers 1486), Gembloux, Duculot, 1959, pp. x-xxxix, reprise par G. A. RUNNALLS, Les Mystères français imprimés, Paris, Champion, 1999, pp. 138-148. Ars, Rf 521 Rés (l’editio princeps, dite A par Jodogne) ; Bnf, Yf 13 (le B de Jodogne) ; BnF, vélins 600 et Ars, 4° B 3097 (C) ; BnF, Rés. Yf 70 (D) ; Ars, 4° B 3422 (E’) ; BnF, Rés. Yf 71 (E) ; Ar,s 4° B 3105 ; BnF, Rés. Yf 1600 (G) ; BnF, Rés. Yf 1599 (H) ; BnF, Rés. Yf 104 (ii) (I) ; BnF, Rés. Yf 1598 ; BnF, Rés. Yf 107 (J) ; BnF, Rés. Yf 1602 (b) (K).

II. ŒUVRES ANCIENNES AMBROISE (Saint), De Obitu Valentiniani consolatio, PL 16, cols 1358-1384. ANSELME (Saint), Cur Deus Homo, texte établi par Robert BULTOT et Geneviève HASENOHR, traduit par Pierre CRAPILLET, Louvain-la-Neuve, Institut d’études médiévales, 1984. ANSELME (Saint), Dialogus Mariae et Anselmi de Passione Domini, PL 159, cols 271290. ANSELME (Saint), Pourquoi un Dieu-Homme. L’Œuvre d’Anselme de Cantorbéry, t. 3, introduction, traduction et notes par Michel CORBIN et Alain GALONNIER, Paris, Cerf, 1988. ARISTOTE, Poétique, texte établi et traduit par J. HARDY, Paris, Les Belles Lettres, 1969.

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Bibliographie

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ARISTOTE, Poétique, traduction et notes de Roselyne DUPONT-ROC et Jean LALLOT, Paris, Seuil, 1980. ARISTOTE, Poétique, introduction, traduction et notes de Michel MAGNIEN, Paris, Le Livre de Poche, 1990. AUGUSTIN (Saint), Cité de Dieu, Bibliothèque Augustinienne, vols 33 à 37, Paris, Études augustiniennes, 1959. AUGUSTIN (Saint), Homélies sur l’évangile de Saint Jean LXXX-CIII, traduction, introduction et notes par M.-F. BERROUARD, Bibliothèque augustinienne vol. 74b, Paris, Études augustiniennes, 1998. AUGUSTIN (Saint), La doctrine chrétienne, introduction et notes de Madeleine MOREAU, annotations et notes complémentaires d’Isabelle BOCHET et Goulven MADEC, Bibliothèque augustinienne vol. 11/2, Paris, Études augustiniennes, 1997. AUGUSTIN (Saint), La Trinité. OEuvres de Saint Augustin, Bibliothèque augustinienne, vols 15 et 16, (1955), Paris, Études augustiniennes, 1991. BACON Roger, Moralis Philosophia, édition d’Eugenio MASSA, Turin, Thesaurus Mundi, 1953. BERNARD DE CLAIRVAUX (Saint), « Sermon I sur l’Annonciation du Seigneur », dans Saint Bernard, Sermons pour l’année, traduction, introduction, notes et index par Pierre-Yves EMERY, Brepols/Presses de Taizé, 1990, pp. 406-417. BERNARD DE CLAIRVAUX (Saint), Lettres, t. 2 (lettres 42-91), introduction et notes par Monique DUCHET-SUCHAUX, traduction par Henri ROCHAIS, coll. Sources Chrétiennes n° 458, Paris, Cerf, 2001. BERNARD DE CLAIRVAUX (Saint), Liber de Passione Christi et Doloribus et Planctibus Matris Ejus, PL 182, cols 1133-1142. BERNARD DE CLAIRVAUX (Saint), Sermo 7 in Ps. Qui Habitat, PL 183, cols 200209, col. 204. Bible (La), traduction française, introductions et notes d’Émile OSTY et Joseph TRINQUET, Paris, Seuil, 1973. CHEVALIER U. et GIRAUD P. É., Le Mystère des trois Doms représenté à Romans en 1509 et publié avec le compte, Lyon, Brun, 1887. COHEN Gustave, Le livre de conduite du régisseur et le compte des dépenses pour le Mystère de la Passion jouée à Mons en 1501, Paris/Strasbourg, Istra/Champion, 1925. COUTURIER Marcel et RUNNALLS Graham Arthur, Le compte du Mystère de la Passion : Châteaudun 1510, Société Archéologique d’Eure et Loir, Chartres, 1991. DAMASCÈNE Jean, Le visage de l’invisible, traduit par Anne-Lise DARRAS-WORMS, introduction de Christoph SCHÖNBORN et Marie-Hélène CONGOURDEAU, Migne-Brepols, 1994. DE BOISSIÈRE Claude, L’Art poétique reduict et abregé (1554), Genève, Slatkine reprints, 1972.

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

DESCHAMPS Eustache, L’Art de dictier, édition, traduction et introduction par Deborah M. SINNREICH-LEVI, East Lansing, Colleagues Press, 1994. DU BELLAY Joachim, La Deffence et illustration de la langue françoise (1549), édition et dossier critique de Jean-Charles MONFERRAN, Genève, Droz, 2001. DU PONT Gratien, Art et science de rhetoricque metriffiee (1559), Genève, Slatkine reprints, 1972. Evangelium Nicodemi, dans Evangelia Apocrypha, édition de Konstantin VON TISCHENDORF, Leipzig, M. Delsohn, 1876, pp. 333-432. FABRI Pierre, Le grand et vrai art de pleine rhétorique (1520), publié avec introduction, notes et glossaire par A. HÉRON, 1889. GERSON Jean, La Passion Nostre Seigneur, Sermon Ad Deum Vadit prononcé par Maistre Jehan Gerson en l’église saint Bernard de Paris, le Vendredi Saint 1403, texte établi par R. P. Dom Georges FRÉNAUD, Paris, J. & R. Wittmann, 1947. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, La Passion du Christ, Sources Chrétiennes vol. 149, Paris, Cerf, 1969. GRÉGOIRE LE GRAND, « Lettre à Serenus », Corpus christianorum, S. Gregorii Magni registrum epistularum libri VIII-XIV, Turnhout, Brepols, 1982, registrum xi, littera 10, pp. 873-876. GUILLAUME D’OCKHAM, Somme de Logique, édition, traduction et notes de Joël BIARD, Toulouse, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, t. I, 1988, t. II, 1996, t. III 1er vol., 2003. GUILLAUME D’OCKHAM, Venerabilis inceptor Guillelmi de Ockham Quodlibeta septem, édition de J. C. WEY, New York, Franciscan Institute SaintBonaventure, 1980. GUILLAUME D’OCKHAM, Venerabilis inceptor Guillelmi de Ockham Scriptum in librum primum sententiarum ordinatio, 4 tomes, New York, Saint Bonaventure University, édition de G. I. ETZKORN et F. E. KELLEY, 1967-1979. HONORIUS D’AUTUN, Elucidarium, édition d’Yves LEFÈVRE dans L’Elucidarium et les lucidaires, Paris, De Boccard, 1954. HORACE, Épîtres, texte établi et traduit par François VILLENEUVE, Paris, Les Belles Lettres, 1989, « Art Poétique », pp. 202-226. Il quaderno di secreti d’un regista provenzale del Medioevo. Note per la messa in scena d’una Passione, édition d’Alessandro VITALE-BROVARONE, Alessandria, éditions dell’Orso, 1984. ISIDORE DE SÉVILLE, Etymologiae sive originum libri XX, édition de W. M. LINDSAY, Oxford, (1911), 1989-1991, 2 vols. JEAN DE CAULI, (PSEUDO-BONAVENTURE), Meditationes Vite Christi, édition de M. STALLINGS-TANEY, Turnhout, Brepols, 1997. JEAN DE CAULI, (PSEUDO-BONAVENTURE), Meditations on the Life of Christ, an illustrated manuscript of the Fourteenth Century, édition et traduction anglaise par

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Bibliographie

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Isa RAGUSA et Rosalie B. GREEN, Princeton (USA), Princeton University Press, 1961. KONIGSON Élie, La représentation d’un Mystère de la Passion à Valenciennes en 1547, Paris, CNRS, 1969. L’Imitation de Jésus-Christ, texte original et traduction française de LAMMENAIS, introduction par le RP Marie-Dominique CHENU, Paris, Plon, 1950. La Passion d’Auvergne (ms. BnF, naf. 462), nouvelle édition de G. A. RUNNALLS, Genève, Droz, 1982. La Passion d'Arras, édition de Jules-Marie RICHARD (1891), Genève, Slatkine, 1976. La Passion d'Autun, édition de Grace FRANK, Paris, SATF, 1934. La Passion des Jongleurs. Texte établi d'après la Bible des sept estaz du monde de Geufroi de Paris, édition d’Anne JOUBERT AMARY PERRY, Paris, Beauchesne, 1981. La Tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX, première série, vol. 4 (15681573), Léo Olschki/PUF, Florence/Paris, 1992. LANGLOIS Ernest, Recueil d’arts de seconde rhétorique, (1902), Genève, Slatkine, 1974. LAUDUN DES AIGALIERS Pierre (de), L’Art Poétique françois (1597), Genève, Slatkine, 1971. Le Jardin de Plaisance et Fleur de Rhétorique, édition d’Arthur PIAGET et Eugénie DROZ, Paris, Firmin-Didot, 1910-1925. Le Jeu Saint Loys, édition critique de Darwin SMITH, atelier de national de reproduction des thèses de Lille III, 1987, Sorbonne TMC 87 (922). Le Livre de la Deablerie d’Eloy d’Amerval (1508), édition de R. DESCHAUX et B. CHARRIER, Genève, Droz, 1991. Le Livre de la Passion. Poème narratif du XVe siècle, édition de Grace FRANK, Paris, Champion, 1930. Le Mistere de la Passion de Troyes, édition de Jean-Claude BIBOLET, 2 vols, Genève, Droz, 1987. Le Mistere de Saint Quentin, suivi des Invencions du corps de Saint Quentin par Eusèbe et Éloi, édition d’Henri CHATELAIN, Saint Quentin, Imprimerie Générale, 1909. Le Mistère du Vieil Testament, édition de Jean de ROTSCHILD et Émile PICOT, Paris, Didot (1878-1891), Johnson reprints, 6 vols, 1966. Le Mystère de la Résurrection. Angers (1456), édition de Pierre SERVET, Genève, Droz, 1993. Légende Dorée, Gallimard, Alain BOUREAU dir., 2004. PELETIER DU MANS Jacques, L’Art Poétique departi an deus livres, (1555), Genève, Slatkine, 1971. PLATON, Ion, édition de Jean-François PRADEAU, Paris, Ellipses, 2001.

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

PLATON, La République, introduction, traduction et notes de Robert BACCOU, Paris, Garnier Flammarion (1936), 1966. PLATON, Phèdre, édition de Mario MEUNIER et Jean-Louis POIRIER, Paris, Press Pocket, Agora, 1992. Résurrection du Sauveur : fragment de jeu, édition de Jean Gray WRIGHT, Paris, Champion, 1974. SÉBILLET Thomas, Art Poétique françois, édition de Félix GAIFFE remise à jour par Francis GOYET, Paris, Nizet, 1988. TERTULLIEN, De idololatria, édition et traduction de J. H. WASKINK et J. C. M. VAN WINDEN, Leiden, New York, Copenhague, Cologne, E. J. Brill, 1987. The Saint-Omer Art of Poetry, a twelfth century anonymous Ars Poetica from a manuscript at Saint-Omer, édition, traduction anglaise, introduction et notes d’Henrik SPECHT et Michael CHESNUTT, Danemark, 1987. THOMAS D’AQUIN (Saint), Commentaria in Aristotelis libros Peri Hermeneias et posterioum analyticorum, t. 1, édition de fr. Thomas Marie ZIGLIARA, Rome, Typografia Polyglotta, 1882. THOMAS D’AQUIN (Saint), In Aristotelis libros De sensu et sensato & De memoria et reminiscentia commentarium, édition de R. M. SPIAZZI, Turin/Rome, Marietti, 1949. THOMAS D’AQUIN (Saint), Quaestiones disputatae de anima, Opera omnia, t. XXIV, 1, éditions Commissio Leonina/Cerf, Rome/Paris, 1996. THOMAS D’AQUIN (Saint), Scriptum Super Sententiis, t. III, Paris, P. Lethielleux, 1933. THOMAS D’AQUIN (Saint), Somme Théologique, traduction française, 4 vols, Paris, Cerf, 1984-1986.

III. ÉTUDES Études sur le théâtre médiéval ACCARIE Maurice, Le théâtre sacré de la fin du Moyen Âge : étude sur le sens moral de la Passion de Jean Michel, Genève, Droz, 1979. AUBAILLY Jean-Claude, Le théâtre médiéval profane et comique. La naissance d’un art, Paris, Larousse, 1975. BORDIER Jean-Pierre, « Le fils et le fruit. Le Jeu d’Adam entre la théologie et le mythe », dans The theatre in the Middle Ages, Medievalia Lovaniensia I/XIII, Leuven University Press, 1985, pp. 84-102. BORDIER Jean-Pierre, « Le rôle de Jean-Baptiste chez Arnoul Gréban et Jean Michel » dans Jean-Baptiste. Le précurseur au Moyen Âge, Senefiance 48 (2002), pp. 43-59.

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Bibliographie

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BORDIER Jean-Pierre, Le Jeu de la Passion. Le message chrétien et le théâtre français (XIIIe-XVIe siècles), Paris, Champion, « Bibliothèque du XVe siècle » n°58, 1998. BORDIER Jean-Pierre, « La Passion de Jehan Michel (1486) et le nominalisme », dans L’Hostellerie de Pensée. Études sur l’art littéraire au Moyen Âge offertes à Daniel Poirion par ses anciens élèves, Michel ZINK et Danielle BOHLER (éds), Paris, Presses de la Sorbonne, 1995, pp. 85-96. BROOKE Iris, Medieval theater costume, a practical guide to the construction of garments, New York, Theatre Art Books (1967), 1969. CHAILLEY Jacques, « Le théâtre du Moyen Âge et de la Renaissance », dans Norbert DUFOURCQ dir., La musique des origines à nos jours, Paris, Larousse, 1946, pp. 133-137. CHAMBERS E. K., The Mediaeval Stage, 2 tomes, Oxford, Clarendon Press (1903), 1925. CHOCHEYRAS Jacques, « Les éditions de la Passion de Jean Michel au XVIe siècle », Romania 87 (1966), pp. 175-193. CHOCHEYRAS Jacques, Le théâtre religieux en Dauphiné du Moyen Âge au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 1975. CHOCHEYRAS Jacques, Le théâtre religieux en Savoie au XVIe siècle, avec des fragments inédits, Genève, Droz, 1971. CLARK Robert & SHEINGORN Pamela, « Performative reading : the illustrated manuscripts of Gréban’s Mystère de la Passion », Early Medieval Drama 6 (2002), pp. 129-154. COHEN Gustave, Études d’histoire du théâtre en France au Moyen-Âge et à la Renaissance, Paris, Gallimard, 1956. COHEN Gustave, Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux français du Moyen Âge, Paris, Champion (1906), 1926. DI STEFANO Giuseppe, « Structure dramatique et structure métrique dans le théâtre médiéval », dans The Theater in the Middle Ages, H. BRAET, J. NOWÉ & G. TOURNOYS (éds), Leuwen University Press, 1985, pp. 194-206. DOMINGUEZ Véronique, « De la morale à l’esthétique : la danse et le rondeau dans les mystères de la Passion du XVe siècle », dans Le mal et le diable. Leurs figures à la fin du Moyen Âge, Nathalie NABERT (éd.), Paris, Beauchesne, 1996, pp. 53-77. DOMINGUEZ Véronique, « Les gestes de Marie dans les mystères de la Passion : les Planctus dans la Passion du Palatinus, la Passion Sainte-Geneviève et la Passion de Gréban », Senefiance 41 (1998), pp. 199-217. DOMINGUEZ Véronique, « Marie-Madeleine au miroir : l’édification au spectacle dans le Mystère de la Passion de Jehan Michel (1486) », dans Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale, Fabienne POMEL (éd.), Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 303-322. DOMINGUEZ Véronique, « Le Rusticus de la Passion de Semur ou les récompenses d’un “vilain” », dans Mainte belle œuvre faicte. Études sur le théâtre

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médiéval offertes à Graham A. Runnalls, Denis HÜE, Marion LONGTIN et Lynette MUIR (éds), Orléans, Paradigme, 2005, pp. 95-116. DOMINGUEZ Véronique, « La vision et le don : La représentation de la Trinité dans le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban », à paraître dans Dieu et les dieux, actes du colloque de Tours (2003), Jean-Pierre BORDIER (éd.), Brepols, 2006. DOMINGUEZ Véronique, « Les âmes ont-elles un corps ? Représenter l’invisible dans les Passions dramatiques françaises (XVe-XVIe siècles) », actes du colloque de Nanterre (28-29 octobre 2004), Jean-Pierre BORDIER dir., à paraître dans Littérales. DUBRUCK Edelgard, « The Devil and Hell in medieval French Drama », Romania 100 (1979), pp. 165-179. DUHL Olga Anna, Folie et rhétorique dans la sottie, Genève, Droz, 1994. DURIEZ Georges, La théologie dans le drame religieux en Allemagne au Moyen Âge, Lille/Paris, Giard/Tallandier, 1914. DURIEZ Georges, Les apocryphes dans le drame religieux en Allemagne au moyen âge, Lille/Paris, Tallandier, 1914. ENDERS Jody, Rhetoric and the origins of medieval drama, Ithaca/London, Cornell University Press, 1993. ENDERS Jody, The medieval theatre of crualty. Rhetoric, memory, violence, Ithaca/London, Cornell University Press, 1999. FEST Otto, Der Miles gloriosus in der französischer Komödie von beginn der Renaissance bis zum Molière, Münchener Beitrage zur Romanischen und Englischen Philologie herausgegeben von H. BREYMANN und J. SCHICK, Erlangen & Leipzig, A. Deichert’sche Verlagsbuchh. Nachf (Georg Böhme), 1897. FRANK Grace, « The Palatine Passion and the Development of the Passion Play », Publications of the Modern Language Association of America 35 (1920), pp. 464483. FRANK Grace, The Medieval French Drama, Oxford, Clarendon Press, 1954. GARAPON Robert, La fantaisie verbale et le comique dans le théâtre français, du MoyenÂge à la fin du XVIIe siècle, Paris, Colin, 1957. GATTON John Spalding, « “There Must Be Blood” : Mutilation and Martyrdom on the Medieval Stage », dans Violence and Drama, James REDMOND (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1993, pp. 79-92. HELMICH Werner, « La moralité : genre dramatique à redécouvrir », dans Le théâtre médiéval au Moyen Âge : actes du deuxième colloque international sur le théâtre médiéval, 1977, Gari R. MULLER (éd.), Montreal, L’Aurore/Univers, 1981, pp. 205-239. HELMICH Werner, Die Allegorie im französischen Theater des 15. und 16. Jahrhunderts, Tübingen, Max Niemeyer, 1976. HUNT Tony, « The unity of the Play of Adam (Ordo Representacionis Ade) », Romania 96 (1975), pp. 497-527 et pp. 368-388.

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

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Index des noms et des notions NB : ont été omis les grands concepts de la religion chrétienne (Christ, Passion, Incarnation, Trinité, Résurrection, Père, Fils, Saint-Esprit…), auxquels l’ensemble du propos s’articule. Adam : 17, 43, 71, 123, 129, 132-139, 140, 151, 154, 191-192, 195, 197, 218, 224 Anagnôrisis : 61-62, 79, 80-81, 170, 291, 293 Aristote : 39, 53, 60-61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 79, 80, 183, 228, 285, 293, 294 Aristotélisme, pensée aristotélicienne : 14, 18, 39, 49, 61, 62, 63, 64, 66, 67, 68, 176, 184, 228, 231 Augustin (Saint) : 16-18, 36, 39, 42, 63, 72, 74, 84, 93, 108, 203 Bernard de Clairvaux (Saint) : 14, 16, 17, 18, 43, 44, 89, 108, 109, 251, 253, 254, 291, 296, 297 Bourreau(x) : 78, 82, 83, 84-87, 88, 90, 91, 97, 98, 99, 101, 103, 105, 123, 156, 157, 175, 242, 243-246, 248, 268, 269, 273, 282, 288 Cohen Gustave : 13, 45, 101, 102, 103, 124, 150, 151, 185, 186, 187, 189, 196, 198, 199, 223, 224, 258, 286 Corps feint(s), corps fainct(s), corps faint(s) : 152, 185-186, 189, 191, 193, 195, 196, 197, 198, 199, 223, 296 Danse : 153, 155, 156, 157, 168, 232, 234, 236, 237, 246, 249, 250, 251 Deixis : 178, 184, 185, 255, 256, 262, 265, 270, 279, 280 Déplacement(s) : 46, 68, 75, 107, 109-113, 115, 120, 130, 135, 227, 237, 241, 242, 251, 255, 259, 261, 262, 264, 265, 266, 267, 268, 270, 271, 272, 273, 274, 276, 279, 280, 282, 283 Descente aux enfers : 89, 154, 155, 189, 190, 192, 194, 195, 197, 213, 215, 218, 250, 278 Diable(s) : 42, 75, 86, 88, 89, 133, 136, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 165, 166, 169, 187, 188, 194, 195, 212, 215, 232, 238, 245, 251, 286 Dissemblance : 17, 18, 66-68, 131, 163, 231-233, 251, 297 Ève : 123, 129, 132-139, 151, 154, 191, 195, 197, 218 Faincte(s), fainte(s), feincte(s), feinte(s) : 29, 51, 196, 199, 200, 201, 202 Fainctiers : 186 François d’Assise (saint) : 76, 107, 108, 109, 110, 120, 127

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

Geste(s) : 15, 27, 29, 30, 41, 42, 44, 46, 47, 49, 59, 60, 62, 87, 88, 89, 97, 100, 105, 111, 112, 118, 127, 128, 129, 131, 132, 133, 136, 146, 148, 155, 156, 157, 158, 159, 175, 177, 186, 199, 201, 209, 218, 232, 235, 236, 237, 238, 239, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 250, 251, 252, 254, 255, 256, 257, 260, 261, 262, 263, 265, 266, 269, 270, 271, 273, 274, 276, 278, 279, 280, 282, 283, 287, 288, 298 Gesticulatio : 42, 132, 156, 157, 250, 251 Guillaume d’Ockham : 15, 176, 177, 178, 184, 185, 197, 203, 205, 227, 230, 293, 296 Illusion : 29, 58, 59, 60, 61, 64, 66, 67, 68, 197, 198, 285, 298 Image de Dieu : 16, 17, 33, 34, 35, 36, 38, 40, 42, 43, 209, 293, 295, 299, 300 Imago, imagines Dei : 16, 17, 18, 30, 32, 33, 34, 38, 40, 42, 43, 66, 67, 71, 74, 75, 76, 97, 132, 133, 134, 135-136, 146, 164, 179, 181, 209, 230, 232, 285, 291, 292, 293, 295, 296, 297, 298 Imitation de Jésus-Christ (L’) : 76, 108, 169 Imitation du Christ : 38, 76, 107, 108, 109, 127, 132, 159, 163, 168, 169, 294, 295, 297 Imitation (acte conscient, d’un acteur dans la plupart des cas) : 38, 41, 55, 58, 59, 60, 61, 110, 111, 130, 162, 175, 195, 285, 291, 297 Infernale maisnie : 148-150, 153, 156, 194, 240, 251 Jean-Baptiste : 49, 90, 95, 117, 145-148, 151, 153, 154, 191, 192, 195, 197, 213, 220, 221, 222, 226, 239 Jean Gerson : 16, 22, 76, 105, 108, 109, 123, 147, 174, 178 Jeu (de l’acteur, des acteurs) : 18, 29, 30, 41, 43, 45, 46, 47, 49, 55, 57, 59, 61, 66, 67, 68, 75, 104, 115, 129, 179, 194, 196, 202, 230, 231, 232, 236, 237, 238, 249, 250, 251, 252, 254, 255, 256, 258, 259, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 276, 277, 279, 280, 281, 282, 285, 286, 287, 288, 291, 292, 297, 298 Jeu(x), jeu(z) (par personnages) : 13, 27-29, 41, 42, 43, 44, 50, 51, 52, 53, 57, 90, 175, 224 Judas : 78, 95, 111, 114, 119, 126, 135, 150, 152, 154, 155, 158-167, 174, 186, 187, 188, 193, 194, 196, 205, 206, 242, 245, 258, 260, 262, 266, 267, 269, 270, 271, 281, 285 Lazare : 19, 98, 121, 126, 139-145, 151, 153, 193, 194, 219, 238, 245, 246, 247 Liste des personnages : 194 Lucifer : 88, 89, 133, 149, 151, 152, 153, 154, 188, 195, 196, 212, 215, 239, 240 Machine(s) : 30, 88, 124, 185, 189, 190, 201, 202, 230, 251

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Index des noms et des notions

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Madeleine : 19, 78, 114-116, 119, 121, 122, 125, 128, 140, 176, 206, 207, 239, 246, 247, 249, 250, 261 Meditationes Vitae Christi : 78, 105, 137, 254, 270, 280, 281, 282 Mimesis : 18, 44, 45-68, 76, 79, 82, 262, 285, 287, 291, 292, 293, 294, 295, 297, 298 Muthos : 61-62, 67, 68, 76, 79, 81, 228, 229, 292, 293, 296 Miracles (genre dramatique) : 263, 266, 267, 270 Nominalisme, pensée nominaliste : 15, 17, 22, 174, 175, 176, 178, 179, 181-185, 190, 202, 209, 210, 214, 221, 222, 227, 296, 297 Notre-Dame (voir Vierge (la)) : 128, 129, 220, 232, 239, 252, 253, 254, 257, 258, 259, 260, 261, 264, 266, 269, 279, 280, 282 Opsis : 62, 228, 296 Parlement de Paris : 27, 28, 30, 43, 50, 53, 55, 202, 231 Passion Cyclique : 20, 21, 190, 194, 202 Pensée ockhamiste : 18, 176, 178, 184, 185, 186, 194, 197, 205, 210, 296 Pensée platonicienne : 18, 49, 53, 57-59, 62, 63, 66-67 Petit de Julleville : 27, 50, 101, 212, 231, 232, 260 Pierre : 78, 95, 114, 117, 118, 119, 121, 128, 135, 147, 162, 163, 241, 242, 246, 247, 262 Platon : 53, 57, 58, 59, 62, 63, 64, 66-68, 177, 285, 292, 298 Poétique (la) : 49, 56, 60-66, 77, 79, 80, 228, 229, 292, 293, 295 Procès de Paradis : 14, 83, 89, 116, 145, 146, 208, 209, 225 Réforme : 14, 27, 28, 34, 35 Ressemblance : 16-18, 20, 37, 38, 39, 41, 43, 44, 66, 67, 68, 71, 73, 74, 75, 106, 110, 121, 127, 131, 132, 134, 137, 145, 146, 147, 162, 163, 164, 167, 174, 175, 181, 209, 285, 291, 292, 293, 294, 297 Rythme : 105, 212, 232, 234, 236, 237, 238, 239, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 252, 256, 264, 266, 273, 276, 279, 286, 298 Sang : 51, 86, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 139, 148, 162, 195, 196, 198, 199, 214 Satan : 42, 88, 89, 90, 123, 126, 149, 153, 154, 155, 156, 158, 165, 187, 189, 193, 196, 212, 215, 216, 234, 238, 239, 240, 243, 244, 251, 298

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La scène et la Croix. Le jeu de l’acteur dans les Passions dramatiques françaises

Secret, secrets, secrez : 21, 101, 186, 187, 193, 196, 198, 200, 201, 203, 220, 230, 296, 297 Similitude : 38-40, 41, 43, 74, 204, 205 Similitudo : 16, 17, 39, 41 Simulation : 42, 49, 60, 61, 66, 67, 97, 162, 179, 231, 285, 286, 287, 288, 291, 292, 298 Supplice(s) : 68, 71, 73, 75, 79, 82, 83, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 95, 96, 97, 99, 100, 101, 105, 106, 111, 130, 137, 144, 145, 148, 151, 155, 244, 260, 265, 271, 272, 274, 277, 293 Thomas d’Aquin (Saint) : 14, 15, 22, 35, 36, 38, 39, 40, 64, 65, 73, 74, 83, 84, 93, 103, 107, 179, 182, 183, 184, 185, 197, 198, 202, 203, 204, 208, 209, 219, 294 Thomisme, pensée thomiste : 18, 22, 31, 39, 40, 94, 134, 136, 179, 184, 205, 229, 294 Tiran(s), tirant(s), tyran(s) : 84, 85, 91, 104, 105, 246, 258, 282 Torture(s) : 82, 84, 87, 89, 90, 91, 97, 99, 101, 102, 106, 151, 158, 163, 188, 196, 215, 233, 234, 237, 243, 244, 245, 268, 293 Translatio ad prototypum : 37-38, 40, 43, 67, 74, 106, 291, 293, 295, 296 Vierge (la) (voir Notre-Dame) : 78, 95, 124, 163, 189, 200, 218, 221, 222, 252, 253, 254, 255, 258, 259, 262, 263, 264, 267, 269, 270, 271, 272, 273, 274, 277, 282, 287

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