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French Pages 140 [138] Year 2003
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FILMER LE PASSE Les traces et la mémoire
No pasaran ! Albulll souvenir
Illustration de couverture: François Lemaire: Autoportrait dans la cour d'école @ atelier 651 ([email protected])
FILMER LE PASSE" Les traces et la mémoire Entretiens et contributions Pierre Beuchot, Robert Bober, François Caillat, Edgardo Cozarinsky, Frédéric Goldbronn, Henry Rousso, Robin Hunzinger, Laurent Roth, Ernest Pignon-Ernest
No pasaran
! Album souvenir
Scénario de Henri-François Imbert
ADDOC
L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE
L'Harmattan
L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRŒ
L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALŒ
cg L' Harmattan, 2003 ISBN: 2-7475-4259-9
SOMMAIRE
Les entretiens LA DERNIERE TRACE sont issus d'un débat public organisé par ADDOC durant le XIVème festival Les Ecrans Documentaires. Avec: Pierre Beuchot, Robert Bober, Edgardo Cozarinsky et Henry Rousso. Introduction Entretiens
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Contri butions LA MEMOIRE AU TRAVAIL Le petit théâtre de la mémoire, par Frédéric Goldbronn... Je joue beaucoup sur la disparition, par Ernest Pignon-Ernest et Sara Roumette Berlin contre les fantômes, par François Caillat. L'idée d'une juste mémoire, par Robin Hunzinger Ma vieille tante vient de mourir, par Laurent Roth
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Le scénario NO PAS ARAN ! ALBUM SOUVENIR a été tourné par Henri-François Imbert en 2003
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Entretiens
LA DERNIERE TRACE
INTRODUCTION
Cinéastes et historiens. La dernière trace, c'est ce qui est donné à voir lorsque nous arrivons trop tard. Après coup. Les cinéastes s'expriment toujours après coup. Comme les historiens qui parlent quand c'est déjà fini, presque réglé, en cours d'être passé - plus ou moins bien passé. Aux historiens, la raison d'être commande un tel délai. Pour réfléchir à ce qui s'est passé, il faut attendre que cela soit passé. Difficile d'allier les deux, de vivre l'événement et d'en faire l'analyse distanciée. D'ailleurs on n'est jamais sûr que le dit "événement" en soit un, qu'il mérite de passer à la postérité
- même
si parfois, quand l'époque
est
agitée et l'émotion intense, on a le sentiment grisant de vivre l'Histoire. Les historiens ne vivent pas l'Histoire, ils réfléchissent sur l'Histoire. Et pour ce faire, ils ont besoin de recul, de retard. Ils ne sont pas chroniqueurs de l'actualité. A peine contemporains de leur propre pensée. Pas plus que les historiens, les cinéastes n'ont vocation à vivre dans l'instant. Ni témoins du réel, ni observateurs des événements en cours.. En filmant, ils créent de la distance et prennent du recul. Ils refabriquent l'espace et le temps en déplaçant l'événement ailleurs et plus tard, c'est-à-dire sous forme d'un récit travaillé. Ils scénarisent le réel à l'aide de médiations techniques qui font écran. La dernière trace intéresse cinêastes et historiens parce qu'ils ne cherchent pas à exhiber le réel mais à le reformuler. La dernière trace superpose deux états du monde: celui qui a été, celui qui est. Ce qui s'est passé et ce qui se passe. Montrer la dernière trace, c'est organiser l'existence de ce qui n'existe 9
plus. C'est mettre en scène une manifestation ultime, à l'aide d'un témoignage, d'une photographie ou d'une archive, d'un monument ou d'un lieu anonyme, voire à l'aide d'un minuscule fragment de rien du tout. Tout ce qui forme lieu de mémoire devient ainsi susceptible d'être exploré, lu ou regardé, filmé.
* Un historien devant trois cinéastes. Les entretiens sur "La dernière trace" confrontent l'historien Henry Rousso à trois cinéastes: Pierre Beuchot, Robert Bober et Edgardo Cozarinsky. Ces trois cinéastes ont produit chacun une œuvre originale et variée. Ils ont en commun de s'être intéressés de près à l'Histoire et d'avoir réfléchi à la manière d'en faire l'objet d'un film documentaire: Pierre Beuchot avec son long-métrage Le Temps détruit, Robert Bober dans ses Récits d'Ellis Island, et Edgardo Cozarinsky avec La guerre d'un seul homme. Face à l'historien Henry Rousso, il sera question de ces trois films-là. Quelques repères:
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Henry Rousso Agrégé d'Histoire et enseignant à l'ENS de Cachan, dirige l'Institut d'Histoire du Temps Présent (CNRS). Auteur d'ouvrages réputés portant sur la période 1939/45 : Pétain et la fin de la collaboration, Sigmaringen, 1944-1945 (éd. Complexe, 1984). Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours (Le Seuil, 1987). La collaboration (éd. MA, 1987). Les -années noires, vivre sous l'Occupation (Gallimard, 1992). Vichy, un passé qui ne passe pas (écrit en collaboration avec Éric Conan, Gallimard Folio I Histoire, 1996).
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La Hantise du passé (entretiens avec Philippe Petit, coll. Textuel, Conversations pour demain, 1998).
. Pierre Beuchot Cinéaste, auteur-réalisateur de films documentaires et fictions pour le cinéma ou la télévision, parmi lesquels: Le Temps détruit (lettres d'une guerre 1939-40) (1985). Aventure de Catherine C. (1990). Hôtel du Parc (1992). Compagnons secrets (1996). Les Temps obscurs sont toujours là (1998). Sade en procès (1999)... Parmi ses réalisations figurent de nombreux films sur l'art et la littérature: Lascaux par Bataille (1981), Cézanne par Rilke (1983), Stig Dagerman (1989), La légende de la Croix d'après Piero della Francesca (1993), Robert Walser (1997)... Le Temps détruit (lettres d'une guerre 1939-40) Réal. Pierre Beuchot (1985, 73', 3Smm) Pendant de longs mois d'attente de la «drôle de guerre », trois soldats ont écrit presque chaque jour à celles qu'ils aimaient: Maurice Jaubert était musicien, Paul Nizan, écrivain et Roger Beuchot - père de Pierre Beuchot - était ouvrier. Ils sont morts tous les trois dans les combats du printemps 1940.
. Robert Bober Cinéaste et écrivain, a tourné près d'une centaine de films documentaires, parmi lesquels: Cholem Aleichem, écrivain de langue yiddish (1967). La génération d'après (1970). Mimika L. (1974). Réfugié provenant d'Allemagne, apatride d'origine polonaise (1975-76). Récits dtEllis Island (1978-80) En remontant la rue Vilin (1992).
Il
Auteur également d'ouvrages littéraires, notamment: Quoi de neuf sur la guerre? (éd. POL, 1993). Berg et Beck (éd. POL, 1999). Récits d'Ellis Island Réal. Robert Bober et Georges Perec (1978-80). De 1892 à 1924, seize millions d'émigrants venus d'Europe sont passés par Ellis Island, îlot à proximité de la statue de la Liberté, où le secrétariat américain à l'Immigration avait construit un centre d'accueil et de transit. Robert Bober et Georges Perec recueillent les traces de ce qu'il en reste aujourd'hui. . Edgardo Cozarinsky Cinéaste et écrivain d'origine argentine, auteur--réalisateur -de films pour le cinéma et la télévision, parmi lesquels: Les apprentis sorciers (1977). La guerre d'un seul homme (1981). Jean Cocteau: Autoportrait d'un inconnu (1983). Haute mer (1984). Guerriers et captives (1988). Citizen Langlois (1995). Fantôme de Tanger (1999)... Auteur également de récits et d'essais, notamment sur Henry James et Borges. La guerre d'un seul homme Réal. Edgardo Cozarinsky (1981, 105'). En 1940, Ernst Jünger, écrivain et officier allemand, est affecté au commandement militaire de Paris. Le film conjugue des extraits de ses Journaux parisiens (écrits entre 1940 et 1944) avec des images d'archives de l'époque: évocations de massacres et manifestations officielles, scènes de la vie quotidienne, spectacles culturels et mondains...
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Durant les entretiens qui suivent, quelques autres films seront évoqués, notamment: Ernesto "Cheu Guevara, le Journal de Bolivie, de Richard Dindo; Parmi les hommes, de Peter Forgacs; Une maison à Prague, de Stan Neuman.
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Richard Dindo
Cinéaste suisse, auteur-réalisateur d'une vingtaine de films, parmi lesquels: Max Frisch - Journal I-III (1981). Arthur Rimbaud, une biographie (1991). Ernesto "Che" Guevara, le Journal de Bolivie (1994). Une saison au paradis (1996). L'affaire Grüninger (1997). La maladie de la mémoire (2002)...
Ernesto "Che" Guevara, le Journal de Bolivie Réal. Richard Dindo (1994, 92') Du départ mystérieux du "Che" de Cuba à son arrivée à La Paz, des premières embuscades jusqu'à la dernière journée du "Che" le 9 octobre 1967, le film suit pas à pas le Comandante et fait renaître sa voix éteinte à travers son Journal.
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Peter Forgacs
Cinéaste hongrois, auteur de films expérimentaux et fictions documentaires, parmi lesquels: Wittgenstein-Tractatus, le dictionnaire bourgeois (1994). Parmi les hommes 1940-1943 (1995). Free Fall (1997). Exode sur le Danube (1998).
Parmi les hommes 1940-1943 Réal. Peter Forgacs (1995, 52') Recueil et mise en scène de films d'amateurs tournés entre 1940 et 1943 en Europe occupée: vie de famille et grands événements, l'existence au quotidien...
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Stan Neuman
Né à Prague, auteur-réalisateur de films documentaires, parmi Iesquel s : Les derniers marranes (1990). Paris, roman d'une ville (1991). Louvre, le temps d'un musée (1993). La maison de fer (1995). Rainer Maria Rilke (1997). Une maison à Prague (1998)... Une maison à Prague Réal. Stan Neuman (1998, 70'). C'est dans cette maison praguoise qu'a vécu au XXe siècle la famille du réalisateur: son arrière grand-père (poète officiel du parti communiste), son grand-père (acteur officiel), son père (se suicida à l'invasion soviétique en 68), le cinéaste luimême, sa demi-sœur. La maison évoque une famille, une ville, une nation, un siècle...
* Des cinéastes devant l'Histoire. Durant les entretiens qui suivent, il sera question de trace, de métonymie, de plein et de vide. De telles notions visent à cerner le cinéma documentaire lorsqu'il prend pour objet le passé, la mémoire, l'Histoire... Elles ne prétendent pas, bien sûr, réduire la complexité des films.
La trace: (Richard Dindo) Au cœur du lieu de mémoire, il y a la trace. Celle qui subsiste lorsque tout est détruit. Celle qui retient un fragment de
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passé, exhibe un bout de preuve, signale que quelque chose a eu lieu ici. La trace, meilleure alliée du temps... Des traces, il en est de toutes sortes. Certaines renvoient à des blessures, d'autres à des instants de grâce. Cicatrices ou médailles. Mais les unes et les autres s'en vont vite. Elles s'usent et deviennent invisibles. Ou elles s'effacent comme le vent dans le sable... Et bientôt il ne reste que la toute dernière trace. Le film Ernesto "Che" Guevara, le Journal de Bolivie, de Richard Dindo, s'appuie sur l'idée de trace. IlIa met en scène, il la parcourt durant une heure et demie de cinéma. Il s'agit de suivre la dernière trace du "Che": à la fois son ultime aventure politique et son impasse dans la forêt bolivienne. Suivre à la trace le "Che", c'est refaire son cheminement dans les sentiers de montagne, parler aux mêmes paysans, vivre jour après jour la logique puis l'échec du projet politicomilitaire. Voilà en somme un film sur la réitération. La trace y est moins un vestige qu'un moyen d'accès au passé recomposé. Elle nous met sur la piste et, peu à peu, aboutit à un récit complet.
La métonymie: (Robert Bober, Stan Neuman) Les traces peuvent se décliner selon différentes formules. Correspondantes du passé, elles disent ceci plutôt que cela, se montrent volontiers partiales ou s'avèrent incomplètes... Mais elles peuvent aussi, à elles seules, figurer la totalité du passé. En donner une représentation presque idéale. On peut employer à ce propos le terme de métonymie: quand la trace est à la fois fragment et totalité, quand elle conjugue détail et synthèse. Une maison à Prague, de Stan Neuman, s'inscrit dans cette perspective. Le film raconte l'histoire, privée et publique, d'une famille tchécoslovaque à travers le devenir de sa maison praguoise. Voilà une petite maison hissée au plus haut rang: elle est filmée comme une métonymie de Prague,
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du communisme, du XXe siècle... Dans les Récits d'Ellis Island de Robert Bober et Georges Perec, c'est une métonymie de l'émigration américaine qui est figurée par le baraquement administratif de Ellis Island - petite île face à New York où transitèrent durant un siècle tous les arrivants d'Outre-Atlantique. Cette bâtisse, en tant que trace du passé, constitue une métonymie féconde. Elle donne la dimension du peuplement américain, elle signale sa filiation avec le reste du monde. Modeste baraque en bois, elle est la preuve du passage de millions de femmes et d'hommes, le souvenir collectif d'une nation. Elle est devenue aujourd'hui un très officiel lieu de mémoire de l'histoire américaine.
Le plein et le vide, avec ou sans archives: (Pierre Beuchot, Edgardo Cozarinsky, Peter Forgacs) Du passé, il subsiste toutes sortes de souvenirs: documents écrits, dessins ou photographies, témoignages et récits... Mais la part majeure de la mémoire, c'est aujourd'hui l'archive filmée. Depuis l'invention du cinéma, l'archive est devenue la trace par excellence: trace magique, qui permet de croiser mille figures légendaires (de Raspoutine à Lady Diana), de contempler tranquillement d'affreuses tueries (refaire Verdun dans son salon), de partager les ambitions des grands et les tracas des petits dans la grande aventure du siècle déroulée devant nous. Mais l'archive est aussi trace maudite, se prêtant à l'ellipse ou à la coupe fatale (Staline avec/sans Trotski), au commentaire envahissant (comment faire parler une image), à la sonorisation forcée (abus de musiques dites représentatives)... Et d'une archive, on pourra toujours donner l'image qu'on veut. Difficile à manier, irréductible au seul effet d'illustration, elle s'avère un matériau très encombrant. Comme un trop-plein de souvenirs. Le cinéma documentaire qui s'intéresse aux lieux de mémoire a toujours à faire avec l'archive. Soit pour se l'approprier (quitte à la remettre en scène), soit pour la
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délaisser au profit d'images plus récentes. Ainsi aborde-t-il le passé de l'une ou l'autre manière: tantôt en scénarisant des documents légués: films d'amateurs dans Parmi les hommes de Peter Forgacs, ou archives plus officielles dans La guerre d'un seul homme de Edgardo Cozarinsky; tantôt en fabriquant des images inédites: images de la campagne française dans Le Temps détruit de Pierre Beuchot. Ici, le réalisateur, évoquant la mort de trois soldats en 1940, mêle aux archives de la guerre des lieux d'aujourd'hui: des lieux sans mémoire parce que le temps n'y a laissé aucune trace visible, des lieux sans images parce que rien n'y fut jamais filmé, des lieux devenus quasiment vides. Pour évoquer son père mort en Moselle le 18 juin 1940, Pierre Beuchot montre juste la bordure herbagée d'un canal, là où on sait que se déroula la bataille. Il fabrique la mémoire de ce lieu, il filme le vide pour exprimer le plein qui s'y déroula autrefois. Année 1940. L'époque nous est montrée selon plusieurs manières cinématographiques. Pierre Beuchot filme un lieu anonyme: le canal de la Marne-au-Rhin, un champ lorrain, un décor banal... Edgardo Cozarinsky montre les Actualités du jour: défilé des allemands Avenue Foch, premiers temps de l'Occupation parisienne, symboles et images lourdes de sens. .. Peter Forgacs se contente de quelques archives privées pour mettre en scène la barbarie. Les lieux de mémoire s'accommodent du vide aussi bien que du plein.
François Caillat, Laure Delessale Jean Lassave, Nicolas Stern cinéastes, organisateurs des entretiens1
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Les entretiens "La dernière trace" font suite à un atelier de travail de l'association ADrxx:, consacré à la représentation de l'Histoire dans le cinéma documentaire. Ont également participé à cet atelier: Robert Alaux, Luc Decaster, Frédéric Goldbronn~ Lionel Havet Christiane Rorato, François Rosolato et Hermine Schick.
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I. LA REPRESENT A TION DU PASSE Histoire et mémoire
François CAILLA T : La première question que je souhaite poser à nos invités concerne la représentation du passé. Dans La hantise du passé, l'historien Henry Rousso évoque un « effacement des hiérarchies» entre les diverses formes de représentations: «On sent très nettement aujourd'hui que, pour le sens commun, un film, un ouvrage d'histoire, une émission de télévision ou un article de journal peuvent avoir la même portée pédagogique, et qu.'ils peuvent parler avec une capacité
équivalente
du passé.
»2
Ma question concerne les possibles représentations du passé. Comment procéder d'une manière qui soit acceptable par un historien? Pour un cinéaste, comment aborder un lieu de mémoire en tant que lieu réel (un champ, une ville, etc.), et pas simplement en tant que lieu symbolique ou idée? Je prendrai l'exemple de Vichy puisque c'est un terrain sur lequel a travaillé Henry Rousso : comment représenter Vichy? Est-ce une ville, une époque, une idéologie? Une notion historique? Seconde question: est-ce que la valorisation des lieux de mémoire n'est pas une source d'abus et de médiatisation excessive? Peut-on par exemple réduire la guerre 1914-18 à Verdun, et plus encore à la visite du site de Verdun? Peut-on commémorer les éléments du passé sur les seuls lieux qui les ont vu naître - que ces lieux soient réels (un champ de bataille) ou symboliques (un mémorial ou un monument aux 2
Henry Rousso, La hantise du passé, livre d'entretiens avec Philippe Petit, collection Textuel, Conversations pour demain (1998), p. 34. 18
morts)? Est-ce que tout cela ne manifeste pas un excès patrimonial? Là encore, je pose cette question en pensant à Henry Rousso, qui a parfois évoqué dans ses ouvrages l'excès de mémoire dans lequel vit notre époque: « Aujourd'hui, vouloir effacer une trace quelconque du
passé paraît suspect, que l'objet de la conservation soit beau ou laid, notable ou sans intérêt. Tout est susceptible d'être "archivé" et de devenir ainsi un "lieu de mémoire"
potentiel.
»3
Henry Rousso, est-ce qu'un lieu de mémoire a une valeur pour un historien? Ou n'est--ce que le signe d'une frénésie commémorative? Henry ROUSSO: Le lieu de mémoire, c'est d'abord une construction d'historien. Aujourd'hui, le "lieu de mémoire" est devenu un topos. Tout le monde en parle et c'est entré dans le langage courant, dans le sens commun. Ceci prouve la réussite de I'historien (ou des historiens) qui l'ont inventé, mais au départ c'est une invention pure et simple. D'ailleurs, s'il fallait en faire la généalogie, on pourrait remonter plus haut que Pierre Nora, notamment à un ouvrage de Frances A. Yates: L'Art de la mémoire. Cet ouvrage exceptionnel a eu moins de retentissement que Les Lieux de mémoire de Pierre Nora4, mais enfin peu importe, c'est pour vous signaler que les historiens sont comme les autres: ils n'ont aucune prééminence particulière... Le lieu de mémoire est une invention récente d'historien. Je reprends la question de Vichy: non pas ce qui s'est passé à l'époque, mais le mot "V ichy". Il a donné lieu à une polémique très récente (Henry Rousso fait allusion à une protestation de la municipalité de Vichy, se plaignant que le nom de la ville soit encore, de nos jours, réduit à quatre années d'infamie 1940/44). Cela m'a fait sourire parce que c'est justement l'un des premiers documents que j'avais vu quand j'avais commencé mon métier. Le conseil municipal 3
La hantise du passé, op. cil., p. 15
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Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Gallimard, 1984. 19
de la ville de Vichy protestait déjà en novembre 1944 contre l'utilisation qui était faite dans le monde politique du terme "régime de Vichy". Pourquoi est-ce que je prends cet exemple? Parce qu'il ne faut jamais oublier que les historiens trahissent toujours le passé dont ils sont supposés rendre compte! Il y a deux types de discours sur I'Histoire (I'Histoire des historiens, I'Histoire universitaire, scientifique, savante). Il Y a un discours orthodoxe, classique, qui dit que I'historien s'efface devant ses sources, devant l'analyse: I'historien est objectif. Et il Y a un autre discours, beaucoup plus moderne, c'est-à-dire plus contemporain, plus récent, qui dit au contraire que I'historien doit assumer sa part de subjectivité, de création, d'imagination. Aujourd 'hui, tous les historiens qui travaillent sur cette période parlent de "la période de Vichy". Je dis "la période de Vichy" et vous en déduisez qu'il s'agit de 1940-44 - et cela va de soi. Moi qui suis historien, depuis une quinzaine d'années, je parle aussi de "la période de Vichy". Mais auparavant, les historiens qui m'avaient précédé ne parlaient pas de "la période de Vichy". Ils disaient: "la période de l'Occupation". Revoyez les ouvrages qui parlent de cette période: la plupart ne la nomment pas comme étant celle de Vichy. Vous me direz: alors, quelle importance? L'importance est considérable. Un déplacement de perspective s'est opéré. Et ce déplacement de perspective, de problématique, ne tient pas qu'aux historiens. Il tient aussi à l'évolution d'un certain nombre de problèmes, de prises de conscience, qui existent dans une société. Voilà donc une utilisation des mots qui trahit quelque chose.
Lieu de mémoire. Henry ROUSSO: Je reviens sur la notion de "lieu de mémoire". Cette notion ayant été inventée par des historiens, c'est qu'il y avait un projet derrière. Si le lieu de mémoire
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s'était uniquement identifié à la trace du passé, on pourrait se poser la question de savoir pourquoi les historiens ont éprouvé le besoin d'inventer un mot - un mot qui, de surcroît, est un concept. Il y a une raison, qui fait que le lieu de mémoire va très au-delà de la notion de trace. Le lieu de mémoire, dans l'esprit de ses créateurs (je me fais un peu leur interprète), ne se réduit pas au lieu physique. C'est d'abord, et avant tout, un lieu à la fois symbolique et imaginaire. Il s'agit d'essayer de repérer, dans un ensemble d'éléments qui seront constitutifs de l'Histoire de France (puisque, en l'occurrence, il s'agit de l'Histoire de France), des événements, des individus, des processus sociaux... tout un panel d'éléments parlants, significatifs d'une certaine représentation du passé à un moment donné. Je dis: "à un moment donné". C'est une idée importante. Quand on parle de représentation du passé, on pense immédiatement à celle qu'on a aujourd'hui du passé en général (ou du passé de la guerre, ou du passé d'il y a trente ans). On oublie, par un effet presque psychologique, que toutes les périodes et générations qui nous précèdent ont eu successivement des représentations différentes. L'un des objectifs des "lieux de mémoire" est d'aller repérer non seulement les lieux, symboliques ou réels, qui sont investis d'une charge qui les rend parlants à l'égard du passé; mais aussi d'essayer de voir, à travers ces lieux, quelle en a été l'évolution, et comment les représentations qu'ils véhiculent du passé ont changé à travers une période significative.
Histoire I mémoire. François CAILLA T : En quittant maintenant le point de vue de l'historien, on pourrait concevoir un lieu de mémoire qui soit quelque chose de complètement subjectif, d'individualisé à l'excès. Ce serait un lieu qui ne traverserait pas la grille de I'Histoire, ni la grille des représentations collectives, mais seulement une grille personnelle. Il s'agirait, par exemple, de
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simples souvenirs. Et l'on serait là uniquement dans la mémoire, et pas dans l'Histoire. À ce propos, j'aimerais interroger Robert Bober, qui a réalisé avec Georges Perec un film intitulé Récits d'Ellis Island. Je voudrais savoir si ce lieu représente pour lui un lieu de mémoire. Je rappelle que c'est sur l'île de Ellis Island, face à la ville de New York, que sont passés la plupart des immigrants américains au tournant du XXe siècle. Plusieurs millions de personnes sont venues remplir là des formalités administratives et médicales avant d'être admises (ou non) comme citoyens américains. Ellis Island est donc à la fois un lieu collectif, recoupant toute 1'histoire américaine, et un lieu particulier sur lequel Robert Bober a voulu travailler. Il faut rappeler ici que Robert Bober est quelqu'un de l'exil. Son enfance a été marquée par l'exil et c'est une expérience qui lui est restée - de la même manière que Georges Perec avec qui il a fait ce film, probablement pour des raisons très proches. Ni Robert Bober ni Georges Perec n'ont vécu l'exil en Amérique, et pourtant... En décidant d'aller faire ce film, de travailler sur ce lieu de mémoire collective, ils n'ont pas voulu faire œuvre d'historien. Ils ne se sont pas demandés ce qu'on peut montrer, ou dire, sur ce lieu qui appartient à tout le monde. Ils se sont demandé: en quoi ce lieu collectif est-il le nôtre, en quoi un lieu de mémoire peut-il être aussi un lieu très personnel? Robert Bober, si on considère qu'Ellis Island est un lieu de mémoire, qu'est-ce que ça représente pour vous? C'est votre lieu, ou le lieu des autres? Robert BOBER: Vous rappelez que l'exil fait partie de mon histoire - en tout cas de I'histoire de ma petite enfance. Et, très certainement, c'est la raison essentielle pour laquelle j'ai tenu à faire ce film avec Georges Perec. Mais avec Perec on ne s'est pas demandé si ce lieu est un lieu de mémoire. Je ne sais même pas si le mot, ou le concept, nous est passé par la tête. .. D'ailleurs, j'aurais pu aussi bien parler de Réfugié provenant d'Allemagne, apatride d'origine polonaise, le film
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que j'ai tourné en Pologne à la recherche des lieux où mes parents avaient passé leur jeunesse (ils ont émigré de Pologne, puis sont passés à Berlin où je suis né, et sont arrivés en France)... J'aurais pu parler de mon film En remontant la rue Vilin, qui est aussi un lieu de mémoire pour Georges Perec. .. Si je vous raconte ces éléments biographiques, c'est parce que ma démarche est forcément un peu différente de celle d'un historien. Ce n'est pas un choix, ça s'est fait comme ça. Quand j'ai tourné Réfugié provenant d'Allemagne, apatride d'origine polonaise (mention qui était inscrite sur ma carte d'identité, je ne suis français que depuis l'âge de 25 ans), je venais de lire W ou le Souvenir d'enfance de Georges Perec. Je l'avais lui-même rencontré. Tout de suite, on a eu de quoi se raconter. Perec avait hâte de voir ce film, et il m'a dit: « Moi, c'est un voyage que je n'ose pas faire, et je suis très content que quelqu'un d'autre lefasse. » Quelques mois plus tard, quand il a vu ce film où je retrouve la rue, la maison, etc., enfin le parcours classique, il m'a dit qu'il fallait absolument qu'on fasse un film ensemble parce qu'on cherchait la même chose avec des moyens différents. Un jour, j'ai appris qu'Ellis Island existait, était ouvert au public. Ellis Island, c'était une vieille histoire familiale. J'en ai parlé à Perec et je lui ai dit: Je crois que c'est quelque chose qui est là pour nous, parce qu'on va pouvoir parler justement de ce grand mouvement de migration. Je savais que son histoire aurait été changée si ses parents avaient choisi d'aller aux États-Unis au lieu de choisir la France (je ne suis d'ailleurs pas sûr qu'ils aient vraiment "chai si" la France). J'étais persuadé que ça irait bien avec ses préoccupations. Ce lieu d'Ellis Island est un lieu clos, entouré d'eau (c'est une île), et c'est un lieu de passage. Ça ne pouvait pas être un lieu de vie. À partir de là, Perec pouvait raconter quelque chose de ses mémoires et de son histoire. Mais je ne savais pas qu'il le ferait à ce point, puisqu'il n'a pas voulu écrire de texte avant le tournage. On est allé repérer en 1978. Juste avant que je parte aux États-Unis, on avait décidé que Perec irait en bateau, et moi
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en avion. J'ai commencé le film. Il m'avait donné quelques pages, non numérotées, c'est-à-dire dans un désordre voulu. Il ne voulait rien écrire avant. Mais il prenait plein de notes (il existe des photos où on le voit ici et là prendre des notes). C'était la première fois, dans ce commentaire, qu'il se définissait en tant que juif, juif victime. Il ne l'avait jamais fait auparavant, alors qu'il avait écrit de nombreux livres. Il l'avait un peu évoqué, mais de manière beaucoup moins précise, dans W ou le Souvenir d'enfance. Je crois que tout le monde a des lieux de mémoire. Cela peut être un bistrot de village, une place de village, une école... Ce sont des lieux qui nous déterminent. Ellis Island, ce n'était pas notre histoire, mais c'était, à travers l'exil, une certaine manière de parler de notre histoire. Et, par des chemins de traverse, dire quelque chose qui nous paraissait essentiel - à Perec et à moi-même. En même temps, on a voulu que ce film soit quelque chose de collectif, signé ensemble, mais sans qu'on dise toujours Nous. Dans le film, Perec dit très souvent Je, parfois il dit Il en parlant de moi, des fois il dit Nous. Ce qu'on voulait, c'est qu'on ne sache pas si le texte précédait les images, ou si les images précédaient le texte. Ça s'est fait ensemble, sur la connaissance qu'on avait l'un de l'autre. Les individus, eux aussi, sont panais des lieux de mémoire.
..
François CAILLA T: Robert Bober, vous nous dites que vous n'avez pas inventé le concept de "lieu de mémoire"... Et pourtant, je voudrais citer un petit texte de présentation de votre film Récits d'Ellis Island
- ce film,
rappelons-le,
date de
1978-1980, et il est donc antérieur à la publication de l'ouvrage de Pierre Nora, Les lieux de mémoire. Voilà ces quelques lignes de présentation de votre film, qui recoupent assez bien notre propos: « Parce qu'ils se sentent directement concernés et questionnés par ce que fut ce gigantesque exil, les deux auteurs de ce film ont voulu essayer de décrire ce qui reste aujourd'hui de ce lieu unique et recueillir les traces, de plus
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en plus rares, qui demeurent dans la mémoire de quelquesuns de ceux qui, au début du siècle, ont accompli ce voyage sans retour.
»
Ce texte est intéressant parce qu'il rappelle que la mémoire circule aussi, c'est-à-dire qu'on peut avoir la mémoire des autres. La mémoire des autres, est-ce pour autant de l'Histoire? Parmi les différentes définitions que Henry Rousso donne de la relation mémoire /Histoire, il y en a une que je trouve très intéressante parce qu'elle recoupe l'opposition entre identité et différence.
Identité et différence. François CAILLA T: Voilà ce qu'écrit Henry Rousso dans son ouvrage La hantise du passés: «La mémoire s'inscrit dans le registre de l'identité, elle charrie de l'affect.
»
Et il ajoute, citant les historiens Maurice Halbwachs et Marc Bloch: « Maurice Halbwachs pense que la mémoire est un '(tableau des ressemblances", elle est du côté du même, tandis que l'histoire est un Utableau des changements". Il rejoint ainsi Marc Bloch, qui définit l'histoire comme ('la science du
changement". » L'opposition mémoire / Histoire est ainsi reformulée comme une opposition identité / différence. J'aimerais savoir ce que Pierre Beuchot, présent à nos côtés, pense d'une telle définition, lui qui semble être plutôt du côté de la mémoire et de l'identité. Je rappelle que son film Le Temps détruit concerne le destin tragique de trois personnes - Paul Nizan, Maurice Jaubert, Roger Beuchot (le propre père de Pierre), tués au combat en 1940. Le travail fait par Pierre Beuchot sur le lieu où sont morts ces trois soldats, est un travail sur le lieu de mémoire. Et ce travail, au moins pour l'un des trois soldats, concerne intimement Pierre 5
La hantise du passé, op. cit., p. 22-23. 25
Beuchot puisqu'il s'agit de son père. On est bien ici du côté de la mémoire comme "tableau des ressemblances", au sens où la ressemblance s'y manifeste en tant que filiation. Pierre Beuchot, qu'en pensez-vous? Est-ce que vous êtes du côté de l'identité, du même? Est-ce que cet ancrage familial du lieu de mémoire a été déterminant pour votre film? Etesvous d'accord avec une opposition mémoire /Histoire qui recouperait l'opposition identité / différence? Pierre BEUCHOT : Je ne me suis pas posé la question ainsi. Quand je me suis jeté dans mon film, j'avais en tête et en mémoire (si je puis dire) les premiers mots du film de Resnais Nuit et brouillard. Le texte de Jean Cayrol ouvre le film par ces mots: « Même un paysage tranquille peut nous conduire à un camp de concentration6. » En entreprenant les Lettres d'une guerre (le film s'est appelé Le Temps détruit après, quand il a été terminé), je ne me suis pas posé la question en historien. Mais je savais qu'il y avait forcément un lien étroit, profond, entre ce qu'avaient pu être les combats de 1940 et moi, puisque mon père y était mort. Et je me posais la question d'aller visiter ces lieux où étaient morts ces hommes - lieux que je ne connaissais pas, n'y étant jamais allé auparavant - dans une volonté de lutter contre l'oubli (pour dire les choses simplement). Dans mon esprit, j'avais toujours considéré qu'on avait passé pour "pertes et profits" les morts de 1940. Mon père en faisait partie. Je trouvais cela scandaleux profondément scandaleux. Mon idée était donc d'aller chercher dans des lieux que je ne connaissais pas, de m'approcher, de visiter. D'observer ces lieux d'une grande banalité, où des millions de gens étaient 6
«Même un paysage tranquille, même une prairie avec des vols de corbeaux, des maisons et des feux d'herbe, même une route où passent des voitures, des paysans, des couples, même un village pour vacances, avec une foire et un clocher, peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration », Jean Cayrol, Nuit et brouillard, éditions Fayard. 26
passés depuis sans soupçonner qu'en de tels lieux - au bord du canal de la Marne-au-Rhin, ou sur un pont de Lorraine, ou dans le nord de la France - des hommes nommés Nizan, Jaubert, Beuchot, étaient morts. Je crois qu'on est environné de tels lieux. Et le film m'a conduit à visiter ces "lieux de mort" (il n'y a pas d'autre terme). Quand on se promène dans ces endroits, il y a des siècles de guerres, il y a des milliers et des milliers de morts enfouis. À l'époque, moi non plus je n'avais pas du tout le sentiment de faire un acte d'historien. Et surtout je n'avais pas du tout en tête le concept de lieu de mémoire. C'est tout naturellement que l'entreprise du film me conduisait sur ces lieux-là. Ça paraissait absolument naturel d'aller sur ces lieux et de les revisiter. Il Ya eu, dans cette entreprise, différents enjeux. Le point de départ du film, c'était avant tout des lettres. Il y avait la volonté de confronter ce que mon père avait pu écrire à ma mère pendant la "drôle de guerre", avec la parole d'un intellectuel que j'admirais: Paul Nizan, et avec celle d'un artiste que j'admirais également: le musicien Maurice Jaubert. Ces hommes provenaient de milieux très différents et ne m'avaient pas touché de la même manière. Et il s'agissait pour moi de confronter la parole d'un ouvrier - mon père avec celle d'un artiste et d'un intellectuel. Mais c'était une aventure dangereuse, parce que je ne pouvais pas imaginer comment ces trois sortes de textes allaient pouvoir cohabi ter. . .
Le Temps détruit est un film qui n'est absolument pas réfléchi. C'est pour ça que j'ai toujours beaucoup de mal à en parler. C'est un film que j'ai fait de manière empirique, instinctive. La forme définitive qu'il a pu prendre n'était pas celle que j'imaginais. Le film s'est construit au fur et à mesure, notamment dans le travail de montage, avec beaucoup de difficulté. Il a pris une forme que je n'avais pas décrétée d'avance. Je travaillais avec plusieurs sortes de matériaux qui étaient tous, on peut le dire, des "lieux de mémoire" : des lettres, des textes, la musique de Jaubert, des
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lieux à visiter, et enfin des archives. Ce sont plusieurs sortes de matériaux que j'ai mélangés et qui ont abouti à un film de soixante-quinze minutes. François CAILLA T : Dans les interventions que nous venons d'entendre à propos du "lieu de mémoire" - celles de Henry Rousso, de Robert Bober et de Pierre Beuchot -, nous avons découvert trois exemples de la relation entre mémoire et Histoire: Il yale lieu filmé par Pierre Beuchot dans Le Temps détruit: là où est mort son père, au bord du canal de la Marne-auRhin, en Moselle. C'est un lieu que presque personne ne connaît, sauf lui. C'est un lieu quasiment anonyme. Il y a, dans les Récits d'Ellis Island de Robert Bober, un lieu déjà beaucoup plus connu puisque cette petite île est un lieu de mémoire collectif - même si, pour Robert Bober, ce lieu reste un peu le sien par certaines analogies (l'exil). Il y a enfin Vichy, qui est un lieu (une ville) et un sujet d'étude pour l'historien Henry Rousso qui travaille dessus de manière soutenue. J'ignore pourquoi Henry Rousso est passionné par Vichy, mais je ne crois pas qu'il y soit lié de manière aussi personnelle, aussi intime, que Pierre Beuchot au canal mosellan de la Marne-au-Rhin, ou que Robert Bober à l'îlot américain de Ellis Island. Henry Rousso, qu'est-ce qui change entre de tels lieux? Passer de la Moselle et d'Ellis Island à Vichy, n'est-ce pas, justement, quitter la mémoire pour s'engager sur le chemin de 1'Histoire? Henry ROUSSO: Je vais répondre par une formule. Si j'évoque la mémoire, je vais vous dire: Je me souviens (je fais quand même un hommage appuyé à Perec...), et tout le monde me comprendra. Mais si je veux parler d'Histoire, je vais vous dire: Il était une fois...
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Je me souviens / Il était une fois. Henry ROUSSO : Dans le Je me souviens, d'abord il y a un Je : un sujet qui se souvient. L'opération fondamentale qu'il fait, c'est de parler au présent. Il dit: Voilà quel est, pour x raisons, l'état actuel de ma réflexion, de ma sensibilité, de mes préoccupations, par rapport à quelque chose qui est passé, qui en général me concerne. Ceci pose la question des rapports entre l'individuel et le collectif. En revanche, dans Il était une fois, on introduit un récit, ce qui veut dire: une construction, une argumentation, une prise de distance. Si vous deviez me pousser dans mes retranchements, je vous dirais ceci: aujourd'hui, la différence réelle entre Histoire et mémoire, je n'en sais rien. Cela fait dix ou quinze ans que je me pose cette question. J'ai du mal à y répondre pour la raison suivante: durant les quinze dernières années, dans l'univers dans lequel nous évoluons tous, le mot "mémoire" a pris une importance et un sens qu'il n'avait jamais eus dans le passé récent du XXe siècle, ni même du XIXe siècle. Je donne souvent cet exemple personnel: quand j'ai fait mes études d'Histoire, je n'ai pratiquement jamais entendu le mot "mémoire" (entendu comme objet d'Histoire). Les "lieux de mémoire", c'est aussi cela: c'est faire I'histoire de la mémoire. C'est l'invention de Pierre Nora et quelques autres historiens. La mémoire est devenue le terme que l'on utilise spontanément dans le langage commun, pour désigner le rapport que nous avons au passé, y compris lorsque nous parlons d'Histoire. C'est quelque chose que vous pourrez vérifier, par exemple, dans les titres de livres ou films parlant d'Histoire. Il s'agit de raconter, d'expliquer, d'évoquer le passé - et le mot "mémoire" y est accolé en lieu et place du mot "Histoire". Vous me direz: mais pourquoi poser de tels problèmes sémantiques? Le problème sémantique - pour I'historien, comme
pour
le philosophe
ou
le
sociologue
-
signale
toujours un changement. Nous sommes aujourd'hui dans une conception où I'Histoire est devenue critique. Elle a une
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fonction critique, collective.
elle n'a plus une fonction
d'identité
L 'Histoire est critique. Henry ROUSSO: Jusqu'à peu, l'Histoire conservait une fonction d' identi té collective. Cette fonction reste d'ailleurs présente dans l'enseignement scolaire, à propos des cours d'instruction civique: il existe encore un débat, entre les philosophes et les historiens, pour savoir qui va donner ces cours; et il subsiste ici l'idée que I'Histoire a une fonction civique: apprendre le passé national, c'est apprendre à être un bon citoyen. Mais cette idée a quand même largement disparu. Depuis l'historien Marc Bloch (ou d'autres), nous sommes dans une perspective critique. Or ce n'est pas le cas de la mémoire. Quand on dit: Je me souviens, le problème n'est pas de dire: Je vais vous délivrer une grille de lecture sur mon propre passé; c'est de dire: Je vais parler de ma propre expérience avec mes propres mots, avec mon propre langage.
De l'Histoire à la mémoire:
un glissement.
Henry ROUSSO: Aujourd'hui, le discours dominant, c'est de parler de mémoire plutôt que d'Histoire. Pourquoi est-on passé ainsi de l'Histoire à la mémoire? Qu'est-ce que cela signifie? Le problème de I'Histoire, c'est de mettre au jour quelque chose qui n'est pas su - et non pas quelque chose qui aurait été oublié. Le lieu commun des discours d'aujourd'hui, c'est de dire: les historiens doivent mettre au jour les oublis de I'Histoire. Mais non, pas du tout! Ou alors, pas simplement, et même très peu. Ce que nous devons essayer de mettre au jour, autant que possible, et en fonction des traces, c'est: quelque chose qui n'est pas su.
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Là où il y a un problème, c'est quand quelqu'un qui a vingt ans dit: Je me souviens, à propos de quelque chose qui s'est passé trente ans avant sa naissance. Que signifie se souvenir de quelque chose qu'on ignore? Je dis bien: quelque chose qu'on ignore, et non pas quelque chose qu'on a oublié. Car oublier, cela veut dire qu'on l'a connu, fréquenté, vu, et puis qu'on l'a oublié Ge ne parle pas de refoulement, qui est un autre problème). Pour parler de mémoire, pour se souvenir de quelque chose, encore faut-ill 'avoir connu. Je vous donne un exemple, qui n'est pas choisi au hasard. Je rapporte d'ailleurs cet exemple dans le livre d'entretiens que j'ai fait avec Philippe Petit, La hantise du passé? Un jour, dans une émission télévisée sur le souvenir d'Auschwitz, il y avait un plateau avec des élèves. Et il Y avait là une élève fraîchement émoulue de Terminale, une toute jeune mère de famille, qui disait: Je vais transmettre à mes enfants le souvenir d'Auschwitz. Alors là, on se dit qu'il y a un vrai problème. Je ne discute pas des bonnes intentions de cette jeune femme, mais il y a un vrai problème sur la signification attribuée au mot "transmettre" et au mot "souvenir".
Qu'est-ce qu'on attend du passé? Henry ROUSSO : Ce qui est peut-être perdu dans le langage commun, c'est la différence entre la mémoire et I'Histoire. Pourquoi parle-t-on du mot "mémoire" ? Parce qu'il y a un affect. Parce qu'il y a toutes sortes de considérations qui sont un peu compliquées, et dans lesquelles je ne vais pas entrer ici. La mémoire nationale, qui s'appelait "Histoire", a perdu de son poids. Et aujourd'hui chaque groupe, pour obtenir une légitimité de groupe (religieux, ethnique, culturel), revendique l'enracinement dans le passé - y compris dans un passé inventé de toutes pièces, ce qui est une opération classique et indispensable. C'est précisément là que le mot "mémoire" apparaît. Quant à l'Histoire et aux historiens, on les convoque pour remplir les "trous de mémoire". Mais 7
Op. cit. 31
une fois qu'ils ont travaillé, on n'a qu'une seule envie, c'est de les oublier. Parce qu'ils ont rempli les trous de mémoire d'une façon qui n'arrange pas du tout ceux qui entendaient remplir ces trous. Voilà où est la différence. Le fond du problème n'est pas de dire: il y a une bonne relation au passé, ce sont les historiens, c'est-à-dire moi, merci!... Et il Y en a une mauvaise, qui serait la mémoire. La question est de savoir quelle est notre modalité aujourd'hui par rapport au passé. Qu'est-ce qu'on attend du passé '? Quelque chose de culturel? Un divertissement? Cela a directement à voir avec le sujet d'aujourd'hui. Est-ce qu'un film ou une émission d'Histoire sont faits pour nous divertir? Pour le souvenir? Pour apprendre? Pour créer une filiation dans le temps? Nous ne venons pas de rien, c'est une évidence. Et l'Histoire nous le rappelle. Voilà la question qui se cache derrière la différence Histoire / mémoire.
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II. COMMENT REPRESENTER DU PASSE? La trace et la métonymie
François CAILLA T : En préparant ces entretiens, nous nous sommes intéressés à deux figures permettant de représenter le passé: la trace et la métonymie. Et nous avons vu ces figures à l'œuvre dans deux films: Ernesto ('Che" Guevara, le Journal de Bolivie de Richard Dindo, et Récits d'Ellis Island de Robert Bober.
La trace. François CAILLA T: La trace figure explicitement dans le film de Richard Dindo. Elle est même le ciment du récit cinématographique. C'est d'abord une trace matérielle: les sentiers de la forêt bolivienne, où s'engage l'enquête de Richard Dindo qui marche "sur les traces" du guérillero. C'est aussi une trace multiforme, vers laquelle convergent les différents documents utilisés par le réalisateur-enquêteur: archives photos, archives filmées, témoignages, et surtout le Journal du "Che" lu en off. Avec les Récits d'Ellis Island de Robert Bober, nous aussi retrouvons l'idée de trace, et plus encore celle de métonymie.
La métonymie. François CAILLA T: La métonymie, rappelons-le, est une figure de rhétorique consistant à exprimer le contenu par le contenant, ou l'effet par la cause, ou le tout par la partie. 33
Avant de parler du film de Robert Bober, on peut signaler ici qu'une figure métonymique sert aussi de fondement au film de Stan Neuman, Une maison à Prague. Ce film, datant de 1998, raconte l'histoire d'une maison (celle de la famille du réalisateur) tout au long du XXe siècle. À travers l'histoire de cette maison, on découvre une histoire familiale, mais aussi une histoire politique du fait que le père et le grand-père du réalisateur ont eu des rôles importants dans l'histoire du communisme (sans être des hommes politiques, ils ont joué un rôle dans I'histoire du communisme tchécoslovaque, en particulier praguois). Ainsi, cette maison dont on voit les transformations successives - notamment son insertion dans l'environnement de la ville - incarne-t-elle à la fois une histoire familiale, une histoire de Prague, une histoire du communisme, une histoire du siècle... Et il y a là un bon exemple de métonymie où l'on prend la partie pour le tout. A travers le microcosme d'une maison de famille, un cinéaste parle de l'histoire de son pays, du communisme, et de I'humanité au XXe siècle8. Avec les Récits d'Ellis Island, de Robert Bober, on peut aussi se poser la question: ce lieu n'est-il pas métonymique de toute I'histoire américaine? Il Y a en effet plusieurs millions de personnes qui sont passées sur cette petite île en quelques décennies. Et le lieu incarne deux dimensions: l'accès à la nation américaine à travers le mythe de l'immigrant (ici est passée toute une population venue d'Europe à la recherche d'un Nouveau Monde), et l'accès à la citoyenneté américaine par le biais de tests et contrôles médicaux (ici s'est élaborée la définition normative des critères selon lesquels on devient citoyen américain). Cette île d'Ellis Island pourrait donc figurer une métonymie de l'histoire américaine parce qu'elle en est comme le lieu fondateur. 8 ]Je
son film, le réalisateur Stan Newnan donne le résumé sui vant: Un grand siècle, celui qui se termine... Une grande ville, Prague... Une petite maison, celle où je suis ni... La maison a traversé le siècle et le siècle a traversé la maison, comme un fil rouge qui a mené ses habitants de {'Anarchisme au Communisme, puis au Stalinisme, puis au Socialisme Réel, puis au réel tout court... » «
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Mais s'agit-il vraiment d'un lieu? Je cite ces quelques lignes que Robert Bober et Georges Perec ont écrit à propos de leur film: « Ellis Island est pour nous le lieu même de l'exil, c'est-àdire le lieu de l'absence de lieu, le lieu de la dispersion, comme s'il faisait partie d'une autobiographie probable,
d'une mémoire potentielle. » On voit ici que parler de métonymie, à propos d'un lieu, ne signifie pas que ce lieu soit nécessairement l'incarnation de quelque chose. Il peut aussi être l'incarnation d'une absence. Robert Bober et Georges Perec parlent d'un lieu de l'absence de lieu - de la même manière que Henry Rousso pourrait nous en dire long sur Vichy en tant que non-lieu, ou lieu d'une non-histoire (songeons aux polémiques récentes à propos de la qualification du régime pétainiste : état de droit ou pouvoir factieux, parenthèse illégitime ou continuité de la nation, etc.) Qu'il s'agisse de lieu, de non-lieu, ou d'absence de lieu, une chose est en tout cas certaine. Nous voyons la métonymie à l' œuvre dans ces films: Une maison à Prague de Stan Neuman, Récits d'Ellis Island de Robert Bober, ou d'autres encore qu'on pourrait évoquer. Et la métonymie y apparaît féconde parce qu'elle se prête à l'usage cinématographique: elle devient une figure de cinéma. Maintenant, qu'en dit I'historien? Je vous lis cette citation de Henry Rousso, tirée de La hantise du passe>'9: « L'un des plus grands risques de la démarche historique est précisément de succomber à la tentation de la métonymie, prendre
la partie pour le tout et inversement.
»
La métonymie chez les historiens. François CAILLA T: Henry Rousso, y a-t-il, à propos de la métonymie, une opposition entre les historiens et les cinéastes? 9
Op. cil., p. 102. 35
Henry ROUSSO : La citation est issue d'un contexte. Et il faut le rappeler: un ouvrage écrit juste à la fin du procès
Papon. Lorsque j'y invoquais un « risque de la démarche historique », c'était notamment dans le cadre du procès Papon lui-même. Car l'une des raisons de l'argumentation juridique utilisée dans ce procès reposait sur le fait suivant: on pouvait évaluer avec précision l'action de cet individu-là (Maurice Papon) sous l'Occupation, en relation avec celle d'autres individus exerçant la même fonction au même moment. C'était l'expertise demandée de façon plus ou moins implicite aux historiens. Autrement dit, la justice, ne voulant pas tomber elle-même sous le coup de la métonymie, demandait aux historiens: dites-nous bien que ce Secrétaire Général de préfecture a été encore plus noir, ou en tout cas au moins aussi noir, que tous les autres que nous ne pourrons jamais juger ou qui n'ont jamais été jugés. Si j'ai mis en garde contre ce risque, c'est parce que c'est un risque inhérent à la démarche historique. Tant qu'on reste dans le domaine de I'Histoire, de l'écriture de I'Histoire, c'est un risque qu'il faut assumer. Mais ça devient beaucoup plus grave dans une enceinte de justice. Je vais prendre deux exemples pour répondre simplement à la question sur la métonymie.. Ces exemples nous renvoient d'ailleurs un peu à la mémoire et à l'Histoire. Je vais prendre l'exemple de quelqu'un qui a vécu des événements: un ancien résistant ou un ancien déporté (pour prendre des gens que je connais et que j'ai interrogés). C'est un acteur, un individu comme vous et moi, qui a sa vie. Et tout d'un coup, un historien ou un sociologue vient le voir, lui met un micro sous le nez et lui dit: Monsieur (ou madame), parlez-moi de votre expérience pendant quatre années. Et le voilà réduit tout d'un coup à quatre années de son existence qui l'ont profondément marqué. On a donc déjà, de fait, une opération métonymique: je donne un micro à quelqu'un et je l'institue comme acteur de 1'Histoire. Ce qui se passe après est souvent compliqué, mais en général (si ça se passe bien) la personne va très vite se prendre au jeu
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et passer du statut d'acteur à un statut de témoin. Elle va me dire : - J'y étais. En tant qu'historien travaillant sur une période récente, c'est une phrase que j'entends souvent: - Mais monsieur, vous n 'y étiez pas! (sous-entendu: Moi, j'y étais, et vous n'avez pas la légitimité pour parler). C'est une phrase qui m'a toujours troublé. Quand le témoin me dit: Oui, oui, j'y étais !, ou m'interpelle sur le mode: Vous n 'y étiez pas!
... Jusqu'à
ce que je réalise (et j'ai
mis du temps
!) que, là
encore, on était dans une forme de métonymie absolue. Voici ce qui m'est arrivé un jour: j'étais avec un public, nous parlions des Universités sous l'Occupation. Et soudain une femme m'interpelle:
-
Ce que vous avez dit est absolument
faux!
Ce n'est pas
croyable! J'y étais! Je lui dis: - Mais madame, vous étiez où ?
- Ah,
moi j'étais à Paris.
- D'accord, mais vous n'étiez donc pas à Clermont-Ferrand, ni à Strasbourg, ni à Brest. Et là, scandale! Parce que ce témoin - acteur installé comme témoin par I'historien - se sent dépositaire du témoignage d'une époque. Tout d'un coup, il parle spontanément au nom d'une époque, au nom d'une génération, au nom d'un "Tout" parfaitement insaisissable pour l'historien ou le sociologue. Voilà bien une expérience de la métonymie qui a, en plus, à voir avec la mémoire. Le témoin me dit (à moi, historien) J'y étais! II parle bien sûr au nom de sa propre expérience personnelle. Mais dès lors qu'il est dans une situation de témoignage historique, c'est-à-dire face à un historien, il devient tout d'un coup installé (ou il s'autoproclame) témoin de 1'Histoire. Je pense qu'on peut tous faire cette expérience en termes de génération, pour peu qu'on parle à ses enfants ou à ses petits-enfants. On voit que le J'y étais! a quelque chose de
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mensonger. Bien sûr qu'on n'y était pas. On était ici, là, pas ailleurs, à ce moment précis. Alors pourquoi parle-t-on tout d'un coup au nom d'une époque? Et en vertu de quelle opération s'installe-t-on témoin de toute une époque?
Histoire sérielle et micro-Histoire. Henry ROUSSO : Il n'est pas d'objet d'Histoire qui ne soit métonymique. On a assisté à une grande illusion chez les historiens, il y a une une trentaine d'années: ce qu'on appelait "l'Histoire sérielle". C'était une conception très sociologique, qui prétendait saisir des questions de façon exhaustive par la création de séries statistiques, donc en manipulant un appareillage sophistiqué permettant de saisir une sorte de globalité des phénomènes étudiés: commerce, relations internationales... Ce fut une école historiographique florissante, mais on en est revenu. À l'inverse, un autre mouvement s'est développé, il y a une dizaine d'années, notamment chez les Italiens: ce qu'on appelle la "micro-Histoire", dont l'un des représentants est Carlo Ginzburg. Ce n'est pas de la métonymie, mais cela a malgré tout un rapport avec la métonymie. On s'y demande: jusqu'à quel point l'étude extrêmement précise d'une situation singulière, très localisée dans le temps et dans l'espace, peut-elle nous parler de quelque chose qui a à voir avec un Tout, un Tout qu'on ne saisirajamais ? L'historien qui prétend: Je vais vous faire l'histoire du Tout de la France, est mensonger. La métonymie - qui, je l'ai dit, est un risque lorsqu'elle est utilisée en justice - ne l'est pas lorsqu'elle est utilisée de façon consciente dans une opération scientifique.
La métonymie dans le cinéma documentaire. François CAILLA T : Les cinéastes ne sont-ils pas obligés à la métonymie? Par exemple, si on veut parler de juin 1940,
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on ne va pas parler de tout le monde, ni de tout ce qui s'est passé. Je pense au travail de Pierre Beuchot, Le Temps détruit., avec trois soldats évoqués dans le film: Nizan, Jaubert et Roger Beuchot. Trois soldats, malgré leur sort tragique, ce n'est pourtant pas tant que ça - au regard de tous ceux qui ont combattu, de tous ceux qui sont morts ces jours-là, même à cet endroit précis. Pierre Beuchot., quand vous faites un film en parlant de trois soldats morts en juin 40, est-ce que vous avez l'impression de parler de tous les soldats ou est-ce que vous ne parlez que de ceux-là? Quel est le rapport entre ceux-là et les autres? Pierre BEUCHOT: Le fait d'utiliser des archives dans lesquelles on voyait physiquement des hommes, cette volonté de travailler sur des images d'archives, tout cela m'entraînait forcément à penser à tous les autres hommes qui avaient subi le même sort. Ou en tout cas à ceux qui avaient partagé les mêmes épreuves. Cela tenait aussi au fait d'avoir choisi une parole, celle de mon père, et de vouloir la confronter avec celles de deux autres soldats morts dans les mêmes circonstances. Il y avait là, évidemment, une volonté d'élargir la seule question strictement personnelle. François CAILLA T : Est-ce qu'un cinéaste peut faire autre chose que de parler du particulier? Et.,pour autant, comment peut-il fabriquer une relation entre ce particulier et le Tout (qu'il s'agisse de petite totalité ou d'universel)? Comment peut-il instituer une relation, de telle sorte que le film qu'il fait sur son père, sur sa famille, sur sa maison, sur ses voisins, bref sur l'inscription locale qui est la sienne, acquière une dimension plus vaste et rencontre un public? Il faut aborder ici le film de Edgardo Cozarinsky, La guerre d'un seul homme, et reposer la question de la métonymie. Je rappelle que l'image de ce film est constituée d'archives de la période 1940/44. Au son, une voix off (celle d'un comédien d'aujourd'hui) dit des fragments du Journal de l'écrivain
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Ernst Jünger, officier allemand à Paris pendant les années d 'Occupati on 10.
Quel est le statut de cette voix off, et pourquoi Ernst Jünger? Sa présence dans le film est-elle métonymique de l'armée allemande? De l'Occupation? De toute l'époque? Edgardo Cozarinsky, pourquoi parler de cette période très forte - l'occupation nazie - en utilisant un discours de Ernst Jünger? Edgardo COZARINSKY : Dans ce film, La guerre d'un seul homme, je ne cite pas un discours, j'en cite deux: le Journal de Ernst Jünger, et les Actualités de l'époque. Je commencerai ici par évoquer les Actualités.
Les Actualités (avant la télévision). Edgardo COZARINSKY : Ce qui m'a toujours frappé, c'est que les Actualités appartiennent à une époque difficile à imaginer aujourd 'hui : l'époque "Avant la télévision". Nous sommes tous habitués à voir les Actualités à la maison. Nous sommes habitués à ce que les images, montrant ce qui se passe dans le monde, arrivent chez nous. Or, avant 1950 (à peu près), on sortait, on allait au cinéma beaucoup plus qu'aujourd'hui. Et avant le film principal, il y avait les Actualités. Les Actualités étaient la seule occasion, pour un large public, d'avoir des images de ce qui se passait. Or ces images avaient un pouvoir de conviction, un effet de réalité, incomparables avec ce que la télévision nous propose. Aujourd'hui, on sait très bien que, si on change de chaîne avec la télécommande, on entend un commentaire un peu différent sur les mêmes événements, on voit des images un peu différentes (cadrées sous un autre angle), avec un montage un peu différent. Mais à l'époque, je crois que les gens étaient plus naïfs (je le dis sans aucun paternalisme). On 10
Ernst Jünger, Journaux parisiens,
éditions Christian Bourgois, Paris.
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avait un rapport plus naïf à l'image enregistrée parce qu'on se disait: les choses se sont passées comme ça, je l'ai vu. L'image avait un pouvoir de conviction et d'évidence qu'elle a complètement perdu.. Je crois que personne, aujourd'hui, regardant des actualités sur ce qui se passe dans le monde, croirait que TF1 ou CNN donnent une quelconque vérité, même partielle, de ce qui se passe. À l'époque, c'était complètement le contraire..
Paris 1942/ Buenos Aires 1979. Edgardo
COZARINSKY:
Je voudrais faire une référence
autobiographique, qui n'est pas sans relation avec mon film La guerre d'un seul homme. J'ai découvert en 1978-79 le Journal de Ernst Jünger. Cet écrivain allemand, un grand écrivain, était aussi un officier de carrière. C'est un homme qui, dans les années vingt, a fait partie de la droite révolutionnaire allemande qu'on appelait "nationale-bolchevique".. Ernst Jünger ne s'est pas rallié au nazisme (il n'a jamais appartenu au Parti) mais, comme il était militaire de carrière et très décoré de la Première Guerre mondiale, il est resté dans la Wehrmacht.. Il a été envoyé à Paris pendant l'Occupation, avec le dessein un peu secret, un peu avoué, d'établir un lien avec les intellectuels français qu'il connaissait très bien d'avant la guerre, et parmi lesquels il avait beaucoup d'amis. C'était donc une situation exceptionnelle. Cela ne reflétait pas un tout, ce n~était pas métonymique, c'était carrément exceptionnel. Pendant les quatre années qu'il a passées à Paris, Ernst Jünger a tenu ce Journal, où il se permet d'exprimer une vision- sur le rôle de l'armée d'occupation, sur le rôle des sympathisants de Vichy, sur la vie quotidienne à Parisd'une cruauté, d'une perception qui est doublement troublante. Parce que cela vient de la part de l'ennemi, et parce qu'on est forcé de se demander jusqu'à quel point ça ne reflète pas un peu la vie d'aujourd'hui. Je m'explique. Moi-même, en 1979, étant argentin d'origine et habitant à
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Paris, j'étais loin de mon pays où il y avait un régime militaire. Mais j'avais encore en Argentine ma famille et beaucoup d'amis. Et je savais qu'il y avait là-bas une vie quotidienne extraordinairement frivole: cinéma, théâtre, vie nocturne florissante - comme à Paris pendant l'Occupation. Donc, en lisant le Journal de Ernst Jünger, je pensais à l'Argentine, à Buenos Aires. Jünger, c'est Paris, et dans mon cas, c'est Buenos Aires. Tout se passait comme si de rien n'était, comme si certaines choses n'avaient pas lieu: Tiens, ça/ait longtemps que je n'ai pas vu Untel... Ah, mais on ne le voit pas très souvent... Bon, mais cet Untel avait disparu, englouti dans la machine répressive, et l'on n'en parlait pas, sauf parmi un petit noyau de militants (qui parfois n'étaient pas des anges, comme on l'a vu par la suite). Cette capacité à regarder ailleurs, à faire comme si de rien n'était, c'est ce qui m'a le plus saisi. Dans le Journal de Jünger, il y a une part d'acuité de vision qui est très forte, servie par une prose d'une netteté, d'une pureté extraordinaires; et il y a une part d'hypocrisie, d'aveuglement volontaire. Pouvoir se dire Je suis quand même au-dessus de la mêlée, je ne tue personne, alors qu'on se promène dans Paris avec l'uniforme... Ça m'a beaucoup dérangé. Et parce que cela m'a beaucoup dérangé, j'ai cherché à voir les Actualités de l'époque. Dans le Journal de Jünger, il y a cette référence aux Actualités: «
Les Actualités aujourd)hui à Paris doivent passer avec les
lumières de la salle allumées pour qu'on puisse identifier rapidement les personnes qui s'expriment contre ce qu'elles voient à l'écran ». C'est là quelque chose de très fort, que Ernst Jünger consigne comme ça, objectivement. Ça m'a saisi. Et j'ai voulu voir. Je suis allé à l'Institut National de l'Audiovisuel (INA) voir les Actualités de l'époque. J'ai eu beaucoup de mal parce que j~ai présenté un projet qui ne pouvait pas s'exprimer dans un scénario: je voulais mettre en rapport ce Journal de Jünger avec les Actualités. Mes interlocuteurs de l'INA ont eu peur
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(peut-être avec raison) : le Journal de Jünger étant un texte "humaniste" sur une situation horrible, ils ont eu peur que l'officier allemand ait la part belle, et que le film finisse par être une sorte d'apologie de l'Occupation. Le fait que je sois argentin d'origine, juif, etc., ça me rendait un peu au-dessus de tout soupçon, mais quand même. Je voyais très bien les objections. Finalement, j'ai eu la permission. La production s'est montée difficilement. Je voulais faire un film d'une durée lrbre, en 35 mm. Je me disais que le pu-blic devait voir les images comme on les avait vues à l'époque, c'est-à-dire en 35 mm, dans le noir-et-blanc très contrasté de l'époque. Je vous raconte ça pour dire comment j'en suis arrivé à faire un film qui est un experiment. Non pas un film expérimental, au sens où l'on parle de cinéma d'avant-garde, mais un experiment: j'ai travaillé comme dans un laboratoire. Je prenais une Actualité, je prenais un morceau du Journal de Jünger. Et je voyais si, en les mettant en rapport, ça disait quelque chose. Qu'est-ce que je cherchais? À trouver ce qui était le plus dérangeant. Et pour moi, le plus dérangeant, c'est ce qu'on ne s'attendait pas à entendre dans la bouche d'un officier allemand" Ou ce qui avait des coïncidences avec le présent, c'est-à-dire 1980 (l'année où je travaillais sur ce projet). Or en 1980, on parlait beaucoup de l'Europe unie, du Marché Commun. Et dans Jünger, il y a par exemple des réflexions sur les travailleurs étrangers (à son époque, ce n'était pas des Turcs, mais des Belges ou des Norvégiens). Ernst Jünger parle du danger du déclenchement de mouvements racistes ou xénophobes, occasionnés par une trop grande présence de travailleurs étrangers dans un pays. Ce sont des choses qui me frappaient beaucoup à la lecture. Et je me suis dit que c'était ça que je voulais inclure dans le film: tout ce qui peut déranger. Ce n'était pas de la provocation. Je me disais que ça pouvait susciter une réflexion. Autre exemple. En 1980, l'Union soviétique existait encore. Dans mon film, on voit la Wehrmacht qui arrive en Russie. Et la première chose qu'elle fait, c'est de réouvrir les églises. Il y a des mouvements de foule pour remercier la Wehrmacht
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parce que les églises sont réouvertes. Ces scènes ont été authentifiées par la suite... même si les Actualités qui les enregistraient étaient très mises en scène. Et moi, je me disais: toutes ces choses-là me dérangent et suscitent une réflexion. Je ne veux pas donner mon point de vue, parce que je ne suis pas historien et que je ne prétends pas l'être; mais je veux susciter une réflexion. Je veux que cette réflexion surgisse du choc des deux paroles: l'une est le texte de Jünger, l'autre est le commentaire des Actualités.
Une "mise en conversation". Edgardo COZARINSKY: J'utilise les Actualités dans un montage très libre, parfois avec le texte de Jünger, parfois avec leur commentaire d'origine: un commentaire de propagande, avec les voix stridentes de l'époque, très différentes des voix auxquelles on est habitué aujourd'hui. Le film utilise aussi beaucoup la musique: une musique, non pas officielle, mais disons "acceptée" en Allemagne, celle de compositeurs comme Hans Fitzner; et aussi la musique de compositeurs comme Schoenberg ou Strauss, qui était à la fois acceptée et non acceptée. J'ai travaillé avec des éléments de texte, avec une image, avec des musiques diverses. Et j'ai trouvé une formule pour ça. Je ne suis pas théoricien, mais on me demandait à l'INA de dire ce que je voulais faire. Alors j'ai répondu: de même qu'on dit "mettre en scène", je veux "mettre en conversation". Et voir ce qui se passe. Je prends le risque que le résultat soit parfois ambigu, que chacun y voie ce qu'il veut apporter. Mais je pense que le résultat est aussi une "mise en conversation" qui nous force à la réflexion. C'est provocant au bon sens du terme, ce n'est pas une provocation gratuite. Pierre BEUCHOT : Pour compléter ce que vous dites: que votre film peut provoquer, qu'il est provocant... Moi, il m'a interpellé si violemment que j'ai voulu y répondre. C'est
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après avoir vu votre film que j'ai voulu faire Le Temps détruit. Votre film s'appelant La Guerre d'un seul homme, ce n'est pas par hasard que j'ai convoqué trois hommes dans le mien - avec aussi la volonté, probablement, d'élargir leur destin à d'autres. Edgardo COZARINSKY : Tout à l'heure, quand j'entendais parler de lieux de mémoire et de lieux d'Histoire, je me disais que Le Temps détruit, c'est vraiment l'exemple même du film qui transforme un lieu de mémoire en un lieu d' Histoire. Pour moi, c'est l'opération du cinéma. C'est la transformation d'un lieu de mémoire en un lieu d'Histoire, à travers le cinéma. Pierre BEUCHOT: Je le disais, j'ai ressenti comme une sorte d'injustice historique le fait qu'une centaine de milliers d'hommes soient morts pour rien en mai et juin 1940. Pour rien, puisque ces hommes ne figurent à peu près nulle part dans l'histoire de cette époque. Le hasard a voulu que, tragiquement, mon père soit parmi eux. Mais je crois qu'il y avait effectivement une intention plus large que de vouloir simplement évoquer une histoire personnelle. C'est vrai, il y a dans ce film une volonté de confronter I'histoire personnelle à I'Histoire plus collective. Edgardo COZARINSKY: Voilà une chose étonnante: l'histoire des oublis, des refoulés de I'Histoire, ou simplement des choses ignorées. Pendant le montage de mon film, on regardait les Actualités. Par moments, on voyait des gens dans la foule qui faisaient des gestes intéressants. Alors j'arrêtais l'image et je disais à la monteuse: - Regarde-moi cette tête. Qu'est-ce qu'il pouvait bien penser à ce momentw.là ? Et ce type, là, il ne croit pas du tout à ce qu'il est en train de voir! Et la monteuse arrêtait l'image sur ces têtes et me disait:
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- Pourquoi
tu te paies seul ce plaisir égoïste de regarder ces têtes? Puisque tu es au montage, fais des arrêts sur image! Alors, sept ou huit fois dans le film, j'ai fait des arrêts sur des gros plans, sur des gestes qui me semblaient intéressants: cinq ou six secondes figées à l'image... Et on continue. Dans la première bobine du film, il y a une distribution de soupe populaire, organisée par les soldats allemands arrivés à Paris. Et il Y a une fille blonde, très belle, qui demande une cigarette. Un soldat la lui donne. Il y a un gros plan de la fille, extasiée, recevant la cigarette. Et c'est tellement mis en scène, tellement cadré (comme dans un film de Jean Delannoy ou de Christian-Jaque) qu'on se dit que c'est mis en scène pour les Actualités. Mais c'est un moment extraordinaire. Cette façon de tourner, où le temps de l'action est respecté, avec champ et contrechamp, ça n'a pas pu être saisi sur le vif. Mais la tête de la jeune fille est extraordinaire. Il y encore d'autres moments où des regards et des gestes m'ont semblé extraordinaires. Et j'ai voulu m'arrêter dessus. La guerre, c'est aussi la guerre de ces inconnus qui n'ont pas de nom. Ils sont restés par hasard sur un bout de pellicule. UNE FEMME (dans le public) : Je ne sais pas si Monsieur Cozarinsky a vu le film de Michel Mitrani, Les Guichets du Louvre, qui débute justement par le Journal de Ernst Jünger. .. J'évoque ce film également parce que Michel Mitrani a porté à l'écran le roman de Julien Gracq, Un balcon en forêt... Et je trouve qu'il y a une grande ressemblance entre Julien Gracq et Ernst Jünger. Tous deux ont parlé de la guerre de 1940. Il Y a une sorte de distanciation, d'éloignement de la guerre, aussi bien chez Gracq que chez Jünger. Bien sûr Jünger était officier d'occupation. Mais il avait, par rapport à la guerre, une distance littéraire qu'on retrouve chez Julien Gracq. Il dit que le balcon en forêt, c'est un îlot dans la guerre. Edgardo COZARINSKY: Je connais ce texte de Julien Gracq, Un balcon en forêt. Oui, il y a des liens.
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Les Falaises de marbre, de Ernst Jünger, ont aussi beaucoup de rapport avec Julien Gracq. Il y a, dans la prose des deux écrivains, le même effet de distanciation. En même temps, il y a quelque chose de très choquant chez Jünger, et qui n'existe pas chez Gracq: Gracq n'évoque jamais l'actualité, tandis que Jünger parle par exemple de l'étoile jaune. Il dit dans son Journal: « Après un déjeuner chez Maxim 's avec Paul Morand, je sors dans la rue, je vois la première étoile jaune. Ça m'a fait un choc. C'est une date qui marque dans l'histoire d'une vie et de l'humanité. » On se dit que cet homme, qui est « choqué» en sortant d'un déjeuner où il a parlé de littérature avec Paul Morand, porte quand même l'uniforme d'un officier allemand... Je ne doute pas de la sincérité de Jünger, mais je me demande jusqu'à quel point on peut être en porte-à-faux; quelle est la part d'hypocrisie, quelle est la part d'opportunisme, quelle est la part de sincérité. Je crois que tout ça coexiste. On ne le saura jamais, mais c'est intéressant de saisir un individu dans lequel il y a ce jeu. UNE FEMME (dans le public) : Je voudrais revenir sur ce que disait Henry Rousso auparavant. Je me réfère à des films documentaires ou à des films de fiction, mais aussi à un certain nombre de livres. Je pense par exemple aux Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-18. Et je me demande dans quelle mesure des cas qui peuvent apparaître comme des cas particuliers (soit par leur écriture, soit par la façon dont ils sont travaillés en film ou en écriture) nous interpellent. Car s'ils nous interpellent, c'est qu'ils ne restent pas dans le particulier et que, à ce titre-là, ils s'inscrivent dans I'Histoire. Et je ne vois pas où est le problème -de la partie qui annulerait l'importance du témoignage... Je pense au film de Claude Lanzmann, Shoah... Je pense au livre de Robert Antelme, L'espèce humaine... Je pense à tout ce qu'a écrit Primo Levi...
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François CAILLA T: Henry Rousso, qu'en pensez-vous... Obstacle ou passerelle? Henry ROUSSO : Je crois que le mot "métonymie" nous entraîne à faire des développements qui ne sont pas ceux qu'on aurait faits spontanément. J'ai parlé de la métonymie et j'ai précisé que c'était dans un cas précis, qui posait un problème de représentativité. Maintenant, cette dame dans le public dit une chose tout à fait juste: il y a aussi la métaphore. La métaphore est une figure littéraire et cinématographique au moins aussi répandue que la métonymie. Pour qui connaît un tout petit peu les historiens et leur manière d'écrire, c'est leur figure littéraire favorite (je dis "favorite", je ne dis pas "la plus scientifique"). Ceci n'est pas un hasard. C'est parce qu'on est toujours devant ce problème: donner du sens à partir d'un cas. Pour les créateurs, il existe une dimension qui tient à l'universalité d'une œuvre. Et d'ailleurs, on ne peut parler d' "œuvre" que dès l'instant qu'on atteint cette forme d'universalité du propos. Vous citez Shoah, vous citez Robert Antelme... Shoah, c'est une grande œuvre: on peut dire tout ce qu'on veut sur ce film, le critiquer, ne pas être d'accord, avoir un point de vue d'historien U'en ai un) qui ne sera pas forcément celui que Claude Lanzmann voudrait qu'on ait... Peu importe. Au bout du compte, nous sommes face à une œuvre. J'ai été très intéressé par ce que Edgardo Cozarinsky a dit du film de Pierre Beuchot, Le Temps détruit. Il a dit que c'était « le passage d'un lieu de mémoire à un lieu d'Histoire ». Moi, j'aurais dit le contraire. C'est le passage d'un lieu d'Histoire - un lieu où il s'est passé un événement historique
- à un
lieu de mémoire.
Parce que ce film va tout à
coup cristalliser une certaine approche, une une certaine sensibilité: non seulement par période, mais aussi par rapport à la manière d'envisager le passé. Au même titre que le
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certaine vision, rapport à cette que nous avons film de Robert
Bober sur Ellis Island ne dit pas simplement quelque chose d'un lieu historique évident (on peut le visiter, etc.), mais dit quelque chose sur comment il y a une certaine sensibilité au passé qui mêle à la fois la métaphore, la nostalgie, l'évocation. Ce qui est d'une tout autre nature qu'un di scours d' hi stori en. UNE FEMME (dans le public) : Henry Rousso disait tout à l'heure qu'il y a deux courants en Histoire. Et que l'un de ces courants accepte que l'historien, quand il raconte 1'Histoire, y mette aussi un peu sa subjectivité et son interprétation personnelle. Les documentaristes, quand ils parlent d'Histoire, parlent souvent d'un événement qui les touche. C'est-à-dire qu'ils prennent dans leur histoire personnelle un épisode dont ils font un film, qui s'inscrit à ce moment-là dans une Histoire plus grande. Je me demande si ce n'est pas pour eux, en se donnant le droit de dire Je, une manière un peu détournée de parler d'une Histoire beaucoup plus générale. Edgardo COZARINSKY Je ne peux pas répondre à cette question parce qu'elle est trop imposante. Je dirai simplement que se donner le droit de dire Je n'est pas une forme de superbe. S'octroyer ce droit, c'est une forme de modestie. Si je dis Je, c'est pour qu'on sache d'où l'on parle et qui parle, et pour ne pas dire: c'est ça la vérité.
La voix de Dieu. Edgardo COZARINSKY: Il y a une chose que j'admire dans certains films, notamment dans celui de Pierre Beuchot. C'est quand "la voix de Dieu" n'est pas là, quand il n'y a pas quelqu'un qui dit: Voilà, ça c'est les méchants, ça c'est les bons. J'aime, dans ces films, quand on entend les voix des gens qui vivaient à l'époque. Ils vivaient leur expérience personnelle, avec partialité, subjectivité, aveuglement. Et avec la distance
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du temps, leurs voix disent autre chose, ou une chose de plus, que ce qu'elles disaient à l'époque. Vous avez parlé de "documentaristes". Mais Pierre Beuchot a également fait des films de fiction, comme moi. Et je crois que la fiction et le documentaire ne sont pas des choses très étanches. Il y a un terrain glissant, ça se mêle. La subjectivité y est pour quelque chose. Quand on aborde un sujet historique, on dit Je pour dire: Voilà qui vous parle, ce n'est pas Dieu, on ne donne pas de prix ni de punitions... C'est simplement un aveu du lieu d'où l'on parle. Pierre BEUCHOT : Je crois que c'est cela qui distingue nos films du travail de l'historien - même s'il existe, chez l'historien, un investissement personnel. Henry ROUSSO: Il faut éviter les malentendus. Quand je parle de subjectivité de 1'historien, vous l'avez compris, ça ne veut pas dire que I'historien ait licence d'écrire tout et n'importe quoi. Il faut qu'il revendique cette subjectivité, et surtout qu'il l'explique. Et c'est peut-être la chose la plus compliquée. Autant on admet de la part d'un cinéaste qu'il parle à la première personne (c'est évident, c'est un créateur), autant c'est beaucoup plus difficile à admettre chez un historien. Faites l'expérience quand vous achetez un livre d'Histoire: vous attendez qu'il dise la vérité. Achetez un livre d'Histoire sur quelque chose qui vous concerne précisément: vous vous interrogez, vous ne savez pas si c'est vrai ou non, vous attendez une forme de vérité historique... L'historien qui prétend ne jamais être confronté à cette question-là est un menteur. Et l'historien qui prétend y arriver est aussi un menteur! Vous voyez, c'est compliqué... Pierre BEUCHOT: Pour compléter ce que dit Henry Rousso, je pense à Robert Paxton, cet historien américain qui a marqué l'historiographie française avec son livre La France de Vichy, 1940-1944. Je me suis d'ailleurs un peu
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inspiré de son livre et de sa problématique pour faire Hôtel du PareIl. Ce qui m'a frappé, dans ce livre de Robert Paxton, c'est le ton, l'engagement de l'auteur. C'est incontestablement un livre d'Histoire, mais c'est aussi un livre polémiste. Robert Paxton m'a dit un jour qu'il avait fait ce livre non pas pour les Français, mais par rapport au peuple américain. Il l'a écrit en pleine guerre du Vietnam, espérant éveiller l'opinion publique américaine à travers une histoire qui s'était passée en France. Ce qui m'a beaucoup frappé, dans ce livre, c'est l'engagement de Robert Paxton à travers le style, les prises de position, les jugements portés, assez violents - tout autant que l'argumentation avancée. Jean LASSA VE (cinéaste, co-organisateur du débat) : Tout à l'heure, Henry Rousso définissait I'Histoire par la formule: Il était une fois... Mais ce Il était une fois, c'est la première phrase du conte... L'Histoire est-elle un conte? Abraham SEGAL (cinéaste, présent dans le public): Je voulais moi-même rebondir sur ce Il était une fois. Je pense que cela nous ramène à la frontière, parfois difficile à distinguer, entre fiction et document. Cela nous ramène aussi au questionnement légitime de 1'historien: qu' est--ce qui est vrai? Qu'est-ce qui est construit (ou reconstruit) dans 1'Histoire? Il était une fois... Est-ce que c'est ça qui était? Ou est-ce que c'est ce qu'on nous fait croire qu'a été une fois? L'autre formule de Henry Rousso concerne la mémoire: le me souviens. Cele me souviens peut bien sûr s'appliquer à la mémoire individuelle, à la mémoire personnelle. Quand nous parlons de films sur I'Histoire (même sur une période récente), il est très difficile de s'arrêter au Je me souviens... même quand il est exprimé par un témoin.
Il
Hôtel du parc, film de Pierre Beuchot réalisé en 1992.
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... Tout ça, ce sont simplement des réflexions sur la difficulté de limiter le sens de I'Histoire, et le sens du temps. Par rapport à quoi, il y a une dimension qui est sous-tendue, sous-entendue, mais qui n'a pas été encore prononcée: la dimension du futur. On a parlé du passé, un peu du présent, mais on n'a pas parlé de l'avenir. Or quand nous faisons des films, quand 1'historien interroge I'Histoire, ce n'est pas simplement pour la ramener au présent. C'est aussi pour dire quelque chose de l'avenir. Cela me fait penser à la parole d'un rabbin assez génial et fou, le rabbin Nakhman de Braslov, qui disait en ouverture d'un de ses textes: Souviens-toi de l'avenir...
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III. À PARTIR DE QUOI REPRESENTER LE PASSE? Le plein et le vide (avec ou sans archives)
François CAILLA T : A partir de quoi représenter le passé? Et avec quels matériaux? En préparant ces entretiens, nous avons parfois formulé cette question sous la forme d'une dualité entre le plein et le vide. Comment préciser ces notions? Le plein: les archives, par exemple, et quelle que soit leur utilisation, manifestent du plein. Le passé s'y présente dans une plénitude d'images et de sons d'autrefois, parfois jusqu'au "trop-plein" de souvenirs. Le vide: c'est ce qu'on trouve, par exemple, au début du film de Pierre Beuchot, Le Temps détruit. Ici, les lieux sont vides: le bord du canal de la Marne-au-Rhin est un lieu déserté, y compris de son propre passé. Rien ne manifeste plus aucune trace de ce qui s' y est joué autrefois. Plein et vide sont des termes qui visent à exprimer, de manière simplifiée, une opposition sur laquelle nous avons essayé de réfléchir. Ils posent la question du matériau à partir duquel on peut essayer de représenter le passé. Ils peuvent d'ailleurs coexister. Dans Le Temps détruit de Pierre Beuchot, ce qui nous intéresse, c'est que les deux opposés... plein et vide - sont présents à l'intérieur du même film: d'un côté, un lieu déserté en bordure de canal; de l'autre, une archive emplie du commentaire d'époque; et entre ces extrêmes, on découvre toute une gamme continue: l'archive avec musique (une composition de Maurice Jaubert, l'un des trois soldats tués) ; l'archive avec texte (les lettres des trois soldats) ; et le mélange des deux, quand le lieu vide, filmé aujourd'hui en couleurs, passe soudain en noir-et-blanc: le canal actuel ressemble alors aux archives de l'époque de la guerre...
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Il faut poser ici plusieurs questions aux cinéastes présents. Concernant le statut de l'archive, il faut interroger Pierre Beuchot. Dans Le Temps détruit, il transforme un paysage d'aujourd'hui en archive des années 40 (par le biais du noiret-blanc). Il pratique un jeu entre les deux. Or on se souvient, à ce propos, des polémiques entourant un autre de ses films, Hôtel du Parc, où il s'amusait (au sens cinématographique du terme) à brouiller les pistes sur la représentation qu'on peut donner du passé: la vraie archive, la fausse archive, ce qui mène de l'une à l'autre... Concernant le statut du son (voix et texte off), il faut aussi questionner Pierre Beuchot, ainsi que Edgardo Cozarinsky. On trouve en effet dans leurs deux films toute une gamme de discours différents. Comme le rappelait tout à 1'heure Edgardo Cozarinsky, il y a dans son film La guerre d'un seul homme un jeu de "conversation" entre le commentaire officiel des Actualités et le texte littéraire de Ernst Jünger. Il en va de même dans Le Temps détruit de Pierre Beuchot, où le discours des Actualités alterne avec une correspondance privée. Cette présence de discours privés ou littéraires, aux côtés de discours officiels (commentaire des Actualités), ouvre un vaste débat. On sait en effet que les témoins ne manquent pas sur cette période de la guerre et de l'Occupation. Il y a eu des soldats anonymes, comme Roger Beuchot.. Mais il existe aussi une impressionnante cohorte de soldats-écrivains ayant laissé leurs impressions sur ces années-là. Je pense à Ernst Jünger, mais aussi à Sartre (Carnets de la drôle de la guerre), à Jean Malaquais (Journal de guerre), à Raymond Queneau (Journal 1939-1940)... Ou encore à des écrivains comme Curzio Malaparte dont on sait aujourd'hui que ses textes de guerre (notamment Kaputt) sont faux pour la moitié puisque tout ce qui s'y racontait était à peu près inventé..... On voit que le statut du discours, qui reflète le statut du témoin intervenant sur des archives, est loin d'être simple et innocent. Mais ce n'est pas pour dire qu'il n'existe pas de vérité quelque part. De fait, peut--être Malaparte est=il un
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meilleur témoin de la guerre de 1940 lorsqu'il dit des choses fausses, que d'autres qui prétendent décrire cette guerre de manière exacte. Mais ça, c'est le problème du romanesque face à 1' Histoire.
Concernant le matériau, encore une question. Pour préparer ces entretiens, nous avons visionné des films qui utilisent des archives (de manière plus ou moins soutenue, plus ou moins compliquée). Nous avons aussi recherché des films qui n'utilisent délibérément aucune archive. Là, il s'agit alors de montrer des lieux qui n'ont plus rien, dénués de tout. Des lieux où l'effacement est accompli: non seulement il n' y a plus d'archives, mais le lieu lui-même n'est plus porteur d'aucune signification visible. Que filmer dans de tels cas? Que montrer lorsqu'on veut parler de lieux de mémoire où il n'existe plus rien: aucune image, aucune trace, aucun souvenir visible?
Le statut des archives:
noir-et-blanc I couleur.
François CAILLA T: Commençons par parler des images d'archives: le noir-et-blanc face à la couleur... Pierre Beuchot, vous pouvez nous en parler? Pierre BEUCHOT : Au début de mon film Le Temps détruit, le principe est de mettre en place une règle du jeu en partant d'aujourd'hui. On a parlé tout à l'heure de la position qu'on doit occuper pour faire des films. Dans mon cas, je voulais placer le film sous l'égide du présent. C'est pour cette raison que le préambule est en couleurs. La bascule qui s'opère ensuite avec le noir-et-blanc est une figure de style extrêmement simple: c'est revoir les mêmes lieux en les rejetant dans le passé, en les assimilant à une vieille histoire. L'utilisation des archives, c'est ça: les paysages qu'on a aperçus en couleurs prennent à leur tour figure d'images du passé, et sont entremêlés avec des rappels d'archives qui évoquent presque toutes la destruction et la mort. Le film dit
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lui-même d'entrée de jeu son intention: il n'y a pas de suspens, on sait que le chemin qu'on va devoir accomplir dans le film sera d'accompagner trois hommes vers la mort. Je pense que l'utilisation que j'ai faite des archives est différente de celle d'Edgardo Cozarinsky. Mais il y a des moments qui peuvent s'y apparenter. Ainsi les lettres sontelles lues sur des images qui semblent n'avoir aucun rapport avec ce qu'on entend (en fait, c'est un rapport d'ironie, de contrepoint, parfois de contradiction) ; de même le film est-il parsemé de brèves séquences tirées des Actualités. Car je trouve qu'elles donnent la teneur de la mentalité officielle de l'époque: il y a ainsi des moments d'humour noir fulgurants entre ce qui se disait, ce que les gens pouvaient entendre dans les cinémas, et ce qu'était la réalité de la vie des soldats envahis d'un immense ennui! Évidemment, les Actualités de l'époque visaient à contredire ce que pouvait profondément ressentir chaque soldat éloigné de chez lui... À propos des recherches d'archives, je fais une petite parenthèse. Mes recherches ont été relativement faciles, même si à l'époque on travaillait encore avec des images sur support film. On imagine toujours qu'on recherche une image très précise pour illustrer telle ou telle chose. En fait, le visionnage des archives est souvent marqué par des découvertes extraordinaires. La plus belle que j'aie pu faire en travaillant sur les archives de cette époque, c'est une bobine de rushes que j'ai trouvée au Service Cinématographique des Armées. Il y avait cinq ou huit minutes de film, non montées, d'un opérateur sans doute désoccupé au début mai 1940, à qui l'on avait dû dire: Tu prends ta caméra et tu vas faire quelques plans dans Paris. Et il s'est promené dans Paris, probablement pendant une journée entière (c'était au moment de l'offensive allemande sur le Nord), en filmant Paris comme un cinéaste amateur. Et à la fin de ce film, il y a beaucoup d'images qui sont extraordinaires. Cet opérateur ne filme pas des événements, il filme un climat. Et avec un talent fou. Je voudrais d'ailleurs ajouter ceci: les archives n'ont pas toujours été filmées par des hommes qui faisaient simplement
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un travail d'opérateur officiel. J'ai découvert que certains opérateurs, évidemment anonymes, filmaient autrement que d'autres. Il y a, dans Le Temps détruit, des séquences magnifiques sur le plan plastique. Il y avait probablement des opérateurs plus attentifs à la souffrance de leurs copains que d'autres... François CAILLA T : Alors justement, concernant la qualité d'une archive... Jusqu'à quel point le film historique peut--il être un art romanesque? Peut-on aller jusqu'à refabriquer de l'archive? Qu'est-ce que ça signifie de transformer un paysage d' aujourd 'hui en noir-et-blanc, et de le glisser dans une archive? Pierre BEUCHOT: Ce sont des choses qui sont purement intuitives et personnelles. Enfant, j'ai découvert le cinéma en noir-et-blanc. Les films en couleurs n'existaient pas, ou quasiment pas. Pour moi, la couleur est inopportune dans la reconstruction de cette époque. Je ne peux pas imaginer ce temps-là autrement que par le prisme du noir-et-blanc. Donc je m'efforce... enfin, je ne m'efforce pas, d'ailleurs, j'essaie de retrouver mon propre imaginaire. J'ai fait une chose similaire dans un film plus récent. J'ai enregistré des témoignages de contemporains de cette époque, et ils sont devenus pour moi des traces d'Histoire. Je les ai intégrés à du noir-et-blanc (alors que le film est en couleurs). Ça, c'est une vision qui m'est personnelle. Je serais gêné de voir cette époque en couleurs. Mon propre passé de petit enfant à la sortie de la guerre, je le vois en noiret-blanc. C'est ma propre sensibilité. La bascule qui s'opère au début du Temps détruit, de la couleur vers le noir-et-blanc, c'est pour -bien poser le film dans son temps. C1est aussi pour "embarquer", avec l'aide de la musique de Maurice Jaubert, le spectateur dans un autre temps. Pour qu'il retrouve un autre temps. François CAILLAT: A ce propos, il faudrait évoquer ici un film de Dariusz Jablonski, intitulé Fotoamator. Ce film part
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de la découverte, faite chez un antiquaire viennois en 1987, de diapositives couleurs prises durant la guerre par un comptable allemand dans le ghetto de Lodz (Pologne). Le film de Dariusz Jablonski évoque la vie du ghetto, et oppose le monde coloré des diapos aux souvenirs du médecin juif du ghetto, Arnold Mostowicz. Ce qui est étonnant, avec ce film Fotoamator, c'est qu'il fonctionne de manière inverse au Temps détruit de Pierre Beuc"hot. En effet, on y voit la ville de Lodz : autrefois en couleurs, et aujourd'hui en noir-et-blanc. Pierre BEUCHOT: Moi, ça me gêne de voir ces images en couleurs.. . François CAILLA T : Effectivement, il y a un effet de mise en scène. Mais, de ce fait, on mesure que la relation entre le noir-et-blanc et la couleur n'est pas qu'une chronologie, c'est aussi un effet de fiction. La preuve, c'est que dans ce film Fotoamator, la chronologie est inversée (la couleur pour autrefois, le noir-et-blanc pour aujourd'hui), sans qu'on ait l'impression d'aller à rebours de I'Histoire. ..
Une confusion des genres? François CAILLA T : Outre la relation noir-et-blanc Icouleur, il y a un autre problème engageant le statut des archives. C'est l'insertion de plans tournés aujourd'hui dans des séquences filmées autrefois... Quelle est la légitimité de l'archive? Jusqu'où doit-on garder une crédibilité de l'archive? Pierre BEUCHOT: passer la nuit. . .
On peut, si on entreprend ce débat, y
Nicolas STERN (cinéaste, co-organisateur du débat) : Il y a aussi, au début du Temps détruit (en dehors du problème chronologique et de l'imaginaire de PieITe Beuchot) une
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vraie puissance lyrique. C'est bizarre de dire ça, mais il y a d'abord le fait d'une répétition: de la couleur vers le noir... et-blanc, puis de nouveau vers la couleur... Et avec les images qui passent en noir-et-blanc et reviennent à la couleur, la musique nous mène au passage difficile entre ces deux temps. Entre ces deux imaginaires. Entre le présent et le passé. Et il y a une émotion extrêmement forte qui se produit au début du film. François CAILLA T : Pierre Beuchot, il n' y a pas de votre part, le désir de. .. je ne dirais pas fabriquer de l' archi ve là où il n'yen a pas, mais de faire une confusion volontaire de genres? Pierre BEUCHOT: Non, non, pas dans ce film. Dans le film cité tout à l'heure, Hôtel du Parc, sans aucun doute. Mais pas dans celui-là. Je disais que la période de la guerre est pour moi une source d'imaginaire. D'une certaine façon, j'ai fait avec ce film un travail... j'allais dire un travail mécanique et un peu bête. Je me souviens de la première projection du film, c'était un montage absolument lambda, sans aucun effet. J'avais mis en bout à bout deux heures d'archives. Et j'avais mis par-dessus les lettres des soldats, dans un ordre impeccablement chronologique, pour voir l'effet que ça produirait. Parce que je n'étais pas sür de cet effet. Pour moi, les images d'archives - sauf quand elles sont anesthésiées par un commentaire inopportun - sont toujours
des sources de rêverie (pour employer un terme qui est peutêtre malvenu par rapport à la guerre). Elles sont source d'imaginaire. Les lettres le sont aussi. J'ai découvert les lettres figurant dans Le Temps détruit pendant que je visionnais des archives. Et j'ai fait les choses conjointement. Car ces lettres, elles aussi, étaient pour moi des sources romanesques. Mon intentionen travaillant de manière pragmatique, un peu à l'intuition était de faire se rencontrer un imaginaire d'images et un imaginaire d'écrits. Pour en fabriquer un troisième: un
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imaginaire de film. Le film est probablement inclassable. Ce n'est pas un véritable documentaire, au sens où le but (encore qu'il n'y ait pas eu de but fixé, je le répète) aboutit à ce comble de la fiction: faire revivre les morts.
Les témoignages oraux. François CAILLAT: Venons-en maintenant à l'autre versant de l' archi ve : le texte, la parole qui s'énonce. Henry Rousso, je rappelle que vous avez fait partie d'un débat organisé par le journal Libération avec Raymond et Lucie Aubrac12. J'évoque cette affaire pour rappeler que vous avez été confronté de très près au problème de la fiabilité des témoins, c'est-à-dire: ce qui se dit aujourd'hui, comparé à ce qui se disait à l'époque,. c'est-à-dire aussi: ce qu'on oublie, comment on revoit les choses, etc. C'est toute la question de la légitimité du document lorsqu'il s'agit de témoignages oraux. Dans votre ouvrage Vichy, un passé qui ne passe pas13, vous dites: « On n'écrit pas l'Histoire en ne se fiant qu'aux témoins.» Or, avec les archives, on peut faire beaucoup de choses. Pour nous, cinéastes, ce n'est pas un mal. Mais pour vous, historien, je ne sais pas... Henry ROUSSO : Je vous répondrai d'abord ceci: je vous entends parler des Harchives" et, chaque fois, je dois faire un effort dans ma tête pour me persuader qu'il ne s'agit pas des mêmes "archi ves" que les miennes. En effet, quand vous parlez d'archives, je crois comprendre que vous parlez des 12
Le 9 juillet 1997, Libération publie un dossier intitulé "Le débat" : «Misencause par le livre de Gérard Chauvy "AUBRACLYON 1943", Lucie et Ra;yrnondAubrac ont voulu s'expliquer devant une assemblée d'historiens. Ce débat aeu lieu àLibération le 17 mai. Nous en publions aujourd'hui les minutes. Un document exclusif pour mieux comprendre l'histoire de la résistance. » Parmi les historiens figurait Henry Rousso. 13
Heny Rousso, Vichy un passé qui ne passe pas, 1994, coll. Folio-
Histoire, p. 317. 60
images du passé - conservées à l'INA14 ou ailleurs. Ça n'a l'air de rien, mais j'ai eu pendant des années cette discussion avec I'Inathèque à propos de cette notion d'archives - qui implique parfois un faux-sens. Une archive, pour moi, c'est quelque chose qui a été gardé, conservé, et dont la finalité première n'était en rien de faire de I'Histoire. C'est là une défini tion extrêmement classique, de I'historien le plus orthodoxe qui soit. Mettons que vous écriviez une lettre, par exemple une des lettres qu'on trouve dans Le Temps détruit. Cette lettre n'a pas vocation à faire un film d'Histoire cinquante ans plus tard. C'est une lettre que vous écrivez. Or il se trouve que, pour des raisons x ou y, privées ou publiques, il y a un archivage. Mais pour qu'il y ait archivage, il faut déjà qu'il y ait un lieu pour archiver. Et s'il y a un lieu, c'est qu'il y a une politique de le faire. Pour moi, c'est ça, l'archive. Si un historien trouve des fonds d'archives, c'est que cette volonté est préalable. Il existe des lieux, notamment les Archives Nationales, qui ont été conçues pour qu'un jour, d'une manière ou d'une autre (c'est la médiation du pouvoir des archivistes), on écrive une Histoire que personne ne peut prédire. Il existe des lieux pour que cette Histoire soit écrite. Et, parfois, il y a aussi des traces qui ne sont nullement archivées, qui ne sont pas dans des fonds d'archives, et qu'on trouve par hasard. J'ai un second effort mental à faire. Je dois me dire: toute la discussion d'aujourd'hui consiste à se demander quelle est la validité de l'image. Je suis historien, de formation classique, et l'image me passionne. Mais pourquoi faudrait-il que seule l'image ait du sens'? Et pourquoi une telle interrogation sur l'image? Vous allez me répondre que c'est parce que vous êtes cinéastes, et que c'est votre métier! Pourtant, les deux films que vous avez choisis - Le Temps détruit de Pierre Beuchot et La guerre d'un seul homme de Edgardo Cozarinsky - sont atypiques: ce dont ils parlent, c'est aussi beaucoup de l'écrit. Et ce que j'ai aimé, dans ces deux films, c'est le décalage qui s'opère entre l'image et l'écrit. Vous me 14
INA: Institut National de l'Audiovisuel.
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pardonnerez de dire cela de façon un peu bête: ce qui m'intéresse, c'est moins les images que la mise en évidence des textes. La maison filmée dans Le Temps détruit, par exemple, n'aurait pas tant d'intérêt s'il n' y avait pas les lettres derrière. Quant aux images d'archives tirées des Actualités, il faut rappeler que Edgardo Cozarinsky et Pierre Beuchot ont réalisé leurs deux films à une époque où l'on ne connaissait pas encore bien de telles archives1s. Mais depuis, c'est un robinet qu'on a ouvert mille fois. Je crois que le gros problème de l'image aujourd'hui, c'est un peu la citation que vous aviez donnée plus haut sur la hiérarchisation16. Je le dis comme je le pense: parfois, l'image tue. Elle tue beaucoup de choses. La discussion qui vient d'avoir lieu sur la signification de ces films, c'est que, d'une certaine manière, ce sont des films historiques. Au sens où ce qu'ils veulent recréer, c'est le "mouvement du temps" - pas simplement ce qui s'est passé à telle époque, pas simplement le temps en tant que tel. Le projet de I'historien, c'est aussi de faire comprendre qu'il Y a un "mouvement du temps". Pas seulement un état antérieur, mais un mouvement qui va de l'état antérieur à l'état présent. Et ce mouvement n}est jamais linéaire, il suffit de penser à notre propre histoire. L'historien cherche à recréer le "mouvement du temps" (ce n'est pas facile, je le reconnais). Et les films, eux aussi, récréent ce mouvement, par des effets de décalage, ou par des artifices - peu importe comment, c'est une question de méthode et d'écriture.
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Laguerre d'un seul homme date de 1981, Le Temps détruit date de 1985. 15« On sent très nettement aujourd'hui que, pour le sens commun, un film, un ouvrage d'histoire, une émission de télévision ou un article de journal peuvent avoir la même portée pédagogique, et qu'ils peuvent parler avec une capacité équivalente dupassé », in La hantise du passé, op. cit. p. 15.
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La mémoire du témoin. Henry ROUSSO: Prenons maintenant la question du témoignage. Cela concerne les historiens, mais ça peut valoir aussi pour tous les films qui utilisent le témoignage (et j'ai participé à pas mal d'entre eux). Lorsque le témoin parle de sa guerre, ce qui m'intéresse, en tant qu'historien, ce n'est pas qu'il me dise que C'est vrai ou Ce n) est pas vrai. Évidemment ça mtintéresse aussi, parce qu'il existe de faux témoins, et qu'on ne peut pas considérer que c'est simplement des clauses de style littéraires. Personne n'admet la négation des chambres à gaz comme une clause de style littéraire. Mais ce qui m'intéresse surtout, c'est le décalage entre sa parole au présent et ce qu'il nous dit du passé. Je reprends ce que je disais tout à I'heure: Je me souviens et Il était une fois. Une des différences entre ces phrases (mais il ne faut pas en faire une thèse), c~est que dans l~une on parle au présent, et dans l'autre on parle au passé. On retrouve là un débat ancestral chez les historiens = et qui continue jusqu'à aujourd 'hui. Faut...il, lorsqu'on écrit I'Histoire, l'écrire au présent ou au passé? Dans le Je me souviens, c'est forcément au présent puisque l'opération de la mémoire consiste précisément à remettre du passé dans le présent. Alors que l'opération historique consiste à essayer de penser comme les gens pensaient à l'époque, donc il faut en principe parler au passé... Pour le dire simplement: ce qui m'intéresse surtout, c'est la mémoire du témoin. Le décalage entre les mots qu'il emploie aujourd'hui et les mots qu'il employait hier. Je vous donne un exemple très concret. J'ai participé à des recueils de témoignages filmés. C'est le grand truc chez les historiens - avant même que Steven Spielberg ait cette idée géniale de dire qu'il fallait recueillir la mémoire - et ça a commencé il y a une vingtaine d'années dans des universités américaines. J~ai participé à ce genre de choses en France. J'ai le souvenir d'avoir vu un témoin, un ancien résistant, qu'on avait "préparé". Car il y avait tout un dispositif, il
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s'agissait d'entretiens très longs, filmés en principe sans aucun effet, avec des caméras fixes, etc. Et ce témoin attendait un rendez-vous. Ça se passait chez lui (c'est très important). Quand l'équipe est arrivée, il avait devant lui, sur sa table de travail, tous les livres d'Histoire ouverts à la page dont il était supposé rendre compte: l'expérience des camps, le retour, etc. Voilà un exemple type de témoignage qui n'a pas grande valeur sur le plan historique, quelle que soit l'importance du monsieur en question. Je vais maintenant dire un mot sur "}' Affaire Aubrac", que vous avez évoquée il y a quelques instants. Je ne vais pas me dérober.
L'Affaire Aubrac. Henry ROUSSO : Dans l'affaire Aubrac, il y a la question de la véracité du témoignage (je n'entre pas dans ce débat parce qu'il faut connaître un peu l'affaire) et il yale statut de la parole du témoin aujourd'hui. Je répète ce que j'ai déjà écrit: comme historien, je n'ai pas à discuter de ce que me dit un témoin sur ce qui s'est passé hier (en général, d'ailleurs, la vérification est difficile) : c'est sa vérité, c'est sa parole. En revanche, je ne vois pas au nom de quoi je n'aurais pas, moi, historien et citoyen, le droit de discuter de la position d'une résistante sur la façon d'écrire I'Histoire aujourd'hui. Ça, c'est très important pour moi. J'ai une certaine humilité devant la parole du témoin, comme je l'ai devant n'importe quelle source - parce que le manque est la règle et que la trace est l'exception. Mais dès lors que je suis dans une relation d'égalité, de parole d'égalité et de point de vue politique (après tout, il s'agissait d'un débat politique), c'est une autre question. Et je n'ai aucune raison particulière de m'effacer, d'être humble ou je ne sais quoi. Je réponds, c'est un peu tout mélangé, mais... Je reviens trente secondes sur ce que je viens de dire. Vous parliez de traces et d'archives. Je disais tout à l'heure en aparté, à
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propos des Archives Nationales: demandons à quelqu'un, qui n'est pas familier de ces problèmes, quelle part les Archives Nationales gardent de la production de toutes les institutions publiques, ministères et autres. (La mémoire, la mémoire de notre temps, il ne faut pas perdre la mémoire! . ..) Eh bien, elles gardent à peu près entre 3 et 5 % de ce qui a été produit. Et l'on considère que c'est déjà considérable, et probablement ingérable. Je dis bien: entre 3 et 5 % (estimation au pied levé), c'est-à-dire que 95 % des traces, y compris des choses partois très importantes, ont été volontairement détruites parce qu'il est impossible de les conserver. Voilà qui répond à l'une de vos questions: Et s'il n'y a rien? S'il n'y a rien, c'est le bonheur des historiens! Je ne plaisante pas, c'est le bonheur des historiens.
Éloge de l'imagination. Henry ROUSSO : Savez-vous sur quoi s'est fondée l'école historiographique moderne - au sens de "I 'historien professionnel", cette figure qui a place dans la société? Elle s'est formée quand "historien" est devenu une profession, à la fin du XIXe siècle. Et quels sont les domaines qui ont été porteurs de l'historiographie? Ce n'est pas l'histoire contemporaine (ça, c'est très récent), c'est l'histoire antique ou I'histoire médiévale. Et ensuite seulement, l'histoire moderne. Avec quoi travaillent les archéologues, les paléontologues, ceux qui travaillent sur I'histoire antique et I'histoire médiévale? Sur rien! Ils travaillent sur rien! Comprenez-moi. J'ai énormément de respect pour eux. J'ai même de l'admiration parce que leur problème est rigoureusement inverse du mien. On a dit un jour, par boutade, que la production humaine des origines de l'humanité à la fin du XIXe siècle était à peu près équivalente à celle du début du XXe siècle à nos jours. C'est une boutade, mais ça fait réfléchir. J'ai envie d'ajouter: y compris pour les images d'archives. Il faut en détruire
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quelques-unes, sinon il n'y a plus d'imagination possible. Et l'historien fonctionne aussi sur l'imagination. Qui va me prouver que ça s'est passé effectivement comme ça? Personne. Simplement, il y a une rigueur scientifique (on ne fait pas le même métier), et je fais attention d'être rigoureux quand j'énonce quelque chose. Mais qui nie l'imagination, qui nie la reconstruction, ne comprend rien à ce qu'est un imaginaire. Et c'est pour ça que j'en reviens à ce que je disais au début: il faut plaider pour une pluralité de points de vue. François CAILLAT: Puisqu'on est dans l'imaginaire, reparlons du romanesque. Ernst Jünger est un écrivain. Et cet écrivain témoigne. Mais dans quelle mesure est-ce du témoignage, et dans quelle mesure est-ce du romanesque? Songeons qu'il existe, en regard du Journal de Ernst Jünger, d'autres témoignages avérés de ces années - par exemple, celui de l'historien Marc Bloch qui, dans son livre L'Étrange défaite, raconte la même époque. Quand Ernst Jünger témoigne de l'Histoire, jusqu'à quel point s'approche-t-on de la fiction? Edgardo Cozarinsky, vous disiez tout à l'heure combien vous étiez intéressé à faire "glisser" les images et les sons, et comment vous recherchiez des hasards (miraculeux ou non) entre la parole et l'archive. Mais comment se fait-il que votre Guerre d'un seul homme soit précisément la guerre de Ernst Jünger? Comment échappez-vous à cette unicité d'un témoignage.. de surcroît un témoignage d'auteur littéraire, avec un point de vue si particulier? Quel sens y a-t-il, à faire un film sur la guerre avec ce point de vue? Edgardo COZARINSKY: D'abord, je ne fais pas un film sur la guerre avec le point de vue de Ernst Jünger. Le titre La Guerre d'un seul homme est pour moi un titre ironique. Et dans le film, il fi' Y a pas un point de vue. Comme je l'ai dit plus tôt, c'est la "mise en conversation" de plusieurs points de vue: il yale point de vue du commentaire officiel
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(Actualités de Vichy), le point de vue d'un écrivain (Ernst Jünger)... Et mon souhait, c'était qu'il y ait le point de vue du spectateur qui écoute ces deux récits et les mette face-àface comme le film les lui présente - avec encore d'autres face-à-face intérieurs entre les images et la voix. Dans le film entier (qui fait 1h 45), il Y a seulement trois discours: de Pierre Laval, du Maréchal Pétain, d'Alphonse de Chateaubriand. Et ce sont les trois seuls discours qui sont respectés. Sinon, l'utilisation de l'image et du son est en général allusive, en contrepoint. Le film n'est donc pas fait du point de vue de Jünger, bien que ce soit lui le seul homme... Au sujet de Ernst Jünger, il existe cette anecdote. Je n'ai pas voulu le rencontrer bien que, à l'époque, il était encore vivant (il est mort en 1997, à 102 ans). J'avais envoyé une demande d'autorisation à l'éditeur, en expliquant que le film ne serait ni une critique ni un plaidoyer de l'attitude de Jünger pendant l'Occupation. J'avais un peu expliqué ma méthode de travail. L'éditeur a fait suivre et il m'a communiqué la lettre envoyée par Jünger: -«Le projet ne m'intéresse pas, mais je n'ai rien contre ». J'ai eu à ce moment le sentiment que cela avait été son attitude pendant le nazisme: Ça ne m'intéresse pas, mais je n'ai rien contre. Et c'est ça qui m'a excité encore plus pour le travail. Je me suis dit: la distance qu'un intellectuel (quand même très fin) peut avoir vis-à-vis des événements, c'est extraordinaire!...
Fiction I documentaire. Edgardo COZARINSKY: J'en viens maintenant à la question fiction / documentaire. J'ai le sentiment qu'il ne s'agit pas simplement de "glisser" entre les deux, de les mettre en contact et de voir ce qui se passe. C'est un outil de travail, une méthode, mais ce n'est quand même pas tout. Je pense que les images d'archives, avec le temps, deviennent chargées de fiction; de même que la fiction, avec le temps, devient documentaire
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Permettez-moi de vous expliquer. Je vous ai dit le plaisir que j' avai s à arrêter l'image au montage pour voir certaines têtes, certaines expressions, en me demandant ce que ces gens pouvaient bien penser et faire à cette occasion. Tous ces petits mystères, gardés dans l'image documentaire, étaient pour moi l'occasion de déclencher un imaginaire. Ils étaient des occasions de fiction. Par contre, un film d'époque devient pour moi un documentaire: comment les gens s'habillaient, les gestes, les expressions, certaines gesticulations... Vous n'avez qu'à regarder un film français des années 30: les femmes ont toutes des voix haut perchées. Aucune actrice, aujourd'hui, ne parle avec une voix aussi haut perchée que les actrices des années 30. Il Y a là une chose qui m'étonne toujours: ce côté documentaire, comment les gens sont vêtus, les signes extérieurs de politesse... J'ai l'impression très forte que les films de fiction se chargent de caractère documentaire avec le temps; de même que les films documentaires (ou les simples Actualités, les archives) deviennent des occasions de fiction.
Les hasards des archives. Edgardo COZARINSKY: Pierre Beuchot parlait tout à l'heure de la trouvaille qu'il avait faite au Ministère des Armées. J'ai fait moi aussi, par erreur, une trouvaille extraordinaire dans les archives de l'INA - ce qui montre qu'on ne peut pas orienter une recherche de façon complètement méthodique. Ma première demande avait été: Je veux tout voir des Actualités gardées à l)INA sur les années 1940-1944. Et l'on m'a répondu: Non, ce n'est pas possible, ça ne fonctionne pas comme ça, vous devez faire un choix. Donc j'ai fait un choix très large, en me guidant avec le catalogue. Il y avait la semaine... mettons, la semaine du 12juillet 1942, avec la liste des sujets inclus dans les Actualités, chaque sujet faisant dix ou douze minutes.
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Un jour, un sujet que je n'avais pas demandé est arrivé par hasard. Je l'ai regardé. C'était l'inauguration de la saison hippique à Auteuil en 1942. On voit l'inauguration de la saison, avec des dames très habillées, toutes avec des chapeaux comme on portait à l'époque, une course de chevaux sans grand intérêt... Et le commentaire, tout à coup,
dit: « À la tête du peloton, voilà notre cher Isaac... Isaac, évidemment, c'est le nom du cheval, ça ne saurait pas être
celui du jockey! » Or cette -blague un peu idiote est dite quelques semaines avant la rafle du Vel' d'Hiv'. Tout à coup, ça s'est chargé de quelque chose d'extraordinaire. On n'aurait jamais découvert cette perle sans l'accident d'un sujet envoyé par erreur. Car l'inauguration de la saison hippique à Auteuil, ça ne me disait absolument rien, je ne l'avais pas demandée. La recherche dans les archives audiovisuelles n'est pas simple. Il faudrait tout voir, mais on ne peut pas tout voir. Il faut choisir une orientation.
Falconetti et Le Vigan. Un exil argentin. Edgardo COZARINSKY : Vous demandiez tout à l'heure: comment filmer les lieux vides? Comment filmer les lieux qui n'existent plus, là où il n'y a rien? En 1992, j'ai fait Boulevard du Crépuscule, un film à la limite de l'autobiographie. Le principe de ce film était simple. Il y a eu deux grands comédiens qui sont morts en Argentine: Renée Falconetti, l'actrice de La Passion de Jeanne d)Arc, de Carl Dreyer; et Robert Le Vigan, le grand acteur français des années 30. Tous deux sont morts en Argentine, dans des circonstances très différentes. Renée Falconetti, bien que réfugiée en Suisse, a eu peur de la guerre. Elle s'est embarquée en 1942 pour l'Amérique du Sud. Elle a monté une compagnie théâtrale et fait des tournées. Elle est morte à Buenos Aires en janvier 1946. Robert Le Vigan a été collaborateur. Il a suivi Céline à Sigmaringen et fait quatre années de prison. En 1948, il a
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traversé les Pyrénées clandestinement, ce que je trouve assez drôle parce que c'est le même chemin qu'avaient pris les juifs en 1940. En Espagne, il a été protégé et a joué dans deux films. Puis on lui a dit: En Argentine, il y a d'anciens camarades, ils vont t'accueillir. Il est parti pour l'Argentine en 1949. Là-bas, ce n'était plus le régime conservateur qui avait été au pouvoir jusqu'en 1945, la haute-bourgoisie francophile qui entretenait des compagnies de théâtre françaises durant la guerre. C'était le premier gouvernement Peron, marqué par l'accueil des criminels de guerre... Le Vigan est arrivé en Argentine à quelques années de distance de Falconetti. Pour moi, le point intéressant du film, c'était de mettre en rapport l'exil argentin de ces deux comédiens français. J'ignorais jusqu'alors qu'ils avaient vécu là-bas. Nos chemins s'étaient déjà croisés. En 1944 G'avais cinq ans), mes parents m'avaient amené à la fête de la Libération de Paris. Falconetti était là, elle avait chanté La Marseillaise. .. C'était ça, le sujet du film. Un peu autobiographique, mais à travers l'exil de ces deux personnages.
Bousquet au Vel' d 'Hiv'. Edgardo COZARINSKY : Dans ce film, il y avait aussi une question qui m'intéressait beaucoup. Le Vigan avait toujours été un "second rôle" : comme comédien au cinéma, et avec Céline dans l'exil à Sigmaringen. Et j'ai fait une comparaison entre sa carrière de "second rôle", et la carrière de René Bousquet. À l'époque de mon film, Bousquet était encore vivant (il a été abattu quelques mois plus tard). Et comme il avait été, disons... "l'artificier" de la rafle du Vel' d'Hiv', j'ai décidé d'aller voir le Vel' d'Hiv'. Le lieu d'origine n'existait plus. Il y avait un bâtiment, des appartements... Et une petite plaque. J'ai pensé: Cette petite plaque dit beaucoup de choses: la reconstruction, la destruction du passé... Ce sont des souvenirs que personne ne regarde, les gens passent devant... Et j'ai eu une idée
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simple (je ne sais pas si c'est la meilleure, je ne sais même pas si elle est bonne). Je me suis dit qu'il existait des statistiques: tant d'hommes, tant de femmes, tant d'enfants ont été déportés vers Auschwitz à partir d'ici. Et sur l'image de la plaque du Vel' d'Hiv', j'ai énuméré toutes les positions que René Bousquet avait occupées après la guerre. Il avait été acquitté en 1948 pour «hauts services» rendus à la Résistance, il avait été directeur de banque, de compagnie d'importexport, il avait occupé des fonctions très importantes dans le monde des affaires, jusqu'à sa mort. Alors j'ai fait l'énumération de ses vingt-huit fonctions: directeur de la Banque d'Indochine, directeur de l'export au Moyen-Orient, etc. Et là, encore une fois, je pense que c'est le texte qui est mis en valeur par l'image.
Les images et le commentaire. Edgardo COZARINSKY : Je dirai encore ceci. J'essaie de ne pas lire les critiques qu'on publie sur mon travail (si elles sont mauvaises, ça me fait du mal; si elles sont bonnes, elles font toujours l'éloge de quelque chose peu important pour moi). Mais à l'époque de La Guerre d'un seul homme, on m'a passé une critique de Pascal Bonitzer dans Les Cahiers du cinéma. Et son article m'a frappé parce que je me suis dit qu'il avait vu juste. C'est quelque chose que je n'avais pas vu moi-même, et qu'il m'a fait comprendre: «
Ce film inverse le procédé
traditionnel
du documentaire.
Ce
n'est plus le texte, le commentaire, qui commente les images. Ce sont les images qui sont le commentaire
d'un texte.
»
François CAILLAT: Texte, image, commentaire... On pourrait évoquer, à ce propos, les cicatrices qui figurent et s'inscrivent sur le corps. En effet, que sont les cicatrices, sinon un texte écrit sur la peau, l'image du passé, le commentaire d'une vie... Je crois que Laure Delesalle va nous en parler brièvement, avec le film Nos traces silencieuses.
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Les cicatrices. Laure DELESALLE (cinéaste, co-organisatrice du débat): Oui, je voudrais évoquer ce film réalisé par Sophie Bredier et Myriam Aziza, qui raconte I'histoire des cicatrices du corps. Nos traces silencieuses est un film tourné en direct: les choses se révèlent devant la caméra. Sophie, l'une des deux réalisatrices, relate son histoire. Elle vient de Corée. Elle était orpheline et est arrivée en France à quatre ans. À l'époque, elle ne parlait pas un mot de Français et personne, dans son entourage, ne parlait le Coréen. La mémoire de ces quatre années vécues en Asie s'est effacée. Aujourd'hui, vingt-cinq ans après, Sophie tente de vérifier ses souvenirs à partir des cicatrices qu'elle a sur le corps (notamment des traces de brûlures sur la jambe gauche), et à partir de bouts de souvenirs qui lui restent. Elle tente de retrouver ses quatre premières années. François CAILLA T: En regardant ce film Nos traces silencieuses, nous nous sommes aperçus qu'il recoupait une problématique très proche du lieu de mémoire dont on parle en Histoire et dans les documentaires historiques évoqués aujourd'hui. On sait en effet que les cicatrices sont souvent des cicatrices de blessure et, pourquoi pas, de blessures de guerre. Et surtout, dans ce film, on peut retrouver les relations possibles entre une histoire individuelle et l'Histoire collective. Laure DELESALLE: Il s'agit aussi de la poursuite d'une mémoire: la conservation d'une mémoire à travers des marques. Durant son enquête, Sophie interroge d'autres gens qui ont des cicatrices. Elle rencontre trois personnes qui, elles, savent très bien d'où viennent leurs cicatrices. Ces personnes ont même gardé exprès leurs cicatrices afin de ne pas perdre la mémoire. Ainsi un homme a-t-il découpé dans sa peau, et soigneusement conservé, l'inscription de son numéro matricule de déporté. Mais Sophie, contrairement à ceux qu'elle rencontre, ne connaît pas son passé. Pour elle, les
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cicatrices de son corps lui servent de traces, afin d'aller plus loin. Afin de retrouver ce qutelle a vécu. François CAILLA T : Belle conclusion pour ce débat sur La dernière trace... Merci à tous.
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Con tri butions
LA MEMOIRE AU TRAVAIL
LE PETIT THEATRE DE LA MEMOIRE par Frédéric Goldbronn cinéaste17
L'étoffe des rêves Il Y a quelques années, dans l'une de ces bodegas de Barcelone où le vin coule encore du tonneau, j'ai filmé un vieil homme. Il regardait des photos jaunies de sa jeunesse et de sa ville, qui fut en 1936 la capitale éphémère de l'utopie libertaire. Il a donné son nom au film, Diego. Son histoire, je l'avais lue dans les livres, mais je l'avais surtout entendue de la bouche même de ses protagonistes, ces vieux exilés qui, jusque dans les années soixante-dix, avaient leurs quartiers du côté d'Aubervilliers ou de Ménilmontant, de Toulouse ou de Perpignan. Quarante ans plus tard, dans une langue indécise, ils refaisaient l'histoire sans fin de leur jeunesse, cette histoire qui les avait condamnés au pain amer de l'exil, et avait précipité le monde dans la barbarie de la seconde guerre mondiale. Diego est l'un de ces derniers hommes. Dès qu'on évoque cette Espagne rouge et noire, les yeux se rallument, la voix cassée s'emporte, le corps se redresse, la mémoire travaille. C'est ce travail que j'ai voulu filmer, à la manière d'un conte, celui-là même qui avait transporté mon adolescence. Le film dure le temps d'une nuit. Au matin, l'homme a disparu, l'histoire est terminée. 17 Derniers films réalisés: Georges Courtois, visages d'un réfractaire (1996), Diego (1999), La Maternité d'Elne (2002)
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«Le souvenir n'est pas le contraire de l'oubli, plutôt son envers. On ne se souvient pas, on récrit la mémoire comme on récrit l'histoire» disait Chris Marker dans son film Sans soleil. Vérité des personnages, vérité du désir. Comme en écho, dans son Éloge de l'amour, Godard observe: «Le projet de certains implique le refus du temps. Ils ont une étroite solidarité avec le passé. La plupart des vieillards sont dans ce cas, ils refusent le temps parce qu'ils ne veulent pas déchoir. Chacun garde la conviction d)être demeuré immuable, mais dans quelle mesure la mémoire nous permet-
elle de récupérer nos vies? » Parce qu'il est énoncé dans le présent du tournage, le témoignage filmé peut donner consistance à cette chimère, en même temps qu'en énoncer la vanité; il nous dit à la fois le refus du temps et le passage du temps, d'où sa puissance magnifiquement mélancolique. Le film met d'emblée au deuxième plan la question de la rigueur historique (dont le récit de Diego n'est d'ailleurs pas dépourvu), pour privilégier le travail de recréation de la mémoire, véritable sujet du film. Mémoire recréée, mémoire recréatrice, miracle de la mémoire, la fleur de Coleridge: Si un homme traversait le paradis en songe, qu'il reçût une fleur comme preuve de son passage, et qu'à son réveil, il trouvât cette fleur dans ses mains . a lors. ?18 ... que d lre Les fleurs de Diego, ce sont ses photographies. Elles attestent qu'Utopia a eu lieu, mais elles nous disent aussi que ce lieu n'est plus, ou plutôt qu'il est pris dans le vertige du temps, enserré dans les replis de la mémoire. La volonté de Diego (ce film a toujours eu à ses yeux valeur de testament) rencontre la question essentielle de l'acte cinématographique: résister à la mort et à l'oubli, écrire le temps. Les photos ne sont pas seulement des traces sur 18
Samuel Taylor Coleridge, cité par J.L. Borges, in Enquêtes, éditions
Gallimard.
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lesquelles la mémoire s'appuie, elles sont en retour comme animées par elle. Unité de temps et de lieu, dispositif minimal, mais aussi, malgré ce dénuement et peut-être grâce à lui, voyage imaginaire. Coleridge fut également le chantre de Xanadu, palais démesuré que l'empereur Kubla Khan fit ériger après l'avoir rêvé, et qui inspira Citizen Kane19. Le rêve de Diego est à l'inverse de cette démesure. C'est celui d'un peuple sans dieu ni maître, qui faisait des feux de joie avec les billets de -banque. En ces temps d'argent roi, voilà qui donne de quoi rêver encore.
Berceaux d'humanité La Maternité d'Elne commence où Diego s'arrête, en 1939, sur les plages du Roussillon entourées de barbelés, où s'entassent par dizaines de milliers les combattants espagnols et les « internationaux» venus des quatre coins du monde pour tenter d'en arrêter la course mortifère. Ils y seront rejoints, à partir de l'instauration du régime de Vichy en 1940, par les Tziganes et les Juifs d'Europe du Nord, qui croyaient trouver refuge en France et qui seront déportés ensuite à Auschwitz et à Maïdanek. La faim, le froid et les épidémies emportent chaque jour les internés par dizaines. La situation sanitaire est d'autant plus dramatique pour les femmes sur le point d'accoucher que les hôpitaux et les cliniques refusent de les accueillir. Une jeune institutrice suisse, Elisabeth Eidendenz, qui s'était engagée aux côtés des républicains espagnols avant de les accompagner dans l'exil, décide alors de créer de toutes pièces une maternité, avec les financements d'organisations humanitaires helvétiques. Elle trouve un château en ruine à Elne, à mi -chemin des camps d' Argelès-sur-mer et de Rivesaltes. Plus de 600 enfants pourront y naître et y survivre, jusqu'à la fermeture de la maternité par les Allemands en 19
Kubla Khan, Coleridge, éditions José Corti (voir aussi Kubla Khan par S.T. Coleridge, Orson Welles, in Les Cahiers du Cinéma, hors-série Orson Welles, 1982).
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avril 1944. Fragile havre de vie dans un paysage de mort, la maternité d'Elne était le miroir inversé de son temps, le cœur d'un monde sans cœur. J'ai retrouvé une vingtaine d'enfants nés dans ce lieu, des mères et des membres du personnel de l'époque. Je les ai rassemblés pendant plusieurs jours dans le château qui abritait la maternité. Le film est le récit de cette rencontre. L~idée directrice du projet était la suivante: ce ne sont pas seulement des enfants qui ont été sauvés à la maternité suisse d'Elne, mais aussi une certaine idée de I'humanité. En permettant à ces enfants de naître et de survivre à l'écart des camps, cette maternité a permis aussi à I'humanité de renaître symboliquement à travers eux. Ces enfants, qui ont aujourd'hui atteint l'âge des bilans, sont les produits et les porteurs de cette humanité, ils en sont les dépositaires. Quel est ce fil qui les relie, et nous relie à eux? Cette pro-blématique m~incîtait d~emblée à renoncer aux solutions de filmage classiques, basées sur la collecte de témoignages dispersés que l'on rassemble ensuite au montage pour élaborer un dispositif original centré sur le travail de la parole. Dans ce dispositif, deux éléments étaient essentiels: l'unité de lieu et la situation de groupe. Le lieu d'abord: un édifice à la fois beau et étrange, un manoir plus qu'un château, qui se dresse au milieu des vergers, surmonté d~une vaste coupole de verre dans le style 1900, d'où l'on surplombe à la fois la Méditerranée, les neiges du Canigou et la plaine du Roussillon. Matrice de la parole, au double sens métaphorique du terme: le lieu de son origine et le lieu où elle se développe et dont elle se nourrit. Au cours de mes entretiens avec les participants, j'avais été frappé de constater à quel point il était important pour les gens qui y étaient nés - et ce, alors même qu'ils n'en avaient évidemment aucun souvenir. Beaucoup y étaient retournés
quand Je château était à l ~ abandon et en avaient ramené un morceau de carrelage, comme leurs pères avaient emporté un peu de terre d'Espagne dans un mouchoir. C'était donc un
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lieu à la fois fort sur le plan symbolique et ouvert, qu'ils pouvaient investir de toutes leurs interrogations sur leur origine, qu'ils pouvaient - et le spectateur avec eux - remplir de leur imaginaire. On pourrait dire qu'ils n'en avaient pas de souvenir mais qu'ils en avaient une mémoire, au sens ou Pierre Nora parle de "lieu de mémoire" : «Non ce dont on se souvient, mais là où la mémoire travaille.
»20
La situation de groupe ensuite: dans le dispositif principal, chacun racontait son histoire aux autres réunis en cercle. La caméra montée sur travelling circulait parmi eux, filmant l'écoute autant que la parole. La rencontre a fonctionné comme une véritable catharsis: c'était un moment d'émotion intense, plein de larmes et de bonheur, un moment de partage où chaque récit individuel constituait le nouveau maillon d'une histoire collective. Point d'ancrage de vies fracturées par I'histoire, des gens qui ne se connaissaient pas la veille, des orphelins, se sont élus fils et frères. Terre d'asile des Espagnols, des Juifs et des Tziganes; terre promise où il n'y avait plus Espagnols, Juifs ou Tziganes, mais des humains qui résistaient de la manière la plus irréductible, à I'heure où les rêves étaient devenus cauchemar, en faisant le pari de la vie. Lieu originel, terremère. Comment ne pas reconnaître, dans 1'histoire de ces naissances, la genèse même de ce que nous sommes, l'humanité qui renaît de ses ruines, le creuset de la vie?
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Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Gallimard, 1984. 81
ERNEST PIGNON-ERNEST: JE JOUE BEAUCOUP SUR LA DISPARITION. Entretien réalisé par Sara Roumette journaliste indépendante
Ernest Pignon-Ernest est un plasticien qui intervient dans les rues des villes. Motivé par un thème, une ambiance, un lieu, une histoire, il réalise des dessins très élaborés, mettant en scène des hommes ou des femmes, qu'il imprime en sérigraphies sur un papier fragile et colle la nuit dans les rues. Parmi ses interventions les plus connues, on peut citer les Rimbaud (collés sur la route Charleville-Paris en 1978-79), les expulsions (dans le quartier de Montparnasse en 1980), ou encore ses travaux à Naples (de 1988 à 1995). En 2002, Ernest Pignon-Ernest a réalisé à Soweto un travail sur l'épidémie de sida qui ravage le pays.
Sara ROUMETTE : La notion de trace est-elle importante dans votre démarche? Est-elle pertinente? Ernest PIGON-ERNEST : Probablement, mais qu'est-ce que c'est, exactement, une trace? Moi, je travaille sur des traces qui sont quelquefois disparues: j'essaie de les réactiver, en quelque sorte. Quand je travaille dans des lieux, je travaille en quête de leurs traces enfouies, de leur mémoire enfouie. Mes images ont pour fonction de les désembourber, de les faire remonter à la surface. Vous travaillez surtout sur des lieux urbains...
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Oui, pratiquement toujours. Je travaille sur les villes, sur l'espace urbain, et mon travail, mes images planes, découlent des murs. J'envisage la ville comme un espace plastique, comme si c'était une immense sculpture: je m'intéresse à ce qui se voit mais, en même temps, je prends en compte aussi surtout - ce qui ne se voit pas. C'est pourquoi j'ai une petite hésitation sur le mot trace, parce que le mot sous-entend qu'on les voit, que c'est une chose qui a une dimension physique. Moi, je travaille sur des traces enfouies. Mes images naissent de cette double appréhension de la ville: visible I invisible. Et à partir de ça, je fais des images que je viens glisser dans cet espace réel. Elles jouent le rôle d'un révélateur, en quelque sorte. Elles doivent, dans le meilleur des cas, exacerber tout le potentiel poétique, dramatique, historique que portent les lieux, le faire remonter à la surface. Comment préparez-vous
vos interventions?
Je les prépare de deux façons: d'une part, je les prépare en marchant, littéralement; c'est une appréhension physique, sensuelle de la ville. Dans le même temps, je lis, ou j'interroge des gens. C'est à Naples que j'ai le plus travaillé sur les traces; j'y ai rencontré des urbanistes, des curés, des gens qui font la ville, qui font sa richesse spirituelle et ses qualités plastiques. Mais j'ai lu en même temps plus dtune centaine de bouquins, depuis la Bible jusqu'à des romans policiers qui se déroulent à Naples, en passant par Dante ou Alexandre Dumas. J'ai même revu des films, parce qu'il y a des morceaux du Décaméron de Pasolini qui ont été tournés à Naples. Et je me suis inspiré de tableaux du Caravage. Au fond, faire une quête de ces gens-là, c'est aussi faire appel à certaines traces, dans l'histoire de la peinture, du cinéma. Avant, on disait que les peintres allaient "sur le motif"... Moi, je vais sur le motif avec des bouquins et en marchant dans les villes; j'essaie de comprendre, d'appréhender la ville qui devient mon matériau plastique essentiel. C'est comme si je faisais des "ready-made" : je prends un lieu, en essayant
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de le charger de toute sa force symbolique, de toute son histoire, et je glisse un élément de fiction dedans qui doit venir secouer tout ça, le perturber, le rendre plus intense, ou faire remonter à la surface. .. Mes images ont une dialectique complexe: en apparaissant, elles disent ce qui a disparu. Leur présence dit une absence. Cela me fait penser à l'un de vos travaux, sur la Commune21.
Je travaille beaucoup avec les anachronismes: ils contribuent à faire apparaître toutes les strates de l'Histoire. Lorsque je mets les cadavres de la Commune au métro Charonne, je superpose la lutte et le massacre de la Semaine sanglante des Communards avec une lutte, un siècle plus tard, contre les guerres coloniales22. Je joue avec cette trace, avec ce qui reste dans la mémoire des gens; quand je mets les images au métro Charonne, il se produit une sorte d'interaction: mon image se nourrit du souvenir du drame qui s'est passé là, des huit morts. Elle est d'autant plus dramatique qu'il y a ce mélange entre mon image et le souvenir du lieu. Et en même temps, je fais remonter à la surface, pour les gens qui passent, le souvenir de ce lieu. Là, vous nous parlez d'un lieu très précis, symbolique. Mais quand vous travaillez à Naples, comment choisissez-vous les lieux où vous allez coller vos dessins? De la même manière, il y a des parcours symboliques: par exemple, pour l'image inspirée des épidémies de peste (un homme qui porte sur son dos, par les pieds, un autre homme mort, la main traînant par terre), je l'ai collée uniquement 21
En 1971, pour commémorer l'anniversaire de la Semaine sanglante,
Ernest Pignon-Ernest avait recouvert les nIes parisiennes de deux mille dessins d'hommes allongés: à Montmartre, à la Butte aux Cailles, mais aussi au métro Charonne. 22
Le8 février 1962, à Paris, une manifestation de protestation contre les
attentats de l'OAS et pour la paix en Algérie se termine par la mort de huit personnes au métro Charonne.
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dans des rues pavées de dalles de lave de volcan. Ces rues se superposent pratiquement toutes aux rues grecques ou romaines, elles vont d'une catacombe à une autre. Ça forme un parcours qui parle des images de la mort, que la ville de Naples a secrétées depuis trois mille ans. Déjà, dans rEnéide, Virgile met l'Enfer sous Naples. L'antre de la Sybille de Cumes, qui accompagne Énée aux enfers, est sous Naples. Et puis il y a eu le Vésuve, les tremblements de terre: cette ville a une relation particulière avec son sous-sol, et avec l'idée de la mort. En plus, il y a Pompéi enseveli... Donc ce travail sur la mort définit un parcours symbolique dans la ville. Un exemple: j'ai collé des images sur le Palais San Severo, qui était un prince alchimiste. Dans le sous-sol de son palais, il y a des espèces de momies; on raconte qu'il faisait des expériences sur le corps humain, il semble qu'il a injecté des trucs dans le sang de certaines personnes: il n'en reste plus que le circuit sanguin et le squelette. Il y a aussi une chapelle, qui est l'un des hauts lieux de l'art baroque, dans laquelle il y a une sculpture très belle d'un Christ mort: pendant des siècles, on a dit que ce n'était pas une sculpture, que le prince savait marbroriser les gens. Quand je collais la nuit, le copain qui m'aide à Naples, qui est marxiste, communiste, m'a dit très sérieusement: " Ne colle pas sur le palais, c'est trop dangereux". Pour les Napolitains, c'est encore un endroit maléfique. Il m'a laissé coller tout seul. Ce sont encore des traces très vivantes, alors... Oui. Un autre exemple: le cheminement de mes images reprend les processions de Pâques, qui étaient déjà des parcours liés à des rites de mort, du temps des Grecs et des Romains, donc à des parcours symboliques. En plus, je colle ces images dans la nuit du Jeudi et du Vendredi saint: j'utilise des éléments poétiques, ou dramatiques, qui ne sont pas de l'ordre plastique. Pour 99 % des Napolitains, rencontrer une image de mort le lendemain de la procession intervient dans la réception de l'image. On ne peut pas dire que ce sont vraiment des traces, mais ce sont des choses qui
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interviennent dans la lecture. Au fond, je dis de moins en moins que je suis peintre, parce que cet élément du temps compte autant que le dessin lui-même. Dans cette série sur la mort, j'ai essayé de travailler sur l'épidémie. Quand j'y étais, toutes les rues de Naples étaient remplies de seringues. Il y avait des ex-votas dans les églises qui étaient des seringues en or (les mères priant pour que leurs enfants décrochent). Il y avait donc cette idée de l'épidémie, de la pandémie de sida. En même temps, mon image fait une référence directe aux grandes pestes du XVIIe siècle, à la façon de porter le corps, prise dans des tableaux de la peste. C'est une façon d'inscrire mes dessins dans l'Histoire, dans la mémoire. Il y a plein de références de cet ordre, qui sont de l'ordre de traces, on peut dire... ... Ou d'inconscient collectif. Oui, comme si tout restait toujours. Il y a un texte de Freud qui dit que la mémoire c'est un peu comme si, à Rome, toutes les cultures étaient restées. Comme si l'on pouvait tout voir accumulé. Moi, j'essaie de travailler là-dessus. La trace est doublement intéressante dans votre travail: d'une part, vous travaillez à partir de traces diverses, mais vous laissez aussi des traces. La fragilité du papier que vous utilisez ne laisse même que des traces. Oui, je joue beaucoup sur la disparition, sur la fragilité, sur le côté éphémère de mon travail. Ça compte énormément. Quand on découvre mon dessin dans la rue, on voit qu'il va disparaître, que c'est une chose éphémère. Ça crée une espèce de contradiction
- surtout
pour les dessins très élaborés - avec
la plupart des choses que l'on voit dans la rue (des tags, des pochoirs, des choses vite faites, assez simples plastiquement). En même temps on sent qu'il est condamné, qu'il va disparaître. Un des éléments suggestifs qui compte autant que le dessin, c'est cette mort annoncée que porte mon travail.
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Je m'en suis rendu compte quand j'ai travaillé sur Rimbaud, parce que ça allait bien avec la dimension rimbaldienne. Ce qui me semblait le plus rimbaldien, dans ce travail, c'était justement que ça allait disparaître. Pour moi, le summum de la trahison, c'est de faire un Rimbaud en marbre comme il y en a à Charleville. Le fait que ça allait disparaître, que c'était jeté au vent, c'était ce qu'il y avait de plus rimbaldien, plus que mon dessin, plus que le fait de le coller sur les routes. Je me sers de cette fragilité comme d'un élément poétique. Est-ce que vous suivez la vie de vos affiches, après?
Pas assez. Un Napolitain a suivi pendant deux ans mes images, les a photographiées: on voit la dégradation, le papier qui jaunit, disparaît. Mais certaines images restent longtemps: Sainte Agathe, par exemple, que j'ai collée à Naples en 1994, y est toujours; le quartier la vénère, les femmes sont venues écrire leur nom sur le dessin, qui est devenu un ex-voto. Mais d'habitude ça disparaît avant. Sur quoi avez-vous
travaillé récemment?
Je viens de faire un travail en Afrique du Sud sur le sida. Des associations vont le réutiliser dans leurs campagnes. C'est une image que j'ai faite en parlant avec des gens dans les dispensaires. Les gens les plus conscients me disaient qu'ils arriveraient à vaincre le sida s'ils arrivaient à en faire une grande cause nationale, une mobilisation semblable à celle contre l'apartheid. J'ai donc essayé de faire en sorte qu'une image qui parle du sida fasse penser à l'apartheid; or il y a une photographie très connue, symbolique de la lutte contre l'apartheid, quand en 1976 un jeune garçon a été tué dans une manifestation à Soweto: il est porté dans les bras d'une femme qui marche, comme une pietà. C'est devenu un emblème. J'ai fait en sorte que, quand on voit cette femme qui porte un malade, sur mon dessin, on pense à cette autre image. J'ai essayé de superposer les deux choses.
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Vos sujets sont très divers. ..
Je parle de la vie des gens, alors je peux travailler aussi bien sur les problèmes de logement des travailleurs immigrés que sur l'Enéide. Le danger, c'est que quand on fait un travail qui a une connotation politique, dès que l'on parle d'art politique - à cause du passif de l'art imbécile, du réalisme soviétique ou chinois - on pense toujours que c'est un art qui est en moins: moins d'imagination, moins dtinvention plastique. Un art un peu illustratif. Moi, je pense que c'est le contraire.
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BERLIN CONTRE LES FANTôMES Réflexions pour un film sur la capitale allemande par François Caillat cinéaste23
Toute ville doit apporter réponse à des questions qui lui sont posées. En certaines circonstances, il peut s'agir de questions brutales, exigeant une réponse radicale. En cas de destruction massive notamment: une ville détruite par un bombardement ou un tremblement de terre doit soudain se reconstruire. Berlin a connu de telles destructions: un bombardement intensif par les anglo-américains entre 1942 et 1945, qui l'a mise en ruine; et le tremblement de terre symbolique de la période nazie, après laquelle plus rien n-'était pensa-ble pareillement. Il ne suffit pas en effet de reconstruire. Il faut décider quoi reconstruire. Choisir ou non l'ancien état des choses. Oublier le passé, ou au contraire le restaurer. Une ville comme Varsovie, rasée par la conjugaison des armées allemandes et soviétiques, a reconstruit son centre à l'identique parce qu'il fallait, dans la conscience polonaise, retrouver l'identité niée. Le cas de Berlin est inverse: il aurait été impossrble de reconstruire telle quelle la capitale du Ille Reich, même si les nazis avaient prévu d'en transformer l'allure. Mais comment tourner la page? Le débat sur l'opportunité de restaurer les sites, tel qu'on le connaît en France depuis Viollet-le-Duc, s'amplifie en cas de 23
Derniers films réalisés: ILl quatrième génération (1997), L'homme qui écoute (1999), Naissance de la parole (2000), Trois soldats allemands (2001).
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destruction massive. Que faire avec les ruines? Du neuf ou de l'ancien? Du souvenir ou de l'avenir? À moins de vouloir les deux, mais ce n'est pas si facile. Berlin s'est retrouvée après la guerre dans ce dilemme un peu schizophrénique. Dans la reconstruction de la ville, il fallait abolir le passé sans pour autant laisser croire qu'on l'aurait oublié. Renier sans nier. Laisser des traces qui ne prennent pas trop de place. Autrement dit, manier le symbole... La confrontation de Berlin avec ce passé difficile n'est qu'un des aspects de son histoire. Car la période nazie, quoique très brutale, a été plutôt brève: douze années. Et Berlin a eu à faire, durant le siècle, à d'autres époques face auxquelles elle devait se redéfinir. Avant les nazis, il y avait déjà eu deux régimes antinomiques: l'Empire et la république. Berlin, d'abord capitale de la Prusse, est devenue la capitale du nouvel empire allemand créé dans les années 1870. À sa chute en 1918 (consécutive à la défaite), Beilin a pris la mesure du bouleversement et de nombreuses transformations dans la ville ont répondu à la nouvelle réalité politique. Ce n'était pas seulement affaire de dénomination des sites. On a voulu également construire un ordre spatial (urbanistique, architectural, monumental) qui rende compte du nouvel ordre socio-politique. Par exemple, puisque l'Empire avait construit un axe nord-sud traversant la ville, la République a prévu de construire un axe est-ouest: opposé à l'ancien, il signifierait avec clarté sa nouvelle orientation répu-blicaine et ses vertus démocratiques. Le projet n'a finalement pas vu le jour, mais il montre comment le Berlin des années 20 avait le souci de rompre avec l'époque impériale de Guillaume. Dix ans plus tard, l'arrivée des nazis en rupture avec la république s'est traduite, à nouveau, par de vastes projets de transformation de la ville. Albert Speer, l'architecte de Hitler, a conçu les plans du nouveau Berlin qui serait achevé vers 1950 et s'appellerait Germania: une ville grandiose qui incarnerait les nouvelles valeurs en cours (malgré son style classique peu innovant). Les nazis n'ont pas eu, eux non plus, le temps de réaliser leurs projets. À tout le moins les ont-ils
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préparés en creux. Rappelons en effet que, dans les sphères du pouvoir, on se réjouissait secrètement que les bombardiers ennemis se chargent de détruire cette ville qu'on voulait rebâtir de fond en comble. C'était autant de gagné sur les travaux de démolition... Après 1945, il a fallu prendre en compte ce nazisme récent. Certes la ville était en ruine, mais on ne pouvait pas en accuser simplement les alliés. Les -berlinois vivaient dans leurs ruines comme dans l'expiation de leurs fautes, et ce n'était pas suffisant. Que faire avec les traces de son propre passé? Comment faire admettre, et prouver, qu'on n'est plus ce qu'on a été? Comment exprimer dans l'espace d'une ville, dans l'architecture des lieux, qu'on ne veut plus vivre, circuler, se rencontrer comme avant? Comment exister à la fois avant et après, dedans et dehors? En somme, une impossible question était posée aux berlinois: que peut devenir une ville détruite par la faute (ou sous la responsabilité) de ses -habitants? Songeons à la ville de Varsovie qui s'est reconstruite contre ses deux ennemis, allemand et soviétique, qui l'avaient annihilée; songeons à Hiroshima qui s'est reconstruite contre l'inhumanité de la bombe atomique, c'est-à-dire avec le monde entier, dans une compassion universelle et la réconciliation des ennemis. Mais Berlin? Contre qui Berlin pouvait-elle se reconstruire? Ni contre les alliés ni contre les allemands. Pas même contre les nazis dont le règne venait à peine de s-'achever sous les seuls coups de rétranger. Heureusement, peut-être, il y a eu la partition d'après-guerre: les deux Allemagne. Il y a eu un partage du passé entre deux régimes politiques ennemis qui ont pu, chacun de leur côté, masquer leur rapport à ce passé dans la relation à l'autre. Masquer ou au moins traduire. Chacun a pu ainsi différer l'examen de son passé nazi, le circonscrire, le reformuler dans un nouvel affrontement est louest. Et Berlin issu du Ille Reich s'est trouvé projeté dans un autre débat, fait de blocus, de familles séparées, de Mur et de barbelés... Des barbelés qui surgissaient opportunément pour en faire oublier
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d'autres, un Mur qui faisait obstacle à tous les autres, un véritable écran dans la mémoire, à la façon d'un souvenir... écran bénéfique. Berlin est donc devenu fréquentable. Les ruines s'y accordaient assez bien avec la nouvelle désolation: une nation coupée en deux, une guerre civile larvée. À la seconde guerre mondiale succédait une guerre froide, d'autant plus bienvenue que les allemands, cette fois-ci, n'en étaient pas responsa-bles. Et l'affreuse guerre des races nazie se faisait oublier dans une nouvelle et légitime guerre des mondes (l'expression "monde libre" date de cette époque). Dans ce contexte de déplacement (quasiment au sens freudien, comme le souvenir-écran évoqué ci avant), il est sûr que la "gestion des ruines" a pu se faire plus facilement. Elle a été rendue possible par l'alibi du nouvel ennemi prenant la place de l'ancien: au nazi était substitué le communiste ou le bourgeois impérialiste (selon le point de vue ouest/est). Les ruines elles-mêmes ont changé d~époque et d'enjeu. On a vite oublié la capitale du Ille Reich parce que Berlin est devenue la ville prisonnière de Staline, ou la capitale libérée par l'Armée Rouge - selon le point de vue. Dans les deux cas, les ruines se sont pudiquement dissimulées dans le Mur. Comment faire oublier un passé encombrant? En faisant "table rase", en construisant un "homme nouveau". Ces expressions, qui appartiennent à }lhistoire de la pensée communiste, ont abondamment servi dans l'après-guerre de Berlin-est. Elles ont permis d'écarter toute référence au passé nazi de la période antérieure. De l'éradiquer sans contrition. De le jeter dans la fosse commune à tous les ennemis de classe. Pourtant, et paradoxalement, cette relation brutale au passé, ce rejet sans appel, n'est pas si différent de ce qui s'était passé jusqu'alors. Car les nazis, à l'aide d'une terminologie différente et d'ambitions très opposées, avaient eux aussi le projet d-'éradiquer Berlin-la-démocrate et de construire sur ses ruines la ville de l'homme nouveau. Et cette vaste transformation aurait été faite sans concessions ni états d'âme
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(rappelons que la capitale n'était pas aimée des nazis: elle avait toujours voté contre eux et représentait, à cause de ses mœurs d'avant-guerre, une Babylone moderne et le vice judéo-bolchévique). Plus tôt encore, avant la période nazie, Berlin-la-républicaine avait voulu, elle aussi, construire un site renouvelé sur l'emplacement de l'ancienne capitale impériale. À chaque époque son homme nouveau, à chaque époque sa ville incarnée. À Berlin, durant le XXe siècle, les ruines n'ont pas seulement été causées par les bombardiers angloaméricains. Ce sont aussi les ruines d'une vie politique qui s'est sans cesse retransformée en son extrême opposé; ce sont
les ruines d'une ville qui, en changeant souvent, et avec brutalité, de régime et de foi, a voulu aussitôt en transformer les symboles. Ce sont les ruines d'une ville qui, peut-être comme tout ce pays, manifeste un vif empressement à accomplir ce qu'elle croit être sa mission - quitte à se renier, ou à oublier qu'elle s'est brutalement transformée depuis hier. D'où cette énergie à rebâtir et promouvoir le site de l'époque nouvelle. Qu'on songe en comparaison à Paris qui a conservé avec obstination tous les vestiges de son histoire. Qui les promeut à titre égal, comme les signes incontestables d'une épopée variée: le Versailles royal y côtoie la Bastille révolutionnaire de 1789, le Sacré-Cœur voisine avec la République des anticléricaux. Tout n'y est pas équivalent, certes, mais chacun a droit de cité. À Beilin, on pourrait croire que ce droit de cité n'est accordé qu'au seul présent. On réserve au passé quelques ruines, mais ce sont des ruines presque sanglantes, regrettables, à la limite de l'expiation. Et, si possible, on aimerait bien qu'elles ne soient pas trop
visibles... Dernier changement en date: la fin du communisme, c'est-àdire ici la Chute du Mur. Il en va de ce passé comme des autres, on voudrait vite s'en dé-barrasser. Pourtant, là encore, comme prouver que ce passé était imposé? Car s'il apparaît aujourd'hui si sombre, c'est bien qu'on y a été contraint...
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La relation avec le passé communiste semble la même qu'avec le passé nazi quelques décennies plus tôt: il faut non seulement s'en débarrasser, mais aussi faire oublier que les Allemands n'y étaient pas complètement étrangers. La difficulté, aujourd'hui, c'est peut-être qu'il n'y ait pas de nouvel ennemi auprès de qui détourner l'attention. Comment faire oublier qu'on a été communiste s'il n'y a pas de combat à engager afin de se dédouaner? Autant certains ex-nazis ont pu se racheter une conduite après-guerre en travaillant pour les Américains (contre les Soviétiques), autant on imagine mal aujourd'hui les anciens communistes s'engager sous une bannière militante pour dissimuler leur passé. À moins que cette nouvelle bannière soit l'économie de marché? Le marché, le libéralisme, les affaires: voilà le revirement (le quatrième du siècle) qui préside à la nouvelle reconstruction de Berlin. Et comme les précédentes fois, il ne s'agit pas seulement d'économie mais aussi de politique, d'éthique, de vision du monde. On pourrait alors parler ici d'''empressement démocratique". Dans ce chantier berlinois du XXIe siècle, tout a été mis en œuvre pour que s'expriment pleinement les vertus de la nouvelle Allemagne réunifiée: consultation et transparence. Certes il existait depuis déjà trois décennies une telle tradition à l'ouest (démocratie participative, poids idéologique des Verts, toutes les valeurs issues de la génération contestatrice des années 60). Mais cette filiation démocratique n'est pas la seule référence qu'on trouve dans le chantier ~berlinois d"aujourd'hui. On y repère aussi, dans la manière de faire, une continuité avec d'autres époques nettement moins démocratiques: cette rapidité à vouloir éradiquer le passé, cette urgence à ôter les signes d'un passé plus ou moins bien assumé. Aujourd'hui, une nouvelle fois, il s'agit de "faire table rase" . Mais cette fois-ci, contrairement à l'hymne du Parti, c'est bien du passé communiste qu'il faut faire table rase. Que faire des ruines du communisme? Quelques fragments du Mur sont maintenant protégés dans un enclos, musée pour les futures générations à qui l'on viendra montrer un vestige
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de ce "Mur de la Honte", comme on l'appelait. Peut-être la suite de la visite comportera-t-elle un arrêt au lieu muséal construit sur l'ancien siège de la Gestapo, autre lieu de "honte" devant lequel méditer... Et peut-être la visite se poursuivra-t-elle sur tous les lieux de "honte" constituant le passé des allemands... D'où vient donc cette rage à se débarrasser du passé? D'où vient l'empressement à ne construire que l'avenir, c'est-à-dire le présent immédiat?.. Le trait peut paraître grossier, et pourtant. Il suffit de rappeler ici les titres successifs de La Nouvelle Garde, célèbre bâtiment
berlinois: d'abord dédié
-«
Aux guerres de libération»
(contre Napoléon), il fut re-dédié en 1931 «Aux morts de la guerre mondiale », puis en 1960 « Aux victimes du fascisme et du militarisme» (il était alors à Berlin-est), enfin, depuis 1993, il est « Souvenir de la République fédérale »... Lira-ton un jour sur ce monument une dédicace aux victimes de la mondialisation? C'est bien cet enjeu qui apparaît aujourd'hui: une reconstruction menée sous les auspices du libéralisme économique, un nouvel homme nommé Promoteur qui, lui aussi, fait table rase du passé en construisant sur les ruines de l'ancien la cité de la Modernité. Certes cet homme nouveau n'a pas sciemment détruit l'ancienne ville pour y bâtir son empire. La plupart du temps, il se contente d'occuper le "no man's land" de l'ancien Mur ou d'investir les anciennes friches urbaines. Certes ses intentions sont moins belliqueuses que celles de certains de ses illustres prédécesseurs. Mais il n'est pas dépourvu de pouvoir et, sur le plan de l'efficacité, c'est peut-être lui qui en possède le plus. Là où les républicains de l'époque de Weimar avaient manqué d'obstination, là où les nazis ont manqué de temps, l'industriel libéral tente à son tour sa chance. Il entreprend de remodeler la ville à son image. Et puisque l'époque n'est plus, paraît-il, dévolue aux idéologies, il agit avec un autre outil: l'argent. Pour preuve, la nouvelle Potsdamer Platz où s'enchâssent les tours de mastodontes de l'économie mondiale: Mercedes et
Sony... 95
Les traces semblent avoir un statut très particulier à Berlin. Elles apparaissent comme des vestiges indésirables: restes d'une maladie autrefois contractée, preuves de terribles erreurs passées. Elles sont des cicatrices honteuses.
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L'IDEE D'UNE JUSTE MEMOIRE Notes pour un projet de film sur le camp du Struthof par Robin Hunzinger cinéaste24
On écrit l'Histoire, mais on l'a toujours écrite du point de vue des sédentaires, et au nom d'un appareil unitaire d'Etat. Il faudrait imaginer un agencement collectif d'énonciation, un agencement machinique de désir, l'un dans l'autre et branchés sur un prodigieux dehors qui fait multiplicité de toute manière. Gilles Deleuze
Un lieu. Le camp de Natzwiller-Struthof est implanté en Alsace par le pouvoir nazi en 1941. Ce camp est conçu pour recevoir 1.500 détenus et contient une chambre à gaz. Plus de 45.000 personnes sont "immatriculées" entre 1941 et 1944. 25.000 meurent. Le Struthof, seul camp de concentration en France, est un lieu--trauma, un lieu de mort, un lieu où "ça" est arrivé. A partir de la découverte d'une série de photos datant de 1954, montrant la destruction de baraques de l'ancien camp de concentration de Natzwiller-Struthof par des officiels français, j'aimerais enquêter sur la difficulté d'une "juste mémoire". Il s'agirait de comprendre les rapports de la 24
Derniers films réalisés:
dans l'entre-deux
(2000),
Les pionniers Eloge de la cabane
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du paysage (2002).
(1999), Voyage
mémoire et de l'histoire, dans un lieu où la barbarie a frappé. Et d'arriver à faire un film" mémoriel", où chacune des strates de mémoire trouve sa place, puisse être vue et ressentie et comprise. Pour cela, j'ai fait des lectures, j'ai pris des notes, j'ai cherché à comprendre le processus que je voulais lancer.
Refoulement. Tous ceux qui ont vécu dans cette région ont une interprétation différente de la mémoire du camp. Ils ont un rapport particulier au lieu. Mes parents m'ont transmis les défenses qu'ils ont édifiées contre le passé et, pendant longtemps, j'ai ignoré le lieu lui-même, vivant à l'ombre du refoulement d'événements que je ne connaissais pas. Le jour où j.ai découvert ce lieu a été un grand choc. L.oubli n.avait pu venir à bout de cette histoire-là. « Qui tente de s'approcher de son propre passé enseveli, doit faire comme un homme qui fouille. Il ne doit surtout pas craindre de revenir sans cesse à un seul et même état des choses - à le disperser comme on disperse de la terre, à le retourner comme on retourne au royaume de la terre. »25 Face à l'oubli, j'ai eu une boulimie frénétique de lecture et de discussion: volonté de transmission et de casser le déni par la connaissance. J.ai dtabord voulu comprendre la culpabilité, la responsabilité, la faute, la honte, comme pour maîtriser le passé...
Disparition. Fragilité du témoignage; présence ténue de l'absence; pouvoir de l'absence; silences, ombres et mémoire... Comment ne pas évoquer, à propos de cette esthétique de l'absence, La Disparition de Georges Perec: 25
Walter Benjamin, Images de pensée, Paris, Christian Bourgois, 1988. 98
« Il Y avait un manquant. Il y avait un oubli, un blanc, un
trou qu'aucun n'avait vu, n'avait su, n'avait pu, n'avait voulu voir. On avait disparu, ça avait disparu [...] Tout a l'air normal, tout a l'air sain, tout a l'air significatif, mais, sous l'abri vacillant du mot, talisman naïf, gris-gris biscornu, vois, un chaos horrifiant transparaît, apparaît: tout a l'air normal, tout aura l'air normal, mais dans un jour, dans huit jours, dans un mois, dans un an, tout pourrira: il y aura un trou qui s'agrandira, pas à pas, oubli colossal, puits sans fond, invasion du blanc. Un à un, nous nous tairons à jamais. »26
Absence. Au Struthof, tout est exprimé dans l'absence de ce qui a été. Il n'y a pas de cohabitation entre passé et présent. L'Etat français lui-même a essayé de réduire au silence ce lieu. Ainsi, en 1954, le préfet du Bas-Rhin a brûlé les baraques du camp au cours d'une étrange cérémonie. Cette disparition a été filmée et prise en photos. L'absence n'est ni le point culminant d'un acte historique violent, ni le contrecoup résiduel d'un vide, mais plutôt une entité immensément active. L'absence constitue le moteur de toute recherche critique. Elle doit être au coeur d'un film qui la traverse.
Envie. Faire un film sur la mémoire intime, la réflexion personnelle et l'impossibilité de la représentation... Il faudrait réfléchir à un récit filmique de la mémoire, qui ne soit pas une sacralisation de cette mémoire, mais qui cherche à faire parler ses silences, à s'installer dans ses silences. En voulant fonder le récit sur la rencontre de séries 26
Georges Perec, La Disparition,
Denoël, Paris 1969. 99
parallèles - la mémoire après le camp, la mémoire du camp, la réflexion sur un lieu de mémoire.. j'ai été amené à penser le processus de la fouille, dont l'enjeu est la révélation de ce qu'on a incendié. Filmer la mémoire peut se faire par le biais de photos, d'archives, de témoignages, parcelles qui tentent de pallier l'oubli, la perte, en leur substituant d'autres types de traces, indices, fragments.
Avant et Après. Sophie Calle, dans Souvenirs de Berlin Esf7, s'est penchée sur les traces d'un passé en train de disparaître. Elle a pris des photos de places, de façades, de socles, de boîtes, vestiges d'un passé qui se cache, sans se renier totalement. Ces traces sont autant d'insignes, de cicatrices. Face aux photos qu'elle a prises, Sophie Calle nous montre d-'autres photos plus anciennes, datant de la répu-blique communiste (RDA), où le monument, la plaque, la statue, n'ont pas encore été arrachés. En passant de l'un à l'autre, en écoutant des Berlinois parler de la disparition des traces, on voit comment un paysage peut avoir un sens, comment la politique lui donne sens, et comment l'espace manipule celui qui y évolue - malgré lui, ou avec lui. Les insignes symboliques du pouvoir, une fois écartés, n'apparaissent que plus présents. En effet, la trace de leur disparition (comme un socle sans statue) montre à quel point la RFA a voulu absorber la RDA. Car pour ceux de l'Ouest, tout ce qui venait d'Allemagne de l'Est ne valait rien. Il ne fallait pas seulement démanteler, mais oublier, faire acte de "dé-mémoire". Le mur est tombé, et l'idéal érigé avec lui. De part et d'autre du mur, on veut réinventer un monde nouveau, oublier un passé qui ne passe pas. Seules certaines traces sont là pour nous rappeler que ce passé a existé, et qu'on ne peut pas entièrement l'effacer. 27Sophie Calle, Souvenirs de Berlin-Est, Actes Sud, 1999.
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Art. Jochen Gertz travaille sur le silence et l'impossible transmission de la mémoire. Plasticien né en Allemagne en 1940, il est l'auteur du "Monument invisible" de Sarrebrück (1993). Pour ce monument, il a dépavé 2600 pierres et inscrit sur chacune un nom pris dans un cimetière juif profané par les nazis. Il a ensuite remis chaque pavé en place, avec son inscription retournée, devenue invisfble au passant. Sur les 8000 pavés formant le site, seuls ces 2600 pavés portent donc une inscription. Et il est impossible au promeneur de savoir s'il marche sur un pavé gravé ou non. Jochen Gertz s'est exprimé à plusieurs reprises sur le sens de son entreprise: « Face à un passé, un certain nombre de gens de mon âge
(et même ceux qui sont nés plus tard) ont toujours eu le sentiment de ne pas avoir su bien se comporter. C'est une forme de refoulement sublime. De là m'est venue f'idée de refouler l'oeuvre. Depuis Freud, on sait que le refoulé nous hante toujours. Je veux rendre public ce rapport au passé,
qui pourrait être le mien.
»28
Jochen Gertz dit encore: «
Ce passé, on ne peut le vivre, c'est un héritage
impossible.
Il est impossible d'établir une relation juste avec l'absence, il y a même un non-sens là-dedans. L'oeuvre dans toute l'opulence de ses qualités visuelles, de sa visibilité même, ne peut pas traiter t'absence de façon adéquate. Cette oeuvre doit donc trouver le moyen de s'absenter à son tour. Pourquoi? Pour nous permettre de percer notre passé et d'en parler. Il faut que l'oeuvre fasse le sacrifice de sa présence afin que nous puissions nous rapprocher du noyau central de notre passé. Nous ne pouvons pas rester à la périphérie de notre passé. Nous ne devons pas devenir les simples accessoires de notre propre histoire. Il faut
28 Jochen Gerz, "La place du monument invisible", n° 179, avril 1993, Paris. 101
in revue Art press,
retrouver la place de la responsabilité.
»29
Contre le musée. Régine Robin est historienne et linguiste, auteur d'un Berlin chantiers, essai sur les passés jragiles30. Elle commente ainsi le travail de Jochen Gertez : «Contre les mémoires spectrales, hologrammatiques, les mémoires-prothèses, les mémoires virtuelles qui ne discriminent pas le vrai du faux, contre les "Reality-Shows" de la mémoire, Jochen Gertz renoue avec un temps et une distance qui retrouvent leur épaisseur et qui ne peuvent pas faire l'économie de toute la charge de leur inquiétante étrangeté. Alors, dans ce contexte, les restes du réalisme socialiste? Ruines, décombres, déchets accumulés à la manière de Arman ou "installés" comme dans le Parc des statues de Budapest, muséifiés sans explication, peut-être sont-ils encore capable de raconter dans leur silence une saga en creux d'une promesse qui s'est perdue, vite dévoyée dans la tyrannie, mais qui n'a pas fini de recouvrir de son ombre morte les nouveaux dévoiements de sociétés vouées aux nationalismes, aux fondamentalismes ou aux dérives d'un marché redevenu
sauvage.
»31
w. G. Sebald. L'écrivain allemand Winfried Georg Sebald (auteur de Vertiges, Austerlitz, Les Emigrants, Les anneaux de Saturne) réussit à entrer dans les strates du temps avec un appareil photo et un stylo. Il voyage à pied, photographie des paysages, recueille des cartes, des plans, des reproductions de tableaux ou des documents historiques - alors que, dans 29
"Gertz, sous les pavés la mémoire", propos recueillis par Miriam Rosen,
in journal 30 31
Libération,
mardi 17 Mars 1992, Paris.
Editions Stock, Paris, 2001. Art press, op. cil. 102
son écriture, il chemine dans le souvenir des lieux traversés. Grâce à ce procédé si simple... la mise en relation entre photos noir-et-blanc et textes -, le lecteur se laisse happer par le kaléidoscope de la mémoire, et accède à une réalité enfouie que l'acte d'écrire d'un écrivain a ressuscitée. W.G. Sebald accomplit une oeuvre mémorielle où nous sommes à la fois dans les strates du passé, dans le présent, et où nous nous projetons dans le futur. Dans son livre Les Emigrants, nous voyons une partie de la Mittle Europa disparaître. Nous assistons à sa disparition et, en même temps, étrangement, à sa révélation. Nous sommes au coeur même de ce que Paul Ricoeur appelle "la juste mémoire".
Capacité mémorielle de l'oeuvre. Le Struthof est le lieu de la mémoire, et de son retour. Dans mon film, le Struthof est souvent montré dans de grands plans larges et par des travellings: pour répondre cinématographiquement à certaines questions de l'enquête, pour chercher quelle mémoire porte ce lieu. Le vide et le plein sont des notions filmiques importantes. Elles répondent au vide de mémoire, ou au trop-plein de mémoire. Ainsi le Struthof est-il filmé en hiver, lorsqu'il est fermé et que personne ne vient le visiter; mais également avec cérémonies et foule présente lors de dates importantes, par exemple pour l'anniversaire de sa libération. La confrontation de ces états (vide /plein) est très importante pour approcher l'abîme du lieu. Pour faire comprendre la mémoire du lieu, les strates de mémoire sont mises en scène différemment. Ainsi la cham-bre à gaz: elle fut d~a~bordune salle de -bal (montrée en photo), avant de devenir une chambre à gaz (montrée en photo), et d'être aujourd'hui un lieu fermé portant une plaque (montré en film). La confrontation filmique de ces trois utilisations permet d'avoir une vision globale du lieu, et de réfléchir.
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Strates. Question secrète des strates, matérialité et immatérialité de la mémoire, de la violence, de l'oubli, du souvenir... Entre un site rasé et une mémoire totale virtuelle (celle des mémoriaux modernes, avec reconstitution du champ de bataille en imagerie 3D), il existe un autre lieu de la mémoire: un lieu en relation avec d'autres présences, en souvenir d'un passé et d-'un futur. Walter Benjamin parle de "ruines" pour asseoir une philosophie de l'Histoire où la remémoration garderait une force créatrice. La ruine renvoie à un lieu qui n'est plus. Elle en témoigne. La remémoration est une "île du temps" et permet la constitution d'un espace de contemplation rétrospective. Elle s'installe sur le silence, les manques, les trous, les bribes, elle permet un certain travail du silence en nous: une confrontation, non avec des images mais avec l'a-bsencemême, avec la ruine, avec une conscience -historique de "1'enruinement".
Pour Walter Benjamin, le véritable souvenir doit « donner une image de celui qui se souvient, de même qu'un bon rapport archéologique ne doit pas seulement indiquer les couches d'où proviennent les découvertes mais aussi et surtout celles qu'il a fallu traverser auparavant.
»32
Faire un film "mémoriel", c'est mettre à jour ce processus de fouille et d'enquête, la traversée qu'il a fallu faire pour que, enfin, dans c-haque document, dans chaque recherche, dans chaque question, surgisse une petite strate de réalité. Il faut apprendre à voir cette mémoirearemémoration, non muséale. La remémoration peut sauver le passé non advenu, en attente, sans succomber à la tentation de boucher les trous, de combler les manques. Elle permet la constitution d'un espace de contemplation rétrospective. Elle s'installe sur les silences, les manques, les trous, les bribes, elle favorise un travail de silence. Je me confronte à l'absence et à la ruine de Walter Benjamin. 32
Walter Benjamin, op. cit. 104
MA VIEILLE TANTE VIENT DE MOURIR Les deux envers du film de famille Par Laurent Roth cinéaste et critique33
Mon cher François, Ma vieille tante vient de mourir. C'était ma tante à l'huile et au vinaigre, une tante que j'aurais bien aimé aimer, mais il y avait toujours quelque chose entre nous qui venait gâcher le portrait. Enfin, ce n'est pas à son sujet que t'écris, mais le fait est que je suis actuellement mobilisé pour débarrasser son appartement: 5, RUE CHAPfAL, PARIS 9ème. J'allais donc te téléphoner pour te dire que je renonçais à écrire le texte que tu m'avais commandé lorsque, en aidant mon père à vider sa bibliothèque, je suis tombé par hasard sur une boîte à chaussure avec dedans un tas de clichés collés sur carton: NOËL COUDANT-LYON LUZZATTO - DUNKERKE GRAENICHER - BIENNE - LUMIERE - LYON
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Ancien critique aux Cahiers du cinéma et à France Culture, a collaboré aux festivals de Lussas, Belfort, Locarno, et dirigé en 2000-2001 le festival Marseille / Fictions du réel. Réalisateur des films documentaires Les Yeux brûlés et L'Impromptu de Jacques Copeau.
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Parmi tous ces inconnus, le moustachu photographié par A. Lumière a aussitôt attiré mon attention. Il est plus vif qu'un gardon, miraculeusement préservé par la saumure argentique où il marine depuis cent vingt ans. La mention aussi, au bas de la carte, me semble admirable: INALTERABLE Photographie A. Lumière J'ai posé cette carte contre mon Mac Intoch. On me dit que c'est l'ancêtre Achille Picard, mais qu'importe. Plus que l'arrière grand-oncle, e' est A. Lumière, tu t'en doutes, qui m'intéresse. Me voilà donc condamné à t'écrire. Le destin est panois comme une jolie femme: on ne peut pas lui résister, surtout quand elle change de trottoir pour vous demander du feu. *** Lorsque Achille Picard s'est présenté d'Antoine Lumière dans les années 1880,
à la
boutique
M.JULLIEN SUCCr. 2 RUE DU PLAT 2 MAISON DU PALAIS ROYAL CI-DEV ANT RUE DE LA BARRE 15
se doute-t-il un instant qu'il entre dans le grand complot techno=scientifique qui présida à la naissance du cinéma? Sans doute pas, pas plus que ses inventeurs, Auguste et Louis, les fils d'Antoine le photographe, qui ont parlé à juste raison d'une "invention sans avenir". INALTERABLE,
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c'est-à-dire rétive au travail d'altération de la durée, de la corruption et de la mort. Invention inaltérable, sans altération, sans autre. Sans passé, sans avenir. Invention d'un siècle où chacun va s'instituer patriarche et fondateur: C'EST NOUS QUI SOMMES DES ANCETRES ! (tu ne connais peut-être pas: c'est la réponse sublime faite par Junot, duc d'Abrantès et maréchal d'Empire (17711813), au duc de Montmorency, qui ironisait sans esprit sur son élévation au rang ducal: VOUS ETES DUC, MAIS VOUS N'AVEZ
PAS D'ANCETRES
1)
Le cinéma fait de nous des ducs, des ancêtres, des fondateurs de lignée, tout à la fois; c'est une invention bonapartiste, l'exportation autoritaire d'un modèle de liberté: pas étonnant que toi-même, Lorrain, sois tombé amoureux du cinéma. Au point où j'en suis de ma réflexion sur le film de famille, c'est cette acception autoritaire du cinéma INALTERABLE qui me retient. On veut graver de la pellicule. Le premier envers de ce cinéma des origines (le cinéma amateur) qui est aussi l'origine du cinéma (les frères Lumière), c'est donc le cinéma tout court, en tant qu'il est un art impur, un art qui raconte des histoires de corruption, de sexe et de mort, un art qui espère sa résurrection dans un audelà de la pellicule EN ENTRANT
DANS LES CORPS ET DANS LES CŒURS.
Le cinéma est né contre le cinéma. Et la pratique de la vidéo amateur continue à le nier de la même façon: numérique, elle se soustrait à l'idée de sa corruption dans son support même, qui n'inscrit pas, mais qui enregistre, sans matière.
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A ce premier envers du film de famille, s'en ajoute à mon avis un deuxième, qui est la famille elle-même. ÇA SE GÂTE! J'aime les films de famille parce qu'ils sont des mensonges. Mieux: ce sont des crimes parfaits~ Tu l'as remarqué comme moi. La transparence, le lisse du film de famille ne montre que les mariages et pas les enterrements, les premiers pas et pas les chutes, les salles à manger et pas les salles de bain (sauf quand il y a un bébé dedans), les boîtes de dragées et pas les balles de fusil, LE BARBECUE
ET PAS LE PO:ËLE A CHARBON.
Mais ici les instruments du bonheur ressemblent à ceux du crime. On les aligne (enfants), on les entasse (cadeaux, messages de félicitation), on les fait défiler (chats, chiens, chevaux), on les met sur un trépied (pièces montées), mais qui nous dit que ce catalogue est pour la vie? Est-ce donc pour cela que milite le film de famille? une politique de l'exhaustivité?
Pour
On le dirait bien. La parade des emblèmes du bonheur ne suffit pas. Il faut encore qu'elle soit complète: le film de famille est une allégorie du maximum. - ALLEZ, ON SE SERRE UN PEU POUR LA PHOTO! Tout le monde là, en même temps. Pas de perte, pas de manque. C'est la famille (totalité) contre la famille (transmission) : celle qui retient, pas celle qui permet de partir.
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Si le deuxième envers du film de famille est la famille ellemême, c'est qu'il n'y a pas, on le sait bien, de vraie famille sans absents. Ce sont les absents qui constituent la famille même. Tout le monde est là, mais: ma vieille tante vient de mourir, Christiane est venue sans son mari, André a refusé de venir lorsqu'il a su que Jacques était là, Idrissa est resté à Ouaga, PAULINE
EST AVEC THEO DANS LA BUANDERIE.
Or, dura lex, dans le film de famille les absents n'ont pas droit au prestige du hors-champ. Ils sont absents, pour toujours; pas dans les limbes du cadre, mais dans l'antichambre de l'oubli. Il n'y a d'ailleurs pas de horschamp dans le film de famille; non pas qu'il n'y ait pas, physiquement, des êtres et des choses qui ne soient contigus au cadre, LE BOUT DE LA QUEUE DU CIDEN, LA BOUEE ROUGE "QUEJ' AIMAIS TANT, mais parce que ceux-ci sont marqués du signe de la contingence: ils auraient pu ne pas être là. De même, un regard, et donc un angle, ne raccordera pas avec un autre regard: pas de montage possible ici. Le film de famille se regarde en continu et dans une frontalité qui défie tout découpage. Qu'on change de décor ou pas, on reste fondamentalement sur la même scène, et dans un cinéma de l'insupportable permanence. De ce point de vue, le film de famille et le cinéma porno sont cousins. Des cousins éloignés qui se rattachent à la famille du grand art, par la mésalliance de la modernité avec la pulsion scopique, la prostitution généralisée du visible dont les films Dogma, par exemple, sont léS rejetons les plus notoires.
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Pour moi, j'aime l'érotisme mou du film de famille. Son obscénité est d'une totale innocence. Son regard caméra est totalement dépourvu d'hystérie. JE TE REGARDE, MOI QUI SAIS QUE TU M'AIMES. Crime parfait perpétré contre l'impureté du cinéma et contre la prosaïque hétérogénéité de la famille, la mystification du film de famille obéit à la décision solitaire d'un filmeur qui croit sincèrement au bonheur. LE BONHEUR
PASSE, FIXONS-EN
LES INSTANTS
Je t'entends dire: «Tentative vaine». Oui, comme est vain tout ce qui est gratuit, donné, offert, pas repris. Le mouvement de la vie a tôt fait d'abandonner les films de famille dans les caves, les greniers, les placards, les boîtes à chaussure ET BIENTôT LES BOITES D'ALLUMETIES, où ils attendent leur premier spectateur. CE QUI EST INALTÉRABLE EST VOUÉ A L'OUBLI. Le filmeur lui-même va bientôt les oublier. Il exhibe, il projette, toujours les mêmes, puis les enfants s'en vont et il faut un nouveau tour de roue pour qu'au bout de vingt-cinq ans ces chenilles du temps deviennent papillons de la mémoire. DIS PAPY QUAND EST-CE QUE TU NOUS FAIS DU CINEMA ? Je connais même des filmeurs qui ne montrent jamais. Des filmeurs qui filment pour enfouir, comme ces maçons qui, en scellant une cheminée, déposent un journal du jour dans l'âtre condamné. Tout cela est vraiment étrange. Il faudrait
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corréler la pratique des filmeurs et les rites funéraires, savoir qui filme dans une famille, dans quel rang, et dans quel rapport au tombeau. Si les hommes filment leurs femmes et leurs enfants, c'est peut-être pour leur offrir un tombeau vivant, un tombeau ou une crèche, d'où ils s'absentent comme Joseph qui, dans les tableaux flamands, se tient au bord de l'image complète de la Mère et de l'Enfant; sa garde laisse le passage â la paternité d'en haut, RAYON DE LUMIERE
INALTERABLE.
C'est donc à une histoire et une typologie du corps des filmeurs du film de famille qu'il faudrait se consacrer. A la cohorte de tous ces anonymes titubants qui ont laissé passer de la lumière sur les corps aimés, et les ont momifiés dans les -bandelettes du celluloïd et du songe. Il faudrait tracer un cercle de feu autour de cette tache aveugle, qui commence avec le premier film de I'histoire du cinéma, ce Repas de bébé- 1895, où le verre de liqueur de Louis Lumière le filmeur est resté en bas du cadre. Ce petit verre, gros comme un dé à coudre, nous n'avons pas fini, mon cher François, de le vider. A TA SANTE! Je reste ton fidèle et dévoué,
L.R.34
34Des éléments de ce texte sont parus dans le catalogue de la rétrospective ID,un altro organisée par Infinity Festival en avril 2002 à Alba. 111
Scénario
NO P ASARAN ! ALBUM SOUVENIR de Henri-François Imbert
SYNOPSIS
Un jour, lorsque j'étais enfant, j'ai découvert chez mes grands.-parents une série incomplète de cartes postales photographiées dans le village de ma famille. Ces six cartes postales montrent les événements qui ont eu lieu dans ce village, proche de la frontière espagnole, lorsque les Républicains sont arrivés en France, fuyant devant les Franquistes, à la fin de la Guerre d'Espagne en 1939. Vingt ans plus tard, je suis parti à la recherche des vingt-trois cartes postales réputées introuvables qui manquaient à la série. En quatre ans, je les ai toutes retrouvées et j'ai découvert l'histoire de cet exode, m'en tenant à cette seule série de cartes postales et aux rencontres que leur quête a suscitées.
SCENARIO
Le texte qui suit constitue le texte de la narration du film, sa colonne vertébrale. En italique est indiquée la documentation filmée (cartes postales, photographies, rushes super-8, etc.)
1 - Le Boulou. Un jour, lorsque j'étais enfant, en regardant l'album de cartes postales de mes arrières grands-parents, je suis tombé sur quelques cartes qui étaient là sans avoir été envoyées par personne. Sur les légendes apparaissait le nom du village de mes arrières grands-parents dans les Pyrénées-Orientales, près de la frontière espagnole, le Boulou. À l'époque, la seule chose que je connaissais de la Guerre d'Espagne, c'était une Sardane, la Santa Espina, que l'on écoutait panois à la maison. Mon père m'avait dit qu'elle avait été l'hymne des républicains catalans et que par la suite elle avait été interdite sous Franco. Cartes postales APA 29, 16, 26, 23, 22, 1. En février 1939, lorsque les républicains ont perdu Barcelone et ont dû fuir devant les franquistes, 500.000 personnes sont venues se réfugier en France, des hommes, des femmes et des enfants. C'est à ce moment-là qu'ont été prises ces six photos, à l'arrivée des réfugiés. Mais lorsque je regardais attentivement ces images et leurs légendes, chacune d'elles me paraissait plus énigmatique. Les légendes indiquaient pour chacune «Sur la route de Cerbère, Miliciens venant de traverser la frontière» ; «La 117
fouille au Boulou»; «Parc de voitures au Boulou»; «Cavaliers Espagnols»; «Troupes françaises et troupes nationalistes au poste frontière du Perthus ». Bien sûr il n'y avait aucune date sur les cartes postales, et peut-être que les légendes n'étaient pas très précises. Il y avait seulement un numéro avant chaque légende, et ces numéros disaient au moins une chose: puisque j'avais les cartes n° l, 16, 22, 23, 26 et 29, c'est qu'il y avait certainement vingt-trois autres cartes si la série s'arrêtait à 29 et peut-être plus si la série continuait après 29. Pendant plusieurs années, j'ai gardé ces cartes postales comme des images mystérieuses, sans jamais arriver à vraiment les comprendre, en sachant seulement qu'un jour peut-être je pourrais essayer de chercher celles qui manquaient.
2 - Argelès 1990. Il Y a dix ans, j'ai passé quelques semaines au Boulou et j'ai commencé à faire des recherches. Je suis allé aux Archives départementales de Perpignan consulter la collection du journal local "Indépendant. Parmi toutes les choses incroyables que relatent les journaux sur ces événements, c'est surtout celle-ci qui m'a marqué: prises de court, les autorités françaises ont organisé au pied levé des camps pour accueillir les réfugiés, mais ces camps ne s'appelaient pas des camps de réfugiés, ils s'appelaient des camps de concentration. Bien sûr il n'y avait pas encore eu la seconde guerre mondiale et l'expression camps de concentration n'avait pas le passé qu'elle a aujourd'hui, mais le premier camp de concentration nazi, Dachau, avait été ouvert six ans plus tôt, en 1933, sous cette appellation, Konzentrationslager. Photos du journal l'Indépendant. Sur les deux photos que j'ai prises aux Archives départementales parce qu'on ne pouvait pas photocopier les
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journaux, on lit nettement qu'il s'agit de réfugiés, mais qu'en même temps ils représentent une sorte de menace. On avait attendu le dernier moment pour leur ouvrir la frontière, puis on a séparé les familles en orientant les femmes et les enfants vers des centres d'hébergement dans toute la France, et on a enfermé les hommes, civils et militaires, dans des enclos de barbelés sur les plages du Roussillon, à Argelès, SaintCyprien ou Port Barcarès. Rushes super-8 tournés à Argelès en 1990. Je me souviens d'être allé à Argelès, qui est maintenant une immense station balnéaire, voir s'il restait quelque chose du camp. Mais je n'ai rien retrouvé. Le camp était là, sur la plage, ou peut-être à l'emplacement des campings. Et peutêtre que les cartes postales de la série qui me manquaient représentaient ce camp de concentration que je ne pouvais plus voir sur la plage. Je me souviens aussi d'avoir cherché les coordonnées de l'éditeur des cartes postales et d'avoir été surpris qu'il existe toujours, sous la même dénomination: «Les cartes APAPoux », à Albi. J'ai téléphoné et j'ai expliqué ce que je cherchais au responsable actuel qui doit être le fils ou le petit-fils du responsable des années trente qui avait édité la série. Il ne voyait pas précisément de quoi je parlais et il n'avait pas gardé d'archives des milliers de cartes postales qu'ils avaient éditées. Jtai pensé alors que peut-être le photographe aurait gardé des épreuves ou peut-être même les négatifs de ses photos, mais quand je lui ai demandé si on pourrait retrouver le photographe, il m'a répondu que là encore ils n'avaient pas d'archives, et que c'étaient des clichés qu'ils avaient certainement achetés à un " reporter volant ". Alors j'ai commencé à chercher ces cartes postales chez des vendeurs spécialisés et des brocanteurs, mais presque dix années sont passées sans que j'en trouve une seule. C'étaient pourtant des cartes faciles à repérer: elles avaient un format assez particulier, un peu plus grand que les cartes anciennes,
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et elles étaient imprimées sur une sorte de carton très léger, avec une encre légèrement sépia.
3 - Narbonne, Place des Quatre Fontaines. Un jour, il y a trois ans, à Narbonne, je suis passé chez un brocanteur que je n'avais pas visité depuis cinq ou six ans, près de la Place des Quatre Fontaines. Carte postale APA 23. J'ai regardé les cartes des Pyrénées-Orientales, et j'ai tout de suite vu la tranche de quelques cartes qui dépassaient parmi les cartes anciennes, exactement comme celles que je cherchais, avec le même carton, la même encre, et j'ai tout de suite compris que c'étaient des cartes de la série. Il y en avait sept, dont une que j'avais déjà, celle du « Parc de voitures au Boulou ». Cartes postales AP A 7 et 1. Les six autres cartes étaient complètement nouvelles pour moi. Mais celle-ci, «Les nationalistes au poste frontière du Perthus », montrait la même scène que la carte numéro 1 que je connaissais déjà, sur laquelle les franquistes adressent un salut fasciste au photographe pendant qu'un soldat français leur offre une cigarette. Au moment où les Franquistes avaient rejoint la frontière en pourchassant les derniers convois de réfugiés, bloquant définitivement toute possibilité de retraite pour les Républicains. Carte postale APA 9. La carte suivante montrait exactement ce que j'espérais trouver: « Les miliciens concentrés au Camp d'Argelès=sur-Mer ». Et pourtant, ce n'était pas ce que j'attendais, peut-être parce que l'on ne voyait pas la mer, ni un camp d'ailleurs, seulement des hommes.
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Carte postale AP A 13. Celle-ci portait comme légende «Sur la route près d'Argelès ». Les républicains traversaient la frontière à pied, en camion ou en voiture. Plus tard j'ai compris que c'étaient ces voitures, confisquées à leur arrivée, qui avaient été rassemblées au Parc de voitures du Boulou. Bien sûr, elles n'ont jamais été restituées. Les camions et le matériel militaire des Républicains ont même été livrés par les autorités françaises aux troupes franquistes. Carte postale APA 27. « Le bétail abandonné dans la campagne aux environs de Bourg-Madame ». Bourg-Madame est un petit poste frontière côté français. Le bétail y avait été conduit par des réfugiés, qui pensaient peut-être se nourrir avec ou le vendre en France. Mais comme les voitures, il avait été confisqué à la frontière. Cartes postales APA 24, 26. Distribution de pain au Camp du Boulou». Curieusement, je n'ai jamais essayé de retrouver l'emplacement exact du Camp du Boulou, comme si je n'arrivais toujours pas à croire que ces hommes étaient restés là, dans le village de mes grands-parents. -«
Carte postale APA 25. La dernière carte que j'ai achetée ce jour-là était encore située au Boulou. La légende indiquait « Devant la gare du Boulou. Réfugiés Civils ».
4 - Perpignan. Série de très gros plans sur des détails des cartes. J'avais maintenant une douzaine de cartes de la série et elles commençaient à s'éclairer les unes les autres, à raconter une histoire. De retour à Paris, je me suis rendu compte que, comme les six cartes achetées par mon arrière-grand-père, les
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sept que j'avais trouvées à Narbonne n'avaient pas non plus été postées. Elles avaient été conservées telles quelles, certainement par la personne qui les avait achetées. Les marchands, avec qui j'en parlais, ne trouvaient pas étonnant que ces cartes ne soient pas «voyagées» (comme ils disaient). On les avait plutôt achetées comme un souvenir, un témoignage. Il était donc logique que je ne les trouve pas à Paris, mais plutôt dans la région de Perpignan où elles avaient été éditées et vendues sur leur zone géographique comme n'importe quelle carte postale. Quelques semaines plus tard je suis retourné dans la région et j'ai rencontré un marchand de Perpignan, mais ça lui semblait encore plus improbable de trouver ces cartes à Perpignan qu'à Paris. Dans la région, tout ce qui concerne la Retirada, le passage de la frontière par les réfugiés, est très recherché; et pour une photo disponible, il y aurait des dizaines d'acheteurs. Après les camps, beaucoup de réfugiés sont restés dans la région, parce qu'ils ne pouvaient pas retourner dans l'Espagne de Fran-co. Ici, ils n'étaient pas loin de chez eux et on parlait Catalan. Ils se sont installés et ont fondé des familles, mais ils n'ont jamais oublié les camps à leur arrivée en France.
5 - Lola Carrasco. Un jour une amie m'a prêté un livre: Album souvenir de l'exode des républicains espagnols en France, de Juan Carrasco. Il y avait des photos presque à chaque page et parmi elles plusieurs reproductions des cartes postales de la série APA, dont certaines que je n'avais jamais vues. Jtai appelé Lola Carrasco, la femme de Juan qui était décédé maintenant, et je lui ai demandé s'il serait possible de voir les documents originaux qui avaient servi à l'édition du livre.
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Lorsque je suis allé la voir, Lola m'a parlé de son mari, officier espagnol qui avait refusé le putsch de Franco, de son combat en Espagne, puis de son internement dans les camps français, de son évasion et de son engagement dans la Résistance en France. Elle s'est mise à la recherche du manuscrit du livre avec les documents originaux et, comme elle ne le trouvait nulle part, elle a fini par téléphoner à l'imprimeur pour voir si ce n'était pas lui qui l'avait gardé, et effectivement l'imprimeur lui a répondu que c'était bien lui qui avait le manuscrit depuis dix ans. Lola m'a proposé qu'on aille tout de suite le récupérer. Nous avons regardé une par une toutes les illustrations. Il y avait une vingtaine de cartes postales de la série APA. À la fin, Lola m'a proposé d'emmener celles qui m'intéressaient. Je lui ai expliqué que je ne pourrais certainement pas les lui rendre avant longtemps, et que je ne savais pas exactement ce que j'en ferais, mais elle a répondu que ce n'était pas grave et qu'elle me faisait confiance. J'ai accepté, avec le sentiment que ce n'était pas seulement moi qui les empruntais, mais surtout Lola qui me les confiait, et que c'était peut-être une façon pour elle de continuer le travail qu'ils avaient entrepris avec son mari, une façon de continuer à transmettre cette mémoire.
6 - L'exode. Je suis reparti avec douze nouvelles cartes APA. J'avais maintenant presque toute la série, vingt-quatre cartes sur vingt-neuf. Je me suis rendu compte que l'éditeur avait numéroté les cartes en les regroupant par lieux plutôt qu'en suivant la chronologie. Cartes postales APA 3, 4, 5, 6". Les cartes 3, 4, 5 et 6 étaient toutes des vues du poste frontière du Perthus envahi par la foule des réfugiés civils et militaires, comme la 1 et la 7 que j'avais déjà.
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«Un dépôt d'armes au Perthus », «Vue générale du Perthus », «Un tank au Perthus », et celle-ci que je ne comprends toujours pas « L'arrivée de prisonniers franquistes au Perthus ». Ce sont peut-être des prisonniers que les Républicains ont emmenés avec eux dans leur fuite, mais alors que sont-ils devenus quand les Républicains ont été enfermés en France? Ont-ils été libérés par les Français? Il me manquait la carte numéro 2 qui était certainement aussi prise au Perthus. Cartes postales AP A 11,14,15. Puis la série passait à Argelès et les nouvelles cartes de Lola avaient comme légende: « 12. Un coin du camp d'Argelès-sur-mer », « 14. Les abords d'Argelès », « 15. Sur la route d'Argelès ». La 9 et la 13 que j'avais achetées à Narbonne montraient également Argelès. Il me manquait la 10 et la Il sur lesquelles on verrait peut-être mieux le camp sur la plage. Cartes postales APA 17,18,19,20,21. Ensuite la série suivait la colonne de réfugiés sur la route littorale à flanc de montagne, depuis le poste frontière de Cerbère, en direction d'Argelès, en traversant Banyuls, PortVendres, et Collioure.
7 - Les plages. Cartes postales de la plage d'Argelès,
la montagne
au
fond. Pendant des mois, j'ai continué mes recherches chez les marchands de cartes postales sans jamais rien trouver. Mais parfois je trouvais une carte postale d'un lieu où je savais qu'il y avait eu un camp, à Saint-Cyprien, au Barcarès ou à Argelès. J}en trouvais souvent de la plage d}Argelès, des cartes postales de vacances où les gens étaient toujours en maillot de bain. Il y en avait beaucoup prises dans le même axe avec
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la montagne en fond, certaines d'avant la guerre et le camp et d'autres d'après. Cartes postales anciennes des villas d'Argelès. Il y avait aussi des cartes postales des belles villas anciennes le long de la plage, qui montraient qu'il n'y avait pas rien ni personne ici avant l'explosion du tourisme, quand le camp avait été installé en 1939. Cartes postales APA de Saint-Cyprien et du Barcarès. Mes cartes préférées étaient souvent éditées par APA, comme celle-ci de Saint-Cyprien. En les regardant, tout ce que j'avais pu lire ou entendre sur les camps semblait tout à coup absolument inimaginable. Au Barcarès, les prisonniers punis étaient enfermés dans un enclos de barbelés en plein vent, et ils tournaient pendant des heures pour se réchauffer, dans cet enclos qu'on appelait pour ça le « vélodrome ».
8 - Narbonne. L'été suivant je suis retourné dans le midi et je suis passé à Narbonne chez le marchand qui m'avait déjà vendu sept cartes postales de la série. Il m'a tout de suite montré un papier avec mes coordonnées sur son bureau et il m'a dit qu'il allait justement m'appeler, qu'il avait quelque chose pour moi. Cinq
cartes postales de Bram.
Il m'a montré cinq cartes postales de Bram, une petite ville que je ne connaissais pas dans le département de l'Aude: un jardin public, un château du XVIIème, et trois cartes du camp de concentration. Les trois cartes du camp portaient la même mention: «Éditions Gazel - Tabacs - Bram ». Deux d'entre elles montraient les réfugiés qui dé-barquaient d'un train à l'intérieur du camp. Elles étaient numérotées 4 et 5, tandis
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que l'autre qui montrait des hommes qui se lavaient dehors devant des baraquements n'avait pas de numéro. Le patron du bureau de tabac local qui avait édité ces cartes comme c'était souvent le cas à l'époque avait peut-être pensé en faire une seule au début, puis il en avait édité d'autres et avait commencé à les numéroter. La première carte portait comme légende «Camp des Réfugiés - L'Heure de la Toilette ». Sur les deux autres cartes, il y avait la même légende: « Camp de concentration (arrivée des réfugiés) ». Entre la première carte et les suivantes, le «Camp des Réfugiés» était devenu un «Camp de concentration ». Les cinq cartes sont écrites par un gendarme français qui venait d'arriver ce jour-là, le 21 mai 1939 au camp de Bram. Il dit que le camp est éloigné du village de deux kilomètres et qu'il a fouillé mille réfugiés dans la journée. Le vendeur de Narbonne m'a expliqué où se situait Bram, du côté de Carcassonne, et c'est seulement des mois plus tard que j'ai appris pourquoi on avait construit des camps si loin de la frontière espagnole. En fait, le gouvernement français craignait que les catalans espagnols ne sympathisent trop avec les catalans français qui parlaient leur langue et il fut décidé de les éloigner. C'est à ce moment que l'on a construit les camps de Bram, de Gurs ou du Vernet d'Ariège.
9 - Bram. Carte postale du jardin public, puis série de photos prises à Bram. A la fin de l'été, comme nous devions passer par Carcassonne, j'ai proposé à Céline que nous fassions un détour par Bram. On est tombé sur le jardin public presque par hasard en cherchant un banc pour pique-niquer. Et puis tout à coup, le jardin a été envahi par le bruit du train et on s~est rendu compte qu'on était à côté de la gare, alors on y est allé et on a
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montré les cartes postales au chef de gare en lui demandant si elle connaissait le petit bâtiment de garde--barrière devant lequel passe la colonne de réfugiés qui descend du train. Mais elle ne reconnaissait rien. Avant de partir, en achetant le journal, j'ai montré les cartes postales à la buraliste; elle nous a dit que sur la route de Montréal après le 2ème rond-point sur la départementale, il y avait à un moment une petite maison qui ressemblait exactement à celle-ci et qu'une ancienne voie ferrée passait à cet endroit. Cartes postales du camp de Bram n° 4, puis 5. Quand elle nous avait indiqué la route, la buraliste avait ajouté que pour le camp de concentration, il faudrait demander à des anciens, qu'ils sauraient eux, mais que les gens de sa génération à elle ne savaient pas où il était. Pourtant elle avait reconnu cette maison de garde-barrière. Mais à l'emplacement du camp, il n'y avait plus rien aujourd'hui.
10 - Casimir Carbo. Trois ans plus tard, comme personne ne semblait avoir jamais vu aucune de ces cartes postales de Bram, ni les collectionneurs ni les marchands, je suis retourné à Bram rencontrer l'unique héritière du bureau de tabac Gazel qui était resté fermé depuis les années quarante. Elle pensait que toutes les cartes avaient été vendues en 1939, ou détruites par la suite. Il n-'y avait aucune possibilité selon elle de retrouver les cartes manquantes numérotées 1 à 3, mais il fallait quand même demander à Casimir Carbo, un vieil espagnol qui était resté à Bram après le camp. Il était peut-être le seul que tout cela intéressait encore à Bram et s'il restait une de ces cartes, elle devait être chez lui. Grâce aux indications de Casimir, j'ai pu retrouver cette carte postale du camp de Bram, du même éditeur que les trois cartes que j'avais déjà achetées à Narbonne, le bureau de
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tabac Gazel, sans numéro, avec pour légende:
« Une vue du
camp des réfugiés ».
Il - Mauthausen. L'hiver suivant, je suis passé par Marseille et j'ai fait le tour des marchands de cartes postales. Dans une boutique, un marchand m'a demandé ce que je cherchais et comme je lui ai répondu sans plus de précision que je cherchais des cartes postales des camps, il a cru que je parlais des camps allemands de la Seconde Guerre Mondiale, et il m'a répondu que je ne trouverais jamais, qu~il était sûr qu1il n1existait aucune carte postale des camps allemands. Quelques semaines plus tard, je suis retourné à Marseille et j'ai découvert une boutique d'antiquités sur le Boulevard Chave. Lorsque l'antiquaire m'a demandé ce que je cherchais, je lui ai répondu que je cherchais des cartes postales des camps de concentration, sans préciser lesquels, mais au lieu de répondre que je ne trouverais jamais comme je m'y attendais, elle m'a dit qu'elle avait peut-être quelque chose. Carnet de Mauthausen. C'était un carnet de cartes postales à découper. Je l'ai feuilleté avec l'antiquaire, nous avons convenu d'un prix et je l'ai acheté. C'était un carnet consacré à la mémoire du camp de Mauthausen, en Autriche. Les légendes précisaient que certaines photos avaient été prises par les SS pendant la période de fonctionnement du camp et d'autres par les alliés à la IfbératÎon. Aucune carte ntavaît été arrachée, il y en avait vingt-cinq. J'avais un curieux sentiment, comme de me laisser entraîner dans autre chose. Mais le soir, lorsque j'ai regardé le carnet en détail, j'ai eu la surprise d'y retrouver les Républicains espagnols. Sur la première page du carnet, un texte d'introduction faisait le compte des «122.767 morts
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enregistrés par les nazis au camp de Mauthausen, classés par nationalités, dont Républicains espagnols: 6.502 »
Depuis 1942, les camps des Républicains en France étaient passés sous le contrôle des nazis, et beaucoup d'internés avaient été transférés dans les camps allemands. Mauthausen fut le dernier camp nazi libéré le 5 mai 1945, et lorsque les soldats américains sont arrivés, une banderole était tendue audessus du portail sur laquelle était écrit: «LOS ESPANOLES ANTIFASCISTAS SALUDAN A LAS FUERZAS LffiERADORAS » -«Les espagnols antifascistes saluent les forces de libération ». Carte postale APA 16 et Carte postale Mauthausen 19. Il m'a fallu longtemps pour mettre côte à côte ces cartes postales de Mauthausen et celles de la série APA ou de Bram; pour accepter l'idée que pour au moins 6.502 Républicains espagnols réfugiés en France en février 1939, c'était bien des images du début et de la fin d'une même histoire. 12 - Narbonne Plage. Cartes postales de Narbonne-Plage. À force de chercher des cartes postales de ces camps du Midi, je suis tombé sur d'autres cartes postales, celles des lieux de mon enfance, et j'ai commencé à les acheter sans trop savoir pourquoi au début. Elles me disent peut-être que des lieux que j'ai aimés ont bien existé et que je ne suis pas le seul pour qui ils ont compté, comme si tout à coup, ma mémoire pouvait s'intégrer à une mémoire collective. J'ai compris que c'est sans doute ce qui me fascine avec la carte postale, son caractère anonyme qui nous dit que nous n'avons pas rêvé tout cela, qui nous ramène à notre propre histoire et nous en donne une preuve tangible. J'ai repensé à tous les collectionneurs que j'ai souvent croisés chez les marchands et qui cherchent presque tous des cartes postales d'un lieu
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unique qui doit correspondre à un moment de leur vie. Et j'ai réalisé quelle force pourraient avoir ces cartes postales des camps pour les Républicains eux-mêmes.
13 - Lucien Torjeman. Cartes postales AP A 12 et 11. L'été dernier, je suis allé à Agde où je savais qu'il y avait eu aussi un camp de concentration pour les Républicains espagnols en février 1939 puis pour les juifs de la région à partir de septembre 1940. Il Y avait une brocante au centre ville et une marchande de cartes postales. Elle n'avait jamais entendu parler du camp d'Agde ni des autres camps des républicains, mais dans ses bacs j'ai trouvé ces deux cartes de la série APA, la numéro 10 et la numéro Il. Elles étaient là, au milieu des autres cartes des Pyrénées-Orientales, et leurs légendes rappellent étrangement celles des autres cartes touristiques:
« Un coin du camp d'Argelès
-
La mer»,
« Un
coin du camp d'Argelès-sur-Mer et le Canigou». Sur ces cartes, c'était le paysage qui importait, autant que le camp. Elles ressemblaient à la numéro 12 que Lola m'avait confiée: « Un coin du camp d'Argelès-sur-mer». Mais sur celle de Lola il y avait toute l'histoire du camp d'Argelès: ces hommes qui ramassent du bois et vont construire des cabanes, pour se protéger du vent et du froid dans lesquels ils vont passer tout l'hiver. Comme si entre la 10 ou la Il où ils attendent, et la 12 où ils ramassent du bois, les réfugiés avaient compris qu'ils resteraient longtemps enfermés sur cette plage. Quand je suis parti la vendeuse m'a répété plusieurs fois que je devrais revenir le samedi suivant pour voir son collègue, un autre marchand qui serait là, à la même place qu'elle, et qui connaissait tout de la carte postale. Le samedi suivant, je suis revenu à Agde et j'ai rencontré Lucien Torjeman, le vendeur. Il ne savait pas non plus pour
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le camp d'Agde, mais il connaissait la série APA. Je lui ai acheté d'autres cartes, puis il m'a parlé d'un collectionneur du Cap d'Agde, Jo Vilamosa, qui achetait tout ce qu'il trouvait sur la Guerre d'Espagne et les Républicains en France. Et il avait entendu dire qu'il avait vendu récemment un carnet de cartes postales sur les Républicains à un autre collectionneur.
14 - Jo Vilamosa. Le jour même je suis allé voir Jo Vilamosa chez lui au Cap d'Agde. Il m'a montré la collection complète des cartes postales APA. Puis il m'a raconté son périple de cinq jours et cinq nuits à travers la montagne, pour passer la frontière en février 1939, à l'âge de 12 ans, avec son jeune frère et un groupe de réfugiés, alors que ses parents avaient été tués pendant la guerre civile.
15 - Agde. Livret du cinquantenaire du camp d'Agde. Avant que je parte, Jo Vilamosa m'a donné une brochure éditée par la mairie d'Agde pour le cinquantenaire du camp. Elle indiquait que le camp d'Agde avait été édifié en février 1939 pour recevoir les Républicains espagnols et se terminait par cette phrase: «L'arrivée des allemands le Il novembre 1942 amena la dispersion des occupants du camp d'Agde ». Sans plus de précision sur cette dispersion. L'essentiel du texte précisait l'emplacement du camp et ses limites géographiques. Conçu pour 24.000 personnes, il avait un pourtour de seulement 2,8 km, à l'intérieur duquel il y avait environ 250 baraques de 40 mètres par 6 ; «Le tout, disait le texte, surmonté d'un seul mirador ». Photos prise à Agde. Le lendemain je suis retourné à Agde sur les lieux du camp. J'ai trouvé facilement; il faisait chaud, et là, en marchant, 131
j'avais un sentiment très étrange, comme de parcourir un territoire qui n'existait plus. Je suis arrivé à la Rue du Camp d'Agde, derrière un centre sportif et un collège qui avaient été construits à l'emplacement du camp. Et au bout de la rue, il y avait un monument avec cette inscription: «Ici était le camp d'Agde, des dizaines de milliers d'hommes y séjournèrent dans leur marche vers la liberté. » En réalité, la plupart de ceux qui y séjournèrent - espagnols, juifs, tsiganes -, arrivèrent dans les camps allemands au terme de cette « marche vers la liberté ». J'ai repensé à Jo Vilamosa et aux carnets de cartes postales APA dont il m'avait parlé. Il m'avait dit qu'il y avait deux carnets de 18 cartes chacun, ce qui faisait 36 cartes en tout, or la série de cartes détachées qu'il m'avait montrée s'arrêtait à 29, comme la mienne. Il était possible bien sûr que certaines cartes soient reprises dans les deux carnets, mais cela paraissait étrange. Comme j'étais tout près, je suis retourné voir Jo Vilamosa au cap d'Agde. Il m'a confirmé, mais sans me les montrer, que c'était bien deux carnets de 18 cartes chacun, et que bien sûr elles ne se répétaient pas d'un carnet à l'autre. Il m'a dit aussi qu'il se mettrait en relation avec la personne qui les lui avait vendus et qu'il essaierait de mes les procurer. Nous avons regardé à nouveau les cartes détachées et il a accepté de me vendre la carte APA 28 qu'il avait en double et qui me manquait justement, «Le camp d'Amélieles-Bains» qui montrait une petite ferme, et sur le champ devant la ferme, des milliers d'hommes enfermés.
16 - Amélie-les-Bains. Carte postale APA 28, zoom très lent sur la maison et la colline. Quelques jours plus tard nous sommes allés à Amélie-lesBains. Je voulais voir s'il serait possible de trouver cet endroit, de marcher sur ce grand champ où ils étaient enfermés. En arrivant on a roulé un bon moment dans tous les sens. On
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cherchait un point d'où le paysage ressemblerait à celui de la carte postale, en essayant de nous orienter par rapport à la construction au sommet de la montagne, une sorte de fort peut-être, mais les montagnes nous semblaient toujours plus hautes que sur la carte. On a retraversé la ville et continué à rouler jusqu'à ce que l'on retrouve le fort dans notre dos et que la colline derrière nous ressemble à celle de la carte. Je me disais qu'on retrouverait peut-être la ferme au centre de l'image. Photos prises à Amélie-les-Bains. Et tout à coup elle était là, comme sur la carte postale. Le terrain devant la maison était devenu un camping et les mêmes palissades de bois sur la droite de la carte postale étaient toujours là derrière les dernières rangées de caravanes. Et en marchant dans le camping, j'ai eu cette même impression très forte que j'avais déjà ressentie à Agde.
17 - Michel Vieux. Quelques semaines après mon retour à Paris, j'ai reçu un coup de fil d'un autre collectionneur de cartes postales qui appelait de la part de Lucien Torjeman, le marchand d'Agde. Il s'appelait Michel Vieux, il était de Narbonne comme moi, et sa mère était espagnole. Nous avons convenu de nous rencontrer la semaine suivante dans son bureau de la gare de l'est où il travaille comme ingénieur. Carte postale de Bram n° 7. Il avait une carte du camp de Bram que je n'avais pas: la 10, qui ressemblait étrangement à la 4 que j'avais achetée à Narbonne presque 3 ans plus tôt et qui montrait les réfugiés qui sortaient du train. Comme je l'avais amenée, je l'ai sortie pour les comparer et c'étaient bien les mêmes, mais avec deux numéros différents. Et tout à coup, à force de passer de l'une à l'autre, je me suis rendu compte que je ne retrouvais pas les visages. Ce n'était pas la même image en fait, c'était le même
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cadre, la même scène, mais le convoi avait avancé entre les deux. Et Michel s'est rendu compte que sur une carte les portes du train étaient ouvertes alors que sur l'autre elles étaient fermées. Il y avait eu, entre les deux photos, un intervalle de temps assez long pour qu'un employé de la SNCF ou un gendarme, passe fermer les portes et disparaisse du cadre à son tour. C'étaient deux photos presque identiques, mais côte à côte elles disaient que ce n'était pas seulement cinquante personnes qui étaient arrivées un jour par ce petit train, mais cinquante sur une carte et cinquante sur une autre, et peut--être des centaines entre les deux photos. Photo de classe du collège de jeunes filles de Narbonne 1947. Avant d'aller à ce rendez-vous, j'avais raconté à ma mère que j'avais reçu ce coup de fil d'un Narbonnais qui s'appelait Michel Vieux, et elle s~étaît souvenue d~une petite fille qui était en classe avec elle à l'école primaire à Narbonne, juste après la guerre, qui s'appelait Danièle Vieux, dont le père travaillait à la SNCF et qui avait un petit frère. Avant de le quitter j'en ai parlé à Michel, et c'était bien de sa sœur et lui dont se souvenait ma mère. Curieusement, cette histoire qui avait commencé dans le village de mes grandsparents paternels me faisait finalement rencontrer un ami d'enfance de ma mère à Narbonne.
18 - Les carnets Chauvin. Couverture des carnets: « Album souvenir de l'Exode Espagnol dans les Pyrénées-Orientales détachables - Chauvin Perpignan ».
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Cartes
Quelques jours plus tard, j'ai reçu un coup de fil de Jo Vilamosa. Il m'annonçait qu'il avait pu se procurer les deux carnets et qu'il me les envoyait.
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Lorsque je les ai reçus, je me suis rendu compte qu'ils n'étaient pas édités par APA comme je l'avais toujours cru, mais par le Studio Photo Chauvin à Perpignan. La plupart des cartes étaient différentes des cartes APA sauf quelques cartes qui étaient communes aux deux éditeurs. Ces clichés avaient dû être achetés par APA au Studio Chauvin pour compléter la série du « Reporter volant ». Plus tard, j'ai appris que le Studio Chauvin a fermé depuis longtemps à Perpignan, et c'est à la suite d'une succession de la famille Chauvin que quelques exemplaires des carnets sont réapparus récemment.
19 - Sangatte. Le lendemain, avant de repartir de Sangatte, j'ai voulu filmer la mer ici aussi. Il était tôt et il faisait froid ce matin, mais il y avait déjà des petits groupes d'hommes qui marchaient sur la plage. Ceux que j'ai rencontrés étaient Irakiens et ils venaient d'arriver quelques jours plus tôt. Ils avaient essayé de passer en Angleterre chaque nuit depuis qu'ils étaient là, mais cette nuit encore ils s'étaient fait repérer à l'entrée du tunnel et on les avait refoulés. Ils allaient retourner au camp passer la journée et ce soir peut...être ils auraient plus de chance.
FIN
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Cet ouvrage a bénéficié du concours de :
ADDOC Association des cinéastes documentaristes 14 rue Alexandre Parodi 75010 Paris [email protected] www.addoc.net et LES ECRANS DOCUMENTAIRES Festival du Val-de-Marne 58 avenue Raspail 94250 Gentilly ecrans _d @ club - interne
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Responsable éditoriale: Silvia RadelIi.
Remerciements: Manuel Briot, Didier Husson, Philippe Petit, Henry Rousso. Les participants de l'atelier "Histoire" de ADDOC : Robert Alaux, Luc Decaster, Laure Delesalle, Frédéric Goldbronn, Lionel Hayet, Jean Lassave, Christiane Rorato, François Rosolato, Hermine Schick, Nicolas Stern.
La collection CINEMA DOCUMENT AIRE suscite et publie des entretiens entre des réalisateurs et tous ceux qu'intéressent les enjeux du cinéma documentaire. A ces entretiens, la collection adjoint des contributions (textes de réflexion, interviews, notes de tournage, etc.), ainsi que des scénarios inédits de films documentaires.
CINEMA DOCUMENT AIRE collection
dirigée par François Caillat
Ouvrages déjà parus
COMMENT
N°l ANTICIPER
LE REEL
COMMENTPEUT-ON ANTICIPERLE REEL? Entretiens: Anne Baudry, Claudine Bories, Dominique Cabrera, François Caillat, Judith Du Pasquier, Frédéric Goldbronn, Dominique Gros, Abraham Ségal MONSIEUR CONTRE MADAME scénario de Claudine Bories
N°2 LA POLICE DES IMAGES DROIT A L'IMAGE,DROIT DES AUTEURS Entretiens et contributions: Claudine Bories, Patrice Chagnard, Jean-Louis Comolli, Frédéric Goldbronn, Sandra Kogut, Jean-Louis Langlois, François Lemaire, Anita Perez, Yves de Peretti, Laurence Petit-Jouvet, Catalina Villar FAUX ET USAGE DE FAUX scénario de Jacques Falck et Jérôme Neutres
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