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French Pages [452]
le plaisir dans l' antiquite a la renaissance  et Á
L AT I N I TAT E S culture et litte a travers les sie Ârature latines Á Ácles latin culture and literature through the ages
I Comiteè de Reèdaction º Editorial Board Perrine Galand-Hallyn
º
Carlos Leèvy
2008
º
Wim Verbaal
le plaisir dans l' antiquite a la renaissance  et Á
Eètudes reèunies par
Perrine Galand-Hallyn, Carlos Leèvy et Wim Verbaal
2008
ß 2008
(Turnhout -- Belgium)
All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2008/0095/125 ISBN 978-2-503-52863-2
L AT I N I TAT E S
Perrine Galand -Hallyn, Carlos Leèvy et Wim Verbaal
AVANT-PROPOS Ce premier volume de la collection û latinitates º Culture et litteèrature latines aé travers les sieécles ý a pour but de confronter la penseèe antique et celle des humanistes autour de la notion de û plaisir ý, la
uoluptas, telle qu' elle appara|êt dans des textes de nature diffeèrente, philosophique, bien su ê r, mais aussi historique, poeètique ou romanesque. Le volume comporte quatre parties. La premieé re est d' abord consacreèe aé l' eètude des lieux que les Romains ont jugeès les plus aptes aé procurer ou favoriser le plaisir : la foreêt, lieu ambigu dans l' imaginaire latin (E. Malaspina) ; le theèaêtre, reflet architectural et symbolique de la socieèteè antique (G. Sauron) ; les espaces de loisir aé Rome, deècor de l' eèleègie ovidienne (A. Dan) ; les deèlices du voyage et de la villeègiature, aé la lumieére du sto|ëcisme seèneèquien (R. Chambert). On trouvera ensuite une analyse de la stupeur et de l' admiration deèfiante des humanistes devant l' ingeèniositeè que les Romains ont ainsi deèployeèe pour cultiver leurs plaisirs (A. Raffarin), en particulier quand les hommes de la Renaissance ont eèteè confronteès aé la pratique des bains, ou é se recreèait un aêge d' or suspect (J.-M. Agasse). Dans la seconde partie, preèciseèment, l' attention des auteurs s' est plus particulieérement é l' eèloge concentreèe sur la repreèsentation de la jouissance sensuelle. A de la chevelure chez Apuleèe, meètaphore d' une eècriture alexandrine de la jouissance (L. Duret), reèpond la ceèleèbration de plaisirs aé la fois mateèriels et ceèreèbraux chez deux grands poeétes eèrotiques de l' Humanisme : Giovanni Pontano a voulu reèformer le genre de la bucolique en y chantant les saveurs et les douceurs familiales de sa cheére Naples (H. Casanova-Robin), mais, dans toute son Ýuvre, l' eèvocations des plaisirs vient scander une reèflexion eèpicurienne et meèlancolique sur les aêges de la vie (J. Nassichuk). Quant aé son eèmule, le poeéte malinois Jean Second, il cherche aé reènover aé sa suite le genre de l' eèleègie, qui devient l' espace d' une reèflexion sur la difficulteè de la uoluptas
5
6
perrine galand-hallyn, carlos leè vy et wim verbaal
amoureuse ; Second deèfinit le plaisir en s' aidant du code eèleègiaque, par deèfaut, neègativement, tandis que la seule jouissance sans meèlange reste celle de l' eècriture (E è . Seèris). La troisieéme partie du volume s' interroge sur la fac°on dont les Anciens et les Modernes ont tenteè de reèguler le plaisir et ses dangers en les soumettant aé une autoriteè. Catulle, pris entre regret du mos maiorum appris et liberteè nouvelle, use avec complexiteè d' une censure qui lui eèchappe parfois pour se retourner contre lui (F. Nau) ; la figure du soldat, antitheése du plaisir mais souvent embleéme de la socieèteè romaine, cristallise une reèflexion sur le plaisir et son statut dans l' oikeiosis. Contrairement aé Ciceèron qui voit, en fin de compte, dans le miles une image facilement appreèhendable de la vertu, Lucreéce et, curieusement, Seèneéque se montrent beaucoup plus neègatifs aé l' eègard de ce symbole (C. Leèvy) ; Tite-Live, dans sa peinture des heèros du temps passeè, ne fait pas la part belle au plaisir, incompatible aé ses yeux avec une certaine û romaniteè ý ; pourtant, en tant qu' historien, il sait que la digression deèlectable est parfois neècessaire au moraliste (L. Meèry) ; plus largement, chez divers historiens romains,
l' eèvaluation
des
plaisirs
affectionneès
speècifiquement
par
chaque empereur devient un criteére deècisif de jugement du reégne et de la personnaliteè des ma|êtres de Rome (I. Cogitore). Dans la quatrieéme et dernieére partie, c' est le lien, apparemment paradoxal, entre vieillesse et plaisir qui est analyseè, autour du De senectute de Ciceèron. Dans cet ouvrage le philosophe latin nuance subtilement les rapports entre les aêges de la vie et les types de jouissances (A. Dubourdieu) ; il offre de Caton l' Ancien une repreèsentation inhabituelle, paradoxale, en û homme de loisir et de plaisir ý, deèsormais aé meême, en raison de son
grand
aêge,
de
porter
sur
la
jouissance
un
regard
distancieè
(F. Prost) ; ce regard paradoxal permet aé Ciceèron de montrer que le plaisir, dans certaines limites, relevait deèjaé, et diffeèremment, des valeurs du mos maiorum, avant l' apparition de l' eèpicurisme et peut jouer un ro ê le dans le negotium aussi (M. De Franchis) ; plus tard, Martial, dans ses satires, retiendra de Caton, au contraire de Ciceèron, l' image steèreèotypeèe du censeur des plaisirs, autour de laquelle il pourra construire, en nuances, sa propre conception de la jouissance ainsi qu' une deènonciation
de
l' hypocrisie
(J.-C.
Julhe) ;
Peètrarque,
au
seuil
de
l' Humanisme, a recueilli cet heèritage qu' il filtre pour ses successeurs : le personnage de Caton, lu dans le sens du De senectute, lui fournit un
exemplum glorifiant pour sa propre autobiographie ; en s' assimilant aé un Caton, ideèaliseè, christianiseè aé la lumieére d' Augustin, il deèpasse son grand modeéle lui-meême, Ciceèron (L. Hermand-Schebat).
7
avant-propos
Ainsi û
les
eèditeurs
latinitates º
ont
le
plaisir
d' ouvrir
la
nouvelle
collection
Culture et litteèrature latines aé travers les sieécles ý avec
un volume qui rassemble bon nombre de contributions de grande qualiteè explorant le theéme important du plaisir dans l' Antiquiteè et aé la Renaissance. Aux lecteurs nous souhaitons de savourer le plaisir de la deècouverte et du savoir.
ÁRE PARTIE PREMIE
LES LIEUX DU PLAISIR
L AT I N I TAT E S
Ermanno Malaspina
ÃT : LA FORE LIEU DE PLAISIR ± ABSENCE DE PLAISIR
*
1
Deè finition de la question J' eè tudie l' imaginaire et la conception de la foreêt dans la litteèrature latine, un theéme que je crois eêtre approprieè aé l' argument du Plaisir
*
J' ai commenceè aé m' occuper de la foreêt des Romains en 1986, tandis que je preèpa-
rais ma theése de licence sur les Silves de Stace : en effet, la recherche se deèplac°a treés vite du niveau litteèraire aé celui de l' histoire de la langue, en particulier des differentiae verborum et des usages meètaphoriques de silva, nemus et lucus (Le Silvae di P. Papinio Stazio e il problema della improvvisazione. Silva. Storia di una parola, Universiteè de Turin, 1989, theése dactylographieèe), un sujet sur lequel j' ai publieè quelques articles : û Tipologie dell' inameno nella Letteratura latina. Locus horridus, paesaggio eroico, paesaggio dionisiaco : una proposta di risistemazione ý, Aufidus, 23 (1994), p. 7-22 ; û Nemus sacrum ? Il ruolo di nemus nel campo semantico del bosco sino a Virgilio : osservazioni di lessico e di etimologia ý, Quaderni del Dipartimento di Filologia, Linguistica e Tradizione classica dell' Universitaé di Torino, 4 (1995), p. 75-97 ; û Nemus come toponimo dei Colli Albani e le differentiae verborum tardoantiche ý, dans Nemi - status quo. Recent Research at Nemi and the Sanctuary of Diana, eèd. J. R. Brandt, A.-M. Leander Touati, J. Zahle, Roma, 2000 (Acts of a seminar arran ged by Soprintendenza Archeologica per il Lazio, Accademia di Danimarca, Institutum Romanum Finlandiae, Istituto di Norvegia in Roma, Istituto Svedese di Studi Classici in Roma at Accademia di Danimarca, Oct. 2 -3, 1997), p. 145-152. Apreés presque dix anneèes de peèreègrinations chez Ciceèron et Seèneéque, je suis retourneè dans ma foreêt il n' y a pas longtemps, afin de conclure le parcours de recherche et de le transporter de la seè mantique historique au niveau de la litteèrature et meême de l' anthropologie. Cet exposeè reproduit, avec peu de changements, le texte de ma confeè rence aé l' E è NS du 7 feèvrier 2004, dont j' ai deècideè de garder le ton familier et le caracteére de work in progress : d' autres engagements, en effet, m' ont empeêcheè jusqu' au moment preèsent d' aboutir aé une eètude monographique des differentiae verborum et de l' imaginaire de la foreêt en latin (qui en tout cas deèpasserait les limites de cet exposeè). Sur le meême argument j' ai deèjaé publieè un article en italien (û Prospettive di studio per l' immaginario del bosco nella letteratura la tina ý, dans Incontri triestini di filologia classica 3 (2003-2004), eèd. L. Cristante, A. Tessier, Trieste, 2004, p. 97-118), issu lui aussi d' une confeèrence (Trieste, 7 V 2004), oué j' avais reèviseè et en partie modifieè le preèsent texte franc°ais. Carlos Leèvy et apreés lui Perrine Galand-Hallyn ont bien voulu relire ces pages en les corrigeant et en les reè digeant en bon franc°ais : je les remercie du fond du cÝur, comme je remercie ceux qui ont participeè aé la discussion de mon exposeè, dont j' ai beaucoup profiteè, et mes amis et colleégues Giovanna Garbarino et Andrea Balbo.
11
12
ermanno malaspina
aé Rome :
la foreêt, comme nous le verrons, joue en effet un roêle particu-
lier dans beaucoup d' oppositions litteèraires et anthropologiques en latin : nature-culture, sacreè-profane et aussi
locus amoenus-locus inamoenus,
une opposition qui peut eêtre aussi bien rangeèe sur l' axe û plaisirabsence de plaisir ý, d' oué mon titre. J' avoue que mon travail est encore tout aé fait
en progreés :
je preèsenterai par conseèquent une seèrie de
probleémes, voire de û cas d' eètude ý sur la foreêt, apreés avoir examineè le
status quaestionis
dans la bibliographie et apreés quelques sondages dans
les paysages non forestiers de l' antiquiteè latine.
Un peu de bibliographie
Comme toujours, la bibliographie commence par les Allemands : August Seidensticker, û ko«nigl. Preuss. Forstmeister ý, publia aé Frank-
Waldgeschichte des Alterthums
furt en 1886 plus de 700 pages d' une deux volumes (vor
Ca«sar
nach Ca«sar),
et
en
deèdieès en premier lieu au
point de vue des sciences forestieéres (forme, varieèteès et vie des arbres), mais non deèpourvus de denses chapitres historiques, litteèraires et meême linguistiques (les
differentiae verborum,
les bois sacreès, l' utilisation des
foreêts dans l' antiquiteè) : je ne citerais pas ce texte, d' une valeur treés modeste, s' il n' eètait pas, aé ma connaissance, l' unique recherche d' ensemble sur la foreêt aé Rome. Certes, on a travailleè beaucoup aux niveaux archeèologique et historique (qui nous inteèressent relativement peu ici), sur les jardins des grandes villas religieuses, depuis
1
et dans le domaine des sciences
Der Baumkultus der Hellenen
(Berlin, 1856) de Carl 2
Boetticher, jusqu' au livre reècent et complet de Marcus Nenninger . La situation est meilleure, par bonheur, dans le domaine des sciences litteèraires : c' est le
1
locus amoenus
(dont la foreêt, ou meême l' arbre, sont
Depuis le travail pionnier de P. Grimal,
Les jardins romains,
Paris, 1943
1
3
1984 , jus-
qu' aé nombre de travaux reècents, parmi lesquels je rappellerai L. Landgren, Lauro myrto et
buxo
P. Bowe,
frequentata.
A study of the Roman garden through its plants,
Gardens of the Roman World,
Lund,
2004,
et
Los Angeles, 2004.
2 Die Ro«mer und der Wald. Untersuchungen zum Umgang mit einem Naturraum am Beispiel der ro«mischen Nordwestprovinzen,
Stuttgart, 2001 (Geographica
Historica
16) : les foreêts des
peuples barbares du nord ont toujours eèteè un sujet appreècieè par les chercheurs allemands, cf. W. Mannhardt,
Wald- und Feldkulte I. Der Baumkultus der Germanen und ihrer Nachbar-
sta«mme. Mythologische Untersuchung. II. Antike Wald- und Feldkulte aus nordeuropa«ischer ë berlieferung erla«utert, U actes du Colloque Naples, 1993).
Berlin, 1905
Les bois sacreès
2
(= Darmstadt, 1963). On pourrait citer encore les
(Centre J. Beèrard et E è cole Pratique des Hautes E è tudes,
la foreê t: lieu de plaisir ^ absence de plaisir
13
3
des parties irremplac°ables ) qui est le mieux connu, graêce au chapitre Die Ideallandschaft du splendide Europa«ische Literatur und lateinisches Mittelalter d' Ernst Robert Curtius (Bern, 1948) et surtout aé la theése de doctorat de Gerhard Scho«nbeck, Der locus amoenus von Homer bis Horaz. En Italie on a bien eètudieè, dans les dernieéres anneèes, le type de locus opposeè, le locus horridus, avec un inteèreêt particulier pour la foreêt
4
et j' ai essayeè moi-meême de mettre un peu d' ordre en proposant la cateègorie du locus inamoenus comme hypeèronime du locus horridus et des paysages dionysiaques (tempeêtes, haute montagne et lieux û aux con5
fins du monde ý) . Pourtant, sur l' imaginaire de la foreêt des Romains en tant que tel on ne trouve gueére de travaux : il faut avoir recours aux eètudes sur le û sentiment de la nature ý (Naturgefu«hl) de Ernst Bernert et de Alfred 6
Biese, qui sont malheureusement vieillies , ou bien chercher l' inspiration dans les eètudes sur l' imaginaire de la foreêt ou sur le sentiment de la nature dans d' autres peèriodes historiques. Laé, enfin, la foreêt retrouve l' inteèreêt qui lui revient de droit, surtout pour le moyen aêge et le xviii
e
et xix
e
sieécle, quand on assiste aé la naissance du sentiment
moderne, û romantique ý, de la nature. Dans ces domaines la biblio7
graphie est riche et bien trop vaste pour eêtre citeèe ici , mais elle est en
3
G. Scho«nbeck, Der locus amoenus von Homer bis Horaz, Heidelberg, 1962, p. 49-56, in-
dique avec preècision trois varieèteès du bois û amoenus ý dans les sources classiques : 1) l' arbre tout seul ; 2) le groupe d' arbres (û aus Wald - oder Parkba«ume ý ou û Obstgarten ý, tous les deux avec arbres du meême type ou d' essences diffeèrentes, jusqu' aé la limite d' Ovide, Met. 10, 90-106 ; dans cette typologie on retrouve aussi le bois sacreè ) ; 3) la veèritable foreêt (û Wald ý).
4
G. Petrone, û Locus amoenus/locus horridus : due modi di pensare il bosco ý, Aufidus,
5 (1988), p. 3-18. Voir aussi R. Mugellesi, û Il senso della natura in Seneca tragico ý, dans Argentea aetas. In memoriam E. V. Marmorale, Genova, 1973, p. 29-66 ; A. Schiesaro, û Il `locus horridus' nelle `Metamorfosi' di Apuleio ý, Maia, 37 (1985), p. 211-223 ; E. Pollini, û Il locus horridus in Valerio Flacco ý, Orpheus, n.s. 7 (1986), p. 21-39. Parmi les savants francophones je signale J. Trinquier, û Le motif du repaire des brigands et le topos du locus horridus : Apuleèe, Meètamorphoses, IV, 6 ý, Revue de Philologie, 73 (2000), p. 257277.
5 6
E. Malaspina, û Tipologie dell' inameno ý, p. 7-22. E. Bernert, û Naturgefu«hl ý, dans RE, t. 16, 2, 1935, col. 1812-1863 ; A. Biese, Die
Entwicklung des Naturgefu«hls bei den Griechen und Ro«mern, 2 vol., Kiel, 1882-1884. M. Nenninger, Die Ro«mer und der Wald, p. 17, n. 48, offre une liste presque compleéte de la bibliographie du xix - xx
e
sieécle, qui est surtout en langue allemande. Il faut pourtant y
ajouter H. Krefeld, û Zum Naturgefu«hl der Ro « mer ý, Gymnasium 64 (1957), p. 23-26.
7
Je renvoie aux Actes du colloque sur la foreêt, Paris, 1967 (Besanc°on, 21-22 octobre
1966, Cahiers d' eètudes comtoises 12 : les deux premiers exposeès concernent le monde classique) ; Il bosco nel Medioevo, eèd. B. Andreolli, M. Montanari, Bologna, 1988 ; A. Noferi, û Il bosco : traversata di un luogo simbolico, I-II ý, Paradigma, 8 (1988), p. 35-66 ; 10 (1992), p. 65-82 ; M. Montanari, Uomini, terre, boschi nell' Occidente medievale, Catania,
ermanno malaspina
14
meême temps suspecte pour le philologue classique, habitueè aé se meèfier par principe de tout û paralleéle ý entre eèpoques treés eèloigneèes. Il nous reste donc comme exception le livre d' un professeur ameèricain de litteèrature italienne, Robert Harrison, publieè en 1992 en anglais,
franc°ais,
italien
et
allemand,
Foreêts.
Essai
sur
l' imaginaire
8
occidental . Ce n' est pas mon but de deèbattre ici la theése postmoderne et nietzscheèenne du livre et son pessimisme apocalyptique et eècologiste ; il serait aussi facile de signaler un certain dilettantisme de l' au9
teur .
Malgreè
cela,
l' interpreètation
de
la
foreêt
dans
l' imaginaire
ancien que Harrison donne aé la fin de ses eèlucubrations philosophiques est, je crois, inteèressante et rejoint les reèsultats de mon humble travail de lecture et d' interpreètation des textes. Il me semble que les foreêts û brouillent aé jamais ý les û distinctions radicales ý (p. 44) et qu' elles û remettent en cause, renversent meême, les termes d' une dichotomie imaginaire ý (p. 100), comme celle entre plaisir et absence de plaisir. Voilaé donc deèvoileèe mon hypotheése de deèpart : la foreêt comme un concept ambigu, impossible aé ranger d' un seul coêteè dans le cadre anthropologique et litteèraire
10
. Pour en comprendre le sens, il est
neècessaire de comparer la foreêt avec d' autres eèleèments du paysage (litteèraire)
11
en latin.
1992 ; La cultura del bosco, eèd. S. D' Onofrio, Palermo, 1994 (il s' agit des actes d' un con greés ou é Gianna Petrone preèsenta l' exposeè publieè de fac°on indeèpendante sous le titre deèjaé citeè de û Locus amoenus/locus horridus : due modi di pensare il bosco ý) ; Il bosco nella cultura europea tra realtaé e immaginario, eèd. G. Liebman Parrinello, Roma, 2002 (Atti del Conve gno internazionale, Roma 24-25 novembre 1999).
8
Mais le sous-titre de l' eèdition italienne est plus clair : Foreste. L' ombra della civiltaé.
Tra mito ed ecologia, filosofia ed arte, una storia dell' immaginario occidentale.
9
Ce dilettantisme (presque obligeè, quand on passe dans un meême texte de Dionysos
aé Ovide, de Dante aé Shakespeare, de Rousseau aé Thoreau) est responsable de nombreuses û perles ý, comme par exemple la graphie sylva û mot latin archa|ëque ý (p. 54) ou l' eètymologie de nemus aé partir de nemo, parce que les foreêts eètaient locus neminis (sic ! p. 84).
10
Il s' agit d' une hypotheése qui avait eèteè formuleèe pour la premieére fois par G. Pe-
trone, û Locus amoenus/locus horridus ý : la û rappresentazione a due facce del bosco ý (p. 18) vient du fait que û referente di entrambi [locus horridus et locus amoenus] eé il bosco, medesima realtaé interpretata differentemente ; anzi, la tipizzazione del locus horridus procede dagli stessi elementi del locus amoenus invertiti di segno : anche qui alberi, la cui ombra eé non refrigerio, ma tenebra ý (p. 4).
11
L' usage meême du terme û paysage ý par rapport aé la mentaliteè de l' homme ancien
doit eêtre introduit avec beaucoup de prudence, car dans le monde greè co-latin le mot et é ce propos, je rappelle que dans un le concept n' existaient notamment pas encore. A lexique reècent, oué le û paysage ý est bien preèsent dans le titre (Mensch und Landschaft in der Antike. Lexikon der Historischen Geographie, eèd. H. Sonnabend, Stuttgart Weimar, 1999), parmi plus de 250 entreèes, d' Ackerbau aé Zeit, il n' y en a aucune sur Landschaft ! Il en va tout
autrement,
en
effet,
dans
les
litteè ratures
modernes :
cf.
G. Bertone,
Lo sguardo
15
la foreê t: lieu de plaisir ^ absence de plaisir
Les lieux apparenteè s
Si l' imaginaire de la foreêt en latin n' a pas encore fait l' objet d' une recherche moderne, il n' en va pas de meême pour la grotte, ni pour les rigueurs de l' hiver, eètudieès par Henry Lavagne et par Pierre Jacques Dehon
12
, de meême que pour le marais et la montagne, pour les-
quels on peut recourir aé une vaste bibliographie et reècemment aux eètudes
d' un
jeune
anthropologue
italien,
Federico
Borca
13
:
pour
nous limiter aux deux derniers eèleèments, il est clair que dans l' imaginaire des anciens ils eètaient rangeès tous les deux du meême co ê teè des opposition, c' est aé dire le co ê teè de la nature, du locus inamoenus et de l' absence de plaisir
14
. Et si le marais est resteè jusqu' aé nos jours lieè, a
cause de son insalubriteè, aé une ideèe de Unheimlich, la transformation de l' image de la montagne, aé partir de Peètrarque sur le Mont Ventoux, mais surtout graêce aé la nouvelle estheètique du û sublime ý de Burke et de Kant, est un pheènomeéne treés connu dans l' histoire de l' imaginaire occidental et pourtant eètonnant
15
.
Qu' est ce qu' une foreê t ?
Au contraire, la position de la foreêt des anciens ne semble pas fixeèe dans les oppositions primitives de l' imaginaire et dans celles de la lit teèrature. Mais pourquoi ? Voici, pour commencer, une question treés
escluso : l' idea di paesaggio nella letteratura occidentale, Novara, 2000
2
; J. Michael, Paesaggio
e letteratura, Firenze, 2005.
12
H. Lavagne, Operosa antra. Recherches sur la grotte aé Rome de Sylla aé Hadrien, Roma,
è cole Franc°aise de Rome 30) ; P. J. Dehon : Hiems Latina. E è tude sur 1988 (Bibliotheéque de l' E l' hiver dans la poeèsie latine, des origines aé l' eèpoque de Neèron, Bruxelles, 1993 (Coll. Latomus 219), et Hiems Nascens. Premieéres repreèsentations de l' hiver chez les poeétes latins de la Reèpublique, Roma, 2002 (Quaderni della û Rivista di Cultura Classica e Medioevale ý 4).
13
F. Borca, û `Palus Omni Modo Vitanda' : A Liminal Space in Ancient Roman
Culture ý, The Classical Bulletin, 73 (1997), p. 3-12 ; û Towns and marshes in the ancient world ý, dans Death and Disease in the Ancient City, eèd. V. M. Hope, E. Marshall, London New York, 2000, p. 74-84 ; û Horridi montes ý. Paesaggi e uomini di montagna visti dai Romani, Aosta, 2002.
14
Cf. F. Borca, û Horridi montes ý, p. 8 : û In generale, tutti i paesaggi considerati non
ameni º non solo l' alta montagna, dunque, ma anche le foreste immense e tenebrose, i mari in tempesta, le isole deserte, aspre e selvagge, le desolate contrade agli estremi con fini del mondo, e cos|é via º riflettevano il sacro orrore provato dall' uomo al cospetto di una natura misteriosa, dimora di potenze divine ý.
15
K. Garber, Der locus amoenus und der locus terribilis. Bild und Funktion der Natur in der
deutschen Scha«fer- und Landlebendichtung des 17. Jahrhunderts, Ko«ln, 1974 ; E. Pesci, La montagna del cosmo. Per un' estetica del paesaggio alpino. Con un' antologia di testi, Torino, 2000.
ermanno malaspina
16
simple, en apparence : quel est la deèfinition de û bois ý ou de û foreêt ý ? (je parle au niveau de l' archilexeéme, en laissant de coêteè pour le mo-
differentiae verborum).
ment les voque,
puisque
avec
ces
La deèfinition, en effet, n' est pas uni-
termes
on
entend
soit
û une
eètendue
de
terrain couverte d' arbres ý soit l' ensemble des arbres qui la couvrent. Ce qui est inteèressant est que cette amphibologie reste souvent au niveau inconscient et appara|êt d' une fac°on incoheèrente dans les voca-
Longman
bulaires des langues modernes : en anglais, par exemple, le
Dictionary of the English Language, a tract of wooded land
et
en consideèrant
a dense growth of trees,
deuxieéme sens. Aussi bien dans
Le Robert
forest
comme aé la fois
wood
donne aé
seulement le
Le petit Larousse,
que dans
û foreêt ý posseéde les deux signifieès, tandis que û bois ý en posseéde un seul, celui d' û espace de terrain couvert d' arbres ý (le choix opposeè aé celui de
wood
par le Longman)
16
. Ces
differentiae verborum
sont-elles
veèritables ? Je ne le crois pas º il s' agit ici d' impreècisions de la part des
linguistes,
qui
deèvoilent
une
amphibologie
primitive
dans
le
concept, toujours resteèe en arrieére plan. Et en latin ? L' amphibologie semble y demeurer intacte ; voici quelques exemples : foreêt = ensemble d' arbres Nemorum autem modo û silvarum ý. Interest autem inter nemus et sil vam et lucum :
mus
vero
(Servius,
Saltus
lucus
enim est arborum multitudo cum religione,
composita
In Aen.
multitudo
arborum,
diffusa
et
ne-
inculta
1, 310).
est densitas arborum alta, vocata hoc nomine eo quod exiliat
in altum et in sublime consurgat (Isidore,
Lucus
silva
Etym.
17, 6, 8)
est densitas arborum solo lucem detrahens, tropo antiphrasi,
eo quod non luceat ; sive a luce, quod in eo lucebant funalia vel cerei propter nemorum tenebras (Isidore,
Silva
interdum est fructuosa,
fructuosae intelliguntur (Inter
Etym.
nemus
17, 6, 3)
vero arbores umbrosae et in-
aptum et utile, PL
283, p. 16, n
o
44).
foreêt = eètendue de terrain
saltus dore,
16
sunt vasta et silvestria loca, ubi arbores exiliunt in altum (Isi -
Etym.
14, 8, 25)
De meême, en italien le
Dizionario della lingua italiana De Mauro
les deux signifieès aé tous les termes du champ seèmantique (bosco ; pour le Devoto-Oli bres et enfin
selva
bosco
est seulement une eètendue,
les deux choses.
foresta
donne correctement
foresta
;
selva),
tandis que
seulement un ensemble d' ar-
la foreê t: lieu de plaisir ^ absence de plaisir
17
Il est possible que cette amphibologie seèmantique û des profondeurs ý joue son roêle aussi dans l' amphibologie litteèraire et anthropologique eèvidente dans les textes latins et cela serait certain pour ceux qui ont foi dans la psychologie des profondeurs et dans la theèorie des archeètypes : pour ces disciplines, en effet, dire û eètendue de terrain ý ou û ensemble d' arbres ý signifie se rapporter aé deux reèaliteès bien diffeèrentes dans l' univers archeètypal, d' un co ê teè un û centre d' intimiteè, comme la maison, la grotte ou la catheèdrale : le paysage fermeè de la foreêt est constitutif du lieu sacreè ý et lieè aux images û maternelles ý d' un espace courbe et û pelotonneè ý ; de l' autre co ê teè l' arbre est aé son tour une image amphibologique, en tant que doteèe des attributs de la cycliciteè veègeètale, mais en meême temps contamineèe par les archeètypes ascensionnels, par la liaison avec le ciel, le feu et la verticaliteè et encore par le symbole du temps lineèaire
17
. Je preèfeére pourtant laisser ces
suggestions en arrieére-plan et me concentrer sur les domaines de la philologie et de l' histoire.
Au commencement eè tait la foreê t
Que l' histoire de la civilisation et du deèveloppement de l' homme depuis le singe puisse eêtre vue comme un progressif eèloignement du genre humain des foreêts, consideèreèes, sur l' axe nature-culture, comme lieu d' origine de l' homme encore û naturel ý et primitif
18
, est deèsor-
mais un lieu commun dont on a useè et abuseè : il appara|êt aé plusieurs reprises dans les eètudes historiques comme un paradigme facile aé utiliser, par exemple aé propos de la fin des û sieécles obscurs ý du moyen aêge, lorsque l' on coupa et deèboisa les espaces naturels de la foreêt pour faire place aé la culture (dans tous ses sens) ; c' est sur ce lieu commun de l' eèloignement des foreêts que Robert Harrison fonde son interpreètation de l' imaginaire ancien. Mais, la situation eètait-elle vraiment la meême en latin ? Autrement dit, la foreêt vierge eètait-elle vue par les anciens principalement comme l' affreux reèceptacle jadis de l' homme primitif, puis de son descendant direct, l' homme sauvage et barbare ? Les foreêts sont les principaux composants fixes des loci inamoeni (montagnes, deèserts du Sud, steppes du Nord, solitudines)
17
, elles abritent les
G. Durand, Les structures anthropologiques de l' imaginaire : introduction aé l' archeètypologie
geèneèrale, Paris, 1985
18
19
10
, p. 249, 331, 347.
L' imaginaire de la foreêt chez les peuples primitifs qui y habitent encore aujour -
d' hui est instructive : cf. par exemple F. Remotti, Etnografia Nande II. Ecologia, cultura, simbolismo, Torino, 1994.
ermanno malaspina
18
barbares et les primitifs, mais il arrive aussi que la foreêt n' ait aucune fonction speècifique. Chez Lucreéce, par exemple (5, 924 ss.), la foreêt (nemus et silva) n' est qu' un des eèleèments de la sceéne de la vie des primitifs, avec arva, montes (avec leur grottes) et fluvii
20
.
Mais le paradigme interpreètatif de la û vie des hommes primitifs ý plus commun chez les anciens eètait, comme tous le savent, non pas la peinture eèpicurienne de Lucreéce, mais la description opposeèe de l' aêge d' or, veèritable lieu de plaisir ; dans ce cadre, formellement treé s proche du locus amoenus, la foreêt est preèsente aé bon droit, aé diffeèrence des montagnes, des deèserts et des steppes
21
. La foreêt est donc lieèe aux pri-
mitifs, tantoêt comme lieu amoenus de plaisir tantoêt comme absence inamoena de plaisir, mais pourtant elle n' est pas le lieu par excellence de la primitiviteè dans l' imaginaire ancien : cette absence trouve, de surcro|êt, une raison historique partielle : il est en effet probable que le champ seèmantique de la foreêt, un des plus instables et obscurs de l' indoeuropeèen, ne preèsentait pas de vocables de ce sens dans les phases reconstructibles les plus anciennes, un fait qui a eèteè interpreèteè comme preuve de l' absence de veèritables bois dans les reègions ou é les û indoeuropeèens ý vivaient, dans lesquelles, au contraire, il y avait par exemple des noms pour º et donc des º û fleuves ý et des arbres individuels (ou des espeéces particulieéres d' arbres
22
). Pour ce qui concerne le latin, silva
(comme hyleé) est probablement un terme du substrat, lucus, emprunt de l' osque, signifie û clairieére ý
23
, saltus est en rapport avec la racine de
salio en tant que û croissance ý (des arbres). Je laisse aé d' autres la suggestion que cette absence initiale du concept puisse eêtre de quelque fac°on lieèe avec l' incertitude de la deèfinition (arbres ou terrain ?) et avec
19
Cf. E. Malaspina, û Tipologie dell' inameno ý, et le reè cent F. Borca, Luoghi, corpi,
costumi : determinismo ambientale ed etnografia antica, Roma, 2003.
20
La situation est la meême dans le domaine grec, cf. F. Turato, La crisi della cittaé
e l' ideologia del selvaggio nell' Atene del
21
v sec. a.C., Roma, 1979, p. 25-74.
Chez Eschyle c' est la û terre ý qui est au premier plan (aroura, gaia, Op., 117-121),
et aussi chez Ovide (Met., 1, 102). Le Grec mentionne le freêne (meliaé, 145) comme matieére des hommes de l' aêge du bronze, le latin le Iovis arbos (106) comme source alimentaire pour les hommes de l' aêge d' or.
22
Cf. C. D. Buck, A Dictionary of selected synonyms in the principal Indo-European Lan-
guages. A contribution to the history of ideas, Chicago, 1949, p. 46 : û Words for `woods' are mostly from notions that were adventitiously associated, such as wooded `mountain' , (woodland) `pasture' , `promontory' , `wild land' , once even `swamp' ; often `boundary' (as formed by woods) ; rarely `remote' or `noisy' (as in a storm) ý. Il en va du meê me dans P. Friedrich, Proto-Indo-European Trees, Chicago, 1970, et dans X. Delamarre, Le vocabulaire indo-europeèen. Lexique eètymologique theèmatique, Paris, 1984.
23
Cf. M. L. Gernia, û Rapporti tra il lessico sacrale osco e latino ý, Archivio Glottologico
Italiano, 46 (1961), p. 129-132.
19
la foreê t: lieu de plaisir ^ absence de plaisir
l' amphibologie persistante dans les oppositions anthropologiques majeures et je passe enfin de l' indoeuropeèen au latin et au Latium : ici, sur les pentes des Albani montes, couvertes d' arbres, meême si des eètudes archeèologiques reècentes ont montreè que le paysage de l' Italie preèhistorique n' eètait pas domineè par la foreêt primitive, comme on le croit d' ordinaire
24
, sur ces pentes, disais-je, le vocabulaire latin de la foreêt
s' enrichit et prend sa forme deèfinitive. Le rapport entre le latin et la foreêt na|êt alors et devient eètroit, comme le montrent d' un coêteè la mysteèrieuse
preèsence
de
Silvius,
fils
ou
petit-fils
d' E è neèe,
dont
û nom parlant ý est clairement lieè aé la silva chez les auteurs anciens
25
le
, et
de l' autre le nom de nemus, û la foreêt ý par excellence (d' ou é Nemorensis), donneè aé la reègion
26
.
Les mots de la foreê t
Il faut donc examiner maintenant les differentiae verborum dans le champ seèmantique de la foreêt en latin et je rappellerai aé cet effet en bref ce que j' avais eècrit il y a dix ans
27
: avant Virgile, le champ est do-
mineè par une claire opposition sacreè (en tant que û cultuel ý
28
)-profane
qui est veèhiculeèe par lucus et silva ; nemus et saltus y jouent un roêle mineur, le premier celui d' une glose rare et cultiveèe, active surtout dans la langue poeètique ; le deuxieéme, au contraire, en deèsignant un type particulier de foreêt, de silva, avec clairieéres et paêturages, sur un terrain de preèfeèrence montueux. La neutralisation de l' opposition lucussilva est Ýuvre de Virgile aé partir des Bucoliques, ou é le modeéle traditionnel de Lucreéce est modifieè par l' apport d' une leègeére variatio qui, non signaleèe par les commentateurs, constitue en reèaliteè le û commencement de la fin ý pour le cadre oppositif du champ seèmantique archa|ëque de la foreêt. Lucr. 2, 352-365 : Nam saepe ante deum vitulus delubra decora turicremas propter mactatus concidit aras
24
C. Delano Smith, û The `wilderness' in Roman times ý, dans Human Landscapes in
Classical Antiquity. Environment and Culture, eèd. G. Shipley, J. Salmon, London New York, 1996, p. 154-179.
25
Cf. Caton, Orig., fr. 11 Chassignet (= 11 Peter) ; Virgile, En., 6, 763-766 ; Denis
d' Halicarnasse, Ant., 1, 70 ; Servius, In Aen., 6, 760.
26
Cf. E. Malaspina, û Nemus sacrum ? ý.
27
Ibidem.
28
H. Fugier, Recherches sur l' expression du sacreè dans la langue latine, Strasbourg, 1963.
ermanno malaspina
20
sanguinis exspirans calidum de pectore flumen ; at mater viridis
saltus orbata peragrans
355
novit humi pedibus vestigia pressa bisulcis, omnia convisens oculis loca, si queat usquam conspicere amissum fetum, completque querellis frondiferum
nemus adsistens et crebra revisit
ad stabulum desiderio perfixa iuvenci,
360
nec tenerae salices atque herbae rore vigentes fluminaque ulla queunt summis labentia ripis oblectare animum subitamque avertere curam, nec vitulorum aliae species per pabula laeta derivare queunt animum curaque levare.
365
Pour deècrire la foreêt (tout aé fait profane) ou é cette sceéne se deève-
saltus,
loppe, Lucreéce utilise
qui en deèfinit immeèdiatement le caracteére
naturel et spontaneè ; dans le moment du plus grand 359) il utilise un synonyme raffineè et rare,
nemus,
pathos
(vers 358-
mis en eèvidence par
l' enjambement et par l' adjectif poeètique composeè
frondiferum,
tous
expeèdients qui conviennent treés bien aé l' atmospheére et la renforcent d' avantage. Virgile,
Buc.,
8, 85-89 :
talis amor Daphnin qualis cum fessa iuvencum per
85
nemora atque altos quaerendo bucula lucos
propter aquae rivum viridi procumbit in ulva perdita, nec serae meminit decedere nocti, talis amor teneat, nec sit mihi cura mederi.
Dans ce fameux passage
29
, Virgile fait allusion aé Lucreéce meême en
choisissant deux termes du champ de la foreêt (bien qu' en non pas en
variatio
enumeratio
aé distance) : il s' agit toutefois, non plus du
mais des composants d' un petit
locus amoenus,
et
saltus,
avec l' eau courante,
l' herbe verte et la foreêt : elle n' a aucun caracteére de sacraliteè et pourtant elle est appeleèe
silva
lucus
30
. Deés lors, l' opposition seèmantique
lucus-
va dispara|être treés vite et º chose bien plus importante º elle ne
è neèide, Virgile sera remplaceèe par rien d' autre. Certes, surtout dans l' E fait alterner les innovations de lexique et les archa|ësmes rechercheès, comme par exemple au livre VIII (celui des origines de Rome), oué il
29
Cf. A. Perutelli, û Varius, fr. 4 Courtney = Bla«nsdorf et Virgile,
riali e discussioni, 45 (2000), p. 142-144. 30 La motivation de depart pourrait è
eêtre
l' allusion
au
tableau
Buc.,
8, 88 ý,
du
sacrifice
Matechez
Lucreéce (vers 352-354), qui implicitement suppose un espace sacreè , une foreêt ou une clairieére.
21
la foreê t: lieu de plaisir ^ absence de plaisir
utilise aé plusieurs reprises l'archeèologique (8 fois sur 38 : 21%) que le commun (4 fois sur 69 : 5%). Semblablement, une fois perdue l'exclusiviteè du sacreè, reste pourtant le terme qui, en pourcentage, appara|êt comme sacreè plus souvent que , ou . De toute fac° on, tandis qu'avant les la presence seule de eètait suffisante pour identifier une foreêt commeè û sacreèe ý, on (qui voit apreés Virgile des syntagmes nouveaux, comme auparavant aurait eèteè superflu) ou (qui aupa ravant auraient ete des associations contradictoires). Le champ seèmantique est doncè è deèreèglementeè et les oppositions fortes qui y de meurent ne correspondent plus aé des oppositions lexicales, parce que tous les termes sont en mesure de se charger de ces connotations ou deènotations. Aussi, des oppositions nouvelles et des nuances nouvelles vont appara|tre, comme celle entre une sacralite humaine, lieèe aux cultes et aux ê espaces civiliseès et reègleès par l'hommeè (le ) et une sa craliteè numineuse, û enchanteèe ý et parfois maudite : l'exemple litteè raire le plus connu (et31plus eètendu) est peut eêtre la foreêt de Marseille en Lucain, 3, 399 425 , un bois sacreè treés ambigu, en meême temps cultuel (il s'agit enfin de et de , vers 404) et numineux (les rites y sont , vers 403), enchanteè et interdit aux hommes et aux animaux (vers 407 408), dont la forme litteèraire est celle d'un ty pique (vers 408 415). L'ambiance enigmatique et angois sante du bois est deèvoileèe aussi par les termesè qui le deèfinissent : la valeur sacrale est annonceèe au commencement par l'usage de (vers 399), qui retourne en au vers 425, mais, entre ces deux bornes, est absent, remplaceè par les autres termes du champ seèmantique et surtout par , qui para|êt en tant que terme di rappel synonymique de apres la fin de l' ( , vers 399 ... , vers 426).é nemus
silva
lucus
silva nemus
saltus
Bucoliques
lucus
lucus sacer
silva sacra / nemus sacrum
-
-
lucus
-
-
-
-
sacra deum
arae
barbara
-
locus horridus
-
-
-
lucus
Ringkomposition
lucus
silva
lucus
ekphrasis
Lucus erat
Hanc silvam
Deux cas d' eè tude
J'ai choisi, pour illustrer mon propos, deux passages interessants du point de vue de l'opposition preèsence/absence de plaisir dansè la foreêt. Cf. M. Leigh, û Lucan's Caesar and the sacred grove : deforestation and enlighten ment in antiquity ý, dans , eèd. P. Esposito, L. Nicastri, Napoli, 1999, p. 167 205. 31
-
Interpretare Lucano
-
ermanno malaspina
22
Virgile, En., 1, 159-169
32
Parfois l' amphibologie de la foreêt se trouve plus dans les interpreètations modernes que dans les textes : voici, par exemple, l' ekphrasis du lieu d' arriveèe d' E è neèe sur la coête de Carthage. Est in secessu longo locus : insula portum efficit obiectu laterum, quibus omnis ab alto
160
frangitur inque sinus scindit sese unda reductos. Hinc atque hinc vastae rupes geminique minantur in caelum scopuli, quorum sub vertice late aequora tuta silent ; tum
silvis scaena coruscis nemus imminet umbra.
desuper, horrentique atrum
165
Fronte sub adversa scopulis pendentibus antrum ; intus aquae dulces vivoque sedilia saxo, Nympharum domus. Hic fessas non vincula navis ulla tenent, unco non alligat ancora morsu.
La nature, le sens et l' atmospheére meême de cette ekphrasis sont treés deèbattus par les commentateurs et les critiques litteèraires : nous pouvons partir de Joe«l Thomas
33
, pour qui le tableau est positif et indique
û un besoin de seècuriteè, une aspiration aé un bonheur simple, mais stable, dans un univers d' harmonie : cette calanque n' est qu' un raccourci pour atteindre l' Ideèal, une syntheése harmonieuse, eèquilibrante, meême si elle reste une utopie ý. En particulier, û l' eèleèment maudit [de la mer] est d' abord tempeèreè par la Terre et les foreêts qui l' enserrent ý ; la source d' eau douce, qui se trouve û au cÝur de cet univers maternel ý exorcise compleétement l' influence de l' eau saleèe. Pour d' autres savants, l' ekphrasis est au contraire domineèe par l' angoisse, le mysteére et l' absence de plaisir ; elle û provoque un sentiment de crainte autant que d' admiration [...]. L' inquieètude que Virgile fait na|être dans l' esprit du lecteur par le deècor qui l' entoure [i.e. la grotte] est destineèe aé suggeèrer que la douceur et le repos promis sont fallacieux ý
32
34
.
Je me propose de consacrer aé l' exeègeése de cette ekphrasis un exposeè aé part, qui va
para|être dans les Actes du Colloque international La riflessione sul teatro nella cultura romana (Milan, 10-12 mai 2006), avec le titre û I fondali teatrali nella letteratura latina (riflessioni sulla scaena di Aen. I, 159-169) ý.
33
è neèide, Paris, 1981, p. 78-84. Meême interpreètation Structures de l' imaginaire dans l' E
è tudes sur une composante affective du patriotisme romain, Paris, chez M. Bonjour, Terre natale. E 1975, p. 499 ss.
34
H. Lavagne, Operosa antra, p. 459. Cf. aussi J. G|èslason, Die Naturschilderungen und
Naturgleichnisse in Vergils Aeneis, Diss. Mu«nster, 1937, et V. Buchheit, Vergil u«ber die Sendung Roms. Untersuchungen zum Bellum Poenicum und zur Aeneis, Heidelberg 1963 (Gymnasium Beihefte 3).
23
la foreê t: lieu de plaisir ^ absence de plaisir
J' ai citeè ces deux interpreètations comme cas limites ; en effet il y a longtemps que d' autres savants encore ont seèpareè, plus justement, les parties du tableau et les ont jugeèes indeèpendamment. En geèneèral, tandis qu' aé la grotte on reconna|êt la nature d' un petit locus amoenus et d' une parentheése symbolique de paix, la scaena des vers 164-165 est expliqueèe en tant que û Neigung zu monumentalisierenden Pathos [...] Steigerung der Gro « sse und des Pathos, der Zug zum Erhabenen ý
35
, dont le but est de faire allusion aux dangers qui attendent
E è neèe dans la terre de Carthage. Il s' agit donc d' une foudroyante et univoque foreêt inamoena, sur laquelle on a pu avoir des opinions divergentes parce qu' on n' a pas compris qu' il fallait l' envisager seèpareèment des autres breéves û prises de vue ý qui se deèroulent dans l' ekphrasis. Dans cette foreêt la variatio silvis/nemus est moins importante du choix des adjectifs coruscis, atrum et horrenti, qui sont les veèritables traits distinctifs du morceau. Ovide, Meèt., 3, 155-181 Dans le cas ovidien du reècit d' Acteèon, bien eètudieè du point de vue de l' imaginaire
36
, l' amphibologie n' est pas lieèe aux difficulteès des in-
terpreétes, mais est un eèleèment axial, voire ideèologique de l' ekphrasis en geèneèral. Vallis erat piceis et acuta densa cupressu,
155
nomine Gargaphie succinctae sacra Dianae, cuius in extremo est antrum
nemorale recessu
arte laboratum nulla : simulaverat artem ingenio natura suo ; nam pumice vivo et levibus tofis nativum duxerat arcum ;
160
fons sonat a dextra tenui perlucidus unda, margine gramineo patulos incinctus hiatus. hic dea
silvarum venatu fessa solebat
virgineos artus liquido perfundere rore. [...] dumque ibi perluitur solita Titania lympha,
35
2
V. Po«schl, Die Dichtkunst Vergils, Wien, 1964 , p. 232. Cf. aussi Virgilio, L' Eneide,
libri I-III, eèd. A. Rostagni, Milano, 1961, ad loc.
36
Cf. C. P. Segal, Landscape in Ovid' s Metamorphoses. A study in the transformations of a
literary symbol, Wiesbaden, 1969 (Hermes Einzelschriften 23) ; E. W. Leach, The Rhetoric of Space : Literary and Artistic Representation of Landscape in Republican and Augustan Rome, Princeton, 1988, p. 457 ; R. Harrison, Foreêts ; S. Hinds, û Landscape with Figures : Aesthetics of Place in the Metamorphoses and Its Tradition ý, dans The Cambridge Companion to Ovid, eèd. P. Hardie, Cambridge, 2002, p. 122 ; C. Newlands, û Statius and Ovid : Transforming the Landscape ý, Transactions of the American Philological Association, 134 (2004), p. 133-155.
ermanno malaspina
24
ecce nepos Cadmi dilata parte laborum per
nemus ignotum non certis passibus errans lucum : sic illum fata ferebant.
175
pervenit in
qui simul intravit rorantia fontibus antra, sicut erant, nudae viso sua pectora nymphae percussere viro subitisque ululatibus omne inplevere
nemus circumfusaeque Dianam
180
corporibus texere suis ;
On a ici deux lieux de plaisir opposeès : l' espace de la chasse d' Acteèon et l' espace du repos de Diane : ils sont contigus, deèpourvus de ligne de deèmarcation et geèneèriquement unis dans le cadre joyeux du
locus amoenus. Mais le plaisir de l' un est la souffrance de l' autre : le plaisir d' Acteèon, la chasse, signifie la mort des animaux chasseès, chose qu' Ovide signale clairement au commencement du reècit : mons erat in-
fectus variarum caede ferarum (vers 143 ; cf. aussi vers 148 : lina madent, comites, ferrumque cruore ferarum) ; paralleélement, le plaisir de Diane aé Gargaphie, le bain secret et le repos de la chasse (activiteè de la deèesse comme d' Acteèon), aboutit aé la mort du jeune descendant de Cadme : c' est dans cette perspective qu' il faut voir la peine du talion que Diane inflige aé Acteèon : apreés avoir fait couler le sang des beêtes sauvages, il devra lui meême offrir son sang aux chasseurs. Et quelle est la place de la foreêt dans tout cela ? Celle de la plus grande ambigu|ëteè : Carole Newlands remarque la û deceptiveness of Diana' s grove ý
37
,
l' incertitude de la relation topographique entre le lieu de la chasse et le lieu de l' antrum et aussi la surprise et la deèsillusion que la trageèdie d' Acteèon provoque chez le lecteur, preèpareè aé bien d' autres eèveènements par la sensualiteè du locus amoenus des vers 155-164. L' erreur d' Acteèon est d' avoir abandonneè la foreêt profane et d' eêtre entreè dans
37
C. Newlands, û Statius and Ovid ý, p. 140 (û With its garden deè cor Ovid' s locus
amoenus makes a deceptive appeal to contemporary sensibilities ; peace, relaxation, and refinement are what this grove seems to promise. Characteristically for Ovid, the com plicity of the landscape with divine desires and passions compromises its appearance of beauty and its promise of safety. Thus the physical ambiguity of the idyllic setting of Diana' s grove is closely tied to the moral ambiguity of the victim' s position as innocent trespasser into a sacred domain ý) ; cf. aussi p. 137 : û These landscapes are beautiful but also dangerous. They inevitably fail to protect the innocent outsiders who come to them seeking shelter and comfort. They always have a deceptive element, making them collusive with the violence that takes place there and with their gods. Their victims, lured into a sense of safety by the peaceful, beautiful surroundings, find their trust in the protection of the landscape misplaced as they are pursued, raped, or transformed by gods.
[...]
Shifting,
elusive,
and
illusionary,
often
poised
between
art
and
nature,
between cultivation and primeval power, Ovid' s idyllic landscapes reify the moral and emotional ambiguity of the text ý ; voir aussi E. W. Leach, The Rhetoric of Space, p. 457.
25
la foreê t: lieu de plaisir ^ absence de plaisir
un endroit sacreè, deèfendu. Mais le passage demeure inaperc°u, parce que les deux lieux sont tout aé fait identiques de l' exteèrieur. Seul le nom reste diffeèrent, nemus pour Acteèon (vers 175), lucus pour le lieu de plaisir de Diane (vers 176). Mais ce lucus, qui a pour une fois le sens fort, û preèvirgilien ý de û bois sacreè ý, eètait un antrum trompeusement nemorale quelques vingt vers en avant (vers 157) : la veèritable nature de cette diffeèrence se deèvoile donc seulement apreés l' entreèe dans le lucus, c' est aé dire trop tard.
Plaisir et travail dans les foreê ts J' eèvoquerai encore, pour finir, une opposition, paralleé le aé celle qui seèpare amoenus-inamoenus, la dichotomie travail-absence de travail. é premieére vue on pourrait voir un lien treés fort entre amoenus, plaisir A et absence de travail : en effet, l' absence du travail et de l' intervention directe de l' homme sur la nature dans le locus amoenus indique les liens eètroits entre ce topos et celui du Scharaffenland ou de l' aêge de l' or. Pourtant, l' opposition n' est pas obligatoire : dans le lieu commun du contraste entre ville et campagne, celle-ci, en tant que û dolce far niente ý (opposeè aux otia immodeèreès des citadins), se retrouve parfois du co ê teè du dur travail (opposeè au stress des negotia de la ville)
38
, sou-
vent sans solution de continuiteè, comme on le voit, par exemple, dans l' eèpode 2 d' Horace, malgreè l' aprosdoketon aé la fin
39
.
Deuxieémement, le refus du travail n' exclut pas que le poeéte imagine le paysage comme eèlaboreè artistiquement, humaniseè par la nature
38
La foreêt non cultiveèe est opposeèe aé la foreêt en tant que lieu de travail chez Servius,
In Aen., 6, 638 (amoena virecta autem quae solum amorem praestant, vel quasi amunia, hoc est sine fructu) et chez Isidore, Etym., 14, 8, 33 (amoena loca Varro dicta ait eo quod amorem praestant et ad se amanda adliciant). Le paradigme est souvent celui du jardin d' Alcinoos chez Homeére (Od. 8, 112-132), cf. G. Scho«nbeck, Der locus amoenus, p. 45 sq., et G. Petrone, û Locus amoenus/locus horridus ý, p. 8-12 (û Lo splendore del paesaggio ameno eé una bellezza naturale piué che artificiale, originaria piué che indotta dalla mano dell' uomo. [...] L' amoe-
nitas non eé d' altronde produttiva, nel senso agricolo della parola, anzi eé al contrario senza frutto d' immediata utilitaé. [...] Il bosco come luogo ameno si colloca nella natura contrapposta alla cultura ý). Sur la fonction de la preèsence du travail humain dans quelques descriptions de l' aêge d' or (une preèsence qui commence probablement avec Aratos,
Phaen., 96-136) je renvoie aé J. J. L. Smolenaars, û Labour in the Golden Age. A unifying theme in Vergil' s Poems ý, Mnemosyne, 40 (1987), p. 391-405.
39
Vers 1-16 : travail du cultivateur et du berger ; vers 17 -29 : l' otium pendant l' au-
tomne (dans le cadre d' un veèritable locus amoenus) ; vers 30-48 : les devoirs du cultivateur et de sa femme pendant l' hiver ; vers 49-66 : synkrisis et recusatio des aliments seèduisants et rechercheès et preèfeèrence pour ceux inempti ; enfin (vers 67-70) : haec ubi locutus fenerator
Alfius, / iam iam futurus rusticus, / omnem redegit Idibus pecuniam, / quaerit Kalendis ponere (cf. G. Scho«nbeck, Der locus amoenus, p. 112-131).
ermanno malaspina
26
meême et plieè aé prendre un aspect riche et luxuriant. Le
inutile
locus amoenus
,
, avec le paêtu-
meême s' il n' est pas travailleè, n' est pas non plus
rage bucolique ou les pommiers qui y croissent souvent
40
.
Conclusions Des exemples qu' on a preèsenteès, l' on peut conclure que, dans l' opposition plaisir-absence de plaisir (comme dans les autres qu' on a laisseèes de co ê teè par neècessiteè) le choix de
lucus nemus silva saltus ,
,
et
n' a pas
de valeur distinctive et reègulieére en latin apreés Virgile : les mots perdent leur caracteèristiques propres pour se confondre et se superposer. La foreêt est connoteèe de plus en plus comme un champ seèmantique ambivalent, ambigu,
anceps
dans la deèfinition de sa valeur litteèraire,
culturelle et anthropologique, avant meême la deèfinition et la deènotation d' hypo- ou de synonymies. On trouve ici une neèbuleuse seèmantique avec des limites suffisamment claires vers l' exteèrieur, mais sans une nette division des taêches entre
lucus nemus silva saltus lucus nemus silva saltus ,
,
et
aé l' inteè
rieur. Pour emprunter la terminologie de la linguistique, c' est comme s' il
existait
un
archilexeéme
û foreêt ý
avec
,
,
,
comme allophones, c' est-aé-dire comme variantes combinatoires et interchangeables. Cela ne signifie pas que l' opposition plaisir-absence de plaisir et les autres soient annuleèes ou qu' elles perdent leur validiteè, mais seulement
que,
pour
deèterminer
les
connotations
anthropologiques
de
chaque foreêt, c' est-aé-dire pour eètablir aé quel terme de l' opposition elle doit eêtre rapporteèe, il ne faut pas examiner le choix du substantif, mais le contexte et l' emploi des adjectifs. Prendre contact avec une foreêt pour le Romain de l' eèpoque d' Auguste et apreés (du moins au niveau des textes litteèraires, auquel nous pouvons arriver avec un certain degreè de certitude) signifiait eèvoquer une reèaliteè dont les caracteéres constitutifs, bien qu' ils fussent chaque fois indubitables
en soi
, ressortaient toujours ambigus
pour le sujet
,
contraint de les deèterminer avec peine et peu aé peu, au fur et aé mesure, pour ainsi dire, et en s' enfonc°ant de plus en plus dans (la lecture de la) foreêt, par l' intermeèdiaire de ses connotations exteèrieures doueèes de signifieè, veèhiculeèes, comme on l' a dit, par le contexte et par l' emploi des adjectifs. Quelques fois, comme dans le cas d' Acteè on, la deècouverte de la veèriteè arrivait trop tard.
40
Cf. G. Scho « nbeck,
Der locus amoenus
, p. 53-54, surtout p. 54, n. 2-3.
27
la foreê t: lieu de plaisir ^ absence de plaisir
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L AT I N I TAT E S
Gilles
Sauron
ÃTRES Á ÂA LES THE A ROME Quand
nous pensons au theèaêtre aujourd' hui, nous songeons d' abord
aé la qualiteè de la pieéce, aé la valeur des comeèdiens, aé celle du metteur en sceéne, dont nous faisons deèpendre secondairement le choix des costumes et du deècor aé l' inteèrieur duquel se deèroule le spectacle. é Rome, il n' est pas douteux que la hieèrarchie des valeurs eètait sensiA blement diffeèrente.
Les ludi scaenici
eètaient l' occasion pour la citeè aé la
fois de rendre hommage aé certains de ses dieux, dans le cadre des
Romani Apollinares ,
ou
Megalenses
ses propres hieèrarchies sociales, car les reèpartir
diffeèremment
les
ludi
surtout, et aussi de mettre en sceéne
seènateurs
leges theatrales orchestra
(dans
l'
imposaient de
),
les
chevaliers
(aé Rome, sur les quatorze premiers gradins) et le reste du
populus
.
Par ailleurs, nos sources font eètat plus souvent des passions populaires susciteèes par tel ou tel acteur ou de l' admiration exciteèe par le luxe des sceénes provisoires construites sous la responsabiliteè des magistrats que de la reconnaissance obtenue par tel ou tel auteur dramatique. Le theèaêtre est le lieu privileègieè de la surencheére.
Surencheére autour des fronts de sceénes Nous connaissons le cas de L. Licinius Crassus, vers 100 avant J. -C. au plus tard, qui fit transfeèrer de la sceéne vers l' atrium de sa maison romaine
quatre
(Pline,
Histoire naturelle
,
XVII,
6)
ou
six
ibidem
(
,
XXXVI, 7) colonnes en marbre bleu de l' Hymette d' une hauteur modeste de 12 pieds (environ 3, 5 m), ce qui lui valut tout de meê me d' eêtre appeleè û Veènus Palatine ý par M. Iunius Brutus au cours d' une dispute. Plus tard, en 58 avant J.-C., l' eèdile M. Aemilius Scaurus fit installer les plus hautes des colonnes de son fabuleux front de sceéne dans son atrium romain (
ibidem
, XXXVI, 5-6) : elles eètaient en marbre
û luculleèen ý, de Teèos en Asie Mineure, et mesuraient 38 pieds de hauteur (environ 11, 25 m). Le meême Scaurus fit transporter dans sa villa
29
gilles sauron
30
de Tusculum, non pas les û eètoffes attaliques, tableaux et autres objets 1
sceèniques ý (Attalica ueste , tabulis pictis, cetero choragio), mais simplement û les somptueux objets d' usage courant ý (quae superfluebant cotidiani
usus deliciis) qui avaient servi aé ses spectacles, pour une somme eènorme eèvalueèe aé trente millions de sesterces selon Pline (ibidem, XXXVI, 115). Le front de sceéne de Scaurus marqua durablement la conscience romaine, encore un sieécle apreés son deèmontage, puisque Pline l' Ancien revient aé plusieurs reprises sur les deètails de son ameènagement. Bruno Poulle a judicieusement fait observer que le nombre de 360 co lonnes que mentionne Pline n' est sans doute pas duê aé une erreur de la transmission manuscrite, mais devait faire allusion au û nombre de degreès de la spheére et, selon l' approximation courante, les jours de l' anneèe ý. Et il ajoute : û En reèaliteè, cependant, il convient de diviser ce chiffre par trois, puisqu' il y avait trois eètages ; sur chaque eètage, 120 colonnes deèveloppaient les co ê teès d' un trigone, comme si le theèaêtre eètait l' image de trois spheéres concentriques : le mur de sceéne montrait les
projections
de
trois
arcs ý.
û Or,
poursuit
Poulle,
ces
colonnes
eètaient de trois matieéres diffeèrentes ; en bas, elles eètaient en marbre ; au milieu, en paête de verre ; en-haut, en bois doreè. Il transpara|êt laé une allusion astronomique qui permet de preèciser le sens geèneèral donneè aé l' ensemble : les trois niveaux du cosmos eètaient symboliseès chacun par une matieére, la terre par le marbre, l' air par la paête de verre, et l' eèther 2
par la dorure, correspondant chacun aé une spheére ý . Mais il y avait aussi les fameuses û sceènographies ý, c' est-aé-dire les deècors peints repreèsentant, selon le genre des pieéces, des architectures vues en perspective, celles de sanctuaires ou de palais royaux pour les trageèdies, celles de villes contemporaines pour les comeèdies. On nous dit que des oiseaux auraient chercheè aé se poser sur les tuiles peintes des sceènographies commandeèes par C. Claudius Pulcher (Valeére Maxime, II, 4, 6 ; Pline,
Hist. nat., XXXV, 23) ! C' est sans doute d' abord le souci de frapper l' imagination du public qui animait l' eèdile curule de 99 avant J.-C., sous le consulat de M. Antonius et A. Postumus, nous preècise Pline en mentionnant les combats d' eèleèphants que C. Claudius Pulcher organisa pour la premieére fois aé Rome cette meême anneèe (Hist. nat., VIII, 19). C. Claudius Pulcher, qui appartenait aé une des plus importantes familles de l' aristocratie seènatoriale et qui s' eètait opposeè aux meneèes 3
reèvolutionnaires de Saturninus , eètait alors repreèsentatif d' une geèneèra-
1 2
On appelait ainsi les tapisseries pergameèniennes, qui eètaient de grand prix. B. Poulle, û Le theèaêtre de Marcellus et la spheére ý, MEFRA, 111, 1999, p. 257-272,
en part. p. 264-265.
3
P.-W., R.E., III (1899), s.u. Claudius 302, col. 2856 [Mu«nzer].
31
les theè a ê tres aé rome
tion de nobles conservateurs, celle aussi des Metelli, qui trouvaient dans l' importation des formes les plus raffineèes de la culture helleènique un instrument de seèduction et de domination sur une socieèteè romaine tenteèe par des utopies politiques de meême provenance. Mais la politique aussi avait sa place au theèaêtre.
Theè a ê tre et politique, de Deè meè trios Poliorceé te a é Pompeè e
On a observeè depuis longtemps que le theèaêtre occupait une position centrale dans l' urbanisme des capitales des royaumes helleè nistiques. Attesteèe aussi bien aé Aigai, ancienne capitale maceèdonienne, qu' aé Alexandrie,
la
formule consistant aé
juxtaposer le palais royal au theèaêtre
trouve aé Pergame sa plus efficace expression. L' acropole des Attalides distribuait ses monuments en eèventail autour du crateére d' un vertigineux theèaêtre installeè au flanc de sa falaise. Au-dessus des gradins, le sanctuaire d' Atheèna Niceéphoros (û qui porte la Victoire ý) preèceèdait le complexe palatial des rois, un baêtiment reèsidentiel construit aé co ê teè d' un eèdifice somptueusement orneè qui eètait reèserveè aux reèceptions. L' esprit de cet audacieux ameènagement eètait sans doute de favoriser l' exaltation du pouvoir charismatique que ces rois tiraient de leur preètendue ascendance heèro|ëque, qu' ils faisaient remonter aé Heèracleés par l' intermeèdiaire de son fils Teèleéphe. Le peuple reèuni dans le theèaêtre assistait aé des trageèdies qui faisaient revivre sous ses yeux les heèros de la guerre de Troie, au flanc d' une acropole oué leurs rois semblaient conna|être de nouveau la proximiteè des dieux et des heèros chanteèe par Homeére et les Tragiques. Un eèpisode raconteè par Plutarque illustre bien les finaliteès d' un tel urbanisme. Au temps de sa sanglante reèvolte contre le pouvoir de Rome, le roi du Pont Mithridate VI Eupator avait reèuni la population de la reècente province d' Asie aé l' inteèrieur du theèaêtre de Pergame, et avait chercheè aé se faire couronner par un mannequin aux apparences de Victoire qui eètait descendu du sommet de l' eèdifice
aé
l' aide d' une
machinerie
(Plutarque,
Sylla,
11, 1-2).
Meême si Plutarque ne le dit pas, il est eèvident que cette û Victoire ý provenait du sanctuaire d' Atheèna Niceéphoros qui dominait le theèaêtre, la deèesse aé qui les rois avaient attribueè leurs succeés militaires. Ce genre de mise en sceéne du pouvoir aé l' inteèrieur des theèaêtres est caracteèristique de l' eèpoque helleènistique, d' autant plus que les associations de technites dionysiaques,
qui
eètaient
de
vastes corporations
structureèes de
gilles sauron
32
musiciens et d' acteurs, ont joueè un grand roêle dans la ceèleèbration des 4
cultes royaux, notamment ceux de la dynastie attalide . Mithridate
avait
pu
s' inspirer
de
preèceèdents
illustres,
ainsi
de
Deèmeètrios Poliorceéte. Quand ce roi se rendait aé Atheénes, il reèsidait aé l' Acropole, dans l' opisthodome du Partheènon, seul lieu digne de sa personne sacreèe (Plutarque, Deèmeètrios, 23-24), et il s' adressait au peuple atheènien reèuni dans le theèaêtre de Dionysos E è leuthereus, construit au flanc de l' Acropole, oué il peèneètrait du haut des gradins (Ibidem, 34). Nous posseèdons le texte d' un hymne qui fut composeè par un certain Hermokleés pour eêtre chanteè aé l' arriveèe de ce roi aé Atheénes : il y eètait ceèleèbreè comme û semblable au soleil ý, et û fils du tout-puissant Poseèidon et d' Aphrodite ý, et, dans sa flagornerie, le poeéte ajoutait
que
û les
autres
dieux
ou
sont
trop
eèloigneès,
ou
n' ont
pas
d' oreilles, ou n' existent pas ou ne font nullement attention aé nous ý (d' apreés Atheèneèe, Deipnosophistes, VI, 253 f). é Rome, le Seènat eètait treés hostile aux theèaêtres permanents. Ces A eèdifices d' importation grecque pouvaient introduire dans la capitale de l' Empire, non seulement leur forme, mais aussi une utilisation po litique qui doublait leur fonction d' eèdifices de spectacle. Concurremment
aux
pleèbiscites
qu' y
recherchaient
les
rois,
de
Deèmeètrios
Poliorceéte aé Mithridate, les reèunions populaires s' y deèroulaient souvent dans les citeès aé constitution deèmocratique : û lorsque, eècrivait Ciceèron d' une plume indigneèe, des hommes d' une incompeètence universelle,
sans
culture,
ignorants
s' asseyaient
ensemble
dans
le
theèaêtre (in theatro ... consederant), tantoêt ils deèclenchaient des guerres inutiles, tantoêt ils plac°aient aé la teête de l' E è tat des hommes seèditieux, tantoêt ils chassaient de la citeè des hommes du plus grand meèrite ý (Pour Flaccus, 16). Et Tacite se souviendra encore de cette mentaliteè en faisant parler les adversaires des nouveaux jeux institueès par Neèron : û Les uns disaient que ``Cn. Pompeèe, lui aussi, avait encouru les reproches des vieillards pour avoir baêti un theèaêtre permanent (mansuram theatri sedem) ; car, avant lui, on se contentait ordinairement, pour donner les jeux, d' estrades improviseèes et d' une sceéne d' occasion (subitariis gradibus et scaena in tempus structa) ; et meême, si l' on remontait plus haut, le public y assistait debout ; on euêt craint qu' assis il ne passaêt toutes ses journeèes au theèaêtre, aé ne rien faire (stantem populum spectauisse, ne, si consideret theatro, dies toto ignauia continuaret)'' ý (Annales, XIV, 20, 3). Le modeéle grec, aussi bien deèmocratique que monar-
4
B. Le Guen, Les associations des technites dionysiaques aé l' eèpoque helleènistique, Nancy,
2001.
les theè aêtres aé rome
33
chique, avec son utilisation politique du theèaêtre, menac°ait la nature essentiellement oligarchique du pouvoir aé Rome. Le Seènat s' opposait aé la construction de theèaêtres en dur dans la ville, comme ce fut le cas en 154 avant J.-C., lorsque le censeur C. Cassius Longinus voulut en eèdifier un pour la ceèleèbration des jeux en l' honneur de Cybeéle, les
Megalenses
, au Palatin (Tite Live,
Periochae Guerre civile
ludi
, 48 ; Valeére Maxime, II, 4,
2 ; Velleius Paterculus, I, 15, 3 ; Appien,
, I, 28). C' est lors
d' expeèditions militaires dans de lointaines provinces que des comman dants d' armeèes commenceérent aé inaugurer le genre de mÝurs politiques imiteèes des successeurs d' Alexandre. Ainsi Q. Caecilius Metellus Pius en 80 avant J.-C., qui, pour ceèleèbrer sa victoire sur Sertorius en Lusitanie, se fit couronner par une Victoire meècanique au cours de banquets dans des salles ameènageèes en theèaêtre (Salluste, fr. 70 Maurenbrecher ; Plutarque,
Sertorius
Histoires
, II, 4,
, 22, 3 ; Valeére Maxime, IX,
1, 5), selon une formule de transformation de la salle de banquet en theèaêtre connue dans la tradition grecque, comme aé l' inteèrieur du yacht de Ptoleèmeèe IV Philopator, qu' on appelait le Thalamegos (d' apreés Atheèneèe,
Deipn
., V, 205 : û une salle de banquet ayant l' organisation
d' un eèdifice sceènique ý,
sumpo`sion skynyq e² jon ta`xin).
Plus tard, aé
l' eèpoque de la dictature de Ceèsar, L. Cornelius Balbus fera jouer une pieéce ceèleèbrant ses exploits dans sa ville natale de Gadeés en Espagne (Velleius Paterculus, II, 51, 3). Mais la rupture deècisive intervint en 62 avant J.-C., aé la fin de la longue expeèdition militaire qui commenc°a par la victoire sur les pirates et se poursuivit par la deèfaite de Mithridate et la conqueête de la Syrie, lorsque Pompeèe s' arreêta aé Mytileéne, dans l' |êle de Lesbos, ou é son ami Theèophane lui organisa dans le theèaêtre de sa ville un concours de poeèsie qui n' avait comme seul theéme que de chanter ses exploits (Plutarque,
Pompeèe
, 42, 8). C' est alors, nous
explique Plutarque, que le geèneèral romain û fit esquisser une vue en
periegra`vato to´ eiâdoq auÊtou kai´ to´n tu`pon) ý
eèleèvation et un plan (
du theèaêtre de Mytileéne û dans l' intention d' en eèlever aé Rome un pareil, mais en plus grand et plus imposant ý (
ibidem
, 42, 9).
Et c' est ce que Pompeèe commenc°a aé faire deés son retour aé Rome. Il avait certes connu les risques des spectacles theèaêtraux pour sa populariteè. Ainsi aux jeux sceèniques en l' honneur d' Apollon (
res
ludi Apollina-
) de 59 avant J.-C., lorsque l' acteur Diphilus û fut obligeè aé reèpeèter
millies coactus dicere nostra miseria tu es magnus
) un vers qui disait û c' est par notre mal-
mille fois ý (
heur que tu es grand ý (
), et dont la foule
s' empara pour manifester sa mauvaise humeur aé l' eègard de Pompeèe qui, sur le modeéle d' Alexandre, se faisait surnommer û le Grand ý
Magnus
(
) (Ciceèron,
Aé Atticus
, II, 19, 3 ; Valeére Maxime, VI, 2, 9).
gilles sauron
34
Mais depuis trois ans deèjaé, deés les lendemains de son troisieéme triomphe en 61 avant J.-C., Pompeèe avait entrepris de construire un complexe monumental au centre du Champ de Mars. Il le deèdia en deux temps, au cours de son deuxieéme (55 avant J.-C.) puis de son troisieéme consulat (52 avant J.-C.). Cet ensemble eètait composeè d' une seèquence monumentale ineèdite, formeèe, d' ouest en est, d' un vaste theèaêtre, puis, derrieére la sceéne, d' un parc entoureè d' un quadriportique, et, enfin d' une curie s' ouvrant sur le portique, en conclusion de l' axe longitudinal du complexe. Le crateére des gradins du theèaêtre eètait surmonteè d' un temple deèdieè aé Veènus Victrix (û Victorieuse ý), encadreè de
deux
chapelles,
l' une
deèdieèe
aé
Honos
(dieu
de
l' û Honneur ý,
patronnant les carrieéres officielles) et Virtus (deèesse du û Courage ý), et l' autre aé Felicitas (deèesse de la û Chance ý). Pompeèe reèunissait ainsi toutes
les
vainqueurs
diviniteès
qui
patronnaient
de Rome, Veènus,
la
depuis
meére
du
toujours lointain
les
geèneèraux
anceêtre
troyen
E è neèe, û victorieuse ý du Jugement rendu par Paêris, le fils de Priam, le roi de Troie, Honos et Virtus, les dieux preèfeèreès de ceux qui s' opposaient aé la noblesse, comme Marcellus, ou de ceux qui n' y appartenaient pas, les û hommes nouveaux ý (
homines noui), comme Marius, et
enfin Felicitas, la deèesse des hommes d' exception choisis par le destin. Pompeèe
impressionna
vivement
le
public
romain
au
cours
de
la
premieére inauguration en 55 avant J.-C., mais, selon Ciceèron, avec le dernier mauvais gouêt, en faisant deèfiler six cents mulets pour la repreèsentation d' une
Clytemnestre (Ciceèron, Lettres aé ses familiers, VII, 1, 2).
Cette innovation dans le paysage urbain de Rome sauvegardait en partie les eèquilibres politiques anteèrieurs. D' abord parce que le public eètait strictement reèparti aé l' inteèrieur du theèaêtre en fonction de son rang dans la socieèteè : les seènateurs eètaient installeès sur leur sieége pliant orneè d' ivoire autour de l'
orchestra et les chevaliers occupaient les qua-
torze premiers rangs de gradins. D' autre part, la nouvelle curie reè serveèe aux reèunions du Seènat eètait placeèe aé un endroit strateègique du complexe, puisqu' elle en concluait la perspective. Mais il est certain que ces constructions ont marqueè une eètape importante sur la voie de l' instauration d' un reègime monarchique aé Rome. La curie contenait une statue de Pompeèe, aux pieds de laquelle Ceèsar devait eêtre assassineè aux ides de mars 44 avant J.-C. (Ciceèron, De tarque,
Vie de Ceèsar,
66,
Vie de Brutus,
la divination, II, 9 ; Plu-
17 et 37). Pompeèe lui-meême
eètait autoriseè aé porter dans son theèaêtre une couronne d' or et la preè-
Mithridatica, 113 ; Dion imperator avait probablement
texte (Velleius Paterculus, II, 40, 4 ; Appien, Cassius, XXXVII, 21, 4). Mais surtout, l'
fait de son parc la mise en sceéne permanente de son incomparable
les theè aêtres aé rome dimension
heèro|ëque,
qui,
nous
disent
les
35 sources,
û l' eègalait
aé
la
puissance d' Alexandre le Grand, mais aussi presque aé celle d' Heèracleés et de Dionysos ý (Pline, Histoire naturelle, VII, 95 : aequato non modo Alexandri Magni rerum fulgore, sed etiam Herculis prope ac Liberi patris). 5
Graêce aé une eètude treés ingeènieuse de Filippo Coarelli , qui a eu l' ideèe o
de croiser les sources eèpigraphiques (IGUR I, n
210-212), litteèraires
(Pline, Hist. nat., VII, 34 ; Tatien, Discours aux Grecs, 33-34) et archeèologiques (la deècouverte d' une statue de femme assise), nous savons qu' on y trouvait trois seèries de statues feèminines, correspondant aux diviniteès qui surmontaient le theèaêtre, d' une part des heèta|ëres, ceèleébres courtisanes qui avaient laisseè un nom dans l' histoire grecque, comme Phryneè, d' autre part des poeètesses grecques, comme Sappho, et enfin des femmes ayant connu des accouchements miraculeux, comme Pasi phaeè, la meére du Minotaure. La beauteè et l' activiteè des premieéres les reliait aé Veènus, victorieuse d' un concours de beauteè, les secondes, qui devaient leur ceèleèbriteè aé l' exercice de leurs talents, aé Honos et Virtus, et les troisieémes devaient tout aé Felicitas, qui, pour les femmes, eètait la deèesse de la Feèconditeè. Mais surtout, la repreèsentation de Pom6
peèe, sans doute sous l' apparence d' un heèros, nu et armeè , face aé des femmes disparues, regroupeèes par cateègories de destin terrestre, plac°ait le geèneèral aé l' inteèrieur d' une eèvocation traditionnelle du heèros visitant les Enfers de son vivant (Homeére, Odysseèe, XI, 1 sq., aé propos d' Ulysse ; Virgile,
Geèorgiques,
IV,
475-477, aé
propos
d' Orpheèe
=
è neèide, VI, 306-308, aé propos d' E E è neèe). Il ne s' agissait pas eèvidemment de faire croire que Pompeèe avait suivi les pas de ses illustres devanciers, Heèracleés et Dionysos, au royaume des ombres (Pseudo-Platon, Axiochos, 371 d-e : û Heèracleés et Dionysos qui sont descendus chez Hadeés ý,
É Crakle` a te kai´ Dio` nuson kati`ontaq eiÊq iAÌ idou
), mais de signi-
fier, sur le mode eèpique d' une transposition mythique, que, comme eux, il avait atteint les limites de la terre habiteèe, l' Oceèan ou é la tradition situait l' entreèe des Enfers. Car tel eètait bien le sens de sa propagande, selon Plutarque : Pompeèe voulait û n' avoir pour borne de ses
5
F. Coarelli, Revixit ars. Arte e ideologia a Roma. Dai modelli ellenistici alla tradizione re -
pubblicana, Rome, Quasar, 1996, p. 360-381 (reèeèdition d' une eètude de 1971/1972). Voir P. Bernard, û Les rhytons de Nisa. I. Poeè tesses grecques ý, Journal des Savants, 1985, p. 25118, et G. Sauron, Quis deum ? L' expression plastique des ideèologies politiques et religieuses aé Rome aé la fin de la Reèpublique et au deèbut du Principat (BEFAR, 285), E è cole franc°aise de Rome-Palais Farneése 1994, p. 249-314.
6
Il s' agirait du û Pompeèe Spada ý selon Coarelli, Revixit ars, p. 378 sq. Contra, D. Fac-
cenna (Arch. Class., VIII, 1956, p. 174-200), qui reconna|êt Domitien dans cette ceèleébre statue, et E. La Rocca (Bull. Comm., XCII, 1987-1988, p. 265-292), qui suppose que Pompeèe eètait repreèsenteè selon le type du Poseèidon de Lysippe.
36
gilles sauron
victoires que l' Oceèan qui entoure de tout coêteè la terre ý (Pompeèe, 38,
wÉq twç periio` nti ty´ n oiÊkoume` nyn pantajo` hen Ê Wkeanwç prosmi`xeie nikwn 4:
). Une telle mise en sceéne assimilait le parc de Pompeèe aux
Champs E è lyseèes de la tradition mythologique. Nous savons que l' impact de ces constructions sur les esprits fut consideèrable. Pompeèe lui-meême en fut victime, puisqu' il reêva avant la bataille de Pharsale qu' il rendait hommage aé Veènus Victrix dans son theèaêtre sous les applaudissements de la foule, ce qu' il interpreèta comme un acte d' alleègeance aé son adversaire Ceèsar, qui preètendait descendre de Veènus (Lucain, Pharsale, VII, 9-12 ; Appien, Guerre civile, II, 69 ; Plutarque, Pompeèe, 68, 2). Plus tard, parmi les nombreux cauchemars qui accableérent Neèron avant sa fin tragique, il en est un qui nous rameéne au meême monument : l' empereur reêva, nous raconte Sueètone, û que les statues des Nations inaugureèes preés du theèaêtre de Pompeèe l' entouraient et lui barraient le passage ý (Sueètone, Vie de Neèron, XLVI, 2). Il s' agissait d' une seèrie de XIV Nationes (alleègories feèminines symbolisant sans doute les nations dont Pompeèe venait de triompher en 61) qu' un certain Coponius, au teèmoignage contemporain de Varron, rapporteè par Pline (Histoire naturelle, XXXVI, 41), avait sculpteèes en marbre et que l' on disposa sur le pourtour de l' enceinte. Au sieécle suivant, l' apologeéte chreètien Tatien, originaire de Syrie,
tira
de
la
surprenante
vision
de
la
triple
galerie
d' effigies
feèminines qui ornaient le parc de Pompeèe une longue invective aé 7
l' eègard de l' immoraliteè de l' art grec . Il est vrai que deés le temps de Pompeèe, le parc eètait freèquenteè par les femmes leègeéres (Catulle, Poeémes, 55, 6-12), et qu' aé l' eèpoque d' Auguste, il eètait devenu le point è leègies, II, 31, 11 sq., IV, 8, 75 ; de ralliement des eèleègiaques (Properce, E Ovide, Art d' aimer, I, 67-68, III, 387-388). Ces quelques teèmoignages qui nous restent ne donnent sans doute qu' une faible ideèe de l' impression que fit cet ensemble monumental sur le public romain.
Ceè sar : theè a ê tre et subversion
On conna|êt par Sueètone l' utilisation deèstabilisatrice pour les hieèrarchies
sociales
XXXIX, 3)
7 8
8
que
Ceèsar
avait
faite
du
theèaêtre
(Sueètone,
Ceèsar,
:
Tatien, Discours aux Grecs, 33-34. E è d. et tr. de H. Ailloud, Sueètone, Vies des douze Ceèsars, I, Paris, CUF, 1931, p. 27 :
û Ludis Decimus Laberius eques Romanus mimum suum egit donatusque quingentis sestertiis et anulo aureo sessum in quatuordecim e scaena per orchestram transiit ý.
les theè aêtres aé rome
37
Au cours des repreèsentations theèaêtrales, le chevalier romain Decimus Laberius joua un mime de sa composition, puis, apreé s avoir rec°u cinq cents sesterces et un anneau d' or, quitta la sceé ne et traversa l' orchestre pour aller s' asseoir sur l' un des quatorze gradins.
Meême si la preèsence du mot scaena est une restitution de Turneébe, il ne fait pas de doute que la notice de Sueètone rend compte d' un parcours aé ses yeux sacrileége, qui conduit un histrion eèpheèmeére, redevenu sur la sceéne meême membre de l' ordre eèquestre, sur un des quatorze premiers gradins de l' ima cauea, reèserveès aux equites Romani, apreés une traverseèe de l' orchestra. D' autres sources compleétent et preècisent le passage des Vitae. On nous apprend que Ceèsar avait utiliseè les services de Decimus Laberius, un auteur de mimes particulieé rement spirituel, et qui eètait en meême temps un acteur apte aé influencer le public. Au cours du spectacle auquel fait allusion Sueètone, Laberius aurait multiplieè les piques aé l' encontre de Ceèsar (Macrobe, Sat., II, 7, 4 : û Deèsormais, Quirites, c' en est fait pour nous de la liberteè ý, porro, Quirites, libertatem perdimus, û Il doit craindre bien des gens, celui que des 9
gens craignent ý, necesse est multos timeat quem multi timent) . C' est que, selon Macrobe, Ceèsar l' avait presseè d' interpreèter lui-meême les mimes qu' il eècrivait, ce qui l' avait fait deèchoir de son appartenance aé l' ordre eèquestre, et ce dont il se plaignit ameérement dans le prologue de ce spectacle (D. Laberius ap. Macrobe, Saturnales, II, 7, 3 : û ... et voilaé que dans ma vieillesse, un homme illustre m' a fait descendre de ce rang avec faciliteè, tant son aême est cleèmente, tant sa parole est suppliante, douce et flatteuse ... ý, ecce in senecta ut facile labefecit loco / uiri excellentis mente clemente edita / summissa placide blandiloquens oratio). Nous savons aussi que Laberius ridiculisa sur la sceéne les pythagoriciens (ap. Tertullien, Apologeètique, 48, 1 : û Poursuivons : si quelque philosophe soutenait, comme Laberius le dit sur la foi de Pythagore, qu' apreé s la mort un mulet est changeè en homme, une femme en vipeére ... ý, Age etiam si qui philosophus adfirmet, ut ait Laberius de sententia Pythagorea, hominem fieri ex mulo, colubram ex muliere ...)
10
, dans le temps oué son ma|être
condamnait aé un exil sans retour le ma|être de la secte au Seènat, P. Nigidius Figulus (Ciceèron, Ad Familiares, IV, 13 ; saint Jeèro ê me, Commentaire aé la Chronologie d' Euseébe, ol. 184, 1). Mais il est vrai qu' au temps de sa gloire, il ne meènageait pas non plus les amis de Ceèsar : û On disait P. Clodius irriteè contre D. Laberius, parce que celui-ci lui avait
9
J' utilise la traduction de H. Bornecque (Paris, 1937), d' apreés l' eèdition de F. Eissen-
hardt (Leipzig, 1893).
10
E è d. et tr. de J.-P. Waltzing, Tertullien, Apologeètique, Paris, CUF, 1929.
gilles sauron
38
refuseè un de ses mimes. `` Et apreés ? dit Laberius. J' en serai quitte pour un voyage aller et retour pour Dyrrachium '' , faisant allusion aé l' exil de Ciceèron ý (Macrobe,
Sat.,
II, 7, 6
: Cum iratus esse P. Clodius D. La-
berio diceretur, quod ei mimum petenti non dedisset : û Quid amplius, inquit, mihi facturus es, nisi ut Dyrrachium eam et redeam ? ý, ludens ad Ciceronis exilium).
En ce qui concerne l' incident mentionneè par Sueètone, Ma-
crobe ajoute quelques deètails piquants : Laberius traversa une
orchestra
ou é s' entassait le Seènat pleèthorique dont Ceèsar avait compleèteè les effectifs meême avec des nouveaux venus d' origine gauloise (Sueètone,
sar,
Ceè-
LXXVI, 5 et LXXX, 3), ce qui excita la verve de Ciceèron,
s' excusant aupreés de Laberius d' eêtre û assis trop aé l' eètroit pour pouvoir lui faire une place ý (Sat., II, 3, 10 :
rem ý),
û Recepissem te, nisi anguste sede-
aé quoi Laberius aurait reèpondu : û C' est bien eètonnant que tu
sois assis aé l' eètroit, toi qui as l' habitude de t' asseoir sur deux sieéges ý (Ibidem
: û Mirum si anguste sedes, qui soles duabus sellis sedere ý).
Sueètone ne commente pas l' incident qu' il deècrit, contrairement aé Macrobe, qui en souligne l' aspect scandaleux aux yeux de la noblesse eèquestre : û Laberius, aé la fin des jeux, apreés avoir rec°u de Ceèsar les honneurs de l' anneau d' or, voulait aller aussitoêt regarder le spectacle sur les quatorze bancs ; l' ordre des chevaliers se trouva blesseè , et de ce que Ceèsar euêt refuseè de le reconna|être comme chevalier romain, et de ce qu' il euêt eèteè reèinteègreè dans cette digniteè sans plus de ceèreèmonie ý (Macrobe,
Sat.,
II, 3, 10
: Cum Laberius, in fine ludorum anulo aureo hono-
ratus a Caesare, e uestigio in quattuordecim ad spectandum transiit, uiolato ordine, et cum detrectatus est eques Romanus et commissus remissus, ...).
En
fait, Sueètone fait entrer l' anecdote dans une seèrie de participations scandaleuses de membres de la noblesse romaine ou provinciale aé des spectacles, aé l' instigation de Ceèsar : le chevalier Laberius est citeè apreés Furius Leptinus, û issu d' une famille preètorienne ý (Sueètone, XXXIX, 2 :
stirpe praetoria),
avocat ý (ibid. :
senator quondam actorque causarum),
combat de gladiateurs
(munus gladiatorium),
des familles d' Asie et de Bithynie ý (ibid.
liberi),
Ceèsar,
et Q. Calpenus, û autrefois seènateur et qui ont participeè aé un
ainsi que û des fils de gran-
: Asiae Bithyniaeque principum
qui ont danseè la pyrrhique (pyrricham
saltauerunt).
La preèsenta-
tion de Sueètone est eèvidemment trop reèsumeèe, mais sa concision meême renforce l' effet de scandale qu' il veut souligner : un chevalier romain joue un mime (donc, il deèroge), mais on lui fait cadeau de l' anneau d' or (donc, il est reètabli dans sa digniteè), et la chute constitueèe par le verbe
transiit
(le meême qu' emploiera Macrobe) fournit
l' image saisissante et inhabituelle d' un histrion (en fait, treés eèpheèmeére) qui rejoint les gradins des chevaliers.
les theè aêtres aé rome Plus loin dans cette
39
Vie
, Sueètone nous apprend que Ceèsar avait
obtenu des seènateurs eux-meêmes de pouvoir troêner au milieu d' eux sur une estrade disposeèe sur l'
tra
orchestra
(LXXVI, 2 :
suggestum in orches-
). En somme, il insiste aé plusieurs reprises sur la deèsinvolture affi-
cheèe par le dictateur aé l' eègard des traditions de Rome, en profitant du roêle que jouait le theèaêtre dans la mise en sceéne des hieèrarchies
orchestra ima cauea
sociales (le Seènat assis dans l' premiers gradins de l'
, les chevaliers sur les quatorze
, la pleébe distribueèe sur les gradins les
plus eèloigneès de la sceéne), pour donner en spectacle l' abaissement de la noblesse. L' importance du geste de Ceèsar nous est garanti par le fait qu' il fut imiteè l' anneèe qui suivit sa mort, par un de ses partisans les
plus
fanatiques,
Cornelius
Balbus,
alors
questeur
du
ceèsarien
modeèreè Asinius Pollion qui gouvernait l' Espagne Ulteèrieure. Le reècit nous est transmis par une lettre indigneèe de Pollion aé Ciceèron : û Il a voulu, eècrit-il, comme il s' en vante, copier ce que fit Caius Ceèsar. Pendant les jeux qu' il donna aé Gadeés, il a remis, le dernier jour des feêtes, un anneau d' or aé l' histrion Herennius Gallus et l' a fait asseoir sur l' un des quatorze gradins reèserveès aux chevaliers º car il avait eètabli pareil nombre de gradins pour ``ses'' chevaliers º ... ý (Ciceèron,
Ad Familiares
, X, 32, 2). Ce scandale aé reèpeètition prend plus de relief si
l' on songe que Sylla, aé l' eèpoque ou é il reètablissait sous sa forme la plus dure la constitution oligarchique de Rome et oué Ceèsar eètait contraint aé un exil volontaire, avait offert l' anneau d' or des chevaliers aé l' un
Sat
des acteurs les plus ceèleébres du temps, Roscius (Macrobe,
., III, 14,
13). Le parcours scandaleux du mime Laberius et de l' histrion Herennius doit eêtre mis en eècho avec d' autres transgressions ceèsariennes plus ceèleébres, celle qui fit franchir au proconsul des Gaules le Rubicon, limite de sa province (mais Sueètone [XXXII-XXXIII] ne nous montre pas ici la transgression de Ceèsar, se contentant de mettre en sceéne un homme qui saisit une trompette et se porte sur l' autre rive,
pertendit ad alteram ripam citu pomerium
traiecto exer-
, ainsi que la passage de l' armeèe,
, la limite sacreèe de Rome, qui eètait inter-
), ou encore le
dite aux commandants d' armeèes qui ne disposaient que de pouvoirs proconsulaires, mais ici aussi Sueètone jette un voile pudique sur cette transgression (XXXIV, 3 :
repetita
Romam iter conuertit
; XXXV, 1 :
Hinc urbe
). Nous connaissons aussi le projet que Ceèsar, une fois ma|être
absolu de Rome, conc°ut pour la reènovation urbanistique de Rome : ce projet comportait en particulier la construction d' immense,
adosseè
au
mont
Tarpeèien ý
(Sueètone,
Ceèsar
û un theèaêtre
,
XLIV,
2:
40
gilles sauron
... theatrumque summae magnitudinis Tarpeio monte accubans)
11
, dans une
volonteè d' imiter l' urbanisme des meètropoles helleènistiques, comme Pergame, ou é le theèaêtre eètait adosseè aé l' acropole de la citeè. L' assassinat de Ceèsar interdit la reèalisation de ce projet, qui ne connut aucun deèbut de reèalisation jusqu' aé la fin de l' empire romain, meême de la part des plus philhelleénes des empereurs.
Auguste
et
le
renouvellement
simultaneè
de
l' architec -
ture et de la dramaturgie theè a ê trales
Les appartements d' Auguste, redeècouverts il y a une quarantaine d' anneèes dans les substructions du palais de Domitien, ont offert aé la sceènographie une ultime expression, mais dans un esprit entieé rement nouveau. La fameuse salle des Masques montre trois fronts de sceéne qui paraissent construits en bois, orneès de masques exclusivement satyriques ainsi que de panneaux peints repreèsentant des sanctuaires rustiques
12
.
Il
s' agissait
sans
doute
d' offrir
aé
la
vie
quotidienne
de
l' empereur un deècor eèvoquant la pieèteè sans aêge du monde rural, ou é , selon Virgile, s' eètaient reèfugieèes les valeurs du premier aêge d' or, la pieèteè aé l' eègard des dieux et aé l' eègard des parents (Geèorgiques, II, 471474)
13
:
Laé on trouve les pacages boiseès et les tanieéres des beêtes, une jeunesse endurante aé l' ouvrage et accoutumeèe aé la sobrieèteè, le culte des dieux et la pieèteè filiale ; c' est laé que Justice, en quittant la terre, a laisseè la trace de ses derniers pas.
Car la toile de fond devant laquelle se sont deèployeèes toutes les entreprises ideèologiques du pouvoir augusteèen, c' est le theéme du retour de l' aêge d' or avec le reégne ceèleste d' Apollon (Virgile,
Bucoliques,
IV,
1-10), mettant un terme aé la deègradation progressive du sort des mortels qui avait commenceè aé partir de la chute du premier aêge d' or avec le remplacement de Saturne (Cronos) par son fils Jupiter (Zeus), et s' eètait poursuivie jusqu' aé l' aêge de fer, dont les crimes et l' impieèteè
11
Je rectifie ici la traduction d' Ailloud, qui confond le û mont Tarpeè ien ý (Tarpeio
monte),
dont parle Sueètone, c' est-aé-dire le Capitole en geèneèral, avec la û roche Tar-
peèienne ý
(saxum Tarpeium, Tarpeia rupes, Tarpeium),
qui n' en eètait qu' un point duquel
on preècipitait les criminels).
12
G. F. Carrettoni,
13
...
Das Haus des Augustus auf dem Palatin,
Mayence, 1983.
illic saltus ac lustra ferarum / et patiens operum exiguoque assueta iuuentus,
sanctique patres ; extrema per illos / Iustitia excedens terris uestigia fecit.
/
sacra deum
les theè aêtres aé rome
41
s' eètaient incarneès pour finir dans la figure de Cleèopaêtre. J' ajoute qu' il est particulieérement eèmouvant de penser qu' Auguste vivait devant une sceéne peinte, lui qui aurait demandeè aé ses amis avant de mourir û s' il leur paraissait avoir bien joueè jusqu' au bout la farce de la vie (mimum uitae) ý et qui aurait meême ajouteè trois vers grecs emprunteès aé la conclusion d' une comeèdie (Sueètone, Ceèsar, XCIX, 1)
14
.
C' est dans l' esprit d' une mise en sceéne du retour de l' aêge d' or qu' Auguste entreprit dans les anneèes 20 avant J.-C. une transformation compleéte de l' architecture et de la dramaturgie theèaêtrales lieèe aé celle du deècor priveè des Romains. Le theèaêtre d' abord abandonna les panneaux peints qui s' accordaient jusque-laé avec les genres theèaêtraux, au profit d' une sceéne entieérement architectureèe au deècor aé peu preés immuable. Cette reèvolution dans la conception du front de sceéne s' accordait aé une nouvelle forme de jeu dramatique. Le pantomime Pylade, un affranchi d' Auguste d' origine cilicienne, fit en effet irruption sur la sceéne romaine en 22 av. J.-C. aé la fois comme le praticien et le theèoricien d' un nouveau genre sceènique, la û danse italique ý, qui consistait aé associer aé la musique bruyante des auloi et des syrinx accompagnant les chants du chÝur le jeu d' un acteur muet, qui pratiquait toutes les anciennes formes de danses correspondant aux trois genres theèaêtraux (Macrobe, Saturnales, II, 7, 18 ; Atheèneèe, Deipnosophistes, I, 37 ; saint Jeèro ê me, Commentaire aé la Chronologie d' Euseébe, anneèe XXII). Dans son traiteè Sur la danse, dont il m' a paru possible de retrouver quelques eèchos dans le traiteè homonyme parvenu aé nous sous le nom de Lucien
15
,
Pylade assignait aux pantomimes un reèpertoire allant û du chaos et de la premieére naissance du monde jusqu' aé l' histoire de Cleèopaêtre, reine d' E è gypte ý (d' apreés Lucien, Sur la danse, 37). Ainsi, le pantomime augusteèen devait figurer par le jeu muet de sa danse toute l' histoire du monde jusqu' aé la conclusion de l' aêge de fer selon les conceptions officielles, et ce jeu se deèployait devant un û front de sceéne ý d' un genre nouveau, qui, par le dispositif original de la regia (la partie centrale de ce dernier qu' on appelait le û palais royal ý) plaqueèe contre la concaviteè d' une gigantesque exeédre symbolisant la concaviteè du ciel, ainsi au theèaêtre d' Orange, repreèsentait le cosmos reèconcilieè du nouvel aêge d' or dont le pouvoir augusteèen fixait le retour aé partir d' Actium
16
.
Loin d' accorder, comme dans la peèriode preèceèdente, le deècor des
14 15 16
E è d. et trad. Ailloud, Sueètone, p. 146. G. Sauron, û Quis deum ? ý, p. 555-565. G. Sauron, û Quis deum ? ý, p. 541-553.
gilles sauron
42
pieéces (comique, tragique, satyrique) au genre de ces dernieé res, le theèaêtre augusteèen eètablissait un contraste entre, d' une part, les gesticulations patheètiques du pantomime, symbole incarneè des malheurs du passeè, et, d' autre part, la grandiose architecture d' un front de sceéne qui symbolisait le monde reèconcilieè, hieèrarchiseè et stable du nouvel aêge d' or. Le mieux conserveè des fronts de sceéne augusteèens, celui du theèaêtre d' Orange, avec l' eètonnant assemblage de la
regia
rectangulaire plaqueèe
contre la concaviteè de l' exeédre renvoyait donc l' image d' une reèconciliation du Ciel et de la Terre sur le modeéle de la colline du Palatin ou é Auguste et Apollon voisinaient pour la domination du monde. Mais de plus, il donnait aé voir l' alleègorie architecturale d' un monde hieèrarchiseè, en l' occurrence du cosmos ineèbranlable du nouvel aêge d' or. C' est ce que manifestaient les triples ordonnances superposeè es qui ornaient les ailes de la muraille, et qui correspondaient aé la tripartition rigoureuse du public entre les trois niveaux de la et la
summa.
cauea,
l' ima, la
media
On sait qu' aé Rome, Auguste avait multiplieè sur les gra-
dins du theèaêtre les discriminations entre militaires et civils, hommes et femmes, imposant des
cunei
particuliers aé certaines cateègories de ci-
toyens (pleèbeèiens marieès, jeunes gens en preètexte, preècepteurs) et interdisant la
pullati
media cauea
(Sueètone,
par Pline (Hist.
aux spectateurs veêtus d' une toge sombre, les
Auguste, nat.,
XLIV, 2-5). La
lex Iulia theatralis,
mentionneèe
XXXIII, 32), renforc°ait sans doute les disposi-
tions leègales anteèrieures, qui reèservaient l' orchestra aux seènateurs et les quatorze premiers gradins aé l' ordre eèquestre
17
. Quelques teèmoignages
contemporains eèmanant d' illustres spectateurs permettent de corriger cette vision dans ce qu' elle a de theèorique, en tout cas en ce qu' elle exprime la volonteè du pouvoir augusteèen. Ainsi, Ovide nous raconte une discussion qui avait failli mal tourner avec un ancien tribun mili taire de Ceèsar installeè aé co ê teè de lui sur un des quatorze gradins reèserveès aux chevaliers. La sceéne se deèroule au troisieéme jour des
lenses (Fastes,
IV, 377-385)
18
ludi Mega-
:
C' eètait, je m' en souviens, le troisieéme jour des jeux ; alors que j' y assistais, un homme plutoêt aêgeè me dit : û En ce jour, Ceèsar a eècraseè sur la coête libyenne les perfides armeèes de l' orgueilleux Juba. Ceèsar eètait mon chef et je suis fier d' avoir servi sous ses ordres comme tribun : il exerc°ait le commandement alors que j' eètais en fonction. Cette place, je l' ai acquise par mes titres militaires, toi, en temps de paix, comme beèneèficiaire de l' apanage reconnu aux decemvirs ý. Nous allions pour -
17
E. Rawson, û
Discrimina ordinum :
School at Rome, LV, 1987, p. 83-114. 18 Eèd. et trad. R. Schilling, Paris,
The
Lex Julia Theatralis
CUF, 1993, p. 16.
ý,
Papers of the British
les theè aêtres aé rome
43
suivre la conversation quand nous avons eèteè seèpareès par une averse soudaine.
Quant aé Properce, le theèaêtre sollicitait d' une manieére excessive son
è leègies, II, 22, 1-6) humeur folaêtre (E
19
:
Tu sais qu' hier je me suis eèpris de plusieurs femmes aé la fois et tu sais aussi, Damophon, tous les maux qui me viennent de laé . Je ne puis pas mettre impuneèment les pieds sur une place publique ; quant aé vous, theèaêtres, vous semblez faits pour ma perte : tantoê t c' est quelque geste plein de mollesse eètalant la courbe de ses bras blancs et tantoê t quelque voix aux modulations harmonieusement nuanceè es.
Et Cynthie va meême jusqu' aé lui conseiller de ne pas tourner son visage au theèaêtre en direction de la summa cauea ou é la leègislation augus-
è leègies, IV, 8, 77-78) : teèenne avait releègueè les femmes (E Veille aé ne pas plier ton cou oblique en direction du sommet du theè aêtre (ad summum ... theatrum).
J' arreête laé ces quelques consideèrations sur le theèaêtre aé Rome, entre la fin de la Reèpublique et l' eèpoque d' Auguste. Dans cette breéve peèriode, le theèaêtre comme construction est passeè de l' eètat de paria aé celui d' eèquipement indispensable de la panoplie urbaine des villes romaines. C' est qu' entretemps, le Seènat avait ceèdeè le pas au Prince. Mais le public, lui, n' avait pas changeè. Il venait prendre du plaisir en profitant des assauts de geèneèrositeè que la volonteè de seèduction des puissants aé son eègard lui offraient dans un cadre adapteè aux mises en sceéne de tous ordres.
BIBLIOGRAPHIE
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dizione repubblicana, Rome, 1996. 19
E è d. et trad. D. Paganelli, Paris, CUF, 1929, p. 63 -64, qui traduit curieusement thea-
trum par û amphitheèaêtre ý.
gilles sauron
44
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Rocca,
E.,
û Pompeo
Magno
``novus
Neptunus'' ý,
Bullettino
della
Commissione Archeologica del Commune di Roma, 92 (1987-1988), p. 265292. Le Guen, B., Les associations des technites dionysiaques aé l' eèpoque helleènistique, Nancy, 2001. è leègies, Paris, 1929. Paganelli, D., Properce, E è cole FranPoulle, B., û Le theèaêtre de Marcellus et la spheére ý, Meèlanges de l' E c°aise de Rome. Antiquiteè, 111 (1999), p. 257-272. Rawson, E., û Discrimina ordinum : The Lex Julia Theatralis ý, Papers of the British School at Rome, 55 (1987), p. 83-114. Sauron, G., Quis deum ? L' expression plastique des ideèologies politiques et religieuses aé Rome aé la fin de la Reèpublique et au deèbut du Principat, Rome, 1994 (BEFAR, 285). Schilling, R., Ovide, Les Fastes, Tome II : Livres IV-VI, Paris, 1993. Waltzing, J.-P., Tertullien, Apologeètique, Paris, 1929.
L AT I N I TAT E S
Anca Dan
LES LIEUX DE PLAISIR DANS 1
LA ROME D' OVIDE
Nam nos in nostra urbe peregrinantis errantisque tamquam hospites tui libri quasi domum deduxerunt, ut possemus aliquando qui et ubi essemus agnoscere. (Ciceèron, Academica, 1, 9)
... Vrbis misero est erepta uoluptas ... (Pontiques, 1, 8, 39). Rome tout entieére est û (lieu de) plaisir ý pour le dernier des augusteèens. Il suffit d' ouvrir les Amours pour accompagner l' eèleègiaque dans ses aventures, l' Art et les Remeédes pour apprendre, d' une manieére systeèmatique, ou é l' on (est) seèduit, les Tristes et les Pontiques pour remeèmorer, imaginer et reèinterpreèter les bonheurs de la Ville. û Le plus parisien, le plus boulevardier des eècrivains latins ý
2
fait de sa grande patrie le pays des
amoureux, de la capitale du monde la reèsidence de Cupido, de l' Vrbs d' Auguste la Rome d' Ovide. Nunc Mars externis animos exercet in armis, / at Venus Aeneae regnat in urbe sui (Amours, 1, 8, 41-42) : c' est peut-eêtre l' expression qui reèsume le mieux Rome dans les Ýuvres ovidiennes de jeunesse. La Rome d' Auguste, vue par Ovide, est loin d' une Augusto augurio [...] incluta condita Roma [...]
1
3
: l' optima cum pulcris
Nous remercions treés chaleureusement M. Carlos Leèvy qui nous a proposeè de trai-
ter la Rome d' Ovide dans une Ma|ê trise (La Rome d' Ovide : seèduction, pouvoir, nostalgie, soutenue sous sa direction aé l' Universiteè de Paris IV-Sorbonne en 2002) et qui nous a aideèe aé corriger et aé ameèliorer les diffeèrentes phases de notre travail. Une autre partie de ce meèmoire (û Quid melius Roma ? Notes sur Rome dans les
Tristes et les Pontiques
d' Ovide ý) est en cours de publication aux Presses de l' E è NS, dans les actes du colloque Identiteès Romaines (eèd. Mathilde Maheè). Nous exprimons aussi notre reconnaissance aé M. Alexandru Avram (Universiteè du Mans) pour la lecture de ces pages ainsi qu' aux eèditeurs du preèsent volume pour leurs efforts et leur grande patience.
2
E è . de Saint-Denis, û Le malicieux Ovide ý, dans Ovidiana. Recherches sur Ovide, eèd.
N. I. Herescu, Paris, 1958, p. 183-200 (p. 183).
3
Ennius, Annales, 4, 155 (The Annals of Q. Ennius, eèd. O. Skutsch, 1985). Pour une
interpreètation du deèbut du vers, voir, e.g., H. D. Jocelyn, û Vrbs augurio augusto condita : Ennius ap. Cic. Diu. I. 107 (= Ann. 77-96 V2) ý, PCPhS, 17 (1971), p. 53-57.
45
anca dan
46 animis Romana iuuentus apprend l' art d' aimer !
4
5
ne s' exerce plus aé l' art de la guerre mais Notre poeéte n' est pas de ces homines catoniens
des Origines (1, 1), quos delectat populi Romani gesta discribere mais bien un homme du temps preèsent ! L' inquieètude que Romae omnia uenalia esse
6
lui est eètrangeére, aé moins qu' il n' acheéte des cadeaux pour sa ma|ê-
tresse. Il est d' accord avec Ciceèron (ou avec Cotta) que nihil est mundo melius in rerum natura. Ne in terris quidem urbe nostra du monde, il pleure : Quid melius Roma ? Rome est le centre politique du monde
8
9
7
et, releègueè au bout
Mais ce n' est pas parce que et que ses constructions pu-
bliques sont le sieége d' importantes affaires politiques qu' Ovide fait mention des temples et des forums. Le Champ de Mars avait eèteè, selon Ciceèron, au centre des deèbats sur les projets urbanistiques ceèsariens
10
; un demi-sieécle plus tard, il aura eèteè l' eèleèment principal de
l' eèloge
geèographique
l' oiÊ koume`ny.
Avec
que
Strabon
Ovide,
qui
deèdie
perpeètue
aé
la
ville
l' audace
ma|êtresse
d' un
de
new`teroq
contemporain de Ciceèron et file les meètaphores des eèleègiaques qui l' ont preèceèdeè
11
, le Champ de Mars (re)devient le lieu privileègieè de
l' eèrotisme. Il est peut-eêtre vrai que Rome n' est deèfinitivement entreèe
4
Ennius, Annales livres incertains, v. 563 ; cf. encore ibidem v. 499 et 550-551 ; la
brave Romana iuuentus ennienne se retrouve, toujours en fin d' hexameétre, dans la Troiana iuuentus virgilienne : Eneèide, 1, 467 ; 1, 699 ; 2, 63 ; 2, 394 ; 4, 162 ; 5, 555 ; 7, 162 ; 7, 340 ; 8, 182 ; 8, 545 ; 9, 226 ; 11, 453.
5
Disce bonas artes, moneo, Romana iuuentus (Art d' aimer, 1, 459 et suiv. dans Ovid in Six
Volumes. Vol. 2, eèd. J. H. Mozley et G. P. Goold, 1979 ; v. 457 et suiv. dans Ovide. L' Art d' Aimer, eèd. Henri Bornecque, Paris 1929). Pour un commentaire du passage, voir C. Marchesi, û Il primo libro dell' Ars amatoria ý, in Scritti minori di filologia e letteratura, Firenze,
1978
(Opuscoli accademici 13),
p. 1111-1133
=
RFIC,
44
(1916),
p. 129-154,
(p. 1114).
6
Salluste, Bellum Iugurthinum, 8, 2 et 20, 1 ; cf. aussi Coniuratio Catilinae, 10, 5 ; pour
les raisons sallustiennes de la deècadence romaine voir 10, 3-4 (C. Sallusti Crispi Catilina, Iugurtha, Fragmenta Ampliora, eèd. A. Kurfess, 1957).
7
De la nature des dieux, 3, 21. Cf. aussi Horace, Chant seèculaire, 9-12 : alme Sol, curru ni-
tido diem qui / promis et celas aliusque et idem / nasceris, possis nihil urbe Roma / uisere maius. Et aussi Metamorphoses, 15, 445: quanta nec est nec erit nec uisa prioribus annis ; Martial, 12, 8, 12: Terrarum dea gentiumque Roma, / Cui par est nihil et nihil secundum.
8
Pontiques, 1, 3, 37. Cf. M.-J. Kardos, Lieux et lumieére de Rome chez Ciceèron, Paris,
1997 (La philosophie en commun), p. 7.
9
Ciceèron, In Catilinam, 4, 11 : lucem orbis terrarum atque arcem omnium gentium ; Philippi-
cae 3, 35 etc. ; Tite-Live : Roma caput orbis terrarum (1, 16, 7 ; 7, 25, 9 ; 21, 30, 10 ; 29, 17, 7 ; 34, 58, 9) ; Horace, Odes, 4, 3, 13: Romae, principis urbium. Sur le nom de Rome chez Ovide, cf. B. Poulle, û Les jeux de mots sur le nom de Rome chez Ovide ý dans eè d. D. Conso, N. Fick et B. Poulle, Meèlanges Franc°ois Kerloueègan, Besanc°on, 1994 (Annales Litteèraires de l' Universiteè de Besanc°on 515), p. 533-538.
10 11
Ciceèron, Lettres aé Atticus, (de augenda urbe) 13, 20, 1 ; 13, 33a, 1. Catulle, 55 ; Properce 2, 32 ; 4, 8. Voir infra.
47
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
dans la litteèrature latine qu' avec la poeèsie augusteèenne : en tout cas, chez Virgile, elle est deèjaé û la cause et la condition du monde des Bucoè neèide ; chaque vers pourliques et des Geèorgiques, ainsi que le but de l' E rait y eêtre rameneè
12
ý ; meême les adversaires de l' urbaniteè ne peuvent
plus ignorer la grandeur de la Ville : le critique acharneè des vices urbains flaêne dans les rues de Rome
13
; le chanteur des campagnes et des
dieux campagnards y revient pour retrouver le deècor typique, priveè et public, de l' eèleègie ou pour reêver du temps quand pascebant herbosa Palatia uaccae
14
. Properce deèveloppera ces deux valences poeètiques de
l' espace romain, la contemporaneèiteè luxueuse-eèrotique et l' antiquiteè rude-grandiose, anticipant Ovide : les trois premiers livres du Callimaque romain nous ameénent dans une Rome de la seèduction
15
tandis
que le dernier nous explique une Rome destineèe aé la gloire, comme celle des Fastes. Lisons Ovide avec le guide archeèologique de la Rome augusteèenne dans une main et les textes de ses preèdeècesseurs et heèritiers dans l' autre : ainsi pourrions-nous visiter et comprendre cette Ville de l' amour, veècue dans l' eèleègie, admireèe dans l' eèpopeèe, regretteèe dans l' exil. Quels sont ces lieux de l' amour, du û plaisir
16
ý qui font la Rome
d' Ovide ? Pour quelles raisons (architecturales, historiques, litteèraires)
12
B. Poulle, Le regard des poeétes de l' eèpoque d' Auguste sur la ville de Rome. Theése de doc-
torat sous la direction d' Alain Michel, Paris IV º Sorbonne, 1985 (ineèdite), p. 20.
13
Horace, Ep|êtres, 1, 7, 44-45 : paruum parua decent : mihi iam non regia Roma, / sed ua-
cuum Tibur placet aut inbelle Tarentum.
14
Tibulle, 2, 1, 37 : Rura cano rurisque deos. Sur la Rome des origines : 2, 5, 25 et suiv.
é propos de deux vers de Tibulle (2, 5, 23-4) ý, Cf. N. Methy, û Rome `ville eèternelle' ? A Orphea voce, 4 (1992), p. 79-98 et A. Sauvage, û Tibulle et son temps ý, Latomus, 28 (1969), p. 875-893.
15
On trouve chez Properce, de meême que dans les Amours, la maison du poeéte (2, 2,
1 ; sur l' Esquilin, 3, 23, 23-24 et 4, 8, 1-2), la Via Sacra et ses magasins pour les cadeaux, ses prostitueèes bon marcheè (2, 23, 15-16 et 21-22), le Champ de Mars et les belles qui le freèquentent (2, 16, 33-4 ; 2, 22a, 1-6 ; 2, 23, 5-6) et les triomphes resplendissants (2, 1, 25 et suiv. ; 3, 4). Pour le quatrieéme livre, voir A. Rouveret, û Paysage des origines et queê te d' identiteè
dans
l' Ýuvre
de
Properce ý,
dans
Origines
Gentium,
eèd.
V. Fromentin
et
è tudes 7), p. 263-270. Voir aussi l' exS. Gotteland, Bordeaux, 2001 (Ausonius Publications E plication de J. Van Sickle, û Propertius (uates) : Augustan Ideology, Topography, and Poetics in Eleg. IV, 1 ý, Dialoghi di Archeologia, 8 (1974-1975), p. 116-145.
16
Sur
l' amour
ovidien
comme
plaisir,
amare
=
non
pas
û aimer ý
mais
û faire
l' amour ý, voir J. M. Freècaut, û L' art d' aimer d' Ovide. Du couple humain original (II, 477-480) aux amants de l' eèpoque augusteèenne ý, ALMArv, 12 (1985), p. 5-20, (p. 6) : û Au reste, celle-ci (la jouissance eèrotique) se trouve eêtre l' aboutissement de toutes sortes de plaisirs flattant les sens [...] : plaisir de regarder et d' admirer des femmes eè leègantes allant et venant dans les endroits les plus chics de Rome, et, une fois les preè liminaires accomplis, plaisir de s' approcher de l' une d' elles, de se faufiler dans la foule, aé la fin d' un repas, pour lui pincer la taille et lui toucher le pied avec son pied (1, 603 -4), plaisir de se
anca dan
48
ont-ils eèteè choisis et comment s' articulent-ils dans les vers et dans la topographie ovidienne ? De quels symboles sont-ils enrichis, quel est leur
passeè
et
leur
avenir
(poeètique,
social) ?
Peut-on
parler
d' un
û eèloge ý, d' apreés toutes les reégles de la rheètorique, que le poeéte adresse (avec sa part d' originaliteè) aé sa Ville cheèrie ou plutoêt d' une nouvelle Rome, creèation d' un poeéte-architecte, rival litteèraire d' Auguste, qui se confesse dans les vers d' une poeètique explicite et implicite ? Tout d' abord, un aperc°u historique des sources de l' eèrotodidactique nous permettra peut-eêtre de mieux comprendre l' û invention ý des quatre livres (trois d' amour, un de remeédes) ovidiens, la place qu' Ovide accorde aé l' eèleèment topographique et ses modaliteès d' exé la recherche de ces û lieux de plaisir ý, nous feuilletterons pression. A les enseignements amoureux des entremetteurs dans l' eèleègie, dans la comeèdie et dans les ouvrages û pornographiques ý speècialiseès ; nous essayerons eègalement de mettre en eèvidence les rapports de l' ars amatoria avec la
te`jny eÊrwtiky`
des philosophes et de voir comment celle-ci a
pu influencer la preèsentation des monuments urbains d' Ovide. Enfin, parce que l' Amour est un art, nous replacerons le traiteè ovidien dans la litteèrature technique (ars medica, ars militaris, ars uenandi, agricultura) afin de retrouver le principe chorographique que le Sulmonais a pu adopter ou parodier. Trois types de lieux º publics, priveès et extra-urbains (d' apreés l' ordre donneè au premier livre de l' Art) º seront deètailleès, eèdifice par eèdifice, avec leur topographie historique et litteèraire
17
:
nous comparerons ainsi les conseils aux seèducteurs (au moment du choix et de la conqueête), aux seèductrices (aé la recherche d' un amant ou fuyant leur gardien
18
) et aux û souffrants ý. Notre recherche nous
ameénera parfois meême au-delaé des limites spatiales et temporelles de Rome : quelques remarques sur la paradoxale conception ovidienne
serrer contre elle, de la caresser, de l' enlacer, de l' embrasser, plaisir de manger des mets effleureès par ses doigts, de saisir le premier la coupe qu' ont toucheè e ses jolies leévres et de boire aé l' endroit oué elle a bu (1, 573-576), plaisir de l' entendre deèformer des mots, rire, chanter, pleurer meême avec une graêce treés affecteèe (3, 281 et suiv., 311 et suiv.), plaisir de respirer le parfum de sa chevelure (Medicamina 19) ... ý.
17
Voir aé cet eègard la claire analyse de C. Edwards, Writing Rome. Textual approaches
to the city, Cambridge University Press, 1996, qui, deés son introduction, met en eèvidence la double perception qu' un habitant a de sa ville : û meanings through activities, political meetings, trials, religious ritual and so on ý et û meanings through literature written about the city ý.
18
A. Brazouski, û `Indicium' in the works of Ovid ý, SyllClas, 9 (1998), p. 86-94, tire
des conclusions historiques aé partir de cette omnipreèsence des gardiens dans l' Ýuvre d' Ovide.
49
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
du cultus (dans l' Art et dans les Produits de beauteè pour le visage de la femme) compleèteront notre image de la Rome ovidienne.
Naso magister erat ... Sed quis Nasonis magister ?
19
Elegia magistra Nasonis ? Au deèbut du troisieéme livre des Amours, Ovide se deèclare preêt aé arreêter sa carrieére de jeune poeéte amoureux : alors qu' il se promeéne dans l' ombre d' un locus amoenus onirique, il devient l' arbitre d' un veèritable concours poeètique entre l' odoratos Elegia nexa capillos, [...] / forma decens, uestis tenuissima, uultus amantis, / et pedibus uitium causa decoris et l' ingenti uiolenta Tragoedia passu : / fronte comae torua, palla iacebat humi [...]. Ce certamen qui nous rappelle, avec sa dose d' ironie, Theèocrite et Virgile, a comme prix l' avenir du poeéte lui-meême. L' E è leègie s' autodeèfinit comme lena comesque deae (id est, Veneris) et explique ainsi sa double fonction : elle est eèrotique (comes deae ... foribus duris incisa pependi ...) tout autant qu' eèrotodidactique (lena deae ... per me didicit Corinna ...). Comme ce meèlange du lyrique et du peèdagogique remonte au moins aé Callimaque
20
, les eèleègiaques augusteèens ne doivent pas eêtre regardeès
comme des novateurs quand ils introduisent des praecepta dans leurs poeémes amoureux. C' est meême une lena qui leur sert d' instrument : 1. Elle peut intervenir directement dans l' eèleègie, de meême que dans la comeèdie
21
: si Tibulle (1, 5, 47 et suiv.) se contente de jeter sur la
fourbe entremetteuse, cause de son abandon, les pires maleèdictions, laissant entendre indirectement les conseils qu' elle a pu donner aé la jeune fille, Properce (4, 5) accompagne ses exeècrations d' un discours en style direct de l' infaême corruptrice. C' est le meême theéme que choisit Ovide (Amours, 1, 8) qui, apreés avoir assisteè aé une lec°on compleéte sur les secrets des courtisanes (quatre-vingt cinq vers), souhaite aé
19
Art d' aimer, 2, 744 ; 3, 812. Cf. le titre de K. Kleve, û Naso magister erat. Sed quis Na-
sonis magister ? ý, SO, 58 (1983), p. 89-109.
20
Cf. M. Puelma, û Die Aitien des Kallimachos als Vorbild der ro«mischen Amores-
Elegie, II ý, MH, 39 (1982), p. 285-304, qui commente le prologue des Aitiai en tant que source du praeceptor Amoris.
21
A. L. Wheeler, û Erotic Teaching in Roman Elegy and the Greek Sources. Part I ý,
CPh, 5, 4 (1910), p. 440-450 ; pour les lieux communs du discours des lenae (jalousie, coleére, avarice), voir sa û Part II ý, CPh, 6, 1 (1911), p. 56-77. La dernieére eètude est celle de S. K. Myers, û The Poet and the Procuress : The Lena in Latin Love Elegy ý, JRS, 86 (1996), p. 1-21, qui conclut (p. 20) : û The lena shares more with the poet than she is contrasted with him ; her carmina echo his carmina, her artes mirror those of the elegiac poetlover ý.
anca dan
50 Dipsas
la
maleèdiction
d' une
perpetuam
sitim !
On
a
l' impression
d' eècouter encore Plaute et sa Scapha (dans Mostellaria) et sa Cleèareèta (dans Asinaria) ou bien la Meètricheè du mimographe Heèrodas. 2. La lena peut emprunter son caracteére aé d' autres personnages, devenus occasionnellement des magistri amoris : cette fois-ci, l' enseignement ne s' adresse plus aux professionnelles, mais au poeéte. Apollon demande au lasciui praeceptor Amoris d' amener ses disciples aé son temple. On n' est pas dans un lieu de plaisir, mais d' apprentissage du plaisir et l' exposeè du dieu applique l' adage delphien nosce te ipsum aux inteèreêts des amoureux (Art d' aimer, 2, 493-512). Veènus s' inteèresse, aé son tour, aé l' eèducation des femmes qu' elle ne veut pas livreèes sans armes aux hommes deèsormais bien armeès (Art d' aimer, 3, 45-52). Et ce n' est pas Ovide le premier disciple de la deèesse : Tibulle, dans une autre Ars amatoria, avait deèjaé rec°u ses lec°ons multis non sine uerberibus
22
.
3. Fort deèsormais de ses connaissances et de son û expeèrience ý, le poeéte prend lui-meême la place d' une lena
23
. Ovide proclame en deèbut
de son Ýuvre didactique ego sum praeceptor Amoris (v. 17), mihi cedit Amor (v. 21) et file la meètaphore du peèdagogue : c' est la meére de l' enfant qui l' a choisi (me Venus artificem tenero praefecit Amori, v. 7) et, lui, bon enseignant, reèpond avec un portrait psychologique du disciple (ferus est et ... mihi saepe repugnet, sed puer est ... v. 9-10) et avec les solutions eèducatives envisageèes. Refusant aussitoêt l' assistance d' Apollon et des Muses et marquant ainsi sa distance par rapport aé Heèsiode teur de l' Art se veut ma|être d' un nouveau genre
22
25
24
, l' au-
, nourri de la reèa-
Tibulle, 1, 8, 5-6. Voir aussi la ceèleébre eèleègie didactique tibullienne 1, 4, oué le poeéte
demande au dieu Priape quae tua formosos cepit sollertia ? (v. 3) ; apreés avoir appris les reégles de l' amour peèdeèrastique, le poeéte reèclame uos me celebrate magistrum [...] Gloria cuique sua est : me, qui spernentur, amantes / Consultent : cunctis ianua nostra patet./ Tempus erit, cum me Veneris praecepta ferentem / Deducat iuuenum sedula turba senem (v. 75-80).
23
A. L. Wheeler, û Erotic I ý, p. 448. Pour le doctus amator du deèbut de l' Art comme
antitheése de l' amoureux eèleègiaque, voir R. Dimundo, û L' arte della seduzione e il doctus amator ovidiano : (Ov. Ars. 1, 1-34) ý, BStudLat, 30, 1 (2000), p. 19-36, et T. Fear, û The Poet as Pimp : Elegiac Seduction in the Time of Augustus ý, Arethusa, 33 (2000), p. 217240.
24
Nous pourrions comparer cette attitude du didacticien avec celle des premiers his -
toriens qui voulaient rompre avec les Muses d' Homeé re, pour exprimer le û vrai ý : cf. Heècateèe de Milet, Fr.1 Jacoby et Heèrodote, Histoires 1, 1.
25
Ovide se deèclarait surtout
euÉrety`q
des Heèro|ëdes (Art d' aimer, 3, 345-346). Comment
faut-il comprendre cette preètention alors que nous pouvons lire encore Properce, 4, 3 ? C' est peut-eêtre parce qu' elles eètaient repreèsenteèes sur sceéne, cf. M. P. Cunningham, û The Novelty of Ovid' s Hero|ëdes ý, CPh, 44, 2 (1949), p. 100-106, parce qu' elles apportaient une originaliteè û psycho-dramatique ý, cf. A. R. Baca, û Ovid' s Claim to Origina lity and Heroides 1 ý, TAPhA, 100 (1969), p. 1-10 (avec discussion de la bibliographie
51
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
liteè : Non [...] mentiar / nec nos ae«riae uoce monemur auis,/ nec mihi sunt ui-
sae Clio Cliusque sorores [...] / Vsus opus mouet hoc : uati parete perito ; / uera canam ... Cette promesse de veèriteè, exprimeèe par trois neègations et trois affirmations assyndeètiques, reprend l' attitude d' un eèleègiaque comme Properce, qui se donnait comme exemple de vie pour les amoureux ; en meême temps, c' est toute la tradition philosophique (e.g. Platon, Gorgias, 448c ; Aristote, Metaphysique, 981a4) concernant l'
eÊ mpeiri` a,
la base neècessaire de toute
dans ces vers
26
te` jny,
que le poeéte eèvoquerait
.
Ovide n' est eèvidemment pas le premier aé enseigner l' amour
27
:
dans la dixieéme eèleègie de son premier livre, Properce est en mesure de donner aé Gallus toute une seèrie de conseils
28
, car il a reèussi en tant que
ma|être de l' eèrotisme (possum ego diuersos iterum coniungere amantes, / et
dominae tardas possum aperire fores), que meèdecin des cÝurs (et possum alterius curas sanare recentis, / nec leuis in uerbis est medicina meis), tenant sa science de (son expeèrience avec) Cynthie (Cynthia me docuit, semper
quae cuique petenda / quaeque cauenda forent : non nihil egit Amor)
29
. Inver-
sement, c' est Tibulle qui a fait part de ses connaissances aé Deèlie et qui s' exclame: nunc premor arte mea ! 1,
6
eènumeérent
les
occasions
30
Les vers 17-34 de l' eèleègie tibullienne
qu' une
femme
marieèe
utilise
pour
preèceèdente). Pour un commentaire exhaustif des Heèro|ëdes, voir maintenant J. C. Jolivet, Allusion et fiction eèpistolaire dans les û Heèro|ëdes ý : recherches sur l' intertextualiteè ovidienne, Paris, è cole franc°aise de Rome 289). 2001 (Collection de l' E
26
Voir A. La Penna, û L' usus contro Apollo e le Muse. Nota a Ovidio, Art d' aimer, I,
25-30 ý, ASNP, 9 (1979), p. 985-997.
27
Voir Sh. L. James, û Her Turn to Cry : the Politics of Weeping in Roman Love
Elegy ý, TAPhA, 133 (2003), p. 99-122 (p. 102 sur l' Art, û a commentary on elegy as a hole ; [...] a completion of elegy' s long pre-existing erotodidaxis, [...] a continuation of persuasive (primarly male-voiced) elegy ý). L' ideèe eètait deèjaé preèsente chez E. Romano, û Amores 1, 8, l' elegia didattica e il genere dell' Ars amatoria ý, Orpheus, n.s. 1 (1980), p. 269-292.
28
Pour une eètude de l' eèleèment peèdagogique dans les eèleègies de Properce, voir A. L.
é l' objection des Wheeler, û Propertius as Praeceptor Amoris ý, CQ, 5, 1 (1910), p. 28-40. A critiques qui ne trouvaient aucune eèleègie propertienne entieérement didactique (comme c' est le cas de Tibulle 1, 4), Wheeler reè pond (p. 30) : û Ovid regarded as praecepta not alone entire elegies written from the didactic point of view, but also all passages (parts of elegies) [...] in which ... he speaks ex cathedra ý.
29 30
Voir aussi 1, 9, 7: me dolor et lacrimae merito fecere peritum. Tibulle, 1, 6, 10. Ovide cite l' heèmistiche tibullien dans Tristes, 2, 450 ; il utilise
cette image aé son compte dans Amours, 2, 18, 20 (ei mihi, praeceptis urgeor ipse meis !) et l' attribue aé Oenone dans Heèro|ëdes, 5, 150.
anca dan
52
tromper son mari. On peut lire ces vers dans leur forme neè gative (neu ... neue ... neu ... ne), comme des avertissements adresseès au fallacis coniunx puellae (v. 15)
31
. Mais on peut aussi les transformer en affirma-
tions et trouver ainsi le reèsumeè d' un art d' amour que le poeéte dit é notre sens, ce passage est tout avoir deèjaé enseigneè aé sa ma|êtresse. A aussi preèsent dans l' Art ovidien que dans la paraphrase des Tristes, 2, 447-464
32
. Il nous apprend en effet comment et oué l' on trouvait le plai-
sir : au banquet, en eècrivant avec du vin sur la table, et aux ceèreèmonies religieuses reèserveèes aux femmes. Comparons pour exemple : Exibit quam saepe, time, seu uisere dicet sacra Bonae maribus non adeunda Deae (Tibulle, 1, 6, 21)
Et: Quae male crinita est, custodem in limine ponat, orneturue Bonae semper in aede deae (Art d' aimer, 3, 243-244)
Cum fuget a templis oculos Bona Diua uirorum, praeterquam siquos illa uenire iubet ? [...] (Art d' aimer, 3, 637-638)
Nous comprenons ainsi qu' Ovide n' est ni le premier aé savoir que le temple de la Bona Dea est un lieu de deèbauche, ni le premier aé l' inseèrer dans une liste de preèceptes eèrotiques : celui-ci eètait deèjaé lieu commun de l' eèleègie (cf. infra). Mais si la lena n' eètait pas obligeèe de preèciser aux filles de joie les lieux oué l' on exerc°ait leur meètier, qui aurait pu enseigner, avant les eèleègiaques, les lieux du plaisir ?
31
Sur l' importance de fallere dans la didactique amoureuse, voir N. Holzberg, Ovid.
Dichter und Werk, Mu « nchen, 1997, p. 104. Cette syntheése sur Ovide, pratique pour le grand public, est aé lire avec quelques preècautions (cf. P. E. Knox, compte rendu dans CPh, 99, 4 (2004), p. 275-278).
32
La preèsence de ces vers dans le canon des poeétes eèrotiques montre que les contem-
porains eètaient capables de reconna|être la structure de Tibulle, 1, 6 dans les livres de l' Art, comme l' a fait d' ailleurs F. Wilhelm (û Zu Tibullus 1, 4 ý, Satura Viadrina, Breslau, 1896, apud E. Ku«ppers, û Ovids Ars amatoria und Remedia amoris als Lehrdichtungen ý, ANRW, II, 31, 4 (1981), p. 2507-2551 ; p. 2521 n. 46). C' est en effet notre reèponse aé ceux qui se demandent (comme A. Wheeler) pourquoi Ovide avait choisi, dans la Triste adresseèe aé Auguste, Tibulle, 1, 6 et non pas 1, 4.
53
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
Comedia
33
magistra Nasonis ?
Regardons encore une fois la comeèdie helleènistique et romaine, consideèreèe jadis û the ultimate source of the
te` jny eÊ rwtiky`
ý
34
. La
parabase de Curculio (v. 470-486) suscite toujours l' eètonnement des latinistes Lucilius
35
36
: en plein monde grec de palliata et bien avant la satire de
, le chef du chÝur vitupeére contre les vices de Rome et des
Romains ! C' est le premier catalogue de monuments de Rome oué , parmi les Forums, les temples, les magasins, nous retrouvons deèjaé quelques lieux de plaisir
33
37
:
Nous laissons de coêteè l' eèrotodidactique des Ýuvres narratives qu' Ovide a connues
(e.g. Aristides et les Fables mileèsiennes, citeè dans le canon de poeétes eèrotiques grecs, Tristes, 2, 413) mais dont nous ne conservons pas de teèmoin anteèrieur aé l' eèpoque augusteèenne. Elles devaient eêtre les preèdeècesseurs des Dialogues des courtisanes de Lucien (qui ont inspireè aé leur tour les eèp|êtres d' Aristaenetus), des romans de Longus, d' Achilles Tatius, de Xeè nophon d' E è pheése qui commence (1, 2, 9) d' ailleurs par
te` jnyq melety` mata
tau ta yân prwta ty q ² Erwtoq
(cf. M. Laplace, û Reècit d' une eèducation amoureuse et discours paneè-
è pheèsiaques de Xeènophon d' E gyrique dans les E è pheése : le romanesque antitragique et l' art de l' amour ý, REG, 107 (1994), p. 440-479). Cf. aussi A. L. Wheeler, û Erotic I ý.
34
Dans le courant Quellenforschung qui caracteèrisait encore les eètudes ovidiennes au
deèbut du xx the
ne` a
e
sieécle, on affirmait meême que û Ovid was reverting to the original source,
, although he had predecessors among his Roman contemporaries, and it is pro -
bable that Ovid' s agreement with Tibullus and Propertius are often due to the common sources of all three elegists rather than to imitation of his two older contemporaries ý (A. L. Wheeler, û Erotic I ý, p. 444). Un examen de toutes les sources repeè rables pour Ovide est fait par A. F. Sabot, Ovide poeéte de l' amour dans ses Ýuvres de jeunesse : Amores, Heèro|ëdes, Ars Amatoria, Remedia Amoris, De Medicamine Faciei Femineae, Ophrys, 1976 (p. 101 et suiv., Chapitre II û Les Ýuvres eè rotiques d' Ovide et les genres litteèraires grecs : eèleègie, eèpigramme, comeèdie ý).
35
é propos du Curculio de Plaute ý, Platon, Cf. L. Deschamps, û Epidaure ou Rome ? A
32-33 (1980-1981), p. 144-177 ; C. Pansieèri, Plaute et Rome. Ou les ambigu|ëteès d' un marginal, Bruxelles, 1997 (Collection Latomus 236), p. 260 et suiv. On a meême essayeè de retrouver l' endroit oué l' on repreèsentait les comeèdies de Plaute aé Rome : le forum (T. J. Moore, û Palliata Togata : Plautus Curculio, 462-86 ý, AJPh 112, 3 (1991), p. 343-62), le temple de Magna Mater (S. M. Goldberg, û Plautus on the Palatine ý, JRS, 88 (1998), p. 1-20). Aussi coheèrent que pourrait para|être ce choix de lieux urbains (autour du Forum), il ne saura pourtant pas nous assurer que tous ces lieux eè taient reèellement visibles aux spectateurs pendant la repreèsentation.
36
Cf. R. Martin, J. Gaillard, Les genres litteèraires aé Rome, Paris, 1990, p. 387 : û [...] une
topographie plaisante de Rome, avec ses divers quartiers et la faune pittoresque qui les peuple, [...] et l' on y entrevoit toute une peégre qui n' est pas sans faire songer au Paris de Franc°ois Villon ou aé celui d' Eugeéne Sue ; ce texte eètonnant, qui preèfigure d' ailleurs certaines satires de Juveènal, pourrait eêtre consideèreè comme marquant, plus que l' Ýuvre de Lucilius, le veèritable û coup d' envoi ý du genre satirique aé Rome. ý
37
A. S. Hollys,
Ovid, Ars Amatoria book I
(with
introduction
and
commentary),
Oxford, 1977, v. 67 et suiv., voit dans le passage plautinien la preuve de l' existence, dans la
Ne` a
, des deètails topographiques qui ont pu inspirer Ovide. Voir aussi, avec une
argumentation plus riche, H. MacL. Currie, û Ovid and the Roman Stage ý, ANRW, II, 31, 4 (1981), p. 2701-2742.
anca dan
54
Ditis damnosos maritos sub basilica quaerito. Ibidem erunt scorta exoleta quique stipulari solent (v. 472-473)
In Tusco uico, ibi sunt homines qui ipsi sese uenditant, [in Velabro uel pistorem uel lanium uel haruspicem] uel qui ipsi uorsant uel qui aliis ubi uorsentur praebeant. [ditis damnosos maritos apud Leucadiam Oppiam] (v. 482-485)
Ce texte n' est pourtant pas aussi isoleè qu' on a voulu le dire : Meènandre, au deèbut de Dyscolos, demandait aux spectateurs d' imaginer devant eux la campagne d' Attique avec Phyleè, le Nymphaion des Phylasiens et les fermes (v. 1-6)
38
. On peut d' ailleurs affirmer que la
topographie helleènistique eètait souvent inventorieèe dans la Ne`a. Amphytrion, chez Plaute, cherche Naucratis : ... in naui non erat, neque domi neque in urbe inuenio quemquam qui illum uiderit. Nam omnis plateas perreptaui, gymnasia et myropolia ; apud emporium atque in macello, in palaestra atque in foro, in medicinis, in tonstrinis, apud omnis aedis sacras sum defessus quaeritando : nusquam inuenio Naucratem. (v. 1009-1014)
Plaute ou son modeéle accumule ici tous les lieux publics que le spectateur
pourrait
envisager
dans
la
recherche
d' un
compagnon.
C' est peut-eêtre d' un texte du meême genre que Catulle s' est inspireè pour sa poursuite de Cameèrius : Te in campo quaesiuimus minore, te in circo, te in omnibus sacellis, te in templo summi Iouis sacrato. In Magni simul ambulatione femellas omnes, amice, prendi. (55, 3-7)
38
Sur la preèsence de Meènandre dans les catalogues de poeétes de Tristes, 2 (v. 369) et
Amours, 1, 15 (v. 17-18), voir L. Alfonsi, û Ovidio e Menandro ý, Aegyptus, 40 (1960), p. 73-76, et W. Schwering, û De Ovidio et Menandro ý, RhMus, 69 (1914), p. 233-43. Pour l' enseignement de Meènandre, cf. Quintilien, Institutio Oratoria, 1, 8, 8.
55
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
Par l' intermeèdiaire de cette eènumeèration de lieux, sans connexion geèographique directe, le poeéte deècrit la vie oisive de son ami : proé la fin de la menades, spectacles, libraires, rencontres amoureuses. A liste,
avec
l' eèvocation
prolongeèe
du
portique
de
Pompeèe,
on
se
rend compte que la nouvelle Rome est une ville des plaisirs. Est-ce qu' Ovide pensait aé ces hendeècasyllabes quand il a eècrit ses catalogues didactiques ? Tout ce que l' on pourrait dire c' est qu' il connaissait Catulle tout aussi bien que Properce
39
.
Par ailleurs, les auteurs de mimes avaient eux aussi utiliseè, avant Catulle, des eènumeèrations de lieux pour preèsenter et louer une ville exceptionnelle. Nous savons, graêce aé l' eèloge de Diodore de Sicile (17, 52, 5), qu' au iii
e
sieécle av. J.-C., Alexandrie l' emportait sur toutes les
autres villes du monde par sa beauteè, sa taille, sa puissance et par tout ce qui concernait les plaisirs sensuels (tw n pro´q trufy´n aÊnyko`ntwn)
40
.
C' est preèciseèment l' eèpoque aé laquelle Mandris, le preètendant de Meètricheè, dans le premier mime d' Heèrodas (v. 26 et suiv.), est parti pour l' E è gypte :
kei d Ê eÊsti´n oiâkoq tyq heou· ta´ ga´r pa`nta, o²ss Ê e²sti kou kai´ gi`net Ê, e²st Ê eÊn AiÊgu`ptwi· ploutoq, palai`stry, du`nami[q], euÊdi`y, do`xa, he`ai, filo`sofoi, jrusi`on, neyni`skoi, hew n aÊdelfw n te`menoq, oÊ basileu´q jrysto`q, Mousyion, oiânoq, aÊgaha´ pa`nt Ê o²s Ê a³n jry`izyi gunaikeq, oÊko`souq ouÊ ma´ ty´ ²Aidew Kou`ryn aÊste`raq eÊnegkein ouÊran[o´]q kekau`jytai, ² rmysan... ty´n d Ê o²vin oi²ai pro´ Pa`ri[n] kot Ê w
û C' est que laé-bas Aphrodite est chez elle. Tout ce qui existe et tout ce qui se fait sur terre, on le trouve en E è gypte : fortune, sport, pouvoir, ciel bleu, gloire, spectacles, philosophes, or, jolis garc° ons, temple des dieux freére et sÝur, le bon roi,
39
Qui est reconnu comme imitateur de Catulle. Pour Ovide, voir J. Ferguson, û Ca -
tullus and Ovid ý, AJPh, 81, 4 (1960), p. 337-357, qui analyse les preèsences (Amours, 3, 15, 7 ; Tristes, 2, 457) et les absences (Amours, 1, 15 ; Tristes, 4, 10) de Catulle dans les canons poeètiques ovidiens. Sa conclusion sur l' emploi, chez Ovide, des exempla mythologiques catulliens par l' intermeèdiaire de Properce (p. 339) nous para|êt applicable aussi au domaine geèographique. Sur les canons des poeétes eèleègiaques en geèneèral, voir L. Alfonsi, û Il problema dell' origine dell' elegia latina ý, StudUrb, 29, (1965), p. 354-365. Pour la geèographie de Catulle, R. Chevallier, û La geèographie de Catulle ý, BAGB (1977), p. 87193.
40
V. Vanoyeke, La prostitution en Greéce et aé Rome, Paris, 1990, p. 31 et suiv., avec un
commentaire sur les quartiers û speè cialiseès ý.
anca dan
56
Museèe, vin, tous les biens dont on peut avoir envie, des femmes aé foison, tellement, par la vierge que ravit Hadeé s, que le ciel ne peut se vanter de porter autant d' eè toiles, aussi belles aé voir que les deèesses qui jadis accoururent aupreé s de Paêris ... ý
41
L' E è gypte d' Heèrodas ressemble beaucoup aé la Rome d' Ovide : ou é Aphrodite
est
chez
elle
(oiâkoq
tyq heou -
Venus ... regnat in urbe,
Amours 1, 8, 42), on ne saura gueére compter les belles filles
42
:
Tot tibi tamque dabit formosas Roma puellas, `haec habet' ut dicas `quicquid in orbe fuit.' Gargara quot segetes, quot habet Methymna racemos, aequore quot pisces, fronde teguntur aues, quot caelum stellas, tot habet tua Roma puellas : mater in Aeneae constitit urbe sui. (Art d' aimer, 1, 55-60)
43
C' est un eèloge de la richesse de Rome, sur le principe des vers propertiens : Omnia Romanae cedent miracula terrae. Natura hic posuit, quidquid ubique fuit. (3, 22, 17-18)
faisant eècho aé l' eèloge virgilien de l' Italie : Sed neque Medorum siluae, ditissima terra, nec pulcher Ganges atque auro turbidus Hermus laudibus Italiae certent, non Bactra neque Indi totaque turiferis Panchaia pinguis harenis. (Georgiques, 2, 136-139)
41 42
44
Texte J. Arbouthnot Nairn, traduction Louis Laloy, 1960 (reè viseèe). La comeèdie moderne, avec Molieére, a fait le chemin inverse : nous retrouvons les
lieux de plaisir tels qu' ils eètaient enseigneès par Ovide dans le discours de Magdelon (Les preècieuses ridicules, sceéne 4) : û Il faut qu' un amant, pour eêtre agreèable, sache deèbiter des beaux sentiments, [...]. Premieérement, il doit voir au temple, ou aé la promenade, ou dans quelque ceèreèmonie publique, la personne dont il devient amoureux [...] Voilaé comme les choses se traitent dans les belles manieéres, et ce sont de reégles dont, en bonne galanterie, on ne saurait se dispenser ý.
43
Pour la stylistique, cf. H. V. Canter, û The Figure Adunaton in Greek and Latin
Poetry ý, AJPh, 51, 1 (1930), p. 32-41.
44
156).
J. Kroèkowski, û Ars amatoria, poeéme didactique ý, Eos, 53 (1963), p. 143-156 (p. 155-
57
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
tout en adaptant l' excellence de la ville de Rome dans le domaine de l' Art : la seèduction.
Philaenis magistra Nasonis ? D' innombrables eètudes parues dans la dernieére trentaine d' anneèes s' inteèressent aé la litteèrature û pornographique ý ou, pour parler comme les anciens, û aischyntographique ý
45
: en effet, avant la deècouverte pa-
pyrologique des fragments de Philaenis, notre connaissance de ces traiteès speècialiseès en techniques eèrotiques eètait faible. Quelques teèmoignages des auteurs de la seconde sophistique (tels ceux d' Atheèneèe de Naucratis dans son treizieéme livre deèdieè aux vies des courtisanes
46
ou
de Lucien de Samosate), quelques eèpigrammes de l' Anthologie Palatine, quelques
eèchos
chez
les
auteurs
tardifs
(comme
Tatien,
Cleèment
d' Alexandrie, Justin) et les quelques souvenirs des lexicographes byzantins nous servent maintenant aé recreèer un cadre historique et litteèraire pour ces nouveaux textes : c' est une litteèrature feèminine, car tous les auteurs sont (preètendu ê ment) des femmes, speècialistes en prostitution, qui auraient acquis leur savoir par l' expeèrience. Leurs Ýuvres sont des discours de lenae, libres de tout le contexte comique ou eèleègiaque avec lequel le hasard de la transmission nous avait habitueè s.
herapai`na eÊ xeu ren ÊAfrodi`tyn kai´ aÊ ko` lasta sjy` mata
d' Heèleéne, la femme de Meèneèlas,
Astyanassa,
47
yÌ stiq prw`ty
, serait l' anceêtre my-
thique de toutes celles qui ont enseigneè l' amour, aé partir du iv av. J.-C. : Philaenis (vers 370 av. J.-C.)
45
Pour une discussion des mots
pornogra` fon
48
e
sieécle
, Botrys et Salpeè (vers 340
, sous-cateègorie du genre litteèraire de la
biographie (û biographie des courtisanes ý), sans eè leèments obsceénes (Atheèneèe, 13, 567b) et
aÊ naisjuntogra` fwn
, eècrivain de manuels de sexe (cf. Polybe, 12, 13, 1 aé propos de Botrys
et de Philaenis), voir H. N. Parker, û Love' s Body Anatomized : The Ancient Erotic Handbooks and the Rhetoric of Sexuality ý, dans Pornography and representation in Greece
and Rome, eèd. A. Richlin, New York - Oxford, 1992, p. 90-111 (p. 91).
46
Voir le commentaire de ce livre chez J. L. Sanchis Llopis, û Tradicioè n y erudicio è n
en el libro XIII de Deipnosophistai de Ateneo de Naèucratis ý, Minerva, 8 (1994), p. 163187.
47 48
Heèsychios s.v. (A 7913) ; Suda s.v. (A 4261) ; Photios cod. 190 Bekker, p. 149a. Timeèe de Tauromenium chez Polybe, 12, 13, 1 ; Priapeè es, 63, 17 ; Pline l' Ancien,
28, 23, 4 ; Lucien, Amours, 28 ; Pseudo logiste, 24 ; Dialogue des courtisanes, 6, 1 ; Atheèneèe, 7, 355d ; 8, 335b (Chrysippe) ; 10, 457d ; Tatien, Oratio ad Graecos, 34, 3 ; Clement d' Alexandrie, Protreptique, 4, 53P ; Justin, Apologia secunda, 15, 3 ; Anthologie grecque, (Ascleèpiades) 5, 202 ; (Leèonidas de Tarente) 7, 198 ; (Aeschrion de Samos) 7, 345 ; (Dio scorides) 7, 450 ; 7, 486.
anca dan
58
av. J.-C.), Eèleèphantine (au ier sieécle av. J.-C.), Paxamos, Pamphileè (au ier sieécle de notre eére). La publication de û Philaenis, peri´ aÊ frodisi`wn ý dans 39, 2891, p. 51-54, met sous une nouvelle lumieére l' antique. Le premier eèditeur, E. Lobel, reconna|êt dans ces fragments : The Oxyrhynchus Papyri ars amatoria
a systematic exposition of , starting with methods of approach, fr I ii, and proceeding by way of a section on flattery, of which the opening is lost, followed by a section on kisses, of which nothing but the heading remains, fr 3 ii. ars amatoria
En reèsumant toutes les contributions apporteèes aé l'eèclaircissement de cette Ýuvre 49 et de ses rapports avec Ovide, nous obtenons le scheèma suivant :
Peri´ aÊ frodisi`wn 1. peri´ peirasmw n, û sur les moyens de seèduire ý, cf. sq :
, 1, 35
Art d' aimer
quod amare uelis, reperire labora ...
49 Pendant le quart de siecle qui a suivi cette decouverte, les grands editeurs de poesie é è è è grecque ont proposeè d'innombrables ameèliorations aé ce texte. Mentionnons les corrections proposeèes sur des criteéres linguistiques : R. Merkelbach, û Fausw` ? ý, 9 (1972), p. 284 ; I. Cazzaniga, û vol. XXXIX, eèd. E. Lobel ý, (1972), p. 281-288 ; D. Page, û Notes on P. Oxy XXXIX ý, , 23, 2 (1973), p. 199-201 (p. 201, 5) ; W. Luppe, û Nochmals zu Philainis, Pap. Oxy. 2891 ý, 13 (1974), p. 281-282 ; S. R. Slings, û ÉCdosu` ny ý, 17 (1975), p. 118 ; M. Marcovich, û How to Flatter Women. P. Oxy. 2891 ý, 70 (1975), p. 123-124 ; B. Marzullo, û Philaenis, P. Oxy. 2891, fr. 3 ý, 10-12 (1975-1977), p. 173-175 ; D. W. T. Vessey, û Philaenis ý, 54 (1976), p. 78-83 ; E. Degani, û Note di lettura. Esichio, Filenide, Meleagro, Aristofane ý, 21 (1976), p. 139-144 ; H. N. Parker, û Another Go at the Text of Philaenis (P. Oxy. 2891) ý 79 (1989), p. 49-50 ; J. E. G. Whitehorne, û Filthy Philaenis (P. Oxy. XXXIX, 2891) : a Real Lady ? ý, in eèd. M. Capasso, G. Messeri Savorelli & R. Pintaudi, Firenze, 1990 ( 19), p. 529-542 ; W. Luppe, û Zum Philainis-Papyrus (P. Oxy. 2891) ý, 123 (1998), p. 87-88. Souvent, les nouvelles lec° ons sont justifieèes par des paralleéles possibles entre le texte de Philaenis et ceux des auteurs û pornographiques ý (cf. K. Tsantsanoglou, û The Memoirs of a Lady from Samos ý, 12 (1973), p. 183-195) ou, tout simplement, eèrotiques (cf. L. Alfonsi, û Da Filenide a Properzio ý, 54 (1974), p. 176-178 ; G. Burzacchini, û Filenide in Marziale ý, , 3 (1977), p. 239-243 ; M. C. Herrero Ingelmo, E. Montero Cartelle, û Fileènide en la literatura grecolatina ý, , 18 (1990), p. 265-274 ; Q. Cataudella û Recupero di un'antica scrittrice greca ý, , 25 (1973), p. 253-263, et û ý, 33 (1974), p. 847-857). ZPE,
The Oxyrhynchus Papyri,
PP
CQ
ZPE,
ZPE,
CPh,
MCr,
RBPh,
QUCC,
, ZPE,
Miscellanea papyrologica in
occasione del bicentenario dell' edizione della Charta Borgiana, Papyrologica
Florentina
ZPE,
ZPE,
Aegyptus,
Sileno
Euphrosyne GIF
Initiamenta Amoris
Latomus,
59
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
2. û on flattery ý (Lobel), cf. Art d' aimer, 2, 657 sq : Nominibus mollire licet mala [...] 3.
50
.
peri´ filyma`twn,
û sur les baisers ý, cf. Art d' aimer, 1, 663 sq : quis sa-
piens blandis non misceat oscula uerbis 4.
peri´ sjyma`twn (sunousi` aq),
û sur les positions du corps ý, cf. Art
d' aimer, 3, 771 sq : [...] modos a corpore certos / sumite ; non omnis una 51
figura docet ...
peri´ pei-
Malheureusement nous ne pouvons pas dire si la partie
rasmwn
de Philaenis ou d' un tout autre traiteè de ce genre concernait
aussi les lieux de seèduction. La tradition indirecte de cette litteèrature ne nous aide gueére, aé l' exception, peut-eêtre, des Amours de Lucien, parodie du Banquet platonicien, û compleèteèe ý par quelques allusions aé des ouvrages û techniques ý. Lisons en traduction le programme journalier d' une
femme,
tel
qu' il
est
preèsenteè
par
l' Atheènien, deèfenseur
de
l' amour peèdeèrastique (42) : Elles sortent aussitoêt de leur maison pour adorer des dieux de toute sorte,
qui
sont
le
supplice
des
maris
et
dont
les
malheureux
ne
connaissent meême pas les noms, par exemple des Coliades, des Geè neètyllides ou la deèesse de Phrygie, et la feête commeèmorative d' un malheureux amour pour un berger. Puis ce sont des initiations secreé tes et des mysteéres suspects, d' oué les hommes sont exclus, et, aé quoi bon le dissimuler ? la corruption de l' aême. Quand, leurs deèvotions finies, elles rentrent au logis, ce sont aussitoêt des bains interminables, puis, par Zeus, des repas somptueux, oué elles ne cessent de minauder avec les hommes. (trad. E. Chambry)
Ces femmes, nous les connaissons deèjaé : c' est Deèlie, c' est Corinne, c' est la disciple qui a bien appris les lieux du plaisir du III
e
livre de
l' Art d' amour. Comment peut-on expliquer ces similitudes ? L' hypotheése d' une litteèrature eèrotodidactique ou û pornographique ý, treés reèpandue
dans
le
monde
helleènistique
et
romain,
qui
a
nourri
la
comeèdie, l' eèleègie, le roman et la satire d' images de femmes aé l' attente d' une aventure urbaine devrait eêtre prise en compte.
50
Le motif est reècurrent : Platon, Respublica 474d avec ses eèchos dans Aristophane, Ec-
clesiazusae, 705 ; Plutarque, Moralia, 56d ; le texte de Lucreéce, 4, 1160 et suiv. aurait eèteè inspireè par Theèocrite, 30, 4-5 ou par E è picure, qui aurait pu conna|être Philaenis (dans le traiteè de Justin, Apologia secunda, 15, 3, la mention d' Archestratos et d' E è picure preèceéde celle de Sotade et Philaenis).
51
Voir aussi C. Marchesi, û Il secondo e il terzo libro dell' Ars amatoria ý, dans Scritti,
p. 1183-1218 (p. 1200 et suiv.).
anca dan
60
Philosophia magistra Nasonis ? Le titre d' Ars amatoria n' eètait pas reèserveè aux manuels des seèducteurs, car Aphrodite Ourania para|êt avoir eèteè tout aussi eètudieèe qu' Aphrodite Pandeèmia. La tradition des philosophes ma|êtres de l' amour commence avec Socrate qui se proclame chez Platon, Banquet, 177d
´ aÊpo7-8, connaisseur, avant tout, de l' amour : ou²te ga´r a²n pou eÊgw fy`saimi, oÍq ouÊde`n fymi a²llo eÊpi`stashai y³ ta´ eÊrwtika`
52
. De amore
(gr. eÊrwtiko`q ou peri´ e²rwtoq) ont eècrit Euclide, Simmias, Simon Aristote l'
54
, Theèophraste, Cleèarque, Ariston
eÊrwtiky´
(Sphairos
56
te`jny
(Zeènon
et
Cleèanthes)
55
53
,
. Les sto|ëciens preèfeèreront
et
les
eÊrwtikoi´
dia`logoi
) aé l' eÊrwtiko´q lo`goq, qui devait reèunir, si l' on croit le Pheé-
dre de Platon et l' Eèrotique de Deèmostheéne, louange et persuasion de l' aimeè. Au
ii
e
sieécle apr. J.-C., l' eÊrwtiko`q redeviendra un genre treés aé
la mode parmi les savants helleènophones, feèrus de philosophie et de rheètorique : de l' Amatorius de Plutarque Fronton
58
57
aé celui, moins connu, de
et aé la deèlicieuse parodie de Lucien, l' amour platonicien est
omnipreèsent.
52
Cf. A. M. Ioppolo, û Socrate e la conoscenza delle cose d' amore ý, Elenchos, 20, 1
(1999) p. 53-74 (version mise aé jour du û Socrates'
Profession of Ignorance and His
Claim to Know ta erotika ý, dans The Philosophy of Socrates, eèd. K. J. Boudouris, Athens, 1991, p. 186-94). Pour les traiteès socratiques sur l' amour dont Plutarque, De liberis edu-
candis, et Libanios, De Socratis silentio, auraient gardeè la trace, voir L. Rossetti, û Spuren einiger Erotikoi Logoi aus der Zeit Platons ý, Eranos, 72 (1974), p. 185-192. Il faut ajouter aé ce passage celui de Phaidros, 257a.
53
Diogeéne Lae«rce, 2, 108 (Euclide) ; Diogeéne Lae«rce, 2, 124 (Simmias) ; Diogeéne
Lae«rce, 2, 122 (Simon).
54
Diogeéne Lae«rce, 5, 22 et 24 cite eÊrwtiko`q et he`seiq eÊrwtikai`. La tradition indirecte
est repreèsenteèe par Atheèneèe, 13, 546b ; 15, 669f ; Plutarque, Amatorius, 17. Cf. V. Rose,
Aristoteles Pseudepigraphus, Lipsiae, 1863, p. 105 ; la dernieére eètude est û Aristote de Stagire ý dans Dictionnaire des philosophes antiques, eèd. R. Houlet, Paris, 2003, Suppleèment, p. 425 et suiv.
55
Diogeéne Lae«rce, 5, 43 : eÊrwtiko`q et peri´ e²rwtoq, ce dernier mentionneè aussi chez
Strabon, 10, 4, 12 (Theèophraste) ; Atheèneèe, 12, 533e ; 13, 546b ; 15, 669f (Cleèarque) ; Atheèneèe, 13, 546b ; 15, 674 (Ariston).
56
Diogeéne Lae«rce, 7, 34 (Zeènon) ; Diogeéne Lae«rce, 7, 175 (Cleèanthe) ; Diogeéne
Lae«rce, 7, 178 (Sphairos).
57
Pour le rapport de cette Ýuvre avec les textes de Platon, voir dernieé rement J. M.
Rist, û Plutarch' s `Amatorius' : a commentary on Plato' s theories of love ? ý, CQ, n.s. 51, 2 (2001), p. 557-575.
58
S. Fasce, û L' erotikoès di Frontone ý, in Argentea aetas, in memoriam E. V. Marmorale,
1973, (Univ. di Genova Pubbl. Ist. di Filol. Class. 37), p. 261-272.
61
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
Ce sont les neèoplatoniciens qui, cherchant aé prouver l' existence d' une
eÊ rwtiky´ te` jny û systeèmatiseèe ý chez Socrate, deètailleront l' aven-
ture amoureuse dans les meêmes eètapes qu' Ovide 1. 2. 3.
59
:
gnwsiq, cf. Art d'aimer, 35 : quod amare uelis reperire labora ktysiq, cf. Art d'aimer, 37 : placitam oxorare puellam jrysiq, cf. Art d'aimer, 38 : longo tempore duret amor
Une autre preuve de l' enseignement philosophique sur l' obtention de l' amour est constitueèe par les eètapes de la conqueête amoureuse cari-
Amatorius
catureèes, avec l' apport de la comeèdie, par Lucien (
, 53 et
suiv., trad. E è mile Chambry) : L' amour se construit comme une eèchelle de volupteè, dont le premier degreè est celui de la vue. Quand il a regardeè, il deèsire s' approcher et toucher. A-t-il toucheè, ne fu ê t-ce que du bout des doigts, la jouissance se reèpand par tout son corps. Quand il a facilement obtenu cette fa veur, il tente une troisieéme expeèrience, celle du baiser, mais non pas d' un
baiser
appuyeè
d' abord
[...]
Puis
se
reèglant
toujours
sur
les
concessions qu' on lui fait, il se fond pour ainsi dire en baisers plus ap puyeès [...].
Les philosophes n' oublient pas les lieux de seèduction : c' est le gymnase le meilleur endroit pour
e.g.
(
Proclus,
gnwnai, repeèrer et s' approcher des jeunes
Commentaire sur le Ier Alcibiades infra
, 59), comme le Champ
). Il est, bien eèvidemment, difficile de prou-
de Mars aé Rome (cf.
ver un lien direct entre ces ouvrages philosophiques et l'
Art
ovidien
60
.
Pourtant les paralleéles incontestables entre le texte d' Ovide et celui de Lucreéce
59
61
et de Ciceèron
62
ainsi que l' inteèreêt que l' auteur des
Ars Amatoria CQ, In Phaedro Alcibiades
Cf. J. Dillon, û A Platonist
commentaire sur Hermeias, Arios Didymos
etc.
n.s. 44, 2 (1994), p. 387-392, avec le
ý,
, 207, 17 (sur
) ; Alkinous Didaskalikos ;
e.g. Naso Magister CR, Ovids Schule der `elegischen' Liebe : Erotodidaxe und Psychagogie in der Studien zur klassischen Philologie 60
Meètamor-
Comme preuve de cette difficulteè, voir
article critique û
ý,
la reèticence de N. Holzberg dans son
n.s. 50, 1 (2000), p. 50 52, contre J. Wildberger,
furt am Main, 1998 (
Ars amatoria, Frank-
112). Une reèponse aux objections
de Holzberg avait eèteè deèjaé donneèe par K. Kleve, û Nasoý, qui affirme (p. 91) que la rheè torique aurait pu servir d' intermeèdiaire entre ces philosophes.
61
Les opinions concernant les rapports entre Ovide, auteur de
amoris
et Lucreéce (livre IV),
dissuasor amoris
praecepta medicamina et
, sont partageèes entre le seèrieux et l' ironique.
Pour un eètat de la question, voir G. Sommariva, û La parodia di Lucrezio nell'
Remedia
ovidiani ý,
A&R
les Cyniques qu' il rapproche, et le
credo
d' Ovide ý,
Ars
e nei
, 25 (1980), p. 123-148. Ovide connaissait aussi bien Diogeé ne et
AFLNice
iocose
, des E è picuriens : cf. R. Braun, û Diogeéne le Cynique
, 35 (1979), p. 223-233 sur (
Art d'aimer
é pro, 1, 635-640). A
pos de ces vers, D. Robert, la dernieére traductrice des û E è crits eèrotiques ý d' Ovide en franc°ais (2003), notait (p. 173) : û si l' observation de ses contemporains lui inspire un
anca dan
62
phoses montrera pour la didactique philosophique
63
prouvent, aé notre
sens, la culture du poeéte et la neècessiteè d' inteègrer ces traiteès homonymes aé la liste des sources hypotheètiques de l' Ars amatoria.
Rhetorica magistra Nasonis ? Le testimonium de Seèneéque le Peére (Controuerses, 2, 2, 8) sur le
comptum et ingens et amabile ingenium dont Ovide faisait preuve aé l' eècole d' Arellius Fuscus et de Porcius Latro est indiscutablement confirmeè par chaque livre du poeéte. Ce sont d' ailleurs les rheèteurs qui consideèraient
ce
type
d' exercice
recommandable
aé
la
fois
aux
orateurs
et aux poeétes (oÌti ta`nu eÊsti´n aÊnagkaion yÉ tw n gumnasma`twn a²sky-
ouÊ
siq
mo`non
poiytw n ... lient
le
64
toiq
me`llousi
rÉytoreu`ein,
aÊlla´
kai´
ei²
tiq
y³
). Il est donc leègitime que la grande majoriteè des critiques
nom
de
l' Ars
amatoria
aé
la
te`jny
rÉytoriky`
(et
meême
poiytiky`). S' il s' agit d' une parodie de la rheètorique ou d' un texte seèrieux aé la manieére des orateurs, les opinions sont partageèes
65
. Pour ce
qui concerne notre sujet, nous voulons juste rappeler qu' en plus des
figurae et des genera dicendi
66
Ovide a transposeè dans son Ýuvre didac-
pessimisme que l' on retrouvera chez un La Bruyeére ou un La Rochefoucauld, si la lec°on qu' il tire de sa freèquentation de la socieèteè le conduit au cynisme d' un Valmont, c' est sur le plan religieux qu' il atteint le sommet de l' insolence º celle-la meême qui bruêlera Don Juan º lorsqu' il s' eècrie notamment : `Il faut qu' il y ait des dieux et, puisqu' il le faut, croyons qu' ils existent : / Que sur les antiques autels le vin et l' encens leur soient of ferts.' (1, 635-6) ý.
62
S. D' Elia, û Echi del De officiis nell' Ars amatoria ovidiana ý, in Atti del I Congresso in-
ternazionale di Studi Ciceroniani, II, Roma, 1961, p. 127-140.
63
Cf. Ph. Hardie, û The Speach of Pythagoras in Ovid' s Metamorphoses 15 : Empedo-
clean Epos ý, CQ, n.s. 45, 1 (1995), p. 204-214.
64
Theèon Alexandrinus (
i -ii er
e
s. apr. J.-Chr.), Progymnasmata in Rhetores Graeci, 2,
p. 70, eèd. L. Spengel, Leipzig, 1854 (reèimpression Frankfurt am Main, 1966).
65
Pour la parodie, voir principalement B. Effe, Dichtung und Lehre. Untersuchungen
zur Typologie des antiken Lehrgedichts, Mu«nchen, 1977 (Zetemata 69), p. 238-248 ; aussi M. Steudel, Die Literaturparodie in Ovids Ars amatoria, Hildesheim, 1992 (Altertumswiss.
Texte und Studien 25).
66
Cf. C. Bru«ck, De Ovidio scholasticarum declamationum imitatore, Dissertation zur Erlan-
gung der Doktorwu«rde, Giessen, 1909, qui essaie de replacer les diffeèrents motifs de la poeèsie ovidienne dans la contexte theèorique de la rheètorique, traitant ainsi de sententia (p. 8 et suiv.), de loco communi (p. 12 et suiv.), de thesi (p. 17 et suiv.), de descriptione (p. 24 et suiv.),
de laudatione (p. 34 et suiv.), de comparatione (p. 43 et suiv.), de paraphrasi (p. 47 et suiv.). Pour les parties du discours identifieèes dans le premier livre de l' Ars, voir M. Pohlenz,
De Ovidi Carminibus Amatoriis. Ad praemiorum a quattuor ordinibus propositorum publicam renuntiationem, 1913, p. 19 : û Legimus enim prooemium, legimus dispositionem, quam per totam tractationem poeta accuratissime servat et ad finem perducit, legimus perorationem, quae sententiis verbisque prooemio respondet ... ý.
63
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
tique des partitiones oratoriae
67
: ses propos principio, quod amare uelis,
reperire labora [...] tu quoque, materiam longo qui quaeris amori, ante frequens quo sit disce puella loco (Art d' aimer, 1, 35 et 49-50) traduisent en effet une de inuentione (puellarum) et annoncent une liste de loci jeu du poeéte qui s' autodeèfinissait d' ailleurs comme lusor
69
68
. Le
consiste dans
un retour, du sens figureè du mot (û lieux communs du discours ý), aé un sens primaire, (û lieux de la ville ý). Cela n' exclut pas la transformation, comme nous le verrons dans la preèsentation des monuments, de ces lieux urbains en loci communes de la litteèrature encomiastique ulteèrieure
70
.
Regardons de plus preés cette inuentio ovidienne et ses moyens d' inseèrer les eèdifices de la ville dans le discours eèrotodidactique : pour commenter la traduction de la topographie en poeèsie
71
, la bibliogra-
phie des dernieéres deècennies parle exclusivement de û descriptions ý, c' est-aé-dire d'
67
eÊ kfra`seiq
(comme les appelaient les rheèteurs anciens
72
),
D' apreés la deèfinition de Ciceèron, Partitions oratoires, 1, 9 : partes autem eae, quas pleri-
que dixerunt, inuentio, dispositio, elocutio, memoria, pronuntiatio ; inuentio est excogitatio rerum uerarum aut ueri similium, quae causam probabilem reddant [...] = Rheètorique aé Heèrennius, 1, 3.
68
Voir, en premier lieu, Th. Zielinski, û Marginalien ý, Philologus, 64 (1905), p. 1-26
(p. 16-17 û Ovids Liebeskunde ý) ; C. Marchesi, û Il primo ý ; S. D' Elia, Ovidio, Naples, 1959, p. 178-179, pousse le paralleéle au-delaé de l' inuentio dans la dispositio, elocutio, actio. Voir eègalement J.-M. Freècaut, L' Esprit et l' humour chez Ovide, Grenoble, 1972, p. 226 et suiv. ; A. F. Sabot, Ovide, p. 292 et suiv. ; W. Stroh, û Rhetorik und Erotik. Eine Studie zu Ovids liebesdidaktischen Gedichten ý, WJA, N.F. 5 (1979), p. 117-132, et, dernieérement, la syntheése de vulgarisation faite par F. Harzer, Ovid, Stuttgart, 2002 (Sammlung Metzler 328).
69
Sur l' Art d' amour comme û art du jeu ý entre les partenaires, voir A. C. Romano,
û Ovid' s Ars amatoria or the Art of Outmanoeuvering the Partner ý, Latomus, 31 (1972), p. 814-819. De plus, le seul type de traiteè technique mentionneè dans le catalogue des û didacticiens ý est celui deèdieè au jeu de deès, pour lequel Auguste eètait reèputeè (Sueètone, 71). Cf. N. Purcell, û Literate Games : Roman Urban Society and the Game of Alea ý, Past and Present, 147 (May 1995), p. 3-37.
70
Cf. G. Gernentz, Laudes Romae. Dissertatio inauguralis [...], Rostock, 1918, qui dans
sa section
peri´ he` sewq analyse la preèsence des eèdifices dans les eèloges de Rome (surtout aé
partir du ii
71
e
Nous
s. apr. J.-C.). reprenons
ainsi
la
formule
d' E è tienne
Souriau,
û Les
diffeèrents
arts
sont
comme des langues diffeèrentes, entre lesquelles l' imitation exige traduction [...] ý (La è leèments d' estheètique compareèe, Paris, 1969, p. 3) pour parler de Correspondance des arts. E l'
e² kfrasiq grecque et de la descriptio romaine. 72
Theèon, p. 118 = Hermogeéne, Progymnasmata, 10 = Aphthonius, Progymnasmata
p. 36 (Rhetores Graeci, 10, eèd. H. Rabe, Leipzig, 1926, p. 1-51) = Nicolaus, Progymnasmata, 68 (Rhetores Graeci, 11, eèd. J. Felten, Leipzig, 1913, p. 1-79) ; aussi Rhetorica Anonyma, p. 595 (e cod. Paris. 2918, dans Rhetores Graeci 3, eèd. C. Walz, Stuttgart, 1834 (reèimpr. Osnabru«ck, 1968)). Dans le domaine latin, Rheètorique aé Heèrennius, 4, 51. La description d' un lieu pouvait eêtre appeleèe plus preèciseèment
topografi` a (Quintilien, Institu-
tion oratoire, 9, 2, 40 : Locorum quoque dilucida et significans descriptio eidem uirtuti adsignatur a
anca dan
64
ou de û paysages ý, (comme diraient les speècialistes de la litteèrature moderne)
73
. De nombreuses eètudes consacreèes au traitement de l' espace
dans la poeèsie ovidienne (et, en particulier, dans les û eèpopeèes ý) exploitent une meême ideèe : le paysage ovidien est peu deètailleè, vague, impressionniste
74
;
le
poeéte
est
plus
inteèresseè
par
la
creèation
d' une
atmospheére concordante avec les sentiments de ses personnages que par les contours du relief. D' oué vient cette nature poeètiseèe/rheètoriciseèe ? Des arts plastiques, de la litteèrature
75
... car, on ne cesse de le dire,
Ovide est l' homme de la ville, ignorant des campagnes. On serait donc encourageè aé attendre plus du paysage urbain : mais bien que les eèleègies romaines et pontiques d' Ovide donnent beaucoup de noms de monuments de la Ville, on n' y trouve pas une seule description ! Devant le temple d' Apollon Palatin, Properce, en retard aé son rendezvous, croise Ovide, aé la recherche d' un rendez-vous. L' amant de Cynthie admire les colonnes et les ronde-bosses (d' ) eètrangeéres (Dana|ë femina turba senis), le deècor sculpteè qui inseére le mythologique (funera Tantalidos) et l' historique (deiectos Parnasi uertice Gallos) dans le religieux (Phoebus uisus mihi pulchrior ipso marmoreus tacita carmen hiare lyra ... inter matrem deus ipse interque sororem Pythius in longa carmina ueste sonat). Le poeéme 2, 31, comme l' eèdifice qui lui sert de sujet, fait allusion aé tout un ensemble de fonctions apolliniennes
quibusdam, alii
topografi` an
76
: l' Apollon Palatin est citha-
dicunt. Voir aussi P. Fontanier, Les figures du discours, Paris,
1830 (reèimpr. 2004), p. 422-424).
73
Voir l' histoire du û paysage ý chez A. Rouveret, û Paysage des origines et queê te
d' identiteè
dans
l' Ýuvre
de
Properce ý,
dans
Origines
Gentium,
eèd.
V. Fromentin
et
è tudes 7), p. 263-270. Le paysage est S. Gotteland, Bordeaux, 2001 (Ausonius Publications E essentiellement subjectif, car il deèpend toujours du point de vue de celui qui le deè coupe et le charge de symboles, cf. M. Collot, û Preèsentation ý, p. 5 et suiv., et A. Videau, û Fonctions et repreèsentations du paysage dans la litteèrature latine ý, dans Recueil. Les enjeux du paysage, Bruxelles, 1997, p. 32-53.
74
Comme exemples d'
eÊ kfra`seiq dans l' Ýuvre de jeunesse, voir Amours, 2, 16 ; 3, 1 ;
3, 5 ; 3, 13 ; Heèro|ëdes, 1, 53 et suiv. ; 12, 67 et suiv. ; Art d' aimer, 3, 687 et suiv. Sur la description de la pompa circensis (Art d' aimer, 1, 231 et suiv., Amours, 1, 2 ; Tristes 4, 2, 1956), voir infra.
75
P. Grimal, û Les Meètamorphoses d' Ovide et la peinture paysagiste aé l' eèpoque d' Au-
guste ý, REL, 16 (1938), p. 145-161 (p. 160), ouvre la voie des recherches sur les rapports entre poeèsie ovidienne et arts plastiques augusteèens. Ch. P. Segal, dans l' ouvrage de reè feèrence sur le paysage des Meètamorphoses, Landscape in Ovid' s Metamorphoses. A Study in the Transformations of a Literary Symbol, Wiesbaden, 1969 (Hermes 23), tout en remarquant la diffeèrence entre l' inteèreêt des Alexandrins pour le deètail et l' ambiguiteè ovidienne, met en lumieére la dette d' Ovide envers les eècoles rheètoriques : Ovide, homme de la ville, se contenterait d' un paysage artificiel, appris aé l' eècole.
76
On retrouve l' Apollon Palatin dans l' eè leègie º hymne que Tibulle (2, 5) adresse au
dieu cum cithara, qui û fait vibrer sous ses doigts les cordes harmonieuses ý et qui, en bon gardien des livres sibyllins, û voit dans l' avenir ý et regit sortes.
65
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
reéde, berger (c' est ainsi que nous interpreètons aram circum steterant
armenta Myronis, quattuor artificis, uiuida signa, boues), Soleil (Solis erat supra fastigia currus), Pythien, vengeur des hybreis, et, bien suêr, Actien. Et Properce n' eètait probablement pas le seul poeéte de l' eèpoque aé avoir composeè une de
l' eunuque
e² kfrasiq
du complexe palatin
Bagous,
qu' il
avait
vue
77
. E è pris de la ma|êtresse
sous
le
portique
quae Da-
nai ... agmen habet (Amours, 2, 2), Ovide n' oubliera pas de recommander cet endroit aé ses eèleéves : mais l' eèvocation des parare necem miseris
patruelibus ausae / Belides et stricto ... ferus ense pater comme des laurigero sacrata Palatia Phoebo ne suffit pas pour en faire une descriptio
78
. Les
Fastes (5, 551-568) nous donneront pourtant toute la mesure du talent ovidien aé eècrire des descriptions architecturales : c' est le dieu Mars
Vltor en personne qui suos caelo descendit honores / templaque in Augusto conspicienda Foro, qui admire la statue d' Auguste et probat inuictos summa tenere deos, qui remarque les enseignes reprises aux Parthes tout en regardant in foribus diuersae tela figurae / armaque terrarum milite uicta suo et qui lit, dans le deècor sculpteè, l' histoire glorieuse de Rome. Ovide connaissait donc cette figure et, s' il utilise une autre forme d' expression pour ses lieux eèrotiques, c' est parce qu' il a fait un choix que nous devons expliquer autrement. Afin de le comprendre, retournons aé la bibliographie du xix du deèbut du xx
e
e
et
sieécle. Son approche des Ýuvres litteèraires, nourri
d' enseignements theèoriques antiques, nous apprend
79
:
uerum etiam saepe laudes fororum, aedificorum publicorum, theatro rum, templorum constant ex enumerationibus uel simplici forma fi gurae
rhetoricae,
admirationis
quae
uerbis,
est
quibus
aÊpari` hmysiq,
amplitudo
et
expressis species
uel
nonnullis
operis
generatim
atque uniuerse laudantur, ornatis atque amplificatis.
En conseèquence, c' est des eènumeèrations, des listes, d' inventaires des
77
composantes
primaires
de
l' espace
80
que
nous
devons
partir :
Cf. A. L. Kuttner, û Culture and History at Pompey' s Museum ý, TAPhA, 129
(1999), p. 343-373, avec des propositions d' eèpigrammes de l' Anthologie Grecque.
78
G. Zanker, û Pictorial Description as a Supplement for Narrative : The Labour of
Augeas' Stables in Heracles Leontophonos ý, AJPh, 117, 3 (1996), p. 411-423.
79 80
G. Gernentz, Laudes Romae, p. 61. Dans cette perspective, nous essaierons de continuer le raisonnement de E. Winsor
Leach, The Rhetoric of Space. Literary and Artistic Representations of Landscape in Republican
and Augustan Rome, Princeton University Press, 1988, p. 261 et suiv. (Chapter 5 û Archi tectural Lanscapes and Augustan Rome ý), qui, faisant le raccord entre l' estheè tique picturale de l' eèpoque (e.g. û the paratactic series of self-contained panoramas ý de la Villa alla Farnesina) et l' û absence of descriptive imagery ý de Catulle, d' Horace, de Tibulle, a
anca dan
66
l' e²kfrasiq ne vient qu' ulteèrieurement dans l' histoire des textes louant une ville : Qui scriptor urbis operum magnificorum simplici enumeratione iam non contentus accuratam singulorum aedificorum uel statuarum des criptionem profert. Tales autem descriptiones, cum in priorum poeta rum
scriptorumque
libris
raro
inueniantur,
ab
secundo
circiter
p. Chr. n. saeculo saepius occurrunt et in praexercitatimentis artis rhe toricae proprium locum accipiunt ...
Les
rheèteurs
grecs
appelaient
aÊpari`hmysiq
(û eènumeèration ý)
le
sjyma periblytiko´n kai´ ta´ eÊoiko`ta tau`tð, to` te aÊparihmytiko´n â ÊAhynaioi, toiq heoiq eu²jomai pasi [...] ý le`gw, oiàon û prw ton me`n, w kai´ ta´ eÉxyq, û e²peih Ê oÌper eÊsti´n uÉpe´r uÉmw n ý, kai to´ kata´ proti`mysin lego`menon,
oiàon
û ma`lista
Phoebammon, qui eècrit au
me´n
v
e
eiÌneka
tou
nomi`zein
[...] ý
81
.
Selon
sieécle apr. J.-C., l' aÊpari`hmysiq est aé la
base de l' eÊpitrojasmo`q (û flux de paroles breéves et preècipiteèes ý), deèfini comme
oÊnomasi`a
pragma`twn
kata´
mo`nyn
aÊpari`hmysin
ginome`ny,
` meno`q tina w É q iÌna tiq aiÊtiw É q polla´ a²neu tyq peri´ auÊtw n diygy`sewq, w kaka´
pepoiyko`ta
aÊparihmy`sytai
auÊta´
le`gwn,
pe`praktai` soi my´ to´ pw q de´ pe`praktai le`gwn
82
to`de
kai´
to`de
. En latin, on traduit
aÊpari`hmysiq par enumeratio et eÊpitrojasmo`q par percusio ou encore par
breuitas
83
.
Ovide a
eèteè souvent
accuseè
d' abus d' eènumeèrations
d' exempla (paradei`gmata) mythiques
85
84
:
ses
listes
, historiques, litteèraires lui ser-
donneè une nouvelle explication de la perception de l' espace chez les poeé tes augusteèens (sans traiter l' Ars d' Ovide).
81
Hermogeéne, Peri´ iÊdew n lo`gou, 1, 11 (dans Hermogenis opera, eèd. H. Rabe, Leipzig,
1913 (reèimpr. Stuttgart, 1969), p. 213-413). Voir aussi Rhetorica anonyma, peri´ tw n tou
` n ty´n lo`gou, p. 121 (in Rhetores Graeci, 3, p. 110-160) : ÊApari`hmysi`q eÊstin, oÌtan eiÊpw poso`tyta eÊpa`gð ta´ kata´ me`roq, oiàon û doiai´ me´n Menela`w ç aÊrygo`neq eiÊsi´ hea`wn· Ì Cry t Ê ÊArgei`y kai´
82 De figuris,
ÊAlalkomenyi´q ÊAhy`ny ý [...]. 2, 1, dans Rhetores Graeci, 3, p. 43-56. Une deèfinition similaire des deux
figures appara|êt deèjaé chez Alexandre le Rheèteur (
ii
e
sieécle apr. J.-C.), De figuris, p. 22 (in
Rhetores Graeci, 3, p. 9-40). Voir aussi Rhetorica anonyma peri´ tw n sjy`matwn tou lo`gou, p. 177 (in Rhetores Graeci, 3, p. 174-188).
83 84
H. Lausberg, Handbuch der litterarischen Rhetorik, Mu « nchen, 1960, p. 435-436, ½ 881. Cf. U. Bernhardt, Die Funktion der Kataloge in Ovids Exilpoesie, Hildesheim-Zu«rich-
New York, 1986 (Altertumswissenschaftliche Texte und Studien 15), qui compte dans les
Tristes et dans les Pontiques 92 catalogues, dont 40 aé caracteére mythologique ; sur les û catalogues ý dans l' Ýuvre de jeunesse, voir A. F. Sabot, Ovide, p. 290 : û Ovide a useè et abuseè de la preuve par les exempla. Ces exemples provenaient sans doute de `catalogues' mis par les rheèteurs aé la disposition de leur eèleéves pour prouver n' importe quoi. Il arrive aé notre poeéte de ne nous faire graêce d' aucun [...] ý.
67
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
vent dans l' argumentation et dans l' ornementation des vers ( docere et
delectare).
Il conna|êt bien et exploite l' origine eèpique
86
du catalogue de
lieux : apreés l' expeèdition de Theèseèe, le roi Minos, dans sa coleére, va conqueèrir
Anaphen ... et Astypaleia regna /
[...]
hinc humilem Myconon
cretosaque rura Cimoli / florentemque thymo Syron planamque Seriphon / marmoreamque Paron
[...]
At non Oliaros Didymeque et Tenos et Andros / et
Gyaros nitidaeque ferax Peparethos oliuae ... suiv.). De
cette
d' eèpitheétes
suite
de
suggestives
87
toponymes mais
(Meètamorphoses, 7, 461 et
geèographiques,
appartenant
encore
accompagneès
au
mythe,
jus-
qu' aux catalogues topographiques de Rome, il ne reste qu' un pas aé franchir : la didactique.
85
Pour les catalogues mythologiques dans les Ýuvres non -mythologiques d' Ovide,
voir, entre autres, H. Renz,
Mythologische Beispiele in Ovids erotischer Elegie,
burg, 1935 ; P. Watson, û Mythological Exempla in Ovid' s (1983), p. 117-126 ; M. H. T. Davisson, û `Quid
pla'
Diss. Wu«rz-
Ars Amatoria ý, CPh,
moror exemplis ?'
in Ovid' s Pre-Exilic Poems and the Elegies from Exile ý,
78, 2
: Mythological `Exem-
Phoenix,
47, 3 (1993),
p. 213-237 ; A. N. Michalopoulos, û Ovid' s Mythological ` Exempla' in His Advice on Amatory Correspondence in the `Ars
amatoria'
and the `Remedia
amoris'
25 (2000-2002), p. 39-48. S. Hinds, û First Among Women : Ovid, Traditions of `Exemplary' Catalogue ý, in
ý,
Sandalion,
Tristia,
23-
1, 6 and the
Amor. Roma. Love and Latin Literature. Eleven
Essays (and one poem) by former research students presented to E. J. Kenney on his seventy-fifth birthday,
eèd. S. Morton Braund and R. Mayer, Cambridge, 1999 ( Cambridge
Society Supplementary Volume
Philological
22), p. 123-142 remarque la preèsence du catalogue chez les
mythographes (comme Hygin) et retrace l' histoire rheè torique du catalogue des femmes ceèleébres des eèleègiaques de Colophon (Antimachos, Hermasianax) jusqu' aé Properce et Ovide. La bibliographie concernant les
exempla
mythologiques est extreêmement riche.
Citons uniquement H. V. Canter, û The Mythological Paradigm in Greek and Latin Poetry ý,
AJPh,
54, 3 (1933), p. 201-224, avec des statistiques qui montrent la diffeè rence
entre l' emploi des
exempla
par les Grecs (uniquement 30% comptant plus d' un membre
et jamais plus de cinq) et les Latins (dont 64% deè passent un membre et 7% cinq membres !). Si ses chiffres sont vrais, on pourrait affirmer que le catalogue est une preè feèrence romaine.
86 Iliade,
2, 484 et suiv. ; Apollonios de Rhodes, 1, 20 -228. Pour les catalogues virgi-
liens et leur adaptation aux exigences d' une eè popeèe eècrite, voir D. R. Williams, û The Function and Structure of Virgil' s Catalogue in
Aeneid
7 ý,
CQ,
11, 2 (1961), p. 146-
153 ; avec un point de vue diffeèrent sur leur fonction et forme, B. Weiden Boyd û Vir gil' s Camilla and the Traditions of Catalogue and Ecphrasis ( Aeneid, 7, 803-17) ý,
AJPh,
113, 2 (1992), p. 213-234.
87
Sur la tradition de l' eèpitheéte dans les passages geèographiques des poeémes alexan-
drins, voir S. Sa|ëd, û Le paysage des idylles bucoliques ý, dans
Recueil,
eèd. M. Collot,
p. 13-31, dernieére contribution au deèbat concernant le caracteére reèel, geèographique ou fictionnel, litteèraire, du cadre de la septieéme idylle de Theèocrite. Voir aussi E. L. Brown, û The
Lycidas
of
Theocritus'
Idyll
7 ý,
HSCPh,
85
(1981),
û Geography and the Literary Tradition in Theocritus 7 ý,
p. 59-100 ;
TAPhA,
220 ; E. L. Bowie, û Theocritus' Seventh Idyll, Philetas and Longus ý, (1985), p. 67-91,
etc.
N. Krevans,
113 (1983), p. 201-
CQ,
n.s. 35, 1
anca dan
68 Artes magistrae Nasonis ?
La rheètorique n' est pas la seule qui ait donneè aé Ovide une recette peèdagogique : deés le deèbut de son Art et tout au long de ses poeémes, notre poeéte se prononce pour une eèquivalence des arts
88
; de plus,
comme les eèleègiaques qui l' ont preèceèdeè, il a toujours utiliseè, pour illustrer une technique, les exempla des autres. L' ars medica est formellement le modeéle adopteè par Ovide pour ses Remedia amoris et Medicamina facies feminae. Ce n' eètait eèvidemment pas une nouveauteè d' emprunter le genre litteèraire des meèdecins pour les gueèrisons de l' esprit
89
: les Remedia amoris font d' ailleurs allusion aux
quatrieémes livres des Tusculanes de Ciceèron (63, 74) et du poeéme de Lucreéce (v. 1052-1072 ; 1141-1191)
90
.
L' amour comme maladie, comme blessure eètait une meètaphore reècurrente chez les eèleègiaques
91
. Des remeédes, Properce en demandait
deés le deèbut de son recueil (non sani pectoris auxillia, 1, 1, 26). Le premier qui lui venait aé l' esprit c' eètait justement de quitter Rome et le monde de Cynthie : ferte per extremas gentes et ferte per undas, / qua non ulla meum femina norit iter (v. 29-30) tients un alter orbis (v. 630)
88
93
92
. Ovide recommandera aé ses pa-
et renversera, dans cette alteèriteè, tout le
M. Citroni, û Ovidio, Ars 1, 3-4 e Omero, Iliade 23, 315-318. L' analogia tra le artes
e la fondazione del discorso didascalico ý, dans Sileno, 10, Studi in onore di Adelmo Barigazzi, I (1984), p. 157-167, deèmontre que l' analogie entre l' art d' amour et les autres arts permet aé Ovide de se rapporter au discours de Nestor (exemple d'
eÊ pagwgy` pour les rheè-
teurs) et de consideèrer Homeére comme parent de la didactique.
89
Cf. e.g. Ciceèron, Tusculanes, 4, 23 : hoc loco nimium operae consumitur a Stoicis, maxime
a Chrysippo, dum morbis corporum comparatur morborum animi similitudo.
90
Cf. K. Prinz, û Untersuchungen zu Ovids Remedia amoris ý, WS, 36 (1914), p. 36-
83 ; 39 (1917), p. 91-121 et 259-290, citeè par K. Kleve, û Naso ý, p. 89 ; J. M. Freè caut, L' Esprit, p. 226, etc.
91
A. A. R. Henderson, P. Ovidii Nasonis Remedia Amoris, Edinburgh, 1979, p. xii,
xvi.
92
Aussi 3, 21, 9-10 : mutatis Cynthia terris / quantum oculis, animo tam procul ibit amor ;
voir aussi Theèocrite, 14, 52-53 ; Ciceèron, Tusculanes, 4, 74 : loci denique mutatione tamquam aegroti non conualescentes saepe curandus est ; encore dans la comeèdie plautinienne : Asinaria, 156-157 ; Mercator, 656-657. Dans les Remedia, Ovide donnera aé ce motif une ampleur sans preèceèdent (v. 213-248) : Tu tantum quamuis firmis retinebere uinclis, / i procul, et longas carpere perge uias ; / flebis, et occurret desertae nomen amicae, / stabit et in media pes tibi saepe uia : / sed quanto minus ire uoles, magis ire memento [...].
93
Cf. M. H. T. Davisson, û The Search for an `alter orbis' in Ovid' s `Remedia amoris' ý,
Phoenix, 50, 3/4 (1996), p. 240-261.
69
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
monde de l' Art. Le livre des Remeédes reèpond, en diptyque
94
, au pre-
mier et au troisieéme livre de l' Art. Les lieux conseilleès aux amoureux, sont maintenant deèconseilleès : Nec quae ferre solet spatiantem porticus illam (Remeédes aé l' amour, 627)
contre Tu modo Pompeia lentus spatiare sub umbra [...] (Art d' aimer, 1, 67-74)
et Seu pedibus uacuis illi spatiosa teretur porticus, hic socias tu quoque iunge moras. (ibid. 1, 491-492)
Aussi At tanti tibi sit non indulgere theatris (Remeédes aé l' amour, 751)
contre Sed tu praecipue curuis uenare theatris (Art d' aimer, 1, 89 et suiv.)
et Nec sine te curuo sedeat speciosa theatro (ibid. 1, 497)
et Visite conspicuis terna theatra locis. (ibid. 3, 394)
Il y a pourtant une exception paradoxale, le forum : on peut y aller pour tomber amoureux Et fora conueniunt (quis credere possit ?) amori : flammaque in arguto saepe reperta foro (Art d' aimer, 1, 79-80)
94
Le diptyque eètait souvent utiliseè en eèleègie : e.g. Amours, 2, 7- 2, 8 ; 2, 9a - 2, 9b ; 3,
11a-11b. Pour plus de deètails, voir C. E. Murgia, û Influence of Ovid' s Remedia Amoris on Ars amatoria 3 and Amores ý, CPh, 81, 3 (1986), p. 203-220, et û The date of Ovid' s Ars Amatoria 3 ý, AJPh, 107 (1986), p. 74-94, qui essaye de reètablir la chronologie de ces Ýuvres d' apreés les passages reèeècrits.
anca dan
70
comme on peut y aller pour oublier l' amour : Sunt fora, sunt leges, sunt, quos tuearis, amici (Remeédes aé l' amour, 151)
95
Tout deèpend, comme le montre surtout la poeèsie d' exil, du point de vue qu' on porte sur le monument
96
. Et Ovide se pla|êt aé multiplier
les points de vue : nimium amator ingenii sui (comme l' appelle Quintilien, Institution oratoire, 10, 1, 89), il joue aé reèeècrire maintes fois ses propres
vers
97
.
L' Art
reèclame
les
Remeédes de meême que les Remeédes 98 . Dans ce cercle, l' Amour restera
renvoient en permanence aé l' Art toujours vainqueur
95
99
et notre poeéte un û mauvais meèdecin ý
100
, celui
Le jeu des intertextualiteès est pousseè plus loin, dans les Remeédes, quand Ovide re-
prend dans la meètonymie lieu de proceés (forum) º proceés (entre les anciens amants) : û Turpe uir et mulier, iuncti modo, protinus hostes ; / Non illas lites Appias ipsa probat [...] / Nec
petere a thalamis litigiosa fora ý (Remeédes, 659-660 ; 670), le passage oué il avait averti les femmes contre les seèducteurs-voleurs (Art, 3, 449-452) : û ' Redde meum !' clamant spoliatae saepe
puellae, / `Redde meum !' toto uoce boante foro. / Has, Venus, e templis multo radiantibus auro / Lenta uides lites Appiadesque tuae ý. Et l' image qu' il avait employeèe dans l' Art (1, 79-82) pour le moment de la conqueête : û Et fora conueniunt (quis credere possit ?) amori : / Subdita
qua Veneris facto de marmore templo / Appias expressis ae«ra pulsat aquis, / Illo saepe loco capitur consultus Amori ... ý
96
Sur Ovide qui û artfully `misreads' the Augustan city ; the sober monuments of
Roma, celebrations of great victories on the battlefield, were always liable to be inver ted and appropriated for Rome' s mirror image and secret name, amor º or for other purposes ý, cf. C. Edwards, Writing, p. 25. Cette eètude a aussi le meèrite d' avoir montreè comment avant Ovide, Tite-Live (livre VI, Manlius Capitolinus), Horace ( Odes 3, 30, 12) et Properce (4, 1, 57) se sont proclameès des baêtisseurs de Rome meilleurs qu' Auguste (p. 7 et suiv.). Dans le meême sens va (peut-eêtre trop loin) A. J. Boyle, Ovid, p. 49 : û Ovid
is
certainly
not
imposing
a
particular
interpretation
on
the
monuments
of
Rome. His Ars Amatoria had already indicated the multiple ways in which Augustus' own monuments could be read, and his tratement of monuments such as the Temple of Concordia draws attention to earlier, legitimate readings ý.
97 Cf.
A. Lueneburg, De Ovidio sui imitatore. Dissertatio inauguralis [...], Iena, 1888, qui,
apreés l' inventaire de nombreux passages reèpeèteès par Ovide, aboutit aé la conclusion (p. 25) : û Omnibus locis, quos hac in particula contulimus, optime demonstratur rationem scribendi
Ovidianam plane ab illa reliquorum elegiacorum distinctam esse. Nam perpaucis locis exceptis ... Catullus Tibullus Propertius Lygdamus summa opera studuerunt, ut in similibus rebus describendis et sententiis et eloquendi forma variatis iterationem evitarent, at Ovidius unas easdemque res ex illorum libris sumptas non modo multo saepius tractavit quam illi, sed etiam rationem scribendi semel adhibitam omnibus locis servavit eoque modo sui imitator exsitit ý.
98
Sur la composition des quatre livres, voir C. Rambaux, û Remarques sur la com -
position de l' Art d' aimer et des Remeédes aé l' amour d' Ovide ý, REL, 64 (1986), p. 150-171.
99
Les critiques sont unanimes sur le manque d' efficaciteè des Remeédes, qui ne seraient
qu' un preètexte ingeènieux pour traiter de nouveau le sujet de l' Art : voir A. F. Sabot,
Ovide, p. 564. Aussi C. M. Brunelle, û Form vs. Function in Ovid' s ` Remedia amoris' ý, CJ, 96, 2, (2000-2001), p. 123-140 ; reècemment L. Fulkerson, û Omnia Vincit Amor : Why the Remedia Fail ? ý, CQ, 54, 1 (2004), p. 211-223, remarquait (p. 219) : û Even in Remedia
71
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
semper amaui / et si quid faciam nunc quoque quaeris, amo Remedia ars militaris militat omnis amans, et habet sua castra Cupido Attice, crede mihi, militat omnis amans Amours qui dira toujours: (
7 8).
L'
: si l' Amour est blessure,
/
(
, 1, 9, 1 2).
Nombreuses sont les eètudes qui ont mis en eèvidence toutes les formes de la meètaphore militaire dans le contexte lyrique et eèrotique est le dieu guerrier qui combat les hommes (
101
Amours
: E è ros
, 1, 2) et le chef
militaire sous les ordres duquel combattent les amoureux (
Amours
,
2, 12, 28) ; il est la guerre que le seèducteur porte pour conqueèrir
ipse eques, ipse pedes, signifer ipse fui Amours Amours
sa femme (
:
, 2, 12, 14)
,
673-674)
2,
(
et
les
petits
conflits
qui
font
durer
l' amour
, 1, 8, 96) ; quand on parle d' Amour on peut parler de triomphe
et de ses
Art
(
103
,
, 2, 10, 29-30 ;
aé lui sont û les batailles des amoureux ý (Ovide,
Art Amours
102
praemia Amours (
, 1, 15, 4), de paix, de service militaire
, 2, 233 et suiv.). Il serait donc inteèressant de voir dans quelle
mesure l' art de l' amour est un art de guerre. La comparaison que nous proposons entre l'
militari
Art d'aimer
et le
De rei
de Veègeéce montre des similitudes structurelles surprenantes.
On lit dans la liste des titres de ce premier livre, qui est lui aussi un
inuentione
de
, car il concerne la seèlection des recrues, de leurs lieux d' ori-
gine, de leurs qualiteès, de leurs armes : I
Romanos omnes gentes sola armorum exercitatione uicisse
II
Ex quibus regionibus tirones legendi sunt
III
Vtrum ex agris an ex urbibus utiliores sint tirones
we are asked to think on several levels, and it is not clear how to determine which is the `proper' reading ý.
100
Nous faisons, avec D. F. Kennedy, û Bluff Your Way in Didactic : Ovid' s
Amatoria
and
Remedia amoris Arethusa Ars ý,
didacticism ý (celui de l' tique).
101
E. Pianezzola,
Ars
, 33 (2000), p. 159-176, la diffeèrence entre û formal
) et û final didacticism ý (celui d' un veèritable poeéme didac-
Ovidio. Modelli retorici e forma narrativa
, Bologna, 1999, p. 85-86.
Pour une remise dans le contexte poeètique augusteèen des passages ovidiens, voir E. Thomas, û Variations on a Military Theme in Ovid' s p. 151-165.
102
R. Martin, û L' art d' Ovide au livre III de
publieèes aé la meèmoire de Jean-Pierre Neèraudau, Art d'amour wargame
nit l'
comme û un
Amores G&R, ý,
l'Ars amatoria
e
2
seèrie, 11, 2 (1964),
ý, dans
Lectures d'Ovide :
eèd. E. Bury, Paris, 2003, p. 79-88 (p. 85) deèfi-
dont la reégle consiste aé faire le plus de `prison-
niers' possible tout en eèvitant de se faire capturer soi-meême) ý.
103
Cf. L. Cahoon, û The Bed as Battlefield : Erotic Conquest and Military Metaphor
in Ovid' s
Amores ý TAPhA, ,
118 (1988), p. 293-307.
anca dan
72 IV
Cuius aetatis tirones probandi sint
V
Qua statura iuniores probandi sint
VI
Ex uultu et positione corporis agnosci in eligendo qui meliores possint esse tirones [...]
Apreés un eèloge de la ville qui deètient la supreèmatie mondiale dans l' art enseigneè, les deux didacticiens commencent avec les lieux oué l' on peut trouver les personnes concerneèes par leurs enseignements. Veègeéce poursuit : Rerum ordo deposcit, ut, ex quibus prouinciis uel nationibus tirones legendi sint, prima parte tractetur. Constat quidem in omnibus locis et ignauos et strenuos nasci. [...] quo loco ea, quae a doctissimis hominibus conprobata sunt, non omittam. On pourrait nous objecter que Veègeéce, auteur d' eèpitomeè, est trop tardif et trop incertain dans le traitement de ses sources
104
pour qu' on puisse le comparer aé un poeéme du deèbut
de notre eére. Nous pensons cependant qu' Ovide et ses lecteurs avaient aé leur disposition des traiteès helleènistiques et romains de poleèmique et que la tradition de ces traiteès techniques eètait tout aussi conservatrice que celle des autres ouvrages techniques et scientifiques reègis par une meême rheètorique.
L' ars uenandi : seèduire se traduit aussi, tout au long de la tradition philosophique et poeètique eèrotique, par suivre sa proie vent que chez Properce et Tibulle
106
105
. Plus sou-
, l' amoureux ovidien tend ses fi-
lets (Amours 1, 8, 69-70 ; Art d' aimer 1, 263, 269-270), il est chasseur, peêcheur, oiseleur (Art d' aimer 1, 391-393), la femme eètant son gibier (Amours 2, 9, 9 ; Art d' aimer 1, 125 ; 253 ; 2, 2 etc.). Pour justifier l' insertion des lieux de plaisir au deèbut de son traiteè, Ovide invoque l' exemple cyneègeètique (Art d' aimer 1, 45-49) :
104
Cf. les eètudes introductives de L. F. Stelten aé Flavius Vegetius Renatus, Epitoma Rei
Militaris, New York, 1990 (American University Studies, Series 17, Classical Languages and Literatures 11) et de N. P. Milner aé Vegetius, Epitome of Military Science, Liverpool University Press, 1993 (Translated Texts for Historians 16).
105
Cf.
P. Murgatroyd,
û Amatory
Hunting,
Fishing
and
Fowling ý,
Latomus,
43
(1984), p. 362-368, avec l' histoire litteèraire de quelques meètaphores ovidiennes lieèes aé la poursuite (du chasseur et du peêcheur). Un inventaire de ces figures est preè senteè par F. Capponi, Ovidius cynegeticus, Genova, 1988. Voir aussi C. M. C. Green, û Terms of Venery : Ars Amatoria, I ý, TAPhA, 126 (1996), p. 221-263 (p. 222 et suiv., avec un paralleéle entre les lieux urbains d' Ovide et les lieux ameènageès pour la chasse chez Varron, De re rustica 3).
106
A. F. Sabot, Ovide, p. 349 et suiv.
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
73
Scit bene uenator, ceruis ubi retia tendat, scit bene, qua frendens ualle moretur aper ; aucupibus noti frutices ; qui sustinet hamos, nouit quae multo pisce natentur aquae.
La connaissance de l' Ýuvre de Grattius
107
par Ovide est certaine.
De plus, aé Tomes, Ovide devient lui-meême poeéte des Halieutiques (Pline l' Ancien, 32, 11). Meême si nous ne posseèdons pas de paralleéles preècis avec le texte de l' Art, nous pourrions toujours imaginer l' existence de catalogues de lieux de chasse et de peêche dans les traiteès de ce genre.
L' agricultura : Quand Caton l' Ancien a eècrit û l' eèconomie rurale ý, il n' a pas omis de mettre parmi ses premiers praecepta : quo in loco arbusta et uirgae serantur, ficos plurium generum quo loco serere oporteat. Varron (Res rusticae, 1, 24-26) enseignera lui-aussi les lieux ou é il faudrait planter l' olivier, la vigne et ses piquets. Apreés la terre, le paysan doit conna|être le temps
108
. Mais il n' est pas le seul :
Tempora qui solis operosa colentibus arua, fallitur, et nautis aspicienda putat ; nec semper credenda ceres fallacibus aruis, nec semper uiridi concaua puppis aquae, nec teneras semper tutum captare puellas (Art d' aimer, 1, 399-403)
Comme l' agriculteur, les seèducteurs doivent choisir le bon endroit et le bon moment pour agir. De plus, ils doivent û se cultiver ý euxmeêmes pour avoir plus de succeés (cf. infra, surtout Medicamina facies feminae)
109
. Enfin, ils doivent profiter des nombreuses occasions offer-
tes par la Ville.
*
107
Cf. J. Kroèkowski, û Ars amatoria, poeéme didactique ý, Eos, 53 (1963), p. 143-156
(p. 152 et suiv.).
108
Pour le calendrier, voir O. A. W. Dilke, û La tradition didactique chez Ovide ý,
Caesarodunum, 17bis (1982), p. 9-15.
109
Sur le dialogue poeètique entre les Geèorgiques de Virgile et Ovide, voir E. Wilson
Leach, û Georgic Imagery in the Ars Amatoria ý, TAPhA, 95 (1964), p. 142-154.
74
anca dan
La meè tamorphose d' un poeé te
Les trois eètapes successives de la creèation ovidienne pourraient correspondre aux aêges de la vie humaine
110
: tout d' abord la jeunesse, qui
voit tout aux couleurs de la seèduction, ensuite la maturiteè, apogeèe du pouvoir et, aé la fin, la vieillesse, qui ne vit que par la nostalgie. Chaque peèriode a sa propre perception de l' espace : le poeéte eèrotique chante et canonise une ville par excellence geèographique, avec des maisons priveèes (ou é l' on fait l' amour) et de baêtiments publics (oué l' on cherche l' amour). E è galement geèographique sera, aé l' autre bout de la carrieére ovidienne, la Rome du souvenir : on y retrouve les espaces politiques quand on cherche une bibliotheéque, une justification devant le Prince ou tout autre preètexte pour y û revenir ý ; on retourne dans la demeure personnelle du poeéte afin de revivre, comme avec l' Ulysse d' Homeére et l' E è neèe de Virgile, l' histoire d' une triste seèparation. Les Meètamorphoses et les Fastes n' entrent pas directement dans cette discussion. Elles preèfeérent la dimension historique aé la dimension geèographique : on ne se place plus dans un endroit de Rome mais dans le calendrier û eètiologiseè ý des Romains. Pour parler du public et du priveè des anciens, il faut rappeler que la tradition greèco-romaine a toujours connoteè positivement la splendeur de l' espace public et neègativement la richesse priveèe : Ciceèron (Contre Verreés, 2, 4, 126) fait la liste des û museèes d' art ý, honneur de la ville de Rome, qui eèquivaudrait aé l' espace public d' un voleur, Verreés : Nostrum enim unus quisque, [...], si quando aliquid istius modi ui dere uolet, eat ad aedem Felicitatis, ad monumentum Catuli, in porti cum Metelli, det operam ut admittatur in alicuius istorum Tuscu lanum, spectet forum ornatum, si quid iste suorum aedilibus com modarit : Verres haec habeat domi [...].
C' est dans ce contexte ideèologique que nous devons replacer la politique augusteèenne et ses reèinterpreètations ovidiennes.
110
Pour une succincte eètude sur le public et le priveè dans la mentaliteè antique,
B. Moore Jr., Privacy. Studies in Social and Cultural History, New York - London, 1984 ; voir, e.g., chap. II, p. 81 et suiv., qui explique la preèfeèrence atheènienne pour le public en deèfaveur du priveè. C' est aussi celle du mos maiorum romain (cf. Horace, Odes, 2, 15, 1314 : priuatus illis census erat breuis,/ commune magnum) que pratique Auguste qui deètruit le luxe priveè pour confeèrer de la grandeur aux baêtiments publics.
75
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
L' espace public
111
Lisons le premier livre de l' Art, aé partir du v. 67. Le professeur d' amour nous invite sous les portiques de Rome. Notre premier arreêt est Pompeia sub umbra, le Portique de Pompeèe : pourquoi un portique, pourquoi celui de Pompeèe ? Parce qu' il para|êt avoir eèteè, encore aé l' eèpoque
d' Ovide,
û le
lieu
des
amoureux ý
le
plus
en
vogue
de
Rome. Construit sur le Champ de Mars entre 61 (le triomphe de Pompeèe) et 55 (son deuxieéme consulat, cf. Ciceèron) ou 52 av. J.-C. (Aulu-Gelle, 10, 1, 6), ce quadriportique pergameènien de dimensions exceptionnelles, adosseè aé la sceéne du premier theèaêtre en marbre de Rome (Vitruve, 5, 9, 1)
111
112
, eètait aé la fois jardin botanique
113
deècoreè
Dans l' analyse des lieux de plaisir que nous proposons ici, nous avons eè teè preèceè-
deèe, apreés les eètudes ovidiennes de syntheése (A. F. Sabot, J.-M. Freècaut, S. Laigneau) par les eètudes de : J. P. Neèraudau, û Rome dans l' Art d' Aimer ý, dans Journeèes ovidiennes de Parmenie. Actes du Colloque sur Ovide (24-26 juin 1983), eèd. J.-M. Freècaut et D. Porte, Bruxelles, 1985 (Collection Latomus 189), p. 25-38 ; B. Poulle, Le regard et û Les lieux aé la mode aé l' eèpoque d' Ovide ý, dans Les pheènomeénes de mode dans l' Antiquiteè, Actes du Colloque organiseè par MAFPEN et l' ARELAD, Mars 1989, p. 87-96 ; A. J. Boyle, Ovid and the Monuments. A Poet' s Rome, Aureal publications, 2003 (p. 63-175 pour les occurrences ovidiennes con cernant chaque monument de la ville). Pour la topographie et l' architecture de chaque monument, nous nous rapportons tout d' abord aux outils suivants : L. Haselberger et alii, Mapping Augustan Rome, Portsmouth, 2002 (JRA Supplementary Series 50) ; E. M. Steinby, Lexicon Topographicum Vrbis Romae, Roma, 1993-2000 (doreènavant LTVR) ; M.-J. Kardos, Topographie de Rome. Les sources litteèraires latines, Paris, 2000 ; A. Claridge, Rome. An Oxford Archaeological Guide, Oxford, 1998 ; L. Richardson, jr., A New Topographical Dictionary of Ancient Rome, Baltimore, 1992 ; F. Coarelli, Guide archeèologique de Rome, Paris, 1994 (traduction de Roma, Guide archeologiche Laterza, Bari, 1980) ; E. Rodr|èguez Almeida, Forma urbis marmorea : aggiornamento generale 1980, Rome, 1981.
112
Voir
(û Dona
L.
Haselberger,
Pompei ý) ;
P. Gros,
Mapping,
p. 207
û Porticus
(û Porticus
Pompei ý,
Pompeianae ý)
dans
LTVR,
vol.
et 4,
p. 117-118 p. 148-149 ;
G. Sauron, û Le complexe pompeèien du Champ de Mars : nouveauteè urbanistique aé finaliteè ideèologique ý, dans L' Urbs : espace urbain et histoire, i
er
sieécle av. J.C. - iii
e
sieécle ap.
è cole Franc°aise de Rome 98) et le chapitre du preèsent voJ.C., Rome, 1987 (Collection de l' E lume ; F. Coarelli, Guide, p. 201-202 et û Il complesso pompeiano di Campo Marzio e la sua decorazione scultorea ý, RendPontAcc, 44 (1971-1972), p. 99-122 ; A. Claridge, Rome, p. 214 ; H. Gunther, û Porticus Pompeji ý,
Zeitschrift fu«r Kunstgeschichte, 44, 4 (1981),
p. 358-398 ; J. J. Pollitt, û The Impact of Greek Art on Rome ý, TAPhA, 108, 1978, p. 155-174 (avec, en appendice, des listes de sculptures, p. 170 -172, et de peintures, p. 172-174). Pour les sources litteèraires, M.-J. Kardos, Topographie, p. 124-125 ; un commentaire
exhaustif
des
passages
poeètiques
est
fait
par
A. L.
Kuttner,
û Culture
and
History at Pompey' s Museum ý, TAPhA, 129 (1999), p. 343-373. Voir aussi P. Grimal, Les jardins romains, Rome, 1984, (troisieéme eèdition ; premieére eèdition 1943), p. 173-178.
113
C' est ici qu' on aurait pu transplanter les arbres exotiques apporteè s par Pompeèe de
l' Orient : Pline, 12, 20 et 111. Voir aussi Martial, 2, 14, 10 qui mentionne un nemus duplex identifieè par P. Gros et F. Coarelli avec deux rectangles paralleé les repreèsenteès sur la Forma Vrbis aé l' inteèrieur du portique.
anca dan
76 de fontaines
114
, pinacotheéque
115
et glyptotheéque
116
aé theèmatique eèro-
tique. C' eètait l' espace de la Veènus Victrix, la Veènus de l' histoire de Rome, anceêtre de la famille de Julie et camarade de Pompeèe dans ses batailles victorieuses, la Victrix des mythes, qui avait triompheè lors du jugement de Paris : aé elle eètaient soumis tous les personnages du portique et, aé partir de Catulle, tous ceux qui freèquentaient cet espace et qui entraient dans le monde des statues ; quelques anneè es plus tard, c' est l' espace preèfeèreè de Properce et de Cynthie, le seul argument topographique que l' eèleègiaque trouve aé Rome pour persuader sa bienaimeèe de ne plus chercher les amours suburbaines : Comparons: In Magni simul ambulatione femellas omnes, amice, prendi ; quas uultu uideo tamen serenas. `Aufertis' sic usque flagitabam `Camerium mihi, pessimae puellae ?' `En,' inquit quaedam, sinum reducens, `en hic in roseis latet papillis !' (Catulle, 55, 6-12)
et: Scilicet umbrosis sordet Pompeia columnis porticus, aulaeis nobilis Attalicis, et platanis creber pariter surgentibus ordo, flumina sopito quaeque Marone cadunt, et sonitus lymphis toto crepitantibus orbe, cum subito Triton ore refundit aquam. (Properce, 2, 32, 11-16)
114
Properce, 2, 32, 14-16 : flumina sopito quaeque Marone cadunt, / et sonitus lymphis toto
crepitantibus orbe, / cum subito Triton ore refundit aquam. Pour une analyse du texte propertien, voir A. L. Kuttner, û Culture ý, p. 354-359 (en particulier l' interpreètation de la statue de Maro, le preêtre d' Apollon qui avait donneè le vin aé Odysseèe). F. Coarelli identifie les traces de ces statues avec de petits rectangles encadrant le nemus duplex sur la Forma
Vrbis et avec des deècouvertes faites lors de fouilles sous le theèaêtre Argentina. 115 Tatien dans son Oratio ad Graecos enumere : Ganymede avec l' aigle par Leochares, è é é è é Harmonia par Andron, Europa avec le taureau par Pythagoras, Europa et les filles d' Ageènor par Mikon, Pasiphae« par Bryaxis, Phalaris de Akragas par Polystratos, Poly nice et E è teèocle.
116
Pline l' Ancien, 7, 34 ; la liste de statues de poeè tesses donneèe par Tatien correspond
en partie aé celle d' Antipater de Thessalonique (Anthologie grecque, 9, 26) : Sappho et Corinna par Silanion, E è rinna par Naukydes, Teèleèsilla par Nikeèratos, Myrtis par Boiskos, Praxilla par Lysippe, Myro par Keèphisodotos, Nossis par Aristodotos, Anyteè par Euthycrateés.
77
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
C' est le premier espace que Cynthie, jalouse, refuse au poeéte, dans une Art d' aimer au neègatif : Tu neque Pompeia spatiabere cultus in umbra, nec cum lasciuum sternet harena Forum. Colla caue inflectas ad summum obliqua theatrum, aut lectica tuae se det aperta morae. (Properce, 4, 8, 75-78)
Avec ces mots de Properce qu' il reprendra
117
en teête des catalogues
topographiques du plaisir (pour les hommes, Art, 1, et pour les femmes, Art, 3), Ovide consacrera le Portique de Properce en tant que premier é preuve, la monument eèrotique de Rome, favori des uicti Veneris. A reprise des termes de Properce, aé travers Ovide, par Martial. Tu neque Pompeia spatiabere cultus in umbra (Properce, 4, 8, 75)
Tu modo Pompeia lentus spatiare sub umbra (Ovide, Art d' aimer, 1, 67)
At licet et prodest Pompeias ire per umbras (Ovide, Art d' aimer, 3, 387)
Cur nec Pompeia lentus spatiatur in umbra. (Martial, 11, 47, 3
118
)
Ovide ne nous offre aucun deètail descriptif concernant le portique. Il ne fait que recommander une umbra, apparemment simple meètony-
117
Cette reprise a deèjaé eèteè remarqueèe par C. Ganzenmu«ller, û Aus Ovids Werk-
statt I ý, Philologus, 70 (1911), p. 274-311 (p. 308-311).
118
Cf. aussi 5, 10, 5 ; pour les eèchos ovidiens chez Martial, voir, entre autres, R. A.
Pitcher, û Martial' s Debt to Ovid ý, in Toto notus in orbe : Perspektiven der Martial-Interpretation,
eèd.
F. Grewing,
Stuttgart,
1998
(Palingenesia
65),
p. 59-76 ;
C. A.
Williams,
û Ovid, Martial, and Poetic Immortality : Traces of Amores 1, 15 in the `Epigrams' ý, Arethusa, 35, 3 (2002), p. 417-433 ; E. Siedschlag, û Ovidisches bei Martial ý, RFIC, 100 (1972), p. 156-161. Les eètudes concernant la Rome de Martial se sont concentreèes plutoêt sur la topographie de la Rome flavienne (cf. G. Lugli, û La Roma di Domiziano ý, Studi è pigrammes (e.g. J. M. Romani, 9 (1961), p. 1-17) ou bien sur l' image de la Ville dans les E Pailler, û Martial et l' espace urbain ý, Pallas, 28, L' espace dans l' Antiquiteè Classique (1981), p. 79-87 ; P. Parroni, û Nostalgia di Roma nell' ultimo Marziale ý, Vichiana, 13 (1984), p. 126-134), mais jamais, aé notre connaissance, sur les traditions litteèraires (surtout celle d' Ovide) qu' il reprend dans ses descriptions de la Ville.
anca dan
78
mie pour û portique deècoreè d' arbres ý û life in the shade ý
120
119
, en reèaliteè plus riche de sens :
s' oppose aé la vie des agriculteurs (Columelle, 1,
2, 1), des soldats (Plaute, Curculio, 556 ; Truculentus, 611 ; Frontin, Stratagemata, 1, 11, 17) ; c' est la vie des poeétes (Ciceèron, Tusculanes, 2, 27), de tous ceux qui sont loin de l' activiteè publique (Ciceèron, Orateur, 64, 2 ; De l' orateur, 1, 157 ; Des lois, 3, 14) et qui ne cherchent que le plaisir (Seèneéque, Des bienfaits, 4, 2, 1 : Epicureis, delicata et umbratica turba). Cedat [...] forum castris, otium militae, stilus gladio, umbra soli eècrit Ciceèron mou
121
dans
son
Pro Murena,
30.
L' umbra
convient
ainsi
au
pas
des promenades (spatiabere º spatiare º spatiatur). Mais si le seè-
ducteur de Cynthie est, comme tout ce monde des galants, cultus, chez Ovide et ensuite chez Martial, il est lentus : on retrouve ainsi, en pleine Rome, le lentus in umbra des Bucoliques de Virgile
122
! Nous pen-
sons que ce n' est pas un hasard si le poeéte a choisi ces mots (que Martial
citera
en
eètant
encore
plus
proche
de
Virgile) :
Ovide
est
le
chanteur des seèducteurs urbains de meême que Virgile est celui des bergers seèduits. L' amoureux de la ville trouve dans le sanctuaire urbain de l' eèrotisme le plaisir des sacra naturels italiques
123
; son otium est
comparable aé l' otium idyllique. Comme un vrai didacticien des campagnes, Ovide tient aé preèciser aé l' homme ainsi qu' aé la femme le moment oué il faut agir : Cum sol Herculei terga leonis adit (Art d' aimer, 1, 68 : pour les hommes) Virginis aetheriis cum caput ardet equis (Art d' aimer, 3, 388 : pour les femmes)
119
L. Haselberger, Mapping, p. 207.
120
J. P. V. D. Balsdon, Life and Leisure in Ancient Rome, London, 1969, p. 136 et suiv.
121
La meètrique des deux vers ovidiens souligne la nature oisive, antiheè ro|ëque des
amoureux : apreés une seèquence heèro|ëque dactyle-spondeèe (Tu modo Pompeia), on continue avec une antiheèro|ëque spondeèe-dactyle (lentus spatiare). On a ainsi, au milieu de l' hexameétre, deux spondeèes conseècutifs aussi lents que le personnage concerneè. De plus, le second vers citeè preèsente, dans les spondeèes, l' association alliteèrative prodest Pompeias. C' est peut-eêtre une allusion au heèros º antiheèros, Pompeèe le brave, qui a apporteè aé Rome les deèlices alanguissants de l' Orient. Sur l' accord entre la forme et le sens des vers ovidiens, voir, e.g. D. Lateiner, û Mimetic Syntax : Metaphor from Word Order, Espe cially in Ovid ý, AJA, 111, 2 (1990), p. 204-237.
122
Bucoliques, 1, 4. Leur fin est, meètaphoriquement, une sortie de l' umbra : surgamus :
solet esse grauis cantantibus umbra, / iuniperi grauis umbra ; nocent et frugibus umbrae (10, 75-76). Cf. P. L. Smith, û `Lentus in umbra' : a Symbolic Pattern in Vergil' s Eglogues ý, Phoenix, 19, 4 (1965), p. 298-304.
123
C' eètait peut-eêtre l' ideèe de Pompeèe de recreèer dans ce jardin l' image d' un sanc-
tuaire rural. Voir, indeèpendamment, Martial, 1, 12.
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
79
Nous sommes aé l' eèpoque ou é û le soleil est au plus bru ê lant de sa course ý, quand û les campagnes se deèpouillent de leurs moissons ý (Aratus, Pheènomeénes, 1, 147-151). Bon connaisseur du calendrier astral
124
, Ovide joue avec les noms des constellations et recommande
aux hommes et aux femmes, pour qu' ils puissent se retrouver, le meême moment : la deuxieéme moitieè du mois d' aou ê t ! Ce n' est pas parce qu' il limite le temps des conqueêtes amoureuses aé ce moment de l' anneèe
125
, mais, aé notre avis, parce qu' il aime bien plaisanter, parfois
avec des allusions moins innocentes : il parle aux hommes du lion et d' Hercule, le personnage actif par excellence, (ici, au deèbut du pentameétre, dans un encha|ênement antiheèro|ëque spondeèe-dactyle) et aux femmes de la Vierge (bien su ê r, par antinomie, toujours en deèbut du pentameétre). La liste continue avec d' autres portiques eèrigeès par la famille impeèriale. Viennent en premier les portiques attribueès aé des femmes : Aut ubi muneribus nati sua munera mater addidit, externo marmore diues opus. Nec tibi uitetur quae, priscis sparsa tabellis porticus auctoris Liuia nomen habet. (Art d' aimer, 1, 69-72)
Quaeque soror coniunxque ducis monimenta pararunt. (Art d' aimer, 3, 391)
Pour le portique d' Octavie, Ovide donne l' adresse : il eètait aé co ê teè (addidit) d' un eèdifice deèdieè au fils d' Octavie, Marcellus, eèpoux de Julie et eèdile de Rome, mort en 23 av. J.-C.
126
. La peèrieègeése du livre, en-
voyeè dans les bibliotheéques de Rome par le poeéte exileè, sera plus deètailleèe au sujet de la structure architecturale du complexe, tout en
124
M. Fox, û Stars in the Fasti : Ideler (1825) and Ovid' s Astronomy Revisited ý,
AJPh, 125, 1 (2004), p. 91-133.
125
C' est l' argument utiliseè par C. J. Simpson, û Unexpected References to the Horo-
logium Augusti at Ovid Ars Amatoria 1, 68 and 3, 388 ý, Athenaeum, 80 (1992), p. 478-484, pour montrer qu' on a mal interpreèteè ces vers ovidiens dans un sens temporel. Il faudrait, d' apreés lui, voir ici l' horloge d' Auguste du Champ de Mars. Nous ne sommes pas con vaincue par l' argument de l'
û aprosdoketon ý avec lequel il essaye d' expliquer cette
û promenade ý d' Ovide. Si Properce n' a pas connu l' horloge et donc n' a pas pu l' asso cier au portique du Champ de Mars, dans sa liste de lieux eè rotiques, qu' est-ce qui empeêchait Martial, imitateur d' Ovide, de le faire ?
126
Virgile, Eneèide, 6, 860-886 ; Sueètone, Auguste, 63 (pour les constructions 29) ; Pro-
perce, 3, 18 ; Plutarque, Marcellus, 30 et Antoine, 87.
anca dan
80
remplac°ant le portique par les temples (synecdoque pour la bibliotheéque augusteèenne) : ... altera templa peto, uicino iuncta theatro : haec quoque erant pedibus non adeunda meis. (Tristes, 3, 1, 69-70)
Nous sommes donc dans le quartier du Circus Flaminius, au sud du
Champ
de
Mars
127
:
Q. Caecilius
Metellus
Macedonicus
avait
construit en 146 av. J.-C. un portique qui entourait le temple prostyle hexastyle de Juno Regina, eèrigeè par le censeur M. Aemilius Lepidus en 179 av. J.-C. Le dernier vainqueur des Maceèdoniens y ajoutera le premier temple en marbre de Rome, un peèripteére avec 6 ¾ 11 colonnes (Vitruve, Sur l' architecture, 3, 2, 5), deèdieè aé Jupiter Stator. Deèjaé au
ii
e
s. av. J.-C., cet endroit eètait un diues opus, car uel magnificentiae
uel luxuriae princeps fuit : devant le temple se dressait hanc turmam statuarum equestrium quae frontem aedium spectant, hodieque maximum ornamentum eius loci, que Metellus ex Macedonia detulit et dont on disait que Magnum Alexandrum impetrasse a Lysippo, [...], ut eorum equitum, qui ex ipsius turma apud Granicum flumen ceciderant, expressa similitudine figurarum faceret statuas et ipsius quoque iis interponeret
128
.
Apreés une campagne en Dalmatie (en 33 av. J.-C.), Auguste financera la restauration du portique et des temples (ou, au moins, du temple de Jupiter Stator) ainsi que la construction d' une bibliotheéque et d' une curie : il n' inseèrera pas ces eèdifices dans la liste des Res Gestae, mais, comme l' atteste Sueètone (Auguste, 29) leur donnera le nom de
127
L. Haselberger, Mapping, p. 206 (û Porticus Octaviae ý) et p. 242 (û Theatrum Mar -
celli ý) ; A. Viscogliosi, û Porticus Octaviae ý, dans LTVR, vol. 4, p. 141-145, et û Porticus Metelli ý, p. 130-132 ; A. Claridge, Rome, p. 222-226 ; F. Coarelli, Guide, p. 192-193 ; M.-J. Kardos, Topographie, p. 136-139 ; J. R. Senseney, The Shaping of Imperial Order : Rome' s Porticoed Enclosures from the Late Republic to the High Principate and the Question of Hellenistic Antecedents, PhD Dissertation, University of California, 2002 (ineèdite), p. 306 et suiv. ; L. Richardson, Jr., û The Evolution of the Porticus Octaviae ý, AJA, 80 (1976), p. 57-64 ; pour le deèbat concernant l' histoire du complexe et l' attribution des diffeè rentes composantes aé Octavie ou aé Metellus, voir M. J. Boyd, û The Porticoes of Metellus and Octavia and Their Two Temples ý, PBSR, 21 (1953), p. 152-159 (contre l' attribution aé Metellus des temples de Jupiter Stator et Juno Regina), et, contra, M. Gwyn Morgan, û The Portico of Metellus : A Reconsideration ý, Hermes, 99 (1971), p. 480-505 ; voir è cole Franc°aise aussi sur les temples P. Gros, Aurea Templa, Rome, 1976 (Bibliotheéque de l' E de Rome 321), p. 81.
128
Velleius Paterculus, 1, 11, 3-5. On y installera encore, vers 100 av. J.-C., la pre-
mieére statue de femme exposeèe aé Rome, une Corneèlia en bronze (Pline, 34, 31) dont on a redeècouvert la base.
81
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
sa femme et de son neveu, qu' il voulait preèsenter comme eèvergeétes (fait sur lequel Ovide insiste, par le polyptote muneribus º munera). La richesse du portique en externo marmore eètait tout aé fait exceptionnelle : une Veènus de Phidias eximiae pulchritudinis ; le Cupidon de Praxiteéle obiectus a Cicerone Verri ille, û propter quem Thespiae uisebantur ý ; un autre Cupidon tenant la foudre ; multa [...] sine auctoribus, dont un groupe de quatre Satyres avec Liber, Libera et deux enfants etc
129
. C' est ainsi
que l' exemple varronien pour deèfinir une û aire sacreèe ý (delubrum) devient lieu de plaisir
131
130
!
Le troisieéme portique propice aé la seèduction est celui de Livie : c' est un eèdifice tout reècent, dont la coniunx ducis est le premier auctor
132
. Les Fastes (6, 639-644) nous enseigneront (disce tamen, ueniens ae-
tas) l' histoire du monument : ubi Liuia nunc est porticus, immensae tecta fuere domus ; urbis opus domus una fuit spatiumque tenebat quo breuius muris oppida multa tenent. Haec aequata solo est, nullo sub crimine regni, sed quia luxuria uisa nocere sua
133
.
Nous sommes donc dans un espace priveè qu' Auguste, heèritier de Veèdius Pollion, transforme, entre 15 et 7 av. J.-C., en jardin public, offrant ainsi au peuple un lieu comparable aux riches horti priveès qui couvraient encore l' Esquilin. Ce portique entourait un eèdifice rectangulaire (comme le montre la Forma Vrbis) qui pourrait eêtre identifieè, graêce aé la mention des Fastes (te quoque magnifica, Concordia, dedicat aede /
129 130 131
Pline, 36, 15 ; 22 ; 28-29. Macrobius, Saturnales, 3, 4, 2. Nous ne sommes gueére d' accord avec les interpreètations qui essaient de voir dans
ces vers du premier livre de l' Art une mention de la bibliotheéque (L. Haselberger, Mapping, p. 206 ; A. S. Hollys, Ovid, Ars Amatoria book I, Oxford, 1977, ad. loc. v. 69-70) : il s' agit, aé notre sens, d' une simple figure poeètique qu' Ovide reèeècrit dans les troisieémes livres de l' Art et des Tristes pour deèsigner, d' une manieére geèneèrale, l' ensemble architectural.
132 dans
L. Haselberger, Mapping, p. 204 (û Porticus Liviae ý) ; C. Panella, û Porticus Liviae ý, LTVR,
vol.
4,
p. 127-129 ;
A. Claridge,
Rome,
p. 303-304 ;
F. Coarelli,
Guide,
p. 150-154 ; P. Zanker, û Drei Stadtbilder aus dem augusteischen Rom ý, dans L' Urbs, p. 478-483 ; M.-J. Kardos, Topographie, p. 55-56.
133
Voir le reècent commentaire du passage chez J. S. Green, û Playing with Marble :
the Monuments of the Caesars in Ovid' s Fasti ý, CQ, 54, 1 (2004), p. 224-239, qui conclut (p. 239) : û Ovid' s handling of the physicality of Rome is both fascinating and elu sive and only demonstrates further the slippery relationship between the poet and the Augustan Rome ý.
anca dan
82
Liuia, quam caro praestitit ipsa uiro)
134
, avec un temple de la Concorde.
L' espace sacreè de l' entente conjugale augusteèenne devient ainsi l' espace de la queête adulteèrine ovidienne. Ovide le situe reègulieérement aé co ê teè du portique d' Octavie : dans le premier livre de l' Art, le poeéte deècompose les deux monuments, ne retenant qu' un eèleèment compleèmentaire (sculpture º peinture
135
) de leur deècor ; il recompose ensuite
la topographie de la ville, en reliant ces eèdifices, si eèloigneès en reèaliteè, par un chiasme : Sua munera mater
externo marmore diues opus
priscis sparsa tabellis
Porticus auctoris Liuia.
Le troisieéme livre associera, par la conjonction copulative -que, les deux portiques des femmes aé un autre lieu de plaisir, attribueè au naua-
lique gener cinctus honore caput (v. 392) : nous sommes probablement au nord du Champ de Mars, dans le complexe formeè par les Saepta, le Pantheèon, le Diribitorium, (peut-eêtre la basilica Neptuni) et la porticus
Argonautarum
136
. M. Agrippa
137
a construit cet ensemble vers 25 av.
J.-C. (Dion Cassius 53, 27, 1), pour remeèmorer ses victoires navales
134 Fastes,
138
6, 637-638, monument deèdieè le 11 juin, lors de la feête de Mater Matuta, la
protectrice des femmes marieèes (voir D. Sabbatucci, La religione di Roma antica, Rome, 1988, p. 206-231) ; la meême attribution est faite par Dion Cassius, 55, 8, 2, alors que le portique avait eèteè deèdieè par Auguste au nom de Livie (54, 23, 6).
135
Nous n' avons pas trouveè d' autres teèmoignages litteèraires concernant la pinacotheé-
que de Livie. C' est toujours dans le complexe d' Octavie que Pline l' Ancien place des chefs-d' Ýuvre du genre (e.g. 35, 114 et 139).
136
Appeleèe eègalement Porticus Agrippae (Horace, Ep|êtres, 1, 6, 26), Porticus Agrippiana
(Scholia ad Iuvenalem, 6, 153),
Stoa´ tou Poseidw noq
(Dion Cassius, 53, 27, 1), Porticus
Argonautarum (Regiones 126 VZ 1). Voir E. Tortorici, û L' attivitaé edilizia di Agrippa a Roma ý, in Il bimillenario di Agrippa, eèd. C. Ceresa-Gastaldo, Genova, 1990, p. 47-52; L. Haselberger, Mapping, p. 236 (û Stoa of Poseidon ý) ; M. P. Guidobaldi, û Porticus Argo-
nautarum ý, dans LTVR, vol. 4, p. 118-119 ; L. Richardson, A New, p. 312, 315, 340341 ; F. Coarelli, Guide, p. 205 ; M.-J. Kardos, Topographie, p. 118. On attribue eègalement aé Agrippa (et aé sa sÝur, Pline l' Ancien, 3, 17), la porticus Vipsa-
nia, placeèe, si l' on croit Martial, 4, 18, 1-2, preés de l' Aqua Virgo : L. Haselberger, Mapping, p. 208 (û Porticus Vispania ý) ; M.-J. Kardos, Topographie, p. 89 ; F. Coarelli, Guide, p. 171 et 184.
137
Pour toute question concernant Agrippa, voir J. -M. Roddaz, Marcus Agrippa,
Rome, 1984.
138
Contre Sextus Pompeèe et contre Antoine aé Actium. Cette distinction est attesteèe
eègalement par Virgile, Eneide, 8, 863-864; Tite-Live, 129 ; Valerius Paterculus, 2, 81, 3 ; Seèneéque, 3, 32, 4 ; Pline, 16, 7-8 ; Aulu-Gelle, 5, 6, 18 ; Sueètone, 25, 3 ; Dion Cassius, 49, 14, 3, cf. J.-M. Roddaz, Marcus, p. 133-134. Sur le rapport d' Agrippa avec les poeé tes augusteèens, voir idem, p. 190 et suiv. et 224 : û Agrippa n' aimait gueére la poeèsie et les poeétes le lui ont bien reèpondu ý.
83
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
et couronner son activiteè urbaine (aqueducs, eègouts, stagnum, thermes
139
), car il avait transformeè Rome en une ville de fontaines (Fron-
tin, De aquis urbis Romae, 9, 9). Le theéme de l' ornementation picturale du portique, Jason et la premieére expeèdition maritime de l' histoire, si appreècieèe par les poeétes flaviens qui l' utilisent comme meètonymie pour le portique (Juveènal, 6, 153-156 ; Martial, 2, 14, 5-7 ; 3, 20, 11 ; 11, 1, 12), est un excellent preètexte pour l' amour : n' oublions pas qu' Ovide a deèbuteè avec une trageèdie deèdieèe aé Meèdeèe, qu' il lui a donneè la parole dans la douzieéme Heèro|ëde apreés l' avoir faite personnage de la sixieéme, qu' il l' a repreèsenteèe, comme une autre Didon, dans le septieéme livre des Meètamorphoses ! On finit la liste des promenades augusteèennes conseilleèes aux seèducteurs avec un eèdifice qui sera recommandeè aux femmes juste apreés le complexe pompeèien : le portique d' Apollon Palatin
140
, construit par
Auguste lui-meême. Quaque parare necem miseris patruelibus ausae belides et stricto stat ferus ense pater. (Art, 1, 73-74)
Visite laurigero sacrata Palatia Phoebo : ille Paraetonicas mersit in alta rates. (Art, 3, 389-390)
Commenceè en 36 av. J.-C. et deèdieè en 28 av. J.-C.
141
, le temple
hexastyle, pseudo-peèripteére sine postico, sur podium, deècoreè de chapiteaux corinthiens, de reliefs en terre-cuite polychromes et de statues dateèes entre l' eèpoque archa|ëque (Pline, 36, 4, 13) et l' eèpoque helleènistique et romaine (Properce, 2, 31), eètait la pieéce centrale du magni-
139
Voir R. B. Lloyd, û The Aqua Virgo, Euripus and Pons Agrippae ý, AJA, 83, 2 (Apr.
1979), p. 193-204, et H. B. Evans, û Agrippa' s Water Plan ý, AJA, 86, 3, (Jul. 1982), p. 401-411.
140
P. Gros, û Apollo Palatinus ý, dans LTVR, vol. 1, p. 54-57 ; E. Rodr|èguez Almeida,
û Area Apollinis (Palatinum) ý, dans LTVR, vol. 1, p. 113 ; A. Claridge, û Apollo Palatinus ý, dans LTVR, vol. 5, p. 225, et Rome, p. 131-134 ; G. F. Carettoni, Das Haus des Augustus auf dem Palatin, Mainz, 1983 ; F. Coarelli, Guide, p. 98-99 ; M.-J. Kardos, Topographie, p. 232-237. Pour les interpreètations ideèologiques, voir G. Sauron, û Aspects du neèo-atticisme aé la fin du i
er
s. av. J.-C. : formes et symboles ý, dans L' art deècoratif aé Rome aé la fin de
è cole Franc°aise de Rome la Reèpublique et au deèbut du principat. Table ronde organiseèe par l' E è cole Franc°aise de Rome 55), p. 285(Rome, 10-11 mai 1979), Rome, 1981 (Collection de l' E 293 ; E. Lefeévre, Das Bild-Programm des Apollo-Tempels auf dem Palatin, Konstanz, 1989 (Xenia. Konstanzer althistorische Vortra«ge und Forschungen 24).
141
Sur les rapports d' Auguste avec Apollon, voir encore J. Gageè , Apollon romain.
Essai sur le culte d' Apollon et le deèveloppement du ritus Graecus aé Rome des origines aé Auguste. Theése pour le doctorat eés lettres, Paris, 1955.
anca dan
84
fique complexe du Palatin (Res Gestae, 19 et 24 ; Velleius Paterculus, 2, 81, 3). Si son orientation et son rapport avec la bibliotheéque et la maison d' Auguste sont encore sujets aé deèbats
142
, on est assureè qu' il
eètait associeè aé un portique dit û des Dana|ëdes ý, en raison des statues en marbre polychrome des cinquante filles de Danaos placeèes entre ses colonnes
143
et accompagneèes (au moins) de la statue de leur peére. La
richesse des mateèriaux et la qualiteè du travail architectural ont rendu ce portique aussitoêt ceèleébre : tous les poeétes augusteèens y font reèfeèrence, aé commencer par Properce (2, 31 et 4, 1), aé continuer avec Virgile (peut-eêtre deèjaé dans Geèorgiques, 3, 13 et suiv. ; certainement dans Eneèide, 8, 720-722
144
et 6, 14 et suiv.), Horace (Odes, 1, 21 ; 1, 31 ;
Chant Seèculaire 9-11 ; Ep|êtres, 1, 3, 17 ; 2, 2, 94), Tibulle (2, 5), jusqu' aé Ovide (Amours, 2, 2, 3-4 ; Hero|ëdes, 14 ; Fastes, 4, 951-954 ; Tristes, 1, 3, 59-68)
145
. Si l' on compare ces mentions avec les distiques des livres
de l' Art, on remarque qu' Ovide a choisi l' image portique-temple de Properce (2, 31, 3-6, cf. supra) : Tota erat in spatium Poenis digesta columnis, inter quas Danai femina turba senis. Hic equidem Phoebus uisus mihi pulchrior ipso marmoreus tacita carmen hiare lyra.
Pourtant le lusor eèrotodidacte continue son jeu : il dissocie le portique des Dana|ëdes du temple d' Apollon Palatin, afin de recommander aux hommes les petites-filles de Beèlus et aux femmes Pheèbus, couronneè
de
lauriers.
Une
fois
encore,
derrieére
les
plaisanteries
ovidiennes, les amoureux et les amoureuses, qui ont compris les sy necdoques,
peuvent
se
rencontrer
au
meême
augusteèenne, de la seèduction ovidienne
142
L. Haselberger,
Mapping,
p. 46-47
146
(û Apollo,
endroit,
de
la
gloire
. Les deux eèdifices seront
Templum
(Palatium) ý)
et
202-203
(û Porticus : Apollo (Palatium) ý).
143
Voir en plus de la bibliographie sur le complexe palatin, M. A. Tomei, û Le tre
`Danaidi' in nero antico del Palatino ý, BA, 5-6 (1990), p. 35-48 ; L. Balensiefen, û U ë berlegungen zu Aufbau und Lage der Danaidenhalle auf dem Palatin ý,
Ro«mMitt, 102
(1995), p. 189-209.
144
Cf. F. Castagnoli, û Commento topographico a Virgilio, Eneide, VIII, 720-722 ý,
RendLinc, 37 (1982), p. 121-125.
145
Voir C. L. Rodriguez, Poetry and Power : Studies on Augustan Monuments and the
Poets of the Augustan Age, PhD Dissertation, John Hopkins University, 1989 (ineèdite), p. 171-174.
146
Cf. R. Armstrong, û Retiring Apollo : Ovid on the Politics and Poetics of Self -
Sufficiency ý, CQ, 54, 2, 2004, p. 528-550. Pour l' interpreètation politique du monument, G. Sauron, Quis deum ? L' expression plastique des ideèologies politiques et religieuses aé è cole Franc°aise de Rome 285), p. 501-510. Rome, Rome, 1994 (Bibliotheéque de l' E
85
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
reèunis aé nouveau dans l' itineèraire du livre deècrit en Tristes, 3, 1 nouveau sui imitator
148
147
. De
et, en meême temps, Propertii imitator, Ovide
eèvoque dans les intonsi candida templa dei de la Triste les sacrata Palatia de l' Art, dans les signa peregrinis ubi sunt alterna columnis, / Belides et stricto barbarus ense pater, les quaque parare necem miseris patruelibus ausae / Belides et stricto stat ferus ense pater. Nous avons tenteè ailleurs de commenter ces Contentons-nous
transformations.
maintenant
de
remarquer
com-
ment le poeéte veut rivaliser avec un architecte. L' antitheése que le plasticien
aurait
du ê
creèer
entre
l' image
statique,
seèveére,
du
peére
impitoyable et les figures varieèes (dans les gestes et dans les couleurs) des Beèlides est reconstruite chez Ovide dans le rythme de ses vers : aé l' hypostase mouvementeèe º aussi bien sur le plan physique (parare necem) que sur le plan psychique (ausae) º des jeunes filles (quatre dactyles), s' oppose la figure de leur peére, resteè figeè (stat), le glaive aé la main (spondeèe). Relisant deèsormais les vers du premier et du troisieéme livre de l' Art, on se rend compte qu' on peut en tirer une liste, leègeérement diffeèrente en fonction des destinataires, des portiques augusteèens, ces loci amoeni urbains qu' Ovide consacre dans la tradition litteèraire comme des lieux de seèduction : Pour hommes,
Pour femmes,
Art d' aimer I
Art d' aimer III
Pompeiana 67-68
Pompeiana 389
é eèviter, Remeèdia A [Tous] 627
Dana|ëdes Octauiae 69-70
147 148
Octauiae 391
Liuiae 71-72
Liuiae 391
Dana|ëdes 73-74
Argonautarum 392
Voir J. F. Miller, û Triumphus in Palatio ý, AJPh, 121 (2000), p. 409-422. Sur l' Ýuvre ovidienne comme û palimpseste ý, dans une logique de û work in pro -
gres ý qui confeére au lecteur û un sentiment de familiariteè diffuse ý, voir, apreés Lueneburg,
G. Tronchet,
û Ovide
lecteur
d' Ovide ý,
dans
Lectures,
eèd.
E. Bury,
p. 51-78.
Parmi les passages repris par Ovide aé plusieurs reprises, le plus eètudieè est le mythe de Deèdale et Icare : S. Viarre, û Doublets mythologiques chez Ovide. De l' Art d' aimer aux Meètamorphoses ý, dans Meèlanges Le Bonniec, p. 441-448 ; F. Ch. Ahern, û Daedalus and Icarus in the Ars Amatoria ý, HSPh, 92 (1989), p. 273-296 ; R. Hennebo«hl, û Ovids Da«dalus und Ikarus : der Vater-Sohn-Konflikt im Zeitraffer ý, Anregung, 40, 5 (1994), p. 293-302 ; R. Roncali, û Ovidio, il mito di Dedalo e il tiranno ý, QS, 23 (1997), p. 45-58 ; M. H. T. Davisson, û The Observers of Daedalus and Icarus in Ovid ý, CW, 90, 4 (1996-1997), p. 263-278.
anca dan
86
Le plan augusteèen de la ville se retrouve ainsi eèclateè : Ovide et ses seèducteurs n' y choisissent que les lieux û aé la mode ý
149
, qui conve-
naient bien aux flaêneries de ces passionneès d' art nouveau ! Et, apreés les portiques, les temples eux-meêmes ! Si tous les eèdifices que nous avons citeès sont d' inspiration micrasiatique, quelle religion conviendra le mieux aé ces gens ovidiens de l' amour aux gouêts orientalisants ? 150
, le dieu pheènicien neè d' un inceste (Meètamorphoses, 10, 300 et suiv.), tant aimeè par Veènus, eètaient ceèleèbreèes fastueuLes feêtes d' Adonis
sement
par
des
femmes
aé
Alexandrie,
du
temps
des
Ptoleèmeèes
(Theèocrite, Idylles, 15). Elles faisaient partie des reèjouissances publiques des courtisanes (Alciphron, Lettres, 4, 10 ; Diphile, fr. 43, 38 et suiv.
apud Atheèneèe, Deipnosophistes, 7, 292d). On comprend ainsi pourquoi chez Ovide elles sont une invitation aux hommes aé
la recherche
d' une aventure : Nec te praetereat Veneri ploratus Adonis. Comment interpreèter cet hexameétre ? Ni l' archeèologie ni les autres sources litteèraires n' attestent un Adoneum avant l' eèpoque de Domitien
151
. Ovide fait peut-eêtre allusion aé des processions qui traversent
(Adonis ... te praetereat, en anti-heèro|ëque spondeèe-dactyle
152
) la ville,
qui n' ont pas encore un temple de grand renom qui leur soit consacreè ; on pourrait aussi penser que le poeéte eèvoque ici le moment de l' anneèe oué ont lieu ces manifestations. Mais nous restons sceptique devant l' interpreètation de ce vers comme premieére attestation d' un temple d' Adonis aé Rome
153
: dans la tradition poeètique, comique
et romanesque helleènistique, il n' eètait pas inhabituel d' envisager une pompe religieuse comme occasion de rencontre
154
. Ovide lui-meême
rend Pheédre amoureuse d' Hippolyte aé E è leusis (Heèro|ëdes, 4, 67 et suiv.) et reèunit Acontius et Cydippe aé Deèlos (Heèro|ëdes, 21, 65-66 ; 97 et suiv.).
149
Cf. B. Poulle, û Les lieuxý, qui, dans son analyse des lieux urbains de la frivoliteè ,
affirme, p. 93: û Ovide preèfeére une succession d' entiteès architecturales closes, dont le disparate, qui d' ailleurs correspond aé la reèaliteè, meèconna|êt la volonteè d' Auguste d' unifier les axes urbains ý.
150 151
B. Servais-Soyez, û Adonis ý, dans LIMC, 1, 1 (1981). R. B. Lloyd, û The Monumental Gardens on the Marble Plan ý, AJA, 86, 1, 1982,
91-100 ; F. Coarelli, Guide, p. 106-107.
152
Pour des expressions similaires (chez Manilius, 2, 203, Aratus, 607 -608 etc.), voir
A. S. Hollys, Ovid, vers 66.
153
Cf. le meême C. J. Simpson qui, dans son article û The Adonea on the Palatine in
the Age of Augustus. Ovid, Ars amatoria I, 75-76 ý, Athenaeum, 65 (1987), p. 244-248, veut montrer qu' Ovide est notre premier teè moignage pour un jardin situeè sur le Palatin, correspondant aé l' Adonea d' eèpoque flavienne et aé la Vigna Barberini.
154
Voir, avec mention des passages litteè raires, A. F. Sabot, Ovide, p. 355 et suiv.
87
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
On reste dans le monde seèmitique avec le culte juif
155
: Cultaque
Iudaeo septima sacra Syro. Les sources litteèraires anteèrieures montrent que le Sabbath eètait assez connu parmi les non-juifs au deèbut de l' Empire
156
pour que les eèleéves d' Ovide comprennent la meètonymie culta
septima sacra. Nous ne savons gueére ou é localiser les eèventuelles synagogues de l' eèpoque
157
. Ovide pourrait encore faire reèfeèrence aé des eèdifi-
ces priveès ou simplement au moment des ceèreèmonies. E è videmment, on peut aussi imaginer qu' il û uses colourful imagery from all the cultural richness of Roman society, and is not using these descriptions to demean those who follow foreign cults ý
158
.
Le troisieéme lieu sacreè du plaisir conseilleè aux hommes, preèsent aussi sur les listes adresseèes aux femmes, est mieux attesteè : on conna|êt l' existence
155
de
plusieurs
autels
d' Isis
159
,
des
Isea
160
avant
l' eèpoque
De la riche bibliographie concernant la religion juive aé Rome sous Auguste, nous
retenons l' article de R. Goldenberg, û The Jewish Sabbath in the Roman World up to the Time of Constantine the Great ý, ANRW, II, 19, 1 (1979), p. 414-447.
156
Pour actualiser le travail de Th. Reinach, Textes d' auteurs grecs et romains relatifs au
juda|ësme, Paris, 1895, voir, apreés la contribution de J. H. Michael, û The Jewish Sabbath in the Latin Classical Writers ý, The American Journal of Semitic Languages and Literatures, 40, 2 (1924), p. 117-124 (p. 119-120 pour Ovide, Art, 1, 413-416), le volume exhaustif de M. Stern, Greek and Latin Authors on Jews and Judaism, Jeèrusalem, 1974, Vol. 1, û From Herodotus to Plutarch ý (p. 347 et suiv. pour notre texte). Pour Ovide, il faut rappeler les mentions de l' Art, 1, 413-416, Remeédes, 219-220. Meême Auguste connaissait le Sabbath, comme nous le montre la lettre qu' il a eè crite aé Tibeére (Sueètone, Auguste, 76, 2).
157
On peut soupc°onner leur preèsence dans la reègion transteèveèrine, d' apreés le teèmoi-
gnage de Philon, Legatio ad Gaium, 152-156. Voir L. Haselberger, Mapping, p. 237-238 (û Synagogae ý) ; G. De Spirito, û Synagogae ý, LTVR, vol. 4, p. 389-393.
158
H. A. McKay, Sabbath and Synagogue. The Question of Sabbath Worship in Ancient Ju-
daism, Leiden, 1994 (Religions in the Graeco-Roman World 122), p. 97-98.
159
Les recherches regroupeèes dans la collection d' û E è tudes preèliminaires aux religions
orientales dans l' empire romain ý (ulteèrieurement û Religions in the Graeco-Roman World ý), chez E. J. Brill aé Leiden, nous permettent aujourd' hui de mieux conna|ê tre la documentation litteèraire, eèpigraphique et plastique du culte : A. Roullet, The Egyptian and Egyptianizing Monuments of Imperial Rome, 1972 (20) ; M. Malaise, Inventaire preèliminaire des documents eègyptiens deècouverts en Italie, 1972 (21) ; M. Malaise, Les conditions de peèneètration et de diffusion des cultes eègyptiens en Italie, 1972 (22) ; Tran Tam Tinh, Le culte des diviniteès orientales en Campanie, 1972 (27) ; J. Gwyn Griffiths, Apuleius of Madauro. The Isis-book (Metamorphoses, book XI), 1975 (39) ; Y. Grandjean, Une nouvelle areètalogie d' Isis aé Maroneèe, 1975 (49) ; Sh. K. Heyob, The Cult of Isis among Women in the GraecoRoman World, 1975 (51) ; S. A. Takaècs, Isis and Sarapis in the Roman World, 1995 (124) ; er
L. Bricault, De Memphis aé Rome. Actes du I
Colloque international sur les eètudes isiaques, Poie
tiers-Futuroscope, 8-10 avril 1999, 2000 (140) ; L. Bricault, Isis en Occident. Actes du II colloque international sur les eètudes isiaques, Lyon III, 16-17 mai 2002, 2004 (151).
160
Ce qui ne nous permet pourtant pas d' identifier avec preè cision les templa recom-
mandeès par l' Art. On pourrait proposer, aé titre d' hypotheése, en concordance avec la liste faite par A. Roullet, The Egyptian : Iseum Campense, construit par les triumvirs en 43 av. J.-C. (Dion Cassius, 47, 15, 4, cf. L. Haselberger, Mapping, p. 152 (û Isis Campense ý) ;
anca dan
88
d' Auguste. Pourtant l' histoire cultuelle de la deèesse eègyptienne assimileèe par les Grecs aé Io ê et aé Aphrodite menteèe aé Rome
161
est particulieérement tour-
162
. Toutes les deècisions officielles prises contre les
cultes eègyptiens n' empeêchent pas leur deèveloppement priveè
163
: de re-
tour d' E è gypte, M. Valeèrius Messala inteègrera Osiris parmi ses Lares ; Tibulle lui eècrit une areètalogie (1, 7) ; tombeè malade aé Corcyre, le poeéte invoque Isis (1, 3, 23-34) comme le rappellera (Amours, 3, 9, 33) et comme le fera Ovide lui-meême (Amours, 2, 13, 7-18) quand un avortement mettra la vie de sa bien-aimeèe en danger. C' est d' ailleurs graêce aé des aristocrates
164
comme Deèlie et Neèmeèsis, comme Cynthie
(Properce, 2, 33) et comme Corinne (Amours, 1, 8, 73-74), que ces
templa deviennent, malgreè le caracteére chaste que la religion aurait duê leur imposer
165
, des lieux incontournables de l' amour :
M. C. Laurenti, û Iseum et Serapeum in Campo Martio ; Isis Campensis ý, LTVR, vol. 3, p. 107-110 ; M.-J. Kardos, Topographie, p. 129) ; Isis Capitolina, sur Arx, oué avant 58 av. J.-C. on avait eèrigeè des statues enleveèes par le Seènat et remises en place aé l' eèpoque de Claudius ; la datation augusteèenne n' est pourtant pas assureèe, meême s' il s' agit du premier Iseum de Rome attesteè par l' eèpigraphie : CIL I
2
1263 = VI 2247 = ILS 4405 =
ILRRP 159. Voir M. J. Versluys, û Isis Capitolina and the Egyptian Cults in the Late Republican Rome ý, dans Isis, eèd. L. Bricault, p. 421-448. Aussi L. Haselberger, Map-
ping, p. 57 (û Arx ý) ; Iseum Metellinum, sur l' Oppien (cf. L. Haselberger, Mapping, p. 149152) ; un Iseum sur Caelius, un autre sur l' Esquilin, un autre sur l' Aventin pour lesquels nous avons des traces archeèologiques. Sur l' histoire des monuments inspireès d' Alexandrie, voir S. A. Takaècs, û Alexandria in Rome ý, HSCPh (Greece in Rome : Influence, Inte-
gration, Resistance), 97 (1995), p. 263-276.
161
Cf. Tram Tam Tinh, û Isis ý dans LIMC 5, 1 (1990), p. 761 et suiv., qui remarque
la diffeèrence entre les attestations greèco-romaines d' Isis-Io ê (majoritairement litteèraires, aé partir d' Heèrodote, 2, 41) et d' Isis-Aphrodite (majoritairement plastiques). Voir aussi J. Bergman, Ich bin Isis. Studien zum memphitischen Hintergrund der griechischen Isisaretalogien , Upsala, 1968, et Isis-Seele und Osiris-Ei. Zwei a«gyptologische Studien zu Diodorus Siculus
I 27, 4-5, Uppsala, 1970 (Acta Universitais Upsaliensis Historia Religionum 3-4).
162
Elle pourrait commencer aé l' eèpoque de Sylla ou peu apreés, car sur un denier de
C. Egnatius Maxumus (75-73 av. J.-C.) on a tenteè de voir un temple aé chapiteaux lotiformes ; aé partir de 65 av. J.-C., aé l' eèpoque de Clodius, les adeptes d' Isis eèrigent aé plusieurs reprises des autels sur le Capitole, malgreè les destructions ordonneèes par le Seènat (en 53, 50 et 48 av. J.-C.). Apreés un moment favorable, en 43 av. J. -C., quand les triumvirs construisent un Iseum sur le Champ de Mars, les cultes eègyptiens seront aé nouveau prohibeès, sous Auguste, en 28 et en 21 av. J.-C. Pour plus de deètails, voir R. Turcan, Les
cultes orientaux dans le monde romain, Paris, 1989, p. 77 et suiv.
163 164
Cf. S. A. Takaècs, Isis, p. 75 et suiv. Cf. Apuleèe, Apologie, 10, 3, qui donne les noms de Deèlie et de Cynthie. Voir
M. Malaise, Les conditions, p. 75 et suiv.
165
Voir M. Malaise, Les conditions, p. 217 et suiv., pour la description du culte, p. 244
et suiv., pour le rapport entre les poeétes augusteèens et le culte pratiqueè par leurs amoureuses.
89
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
Nec fuge linigerae Memphitica templa iuuencae : multas illa facit, quod fuit ipsa Ioui. (Art, 1, 77-78)
Cette Isis est une deèesse helleènistique qui n' a plus rien aé voir avec la deèesse des anciens E è gyptiens : sous la longue tunique de lin que lui attribuaient, conformeèment aé la mode eègyptienne de l' eèpoque, les artistes ptoleèma|ëques
166
, nous retrouvons la grecque Ioê, la iuuenca adul-
teèrine qui fuit ipsa Ioui. Multa illa facit, eènonce ironiquement Ovide dans une deuxieéme seèquence spondeèe-dactyle du distique, par un jeu de mots alliteèratif en chiasme (illa facit ... fuit ipsa), attirant ainsi l' attention des seèducteurs sur la fonction eèrotique de celle qui affirmait
dans ses hymnes sacreès : e² gnw to´n bi` on eÊ x aÊndro´q sunestyko`ta kai´ gunaiko`q (û je connais la vie issue d' un homme et d' une femme ý) et eÊ gw´ gunaika kai´ a²ndra suny`gagon ! (û j' ai uni l' homme et la 167
femme ý). La meére d' E è paphos-Apis, le fondateur de Memphis
168
, ne
peut eêtre adoreèe que dans des Memphitica templa : Ovide a voulu syntheètiser dans ces deux vers, aé l' aide de meètonymies, toutes les caracteèristiques de l' Isis. Il associe ainsi, par une hyperbate (linigerae Memphitica
templa iuuencae), deux adjectifs renvoyant aé l' E è gypte. Le troisieéme livre de l' Art donne en teête de liste, parmi les lieux indiqueès aé celles qui veulent eèchapper aux gardiens
169
, la geènisse eègyptienne, û du Phare ý :
Cum sedeat Phariae sistris operata iuuencae (Art, 3, 635). C' est d' ailleurs le seul temple que le poeéte conseille aux femmes aé la recherche d' une aventure : Visite turicremas uaccae Memphitidos aras (Art, 3, 393). Les meêmes images sont preèsentes dans une Meètamorphose qui finit par :
166
Cf. M. Malaise, Les conditions, p. 176 et suiv., sur l' iconographie romaine d' Isis.
Voir aussi la description de la deèesse chez Ovide, Meètamorphoses, 9, 685-694, et chez Apuleèe, Meètamorphoses, 11, 3-4, commenteèe par J. Gwyn Griffiths, Apuleius. Pour l' eèpitheéte linigera de la deèesse, voir encore Tibulle, 1, 3, 30 ; Ovide, Amours, 2, 2, 7 (ou le temple d' Isis est deèjaé associeè aux theèaêtres comme lieu de plaisir oué le gardien peut eêtre eèviteè) ;
Meètamorphoses, 1, 747 ; Pontiques, 1, 1, 51-52 ; Philostrate, Epistulae et dialexeis I, lettre 60 (eèd. C. L. Kayser). Sur la repreèsentation plastique habituelle de ces veêtements isiaques, voir E. J. Walters, û Predominance of Women in the Cult of Isis in Roman Athens : Funerary Monuments from the Agora Excavations and Athens ý, dans L. Bricault, De
Memphis, p. 63-89.
167
Y. Grandjean, Une nouvelle, p. 98-100 ; pour un commentaire de cette hypostase
d' Isis dans les areètalogies, voir Sh. K. Heyob, The Cult. Cf. aussi le fragment 61 d' Eudoxe chez Plutarque, De Iside et Osiride, 372 d.
168 169
N. Yalouris, û Ioê I ý, dans LIMC 5, 1 (1990). Valeére Maxime, 7, 3, 8 raconte comment M. Volusius eè chappe aux proscriptions
des triumvirs en prenant le masque d' Anubis et les veê tements isiaques en lin.
anca dan
90
Nunc dea linigera colitur celeberrima turba. Huic Epaphus magni genitus de semine tandem creditur esse Iouis perque urbes iuncta parenti templa tenet. (1, 747-750)
Martial reprend les vers du premier livre de l' Art et son catalogue topographique du plaisir dans l' eèpigramme quatorze du second livre ; aé propos d' Isis, il eècrit (v. 7-8) : Hic quoque deceptus Memphitica templa frequentat, adsidet et cathedris, maesta iuuenca, tuis.
On ne peut gueére eêtre persuadeè que le poeéte flavien ait voulu eèvoquer ici le plan de l' Iseum Campense qui serait similaire au Serapeum de Memphis
170
. Si tel eètait le cas, ce rapprochement devait remonter aé
Ovide. C' est pour cela que nous preèfeèrons l' eècho litteèraire au deètail architectural reèel. Il ne faut pas oublier qu' aé partir de Catulle (10, 2427)
171
, avec Tibulle, Properce (4, 5, 33-34) et surtout avec Ovide, en
passant par le scandale susciteè par le chevalier Deècius Mundus qui avait pris les veêtements d' Anubis pour posseèder, dans le temple d' Isis, l' aristocrate Paulina (Flavius Joseéphe, Antiquiteès Juda|ëques, 18, 65-80) et jusqu' aé Juveènal (6, 489 ; 9, 20-22) et aé Martial (11, 47, 164), l' eècrivain qui voulait dire û lieu de deèbauche ý, disait temple d' Isis
172
.
Pour eèluder la surveillance d' un surveillant, une femme peut freèquenter encore un temple interdit aux hommes, car non liceat ... in
aedem Bonae Deae uirum introire (Festus, De uerborum significatione, p. 278, eèd. W. M. Lindsay, 1913). Placeè sur l' Aventin restauration Livie
170 171
174
au
meême
complexe
architectural
, ce lieu, souilleè par les exceés de Clodius
173
et inteègreè apreés sa
que
175
le
portique
de
, aurait duê redevenir
A. Roullet, The Egyptian, p. 24 et suiv. Cf. L. Hermann, û Catulle et les cultes exotiques ý, La nouvelle Clio, 6 (1954),
p. 239-241.
172
Voir Sh. K. Heyob, The Cult, qui remarque (p. 113) les limites chronologiques de
cette vision du culte et tente d' en expliquer les causes.
173
L. Haselberger, Mapping, p. 68-69 (û Bona Dea sub Saxo ý) ; L. Chioffi, û Bona
Dea Subsaxana ý, LTVR, vol. 1, p. 200-201 ; L. Richardson, A New, p. 59-60 ; F. Coarelli, Guide, p. 218 ; A. Ziolkowski, The Temples of Mid-Republican Rome and their Histori-
cal and Topographical Context, Rome, 1992, p. 19-21.
174
Ovide, Fastes, 5, 155-158.
175 Hominemque eum qui puluinaribus Bonae deae stuprum intulerit, eaque sacra quae uiri oculis ne imprudentis quidem aspici fas est non solum aspectu uirili sed flagitio stuproque uiolarit, in contione de religionibus neglectis conqueri (Ciceèron, De Haruspicum responso, 8). Voir aussi In Pisonem, 95, etc.
91
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
sous Auguste le temple de la chasteteè
176
. Cependant, aé la suite de
Tibulle (1, 6, 21-24), Ovide pense diffeèremment : Cum fuget a templis oculos Bona Diua uirorum, praeterquam siquos illa uenire iubet ? (Art, 3, 637-638)
Ainsi, les lieux sacreès recommandeès aux amoureux sont eux-aussi organiseès non pas dans une peèrieègeése, mais dans un catalogue theèmatique, des ceèreèmonies orientales et/ou reèserveèes aux femmes. Pour les hommes
Pour les femmes
Contre le gardien
Art d' aimer, I
Art d' aimer, III
Art d' aimer, III
Adonea 75 Synagoga 76 Isis 77-78
Isis 393
Bona Dea 637 Isis 636
Le troisieéme type d' endroit ou é l' on seèduit et ou é l' on est seèduit est, quis credere possit ? le forum ! Le principal lieu de rencontre de toute ville romaine ne pouvait pas manquer dans la Rome de l' Art. Et parce que les lecteurs d' Ovide n' ont aucun autre inteèreêt que l' amour, leur forum est le lieu des rendez-vous eèrotiques qu' ils doivent apprendre en tant que tel : Et fora conueniunt quis credere possit ? amori : flammaque in arguto saepe reperta foro : subdita qua Veneris facto de marmore templo Appias expressis aera pulsat aquis, illo saepe loco capitur consultus Amori, quique aliis cauit, non cauet ipse sibi : illo saepe loco desunt sua uerba diserto, resque nouae ueniunt, causaque agenda sua est. Hunc Venus e templis, quae sunt confinia, ridet : qui modo patronus, nunc cupit esse cliens. (Art, 1, 79-88)
Du pluriel indeèfini fora, qui nous laissait dans l' ambigu|ëteè (Forum reèpublicain, Forum de Ceèsar ou Forum d' Auguste), nous passons aé
176
Sur la leègende de Bona Dea, une matrone romaine û ideèale ý, voir Macrobe, Satur-
nales, 1, 12, 21, et le commentaire de P. Grimal, û Le troisieé me chant de l' Art d' aimer ý, VL, 92 (1983), p. 2-10 (p. 4 et suiv.), qui remarque l' opposition d' Ovide par rapport aux intentions d' Auguste. Sur l' eètiologie du caracteére exclusivement feèminin du culte, voir l' eèleègie de Properce, 4, 9 avec l' interpreètation de ce paraclausithyron public, dans la ville qui est toute entieére û playground for elegiac lovers ý, chez T. S. Welch, û Masculi nity and Monuments in Propertius 4, 9 ý, AJPh, 125, 1 (2004), p. 61-90.
anca dan
92
un foro arguto qu' on reconna|êt immeèdiatement comme le Forum Iu-
lium
177
: Veènus et Amor y sont les ma|êtres. Le temple de Veènus Geèni-
trix Veneris facto de marmore templo [...] Venus e templis quae sunt confinia
ridet
178
) limitait au nord-ouest, en position axiale par rapport aé l' en-
treèe, une place rectangulaire treés allongeèe, bordeèe par des portiques. La statue de la deèesse, Ýuvre d' Arceèsilaos (identifieèe comme appartenant au type û de Freèjus ý ou û des jardins ý, similaire aé la Veènus du Louvre MA 525, attribueèe aé Callimaque), eètait eèrigeèe dans l' abside qui fermait, peut-eêtre pour la premieére fois dans un temple de Rome, le naos : c' eètait donc elle la ma|êtresse de la place, c' eètait aé ses pieds, sous son doux sourire, que le centre de la ville vivait. Devant le temple, ou é les archeèologues ont identifieè des traces d' installation d' un groupe statuaire, se trouvaient probablement (Ovide en est le seul teèmoin) la fontaine des Nymphes Appiades (subdita qua [...] Appias
expressis aera pulsat aquis, avec une synecdoque du singulier pour le pluriel) qui seront vues par Pline (36, 33-34) dans l' Atrium Libertatis, preés du temple
179
. Nous sommes ici dans un lieu (illo saepe loco) de
l' anti-heèro|ëque, ou é le luxe est brillant (de marmore [...] pulsat aquis), ou é le
iurisconsultus, qui
normalement
cauet ne sui consultores capiantur
(d' apreés Ciceèron, Pro Murena, 22), capitur [...] Amori / quique aliis cauit,
non cauet ipse sibi
180
, ou é , aé un orateur diserto, desunt uerba (c' est en fait le
premier symptoême de l' amour !
181
), oué les res nouae juridiques sont
amusantes (ridet) et ou é l' on ne peut que tomber amoureux (causaque
agenda sua est). La Veènus ovidienne qui regarde le forum n' est plus la Veènus Geènitrix, origine du peuple romain et de la gens Iulia, aé laquelle
177 Venus
L. Haselberger, Mapping, p. 134-135 (û Forum Iulium ý) ; P. Gros, û Forum Iulium, Genitrix,
aedes ý,
LTVR, vol. 2, p. 306-307 ; C. Morselli, û Forum Iulium ý,
LTVR vol. 2, p. 299-306 ; F. Coarelli, Guide, p. 75-79 ; A. Claridge, Rome, p. 148-152 ; M.-J. Kardos, Topographie, p. 325-327.
178
Le sourire d' Aphrodite est un motif reècurrent dans la poeèsie antique, aé partir
d' Homeére et de sa
filom(m)ei` dyq ÊAfrodi` ty (Iliade,
3, 424 ; 4, 10 ; 5, 375 ; 14, 211 ; 20,
40 ; Odysseèe, 8, 362 ; Hymnus in Venerem 17 ; 49 ; 56 ; 65 ; 155), aé Theèocrite, Hymne aé
Aphrodite, 1, 95 (Ku`priq gela`oisa) et aé Horace, Odes, 1, 2, 33 (Erycina ridens). Cf. A. S. Hollys, Ovid, vers 87.
179
Ce deèbat concernant l' emplacement des Appiades de Steè phanus reste pour l' ins-
tant sans solution : nous ne croyons gueére aé l' opinion de A. S. Hollys qui consideé re la statue vue par Pline comme une copie de la statue deècrite par Ovide. Cf. aussi la syntheése bibliographique de A. J. Boyle, Ovid, p. 203 et suiv.
180
On remarque, avec A. S. Hollys, l' ironie ovidienne qui consiste aé reprendre dans
un contexte eèrotique le vocabulaire ciceèronien du forum.
181
4
me fw`nais' ouÊd' e³n e²t' ei² kei,
/
aÊll' a²kan me´n glwssa
aux preèneèoteèriques (Valerius Aedituus, fr. 1, 4 tacitus, subidus), aé Catulle,
51, 7-9 (nihil est super mi / p. 64.
5
² q Depuis Sappho, 31, 7-9 (w
e²age le`pton),
uocis in ore / lingua torpet). Voir aussi R. Dimundo, Ovidio,
93
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
Ceèsar a fait vÝu d' un temple avant la bataille deècisive contre le proteègeè de la Veènus Victrix : nous sommes ici dans le forum d' une deèesse du plaisir, une Veènus E è rycine
182
, dans un monde inverseè (qui modo
patronus, nunc cupit esse cliens) : û Quel bouleversement ! ý
183
.
Mais c' est surtout dans les theèaêtres qu' on seèduit ! Ovide met en eèvidence les caracteèristiques qui doivent en faire les lieux preèfeèreès des deux sexes. Pour les hommes, ils sont les meilleurs lieux de chasse : Sed tu praecipue curuis uenare theatris : haec loca sunt uoto fertiliora tuo. Illic inuenies quod ames, quod ludere possis, quodque semel tangas, quodque tenere uelis. (Art, 1, 89-92)
En effet, c' est l' homme qui inueniet, qui amet, qui ludere possit, qui
semel tangat ou tenere uult : la succession des quatre subordonneèes relatives
symeètriques,
deux
juxtaposeèes,
deux
coordonneèes
(quod ...
quod ... quodque ... quodque) deèfinit les types de relations qu' Ovide envisage pour son disciple. Retenons le ludere (qui reèsonne dans te-
nere) : pour une fois, c' est le spectateur qui ludit ! Et, si les femmes sont passives, maintenant ce sont elles, des spectatrices, qui viennent dans les theèaêtres non plus pour voir, mais pour eêtre vues
184
: Visite
conspicuis terna theatra locis (Art, 3, 394) ou bien pour s' y perdre : Quid faciat custos, cum sint tot in urbe theatra (Art, 3, 633). Le theèaêtre est ainsi un
182 183
G. Sauron, Quis, p. 561 et suiv. Voir, avec un commentaire sur cette anecdote ovidienne, J. -M. Freècaut, L' Esprit,
p. 151.
184
Sur les sources comiques de ce passage (Poenulus, 337 : sunt illi aliae quas spectare ego
É q ouÊ hewry`et me spectari uolo, qui pourrait remonter aé Socrate disant aé sa femme : oÉraçq w sousa hewrysome`ny de´ mallon badi` zeiq, chez Eèlien, Varia Historia, 7, 10), voir H. MacL. Currie, û Ovid ý, et R. Dimundo, Ovidio, p. 69. Apreés Ovide, ce motif aura un bel avenir, quand, aé l' eèpoque de la Renaissance, il deviendrait û one of the crucial tenets of the theatrical architecture of humanism ý ; une preuve est le commentaire de l' Ars attribueè aé Boccaccio, qui eècrit sur les lieux de plaisir : û `Questi luoghi non si usano e questi tempi sono ispenti ; dove androe ?' , lieva cosa e ritrovare questi luoghi medesimi. Le chiese sono i tiempli e dounque hano uno famoso predicatore ivi tragono le donne, non per udire certo se non alquante poche, ma per vedere ed essere vedute. Le sagre, le feste, le perdonanze, i giuochi famosi come corso di cavallo per merito, giostra di cavaliere per donna, di famosi che vuogliono giuoco e letizia, queste te ne mostreranno tante quante tuo animo desidera ý. Cf. J. Tylus, û Theater and Its Social Uses : Machiavelli' s Mandragola and the Spectacle of Infamy ý, Renaissance Quarterly, 53, 3 (2000), p. 656-686 (p. 661-665) ; voir aussi V. Lippi Bigazzi, I volgarizzamenti trecenteschi dell' Ars amandi e dei
Remedia amoris, Florence, 1987.
anca dan
94
lieu de la seèduction que celui qui veut gueèrir d' amour doit absolument eèviter : At tanti tibi sit non indulgere theatris (Remeédes, 751). Ovide ne fait pas cette recommandation aux Romains seulement parce qu' aé l' eèpoque augusteèenne les eèdifices de Pompeèe cellus
186
ou de Balbus
187
185
, de Mar-
eètaient parmi les plus luxueux de la ville ou
parce que le curuum (Amours, 2, 2, 26 ; Art, 1, 89 ; 1, 497 ; Pontiques, 2, 4, 20), l' ornatum (Art, 3, 231), le marmoreum theatrum (Amours, 2, 7, 3 ; Art, 1, 103 ; 3, 317 ; Pontiques 1, 8, 35) eèvoquait un lieu de plaisir eèleègiaque (Properce, 2, 16, 33 ; 3, 18, 13 ; 18 ; 4, 1a, 15 ; 4, 8, 77) : draguer au theèaêtre signifie en fait se conformer au mos maiorum ! Le poeéte-eètiologue imagine le theèaêtre des deèbuts de la ville, quand Romulus, prw toq euÉry`tyq, a organiseè les premieéres repreèsentations : Primus sollicitos fecisti, Romule, ludos, cum iuuit uiduos rapta Sabina uiros. (Art, 1, 101-102)
Ce qui se passe aé son eèpoque au theèaêtre n' est que la conseèquence directe de l' acte de Romulus : Scilicet ex illo sollemnia more theatra nunc quoque formosis insidiosa manent. (Art, 1, 133-134)
188
Ovide n' est pas le premier qui ose aé reprocher la deèbauche au fondateur du peuple romain. Son anti-eèloge 2, 6, 19-22
185
190
189
reprend celui de Properce,
:
L. Haselberger,
Mapping,
p. 242-244
(û Theatrum
Pompeium/Pompeianum ý) ;
P. Gros, û Theatrum Pompei ý, LTVR, vol. 5, p. 35-38 ; L. Richardson, A New, p. 384 ; F. Coarelli, Guide, p. 201-202 ; A. Claridge, Rome, p. 214 ; M.-J. Kardos, Topographie, p. 120-122. En geèneèral, sur l' eèvolution architecturale du theèaêtre romain, voir P. Gros, L' architecture romaine. 1. Les monuments publics, Paris, 1996, p. 272-307.
186
L. Haselberger,
Mapping,
p. 242
(û Theatrum
Marcelli ý) ;
P. Ciancio
Rossetto,
û Theatrum Marcelli ý, dans E. M. Steinby, LTVR, vol. 5, p. 31-35 ; F. Coarelli, Guide, p. 191-192 ; A. Claridge, Rome, p. 243-245 ; M.-J. Kardos, Topographie, p. 145-146.
187
L. Haselberger, Mapping, p. 241-242 (û Theatrum Balbi ý) ; D. Manacorda, û Thea-
trum Balbi ý, dans E. M. Steinby, LTVR, vol. 5, p. 30-31 ; L. Richardson, A New Topographical, p. 381-382 ; F. Coarelli, Guide, p. 199-200 ; A. Claridge, Rome, p. 220 ; M.-J. Kardos, Topographie, p. 128-129.
188
Pour une analyse de la narration de l' enleévement et de ses symboles politiques,
voir J. S. C. Eidinow, û A Note on Ovid Ars Amatoria 1, 117 -119 ý, AJPh, 113, 4 (1993), p. 413-417.
189 190
Pour la liste des eèloges de Romulus, voir G. Gernentz, Laudes Romae, p. 25-30. Cf. aussi J.-M. Freècaut, L' Esprit, p. 359. On pourrait ajouter : si minus, at raptae ne
sint impune Sabinae (4, 4, 57).
95
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
Cur exempla petam Graium ? tu criminis auctor, nutritus duro, Romule, lacte lupae : tu rapere intactas docuisti impune Sabinas : per te nunc Romae quidlibet audet Amor.
L' innovation ovidienne consiste dans le deèroulement de l' enleévement des Sabines au theèaêtre : en effet, Ovide lui-meême eècrira dans les Fastes (3, 199 et suiv.) û l' archeèologie ý de la feête des Consualia, aé l' honneur de Neptune, qui se tenait toujours dans le Cirque
191
: pourquoi,
dans cette abondante tradition litteèraire concernant la premieére conqueête feèminine aé Rome
192
, Ovide est-t-il le seul aé changer le lieu, aé
remplacer le cirque par le theèaêtre ? Peut-eêtre pour montrer l' inutiliteè de la seègreègation augusteèenne
193
qui obligeait les femmes aé se mettre
derrieére les hommes ? Car le poeéte transpose dans cette preèhistoire du theèaêtre
les
gestes
des
seèducteurs
contemporains.
Les
hommes
de
Romulus font ce que le poeéte lui-meême fait : Respiciunt, oculisque notant sibi quisque puellam quam uelit, et tacito pectore multa mouent. (Art, 1, 109-110)
Siue ego marmorei respexi summa theatri, eligis e multis, unde dolere uelis (Amours, 2, 7, 3-4)
et ce que Cynthie deèconseillait aé son amant : colla caue inflectas ad summum obliqua theatrum (Properce, 4, 8, 77). Dans les exercices de rheètorique, les Sabines eètaient le principal exemple de la chasteteè (Seèneéque le Peére, Controuerses, 1, 5, 3) ; il est inutile de rappeler que chez tous les auteurs Romains û Sabine ý est synonyme de û simpliciteè ý. Virgile imaginait sur le bouclier d' E è neèe (8, 635)
191
Voir aussi Denys d' Halicarnasse, Antiquiteès Romaines, 2, 30 ; Ciceèron, La reèpublique,
2, 12 ; Varron, La langue latine, 6, 20 ; Tite-Live, 1, 9, 6. Cf. E. A. Wardman, û The Rape of the Sabines ý, CQ, n.s. 15, 1 (1965), p. 101-103.
192
Pour toute la tradition voir J. Poucet, Recherches sur la leègende sabine des origines de
Rome, Louvain, 1967 (Universiteè de Louvain, Recueil de travaux d' histoire et de philologie, e
4 seèrie, fascicule 37) qui conclut (p. 163 et 171) sur une forme initiale du mythe concer nant û le rapt des vierges ý et un deèveloppement ulteèrieur û rapt des Sabines ý.
193
Feminis ne gladiatores quidem, quos promiscue spectari sollemne olim erat, nisi ex superiore
loco spectare concessit. [...] athletarum uero spectaculo muliebre secus omne adeo summouit, ut ponti ficalibus ludis pugilum par postulatum distulerit in insequentis diei matutinum tempus edixeritque mulieres ante horam quintam uenire in theatrum non placere. (Sueètone, Auguste, 44).
anca dan
96
les raptas sine more Sabinas. Ovide joue avec cette tradition, il l' ironise, il fait des Sabines des femmes qui manquent de cultus vertu du preèsent
195
194
, du cultus une
et du preèsent un temps aé preèfeèrer au passeè :
Forsitan inmundae Tatio regnante Sabinae noluerint habiles pluribus esse uiris (Amours, 1, 8, 39-40)
Forsitan antiquae Tatio sub rege Sabinae maluerint, quam se, rura paterna coli (Medicamina, 11-121
196
)
meême si le theèaêtre de Romulus est un veèritable locus amoenus : Illic quas tulerant nemorosa Palatia, frondes simpliciter positae, scena sine arte fuit ; in gradibus sedit populus de caespite factis, qualibet hirsutas fronde tegente comas. (Art, 1, 105-108)
Le poeéte de l' Art rompt brutalement avec les significations de cet imaginaire idyllique, qu' il avait lui-meême exploiteè dans la cinquieéme Heèro|ëde
197
ê ge d' or est l' aêge preèsent, de la Rome doreèe . Son A
198
, ur-
baine, ma|êtresse du monde, qu' il preèfeére aé celle, rurale, de Tatius:
194
Les eètudes anthropologiques modernes ont preèfeèreè analyser l' acte de l' enleéve-
ment, en le comparant avec d' autres enleé vements mythologiques ovidiens (voir, e.g. A. Richlin, û Reading Ovid' s Rapes ý, dans Pornography, eèd. A. Richlin, p. 159-168 ; M. Labate, û La tecnica e la forza : interpretazioni ovidiane del ratto delle Sabine ý, in Evento, racconto, scrittura nell' antichitaé classica. Atti del convegno internazionale di studi Firenze, 25-26
novembre
2002,
eèd.
A. Casanova
et
P. Desideri,
Firenze,
2003 ;
Sh. L.
James,
û Slave-Rape and Female Silence in Ovid' s Love Poetry ý, Helios, 24, 1 (1997), p. 60-76.
195
De ce point de vue, Ovide s' oppose aé ses preèdeècesseurs eèleègiaques qui, dans la tra-
dition de la comeèdie, preèfeèraient leur amante naturelle, cf. S. Laigneau, La femme et l' amour chez Catulle et les eèlegiaques augusteèens, Bruxelles, 1999 (Collection Latomus 249), p. 227 et suiv. Sur ce passage comme poeè tique implicite, voir F. Harzer, Ovid, p. 49.
196
Voir P. A. Watson, û Parody and subversion in Ovid' s `Medicamina faciei femi-
neae' ý, Mnemosyne, Ser. 4, 54, 4 (2001), p. 457-471. Le passage eètait assez connu pour que Prudence lui reèponde dans Harmatigenia, 264-297 : voir L. Rivero Garc|èa, û Pervivencia literaria de los Medicamina faciei femineae de Ovidio ý, Habis, 26 (1995), p. 145-152.
197
Sur la tradition de l' amour bucolique aé Rome et ses origines grecques, voir
M. Fantuzzi, û Pastoral Love and `Elegiac' Love, from Greece to Rome ý, LICS, 2, 3 (2003), 11p.
198
Sur l' emploi du terme dans les eèloges de ville, aé partir de l' Alexandrie helleènis-
tique et jusqu' aé la Rome tardive, voir G. Gernentz, Laudes, p. 58-62.
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
Simplicitas rudis ante fuit : nunc aurea Roma est,
97
199
et domiti magnas possidet orbis opes. Aspice quae nunc sunt Capitolia, quaeque fuerunt : alterius dices illa fuisse Iouis. Curia, concilio quae nunc dignissima tanto, de stipula Tatio regna tenente fuit. Quae nunc sub Phoebo ducibusque Palatia fulgent, quid nisi araturis pascua bubus erant ? Prisca iuuent alios : ego me nunc denique natum gratulor : haec aetas moribus apta meis. (Art, 3, 113-122)
Ces vers pourraient eêtre une reèponse aé la Rome preèhistorique de Virgile, de Properce, ou de Tibulle: Hinc ad Tarpeiam sedem et Capitolia ducit aurea nunc, olim siluestribus horrida dumis
200
.
(Virgile, Eneèide, 8, 347-348)
atque ubi Nauali stant sacra Palatia Phoebo, Euandri profugae procubuere boues
201
.
Curia, praetexto quae nunc nitet alta senatu, pellitos habuit, rustica corda, Patres. (Properce, 4, 1, 11-12; 3-4)
Sed tunc pascebant herbosa Palatia uaccae, et stabant humiles in Iouis arce casae.
202
(Tibulle, 2, 5, 25-26)
Ovide ne voit gueére la continuiteè entre la petite Rome des origines et la grande capitale du monde
199
203
: entre quae nunc sunt Capitolia et
Cf. E. Pianezzola, Ovidio, p. 10 et suiv. (avec bibliographie exhaustive sur la ques -
tion). Voir aussi l' article ayant ce vers comme titre de M. Bonjour, û Nunc aurea roma est. é propos d' une image ovidienne ý, dans L' eèleègie romaine. Enracinement, theémes, diffusion, A eèd. A. Thill, Paris, 1980.
200
Voir aussi Ovide, Fastes, 1, 203.
201
Voir aussi Ovide, Fastes, 6, 261.
202
Ovide les imite dans Fastes, 1, 243-244 ; 5, 93-94 ; 5, 639-640. On peut comparer
aussi avec Virgile, Eneèide, 8, 360-361 ; cf. H. C. Gotoff, û Tibullus : Nunc levis est Tractanda Venus ý, HSCPh, 78 (1974), p. 231-251 (surtout p. 235-suiv) ; S. J. Heyworth, û Notes on Propertius, Book III and IV ý, CQ, n.s. 36, 1 (1986), p. 199-211 (p. 208).
203
Sur ce motif si cher aé la lyrique augusteèenne, voir, e.g. C. Edwards, û Imaginaires
de l' image de Rome ou comment (se) repreèsenter Rome ? ý, dans Images romaines. Actes è NS 24-26 octobre 1996, eèd. C. Auvray-Assayas, Paris, 1998 de la table ronde organiseèe aé l' E è tudes de Litteèrature Ancienne 9), p. 235-244. A. Rouveret, û Paysage ý, motive autrement (E cette tendance d' unification entre la Rome des origines et la Rome du preè sent : les eèleègiaques auraient pu retrouver dans la Rome rurale leur petite patrie.
anca dan
98
quae fuerunt on a pratiquement changeè de Jupiter (alterius dices illa fuisse Iouis) ! Rien ne laissait deviner dans la curia de stipula de Tatius, la gloire de la Rome future. Les bÝufs de Tibulle n' ont rien aé voir avec les Palatia qui sub Phoebo ducibusque fulgent ! Ovide refuse ce û vertige diachronique ý
204
que Virgile, Tibulle et Properce ont imposeè dans
l' imaginaire poeètique et que lui-meême traitera dans les Fastes. Pour l' instant, il fait semblant de ne pas comprendre la figure rheètorique des eèloges urbains
aÊpo´ metabolwn
inventeèe par les poeétes augusteèens,
inspireès probablement par les Antiquiteès de Varron
205
.
Dans le troisieéme livre de l' Art, Ovide reèinterpreéte le mythe de ê ge d' or, que lui-meême preèsentera, dans une forme û classique ý, l' A dans les Meètamorphoses, 1, 89-150. Il explique son originaliteè : Sed quia cultus adest, nec nostros mansit in annos rusticitas, priscis illa superstes auis. (Art, 3, 127-128)
L' eèrotodidacte est treés audacieux : pour lui, cultus
207
206
s' oppose aé rus-
ticus ; son rusticus connoteè neègativement n' est autre que le pudor (Art, 1, 607-608), le meême pudor qu' Horace avait loueè dans le Carmen Saeculare (57-60) : Conloquii iam tempus adest ; fuge rustice longe hinc pudor ; audentem Forsque Venusque iuuat.
Iam Fides et Pax et Honos Pudorque priscus et neglecta redire Virtus audet adparetque beata pleno Copia cornu.
204
J.-M. Andreè, û L' espace urbain dans l' expression poeètique ý, dans Rome. L' espace
urbain et ses repreèsentations, eèd. F. Hinard et M. Royo, Paris, 1991, p. 83-95 (p. 88).
205
Cf. G. Gernentz, Laudes, p. 33-40, qui dresse le catalogue exhaustif de ces formules
dans la litteèrature latine, aé partir de Virgile et de Tite-Live et qui essaye de comprendre les raisons de ce deèveloppement aé l' eèpoque d' Auguste.
206
Pour un commentaire du passage, voir P. Watson, û Ovid and Cultus : Ars Amato-
ria 3, 113-28 ý, TAPhA, 112 (1982), p. 237-44 ; dans le meême sens,
M. Gottfried, û Ovid
the iconoclast. Argumentation and design in Ars III, 101 -128 ý, Latomus, 47 (1988), p. 365-375, qui voit dans ces vers une critique de la philosophie populaire nostalgique du passeè et une proposition de la part d' Ovide d' une nouvelle morale, du cultus.
207
Il est inteèressant de souligner qu' Ovide n' utilise jamais le terme urbanus comme
antonyme de rusticus. C' est peut-eêtre pour deèmarquer son image de l' urbaniteè de celle, deèjaé traditionnelle, d' Horace et de Virgile : cf. E. S. Ramage, Urbanitas. Ancient Sophistication and Refinement, University of Oklahoma Press, 1973, p. 77 et suiv. (p. 87 et suiv. pour un commentaire de ces vers de l' Art 1 ; p. 100 sur le traiteè De urbanitate de Domitius Marsus, contemporain d' Ovide). Sur le rapport ville -campagne chez les augusteèens, voir la syntheése de U. Eigler, û Urbanita«t und La«ndlichkeit als Thema und Problem der augusteischen Literatur ý, Hermes, 130 (2002), p. 288-298. Une analyse plus large, comparant la perspective augusteèenne aé celle des Flaviens, est proposeèe par J.-M. Andreè, û L' espace urbain dans l' expression poeètique ý, dans Rome, eèd. F. Hinard et M. Royo, p. 83-95.
99
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
Il y a encore plus dans ces vers qui nient ouvertement le manifeste de la politique augusteèenne : Ovide encha|êne la parodie d' Horace è neèide (10, 240) : aé l' audens ce n' est plus Fortuna avec la caricature de l' E mais Forsque Venusque qui iuuat ! L' amoureux de la Ville baêtie par Auguste n' est qu' une fois critique envers son sieécle doreè : c' est juste pour payer sa dette aé l' eèleègie qui se plaint traditionnellement, comme la comeèdie, de l' amour veènal (e.g. Properce, 2, 6). Et meême dans les vers qui auraient pu le rapprocher de la morale augusteèenne, Ovide s' arrange pour eêtre anti-virgilien : ce ê ge d' or sont les aurea saecula du retour augusteèen aé l' A
208
qu' Ovide
reèeècrit dans ses aurea nunc saecula ou é tout ce qui compte est auro. Aurea sunt uere nunc saecula : plurimus auro
Augustus Caesar, diui genus, aurea condet
venit honos : auro conciliatur amor.
saecula qui rursus Latio regnata per arua
(Art, 2, 276-277)
Saturno quondam, [...] (Eneèide, 6, 792-794)
Ce n' est pas pour prouver l' anti-augustanisme du poeéte
209
que
nous traitons sa theèorie du cultus : neèanmoins on pourrait dire qu' il trouve une manieére de louer la ville qu' il aime sinceérement, aé la fois coheèrente avec le sens de son Ýuvre, diffeèrente tout ce que ses preèdeècesseurs
210
Rome ý
211
avaient inventeè et contraire aé ce qu' Auguste, le û peére de , aurait voulu entendre.
Si Ovide a deèplaceè l' enleévement des Sabines du Cirque dans le theèaêtre, ce n' est pas parce que le Cirque n' eètait pas un lieu de plaisir. Tout au contraire, multa capax populi commoda Circus habet et le seèducteur ne doit pas rater cette opportuniteè : nec te nobilium fugiat certamen equorum (Art, 1, 135-136). Le conseil est valable eègalement pour les
208
Voir aussi E. Pianezzola, Ovidio, p. 16 et 155 et suiv., eèvoquant l' usage de ces pas-
sages comme possible raison de l' exil ovidien.
209
Pour la bibliographie aé jour de la question, voir E. Oliensis, û The Power of
Image-Makers : Representation and Revenge in Ovid Metamorphoses 6 and Tristia 4 ý, ClAnt, 23, 2 (2004), p. 285-321. Sur l' anti-augustanisme d' Ovide dans le traitement des monuments de Rome, voir, dernieérement, P. J. Davis, û Praeceptor Amoris : Ovid' s Ars Amatoria and the Augustan Idea of Rome ý, Ramus, 24, 1 (1995), p. 181-195. Contra, pour un eèloge sinceére de la ville d' Auguste, cf. M. Labate, L' arte di farsi amare : modelli culturali e progetto didascalico nell' elegia ovidiana, Pisa, 1984 (Biblioteca di û Materiali e discussioni per l' analisi dei testi classici ý 11).
210
Cf.
A. W. J.
Holleman,
û Ovid
and
Politics ý,
Historia,
20
(1971),
p. 458-466
(p. 465 : û Ovid' s enthusiasm for Augustan Rome, paradoxically enough, fitted in with his anti-Augustanism ý).
211
Cf. le titre de D. Favro, û `Pater urbis ' : Augustus as City Father of Rome ý, The
Journal of the Society of Architectural Historians, 51, 1 (1992), p. 61-84, qui reècense toute la leègislation augusteèenne de la Ville.
100
5
4
femmes ( spectentur
anca dan metaque feruenti circumeunda rota, Art, 3, 396), d' au-
tant plus que c' est un bon endroit pour eèchapper aux gardes (cum spectet iunctos illa libenter equos, Art, 3, 634). L' eèleègiaque a lui-meême profiteè de ces commoda (Amours, 3, 2, 20 : haec in lege loci commoda circus habet) qu' il veut reprendre maintenant, en didacticien, pour ses disciples plus, le Cirque
213
212
. De
devait eêtre un espace tout aussi moderne que le theè-
aêtre de Pompeèe : c' est Ceèsar qui a reconstruit le Circus Maximus
214
pour
son triomphe de 46 av. J.-C., c' est Auguste qui l' a reconstruit apreés l' incendie de 33 av. J.-C., c' est Agrippa et sa sÝur Polla qui l' ont orneè pour qu' il devienne un des plus beaux monuments de la ville : Avec le temps, cette reèalisation eègalement devait compter parmi les eèquipements les plus beaux et admirables de la citeè . En effet, la longueur du cirque est de trois stades et demi, sa largeur de quatre pleé thres. Sur son pourtour, le long des grands coê teès et de l' un des petits, a eèteè creuseè un canal pour recevoir l' eau, large et profond de dix pieds. Apreés le canal ont eèteè eèdifieès des portiques aé trois eètages. Les eètages infeèrieurs contiennent, comme au theèaêtre, des sieéges de pierre un peu sureèleveès les uns par rapport aux autres, les eètages supeèrieurs des sieéges de bois. Les portiques des grands coê teès se rassemblent en un meême point et se touchent l' un l' autre ...
215
Il n' y a pas de seègreègation au Cirque. Nullo prohibente, l' amoureux rec°oit ce conseil : proximus a domina [...] sedeto, iunge tuum lateri, qua potes usque, latus. Et bene, quod cogit, si nolis, linea iungi, quod tibi tangenda est lege puella loci. (Art, 1, 139-142)
212
Cf. A. Lueneburg, De Ovidio, p. 7 et suiv. ; C. Ganzenmu«ller, û Aus Ovids Werk-
statt II ý, Philologus, 70 (1911), p. 397-437 (p. 413) ; E. Thomas, û Ovid at the races. Amores, III, 2 ; Ars amatoria, I, 135-164 ý, dans Hommages aé Marcel Renard, Bruxelles, 1965 (Collection Latomus 101), p. 710-724.
213
Voir en geèneèral, J. H. Humphrey, Roman Circuses. Arenas for Chariot Racing, Lon-
don, 1986. Pour une syntheése historique et architecturale, P. Gros, L' architecture, p. 346361. Le contexte ovidien est preèsenteè par A. J. Boyle, Ovid, p. 199 et suiv.
214
L. Haselberger,
Mapping,
p. 87-89
(û Circus
Maximus ý) ;
P. Ciancio
Rossetto,
û Circus Maximus ý, Lexicon Topographicum Urbis Romae, vol. 1, p. 272-276 ; F. Coarelli, Guide, p. 224-228 ; A. Claridge, Rome, p. 264-265 ; M.-J. Kardos, Topographie, p. 186194.
215
Denys d' Halicarnasse, Antiquiteès romaines, 3, 68, 1-4 (trad. J.-H. Sautel, Les Belles
Lettres, 1999). Voir aussi le commentaire de J. P. Thuiller, û Denys d' Halicarnasse et les jeux romains ý, MEFRA, 87 (1975), p. 563-581, et û Les jeux dans les premiers livres des Antiquiteès Romaines ý, MEFRA, 101 (1989), p. 229-242 ; aussi A. Andreèn, û Dionysius of Halicarnassus on Roman Monuments ý, dans Hommages aé Leèon Hermann, Bruxelles, 1960 (Collection Latomus 44), p. 88-104.
101
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
Ovide
nous
l' avait
dit :
cogit nos linea iungi (Amours, 3, 2, 19).
Comment seèduire ? Par une conversation, des publica uerba : le seèducteur doit apprendre quel est l' aurige favori de la belle et, nec mora,
quisquis erit, cui fauet illa, faue (Art, 1, 146). C' est ainsi que faisait l' eèleègiaque : cui tamen ipsa faues, uincat ut ille, precor (Amours, 3, 2, 2). Il convient ensuite de profiter de chaque moment du spectacle. Tout d' abord, la pompe et les dieux : Sed iam pompa uenit º linguis animisque fauete ! tempus adest plausus º aurea pompa uenit.
(suivent
les
dieux :
Victoria,
Neptunus,
Mars,
Phoebus, Minerua, Ceres, Bacchus, Pollux et Castor)
At cum pompa frequens caelestibus ibit eburnis, tu Veneri dominae plaude fauente manu ;
Nos tibi, blanda Venus, puerisque potentibus arcu plaudimus ; inceptis adnue, diua, meis
(Art, 1, 147-148)
daque nouae mentem dominae ! patiatur amari ! adnuit et motu signa secunda dedit. Quod dea promisit, promittas ipsa, rogamus ; pace loquar Veneris, tu dea maior eris. Per tibi tot iuro testes pompamque deorum, te dominam nobis tempus in omne peti ! (Amours, 3, 2, 43-62)
Pour le seèducteur, le spectacle n' est pas dans l' areéne mais aé co ê teè de lui, puisqu' il doit s' occuper de son amie (Amours, 2, 3, 5-6 : Tu cursus
spectas, ego te ; spectemus uterque / quod iuuat atque oculos pascat uterque suos) : Utque fit, in gremium puluis si forte puellae Dum loquor, alba leui sparsa est tibi puluere uestis.
deciderit, digitis excutiendus erit :
sordide de niueo corpore puluis abi !
etsi nullus erit puluis, tamen excute nullum : quaelibet officio causa sit apta tuo. (Art, 1, 149-152)
(Amours, 3, 2, 41-42) Sed nimium demissa iacent tibi pallia terra.
Pallia si terra nimium demissa iacebunt,
collige º uel digitis en ego tollo meis !
collige, et inmunda sedulus effer humo ;
Inuida uestis eras, quae tam bona crura tegebas ;
protinus, officii pretium, patiente puella
quoque magis spectes º inuida uestis eras !
contingent oculis crura uidenda tuis.
(Amours, 3, 2, 25-28)
(Art, 1, 153-156) Respice praeterea, post uos quicumque sedebit, ne premat opposito mollia terga genu.
Tu quoque, qui spectas post nos, tua contrahe crura, si pudor est, rigido nec preme terga genu !
(Art, 1, 157-158) Profuit et tenui uentos mouisse tabella (Art, 1, 161)
(Amours, 3, 2, 23-24) Vis tamen interea faciles arcessere uentos ?
216
quos faciet nostra mota tabella manu. (Amours, 3, 2, 37-38)
216
Sur la tabella, qui pourrait eêtre un programme des jeux, voir J. H. Humphrey,
Roman, p. 76-77. Il n' exclut pas un emploi fautif pour flabellum.
anca dan
102
Et parce que û Dr. Sex makes sure that nothing is left unscripted in Rome ý
217
, il ajoute une deuxieéme harena autour de laquelle les amou-
reux pourraient se rencontrer : Hos aditus Circusque nouo praebebit amori, sparsaque sollicito tristis harena foro. (Art, 1, 163-164)
Nous revenons sur le Forum romain qui semble eêtre, aé la fin de la Reèpublique et au deèbut de l' Empire, meême apreés la construction de l' amphitheèaêtre de Scaurus, le cadre ordinaire d' un munus gladiatorien
218
. Vitruve, l' architecte-urbaniste contemporain d' Ovide deèfinit
ainsi un forum (5, 1, 1) : a maioribus consuetudo tradita est gladiatoria munera in foro dari. Pendant plusieurs jours conseècutifs, le succeés des jeux eètait assureè, du matin au soir (si l' on croit aé l' anecdote augusteèenne de Quintilien, Institution oratoire, 6, 3, 63). Les eèleègiaques eètaient preèsents cum lasciuum sternet harena Forum (Properce, 4, 8, 76). Corinne conna|êt par elle-meême la souffrance quand, meètaphoriquement, sternetur pugnae tristis harena tuae (Amours, 2, 14, 8). D' apreés Ovide, les femmes devaient eêtre seèduites par la bravoure des gladiateurs (Art, 3, 395 : spectentur tepido maculosae sanguine harenae) d' autant plus que les participants peuvent eêtre Amor (illa saepe puer Veneris pugnauit harena) et le seèducteur lui-meême (et qui spectauit uulnera, uulnus habet./ [...] et pars spectati muneris ipse fuit. Art, 1, 165 et 170). Et, puisqu' on a parleè de gladiateurs, on peut continuer avec les autres jeux triomphaux, par exemple, avec la naumachie, modo cum belli naualis imagine Caesar / Persidas induxit Cecropiasque rates (Art, 1, 171172). Ovide prend comme exemple dans son manuel de galanterie l' eèveènement urbain dont Auguste eètait particulieérement fier : Naualis proeli spectaclum populo de[di tr]ans Tiberim, in quo loco nunc nemus est Caesarum, cauato [solo] in longitudinem mille et oc tingentos pedes, in latitudine[m mille] e[t] ducenti. In quo triginta rostratae naues triremes a[ut birem]es, plures autem minores inter se
217
Cf. l' amusant article de J. Henderson, û A Doo -Dah-Doo-Dah-Dey at the Races :
Ovid Amores 3, 2 and the Personal Politics of the Circus Maximus ý, ClAnt 21, 1 (2002), p. 41-65 (p. 53), qui, entre autres, transpose son lecteur dans le contexte moderne des jeux de football pour que celui-ci comprenne les proportions du spectacle.
218
G. Ville, La Gladiature en Occident des origines aé la mort de Domitien, Rome, 1981
è cole Franc°aise de Rome 245), p. 380 et suiv. Sans le teèmoignage d' Ovide, (Collection de l' E on pourrait dire qu' aé partir du 7 av. J.-C. le Forum perd cette attribution en faveur des Saepta (cf. Dion Cassius, 55, 10, 7 qui atteste une gnant la naumachie d' Auguste).
oÉplomaji` a eÊ n toi q se` ptoiq
acompa-
103
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
conflixerunt. Q[uibus in] classibus pugnauerunt praeter remiges millia ho[minum tr]ia circiter. (Res Gestae, 23)
219
Notre poeéte a compris toute l' importance de l' eèveènement : Nempe ab utroque mari iuuenes, ab utroque puellae venere, atque ingens orbis in Vrbe fuit. (Art, 1, 173-174)
Sa Rome est capitale du monde : comment Ovide choisit-il d' exprimer cette grandeur ? Par une paronomase Vrbs-orbis
220
qui renverse
le principe des Sto|ëciens, qui omnem orbem terrarum unam urbem esse ducunt
221
: maintenant le monde entier, l' Occident et l' Orient, est venu
(on remarque l' ambigu|ëteè de Venere en deèbut de vers) dans la Ville. C' est peut-eêtre une transposition sur le plan humain des meêmes vers propertiens (3, 22, 17-18) repris, peut-eêtre indirectement, par Pline l' Ancien (36, 101)
222
:
Omnia Romanae cedent miracula terrae. natura hic posuit, quidquid ubique fuit.
Uniuersitate uero aceruata et in quendam unum cumulum coiecta non alia magnitudo exurget quam si mundus alius quidam in uno loco narretur.
Ovide se demande rheètoriquement : Quis non inuenit turba, quod amaret, in illa ? (Art, 1, 174) Et s' il y a, parmi ses lecteurs, certains qui reèpondraient û moi ý, le ma|être leur donne une nouvelle chance : on est dans la ville d' Auguste qui spectaculorum et assiduitate et uarietate et magnificentia omnes antecessit (Sueètone, Auguste, 43)
219
223
! Le ma|être avertit
Voir, eègalement, Velleius Paterculus, 2, 100, 2 et Dion Cassius, 55, 10, 7. Sur ce
spectacle, voir K. M. Coleman, û Launching into History : Aquatic Displays in the Early Empire ý, JRS, 83 (1993), p. 48-73 (avec bibliographie). Sur la topographie du bassin construit par Auguste trans Tiberim en 2 av. J.-C. et sur l' aqueduc qui l' approvisionnait (Frontin,
De Aquis,
11),
voir
aussi
L. Haselberger,
Mapping,
p. 179
(û Naumachia ý) ;
A. M. Liberati, û Naumachia Augusti ý, LTVR, vol. 3, p. 337. M.-J. Kardos, Topographie, p. 166-167.
220
De la bibliographie assez riche concernant cette expression nous avons retenu :
E. Breèguet, û Vrbi et orbi. Un clicheè et un theéme ý, dans Hommages Marcel Renard, I, p. 140-152 ; B. Poulle, û Les jeux ý ; B. Rochette, û Vrbis º Orbis. Ovide, Fastes II, 684. Romanae spatium est Vrbis et orbis idem ý, Latomus, 56 (1997), p. 551-553.
221
Ciceèron, Paradoxes des Sto|ëciens, 2, 18 ; cf. La Reèpublique, 1, 13, 19 ; Des lois, 1, 23,
61 ; De la nature des dieux, 2, 62, 154 ; Seèneéque, De la tranquilliteè de l' aême, 4, 4.
222
Sur l' histoire litteèraire de cette hyperbole, appartenant aé l' arsenal des figures rheè-
toriques d' eèloges urbains
aÊpo´ mege` houq, de compendio totius mundi,
voir G. Gernentz, Lau-
des, p. 46-52.
223
Voir aussi l' analyse de J.-M. Andreè, L' otium dans la vie morale et intellectuelle romaine
des origines aé l' eèpoque augusteèenne, Paris, 1966, qui deècrit (p. 395) cette û civilisation du
anca dan
104
ses disciples d' un futur triomphe : Ecce, parat Caesar domito quod defuit
orbi / addere : nunc, oriens ultime, noster eris (Art, 1, 177-178). L' anticipation de la victoire de Gaius, en vue de laquelle Ovide eècrit un veèritable eÊpini`kion, assumant le roêle du paneègyriste de la famille impeèriale (Art, 1, 179-212), eètait une formule stylistique deèjaé consacreèe en eèleègie : Tibulle avait preèvu des exploits extraordinaires pour Messala (1, 7, 5-8 et suiv.) et pour Messalinus (2, 5, 115 et suiv.)
224
Mais c' est
Properce (3, 4), s' imaginant spectateur au triomphe contre les Parthes, appuyeè sur le sein de sa ma|êtresse, qu' Ovide fait reèsonner dans son
Art (1, 179-228). Apreés le passage du char triomphant
225
(Art, 1, 213-
214) et des prisonniers de rang (Ibunt ante duces onerati colla catenis, / ne
possint tuti, qua prius, esse fuga ! Art, 1, 215-216 ; Properce, 3, 4, 13-14), le seèducteur doit faire comme l' Ombrien (3, 4, 16 titulis oppida capta
legam !) et improviser en speècialiste de geèographie et de politique
226
:
Atque aliqua ex illis cum regum nomina quaeret, quae loca, qui montes, quaeue ferantur aquae, omnia responde, nec tantum siqua rogabit ; et quae nescieris, ut bene nota refer. [...] Ille uel ille, duces ; et erunt quae nomina dicas, si poteris, uere, si minus, apta tamen. (Art, 1, 219-228)
Avant de terminer cette liste des lieux publics de l' Art, il faudrait ajouter un compleèment û aquatique ý : le troisieéme livre nous apprend indirectement que le Champ de Mars, lieu des exercices militaires (cf. Virgile, Eneèide, 7, 160-165), et le Tibre tre pour les jeunes hommes
228
227
eètaient des lieux de rencon-
:
spectacle qui trouve son centre de graviteè hors de la domus ý et oué û les rencontres et les occasions se multiplient : banquets, promenades, repreè sentations, jeux de socieèteè, ceèleèbrations religieuses meême, tout favorise, º ou abrite º, la galanterie ý.
224
Voir la reècente eètude de P. Knox, û Milestones in the Career of Tibullus ý, CQ,
55, 1 (2005), p. 204-216, sur ces vers tibulliens. Ovide reprendra cette formule en exil, pour imaginer le triomphe auquel il ne peut assister ( Tristes, 4, 2 ; Pontiques, 2, 1).
225
Voir l' eètude de H. S. Versnel, Triumphus. An Inquiry into the Origin, Development
and Meaning of the Roman Triumph, Leiden, 1970, surtout p. 94 et suiv., pour les diffeèrentes pompae de Rome.
226
Il n' est pas clair pour nous aujourd' hui ce que repreè sentaient ces tituli dans les
triomphes : des cartes ? des paysages peints ? Voir, e.g. P. J. Holliday, û Roman Triumphal Painting : Its Function, Development, and Reception ý, The Art Bulletin, 79, 1 (1997), p. 130-147 (p. 146-147, pour l' Art).
227 Voir J. Le Gall, Le Tibre fleuve de Rome dans l' Antiquite. These pour le doctorat es lettres è é é preèsenteèe aé la Faculteè des Lettres de l' Universiteè de Paris, 1952, p. 367 et suiv., pour les plaisirs urbains du fleuve avant l' eèpoque flavienne (p. 270 le texte d' Ovide).
228
Cf. Horace, Odes, 1, 8, 8 ; 3, 7, 25-28 ; 3, 12, 7.
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
105
Nec uos Campus habet, nec uos gelidissima Virgo, nec Tuscus placida deuehit amnis aqua. (Art, 3, 385-386)
et que les thermes
229
pouvaient eêtre un bon preètexte feèminin pour
fuir le gardien : Cum, custode foris tunicas seruante puellae, celent furtiuos balnea multa iocos. (Art, 3, 639-640)
L' espace priveè est, bien eèvidemment, treés important parmi les lieux de plaisir. Les deècouvertes archeèologiques sur la peinture d' eèpoque augusteèenne nous ont releveè des modeéles des paruae tabellae aphrodisiaques, veèritables û didactic paradigms ý
230
qui deècoraient les maisons des
particuliers et qui û chaque jour corrompaient l' innocence en parlant aux yeux ý (Properce, 2, 6). L' eèleègie ovidienne eèvoque trois maisons ou é l' on peut trouver / faire l' amour : la maison de l' ego amoureux, une chambre aé coucher (Amours, 1, 5, 1-8), qui lui offre ce qu' un otiosus cherche le plus : lectus et umbra (Amours, 1, 9, 42) ; la maison de la femme aimeèe, reèduite aé une porte fermeèe
231
devant laquelle le poeéte
chantait son paraclausithyron (Amours, 1, 4, 62 ; ou bien son û faux paraclausithyron ý
232
, transformeè en prieére au gardien, 1, 6) ; la maison
d' un autre, qui sert de preètexte aé un rendez-vous (Art, 3, 641-644) et, surtout, qui organise un banquet (Amours, 1, 4 ; 2, 5). Le banquet est recommandeè aux hommes pour tomber amoureux, car Venus in uinis ignis in igne fuit (Art, 1, 244), mais aussi aux jeunes femmes, puisque cum Veneris puero non male, Bacche, facis (Art, 3, 762). Les eèleègiaques ont d' ailleurs tous appris aé leurs belles comment y tromper leurs maris (Tibulle 1, 6 ; Ovide, Amours, 1, 4) pour profiter ensemble des plaisirs
229
Sur
les
thermes
romains,
voir
P. Gros,
L' architecture,
Paris,
1996,
p. 388-417
(p. 394-397 pour l' eèpoque augusteèenne aé Rome).
230
Pour le rapport de ces tableaux avec l' Ýuvre d' Ovide, voir M. Myerowitz, û The
Domestication of Desire : Ovid' s Parva tabella and the Theater of Love ý, dans Pornography, eèd. A. Richlin, p. 131-157 (p. 135).
231
Une interpreètation û aé la Derrida ý de cette û barrier between the lover and the ob -
ject of his desire ý comme û increasingly attenuated, but ultimately impermeable, screen between the worlds outside and inside the text ý d' oué cette û illusion that the reader is drawn into the text or that the text materialises itself in the world of the reader ý, est faite par Ph. Hardie, Ovid' s Poetics of Illusion, Cambridge University Press, 2002, p. 3 et suiv.
232
Cf. l' histoire du genre chez H. V. Canter, û The Paraclausithyron as a Literary
Theme ý, AJPh, 41, 4 (1920), p. 355-368 (pour Ovide p. 364-365).
anca dan
106
du repas (Properce, 2, 33, 36-40)
233
. Il est eèvidemment impossible de
voir dans ces reèfeèrences des lieux reèels de Rome : on pourrait conclure que l' espace priveè est aussi discret que la personne de Corinne : multae
per me nomen habere uolunt ... (Amours, 2, 17, 28). Rome n' est pourtant pas le seul endroit oué les femmes sont plus nombreuses que les grains de sable (Art, 1, 254) : le seèducteur peut les trouver encore aux alentours de Rome, aé Ba|ëes
234
, praetextaque litora
uelis, / et quae de calido sulpure fumat aqua (Art, 1, 255-256) oué l' on va pour gueèrir mais Hinc aliquis uulnus referens in pectore dixit / `Non haec, ut
fama est, unda salubris erat.' (Art, 1, 257-258). Ce lieu des plaisirs est bien connu deés la fin de la Reèpublique
236
235
nous
: il fait partie de ce que
accusatores quidem libidines, amores, adulteria, Baias, actas, convivia, comissationes, cantus, symphonias, navigia iactant. C' est une partie de la vie de Clodie cuius in hortos, domum, Baias iure suo libidines omnium commearent (Ciceèron, Pro Caelio, 35 et 38). Un sieécle plus tard, Seèneéque confirme : Ba|ëes est le lieu que sibi celebrandum luxuria desumpsit, le deuersorium ui-
tiorum (Lettres aé Lucilius, 51, 1, 3). Le philosophe se plaint : Videre ebrios per litora errantes [...] et alia quae uelut soluta legibus luxuria non tantum peccat sed publicat, quid necesse est ? [...] Habita turum tu putas umquam fuisse illic M. Catonem, ut praenauigantes adulteras dinumeraret et tot genera cumbarum uariis coloribus picta et fluuitantem toto lacu rosam, ut audiret canentium nocturna conuicia ?
é l' eèpoque impeèriale, Strabon (5, 4, 7) est impressionneè par le luxe A de cette deèpendance de Cumes devenue ville elle-meême : on parlait de ses leègende (Lycophron, Alexandra, 694 et Virgile, Eneèide, 9, 710), de ses qualiteès meèdicales (Vitruve, 2, 6, 2, Celse, 2, 17, Pline l' Ancien, 31, 4-5) et surtout de ses deèlices (Horace, Odes, 3, 4, 21-24) que Properce maudit (1, 11, 27-30 : ah pereant Ba|ëae, crimen amoris, aquae !).
233 234
Sur les femmes romaines au banquet, voir S. Laigneau, La femme, p. 218 et suiv. Voir,
en
premier,
sur
l' archeèologie
et
les
sources
litteèraires,
M. Borriello
et
A. d' Ambrosio, Baiae-Misenum, Firenze, 1979 (Forma Italiae Regio I, vol. XIV) ; aussi, brieévement, S. De Caro et A. Greco, Campania, Guide archeologiche Laterza, 1981, p. 5362, et l' eètude litteèraire de J. H. d' Arms, Romans on the Bay of Naples. A Social and Cultural
Study of the Villas and Their Owners from 150 BC to AD 400, Harvard University Press, 1970, p. 116 et suiv.
235
Pour les sources litteèraires qui preèsentaient Ba|ëes comme lieu de deèbauche, voir
V. Vanoyeke, La Prostitution, p. 104-110. Il faut ajouter les mentions de S. Laigneau, La
femme, p. 226 et suiv., en particulier la comeèdie d' Atta et le mime de Labeèrius qui preèsentaient les relations amoureuses noueèes par des matrones dans les villes thermales.
236
Voir, sur le thermalisme romain et sur Baies en particulier, J. -M. Andreè, La Villeègiature romaine, Paris, 1993 (Que sais-je ? 2728), p. 37 et suiv. (d' Auguste aux Flaviens, p. 50-54).
107
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
Le seèducteur ovidien peut aussi aller aé Aricie, au suburbanae tem-
plum nemorale Dianae, oué la preêtrise annuelle eètait accordeèe per gladios ... nocente manu (Art, 1, 259-260, car regna tenent fortes manibus pedibusque fugaces, / et perit exemplo postmodo quisque suo, Fastes, 3, 271272) : ici encore la statue archa|ëque, combinant les traits de la Chasseresse avec ceux de la Lune
237
, quod est uirgo, quod tela Cupidinis odit a le
pouvoir d' infliger des û blessures ý : multa dedit populo uulnera, multa da-
bit (Art, 1, 261-262). Properce est d' ailleurs suêr d' eêtre trompeè quand Cynthie va dans ce sanctuaire : Cynthia ! sed tibi me credere turba uetat, /
cum uidet accensis deuotam currere taedis / in nemus et Triuiae lumina ferre deae (2, 32, 8-10). On est loin ici de la pureteè d' une deèesse que Properce lui-meême invoque quand sa belle est en danger (2, 28) et de ce lac, antiqua religione sacer, qui uallis Aricinae silua praecinctus opaca / est (Fastes, 3, 261-276). Si apreés cette lecture topographique de l' Art nous reèvisons notre liste de monuments, nous aurons la preuve qu' Ovide, loin d' eècrire des peèrieègeéses, utilise toujours le meême catalogue urbain :
Art d' aimer
Art d' aimer
Art d' aimer
Remeédes aé l' amour
1, 67-228
3, 381-432
3, 633-640
627 ; 670 ; 751
(les hommes)
(les femmes)
(le gardien)
Porticus
Porticus
Templa
Templa
Porticus
Fora
Fora
Theatra
Theatra
Circus
Harena
Circus
Harena
Circus
Templa
Ba|ëae
Theatra
Theatra
Balnea
Ariciae
De plus, encore une fois amator ingenii sui et sui imitator, l' eèrotodidacte reprend ces meêmes monuments deés la deuxieéme partie du premier livre de l' Art : voulant enseigner aé son disciple comment se comporter dans diffeèrentes occasions, il l' ameéne encore une fois, aé co ê teè des femmes, dans les portiques (489-494), il le fait s' asseoir dans le curuo theatro (495-502). Et puisqu' il est si amoureux de Rome, dans
237
Cf. l' eètude de A. Alfo«ldi, û Diana Nemorensis ý, AJA, 64, 2 (1960), p. 137-144,
qui discute les sources numismatiques (un denier de la fin de la Reè publique illustrant la statue et le sanctuaire), eèpigraphiques (inscription-deèdicace de la fin du vi
e
sieécle av.
J.-C., copieèe par Caton et transmise par Priscien, signeèe par les peuples latins), archeèologiques et litteèraires (Virgile, Properce, Ovide, Vitruve, Stace).
anca dan
108
ses souvenirs et dans son imagination d' exileè, il va recreèer les meêmes inventaires de merveilles urbaines : Lieux de la meèmoire Ut tamen hoc fatear, ludi quoque semina praebent
Lieux de l' imagination Te modo Campus habet, densa modo porticus umbra,
nequitiae : tolli tota theatra iube ! Peccandi causam multis quam saepe dederunt,
nunc in quo ponis tempora rara forum ;
Vmbria nunc reuocat nec non Albana petentem
Martia cum durum sternit harena solum !
Appia feruenti ducit in arua rota
Tollatur Circus ! non tuta licentia Circi est :
(Pontiques, 1, 8, 65-68)
hic sedet ignoto iuncta puella uiro. cum quaedam spatientur in hoc, ut amator eodem
Nunc fora, nunc aedes, nunc marmore tecta theatra, nunc subit aequata porticus omnis humo,
conueniat, quare porticus ulla patet ? quis locus est templis augustior ? haec quoque uitet,
gramina nunc Campi pulchros spectantis in hortos
stagnaque et euripi Virgineusque liquor
in culpam siqua est ingeniosa suam
(Pontiques, 1, 8, 35-38)
(Tristes, 2, 1, 280-288) Nos fora uiderunt pariter, nos porticus omnis,
Otia nunc istic, iunctisque ex ordine ludis cedunt uerbosi garrula bella fori.
nos uia, nos iunctis curua theatra locis (Pontiques, 2, 4, 19-20)
usus equi nunc est, leuibus nunc luditur armis, nunc pila, nunc celeri uoluitur orbe trochus ; nunc ubi perfusa est oleo labente iuuentus, defessos artus Virgine tinguit aqua.
Scaena uiget studiisque fauor distantibus ardet, proque tribus resonant terna theatra foris. O quater et quotiens non est numerare, beatum, non interdicta cui licet Vrbe frui ! (Tristes, 3, 12, 17-26)
Les anciens ont lu Ovide et gardeè en meèmoire ses lieux de plaisir : la Rome de Martial est une Rome ovidienne de l' eèpoque flavienne. L' eèpigrammatiste (11, 74, 1-8) refait, aé sa manieére, le catalogue des monuments preèfigureè par Properce (4, 8, 75-78
238
), reèaliseè par Ovide :
Omnia femineis quare dilecta cateruis balnea deuitat Lattara ? Ne futuat. Cur nec Pompeia lentus spatiatur in umbra, nec petit Inachidos limina ? Ne futuat. Cur Lacedaemonio luteum ceromate corpus perfundit gelida Virgine ? Ne futuat. Cum sic feminei generis contagia uitet, cur lingit cunnum Lattara ? Ne futuat.
La Rome des Amours, de l' Art, des Remeédes est la ville des catalogues topographiques des plaisirs. C' est une ville augusteè enne deècoupeèe et ensuite remonteèe, monument par monument, dans les vers ovidiens. C' est une citeè aé mille merveilles pour lesquelles on peut tou-
238 32.
Il faut ajouter aé la seèrie des lieux de plaisirs propertiens, les eèleègies 2, 19 ; 2, 22 ; 2,
109
les lieux de plaisir dans la rome d' ovide
jours trouver mille significations. Tout deèpend du point de vue ... Nous avons tenteè de montrer comment l' eèrotodidactique et l' espace des deèlices qu' elle enseigne eèvoluent, aé partir des conseils d' une lena, personnage d' eèleègie, de comeèdie ou meême eècrivain elle-meême. On a eègalement essayeè de voir ce que les artes des philosophes, des rheèteurs ou meême des techniciens (meèdecins, chasseurs, soldats ou agriculteurs) auraient pu apporter aé celui qui cherchait une meèthode peèdagogique pour ses disciples. Les vers du premier livre de l' Art nous ont servi ensuite de fil directeur : commentant cette liste de portiques, de temples, de forums, de theèaêtres, de jeux des chevaux ou des gladiateurs avec les pompes ludiques ou triomphales, on a pu comprendre l' interpreètation qu' Ovide donnait au monument reèel et aé toute sa tradition litteèraire. On savait bien, meême avant Lueneberg, qu' Ovide aimait bien se reèeècrire lui-meême : on n' avait pourtant jamais montreè comment il reprend les meêmes listes d' eèdifices augusteèens, avec la meême richesse de sens, pour peindre sa Ville. Il l' a fait si bien que des sieécles plus tard, quand la ruine avait enseveli la Rome d' Auguste, ceux qui voulaient revisiter la citeè eèternelle, deècrivaient la Rome d' Ovide
239
. Mais
cela est un autre sujet ...
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239
Nous pensons aé l' Antiquiteè chreètienne et aé la ville de Rome que ces auteurs criti-
quaient (car, aé coêteè d' Augustin, de Tertullien, il faudrait mettre les moins connus, comme Amphiloque d' Iconium et ses Iambi ad Seleucum) ; aé la litteèrature meèdieèvale, nourrie d' Ovide (cf. C. Marchesi, û I volgarizzamenti dell' Ars amatoria nei secoli xiii e xiv ý, Memorie del R. Istituto Lombardo di Scienze e Lettere, Classe di Lettere, Scienze Morali e Storiche, 23 (1914-1917), p. 313-342), qui retrouvait les lieux de plaisirs de l' Art aé Paris, dans les repreèsentations theèaêtrales religieuses ; aé la litteèrature et aé la penseèe moderne, jusqu' aé Kirkegaard, qui imagine une recherche d' amour û at the theater, at concerts, balls and on the promenade ý, cf. E. Downing, û Ovid' s Danish Disciple : Kierkegaard as Reader of the `Ars amatoria' ý, Pacific Coast Philology, 23, 1-2 (1988), p. 22-29 (p. 27).
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L AT I N I TAT E S
Reègine
Chambert
ÂNE ÁQUE ET LA VILLE ÂGIATURE : SE DU BON USAGE DES PLAISIRS EN VOYAGE
Malgreè
le titre de cette eètude, et bien que le voyage, reèel ou sym-
bolique, constitue chez Seèneéque un theéme reècurrent, il ne faut pas s' attendre aé trouver dans ses eècrits une sorte de manuel ou de breèviaire des plaisirs du voyage ; sa prudence coutumieére, voire sa meèfiance envers le plaisir ou les plaisirs, nous offre plutoêt, et nul ne s' en eètonnera vraiment, une mise en garde en ce domaine, en tout cas des conseils
reèpeèteès
visant
aé
obtenir
une
sage
ma|êtrise
des
plaisirs
du
voyage et de la villeègiature, un controêle constant de ces derniers, quand ce n' est pas une pure et simple abstention. Il ne faut pas d' autre part oublier que, pour les anciens, voyage et plaisir ne sont pas neècessairement
lieès,
que
les
deèplacements
sont
plutoêt
pour
eux
geèneèralement synonymes d' eèpreuves et de dangers, que les voyages aé viseèe û touristique ý demeurent rares, et que le plaisir de la deècouverte, du deèpaysement, si rechercheè de nos jours, leur est, le plus souvent, eètranger. Cette reèserve faite º afin de ne pas susciter trop d' espoirs et, par suite, trop de deèceptions º, nous pouvons cependant nous demander quels liens le philosophe eètablit entre le plaisir et le voyage ou la villeègiature, quels sont les plaisirs qu' il admet ou toleére, voire revendique sans la moindre reèserve, quels sont ceux qui suscitent ses critiques, qu' il consideére comme dangereux, ceux enfin qu' il condamne et rejette cateègoriquement.
Plaisir et mouvement le point de vue stoiëcien :
Seèneéque eètant un philosophe d' obeèdience sto|ëcienne, nous pouvons tout d' abord nous interroger sur les dogmes du Portique en ce do maine. Sans vouloir faire un exposeè doctrinal exhaustif, il convient cependant de rappeler que, contrairement au point de vue geèneèralement adopteè par les eèpicuriens, plaisir et mouvement ne sont pas
113
114
reè gine chambert
opposeès pour les sto|ëciens. Le deèsir de bouger, de changer de lieu correspond, selon eux, aé certaines tendances profondes de l' eêtre, aé une sorte d' instinct naturel propre aé l' espeéce humaine : Inuenio qui dicant inesse naturalem quamdam irritationem animis commutandi sedes et transferendi domicilia ...
Je connais des philosophes qui disent que le besoin de changer de seè jour et de deèplacer son habitation est un veèritable instinct ...
1
Ce besoin est lieè aé la nature de l' aême, constitueèe, comme la diviniteè, du feu creèateur (pur
tejniko`n),
principe actif (poioun) aé l' ori-
gine de la formation de l' univers, du mouvement incessant qui le conditionne et deètermine le plaisir divin. Dans la Consolation aé Helvia (VI, 6), Seèneéque s' appuie sur cette origine commune pour expliquer la mobiliteè de l' aême, û vagabonde, incapable de repos et ne trouvant sa joie que dans la nouveauteè ý (uaga et quietis impatiens et nouitate rerum
laetissima) : I nunc et humanum animum, ex iisdem quibus diuina constant semi nibus
compositum,
moleste
ferre
transitum
ac
migrationem
puta,
cum dei natura assidua et citatissima commutatione uel delectet se uel conseruet.
Peux-tu croire, deés lors, que l' aême humaine, formeèe de la meême substance que ces eêtres divins, s' accommode mal des deèplacements et des voyages, quand la diviniteè doit aé cette incessante mobiliteè son plaisir et sa conservation meême ?
1 Ad Heluiam,
2
VI, 6 : pour les textes latins, l' eèdition de reèfeèrence est celle de la Collec-
tion Budeè (Collections des Universiteès de France). Les traductions ont eèteè revues. 2 Ad Heluiam, VI, 8. Comme le precise P. Veyne, Seneque : Entretiens, lettres a Lucilius, è é é è Paris, 1993, p. 54, c' est graêce au feu exceptionnellement fin et actif qui la constitue que la diviniteè peut subsister. En effet, le feu divin ou feu creèateur (pur
tejniko`n),
principe
actif (poioun) aé l' origine de la formation de l' univers, doit eêtre distingueè du feu eèleèmentaire (stoijei on), le feu destructeur (pur
a²tejnon)de
notre vie quotidienne ; le feu creè ateur
est, pour Zeènon, Cleèanthe et Chrysippe, une substance eèternelle, identique aé la chaleur qui anime tous les eêtres vivants, leur permettant de subsister et de se deè velopper. La difficulteè vient de ce que les sto|ëciens eux-meêmes ne sont pas parvenus aé eètablir une terminologie suffisamment claire pour distinguer ces deux sortes de feu : H. Von Arnim,
Stoicorum Veterum Fragmenta, Teubner, Leipzig, 1903-1905, 1. 120 ; voir M. Lapidge, û Stoic Cosmology ý, dans The Stoics, eèd. J. M. Rist, Berkeley, 1978, p. 161 -185, et û Stoic
Cosmology
and
Roman
Literature,
First
to
Third
Centuries
A.D. ý,
dans
ANRW II, 36, 3, 1989, p. 1379-1429, ainsi que F. H. Sandbach, The Stoics, London, 1975, p. 73-74.
seè neé que et la villeè giature
115
D' autre part, il faut aussi relever que, pour les sto|ëciens, la tranquilliteè ne se deèfinit pas par une absence de mouvement, mais plutoêt par un mouvement doux et reègulier, agreèable et harmonieux : Ergo quaerimus quomodo animus semper aequali secundoque cursu eat propitiusque sibi sit et sua laetus aspiciat et hoc gaudium non in terrumpat, sed placido statu maneat, nec attollens se umquam nec de primens. Id tranquillitas erit.
Nous allons donc chercher comment il est possible aé l' aême de se mouvoir d' une allure toujours eègale et aiseèe, satisfaite d' elle-meême, se plaisant aé son propre spectacle et prolongeant indeè finiment cette sensation agreèable, sans se deèpartir de son calme et sans jamais tomber ni dans 3
l' exaltation ni dans l' abattement. Cet eètat sera la tranquilliteè .
Calme ne signifie donc pas, pour Seèneéque, immobiliteè ; cet eètat reèsulte plutoêt d' un mouvement constant et eègal, qui s' associe, chose notable,
aé
une
sensation
agreèable,
engendrant
un
plaisir
doux,
d' intensiteè modeèreèe mais continue, ce qui n' empeêche pas, par ailleurs, un rejet sans ambigu|ëteè du plaisir en mouvement, par essence eèpheèmeére et vain, privileègieè par les cyreèna|ëques : Nec id umquam certum est cuius in motu natura est : ita ne potest quidem ulla eius esse substantia quod uenit transitque celerrime, in ipso usu sui periturum ; eo enim peruenit ubi desinat et dum incipit spectat ad finem.
Il ne peut y avoir aucune fixiteè dans ce qui, par nature, est en mouvement : il ne peut donc pas y avoir davantage de base solide dans ce qui vient et passe treés vite pour s' eèteindre au sein meême de son accomplissement ; car elle [la volupteè] s' efforce d' atteindre le point oué 4
elle cesse, et, deés son deèbut, entrevoit deèjaé sa fin .
Seèneéque lui preèfeére la volupteè stable, le plaisir û catasteèmatique ý, qui reèside principalement dans l' absence de douleur et qui a la faveur du Jardin. û Philosophie de la stabiliteè, l' eèpicurisme attache au mouvement l' ideèe d' imperfection, de meètamorphose malsaine ý, eècrit JeanMarie Andreè. Ainsi s' explique sa philosophie du voyage, ainsi s' exprime sa deè nonciation du plaisir en mouvement. Le vrai plaisir, û catasteè matique ý,
3 4
De la tranquilliteè de l' aême, II, 4. De la vie heureuse, VII, 4.
reè gine chambert
116
reèalise un eèquilibre entre les besoins du sujet et les qualiteè s de l' objet. C' est cette û arithmeètique du plaisir ý qui attire Seèneéque ...
5
Pas de condamnation de principe, neèanmoins, de la part de la philosophie sto|ëcienne, aé laquelle se reèfeére geèneèralement Seèneéque, mais plutoêt une reconnaissance mesureèe des liens qui peuvent exister entre le plaisir et la mobiliteè.
Plaisirs admis et beèneèfiques Quittons aé preèsent la perspective purement doctrinale pour examiner les nombreuses remarques exprimeèes par Seèneéque sur cette question en divers endroits de son Ýuvre. Quels sont tout d' abord les plaisirs du voyage que le philosophe reconna|êt et admet ? Il
approuve,
en
premier
lieu,
pour
les
avoir
expeèrimenteès
lui-
meême, les plaisirs du voyage qui ont un roêle beèneèfique sur la santeè : tels ceux d' un voyage d' agreèment (uoluptaria peregrinatio) apportant 6
deètente et repos aé un homme accableè par les fatigues de sa charge . 7
é la suite de Celse , il recommande, dans la lettre 78, 5, les croisieéres, A les longues navigations, qui peuvent avoir un effet beèneèfique pour la toux et les diverses affections respiratoires. Lui-meême avait eèprouveè ces bienfaits d' une traverseèe, lors du voyage en E è gypte entrepris, aé l' aêge de vingt ans, pour raison de santeè. De meême, dans le De beneficiis,
il
vante
sans
reèserve
la
villeègiature
campagnarde
qui
permet
d' eèchapper aé l' air malsain qui envahit Rome aé certaines peèriodes de l' anneèe, en juillet-aou ê t en particulier, au moment de la canicule
8
:
Nemo Tusculanum aut Tibertinum paraturus salubritatis causa et aes tiui secessus, quoto anno empturus sit, disputat ; cum erit, tuendum est.
5
J.-M. Andreè, û Seèneéque et l' eèpicurisme : ultime position ý, dans les Actes du VII
e
Congreés de l' Association Guillaume Budeè, Paris, 1969, p. 469-480.
6
Ad Polybium, VI, 4.
7
De medicina, I, 1 et IV, 10, 4 : les voyages, et surtout les longues navigations, de
meême que les seèjours au bord de la mer et la pratique de la natation, sont preè coniseès pour soigner la toux. Voir R. Chambert, û Voyage et santeè dans les Lettres de Seèneéque ý, dans Bulletin de l' Association Guillaume Budeè, 4, Paris, 2002, p. 63-82.
8
Cf. Horace invitant Meèceéne aé fuir la Rome estivale pour venir gouêter avec lui la
fra|êcheur de Tibur (Odes III, 29, 17-24) : voir J. H. Michel, û Le paludisme dans l' Italie antique ý, dans Maladie et maladies dans les textes latins antiques et meèdieèvaux, eèd. C. Deroux, Bruxelles, 1998, (Collection Latomus 242) p. 42-61.
seè neé que et la villeè giature
117
Qui veut acqueèrir un domaine aé Tusculum ou aé Tibur pour profiter de l' air salubre et d' une retraite d' eèteè, ne calcule pas en quelle anneèe il 9
acheétera ; s' il s' en preèsente un, il ne doit pas le laisser eèchapper .
Tibur, Tusculum : deux villes situeèes aé une quarantaine de kilomeétres de Rome, et qui eèchappaient en effet, graêce aé leur altitude, aé la malaria qui seèvissait dans la campagne romaine. Pas question donc, en l' occurrence de songer aé reèaliser une transaction immobilieére inteèressante, mais prioriteè absolue au bien-eêtre et aé la santeè. Seèneéque luimeême, aé la fin de l' eèteè 64, quitte Rome pour sa villa de Nomentum, reègion de riches vignobles, aé 25 kilomeétres au nord-ouest de la capitale, afin de soigner une mauvaise fieévre ; et bientoêt il constate avec satisfaction les effets presque miraculeux de ce changement de lieu : Quaeris ergo, quomodo mihi consilium profectionis cesserit ? Ut pri mum grauitatem urbis excessi et illum odorem culinarum fumantium quae motae quicquid pestiferi uaporis sorbuerunt, cum puluere effun dunt, protinus mutatam ualetudinem sensi. Quantum deinde adiec tum putas uiribus postquam uineas attigi ? in pascuum emissus cibum meum inuasi. Repetiui ergo iam me : non permansit marcor ille cor poris dubii et male cogitantis ; incipio toto animo studere.
Tu veux donc savoir ce qui a reèsulteè pour moi de cette deècision de deèpart ? Deés que j' ai eèchappeè aé l' air malsain de la ville et aé ces fumeèes empesteèes
des
cuisines
en
action,
rejetant,
meêleè
aé
la
suie,
tout
ce
qu' elles ont englouti de vapeurs nocives, j' ai tout de suite ressenti une ameèlioration de mon eètat. Tu n' imaginerais pas aé quel point j' ai repris des forces apreés avoir retrouveè mes vignes ! Laêcheè aé la paêture, je me suis jeteè sur ma nourriture. Ainsi donc je suis redevenu moi -meême ; finie cette langueur suspecte et pernicieuse : je me remets ardemment au travail
10
.
Seèneéque n' est pas le seul aé deènoncer les û nuisances urbaines ý : Horace l' a preèceèdeè dans ces mises en garde ; Juveènal, Pline, Martial prendront le relais. Face aé la Ville deèsormais perc°ue comme un espace pathogeéne, Seèneéque vante l' influence bienfaisante de la campagne
11
, du
secessus in uillam, qui lui permet de retrouver aé la fois le bien-eêtre
9 Des bienfaits, IV, 12, 3. 10 Lettres a Lucilius, 104, 6. 11
é
Influence bienfaisante qui entre sans doute pour une grande part dans la constitu -
tion de l' ideèologie romaine de l' otium rusticum, û comme ressourcement physique et re traite studieuse ý, note Ph. Mudry, û Vivre aé Rome ou le mal d' eêtre citadin : reèflexion sur la ville antique comme espace pathogeéne ý, dans Nomen Latinum, Meèlanges de langue,
reè gine chambert
118
et toute sa vigueur intellectuelle. Pour autant, il ne fait pas du change ment de lieu une panaceèe : si le seèjour aé Nomentum lui a permis de retrouver Rome (la
la
vitaliteè,
grauitas loci
la
concentration
que
l' atmospheére
vicieèe
de
) avait diminueèes, c' est que son aême n' eètait pas
atteinte en profondeur (lettre 104, 7) : Non multum ad hoc locus confert nisi se sibi praestat animus, qui se cretum in occupationibus mediis, si uolet, habebit : at ille qui regiones eligit et otium captat, ubique quo distringatur inueniet. Narrant So craten querenti cuidam quod nihil sibi peregrinationes profuissent, respondisse [ferunt] : û Non inmerito hoc tibi euenit : tecum enim peregrinabaris. ý
En ce domaine, le lieu n' exerce pas une grande influence ; il faut que l' aême soit pleinement suêre d' elle-meême ; ainsi, au milieu meême des affaires, elle parviendra aé s' isoler, si elle le souhaite ; en revanche, celui qui seèlectionne ses lieux de villeègiature et court apreés le repos, trouvera partout des motifs de distraction. Socrate, aé ce qu' on raconte, fit cette reèponse aé quelqu' un qui se plaignait de n' avoir tireè aucun profit de ses voyages : `Ce qui t' arrive est tout naturel : c' est en ta propre compagnie que tu voyageais.'
12
Malgreè ces reèserves, Seèneéque reconna|êt donc l' agreèment du voyage, surtout
lorsqu' il
s' accompagne
d' un
mieux-eêtre
pour
le
corps
et
l' esprit. Les autres plaisirs qu' il se pla|êt aé mentionner sont des plaisirs plus subtils, d' essence plus noble, souvent en rapport avec l' amitieè et faisant appel aé une certaine eèleèvation d' esprit. Parmi ces plaisirs que l' on peut qualifier de spirituels, celui de la deècouverte, de la connaissance du monde, qui para|êt aujourd' hui si eèvident, n' est pas omis : le plus priseè semble eêtre celui que donnent la varieèteè infinie de l' univers, les pheènomeénes mysteèrieux, inexpliqueès : Peregrinatio notitiam dabit gentium, nouas tibi montium formas os tendet, inuisitata spatia camporum et inriguas perennibus aquis ualles, alicuius fluminis sub obseruatione naturam siue ut Nilus aestiuo incre mento tumet, siue ut Tigris eripitur ex oculis et acto per occulta cursu integrae magnitudini redditur, siue ut Maeander, poetarum omnium exercitatio et ludus, implicatur crebris anfractibus et saepe in uicinum alueo suo admotus, antequam sibi influxit, flectitur ...
de litteèrature et de civilisation latines offerts au professeur Andreè Schneider
, eèd. D. KnÝpfler, Ge-
neéve, 1997, p. 97-108.
12
Lettres aé Lucilius
, 104, 7.
seè neé que et la villeè giature
119
Les voyages te donneront la connaissance des nations, te feront voir de nouvelles formes de montagnes, des plaines d' une eè tendue inaccoutumeèe et des valleèes arroseèes de sources intarissables, des fleuves offrant toujours aé l' observation quelque pheènomeéne, tel le Nil dont les eaux montent et deèbordent en eèteè, ou bien le Tigre qui dispara|êt et poursuit sous la terre son cours invisible pour ressurgir dans toute sa puissance, ou encore le Meèandre, theéme eèternellement cher aé la fantaisie des poeétes, qui encheveêtre savamment ses courbes et souvent, dans le voisinage de son lit, s' infleè chit encore avant de le retrouver ...
13
Mais la curiositeè purement û touristique ý, telle que nous la concevons, est rare ; la seule exception concerne les charmes de Syracuse longuement eèvoqueès dans la Consolation aé Marcia (XVII, 2-4). Le plaisir qu' il prend aé visiter la villa de Scipion aé Literne est essentiellement un plaisir moral : il se pla|êt aé opposer la simpliciteè austeére du lieu aux habitudes de luxe de ses contemporains (lettre 86, 5) : Magna ergo me uoluptas subiit contemplantem mores Scipionis ac nostros [...] Sub hoc ille tecto tam sordido stetit, hoc illum pauimen tum tam uile sustinuit : at nunc quis est, qui sic lauari sustineat ?
J' ai donc pris un vif plaisir aé consideèrer les habitudes de Scipion par rapport aé celles d' aujourd' hui [...] C' est ce plafond sordide qui abri tait le grand homme ; voici le sol miseèrable qu' ont fouleè ses pas. Mais
qui,
de
conditions ?
nos
jours,
supporterait
de
se
baigner
dans
de
telles
14
Il convient de remarquer, ici comme en d' autres passages, un emploi du terme uoluptas deèpourvu de toute nuance peèjorative, en tant que terme geèneèrique, alors que, bien eèvidemment, lorsqu' il deèsigne le concept philosophique de plaisir, fondement de l' eèpicurisme, il se charge d' une connotation neègative treés forte
15
.
Le plus souvent, le spectacle des beauteès naturelles appara|êt supeèrieur aé la contemplation des chefs-d' Ýuvre artistiques ou des vestiges du passeè
13 14 15
16
. La curiositeè scientifique ou ethnologique semble beaucoup
Lettres aé Lucilius, 104, 15. Lettres aé Lucilius, 86, 5. Je remercie Monsieur Ermanno Malaspina d' avoir attireè mon attention sur cette
distinction seèmantique, lors de la discussion.
16
Le poeéme sur L' Etna, parfois attribueè aé Lucilius, contient une condamnation com -
parable des voyages aé viseèes touristiques ou des peélerinages litteèraires entrepris par certains (v. 567-601).
reè gine chambert
120 plus leègitime l' univers
17
est
. Ce plaisir que procurent l' eètude et l' observation de
en
particulier
le
privileége
de
l' exileè,
dont
l' esprit,
libeèreè des contraintes, peut s' adonner sans reèserve aé tous les travaux, toutes les speèculations ; c' est, en tout cas, ce dont Seèneéque essaie de convaincre sa meére, lors des longues anneèes passeèes en Corse : ... qualem me cogites accipe : laetum et alacrem, uelut optimis rebus. Sunt
enim
optimae,
quoniam
animus,
omnis
occupationis
expers,
operibus suis uacat et modo se leuioribus studiis oblectat, modo ad considerandam suam uniuersique naturam, ueri auidus, insurgit.
... voici l' ideèe que tu dois te faire de moi : je suis joyeux et plein d' en train, comme lorsque tout va pour le mieux. Et tout va veè ritablement pour le mieux, puisque mon esprit, libeèreè de toute preèoccupation, peut se consacrer aé ses propres taêches et tantoêt prendre plaisir aé des travaux plus leègers, tantoêt s' eèlever, dans sa passion de la veèriteè, aé la contemplation de sa nature propre et de celle de l' univers
18
.
Cependant, plus que les joies intellectuelles, ce que Seèneéque se pla|êt surtout aé relever, ce sont les satisfactions morales, inteèrieures, auxquelles le voyage peut donner lieu : plaisir d' exercer sa geèneèrositeè, ses devoirs d' humaniteè en pratiquant l' hospitaliteè, en secourant les eègareès (lettre 91, 51), plaisir d' autant plus pur que le service est rendu de fac°on totalement deèsinteèresseèe ; il s' agit d' un bienfait û improductif ý
sterile beneficium
(
), l' aide fournie aé l' eètranger de passage ou au naufrageè
inconnu que, selon toute vraisemblance, on ne reverra pas, ne laissant espeèrer aucune reèciprociteè : ... interim nos iuuat sterilis beneficii conscientia.
... en attendant, le sentiment d' avoir rendu service sans rien escompter en eèchange n' est pas deèpourvu de charme
19
.
Parmi ces plaisirs d' un genre plus eèleveè figure le plaisir assez inattendu de l' inconfort du voyage, plaisir rare, en tout cas inhabituel pour Seèneéque qui nous fait part de plusieurs de ses expeèriences aé ce sujet. Ainsi, arrivant de manieére inopineèe dans sa villa d' Albe apreés un trajet fatigant et ne trouvant rien de preêt pour sa venue, il deècouvre sa capaciteè aé supporter l' inconfort et meême aé y prendre plaisir :
17 18 19
Par exemple lettre 79, 1 sur Charybde et Scylla, ou encore l' Etna (lettre 79, 2 -4).
Ad Heluiam Des bienfaits
, XX, 1. , IV, 11, 3.
seè neé que et la villeè giature
121
Aestimari non potest quantam uoluptatem capiam ex eo quod lassi tudo mea sibi ipsa acquiescit : non unctores, non balineum, non ullum aliud remedium quam temporis quaero. Nam quod labor contraxit, quies tollit. Haec qualiscumque cena adi[ti] ali iucundior erit
20
.
On ne peut se figurer tout le plaisir que je prends aé laisser ma fatigue passer toute seule : je ne demande ni masseurs, ni bain, aucun autre remeéde que le temps. Car le repos suffit aé effacer les marques de l' effort.
Ce
repas
d' installation
de
fortune
me
sera
plus
agreè able
qu' un
banquet
21
.
C' est pour lui l' occasion de se libeèrer de l' habitude du luxe propre aé son eèpoque et aé son milieu, de gouêter au plaisir nouveau, pour lui, de la frugaliteè
22
:
Necesse est paruo adsuescere
23
. û Il faut absolument prendre
l' habitude de se contenter de peu. ý Meême expeèrience lors d' une eèquipeèe improviseèe, aé la suite d' un mysteèrieux naufrage sur lequel il ne s' explique pas, eèquipeèe qui lui permet de savourer les charmes de la vie au grand air. Appliquant peut-eêtre les lec°ons de l' eècole sextienne et celles du neèo-pythagoricien Sotion dont il avait eèteè le disciple dans sa jeunesse
24
, il transforme
l' aventure en expeèrience de û pauvreteè volontaire ý : Cum paucissimis seruis, quos unum capere uehiculum potuit, sine ullis rebus, nisi quae corpore nostro continebantur, ego et Maximus meus
20
Les banquets offerts par les magistrats ou les preê tres au moment de leur entreèe en
fonction
(aditiales cenae)
eètaient reèputeès pour leur luxe et leur raffinement (cf.
Lettre
95,
41).
21 Lettre 123, 4. 22 Inversement,
il fustige, en ce domaine, les meèfaits indirects des voyages qui, au
prix d' un pillage deèvastateur, font arriver sur les tables une profusion de mets autrefois inconnus, favorisant gourmandise et gloutonnerie, au deè triment du gouêt et de la santeè (Lettres 89, 22 et 95, 18-19,
Ad Heluiam,
X, 2-6 et
De prouidentia,
III, 6) : R. Chambert,
û Voyage et santeè ý, p. 63-82.
23 Lettre
123, 3. Cf. Virgile,
Geèorgiques,
II, 472 :
exiguoque adsueta.
On observe une atti-
tude diffeèrente chez le poeéte Horace qui, lui, recherche le confort en voyage : la satire I, 5, par exemple, celle du voyage aé Brindes, fourmille de remarques sur la qualiteè du g|ête º auberges et relais ou villas hospitalieéres º, celle du chemin, variable selon les eètapes, ou encore de la nourriture : eau plus ou moins abondante et pure, pain excellent aé tel endroit, mais û dur comme une pierre ý
24
(lapidosus)
aé tel autre.
Voir sur ce point l' article de H. Macl. Currie, û Asceticism and the Younger Se -
neca ý
dans
Euphrosyne,
25,
Lisbonne,
1997,
p. 273-280,
I. Lana, û Sextiorum noua et Romani roboris secta ý, in
Classica,
Turin, 1953, p. 1-26, ainsi que A. Oltramare,
et,
l' eècole
sextienne,
Les origines de la diatribe romaine,
Lausanne, 1926, p. 153-189 et C. E. Manning, û The Sextii ý, in sity of Auckland, New Zealand, 1987-1989, p. 16-23.
pour
Rivista di Filologia e di Istruzione Prudentia,
19, 2, Univer-
122
reè gine chambert biduum iam beatissimum agimus. Culcita in terra iacet, ego in cul cita : ex duabus paenulis altera stragulum, altera opertorium facta est.
Avec juste les quelques esclaves qu' une seule voiture pouvait conte nir, sans autres veêtements que ceux que nous avions sur nous, mon ami Maximus et moi menons depuis deux jours une existence abso lument deèlicieuse. Un matelas est eètendu sur le sol, et moi sur le matelas : deux manteaux font office l' un de drap, l' autre de couver ture
25
.
Pour tout repas, quelques figues et un peu de pain (Lettre 87, 3). Ce qui ne l' empeêche pas de reconna|être, et meême avec un certain humour, qu' il n' est pas aussi deètacheè qu' il le croit des contingences exteèrieures (Lettre 87, 4) : Vehiculum, in quod impositus sum, rusticum est ; mulae uiuere se ambulando testantur ; mulio excalcatus, non propter aestatem. Vix a me obtineo, ut hoc uehiculum uelim uideri meum : durat adhuc per uersa recti uerecundia, et quotiens in aliquem comitatum lautiorem incidimus, inuitus erubesco, quod argumentum est ista, quae probo, quae laudo, nondum habere certam sedem et immobilem. Qui sor dido uehiculo erubescit, pretioso gloriabitur. Parum adhuc profeci : nondum audeo frugalitatem palam ferre ; etiamnunc curo opiniones uiatorum
26
.
La voiture oué l' on m' a installeè est une charrette de paysan ; quant aux mules, seule leur marche atteste qu' elles sont en vie ; le muletier va pieds nus, et ce n' est pas aé cause de la chaleur. J' ai beaucoup de peine aé accepter de passer pour le proprieètaire d' un tel veèhicule : elle subsiste toujours en moi cette honte absurde de bien faire ; et chaque fois que nous croisons un eèquipage un peu plus eèleègant, je ne peux m' empeêcher de rougir, preuve que les principes que j' approuve, que je vante, sont encore loin d' eêtre solidement et durablement ancreè s en moi. Qui rougit d' un veèhicule grossier tirera gloire d' un veèhicule de
25 26
Lettre 87, 2. P. Veyne, Seèneéque, p. 873, souligne la û candeur ý de cet aveu : il consideé re que son
û je ý n' est pas une û fiction ý. û L' anecdote et les sentiments sont autobiographiques ; Seè neéque preèfigure un autre reècit de progression et de `conversion' (philosophique ou reli gieuse, il n' importe), Les Confessions de saint Augustin : meême combinaison de sinceèriteè dans l' aveu et de haute conceptualisation philosophique, meê me patheètique autobiographique ý. E. Cizek, L' eèpoque de Neèron et ses controverses ideèologiques, Leiden, 1972, p.
259
va
dans le meême sens lorsqu' il eècrit : û Seèneéque reèprouve souvent un train de vie incompa tible avec ses ideèaux theèoriques et conseille l' autoperfection fondeèe sur une sorte d' autocritique insistante, qui preèfigure l' examen de conscience des chreètiens et qui se traduit ensuite en actes ý.
123
seè neé que et la villeè giature
prix. Pour l' instant mes progreé s sont bien maigres : je n' ose pas encore afficher ma simpliciteè ; je continue aé m' inquieèter de ce que penseront les autres voyageurs
27
.
Tel est le constat que Seèneéque est bien obligeè de faire. Sans tomber dans le snobisme des eèquipages fastueux
(munditiae uehiculorum, Lettre
122, 18), il n' eèchappe pas totalement au û diktat ý des modes et de l' opinion. Le naufrage eèvoqueè, reèel ou symbolique (peut-eêtre accident sur la terre ferme avant d' arriver au port, l' eènigme n' est pas totalement reèsolue), en tout cas un naufrage assumeè d' abord comme expeèrience de deèpouillement, de renoncement, se transforme en naufrage psychologique
28
. Au plaisir de l' austeèriteè, toute temporaire, s' ajoute
celui, sans doute plus amer, d' une dure autocritique et de la perte de quelques illusions sur lui-meême. Mais le domaine dans lequel Seèneéque semble le plus priser les plaisirs du voyage est celui de l' amitieè. En effet, pour lui, l' absence et
27 Lettre 87, 28 Voir, sur
4. cette û eènigme ý, les analyses de G. Allegri, û
un fallimento ý, in
Paideia,
Naufragium feci :
autoanalisi di
54, 1999, p. 85-93. Voir aussi, pour cet eèpisode, la mise au
point treés convaincante de G. Garbarino, û Naufragi e Filosofi, a proposito dell' epistola 87 a Lucilio ý, in
Paideia,
52, 1997, p. 147-156, qui croit, pour sa part, aé un naufrage sans
doute meètaphorique et volontaire.
Naufragium, antequam nauem ascenderem, feci : quomodo acciderit, non adicio
[initio], û J' ai
fait naufrage avant d' embarquer : comment cela a -t-il pu se produire ? Je ne tiens pas aé le reèveèler tout de suite ý. Tels sont les premiers mots de cette lettre 87, qui a susciteè tant d' interrogations et de perplexiteè. Le terme de
naufragium
est utiliseè dans le vocabulaire
du cirque : il deèsigne la chute d' un char pendant la course. C' est peut-eêtre aé cet emploi que Seèneéque fait aussi reèfeèrence, eètant donneè son gouêt pour les meètaphores sportives. Mais l' expression employeèe semble eègalement eêtre une variante de la formule proverbiale û faire naufrage dans le port ý (cf.
Lettre
6 : û Tu fais naufrage dans le port ý (Nauem
14, 15 et Seèneéque Le Peére,
in portu mergis) :
Controverses
II,
ainsi deèbute l' attaque de Pa-
pirius Fabianus contre un peére qui, aé l' exemple de son fils, se livre aé la deèbauche aé un aêge avanceè ; voir encore le recueil de A. Otto,
sarten der Ro«mer, mule,
peut-eêtre
Hildesheim, 1962, article û pour
eèvoquer
un accident
Die Sprichwo«rter und Sprichwo«rtlichen Reden-
portus ý.
Elle rencheèrit meême sur cette for-
survenu
avant l' arriveè e
au
port,
ce
qui
expliquerait l' eèquipeèe improviseèe et l' eètrange eèquipage de Seèneéque, mais aussi pour deèsigner un naufrage psychologique : la deècouverte du peu de progreés accompli dans la voie de la sagesse. Le symbolisme du naufrage comporte donc plusieurs niveaux sur les quels joue Seèneéque. Toutefois, ce qui ressort de la suite de la lettre 87, c' est que le nau frage est assumeè comme expeèrience de deèpouillement, de renoncement aé tous les biens. Seèneéque revit ainsi l' eèpreuve qu' ont connue beaucoup de philosophes de l' antiquiteè , tels E è picure ou Zeènon, eèpreuve authentique dans beaucoup de cas, mais apparaissant ensuite comme un preèalable aé la vie philosophique, une sorte de û propeè deutique ý indispensable : quel meilleur moyen qu' un naufrage pour se deè tacher de tous les biens, de toutes les contraintes, pour aborder librement la philosophie (cf . XIV, 3) ?
De la tranquilliteè ...,
124
reè gine chambert
l' eèloignement conseècutifs au voyage ne nuisent pas aé l' amitieè mais la renforcent, si l' on excepte le vagabondage incessant qui, par la dispersion qu' il entra|êne, met en danger les liens durables : Vitam in peregrinatione exigentibus hoc euenit, ut multa hospitia ha beant, nullas amicitias.
Le lot de ceux qui passent leur vie aé voyager, c' est d' avoir beaucoup d' hoêtes, mais aucun ami
29
.
Contrairement au point de vue souvent exprimeè par les poeétes dans le domaine amoureux
30
, pour lui, la seèparation, la distance, loin de
nourrir l' indiffeèrence, suscitent un rapprochement par le cÝur beaucoup plus fort que lorsque les amis vivent coête aé coête (Lettre 55, 9) : Conuersari
cum
amicis
absentibus
licet,
et
quidem
quotiens
uelis,
quamdiu uelis : magis hac uoluptate, quae maxima est, fruimur, dum absumus.
La compagnie de ses amis absents, on peut l' avoir, aé vrai dire, aussi souvent, aussi longtemps qu' on le veut : car ce plaisir, le plus grand de tous, est plus complet dans l' absence
31
.
Ce n' est pas la peregrinatio, le voyage lointain, qui est le plus redoutable, mais les suburbanae profectiones, les petits deèplacements dans les villas suburbaines, que Seèneéque range parmi toutes ces occupations qui, dans la vie ordinaire, nous empeêchent de voir nos amis. Cette villeègiature û en banlieue ý est finalement plus absorbante, par sa freèquence, qu' un long voyage, et, qui sait, plus funeste aé l' amitieè
32
.
Un autre eèleèment intervient, lorsqu' au voyage se meêle le souvenir : espace et temps se conjuguent alors pour creèer un eètat ambigu º plaisir et douleur aé la fois º, lorsque les lieux font surgir la preèsence de l' ami absent et ravivent la nostalgie :
29 Lettre 2, 2. 30 Les poetes é
se plaisent aé eèvoquer les tourments engendreès par le voyage, en particu-
è leègies I, 11). Parfois lier le risque d' oubli et d' infideèliteè (Horace, Odes III, 7 et Properce, E meême ils demandent au voyage la gueèrison de leurs blessures, comptant sur le temps et la distance pour trouver l' oubli, en vertu du fameux preè cepte û loin des yeux, loin du
è leègies III, 21). cÝur ý (Properce, E
31 Lettre 55, 9. 32 Montaigne,
dans ses Essais (X), semble faire eècho aé ces propos : û Comptez vos
amusements journaliers, vous trouverez que vous estes lors plus absent de vostre amy quand il vous est preèsent : son assistance relasche votre attention et donne liberteè aé vostre penseèe de s' absenter aé toute heure pour toute occasion ý.
seè neé que et la villeè giature
125
Ecce Campania et maxime Neapolis ac Pompeiorum tuorum con spectus incredibile est quam recens desiderium tui fecerint : totus mihi in oculis est
33
.
Voici que la Campanie, et surtout la vue de Naples et de ton cher Pompeèi, ont incroyablement raviveè le regret que j' avais de toi : tu es tout entier devant mes yeux
34
.
é plusieurs reprises, Seèneéque rend compte, aé partir de son expeèrience A intime, de ces jeux subtils de la meèmoire et du sentiment : par la meèdiation du voyage, l' espace abolit le temps et le passeè semble pouvoir revivre : Post longum interuallum Pompeios tuos uidi : in conspectum adu lescentiae meae redductus sum. Quicquid illic iuuenis feceram, uide bar mihi facere adhuc posse et paulo ante fecisse.
Voilaé bien longtemps que je n' avais revu ton cher Pompeè i : je me suis retrouveè face aé ma jeunesse. Tout ce que j' avais fait laé dans la force de l' aêge, j' avais l' impression que je pouvais encore le faire et que cela ne datait que d' hier
35
.
Tels sont les plaisirs affectifs, non exempts de meèlancolie, que le voyage peut susciter.
Il est donc possible d' eètablir une sorte de hieèrarchie des plaisirs admis et eèprouveès par Seèneéque, dans le cadre de la villeègiature ou du voyage, plaisirs qui peuvent appara|être comme accessoires ou inattendus, et qui, le plus souvent, ont besoin, pour eêtre agreèeès, d' une caution morale ou intellectuelle indubitable. Mais il faut bien reconna|ê tre que sa virulence se deècha|êne lorsqu' il s' agit de deènoncer d' autres dangereux plaisirs que favorisent les deèplacements, ceux qui, aé ses yeux, compromettent la santeè physique et morale, ruinent l' eèquilibre et constituent un obstacle majeur aé la sagesse.
33
F. Morzadec, dans sa theése sur
Les Images du Monde,
Universiteè de Paris IV-Sor-
bonne, 1995, p. 327, a bien mis en lumieére, aé propos de l' attachement de Stace pour la Campanie, cette puissance de la meè moire affective, cette valeur eèmotionnelle, û mneèmonique ý, du paysage.
34 Lettre 35 Lettre
49, 1. 70, 1.
reè gine chambert
126
Plaisirs dangereux ou aé proscrire Nombreuses sont les mises en garde aé l' adresse de Lucilius qui ne doit pas multiplier les voyages, de peur d' y rencontrer des objets propres aé ranimer ses passions et aé mettre en peèril la paix de son aême (Lettre 69, 1-2). Le voyage, ferment des deèsirs et des passions, est aé la fois signe et cause d' instabiliteè ; il faut fuir le trouble qu' engendrent de freèquents deèplacements (Lettre 2, 1). Quant aé l' agitation maladive de certains de ses contemporains, la iactatio, Seèneéque, dans un passage bien connu, la preèsente comme une course effreèneèe aux plaisirs, qui deètruit tout plaisir meême : tourbillon hallucinant et absurde, vertige dangereux qui conduit aé la folie et aé la mort, n' engendrant que lassitude et eècÝurement : Inde peregrinationes suscipiuntur uagae et litora pererrantur et modo mari se, modo terra experitur semper praesentibus infesta leuitas ...
36
De laé ces voyages entrepris en tous sens, ces errances le long des coê tes, et cette humeur capricieuse qui s' exerce tantoê t sur mer tantoêt sur terre, toujours insatisfaite de ce qui s' offre aé elle ...
37
Pour concilier plaisir et voyage, il faut eêtre en paix avec soi-meême. Il y a geèneèralement confusion entre la fin et les moyens : il ne faut pas voyager pour gueèrir, mais gueèrir pour pouvoir ensuite prendre plaisir aux voyages. Telle est la lec°on que reèpeéte inlassablement Seèneéque : Ceterum inconstans iam mens quo maxime aegra est lacessitur, mobi liorem leuioremque reddit [istam] ipsa iactatio. Itaque quae petierant cupidissime loca cupidius deserunt et auium modo transuolant ci tiusque quam uenerant, abeunt ...
Du reste, un esprit aé l' humeur deèjaé changeante voit redoubler le mal dont il est preèciseèment atteint : cette agitation ne fait qu' accro|ê tre son besoin de bouger et son instabiliteè. Voilaé pourquoi les sites oué ils avaient couru avec tant d' ardeur, nos gens les abandonnent avec plus d' ardeur encore ; tels des oiseaux de passage, ils s' envolent et dispa raissent plus vite qu' ils n' eètaient venus ...
36
38
Un exemple extreême de cette insatisfaction est celui du conqueèrant entra|êneè, tel
Alexandre, par une aviditeè sans mesure, dans une spirale sans fin (Lettre 119, 7-8).
37 De la tranquillite ..., è 38 Lettre 104, 14.
II, 13.
seè neé que et la villeè giature
127
Pour Seèneéque, le mouvement n' est pas un mal en lui-meême ; il n' est pas un bien non plus, mais il n' est reèellement nocif que s' il s' exerce sur une aême deèjaé malade ; si l' on posseéde la sagesse et la seèreèniteè, le changement de lieu ne peut nuire en rien au bien-eêtre. Le deèplacement n' ajoute pas vraiment au bonheur, mais, du moins, il n' y porte pas atteinte : At cum istuc exemeris malum, omnis mutatio loci iucunda fiet : in ul timas expellaris terras licebit, in quolibet barbariae angulo colloceris, hospitalis tibi illa qualiscumque sedes erit. Magis qui ueneris quam quo, interest, et ideo nulli loco addicere debemus animum.
Mais quand tu auras eèradiqueè ce mal, tout deèpaysement deviendra agreèable : on aura beau te releèguer aux extreèmiteès de la terre, quel que soit le recoin du monde barbare oué l' on t' aura logeè, dans tous les cas, cet endroit sera pour toi un havre hospitalier. La personne que tu es importe plus que ta destination ; et c' est pourquoi nous ne devons en cha|êner notre aême aé aucun lieu
39
.
Pour voyager agreèablement, il faut partir en bonne compagnie : Si uis peregrinationes habere iucundas, comitem tuum sana ...
Si
tu
veux
pagne ...
prendre
plaisir
aé
voyager,
gueèris
celui
qui
t' accom-
40
Le voyage ne gueèrit pas le mal de l' aême ; seules une veèritable reèvolution inteèrieure, une remise en cause totale de soi-meême, prenant appui sur la philosophie et ses grands ma|êtres, peuvent apporter les bouleversements neècessaires, la mutation morale indispensable aé l' eèquilibre de l' aême, et, eèventuellement, aé des voyages heureux. Tel est le sens de l' antitheése fondamentale errare / peregrinari sur laquelle repose cette dialectique du voyage eèlaboreèe par Seèneéque
41
.
Outre ce malentendu qu' il s' eèvertue aé dissiper, c' est sur la villeègiature, la rusticatio, substitut du voyage lointain aé l' eèpoque impeèriale, que Seèneéque concentre ses critiques. Il y voit une incitation permanente aux exceés et aux plaisirs ; responsable du deèveloppement de la luxuria, elle accumule les obstacles sur la route des proficientes. Seèneéque
39
Lettre 104, 4.
40
Lettre 104, 20.
41
Pour un analyse plus preècise de cette reèflexion sur le voyage, voir notre eètude,
Rome : le mouvement et l' ancrage. Morale et philosophie du voyage au deèbut du Principat, Bruxelles, 2005 (Collection Latomus 288), en particulier la troisieéme partie consacreèe aé Seèneéque, p. 119-241.
reè gine chambert
128
reèprouve en particulier la freèneèsie de constructions qu' elle entra|êne ; il s' en prend vigoureusement aux possesseurs de ces villas somptueuses : Quo usque nullus erit lacus cui non uillarum uestrarum fastigia immi neant ? nullum flumen cuius non ripas aedificia uestra praetexant ? Vbicumque scatebunt aquarum calentium uenae, ibi noua deuersoria luxuriae excitabunt. Ubicumque in aliquem sinum litus curuabitur, uos protinus fundamenta iacietis nec contenti solo nisi quod manu fe ceritis, mare agetis introrsus. Omnibus licet locis tecta uestra resplen deant,
aliubi
imposita
montibus
in
uastum
terrarum
marisque
prospectum, aliubi ex plano in altitudinem montium educta, cum multa aedificaueritis, cum ingentia, tamen et singula corpora estis et paruula. Quid prosunt multa cubicula ? in uno iacetis. Non est ues trum ubicumque non estis.
Jusqu' aé quand n' y aura-t-il de lac que ne surmonte le fa|ête de vos villas ? De cours d' eau dont vos eèdifices ne bordent les rives ? Partout oué jailliront des ruisseaux d' eau chaude, de nouvelles stations de plai sirs surgiront. Partout oué la courbure du rivage meènagera une anse, aussitoêt vous poserez des fondations et, ne voulant d' autre sol que ce lui que vous aurez fait ameènager artificiellement, vous irez jusqu' aé repousser la mer. Vos demeures ont beau resplendir en tous lieux, ici sur des hauteurs d' oué la vue domine largement les terres et la mer, laé dans des plaines oué elles se dressent aussi haut que des monts, vous avez beau multiplier ces constructions gigantesques, vous n' en de meurez pas moins de simples individus, de bien petites personnes. é quoi bon tant de chambres ? Vous ne dormez que dans une. Vous A n' avez aucun droit sur une place que vous n' occupez pas
42
.
La recherche obsessionnelle de l' eau et du prospectus, c' est-aé-dire de la perspective, du panorama, conduit aé transformer le paysage, aé porter atteinte aé l' environnement naturel, pour lui substituer, au prix de travaux gigantesques et cou ê teux, un deècor artificiel, seul propre aé satisfaire leur gouêt blaseè : Non uiuunt contra naturam qui fundamenta thermarum in mari ia ciunt et delicate natare ipsi sibi [non] uidentur nisi calentia stagna fluctu ac tempestate feriantur ?
42 Lettre 89, 21. 43 Ces propos rappellent
43
fortement ceux de Seèneéque le Peére dans la Controverse II, 1,
lorsqu' il rapporte les critiques du deè clamateur Papirius Fabianus, ma|être de Seèneéque le Philosophe, deènonc°ant la manie des paysages artificiels et l' inaptitude de certains pro prieètaires aé gouêter les beauteès naturelles : ... ex hoc litoribus quoque moles iniungunt congestis-
que in alto terris exaggerant sinus. Alii fossis inducunt mare ; adeo nullis gaudere ueris sciunt, sed aduersum naturam alieno loco aut terra aut mare mentita aegris oblectamenta sunt. û ... voilaé pour-
129
seè neé que et la villeè giature
Ne vivent-ils pas de fac°on contraire aé la nature ceux qui jettent les fondations de leurs thermes jusque dans la mer et ne croient pas nager assez voluptueusement si les flots souleveè s par la tempeête ne viennent battre leurs bassins d' eau chaude ?
44
C' est donc une veèritable croisade contre l' otium neéque entreprend au fil de sa deècouverte de la
luxuriosum
45
, que Seè-
luxuria campana ;
car ces
entreprises toujours plus dispendieuses et extravagantes, il les attribue essentiellement au deèsÝuvrement qu' engendre la villeègiature quand elle n' est pas utilement employeèe, c' est-aé-dire consacreèe aé l' eètude ; il n' y a pas en effet, pour lui, de convergence entre villeègiature et philosophie ; il ne mentionne pas cette alliance du loisir et de l' activiteè intellectuelle
caracteèristique
de
l' eèpoque
de
Siron
et
de
Philodeéme
º lorsque le golfe de Naples eètait un centre eèpicurien de premier plan º, et que Pline, un peu plus tard, retrouvera dans ses villas. Les stations balneèaires et thermales sont particulieérement viseèes, car sa vision moralisatrice associe immanquablement thermalisme et deèbauche. Ba|ëes, ce ceèleébre fleuron de la villeègiature campanienne, est sa cible favorite : il deèconseille fermement d' y seèjourner, meême s' il en reconna|êt les charmes
46
. Ses obligations et fonctions aupreés de Neèron
quoi, sur les bords de la mer, ils baêtissent des digues et comblent les golfes par des ap ports de terre entasseèe dans leurs profondeurs. D' autres, au moyen de canaux, introdui sent la mer aé l' inteèrieur des terres, tant est grande leur incapaciteè aé gouêter la moindre beauteè authentique, si fort est le besoin qu' eèprouvent ces malades, pour eêtre divertis, é rapd' une imitation mensongeére de la mer ou de la terre contraire aé l' ordre naturel. ý A procher aussi de Sueètone
(Neèron,
31) qui mentionne le creusement d' une piscine, com -
menceèe sous Neèron, du Cap Miseéne au lac Averne, pour y mettre les eaux thermales de Ba|ëes. On trouve aussi aé la fin du livre I du
De ira
(21, 1) une critique comparable de la
transformation du paysage aé laquelle aboutit cette folie de luxe et de travaux. Cf. encore
Thyeste,
v. 459-460,
Le Satiricon
de Peètrone (poeéme sur la Guerre Civile, chapitre 120,
v. 87 aé 93), ainsi que les reèflexions d' Horace concernant les constructions sur moê le au bord du golfe de Ba|ëes (Odes II, 18, 20 et
sq.,
III, 1, 33-36 et III, 24, 3-4), ses remarques
sur ceux qui û s' acharnent aé repousser les bords de la mer qui gronde devant Ba|ë es, refusant d' avoir, pour seule richesse, la terre ferme du rivage ý ( Odes II, 18, 20-22) :
marisque
Bais obstrepentis urges / summouere litora, / parum locuples continente ripa. 44 Lettre 122, 8. 45
Voir l' article de J .-M. Andreè, û
Otium
et vie contemplative dans les
lius ý, dans Revue des Eètudes Latines, 40, 1962, p. 125-128. 46 Cf. la lettre 55, 7. Voir a ce sujet les remarques de é
sur la Campanie balneèaire,
Lettres aé Luci-
J. H. D' Arms dans son eè tude
Romans on the bay of Naples. A Social and Cultural Study of the
Villas and their Owners from 150 B.C. to A.D. 400, p. 119 : û Favored site of the emperors'
Cambridge Massachussets, 1970,
Campanian recreation, boasting exceptional
natural endowments in her curving shores, sparkling waters, myrtle groves and mineral springs, Baiae also offered exotic delights to uninhibited seekers after pleasure, and, as in the late Republic, a favorite topic to denouncers of luxury and corruption ý : û Lieu de seèjour favori des empereurs et malgreè des avantages naturels exceptionnels, Ba|ë es de-
reè gine chambert
130
l' ameénent aé suivre la cour impeèriale dans ces lieux peu freèquentables, qu' il s' empresse de fuir aussitoêt qu' il le peut, enviant Lucilius qui, lui, en Sicile, beèneèficie de la noble influence de l' Etna : Tu
istic
montem
habes [...]
Aetnam,
nos
editum
utcumque
illum
possumus,
ac
nobilissimum
contenti
sumus
Siciliae
Bais,
quas
postero die quam attigeram reliqui, locum ob hoc deuitandum, cum habeat quasdam naturales dotes, quia illum sibi celebrandum luxuria desumpsit.
Toi, laé-bas, tu as l' Etna, cette montagne eèleveèe, la plus ceèleébre de la Sicile [...] quant aé nous, faute de mieux, nous avons duê nous contenter de Ba|ëes, que j' ai quitteèe deés le lendemain de mon arriveèe ; lieu aé fuir, en deèpit de certains avantages naturels, car le plaisir l' a eè lu pour demeure
47
.
Affirmation corroboreèe par Ovide qui signale Ba|ëes, ses eaux chaudes et sulfureuses º aé plus d' un titre º, parmi les lieux offrant une chasse facile aux seèducteurs en mal de rencontres
48
. Les stations balneèaires ne
sont pas recommandeèes au sage, pas plus Ba|ëes que Canope, cette station sur le Nil aux ameènagements luxueux, bien connue pour ses mÝurs dissolues et dont les canaux permettaient de reèunir les plaisirs de l' eau, de la musique et de la table. Seèneéque preècise cependant que ce ne sont pas les lieux eux-meêmes qui sont responsables des exceés, mais leur freèquentation, ideèe souligneèe par la formule deuersorium uitiorum, û l' auberge des vices ý (Lettre 51, 3), par laquelle il qualifie Ba|ëes, variante de celle qui figure dans la lettre 89, 21, deuersoria luxuriae. La dolce vita campanienne, dont il fait un tableau suggestif, n' est pas faite pour le sage (Lettre 51, 4) : Non tantum corpori, sed etiam moribus salubrem locum eligere de bemus : quemadmodum inter tortores habitare nolim, sic ne inter po pinas
quidem.
Videre
ebrios
per
litora
errantes
et
comessationes
nauigantium et symphonarium cantibus strepentes lacus et alia, quae
meure, comme dans les derniers temps de la Reè publique, la cible habituelle des pourfen deurs du luxe et de la corruption ý.
47
Lettre 51, 1.
48
Art d' aimer, I, 255-258 : Quid referam Baias praetextaque litora Bais / Et, quae de calido
sulphure fumat, aquam ? / Hinc aliquis uulnus referens in pectore dixit / `Non haec, ut fama est, unda salubris erat' : û Faut-il parler de Ba|ëes, de la coête qui longe Ba|ëes et de ses sources chaudes oué fume une eau sulfureuse ? En les quittant, plus d' un, portant au cÝur une blessure, s' est eècrieè : `Non, ces eaux ne sont pas aussi salubres qu' on le dit.' ý.
seè neé que et la villeè giature
131
uelut soluta legibus luxuria non tantum peccat, sed publicat, quid ne cesse est ?
49
Nous devons choisir un lieu beèneèfique aé la santeè du corps tout autant qu' aé nos reégles de vie : de meême que je ne voudrais pas loger parmi les bourreaux, je ne voudrais pas non plus vivre au milieu des taver nes. Avoir sous les yeux des gens ivres errant le long des rivages, des parties de plaisir en bateau sur les lagunes bruissantes de chants et de concerts, et tous les exceés que la deèbauche, comme affranchie des lois, commet et eètale au grand jour, est-ce bien neècessaire ?
50
Le meilleur exemple des effets deèleèteéres de l' amoenitas campanienne, de sa douceur tieéde et amollissante (fomenta), est, bien entendu, celui d' Hannibal et de son fatal quartier d' hiver aé Capoue (Lettre 51, 5). Alors que la haute montagne, malgreè la reèpulsion qu' elle inspire geèneèralement aux Romains, dope les eènergies, les plaisirs et la douceur climatique les aneèantissent. Ceux qui sont lieès au thermalisme et aux eaux chaudes sont aé proscrire tout particulieérement º Seèneéque, lui, eètant psychroluta
51
, amateur de bains froids :
Quid mihi cum istis calentibus stagnis ? Quid cum sudatoriis, in quae siccus vapor corpora exhausurus includitur ? Omnis sudor per labo rem exeat.
Qu' ai-je aé faire de ces bains chauds, de ces eètuves emplies de vapeur seéche propre aé eèpuiser le corps ? Que seul le labeur fasse couler notre sueur
52
.
Qui aspire aé la vertu et aé la liberteè doit choisir des lieux plus austeéres : His cogitationibus intentum loca seria sanctaque eligere oportet : effe minat animos amoenitas nimia nec dubie aliquid ad corrumpendum uigorem potest regio.
Celui qui nourrit de telles preèoccupations se doit de choisir un seèjour austeére et vertueux ; un environnement trop charmant amollit les
49
è leègies, I, 11 ; le poeéte supplie Cynthie de quitter cette station dont il Cf. Properce, E
redoute l' influence neèfaste (v. 27-30) : Tu modo quam primum corruptas desere Baias : / multis
ista dabunt litora discidium, / litora quae fuerant castis inimica puellis : / a pereant Baiae, crimen amoris, aquae ! : û Quitte au plus toêt Ba|ëes la corrompue : bien des ruptures verront le jour sur ces rivages, ennemis de la vertu des filles ; maudites soient Ba|ë es et ses eaux, oué l' amour trouve sa perte ! ý.
50 Lettre 51, 4. 51 Lettres 53, 3 52 Lettre
51, 6.
et 83, 5.
reè gine chambert
132
aêmes et il ne fait aucun doute que l' endroit oué l' on reèside peut contribuer aé ruiner l' eènergie
53
.
Reèflexions qui apportent un contrepoint aé la theése de l' autarcie morale : Seèneéque semble ici admettre une certaine permeèabiliteè de l' eêtre aux lieux, aux circonstances, plus grande sans doute dans le cas du proficiens que dans celui du sage accompli. Il deèveloppe meême une sorte de theèorie des climats, en accord avec celle de Posidonius D' Apameèe dans ses Meèteèorologiques
54
, qui, divisant la spheére terrestre en plusieurs
zones climatiques, attribue les diffeèrences physiques et psychologiques entre les peuples aé la diffeèrence de tempeèrature et aé l' ensoleillement ineègal des lieux consideèreès : un climat trop doux favorise la mollesse, tandis que les terres rudes donnent des paysans laborieux et des soldats courageux (Lettre 51, 10). L' eèvocation de Caton lui permet d' opposer les plaisirs relaêcheès de la villeègiature aé la vie rude du guerrier : Habitaturum tu putas umquam fuisse ibi M. Catonem, ut praenaui gantes adulteras dinumeraret et tot genera cumbarum uariis coloribus picta et fluuitantem toto lacu rosam, ut audiret canentium nocturna conuicia ? Nonne ille manere intra uallum maluisset quod in unam noctem manu sua ipse duxisset ? Quidni mallet, quisquis uir est, som num suum classico quam symphonia rumpi ?
Crois-tu que Caton aurait pu un jour habiter un pareil endroit, pour compter les femmes perdues glissant sur l' eau sous ses yeux, ces in nombrables embarcations aux peintures barioleè es et ces roses jonchant toute la surface du lac, pour entendre les roucoulades nocturnes des chanteurs de seèreènades ? N' aurait-il pas mieux aimeè rester aé l' abri du retranchement qu' il aurait eèdifieè de sa propre main pour une seule nuit ? Quel homme veèritable n' aimerait pas mieux eê tre tireè du sommeil par une trompette que par la musique d' un orchestre ?
55
C' est par ce tableau des feêtes galantes et des plaisirs nocturnes de la dolce vita campanienne que se clo ê t le proceés de Ba|ëes. Aux plaisirs de l' eau, de l' amour, des parfums et de la musique, le moraliste oppose les eèpreuves et la rudesse de la vie guerrieére, rejoignant ainsi, dans cette vision seèveére de la villeègiature maritime, les valeurs de l' ideèal û vieux romain ý.
53 54
Lettre 51, 10. Voir l' eèdition de I. G. Kidd des fragments de Posidonius (1972) et l' eè tude que
M. Lafranque a consacreèe aé ce philosophe : Poseidonios d' Apameèe. Essai de mise au point, Paris, 1964, p. 435-438.
55
Lettre 51, 12.
seè neé que et la villeè giature
133
Conclusion
Ainsi donc, bien que sto|ëcien et se plaisant aé reèpeèter que le mouvement est inscrit par essence dans la destineèe humaine, Seèneéque se montre plutoêt circonspect quant aux plaisirs du voyage et de la villeègiature. Admettant ces plaisirs s' ils contribuent au bien-eêtre, s' ils sont utiles aé la santeè, il se pla|êt surtout aé mentionner ceux qui lui procurent des joies morales et affectives eèleveèes, ou qui le font progresser dans l' apprentissage de l' austeèriteè. Le plus souvent, c' est une condamnation en reégle aé laquelle il se livre ; deènonc°ant les faux plaisirs du voyage, ceux qui n' entra|ênent qu' illusions et insatisfaction, il concentre ses attaques sur la villeègiature et la freèneèsie de luxe qu' elle deècha|êne. Peu sensible aé l' amoenitas campanienne dont il souligne les effets pernicieux incarneès par Ba|ëes, il se pose plutoêt en censeur implacable, nostalgique des Scipion et des Caton. Outre ce qui est sans doute aé mettre au compte du tempeèrament personnel de Seèneéque, entrent certainement en jeu dans cette attitude diverses influences : les theémes de la diatribe et des deèclamations qui, depuis longtemps, lui eètaient familiers par son peére, sa jeunesse austeére marqueèe par le pythagorisme et les lec°ons de l' eècole sextienne, enfin les exceés de la cour neèronienne dont il eètait le teèmoin, peuvent aussi avoir accentueè son rigorisme, les jugements seèveéres qu' il porte sur la villeègiature et le voyage, leurs plaisirs vains et dangereux pour qui veut s' engager sur la voie de la sagesse.
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L AT I N I TAT E S
Anne
Raffarin
ÂCOUVERTE DES LIEUX DE PLAISIR LA REDE PAR LES HUMANISTES Le
18 mai 1416, Poggio Bracciolini
Niccoli
2
1
adresse aé son ami Niccoloé
3
depuis Baden , en Allemagne, une lettre enthousiaste dans
laquelle il relate sa visite des thermes de la ville. Il y deècrit une atmospheére preèrousseauiste de bonheur aé l' eètat de nature : une sorte d' eèpicurisme bien compris, ou é hommes et femmes deèveêtus dans les bains sont libres de se livrer avec la personne de leur choix aux activiteè s de leur choix, sans jalousie ni drame, puisque l' ideèe de proprieèteè n' existe pas. Poggio deècouvre donc le bonheur d' un peuple insouciant qui s' amuse et converse librement et qui eèprouve dans les bains des plaisirs sans doute diffeèrents de celui que les anciens pouvaient eèprouver dans les thermes, mais tout aussi intenses. La preèsence des thermes s' imposait aux yeux des Romains du Quattrocento qui se trouvaient en pleine ville face aé des eèdifices eènormes
dont
Biondo
5
ils
jugeaient
souvent
la
citent Ammien Marcellin
taille 6
extravagante.
Poggio
4
et
qui s' eètonnait deèjaé devant les
lauacra in modum prouinciarum. Les adjectifs que Biondo emploie le plus 1
Poggio Bracciolini : Florentin, neè en 1380, il se rendit aé Rome en 1403 et ne tarda
pas aé rejoindre la curie pontificale oué il eut pour colleégue Flavio Biondo. Il participa au concile de Constance en 1415 et profita de ce voyage pour explorer les bibliotheé ques d' Allemagne mais aussi de Suisse et de France. Le deè but de sa carrieére se deèroula en grande partie aé l' eètranger d' oué il rapporta une abondante reècolte de manuscrits. Il regagna Rome durant le pontificat de Martin V pour ne quitter la Curie qu' en 1453, lors qu' on lui offrit la charge de chancelier de Florence. Il eè crivit notamment le De uarietate
Fortunae, ouvrage commenceè en 1431 et acheveè en 1448.
2
Niccoloé Niccoli (1364 aé 1437) fut le destinataire privileègieè des lettres du Pogge. Flo-
rentin, il fut lui aussi l' un des grands noms de l' humanisme qu' il employa toute sa vie a faire rayonner aé Florence. Grand lecteur, importateur et collectionneur de livres anciens (Ammien, Ciceèron, Pline), il Ýuvra beaucoup pour la constitution du fonds de la biblio theéque laurentienne. Il apprit le grec aé Florence avec Manuel Chrysoloras et devint un brillant helleèniste.
3
E è d. Tonelli, Turin, 1964, p. 1-10.
4 De uarietate Fortunae,
livre I, eèd. J.-Y. Boriaud, Les Belles Lettres, 1999, p. 27.
135
anne raffarin
136
souvent pour eèvoquer les proportions des ruines sont ingentes, immensae,
maximae,
insanae.
D' ailleurs,
Biondo
nous
apprend
qu' aé
son
eèpoque, tout eèdifice de taille imposante se voit attribuer, quelle qu' ait pu eêtre sa fonction antique, le nom de û thermes ý. Plus geèneèralement, la taille imposante des constructions Romaines teèmoignait aux yeux ê ge et de la Renaissance de la grandeur de Rome. C' est du Moyen A ce qu' exprime la formule d' Hildebert de Lavardin souvent reprise aé la Renaissance : û Roma quanta fuit ipsa ruina docet ý. D' autres eèdifices posseèdaient cette caracteèristique, mais les lettreès du premier humanisme eurent l' intuition que ces lieux de plaisir constituaient un espace essentiel dans la vie et les activiteès des Anciens : un lieu de plaisir, certes, mais aussi un lieu d' eèchange et de culture. En outre, les descriptions relatives aé leur ameènagement et au train de vie luxueux qu' on y menait eèvoquaient quelque chose de fabuleux. Il se trouve qu' aé Rome, la plupart des baêtiments les mieux conserveès et les plus impressionnants eètaient voueès au plaisir. Gu«nther eècrit
7
: û De tous les
eèdifices antiques que la Renaissance connaissait, les plus prestigieux eètaient consacreès au divertissement populaire : theèaêtre, amphitheèaêtre, cirques, stades et thermes [...] Toutefois, la principale caracteèristique de ces baêtiments eètait qu' ils servaient au divertissement, alors que les ê ge, grands eèdifices de la Renaissance, comme d' ailleurs du Moyen A c' est-aé-dire, les eèglises, les reèsidences de l' aristocratie et les institutions du pouvoir bourgeois, incarnaient les forces dominantes de la socieèteè ý. La redeècouverte des lieux de plaisir est d' abord une redeècouverte
mateèrielle
qui
se
fait
dans
des
conditions
qui
rendent
leur
identification et leur analyse extreêmement complexes. Puis nous verrons que cette reèapparition est assortie de jugements porteès sur les activiteès
qui
s' y
deèroulaient.
Si
les
reècits
anecdotiques
de
l' Histoire
Auguste constituent une source privileègieèe pour deècouvrir les pratiques et les exceés qui se rattachent aé l' utilisation de ces diffeèrentes compoê ge a santes urbanistiques, les Ýuvres des philosophes que le Moyen A
5
Flavio Biondo : originaire de Forl|é, neè en 1392, il fut secreètaire de plusieurs gouver-
neurs de province du Nord de l' Italie avant d' eêtre nommeè secreètaire apostolique (1433) sous le pontificat d' Eugeéne IV. Il accompagna le pape aé Florence durant l' exil de la curie et rencontra aé cette occasion les plus grands humanistes de l' eèpoque : Alberti, Poggio Bracciolini, Leonardo Bruni ... Il est l' auteur, entre autres, de trois grands textes : en 1446, la Roma instaurata, en 1453, l' Italia illustrata, et en 1459, la Roma triumphans.
6
Roma instaurata,
p.
ii
½
1.
Cf.
R. Cappelletto,
ûRecuperi
Ammianei
da
Flavio
Biondoý, Nota e discussione erudite, Rome, 1983, p. 53 sqq.
7
H. Gu«nther, û La redeècouverte de l' Antiquiteè ý, dans L' architecture de la Renaissance
italienne de Brunelleschi aé Michel Ange, Paris, 1995, p. 277.
la redeècouverte des lieux de plaisir par les humanistes
137
contribueè aé reèinteègrer au domaine commun de la philologie, offrent matieére aé reèflexion eèthique sur le sujet.
La redeècouverte mateèrielle Les thermes Biondo au deèbut du livre II de sa 8
thermes .
Poggio
Bracciolini,
pour
Roma instaurata sa
part,
sur
deènombre douze
les
sept
9
thermes
qu' on lui avait signaleès, ne parvient aé en identifier que cinq
10
. Cet
eècart s' explique par une exploration des lieux sans doute moins approfondie mais aussi par un acceés aé des sources plus ou moins exhaustives. Car la redeècouverte des lieux de plaisir deèpend aussi de la redeècouverte des textes qui traitent des lieux de plaisir, textes qui sont parvenus aux humanistes avec leurs lec°ons parfois surprenantes, parfois compleétement incompreèhensibles. Or, c' est l' eèpoque ou é la redeècouverte mateèrielle se fait plus par les textes que par l' enqueête
in situ,
faute de campagnes de fouilles meèthodiques. Les monuments quelles qu' aient eèteè leur taille et leur fonction reèapparaissent dans un fatras de ruines indeèchiffrables parfois impossible aé identifier. Aussi les humanistes, qui sont peut-eêtre avant tout les hommes des livres, redeècouvrent-ils les monuments, tout autant sinon plus, dans les manuscrits des auteurs anciens que sur le site oué certains se rendent, en perdant parfois l' espoir d' y retrouver des traces claires du passeè monumental de Rome. En effet, meême si d' immenses eèdifices se dressaient devant les yeux des Romains du Quattrocento, il demeurait encore difficile de deèterminer la fonction preècise et la deènomination des nombreux eèleèments composant ces vastes installations. Pourtant, des textes leur fournissent des informations mateèrielles preècieuses. C' est pourquoi il est impossible de seèparer la redeècouverte mateèrielle des ruines de leur eèvocation livresque. La difficulteè que preèsentent toutefois ces reèfeèrences est lieèe aé la plus ou moins grande qualiteè de la copie parvenue aux humanistes et c' est parfois aé un veèritable travail de deèchiffrement qu' ils doivent se livrer pour acceèder aé l' information, l' effort de re-
8 Roma instaurata,
II ½1 :
Thermas in urbe duodecim fuisse compertum habemus : Agrippinas,
Neronianas, Titi Vespasiani, Domitianas, Antonianas, Alexandrinas, Gordianas, Seuerianas, Dioclitianas, Aurelianas, Constantinianas et Nouatianas. 9 De uarietate fortunae, IV : thermas publicas septem fuisse accepimus (lauacra plebis in modum prouinciarum, ut Ammianus Marcellinus refert).
E è d. J.-Y. Boriaud, F. Coarelli, Belles Lettres,
1999, p. 26.
10
Ceux de Diocleètien, Caracalla, Constantin, Alexandre Seè veére et Domitien.
anne raffarin
138
construction du texte preèceèdant l' effort de reconstruction, ne serait-ce que virtuelle, du site. Dans le cadre de son enqueête sur les thermes de Caracalla, Biondo se reèfeére au reècit du biographe de l' Histoire Auguste qui deècrit d' un point de vue technique les proceèdeès de construction de la vouête de la pieéce appeleèe cella solearis. Or, le manuscrit de l' Histoire Auguste que consultait Biondo donne celsa solearis et tous les manuscrits de la Roma instaurata
11
reèpeétent celsa solearis marquant de la
sorte le point de deèpart d' une discussion archeèologique qui ne trouvera sa reèponse deèfinitive qu' au
xx
e
sieécle. Une analyse des Ýuvres
qui ont imiteè puis perfectionneè et enfin deèpasseè
12
la Roma instaurata de
Biondo reèveéle que ces deux termes sont ou bien reproduits ou bien eèludeès ou bien corrigeès en cella solearis. Mais au-delaé du probleéme textuel que pose la lecture du manuscrit, les interrogations furent nombreuses sur l' interpreètation aé donner aé cette peèriphrase
13
. D' abord
perc°ue comme une sorte de terrasse permettant l' exposition au soleil (en raison suêrement de la racine Sol, et il faudrait alors corriger solearis en solaris), elle peut aussi eêtre examineèe aé la lumieére de deux autres eètymologies : solea, la sandale et solium, la baignoire. Pour ce qui
11
Flavio Biondo, Roma instaurata : livre II, ½ 9 : Antonianae thermae, Bassiani Antonini
Caracallae opus, quarum superiori loco ex Haelio Spartiano facta est mentio, nunc etiam sunt notis simae. Suntque in regione olim Piscina Publica et ad uiam Ardeatinam, ubi hinc ad septentrionalem plagam ecclesia est Sanctae Priscae, inde ad orientem solem, Sanctorum Nerei et Achilei ecclesia at que Sancti Sixti monasterium ipsas thermas e regione respiciunt. De his Spartianus in ipsius Anto -
celsam solearem architecti negant posse ulla ratione fieri nisi qua facta est. Nam ex aere uel cupro cancelli nini Caracallae uita scribit : Opera Romae reliquit thermas nominis sui eximias quarum
suppositi esse dicuntur quibus cameratio tota concredita est. Et tantum est spatii ut id ipsum potuisse fieri negent docti mechanici.
12
Giovanni Tortelli, De orthographia, Rome 1450 : Antonianae thermae quae Bassiani
Antonii Caracallae fuere sitae fuerunt teste Spartiano in regione piscina ad uiam ardeatinam nunc iuxta coenobium sancti Xisti et ecclesiam Sanctae Priscae ac Sanctorum Nerei et Achillei. Quarum
celsam soleariam
eodem referente auctore architecti negabant posse ulla ratione fieri nisi qua facta
est (eèd. 1477, non pagineèe). Francesco
Albertini,
Opusculum
de
mirabilibus
nouae
et
ueteris
urbis
Romae
(Rome,
cellam solearem architecti negant posse ulla imitatione qualis facta est fieri ... Codice topografico della
1510) : Thermae antoninianae adhuc uisuntur semidirutae apud ecclesiam sancti Syxti quarum
cittaé di Roma, p. 470. Bartolomeo Marliani, Topographia Vrbis Romae : De his thermis Spartiani sunt haec uerba. Romae reliquit thermas sui nominis eximias quarum
cellam solearem
architecti negant posse ulla
alia ratione fieri nisi qua facta est. Nam ex aere uel cupro cancelli suppositi esse dicuntur quibus con cameratio tota concredita est. Et tantum est spatii ut id ipsum potuisse fieri negent docti mechanici. Rome, 1544, p. 99.
13
Lexicon Topographicum Urbis Romae, V, p. 42. Cf. F. G. de Pachteére, û Sur la cella so-
è cole Franc°aise de Rome, 29 (1909), p. 401 aé learis des thermes de Caracalla ý, Meèlanges de l' E 406 et J. de Laine, û The cella solearis of the baths of Caracalla. A reappraisal ý, Papers of the British School in Rome, 55 (1987), p. 147-155.
la redeè couverte des lieux de plaisir par les humanistes
139
concerne la racine solea, on peut noter que l' Histoire Auguste mentionne l' entrelacs de barres de bronze sur lesquelles repose la vouê te et qui ferait penser aux lacets de cuir des sandales
14
. Si l' on examine le
probleéme aé la lumieére de la troisieéme et dernieére eètymologie possible, solium,
la
baignoire,
on
comprend
que
cellam solearem,
deèsigne
la
grande salle aé plan basilical qui garde encore visible une partie de sa vou ê te et qui correspond au caldarium. La difficulteè pour le lecteur moderne est de savoir ce que Biondo entendait vraiment par celsa solearis. é une salle reèserveèe aé Pensait-il aé une esplanade deèvolue au bronzage ? A la baignade ? Comprenait-il lui-meême le sens de cette expression deèsignant une reèaliteè dont la visualisation concreéte sur le site ne lui eètait pas encore possible mais qui, figurant dans un texte antique, ne pou vait eêtre eèludeèe. L' humaniste semble avoir eu l' intuition qu' il s' agissait laé d' un passage essentiel susceptible de nourrir le deèbat archeèologique durant plusieurs sieécles.
Les lieux de spectacle Avant d' aborder l' analyse des lieux de plaisir tels que les theèaêtres, amphitheèaêtres et cirques, il faut preèciser que les humanistes heèritaient ê ge ou d' une vision des lieux de spectacle deèformeèe par le Moyen A é l' on consideèrait que les spectateurs eètaient assis dans une salle obscure placeèe au milieu du theèaêtre. Cette conception se rencontre encore aé la ê ge dans des miniatures illustrant les manuscrits des fin du Moyen A pieéces de Teèrence. Les lettreès de la Renaissance, graêce aé la description du theèaêtre d' Emilius Scaurus dans l' Histoire Naturelle de Pline au texte de Vitruve dore
17
16
15
, graêce
et aussi, nous le verrons, aux lettres de Cassio-
, parviennent aé se faire une ideèe assez preècise du theèaêtre qu' ils
deèfinissent comme un demi Coliseèe consacre
aé
ce
monument,
la
18
. Dans le deèveloppement qu' elle
Roma
instaurata
de
Biondo
fournit
l' exemple d' une erreur spectaculaire introduite dans le texte par une lacune du manuscrit de Cassiodore : lorsqu' il eèvoque le Coliseèe
19
,
Biondo se reèpand tout d' abord en lamentations sur la cession des
14
Vie de Caracalla, IX, 4 : û Car l' ensemble de la vouê te repose, dit-on, sur une super-
position de barreaux de bronze et de cuivre ... ý Traduction A. Chastagnol, Paris, 2002, p. 417.
15 16 17 18
Histoire naturelle, XXXVI, 113. De l' architecture, livre V, chapitres 3 aé 9. Variae, III, 49 et IV, 51. Biondo, Roma instaurata, II ½ 1 : amphitheatrum quasi in unum iuncta duo uisoria recte
constat.
19
III ½ 5, 6, 7.
anne raffarin
140
pierres de cet amphitheèaêtre par Theèodoric aux citoyens Romains alors que ces derniers avaient l' intention de restaurer les murs de leur citeè. Bien que le nom de Theèodoric apparaisse sur certains blocs de pierre des remparts de la muraille Aureèlienne
20
, on ne trouve aucune
mention de l' utilisation des pierres du Coliseèe par Theèodoric. Or, la lettre de Cassiodore
21
que Biondo cite pour expliquer l' origine de la
destruction du Coliseèe, fut adresseèe par Theèodoric aux habitants, non pas de Rome, mais de Catane, en Sicile. S' appuyant sur sa source, Biondo para|êt su ê r de lui lorsqu' il affirme qu' un lieu de spectacles contigu au Coliseèe a disparu de fond en comble
22
. Pourquoi situer
preèciseèment cet autre lieu de spectacle preètendument deètruit aé proximiteè du Coliseèe ? Il faut se reporter aé la fois au paragraphe 1 du livre III ou é Biondo cite la theèorie de Cassiodore sur la formation d' un amphitheèaêtre : Et comme en grec, on appelle û theèaêtre ý, uisorium en latin, un heèmispheére, il est clair que l' on a appeleè aé juste titre û amphitheèaêtre ý deux theèaêtres reèunis l' un aé l' autre
et au paragraphe 5 : Il nous semble que des deux theèaêtres dont Cassiodore preètend qu' ils eètaient reèunis pour former un amphitheèaêtre, la partie qui subsiste aujourd' hui sous le nom de Coliseèe formait l' areéne. De semblables eèdifices qui sont encore conserveès l' un aé Veèrone, l' autre aé Pola en Illyrie, sont appeleès û areénes ý. La deuxieéme partie, plus vaste et, plus justement appeleèe û amphitheèaêtre ý, a succombeè aé la vieillesse et aé son propre poids, en meême temps que sombrait l' Empire. Nous voulons le prouver par un teèmoignage digne de confiance : tandis que l' Ostro goth Theèodoric reègnait en ma|être sur Rome [...], le Seènat et le peuple Romain deèsirant restaurer les remparts que les Visigoths avaient en partie eèventreès, et qui avaient en partie succombeè aé la vieillesse, reèclameérent les pierres de l' amphitheèaêtre pour cette reènovation.
L' amphitheèaêtre raseè aé l' eèpoque de Theèodoric (en reèaliteè celui de Catane) serait donc le deuxieéme uisorium constituant l' amphitheatrum. Le manuscrit dont Biondo disposait ne devait pas faire eètat de l' adresse initiale : Honoratis possessoribus defensoribus et curialibus Catinensis ciuitatis
20
Corpus Inscriptionum Latinorum, XV, n
21
Variae, III, 49.
22
II ½ 5 : uidetur autem nobis ex duobus uisoriis quae in amphitheatro simul iuncta fuisse uult
o
1663.
Cassiodorus eam partem quae nunc extat Colosseus dicta fuisse harenam [...] Altera autem pars et maior et certiore uocabulo amphitheatrum appellata [...] uetustate et ipso pondere subsedit.
la redeè couverte des lieux de plaisir par les humanistes
141
Theodoricus Rex et rien n' indique, dans le corps meême de la lettre, que Theèodoric ne s' adresse pas aux Romains. C' est pourquoi Biondo est si su ê r de lui lorsqu' il affirme qu' un lieu de spectacles contigu au Coli seèe a disparu de fond en comble. La difficulteè topographique aé laquelle il se voit confronteè du fait de l' existence de ce deuxieéme lieu de spectacles, le contraint aé eètablir une distinction subtile mais speècieuse entre les termes amphitheatrum et arena. Le Coliseèe est qualifieè d' arena tandis que l' autre lieu de spectacle supposeè devient l' amphi-
theatrum. Seul ce dernier aurait accueilli les luttes cruelles de l' amphitheèaêtre
puisque
Biondo
cite
une
autre
lettre
de
Cassiodore
dans
laquelle ce dernier expose la cruauteè des jeux qui se deèroulaient preèciseèment dans l' amphitheatrum. Cet exemple est sans doute le plus repreèsentatif
de
la
difficulteè
que
comportaient
pour
les
humanistes
l' interpreètation et l' utilisation des informations livreèes par les teèmoignages
textuels
antiques
dans
le
cadre
de
leur
reconstruction
de
Rome. On voit bien aé quel point Biondo peut eêtre embarrasseè et induit en erreur par les scories avec lesquelles lui sont parvenus certains manuscrits. Si les premiers humanistes eètaient veèritablement confronteès aé des probleémes insurmontables, on peut faire appara|être les progreés que leurs inlassables recherches ont introduits dans la connaissance des lieux consacreès au plaisir. Si l' on suit les diffeèrentes eètapes de la localisation du cirque flaminien, on ne peut que constater que de Biondo (1446) aé Fulvio
23
(1527), intervient une eèvolution spectaculaire dans
la localisation du cirque flaminien graêce aé une l' analyse complexe construite sur la confrontation de trois auteurs : Varron, Tite-Live et Asconius Pedianus. Tout d' abord, Biondo confond cirque flaminien et stade de
Domitien
24
: il eècrit, dans
le
chapitre sur
les thermes
d' Alexandre Seèveére :
23
Andrea Fulvio : neè vers 1470 aé Palestrina, il fit une partie de ses eètudes aé Rome et
mourut vraisemblablement aé l' occasion du sac de Rome par Charles-Quint en 1527. Il fut un disciple assidu de Pomponio Leto dans son acadeèmie romaine et entra en relation avec le milieu humaniste romain de la fin du Quattrocento. En 1513, il compose en hexameétres une description de la citeè : les Antiquaria urbis qu' il offre au pape Leèon X. Celui l' encourage aé reèdiger en prose une version augmenteèe de ces commentaires : para|êtront en 1527 chez Mazzochi les Antiquitates urbis inspireèes de la Roma instaurata mais incluant les grandes Ýuvres de la Renaissance : la nouvelle eè glise Saint-Pierre, le nouveau Capitole, la bibliotheéque vaticane ...
24
II, ½ 7 : Alexandrinas eas fuisse thermas tenemus quarum ingentes ruinae ab ecclesia Sancti
Eustachii et aedibus Iohannis Baroncelli, iureconsulti, et a campo Sanctae Mariae Rotundae, hinc ad Aenobarbum siue, ut uulgus appellat, Lombardorum plateam et circum Flaminium, nunc Agonem, inde ad binas paene turres Iohannis Moroni, prothonotarii Reatini, uariis in locis uidemus attolli.
anne raffarin
142
Nous consideèrons que [les thermes] d' Alexandre eètaient ceux dont nous voyons se dresser les immenses vestiges aé divers endroits, depuis l' eèglise Saint-Eustache, la demeure du jurisconsulte Giovanni Baron celli et l' esplanade de Sainte-Marie Rotonde, d' un coêteè jusqu' aé la place des Ahenobarbi (ou, comme on l' appelle communeè ment û Place des Lombards ý), et jusqu' au Circus Flaminius (aujourd' hui û Agon ý), et de l' autre, presque jusqu' aux deux tours de Giovanni Moroni, protonotaire de Rieti. Qu' il s' agisse des thermes d' Alexandre et non d' autres, nous l' avons deèduit de la description que fait Sextus Ruffus de la neuvieéme reègion, celle du cirque flaminien, dans laquelle il inclut aé la fois le Pantheèon et les deux thermes : ceux d' Agrippa et ceux d' Alexandre.
Cette confusion se trouvait deèjaé dans l' itineèraire d' Einsiedeln dont
circus flamineus. Ibi sancta Agnes
l' auteur indique :
25
. Ce qui permet
d' affirmer que la confusion est preèsente chez Biondo, c' est l' assimilation du cirque flaminien au cirque dit û agonal ý. Il ne reprend pas aé son compte l' information, pourtant juste, qui figurait dans les
lia :
le cirque Flaminien se situait preés du Tibre
jourd' hui, pont F. Albertini
26
Fabricius), preècision qui
Biondo se meèfiait des vio (1527) lisation.
28
reprise en
1510
Mirabilia.
Il faut attendre les
Antiquitates
27
(aupar
, mais
de Ful-
pour que soit vraiment discuteèe la question de cette loca-
Toute
flaminiens :
sera
Opusculum de mirabilibus urbis Romae
dans son
Mirabi-
ad pontem Iudeorum
la
difficulteè
repose
dans
la
localisation
in prata flaminia ubi nunc aedes Apollinis
campum flaminium
chez Varron
30
des
preès
chez Tite-Live
29
,
. Ces auteurs antiques mentionnent le
domaine d' Apollon et les jeux apollinaires, rappelant ainsi la preè sence d' un temple d' Apollon dans ce secteur. D' ailleurs, le lien avec Apol lon n' a pas eèchappeè aé Biondo qui eècrit au livre III ½ 38 :
Quod autem Alexandrinae fuerint hae et non aliae, colligimus ex descriptione Sexti Ruffi nonae re gionis Circi Flaminii, in qua Pantheonem et binas thermas Agrippinianas et Alexandrinas ponit . 25 Die Einsiedler Inschriftensammlung und der Pilgerfu«hrer durch Rom (codex Eisidlensis 326). ë bersetzung und Kommentar, Wiesbaden, 1987, Facsimile, Umschrift, U 26 Francesco Albertini : ne a Florence dans la deuxieme moitie è
é
é
p. 145.
è du
xv
e
sieécle, moine aé
Florence de 1493 aé 1510, il mourut aé Rome entre 1517 et 1521. Il se serait initieè aé l' art é Rome, en 1510, il publie chez l' imprimeur pictural sous la conduite de Ghirlandaio. A Mazzochi l' Opusculum
de mirabilibus nouae et ueteris urbis Romae,
Ýuvre diviseèe en deux
parties : la premieére traite de la Rome antique, la seconde, de la citeè moderne.
27 Codice topografico, 28 Fol. 56 r.
IV, p. 474.
29 Histoire Romaine, III, 63, 7. 30 De la langue latine, V, 154.
la redeè couverte des lieux de plaisir par les humanistes
143
La transformation du nom û Circus Flaminius ý en û Agon ý ne devra que treés peu eètonner ceux qui savent que le nom û Agon ý est commu neèment attribueè aé n' importe quel type d' activiteè, quel que soit l' endroit
dans
lequel
elle
est
publiquement
repreèsenteèe.
Et
dans
la
si
consideèrable et incompreèhensible mutation de toutes les deènominations qu' ont subie les eèdifices de la ville de Rome, celle-ci semble pluto ê t
acceptable
puisque
le
lieu
meême
a
accueilli,
alors
que
Rome
n' eètait pas encore aé son apogeèe, des repreèsentations de nombreux jeux ou spectacles. Mais encore aé notre eèpoque, si l' on y preête bien attention, on ne pourra que mettre en lumieére la similitude avec les jeux Apollinaires.
Et plus loin, ½ 40, au sujet de l' eèglise Saint-Apollinaire, il ajoute : Pandolphe, eècrit
31
: Hadrien premier, pontife Romain, baêtit l' eèglise
Saint-Apollinaire aé l' endroit oué se trouvait jadis un temple d' Apollon.
Il s' agit de l' eèglise Saint Apollinaire aé proximiteè de la place Navone. Donc, le domaine d' Apollon est localiseè chez Biondo dans le secteur du stade de Domitien, non pas parce qu' il sait oué se situait le temple d' Apollon, mais parce qu' il sait que s' y deèroulaient les jeux apollinaires, ce qui aboutit aé une erreur que le Liber Pontificalis l' encourageait malheureusement aé commettre. Reste aé localiser le secteur en question. Fulvio trouve la reèponse chez Asconius Pedianus
32
qui eèvoque deux temples d' Apollon : celui
du Palatin bien su ê r et celui qui se trouve extra portam Carmentalem inter
forum olitorium et circum flaminium. Les informations contenues par cette nouvelle source permettent donc de situer le domaine d' Apollon dans un tout autre endroit. La suite du texte est treés inteèressante car Fulvio nomme sans le nommer l' illustre preèdeècesseur qui, via la Roma instau-
rata, lui a leègueè une meèthode d' investigation, un corpus de textes et un nombre non neègligeable d' avanceèes
33
:
31 Liber Pontificalis, ed. Duchesne, I, p. 504. è 32 In orationem in toga candida, ½ 80-81 : Ne tamen erretis, quod his temporibus aedes Apollinis in Palatio fuit nobilissima, admonendi estis non hanc a Cicerone significari, utpote quam post mortem etiam Ciceronis multis annis Imp. Caesar, quem nunc Diuum Augustum dicimus, post Actiacam uictoriam fecerit : sed illam demonstrari quae est extra portam Carmentalem inter forum Holitorium et circum Flaminium. Ed. A. C. Clark, Oxford, 1966, p. 90.
33
Fol. 56 r : Extat hodie pulcherrima circi forma in medio nunc centro urbis quem agonem no-
minant eo quod in eo olim Agonalia fierent appellatus [...] Insedit autem iam ferme omnium mentibus pertinacissima opinio hunc esse circum Flaminium ex uerbis Liuii ita scribentis : in prata flaminia ubi nunc est aedes Apollinis iam tunc apollinarem appellabant, conuenere. Quam opininem secutus Pandulphus Lateranensis ecclesiae ostiarius, scribit Hadrianum primum condidisse templum
anne raffarin
144 Se dresse aujourd' hui
une treés belle silhouette de cirque en plein
centre de la ville d' aujourd' hui, que l' on appelle Agon parce que les
Agonalia s' y deèroulaient jadis [...] Se trouve pourtant ancreè e dans l' esprit de presque tous la croyance extreêmement tenace que ce cirque eètait le cirque flaminien par reèfeèrence aé Tite-Live qui eècrit : ils se reèunirent dans les preès flaminiens oué se trouve aujourd' hui le temple d' Apollon ;
on
l' appelait
deèjaé
aé
l' eèpoque
Apollinar. Suivant cette
opinion Pandolphe, sacristain du Latran, eècrit que le pontife Hadrien premier a eètabli le sanctuaire du martyre Apollinaire aé coêteè du cirque flaminien. Les propos d' Asconius Pedianus semblent annuler et ruiner ces affirmations. Ceux qui, par la suite, ont suivi l' opinion de Pan dolphe n' ont pas lu Asconius Pedianus retrouveè il y a quelque temps sous le pontificat de l' excellent pape Nicolas V durant duquel le Flo rentin
le
Pogge
l' a
deècouvert.
venons-en
Mais
au
deèbat
sur
la
localisation : si le cirque flaminien est celui que nous avons citeè plus haut en nous reèfeèrant aé Pedianus, le cirque agonal qui aujourd' hui est le plus beau de tous, eètait deèsigneè chez les Anciens par le nom qu' il porte encore aujourd' hui, comme le pensent certains.
La confrontation de ces Ýuvres permet de saisir une penseè e en perpeètuel approfondissement et de percevoir le caracteére novateur du travail des humanistes qui ont recours aé toutes les sources disponibles et notamment aux textes antiques, seuls susceptibles de confeèrer l' auctori-
tas aé leurs propos, pour parvenir aé une veèriteè qui ne sera pas remise en doute par la confrontation avec la reèaliteè du site. L' on comprend, aé la lumieére de cet exemple, que l' une des causes de l' erreur commise par Biondo et reproduite sans contestation par ses successeurs est l' ignorance des commentaires de Pedianus jusqu' aux environs de 1455. Nous voyons donc aussi aé quels aleèas sont exposeèes leurs enqueêtes.
Les aspects culturel et philosophique de la redeè couverte Pour ce pan de la redeècouverte, encore une fois, ce sont les reèapparitions des grands textes qui influencent les jugements des humanistes sur
les
lieux
de
plaisir.
Des
textes
aé
caracteére
anecdotique
tout
d' abord : l' Histoire Auguste pour les thermes comme nous l' avons dit,
Apollinaris martyris iuxta circum flaminium. Quae omnia Pediani uerba destruere et conuellere uidentur. Verum qui Pandulphi opinionem postea secuti sunt non inspexerunt Pedianum Asconium ante hos annos repertum sub optimo principe Nicolao V cuius pontificatu Poggius Florentinus Pedianum adinuenit. Sed ueniamus ad locorum discussionem : si circus Flaminius est quem uerbis Pediani supra scripsimus, Circus Agonis qui hodie omnium pulcherrimus est quo nominine apud ueteres appellabatur Agonis circus sicut nunc, uel ut quidam opinantur.
la redeè couverte des lieux de plaisir par les humanistes
145
les Variae de Cassiodore pour les jeux de l' amphitheèaêtre. Des textes philosophiques aussi comportant des jugements moraux, et dans ce domaine, les Lettres aé Lucilius de Seèneéque sont privileègieèes, parfois assortis des jugements treés critiques de Pline sur la folie qui a preèsideè aé certaines constructions. Avant meême de juger les activiteès qui s' y deèroulaient, les humanistes, effareès par les baêtiments qu' ils deècouvrent, se font l' eècho de la reèprobation exprimeèe deés l' Antiquiteè. S' il n' y a pas d' eèmotion estheètique face aux ruines, c' est que la stupeèfaction est trop grande face aé ces geèants de l' Antiquiteè pour que l' on puisse prendre en consideèration les criteéres du beau. Ce qui commence en revanche aé se profiler, c' est un deèbat sur l' architecture, qui s' approfondira
tout
Alberti
34
d' abord
avec
la
parution
: le De Re aedificatoria
35
du
traiteè
en 1453, puis au
de
xvi
Leon
Battista
e
. Nous distin-
guons les preèmices d' une perception hieèrarchiseèe de l' Antiquiteè qui n' est plus abordeèe comme une entiteè globale que l' on peine aé deèchiffrer. En effet, les humanistes ont deèjaé l' intuition, meême si l' ideèe d' eèvolution des styles leur est encore eètrangeére, que les diffeèrents contextes politiques, moraux et religieux ont donneè lieu aé diffeèrents types de projets architecturaux. On voit s' exprimer une conception selon laquelle le deèclin de la Reèpublique a entra|êneè une corruption des mÝurs toujours plus pousseèe et une deècadence geèneèrale de la culture. Ce pheènomeéne deècrit par Biondo
36
dans plusieurs textes et
repris par ses successeurs du Quattrocento, n' est pas exempt de conseèquences sur leurs jugements estheètiques et l' on estime que malgreè sa pompe, l' architecture de l' eèpoque impeèriale eètait marqueèe par une baisse
de
la
qualiteè
artistique
puisque
les
grands
ideèaux
eèthiques
avaient fait place au gouêt du luxe. C' est ce que reèveélent les reècits de l' Histoire Auguste rapporteès, non sans fascination dans les traiteès du
xv
e
par des auteurs amuseès des deèbordements des empereurs dont on
se pla|êt aé rappeler qu' ils se baignaient six aé sept fois par jour, organi-
34
Leon Battista Alberti : durant ses anneè es de formation, Alberti coêtoie les meêmes
humanistes que Biondo : Francesco Barbaro, Filelfo, Panormita ... Il seè journa aé Rome de 1428 aé 1432 oué il se rapprocha des humanistes employeès aé la curie d' Eugeéne IV et suivit le pontife dans son exil aé Florence aé partir de 1434. Durant une dizaine d' anneèes, son parcours ne diffeére plus de celui de Flavio Biondo. Il est l' auteur de nombreux traiteè s sur la peinture, la sculpture, les matheèmatiques. Il eècrivit aussi en 1434 une Descriptio urbis Romae : le texte se compose d' une preèface et de tables numeèriques deèfinissant les coordonneèes rectilignes de chaque eèdifice afin qu' apparaisse clairement sa position sur le plan. En 1453 para|êt le De re aedificatoria, inspireè du De architectura de Vitruve.
35
L' art d' eèdifier, texte traduit, preèsenteè et annoteè par P. Caye et F. Choay, Paris,
2004.
36
Notamment Roma instaurata, II ½ 1.
anne raffarin
146
saient pique-nique et parties fines dans le cadre des bains. Dans son chapitre sur les thermes, Biondo oppose la sacro-sainte seèveèriteè des mÝurs en vigueur sous la reèpublique au luxe impeèrial qui est, aé plusieurs reprises, rendu responsable des extravagances de toutes sortes mais d' abord architecturales. Il eècrit au deèbut du livre II : Le gouêt des empereurs pour le luxe atteignit un tel degreè qu' en aucun domaine ils ne conservaient modeèration ni sobrieèteè. Ils ont deèpasseè la juste
mesure
et
les
proportions
des
thermes
et
des
bains,
comme
l' avaient fait auparavant de nombreux citoyens pour les jardins. C' est pourquoi, sous le nom de thermes, furent eèdifieès par de nombreux empereurs des eèdifices extravagants
37
.
Les lieux de spectacle dont les structures architectoniques et les fonctions sont exposeèes de fac°on treés preècise et treés exhaustive, font eègalement l' objet d' appreèciations seèveéres. C' est par exemple, en reèfeèrence aé Pline
38
Caius
Curion
, le deètail de la construction des deux theèaêtres sur pivot par pour
les
jeux
funeébres
en
l' honneur
de
son
peére
(Biondo, II ½107), la description de l' immense theèaêtre de Pompeèe
39
(Biondo, II ½108) ou l' incroyable luxe que deèploya Marcus Scaurus
40
lors
d' une
repreèsentation
dans
un
theèaêtre
seulement
temporaire
(Biondo, II ½106). Dans l' image que les humanistes se forgent de l' Antiquiteè , tout ce qui releéve d' une recherche excessive du plaisir, c' est-aé-dire de la las-
ciuia, est a priori condamneè. Or, dans ce domaine, l' imagination des Romains n' avait pas de limites. Les exceés des empereurs (Neèron exigeant que parvienne jusqu' aé ses thermes l' eau de la mer, par exemple) font l' objet d' un jugement reèprobateur meêleè d' une certaine fascination. Les hommes de la Renaissance s' efforcent de trouver des explications aé ce que l' on pourrait assimiler aé la luxuria. Pour les bains, se pose au premier chef le probleéme de la mixiteè. Biondo penche plutoêt pour la non mixiteè en repoussant aé une eèpoque deèjaé tardive de l' Empire cette deèrive intoleèrable introduite, selon lui, par Heèliogabale. Mais les humanistes du
xvi
e
sieécle continueront aé s' interroger sur la
question de la mixiteè en reèpondant plutoêt par la neègative tant cet usage aurait sembleè contraire aé la dignitas, vieille vertu Romaine.
37 Principum ergo eo luxuria perducta ut nulla in re modestiam sobrietatemque seruarent. Thermarum illi et balneorum sicut prius hortorum multi ciues fecerant modum mensuramque excesserunt. Itaque thermarum nomine insana sunt extructa a multis aedificia.
38 Histoire naturelle, XXXVI, 116. 39 Tacite, Annales, XIV, 20, 21. 40 Ibid.,
XXXVI, 2, 5 et 24, 113.
la redeè couverte des lieux de plaisir par les humanistes Biondo, qui qualifie dans la preèface de sa Rome triomphante
41
147
la Rome
ancienne de speculum, exemplar, imago, doctrina omnis uirtutis et dans la preèface de la Roma instaurata
42
de uirtutum alumna, puise ses lec°ons de
morale dans la Rome classique. Gu«nther note aé propos des thermes que û Biondo et ses nombreux eèpigones s' offusqueérent que des eèdifices d' une telle majesteè aient pu servir aé une activiteè aussi triviale ... Alberti (De re aedificatoria, VIII, 10) et ses multiples successeurs parvinrent aé reèsoudre ce dilemme en montrant que les bains eètaient associeès aé des activiteès plus eèleveèes : le deèveloppement du corps eètait favoriseè par des traitements theèrapeutiques et des exercices de gymnastique, tandis que bibliotheéques, museèes, lieux de culte et de discussions philosophiques contribuaient aé celui de l' esprit ý
43
. Biondo, dans sa tenta-
tive de reèhabilitation, va jusqu' aé attribuer une fonction politique aux thermes : II ½ 4. Certains ont fait bon usage des bains. Cependant, nous consta tons que certains empereurs en ont fait un usage honneê te et judicieux : lorsque le peuple Romain, se reèunissant dans ces baêtiments, se baigne et s' amuse, lorsqu' il observe ceux qui jouent, il tempeé re aé cette occasion les frimas durant l' hiver et la canicule durant l' eè teè, rendant ainsi plus serein le climat geèneèral de la citeè. Nous montrerons le moment venu, qu' aé l' origine, c' est pour cette raison que l' on institua les cir ques, les theèaêtres et les amphitheèaêtres.
Objet d' une reèprobation nettement plus vigoureuse que le laisser-aller plus ou moins toleèreè dans les thermes : les jeux, meême s' il est malaiseè de deècider si les humanistes reprennent vraiment aé leur compte les condamnations sans appel qu' ils peuvent lire chez un Seèneéque ou dans certaines pages de Pline l' Ancien. Ce qui intrigue par-dessus tout les auteurs du
xv
e
sieécle qui seront suivis en cela par ceux du sieécle
suivant, c' est qu' un peuple de conqueèrants, ma|être du monde entier, puisse gouêter ce genre de spectacle. Dans la Rome triomphante, Biondo qui consacre un long deèveloppement aux spectacles, conclut sous la rubrique detestatio ludorum en citant la lettre de Ciceèron aé Marius (Fa-
miliares, VII, 1) : û Mais quel plaisir peut eèprouver un homme cultiveè aé voir un pauvre diable deèchireè par un fauve puissant ou un magnifique animal transperceè d' un eèpieu ? ý. Mais encore une fois, pour leègitimer ces exceés, les humanistes deèveloppent des arguments politiques
41 42 43
E è d. Baêle, 1559, p. 1-2. E è d. A. Raffarin-Dupuis, Paris, 2005, p. 11. H. Gu«nther, û La redeècouverte ý, p. 279.
anne raffarin
148 ou eèthiques. Biondo
44
explique que les souverains faisaient construire
ces baêtiments afin que le peuple rassasieè de spectacles, de jeux et de luxe, ne perturbe pas l' ordre de la citeè. Alberti
45
tente de sauver la reè-
putation de ces monuments en leur preêtant une fonction eèthique : ils pourraient inciter aé imiter les actes heèro|ëques des grands hommes dont ils eèvoquaient le souvenir. Lorsque l' on aborde ces textes par ordre chronologique, on cons tate que les exposeès theèoriques sur les lieux de spectacle, qui preèceédent dans les textes du Quattrocento l' analyse des activiteès qui s' y deèroulaient, disparaissent des Ýuvres des savants du sieécle suivant. Chez Fulvio, Albertini ou Marliani, on ne trouve plus d' eècho des jugements de Pline, Seèneéque ou Boeéce qui constituaient dans la penseèe humanistique du Quattrocento les phares de la reèflexion sur les lieux de plaisir. En effet, au
xvi
e
sieécle, une fois passeè le stade de la stupeèfaction
face au caracteére aé la fois monumental et incompreèhensible des ruines, une fois accompli le travail de deèfrichage et de deèchiffrage, on pouvait passer aé une autre eètape, en l' occurrence, l' analyse des composantes architecturales des baêtiments et c' est sur ce point que l' on peut conclure. Les textes aé caracteére topographique du
xvi
e
deviennent beaucoup
plus concrets et dressent un eètat des lieux beaucoup plus preècis. L' ornementation des thermes, les Ýuvres d' art qui s' y trouvaient, aussi bien grecques que Romaines, la chronologie des deècouvertes successives qui s' y sont deèrouleèes est exposeèe avec une grande clarteè. On peut avancer une raison pour expliquer ce deècalage entre des textes que seèpare moins d' un sieécle : dans la deuxieéme moitieè du Quattrocento, on commence aé fouiller les baêtiments de fac°on meèthodique et l' on a une connaissance de plus en plus preècise des composantes et des fonctions des eèdifices. Dans le cas des thermes de Diocleètien, laé ou é Biondo ne voyait que colonnes coucheèes aé demi enfouies, Albertini, qui eècrit en 1510 l' opusculum de mirabilibus nouae et ueteris urbis Ro-
mae
46
, apreés les deècouvertes deècisives de Pomponio Leto, eèvoque des
bustes qu' il a lui-meême deègageès et des fragments de marbre portant des inscriptions qu' il a lui-meême deèchiffreèes. Et dans un texte qui lui fait largement eècho, Fulvio eècrit en 1527 aé propos des thermes de
44
Entre autres, Roma instaurata, III ½ 11.
45 De re aedificatoria, 46 Codice topografico,
VIII, 1-2. IV, p. 471.
la redeè couverte des lieux de plaisir par les humanistes
149
Diocleètien 47 : û Les empereurs suivants disposeérent aé cet endroit des statues des empereurs anciens et reècents dont les bustes et certains membres extraits de leurs cachettes souterraines tout comme ceux conserveès sur place derrieére les ruines des thermes ont eèteè transporteès en partie au Capitole, en partie aé Florence. Se dressent encore aujourd'hui de treés hautes vouêtes, de gigantesques colonnes et tout aé l'entour, des eèdifices vouêteès de forme circulaire d'une taille et d'une capaciteè consideèrables ý. BIBLIOGRAPHIE Textes anciens
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,
47
A. Fulvio, Antiquitates, fol. 37v (1527) : Secuti principes posuere ibi statuas et seniorum et
et nouorum imperatorum quorum capita et fragmenta aliqua corporum eruta e subterranea testudine, uelut ibi post ruinas thermarum seruata, partim in Capitolium delata partim Florentiam missa sunt. Extant adhuc altissimi fornices et columnae amplissimae et sphericae circumquaque concamerataeque aedes mirae amplitudinis et capacitatis.
anne raffarin
150
Fulvio, A., Leto, P.,
Antiquitates Vrbis,
Rome, 1527.
Excerpta dum inter ambulandum cuidam domino ultramontano reliquias ac
eèd. lentini & G. Zucchetti, IV, Rome, 1953, p. 421-436.
ruinas Vrbis ostenderet,
, R. Va-
Codice Topografico della cittaé di Roma
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Gu« nther, H., û La redeècouverte de l'Antiquiteè ý, dans , Paris, 1995, p. 277. ºº, û L'idea di Roma antica nella di Flavio Biondo ý dans
L' Architecture de la
Renaissance italienne de Brunelleschi aé Michel Ange Roma instaurata
Le due Rome del Quattrocento. Melozzo, Antoniazzo e la Cultura Artistica
, Rome, 1997, p. 380-393.
del 400 romano
Krautheimer, R., Steinby, E. M., Valentini, R. & Zucchetti, G., Rome, 1942-1953.
Rome, portrait d' une ville 312-1308,
Lexicon Topographicum Vrbis Romae,
Paris, 1999. Rome, 1996.
, 4 vols.,
Codice topografico della cittaé di Roma
L AT I N I TAT E S
J
M
ean-
ichel
Agasse
NIHIL ALIUD FERE QUAM DELICIAE Pour
un historien comme Philippe Braunstein, il ne fait pas de
doute qu' aé la Renaissance, avec les lieux de cure û se perpeètuait la tradition antique des thermes
1
ý et en effet, aé la Renaissance, on utilise
couramment thermae pour deèsigner ce qu' aujourd' hui nous appellerions une station thermale. Or treés to ê t º en fait deés l' Antiquiteè º s' est poseèe la question de la destination de ces û thermes ý. Pour Seèneéque par exemple, il est clair que les bains furent inventeès pour reèpondre aé une neècessiteè et non aé 2
des exigences de plaisir (in usum, non in oblectamentum ). Quant aé Cleèment d' Alexandrie, on sait que des quatre raisons qu' il retient de prendre un bain : û pour se nettoyer, pour se reèchauffer, pour des raisons de santeè, par plaisir ý, la seule aé ses yeux qui soit aé exclure est la 3
dernieére : le plaisir . é la Renaissance, aé peu preés tous les meèdecins souscrivent aé ces A vues. Le meèdecin veèronais Marsilio Cagnati note qu' il faut se laver ob 4
necessitatem et salutem, non autem ob uoluptatem et luxuriam . Gabriele Falloppe, contrairement aux affirmations de Seèneéque, estime que, dans l' Antiquiteè, on fit d' abord servir le bain au plaisir (ad delitias) et ensuite seulement aé la santeè (ad curandos morbos), avant de se reèjouir de
1
é propos des eètablissements de bains publics, Philippe Braunstein eè crit ceci : û CerA
tains ajoutaient aux ablutions la cure thermale : la tradition antique des thermes se perpeè tuait sur des sites naturels privileègieès ý (û Approches de l' intimiteè,
xiv -xv e
e
sieécles ý, dans
Histoire de la vie priveèe, s.d. Ph. Arieés, G. Duby, Paris, 1986, ici t. II, p. 592). 2 Seneque, Lettres a Lucilius, ed. F. Prechac, trad. H. Noblot, Paris, 1989, CUF, t. III, é è é è è XI, 86, 9 : [balnea] in usum, non in oblectamentum reperta.
3
Cleèment d' Alexandrie, Le Peèdagogue, III, 9, 1 (trad. Cl. Montdeèsert et Ch. Matray,
notes d' H.-I. Marrou, Paris, 1970) : y³ kahario`tytoq eÌneka, y³ aÊle`aq, y³ uÉgiei`aq, y³ to´ te-
leutaion yÉdonyq.
4
M. Cagnati, De continentia uel de sanitate tuenda liber primus, alter de arte gymnastica , Ro-
mae, apud A. et H. Donangelos, 1591 ; je cite dans l' eè dition de 1605, ici, p. 179v : Lauan-
dum scilicet est ob necessitatem et salutem, non autem ob uoluptatem et luxuriam. Hoc uiri boni condemnant, illud medicinae auctores iure merito examinandum esse statuerunt.
151
152
jean-michel agasse
5
constater qu' aé son eèpoque, c' est l' inverse qui se passe . Quant aé Andrea Bacci, auteur d' un De Thermis, il cite Galien pour qui les bains ont eèteè institueès uel ad uoluptatem uel auxilii gratia. Mais, dans la mesure, dit-il, oué le faste des thermes romains a disparu, de son temps on ne peut plus utiliser les bains que comme une aide aé la santeè (auxilii gratia 6
duntaxat ). Pourtant, n' en deèplaise aux moralistes et aux meèdecins de l' Antiquiteè comme de la Renaissance, c' est bien d' abord l' image de bains comme lieu de plaisir qui a preèvalu. Augustin lui-meême, apreés la mort de sa meére, va chercher le reèconfort aux bains d' Ostie, parce qu' il avait entendu dire que û le bain chasse de l' aême l' inquieètude ý 7
(quod anxietatem pellat ex animo) .
aÊ ni` aq
Balanei on para´ to´ aÊ poba` llein ta´ q
. Fausse mais poeètique eètymologie, reprise par Isidore de Seèville
et les meèdecins renaissants, qui fournira un bon point de deèpart aé cette exploration des plaisirs des bains.
Les plaisirs des bains sous le regard meè dical Il n' y avait eèvidemment, architecturalement parlant, aucun point de comparaison possible entre ce que Andrea Bacci appelle la lautitia
Thermarum des Anciens et les bains renaissants, d' ailleurs souvent en 8
triste eètat si on en croit Montaigne . Pourtant les bains ont continueè
5
G. Falloppe, De medicatis aquis atque de fossilibus, Venetiis, ex officina Stellae, Iordanis
Ziletti, 1564, p. 37v : Primus usus ad delitias, secundus usus apud antiquos, sed frequentior apud
nos, ad curandos morbos.
6
A. Bacci, De Thermis Andreae Baccii Elpidiani, medici atque philosophi, ciuis Romani, libri
septem. Opus locupletissimum, non solum Medicis necessarium, uerumetiam studiosis uariarum rerum Naturae perutile, in quo agitur de uniuersa aquarum natura [...], De lacubus, fontibus, fluminibus, De balneis totius orbis et de methodo medendi per balneas, deque lauationum simul atque exercitationum institutis in admirandis Thermis Romanorum, Venetiis, apud V. Valgrisium, 1571. Je cite dans l' eèdition de 1622, ici, p. 72 : Instituti quidem ratio multiplex est : dicit Gale-
nus [...] uel ad uoluptatem lauari uel auxilii gratia [...]. Quippe nos cessata illa lautitia Thermarum, auxilii gratia duntaxat his balneis utimur.
7
Augustin, Confessions, eèd. et trad. P. de Labriolle, Paris, 1996 (CUF), t. II, IX, 12,
32 : Visum etiam mihi est ut irem lauatum ; quod audieram inde balneis nomen inditum, quia
Graeci
balanei on dixerint, quod anxietatem pellat ex animo
. Meême eètymologie chez Isidore
de Seèville, Etymologiarum siue originum Libri XX, eèd. W. M. Lindsay, t. II, Oxford, 1991, XV, 2, 39-41.
8
R. Palmer, û '' In this our lightye and learned tyme'' : Italian Baths in the era of the
Renaissance ý, Medical History, supplement n
o
10 (1990), p. 21 : û Even the best of Italian
baths were a far cry from the Roman baths houses, with their suites of rooms for diffe rent types and temperatures of bathing ; these the Renaissance balneologists admired, but never managed to imitate or revive ý, et aussi p. 19 -20 : û In reality Italian baths retained a rustic, not to say primitive, character throughout the XVIth century [...].
nihil aliud fere quam deliciae
153 9
d' eêtre, malgreè les meèdecins, serait-on tenteè de dire, un lieu de plaisir . Andrea Bacci lui-meême, qui deèplore que trop souvent on ne se rende aux bains que pour y passer du bon temps
10
, est bien forceè de l' ad-
mettre : les bains ne sont, ne doivent eêtre que du plaisir (nihil aliud fere
quam delicias esse
11
).
Comme dans l' Antiquiteè en effet, le bain est d' abord le lieu de la
recreatio corporis, et partant de la recreatio animi. Ainsi Savonarole, dans son traiteè De balneis reèdigeè aux alentours de 1448, apreés avoir rappeleè l' eètymologie cheére aé Augustin (le bain û oête l' inquieètude et le chagrin
12
ý), preècise que les habitants de Padoue avaient pour habitude
de conduire aux bains ceux dont ils voyaient l' esprit troubleè (mente
angustiantes socios) pour qu' ils û s' y deèlivrent de leur chagrin
13
ý. Tou-
tefois, on ne voit gueére mentionneè aé la Renaissance º en tout cas pour les lieux de cure º un des eèleèments essentiels de la recreatio corporis que les Romains recherchaient dans leurs Thermes : les onctions et les massages. S' il n' est pas interdit de penser que ces pratiques (en fait
The hope of reviving the classical bath house proved no more than a pipe -dream ý. Le
Journal de voyage en Italie de Montaigne confirme largement ces affirmations ; l' auteur des Essais ne trouve aé Abano, un des bains les plus fameux d' Italie, que û deux ou trois maisonnettes assez mal accommodeèes ý ; aé San Pietro, meême chose et il ajoute û mais aé la veèriteè tout cela est fort sauvage et ne serais d' avis d' y envoyer mes amis ý ; aé propos des bains sur le territoire de Padoue enfin, il eècrit : û Tout y est grossier et maussade ý. Le seul bain italien aé trouver graêce aé ses yeux est celui de Lucques. Hors d' Italie, il loue vivement les bains de Bade et de Plombieéres (Journal de voyage en Italie, eèd. P. Michel, Paris, 1974 (coll. Livre de poche), respectivement p. 181, 183, 185).
9
ê ge ý, Voir M. Nicoud, û Les meèdecins italiens et le bain thermal aé la fin du Moyen A
Meèdieèvales, XLIII (2002), p. 26 : û Simple recreatio corporis, le thermalisme n' est que progressivement
devenu
une
activiteè
meèdicaliseèe.
Et
encore,
meême
lorsqu' elle
semble
l' eêtre, elle n' en reste pas moins surtout attacheè e aé l' ideèe de plaisir corporel, de divertisse ment et de profusion alimentaire ý.
10
A. Bacci, De Thermis, p. 52 : Vix aliam uitae speciem habent, praeter hanc unam, quam
sibi quisque uulgo persuasit, ad balnea iucunde uiuere, conari bonam frontem, commessari et ludere. Nec desunt qui hoc potius lenocinio liberae uitae quam usu aliquo accedant .
11
A. Bacci, id., p. 86 : De animi autem passionibus, quoniam corpora sequuntur animas , ani-
maeque uelut nauta nauigium regunt corpora, non mediocrem sane curam habere oportet. Praesertim in balneis, quas nihil aliud fere quam delicias esse, toties protestati sumus. Cf. aussi, ibid., p. 65 : Qui dicit balneum dicit commodum.
12
M. Savonarole, De balneis et thermis naturalibus omnibus Italiae, Ferrara, Andreas Bel-
fortis Gallus, 1485, repris dans l' anonyme De Balneis, omnia quae extant apud Graecos, Lati-
nos et Arabas tam medicos quam quoscumque caeterarum artium probatos scriptores qui [...] hanc materiam tractauerunt [...], apud Iuntas, Venetiis, 1553, p. 224r : Balneum a balinon graece, quod est latine interpretatus animi anxietatem tollens ac maerorem.
13
M. Savonarole, id. : Tanta etenim fuit balneorum naturalium patauis oblectatio ut ad eas
dulcis transitus omnes suum maerorem prorsus ex mentibus excuteret. Qua ex re domos pulcherrimas ortulos : et quae menti amoenitati accedebant circa balustrium summa cum diligentia fabricabant : et mente angustiantes socios a maerore suo ut absoluerent ad balnea conducebant.
154
jean-michel agasse
avant tout celle du massage), attesteèes dans les eètuves, n' en eètaient pas absentes, force est de constater cependant qu' aucun des voyageurs aé qui nous devons des relations, parfois deètailleèes, de leur expeèrience ne les eèvoque
14
.
Pour rencontrer d' autres plaisirs, il faut se tourner vers Andrea Bacci qui, dans un des chapitres de son De Thermis, fournit un veèritable breèviaire heèdoniste du curiste sous controêle meèdical. Il y examine en effet la question des û passions ý. Il faut, dit Bacci, leur preê ter une attention particulieére, car û le corps suit l' aême ý (corpora sequuntur animas). Il est donc essentiel que û les bains ne soient presque que du plaisir ý (nihil aliud fere quam delicias esse). Les principales reégles de cette hygieéne mentale peuvent s' eènoncer ainsi : s' efforcer de faire dispara|être toute cause de souci, de tristesse, d' inquieètude etc. Jouir au contraire, autant qu' on peut, de tout ce qui, dans ce monde, contribue aé la douceur de vivre, aé commencer par la nourriture qui doit eêtre de premier ordre tout en reèpondant aé certaines reégles dieèteètiques. Profiter (avec mesure !) des joies de la socieèteè : discussions, histoires, invitations chez d' autres curistes. Profiter de temps aé autre (quandoque) des joies du badinage amoureux (sacrifier aé la Venus iocosa), mais pour le reste renoncer entieérement aé la Venus ludens. S' adonner, si on en a l' envie, aux plaisirs de la danse, de la musique et du chant
15
. Moins
lire et n' eètudier º surtout les commentaires difficiles (ardua nimium commentaria) º qu' autant qu' on y prend plaisir
14
16
. Certains jeux eègale-
En revanche, il semble que dans les bains priveès, la pratique des onctions ait subsis-
teè dans une certaine mesure. Andrea Bacci, dans un chapitre intituleè De balneis artificialibus priuatis et facile parabilibus (De Thermis, p. 399-401), les mentionne brieévement. Un autre meèdecin, Marsilio Cagnati, qui note qu' aé son eèpoque, on n' emploie plus le strigile (strigilum usus exoleuit), eèvoque, non pas des massages, mais des soins donneè s aux pieds : le garc°on de bain (minister) frotte la plante des pieds (pedum plantas expolit º M. Cagnati, De continentia, p. 182v). Dans un ouvrage º reèdigeè en allemand º, la Badenfart de Thomas Murner (Strasbourg, 1514), deux des trente-cinq gravures portent en leègende, la premieére : û masser le corps ý, la deuxieéme : û masser les pieds ý, mais curieusement, alors que dans tout cet ouvrage, le roêle du ma|être baigneur est tenu de fac°on treés symbolique par le Christ lui-meême, la seule planche dont il soit absent est celle qui concerne le massage des pieds. Le Christ y est remplaceè purement et simplement par le diable ... Voir aé ce sujet A. Fuchs-Dussourd, Bains et balneèologie en Alsace aé l' eèpoque de la Renaissance, La Badenfart de Thomas Murner, Theése pour le doctorat de meèdecine, dir. G. Schaff, Faculteè de meèdecine de Strasbourg, 1983, en particulier p. 71 et 74.
15
A. Bacci, De Thermis, p. 86 : Leuibus nec concitatis choreis ex animo se dedant, si malint,
gratis sonis, musicis et cantionibus oblectentur.
16
A. Bacci, id. : Minus legant nec studeant ac parcius ardua nimium commentaria, quantumuis
delectari ea animum uideantur.
155
nihil aliud fere quam deliciae
ment sont possibles pourvu qu' ils ne troublent pas la tranquilliteè de l' aême
17
.
Il est certain que sur un point au moins, le renoncement complet aé la Venus ludens, les sages recommandations d' Andrea Bacci furent peu entendues : les bains, comme dans l' Antiquiteè, ont une incontestable reèputation de licence. En teèmoigne cet adage italien : û Chi vuol che la sua donna impregni, mandila al bagno e non ci vegni
18
ý. La justifi-
cation traditionnelle, avanceèe par les meèdecins antiquaires, soucieux de laver les thermes romains de leur reèputation douteuse, consiste aé dire qu' aé leurs deèbuts, reègnait une extreême deècence (summa uerecundia, dit Andrea Bacci), mais qu' ensuite les choses se sont deègradeèes. Il est remarquable de voir qu' on trouve deèjaé ce meême scheèma explicatif chez Michele Savonarole, lorsqu' il tente de rendre compte de la cor-
ruptela qui s' est glisseèe dans les eètuves de Padoue. Parfaitement respectables
lors
de
leur
creèation,
certaines
de
ces
eètuves,
aé
l' origine
reèserveèes aux femmes, ont ensuite deègeèneèreè avec l' arriveèe de prostitueèes juives (quaedam de synagoga Semiramis), et ainsi, conclut Savonarole, û le loup est devenu le gardien du troupeau (sic pecudum lupus
custos factus est)
19
ý.
Les plaisirs des bains renaissants : deux teè moignages directs
Les bains de Bade En 1416, Poggio Bracciolini, dit le Pogge, en vacances du Concile de Constance apreés la deèposition de son protecteur, Baldassare Cossa, visite les bains de Bade. Il rend compte de son passage dans une lettre enthousiaste adresseèe le 18 mai 1416 aé son ami Niccoloé Niccoli. Les
17 18
A. Bacci, ibid. Citeè par R. Palmer, û '' In this our lightye and learned tyme'' ... ý, p. 19, note 28.
Cf. aussi ce proverbe suisse, rapporteè par Hans Peter Duerr : û Pour les femmes steèriles, le bain est ce qu' il y a de mieux ; ce que le bain ne fait pas, les curistes le font ý ( Nuditeè et pudeur. Le mythe du processus de civilisation, Paris, 1998, p. 59). Properce deèjaé deèplorait l' atmospheére corrompue de Ba|ëes et ses rivages funestes pour les chastes jeunes filles : Tu
modo quam primum corruptas desere Baias : / multis ista dabunt litora discidium,/ litora quae fuerant castis inimica puellis (Eèleègies, eèd. et trad. D. Preèchac, Paris, 1929, I, 11, 27-29).
19
M. Savonarole, De balneis et thermis, p. 224r : Et quoniam dominas ad publica loca duci
inhonestum satis esse uidebatur, in ciuitate [Padua] plurimas constituerunt stuphas quas nobiles et matronae uirginesque etiam meo tempore singulis hebdomadis cateruatim sollicitabant, quibus in locis gaudiosas cenas celebrabant ; haec autem loca honestissimae matronae magna cum pudicitia obseruabant. Verum surrexerunt ex eis postea quaedam de synagoga Semiramis ; quae ea honestissima loca ad lenocinios actus luxuriae perduxerunt, et sic pecudum lupus custos factus est .
156
jean-michel agasse
baêtiments sont deècrits avec une abondance d' adjectifs laudatifs :
super flumen pulcherrima, hospitia magnifica, finement
(perpolita)
20
.
Priveès
comme
publics,
communs aux hommes et aux femmes (et
nia),
uilla
bains priveès d' un grand rafces
baêtiments
sont
ipsis uiris et foeminis commu-
et meême, faute d' entreèe distincte, il n' est pas rare qu' hommes et
femmes, peu ou pas veêtus, se croisent dans les couloirs
21
. Le Pogge
preècise cependant que dans les bassins, une sorte de palissade ( uallus
quidam interrarus)
seèpare hommes et femmes, mais qu' il s' agit laé d' une
barrieére d' ordre plutoêt
symbolique ainsi
bonne compagnie (utpote
inter pacificos constructus).
qu' il sied entre
gens
de
Toutefois cette reégle
de seèparation des sexes est loin d' eêtre absolue, en particulier lorsque les hommes sont proches des femmes soit par le sang soit par leurs bonnes dispositions (beniuolentia). Ainsi reégne en ces lieux une atmospheére geèneèrale de plaisir. On y vient
non tam ualetudinis causa quam uoluptatis :
chent le plaisir dans la vie se rassemblent ici
û Tous ceux qui recher-
22
ý. Aux yeux du Pogge,
ces bains de Bade sont meême supeèrieurs aé ceux de Ba|ëes, car le plaisir qu' on prenait dans cette villeègiature romaine, la
uoluptas Puteolana,
te-
nait moins aé l' atmospheére de feête ou aux bains eux-meêmes qu' aé l' agreèment des lieux et aé la splendeur des maisons qui s' y trouvaient
23
bulatoria
é Bade, on recherche avant tout la . A
relaxatio animi.
dans les bains priveès ont eèteè construits
Les
deam-
laxandi animum gratia.
Quant aux baigneurs, ils appliquent aé la lettre ce qui sera plus tard une recommandation majeure du meèdecin Andrea Bacci : û Fuir la tristesse, rechercher la gaieteè ý. Qu' on soit baigneur ou simple spectateur, chacun, aé Bade, peut trouver son plaisir. Un plaisir aé la porteèe de tous est celui de la conversation ; on vient aux bains, dit Le Pogge,
loquendi et iocandi gratia.
confabulandi causa, col-
Plaisir qui est loin d' eêtre mineur puisque Le
Pogge, qui ignore la langue, se plaint de n' avoir pu profiter de ce plaisir-laé, sans lequel il n' est pas de volupteè parfaite
20
On trouvera cette lettre dans Poggio Bracciolini,
Lettere I,
24
. Il n' en est pas
a cura di H. Harth, Flo-
rence, 1984, p. 128-135. Les passages traduits le sont par moi.
21
bent.
Poggio Bracciolini,
Lettere I,
p. 130 :
nullae aditus custodiae obseruant, nulla ostia prohi-
A. Bacci, qui pro ê ne la seèparation homme /femme dans les bains, consideére que ce
qui se passe aé Bade releéve d' une excessive liberteè (pro
soluta regionis eius libertate º De
Thermis, p. 184). 22 Poggio Bracciolini, ibid., p. 133 : omnes quibus in deliciis uita est posita, huc concurrunt. 23 Poggio Bracciolini, ibid., p. 129 : nam uoluptatem Puteolanam magis afferebat amoenitas locorum et uillarum magnificentia quam festiuitas hominum aut balneorum usus. 24 Poggio Bracciolini, ibid., p. 132 : Ad summam uoluptatem deerat commercium sermonis, quod rerum omnium est primum.
nihil aliud fere quam deliciae
157
moins vrai que le plaisir majeur est celui de la vue. D' abord les bains publics et le spectacle qui s' y deèroule : Il est amusant de voir aé la fois des vieilles deècreèpites et des jeunes filles entrer nues dans l' eau sous les yeux des hommes et montrer aux hommes leurs fesses et leurs parties naturelles. J' ai ri souvent d' un spectacle si remarquable, qui rappelle les Ludi Florales
25
.
Ensuite les bains priveès, oué cette reégle de la nuditeè totale s' efface au profit d' une nuditeè partielle. La vue continue cependant d' y eêtre l' organe privileègieè : on s' y rend conspiciendi causa (des promenoirs º deambulatoria º ont eèteè installeès aé cet effet au dessus des bassins). Le Pogge deècrit, non sans une certaine eèmotion, la tenue de bain feèminine, aé savoir une tunique fendue de part et d' autre jusqu' aé la cuisse, de sorte qu' elle ne couvre û ni le cou, ni la poitrine, ni les bras ni les eèpaules
26
ý. Lors de certains jeux dans les bassins, il arrive meême que
les femmes parfois reèveélent les parties secreétes de leur corps (occultiora
corporis). Les baigneurs jouissent en outre de la possibiliteè de boire et de manger. Manger dans l' eau, sur une table flottante (mensa super
aquam natante), compte manifestement parmi les plaisirs importants qu' on attend du bain
27
. Les baigneurs peuvent enfin, comme les
spectateurs, profiter des plaisirs de la conversation et aussi de la vue :
colloqui et untrinque uidere queant. Mais ils peuvent aussi, ce qui eètait refuseè aux spectateurs, se toucher : attrectare. Le Pogge passe ensuite aux plaisirs de l' apreés-bain. Il commence par noter qu' en sont largement absents les plaisirs û intellectuels ý
28
.
On n' a en effet ni le temps de lire ni le temps d' eètudier en un lieu oué cette seule ideèe passerait pour le comble de la deèmence (uelle solum sa-
pere summa fuisset dementia 25
29
). En revanche, on pratique d' abondance
Poggio Bracciolini, ibid., p. 130 : Ridiculum est uidere uetulas decrepitas simul et adoles-
centiores nudas in oculis hominum aquas ingredi, uerenda et nates hominibus ostendentes. Risi saepius hoc tam praeclarum spectaculi genus, mentem reuocans ad florales ludos. Les Ludi Florales, on le sait, reveêtaient volontiers un caracteére licencieux.
26
Poggio Bracciolini, ibid., p. 131 : Masculi campestribus tantummodo utuntur, feminae
uero linteis induuntur uestibus, crurum tenus, ab altero latere scissis ita ut neque collum neque pectus nec bracchia aut lacertos tegant.
27
Poggio Bracciolini, ibid. : Saepius de symbolis edunt composita desuper mensa aquam na-
tante. M. Savonarole mentionne lui aussi dans les bains padouans de joyeux repas ( gaudiosae cenae º De balneis et thermis, p. 224r).
28
On se souvient que A. Bacci deèconseille fortement les efforts intellectuels trop sou -
tenus.
29
Poggio Bracciolini, ibid., p. 132 : Neque enim uel legendi, uel sapiendi quicquam tempus
erat inter simphonias, tibicines, citharas et cantus undique circumstrepentes, ubi uelle solum sapere summa fuisset dementia.
158
jean-michel agasse
jeux, danses et chants, toujours hommes et femmes meê leèes
30
. Cet
apreés-bain est naturellement l' espace de possibles aventures amoureuses : on y rencontre û d' innombrables femmes, d' une beauteè remarquable, sans leur mari, sans parents ý et û aussi de chastes vierges, ou pour parler plus juste, des vierges de jeux floraux
31
ý. Les bains
s' inscrivent donc dans un temps de suspension de la morale traditionnelle, un temps de licence : ceux meêmes qui devraient eêtre les gardiens de la morale sexuelle, les religieux, succombent aussi, voires sont les pires (maiori licentia quam ceteri). Ils vont jusqu' aé se baigner avec les femmes et aé mettre des couronnes dans leurs cheveux, oublieux de toute religion
32
.
Qui ne voit le paradoxe ? Ces lieux, oué se deèroulent ces actes que la morale traditionnelle reèprouve, deviennent pour Le Pogge comme un modeéle de socieèteè : il vante l' innocence, la simplicitas des baigneurs des bains publics (ceux meême dont il a ri) : J' ai souvent admireè aé part moi leur û simpliciteè ý, eux qui ne jettent pas un regard sur ce spectacle, qui n' y voient rien de mal et n' ont pas aé ce sujet une parole deèplaceèe
33
.
Il vante la deècence qui reégne dans les bains priveès, bien qu' hommes et femmes, nus ou semi-nus, se croisent dans les couloirs : pas de gardiens, pas de portes, nulla suspicio inhonesti
34
. Chez ces bons sauvages
du Nord, la bonteè des mÝurs est remarquable : jamais de dispute, de querelle ou d' injure
30
35
. La jalousie leur est inconnue :
Poggio Bracciolini, ibid. : Pratum est ingens post uillam secus flumen, multis arboribus
contectum ; eo post coenam conueniunt undique omnes, tum uarii ludi fiunt. Quidam choreis gaudent, cantant quidam, plurimi pila ludunt, non equidem more nostro, sed uiri ac mulieres pilam tintinnabulis plenam alter ad alterum et quidem dilectiorem proiciunt [...].
31
Poggio Bracciolini, ibid., p. 133 : Ita uidebis innumeras forma praestantes, sine uiris, sine
cognatis, duabus ancillis et seruo, aut aliqua affini anicula, quam leuius sit fallere quam nutrire [...]. Hic quoque uirgines uestales, uel ut rectius loquar, florales. Sur les Ludi florales, voir supra, note 25.
32
Poggio Bracciolini, ibid. : Hic abbates, monachi, fratres, sacerdotes maiori licentia quam ce-
teri uiuunt et simul quandoque cum mulieribus lauantes et sertis quoque comas ornantes, omni religione abiecta.
33
Poggio Bracciolini, ibid., p. 130 : mecummet istorum simplicitatem demiratus sum, qui ne-
que ad haec oculos aduertunt neque quicquam suspicantur aut loquuntur mali .
34
Poggio Bracciolini, ibid., p. 130 : Nullae aditus custodiae seruant, nulla ostia prohibent,
nulla suspicio inhonesti.
35
Poggio Bracciolini, ibid., p. 134 : Mirabile dictu est in tanta multitudine º est enim fere
hominum mille º in tam uariis moribus, turba tam ebria, nullam discordiam oriri, nullam seditionem, nullum dissidium, nullum murmur, nullum maledictum.
nihil aliud fere quam deliciae
159
Les maris voient qu' on touche leur eèpouse, ils la voient parler avec des eètrangers, et meême en teête-aé-teête. Ils ne s' en eèmeuvent aucunement, ils ne s' en eètonnent aucunement [...]. [û Jaloux ý] est un mot inconnu, inou|ë
36
.
Bref Le Pogge pense eêtre en preèsence de l' E è den biblique (hunc locum illum ..., quem û Ganeden ý Hebrei uocant), un veèritable hortus uoluptatis
37
.
Ce meême homme, quelque trente ans plus tard, dans son De uarietate fortunae s' eètonnera, aé propos des thermes de Diocleètien et de Caracalla, qu' on ait construit, û pour un usage aussi commun ý (ad tam uilem usum) de tels eèdifices
38
.
Les bains de Plombieéres Ces bains, que Montaigne rendit ceèleébres par le seèjour qu' il y effectua, une dizaine de jours, en septembre 1580, ont fait l' objet d' un poeéme intituleè De thermis Plumbariis Hendecasyllabi du ê aé Joachim Camerarius nyme,
39
. Ce poeéme figure dans le De balneis, une anthologie ano-
regroupant textes
anciens et modernes sur
la
question des
bains, qui parut aé Venise en 1553. Il est accompagneè d' une planche, repreèsentant les bains de Plombieéres (fig. 1)
40
.
Entre les textes du Pogge et ceux de Camerarius, un certain nombre de points communs apparaissent d' embleèe, aé commencer par celui de la laus balnearum. Les bains de Bade faisaient songer le premier au jardin d' E è den. Le second, pour Plombieéres, eèvoque les plaisirs de ê ge d' or : û Telle fut, je crois, la vie des hommes / Au temps, l' A
36
Poggio Bracciolini, ibid. : Cernunt uiri uxores tractari, cernunt cum alienioribus colloqui,
et quidem solam cum solo ; nihil his permouentur, nihil admirantur, omnia bona ac domestica mente fieri cogitant. Itaque nomen zelotypi, quod quasi omnes maritos nostros oppressit, apud istos locum non habet ; incognitum est id uerbum, inauditum.
37
Poggio Bracciolini, ibid., p. 133 : Hunc locum illum esse credo, in quo primum hominum
creatum ferunt, quem ``Ganeden'' Hebrei uocant, hoc est, ``hortum uoluptatis'' . Nam si uoluptas uitam beatam efficere potest, non uideo, quid huic loco desit ad perfectam et omni ex parte consumma tam uoluptatem.
38
Le Pogge (Poggio Bracciolini), Les ruines de Rome, De uarietate fortunae, Livre I, eèd.
et trad. J.-Y. Boriaud, Introduction et notes de Ph. Coarelli et J. -Y. Boriaud, Paris, 1999, p. 27.
39
Cet humaniste allemand (1500-1574), ami de Melanchthon, fut recteur de l' Uni -
versiteè de Leipzig. On lui doit de nombreuses traductions et eè ditions de textes latins.
40
De Balneis, omnia quae extant. Le poeéme (145 vers) figure p. 298r-298v, la planche
p. 299r.
Fig. 1
nihil aliud fere quam deliciae Saturne, ou é tu tenais l' empire du monde
41
161
ý. Identiteè d' un certain
nombre de plaisirs aussi : ceux de la nourriture et de la boisson, certains jeux dans l' eau, danses et chants enfin l' autre
se
rencontrent
eègalement
de
42
. Chez l' un comme chez
jeunes
beauteès,
souvent
leègeé-
rement veêtues. En leur preèsence, l' imagination de Camerarius s' enflamme
comme
avait
pu
le
faire
celle
du
Pogge.
Au
vers
56
commence une eèvocation de ces sceénes qui ne s' acheévera qu' au vers 89, soit 32 vers plus loin sur les 145 que compte le poeéme : Belles, resplendissantes, gracieuses, charmantes, Bien faites, la peau eèclatante, distingueèes, Souriantes, filles de Paphos, les demoiselles Jusqu' au nombril eèmergeant du bassin, Une tunique de lin jeteèe sur leurs eèpaules, Cachant et reèveèlant leur poitrine de neige, Rendent tout deèlicieux aé voir
43
.
Le spectacle est d' autant plus deèlicieux que, comme chez Le Pogge, les bains sont mixtes et, qui plus est (ce qui n' eètait apparemment pas le cas aé Bade), ouverts la nuit : Elles vont ainsi parmi les hommes non seulement de jour Mais la nuit aussi elles flottent preé s d' eux
44
.
On ne s' eètonnera pas qu' intervienne immeèdiatement apreés l' eèvocaê ge d' or ... tion de l' A ê ge d' or, mais Les bains de Plombieéres renvoient sans doute aé un A aussi aé l' innocence des beêtes sauvages. Optima uita que celle que l' on y é ce titre, comme aé Bade, les bains constimeéne sine iure, more, ritu. A tuent un remarquable espace de liberteè :
41
J. Camerarius, in De Balneis, omnia quae extant, p. 298r, v. 90-91 : Talem uitam homi-
num fuisse credo,/ Te Saturne tenente regna mundi (la numeèrotation des vers et leur traduction sont miennes).
42
Nourriture et boisson : J. Camerarius, id., v. 109-110, puis 115-116 : Ast parte ex
alia cibus petenti / Aut potus datur et Extra sed domibus lacum sub ipsis/ Potant, aut epulantur [...]. Jeux et attitudes : chez Poggio Bracciolini, les baigneuses se bousculent pour re cueillir les pieècettes qu' on leur lance (Lettere I, p. 132) ; J. Camerarius deècrit des attitudes plus classiques : Hic stans eminet usque ad umbilicum,/ Ille in gurgite se subinde mergit (De Bal-
neis, omnia quae extant, p. 298r, v. 47-48). Chant et danse : J. Camerarius, id., v. 98, puis 116-117 : Hic clamat, canit ille [...] et [...] aut choreas/ Laetantes agitant [...].
43
J. Camerarius, id., v. 57-64 : At pulchrae, nitidae, uenustae, amoenae,/ Formosae, cute
splendida, elegantes,/ Ridentes, Paphiae nurus, puellae,/ Nutricum tenus e lacu eminentes,/ Pectus lineolo super chitone/ Velatae niueum et sinus patentes,/ Reddunt omnia luculenta uisu .
44
J. Camerarius, ibid., v. 88-89 : Nec tantum intereunt uiros diurnae,/ Sed noctu quoque com-
minus feruntur.
162
jean-michel agasse
Telle aussi aé preèsent la vie des beêtes Dans la foreêt, excellente vie, en leurs cachettes, Allant libres aé l' aventure par les prairies Sans que les lient aucune loi, aucune obligation, Ignorantes du droit, de la coutume, de l' usage
45
.
Enfin, chez Le Pogge comme chez Camerarius, on constate que riches é Bade, et pauvres n' ont pas neècessairement acceés aux meêmes plaisirs. A le confort et le raffinement des bains publics (oué la nuditeè est totale) ne sont pas les meêmes que dans les bains priveès (ou é la nuditeè est paré Plombieéres, seuls les riches (pecuniosiores) peuvent s' offrir le tielle). A confort de protections (visibles sur la planche en regard du poeéme) contre le soleil et les intempeèries
46
.
Les diffeèrences cependant entre ces deux textes que seèparent, aé dix ans preés, presque cent cinquante ans, n' en sont pas moins importantes. é Bade, le Pogge s' eètait diverti des baigneurs et surtout des baigneuA ses du bain public (Ridiculum est uidere ...) avant de se rendre dans les bains priveès auxquels il consacre l' essentiel de sa lettre. Camerarius n' eèvoque que le bassin commun oué tous se lavent. De plus, malgreè les invitations reèpeèteèes des baigneurs et baigneuses aé venir les rejoindre, le Pogge, aé la diffeèrence de deux de ses compagnons, avait preèfeèreè se tenir aé l' eècart en restant sur les deambulatoria, non par pudeur, dit-il, mais inscitia sermonis. Attitude toute diffeèrente chez Camerarius :
Mersi statim
47
. Dans l' eènumeèration des plaisirs possibles aux bains, Ca-
merarius enfin en mentionne quelques-uns que le Pogge avait passeès sous silence : nager, dormir ou encore se promener dans le bois et les collines proches
48
.
Pourtant l' eèvocation de Camerarius diffeére de celle du Pogge sur é lire la lettre de l' humaniste itaun point beaucoup plus important. A lien º consacreèe pour l' essentiel, on l' a vu, aux bains priveès º, on avait l' impression que Bade eètait une sorte de petit paradis heèdoniste. Dans les bains publics meême, la vision de uetulae decrepitae, adoucie par la preèsence, plus reèjouissante, d' adolescentiores nudae, preêtait surtout
45
J. Camerarius, ibid., v. 92-96 : Talis nunc quoque uita beluarum / Syluae est, optima uita,
sub latebris,/ Quae per gramina liberae uagantur / Nullis legibus aut necessitate / Astrictae, sine iure, more, ritu.
46
J. Camerarius, ibid., v. 36-38 : Hic sub frondifero est uidere tecto,/ Consedisse pecuniosio-
res,/ Conductis precio locis soluto.
47 48
J. Camerarius, ibid., v. 3. Nager : ibid., v. 45-46 : Multi et per medium lacum natantes / Supra fluctiuagas feruntur
undas. Dormir et marcher, ibid., v. 117-118 : [...] ibi quiescit / Et somnum capit ille fessus. Alter / In syluas abit et nemus propinquum,/ Ortus per iuga fontiumque quaerit.
nihil aliud fere quam deliciae
163
é Plombieéres, des vieilles femmes desseècheèes (anus siccae) et des aé rire. A vieillards sans force (effoeti senes) deèfendent aêprement leur place preés de l' endroit oué jaillissent les eaux chaudes ; on croise aussi des estropieès (turba ... furcis nisa), des malades qui toussent, crachent, se raclent la gorge, se mouchent ou grattent leurs crouêtes et meême un mourant (Est et qui moritur). Bref toute une inuenusta turba, treés diffeèrente de la troupe charmante des û filles de Paphos ý
49
. Le plaisir des bains n' est
plus deèsormais sans meèlange, les eaux se sont meèdicaliseèes et il faut deèsormais compter avec le pouvoir meèdical.
Dans l' Antiquiteè comme aé la Renaissance, les bains, parce qu' on s' y deènude et qu' hommes et femmes s' y coêtoient aé l' occasion, n' ont cesseè de soulever des questions de moraliteè. De fait ils constitueérent bien souvent un espace de liberteè, et notamment sexuelle. Toutefois, avec la disparition des pieéces speècifiques qui caracteèrisaient les thermes antiques (frigidarium, tepidarium, laconicum etc.), disparurent aussi certains plaisirs associeès aé cette architecture. D' autres, tels les massages et les onctions, semblent n' avoir subsisteè aé la Renaissance qu' aé l' eètat de trace, au moins dans des bains tels ceux de Bade ou de Plombieéres. Mais surtout, ce qui entre Antiquiteè et Renaissance s' est modifieè, c' est le sens meême de la pratique. Non pas tant son but (car quoi qu' en disent moralistes et meèdecins, c' est sans doute d' abord le plaisir qu' on vient chercher aux bains avant meême la santeè), mais sa forme : aé un usage quotidien, reègulier du bain s' est substitueèe une pratique de la cure, eètendue sur une dureèe plus ou moins longue, loin de chez soi et bien souvent ressentie comme un temps festif, hors norme. On ne saurait cependant achever cette reèflexion sans s' interroger sur le statut meême des textes (Le Pogge, Camerarius) sur lesquels elle s' est
efforceèe
de
s' appuyer.
Norbert
Elias,
dans
La civilisation des
mÝurs, utilise, on le sait, des teèmoignages de ce genre pour opposer une
certaine
liberteè
(notamment
de
mÝurs)
qui
aurait
reègneè
au
ê ge et encore aé la Renaissance aé la mise en place progressive Moyen A d' un systeéme de reégles et de contraintes concernant le corps
50
. Or ces
positions ont eèteè remises en question de fac°on quasi-systeèmatique par
49
J. Camerarius, ibid., v. 51-53 : Effoetique senes anusque siccae,/ Nigrum, debile, flaccidum-
que uulgus,/ Exanguis, tremula, inuenusta turba,/ Obsessu loca pertinace seruat et v. 100-104 et 123 : Hic tussit, screat ille, ructat iste,/ Iste emungitur, aut spuit, scabitue / Squamosum e cute corti-
cem strigosa. / Est et qui queritur, dolet, gemiscit. / [...]. Est et qui moritur [...].
50
lise).
N. Elias, La civilisation des mÝurs, Paris, 1973 (reèeèd. 1991 º c' est l' eèdition que j' uti-
164
jean-michel agasse
Hans Peter Duerr dans son ouvrage : Nuditeè et pudeur. Le mythe du processus de civilisation
51
. C' est ainsi que ce dernier eècrit aé propos du reècit
du Pogge : Il ne para|êt pas seèrieux de consideèrer l' eèpicurien Poggio dont le but eètait de û divertir ý le lecteur de ses eècrits comme un ethnographe de confiance
52
.
De la meême fac°on, c' est au nom de l' ethnographie qu' il eècarte certaines repreèsentations renaissantes des bains, en particulier la planche repreèsentant les bains de Plombieéres qui figure dans le De balneis en regard du poeéme de Camerarius : Des repreèsentations comme la gravure sur bois de Plombieé res n' ont gueére de valeur documentaire, si l' on s' avise que la meê me image pourrait repreèsenter une fois tel bain, une fois tel autre, et la fois sui vante encore un troisieéme de sorte qu' on doit la consideèrer comme un signe pour le bain en geèneèral plutoêt que comme une reproduction fideéle de la reèaliteè
53
.
Un peu plus loin, il eècrit aé propos d' un tableau, dont il a averti au preèalable encore une fois qu' il ne fallait pas l' interpreèter comme un û document ethnographique ý, qu' il repreèsente une alleègorie des vraies motivations qui poussaient de nom breuses personnes aé se rendre aux bains et non une description reèaliste de ce qui se passait quotidiennement dans les bassins
54
.
Ce tableau, dateè de 1597, du ê aé Hans Bock l' Ancien, repreèsente les bains de Loeusch dans le Valais (fig. 2). On se bornera ici aé quelques breéves remarques
55
.
1. H. P. Duerr, alors meême qu' il parle d' alleègorie aé propos des bains de Loeusch, deècrit, sans apparemment y percevoir une contradiction, une situation qui semble pourtant bien correspondre aé une reèaliteè :
51 52 53 54 55
H. P. Duerr, Nuditeè et pudeur (voir note 18). H. P. Duerr, Nuditeè et pudeur, p. 51. H. P. Duerr, Nuditeè et pudeur, p. 61. H. P. Duerr, Nuditeè et pudeur, p. 57, puis 60. Pour une critique approfondie des positions de H. P. Duerr, voir E. Anheim et
B. Greèvin,
û Le
proceés
du
`` proceés
de
civilisation '' .
Nuditeè
et
pudeur
selon
H. P.
Duerr ý, Revue d' histoire moderne et contemporaine, 48-1 (2001), p. 160-181. On trouvera aussi une discussion des theéses de N. Elias et H. P. Duerr aé propos du controêle corporel dans S. Jahan, Les Renaissances du corps en Occident (1450-1650), Paris, 2004, p. 141-168.
Fig. 2
166
jean-michel agasse
é cette eèpoque, de nombreux eètablissements thermaux, et particulieéA rement les bains suisses, passaient pour mal fameè s [...] parce que d' une part, quantiteè de prostitueèes seèjournaient dans les localiteès oué il y avait des bains et que d' autre part de nombreux curistes, hommes ou fem mes, suivaient un semblant de cure ou meê me ne faisaient rien d' autre que de guetter la premieére occasion favorable
56
.
En fait û d' alleègorie ý, ces bains furent fermeès aé la fin du
xvi e
sieécle car
ils eètaient devenu un foyer de propagation de la syphilis. 2. La planche du De balneis repreèsentant Plombieéres, aé la diffeèrence de vignettes qu' on rencontre dans des ouvrages comme la Cosmogra-
phia de Seèbastien Munster et qui sont plusieurs fois reèemployeèes pour illustrer des lieux diffeèrents
57
, est preèciseèment une gravure unique.
Elle illustre de fac°on treés preècise le poeéme de Camerarius (dont on peut se demander, vu ses propos, si H. P. Duerr en a pris connaissance) et correspond en outre treés largement aé la description que nous a laisseèe Montaigne, passeè quelque trente ans plus tard. 3. Enfin, vu le nombre de teèmoignages tant eècrits que graphiques eèvoquant l' atmospheére û festive ý des bains, il est difficile d' admettre que tout ne soit qu' û alleègorique ý. Norbert Elias estimait qu' un û relaêchement ý dans les mÝurs n' est possible que parce qu' un minimum d' habitudes, d' autocontraintes [...], de re tenue dans la vie pulsionnelle et dans les comportements individuels semble assureè ...
58
.
Mais, si on accepte cette theése, n' est-on pas alors en droit de se demander si une micro-socieèteè, comme celle que deèpeint le Pogge, une socieèteè ou é hommes et femmes se coêtoient nus dans l' espace des bains sans trouble ni deèsir apparent (neque ad hoc auertunt neque quicquam suspicantur
aut loquuntur mali
59
), loin de traduire une extreême liberteè, ne suppose
pas au contraire, comme sur certaines de nos plages aujourd' hui, un niveau extreêmement eèleveè d' auto-contraintes et, pour reprendre la formule de Norbert Elias, û de retenue dans la vie pulsionnelle et
56 57
H. P. Duerr, Nuditeè et pudeur, p. 57. S. Munster, Cosmographiae uniuersalis lib. VI, in quibus iuxta certioris fidei scriptorum tra-
ditionem describuntur omnium habitabilis orbis partium situs propriaeque dotes ..., Basileae, apud Henricum Petri, 1552.
58 59
N. Elias, La civilisation, p. 301. Poggio Bracciolini, Lettere I, p. 130.
nihil aliud fere quam deliciae
167
dans les comportements individuels ý ? L' apparent deèsinteèreêt (regards, paroles et meême penseèes), noteè par le Pogge, que manifestent les baigneurs pour un spectacle qui le fascine, lui, cet eèvitement des regards est-il possible hors de ce que l' auteur de La civilisation des mÝurs appelle û le cadre d' un niveau acquis une fois pour toutes ý
60
? Mais du
meême coup, cela signifie peut-eêtre aussi que les autocontraintes se sont mises en place beaucoup plus toêt que Norbert Elias lui-meême ne le pense.
BIBLIOGRAPHIE
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61
.
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62
.
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63
).
Falloppe, G., De medicatis aquis atque de fossilibus, Venetiis, ex officina Stellae, Iordanis Ziletti, 1564.
60 61 62 63
N. Elias, La civilisation, p. 302. Je cite dans l' eèdition de 1622 (Romae, ex typ. J. Mascardi). Je cite dans l' eèdition de 1605 (Patavii, apud F. Bolzettam). J' utilise cette dernieére eèdition.
168
jean-michel agasse
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o
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Poggio Bracciolini (dit Le Pogge), Lettere I, a cura di H. Harth, Florence, 1984. Les ruines de Rome, De uarietate fortunae, Livre I, eèd. et trad. J.-Y. Boriaud, Introduction et notes de F. Coarelli et J.-Y. Boriaud, Paris, 1999. è leègies, t. I, eèd. et trad. D. Preèchac, Paris, 1929 (CUF). Properce, E Savonarole,
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balneis
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Andreas Belfortis Gallus, 1485. Seèneéque, Lettres aé Lucilius. Livres VIII-XIII, eèd. F. Preèchac, trad. H. Noblot, Paris, 1958 (CUF).
ÁME PARTIE DEUXIE
 PLAISIR ET SENSUALITE
L AT I N I TAT E S
Luc Duret
ÂTIQUE : PLAISIR Â EROTIQUE ET PLAISIR ESTHE L'Â ELOGE DE LA CHEVELURE ÂTAMORPHOSES D' APULE ÂE DANS LES ME
L' eè loge de la chevelure feèminine, au deuxieéme livre des Meètamor1
phoses , s' inseére dans l' eèpisode des amours de Lucius, le heèros, pour la jeune et jolie Photis. Il est sans doute impreègneè d' un eèrotisme ardent, mais, au lecteur aussi, c' est un vif plaisir qu' il procure : l' eècriture particulieérement soigneèe de ces deux chapitres fait d' eux une pieéce d' anthologie. Nous nous proposons d' eètudier la relation qu' entretiennent ces deux formes du plaisir. Au-delaé des seèductions immeèdiates du texte, sa profondeur cacheèe, son sens meètaphorique retiendront notre attention. Il faut y reconna|être en effet beaucoup plus et mieux qu' un splendide eèchantillon de l' eèloquence eèpidictique. Lucius surprend Photis tandis qu' elle est occupeèe aé faire tourner la poeêle sur le foyer. Le mouvement de la cuisinieére se communique aé ses eèpaules, aé ses hanches, aé toute sa personne et ces ondulations gracieuses enflamment tellement le pauvre Lucius que son deèsir transforme en supplice cette bonne fortune. Photis l' engage aé se sauver bien vite s' il ne veut pas se bruêler aé la flamme : qu' il sache qu' elle posseéde l' art de faire danser le lit aussi bien que la poeêle aé frire ! Chapitre
8
º (1) Haec dicens in me respexit et risit. Nec tamen ego
prius inde discessi quam diligenter omnem eius explorassem habitudi nem. (2) Vel quid ego de ceteris aio, cum semper mihi unica cura fue rit caput capillumque sedulo et puplice prius intueri et domi postea perfrui (3) sitque iudicii huius apud me certa et statuta ratio[ne], uel quod praecipua pars ista corporis in aperto et perspicuo posita prima nostris luminibus occurrit et quod in ceteris membris floridae uestis hilaris color, hoc in capite nitor natiuus operatur. (4) Denique plerae -
1
Apuleèe, Meètamorphoses, 2, chap. 8-9. Sur le theéme de la chevelure et sa fortune dans
la litteèrature impeèriale, grecque et latine, voir L. Pernot, La rheètorique de l' eèloge dans le monde greèco-romain, Paris, 1993, p. 532 et suiv. ; 543 et suiv.
171
luc duret
172 que
indolem
gratiamque
suam
probaturae
lacinias
omnes
exuunt,
amicula dimouent, nudam pulchritudinem suam praebere se gestiunt magis de cutis roseo rubore quam de uestis aureo colore
placiturae.
(5)
At uero º quod nefas dicere nec quod sit ullum huius rei tam dirum exemplum ! º si cuiuslibet eximiae pulcherrimaeque feminae caput capillo spoliaueris et faciem natiua specie nudaueris, (6) licet illa caelo deiecta, mari edita, fluctibus educata, licet inquam Venus ipsa fuerit, licet omni Gratiarum choro stipata et toto Cupidinum populo comi tata et balteo suo cincta, cinnama fraglans et balsama rorans, calua processerit, placere non poterit nec Vulcano suo.
54 54
Chapitre 9 º (1) Quid cum capillis color gratus et nitor splendidus in lucet e
t
contra solis aciem uegetus fulgurat uel placidus renitet (2)
at in contrariam gratiam uariat aspectum et nunc aurum coruscans in lene
m
mellis deprimitur umbram, nunc coruina nigredine caerulus
columbarum collis flosculos aemulatur, (3) uel cum guttis Arabicis obunctus et pectinis arguti dente tenui discriminatus et pone uersum coactus amatoris oculis occurrens ad instar speculi reddit imaginem gratiorem
?
(4) Quid cum frequenti subole spissus cumulat uerticem
uel prolixa serie porrectus dorsa permanat
?
(5) Tanta denique est ca-
pillamenti dignitas ut quamuis auro ueste gemmis omnique cetero mundo exornata mulier incedat, tamen nisi capillum distinxerit, or nata non possit audire. (6) Sed in mea Fotide non operosus, sed inordinatus ornatus addebat gratiam. (7) Vberes enim crines leniter emissos et ceruice dependulos ac dein per colla dispositos sensimque sinuato patagio residentes paulis per ad finem conglobatos in summum uerticem nodus adstrinxerat
2
.
8. Ce disant, elle se retourna sur moi et se mit aé rire. Moi, cependant, je ne m' eèloignai pas de laé avant d' avoir fait une reconnaissance en reégle, point par point, de son exteè rieur. Mais pourquoi donc parleè-je du reste, alors que ma seule preèoccupation a toujours eèteè, d' abord, lorsque cela se passe en public, d' examiner soigneusement la teê te et la chevelure, et puis, rentreè chez moi, d' en jouir tout aé loisir ; quand aussi une telle preèfeèrence repose aé mes yeux sur une raison certaine et treés fondeèe, tout au moins sur le fait que cette partie dominante du corps, placeèe aé deècouvert et bien en eèvidence, vient frapper la premieére nos regards : et l' effet que produit pour l' ensemble du corps le riant colo ris d' une eètoffe fleurie, pour la teête c' est aé son eèclat natif qu' elle le doit. Et certes, la plupart des femmes, deè sireuses d' essayer ce que peut leur charme naturel, font tomber tout veê tement, se deèpouillent de
2
Le texte est emprunteè aé D. van Mal-Maeder,
Groningue, 2001 (Groningen 1931 (reèimpr. 2001).
Apuleius Madaurensis Metamorphoses II,
Commentaries on Apuleius),
p. 40, et fondeè sur Helm, Leipzig,
plaisir eè rotique et plaisir estheè tique
173
leurs enveloppes, bruêlant de donner aé voir leur beauteè toute nue ; car elles entendent seèduire par le tendre incarnat de leur eèpiderme plutoêt que par l' eèclat doreè de leur robe. Mais en veèriteè º rien que de le dire, c' est blaspheèmer, et puisse-t-il ne se rencontrer d' une telle infortune aucun exemple si eèpouvantable ! º, si l' on deèpouille de ses cheveux la teête de la femme la plus incomparable et la plus belle qu' on voudra, si l' on deènude son visage de sa naturelle parure, quand bien meê me tombeèe du ciel, neèe de la mer, issue des flots, quand meême, dis-je, cette beauteè serait Veènus en personne, quand meême escorteèe par le chÝur des Graêces au complet et suivie du peuple entier des Cupidons, ceinte de son baudrier, exhalant une odeur suave de cinname et tout humec teèe d' essences embaumeèes, elle s' avancerait, chauve, elle ne pourra plaire, non, pas meême aé son Vulcain d' eèpoux.
9. Et que dire, quand un coloris charmant, un eèclat resplendissant illuminent la chevelure et jettent, dans les rayons du soleil qui s' y reè verbeére, de vifs eèclairs, aé moins qu' elle n' en renvoie le reflet amorti, ou bien diversifie son apparence en attraits contraires et, tantoê t, comme l' or
resplendissante,
s' atteènue
jusqu' aé
prendre
la
douceur
pleine
d' ombre du miel, tantoêt, d' un noir de corbeau, rivalise par son azur sombre avec les fleurettes qu' on voit au cou des colombes ; ou, si l' on preèfeére, quand tout impreègneèe des parfums de l' Arabie et diviseèe par la dent fine d' un peigne subtil, puis ramasseèe vers l' arrieére en un chignon, elle vient frapper les yeux, le miroir des yeux d' un amant et s' y refleéte avec plus de charme encore ? Que dire quand, resserreè e en une tresse eèpaisse, la chevelure couronne le haut de la teê te ou au contraire, eèpancheèe en d' abondantes ondes, ruisselle le long du dos ? Bref,
si
grande
est
l' importance
de
la
chevelure
que,
lorsqu' une
femme se montre, aé quelque degreè que la parent ses ors, sa toilette, ses pierreries,
tout
l' appareil
imaginable
de
la
coquetterie,
si
elle
n' a
point, pourtant, pris soin de confier au peigne ses cheveux, elle ne sau rait meèriter la reèputation de femme bien pareè e. Mais dans le cas de ma petite Photis, ce qui ajoutait aé son charme n' eètait nullement une parure eèlaboreèe, c' eètait la parure d' un savant neègligeè. Oui, ses opulents cheveux, mollement rejeteès en arrieére et tombant sur la nuque, deèployeès ensuite sur son cou et qui venaient ef fleurer, sans peser, sans poser, la bordure ondoyante du col, un nÝud, les reprenant vers leur extreèmiteè, les avait attacheès serreès sur le haut de la teête.
Nous n' avons pas retranscrit les chapitres qui forment l' encadre3
ment narratif de l' eèloge . Si l' on s' y reporte, on verra que leur incandescence
3
n' est
pas
seulement
celle
des
Chapitre 7 (en particulier ½½ 3-7) et chapitre 10.
braises
du
foyer ;
tout
un
luc duret
174
eèrotico-culinaire parcourt
badinage
le
texte.
L' auteur
joue
sur les
ollula ista, û ta petite casserole ý, foculus, û petit moindre eètincelle ý, quatere, û faire danser (la
mots pris aé double sens : brasier ý,
igniculus,
û la
poeêle ou la couchette) ý, ces termes s' appliquent aux ardeurs des sens aussi bien qu' aux objets de la cuisine. Cela pourrait conduire aé penser que l' incendie s' est propageè du reècit aé l' eèloge par le simple contact. Encore faudrait-il que cet eèloge se situe, tel un eèleèment du reècit, dans la continuiteè de la situation romanesque, et dans l' instant veècu par le heèros. Ce qui n' est pas le cas. La premieére question que nous devrons donc nous poser est de savoir aé quel ordre de volupteès, sensuelles ou litteèraires, il convient de rapporter le plaisir procureè par l' eèloge de la belle chevelure.
Quelle sorte de plaisir
?
Ce n' est pas le heèros, sur le moment de son aventure, qui prononce l' eèloge, c' est, apreés coup, Lucius-le-narrateur, avec l' expeèrience rheètorique qu' il a acquise depuis son initiation. Un Lucius treés semblable, en fait, aé l' auteur des
Florides,
et par suite comparable aux repreèsen-
tants de la Seconde Sophistique. On doit songer ici aé Dion de Pruse,
` mion. dont Syneèsios nous a transmis preèciseèment un ko`myq eÊgkw Par conseèquent, le texte d' Apuleèe est aé consideèrer non comme l' effusion eèruptive de la passion sensuelle, mais d' abord comme un discours d' opinion. Cela n' empeêche qu' un tel discours reste porteur d' une forte charge eèrotique. Lucius-acteur et Lucius-Apuleèe, veèritable auteur de l' eèloge, partagent en effet les meêmes gouêts. Chez le jeune Lucius, le fantasme productif de la jouissance consiste dans l' identification de sa partenaire aé la Veènus Anadyomeéne, par la meèdiation d' une chevelure deènoueèe qui se reèpand et flotte libre4
ment . Or, l' auteur de l' eèloge eèvoque lui aussi l' Aphrodite neèe des flots : c' est meême le sommet du chapitre 8, l' image preègnante qu' on en retient. Et quand, dans le chapitre suivant, Apuleè e oppose deux types de coiffures, celle qu' il deècrit en second lieu et dont la vision est substitueèe aé la preèceèdente, comme pour s' imposer aé nos yeux, c' est bien la coiffure qui laisse û ruisseler ý (
permanat,
chap. 9, 4) de longs
cheveux sur les eèpaules : l' image liquide nous renvoie aé la deèesse sortie de l' onde.
4
Voir, dans la suite de l' eèpisode, les chapitres 16, 7 et 17, 1-2.
plaisir eè rotique et plaisir estheè tique
175
Le theéme de la beauteè nue, geèneèreusement deèveloppeè, irrigue toute une moitieè du chapitre 8 d' un double courant de plaisir, et chacun des deux sexes y a sa part. Avant meême que Veènus ne surgisse, le theéme colore le lexique : voir
spoliaueris
et
nudaueris,
en 8, 5. Mais sur-
tout, dans les lignes preèceèdentes, Apuleèe reégle pour le plaisir du lecteur
un
veèritable
numeèro
û d' effeuillage ý :
la
phrase
proceéde
en
rythme, selon une savante gradation, des veêtements de dessus (lacinias)
aux voiles dont le corps s' enveloppe (amicula), jusqu' aé la reèveèlation d' un nu inteègral, abstraitement eèvoqueè d' abord (nudam
nem),
pulchritudi-
puis deèpeint et nous donnant aé voir, dans la fra|êcheur de son co-
loris, les seèductions d' une belle chair. L' eèrotisme feèminin reèpond au plaisir masculin du voyeur : c' est la volupteè de la coquetterie, jointe au trouble eèmoi d' abdiquer toute pudeur, et de s' offrir º et cette eèmotion du cÝur et des sens ne contribue pas peu aé colorer
roseo rubore
le beau corps qui s' exhibe. Au-delaé du plaisir speècifiquement eèrotique, il convient de faire ressortir la pleènitude du bonheur sensuel qui gorge cette page. Il n' est aucun des cinq sens qu' elle ne reèussisse aé flatter : non seulement la vue, avec ces reflets, ces jeux de lumieére omnipreèsents, et le theéme du regard et de la jouissance par les yeux, qui domine et unifie l' ensemble de l' eèloge ; non seulement l' odorat, charmeè par les effluves divins de Veènus ou les essences de l' Arabie, graêce auxquelles le peigne rencontre une chevelure plus apte aé se laisser sculpter ; mais Apuleèe est parvenu aé suggeèrer meême des sensations difficiles aé rendre par de purs
moyens
litteèraires :
gustatives,
comme
en
9,
2,
oué
le
miel,
eèvoqueè pour deèpeindre une blondeur pleine d' ombre, annonce eègalement la suaviteè exquise, û mielleèe ý, du baiser d' adoration que Lucius 5
posera biento ê t sur la nuque de Photis, aé la naissance de ses cheveux . Des sensations tactiles, aussi : un membre de phrase est remarquable aé cet eègard,
et pectinis arguti dente tenui discriminatus
(chapitre 9, 3). L' ac-
tion du peigne dans les cheveux, qui les deèmeêle en les tirant un peu, est repreèsenteèe par l' alliteèration en -t et en -d, et son glissement par les sifflantes et la reèpeètition du son -i. Sur ce dernier exemple, nous
voyons que l' ou|ëe, enfin, est constamment solliciteèe par l' eèlaboration musicale de la phrase, aé laquelle l' auteur º ou pluto ê t le compositeur º apporte une attention extreême : les assonances, les alliteèrations, les effets d' homeèoteèleute ou de rime abondent, associeès aé l' ampleur harmonieuse des rythmes que creèent aé travers toute la peèriode oratoire
5
Chapitre 10, 1.
176
luc duret
les balancements, les symeètries proceèdant elles-meêmes d' une recherche minutieuse d' eèquilibre dans le compte des mots et des syllabes. Mais avec cette sorte d' agreèments nous changeons de registre : un plaisir estheètique vient s' ajouter au plaisir eèrotique et le relever. Ce passage du registre sensuel au registre de l' art s' opeére sans difficulteè : aux dires de Syneèsios de Cyreéne, Dion, deèjaé citeè, avait eètabli une eèquivalence entre les soins qu' on donne aé sa toilette et l' art de la rheè6
torique . Une belle chevelure soigneusement arrangeèe devient alors l' image du beau discours artistement composeè et orneè.
Texte et chevelure, rheè torique et coiffure
L' eèloge est construit sur une opposition entre la nature et la pa7
rure . Cherchons si cette opposition, treés claire quand il s' agit de beaux cheveux, demeure pertinente deés lors qu' on la rapporte au discours. Parmi les avantages naturels d' une belle chevelure, il y a d' abord 8
son opulence . Or, ce qui correspond, s' il s' agit d' un texte, aé la masse des cheveux, c' est l' abondance de la matieére verbale. L' eèpaisseur, la richesse de beaux cheveux trouve son eèquivalent litteèraire dans la pleènitude du style. Pour donner du nombre aé la phrase, l' auteur de l' eèloge recourt, entre autres proceèdeès, aé la reèduplication de termes 9
quasi synonymes . C' est, en second lieu, l' eèclat de la chevelure qui charme Lucius, avec tous les reflets qui diversifient presque aé l' infini sa couleur natué ces jeux subtils de la lumieére correspondent, dans le texte, relle. A tous les mots qui introduisent une notation coloreèe, qui, tireès d' un lexique ineèpuisable, expriment toutes les fac°ons de briller, de scintiller, de jeter mille feux, de se nuancer, de chatoyer ... On serait tenteè de comparer
ce
texte
eètincelant
avec
celui
de
Joris-Karl
Huysmans
quand, pour deècrire Salomeè, celui-ci se fait l' eèmule du pinceau de Gustave Moreau :
6 7
è loge de la calvitie, 23, 1. Syneèsios, E En 8, 3, nitor natiuus s' oppose aé floridae uestis hilaris color. Le chapitre suivant oppose
les beauteès naturelles de la chevelure (½½ 1, 2, 6) aux charmes ajouteè s que l' art lui apporte (½½ 3-5).
8
Voir la reècurrence d' expressions comme frequenti subole spissus et prolixa serie porrec-
tus, en 9, 4, ou encore Vberes ... crines, en 9, 6.
9
Ainsi 8, 3 : in aperto et perspicuo posita ; 8, 6 : mari edita, fluctibus educata ; ibid. : cinnama
fraglans et balsama rorans ; 9, 1 : nitor splendidus, etc ...
plaisir eè rotique et plaisir estheè tique
177
Elle est presque nue ; dans l' ardeur de la danse, les voiles se sont deè faits, les brocarts ont crouleè ; elle n' est plus veêtue que de matieéres orfeèvries et de mineèraux lucides ; un gorgerin lui serre de meê me qu' un corselet la taille, et, ainsi qu' une agrafe superbe, un merveilleux joyau darde des eèclairs dans la rainure de ses deux seins ; plus bas, aux han ches, une ceinture l' entoure, cache le haut de ses cuisses que bat une gigantesque pendeloque oué coule une rivieére d' escarboucle et d' eèmeraudes ; enfin, sur le corps resteè nu, entre le gorgerin et la ceinture, le ventre bombe, creuseè d' un nombril dont le trou semble un cachet graveè
d' onyx,
aux
tons
laiteux,
aux
teintes
de rose
d' ongle.
[...]
Toutes les facettes des joailleries s' embrasent ; les pierres s' animent, dessinent le corps de la femme en traits incandescents ; la piquent au cou, aux jambes, aux bras, de points de feu, vermeils comme des charbons, violets comme des jets de gaz, bleus comme des flammes d' alcool, blancs comme des rayons d' astre
10
.
Une autre comparaison s' imposerait º celle-ci sans anachronisme : les irisations du texte d' Apuleèe sont contenues en germe dans le modeéle d' Ovide. Une pieéce des
Amours
, renfermant les eèleèments d' un
eèloge de la chevelure feèminine, eèlabore le theéme de la lumieére qui fait briller dans une meême chevelure des reflets contrasteès : Nec tamen ater erat neque erat tamen aureus ille, Sed, quamuis neuter, mixtus uterque color, Qualem cliuosae madidis in uallibus Idae Ardua derepto cortice cedrus habet
11
.
Il semble en fait qu' Apuleèe, aé l' image de ce que firent les poeétes alexandrins et, apreés eux, les eèleègiaques romains, se soit complu aé pratiquer diverses transpositions d' arts : non seulement, au chapitre 8, l' eèvocation de Veènus Anadyomeéne preèsente un caracteére deèlibeèreèment pictural, sur lequel nous reviendrons ; mais, un peu plus bas, un autre eèleèment descriptif retiendra l' attention, la comparaison qu' on trouve en 9, 2 û
columbarum collis flosculos aemulatur
ý. Irreèsistiblement,
ces û petites fleurs ý, ce û semis de fleurettes ý font songer aux tesselles bigarreèes d' une mosa|ëque º de celles, par exemple, qu' on admire au Museèe de Naples et qui repreèsentent le gracieux motif de colombes s' abreuvant dans une vasque. Et puis, nous voudrions suggeè rer cette
10 11
Aé Rebours Les Amours
J.-K. Huysmans, Ovide,
, Paris, 1884, chapitre 5.
, 1, 14, v. 9-12 : û Sans eêtre noire pourtant ni pourtant pareille
aé l' or, distincte autant qu' on voudra de l' une et de l' autre teinte, la couleur de ces cheveux n' en meêlait pas moins l' une aé l' autre : au creux des vallons humides de l' abrupt Ida, telle est la couleur d' un grand ceédre priveè de son eècorce ý.
luc duret
178
ideèe, qu' aux chatoiements de la chevelure eèquivaut aé peu preés, dans le texte, la complexiteè voulue d' une langue oué se meêlent le parler quotidien et la poeèsie, les archa|ësmes et les neèologismes, des manieèrismes et des trivialiteès, une syntaxe classique et des constructions nouvelles dont l' origine est peut-eêtre aé chercher hors du domaine latin. Citons Huysmans, une fois encore, en nous autorisant de ce qu' Apuleèe, aé la diffeèrence des classiques, trouve graêce aux yeux de des Esseintes : Cet Africain le reèjouissait ; la langue latine battait le plein dans ses Meètamorphoses ; elle roulait des limons, des eaux varieèes, accourues de toutes les provinces, et toutes se meê laient, se confondaient en une teinte bizarre, exotique, presque neuve ; des manieè rismes, des deètails nouveaux de la socieèteè latine trouvaient aé se mouler en des neèologismes creèeès pour les besoins de la conversation, dans un coin romain de l' Afrique
12
.
Il n' est pas indiffeèrent d' observer que l' auteur de ces lignes, pour caracteèriser la langue d' Apuleèe, recourt lui aussi aé l' ideèe du coloris indeèfinissable qui reèsulte d' une multipliciteè de reflets. Mais, tout comme les agreèments naturels de la chevelure, la parure seèduisante que l' art leur ajoute conna|êt, sous forme litteèraire, un eèquivalent : efforc°ons-nous de mettre en eèvidence dans le texte de l' eèloge ce travail du peigne.
Travail du peigne Discriminare, distinguere sont les termes qu' Apuleèe emploie pour deècrire l' ouvrage du peigne dans les cheveux
13
. Ces verbes signifient
une mise en ordre, un arrangement par division et reèpartition des cheveux de part et d' autre d' une raie que trace le peigne
14
. Dans le do-
maine de l' eècriture, l' eèquivalent meètaphorique du peigne n' est autre que û le calame eègyptien ý dont le narrateur se sert pour remplir son papyrus, comme on le lit deés les premiers mots des Meètamorphoses
12 13
15
.
é Rebours, chapitre 3. J.-K. Huysmans, A Chapitre 9, 3 : ... et pectinis arguti tenui dente discriminatus ; 9, 4 : ... nisi capillum distin-
xerit.
14
Chez Varron, La Langue latine, 6, 81, discrimen deèsigne la ligne de partage des che-
veux ; voir aussi Ovide, L' Art d' aimer, 2, 303.
15
L' ouvrage est preèsenteè comme û un papyrus eègyptien rempli par la fine eècriture
é rapprocher de d' un roseau du Nil ý, papyrum Aegyptiam argutia Nilotici calami inscriptam. A pectinis arguti, en 9, 3 : la correspondance argutia / arguti fait preuve aé nos yeux. Le peigne et le calame se correspondent.
plaisir eè rotique et plaisir estheè tique
179
C' est dire que le travail de l' eècriture se donne pour objet l' arrangement et la succession ordonneèe des membres de phrase aé l' inteèrieur de la peèriode. Comme les dents du peigne dissocient et composent en meéches les cheveux, pareillement le calame de l' eècrivain doit û deèmeêler ý, c' est-aé-dire reèpartir et arranger dans son discours, le mateèriau verbal en privileègiant des effets de paralleèlisme, d' eèquilibre, d' harmonieuse symeètrie. Consideèrons, au deèbut du chapitre 9, le deèveloppement en forme d' interrogations rheètoriques, jusqu' aé dorsa permanat. La structure geèneèrale º ou la reèpartition des masses º est des plus nettes : l' anaphore du tour interrogatif Quid cum ? (½ 1, deèbut, et ½ 4, deèbut) deèlimite tout l' ensemble, tandis qu' en son centre (½ 3, deèbut) la variante uel cum sert de relais et fonctionne comme une charnieére sur laquelle s' articulent deux volets aux proportions presque identiques : ils comptent respec tivement 41 et 37 mots. Le premier volet eènumeére les agreèments naturels de la chevelure, le second les charmes artificiels qu' y reè pandent les mains du parfumeur et du coiffeur. Les deux volets preèsentent entre eux une eètroite analogie de construction,
avec
les
balancements
qu' introduit
la
reèpeètition
de
la
conjonction et (½ 1, ½ 3), varieèe par nunc, (½ 2), et la subdivision, au moyen de uel, de l' eèleèment terminal de l' eènumeèration (½ 1, ½ 4). La symeètrie des deux sous-ensembles se trouve renforceèe par le jeu des oppositions, entre cheveux blonds et cheveux bruns, dans le premier volet, et, dans le second, entre la chevelure qu' on attache et celle qu' on laisse flotter sur les eèpaules. L' auteur nous appara|êt toujours aussi soigneux de û peigner ý son texte si nous examinons aé preèsent l' arrangement des mots aé l' inteèrieur de chaque membre de phrase. On note la symeètrie remarquable des deux groupes coordonneès par uel (fin du ½ 1) : uegetus fulgurat uel placi-
dus renitet. Dans les deux groupes un adjectif de trois syllabes preèceéde un verbe de trois syllabes. Un peu plus bas un tricoêlon s' observe : ... obunctus ... discriminatus ... coactus (½ 3). Ce type d' agencement, avec le rythme ternaire qu' il confeére aé la phrase, semble particulieérement cher aé l' auteur. La fin du preèceèdent chapitre est la mieux faite pour nous en convaincre. Il s' agit de l' apparition de Veènus. Dans un mouvement scandeè par la reèpeètition de licet (exprimeè trois fois), on rencontre un premier trico ê lon : caelo deiecta, mari edita, fluctibus educata, puis, apreés le troisieéme licet, de nouveau une construction tripartite : ... stipata, ... comitata, ... cincta, qui introduit enfin, de manieére aé varier le rythme, un paralleèlisme aé deux termes : cinnama fraglans et balsama
180
luc duret
rorans
. La reècurrence de telles symeètries est puissamment souligneèe par
un recours constant aux effets de rime. Le retour reègulier des meêmes sons, aé la finale ou dans le corps de plusieurs mots qui, placeès dans des positions homologues, comportent en outre un meême nombre de syllabes, permet aé l' orateur de proceèder aé un tissage treés serreè et deèlicat de la phrase. Ces eèchos qui s' entrecroisent figurent assez bien le tressage de cheveux que l' on natte. Au chapitre 8, 4, on lit par exemple :
magis de cutis roseo rubore quam de uestis aureo colore
.
1
2
3
3
1
2
3
3 syllabes
Nous avons taêcheè de faire ressortir par des artifices typographiques les faits combineès d' isorythmie, d' alliteèration, d' assonance ou de rime qui fournissent, avec cette phrase, l' exemple le plus eèclatant de ce que nous nommions û travail du peigne ý. Au-delaé de la relation meètaphorique qu' il eètablit entre l' art de coiffer et l' art d' eècrire, Apuleèe, en dernieére analyse, n' est-il pas aé la recherche d' un mode d' eècriture qui ferait du mot et surtout de la phrase, consideèreèe dans sa syntaxe et dans son mouvement d' ensemble, non plus une image seulement, mais en quelque sorte la reèplique concreéte, substantielle, de l' objet qu' elle deècrit ? Effort qui tendrait aé creèer une co|ëncidence exacte de la reèaliteè avec le langage, comme si le signifiant eètait susceptible de porter en creux l' empreinte du signifieè.
Veè nus chauve, Photis aux longs cheveux
Sur la fin du chapitre 8, en effet, c' est une deèconcertante eèpiphanie de Veènus qu' Apuleèe nous meènage, suivant une gradation fort eètudieèe. La plus grande partie de la phrase û se deèroule dans un crescendo superbe d' anaphores, pour atteindre avec Veènus des sommets olympiens
16
ý.
Ces
trois
lignes
(du
premier
licet
jusqu' aé
balsama rorans
)
correspondent aé la protase. Elles forment, si l' on peut dire, le beau corps de la phrase, nourri, plein d' embonpoint et de riches sucs. D' un seul coup, ce mouvement majestueux se brise, bute sur un seul mot qui acquiert plus de relief d' avoir eèteè plus longtemps diffeèreè,
calua
, un
adjectif inattendu, incongru, scandaleux. Et avec lui la phrase bascule
16
D. van Mal-Maeder,
Apuleius Metamorphoses
, II, p. 165.
plaisir eè rotique et plaisir estheè tique
181
dans un prosa|ësme burlesque, Veènus et Vulcain ne sont plus que des personnages de vaudeville : û jamais elle ne pourra plaire, non, pas meême aé son Vulcain d' eèpoux ! ý
Calua preèpare l' apodose : c' est la partie de l' eènonceè que sa position terminale deèsigne aé l' attention. Or, ici, la chute de la phrase, dans sa maigreur, qui ne saurait faire eèquilibre aé l' imposant deèbut, dans sa platitude ridicule et surtout par la fac°on dont elle place en exergue le mot calua, donne eèvidence au choc, aé la frustration que notre regard é eèprouverait aé contempler Veènus chauve. A lui seul, introduit avec une pareille malice, l' adjectif jette sous nos yeux le scalp d' Aphrodite. D' autres, aé l' eèpoque moderne, se sont bien plu aé affubler Monna Lisa de moustaches.
Calua, le mot n' acquiert vraiment son efficaciteè que si l' auditeur, ou le lecteur, le rapporte aé la Veènus d' Apelle : le tableau d' Apelle pouvait eêtre, pour les Anciens, aé peu preés ce que la Joconde est pour nous. Apelle avait peint une Veènus caracteèriseèe par sa chevelure trempeèe d' eau de mer : la deèesse faisait le geste de la soutenir et de la tordre pour l' essorer. On voit que, par reèfeèrence au chef d' Ýuvre du peintre grec, calua reèsonne aé la manieére d' une profanation
17
. C' est un
acte de vandalisme, mais d' un vandalisme preèmeèditeè, comme souvent ! Ainsi que la Veènus d' Apelle, qu' on imaginerait aiseèment d' apreés celle de Botticelli, Photis, pour plaire, peut se preèvaloir d' une geèneèreuse toison. Sa fac°on û neègligente ý d' arranger ses cheveux º non ope-
rosus, sed inordinatus ornatus (9, 6) º correspond justement au type de coiffure qui a la preèfeèrence de Lucius. Apuleèe ne s' y montre pas moins sensible : dans son deèroulement, la phrase longue et sinueuse qui deècrit les cheveux de la jeune servante eèpouse avec exactitude leur faux neègligeè
18
.
En teête est jeteè l' accusatif compleèment d' objet direct (Vberes ... cri-
nes). Il est deèveloppeè par une longue seèrie de participes (et par un adjectif,
dependulos)
qui
forment
autant
de
rallonges.
Les
eèleèments
participiaux û tombent librement ý, pour ainsi dire : simplement coordonneès, ils s' engendrent aé tour de ro ê le comme un flot de cheveux se reèpand, en ondes reègulieéres, du sommet de la teête jusqu' aux eèpaules. Or, cette abondance d' une structure libre et laêche se trouve reprise et comme rassembleèe, resserreèe par un lien qui correspond au groupe du sujet et du verbe, tout aé la fin de la phrase (nodus adstrinxerat). C' est ce groupe et lui seul qui permet in extremis de reconna|être la construction
17 18
L' auteur a feint de s' en excuser par avance : quod nefas dicere, etc ... (chapitre 8, 5). Chapitre 9, 7.
182
luc duret
et qui rend possible la compreèhension de l' eènonceè. Il illustre avec fideèliteè les mots
ad finem conglobatos.
Il joue preèciseèment le ro ê le du
nodus
qui reèunit et constitue en un tout signifiant (ou, si l' on preèfeére, en un ouvrage coheèrent sorti des mains du coiffeur) les eèleèments deèployeès dans le cours de la phrase
19
. Mimeètisme de la syntaxe : elle devient ici
l' imitation de la nature. La description de la coiffure de Photis se reèveéle donc fort travailleèe, mais, selon le principe d' un
inordinatus ornatus,
l' art y est cacheè sous
une apparente deèsinvolture. L' auteur a pris soin d' eèviter la raideur des symeètries parfaites. La coordination ne correspond, avec ses va-
et ... dependulos ac ...
dispositos sen-
riantes, aé aucun systeéme homogeéne (
simque ... residentes).
residentes,
Un participe preèsent,
s' introduit dans la
seèrie des participes au parfait. Un groupe aé l' ablatif (sinuato vient interrompre la longue suite des formes aé l' accusatif
20
patagio)
. Les allures
libres, le naturel d' une eèlocution spontaneèe constituent l' eèleègance supreême dont se pare une forme artistement ouvreèe.
L' eè loge comme manifeste stylistique
Les analyses preèceèdentes nous conduisent, en deèfinitive, aé interpreèter ces deux chapitres des
Meètamorphoses
comme un manifeste stylis-
tique. Toutefois, la porteèe de ce manifeste n' appara|êtra qu' aé la faveur d' une
eètude
intertextuelle,
par
laquelle
s' eèclairent
les
preètentions
d' Apuleèe.
19
On pourrait penser aussi aé la syntaxe de la phrase allemande, qui semble heè siter sur
son sens et ne se reèsoudre qu' avec la particule seèparable, rejeteèe tout aé la fin. En musique, aé Schumann, dont la phrase souvent taêtonne aé la recherche de sa veèriteè, reèservant pour les dernieéres notes ce qu' elle a aé nous dire. Dans le texte d' Apuleèe, le
nodus
forme
l' eèleèment terminal de la coiffure. Le mouvement de la phrase, si visiblement calculeè , nous dissuade de consideèrer ce nÝud comme un point d' origine, duquel s' eè chapperaient les cheveux pour tomber sur la nuque. Au contraire,
in summum uerticem,
aé l' accusatif,
implique clairement que la chevelure se trouve rameneè e sur le sommet de la teête : c' est le terme du mouvement. On aurait l' ablatif, s' il s' agissait seulement d' indiquer la posi tion du
nodus,
et non le retour des cheveux attacheès en leur extreèmiteè sur le haut du
craêne. Cette question technique est longuement discuteè e par D. van Mal-Maeder,
leius Metamorphoses II,
Apu-
p. 182, mais son commentaire, penchant pour la seconde hypo -
theése, vient contredire la traduction proposeè e p. 180.
20
Certains commentateurs ou eèditeurs s' y trompent, qui corrigent
Par exemple A. J. Kronenberg, û Ad Apuleium Madaurensem ý, in
Progr. Litt., tion des
sinuato
en
sinuatos.
Erasmiani Gymn.
Rotterdam, 1892, p. 15 et suiv. ; eègalement D. S. Robertson, dans son eèdi-
Meètamorphoses
Lettres, 1940.
pour la Collection des Universiteès de France, Paris, Les Belles
plaisir eè rotique et plaisir estheè tique
183
Meême si nous limitons au domaine latin notre recensement, nombreux sont les textes qui contiennent, en des proportions variables, et diffeèremment mis en Ýuvre, au moins certains eèleèments d' un eèloge de la chevelure. Le poeéme de Catulle sur la Boucle de Beèreènice se preèsente le premier aé l' esprit, mais on doit penser aussi au deèbut d' une eèleègie de Properce, oué se trouve vanteèe une beauteè sans artifice ; aux ouvrages d' Ovide, poeéte des Amours mais eègalement de L' Art d' aimer ; aé Peètrone, chez qui une improvisation d' Eumolpe eèvoque le malheur d' eêtre chauve ; aé Stace, dont une Silve ceèleébre la chevelure du jeune favori de Domitien, Flavius E è arinus ...
21
. La liste n' est pas
close. Cependant, parmi tous ces ouvrages, c' est une pieéce d' Ovide, dans le premier livre des Amours, qui a pu le plus susciter l' eèmulation chez Apuleèe
22
. Cette eèleègie, deèjaé, mettait en sceéne une beauteè chauve,
blaêmeèe d' avoir elle-meême causeè son malheur. Proceèder point par point aé l' eètude comparative des deux textes exceèderait notre propos, mais nous pouvons tout au moins mentionner leurs ressemblances les plus saillantes. Sans parler de l' eèvocation incidente, par Ovide, des sorcieéres thessaliennes
23
(nous sommes plongeès par elle dans l' atmospheére sinistre
ê ne d' or), il faut signaler, comme paralleèdes premiers livres de L'A lismes aé retenir, d' abord l' eèloge du naturel, preèfeèreè par Ovide comme par Apuleèe aé un exceés d' artifice, puis, dans les quatre vers citeès plus haut aé titre de modeéle possible, le theéme des reflets dont la chevelure se nuance
24
. Vient ensuite, dans les deux textes, l' amant qui, surpre-
nant la jeune femme aé sa toilette, se laisse fasciner par les cheveux qu' elle a livreès ou va livrer au peigne : Ovide n' a-t-il pas inspireè cette visite impromptue dans l' intimiteè de l' alcoêve
25
?
Le poeéte, plus bas, eèvoque lui aussi Veènus Anadyomeéne, avec une allusion treés probable au tableau d' Apelle
26
. Au-delaé de cette reèfeè-
rence, on croit apercevoir chez l' auteur une volonteè de rivaliser, par la richesse et l' eèclat des notations coloreèes, avec l' art pictural
27
; or,
nous avions preêteè de meême aé Apuleèe le souci de pratiquer une trans-
21
Catulle, 66 ; Properce, 1, 2, 1-8 ; Ovide, L' Art d' aimer, 3, 153 et suiv. ; Peètrone,
Satiricon, 109 ; Stace, Silves, 3, 4.
22
Les Amours, 1, 14.
23
Les Amours, 1, 14, v. 39-42.
24 25 26
Les Amours, 1, 14, v. 9-12, commenteès ci-dessus, p. 177. Les Amours, 1, 14, v. 19-22, aé rapprocher, dans Apuleèe, du chapitre 9, 3. Les Amours, 1, 14, v. 33-34 : Illis contulerim, quas quondam nuda Dione / Pingitur umenti
sustinuisse manu : û Je les comparerais volontiers (ces cheveux) aé ceux que, sur une peinture ancienne, l' on voit Dioneè toute nue tenir dans ses mains humides ý.
27
Les Amours, 1, 14, v. 20 (purpureo) et 22 (uiridi).
luc duret
184
position d' arts. Il n' est pas jusqu' aé la rupture de ton, introduite par ê ne d' or, qui ne rencontre dans le l' adjectif calua dans le texte de L' A poeéme des Amours une sorte de preèceèdent, ou d' amorce. On y voit en effet la puella d' Ovide contempler avec deèsolation, sur ses genoux, cette belle chevelure qu' un usage forceneè des teintures a fait choir d' un seul coup : Sustinet antiquos gremio spectatque capillos, Ei mihi ! non illo munera digna loco
28
.
Si la calvitie peut para|être indeècente pour Veènus, autant que des bacchantes charbonneèes sur le sourire pensif de Monna Lisa, on conviendra que cette chevelure aussi, que le poeéte s' amuse aé nous repreèsenter sur les genoux de la belle, perruque deèsolante, pilositeè contre nature en une telle place, constitue, en fait de chute, une chute de ton, une de ces fautes de gouêt volontaires telles que bien souvent s' en autorise l' espieéglerie d' Ovide º et le poeéte, dans le pentameétre, ne s' est pas priveè de souligner au crayon gras l' incongruiteè. Tant d' analogies nous fondent aé rapprocher les deux textes, mais c' est en cherchant surtout comment Apuleèe s' est deèmarqueè d' Ovide, et des autres poeétes, que nous pourrons mettre en lumieére la signification de l' eèloge, deèfini comme manifeste stylistique. Et, sur ce point, il importe d' eêtre attentif aé ne pas deèplacer le lieu de leur divergence. Il ne suffit pas d' estimer qu' Apuleèe a voulu deèfendre la neècessiteè d' orner la coiffure, ou le style, contre Ovide ou Properce qui louent des cheveux priveès d' ornement
29
. Car on n' aurait aucune peine aé
montrer, partant de tel ou tel passage, que les positions d' Ovide et d' Apuleèe co|ëncident aé cet eègard. Le poeéte de L' Art d' aimer n' ignore pas que derrieére la simpliciteè se cache beaucoup d' eètude : le degreè supreême de l' art consiste aé para|être un effet du hasard
30
.
L' originaliteè revendiqueèe d' Apuleèe reèside, en fait, dans la forme d' eècriture qu' il a privileègieèe pour composer un magnifique eèloge de la chevelure. Ovide, Properce, Stace, tous ses preèdeècesseurs avaient brodeè en vers sur le theéme. Ils ont tous assujetti leur phrase aux exi-
28
Les Amours, 1, 14, v. 53-54 : û Sur ses genoux elle tient ses cheveux d' autrefois et les
contemple : heèlas ! ces avantages, qu' ont-ils aé faire en un pareil endroit ? ý.
29
En ce sens E. D. Finkelpearl,
Metamorphosis of Language in Apuleius'
`Metamor-
phoses' . A Study of Allusion in the Novel, Ann Arbor, 1998, p. 62 et suiv.
30
Ovide, L' Art d' aimer, 3, 153-155 Et neclecta decet multas coma ; saepe iacere / Hesternam
credas, illa repexa modo est. / Ars casus similis. û Une coiffure neègligeèe avantage bien des femmes ; souvent on pourrait croire qu' on n' y a pas toucheè depuis la veille : le peigne vient d' y repasser. L' art prend le masque du hasard ý.
plaisir eè rotique et plaisir estheè tique
185
gences de la meètrique, et leurs poeémes sont comparables aé de belles chevelures emprisonneèes dans les nÝuds d' une coiffure savante, de laquelle rien ne doit eêtre deèrangeè. Apuleèe, lui, a preèfeèreè la prose, oratio soluta º ou plutoêt, risquons l' expression, carmen solutum : carmen marquera mieux ce qui distingue de tout prosa|ësme la prose d' art cultiveèe par notre auteur
31
. L' une ou
l' autre fac°on de dire souligne en tout cas l' eèquivalence eètablie entre le discours en prose et les cheveux deènoueès, crines soluti
32
. Nous voyons
se dessiner alors le sens qu' Apuleèe a voulu donner aé l' eèloge de la chevelure. Il proclame et s' efforce de deèmontrer avec cette page la supeèrioriteè de la prose sur les vers, non seulement pour traiter ce topos particulier, mais sans doute aussi toute sorte de sujet. C' est que, si son ideèal litteèraire est bien, comme nous avons cru l' apercevoir, de faire que la phrase eèpouse concreétement la forme de l' objet, les exigences de la versification en viennent aé repreèsenter pour lui autant d' entraves. Mais la prose, libeèreèe de toute contrainte eètrangeére aé son but, fournit aé l' eècrivain un mateèriau ductile et malleèable. Cependant º c' est le point capital º, en affirmant pour une femme la neècessiteè de coiffer ses cheveux si elle tient aé preèserver sa reèputation d' eèleègance, Apuleèe nous fait entendre clairement qu' un art subtil doit se dissimuler sous le naturel de la prose : l' art triomphe deés lors qu' il est parvenu aé effacer ses traces. Nous savons qu' Apuleèe lui-meême s' eètait essayeè aé eècrire des vers. L' Apologie nous en conserve quelques eèchantillons, pas trop bons. Apuleèe s' est flatteè dans ses Florides de pouvoir cultiver tous les genres, en grec comme en latin, en poeèsie comme en prose, û avec une meême ambition, un meême eèlan, une meême qualiteè d' eècriture ý
33
. Au-delaé de
cette deèclaration immodeste, qui para|êt celle d' un confeèrencier aé la mode, trop soucieux de reèclame, l' eèloge de la chevelure montre en
31 Carmen solutum
se lit chez Seèneéque, Controverses, 2, 2, 8, aé propos d' Ovide jeune,
dont les deèclamations eètaient autant de poeémes en prose. Au reste, quant aé l' oratio soluta, Ciceèron, dans Brutus, 32, fait un meèrite aé Isocrate d' avoir compris que û meême dans la prose, il importe que soient meènageès une cadence, un certain rythme, aé condition d' eèviter ceux de la versification ý (etiam in soluta oratione, dum uersum effugeres, modum tamen et
numerum quendam oportere seruari).
32
En face de crinem (-es) soluere, usuel, on trouve chez Seèneéque, Dialogues, 12, 11, 5
carmen resoluere pour dire û faire passer en prose un poeéme ý. Le paralleèlisme des deux expressions justifie encore davantage la meètaphore de la chevelure comme image du dis cours. Il inciterait aé rapprocher le nom du poeéme, carmen, de carminare, û peigner la laine ý. Toutefois les quantiteès (-i bref dans carminare, û mettre en vers ý, mais -i long dans
carminare, û carder ý) font difficulteè pour une telle eètymologie. 33 Florides, 9, 27 et 20, 5.
luc duret
186
quel sens le portait son ambition profonde : meèriter le titre, non de doctus poeta, mais pluto ê t, si l' on nous accorde le mot, de prosaicus doctus. ê ne d' or se prononce en faveur d' une prose d' art L' auteur de L' A dans laquelle l' eèlaboration de la phrase, par l' eècrivain, serait assimilable aé l' amoureux regard qu' un amant porte sur l' objet qu' il deèsire et qu' il admire : et l' admiration meême devient miroir magique, embellissant dans son reflet la reèaliteè. Plaisir eèrotique et plaisir estheètique se trouvent alors confondus dans une essentielle uniteè. E è crire est un acte d' amour. Photis, avec la parure de ses cheveux splendides, incarne la litteèrature, dont Apuleèe fait sa ma|êtresse.
BIBLIOGRAPHIE
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Metamorphosis of Language in Apuleius'
Metamorphoses.
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L AT I N I TAT E S
Heè leé ne Casanova - Robin
RUSTICA VOLUPTAS :
 PRODUITS AGRESTES ET SENSUALITE ÁRE  EGLOGUE DANS LA PREMIE DE PONTANO
L' attachement aé la sensualiteè est l' un des traits les plus frappants de toute l' Ýuvre poeètique de Pontano. Lorsque, en 1496, le fameux 1
humaniste acheéve Leèpidina , ce long poeéme de plus de huit cents vers
è glogues, il confirme cette inclination, destineè aé ouvrir son recueil d' E deèjaé illustreèe dans ses poeèsies lyriques
2
ou theèoriseèe par un certain
nombre de traiteès, avec cette Ýuvre d' envergure aé laquelle il travaille jusqu' aé un aêge avanceè. Napolitain d' adoption, Pontano livre ici un veèritable hymne aé la citeè partheènopeèenne dont il ceèleébre les noces mythiques de la nymphe eèponyme, Partheènopeè, avec le fleuve Seèbeèthus.
1 Lepidina,
selon C. Vasoli, I Minori della letteratura italiana, Milan, 1961, p. 597-618,
fut composeèe en 1496. Il est vraisemblable que, comme pour la plupart de ses Ýuvres, Pontano continua d' y travailler jusqu' aé la fin de ses jours. Les eèditions des Ýuvres de ce
è glogues de Pontano : Ponpoeéte sont ainsi presque toutes posthumes : j' ai utiliseè pour les E tani Opera, Venise, Alde, 1505, 1513, ainsi que les eèditions modernes proposeèes par B. Soldati (J. J. Pontani Carmina, Florence, 1902), J. Üschger (Carmina, Bari, 1948) et celle,
accompagneèe
d' une
traduction
italienne, de
L. Monti Sabia
( Egloghe,
Napoli,
1973). Les textes antiques sont citeès dans la Collection des Universiteès de France, sauf mention contraire.
2 Parthenopeus siue Amores
(1457-1458), De Amore coniugali (composeè dans les premieéres
anneèes de son mariage avec Adriana Sassone, soit vers 1460), Hendecasyllabi seu Baiae (1493-1495), Lyra, recueil en vers saphiques eècrits aé des peèriodes diverses et, comme la plupart de ses Ýuvres, repris aé la fin de sa vie, aé partir de 1498. Pour une eèdition moderne compleéte de ces textes voir Carmina º Egloghe, elegie, liriche, par J. Üschger, Bari, 1948 ; un florileége est donneè avec une traduction franc°aise dans Musae reduces, Anthologie
de la poeèsie latine de la Renaissance, eèd. P. Laurens et C. Balavoine, Leiden, 1975, avec une traduction italienne par L. Monti Sabia, Giovanni Gioviano Pontano, Poesie latine, scelta, Torino, Einaudi, 1977 (reproduction de Poeti Latini del Quattrocento, a cura di Francesco Arnaldi, L. Gualdo Rosa, L. Monti Sabia, Milano -Napoli, 1964). L' Anthologie de la poeèsie
lyrique latine de la Renaissance, Paris, 2004, eèdition bilingue de P. Laurens, propose un choix de ces poeémes.
187
188
heè leé ne casanova-robin
Mariant le genre bucolique aé l' eèpithalame, dans un ensemble aé viseèe aussi eètiologique, le texte deèroule en sept corteéges le spectacle de l' univers des mara|êchers et des cultivateurs campaniens meêleès aux diviniteès locales, tous incarnant les geènies des lieux sous des formes pittoresques. Le cadre de la description campe deux personnages relayant la voix du poeéte, le couple rustique de Macron et Leèpidina qui intervient aé l' ouverture et au finale du poeéme, et marque la succession des eètapes de la ceèreèmonie. 3
Si la filiation est aé premieére vue virgilienne et catullienne , on deèceéle eègalement de nombreux eèchos des Ýuvres d' Ovide et de Stace, sans pour autant parvenir ainsi aé deèfinir l' eècriture pontanienne. En effet, dans ce Quattrocento ou é l' eèglogue conna|êt une vogue sans preèceèdent
et
lorsque
de
multiples
tentatives
marquent
la
volonteè
des
auteurs de renouveler le genre dans la litteèrature neèo-latine ou dans la 4
veine vernaculaire , Pontano offre un texte unique
5
: l' ancrage dans
la reèaliteè est renforceè par des emprunts aé la tradition populaire pour peindre la terre napolitaine dans sa vigoureuse feèconditeè, tandis que l' eèvocation de mille eêtres eètranges eètourdit le lecteur dans une exubeèrance enivrante ou é se croisent eèloges du corps et abondance de parfums,
produits
du
terroir
et
creèatures
hybrides.
La
dimension
encomiastique contamine les genres deèjaé citeès, l' objectif eètant manifestement de proposer une laus de Naples, propre aé charmer par l' incantation poeètique neèe du spectacle inou|ë qui est ici preèsenteè. é la manieére d' Ovide, Pontano eècrit une poeèsie concreéte, qui deèA ploie toute une deèbauche de matieéres, de couleurs et d' odeurs dont les productions agrestes constituent les images reècurrentes. Si l' on
3
J. H. Gaisser, Catullus and his Renaissance Readers, Oxford, 1993, p. 127 en particulier,
rappelle que l' eèdition princeps de Catulle parut en 1471 et que Pontano lui-meême posseèdait un manuscrit de Catulle qu' il avait duê ment amendeè.
4
A. Tissoni Benvenuti analyse fort bien l' eèvolution de l' eèglogue latine alleègorique
chez Peètrarque et chez Boccace aé l' eèglogue amoureuse dans la poeèsie du Quattrocento et rappelle l' importance de la deècouverte de Theèocrite, vers la moitieè du sieécle, connu jusque-laé seulement de manieére indirecte par les commentateurs latins : û La restauration humaniste de l' eèglogue : l' eècole guarinienne aé Ferrare ý, dans Le Genre pastoral en Europe
du xv
e
au xvii
e
sieécle, Saint-Eètienne, 1980, p. 24-33. Dans le meême ouvrage collectif,
voir aussi l' eètude de D. De Robertis, û Aspects de la formation du genre pastoral en Ita lie au
xv
e
sieécle ý, (p. 7-14) qui preècise l' importance de l' apport de la litteè rature vernacu-
laire.
5
Sur l' originaliteè de Lepidina et plus largement sur l' apport de Pontano au renouvel -
lement du genre de la bucolique, voir W. L. Grant, dans un article speè cialement consacreè aé ce poeéme : û An Eglogue of G. Pontano ý, Philological Quaterly, 36 (1957), p. 76-84, puis dans une eètude plus large sur l' eèvolution de ce genre poeètique : Neo-Latin Literature
and the Pastoral, Chapter Hill, 1965.
189
rustica voluptas
s' attache aé suivre ainsi quelques eèleèments rustiques º impossible ici de preètendre aé l' exhaustiviteè º, on deècouvre bien vite que plus que d' un ornement, ceux-ci font partie inteègrante d' une poeètique minutieusement ciseleèe participant aé la repreèsentation d' une feête champeêtre ; ils proceédent eègalement d' une rheètorique du deèsir, veèritable creuset des divers modes de poeèsie amoureuse antique. Sans deèroger aé la tradition bucolique, le poeéme semble aussi proposer une vision de l' Arcadie, mais d' une Arcadie partheènopeèenne, nantie d' une porteèe speèculaire, indissociable d' une reèflexion sur l' eècriture du lepos enrichie de la saveur de mythes nouveaux, dont la premieére place dans le recueil dit assez l' importance.
La repreè sentation d' une feê te agreste : fruits de la terre et rheè torique descriptive
Deés le prologue appara|êt un veèritable bouquet theèmatique oué les biens agricoles sont associeès aé la sensualiteè du corps. Articulations entre creèation et invention, le lait, les fruits sont aé la fois le point de reèsurgence des lieux poeètiques antiques
6
et celui du remodelage de ces 7
images, affineèes par l' outil aceèreè de l' humaniste . Inteègreès aé la rheètorique de la repreèsentation, ils participent de l' inuentio et de la dispositio, fournissant fil conducteur et rythme au texte tout en l' infleèchissant de leurs modulations. Ainsi, le motif du lait, cadeau pour les noces, est lieè au personnage de Leèpidina enceinte, pleine d' une feèconditeè propitiatoire aé l' oreèe de cet eèpithalame : mais plus qu' une offrande, il ouvre un jeu de miroir entre les preèsents apporteès et le don du corps. Le chant ameèbeèe fournit une reèsonance vocale aé ce va-et-vient, mimant l' eèchange des baisers et la description des seins associeès au lait : Leèpidina : En lactis tibi sinum atque haec simul oscula trado ; Umbra mihi haec ueteres (memor es) iam suscitat ignes ; O coniunx mihi care Macron, redd(e) altera, Macron. (prologue, v. 5 -7)
6
Sur le lait par exemple : reèfeèrence aé Theèocrite, Idylles, V, 58-59, aé Virgile, Bucoliques,
VII, 33. Theèocrite est redeècouvert au xv
e
sieécle, voir A. Tissoni Benvenuti, Le Genre pas-
toral.
7
Sur la question de l' imitation en Italie de Peètrarque au Quattrocento, voir F. Bausi,
û Poeèsie et imitation au Quattrocento ý, dans Poeètiques de la Renaissance, eèd. P. Galand-Hallyn et F. Hallyn, Geneéve, 2001, p. 438-462.
190
heè leé ne casanova-robin Leèpidina : Tiens, voici pour toi une coupe de lait, ainsi que des baisers ; cette ombre eèveille en moi (t' en souviens-tu ?) des feux anciens, oê Macron, mon eèpoux cheèri, donne-moi d' autres baisers en retour, Macron.
La valeur sensuelle preèdomine ici et prend le pas sur la topique. La jatte de lait, cadeau rustique traditionnel mais aussi reflet du ventre arrondi de Leèpidina, est doteèe d' une pluraliteè seèmantique visant aé renforcer la consistance charnelle de l' heèro|ëne et les proceèdeès phoniques ou lexicaux mis en Ýuvre soulignent cela : outre l' homonymie entre [Lactis]
s|´num (la jatte de lait) et s|ïnus (le sein), les lactis / atqu(e) haec / oscula, les retours
et 6 unissent
avec les sifflantes (sinum avec
suscitat
/ simul ) ;
sonoriteès des vers 5 vocaliques alternent
se creèe alors un fil sonore signifiant
e
au vers suivant oué l' on retrouve, dans le meême dactyle 5
les sonoriteès de
oscula,
dans une gradation vers l' eètreinte physique sou-
ligneèe par la preèpondeèrance des occlusives, tandis que, paralleélement aé l' effacement du û s ý (concentreè dans riteès en [ m ] (umbra,
mihi, memor)
suscitat)
se deèveloppent des sono-
Macron
qui annoncent
phoriquement au vers suivant et uni aé
mihi :
repris ana-
le duo amoureux est
alors formeè, dessineè par cet entrelacement sensuel de lait et de baisers, de feux ainsi reèveilleès. Au cinquieéme corteége, le motif est reèiteèreè dans la repreèsentation d' un autre couple, inseèreè dans une
ekphrasis
deècrivant une sceéne de
genre : une famille de bergers s' affaire aé la fabrication du fromage. Conformeèment aé la reégle, la broderie dialogue avec la sceéne encadrante, mais la progression dans la sensualiteè, traduite ici par l' ambivalence des termes est remarquable : In medio positis clauduntur ouilia saeptis, Balat ouis uacuam ad mulctram et se calce tuetur, Upilio at geminis sudans premit ubera palmis : Effluit hinc illinc tepidus liquor :
adiuuat uxor
Blanditurque uiro mulgetque incincta capellam, Et
caua
fumanti
spumant
mulctralia
lacte ;
(cinquieé me
corteége,
v. 171-176)
Au milieu, des bergeries sont fermeèes par un enclos que l' on a installeè, une brebis beêle preés du vase aé traire vide et se deèfend avec son sabot, mais le berger, couvert de sueur, presse les mamelles de ses deux mains : ici et laé coule un liquide tieéde ; son eèpouse l' aide et cajole son eèpoux ; ceinte de son tablier, elle trait la cheé vre et les vases profonds eècument de lait fumant.
rustica voluptas
191
Les motifs eèrotiques croisent ici la composition theèocriteèenne avec moins de pudeur que dans l' eèvocation de Macron et de Leèpidina. La profusion du lexique suggeèrant l' appel aux sens, et notamment au toucher, est significative : sudans, premit ubera palmis, tepidus, blanditur ... mulgetque ... fumanti. En plus des eèchos creèeès entre les diffeèrents plans descriptifs, les produits agrestes sont tisseès eègalement en reèseaux theèmatiques, veèritables ornements du portrait feèminin, par exemple. Par leur couleur, leur odeur et leur texture, ils sont en effet une veèritable mise en preèsence de l' heèro|ëne. Pontano joue de leur valeur meètaphorique sans pour autant les amputer de leur sens concret : le topos de la peau û blanche 8
comme lait ý º, est ainsi revivifieè par l' exploitation de la peèripheèrie sensorielle. La belle Partheènopeè, rayonnante de blancheur, est caracteè9
riseèe par les termes candor, candida , mais le poeéte tire parti aussi de la consistance liquide du lait pour introduire une autre sceéne riche de sensualiteè, celle du bain. Tantoêt dense de reèminiscences antiques, tantoêt en prise directe avec le reèel, l' image agit comme un kaleèidoscope, creèant une multitude de liens seèmantiques et structurels : ainsi la blancheur des seins de la nymphe se reèfleèchit dans le paysage, alba ligustra (prologue, v. 28) ou dans les animaux qui le composent, dans le colostrum nourricier, et suggeére tout autant la feèconditeè de Leèpidina que la pureteè de la vierge dont nul ne doit voir la nuditeè (prologue, v. 31). Illustrant les principes de uariatio et de copia, le foisonnement des biens agricoles conduit aé un veèritable festival des sens. Tous sont en effet stimuleès : l' odorat par les plantes aromatiques, la vue par le pittoresque des costumes et les beauteès diverses des personnages, le gouêt graêce aux fruits, leègumes, gaêteaux, saucisses, miel, fromage et autres, au point que certains protagonistes semblent eêtre convoqueès preèciseèment pour incarner la stimulation d' un sens en particulier : Butine le gou ê t, Hercli la vue, Capri le toucher, Aequana et Amalfi le parfum ... La varieèteè touche tous les deètails, les saveurs sont agenceèes selon une polyphonie oué les couleurs, les sons, les gouêts, les parfums û se reèpondent ý, dirait-on. La recherche du spectaculaire conduit le poeéte aé utiliser les ressources de la feête mythologique dont on sait la vogue aé la
8
Theèocrite, Idylles, XI, 20 : Polypheéme s' adresse aé Galateèe û toi plus blanche aé voir
que le lait cailleè ý (eèdition et traduction de Ph. E. Legrand, Paris, 1925).
9
E. Delbey rappelle que candida est le qualificatif usiteè pour deèsigner le corps de Veè-
nus, le blanc eèclatant caracteèrisant la beauteè parfaite dans la peinture grecque et romaine (Poeètique de l' eèleègie romaine. Les aêges ciceèronien et augusteèen, Paris, 2001, p. 147).
192
heè leé ne casanova-robin
Renaissance qu' il teinte d' eèchos folkloriques, sans doute aussi contamineès par la comeèdie latine antique
10
.
Ainsi, la figure de Butine qui appara|êt au quatrieéme corteége avec ses boudins gras para|êt tout droit issue de la tradition populaire
11
:
Lepidina : Ecce suburbanis longe praelata puellis, Ecce uenit pingui multum saturata sagina Butine sociis mecum consueta choreis, Butine diues haedis, sed ditior agnis, Et cui sunt primae farcimina pinguia curae. (quatrieé me corteége, v. 1-5)
Leèpidina : Voici la plus belle º et de loin ! º de toutes les jeunes filles suburbaines, voici venir Butine, bien ronde et bien dodue, accoutumeè e, comme moi, aé danser avec ses compagnes. Butine, riche de chevreaux et plus encore d' agneaux, aime par-dessus tout preèparer des boudins gras.
Butine concourt aé la uariatio des creèatures deècrites et illustre aussi le renouvellement
des
eèleèments
de
la
bucolique :
les
protagonistes
de
l' eèglogue pontanienne sont ici fermement ancreès dans leur terroir, ils ne sont plus des repreèsentations symboliques mais des figures tout aé fait
contemporaines,
semblables
aé
celles
que
l' on
rencontrait
sans
doute dans les faubourgs de Naples aé l' occasion des reèjouissances locales. L' estheètique mise en Ýuvre n' est pas sans rappeler certains tableaux flamands tels qu' on pourra les deècouvrir quelques deècennies plus tard. Les produits rustiques apporteès sont des eèleèments consubstantiels au portrait de l' heèro|ëne : ainsi les qualificatifs pingui / pinguia s' appliquent tantoêt aé sa description physique, tantoêt aé la charcuterie qu' elle apporte. La musique constitueèe par les sons et le rythme des vers, par les reprises et les eèchos entre les termes º ainsi entre saturata sagina et farciminia pinguia º est parfaitement accordeèe aé l' entreèe en sceéne. Relevant d' un genre bien diffeèrent, appara|êt la nymphe Hercli, personnification du mont Echia, eèvoqueèe par Leèpidina, pour sa capaciteè aé susciter le furor : O longis praelata comis et lumine paeto, Hercli, superciliis nigris, candente papilla,
10
P. Laurens, û Modeéles plautiniens dans la lyrique latine de la Renaissance : de Ma -
rulle aé Kaspar Barth ý, Cahiers de l' Humanisme, 1 (2000), p. 209-224.
11
Le personnage incarne un faubourg populaire de Naples, sans doute connu au
sieécle pour ses commerces de viande.
xv
e
rustica voluptas
193
Es memor, et meminisse decet, mea nubilis Hercli, Quos mihi corallos, quae mella liquata dedisti, Diues corallis et mellis munere diues ; Sis memor, et niueum tibi me donasse colostrum Deliciasque rosae primae et uaccinia prima. (deuxieé me corteége, v. 6673)
ê O toi qui eèclipses les autres par ta longue chevelure et tes yeux co quins, oê Hercli aux sourcils noirs et aux seins blancs, t' en souviens tu ? Il est juste que tu t' en souviennes, oê jeune fille, ma cheére Hercli : quels coraux, quels miels clairs tu m' as donneè s ! toi qui es riche de coraux et riche d' un miel abondant. Rappelle -toi : je t' ai offert en retour du colostrum blanc comme neige, les deè lices de la prime rose et les premieéres airelles.
Laé encore, la caracteèrisation du personnage proceéde exactement des produits qui lui sont associeès. Mis en valeur par le jeu des alliteèrations, reèpeèteès jusqu' aé la redondance (v. 69-70), repris dans le chiasme expressif du v. 70, le miel et les coraux reèveélent combien Pontano gouête cette poeèsie de la reèiteèration. D' autre part, le relief confeèreè aé delicias aé l' initiale du vers, pose la deèlectation comme principe ordonnateur de é l' instar d' E tout le tableau. A è luard, Pontano preèconise ici l' approche sensorielle du monde propre aé engendrer la creèation. Les eèleèments de la nature se fondent dans une poeèsie des origines qui propose la reconstruction d' un univers ou é priment les sens. La tradition antique, aé l' arrieére-plan de la description d' Hercli, vient corroborer la valeur sensuelle des produits eèvoqueès et justifie leur insertion dans le portrait. Miel et lait sont en effet les ingreèdients d' une potion magique, aphrodisiaque chez Ovide
12
et preèciseèment
preèsenteèe lors d' une union conjugale : ce breuvage, plus exactement composeè de pavot, de lait et de miel est destineè aé Veènus au moment de ses noces avec Vulcain. Le corail quant aé lui, est chez Pindare une fleur marine associeèe aé l' or, aé l' ivoire, partageant avec ces matieéres la capaciteè aé eêtre ciseleè
13
; dans les Meètamorphoses d' Ovide, il appara|êt
dans la fable d' Andromeéde
14
ou é il na|êt du contact de la teête de
Meèduse sur les herbes du rivage, image paradoxale bien ovidienne de
12
Ovide, Fastes, IV, 151-154. Plus geèneèralement, le miel et le lait sont des produits
destineès aux dieux : voir aussi Fastes, IV, 545-546 oué un vieillard offre aé Ceèreés du miel, des fruits et du lait cailleè pour la remercier d' avoir gueèri son fils.
13 14
Pindare, Neèmeèenne VII, 77-79 : û fleur de lys soustraite aé la roseèe marine ý. Ovide, Meètamorphoses, IV, 744-752.
194
heè leé ne casanova-robin
la beauteè d' une fleur issue d' une matieére monstrueuse, conservant l' hybriditeè d' une double consistance, souple dans les eaux et dure au contact de l' air. Le portrait d' Hercli est ainsi densifieè par cette intertextualiteè riche qui permet d' exprimer la dualiteè naturelle de cette nymphe marine et terrestre aé la fois, capable de rudesse et de suaviteè. Parfois, la mention des cadeaux rustiques est substitueèe aé la description physique : il en va ainsi de Pausilippe, seulement eèvoqueèe par le persil et le serpolet odorant, les poires muêres et les abricots, campant l' heèro|ëne dans une perception exclusivement sensuelle, par les cou leurs et les odeurs qui invitent aé la gourmandise : Saepe manu sua ad antra, suos deduxit in hortos Donauitque apio et odorifero serpillo Et dixit : û Tibi mite pirum, tibi praecoqua seruo ý, (deuxieé me corteége, v. 6-8) Souvent elle m' emmenait par la main dans sa grotte et dans ses jar dins ; elle me faisait cadeau de persil et de serpolet odorants et me di sait : û Je te garde une poire muêre et des abricots. ý
Ces fruits et ces plantes veèhiculent aussi des reèminiscences antiques : le persil est par exemple l' un des ornements de la grotte de Calypso chez Homeére
15
. Ailleurs, ce sont les nymphes Aequana et Amalfi
dont on eèvoque le parfum capiteux de l' aneth
16
pour souligner la
puissante seèduction, non sans rappeler le bouquet composeè pour le bel Alexis de la deuxieéme Bucolique de Virgile
17
.
Le choix de l' exubeèrance est ainsi l' occasion de dresser un florileége de reèfeèrences poeètiques, la seèlection eètant opeèreèe d' apreés le criteére de la sensualiteè. Plus qu' un ornement, les fruits et les aromates deèsignent l' essence de ces incarnations de la terre napolitaine. Le paysage, mor-
15 16 17
Odysseèe, V, 63-72. II
e
corteége, vers 88.
Virgile, Bucoliques II, 48 : Narcissum et florem iungit bene olentis anethi ; [la nymphe,
pour toi bel enfant] û unit le narcisse et l' aneth parfumeè ý. Le parfum est toujours un eèleèment primordial de
la seèduction dans l' antiquiteè.
La tradition grecque est riche
d' exemples : Archiloque, Sappho deètaillent l' origine et l' effet des parfums utiliseè s pour eètourdir les sens. Dans le monde romain dont on sait le gouê t des jardins et des plantes odorifeèrantes, le theéme prend une grande importance dans la litteè rature comme dans les ouvrages scientifiques. Voir P. Faure, Parfums et aromates dans l' antiquiteè, Paris, 1987, p. 158 aé 206 en particulier.
195
rustica voluptas
celeè en mille eêtres divers, est l' objet du chant encomiastique qui lui confeére une consistance quasi charnelle
18
.
Tandis qu' Ovide proposait par les meètamorphoses de ses heèros une reèalisation de la meètaphore qui leur eètait attribueèe, Pontano creèe des personnages mythiques aé partir d' eèleèments palpables de la nature environnante. Ceux-ci font partie inteègrante de l' image, sont autant de modulations polyphoniques pour dire leur suaviteè , leur parfum
19
,
contribuant largement aé la rheètorique du deèsir.
La rheè torique du deè sir : la rencontre des genres
Les produits agrestes entrent dans l' eèlaboration d' un langage destineè aé dire le deèsir et eètayent les vÝux de feèconditeè. Divers genres antiques se rencontrent ici en plus de la bucolique : le poeéme didactique de Lucreéce qui assimile la uoluptas issue de Veènus au plaisir tireè des biens de la terre, l' eèpithalame º et sa propeèdeutique de l' union conjugale º et l' eèleègie. Mais une speècificiteè appara|êt : la poeètique utiliseèe exalte le corps, chante la feèconditeè aé venir, tout en s' inscrivant dans un ideèal de modeèration. Topoi revisiteès Deés le Prologue est introduite un topos de la poeèsie amoureuse, celle de la pause aé l' heure de midi. Deècrite comme un moment privileègieè pour l' eèpanouissement de la sensualiteè, elle est situeèe dans un locus
amoenus oué reégne une ombre beèneèfique, pourtant loin d' apaiser la chaleur des sens exaspeèreès. Ainsi est placeèe aé l' oreèe du poeéme l' immaé la suite du rappel des nence du deèsir inscrit dans une nature ideèale. A
18
5 4
A. Sainati a ainsi caracteèriseè ce don de l' eèvocation chez Pontano : soulignant com-
ment ce poeéte n' use pas de son imagination mais û a vu et donne aé voir.
Il est
capable
aussi de montrer ce qui n' est pas perceptible aé l' Ýil humain : tout acquiert chez lui un corps, une consistance sensible, les ideèes meêmes s' offrent aé lui sous la forme concreéte des images, et en cela il est supeèrieur aé Catulle ý, dans û Il Pontano e Catullo ý, La lirica latina
del Rinascimento, Pise, 1915-19, p. 1-68, repris dans Studi di letteratura latina medievale e umanistica raccolti in occasione del suo ottantacinquesimo compleanno (Padua, 1972, p. 61-111).
19
C.-G. Dubois montre ainsi comment les guirlandes de fleurs ou les bijoux qui
ornent les personnages des tableaux de Botticelli sont une meè taphore de leur teint, disent combien leur beauteè est une pierre preècieuse dans un eècrin, û Interfeèrence du visuel et du textuel au xvi
e
sieécle : l' eèvocation du corps feèminin ý, dans Le dialogue des arts, tome 1
ê ge au xviii Litteèrature et peinture du Moyen A 2001, p. 103-126, notamment p. 107.
e
sieécle, eèd. J.-P. Landry et P. Servet, Lyon,
196
heè leé ne casanova-robin
premiers eèchanges sensuels de Macron et de Leèpidina, ou é les baisers se meêlent aux fraises, est amplifieèe l' eèvocation de la cueillette des fruits muêrs devenue meètaphore de l' union physique des jeunes eèpoux. Pontano se livre aé une mise en sceéne du corps opeèreèe aé travers une fragmentation aé la manieére d' un blason serti de produits agrestes. Choisissant de deècrire les eèleèments corporels les plus seèduisants, il reprend un certain nombre de topoi antiques et leur surimpose les images des fruits si bien que celles-laé meême que les poeétes utilisaient au titre de comparaisons deviennent de veèritables composantes du corps amoureux. Alors, s' eèlabore un langage de la suauitas, meêlant gourmandise et eèrotisme. Aux vers 8-14 qui ouvrent le poeéme, l' eèchange de fraises et de baisers a donneè le ton, Pontano usant du chant bucolique pour souligner les dons mutuels : Macron : Hic mihi tu teneras nudasti prima papillas, Hic, Lepidina mihi suspiria prima dedisti ; Tunc Macron, Lepidina, tibi, Lepidina Macroni. Lepidina : Has inter frondes uirgultaque nota latebas, Cum tibi prima rosam, primus mihi fraga tulisti. Macron : Hic û Macron ý, Lepidina, û meus ý me prima uocasti, Et primus û mea ý, te alternans, û Lepidina ý uocaui. (Prologue, v. 8 -14)
Macron : C' est ici que pour moi tu deècouvris pour la premieére fois tes seins deèlicats, Leèpidina, ici tu m' as fait don de tes premiers soupirs : alors Ma cron fut tien, Leèpidina, et Leèpidina fut aé Macron. Leèpidina : Tu te cachais laé, entre ces feuillages et ces branchages familiers lorsque pour la premieére fois, je t' offris une rose tandis que toi, pour la pre mieére fois, tu m' offris des fraises. Macron : C' est ici, que pour la premieére fois, tu m' appelas û mon Macron ý, et en reèponse, pour la premieére fois je t' appelai û ma Leèpidina ý.
L' usage poeètique fait de rosam, fraga des eèquivalents de teneras papillas, et de suspiria, ce que viennent confirmer les sonoriteès parentes et notamment l' alternance vocalique a/i ainsi que la reprise du qualificatif
prima, rapprochant fraga / suspiria et oscula. S' entrelacent alors les fruits et
les
parties
sensuelles
du
corps dans
une
constellation
d' images
rustica voluptas
197
concreétes ou é sont allieès le gouêt (fraga), l' odorat (rosam), la vue (nudasti) et le toucher (teneras). L' originaliteè reèside encore dans l' aboutissement de cette progression : le langage, vu comme le stade ultime de l' appropriation de l' autre (me uocauisti / te uocaui). L' insertion des fruits dans les jeux amoureux devient ainsi un leitmotiv reèiteèreè sous des formes diverses : inteègreè aux chÝurs hymeèneèens, recomposeè dans une sceéne de genre ou participant directement aé l' eèvocation des futurs eèpoux. Dans le premier corteége (v. 9-16), des jeunes filles et des jeunes gens alternent leurs chants pour annoncer les preèliminaires de l' union nuptiale : Feminae : Est nigris noua nupta oculis, est nigra capillis, Spirat Acidalios et toto corpore flores. Mares : Et roseo iuuenis ore est roseisque labellis, Stillat Acidalium roseo et de pectore rorem. Feminae : Intactum florem maturaque poma legenti Seruat in occultis uirgo iam nubilis hortis. Mares : Poma manu matura leget floremque recentem Rore nouo iuuenis, tenera mulcebit et aura. (premier corteé ge, v. 9-16)
Les femmes : La nouvelle eèpouse a les yeux noirs, ses cheveux aussi sont noirs et tout son corps exhale le parfum des fleurs d' Acidalie. Les hommes : Le jeune homme a un visage roseè et roseèes sont aussi ses leévres, sur sa poitrine roseèe perlent des gouttes d' huile d' Acidalie. Les femmes : La jeune vierge en aêge de se marier conserve dans ses jardins secrets une fleur intacte et des fruits muêrs pour qui les cueillera. Les hommes : Le jeune homme cueillera ces fruits muê rs de sa main, ainsi qu' une fleur fra|êche couverte de la nouvelle roseèe, il les caressera d' un souffle deèlicat.
é la technique traditionnelle du portrait s' attachant aé deècrire les yeux A et les cheveux, s' ajoute ici la perception olfactive avec un parfum signi ficatif, celui de Veènus, dit û d' Acidalie ý. Si l' on identifie sans peine les
198
heè leé ne casanova-robin
eèchos catulliens
20
, nul doute que la poeèsie de Pontano renforce la va-
leur incantatoire de l' eèpithalame graêce aux anaphores de mots et de sons et accro|êt la dimension eèrotique par le roêle confeèreè aé l' eèpoux : ici c' est lui qui deècouvre les û fruits ý que la jeune vierge a su si bien preèserver jusqu' aé maturiteè. Un tableau d' un grand raffinement sensuel deècrit les gestes du jeune homme : sa main cueillera ces fruits muêrs, les caressera de son souffle. Le jeu de sonoriteès renforce cela : roseo / or(e) est / roseis (v. 11), puis roseo / pectore rorem (v. 12), ce dernier mot eètant repris par florem au vers suivant (v. 13) et au vers 15, tandis qu' au vers 16 un eècho appara|êt entre rore nouo au deèbut du vers et et aura aé la fin. De meême, l' expression poma matura leget est reèpeèteèe, mise en
valeur
par
les
coupes,
puis
disposeèe
en
chiasme
aux
vers
13-
15 autour du mot uirgo aé la manieére d' une guirlande dans le gouêt augusteèen.
Fertiles fruits du deèsir Une variante de cette composition reèappara|êt dans le cinquieéme corteége ou é sont reèunis offrandes et chants fescennins. Laé une nouvelle eètape est franchie, le deèsir s' intensifie dans un subtil meèlange de chant rustique et d' eèpithalame entonneè par les chÝurs feèminins et masculins : Cuique suus comes haeret amans, cui corniger agnus Ex umeris graue pendet onus, sua fistula cuique, Plaudit et arguta de ualle canentibus echo : `Sparge tuas, Sebethe, nuces, en colligit uxor ; Parthenope, tua poma sinu (uir seliget) effer' . (cinquieéme corteége, 142-146)
Chacune a pour cavalier son amant contre lequel elle se tient, chacun des jeunes gens porte sur ses eèpaules un agneau pesant, deèjaé cornu et garde sur lui sa petite fluête ; la valleèe reèsonne de leurs chants et applaudit en eècho : `Disperse tes noix, Seèbeèthus, voici l' eèpouse qui les recueille ;
Partheènopeè,
montre
les
fruits
de
ton
sein
(ton
mari
les
cueillera)' .
20
Catulle, Carmina, LXII, 39-41 : Ut flos in saeptis secretus nascitur hortis / Ignotus pecori,
nullo conuolsus aratro, / Quem mulcent aurae, firmat sol, educat imber ; û Comme une fleur na|êt dans un jardin clos, en secret, ignoreèe du beètail, aé l' abri du soc qui pourrait l' arracher : les brises la caressent, le soleil la fortifie, la pluie la nourrit ý. On retrouve chez Pontano le gouêt des diminutifs : ici labellis qui rime avec capillis. P. Laurens parle, aé propos de Pontano, d' û hypercatullianisme admirablement apte aé servir l' expression de la sensualiteè et de la volupteè ý : L' abeille dans l' ambre. Ceèleèbration de l' eèpigramme de l' eèpoque alexandrine aé la fin de la Renaissance, Paris, 1989, p. 413.
rustica voluptas
199
Puis : Alternant socii atque iterant noua carmina ualles : `Nos dominae siliquas et corna rubentia, felix Oscula Sebethus feret et feret oscula uirgo. Nos ferimus dulcem peponum et melimela beatis ; Hi peponum et
melimela legent thalamoque
toroque'
(cinquieéme
corteége, v. 227-230)
Les voix de ses compagnons lui reèpondent et les valleèes reèpeétent les nouveaux chants : `Nous, pour notre ma|ê tresse, nous avons des leègumes et les baies rouges du cornouiller. Seèbeèthus º
quelle chance ! º
lui donnera ses baisers et la jeune fille lui donnera les siens. Nous ap portons une pasteéque sucreèe et des pommes-miel pour les heureux eèpoux ; mais eux, la pasteéque et la pomme-miel ils les gouêteront dans la chambre aé coucher et dans le lit nuptial' .
Ailleurs, c' est le topos du bain qui est enrichi par une mignardise : l' amoureux, transformeè en oiseau, laisse tomber des cerises et des fraises sur les seins de la nymphe occupeèe aé seècher ses cheveux au soleil : Dum siccas simul ad solem pectisque capillum, Tunc ego, tunc niueae pennas imitata columbae Sim uolucris, tibi quae cerasi cum tempore primo Maturos fÝtus et fraga rubentia rostro Proiciam in gremium, primos ut ruris honores Per me prima legas, nostro et sis munere prima ! (deuxieé me corteége, v. 22-27)
Pendant que tu seècherais au soleil ta chevelure et que tu la peignerais, moi,
je
serais
un
oiseau
pareè
des
plumes
de
la
colombe
blanche
comme neige, et, deés l' apparition de la saison, je ferais tomber avec mon bec les fruits muêrs du cerisier et les fraises rougissantes sur tes seins, afin que, graêce aé moi, tu cueilles la premieére les fruits de la campagne et que tu sois la premieére, graêce aé mon cadeau !
Le rouge et le rose colorent le tableau, eèmanant certes des dons que rec°oit la nymphe pour aiguiser sa gourmandise, mais renvoyant aussi aé la rougeur qui saisit jeunes gens et jeunes filles lorsqu' ils sont objets du deèsir amoureux
21
21
. Les reèfeèrences ovidiennes ne manquent pas sur
Traditionnellement, le criteére de beauteè chez les jeunes gens et jeunes filles est un
teint clair leègeérement roseè : ainsi chez Theèocrite qui deècrit Heèleéne û au teint de rose ý (Idylle XVIII, 31), et treés couramment dans la poeèsie latine : Catulle, LXI, 193-195, Ovide, Amours, III, 5 ou Meètamorphoses, III, 423 (aé propos de Narcisse et in niueo mixtum candore ruborem) ...
200
heè leé ne casanova-robin
ce point : on pense en particulier aé l' eèpisode de Salmacis et d' Hermaphrodite
22
dans les Meètamorphoses, ou é l' on retrouve aé l' identique la
description de la nymphe peignant ses cheveux au bord de l' onde au é sa vue, elle s' eèprend de moment oué elle rencontre le jeune homme. A lui et deèclare sa flamme, suscitant une rougeur intense sur les joues de l' adolescent qui est compareèe aux fruits muêrs : ... pueri rubor ora notauit (nescit enim quid amor) ; sed et erubuisse decebat. Hic color aprica pendentibus arbore pomis Aut ebori tincto est aut sub candore rubenti Cum frustra resonant aera auxiliaria, lunae. ( Meèt., IV, 329-333)
Une rougeur s' empara du visage du jeune homme (il ne sait ce qu' est l' amour) ; mais rougir lui seyait aussi. C' eètait la couleur des fruits qui pendent d' un arbre exposeè au soleil, ou celle de l' ivoire coloreè ou encore celle de l' eèclat de la lune rousse lorsque reèsonnent en vain les cuivres auxquels on a recouru.
Pontano, s' il a inverseè les roêles, a conserveè non seulement les motifs mais aussi l' ancrage treés concret de la description : les fruits muêrs disent l' eèveil des sens tout en suggeèrant le caracteére eèpheèmeére de l' instant. Ovide avait enrichi sa comparaison par l' association entre la lu minositeè de la couleur et le son des instruments de bronze. Le poeéte humaniste, lui, ciseéle son texte graêce aux inflexions des sonoriteès et du rythme : les alliteèrations de sifflantes au vers 22, l' anaphore de tunc accentuent cerasi et fraga rubentia. La scansion des vers reèveéle une structure annulaire, avec un eècho entre les vers 22 et 26-27 qui preèsentent la meême organisation rythmique ; les coupes appuient les mots unifiant la gestuelle eèrotique et les fruits, tandis que la mention des couleurs anime le moment le plus intense : dum siccas et ad solem (22),
niueae (23), cerasi (24), maturos et fetus (25), gremium (26) et legas (27). De plus, le choix du terme pour deèsigner les fruits n' est pas anodin :
fetus deèsigne, dans son premier sens, le produit de la feècondation. Ainsi est instaureè le rappel du theéme geèneèral de l' eèpithalame, vers lequel tendent les divers rituels initiant aé la sensualiteè.
Variations sensuelles Pontano renouvelle aussi l' inuentio antique par la creèation de personnages originaux, qui contribuent aé mettre en sceéne le deèsir du
22
Ovide, Meètamorphoses, IV, 271-388.
rustica voluptas
201
corps en introduisant divers degreès de variation. Ainsi au quatrieéme corteége survient Ulmia chargeèe de gaêteaux, charmante nymphe suburbaine au visage enfarineè qui suscite des passions ardentes : Vt rubicunda nitet plenisque intenta canistris Nobilis et libis et cognita buccellatis Ulmia et intortis tantum laudata torallis ! Quae mihi culta placet minus, at de polline uultum Non nihil alba placet, tamen est ferus ardor amantum. (quatrieé me corteége, v. 6-10)
Comme elle resplendit, toute rouge, chargeèe de corbeilles pleines, Ulmia ceèleébre pour ses gaêteaux, fameuse pour ses biscuits, et si loueèe pour ses toralli en spirales ! Elle me pla|êt moins quand elle est pareèe, mais je l' aime beaucoup avec son visage blanc, couvert de fleur de fa rine ; en tout cas elle suscite une passion ardente chez les amants !
Reèapparaissent ici les couleurs de l' incarnat feèminin propres aé la jeune fille seèduisante, aé laquelle sont attacheès des amants. La description est encadreèe de fac°on signifiante par les termes rubicunda et ardor amantum et les gaêteaux, au centre de ces vers, ont une part eèvidente aé ce portrait du corps convoiteè. Ils sont autant des produits sensuels stimulant la gourmandise, qu' un ornement estheètique par leur forme spiraleèe mise en relief par le jeu des sonoriteès : intortis ... torallis. Variation mais non digression, cette eèvocation en annonce une autre, celle de la future eèpouse dite peu apreés, aux vers 95 aé 101 de ce meême corteége : Lepidina : [...] Nunc illa domi parat anxia lactis Candentem florem, mixto et cum melle farinam Mox subigit, succincta sinum, nudata lacertos, Praestringit uiolas albas et lilia cana. (quatrieé me corteége, v. 95-101)
Leèpidina : Maintenant la Nymphe preèpare chez elle avec soin la blanche fleur de lait. Puis elle peètrit la farine, la meêlant au miel ; avec sa robe retrousseè e et ses bras nus, elle attache les paêles violettes et les lys brillants de blancheur.
La couleur blanche preèpondeèrante est certes un eècho de la peau virginale de Partheènopeè, mais elle induit aussi d' autres associations : le paré la caracteèrisation fum, la douceur des produits manieès notamment. A traditionnelle de la puella, s' ajoute le sens du toucher lieè au manie-
202
heè leé ne casanova-robin
ment de la farine et du miel, magnifiant la preèsence du corps : mixto et
cum melle farinam / Mox subigit, succincta sinum, nudata lacertos. Les gestes sont en effet souligneès : praestringit dit l' action sur les violettes et les lys, reflets meètaphoriques de la beauteè virginale, subigit exprime la pression des doigts. La farine et le miel, outre les connotations sensu elles qu' ils apportent, participent aé la repreèsentation de la feèconditeè, au meême titre que les gaêteaux d' Ulmia : eèleèments de base de la fabrication
des
produits,
semences,
leur
mention
promet
l' eè laboration
d' un aliment gouêteux. Ainsi se justifie l' entrelacs des images et des objets deècrits, dans une poeèsie ou é le corps deèsireè ou deèsirant se doit d' eêtre fertile. Replac°ant l' union conjugale dans le contexte de la nature, Pontano conforte aussi son poeéme d' autres eèchos, issus notamment de la tradition didactique. En effet, deés le deèbut de l' eèglogue, le deèsir amoureux est inseèreè dans une suite de pheènomeénes naturels : Exoptat messemque sator frugemque colonus, uer ales, carum uirgo desponsa maritum ; uitis in arboribus, hederae pro rupibus altis, coniugis in cupidis gaudet noua nupta lacertis ; irriguum sitiunt fontem sata, pabula rorem, nupta sitit socii lusus et gaudia lecti. (Chant de Partheè nopeè, Prologue, v. 75-80)
û Celui qui seéme souhaite vivement obtenir une moisson, le cultiva teur des fruits de la terre, l' oiseau le printemps, la jeune fianceè e un mari qui lui sera cher ; la vigne se pla|ê t sur les arbres, les branches du lierre sur les rochers eèleveès, la jeune marieèe dans les bras pleins de deèsir de son eèpoux ; les plantations ont soif d' une source qui les irrigue, les paêturages de la roseèe, la marieèe a soif des jeux avec son compagnon ainsi que des joies du lit. ý
Les images meêlent les substances terrienne et aquatique, les reèpeètitions et les polyptotes, graêce aé la gradation du priamel
23
, mettent en sceéne
le cycle de la feèconditeè de la nature ou é prend place le couple nuptial dans un grand moment de jouissance, comme l' exprime la deèrivation
gaudet / gaudia. La soif, devenue meètaphorique, reveêt alors une signification universelle, incluant les eèpoux dans l' harmonie du monde.
23
Selon un usage virgilien : le priamel (preambulum, succession d' images emprunteèes
aé la nature qui s' acheéve sur un eèleèment soit en opposition soit en amplification ren voyant au locuteur) appara|êt aé plusieurs reprises dans les Bucoliques, par exemple en II, 63-65.
rustica voluptas
203
Les E è picuriens expliquent le deèsir par l' accumulation des semences
24
: peut-eêtre doit-on lire dans les choix poeètiques de Pontano une
trace de l' influence de cette penseèe. Bien certainement, affleurent les images lucreètiennes oué la flamme amoureuse et l' union du couple sont dites en termes de comparaison entre la femme et la terre, dans un subtil jeu d' eèchanges, ou é la nourriture et la boisson occupent une large place : la satisfaction des sens est vue comme un tout, hieèrarchiseè mais indissociable
25
. Le poeéte napolitain ne semble pas concevoir au-
trement les appeètits.
Fantaisie et eèleègance : sermo facetus Ainsi traduit, le deèsir est deènueè de tout exceés, il suit seulement une inflexion naturelle. Les exemples eètudieès montrent bien l' absence de passion : le cheminement conduit de la volupteè aé la creèation. L' exubeèrance ne va pas sans modeèration : ainsi l' insertion des biens de la terre est faite selon une estheètique de la mesure qui proceéde d' une reèflexion sur la nature de l' amour. Miroir entre penseèe philosophique et estheètique, cet agencement harmoniseè des produits agrestes qui privileègie une sensualiteè encadreèe s' exprime par des tableaux coloreès mais obeèissant aé une ordonnance classicisante. Cette repreèsentation va de pair avec la recherche d' un juste milieu, sans doute inspireè par l' ideèal aristoteèlicien de la mediocritas que Pontano illustre dans le De sermone notamment par la reèflexion sur la notion de facetus sermo, qu' il deèfinit en termes de bon gouêt et de rejet de toute vulgariteè. Certes, diverses descriptions de Leèpidina releévent de treés preés d' une forme de rusticitas, les produits agrestes venant occuper la place de certaines parties de l' anatomie : ainsi au cinquieé me corteége (v. 249-253), la viriliteè du Veèsuve personnifieè est remplaceèe par û un noir concombre qui se gonfle ý. La mention est pour le moins pittoresque, alliant le burlesque aé la fantaisie, sans pour autant deèriver vers une quelconque grossieéreteè. Objet de spectacle, ce personnage preèfigurant un tableau d' Arcimboldo, suscite naturellement le rire des na|ë ades qui l' entourent, invitant le lecteur aé partager cette faceètie d' une verve toute populaire : Quodque pudet, nullas res hic habet et caret illis, Pro quibus intumuit cucumis niger ; inde Napaeae
24
J. Kany-Turpin, û D' un corps autre. Un point de vue latin dans le De rerum na-
tura ? ý, dans Corps romains, eèd. Ph. Moreau, Grenoble, 2002, p. 267-287, notamment p. 269.
25
Lucreéce, De rerum natura, IV, 1077-1104 ; 1108-1111.
204
heè leé ne casanova-robin
Hunc rident, rident et Oreades ; ille superbum Nutat et inflexo quassat nigra tempora cornu, Quod longe horrescit saetis hinc inde reflexis. (cinquieé me corteége, v. 249-253)
Et cela me geêne d' en parler : il [le Veèsuve] n' a rien, c' est-aé-dire qu' il est deèpourvu de parties viriles ; aé la place, un noir concombre se gonfle. C' est pour cela que les Napeèes se moquent de lui, et les Oreèades aussi. Lui, il hoche la teête fieérement et il secoue ses tempes noires affubleè es d' une corne recourbeèe qui s' eètend largement, toute couverte de soies raides qui rebiquent d' un coê teè et de l' autre.
Le poeéte pousse la variation sur l' association des produits rustiques aé l' eèrotisme jusqu' au grotesque : le Veèsuve, reveêtu d' un costume carnavalesque, offre une image bien eèloigneèe de celle d' un volcan terrifiant. Exploitant la veine satirique et populaire Pontano atteint ici le
uerbum rusticum, deèterminant la limite permise par la facetum .
point extreême du recherche du
26
La poeètique du deèsir permet ainsi une veèritable exploration des genres et des tons, la voix de la
uoluptas s' eèlevant de cette contamina-
tion des traditions pour illustrer la recherche d' un eèquilibre entre des concepts chers aux anciens : le monde chanteè par Pontano est aux confins de l' univers rustique et de l' urbain. La dialectique eèleègiaque entre la campagne ideèale, seèjour de feèliciteè des amours fideéles et la ville policeèe mais pervertie semble ici reèsolue en la creèation d' un lieu intermeèdiaire, la Naples suburbaine, oué la sensualiteè des faunes rustiques est ma|êtriseèe et oué le deèsir amoureux des eèpoux s' harmonise avec une nature geèneèreuse offrant la jouissance de ses mets champeêtres. Cet espace ideèal, assimilant la citeè partheènopeèenne aé une nouvelle Arcadie, est aussi le cadre propice de l' affirmation d' options d' eècriture propres.
L' Arcadie partheè nopeè enne ? Estheè tique et speè culariteè
L' installation d' une nouvelle Arcadie sur la terre napolitaine, si elle ê ge d' or tel transpara|êt aé de nombreuses reprises par les rappels de l' A que l' eèvoquent Lucreéce ou les poeétes augusteèens
27
, ne requiert pas la
solenniteè des vers antiques mais est caracteèriseèe au contraire par un
26
G. Luck, û
p. 107-121.
Vir facetus :
A Renaissance Ideal ý,
Studies in Philology,
55 (2) (1958),
rustica voluptas
205
mode relativement ludique. Les topoi sont clairement infleèchis vers la fantaisie et la leègeéreteè. Ce n' est pas la nostalgie que chante Pontano, mais le plaisir instantaneè, celui procureè par les produits agrestes savoureès dans leur pleine maturiteè ainsi que celui engendreè par un texte travailleè pour une satisfaction immeèdiate. Tout au long de l' eèglogue eèmerge un meètadiscours aiseèment perceptible dans les motifs utiliseès et veèhiculeè de manieére plus manifeste par quelques personnages auxquels le poeéte confeére une place de choix. En effet, ceux-ci semblent offrir par leur portrait comme dans la fonction qui leur est assigneèe, une illustration eèloquente de la reèflexion de l' humaniste sur le langage poeètique, sur les rapports entre reèel et fantaisie et sur la repreèsentation qu' il entend donner au mythe.
Sermo lepidus Le sermo choisi, fantaisiste mais non trop rustique, s' inscrit dans la veine du lepos tel qu' on l' a deèfini aé propos de Catulle : un charme plein d' esprit, seèducteur, celui qui entra|êne la nature printanieére, privileègiant les sensations
28
. Il est revendiqueè tout d' abord par le nom
meême de û Leèpidina ý, mais aussi dans les propos des protagonistes qui reèfleèchissent aé l' aptum de leur discours et justifient le choix du lepidum uerbum notamment aé l' ouverture et aé la cloêture de l' eèglogue. Un autre personnage semble beèneèficier de la faveur du poeéte pour repreèsenter ses options stylistiques et notamment la densiteè dont il entend charger le lepos catullien graêce au choix de l' image concreéte : la nymphe Antiniana. Deècrite comme une beauteè ideèale, cette personnification du bourg d' Antignano oué l' humaniste posseèdait sa demeure de villeègiature, concentre des qualiteès se preêtant fort bien aé deèfinir la poeèsie pontanienne : ses attraits physiques exceptionnels sont dits ainsi en termes de gloire (decus, inclyta, clara, clarissima). Se meêlent aé l' eèloge des herbes aromatiques : û myrte, serpolet, thymý suggeèrant le parfum et la saveur, la sensualiteè odorifeèrante de la nymphe mais aussi les qualiteès
27
On peut aiseèment noter par exemple les eèchos entre les amants nourris aux fruits
des bois (IV
e
corteége, v. 38-41) et les personnages deècrits par Tibulle (I, 1) ou Horace,
Satires, II, 2, 1-41, les produits eèvoqueès par Ovide, Meètamorphoses, I, 103-106, par Lucreéce, De rerum natura, V, 939-942, ou par Virgile, Geèorgiques, I, 7.
28
Sur l' estheètique du lepos voir les travaux de J. Granarolo sur l' Ýuvre de Catulle ;
sur l' influence de cette eècriture dans les Bucoliques de Virgile, voir R. Leclercq, Le divin loisir, essai sur les Bucoliques de Virgile, Bruxelles, 1996, p. 333-407.
206
heè leé ne casanova-robin
rechercheèes d' une eècriture poeètique propre aé stimuler les sens. La mention du miel, reèiteèreèe ne peut manquer ici encore d' introduire en filigrane l' image traditionnelle de la suave poeèsie
29
.
Macron : Ecce uenit formosa, uenit decus heroinon, Et myrto diues serpillisque inclyta uirgo, Clara thymo longeque etiam clarissima melle Antiniana. Ruunt huius fama undique amantes, Et bona pars sine dote petunt conubia nymphae. Ipsa seni blandita, senem cupit, [...] (sixieé me corteége, v. 55-58)
Macron : Voici
venir
la
belle
Antiniana !
La
splendeur
des
heè ro|ënes
arrive :
jeune fille riche en myrte, ceèleébre pour son serpolet, fameuse pour son thym et de loin la plus reèputeèe pour son miel. Attireès par la reèputation de la nymphe, les amants accourent de toutes parts, et une bonne par tie d' entre eux demandent sa main sans exiger de dot. Elle, elle cajole un vieillard, elle deèsire un vieillard ...
Le chant d' Antiniana, sermo lepidus par excellence, est mis en sceéne et loueè par Leèpidina au septieéme corteége pour sa douceur, en recourant de nouveau aé l' image du miel, amplifieèe encore par la meètaphore du gaêteau qui en offre une repreèsentation mateèriellement plus consistante. Les abeilles que la nymphe, dit-on, posseéde par milliers suggeérent la multipliciteè des proceèdeès d' eècriture auxquels a recours le poeéte. Lepidina : O Macron, nympha haec lepido ut sermone locuta est ! Illi mel labris, fauus illi stillat ab ore ! Macron : O coniunx, nympha haec longe est ditissima melle, Centum habet haec apium tabulata, examina centum. (septieé me corteége, v. 82-85)
29
P. Galand-Hallyn, Le reflet des fleurs. Description et meètalangage poeètique d' Homeére aé la
Renaissance, Geneéve, 1994, p. 56 (û Depuis Homeére jusqu' aux Alexandrins : la tradition meètaphorique fait de la parole poeètique un objet autonome, assimileè aé un aliment ou aé une boisson : û chants doux comme le miel ý, û poeè sie qui preèpare le miel blond ý, û lait blanc ý ...), puis au chapitre II citant D. Auger, û De l' artisan aé l' athleéte : les meètaphores de la creèation poeètique dans l' eèpinicie et chez Pindare ý, dans Le texte et ses repreèsentations, eèd. Ph. Hoffmann, J. Lallot, A. Le Boulluec, Paris, 1987, p. 39 et suiv.
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207
Leèpidina : O Macron, quelle graêce dans les paroles de cette nymphe ! C' est du miel qui coule de ses leévres, c' est un gaêteau de miel qui sort de sa bouche ! Macron : O mon eèpouse, cette nymphe est de loin la plus riche en miel, elle posseéde cent planches d' abeilles, cent essaims d' abeilles.
Leo Spitzer assimile cette suauitas cheére aé Pontano, neèe de l' assemblage des sons et des images, aux û charmes ý tels que les entend Valeèry
30
.
La
valeur
rheètorique
des
termes
lepor/lepos, uenus, suauia est
clairement rappeleèe encore dans les ultimes vers du poeéme : Macron : Qui tuus est et ubique comes, lepor adsit et ipse Cum primis, Lepidina, tibi et uenus illa loquenti. Lepidina : Rura lepos meus is, coniunx, colit, effugit urbem, Forsitan et dominae risum mouisse iuuabit. Macron : Suauia sint quaecumque feres, Lepidina, memento. Lepidina : Quin
etiam
geminata
illi
simul
oscula
tradam.
(septieé me
corteége,
v. 104-109)
Macron : Qu' il y ait surtout cette graêce qui t' est propre et qui partout t' accompagne, Leèpidina, que demeure le charme de tes paroles. Leèpidina : Chez moi, c' est une graêce campagnarde, mon eèpoux, elle dispara|êt aé la ville et peut-eêtre pourrais-je me reèjouir d' avoir susciteè le rire de ma ma|êtresse. Macron : Souviens-toi que tes propos, quels qu' ils soient, doivent eê tre doux. Leèpidina : Bien plus, je lui donnerai aussi deux baisers par la meê me occasion !
La transfiguration du reèel Inscrite dans un lieu et une nature speècifique, cette poeèsie est revendiqueèe pour ses liens avec les produits du labeur agreste º on notera par exemple les parenteès phoniques signifiantes entre noua carmina et
30
L. Spitzer, û The Problem of Latin Renaissance poetry ý, Studies in the Renaissance,
2, New York, 1955, p. 118-138, notamment p. 137.
208
heè leé ne casanova-robin
corna rubentia au cinquieéme corteége, vers 226-230 º et c' est par leur exaltation qu' elle conduit aé l' exacerbation des sens, dans une gradation qui meéne, non sans deètour, aé la suggestion de l' acte eèrotique. Or, si
le
reèel
occupe une place
de choix, preèsent
dans
les eèchos
concrets eètablis entre les sens et les choses, reèfeèrent permanent des eèmotions des personnages, pourtant ces fruits des champs ne participent en aucun cas aé camper un paysage reèaliste : objet de transfiguration, le monde campanien prend plutoêt forme fabuleuse sous la plume d' un poeéte conscient de la vigueur d' un langage qui recourt aux scheémes mythiques mais pour les renouveler
31
.
Au cinquieéme corteége, l' arriveèe de Planuris est reèveèlatrice : cette nymphe des faubourgs, combinant beauteè et chasteteè avec le gouêt des produits agrestes, endosse aussitoêt un ro ê le primordial dans la conduite du reècit. Locuteur secondaire, elle prend la parole aé la manieére d' une initiatrice ou d' un psychopompe pour identifier les heèros des montagnes et autres eêtres eètranges qui s' avancent. Voici comment la deèpeignent Macron et Leèpidina : Macron : Vuidula est, quae prima uenit, sed et una rosetum Fert Paesti, fert et uiolas haec una Veseui , Fuscaque roscidaque et uenosis lactea mammis. Lepidina : O coniunx, prima haec, prima haec ne despice quantum Et calamis ualet et cantu, uerum una uideri Non formosa cupit, luxum aspernata procosque ; Asparago gaudet fungisque operosa legendis, Quos et herae, quos et matri dimittat in urbem. (cinquieé me corteége, v. 1-11)
Macron : Toute mouilleèe est celle qui vient la premieére ; elle seule porte un rosier de Paestum, elle seule porte des violettes du Veè suve. Basaneè est son teint humide de roseèe, tandis que ses seins sont blancs comme le lait et strieès de veines apparentes. Leèpidina : ê mon eèpoux, celle-ci qui s' avance la premieére, oui, celle-ci ne la meèO prise pas : comme elle sait bien jouer de la fluê te et chanter ! Or elle seule ne deèsire pas para|être belle, deèdaigne le luxe et les amants ; elle
31
Sur ce proceèdeè de renouvellement de scheémes mythiques voir J.-J. Wunenburger,
û Mytho-phorie : formes et transformations du mythe ý, dans Art, mythe et creèation, eèd. J.-J. Wunenburger, Dijon, 1998, p. 109-133.
rustica voluptas
209
se reèjouit au contraire d' aller cueillir des asperges et des champignons qu' elle envoie aé la ville pour sa ma|êtresse et pour sa meére.
Les sonoriteès des deux premiers vers soulignent l' isotopie entre la jeune fille et les fleurs qu' elle porte : [u] et [w] colorent la repreèsentation aé la fois de Planuris et de son bouquet, invitent aé assimiler la é la mention des couleurs, nymphe aé un veègeètal couvert de roseèe. A s' ajoute la stimulation du toucher dans une description qui met en branle tous les sens. Le portrait rappelle assez preèciseèment celui de Proserpine dans les Meètamorphoses d' Ovide
32
: l' humiditeè du prin-
temps, la sensualiteè de la jeune fille aux fleurs serrant contre son sein les fruits de sa cueillette et le paysage reèveèlant la feèminiteè graêce aux é l' instar de Proserpine, l' heèro|ëne est empreinte images de concaviteè. A d' une graêce toute virginale
33
. Pourtant la description de Planuris dif-
feére en bien des points de l' antique : la nymphe n' est deèjaé plus tout aé fait anthropomorphe, la poeèsie pontanienne fait d' elle un eêtre de fleur
32
Ovide, Meètamorphoses, V, 390-392 : Frigora dant rami, Tyrios humus umida flores ; /
Perpetuum uer est. Quo dum Proserpina luco / Ludit et aut uiolas aut candida lilia carpit / Dumque puellari studio calathosque sinumque / Implet et aequales certat superare legendo ... û Les feuillages donnent de la fra|êcheur, le sol humide des fleurs de Tyr. C' est un eèternel printemps. Pendant que dans ce bois Proserpine joue aé cueillir des violettes ou des lys blancs, pendant que, avec un zeéle enfantin, elle remplit des corbeilles et le pli de sa robe, cherchant aé rivaliser avec ses compagnes dans la cueillette et aé l' emporter ... ý La caracteèrisation Veseui confirme le rapprochement : Proserpine jouait sur les pentes de l' Etna, Planuris apporte des violettes du Veèsuve. Se superpose aé celle d' Ovide la description de Claudien qui deèpeint aussi le volcan sicilien comme Aetna parens florum º voir aé ce sujet V. Leroux, û L' Etna dans les reècits antiques du rapt de Proserpine ý, dans Mythologies de l' Etna, eètudes reèunies par D. Bertrand, Clermont-Ferrand, 2004, p. 33-55 ; voir aussi l' eèdition de Claudien par J.-L. Charlet, tome I, Le rapt de Proserpine, Paris, 1991, ainsi que divers articles (on se reportera aé la bibliographie infra) citeès eègalement par P. Galand-Hallyn, Le reflet des fleurs ..., p. 122-125. Dans les Fastes (IV, 417-620), Ovide fait ailleurs un autre reècit de la fable qui offre encore bien des points de rencontre avec le poeéme de Pontano : le cadre de l' enleévement est celui d' un banquet sacreè, la sensualiteè de la jeune fille est exprimeèe par le deètail des pieds nus sur l' herbe des preès (v. 426 Errabat nodo per sua prata pede), la valleèe ou é elle gambade est un lieu humide et coloreè, riche en fleurs (429-430), le poeéte mentionne la varieèteè des espeéces florales (calthas, uiolaria, papaueras, hyacinthe, amarante, thyma, ... crocos, lilia alba), les personnages secondaires sont aussi bien proches de l' univers pontanien : on y rencontre un vieillard qui porte chez lui des glands et des muêres, accompagneè d' une fillette ramenant deux cheévres de la montagne (509-511).
33
La mention des roses, fleurs de Veènus º peut-eêtre inspireèe de Claudien º contribue
aé ce charme physique, tandis que les violettes et les lys connotent la pureteè de la vierge. La reèfeèrence n' est pas une simple reèminiscence parmi d' autres mais participe largement aé la theèmatique d' ensemble de l' eèglogue : en effet, le mythe de Proserpine est aussi celui d' un mariage, puisque la fille de Ceèreés deviendra l' eèpouse de Pluton et les motifs secondaires sont eègalement autant d' eèchos aé ceux mis en sceéne par Pontano.
210
heè leé ne casanova-robin
et d' eau, loin d' une repreèsentation mimeètique avec le reèel. Le roêle primordial qu' elle occupe proceéde autant de sa compeètence aé deècrypter un nouvel univers reèunissant des puissances cosmiques diverses, mises en sceéne sur le mode ludique º neèanmoins non deèpourvues d' un certain symbolisme meètaphysique º que d' une fonction poeètique destineèe aé mettre en valeur un autre usage du mythe. Planuris est en quelque sorte embleèmatique du reèinvestissement du mateèriau antique par l' humaniste et de son choix de la û mythologisation ý de Naples.
La saveur du mythe Le mode d' appreèhension du mythe est ainsi donneè par le biais de ce personnage : objet de spectacle dans une mise en perspective de la tradition, et surtout objet de deèlectation. La uoluptas na|êt preèciseèment des û merveilles ý eèvoqueèes, dont les teèmoins º Leèpidina, Macron, Planuris º disent assez l' admiratio qu' elles suscitent
34
. La parenteè de la
sceéne û encadrante ý avec l' ouverture du Pheédre de Platon fournit sans doute une cleè de la reèflexion instaureèe sur la relation entre mythe et reèaliteè, entre mythe et poeèsie. En effet, Socrate, preèciseèment installeè dans un locus amoenus aé l' ombre d' un platane et les pieds baignant dans l' eau fra|êche d' un ruisseau voit tous ses sens combleès
35
et reècuse
les mythes, tout particulieérement ceux qui convoquent des eêtres hybrides,
û hippocentaures,
poeéme
de
Pontano
chimeére,
preèsente
un
gorgones deèfileè
de
ou
peègases ý
creèatures
36
.
Or,
le
extravagantes
parmi les nymphes des faubourgs, meêlant les estheètiques dans un univers neèanmoins harmonieux, toutes prodiguant leurs dons en ce lieu fertile. L' hymne aé la nature recouvre alors une louange de la creèation bigarreèe neèanmoins inscrite dans une ordonnance rythmeèe inheèrente aux produits agrestes : ceux-ci sont autant de teèmoins des fruits du labor et de l' ars venant de fac°on reècurrente enchanter leur auteur de leurs saveurs. Apparaissent manifestes les qualiteès admirables de cette Ýuvre revendiquant une posture unique graêce la tension permanente de son langage vers le sublime de la repreèsentation
37
, la uox lepida reè-
jouissant infiniment le lecteur.
34
F. Tateo rappelle les discussions aé l' Acadeèmie Pontanienne sur la uoluptas fondeèe
sur l' admiratio, avec aé l' arrieére-plan, la Rhetorica de Georges de Treèbizonde : voir L' umanesimo etico di G. Pontano, Lecce, 1972, p. 114 et sq., et divers travaux de cet auteur, no tamment û Le paysage dans la prose bucolique de Sannazaro ý, dans Le paysage aé la Renaissance, eèd. Y. Giraud, Fribourg, 1987, p. 135 -146.
35 36
Platon, Pheédre, 230 b et c. Platon, Pheédre, 229 d et e.
rustica voluptas
211
BIBLIOGRAPHIE
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37
Voir le dialogue Actius : dicere apposite ad admirationem et le commentaire de M. De-
ramaix, û Excellentia et admiratio dans l' Actius de Giovanni Pontano. Une poeètique et une ê ge, 99, 1987-1, è cole franc°aise de Rome / Moyen A estheètique de la perfection ý, Meèlanges de l' E p. 171-212 ; voir aussi P. Galand-Hallyn et L. Deitz, û Le style au Quattrocento et au sieécle ý, dans Poeètiques de la Renaissance, p. 532-565.
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L AT I N I TAT E S
John
Nassichuk
LE PLAISIR SENSUEL ET LE PLAISIR ÂGIAQUE SAVANT DANS L' êUVRE Â E LE DE GIOVANNI PONTANO
Quis enim modus adsit amori ? Virgile, Bucoliques, II
Bien
diem
attesteè dans la poeèsie de l' Antiquiteè latine, le motif du
carpe
deècrit le moment oué le poeéte lyrique ou eèleègiaque reèclame avec 1
insistance les faveurs d' une jeune fille bien-aimeèe . Dans tous les cas, la requeête est formuleèe de manieére aé eèvoquer l' urgence de la demande. La vie est breéve, explique le poeéte, il convient donc d' accepter
sans
heèsitation
le
plaisir
qu' elle
peut
nous
2
offrir .
Inutile
d' attendre un moment meilleur, deèclare-t-il, car le printemps de la jeunesse n' est qu' une saison fugitive. La jeunesse et l' amour sont preè3
cieux, et fragiles comme une fleur . Bientoêt la mort viendra, qui 4
ameéne le sommeil eèternel . Tel est essentiellement le plaidoyer du poeéte qui, amoureux, aé la recherche du plaisir, souligne les beèneèfices 5
impeèrieux de la jeunesse et du temps preèsent . Embleèmatique d' une ideèe de la
voluptas
seèveérement reèprouveèe au long des sieécles par les
moralistes pa|ëens et chreètiens, le
carpe diem
preèsuppose l' existence d' un
rapport naturel entre la jouissance et la sensualiteè vigoureuse, entre la jeunesse sensuelle et le plaisir. Au cÝur de ce motif reèside le lien, fondamental, unissant deux reèflexions paralleéles. La premieére est que la dureèe de l' existence est breéve. La deuxieéme est que le plaisir eèrotique appartient aux privileéges doreès de la jeunesse.
1
M. S. Haines,
The Italian Renaissance and its Influence on Western Civilisation,
Md., 1993, p. 27-36.
2
Horace,
3
Catulle, 11, 21-24.
4 5
Odes,
I, 11, 8.
Catulle, 5, 5-6. Tibulle, I, 1, 69-74 ; Properce, I, 7, 25-26.
213
Lanham,
john nassichuk
214
Dans le meême temps, l' antiquiteè latine a conc°u une ideèe du plaisir qui appara|êt franchement opposeèe aé celle du motif du
carpe diem
. Cette
ideèe deècrit un eètat de liberteè dans lequel l' homme peut s' eèmanciper aé la fois du joug des passions sensuelles et des exigences de la vie active. Tout en reconnaissant les attraits du plaisir sensuel, des auteurs comme Ciceèron, Virgile et Quintilien reèfleèchissent seèrieusement aé la possibiliteè d' une volupteè entieérement diffeèrente. Il s' agit pour tous ces auteurs de lever les contraintes qui peésent sur l' homme pendant le cours d' une vie normale. Ainsi, une fois libeèreè de la double tyrannie de l' amour et de l' ambition, l' eêtre humain deècouvrirait un plaisir qui ne regarde plus les urgences naturelles qui marquent le cycle temporel de l' existence. Reèserveèe aé la dernieére û saison ý de la vie, celle de la vieillesse, ce plaisir contient la promesse d' une libeèration absolue. L' homme qui gouête ce plaisir se donne les moyens, sinon de gagner l' immortaliteè, au moins de comprendre sa propre existence et meême de se voir aé travers les yeux de la posteèriteè. Il dispose eègalement des richesses de la meèmoire, et ressent de la satisfaction lorsqu' il se souvient des divers eèveènements d' une vie bien veècue. Telle est la promesse de la vieillesse du savant et de l' homme de bien qui, affranchi de toute contrainte, motiveè uniquement par l' amour de sa taêche, sonde les mysteéres de la vie et de la nature. Ces deux conceptions du plaisir apparaissent dans l' Ýuvre poeètique de Giovanni Pontano, au sein meême de son La
preèsente
eètude
les
examinera
corpus
de poeéte eèleègiaque.
successivement,
apreés
avoir
noteè
d' abord les sources antiques dans lesquelles Ciceèron, Virgile et Quintilien eèvoquent l' ideèe du plaisir propre au savant. Il conviendra de suggeèrer qu' il existe dans l' Ýuvre de Pontano une affiniteè secreéte entre ces deux conceptions paralleéles. Malgreè le caracteére sensuel de ses poeèsies eèleègiaques, leurs divers contextes laissent transpara|être un soubassement eèthique qui, apparenteè aux preèoccupations fondamentales de 6
ses traiteès civils , l' ameéne aé revenir constamment aé la juxtaposition des plaisirs immeèdiats et de la dureèe plus ou moins longue de l' existence humaine. La meême preèoccupation sur la dureèe de la vie appara|êt dans l' eèleègie I, 6 du
Parthenopeus
lorsqu' il eènumeére, aé l' instar des sour-
ces antiques deècrivant le plaisir du savant, les activiteès qui rempliront les anneèes de sa vieillesse. Cette dernieére partie de l' analyse soulignera le traitement nuanceè du genre eèleègiaque chez Pontano, en alleèguant un modeéle d' eènumeèration savante que l' humaniste a pu rencontrer dans l' eèleègie III, 5 de Properce.
6
F. Tateo,
Umanesimo etico di Giovanni Pontano
, Lecce, Milella, 1972.
215
le plaisir sensuel et le plaisir savant dans pontano
Plaisirs de la vieillesse, plaisirs du savoir : modeé les antiques
Au chapitre ultime de l' Institution oratoire, Quintilien deècrit l' existence de l' orateur vieillissant qui, s' eètant distingueè au cours de la vie active, consacre sa retraite aé l' enseignement des jeunes rheèteurs. û Selon l' usage des anciens, sa maison sera freèquenteèe par les jeunes gens de grande distinction, qui lui demanderont, comme aé un oracle, le chemin du veèritable art oratoire
7
ý. Ainsi solliciteè, l' orateur se livrera
aé un travail de conseil et de direction, dans lequel il sera motiveè par l' amour de son art. Quintilien preècise que c' est bien l' amour de l' eèloquence, et non le sentiment de l' obligation morale, qui ameénera l' orateur aé partager le fruit de sa longue expeèrience. Et lui, il les formera comme un peére de l' eèloquence, et, semblable aé un vieux pilote, il leur enseignera les rivages et les ports et les signes des tempeêtes et les manÝuvres rationnelles en cas de vents favorables et de vents contraires, guideè non seulement par le sens ordinaire de l' humain, mais aussi par un veèritable amour de son Ýuvre : en effet, 8
on ne consentirait pas aé voir deècliner l' art oué l' on a eèteè supeèrieur .
Ici, la distinction entre û le sens ordinaire de l' humain ý et û un veèritable amour de l' Ýuvre ý preèsuppose que l' objet d' amour repreèsente un lieu de liberteè relative, non seulement face aé la vie active, mais aussi par rapport aux exigences habituelles des affaires humaines. Une fois libeèreè de ces obligations pratiques et morales, l' orateur savant º celui meême qu' envisage Quintilien º peut se permettre d' agir uniquement par amour de l' art oratoire. Sa pratique est deèsormais entieérement deèsinteèresseè, comme le preècise Quintilien : û Qu' y a-t-il de plus honorable que d' enseigner ce que l' on sait treés bien ?
9
ý. Muni
du savoir et de l' expeèrience, l' orateur trouve dans la vieillesse un bonheur qui ne ressemble en rien aux plaisirs fugitifs associeès aux eèbats de la jeunesse. Il conna|êtra enfin les plaisirs de l' otium : û Retireè deèsormais du monde et consacreè, aé l' abri de l' envie, loin des antagonismes, il aura mis sa reèputation en seècuriteè, et il jouira, vivant, de cette veèneèration qu' on n' accorde plutoêt d' ordinaire qu' apreés les heures fatales,
7 Institution oratoire,
XII, 11, 5 : Frequentabunt vero eius domum optimi iuvenes more veterum
et vere dicendi viam velut ex oraculo petent.
8 Institution oratoire,
XII, 11, 5 : Hos ille formabit quasi eloquentiae parens, et ut vetus guber-
nator litora et portus et, quae tempestativum signa, quid secundis flatibus, quid adversis ration poscat, docebit, non humanitatis solum communi ductus officio, sed amore quodam operis : nemo enim minui velit id in quo maximus fuit.
9 Institution oratoire,
XII, 11, 6 : Quid porro est honestius quam docere quod optime scias ?
john nassichuk
216
et il verra ce qu' il deviendra aupreés de la posteèriteè
10
. ý Dans cet eètat
qui constitue selon Quintilien û le comble du bonheur ý, l' homme savant semble presque capable d' apprivoiser la mort. Du sommet de la vieillesse, il croit contempler deèjaé sa propre image telle que la posteèriteè la verra. C' est
un
deuxieéme
bonheur
chant
des
semblable
que
deècrit
Virgile
vers
la
fin
du
Geèorgiques. Dans un passage ceèleébre, Virgile
deèclare heureux celui û qui a pu conna|être les principes des choses, qui a fouleè aux pieds toutes les craintes, l' inexorable destin et tout le bruit fait autour de l' inexorable Acheèron ! ý
11
. Cette remarque du poeéte di-
dactique n' est pas sans ressembler aé la reèflexion de Quintilien sur les deèlices de la vieillesse : le savant qui peèneétre les secrets de la Nature semble pouvoir, lui aussi, apprivoiser la terreur de la mort. Or l' eè loignement de la peur ne s' eèquivaut pas aé quelque effacement des eèmotions ou aé une baisse de la sensibiliteè. Virgile affirme que ce qui lui procurera cette assurance face aé la mort, c' est bien une activiteè entreprise avec de l' û amour ý. La joie de l' apprentissage et l' amour de la Nature stimulent sa muse savante. Virgile et Quintilien se rencontrent dans la description d' un amour dont le principal trait n' est pas celui de la volupteè sexuelle. Tous les deux eèvoquent un eètat de bonheur, un plaisir serein et continu, qu' ils deècrivent comme eètant propre au savant. Une fois eèloigneè de la vie active, le rheèteur et le poeéte se permettent de reèfleèchir aé ce qu' ils aiment dans la tranquilliteè de l' otium. De telles descriptions d' un plaisir, qui n' est pas exclusivement celui de la voluptas sensuelle, se rapprochent aé certains eègards d' un anteèceèdent dont le rayonnement a toucheè les deux auteurs. C' est le tableau ceèleébre des plaisirs de la vieillesse qui appara|êt dans le Cato maior et dans les Tusculanes. Chez Ciceèron, en effet, l' eèloge de la vieillesse n' a rien de paradoxal ou d' ironique lorsqu' il note que les lettres et la pratique de la vertu û portent des fruits merveilleux ý û apreés une vie longue et bien remplie ý
12
. Ciceèron deèfend aussi la supeèrioriteè des plai-
sirs de l' esprit sur les jouissances passageéres du corps. û Quels plaisirs peuvent donc donner les festins, les jeux ou les courtisanes, qui soient
10 Institution oratoire,
XII, 11, 7 : An nescio an eum tum beatissimum credi oporteat fore, cum
iam secretus et consecratus, liber invidia, procul contentionibus, famam in tuto conlocarit et sentiet vivus eam, quae post fata praestari magis solet, venerationem, et, quid apud posteros futurus sit.
11 Georgiques II, 490-492 : Felix qui potuit rerum cognoscere causas, / atque metus omnis et è inexorabile fatum / subiecit pedibus strepitumque Acheruntis avari ! 12 Cato maior,
III, 9 : Aptissima omnino sunt, Scipio et Laeli, arma senectutis artes exercitatio-
nesque virtutum, quae in omni aetate cultae, cum diu multumque vixeris, mirificos efferunt fructus ...
le plaisir sensuel et le plaisir savant dans pontano
217
comparables aé ceux-ci ? Telle est, en veèriteè, la recherche scientifique ; quand on a l' aêge ...
13
de la
reèflexion
et de
la culture,
elle
augmente
avec
ý Ciceèron, il est vrai, en deècrivant l' ardeur qui anime ces
plaisirs de la vieillesse, emploie une terminologie leègeérement diffeèrente de celle qui appara|êtra chez Virgile et Quintilien. Alors que ces deux auteurs utilisent le mot û amour ý pour qualifier l' enthousiasme qui stimule leurs labeurs, Ciceèron utilise constamment le substantif û
studium ý,
tas ý,
û zeéle, recherche ý. Dans le meême temps, le terme û
volup-
employeè avec reègulariteè par Ciceèron, n' appara|êt que rarement
chez Quintilien et Virgile. Tout se passe en effet comme si l' ambigu|ëteè et, pour ainsi dire, la porteèe poeètique du mot û
amor ý
compen-
sait, comme moyen terme, l' absence des deux mots qui traduisent chez Ciceèron les extreêmes du zeéle (studium) et du plaisir (voluptas). Or, malgreè cette diffeèrence de vocabulaire, les auteurs de ces trois textes bien diffeèrents se rencontrent dans leur emploi d' un meême trait stylistique. Lorsqu' il s' agit de deècrire en termes preècis le plaisir du savant, tous les auteurs donnent une liste de ses activiteès. Quintilien emploie la meètaphore de la navigation pour deècrire les enseignements divers dispenseès par l' orateur. Virgile eènumeére les dons du bienheureux qui a su peèneètrer les secrets de la nature. Ces deux auteurs se rencontrent par ailleurs dans l' eèvocation des activiteès de l' astronome
14
. Ciceèron, enfin, preèsente une veèritable galerie de vieillards
heureux, joyeusement emporteès par la recherche savante dans plusieurs domaines
15
.
Toutes ces eènumeèrations d' activiteès savantes tiennent lieu d' une description du plaisir. Remarquons que les trois auteurs associent la ri chesse de l' esprit aé une liberteè qui s' exprime dans l' activiteè. Nulle mention, ici, de la leèthargie deèlicieuse ameneèe par Bacchus et Veènus, du repos qui rallonge et distille les intensiteès du plaisir. Tel serait donc le paradoxe fondamental de cette description de la
voluptas
savante :
l' occasion du repos donne envie de travailler. Pour le savant expeèrimenteè, il ne s' agit pas uniquement de s' eèmanciper des contraintes imposeèes par la vie morale, mais bien de se deèbarrasser de l' inquieètude que l' on eèprouve face aé la mort. Sur le plan rheètorique, cette opeèration se laisse deètecter graêce aé son assemblage de signes constitutifs : l' intelligence, une fois affranchie de
13 Cato maior,
XIV, 50 :
Quae sunt igitur epularum aut ludorum aut scortorum voluptates cum
his voluptatibus comparandae ? Atque haec quidem studia doctrinae ; quae quidem prudentibus et bene institutis pariter cum aetate crescunt ... 14 Quintilien, Institution oratoire, XII,
15 Cato maior,
XII, 49-50.
11, 10 ; Virgile,
Geèorgiques
I, 137.
john nassichuk
218
la û servitude ý mortelle, deèveloppe, pour ainsi dire, sa propre physionomie. Car ce deèsir de l' eèmancipation aé travers les plaisirs de l' esprit s' exprime sur un mode particulier, celui de l' eènumeèration des savoirs. Au sein de ce mouvement eèloquent, eènumeèrer les mysteéres eèclaircis par l' intelligence humaine constitue certainement une manieé re d' invoquer les richesses de la vie. Afin donc de conjurer tant soit peu la certitude de la mort, il convient de deèployer un vocabulaire dont la diversiteè para|êt commensurable aé celle de la Nature elle-meême. Dans ces trois passages, l' opposition entre les plaisirs de l' esprit et les plaisirs du corps traduit celle d' entre la volupteè eèpheèmeére que la mort effacera, et la joie qui demeure
post-mortem
. Point n' est besoin
ê ge chreètien approuvera souvent avec veèheèd' affirmer que le Moyen A mence cette logique qui seèpare avec tant de clarteè les û bons ý et les û mauvais ý plaisirs. Moins probable, toutefois, est un consensus meèdieèval sur la connaissance de la Nature comme fin en soi et dont la seule recherche procure un plaisir entieérement leègitime. L' objectif du preèsent travail n' est pas de mesurer la diversiteè des positions meèdieèvales sur cette question complexe. Il importe seulement de constater ê ge tardif, eèpoque marqueèe par la reèeèdition, traduction qu' au Moyen A et imitation freèquente d' un grand nombre de textes antiques peu connus auparavant, les deux ideèes apparaissent souvent dans les eècrits des humanistes.
Carpe diem et la theèmatique du plaisir chez Pontano Les images naturelles apparaissent freèquemment dans les Ýuvres poeètiques de Giovanni Pontano, humaniste de premier ordre et membre central de la ceèleébre acadeèmie de Naples fondeèe par Panormita. Auteur de trois poeémes scientifiques traitant en deètail de la disposition et mouvement des eètoiles, de la culture des ceèdratiers et de l' origine et mouvement des meèteèores, ainsi que de plusieurs traiteè philosophiques, Pontano adheére aé une conception de la vieillesse qui ressemble de preés aé celle de Quintilien et de Ciceèron. Selon lui, le
senex
, un homme
savant qui aura meneè une vie vertueuse et active, ressent un plaisir serein en se souvenant des reèussites et des honneurs qui ont deècoreè son existence. Le fait d' avoir approfondi les mysteéres de la nature constitue
eègalement
pour
lui
une
source
de
plaisir
16
.
Pontano
alleégue aé cet effet l' exemple d' Aristote, dont il mesure la sagesse et les
16
Sur la philosophie du plaisir dans les eècrits en prose de Pontano, voir mon article
û La theèorie du plaisir dans les traiteès civils de Giovanni Pontano ý, dans
Theèories du plaisir
le plaisir sensuel et le plaisir savant dans pontano
219
trouvailles scientifiques en termes du û plaisir ý (voluptas) qu' elles devaient procurer au savant lui-meême lorsque, parvenu au terme de son existence, il pouvait les contempler graêce aé sa meèmoire
17
. L' Ýuvre
poeètique de Pontano comporte toutefois de nombreux passages dans lesquels il revendique les effets salutaires du plaisir sensuel. C' est bien son emploi constant du motif du carpe diem, qui permet d' eètudier la diversiteè
et l' eèvolution de cette theèmatique dans les trois recueils
eèleègiaques. On peut citer, comme un premier exemple insigne du motif du carpe
diem
chez
Pontano,
la
pieéce
II,
12
du
recueil
d' eèleègies
et
d' hendeècasyllables intituleè Parthenopeus. Dans cette eèleègie, qui porte le titre reèveèlateur û Frigore invitatur ad voluptatem ý, Pontano convie deux amies, Fannia et Lautia, aé le rejoindre pour une soireèe d' eèbats amoureux. C' est pour justifier sa recherche de plaisirs sensuels eèpheèmeéres qu' il deèploie le motif traditionnel du carpe diem
18
. Il note que pendant
cette soireèe de plaisir, Bacchus aussi sera de la partie. Son deèsir n' a rien d' inhabituel ou d' eètrange. Un jour d' hiver froid et brumeux invite aé passer quelques heures aé l' inteèrieur de la maison, bien accompagneè aupreés du feu
19
. Le poeéte imagine un û meènage aé trois ý bien
et discours philosophiques dans l' Antiquiteè et aé la Renaissance, eèd. L. Bouleégue et C. Leèvy, Presses de l' universiteè de Lille III, 2008, p. 201-214.
17
De Prudentia, I, 19 : Quae Aristotelem comitabatur voluptas, mulcebatque instruentem non
Athenas modo, non Graeciam totam, verum orbem ipsum terrarum universum ? aperientemque se creta naturae ante penitus incognita, ac latentia in abstruse ? Seque ipsum reputantem, ac merito etiam gloriantem, sua pervestigatione, suis vigiliis ad ea pervenisse, quae Graecorum aut Aegyptio rum nullus esset antea consecutus ? û Quelle volupteè devait accompagner et charmer Aristote qui instruisait non seulement les Atheèniens, non toute la Greéce, mais l' univers entier ? Celui qui exposait des secrets de la nature jusqu' alors compleé tement inconnus et meême profondeèment receleès ? Celui qui se disait, et s' en glorifiait meê me aé juste titre, que graêce aé ses recherches approfondies et ses veilles, il eè tait parvenu aé l' eèclaircissement de mysteéres que jamais aucun autre homme, ni grec ni eègyptien, n' avait eèlucideès auparavant ? ý.
18
Ce motif appara|êt avec reègulariteè dans le Parthenopeus. Voir aé titre d' exemple le
poeéme I, 4, Ad Fanniam, vv. 13-16 : Sic forma primis floret annis. Indecens / Ubi senectus advenit, / Heu languet oris aurei nitens color / Quod ruga turpis exarat. û Ainsi fleurit la beauteè des jeunes anneèes. Mais quand / La Vieillesse messeèante arrive, / Languit deèsormais º heèlas ! º la couleur riante du visage doreè, / Sillonneè par la ride deèplaisante ý.
19
Parthenopeus I, 12 (eèd. Aldine, 1518) : Bruma riget, caurique fremunt, stat densior aer, /
Juppiter et gelidas fundit ab axe nives. / Pocula nunc lususque decent, pinguesque lucernae, / Arida vos pueri subdite ligna foco. / Igne ferox lenitur hyems, ubi mollia circum / Lesbia, et annosum spumat in orbe merum. / Vino pelluntur tristes de pectore curae. / Hic liquor ingrato corda dolore levat. û Le froid seèvit, les vents du Nord-Ouest grondent, l' air devient plus eèpais, / et Juppiter envoie du ciel des neiges glaciales. / Ce qui convient maintenant, ce sont des coupes de vin, des jeux d' amour et des lampes d' huile. / Garc° ons, mettez du bois aride sur le feu. / Le rude hiver est apprivoiseè par la flamme chaleureuse, lorsqu' on assiste aux doux passe-temps / de Lesbos, et qu' un vin pur bien aêgeè brille dans la coupe. / C' est avec le vin
john nassichuk
220
stimulant, pendant lequel il commandera au garc°on de verser continuellement les dons de Bacchus
20
. Le vin assaisonne le plaisir sexuel
de fac°on qui permette d' eèchapper aux tristes froideurs hivernales. Dans les derniers vers de l' eèleègie, Pontano compleéte cette justification de la jouissance voluptueuse en y apportant une reèflexion conventionnelle sur la brieéveteè de la vie : Ille novem cyathos Musarum laetus honore Ebibat hic Charites, tergeminumque chorum. Ille suae potet dilectae basia nymphae, Et laeto absentis nomen in ore sonet. Lusibus his nam gaudet hyems, his laeta terenda est Bruma. Venit rapido mors inopina pede
21
.
Dans cet eèloge du plaisir sensuel, les jouissances du corps servent aé effacer la tristesse et l' obscuriteè de la saison des brumes. Afin de justifier le redoublement de ses propres plaisirs, le poeéte invoque l' opposition traditionnelle entre la reèaliteè de la mort et la sensualiteè de la vie : nous sommes mortels, annonce-t-il, cueillons maintenant nos fleurs eèpheèmeéres. On trouve sous-entendue dans cette opposition l' ideèe que la mort qui peut arriver û rapido ... pede ý risque toujours d' interrompre les plans pour la longue dureèe. Il est donc bien plus prudent, selon cette penseèe, de trouver son plaisir dans le hic et nunc, que de le projeter sur l' accomplissement d' une Ýuvre de longue haleine. Ce genre d' exhortation n' appartient pas exclusivement aé la partie de l' Ýuvre de Pontano dans laquelle il reèveéle sa dette aé Catulle et aux E è leègiaques.
Elle appara|êt eègalement,
avec une
modification leègeére
mais significative, dans le recueil d' eèleègies intituleè De Amore Conjugali, que Pontano a composeè en l' honneur de son eèpouse Adriana Sassone. Ce recueil traite d' une diversiteè de sujets pertinents au theéme geèneèral de la vie conjugale et familiale : la nuit des noces, la ceèreèmonie du mariage, le deèpart temporaire du mari lors d' une campagne militaire du duc de Calabre, la naissance des enfants, les jeux des enfants, la nour -
que l' on chasse les tristes soucis de son cÝur. / Cette liquide enleé ve les peènibles angoisses de l' esprit ý.
20 Parthenopeus
I, 12 : Interea miscere puer ne desine Bacchum / Saepius, atque aliis demere
vincla cadis, û Pendant ce temps ne cesse pas, garc°on, d' y meêler du Bacchus / Bien souvent, et de deèfaire les attaches d' autres jarres ý.
21 Parthenopeus
I, 12 : û Qu' il vide ici, tout joyeux de l' honneur, les neuf gobelets /
Des Muses, buvant aussi pour les Graê ces, le triple chÝur. / Qu' il boive les baisers de sa nymphe bien-aimeèe / et qu' il ait dans sa bouche heureuse le nom de celle qui est ab sente. / Car l' hiver se reèjouit de ces jeux avec lesquels il convient d' eègayer la saison / de brumes. La mort inattendue s' avance d' un pied rapide ý.
le plaisir sensuel et le plaisir savant dans pontano
221
rice, les mariages des filles, le retour de la guerre, la vie joyeuse dans la villa preés de Naples. Une eèleègie eècrite aé l' intention d' Adriana ellemeême
l' invite
aé
rejoindre
le
poeéte
dans
leur
villa
22
.
Afin
de
la
convaincre, Pontano deècrit la villa en deèployant toute la richesse luxuriante d' un lexique pastoral accumuleè aé travers la freèquentation d' une grande varieèteè de textes bucoliques et de traiteès topographiques et agricoles. Il voit dans la vie pastorale un mode d' existence entieérement supeèrieur aux deècadences de la vie urbaine. Ensemble aé la û campagne ý, dans les terres de la villa, le couple cultivera tranquillement son propre jardin tive d' Ariadna
24
23
. Mais le poeéte attend toujours la reèponse affirma-
. Il lui dit que leur destin est de vieillir ensemble sur
ces terres. C' est en effet la question de la vieillesse qui le preèoccupe dans
ce
poeéme.
Il
cloêt
l' eèleègie
avec
une
nouvelle
eèvocation
du
contraste entre la mort et le plaisir eèpheèmeére qu' il associe cette fois aé é mon aêge, dit-il, apreés tant de longs la richesse naturelle du jardin. A travaux, jouir enfin de la vie devient une prioriteè urgente : O mihi post longos tandem concessa labores, O mihi non juveni, sed data forte seni, O mentis tranquilla quies ! Salvete, beati Ruris opes, salve, terra habitata diis, Terra bonis fecunda et nulli obnoxia culpae ! Hic tecum, hic, conjunx, vita fruenda mihi est : Ista senes nos fata manent. Mors usque vagatur Improba. Vis mortem fallere ? Vive tibi
22 De Amore Conjugali
25
.
II, 3, 19-20 : O valeant urbes : quid enim felicius agro ? / Hic tecum,
hic, conjunx, vita fruenda mihi est, û Adieu les villes ! Qu' est-ce qui est donc plus agreèable que la campagne ? / C' est ici, avec toi, mon eè pouse, c' est ici que je veux me reèjouir de la vie ý.
23 De Amore Conjugali 24 De Amore Conjugali
II, 3, 21-32. II, 3, 33-36 : Sed conjunx, tua vota moror ; laqueata valete / et tecta et
thalami ; te duce rura peto. / Dux conjunx, cui cana Fides, cui castus eunti / haeret Amor, sequimur teque tuosque deos, û Mais, mon eèpouse, je retarde tes vÝux : adieu les toits / aé plafonds lambrisseès et les chambres cossues : avec toi comme guide, je me dirige vers la cam pagne. / Mon eèpouse, tu seras ma guide, aé
laquelle la Fideèliteè chenue et le chaste
Amour / tiennent compagnie, je te suivrai toi et tes dieux ý.
25 De Amore Conugali
II, 3, 38-44 : û O ! Tranquilliteè qui m' est accordeèe enfin, apreés
tant de labeurs / O ! Donneèe aé moi, qui ne suis pas jeune mais plutoêt vieux / O ! Paisible tranquilliteè de l' esprit ! Salut, richesses / De la riante campagne, salut, terre habiteè e des dieux, / Terre fertile en biens et innocente de toute faute ! / C' est ici, avec toi, ici, mon eèpouse, que je veux jouir de la vie : / tels sont les destins qui attendent notre vieillesse. La mort, mauvaise, rode / partout. Tu veux tromper la mort ? Vis ta vie pour toi meême ý.
john nassichuk
222
é A travers la dernieére exhortation º û d' accommoder le motif du
carpe diem
Vive tibi
ý º Pontano s' efforce
aé un contexte inhabituel. Au
lieu de reèclamer les faveurs d' une jeune amie, le poeéte s' adresse aé son eèpouse. Il eèvoque la
vitae brevitas
pour lui deècrire le genre d' existence
que la vieillesse leur reèserve. Ici, comme dans l' eèleègie I, 3 du
peus
ou é il deèploie le motif traditionnel du
carpe diem
Partheno-
, la description du
plaisir proceéde d' une reèflexion sur la brieéveteè, et donc sur l' urgence, de la vie. Dans les deux cas, l' ideèe du plaisir deèpend en effet du contraste entre la vitaliteè de l' existence et la finaliteè de la mort. Le poeéte parle de sa vie en termes de sa totaliteè, de sa fin imminente. Dans cette perspective, le plaisir temporel, eèpheèmeére et immeèdiat, acquiert une importance urgente et meême essentielle. La suggestion est que la vitaliteè sensorielle, celle de la jouissance sexuelle ou celle du jardin dont la fertiliteè symbolise la vive feèconditeè de l' union du couple, constitue un lieu de reèsistance contre la mort. Ce qui change lorsqu' il s' adresse aé son eèpouse, c' est que le poeéte parle aé la fois de la brieéveteè de la vie et des longues anneèes qu' il a deèjaé veècu. Ayant deèjaé meneè une vie pleine, apreés tant de labeurs et d' efforts,
il
anticipe
maintenant
la
encore
l' accomplissement
promesse
dans
le
jardin
de
du la
plaisir
villa
dont
et
la
il
voit
preèsence
d' Ariadna. Mais la mort de sa jeune eèpouse, survenue deés 1490, devait lui interdire une longue expeèrience de cette existence idyllique qu' il envisage dans le deuxieéme livre du
De Amore Conjugali
. Pontano a
longuement ressenti cette perte, et l' ombre d' Adriana surgit aé plusieurs reprises dans ses Ýuvres tardives. Elle appara|êt meême dans le dernier recueil d' eèleègies du poeéte, dans lequel il chante son amour d' une jeune fille nommeèe Stella
26
.
Malgreè le caracteére sensuel d' un grand nombre des pieéces, on retrouve dans ce recueil une nouvelle reèflexion sur le rapport entre l' urgence du plaisir et la fragiliteè de la vie. Dans l' eèleègie I, 18, le poeéte adopte la voix de l' Eridan qui console Phaeton, le malheureux fils é la fin de cette eèleègie destineèe aé l' intention de l' humad' Apollon. A niste Girolamo Carbone, Pontano ajoute une reèflexion sur sa propre existence qui, comme la deèconfiture rapide de Phaeèton, illustre la variabiliteè de Fortune : û
26
Fortunae instabiles edocet esse vices
ý (42). Il note
Voir notamment la longue eèleègie qui clo ê ture le recueil, adresseèe aé son eèpouse deè-
funte et dans laquelle il deèplore la mort de leur fils, Lucio.
mortuam de obitu Lucii filii deploratio
ý.
Eridanus
II, 32, û
Ad uxorem
le plaisir sensuel et le plaisir savant dans pontano
223
qu' apreés avoir eèteè conduit par le destin jusqu' aux extreêmes du bonheur et du malheur, il console sa vieillesse avec la poeèsie de Stella, aux bords de l' Eridan, le console eègalement nier
distique
de
la
pieéce,
Pontano
introduit
une
27
28
. La preèsence
. Dans le der-
nouvelle
fois
la
double reèflexion sur le terme de son existence et le plaisir de l' amour qui û alleége ý sa vieillesse. Le constat de cette co|ëncidence paradoxale clo ê t l' eèleègie : Exitus hic vitae, post bella gravisque labores, Sive senecta levis, seu juvenilis amor
29
.
L' expression û post bella gravisque labores ý constitue vraisemblablement une reèfeèrence aux anneèes d' adversiteè que Pontano a connues apreés la prise de Naples par les forces de Charles VIII
30
. On peut aussi remar-
quer la proximiteè de cette formule aé celle que le poeéte employait lorsqu' il exhortait Adriana aé le rejoindre dans les jardins de la villa : û post
longos mihi concessa labores ý. En effet, aé ce stade tardif dans la constitution de son Ýuvre, l' usage qu' il fait de la formule teèmoigne d' un nouvel eèlargissement de sa perspective sur la brieéveteè de la vie et l' urgence du plaisir sexuel. Malgreè
le sensualisme dont il fait encore
preuve dans l' Eridanus, son rapport au plaisir s' articule moins sur le mode du carpe diem que sur celui de la consolation (û solamen ý, û leva-
men ý)
31
. Ces vers repreèsentent ainsi l' accomplissement de la theèmatique
conventionnelle qui, dans la progression de l' Ýuvre depuis le Parthe-
nopeus jusqu' aé l' Eridanus, reveêt une veèritable succession de modaliteès.
27 Eridanus
I, 18, 43-44 : Nos quoque fatorum leges per utrumque secuti / solamur cantu tem-
pora nostra senes ...
28 Eridanus
I, 18, 47-48 : Stella mihi solamen adest, mihi molle levamen / Eridnaus, niveas
dum canit inter aves ..., û Stella est pour moi une consolation, un doux soulagement pour moi / l' Eridan qui chante entoureè de ses oiseaux blancs ý.
29 Eridanus
I, 18, 53-54 : û Telle est donc la fin de ma vie, apreés des guerres et des la-
beurs pesants : / une vieillesse sans souffrances, ou bien un jeune amour ý.
30
Comme le remarque L. Monti Sabia, Poeti latini del Quattrocento, Milan et Naples,
Riccardo Ricciardi, 1964, p. 738 : û Il Pontano aveva goduto il favore della fortuna nei lunghi anni spesi al servizio dei sovranni aragonesi ; poi ne aveva sperimentata l' avver sitaé allorcheè questi, recuperato il trono nel 1495, la avevano messo in disparte per essersi egli compromesso con gli invasori francesi ý.
31
Il
convient
de
remarquer
que
Pontano
emploie
les
meê mes
termes
lorsqu' il
s' adresse aé l' ombre de son eèpouse morte : Sed solamen ades, conjux amplectere, neu me / Lude
diu, amplexare virum, ac solare querentem, / Et mecum solitos citriorum collige flores, û Mais viens ici, mon eèpouse, ma consolation, me prendre dans tes bras, ne me / deè c°ois pas longtemps, embrasse ton mari geèmissant, oui, console-le, / Et cueilli avec moi, comme autrefois, les fleurs des ceèdratiers ý.
john nassichuk
224 Dans le
Parthenopeus
, le poeéte eèvoque souvent la brieéveteè de la vie
comme justification du plaisir sexuel qu' il demande avec l' insistance un peu comique des E è leègiaques, en soulignant toujours l' urgence de l' occasion. Ensuite, dans l' eèleègie II, 3 du
De Amore Conjugali
, la pro-
testation de l' urgence se projette sur un objet plus large, qui concerne l'
ethos
de
la
vie
familiale
et
conjugale.
Elle
appara|êt
notamment
lorsque le poeéte exhorte sa jeune eèpouse aé le rejoindre sur le sol plantureux de leur
villa
. C' est bien laé, lui dit-il, qu' ils jouiront ensemble
du temps de la vie qui leur reste. Enfin, certains vers de l' veélent le deèlassement final du motif
carpe diem
Eridanus
reè-
. Ce dernier stade consti-
tue la meètamorphose deèfinitive du topique traditionnel : le
carpe diem
se transforme deèsormais en une poeètique de la consolation, dans laquelle l' urgence du deèsir se voit remplaceèe par une meèditation sur le temps deèjaé eècouleè. Dans une grande varieèteè de circonstances, au sein de son Ýuvre eèleègiaque, Pontano cherche aé tenir ensemble deux ideèes : celle du plaisir immeèdiat de la sensualiteè et celle de la dureèe limiteèe de la vie. Malgreè la diversiteè des contextes dans lesquels il les eèvoque, la juxtaposition de ces deux ideèes demeure constante. En mettant ainsi aé l' eèpreuve l' eètendue du motif antique, elle permet d' entrevoir le fon dement eèthique d' une poeèsie qui ceèleébre en maints lieux les plaisirs du corps. Ce traitement du topique reèveéle chez Pontano une ideèe de la
voluptas
qui ne s' exprime jamais sans articuler en meême temps une
conscience de ses limitations inheèrentes. Mais lorsque le poeéte vieillissant ceèleébre l' amour qu' une jeune fille lui inspire, il semble bien vouloir conduire cette conception du plaisir jusqu' aé sa limite naturelle. Au seuil de la mort, il conna|êt toujours le plaisir eèrotique, mais il (û
se
reèfeére aé
son
Exitus hic vitae
propre
veècu
comme
appartenant deèjaé
au
passeè
ý). Sa volonteè de voir les termes extreêmes du plaisir
eèrotique transpara|êt notamment dans l' adaptation de ce motif aé celui du reêve nocturne. Dans l'
Eridanus
, aé la fin de l' eèleègie I, 7 adresseèe aé
Stella, le poeéte deèclare que sa jeune amie n' est jamais absente, ne l' abandonne jamais. Pendant toutes les eètapes de la rotation stellaire, elle
demeure
preèsente
aé
ses
co ê teès,
l' accompagnant
meême
dans
le
sommeil. Aussi conna|êt-il en dormant une volupteè aé la fois neuve et ancienne : Tum nova me, vetus ipsa tamen, subit ante voluptas Praeteritique memor mens favet ipsa sibi ; Mox sopor irrepit membris, sopor ultima praebet Gaudia teque meo collocat ipse sinu,
le plaisir sensuel et le plaisir savant dans pontano
225
Amplector tuis innexus et ipse lacertis : Sic nullum sine te tempus hora mihi est
32
.
Pontano deèveloppe dans cette eèleègie toutes les virtualiteès seèmantiques du nom propre û
Stella ý,
deèsignant de ce vocable aé la fois sa jeune
amante et les corps ceèlestes. C' est un motif polyseèmique qui appara|êt aé plusieurs reprises dans l' Eridanus. Ici, au stade ultime de la constitution de son Ýuvre eèleègiaque, Pontano conc°oit une deèfinition du plaisir
eèrotique
dont
l' extension,
nocturne
et
onirique,
deèpasse
limitations naturelles toujours implicites dans le motif du
les
carpe diem.
Graêce aé cette expeèrience du reêve, le temps ne semble plus s' imposer comme criteére du plaisir, parce que le poeéte peut deèsormais recevoir û les joies ultimes ý inconsciemment, pendant les heures oué son corps est au repos. Il convient de remarquer toutefois que ce û
pus ý
nullum ... tem-
qui marque la libeèration des plaisirs dans le sommeil ne s' eèqui-
vaut pas encore au û temps nul ý de l' eèterniteè. Dans l' effacement de la conscience qui est aussi celui meême de la perception du temps veècu, il subsiste toujours, selon cette repreèsentation de la subjectiviteè amoureuse chez Pontano, le substrat de vitaliteè animale qui demeure le fondement essentiel du plaisir. Tout au long de ses trois recueils eèleègiaques, Giovanni Pontano deèploie reègulieérement des motifs traditionnels dont la constance permet de deègager une certaine û eèvolution ý. D' un recueil aé l' autre, la theèmatique du plaisir se deèveloppe et s' enrichit. Au cours de cette eèvolution, qui proceéde des eèbats de la jeunesse dans le
Parthenopeus
jusqu' aé
l' eèrotisme ludique du vieux poeéte dans l' Eridanus, l' ideèe du plaisir appara|êt eètroitement associeèe aé celle du temps veècu. Il semble meême impossible de parler des volupteès et des joies, sans eèvoquer simultaneèment le temps de la vie et les limitations naturelles qu' il impose. Pour le poeéte amoureux de Fannia, imitateur du motif antique du
diem,
carpe
ces limitations deviennent le plus souvent la justification d' un
certain ton d' urgence : la vie est breéve, annonce-t-il, jouissons d' elle. Pour l' eèpoux d' Adriana Sassone, ce meême sentiment d' urgence traduit un aperc°u sur la vie conjugale, formuleè cette fois par un homme muêr. Il implore Adriana : la vie qui nous reste est breéve, viens donc aé la
villa.
Mais pour le poeéte veuf, amoureux de Stella, la consolation
32 Eridanus,
I, 7, 35-40 : û Alors une volupteè nouvelle, qui toutefois est ancienne aussi,
m' enveloppe / Et mon esprit qui a le souvenir des choses passeè es se recueille en luimeême ; / Bientoêt le sommeil glisse dans mes membres, le sommeil offre le plaisir / ultime
et
il
te
met
au
repos
sur
ma
poitrine. /
Pris
moi -meême
t' embrasse : / Ainsi, je ne passe pas une seule heure sans toi ý.
dans
tes
bras,
je
226
john nassichuk
qu' elle lui donne l' invite aé contempler aé la fois le passeè veècu et les limitations naturelles de la vie. Seule la symbolique astrale, conjugueèe avec le motif du reêve nocturne, lui permet de deèpasser quelque peu ces limitations
33
. Chacune des trois modaliteès, qui correspondent aux
trois saisons de la vie repreèsenteèes dans les trois recueils, preèserve une juxtaposition fondamentale : celle de la ceèleèbration du plaisir sensuel et d' une reèflexion sur le temps de la vie. Chaque fois que le poeéte parle de l' urgence du plaisir eèrotique, il reèfleèchit aussi sur la dureèe de son existence.
Le plaisir de la maturiteè : l' eè numeè ration des savoirs dans
Parthenopeus I, 6
Dans les recueils eèleègiaques de Pontano, la double reèfeèrence au plaisir et au temps veècu constitue un trait reègulier de la ceèleèbration de la volupteè et de la joie. Mais le plaisir eèrotique n' est pas la seule moda-
Partheno-
liteè qui beèneèficie de cette double reèflexion. L' eèleègie I, 6 du
peus
,
intituleèe
û
Queritur de ingenii tenuitate
ý,
eèvoque
une
autre
expeèrience du plaisir, celle du savant qui, apreés des anneèes de labeur, parvient enfin aé eèclaircir certains des mysteéres de la Nature. Pontano é associe cette figure aé celle du poeéte didactique. A la diffeèrence du poeéte eèleègiaque trop preèoccupeèe par les futiliteès de l' amour et du plaisir sensuel, le savant aspire aé une volupteè qui le rapprochera des û esprits
heureux ý
comme
Lucreéce
et
Empeèdocle.
Pontano
en
vient
meême aé suggeèrer que le savoir constitue la condition absolue de l' inspiration poeètique, et que les poeèsies plus leègeéres ne sont que des exercices
de
preèparation
dignes
de
la
jeunesse.
Apreés
une
longue
expeèrience des textes et des principes, il arrivera enfin, si le temps ne lui fait pas deèfaut, au niveau de savoir qui lui permettra d' eècrire une poeèsie vraiment inspireèe. Lorsqu' il imagine cet eètat futur, il eèvoque le mythe helleènique des ondes de Castalie. Mais ce plaisir de l' inspiration savante, anticipeè par le poeéte, transpara|êt aussi d' une autre manieére dans son texte. Aux vers 28 aé 47 de l' eèleègie, Pontano eènumeére de fac°on deètailleèe les diffeèrents savoirs qui, tous ensemble, feront l' objet de son chant didactique. Il emprunte ainsi le motif de l' abondance eènumeèrative qui figure, chez les Anciens deèjaé, le plaisir du savoir sou-
33
Le reêve constitue eègalement la forme privileègieèe des rencontres, imagineèes par le
Tumuli Joannis Joviani Pontani Carmina
poeéte, avec son eèpouse deèfunte. Voir ainsi les
in somnis alloquitur
ý, in
, II, 40, û
Pontanus uxorem Ariadnam
, eèd. J. Oeschger, Bari, 1948, p. 256.
le plaisir sensuel et le plaisir savant dans pontano
227
vent associeè au temps de la vieillesse (Quintilien, Ciceèron) ou de la retraite (Virgile,
Geèorgiques
). Bien qu' il envisage de renoncer un jour aé
la poeèsie eèrotique, le poeéte preèserve un lien treés eètroit aux anteèceèdents dans le genre eèleègiaque. Il conviendra de rapprocher son texte d' une liste semblable qui appara|êt dans l' eèleègie III, 5 de Properce. Dans cette eèleègie, Pontano se plaint du fait que la Nature l' a creèeè faible, un poeéte leèger peu apte aé l' invention d' un grand poeéme savant. Proteègeè des muses, il exprime toutefois un sentiment d' indignation (û
indignor ý
, v. 3), comme pour suggeèrer que la seule inspira-
tion des muses ne suffira pas aé l' Ýuvre scientifique qu' il souhaite é la diffeèrence de Properce et d' Ovide lorsqu' ils reèfleèchissent aé eècrire. A la speècificiteè du genre eèleègiaque, Pontano ne se reèclame pas ici d' une estheètique û alexandrine ý qui, privileègiant la
brevitas
eèleègante, creèe de
petits poeémes soigneusement construits. Mais il n' accorde pas non plus une faveur sans nuances au mythe de l' inspiration directe, dont Heèsiode est le principal modeéle. Ce qu' il retient de ce mythe antique, c' est bien la technique de l' eènumeèration propre aé illustrer l' abondance, la richesse en mots et en matieére, du poeéte savant qui parle
foecundo pectore rum opus û
...
ý (v. 11) pour construire un Ýuvre extraordinaire (û
ra-
ý vv. 11 et 12). Il deèploie longuement cette technique dans
la partie centrale de l' eèleègie, lorsqu' il nomme quelques eènigmes que son poeéme scientifique devra eèlucider : Quattuor et referam digesta elementa figuris, Primum ignis, post hunc ae«ris esse locum : Terra sit ut media mundi regione locata, Nixa suis opibus, pondere tuta suo. Intervalla tenens distantia partibus aeque, Bruta quidem et solido sorte recepta loco : Quam pater Oceanus spumantibus abluit undis Amplectens, medio dissociatque freto. Sint duo praeterea, quorum sublimis ab Arcto, Imus ab opposito dicitur axe polus. Hos circum immensi volvatur machina mundi, Nec tamen impositum sentiat axis onus. Denique gignendis quaenam sint semina rebus, Unde suos ortus aedita quaeque trahant. Unde pavor cervis, rabies atque ira leonum, Raucaque cur cornix, et bene cantet olor. Quid calidi fontes imbri, quid noctibus Hammon Ferveat, et medio frigeat usque die. Quem dederit rebus finem natura creandis, Centauri nunquid, Scylla vel esse queant.
john nassichuk
228
Cur non luna suo sed fratris luceat igni, Quid vehat et Procyon, quid vehat ortus Equi
34
.
Ces vers anticipent dans le deètail le traitement plus eèlaboreè, que Pontano accordera aé plusieurs de ces theémes dans son poeéme scientifique intituleè
De meteoribus . 35
Il s' agit de l' eèbauche, en distiques eèleègiaques,
d' une reèflexion qui sera deèveloppeèe ulteèrieurement en hexameétres dactyliques. Deux sources antiques servent de modeéles dont l' imitation deètermine la structure de ce passage complexe. Le poeéte fait eècho des ceèleébres remarques de Virgile dans les
Geèorgiques
concernant l' acti-
viteè du poeéte savant. Son projet rappelle aussi un passage dans lequel Properce reèfleèchit, non pas aé la digniteè du genre eèleègiaque qui revendique celle de la
militia amoris,
mais aé ce qui lui fera plaisir quand il
n' aura plus l' aêge d' aimer ardemment. Dans la cinquieéme eèleègie du livre III, l' E è leègiaque envisage de consacrer sa vieillesse aé l' eètude du monde naturel. Quant au proceèdeè geèneèral, l' eènumeèration de Pontano se rapproche de ces deux modeéles. Mais aé l' inteèrieur de cette imitation
34 Parthenopeus
I, 6, 27-48 : û Je deècrirai aussi les eèleèments reèpartis en quatre formes, /
D' abord le feu, ensuite la place de l' air : / Que la terre soit situeè e dans la partie meèdiane de l' univers, / Appuyeèe de ses propres forces, de son propre poids assureè e, / Preèservant des intervalles eègaux entre les parties, / Maintenue, quoique pesante, dans un lieu sta ble : / En l' embrassant, le peére Oceèan l' arrose de ses ondes / Ecumeuses, la deèsagreègeant au milieu des flots. / Que soient deècrits deux autres encore, des poêles dont le plus eèleveè / Prend le nom de l' Ourse, avec son opposeè , le plus bas. / Autour de ceux-ci se tournera la machine de l' immense univers / Sans toutefois que l' axe du monde fleè chisse sous le poids imposeè. / Quelles sont, enfin, les semences originelles des choses qui naissent, / Dans lesquelles chaque creèation puise ses origines. / D' oué viennent la peur des cerfs, la feèrociteè et la coleére des lions, / Et pourquoi le cri de la corneille est rauque, et pourquoi le cygne chante bien. / Pourquoi les sources de l' orage soient chaudes, pourquoi Ham mon / Bouillit pendant la nuit et se geéle jusqu' aé midi. / Quelle fin la nature a assigneè aux choses creèeèes, / Ce que puissent eêtre le centaure et Scylla. / Pourquoi la lune luit, non de sa propre lumieére, mais emprunte celle de son freére, / Ce que porte la constellation de Procyon, ce qu' emmeéne celle de Peègase ý.
35
De Meteoribus Liber,
avec la notice
ý, dans l' eèdition procureèe par M. de Nihilo,
I poemi astrolo-
Voir aé titre d' exemple les vers 1502 aé 1515 du
marginale û
De fonte Ammonis
gici di Giovanni Pontano. Storia del testo, au
magnum opus
Bari, 1975, p. 134. G. Parenti associe cette eèleègie
scientifique de Pontano, l' Urania. Voir le commentaire qu' il attache aé
une version manuscrite de l' eèleègie, leègeérement diffeèrente de celle qui figure dans les eèditions de Summonte et d' Alde Manuce, dans son
bri di Pontano,
Poe«ta Proteus alter. Forma e storia di tre li-
Florence, 1985, p. 13 : û In realtaé, apprendiamo da fonte fede degna, egli
abbordo giovanissimo, quando ancora era principalmente dedito alle frivolezze della poesia amorosa, la materia astrologica che diverraé il grandioso poema in cinque libri. Anche se di
Urania
vera e propria si torneraé a parlare solo negli anni tardi, quando Pon -
tano sentiraé le proprie forze finalmente adeguate in tutto al peso di tanto poema, resta stupefacente la chiarezza, fin dagli inizi, delle ambizioni e dei progetti che occuperanno, a eseguirli, tutta la carriera dello scrittore ý.
le plaisir sensuel et le plaisir savant dans pontano
229
structurante, le contenu meême de la liste refleéte sa pratique de la
minatio
conta-
eèrudite.
L' ideèe du mu ê rissement de l' inspiration poeètique, aé laquelle Pontano preètend adheèrer dans cette eèleègie, preèsuppose que le temps qui nourrit de sagesse l' homme, enrichit progressivement aussi le travail é celui-ci, la force de composer des vers savants ne viendra du poeéte. A que bien tard, aé l' heure de sa vieillesse. C' est alors seulement qu' il conna|êtra l' inspiration divine traditionnellement associeèe aux lieux habiteès par les muses qui favorisent les grandes Ýuvres : û Alors, vieillard si je vis encore, pencheè sur les ondes de Castalie / de la sainte liquide je m' abreuverai les leévres ý
36
. Properce mentionne la fontaine Castalie
comme la source qui, interdite aux auteurs d' eèleègies, donne naissance aux poeémes eèpiques
37
. Ovide au contraire implore Apollon de secon-
der son chant amoureux en lui versant de l' eau de cette source
38
. Ho-
race l' attache aé Apollon eègalement, sans preèciser de genre poeètique
39
.
Pontano lui-meême ne semble pas adopter la rigoureuse distinction propertienne entre la poeèsie eèpique et les genres û mineurs ý, exclus de Castalie. Dans une pieéce en hendeècasyllabes adresseèe aux Muses, c' est aé la poeèsie saphique qu' il associe ce lieu sacreè
40
. Quant aux auteurs de
poeémes scientifiques, il convient de noter que la reèfeèrence n' appara|êt ni chez Lucreéce, ni chez Manilius
Geèorgiques,
41
. Elle appara|êt en revanche dans les
au moment oué Virgile se reèclame de l' originaliteè de sa
poeèsie savante qui meèdite les secrets des cycles saisonniers et des greffages : û Mais sur les chemins du Parnasse, qui sont deèserts et ardues, dans sa douceur, / l' amour m' emporte ; il me pla|êt d' aller par les creêtes, laé oué aucune ornieére n' a eèteè traceèe avant moi, se dirigeant en pente douce vers Castalie ý
42
.
C' est donc par l' association entre la poeèsie savante et la fontaine Castalie, figure de l' inspiration poeètique, que Pontano se rapproche de Virgile au seuil de l' eènumeèration qui appara|êt aux vers 27-48.
36 Parthenopeus,
I, 6, 25-26 :
Tunc ego Castalias (vivam modo) pronus ad undas / Perfundam
sancto labra liquore senex. 37 Properce, Eèlegies, III, 3, 13-20. è 38 Ovide, Amours, I, 15, 35-38. 39 Horace, Odes, III, 4, 64. 40 Parthenopeus,
I, 8, û Ad Musas ý, 7-9 :
Et me Castaliae liquore lymphae / sparsum cingite
laureis corollis / cantantem modo Sapphicis labellis. 41 M. Wacht, Concordantia in Lucretium, Hildesheim /
Zurich / New York, 1991 ;
Con-
cordantia in Manilii Astronomica, Hildesheim / Zurich / New York, 1990. 42 Georgiques III, 291-293 : ... sed me Parnasi deserta per ardua dulcis / raptat amor ; juvat ire è jugis, qua nulla priorum / Castaliam molli devertitur orbita clivo.
john nassichuk
230
Onze distiques preèsentent la liste des savoirs. C' est l' eèchantillon deètailleè des mysteéres naturels que le poeéte voudrait expliquer dans son poeéme didactique. Ici encore, les Geèorgiques contiennent un passage analogue. Vers la fin du deuxieéme chant, Virgile, ayant deèclareè son ambition d' approfondir les secrets de l' univers, eènumeére les objets qu' il souhaite eètudier, preècisant une nouvelle fois que sa queête scientifique na|êt d' une pulsion d' amour
43
. Stimuleè par les muses qu' il aime
û ingenti ... amore ý (v. 476), le poeéte de Mantoue aspire aé comprendre les mouvements ceèlestes, les tremblements de terre, les rythmes de l' oceèan, les saisons de l' anneèe. Or Pontano dresse une liste presque trois fois plus longue que celle-ci, et dont la preècision teèmoigne de l' importance que reveêt pour lui une eètude seèrieuse du monde naturel. Le paralleéle des Geèorgiques est instructif dans la mesure oué le texte ancien eèvoque en termes speècifiques, non seulement les eènigmes qui stimulent la curiositeè du poeéte, mais aussi la source meême de cette curiositeè. Dans sa queête de poeéte savant, Virgile se deècrit comme emporteè
par
l' amour.
Pontano
en
revanche
nomme
une
puissance
d' inspiration quelque peu diffeèrente : û indignor magnae laudis amore ca-
lens. ý Cette ardeur qui le pousse par amour de la gloire, nourrit une perspective eètrangeére au projet poeètique de Virgile. La distinction tient aé l' importance relative que les deux poeétes assignent au topos de l' eènumeèration des savoirs. En effet, la manieére dont ils l' emploient suggeére que Pontano se seèpare de Virgile lorsqu' il s' agit d' assigner une limite aux preètentions de la poeèsie scientifique. Alors que Virgile preèvoit un stade de maturiteè qui lui permettra de reconna|être meême les limites de son propre travail savant, Pontano perc°oit dans cette grande poeèsie didactique le couronnement de sa maturation de poeéte. Approfondir les secrets de la nature dans une poeèsie digne de les reèveèler, constitue en effet selon Pontano l' aboutissement ultime de cette maturation. Virgile au contraire, conduit par les muses, espeére s' initier immeèdiatement aux mysteéres du monde
44
. Il ne se berce d' aucune
illusion toutefois quant aé l' extreême difficulteè de cette taêche
45
. Apreés
la tentative, et l' eèchec, de la poeèsie savante, son plaisir sera de se
43 Georgiques è 44 Georgiques
II, 475-482.
II, 475-477 : Me vero primum dulces ante omnia Musae, / quarum sacra fero inè genti percussus amore, / accipiant caelique vias et sidera monstrent ...
45
C' est pourquoi, aé la fin de l' eènumeèration, aux vers 483-486, Virgile ajoute : Sin
has ne possim naturae accedere partis / frigidus obstiterit circum praecordia sanguis, / rura mihi et rigui placeant in vallibus amnes, / flumina amem silvasque inglorius, û Mais si je ne pouvais atteindre ces parties cacheèes de la nature, / qu' un sang trop froid coulaêt au cÝur de ma poitrine, / que la campagne me seèduise, et les cours d' eau dans les valleèes / et que, loin de la gloire, je sois l' amant des foreêts, des ruisseaux ý.
le plaisir sensuel et le plaisir savant dans pontano
231
retrouver au milieu de la nature animeèe et mysteèrieuse, d' aimer sans gloire les bocages et les rivieéres. Dans le poeéme de Virgile, l' amour porteè aux Muses peut se transformer d' une manieére discreéte. Il voit l' accomplissement de cet amour dans le plaisir serein associeè aé la retraite et aé la vie champeêtre, eètape encore ulteèrieure aé celle de la queête du savoir. C' est preèciseèment cette eètape ultime qui manque aé la perspective laborieusement dessineèe par Pontano dans la sixieéme pieéce du
Parthenopeus. Cette diffeèrence fondamentale qui subsiste entre les deux textes malgreè l' association, qui preèsente chez tous les deux, de l' inspiration castalienne aé l' eènumeèration des savoirs, suggeére que Pontano ne s' astreint pas aé l' imitation du seul Virgile. En effet, la proximiteè de ces textes laisse appara|être une divergence profonde quant aé la manieére meême dont les deux auteurs emploient le topos qui les relie l' un aé l' autre. C' est pourquoi il convient de rapprocher de ces vers une eè numeèration qui deècrit le travail du savant comme une activiteè reèserveèe, é cet eègard, Pontano non seulement aé la retraite, mais aé la vieillesse. A se rapproche de Properce qui, dans l' eèleègie III, 5, deècrit sa propre carrieére et envisage pour lui-meême une vieillesse studieuse. Properce voit la curiositeè scientifique comme ce qui doit remplacer les passions de é des remarques sur le deèveloppement de son Ýuvre, dont l' amour. A la progression correspond aux eètapes successives de sa vie, il joint une deèclaration sur l' eètude des pheènomeénes naturels qui l' occupera quand il ne jouira plus des plaisirs de l' amour. L' E è leègiaque eèvoque l' activiteè scientifique preèciseèment comme ce aé quoi un poeéte vieillissant doit se consacrer lorsque Veènus ne lui sera plus favorable : û Quand l' aêge s' appesantira sur moi et fermera la porte au Plaisir, quand la blanche vieillesse aura saupoudreè mes noirs cheveux, il sera bien temps d' eètudier la nature et ses lois ... ý
46
. Sa deèclaration, qui se deècline sur le mode
eènumeèratif, propose une liste plus importante et plus deètailleèe que celle de Virgile. Sa longueur est presque identique aé celle de Pontano. Elle est marqueèe aussi par une reèfeèrence aé la fataliteè, le poeéte d' Ombrie deèclarant bravement que û la meilleure des morts est celle qui vient au jour fixeè par le destin ý, Optima mors, parca quae venit acta die
47
.
Or, le paralleéle des deux passages, chez Properce et Pontano, permet aussi de constater une nouvelle fois la diffeèrence fondamentale
46 Properce, Eèlegies, III, 5, 23-25 : Atque ubi iam Venerem gravis interceperit aetas / sparserit è et nigras alba senecta comas, / tum mihi naturae libeat perdiscere mores ... 47
è leègies, III, 5, 18. Properce, E
john nassichuk
232
qui seèpare les deux poeétes. Chez Properce, l' eènumeèration des savoirs s' inscrit dans une perspective de l' avenir qui annonce autant la vocation scientifique que le refus de la vie heèro|ëque du soldat. Pour Properce, il s' agit de prononcer une fois encore, avec bien de l' ironie, la deèclaration militante des E è leègiaques : aimer d' abord, vieillir ensuite, et ne pas mourir jeune sur le champ de bataille. Pontano, en revanche, se propose de devenir poeéte didactique. Sa reèeècriture de la liste des savoirs montre en effet la vastitude du programme intellectuel qui sera l' Ýuvre de sa maturiteè de poeéte humaniste. L' ambition preèsuppose un pouvoir d' invention discursive commensurable aux grandeurs et aux complexiteès de l' objet eètudieè. Constater cette diffeèrence, c' est souligner l' eècart reèel qui subsiste entre l' art eèleègiaque de Pontano et celui de ses modeéles antiques dans le genre, malgreè leurs affiniteès. L' eètude attentive des vers 27 aé 48 montre eègalement que l' art de la
contaminatio litteèraire y joue un roêle significatif. Ainsi, le poeéte songe d' abord aé deècrire les quatre eèleèments fondamentaux (v. 27). Son emploi de l' ablatif au pluriel de figura situeè en fin d' hexameétre eèvoque en effet la tradition scientifique dont il se reèclame, car le meême usage est freèquemment attesteè aé la fois chez Lucreéce et chez Manilius. Ensuite, l' eènigme de la seèparation des eèleèments (v. 28-29) eèvoque, sans la reproduire
exactement,
la
reèflexion
eètiologique
Ovide au premier livre des Meètamorphoses
48
qui
appara|êt
chez
. Pontano semble eègale-
ment retenir un trait stylistique de son modeéle eèleègiaque, car il emploie comme Properce le geènitif û mundi ý au milieu de l' hexameétre (v. 29). Mais il inseére ce substantif dans une expression qui appara|êt chez Ovide au chant VI des Fastes
49
. Aussi l' emploi de l' adjectif feèmi-
nin û nixa ý au pentameétre de ce meême distique renforce-t-il l' importance
de
l' intertexte
ovidien
50
.
Rare
dans
la
langue
poeètique,
le
pluriel du substantif û intervalla ý (v. 31) appara|êt reègulieérement chez Lucreéce au deèbut de l' hexameétre
51
. L' adjectif û brutus ý (v. 32) est eèga-
48 Metamorphoses, I, 52-53 : Imminet his aer ; qui, quanto est pondere terrae, / Pondere aquae è levior, tanto est onerosior igni. 49
Comparer ainsi le vers de Pontano : Terra sit ut media mundi regione locata, au vers
273 chez Ovide : Cumque sit in media rerum regione locata ...
50
Ainsi Ovide, Fastes, VI, 267-270 : Vesta eadem est et terra º subest vigil ignis utrique º /
significantque deam terra focusque suam : / terra pilae similis nullo fulcimine nixa, / aere subjecto tam grave pendet opus. Eèvidemment, l' image que dessine Pontano est bien diffeè rente de celle d' Ovide, malgreè l' emprunt lexical.
51 De rerum natura,
II, 725-729 : Semina cum porro distent, differre necessest / intervalla, vias,
conexus, pondera, plagas, / concursus, motus, quae non animalia solum / corpora sejungunt, sed terras ac mare solum / corpora sejungunt, sed terras ac mare totum / secernunt, caelumque a terris omne retentant ; III, 380 ; IV, 650 ; V, 438.
le plaisir sensuel et le plaisir savant dans pontano
233
lement rare, mais Horace et Lucreéce l' utilisent, une seule fois chacun, pour qualifier la terre ou des corps inertes
52
. L' expression û pater Oce-
anus ... amplectens ý (vv. 33-34) contamine des souvenirs des Geèorgiques et
du
poeéme
LXIV
de
Catulle
53
.
En
outre,
l' emploi
du
verbe
û abluere ý et de l' ablatif û spumantibus undis ý confirme l' influence catullienne
54
. La fin du vers 35 û ab arcto ý rappelle l' usage qu' en fait Ovide,
deux fois aé la fin de l' hexameétre dans les Tristes
55
. Pontano emploie
aussi l' ablatif preèpositionnel û opposito ... ab axe ý (v. 36), qui eèvoque le û adverso ... ab axe ý ovidien venir de Lucreéce
57
56
. û Machina mundi ý (v. 37) semble un sou-
, mais se rapproche eègalement de la formule û ma-
china caeli ý reècurrente chez Stace dans la meême position
58
. Lucreéce
emploie souvent le terme û semina ý pour signifier les eèleèments primitifs dont la croissance meéne au deèveloppement des organismes
59
. En
outre, l' expression û edita quaeque ý vient directement du De rerum na-
tura
60
. La description de la corneille comme û rauque ý (v. 42) releéve
eègalement d' un souvenir de Lucreéce
61
. On peut attribuer aé la meême
source la reèfeèrence aé la fontaine d' Hammon (v. 43-44)
62
.
L' analyse des sources mises aé contribution dans l' assemblage de la liste teèmoigne clairement de la minutie attentive avec laquelle ce
52
Horace, Odes, I, 34, 9 : quo bruta tellus et vaga flumina ... Sur l' usage de l' adjectif,
voir Nisbet et Hubbard, A Commentary on Horace : Odes, Book One, Oxford, 1970, p. 381 : û In this, its literal context, the word is particularly associated with the earth and things of which earth is the main element ý. Lucreéce, De rerum natura, VI, 105 : Nam ca-
dere aut bruto deberent pondere pressae / ut lapides ...
53 Virgile, Georgiques, IV, 382 : Simul ipsa precatur / Oceanumque patrem rerum Nymphasè que sorores ...; Catulle, LXIV, 30 : Tene suam Tethys concessit ducere neptem, / Oceanusque,
mari mari totum qui amplectitur orbem ?
54
Catulle LXXXVIII, 6 : Suscipit, O Gelli, quantum non ultima Tethys / Nec genitor
Nympharum abluit Oceanus ... ; LXVIII, 3 : Naufragum ut ejectem spumantibus aequoris undis / Sublevem ... ; 64, 155 : Quod mare conceptum spumantibus expuit undis ... Voir aussi Virgile, Eèneèide, III, 268.
55
Ovide, Tristes, I, 2, 29 et V, 5, 39. Notons la reèfeèrence aux deux poêles chez Virgile,
Geèorgiques, I, 245-246 : ... circum perque duas in morem fluminis Arctos, / Arctos Oceani metuentis aequore tingi.
56 57 58
Ovide, Pontiques, IV, 10, 43. Lucreéce, De rerum natura, V, 96. Stace, Theèba|ëde, VII, 812 ; VIII, 310 ; Silves, III, 1, 181. Manilius, Astronomica, II,
806-807, emploie une expression voisine : ... bina / per latera atque imum templi summumque
cacumen, / dissociata fluat resoluto machina mundo.
59
Notamment De rerum natura, III, 393 ; IV, 1038, 1215 ; V, 852 ; VI, 662.
60 De rerum natura,
VI, 562 : Tum supera terram quae sunt extructa domorum / ad caelumque
magis quanto sunt edita quaeque ...
61 De rerum natura, VI, 752. 62 De rerum natura, VI, 848-849 : Esse apud Hammonis fanum fons luce diurna / Frigidus, et
calidus nocturno tempore fertur.
234
john nassichuk
travail descriptif a eèteè eèlaboreè. En puisant dans une belle varieèteè de sources, le poeéte finit par constituer une seèrie qui satisfait aux exigences de la richesse et de la diversiteè implicites dans la taêche meême de l' eènumeèration. Cette liste preèfigure dans l' Ýuvre de Pontano les trois grands poeémes didactiques consacreès aé la culture des ceèdratiers, aux meèteèores et aux mouvements des corps ceèlestes. Elle permet ainsi de deèduire le lien, treés fort, qui lie les diverses parties de l' Ýuvre poeètique de Pontano en deèpit des conventions geèneèriques. Aussi la reèflexion fondamentale sur l' importance de la muêrissement de l' eècriture suggeére-t-elle un rapport entre cette penseèe litteèraire et la preèoccupation
eèthique
des
traiteès
de philosophie.
Or,
il
serait
faux
de
conclure que cette invention minutieuse, qui ouvre bien de nouvelles pistes, l' ameéne aé rompre deèfinitivement avec ses modeéles eèleègiaques de l' Antiquiteè. La comparaison des listes dans l' eèleègie I, 6 du Parthenopeus et dans l' eèleègie III, 5 de Properce montre la proximiteè reèelle et durable entre le genre antique et son avatar Renaissant. Au sein de l' Ýuvre eèleègiaque de Giovanni Pontano, deux ideèes du plaisir apparaissent. Le motif traditionnel du carpe diem traduit aé la fois l' urgence du plaisir sensuel et un sentiment que la vie est peut -eêtre tout aussi breéve que la jeunesse. En revanche, dans l' eèleègie I, 6 du Parthenopeus, le plaisir du savoir est explicitement associeè aé la dernieére saison de l' existence humaine, celle de la vieillesse. Malgreè la diffeèrence profonde de ces deux perspectives, une affiniteè secreéte les unit. Chaque fois, lorsque Pontano eèvoque un plaisir, soit celui qui ne dure qu' un instant, soit celui qui se tourne vers l' eèterniteè, il reèfleèchit simultaneèment sur la dureèe de sa propre existence. Cette rencontre de deux ideèes aussi diffeèrentes teèmoigne de l' importance de la preèoccupation qui les lie. En effet, le soubassement eèthique de toute l' Ýuvre de Pontano devient la condition meême de la repreèsentation et de l' eèloge du plaisir dans toutes ses formes.
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le plaisir sensuel et le plaisir savant dans pontano
235
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Alde Manuce, 1518. L. Monti Sabia, Poeti latini del Quattrocento, Milan et Naples, 1964. J. J. Pontano, Carmina. Ecloghe, Eèlegie, Liriche, J. Oeschger (eèd.), Bari, 1948.
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L AT I N I TAT E S
Eèmilie Seèris DIRE LE PLAISIR, PLAISIR Á A DIRE : ÂGIES AMOUREUSES DE JEAN SECOND LES Â ELE
Les eèvocations du plaisir eèrotique sont rares dans les eèleègies de Jean Second, compareèes aux images de la souffrance physique. Une occurrence unique du mot uoluptas, onze de gaudia contre six pour uulnus ou douze pour lacrymae. Paul Veyne a noteè avec amusement ce paradoxe deèjaé chez les Anciens : rien de plus pudibond en apparence qu' une eèleègie latine. Mieux, le lexique du plaisir est indissociable de celui plus freèquent et plus varieè du deèplaisir. Le pheènomeéne s' explique en partie par la loi du genre : l' eèleègie est, selon les diffeèrentes eètymologies proposeèes, une plainte
1
et l' amour y est neècessairement
le doux-amer. Sollicita alternis gaudia cum lacrymis
2
: ainsi le deèfinit Jean
Second au livre II, conformeèment aé la tradition eèleègiaque antique. Le plaisir eèleègiaque doit donc eêtre meêleè de larmes. L' expression neègative du plaisir se justifie encore par la philosophie eèthique qui sous-tend l' eèleègie. La morale sto|ëco-eèpicurienne ne conc°oit le bonheur des sens meême que comme a-patheia, absence de passions. Le sujet eèleègiaque ne saurait trouver de plaisir pur que par instants fugaces, lorsqu' il parvient aé se deèlivrer des multiples tourments (curae) propres aé la passion amoureuse. Toutefois, Jean Second inteèriorise cette contrainte et en fait en quelque sorte une vocation personnelle. En effet, au deèbut du premier livre, Amour propheètisant son destin au poeéte enfant lui pro-
1
Voir par exemple A. Sabot, û L' eèleègie aé Rome : essai de deèfinition du genre ý, dans
Hommages aé Jean Cousin : rencontres avec l' Antiquiteè classique, Paris (Annales litteèraires de l' Universiteè de Besanc°on), 1983, p. 133-143.
2
Jean Second, Elegi×, II, 7. Le texte citeè dans tout l' article est celui eèditeè par P. Mur-
gatroyd dans The Amatory Elegies of Johannes Secundus, Leiden-Boston-Ko « ln, 2000. On è leègies de Jean Second en traduction franc°aise dans M. Rat, Jean Second. Les peut lire les E è pithalame suivis des Odes et des E è leègies, Paris, 1938 et dans R. Guillot, Jean Baisers et l' E Second. Üuvres compleétes, t. II: Elegiarum libri tres, Paris, 2005. Une nouvelle eèdition des Opera sous la direction de P. Galand-Hallyn, aé para|être chez Droz, est en cours.
237
238
eè milie seè ris
met des sujets de larmes aussi nombreux que les feuilles qui tombent des arbres en hiver ou que les fleurs qui jonchent la prairie au prin3
temps . Mieux, au troisieéme livre, le poeéte confesse eêtre l' auteur 4
complaisant de ses propres maux (Ah nimis in curas ingeniose tuas) . Si aimer et souffrir ne signifient pas autre chose dans l' eèleègie qu' eècrire de la poeèsie lyrique, Jean Second reconna|êt que son geènie consiste aé inventer des curae. Or, ces obstacles au plaisir sont aussi autant d' opportuniteès pour tenter de le dire. En effet, pour Jean Second, le plaisir amoureux est indicible : hoc 5
est infandum quodcumque uocatur amare . Certes, le poids de la censure morale n' est pas neègligeable. E è vrard Delbey a montreè comment l' eèleègie romaine deèjaé se heurtait aux limites imposeèes aé l' image eèrotique par les theèoriciens de la rheètorique (Ciceèron, Quintilien et Denys 6
d' Halicarnasse) . Mais il se peut aussi que toute description, tout reècit soient voueès aé l' eèchec. Dans les Fragments d' un discours amoureux, Roland Barthes affirme que û le transport est la joie de laquelle on ne peut pas parler ý. Le plaisir ne peut donc eêtre suggeèreè qu' obliquement, par des figures ou des signes discrets. Voici l' injonction du dieu Amour au jeune poeéte au seuil de l' ouvrage : Disce leui uarias nutu 7
conferre loquelas,/ disce uerecunda uoce diserta loqui . Tel est donc le projet d' eècriture de Jean Second : transmettre ses divers propos par allusions leègeéres, eêtre eèloquent dans une langue qui ne choque pas la pudeur. è leègies retracent l' initiation Les E
d' un jeune
homme
et
les
aleèas
d' une queête du plaisir rapporteès aé la premieére personne. Le recueil s' ouvre sur une promesse seèduisante. Cupidon annonce au poeéte que sa ma|êtresse lui accordera toutes les douceurs qui suivent les baisers : osculaque, et quicquid superest post oscula dulce / noctibus in longis continua8
bit . Les eèleègies compleètant le merveilleux livre des Basia, le lecteur est donc en droit d' attendre les plus vives reèjouissances. Or, de poeéme en poeéme, Jean Second trompe son attente, multipliant les opposants et les peèripeèties. L' argent, le mariage, la mort interdisent tour aé tour la satisfaction du plaisir eèrotique. Meême affranchi de ces entraves sociales et morales, l' amoureux est sans cesse contrarieè par un tiers º
rival
(amant ou mari), gardien (nourrice ou entremetteuse ...), quand ce
3 4 5 6
Jean Second, Elegi×, I, 2, 38-42. Jean Second, Elegi×, III, 10, 32. Jean Second, Elegi×, II, 7, 57. Cf. E. Delbey, Poeètique de l' eèleègie romaine. Les aêges ciceèronien et augusteèen, Paris, 2001,
p. 47-56.
7 8
Jean Second, Elegi×, I, 2, 59-60. Jean Second, Elegi×, I, 2, 47-48.
239
dire le plaisir, plaisir aé dire
n' est pas par l' aimeèe en personne (courtisane capricieuse et infideéle). Je propose de voir comment Jean Second exploite les theémes et les situations typiques de l' eèleègie latine pour dire par deètours et par diffeèrences la violence du plaisir.
La contradiction
9
L' univers de l' eèleègie se deèfinit par son anormaliteè . Les heèros eèleègiaques constituent une sorte de microsocieèteè aé l' inteèrieur de la citeè, un groupe de marginaux qui entendent prendre leur plaisir comme ils le veulent. Rien d' eètonnant aé ce que l' invective prenne dans l' eèleègie une part importante : il s' agit de donner au plaisir un espace de li berteè
entre
les
lois
et
les
convenances.
Le
poeéte
s' attaque
aux
puissances et aux instances qui contraignent le plaisir dans des limites.
Plaisir versus argent Le topos antique de la diatribe contre le luxe est reècurrent dans l' eèleègie romaine. Tous les poeétes eèleègiaques romains se preèsentent comme pauvres et se plaignent de la cupiditeè de leur ma|êtresse qui leur preèfeére un rival plus riche
10
. Jean Second reprend dans l' eèleègie II, 8 le theéme
de l' amant infortuneè car sans fortune et de la belle avare de cadeaux. Dans le poeéme III, 1, il eèclaire l' ambigu|ëteè du terme munera sur lequel il joue pendant les deux premiers livres : tantoêt il s' agit d' argent sonnant ou d' objets preècieux, tantoêt des vers que le poeéte compose en l' honneur de sa ma|êtresse. La coleére et la deèception du poeéte viennent de ce que celle-ci a rompu le pacte conclu avec l' amant-uates : eèchanger ses faveurs contre des poeémes aé son eèloge
11
. Dans une socieèteè ou é
tout amour est veènal, aé commencer par l' amour conjugal qui est stipuleè par une alliance eèconomique, le û je ý eèleègiaque s' efforce d' inventer un commerce intime d' un nouveau genre. Ses aveux de pauvreteè marquent un refus de payer ses plaisirs en argent : c' est par ses vers qu' il reèmuneére sa partenaire. Il est remarquable que la premieére eèvocation du plaisir eèrotique dans l' ouvrage co|ëncide avec l' abjection de la richesse.
9
Cf. P. Veyne, L' eèleègie eèrotique romaine. L' amour, la poeèsie et l' Occident, ch. 3 : û La
mauvaise socieèteè ý, Paris, 1983, p. 78 sq.
10
Cf. Tibulle, I, 1 ou Properce, II, 16.
11
Cf. Properce, I, 8, 31-40 ou Ovide, Am., I, 10.
240
eè milie seè ris
Dans l' eèleègie I, 2, Jean Second reprend le traditionnel deèveloppement contre le luxe inutile que l' on lit chez Lucreéce perce
14
, Horace
15
, Virgile
16
ou encore Ange Politien
12
, Tibulle
17
13
, Pro-
:
Quid Tyrius sine amore torus, quid mensa Falerno uda, quid auratis nixa domus trabibus ? Quid iuuat Assyriis in odoribus elanguentem seu sopor ad citharas seu leue murmur aquae ? Omnia nil sine amore iuuant, sed amore secundo et sopor in dura blandus humo trahitur, Omnis et Assyrium tellus aspirat amomum, et uincunt humiles tecta superba casae
18
.
Mais Jean Second, combinant la diatribe contre le luxe avec le theé me de l' amour eèleègiaque, parvient aé immiscer dans le cadre neègatif du blaême
un
eèloge
du
plaisir
eèrotique.
Les
condamnent la richesse deèserteèe par l' amour
deux 19
premiers
distiques
; les deux suivant louent
l' amour qui se passe de richesse. L' entrelacs des deux registres lexicaux autorise des peintures du plaisir par antiphrase : Tyrius sine amore torus ou sopor in dura blandus humo. Un seul mot portant le seéme neègatif (sine ou dura) suffit aé leègitimer l' image. De plus, les deux expressions s' opposant terme aé terme et le style eèleègiaque consistant notamment, comme l' a montreè J. P. Boucher, dans le jeu des alliances et des eèchanges entre les substantifs et leurs eèpitheétes ou compleèments
20
, le
lecteur est libre de superposer en imagination les deux images. Il voit alors surgir, comme lorsqu' on assemble un exemplaire neègatif et un positif, un veèritable tableau eèrotique. D' autre part, si la question rheètorique quid iuuat interdit d' envisager la premieére image du plaisir comme effective, la double neègation produit ensuite une affirmation. Omnia nil sine amore iuuant ne signifie pas seulement que les plus grandes richesses ne sont rien compareèes aé l' amour, mais aussi que
12 13 14 15 16 17 18 19 20
Cf. Lucreéce, De rerum natura, II, 14-36. Cf. Tibulle, I, 1. Cf. Properce, III, 2, 11-26. Cf. Horace, Odes, II, 18, 1-22. Cf. Virgile, Georg., II, 458-471. Cf. Ange Politien, Rusticus, 292-332. Jean Second, Elegi×, I, 2, 79-86. Cf. Properce, I, 14, 15-24. Cf. J. P. Boucher, û Le style eèleègiaque ý, dans L' eèleègie romaine. Enracinement. Theémes.
Diffusion, Actes du colloque international organiseè par la Faculteè de Lettres et Sciences humaines de Mulhouse (16-18 mars 1979), eèd. A. Thill, Paris (Bulletin de la Faculteè des Lettres de Mulhouse Fasc. X), 1980, p. 203-210.
241
dire le plaisir, plaisir aé dire
l' amour est la condition meême de tout plaisir. Les trois derniers vers apportent meême aé qui sait les lire une manieére de deèfinition du plaisir. Les propositions sont deèsormais affirmatives et les oxymores deètruisent moins la signification des termes qu' ils ne proposent un systeéme d' eèquivalence entre deux ordres de valeurs eètrangers : le plaisir eèrotique tient lieu de drap de pourpre et de parfum couêteux. En somme, Jean Second a reèussi aé suggeèrer le plaisir en eèveillant les sens sans aller contre les convenances. Le gouêt est flatteè par le vin de Falerne, la vue par la pourpre des draps et l' or des lambris, l' ou|ëe par le son de la cithare et le murmure de l' eau, l' odorat avec le parfum de l' amome. Seul le sens, primordial, du toucher reste encore frustreè par le contact dur de la terre.
Plaisir versus mariage Un second objet de reèpulsion pour le poeéte eèleègiaque est le mariage. Outre qu' il fait deèpendre les relations amoureuses de tractations financieéres et leur donne pour fin la procreèation, il entrave la queête de la volupteè par la coercition des lois et de tout un reèseau de reégles sur la deècence. Ce carcan qui soustrait les femmes marieèes au plaisir des jeunes gens est symboliseè dans l' eèleègie romaine par la tunique qui cache et emprisonne le corps des matrones jusqu' aux pieds. Tous les eèleègiaques
romains
matrimoniale fiction
22
21
lancent
des
impreècations
contre
l' institution
. Dans ses eèleègies, Jean Second invente aé son tour une
: Julie, l' heèro|ëne du premier livre, lui est ravie par un ma-
riage. L' aventure tourne court, les plus grandes espeèrances sont en un instant ruineèes et le û moi ý passe sans transition des vÝux aux regrets. L' eèleègie I, 7 du monobiblos est une invective contre l' Hymen
23
:
Quam bene priscorum currebat uita parentum, ingenuae ueneris libera sacra colens ! Nondum coniugii nomen seruile patebat, nec fuerat diuis adnumeratus Hymen.
21
Cf. Properce, II, 7 et 23.
22
Cf. A. Dekker, Janus Secundus. De tekstoverlering van het tijdens zijn leven gepubliceerde
werk, Nieuwkoop, 1986, p. 19-96. On peut lire une syntheése de l' apport des recherches de A. Dekker aé la biographie de Jean Second dans Jean Second. Introduction aux Silves (1541), meèmoire de DEA soutenu en 1998 par S. Michieletto aé l' Universiteè de Valenciennes sous la direction de P. Galand-Hallyn.
23
Sur le rapport de Jean Second au mariage, voir M. Bizer, û Le poeé te encha|êneè : meè-
pris du mariage et liberteè poeètique chez Jean Second et Joachim Du Bellay ý, dans La poeètique de Jean Second et son influence au xvi o
Cahiers de l' Humanisme, seèrie n
e
sieécle, eèd. J. Balsamo et P. Galand-Hallyn, Les
1, 2000, p. 185-196.
242
eè milie seè ris Passim communes exercebantur amores omnibus, et proprii nescius orbis erat. Ense maritali nemo confossus adulter purpureo Stygias sanguine tinxit aquas. Anxia non tenuit custodis cura puellam, nulla erat inuisis clausa domus foribus, nec sacer agricolis stabat lapis arbiter agro, trabsque procellosum nulla secabat iter. [...] Mortales, sceleri leges praescribite uestro, innocuam uinclis nec cohibete deam
24
.
Jean Second proceéde de nouveau par combinaison de theémes, inseèê ge d' or, comme rant cette fois l' invective dans le topos eèlogieux de l' A l' avait deèjaé fait Tibulle pour deènigrer les campagnes militaires
25
. Le
poeéte se prend aé reêver de l' heureux temps ou é le mariage n' existait ê ge pas. On ne peut deènier l' humour de cette parodie du mythe de l' A d' or ou é le mariage devient le pire des maux, la plus grave deèviation que la culture ait jamais imprimeèe aé la nature. Le mythe permet en fait aé Jean Second d' eèvoquer l' amour libre sur le mode irreèel du regret passeè. Il ne reconstitue pas tant un monde ideèal perdu, qu' il ne deècrit neègativement le mode de vie des heèros eèleègiaques dont le principal mot d' ordre est d' ignorer les lois sur la sexualiteè. Le poeéte risque une premieére et unique eènonciation positive de l' amour libre : inge-
nuae ueneris libera sacra. Cette audace est tempeèreèe par le fait qu' il observe
la
reégle
de
deècence
preèconiseèe
par
Quintilien
l' union physique par le nom de la deèesse Veènus
27
26
:
deèsigner
. Les nombreuses neè-
gations en anaphore viennent ensuite sauver, au moins en apparence, le sujet du discours : c' est bien le mariage que peignent les images de l' adulteére assassineè par le mari ou de la jeune femme jalousement gardeèe par un chaperon et une porte close. Toutefois, le travail sur les couples de contraires (libera/seruile ; communes/proprii) et la comparaison entre l' eèpoux et le paysan deèfendant son champ aboutissent aé l' identification de l' ennemi du plaisir. C' est le principe de proprieèteè qui le met en peèril. Plus loin, s' adressant aé Julie, le poeéte la menace, lui donnant aé voir les deèceptions que lui reèserve l' amour conjugal. Le lecteur, aé qui l' on
24 25 26 27
Jean Second, Elegi×, I, 7, 65-76 et 85-86. Cf. Tibulle, I, 3, 35-50. Cf. Quintilien, Institution oratoire, VI, 8, 24. On ne trouve pas moins de vingt emplois similaires du mot Venus dans les deux
è leègies de Jean Second. premiers livres des E
243
dire le plaisir, plaisir aé dire
avait promis les plus vives reèjouissances, se voit peindre en guise de tableau eèrotique l' amour forceè et le deèsamour : Iamque diem uideo properantem cum tuus illi et grauis aspectus et graue nomen erit. Iulia, tum lentas producens frigida noctes, optabis nostras in tua colla manus. Iulia, non ueniam ; ueniet querulumque subibit ille, peregrino lassus amore, torum ; et tecum, mea lux, meliori digna cubili, uallatus densa ueste iacebit iners
28
.
Inversant les ro ê les, le poeéte se pla|êt aé deècrire sa ma|êtresse dans le deèsarroi et son rival dans la situation la moins avantageuse possible. L' effet de reèel est accru par l' indicatif futur et le sens du mot properantem qui place la sceéne dans un avenir immeèdiat. Le verbe de perception uidere, construit avec un participe preèsent de simultaneèiteè, concourt aé la vivaciteè
de
la
peinture,
conformeèment
aé
la
technique
de
l' ekphrasis.
L' eèpoux est caracteèriseè par l' adjectif grauis, par opposition aé leuis dont on sait qu' il qualifie aé la fois les mÝurs et le style eèleègiaques
29
. La vie
conjugale vient vite aé bout de la lasciuia ; s' ensuivent la solitude et le deèshonneur de la femme trompeèe. Les adjectifs exprimant le deèplaisir (lentas, frigida, querulum, densa, iners) informent aé leur manieére sur le plaisir, qui est par opposition eèlan impeètueux, chaleur, leègeéreteè et mouvement. La meètaphore uallatus densa ueste fait aé double titre du mari un heèros anti-eèleègiaque. Le participe uallatus (muni d' une palissade) est emprunteè au lexique militaire de l' eèpopeèe et le veêtement eèpais (densa ueste) annihile sa nuditeè. L' eèpoux est ainsi devenu aé sa propre femme ce que la femme marieèe est au û moi ý eèleègiaque, un corps opaque et inaccessible. Au centre du tableau, le plaisir eè rotique est cependant eèvoqueè fugacement sous la forme d' un souhait strictement interdit, puisqu' il s' agit du deèsir d' une femme marieèe pour un amant. Le poeéte s' empresse d' ailleurs de dire qu' il ne ceédera pas aé ses prieéres. La copule colla manus est une meètonymie de l' eètreinte amoureuse. On va voir qu' elle appara|êt de fac°on reècurrente dans les eèleègies tantoêt telle qu' elle : dum mea in absentes porrigo colla manus
30
variations : bracchia erunt collo sic mea nexa meae
28 29 30 31
Jean Second, Elegi×, I, 7, 111-118. Cf. J. P. Boucher, û Le style eèleègiaque ý, p. 205. Jean Second, Elegi×, II, 2, 20. Jean Second, Elegi×, I, 4, 24.
, tantoêt soumise aé des
31
. Cette iunctura, dont
244
eè milie seè ris
on trouve des exemples dans les
Heèro|ëdes d' Ovide
32
, devient par sa reè-
peètition dans la poeèsie de Jean Second un symbole, une sorte de code intime pour renvoyer aé l' expeèrience indicible du plaisir.
Plaisir versus mort La puissance qui s' oppose par excellence au plaisir est eè videmment la Mort. Inutile de rappeler la fonction structurante du couple Eros et Thanatos dans l' eèleègie antique. L' image de la mort, aneèantissement de tout plaisir, y est l' argument ultime pour inciter une belle aé la jouissance. Le motif du
carpe diem
repreèsente aé la femme sa propre
mort avant de lui adresser une injonction au plaisir, symboliseè par une
rose
en
Tito Strozzi
35
pleine
eèclosion.
, Pontano
36
Apreés
Horace,
ou Sannazar
37
Properce
33
,
Catulle
34
,
, Jean Second propose dans
l' eèleègie I, 5 sa propre version de ce theéme. Il se distingue de ses modeé-
stabit lapsis spina inhonora rosis . L' ablatif absolu lapsis rosis et le sens privatif de l' adjectif inhonora reèduisent l' image du plaisir aé une aphaneia, aussi labile qu' un peètale de 38
les en peignant l' eèpine et non la rose :
rose. Pourtant, l' ombre vient moins dans les eèleègies de Jean Second de la hantise de la mort de l' autre que des preèsages de la mort propre du poeéte. Celui-ci exploite treés largement cette autre meètaphore essentielle de la poeèsie eèleègiaque qu' est la blessure d' amour
39
. Chez les An-
ciens, l' amour est une plaie mortelle que seul l' aimeè peut gueèrir en donnant du plaisir. La mort est aé ce point l' opposeè du plaisir qu' elle en vient aé deèsigner meètaphoriquement l' absence de celui-ci : deés qu' il est
priveè
de
plaisir,
l' amant
se
meurt
litteèralement
d' amour.
De
meême chez Jean Second, la passion est une maladie incurable et l' aimeèe est sans cesse conjureèe de prodiguer regards et baisers pour maintenir son amant en vie. Dans l' eèleègie I, 4, Julie graêce aé ses baisers empeêche l' aême du poeéte de s' exhaler de son corps. Si cette theèrapie par le baiser s' eècarte largement de la theèorie neèo-platonicienne de l' eèchange des aêmes
40
, le plaisir du baiser y trouve neèanmoins une leègi-
32
Cf. par exemple Ovide,
33
Cf. Properce, II, 15.
34
Cf. Catulle, 5.
35
Cf. Tito Strozzi,
36
Cf. Giovanni Pontano,
37 38 39 40
Heroides, XX, 58 ; V, 47-48 ; XV, 127-128.
Eroticon, I, 3. Parthenopei, I, 2 ; 3 et 4. Cf. Jacques Sannazar, Elegi×, I, 3 ou Epigrammata, I, 6. Cf. Jean Second, Elegi×, I, 5, 48. Cf. Properce, I, 7 ou II, 13. Cf. F. Vuilleumier-Laurens, û Les
Basia de Jean Second et la tradition philosophique La poeètique de Jean Second ..., p. 25-38 (note
de Marsile Ficin aé Francesco Patrizzi ý, dans 22).
245
dire le plaisir, plaisir aé dire
timation : il est l' unique remeéde (medicamen) contre le travail funeste de la mort. Dans l' eèleègie I, 5, Jean Second supplie Julie de le conserver en vie. La neècessiteè urgente d' eècarter la mort autorise ainsi une expression plus crue du plaisir charnel : Quaeso, negate mori, uitam date, lumina, quaeso : non sum de cuius morte triumphus eat. Labra columbatim committe corallina labris, nec uatet officio linguaue densue suo. Et mihi da centum, da mitia basia mille ; da super haec aliquid, lux mea, numen ero
L' impeèratif
negate mori,
41
.
donnant aé la prieére la forme du rite apotro-
pa|ëque, ameéne heureusement une treés belle image du baiser reèhausseèe par un chiasme : le mot
colla
labra columbatim committe corallina labris.
On notera que
est disseèmineè dans le vers par une paranomase. La litote
nec uatet officio
atteènue la preècision physique du roêle de la langue et des
dents. Le poeéte va jusqu' aé deèsigner le plaisir plus grand dont le baiser est une preèmisse par l' indeèfini
aliquid.
Toutefois, dans l' eèleègie, les extreêmes se rejoignent et la mort est aussi parfois une image du plaisir lui-meême. Dans la meême eèleègie, Jean Second s' amuse aé jouer sur les divers sens du verbe mourir, que ce soit de plaisir
42
mori :
quitte aé
.
Nam seu dura meos illa auersabitur ignes, seu facilem sese dat mihi, morte premor : nec mihi uita potest duci sub amore sinistro, inter mortales nec locus esse deo. Sed potius moriar te te, mea uita, tenendo, inque tuos umeros funera nostra cadant, funera de tereti melius pendentia collo quam si sublimi de trabe nexa forent, qualis Anaxaretes fastum puer ultus amarum, flebile curuata fauce pependit onus
43
.
L' allusion au mythe d' Iphys, qui s' eètait pendu sur le seuil de la princesse Anaxareéte torique
44
, est une claire menace de suicide. L' alternative rheè-
exprimeèe
par
les
balancements
seu ... seu,
puis
nec ... nec
instaure un veèritable chantage affectif. Le poeéte dit preèfeèrer mourir
41
Jean Second,
42
Cf. Properce, I, 13, 33-34 :
43 44
Jean Second, Cf. Ovide,
Elegi×, Elegi×,
Met.,
I, 5, 21-26.
Tu uero quoniam semel es periturus amore / utere.
I, 5, 5-14.
XIV, 690 sq. et en particulier 738.
eèmilie seè ris
246
dans les bras de son amante plutoêt qu' aé sa porte : autant dire qu' il choisit
le
plaisir
contre
l' absence
de
plaisir.
l' eètreinte peinte aux vers 10 et 11 par les mots
En
effet,
l' image
de
umeros et collo est, on
l' a vu, celle qui signifie dans tout le recueil l' union charnelle. Certes, l' eèleègie I, 5 prend une nouvelle profondeur lorsqu' on sait que Jean Second est mort aé vingt-quatre ans de maladie et que sa poeèsie n' a jamais eèteè lue qu' aé titre posthume. Pourtant rien ne permet de deèceler ici une ironie tragique. La mort est invoqueèe comme meètaphore deèsignant le plaisir tanto ê t par antiphrase (l' absence de plaisir), tantoêt par peèriphrase (la petite mort). é mesure que l' on avance dans le recueil, la neègation est si bien asA socieèe aé l' ideèe de plaisir, que la figure en elle-meême suffit aé le signaler aé l' imaginaire du lecteur. Dans l' eèleègie II, 8, Jean Second fait jouer cette meècanique verbale du plaisir, qu' il a su creèer : Me (iuuet) sine nube dies, et me sine nocte tenebrae, et sine nox tenebris, et sine dote torus, rixa uacans odiis, et nullo uulnere bellum
45
.
û Nuit sans teèneébres ý ou û teèneébres sans nuit ý, il peut bien se permettre d' intervertir les termes puisque la preèposition
sine
suffit deèsormais aé
suggeèrer le plaisir eèrotique. Les meètaphores le deèsignent non par similitude, mais par une diffeèrence.
La deèception Toute l' action dramatique des eèleègies de Jean Second se rameéne aé une seèrie de peèripeèties esquivant la satisfaction du deèsir. Tanto ê t l' eèchec vient de la
puella
elle-meême, traditionnellement versatile et volage ;
tantoêt c' est un gardien (
custos) ou un rival qui viennent gaêcher le plai-
sir. Tout se passe comme si le poeéte cherchait par tous les moyens aé eèviter la description du bonheur amoureux assumeèe aé la premieére personne. Il emprunte aé l' eèleègie ou aé la comeèdie latines des sceènarios qui deèc°oivent l' attente du lecteur et lui permettent de suggeèrer le plaisir. Le lecteur mesure l' intensiteè indicible de celui-ci aé la frustration du û moi ý eèleègiaque.
45
Cf. Jean Second,
Elegi×, II, 8, 89-91.
247
dire le plaisir, plaisir aé dire
Le plaisir diffeèreè L' eèleègie II, 2 reprend le theéme ancien de l' attente lors d' un rendezvous amoureux
46
. Le lecteur a aussi aé l' esprit la treés belle eèleègie ou é
Ovide attend Corinne dans sa chambre
47
, lorsqu' il lit ces vers :
Tempore cur dicto cessas, Venerilla, uenire ? Ecce tibi torus est, ecce parata uenus, qualem Tyndaridi spatiosa per aequora raptae tutus in Iliaca soluit adulter humo. Ipsa Venus uiolis et puniceis amaranthis et totum Cyprio sparsit odore torum, ipse torum face lustrauit flammante Cupido, transiliens agili candida fulcra pede. Quid cessas, formosa ? tuum sic ludis amantem ? An magis exiguo tempore discrucias, obsequio ut meliore moram lasciua repenses, dilatusque auida mente bibatur amor ?
48
Le poeéme s' acheéve sans que Veèneèrilla ne soit venue, laissant le û moi ý en proie aé tous les doutes et aé tous les soupc°ons. Neèanmoins l' attente a une fonction eèrotique et son reècit n' est pas sans effet. Comme le dit le poeéte aux vers 11 et 12, le retard avive le deèsir et le plaisir diffeèreè est plus complet. En effet, entre les deux interrogations
sas ?
cur
et
quid ces-
le poeéte a pris le temps de peindre les preèparatifs de l' amour. La
description du lit, compareè aé celui d' Heèleéne et Paêris, est une eèvocation du plaisir par anticipation. Les draps blancs et les violettes ou amarantes donnent aé voir les deux couleurs qui sont traditionnellement celles de la carnation du corps feèminin
49
. Les fleurs et le parfum
cyprien, qui renvoie aé la fois au henneè (cypros) et aé l' |êle de Chypre, exhalent
des
fragrances
lourdes
et
sensuelles.
é A
cette
saturation
d' odeurs, s' ajoutent des sensations tactiles suggeèreèes par l' agiliteè de Cupidon sautillant d' un bout aé l' autre du lit et par la flamme de la torche nuptiale. Partageant aé cet instant l' espoir du poeéte-amant, le lecteur entrevoit, dans tous ces heureux preèsages, le plaisir aé venir. L' eèleègie II, 9, quasiment symeètrique de celle-laé dans le livre II, lui fait, aé mon sens, eècho. Le û moi ý voit son plaisir retardeè non plus par un caprice de sa belle, mais par le Sommeil qui s' empare d' elle.
46
Cf. Tibulle, I, 8 ; Properce II, 17 et 22 ; Cristoforo Landino,
Amores, IV, 7. 47 Cf. Ovide, Am., I, 5. 48 Jean Second, Elegi×, II,
rad Celtis,
49
2, 1-12.
Cf. par exemple Properce, II, 3, 9-12.
Xandra,
II, 21 et Kon-
248
eè milie seè ris
Properce
50
avait dit les plaisirs furtifs de l' amant pendant le sommeil
de sa ma|êtresse. Ici, contraint de renoncer temporairement aé ses projets, le poeéte-amant se complait aé imaginer et deècrire le plaisir qu' il ne prendra pas : Quid faciam, mea lux ? Quo te medicamine tangam, ut sopor iste tuo defluat ex animo ? Nam neque subducam lapsuro bracchia collo nec tibi stridenti uoce molestus ero nec digitis uellam digitos tibi nec pede duro urgebo suras marmoreumque pedem ;
La figure rheètorique de la
51
recusatio sert ici de cadre formel aé
un petit
tableau eèrotique. On retrouve l' image obsessionnelle de l' accolade
bracchia collo) ainsi qu' un participe du verbe labor dont on commence
(
aé comprendre qu' il dit aussi positivement quelque chose d' essentiel sur le plaisir, aé savoir la deèfaillance. La description de l' eètreinte se fait plus preècise et plus compleéte avec l' entrelacement des doigts et des pieds. Nouvelle est l' eèvocation sonore du cri, mimeè par une alliteèration en dentales et une assonance en -i. Sa violence est en partie compenseèe par l' adjectif
molestus, le poeéte s' excusant en quelque sorte
d' incommoder son lecteur. Ce tableau est en reèaliteè la promesse du plaisir qui suivra le repos : en effet, les incantations magiques du poeéte finissent par eèveiller sa ma|êtresse, qui sort du sommeil encore plus belle et plus bienveillante. D' autre part, comme la mort, le sommeil fonctionne aé la fois comme repoussoir et comme avatar du plaisir. Il lui ressemble plus, en veèriteè, qu' il n' en diffeére. La description de Veèneèrilla ceèdant au Sommeil est une occasion deètourneèe de dire le plaisir de l' autre : Ipsa negat tibi se cubitoque innixa supino erigitur, nostrum labitur inque sinum. Sed rursum nitidos oculos deuicta remittit fractaque anhelantes uox cadit in gemitus
C' est le meême verbe
52
.
labor, dont on vient de voir les connotations eèro-
tiques, qui est employeè pour exprimer le glissement dans le sommeil. L' abandon physique est encore peint visuellement par la cloê ture des
50
Cf. Properce, I, 3.
51
Jean Second,
52
Jean Second,
Elegi×, II, 9, 25-30. Elegi×, II, 9, 21-24.
dire le plaisir, plaisir aé dire
249
paupieéres et surtout musicalement par la cassure de la voix, les soupirs et les geèmissements.
Le plaisir interrompu La strateègie inverse consiste aé interrompre le reècit des eèbats amoureux par l' irruption d' une tierce personne. Dans l' eèleègie II, 7, le û moi ý trouve en Justine une ma|êtresse aussi belle que consentante. Malheureusement, une vieille femme nommeèe Larvie, qui tient aé la fois de la nourrice et de l' entremetteuse des comeèdies romaines, met preèmatureèment le terme aé une entreprise trop bien engageèe : Nec mora, iam cingenda dabas formosa lacertis colla, dabas blando murmure basiolum. Et quiddam haud tacitis promittens maius ocellis, languebas fusa per mea colla manu. Hora breuis poterat coniungere molliter ambos et, dare concordi gaudia plena toro. Basia nexilibus dum iungimus umida linguis, dum uolat huc illuc missa proterua manus, et sine mente oculi uoluuntur utrimque salaces, dulciaque ad ueneris sacra paratur iter, Ecce, pedem thalami feralem in limine ponens, improba propositum Laruia rupit opus
53
.
C' est suêrement la description la plus abondante et la plus claire de l' union charnelle que nous ayons dans le recueil. Ce n' est pas un hasard si l' auteur indique prudemment en teête de cette eèleègie qu' il l' eècrit au nom d' un ami. Deés les premiers vers du poeéme, le lecteur est averti de la chute finale et pour que celle-ci soit mieux reèussie, nous explique le poeéte, il faut qu' elle intervienne au climax (sommum culmen). Mise en sceéne d' une fausse deèception, mais qui justifie moralement et estheètiquement un tableau du bonheur amoureux. L' empressement des amants (nec mora) n' a d' eègal que la haête du poeéte qui semble profiter des quelques vers qui lui restent avant le coup de theèaêtre pour dire le plus de plaisir possible. Le passage condense tout le lexique le plus lourd de significations eèrotiques autoriseè par l' eèleègie. L' adjectif formosus, qu' Evrard Delbey a bien distingueè de pulcher ou decorus
54
, peint la beauteè physique. Les adjectifs blandus et dulcis ren-
é la fin des vers, les mots deèsignant les voient aé la notion de lasciuia. A
53 54
Jean Second, Elegi×, II, 7, 83-94. Cf. E. Delbey, Poeètique de l' eèleègie romaine, p. 21-19.
250
eè milie seè ris
parties du corps forment une seèrie de blasons. On notera en particulier l' emploi d' ocellis, diminutif dont on sait bien la valeur sensuelle dans l' eèleègie romaine, et le retour de la clausule ovidienne colla manu. Pour signifier le plaisir promis par les yeux de Justine, le pronom quid-
dam est moins indeèfini qu' aliquid rencontreè preèceèdemment. Surtout, au centre du passage figure le mot gaudia. Pour la premieére fois, il n' est joint aé aucun terme neègatif (variations sur le sempiternel gaudia
cum lacrymis), mais renforceè par l' adjectif plena. Quant aux adjectifs humidus, proteruus et salax, en tout autre contexte, ils susciteraient la deèsapprobation du lecteur. Ici, la ma|êtrise du poeéte est telle que le seul adjectif feralis suffit aé contrebalancer la lasciviteè du tableau. La certitude de l' issue malheureuse garantit en quelque sorte ce peè rilleux eèquilibre. Mieux, le poeéte parvient aé s' attirer la compliciteè du lecteur en faisant basculer l' immoraliteè du coêteè de l' opposant au plaisir (im-
proba Laruia), qui en est aussi le voyeur. Le plaisir du rival Incapable de dire jusqu' au bout son plaisir, le û moi ý eèleègiaque finit par se deèdoubler, transfeèrant sur un rival l' accomplissement de l' acte amoureux
55
. En effet, tous les amants de Veèneèrilla se ressemblent, at-
tendant, bleêmes, aé sa porte et ressortant la bourse vide. Sous un meême masque les individus semblent interchangeables. D' ailleurs, Ju lie n' a-t-elle pas eu pour amant Pierre Leclerc, le meilleur ami de Jean Second et son confident dans l' eèleègie I, 9 ? C' est donc un alter ego qui jouit des faveurs de Veèneèrilla pendant que le poeéte eèconduit l' eètreint dans ses illusions : Dumque ego blanditiasque tuas et roscida mente oscula percipio multiplicesque uices, dum uacuum falsis complexibus aera capto, dum mea in absentes porrigo colla manus, et, quemcumque mouet strepitum leuis aura per aedes, dilectos dominae suspicor esse pedes, demulces alium tepido periura cubili, cum quo disperdas gaudia pacta mihi
56
.
Ce nouveau tableau eèrotique opeére une disjonction entre ego (v. 17) et alium (aé la meême place dans le vers 24). La scission du je û eècrivant ý en deux personnages est rendue par le verbe disperdas. Le poeéte accuse
55 56
Cf. Tibulle, II, 6, 51-52. Jean Second, Elegi×, II, 2, 17-24.
251
dire le plaisir, plaisir aé dire
sa ma|êtresse de donner au second le plaisir qu' elle avait promis au premier. Le texte juxtapose, en effet, deux images, celle du poeé te embrassant en vain une ombre et celle du rival choyeè. Pourtant, la conjonction temporelle de simultaneèiteè
dum, reèpeèteèe trois fois en ana-
phore, incite le lecteur aé reconstituer l' uniteè de la sceéne. Tout se passe comme si dans l' eècriture le poeéte devenait le voyeur de sa propre expeèrience du plaisir et la revivait sur le mode de l' alteèriteè. Dans une autre eèleègie, le jeu de miroir se complique encore. Le poeéte adresse aé Neèeére un eèloge dont il dit lui-meême expresseèment qu' il est forceè, puisqu' au meême instant elle le trompe avec un rival : Te laudo uates, laudatam amplectitur alter barbarus, et nostros arrigit ad numeros. Aspicio fractosque oculos et colla notata dentibus et quasso non bona signa toro. Diceris interea, fateor, castissima nobis, multaque narramus de probitate tua. Tu quoque, mentitum ne me rear, ore pudico respuis usque meas, dura Neaera, preces ; cumque aliis toto pateat tua ianua poste, multus et e foribus lassus amator eat, uni casta mihi perstas º haec praemia uates debita pro falso munere uanus habet
57
.
Taêchons de ne pas nous y perdre : le poeéte nous dit qu' il ment lorsqu' il fait de Neèeére le portrait d' une jeune fille chaste. Or, d' une part, il la montre dans le deèsordre de la mise qui suit immeèdiatement le plaisir ; d' autre part, l' eèloge n' est pas faux, puisque, dit-il, avec lui du moins elle reste deèsespeèreèment chaste. Mais si, comme il ne cesse de le reèpeèter, le poeéte abuse son lecteur, c' est bien qu' elle lui a donneè quelque plaisir. Telle serait donc, chez Jean Second, la fataliteè de l' heèro|ëne eèleègiaque : elle ne peut eêtre lascive que dans les bras des rivaux car le û moi ý ne saurait dire son propre plaisir. La distinction ne porte plus entre
ego et alter, mais entre uates et barbarus (v. 11 et 12)
58
. Le su-
jet eèleègiaque ne peut eêtre aé la fois poeéte et amant heureux. S' il dit son plaisir, il perd son statut de poeéte et devient un illettreè. Le û moi ý est donc reèduit aé peindre l' avant ou l' apreés º le combat de la pudeur et les marques de la deèfaite º aé moins de dire le plaisir d' un autre qui est aé la fois son double et son rival.
Elegi×, II, 5, 11-22.
57
Jean Second,
58
Cf. Properce, II, 16, 27.
252
eè milie seè ris
L' analyse de l' eècriture oblique du plaisir dans les eèleègies de Jean Second donne de nouvelles raisons de ne pas lire l' eèleègie comme le reècit autobiographique de la vie amoureuse de l' auteur. Inutile de chercher aé reconstituer la chronologie des aventures sentimentales : la succession des poeémes appara|êt comme une suite de peèripeèties occasionnant un discours voileè sur le plaisir des sens. De meême, les divers mouvements menaces,
oratoires souhaits,
º interrogations regrets º
sont
rheètoriques, moins
serments,
l' expression
prieéres,
positive
de
mouvements de l' aême que des strateègies d' eènonciation favorisant la formulation
neègative de la
uoluptas
(jouissance). Maurice Rat lui-
meême semble s' eêtre laisseè prendre. Dans son introduction aux eèleègies, il affirme cateègoriquement que ni Julie ni Neèeére n' ont jamais accordeè aé l' auteur la faveur qu' il demandait
59
. Ce qui ne l' empeêche pas, quel-
ques pages plus haut, de se demander treés seèrieusement si l' abus des plaisirs n' a pas aggraveè la maladie de Jean Second et causeè sa mort
60
.
Double mirage produit par une eècriture qui ne dit la chose que par deèfaut et n' en suggeére que mieux l' exceés. D' autre part, cette eètude nous ameéne aé reèfleèchir sur la notion d' indicible, car cette cateègorie neègative º sorte de forme vide º ne fonctionnait manifestement pas dans la poeèsie de Jean Second comme dans notre sensibiliteè moderne. En effet, il y a aussi dans les
Eèleègies de
Second quelques rares tentatives pour affirmer le plaisir au preèsent et aé la premieére personne et leur eèchec nous informe sur la nature de l' impossibiliteè aé dire le plaisir. Le poeéte s' efforce aé deux reprises de reproduire l' expeèrience du plaisir charnel dans des fictions deènonceèes comme telles. La premieére est le songe eèrotique (eèleègie I, 10) : le poeéte n' aboutit qu' aé la peètrification des deux amants, repreèsenteès comme deux gisants sur un tombeau conjugal. Le mythe d' Iphys et d' Anaxoreéte et celui de Pygmalion hantent l' Ýuvre de cet eècrivain qui fut aussi sculpteur. La seconde est le rite commeèmoratif : dans les û eèleègies solennelles ý, le poeéte ceèleébre chaque anneèe au mois de mai sa rencontre
avec Julie par un sacrifice
d' un genre
nouveau. Le plaisir
reèiteèreè par la meèmoire est symboliseè par les fleurs qui refleurissent aé chaque printemps. Mais la reèpeètition seèrielle conduit aussi aé l' abolition de l' autre : la ceèreèmonie substitue aé l' heèro|ëne une copie et la simulation tourne aé la mascarade. L' eèvolution de la meètaphore florale, fileèe au cours du recueil, en dit long eègalement. L' enlacement du lierre et de l' yeuse (I, 4, 23) fait bientoêt place au narcisse fondant en
Jean Second, Introduction, p. ix. Jean Second, Introduction, p. iii.
59
Cf. M. Rat,
60
M. Rat,
253
dire le plaisir, plaisir aé dire
larmes, image du plaisir solitaire (II, 1, 49-50). Parce que la poeèsie, et plus particulieérement la poeèsie eèleègiaque, tend aé peèrenniser son objet
61
, elle a pour effet d' aneèantir le plaisir. Les limites du langage ne
tiennent pas tant aé l' impossibiliteè de dire le deèpassement de la totaliteè, le comble, qu' aé celle de fixer le plaisir qui par essence est mouvement, labiliteè, diversiteè. Pour Roland Barthes, la figure du plaisir est par excellence l' hyperbole. Pour le poeéte neèo-latin, il n' y a pas de figure possible du plaisir car il ne se laisse enfermer dans aucune forme (scheéma). Ne restent plus que les ressources de la neègation et de la combinatoire. Le premier atout du poeéte neèo-latin est une langue dans laquelle les neègations se deètruisent et les jeux de la logique reèservent de multiples subtiliteès. Le second, c' est la conception humaniste de l' imitation des Anciens, qui permet par la combinaison des theémes, les interfeèrences d' un eèloge et d' un blaême, le reèseau des meètaphores, de produire une signification voileèe. En faisant de la rheètorique
une
servante
de
la
poeèsie
comme
peinture
eèloquente,
Jean
Second parvient aé brosser en contre-jour une seèrie d' esquisses aé sujet eèrotique. Le seul plaisir que le û moi ý eèleègiaque puisse assumer au preèsent et aé la premieére personne est celui de l' eècriture. Au deèbut du troisieéme livre, dans la ceèleébre eèleègie sur û le printemps ý
62
, Jean Second dit enfin
le plaisir sans meèlange, celui de lire les poeétes eèleègiaques et, mieux encore, de les imiter. Le plaisir du texte peut se dire sans deètour, car c' est un plaisir sublimeè, sans ombrage (mens eruta curis
63
) et reconduc-
tible aé l' infini, aé l' image du Zeèphyr qui murmure eèternellement dans les Champs E è lyseèes.
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61 62 63
Cf. P. Grimal, û Introduction aé l' eèleègie romaine ý, dans L' eèleègie romaine, p. 11-12. Cf. Jean Second, Elegi×, III, 6. Jean Second, Elegi×, III, 7, 49-50.
254
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ÁME PARTIE TROISIE
 PLAISIR ET AUTORITE
L AT I N I TAT E S
Freèdeèric
Nau
CATULLE ET LA CENSURE : ÂGIES DU PLAISIR LES STRATE
La censure chez Catulle Dans
l' Ýuvre de Catulle, le plaisir para|êt, de prime abord, former
une valeur incontesteèe : le poeéte ne cherche-t-il pas, toujours et systeèmatiquement, aé jouir, de la vie, de la chair et de la cheére, aussi bien que de la poeèsie elle-meême ? En ce sens, si la censure se limitait aé prononcer l' interdiction du plaisir, sa preèsence dans le
libellus
releéverait,
pour le moins, du paradoxe. Mais cette acception exclusivement neègative de la censure, influenceèe par la deèfinition moderne du terme, ne rend pas pleinement justice aé l' expeèrience que les Romains pouvaient en avoir. Pour eux, elle
constituait
d' abord
une
magistrature
politique,
qui
devait,
aé
chaque lustre, dresser un tableau critique des mÝurs dans la Ville : il s' agissait alors de rappeler les valeurs fondatrices de la Reèpublique et d' appreècier
en
conseèquence
la
conduite
priveèe
et
publique
des
contemporains. Loin de se reèduire aé une posture d' interdiction, la censure fournit ainsi le modeéle d' un discours speècifique qui vise aé eèlaborer un jugement fondeè sur un systeéme axiologique traditionnel, qui ne distingue pas les formes individuelle et sociale de la moraliteè. Ce type de discours se deèfinit comme un mode d' eènonciation, qui implique une posture particulieére de la part du locuteur, qui se place dans la position de supeèrioriteè propre aé un juge, et recourt aé des reègimes adeèquats de langage, comme l' invective et le didactisme moral. Or, tandis que le
libellus
n' offre gueére d' exemples d' interdiction
pure et simple, intimeèe par le poeéte aé ses destinataires, Catulle ne manque pas, en revanche, de faire grand usage d' un tel statut de supeèrioriteè afin de formuler un jugement souvent treés trancheè sur ses interlocuteurs.
La
preèsence
de
la
censure
257
dans
l' Ýuvre
du
poeéte
freè deè ric nau
258
peut donc eêtre envisageèe comme la reèutilisation litteèraire d' un type de discours : nous chercherons, dans notre propos, aé en deègager l' originaliteè en deèterminant les proceèdeès et les finaliteès de cette remotivation de la censure. Dans les contextes varieès ou é elle appara|êt au sein du libellus, la censure exprime le plus souvent une indignation face aé une reèaliteè qui contredit les principes geèneèraux du poeéte et de la socieèteè pour laquelle il compose. Mais ce discours y est placeè sous le signe d' une exceptionnelle diversiteè. Il n' y a pas, tout d' abord, d' objet de preèdilection des attaques catulliennes : les violentes invectives du poeéte visent aussi bien les hommes politiques de son temps que des contemporains plus obscurs, des hommes de lettres ou encore sa propre ma|êtresse. Il n' y a pas non plus de forme litteèraire speècifiquement lieèe aé la censure dans le libellus. Cette forme pourrait eêtre la satire, qui traduit, sur le plan poeètique, l' exigence morale stricte traditionnellement symboliseèe par l' institution politique ; mais Catulle n' est pas, aé strictement parler, un satirique. Il n' y a pas non plus, surtout, de meétre reèserveè aé la censure. Alors que les vers les plus eètroitement associeès aé l' invective sont l' iambe, comme chez Archiloque et Hipponax, et le scazon (ou cho 1
liambe) inventeè par ce dernier , il existe des poeémes iambiques et choliambiques qui ne releévent ni preèciseèment de l' invective ni meême de la satire dans un sens plus large, comme les carmina 4, 8 et 31 exprimant, pour ce dernier, le plaisir aé revenir chez soi apreés l' expeèdition 2
en Bithynie . De plus, certains poeémes comportant une violente censure des agissements d' autrui n' emploient pas ces deux meétres
3
: les
eèpigrammes en distiques eèleègiaques preèsentent traditionnellement une grande faculteè d' adaptation aé de nombreux sujets et se preêtent dans le
libellus aé de violentes invectives ; les hendeècasyllabes sont utiliseès sans distinction pour diverses nugae et apparaissent dans des poeémes treés 4
varieès .
1
Voir G. Lafaye, Catulle et ses modeéles, Paris, 1894 ; J. Halporn, M. Ostwald et T. Ro 2
senmeyer, The Meters of Greek and Latin Poetry, Norman, 1980 .
2
Voir S. Heyworth, û Catullian Iambics, Catullian Iambi ý, in Iambic Ideas, eèd. A. Ca-
varzere, A. Aloni, A. Barchiesi, New York et Oxford, 2001, p. 117 -140 et, en particulier, p. 121.
3
Voir le commentaire de W. Kroll (Stuttgart, 1968), ad loc. û iambos geht nicht auf
dem Versmass, sondern auf den Inhalt ý ; M. L. West, Studies in Greek Elegy and Iambus, Berlin et New York, 1974, p. 22 : û The verbs iambizein and iambopoiein mean simply `to lampoon' ý ; K. Freudenburg, The Walking Muse, Horace on the Theory of Satire, Princeton, 1993, p. 103.
4
Voir S. Heyworth, û Catullian Iambics, ... ý, p. 125-130 : û We immediately confront
a startling fact : all four instances of the word iambus occur in hendecassyllabic lines ý
259
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
Cette diversiteè teèmoigne d' une atomisation de la censure, qui n' appara|êt plus comme un discours autonome, ideèologiquement stable et capable d' accueillir la totaliteè de la penseèe du monde par le poeéte : elle n' existe dans le libellus qu' aé l' eètat impur ; mais c' est preèciseèment cette mixiteè, cette inteègration de la censure aé d' autres enjeux et d' autres types de discours qui en fait tout l' inteèreêt et toute l' originaliteè. Nous tenterons de deèterminer dans quelle mesure les reèsurgences de la censure participent aé la construction du regard catullien sur le monde : la censure, en particulier, ne sert-elle qu' aé vitupeèrer les vices de la socieèteè contemporaine ou est-elle mobiliseèe aé d' autres fins ? Pour
apporter
des
eèleèments
de
reèponse
aé
cette
question,
nous
commencerons par observer la persistance de la censure dans sa forme traditionnelle,
puisque
Catulle,
comme
ses
preèdeècesseurs
dans
le
genre, s' en prend violemment aux hommes et aux femmes enfreignant un ideèal de ma|êtrise de soi et de modeèration. Pourtant, ces proceèdeès traditionnels et l' ideèal de modeèration sont convoqueès pour la deèfense de valeurs nouvelles, eèlitistes, et peu conformes au fameux
mos maiorum. Or, la reprise, dans le sens d' une eèthique et d' une estheètique novatrices, d' un reègime discursif traditionnel ouvre la censure sur les ideèologies les plus diverses et les plus contradictoires : nous nous efforcerons ainsi de prendre en compte les limites d' une censure dont les fondements ideèologiques sont deèstabiliseès, voire sapeès par l' Ýuvre de Catulle lui-meême. Paradoxalement, la traditionnelle polariteè entre une voix censoriale de la pureteè marquant ses adversaires de la tache de l' infamie et les fauteurs d' impureteè devient impensable, au point que le libellus peut faire entendre l' expression inou|ëe d' une censure envers soi-meême, que nous examinerons en dernier lieu.
La reè eè laboration litteè raire des modaliteè s traditionnelles de la censure
Nous commencerons par examiner la censure exerceè e par Catulle aé l' encontre de personnages dont il deènonce plus ou moins violemment les eècarts de conduite. Dans les poeémes concerneès, la censure s' oppose au plaisir d' autrui et traduit un deèplaisir personnel : en ce sens, elle ne
(p. 125). Voici les quatre occurrences en question : 36, 5 ( desissemque truces uibrare iambos) qui est adresseè aé Volusius, mais oué les iambes ne deèsignent pas le poeéme lui-meême ; le fragment 3 citeè par Porphyrion (at non effugies meos iambos) qui est un pentameétre ; 40, 12 (Quaenam te mala mens, miselle Rauide, / agit praecipitem in meos iambos ?) qui forment des hendeècasyllabes ; 54, 6 (irascere iterum meis iambis, / immerentibus, unice imperator).
freè deè ric nau
260
rompt pas, aé proprement parler, avec une logique de plaisir, puisque ce qui est blaêmeè, c' est ce qui fait plaisir aé l' autre, et non pas aé l' auteur de la censure, qui tente, par l' eècriture, d' amener aé son point de vue le 5
public . Le discours de Catulle aé l' encontre de ses victimes consiste en des invectives treés violentes contre des personnes la plupart du temps nommeèes, meême sous des pseudonymes. Ce type de prise de parole peut eêtre rapporteè aé deux grandes traditions : la poeèsie grecque de l' invective et les rites romains lieès, notamment, au dieu Priape. Les modeéles anciens de la premieére sont Archiloque, puis Hipponax, dont l' heèritage a eèteè recueilli et retravailleè par Callimaque dans les Iambes. Meême rendue moins explicitement veèheèmente par le poeéte alexandrin, cette poeèsie a laisseè l' image d' une grande violence contre ses cibles, dont Catulle para|êt s' eêtre inspireè, ainsi que de la virtuositeè meètrique qui l' accompagne parfois. Pour la seconde, elle est centreèe autour du personnage mythologique et populaire de Priape : il est le dieu qui menace de son phallus ceux qui souillent l' espace de son jardin, image d' une viriliteè active et agressive, chaêtiant les formes deèviantes de conduite sexuelle. Un ensemble de pratiques magiques est associeèe au culte de ce dieu, comme 6
les Priapea mais aussi le deèbut du Satyricon donnent aé le penser . Priape 7
peut ainsi servir de modeéle, anthropologique mais aussi poeètique , pour une forme de censure qui consiste aé deènoncer la bassesse de son 8
adversaire et aé proclamer sa propre puissance en le menac°ant de viol . Nous pouvons l' observer aussi bien dans le refrain outrageant du car-
men 16, Pedicabo et irrumabo uos, / Aureli pathice et cinaede Furi, û je vous enculerai et je me ferai sucer, Aurelius le giton et toi, Furius, l' en culeè ý, que dans les derniers vers (12-13) du carmen 21 adresseès aé Aureèlius qui veut prendre aé Catulle son amant : Quare desine, dum licet
pudico, / Ne finem facias, sed irrumatus, û Ainsi restes-en laé, quitte-le, tandis que tu le peux avec honneur, pour ne pas avoir aé le quitter quand meême, mais apreés avoir eèteè suceè ý.
5
Voir V. Pedrick, û Qui potis est, inquis ? Audience Roles in Catullus ý, Arethusa, 19
(1986), p. 187-209 et, du meême auteur, û The Abusive Address and the Audience in Ca tullan Poems ý, Helios, 20 (1993), p. 173-196.
6 7
Voir Peètrone, Satyricon, 16-26. Catulle aurait, d' ailleurs, selon certaines sources, composeè un Priapus, peut-eêtre une
pieéce de theèaêtre. Voir T. P. Wiseman, Catullus and his World, Cambridge, 1985, p. 194.
8
C' est le û modeéle priapique ý d' A. Richlin (The Garden of Priapus, Oxford et New 2
York, 1992 ). Voir aussi J. Henderson, û Satire Writes `Woman' : Gendersong ý, PCPhS, 215 n.s. 35 (1989), p. 50-80.
261
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
Toutefois, la forme litteèraire ne saurait eêtre tenue pour un simple habillement
de
l' humour
9
agressif ,
mais
doit
bien
eêtre
comprise
comme la remotivation de coutumes et de proceèdures anciennes et, souvent, perdues de vue par les Romains de la fin de la Reèpublique, dans une perspective poeètique
10
.
La reprise de folklores et de rites anciens Mais la censure catullienne peut eèpouser encore d' autres proceèdures emprunteèes au monde romain archa|ëque. Il en va ainsi de certaines croyances magico-religieuses. Dans le carmen 36, par exemple, les An-
nales de Volusius sont vitupeèreèes au nom d' un vÝu formeè par Lesbie aux termes duquel elle jetterait au feu les eècrits du plus mauvais poeéte si Catulle cessait d' eècrire des iambes. Nous songeons aussi aux reèfeèrences au mauvais Ýil dans les pieéces 5 et 7, qui traduiraient une censure exerceèe contre la vie de Catulle et de Lesbie. Les
indications
emprunteèes
aé
l' univers
archa|ëque
appartiennent
aussi aux formes juridiques anciennes. Dans le carmen 15, Catulle menace Aureèlius qui pourrait seèduire le puer dont le poeéte est eèpris ; il lui promet
alors
la
punition
anciennement
infligeèe
aux
hommes
deè-
voyant les femmes marieèes : Quem [=Te] attractis pedibus patente porta /
Percurrent raphanique mugilesque, û On t' eècartera les jambes et par la porte ouverte on fera courir les raiforts et les muges ý (18-19). La pieéce 42, quant aé elle, prend la forme d' une flagitatio, une proceèdure de justice populaire par laquelle un proprieètaire deèpouilleè, ou un creèancier frustreè de ses inteèreêts pouvaient reèclamer publiquement et violemment leur du ê . Mais ce sont ici ses vers que reèclame Catulle aé une femme : il s' agit donc neècessairement d' une reprise fantaisiste. Tous ces cas de censure, susciteès aussi bien par l' immoraliteè que par le manquement aé des codes estheètiques ou sociaux, sont formuleès en reèfeèrence aé des usages deèpasseès, appartenant aé la tradition italienne. Mais, en reèaliteè, ces formes sont retravailleèes dans le cadre de la liberteè de parole, la libertas exceptionnelle dont les poeétes et les orateurs de la peèriode de Catulle ont beèneèficieè : cette eèpoque se situe ideèalement au
9 10
moment
ou é
l' interdiction
reèpublicaine
d' attaquer
des
ennemis
A. Richlin, The Garden ..., p. 65. Voir G. B. Conte, Latin Literature, Baltimore et Londres, 1994, p. 465 : û He [ =
Priapus] is a god connected to fertility, but in Roman Culture he is no longer treated with serious respect ý.
freè deè ric nau
262 personnellement
est
tombeèe
en
n' instaure de nouveaux interdits
11
deèsueètude,
avant
que
le
principat
.
Il importe donc de bien comprendre que la censure catullienne ne correspond ni aé la rupture d' un ordre du silence, ni aé une imitation de la censure contemporaine. Nous avons affaire aé un usage litteèraire de formes rituelles ou coutumieéres.
Les criteéres de la censure catullienne : l' eèquivalence des valeurs estheètiques et sociales Mais l' originaliteè de l' usage catullien de la censure traditionnelle tient aé ce que le poeéte en deèfinit lui-meême des criteéres novateurs. Le terme central de ce systeéme de valeurs est l' urbanitas, qui se caracteèrise aussi bien comme un trait de reconnaissance que comme un cas d' exclusion pour les hommes qui en sont priveès
12
. C' est au nom de cette
urbanitas que le poeéte critique les actes, paroles ou eècrits des autres. Or, le champ de reèfeèrence de cette valeur est autant la socieèteè que l' eècriture. Le carmen 22, seul, en fournit un contre-exemple car Suffeènus, gratifieè de l' adjectif urbanus, se reèveéle en meême temps un auteur de mauvais vers ; mais, dans le libellus, ce cas n' est rien autre qu' une anomalie. Il y a plutoêt, en geèneèral, une eèquivalence entre l' eècriture qui n' existe, par ses origines mais aussi par sa signification, que dans une socieèteè romaine et sophistiqueèe, et la conduite sociale qui est sans cesse observeèe et promptement traduite litteèrairement. Les deux poeémes invectivant des voleurs de mouchoir, les carmina 12 et 25, visant respectivement Asinius le Marrucin et Thallus, illustrent ce principe d' eèquivalence. Le carmen 12, en premier lieu, met en place tout un univers social et estheètique : satureè de termes d' eèvaluation axiologique, il permet de saisir le reèseau de valeurs qui organisent le monde des urbani catulliens. Catulle y oppose la conduite du Marrucin aé celle de son freére et aé la sienne propre. Le sal et l' art des facetiae y sont consideèreès comme d' eèvidentes valeurs positives (4, 9), par lesquelles Pollion excelle et le voleur preètend exceller. La uenustas et le sens de l' aptum
13
sont, pour
eux, mis en avant a contrario, puisqu' il est reprocheè au Marrucin d' y
11
Voir G. Lafaye, Catulle et ses modeéles, Chapitre I, 1 ; R. Syme, The Roman Revolu-
tion, Oxford, 1939, p. 154-156 ; K. Freudenburg, The Walking Muse, p. 86-92.
12
Voir M. Citroni, Poesia e lettori in Roma Antica, Florence, 1995, chapitre 3, sur
l' û eèlitisme ý de la poeèsie neèoteèrique.
13
Voir C. Leèvy, û La conversation aé Rome aé la fin de la Reèpublique : des pratiques
sans theèorie ? ý, Rhetorica, 1993 (11), p. 399-420, sur les reégles de la conversation.
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
263
manquer (4, 5). Ces consideèrations permettent aé Catulle de poser un systeéme particulier d' aestimatio. Ce nom, en effet, n' est employeè dans le poeéme que pour eêtre reècuseè comme un mauvais criteére d' attachement (12) : Catulle ne tient pas aé son mouchoir pour son prix. Le nom aestimatio est alors pris dans un sens financier eètroit. Mais l' estimation de l' objet tient aé son statut de munus, offert par des amis, lieès par une sodaliteè
14
.
Or, c' est aé travers la poeèsie que circulent et sont affirmeèes ces valeurs, ou qu' est censureèe leur transgression. Le terme meême de munus, qui justifie la valeur du mouchoir deèrobeè, deèsigne souvent un poeéme dans l' Ýuvre de Catulle
15
. Il est deés lors possible de penser que le
poeéme de Catulle vise un double effet : en meême temps qu' il censure le Marrucin pour avoir transgresseè les reégles de l' urbanitas, il ceèleébre l' amitieè de Veèranius et de Fabullus, donateurs du fameux linge. Mais il faut aussi rappeler que l' acte deènonceè correspond aé un topos poeètique, comme en attestent les eèpigrammes sur le vol de manteaux eèchangeèes par Sophocle et Euripide. Le vol a d' ailleurs eu lieu dans une situation (in ioco atque uino, 2), qui eèvoque l' apreés-midi poeètique de Catulle avec Calvus dans le carmen 50 (per iocum atque uinum, 6). Enfin, les vers 10 et 11 (Quare aut hendecasyllabos trecentos / Expecta aut mihi
linteum remitte, û Donc ou bien attends-toi aé trois cents hendeècasyllabes ou bien renvoie-moi mon linge ý) preèsentent une alternative mettant en balance l' acte social et l' acte litteèraire, attestant de leur eèquivalence : l' acte de ne pas rendre le mouchoir se traduirait meè caniquement par la composition d' un poeéme ; le carmen 12 est peut-eêtre meême ce poeéme. Le carmen 12 montre donc aé la fois l' application de valeurs particulieéres, reposant sur l' ideèe d' urbanitas, dans le cadre de la proceèdure traditionnelle
de
la
censure,
ainsi
que
l' eèquivalence
constamment
maintenue entre un acte social et une composition poeè tique : du premier aé la seconde une traduction automatique est toujours possible, menac°ante pour les adversaires du poeéte. L' existence d' un autre poeéme sur le meême theéme, adresseè aé un autre personnage, teèmoigne, elle aussi, de l' entremeêlement de la vie sociale et de la vie litteèraire. Dans le carmen 25, le recours aé la meètaphore
14
Sur l' importance de l' aestimatio dans l' ideèologie aristocratique romaine et la fonc-
tion de la litteèrature pour en affirmer et en diffuser les criteéres, voir T. N. Habinek, The
Politics of Latin Literature, Princeton, 1998, p. 34-68.
15
65.
Voir M. Citroni, Poesia e lettori ..., chapitre 3, et en particulier, sa lecture du carmen
freè deè ric nau
264
souligne plus nettement encore la dimension aussi bien litteèraire que sociale de l' invective. Le voleur est cette fois menaceè du fouet : Quae nunc ab unguibus reglutina et remitte, Ne laneum latusculum manusque mollicellas Inusta turpiter tibi flagella conscribillent (25, 9 -11).
Deècolle-moi tout cela de tes ongles et renvoie-le moi, sinon sur tes petites coêtes velues et sur tes mains mollettes les coups de fouet bruê lants laisseront leurs traces honteuses.
Or, ces coups de fouet sont symboliques et deèsignent, en reèaliteè, les vers de Catulle. Phoneètiquement le verbe conscribillent rappelle d' ailleurs le verbe scribo. Et ce poeéme obeèit scrupuleusement au modeéle priapique puisque, en multipliant les diminutifs, notamment sur l' adjectif mollis deèveloppeè en mollicellus, il donne aé penser que Thallus n' est pas aussi viril que le poeéte capable de lui faire subir les fouets. L' enjeu consiste, en effet, aé l' entacher de honte, comme l' indique l' adverbe turpiter. Dans ces deux poeémes, la censure exerceèe contre les voleurs de mouchoir sanctionne poeètiquement un manque d' urbanitas ; elle permet ainsi d' affirmer un ensemble de valeurs et de deècrier leur violation. Elle correspond au paradigme priapique qui confond l' illustration de soi avec l' humiliation de l' autre. Dans l' Ýuvre de Catulle, deux autres poeémes, quoiqu' ils abordent en apparence un theéme diffeèrent, fonctionnent selon des ressorts analogues : il s' agit des carmina 15 et 21. Dans le premier, Catulle affecte d' y confier un puer aé Aureèlius et lui demande instamment de ne pas le seèduire ; puis, dans le second, il le vitupeére d' essayer en effet de corrompre le jeune homme. Or, ce puer n' est pas nommeè, ni deècrit treés preèciseèment. Dans un tel contexte, une lecture meètapoeètique, faisant de ce puer un objet poeètique, nous semble recommandeèe par plusieurs indices
16
. En exprimant son meèpris pour l' eèventuelle attirance du
peuple aé l' eègard du jeune homme (15, 6), Catulle fait eècho aé une ceèleébre maxime callimacheèenne, proclamant la haine du poeéte pour la foule. Les reproches du carmen 21 jouent, en outre, sur le fait que
16
Voir W. Fitzgerald, Catullan Provocations, Berkeley, Los Angeles et Londres, 1995,
p. 46-48, pour une analyse meètapoeètique qui insiste sur le questionnement de la lecture dans le carmen 15 ; P. Galand-Hallyn (Le reflet des fleurs, Geneéve, 1995, p. 115) fait une remarque qui va eègalement dans ce sens : û Nombreux sont les poeémes de Catulle qui mettent ainsi en eèvidence, aé travers l' eèvocation d' un objet-preètexte, la meèditation estheètique de l' auteur ý.
265
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
Aureèlius tente de deèvoyer le jeune homme alors qu' il ne mange pas ; il n' est pas satur (21, 9). L' adjectif fait eèvidemment reèfeèrence au genre satirique, pour lequel le personnage incrimineè n' a probablement pas de talent. Il appara|êt ainsi que l' enjeu de ce poeéme consiste dans le controêle exerceè sur la parole poeètique diffuseèe. Cette ma|êtrise consisterait, pour Catulle, aé preèserver la pureteè de son Ýuvre et, pour Aureèlius, aé la salir. Ce conflit est traduit par une symbolisation sexuelle forte, puisqu' il
s' agit,
pour
Catulle,
d' eèloigner
son
puer du peènis de son
interlocuteur (15, 9-13). La relation sociale refleéte ainsi en miroir les diffeèrents aspects de la communication litteèraire. Or, l' une des formes les plus expressives du conflit social est constitueèe par la rivaliteè sexuelle et se caracteèrise par l' affirmation de sa propre viriliteè aux deèpens de celle de l' autre. C' est donc cette imagerie priapique que Catulle convoque pour censurer l' eèventuelle mauvaise conduite d' autrui, dont l' un des cas les plus cruciaux peut eêtre la lecture porteèe par autrui sur le texte catullien. Cette interpreètation rend compte des deux vers qui concluent le car-
men 21 : Quare desine, dum licet pudico, / Ne finem facias, sed irrumatus (21, 12-13). Dans tous ces poeémes, la censure posseéde une double face : d' une part, elle deèconsideére l' autre pour son incapaciteè aé se conformer aux canons eèthiques, estheètiques et sexuels, de l' urbanitas ; mais, dans le meême temps, elle ceèleébre la domination du locuteur sur un ensemble d' objets varieès, mateèriels, litteèraires et sexuels, ainsi que sur les adversaires eux-meêmes qu' il menace de viol aé la manieére d' un Priape.
La reèfeèrence sensible de la censure : le plaisir Pourtant, les carmina 15 et 21 nous donnent encore aé voir un autre aspect de la censure. L' enjeu de la vindicte lanceèe par Catulle aé son adversaire est un puer, c' est-aé-dire un objet de plaisir. Il y a laé, indeèpendamment de la lecture meètapoeètique que nous avons suggeèreèe, une indication preècieuse sur les deèterminations de la censure catullienne. L' urbanitas, mentionneèe comme la valeur centrale de l' univers du poeéte, est, en effet, toujours tempeèreèe par le sens de la circonstance : dans l' instant, l' objet consideèreè (qu' il s' agisse d' une conduite ou
d' une
composition)
doit
creèer
du
plaisir :
il
meèrite
alors
la
louange ; dans le cas contraire, il meèrite la censure la plus virulente. Dans le carmen 21, il faut proteèger ce plaisir, poeètique aussi bien que sexuel, contre Aureèlius.
freè deè ric nau
266
Ce principe rec°oit un traitement comique dans le
carmen
44 : Ca-
tulle y adresse ses remerciements aé sa proprieèteè tiburtine parce qu' il s' y est remis des maux que lui avait causeès la lecture d' un discours de Sestius, reèputeè un orateur glacial. Avec cette pieéce, l' invective s' adjoint la poleèmique, puisque Catulle s' en prend aé un autre homme de lettres : les eècrits de Sestius sont condamneès pour leur froideur et leur malveillance. Catulle re-litteèralise la meètaphore stylistique de la froideur, deèjugeèe par Ciceèron comme un deèfaut
17
. Mais l' humour tient
surtout aé ce que la lecture d' un mauvais livre soit assimileèe aé une maladie : l' eèquivalence est d' ailleurs souligneèe par le paralleèlisme des expressions
malam tussim malum librum et
(44, 7 et 19). Litteèrature et vie
º physique ! º non seulement s' eèquivalent mais sont affecteèes l' une par l' autre : la censure est justifieèe par la transposition d' un deèplaisir dont
les
manifestations
sont
preèsenteèes
comme
corporelles.
Au
contraire, la bonne poeèsie produit des effets comparables aé l' excitation sexuelle, comme le montrent les sous-entendus du
carmen
50, dans
lequel Catulle eèvoque un moment passeè aé composer avec son ami Calvus
18
.
La censure adresseèe par Catulle aé ceux qui violent les reégles sociales et estheètiques de son milieu est donc fortement articuleèe aé un principe de plaisir : l'
urbanitas
et la constellation de valeurs qui l' accompagnent
se traduisent normalement par le plaisir, tandis que les infractions aé ces reégles entra|ênent au contraire le deèplaisir et les troubles physiques. En conseèquence, le constat du plaisir constitue une forme d' eèloge et le constat de deèsordres physiques une forme de censure. Cette dichotomie fait l' objet d' un traitement chronologique dans
le
carmen
10 : Catulle se rend, avec son ami Varus, aupreés d' une jeune
femme qu' il juge d' abord plaisante, mais qu' il finit par injurier parce qu' en posant d' insistantes questions, elle a contraint le poeéte aé avouer qu' il a eèteè humilieè par Memmius lors de son voyage en Bithynie. Ce bref reècit repose sur un renversement. La jeune femme est d' abord
scortillum, ut mihi tum repente uisum est, / non sane inlepidum neque inuenustum, û une petite catin qui, au premier coup d' Ýil, ne me parut deè
nueèe
assureèment
ni
finalement injurieèe :
cet esse neglegentem,
de
charme
ni
de
graêce ý
(3-4) ;
mais
elle
est
Sed tu insulsa male ac molesta uiuis, / Per quam non li-
û mais toi, tu es tout aé fait sotte et peènible de ne pas
permettre qu' on soit distrait ý (33-34). Nous retrouvons ici les termes
17 18
Ciceèron,
Brutus
178 et 236.
Voir C. P. Segal, û Catullan
Otiosi :
G&R carmina
the lover and the poet ý,
p. 25-31, sur la fusion des vocabulaires eèrotique et poeètique dans les
, 1970 (17),
50 et 51.
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
267
antitheètiques de l' univers axiologique catullien : lepidus et uenustus, d' un coêteè, insulsa et molesta de l' autre. Ce brusque changement dans les deèsignations de la jeune prostitueèe prouve qu' il n' y a pas de valeur absolue
associeèe
aé
ces
qualificatifs.
Leur
application
deèpend
de
la
circonstance. Si la repreèsentation de la jeune femme eèvolue dans ce poeéme, c' est parce qu' elle deèc°oit les attentes d' un Catulle qui lui avait deècerneè par anticipation des meèrites (dont il se promettait probablement de profiter) qu' elle s' aveére, selon lui, ne pas avoir
19
.
Les codes sociaux et poeètiques qui preèsident aé la censure catullienne, observeès auparavant, sont relieès aé la notion de plaisir : ils repreèsentent, comme dans la theèorie classique franc°aise, une deèfinition des moyens de (se) procurer le plaisir estheètique. Deés lors, l' invective, adresseèe dans le carmen 10 au scortillum, appara|êt comme la forme inverse de l' eèloge, l' expression extreême du blaême ; mais il n' y pas de tierce voie possible entre ces deux poêles, le plaisir et le deèplaisir, l' eèloge et la censure.
La nature abstraite de la censure catullienne La censure catullienne, ipso facto, deècrit autant son auteur que sa cible. Elle autorise l' affirmation de la supeèrioriteè du locuteur sur sa victime, conformeèment au paradigme priapique. Elle deèrive, en outre, des sensations eèprouveèes par ce meême locuteur aé l' eègard d' un autre objectiveè dans ses manifestations exteèrieures. C' est donc, essentiellement, une pose prise par le poeéte, qui consiste surtout en une posture eènonciative et qui deènonce moins des eêtres que des vices, que des manquements aé des valeurs. Par ce biais, il est possible de rendre compte de l' abstraction caracteèristique de certaines expressions de la censure chez Catulle. Le poeéte, en effet, fait volontiers montre d' une grande liberteè dans la deèsignation de ses victimes, soit en usant de leur nom (Ceèsar dans le carmen 57, Mamurra dans le carmen 57, Memmius dans le carmen 28), soit en employant des pseudonymes transparents, comme Lesbius et Lesbia (79), soit enfin en employant des pseudonymes injurieux, tels que Mentula pour Mamurra (29, 94, 105, 114, 115). Pourtant, la cible des invectives catulliennes demeure, aé l' occasion, anonyme. Dans le car-
men 73, un homme, seulement deèsigneè par une relative nominale qui me unum atque unicum amicum habuit, se voit ainsi reprocher d' avoir
19
Voir M. B. Skinner, û Ut decuit cinaediorem : Power, Gender and Urbanity in Catul -
lus 10 ý, Helios, 1989 (16), p. 7-23.
freè deè ric nau
268
trahi l' amitieè que le poeéte lui accordait. Dans ce poeéme, l' inteèreêt n' est pas centreè sur la victime de la censure exerceèe par Catulle aé l' encontre de la trahison amicale, mais sur l' acte meême qui justifie la censure. Cet acte fournit alors l' occasion d' explorer les sentiments de deèception eèprouveès par le poeéte lui-meême. La censure est utiliseèe comme une modaliteè de l' eènonciation permettant d' exprimer un registre affectif lieè aé l' indignation et de reèfleèchir sur les expeèriences malheureuses ressenties par le poeéte. De la meême manieére, le
carmen
71 offre peu de moyens d' identifier
l' homme que Catulle accuse d' avoir deèrobeè les amours de son ami. Il serait atteint de la goutte et aurait une odeur pestilentielle. Mais ces traits releévent de la topique de l' invective. La censure tend aé explorer une situation douloureuse de triangle amoureux ; elle emprunte les voies traditionnelles de l' injure, consistant aé deèshumaniser sa victime, pour riposter aé l' humiliation et reètablir une position avantageuse. Dans cette perspective, il revient au
carmen
22 d' eènoncer, en pas-
sant, le principe meême de la censure pratiqueèe par Catulle, comme nous l' avons mis en eèvidence par les analyses preèceèdentes. Cette pieéce eèvoque l' histoire de Suffeènus, plaisant compagnon, mais pieétre poeéte. Elle se conclut ainsi : Nimirum idem omnes fallimur, neque est quisquam Quem non in aliqua re uidere Suffenum Possis. Suus cuique attributus est error ; Sed non uidemus manticae quod in tergo est (22, 18 -21).
Eh ! oui, nous nous abusons tous ainsi, et il n' est personne chez qui tu ne puisses en quelque sorte voir un Suffenus. Chacun a rec° u une erreur en partage, mais de notre besace nous ne voyons pas ce qui est dans notre dos.
é la manieére d' un apologue, la morale propre aé la situation de SuffeèA nus est universaliseèe. Deés lors, tout un chacun est passible de la censure de Catulle ; mais, comme il n' y a pas vraiment de coheèrence interne aé une personne, c' est moins elle qu' il convient d' incriminer, que son vice. Cette observation du fonctionnement eènonciatif de la censure catullienne nous a permis de constater la reèutilisation litteèraire du modeéle
priapique :
nous
avons
adopteè,
en
effet,
comme
modeéle
d' explication de base le paradigme humoristique du dieu Priape, qui agresse sexuellement ceux qui menacent sa puissance. Mais, aé partir de laé, nous avons pu voir que, convoquant des formes anciennes de chaê -
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
269
timent magique ou juridique, la censure aboutissait aé la fois aé la promotion d' un code socio-estheètique, et aé l' exclusion de ceux qui ne s' y conforment pas. Deés lors, ce type de censure doit eêtre deèfini par la situation d' eènonciation qu' elle contribue aé instaurer et par la finaliteè qu' elle
permet
d' accomplir,
c' est-aé-dire
l' affirmation
d' un
mode
juste et bon de relations au monde.
La censure au miroir : l' impossible queê te du plaisir
Ce modeéle discursif ne reèsume pas, toutefois, toutes les dimensions de la censure chez Catulle et ne prend pas en compte la reèflexion pragmatique
qu' elle
comporte souvent : tout en usant de la plus
grande veèheèmence dans ses invectives, le poeéte n' eèlude pas une interrogation ineèvitable sur l' efficaciteè et la finaliteè pratiques de son propos.
En
effet,
la
reèutilisation
de
la
rheètorique
de
l' invective
s' accompagne d' une reèflexion sur les reèsultats de cette proceèdure : la poeèsie catullienne inclut ainsi toujours une reèflexion sur ses eèventuelles limites et sur les causes de ses eèchecs. La censure, en outre, y est volontiers eèquivoque. C' est laé l' une des limites qui n' est pas neècessairement transcendeèe ; elle constitue un discours reèversible et peut se retourner, par conseèquent, contre Catulle lui-meême, qui appara|êt alors comme une victime de la rheètorique qu' il tente, par ailleurs, de s' approprier. Dans ces conditions, la censure n' appara|êt plus comme un moyen certain d' obtenir le plaisir, car elle ne permet pas de chaêtier, aé coup
suêr, ceux qui ne reèpondent pas aux criteéres de l' urbanitas cheére aé Catulle, et ne garantit donc pas absolument la reproductibiliteè de ce modeéle eèlitiste. Elle peut meême eêtre appliqueèe, aé mauvais escient, aux plaisirs valoriseès par le poeéte lui-meême et constitue alors une entrave au plaisir. Afin d' inteègrer aé notre eètude les expressions de ces impasses de la censure, nous nous pencherons de preèfeèrence sur deux nouvelles modaliteès eènonciatives de ce discours : les formes narrativiseèes de la censure et les occurrences de la censure oué elle intervient comme une riposte aé la censure que les autres ont preètendu opposer aé Catulle. Ces cas incluent deèsormais des invectives politiques, mais aussi des invectives censurant la conduite de Lesbie. Ces divers exemples ont neè anmoins pour point commun de placer la censure non plus dans une relation unilateèrale ou é elle est produite par Catulle et vise un autre, mais dans une situation de dialogue, soit avec d' autres formes de discours, soit avec d' autres expressions de la censure obeèissant aé d' autres motivations ideèologiques et axiologiques.
freè deè ric nau
270
Pour ce que nous avons appeleè la û censure narrativiseèe ý, nous nous fondons sur une deèfinition proposeèe par Figures III : Geèrard Genette, commentant la reformulation platonicienne du discours d' Agamemnon aé Chryseés distingue les discours rapporteès, c' est-aé-dire imiteès, tels que le locuteur est censeè les avoir prononceès, et les discours narrativiseès, dans lesquels l' acte de parole est avant tout consideèreè comme un acte parmi d' autres, pris en charge par le reècit
20
. En eèlargissant la cateè-
gorie du discours narrativiseè, nous entendons l' appliquer aé toutes les situations ou é un discours est inteègreè au reècit et est regardeè comme un acte parmi d' autres.
La confrontation de la censure avec d' autres modaliteès de discours Le carmen 42, aé ce titre, preèsente une situation inteèressante. Il met en sceéne poeètiquement la fluiditeè des modes de discours et la virtuositeè du poeéte pour passer de l' un aé l' autre. Le poeéme comporte l' imitation d' une flagitatio, eèvoqueèe aé propos des modeéles archa|ëques de justice. Il se termine de la manieére suivante : Sed nil proficimus, nihil mouetur. Mutanda est ratio modusque nobis, Siquid proficere amplius potestis ; û Pudica et proba, redde codicillos ý (22 -25).
Mais aucun succeés, elle ne bronche pas. Il nous faut changer de systeéme et de ton, pour voir si vous aurez plus de succeé s : O femme chaste et pure, rends nos carnets !
La flatterie contenue dans le dernier vers est eèvidemment envisageèe de manieére ironique, puisqu' elle succeéde aé des vers d' injure ; mais il y a bien une mise aé distance de la censure qui est preèsenteèe comme une modaliteè de discours possible parmi d' autres. Que le dernier vers doive eêtre lu comme une hyperbolisation ou comme une atteènuation calculeèe (une blanditia) de la censure, il n' en reste pas moins que la tonaliteè de l' invective a enregistreè un eèchec : nil proficimus. La censure se reèveéle ainsi permeèable aé deux autres types de discours, l' eèloge et la prieére amoureuse. Or, c' est preèciseèment une contamination de la censure par ces deux autres discours qui est mise en Ýuvre dans d' autres poeémes du libellus, comme le carmen 49. Le lecteur moderne y trouve un assemblage
20
Voir G. Genette, Figures III, Paris, 1972, p. 190-192.
271
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
deèsormais
indissociable
de
l' eèloge
et
de
la
critique pour
Ciceèron.
Nous le citons inteègralement : Dissertissime Romuli nepotum, Quot sunt quotque fuere, Marce Tulli, Quotque post aliis erunt in annis, Gratias tibi maximas Catullus Agit pessimus omnium poeta, Tanto pessimus omnium poeta Quanto tu optimus omnium patronus.
O le plus disert des petits neveux de Romulus, preè sents, passeès et aé venir dans les anneèes futures, Marcus Tullius, rec°ois les remerciements infinis de Catulle, le plus mauvais de tous les poeé tes, qui est le plus mauvais de tous les poeétes autant que tu es le meilleur de tous les avocats.
Ces vers repreèsentent un deèfi absolu aé la logique binaire
21
. Si Ca-
tulle est effectivement un mauvais poeéte, son eèloge n' est qu' un pieétre don aé Ciceèron. Si Catulle, en revanche, n' est pas un mauvais poeéte, alors Ciceèron n' est pas le meilleur avocat, aux termes des deux vers finaux ; mais si Ciceèron n' est pas alors le meilleur avocat, sa gloire ne perdurera pas et les graêces rendues par Catulle aé son talent ne meèritent pas non plus l' immortaliteè. Ce poeéme rend donc neècessaire la coexistence de deux discours adverses, la rheètorique ciceèronienne et la poeèsie neèoteèrique, qui, tout en se rejetant mutuellement, n' ont pas de signification l' une sans l' autre, dans ce poeéme du moins. La censure appara|êt ainsi indissociable de son opposeè, l' eèloge : entre les deux, les frontieéres ne sont pas impermeèables. Dans les carmina 11 et 58, ce sont cette fois les discours de la censure et de l' amour qui sont contamineès l' un par l' autre. Commenc°ons avec le second d' entre eux : Caeli, Lesbia nostra, Lesbia illa, Illa Lesbia, quam Catullus unam Plus quam se atque suos amauit omnes, Nunc in quadriuiis et angiportis Glubit magnanimi Remi nepotes.
21
Voir D. Selden, û Caueat lector : Catullus and the Rhetoric of Performance ý in Inno-
vations of Antiquity, eèd. R. Hexter, D. Selden, New York et Londres, 1992, p. 461 -512 et W. Batstone, û Logic, Rhetoric and Poesis ý, Helios, 1993 (20), p. 143-172.
freè deè ric nau
272
Caelius, ma Lesbia, cette Lesbia, oui cette Lesbia que Catulle a aimeè e seule plus que lui-meême et tous les siens, maintenant dans les carre fours et les ruelles, branle les descendants du magnanime Reè mus.
Catulle exprime ici une censure virulente contre les eègarements de Lesbie, comme en attestent les lieux deèsigneès quadriuiis et angiportis, reèputeès pour leurs mauvaises freèquentations, le verbe peèjoratif glubit et la reèfeèrence aé Reèmus plutoêt qu' aé Romulus. Mais, dans cette invective violente, s' inseére une relative aé la tonaliteè eèleègiaque : quam Catullus ...
amauit ..., qui rappelle d' autres phrases du libellus utilisant un quantitatif pour ceèleèbrer l' amour de Catulle pour Lesbie, comme le vers 8, 5 (amata nobis quantum amabitur nulla, û ... aimeèe, comme aucune ne sera jamais aimeèe ý) ou le distique 87, 1-2 (Nulla potest mulier tantum se dicere
amatam / Vere, quantum a me Lesbia amata mea est, û Aucune femme ne peut dire qu' elle a eèteè aimeèe aussi sinceérement que tu l' as eèteè [par] moi, ma Lesbia ý). De la meême manieére, le carmen 37 incrimine la deèpravation de Lesbie, mais comporte eègalement un vers aux accents similaires : Amata tantum quantum amabitur nulla, û ... qui fut aimeèe de moi comme aucune ne le sera jamais ý (37, 12). Nous observons laé une forme de censure particulieére : elle est motiveèe par l' amour deèc°u pour Lesbie et peut toujours eêtre affecteèe d' une tonaliteè amoureuse. La fluiditeè du discours qui passe avec vivaciteè de la censure aé la tendresse deèpiteèe est eègalement illustreèe par le carmen 11 dans lequel Catulle charge ses amis de transmettre un message d' adieu aé Lesbie et dont mentionnons ici les derniers vers : Pauca nuntiate meae puellae Non bona dicta. Cum suis uiuat ualeatque moechis, Quos simul complexa tenet trecentos, Nullum amans uere, sed identidem omnium Ilia rumpens ; Nec meum respectet, ut ante, amorem, Qui illius culpa cecidit uelut prati Vltimi flos, praetereunte postquam Tactus aratro est (15-24).
... portez aé ma ma|êtresse ces quelques paroles sans douceur. Qu' elle vive heureuse avec ses trois cents amants qu' elle serre en meê me temps dans ses bras sans en aimer vraiment un seul, mais sans cesser de les eèreinter tous ; qu' elle ne compte plus, comme autrefois, sur mon
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
273
amour ; par sa faute, il est mort, comme, au bord d' un preè , la fleur qu' a toucheèe en passant la charrue.
Le discours de Catulle, d' abord, correspond aé un discours narrativiseè, deèsigneè par un groupe nominal, pauca non bona dicta ; l' expression convient
parfaitement
pour
qualifier
l' expression
d' une
censure
contre la conduite de la jeune femme. Puis l' eèmotion para|êt reprendre le dessus ; la distance propre aé la narrativisation n' est plus tenable et c' est une forme mixte, le discours indirect, qui succeéde aé la narrativisation initiale. Dans le meême temps, la censure laisse la place aé la plainte. Il ressort de ces analyses que la censure ne peut eêtre tenue pour un discours isoleè du reste de la poeèsie catullienne ; elle est confronteèe et, souvent, amalgameèe aé d' autres modaliteès d' eènonciation. Dans plusieurs des poeémes que nous avons envisageès, cette mise en regard de la censure avec d' autres types d' eènonciation passe par une effective narrativisation, comme dans le carmen 11 que nous venons d' aborder, et dans le carmen 42, qui eèvoque un changement de modus et de
ratio, pour accompagner le passage aé un propos plus eèlogieux, voire flagorneur.
Le brouillage du message censorial La narrativisation permet non seulement d' inseèrer la censure dans un ensemble de discours aé la disposition du poeéte, parmi lesquels il lui est loisible de choisir le plus pertinent, et avec lesquels elle ne se trouve
pas en solution de continuiteè, mais
dans
une ambivalente
proximiteè. Elle offre aussi le moyen poeètique de commenter les ambigu|ëteès internes au message de la censure. C' est ainsi le contenu meê me de la censure, qui, outre sa forme, est reèfleèchie
22
.
Les carmina 83 et 92 expliquent, dans un contexte amoureux, le double sens des propos de censure. Il y est question des propos diffamants que Lesbie tient au sujet de Catulle. Ce dernier, loin de s' en deèsoler, interpreéte ces paroles de condamnation comme le signe de l' amour qu' eèprouve pour lui la jeune femme, tout en essayant de le dissimuler en feignant de meèpriser le poeéte.
22
Voir P. Radici Colace, û Mittente-messagio-destinatorio in Catullo tra autobiogra-
fica e problematica dell' interpretazione ý, in La componente autobiografica nella poesia greca e
latina fra realtaé e artificio letterario, eèd. G. Arrighetti, F. Montanari, Pise, 1993, p. 241 -253 : commentant d' autres poeémes, elle met en eèvidence l' importance theèmatique et poeètique des erreurs de communication dans le libellus catullien.
freè deè ric nau
274
Nous nous arreêterons plus particulieérement sur le
carmen
92, que
nous reproduisons inteègralement : Lesbia mi semper dicit male nec tacet umquam De me ; Lesbia me dispeream nisi amat. Quo signo ? quia sunt totidem mea ; deprecor illam Assidue, uerum dispeream nisi amo.
Lesbia dit du mal de moi sans cesse et ne se tait jamais sur mon compte ; que je meure si Lesbia ne m' aime pas. La preuve ? c' est que j' en puis dire autant : je la maudis aé chaque instant ; mais que je meure si je ne l' aime pas.
Le vers 92, 3 situe explicitement la question de l' interpreètation au niveau du signe et des modes de signification : la meèdisance, voire les maleèdictions, signifient l' inverse de ce qu' elles disent litteèralement. C' est pourquoi le poeéme comporte deux enseignements : il deècrit un fonctionnement non litteèral et non univoque du langage et doit ainsi attirer l' attention sur les multiples significations possibles de la cen sure ; mais il situe, de surcro|êt, l' ambigu|ëteè du langage non pas au niveau seèmantique, mais au niveau pragmatique, c' est-aé-dire que c' est la situation d' eènonciation qui deètermine la signification effective de l' eènonceè. En conseèquence, nous sommes confronteès aé une difficulteè majeure dans
l' interpreètation
des
propos
par
lesquels
Catulle
censure
la
conduite de Lesbie. Nous ne pouvons savoir preèciseèment, en effet, aé quels poeémes Catulle renvoie lorsqu' il eècrit qu' il dit lui aussi treés souvent du mal de Lesbie. Meême si nous imaginons qu' il s' agit des poeémes du
libellus
mettant en cause la deèpravation de Lesbie, nous ne
pouvons deèterminer avec certitude dans quelle situation de communication ils prennent place : ils sont parfois adresseès aé un niveau explicite aé Lesbie, mais quel est le destinataire de la communication litteèraire mise en jeu ?
23
En somme, le
carmen
92 ne nous donne pas les clefs d' un code
pour lire les poeémes dans lesquels Catulle censure Lesbie : nous ne sommes
pas
inviteès
aé
comprendre
toute
censure
aé
son
encontre
comme une deèclaration d' amour. Mais nous sommes avertis de la potentielle ambigu|ëteè gisant dans toute cette poeèsie d' invective. L' effet
23
Voir C. Calame,
Le reècit en Greéce ancienne
, Paris, 1986, introduction : la distinction
entre la situation d' eènonciation, telle qu' elle est deècrite aé l' inteèrieur de l' eènonceè, et la situation pragmatique de communication, emprunteè e aé la linguistique d' Oswald Ducrot, y est expliqueèe et sa pertinence pour l' analyse de la poeèsie ancienne y est illustreèe.
275
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
(reètroactif, pour la plus grande part, si nous lisons dans l' ordre actuel le recueil) produit par ce poeéme consiste essentiellement aé brouiller le message deèlivreè par les poeémes de censure. Deés lors que le message de la censure est frappeè de confusion, rien n' interdit de mettre en cause sa pertinence. Dans la
flagitatio
du
carmen
42, nous avons vu, deèjaé, Catulle douter de son efficaciteè. Mais dans d' autres poeémes, c' est sa leègitimiteè meême qui est interrogeèe. Ce pheènomeéne transpara|êt aé travers le jeu sur les diffeèrents registres mis en sceéne dans le
carmen
6. Flavius, un ami de Catulle, y poursuit des
amours assez honteuses pour tenter de les dissimuler au poeéte qui reèprouve cette censure que le jeune homme s' impose aé lui-meême. Les vers suivants (12-17) expriment la reèaction de Catulle aé une telle situation : Nam nil stupra ualet, nihil, tacere. Cur ? non tam latera ecfutata pandas, Nei tu quid facias ineptiarum. Quare quicquid habes boni malique, Dic nobis ; uolo te ac tuos amores Ad caelum lepido uocare uersu.
Non, il ne sert aé rien de taire tes deèbauches, aé rien. Pourquoi ? Tu n' eètalerais pas des flancs aussi eèpuiseès si tu ne faisais pas de sottises. Ainsi que tu sois heureux ou malheureux, dis -le moi ; je veux vous porter aux nues, toi et tes amours, dans de jolis vers
Ce poeéme opeére donc un surprenant renversement. Les termes deèsi-
gnant la liaison de Flavius eètaient d' abord treés deègradants (inlepidae 2,
inelegantes
2,
febriculosi scorti
4-5), mais, aé suivre l' affirmation qui ouvre
le passage citeè, le silence imposeè par la honte ne vaut rien. Nous avons ici un essai d' auto-censure, ruineè par la parole catullienne qui rend public les amours de Flavius. C' est au regard de l' autre et, en particulier, de la collectiviteè qu' il revient de deècider de la censure. Or, en deèfinitive, ce n' est pas le ton de la censure qui est adopteè par Catulle, qui se propose plutoêt de ceèleèbrer dans un vers
lepidus
les amours de son ami.
Ce choix eètonnant meèrite une explication. Il est justifieè par l' indiffeèrence morale de la poeèsie neèoteèrique, qui ne regarde pas au au
malum,
bonum
ou
ainsi que par l' eèquivalence entre une conduite lascive et
une poeèsie recevant le qualificatif de
lepidus.
La censure, imposeèe aé ses
amours par Flavius et envisageèe un temps par Catulle lui-meême, n' est pas
reconnue,
en
deèfinitive,
comme
l' approche
convenant
aé
amours. Le message de condamnation n' est finalement pas le bon.
ces
freè deè ric nau
276 La censure
est
eègalement
theèmatiseèe
et
reècuseèe
vigoureusement
dans les carmina 5 et 7, les fameux poeémes des baisers adresseès aé Lesbie : Rumoresque senum seueriorum / Omnes unius aestimemus assis, û et que tous les murmures des vieillards moroses aient pour nous la valeur d' un as ý (5, 2-3) ; ... quae nec pernumerare curiosi / Possint nec mala fasci-
nare lingua, û ... si bien que les curieux ne puissent les compter ni d' une langue meèchante, leur jeter un sort ý (7, 11-12). Deux eèleèments importants interviennent dans ces poeémes. La censure, tout d' abord, y est refuseèe : elle n' a pas de pertinence et ne meèrite aucun inteèreêt ; cette particulariteè doit eèvidemment eêtre mise en relation avec le fait qu' il s' agit de Catulle et de sa ma|êtresse, non plus d' un tiers. Nous y reviendrons un peu plus loin. La censure, ensuite, y est deèjoueèe : Catulle induit par laé meême qu' il est possible de tromper la censure, et contribue ainsi aé illustrer l' eèquivociteè de ce type de discours, qui n' est pas infaillible. L' analyse de ces poeémes a eètabli que la censure pouvait eêtre mise aé distance. Ces techniques, qui consistent pour la plupart aé theèmatiser et/ou aé narrativiser la censure, traduisent un doute jeteè sur sa pertinence et sa valeur : elle n' est ni autosuffisante ni omnipotente. Les poeémes des baisers reèveélent, en outre, l' existence d' une image diffeèrente de Catulle dans le libellus : il n' est plus le fier jeune homme, menac°ant comme un Priape ses adversaires, mais il pourrait eêtre luimeême la cible de leurs attaques. C' est, dans une certaine mesure, le point d' aboutissement de la reèflexion sur la censure, car Catulle se trouve placeè alors dans le roêle de la cible et non plus du redresseur de torts. Nous devons explorer les conseèquences de ce changement de position ; car l' ultime prolongement de cette deèmarche qui tend aé mettre en eèvidence les limites de la censure, consiste bien aé la montrer retourneèe contre elle-meême : il y a, en effet, dans nombre de poeémes catulliens, une reèflexiviteè de la censure au sens propre, au sens oué la censure vise un preèceèdent acte de censure. L' ambigu|ëteè et les limitations du message censorial, que nous avons mises en eèvidence, sont alors porteèes aé leur comble car le texte produit un cercle vicieux dans lequel la censure renvoie indeèfiniment aé elle-meême.
Catulle, victime de la censure ? Les passages eèvoqueès preèceèdemment montrent que la censure, dans l' Ýuvre de Catulle, ne doit pas eêtre comprise selon le modeéle univoque d' une relation unilateèrale, correspondant aé l' attaque par un poeéte hyperviril de cibles deègradeèes pour leurs manquements aux
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
277
codes estheètiques ou moraux du cercle de Catulle. La censure s' aveére, au contraire, un discours ambigu, qui peut meême eêtre retourneè contre le poeéte lui-meême. L' une des illustrations les plus frappantes de ce pheènomeéne reèside dans les poeémes dans lesquels Catulle lui-meême fait figure de victime du modeéle priapique, ou é sa digniteè sociale a eèteè meèpriseèe par d' autres Priapes
24
.
Les amis de Catulle, Veèranius et Fabullus, par exemple, sont les victimes d' un Priape ; il s' agit de Pison et de ses acolytes, surnommeès Porcius et Socration, dans le carmen 47 : Porci et Socration, duae sinistrae Pisonis, scabies famesque mundi, Vos Veraniolo meo et Fabullo Verpus praeposuit Priapus ille ? (1-4)
Porcius et Socration, les deux mains gauches de Pison, oê leépre et famine de l' univers, est-ce bien vous qui avez eèteè preèfeèreès aé mon petit Veranius et aé Fabullus par ce Priape ithyphallique ?
Ces vers prouvent que l' agression sexuelle, preèsenteèe comme une source de la censure catullienne aé l' encontre de ses adversaires, s' est ici retourneèe contre Catulle et ses proches. Le terme uerpus/uerpa qui appara|êt dans ce poeéme eètait deèjaé preèsent dans le carmen 28, dans lequel Catulle se plaignait de la conduite de Memmius vis-aé-vis de lui, en s' adressant aux meêmes Veranius et Fabullus : O Memmi, bene me ac diu supinum Tota ista trabe lentus irrumasti ! Sed, quantum uideo, pari fuistis Casu ; nam nihilo minore uerpa Farti estis. Pete nobiles amicos ! (9-13)
O Memmius, combien tu as su longtemps me tenir sur le dos et, sans te presser, te faire sucer. Mais, aé ce que je vois, votre malheur fut eègal au mien ! On vous a fourreè une verge aussi longue. Allez donc chercher de nobles amis !
L' acte sexuel de l' irrumatio symbolise la domination sexuelle, mais, par-delaé, sociale et morale. Par ce biais, la tache de la honte a eèteè jeteèe
24
A. Richlin (The Garden of Priapus, p. 146-156) reconna|êt l' existence de ces cas allant
aé revers de sa theèorie geèneèrale, mais n' en propose gueére d' explication. C' est, d' ailleurs, l' une des principales critiques adresseèes par M. B. Skinner (review of The Garden of Pria-
pus, CPh, 1986 (81), p. 252-257) aé cet ouvrage dans sa premieére eèdition.
freè deè ric nau
278
sur Catulle et ses amis, qui apparaissent dans une situation deègradante et annihilant leur viriliteè. L' imagerie sexuelle intervient eègalement dans le carmen 29, qui deèsigne Mamurra sous le nom deèrisoire de Mentula et place sur un meême plan la gloutonnerie, la prodigaliteè et la sexualiteè deèbrideèe du personnage. En toleèrant Mamurra aé la teête de l' E è tat, Ceèsar se rend coupable des meêmes vices et meèrite le vers : Es impudicus et uorax et
aleo, û Tu es impudique, vorace et joueur ý (29, 10). Tous les indices de la viriliteè sont ici porteès aé un tel exceés qu' ils sont deèvoyeès et, par conseèquent, retourneès contre Catulle lui-meême, qui, dans d' autres poeémes, s' en preèvaut pour prendre la pose du censeur
25
. Or, cette situation repreèsente une humiliation pour le poeéte,
une deèneègation de sa capaciteè de protestation, une deènonciation de l' impuissance qui frappe son indignation. Le ressort de cette dynamique doit eêtre chercheè dans les interrogations rheètoriques qui ouvrent les carmina 29 et 52 : Quis hoc potest uidere, quis potest pati, Nisi impudicus et uorax et aleo ... ? (29, 1 -2)
Qui peut voir, qui peut souffrir, aé moins d' eêtre impudique, vorace et joueur, ...
Quid est, Catulle ? quid emoraris emori ? (52, 1)
Quoi donc, Catulle ? que tardes -tu aé mourir ?
En veèriteè, la permanence de cette situation honteuse prouve que la censure catullienne s' exerce aé vide, que la puissance dont elle se reèclame n' existe nullement. C' est laé une forme d' annulation du discours
d' invective
du
poeéte, pour lequel
la
seule
reèponse
possible
devient alors un suppleèment d' indignation qui ne peut gueére eêtre plus utile. De ce point de vue, les deèconvenues occasionneèes par la liaison avec Lesbie obeèissent aé une dynamique analogue. Le carmen 37 s' ouvre par ces vers, qui deècrivent un eètablissement de mauvaise vie : Salax taberna uosque contubernales, A pileatis nona fratribus pila, Solis putatis esse mentulas uobis,
25
Voir M. B. Skinner, û Parasites and strange Bedfellows : A Study in Catullus' Po -
litical Imagery ý, Ramus, 1979 (8), p. 137-152 et, du meême auteur, û The Dynamics of Catullan Obscenity : cc 37, 58 and 11 ý, Syllecta Classica, 1991 (3), p. 1-11.
279
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
Solis licere quicquid est puellarum Confutuere et putare ceteros hircos ? (37, 1 -5)
Taverne lubrique et vous, les habitueè s du neuvieéme pilier apreés les freéres coiffeès de bonnets, vous croyez-vous seuls pourvus de membres virils, seuls en droit de baiser toutes les jeunes femmes et de traiter tous les autres de boucs ?
Or, il s' aveére, dans la suite du poeéme, que parmi ces infaêmes convives, se trouve Lesbie. L' enjeu est cependant fixeè deés ces premiers vers : il s' agit de la puissance sexuelle, qui est confisqueè e par les adversaires de Catulle, qui tente de leur contester leur supeè rioriteè. La censure, dans ces poeémes, ne reèsulte donc pas de n' importe quelle indignation. Elle ne vise plus, en effet, les infractions aux codes de conduite et d' eècriture chers aé Catulle ; mais elle s' en prend aé des personnages incarnant une viriliteè deèbordante, teèmoignant de leur supeèrioriteè sexuelle et sociale sur Catulle. Par ce biais, la censure catullienne est ameneèe aé deècouvrir sa propre impuissance. Elle est, dans une certaine mesure, censureèe, c' est-aé-dire reèduite elle-meême au silence et aé l' acceptation frustreèe et reèvolteèe de sa propre exclusion.
Catulle, censeur de la censure Ce conflit entre la censure exerceèe par Catulle au nom des reégles de l' urbaniteè et la censure que l' hyperpuissance des nobiles amici lui oppose, en retour, aboutit logiquement aé une tentative de riposter aé la censure des autres par un nouvel acte de censure. La censure atteint alors son ambigu|ëteè maximale. Elle para|êt, en effet, sapeèe dans ses principes puisqu' elle supposerait des valeurs collectives, partageèes et incontestables, qui n' existent pas deés lors que Catulle se heurte aé d' autres censeurs. Les condamnations de Catulle et celles de ses adver saires se reèpondent donc dans un dialogue indeèfini. L' exemple canonique d' un tel cercle vicieux est eèvidemment le car-
men 16. Un aspect important de ce poeéme est trop souvent occulteè dans les analyses qui en sont proposeèes : c' est une reèponse aé des attaques lanceèes contre Catulle. Il ne s' agit donc nullement d' une affirmation pure et simple, gratuite, d' un principe litteèraire geèneèral
26
. Or,
les critiques formuleèes contre Catulle portent sur un plan moral : elles correspondent ainsi aé une forme particulieére de censure contre un
26
Voir R. G. Mayer, û Persona
visited ý, MD, 2003 (50), p. 55-80.
54 l
Problems. The Literary Persona in Antiquity Re -
280
freè deè ric nau
type de poeèsie. Mais la riposte de Catulle ne leéve pas le malentendu. Elle reèaffirme, au contraire, les principes qui ont choqueè Aureèlius et Furius puisqu' elle reprend l' image sexuelle ; mais elle retourne cette imagerie contre les adversaires de Catulle, afin d' en faire les victimes et de l' emporter sur eux. Ce poeéme illustre magistralement les deètours emprunteès par la censure : elle peut eêtre prononceèe par Catulle comme par ses adversaires ; elle n' est donc pas fondeèe sur des principes universels et peut soutenir des discours adverses. Les diffeèrents exemples de mise aé distance de la censure nous ont conduit aé souligner les limites inheèrentes au modeéle que nous avons d' abord mis en place : ce dernier n' a pas eèteè remis en cause, mais s' est vu ainsi assigner des transformations et des critiques, en lien avec sa valeur pragmatique. La censure, en particulier, ne saurait eêtre le monopole d' un poeéte promouvant ses valeurs aux deèpens de cibles sur lesquels il affirme sa supeèrioriteè dans les termes d' une imagerie principalement sexuelle. Elle forme, de ce fait, un discours ambigu, quant aé sa forme º car elle n' est jamais absolument pure º et quant aé son contenu º dont la signification est deèlibeèreèment brouilleèe par Catulle. C' est pourquoi elle joue parfois contre le poeéte lui-meême, entrant alors dans un dialogue indeèfini avec elle-meême, sous ses autres formulations. Elle ne garantit pas neècessairement le plaisir rechercheè aé travers elle car elle peut au contraire y faire obstacle ou proteèger des conduites indues.
La censure retrouveè e : un usage lyrique de la censure
L' ensemble de la reèflexion pragmatique sur la censure tend aé probleèmatiser ce discours : il n' appara|êt plus comme une eèvidente reèaction aux fautes observeèes dans le monde. Il s' ouvre ainsi une fracture dans l' univers ideèologique repreèsenteè par Catulle car les valeurs dont il se reèclame ne sont pas universellement reconnues et le langage exprimant sa relation au monde n' est pas transparent. Il faut ajouter que la situation dans laquelle Catulle place son propre personnage releéve eègalement d' une ambigu|ëteè. Il preètend eêtre l' auteur de la censure et conc°oit d' imposer ses reégles au monde ; mais cette censure est contamineèe par d' autres discours au sein meême du discours catullien ; elle est, en particulier, perturbeèe par l' investissement eèrotique qui la deètermine. La leègitimiteè de la censure catullienne est, au surplus, contesteèe par les
nobiles amici
qui disputent au poeéte sa
position de supeèrioriteè et annulent sa censure.
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
281
La censure est donc affecteèe d' une contradiction originelle entre sa preètention
aé
imposer des
valeurs
et
la
conscience eèprouveèe
de
la
contestation possible et effective de ces meêmes valeurs. Cette contradiction trouve son expression la plus aboutie dans le paradoxe de la censure que le poeéte s' inflige parfois aé lui-meême. Ce sont ces dernieéres occurrences que nous voudrions, pour finir, consideèrer : elles nous paraissent le mieux exprimer les tensions inheèrentes au statut de la censure dans l' Ýuvre de Catulle.
Se censurer soi-meême ... Les deux exemples les plus eèvidents de ce retournement de la censure contre son auteur sont constitueès par les carmina 8 et 51. Ils obeèissent cependant aé des dynamiques diffeèrentes. Dans le premier, Catulle se morigeéne lui-meême : il doit oublier les temps heureux passeès avec Lesbie et admettre que, aé l' avenir, sa perfidie lui vaudra aé elle de plus peènibles heures qu' aé lui. Ce poeéme est animeè par plusieurs tensions dans la repreèsentation. Une premieére tension, explicite, se joue dans l' ordre de la temporaliteè entre le passeè regretteè et le preèsent ; mais aussi entre le preèsent et le futur de Lesbie, qui aura perdu ses charmes. Une deuxieéme tension concerne la repreèsentation de Lesbie qui heèsite entre la tendresse eèrotique et la satire : l' image finale de la vieille femme deèlaisseèe de tous rappelle la tradition de la satire contre les vieilles femmes, souvent assimileè es aé des sorcieéres
malfaisantes
et
inquieètantes
sexuellement
(comme
chez
Callimaque ou Horace) : la jeune femme est interpelleèe avec l' apostrophe scelesta, mais surtout trois seèries d' interrogations rheètoriques adresseèes aé Lesbie (Quis nunc te adibit ? cui uideberis bella ?/Quem nunc
amabis ? cuius esse diceris ?/Quem basiabis ? cui labella mordebis ? û Quel homme maintenant t' approchera ? Lequel te trouvera jolie ? Lequel é qui dira-t-on que tu es ? A é qui tes baisers ? maintenant aimeras-tu ? A é qui mordilleras-tu les leévres ? ý, v. 16-18) font alterner les diffeèrents A registres de la tendresse et de l' invective. Une troisieéme tension, enfin, concerne l' autorepreèsentation du poeéte, qui passe de la censure aé la compassion patheètique pour lui-meême. L' adjectif miser qui deèsigne dans l' incipit le poeéte (Miser Catulle) reèsume cette ambigu|ëteè : c' est une marque de commiseèration, mais l' adjectif est aussi typique des lamentations comiques ; toutefois l' utilisation de la troisieéme personne avec le vocatif Catulle, instaure une distance qui preête moins au rire que les monologues comiques. De la meême manieére, les proceèdeès patheètiques, comme l' emploi du parfait pour eèvoquer un bonheur reèvolu
freè deè ric nau
282
ou la couleur eèleègiaque propre aé l' image des soleils qui ne brilleront plus, alternent avec les interpellations satiriques, tels que les vocatifs renforceès et la deèsignation impotens et le verbe ineptire. Or, la voix du poeéte ne trouve jamais, parmi ces multiples tensions, le lieu de son preèsent. Ce poeéme est ancreè dans trois moments : le passeè, consideèreè soit avec la nostalgie de l' imparfait, soit avec le constat amer du parfait ; le futur qui doit hypotheètiquement reèaliser la revanche de Catulle sur sa ma|êtresse ; l' injonction soit exprimeèe au mode impeèratif soit au mode subjonctif, qui traduit une virtualiteè du preèsent ou encore une projection dans un proche avenir. Il n' y a que trois occurrences du preèsent de l' indicatif en proposition principale. La premieére (iam illa non uolt 9) dresse un constat de l' attitude de l' autre. La deuxieéme (iam Catullus obdurat 12) fait eècho et rime avec le meême verbe aé l' impeèratif dans le vers preèceèdent ; mais il est immeèdiatement suivi de futurs. La troisieéme, enfin (quae tibi manet uita ! 14) exprime un futur. La tension entre les diffeèrents registres verbaux et affectifs preèsenteès dans ce poeéme n' est pas reèsolue. Au contraire, les po ê les qui organisent le poeéme deècrivent un centre vide, une case impossible aé remplir : c' est la position stable que le poeéte pourrait prendre au preèsent. La strateègie utiliseèe dans le carmen 51 diffeére parce qu' elle repose sur une riche intertextualiteè, principalement avec le poeéme preèceèdent (50)
27
, mais aussi avec le texte source, le fragment de Sappho. Or, le
trait le plus original de cette reèeècriture consiste en l' addition de la dernieére strophe, qui ne correspond pas au ton que la fin perdue du mo deéle saphique avait probablement. Voici la strophe en question : Otium, Catulle, tibi molestum est ; Otio exultas nimiumque gestis. Otium et reges prius et beatas Perdidit urbes.
L' oisiveteè, Catulle, t' est funeste ; l' oisiveteè te transporte et t' excite trop ; l' oisiveteè, jadis, a perdu tant de rois et de villes florissantes.
L' adjectif molestum exprime la condamnation de la forme de loisir, de l' otium, cultiveèe par Catulle et par ses amis (et qui s' oppose aé l' otium
cum dignitate conc°u pendant les dernieéres anneèes de la Reèpublique romaine) : c' est donc une nouvelle apparition de la censure adresseè e par le poeéte aé lui-meême.
27
Voir C. P. Segal, û Catullan Otiosi ... ý.
283
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
Or, cette censure va aé contre-courant des derniers mots du fragment de Sappho qui encourageaient, au contraire, aé tout oser. Cette fois, contrairement aux jeux temporels observeès dans le carmen 8, le poeéte a trouveè une position lui permettant de s' exprimer au preèsent de l' indicatif : il peut affirmer otium molestum est. Mais cette assurance n' est gagneèe qu' au prix d' une scission inteèrieure, car cette position factuelle s' oppose violemment aé la passion amoureuse exprimeèe dans les trois premieéres strophes. Le conflit entre les deux instances du moi poeètique est d' ailleurs soutenu par la copreèsence de deux logiques geèneèriques : les allusions aé l' Ilioupersis de la dernieére strophe, preèceèdeèes par l' emploi d' un vocabulaire ennien dans la troisieéme, introduisent, de fait, l' eèpopeèe en contrepoint de la poeèsie eèrotique
28
.
Cependant, ce deèdoublement, expliciteè dans la dernieére strophe, reèsulte de la deèception qui accompagne la formulation de la passion deés le deèbut du poeéme. L' utilisation du lexique de la vue (spectat 4, dulce
ridentem 5, aspexi 7), qui constitue une innovation catullienne tranchant avec la concentration de Sappho sur le son de la voix, institue, en effet, une distance insurmontable entre le poeéte et l' eêtre aimeè
29
.
En se censurant lui-meême, le poeéte se contente de prendre acte de l' impossibiliteè qu' il endure, pour sa part, de pousser treés avant la violation des principes traditionnels : cette impuissance est reèveèleèe, sur le plan eèrotique, par l' inaccessibiliteè de l' eêtre aimeè, et trouve une traduction poeètique dans la reèfeèrence eèpique introduite significativement pour condamner la passion amoureuse non ma|êtriseèe. L' impuissance aé approcher l' eêtre aimeè, qui trahit une sorte d' autocensure en actes, pourrait eègalement deèterminer la poeèsie du carmen 2, dans lequel le poeéte utilise un objet transitionnel, l' animal domestique, pour exprimer son amour et pour atteindre sa ma|êtresse. En somme, ce poeéme offre une reprise subtile et ambigue« du triangle amoureux qui caracteèrise aussi le carmen 51. Or, une nouvelle fois, c' est dans le subjonctif, optatif, que s' acheéve le poeéme : Tecum ludere
sicut ipsa possem / Et tristis animi leuare curas ! û puisseè-je, comme elle, en jouant avec toi, alleèger les tristes soucis de mon cÝur ý (9-10). Encore ce souhait laisse-t-il toujours intacte la puella. Dans ces poeémes, c' est donc un conflit non reèsolu qui se donne aé voir : le deèdoublement psychologique et geèneèrique du carmen 51, comme la meèdiatisation de la
28
Voir J. Dangel, û Catulle, carmen 51 : eètude stylistique d' une reèeècriture de Sappho ý,
Euphrosyne, 1996 (24), p. 77-97.
29
Voir J. Dangel, ibid.
freè deè ric nau
284
relation amoureuse au moyen d' objets de transition, manifeste une contradiction entre le deèsir, rendu puissant par la passion amoureuse, et la censure dont le bien-fondeè est eèprouveè graêce aé l' expeèrience de l' eèchec et qui para|êt ne pouvoir qu' eêtre vainement reèpeèteèe.
...
pour mieux retrouver la tradition ?
La censure reèveéle ainsi une identiteè en crise : le poeéte reprend la tradition de l' invective afin d' affirmer les valeurs nouvelles de l' urbaniteè, mais il se heurte, par laé meême, aé l' eèquivociteè de tout message et aé la reèversibiliteè de la censure. Cette deèmarche reèflexive sur son propre discours aboutit aé la censure de soi-meême, motiveèe par l' incompatibiliteè entre l' expeèrience ameére de l' amour deèsespeèreè et l' ideèal de virile domination de soi. Il en ressort la repreèsentation d' un personnage qui ne peut reèsoudre en une uniteè stable ses propres tensions. Les
carmina
72 et 75, en particulier, mettent en sceéne le conflit entre
l' ideèologie aristocratique et la reèaliteè de la passion, qui est traduite par l' opposition entre les expressions
amare
et
bene uelle :
Qui potis est ? inquis. Quod amantem iniuria talis Cogit amare magis, sed bene uelle minus (72, 7 -8).
Comment est-ce possible ? diras-tu. C' est qu' une trahison telle que la tienne redouble la passion d' un amant et diminue sa tendresse.
Huc est mens deducta tua, mea Lesbia, culpa, Atque ita se officio perdidit ipsa tuo, Vt iam nec bene uelle queat tibi, si optuma fias, Nec desistere amare, si omnia facias (75).
Voilaé ou é mon aême en est venue, ma Lesbia, par ta faute ; voilaé aé quel point elle s' est perdue elle-meême par fideèliteè ; deèsormais elle ne peut plus te cheèrir, quand tu deviendrais la plus vertueuse des femmes, ni cesser de te deèsirer, quand tu ferais tout pour que cela cesse.
Tandis que le verbe tion
bene uelle
amare
appartient au langage passionnel, la locu-
deècrit les relations de l' amicitia aristocratique qui gou-
verne la socieèteè romaine
30
. Ce conflit culmine dans l' emploi ambigu
d' officium. Ce terme deèsigne le devoir accompli vis-aé-vis de son patron, c' est-aé-dire de son supeèrieur social vis-aé-vis duquel l' individu est
30
Voir R. O. A. M. Lyne,
The Latin Love Poets,
Oxford, 1980, chapitre û Catullus ý.
285
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
obligeè ; mais cet
officium
a eèteè ici mis au service de la passion. Il y a laé
une aberration qui conduit ineèluctablement aé la perte de l' individu
31
.
Nous voyons dans cette crise eèthique et dans ce deèdoublement lyrique l' une des sources d' explication du cycle de Gellius (
carmina
74,
88, 89, 90, 91). Nous citons ici dans son entier la pieéce 74. Gellius audiuerat patruum obiurgare solere Si quis delicias diceret aut faceret. Hoc ne ipsi accideret, patrui perdepsuit ipsam Vxorem et patruum reddidit Harpocratem. Quod uoluit fecit ; nam quaeuis irrumet ipsum Nunc patruum, uerbum nunc faciet patruus.
Gellius avait entendu dire que son oncle ne cessait pas de gronder contre
ceux
qui
parlaient
de
l' amour
ou
le
faisaient.
Pour
eè viter
d' avoir le meême sort, il a peètri aé fond la propre femme de son oncle et il a transformeè son oncle en Harpocrate. Il est arriveè aé ses fins ; car aujourd' hui, quoiqu' il se donne aé sucer aé son oncle lui-meême, son oncle ne soufflera mot.
Ce poeéme deèpeint une comeèdie joueèe aux deèpens de la censure reèpublicaine incarneèe par l' oncle de Gellius. De la censure, ce personnage posseéde les caracteèristiques car il gronde (
obiurgare
) et est un
patruus
,
l' oncle austeére des comeèdies. Les valeurs traditionnelles se trouvent ainsi burlesquement pieètineèes. Or, le moyen de cette transgression est l' inceste : c' est sur cette dimension incestueuse des relations de Gellius que les autres poeémes de ce cycle insistent. Cette situation preèsente d' autant plus d' inteèreêt que Lesbie, si elle est bien Clodia, fut ellemeême accuseèe d' avoir eu des relations incestueuses ; Catulle y fait en tout cas reèfeèrence dans le
carmen
79. La comeèdie deèpraveèe joueèe par
Gellius et ses proches reproduit alors approximativement le jeu interpreèteè par Lesbie et sa famille aux deèpens de Catulle, qui rec°oit, malgreè lui, le roêle du
patruus
. Tenant d' une censure traditionnelle, Catulle se
trouve reèduit au silence par la passion. Le cycle de Gellius offre
ipso facto
un reflet satirique de la propre
meèsaventure du poeéte. Mais la censure contre Gellius ne permet pas de reèsoudre la contradiction entre l' ideèologie traditionnelle et le deèsir pour Lesbia. Le
carmen
99, quoiqu' il porte sur les amours de Catulle et de Juven-
tius, obeèit aé une logique analogue. Le poeéte a deèrobeè aé son amant un
31
CPh
Voir C. L. Platter, û
Officium
, 1995 (90), p. 211-224.
in Catullus and Propertius : a Foucaldian Reading ý,
freè deè ric nau
286
baiser, qui lui a valu un dur chaêtiment de la part du jeune homme : ce dernier s' est essuyeè la bouche pour ne conserver aucune trace du baiser de Catulle, comme s' il avait la salive spurca d' une louve (7-10), sachant que ce terme deèsigne aussi bien l' animal qu' une prostitueèe dans le vocabulaire sexuel familier des Romains. L' expression spurca
saliua (10) fait, en outre, eècho aé la manieére dont Catulle deèsigne la salive d' un rival qui a souilleè la puella dans le carmen 78b. La deèsignation meètonymique reèprobatrice du tiers par sa salive est ainsi cruellement transfeèreèe aé Catulle lui-meême et aé ses amours. Il y a laé une forme de censure, car Juventius juge inopportun le plaisir pris subrepticement par Catulle et le convertit en douleur. Cette mise en sceéne explique la neècessiteè de l' autocensure. Le vers final (numquam iam posthac basia sur-
ripiam, û jamais plus, aé l' avenir, je ne te deèroberai de baisers ý) montre d' ailleurs que deèsormais, il se gardera bien d' appliquer des baisers aé Juventius malgreè lui. Dans ce poeéme, comme dans le cycle de Gellius et les poeémes opposant amare et bene uelle, Catulle retrouve, en quelque sorte, la censure pour se l' appliquer aé lui-meême. Mais la meèdiatisation par la censure d' autrui sur soi-meême ou par l' autocensure supposant un deèdoublement permet seulement de constater la veèraciteè de la censure. C' est l' expeèrience de l' eèchec amoureux qui prouve la censure, qui lui confeére sa leègitimiteè. Elle n' est plus alors la simple reprise ou inteèriorisation du regard des autres, mais une justification personnelle aux ideèaux collectifs. L' interdiction de certains plaisirs est corroboreè e par la douleur qui se meêle neècessairement aé ses plaisirs, tels que Catulle (se) les repreèsente. Ce moment oué le poeéte retrouve la censure traditionnelle qu' il avait abandonneèe est parfaitement exprimeè dans le carmen 76, l' un des é l' inverse poeémes les plus reèflexifs de la litteèrature eèrotique latine. A de ce que la poeèsie catullienne pratique le plus souvent, ce n' est pas dans l' immeèdiateteè du sentiment passionnel que ce poeéme nous jette, mais
dans
le
processus
meême
de
la
remeèmoration
a posteriori : le
poeéme s' ouvre sur si qua recordanti et probleèmatise le bonheur qui peut eêtre associeè aé cet acte de meèmoire. Ce poeéme pose donc comme un fondement le malheur qui a suivi la rencontre aberrante de la pietas et de la deèpravation en les personnes de Catulle et de sa ma|êtresse et, recueillant cette expeèrience, tente d' en tirer un profit psychoaffectif paradoxal : il s' agit de tirer le bonheur du malheur eèprouveè. Pour ce faire, Catulle retrouve les cateègories propres aux traditions du milieu sociopolitique dont il est issu et dont il porte les valeurs : sa supplication reèclame la reèciprociteè au cÝur des relations traditionnelles romai-
catulle et la censure : les strateè gies du plaisir
287
nes ; il demande aux dieux de reddere, comme dans le vers final : reddite mi hoc pro pietate mea ; car il a duê renoncer aé demander cette reèciprociteè aé la puella dont il n' espeére plus qu' elle l' aime û en retour ý, comme en atteste l' adverbe contra (23). Or, l' acte de remeèmoration qui preèside aé ce poeéme est poeéme
formeè
montre
par
donc
le processus
comment
de l' eècriture
l' expeèrience
de
elle-meême :
l' eèchec
ce
amoureux
conduit le poeéte aé retrouver les exigences de la censure traditionnelle dans son travail poeètique meême. Ces exemples d' invectives aé soi-meême montrent combien la dimension reèflexive que Catulle imprime aé la censure en enrichit le discours : il devient un outil de la reèflexion sur soi et sur la socieèteè et trouve des fondements revigoreès dans l' expeèrience individuelle. L' ap-
plication d' une censure ceèleèbrant indirectement l' urbanitas se trouve ainsi largement deèpasseèe au profit d' une meèditation sur la relation du poeéte au monde. Le
carmen
76 laisse cependant douter que le conflit
entre la passion et la tradition sera jamais deèpasseè : le plaisir escompteè demeure bien hypotheètique et la poeèsie de Catulle en demeure aé un constat amer de l' impossibiliteè du plaisir, mais aussi de l' impossibiliteè d' y renoncer tout aé fait.
Conclusion
La censure dans l' Ýuvre de Catulle exprime, finalement, le reêve d' une impossible immeèdiateteè du poeéte et du monde. Les reégles de l' urbanitas ne permettent pas toujours de corriger les hommes au greè
du plaisir de Catulle. Le langage, chez le poeéte, appara|êt toujours dans son eèquivociteè. La censure n' eèchappe pas aé cette loi geèneèrale et, de ce fait, loin d' eêtre absolument ma|êtriseèe par Catulle, elle peut se tourner contre lui. En reèaliteè, il devient lui-meême le prisonnier d' une censure qui trahit son deèsir passionneè et que ce deèsir trahit dans ses effets. La seule liberteè qui lui reste alors, c' est de s' approprier ce geste, en se censurant lui-meême. Ce qui se dit, par conseèquent, dans la censure, c' est l' aveu de l' impuissance aussi bien aé se conformer parfaitement aux canons traditionnels qu' aé se deèlivrer de la passion. De la remeèmoration et du reècit seuls de cette expeèrience na|êt l' espoir d' un plaisir fait de reèconfort plus que de satisfaction.
freè deè ric nau
288
BIBLIOGRAPHIE
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L AT I N I TAT E S
Carlos
Leèvy
SOLDAT DE LA VERTU, SOLDAT DU ÂTAMORPHOSES DE LA PLAISIR : LES ME ÁCE, NOTION DE MILITIA CHEZ LUCRE ÂRON, LES SEXTII ET SE ÂNE ÁQUE CICE
La
preèsence de l' armeèe dans la philosophie romaine est un theéme
qui ne nous semble pas avoir encore eèteè suffisamment exploreè. Toute penseèe philosophique se doit d' apporter, d' une manieére ou d' une autre, sa reèponse au probleéme de la violence, mais ce n' est pas de cela qu' il s' agit ici. L' objet de notre eètude sera plus speècifiquement la preèsence de l' institution militaire dans certains textes philosophiques, qu' elle y apparaisse pour elle-meême ou qu' elle y soit l' expression meètaphorique d' un philosopheéme. L' armeèe est une institution de la citeè, fondeèe sur le principe de hieèrarchie et dont la fonction est eèminemment ambigue«, puisqu' elle peut assurer la deèfense des citoyens ou les entra|êner
dans
une
guerre
d' agression,
la
frontieére
entre les
deux
n' eètant pas toujours d' une parfaite clarteè. Dans ce que l' on appelle communeèment û les meètaphores militaires ý la reèfeèrence aé la violence n' implique pas qu' il soit question de l' armeèe, or c' est aé celle-ci que nous allons tout particulieérement nous inteèresser, consideèrant que parler des armes ce n' est pas neècessairement parler de l' armeèe. Notre eètude portera sur le domaine latin, mais il nous a sembleè neècessaire de la faire preèceèder de quelques remarques concernant le domaine grec. Pour donner une ideèe de la complexiteè de ce probleéme dans la penseèe grecque, il convient d' abord de se reèfeèrer aé Platon chez qui, nous semble-t-il, on peut trouver trois cas de figure : º dans la
Reèpublique,
l' eèvocation de la naissance de l' homme deè1
mocratique, envahi par les mauvais deèsirs , contient des termes qui
* Je tiens aé remercier Federica Bessone et Ermanno Malaspina, eèditeurs du livre Politica e cultura in Roma antica, volume d' hommage aé Italo Lana, publieè aé Bologne en 2005,
289
carlos leè vy
290
eèvoquent le combat (xummaji`a, par exemple), mais cette violence 2
correspond aé une sta`siq , aé un affrontement entre partis, et de ce fait l' armeèe en tant que reèaliteè speècifique n' y joue aucune roêle ; º dans l' Apologie, lorsque Socrate explique son refus de s' enfuir, il recourt aé la meètaphore du bon soldat qui reste, quel qu' en soit le risque, laé ou é il a eèteè placeè par son chef, sans tenir compte de la mort possible, 3
plutoêt que de sacrifier l' honneur . Nous aurons l' occasion de voir aé quel point la posteèriteè de ce passage sera riche. º dans le Banquet, la conduite de Socrate aé
Potideèe illustre cette
conception du devoir et, en meême temps, aboutit sinon aé la neègation, du moins aé une certaine deèvalorisation de la technique militaire. Anticipant sur un theéme sto|ëcien, Platon montre, par l' exemple de son ma|être, que le meilleur soldat n' est pas celui qui a eèteè formeè aux armes, mais le philosophe qui, par la ma|êtrise qu' il a de son aême et de 4
son corps, est capable d' exploits inaccessibles aux autres . La plupart des theémes que nous retrouverons ulteèrieurement sont deèjaé preèsents dans le corpus platonicien, mais ils n' y sont pas organiseès en une topique. Le modeéle socratique est encore trop concreétement preèsent pour que Platon puisse donner une expression systeè matique aé des conduites qui, pour lui, sont intimement lieèes aé la personnaliteè, aé tous eègards exceptionnelle, de Socrate. Est-ce que parce qu' Aristote, lui, n' eètait pas prisonnier d' une telle fascination que sa perception de l' institution militaire a une vocation beaucoup moins symbolique que celle de Platon ? Le long deèveloppe-
è thique aé Nicomaque consacreè aé la diffeèrence entre les soldats ment de l' E de meètier qui n' affrontent la mort que lorsqu' ils pensent eêtre les plus forts et les soldats citoyens, moins expeèrimenteès, mais plus prompts aé sacrifier leur vie quand la patrie est en danger, constitue une reè flexion 5
sur le courage de laquelle tout appel aé la meètaphore est exclu . Plus frappant encore, dans le passage de la Politique, ou é il distingue la partie rationnelle de l' aême et la partie irrationnelle, autrement dit la partie qui commande et celle qui obeèit, le Stagirite illustre cette reèaliteè psychologique par des exemples qui n' ont rien de militaire
6
: û l' homme
libre commande aé l' esclave, le maêle aé la femelle, le peére aé l' enfant ý.
oué cet article a paru pour la premieére fois, de m' avoir permis de le reproduire. 1
2 3 4 5 6
Platon, Rep. 559a-561d. Plat., Rep. 560a. Plat., Apol. 28d. Plat., Banqu. 219e-221b. Aristote, Eth. Nic. 3, 8, 1116b 3-1116b22. Arist., Pol. 1, 1, 13, 1360 a.
soldat de la vertu, soldat du plaisir
291
Cela ne rend que plus surprenante la reèfeèrence preècise de Seèneéque, attribuant aé Aristote l' ideèe que la coleére doit eêtre le soldat et non le geèneèral et cela constitue donc un argument suppleèmentaire pour ceux qui pensent qu' il ne s' agit pas d' une citation directe d' Aristote, mais d' une deèsignation geèneèrique pouvant renvoyer aé des Peèripateèticiens 7
ulteèrieurs . 8
En ce qui concerne le cynisme et le sto|ëcisme , tout particulieérement importants dans une perspective romaine, le probleé me est rendu plus complexe par le caracteére treés lacunaire de nos sources. On remarquera que Diogeéne le Cynique professait une reèelle admiration pour
Sparte
qu' il
comparait
aé
l' appartement
des
hommes, tandis
9
qu' Atheénes ne serait que le gyneèceèe , ce qui laisserait penser qu' il eèprouvait de l' attirance pour une socieèteè militariseèe, mais il lui arrivait aussi de railler les Laceèdeèmoniens, discernant en eux le meême tuphos que chez le reste des Grecs
10
. Cette orientation û anarchiste ý du cy-
nisme est deèjaé preèsente dans le mot d' Antistheéne comparant les Theèbains deèfilant apreés la bataille de Leuctres aé des gamins ravis d' avoir
7
Seèneéque, De ira, 1, 3, 3. J. Fillon-Lahille, Le De ira de Seèneéque et la philosophie sto|ë-
cienne des passions, Paris, 1984, p. 214 est assez isoleèe dans sa deèfense de la theése d' un emprunt direct aé Aristote. Pour un traitement plus complet de la question, voir M. Giusta, I dossografi di etica, Turin, 1967, 2 vol., p. 315 et A. Setaioli, Seneca e i Greci, Bologne, 1988, p. 141-152. L' ensemble des fragments d' Aristote sur la coleé re a fait l' objet d' une û eèpreuve archeèologique ý de la part de O. Bloch, û Un imbroglio philologique : les frag ments d' Aristote sur la coleére ý, dans Energeia, eètudes aristoteèliciennes offertes aé Mgr A. Jannone, Paris, 1986, p. 138, qui consideére lui aussi que Seèneéque û cite l' opinion commune des Peèripateèticiens ý. Bloch prend comme point de deè part de sa deèmonstration V. Rose, Aristoteles Pseudepigraphus, Leipzig, 1863, p. 107-111, qui avait conclu aé l' inauthenticiteè d' un point de vue aristoteèlicien, mais avait attribueè ces fragments aé un non moins probleèmatique Politique. Dans le traiteè de Philodeéme Sur la coleére, on trouve une reèfutation de l' ideèe peèripateèticienne selon laquelle la coleére serait un soldat au service de la raison. Contrairement aé ce qui est affirmeè par G. Indelli, Philodemo. L' ira. Edizione, traduzione et commento a cura di Giovanni Indelli, Naples, 1988, p. 209, cette meètaphore n' est exprimeèe è thique aé Nicomaque ni dans la Politique. Lorsque dans avec une telle preècision ni dans l' E Pol. 1, 13, 1260a, Aristote diffeèrencie l'
aÊrjon
et l'
aÊrjo`menon,
la distinction n' est pas speè-
cifiquement de caracteére militaire.
8
Sur la preèsence de certains theémes cyniques dans le sto|ëcisme, cf. M.-O. Goulet-
Cazeè, Les Kynica du sto|ëcisme, Stuttgart, 2003.
9
Diogeéne Lae«rce, 6, 59. M.-O. Goulet-Cazeè, Diogeéne Lae«rce. Vies et doctrines des philo-
sophes illustres, Paris, 1999, signale dans la note ad loc. de sa traduction, Paris, 1999, que le meême mot est attribueè aé Theèon, Progymnasmata, 105, 4. Il faut eègalement signaler qu' en Diog. L., 6, 27, Diogeéne reèpondit aé quelqu' un qui lui avait demandeè en quelle reègion de Greéce il voyait de vrais hommes : û Des hommes nulle part, mais je vois des enfants aé Laceèdeèmone ý. Nos traductions de Diogeéne Lae«rce sont celles de M.-O. Goulet-Cazeè.
10
E è lien, Hist. uar. 9, 34.
carlos leè vy
292
roueè de coups leur preècepteur
11
. Quant aux Sto|ëciens de l' Ancien
Portique, qui proclamaient que le sage est le seul geèneèral
12
et qu' il est
au-dessus de tous les pouvoirs de la citeè, ils semblent avoir fait un usage modeèreè des meètaphores militaires, pour autant que nous puissions en juger par les fragments qui nous sont parvenus
13
. Par ailleurs,
on ne sera pas surpris de trouver chez les E è picuriens une condamnation sans nuance de l' armeèe, aé laquelle sont adresseès, si l' on en juge par l' inscription de Diogeéne d' Oenoanda, deux reproches fondamentaux
14
: elle est dans son principe meême alieènation de la liberteè au beè-
neèfice d' un supeèrieur hieèrarchique et elle constitue un eèleèment de deèsordre par la violence qu' elle introduit dans le monde. Le philo sophe eèpicurien, dit logiquement Diogeéne, se tiendra eèloigneè l' armeèe comme de l' activiteè politique. De cette trop breéve syntheése, on retiendra que la meètaphore militaire est preèsente dans la philosophie classique et helleènistique, mais avec une freèquence treés limiteèe et, le plus souvent juxtaposeèe, voire subordonneèe aé d' autres meètaphores. La philosophie romaine marque-t-elle une eèvolution, voire une rupture, de ce point de vue ? C' est ce que nous voudrions tenter de veèrifier en examinant ce qu' il en est chez Lucreéce, Ciceèron et Seèneéque, puis chez E è picteéte et Marc-Aureéle. Chez Lucreéce, il existe un antimilitarisme qui nous para|êt preèsenter deux
aspects
principaux,
l' un
d' archeèologique,
l' autre
eèthique.
Il
s' agit, en effet, pour le poeéte : º de reèveèler aé son lecteur quelle est l' origine de l' armeèe, en deèpouillant l' institution militaire de toute origine mythique ; º de montrer que la puissance militaire, incontestablement effrayante, ne teèmoigne d' aucune force veèritable, puisque seule la philosophie eèpicurienne est capable de triompher de la peur.
11
Plutarque,
Lyc.,
30. Dans un important article encore non-publieè, û L' aême et les
armes. La reèception cynico-sto|ëcienne d' un motif heèro|ëque ý, J. Campos Daroca et J. L. Lopez Cruces, ont montreè l' importance du theéme des armes chez les premiers cyniques, voir, par exemple Diog. L., 6, 12 : û La vertu est une arme qu' on ne peut pas nous enle ver ý ou
ibid.,
13 : û il faut construire des remparts dans nos propres raisonnements afin
de les rendre imprenables ý.
12 13
Stobeèe,
Ecl.,
2, 7, 11g, p. 99, 3W =
SVF
On notera cependant chez Neèmeèsius,
est le soldat (
to´ doruforiko`n)
1, 216.
De nat. hom.,
21, l' affirmation que le
humo´q
de la raison, mais sans que l' on puisse deè terminer si cette
meètaphore eètait deèjaé preèsente chez les premiers Sto|ëciens.
14
Voir M. F. Smith,
112, 4, 5 ; 8-11 ; 22.
Diogenes of Oinoanda. The Epicurean Inscription,
Naples, 1993, frg.
293
soldat de la vertu, soldat du plaisir
L' histoire de l' humaniteè qui occupe une partie importante du cinquieéme livre, apporte aé ce sujet une foule d' informations inteèressantes dans la perspective anthropologique eèpicurienne, celle d' une eèvolution sans aucune finaliteè interne, provoqueèe par l' adaptation aé des expeèriences, tout comme la natura gubernans elle-meême reèsulte d' une multitude de combinaisons atomiques, dont certaines seulement sont durables
15
. On l' a souvent dit, pour Lucreéce, le progreés technique est
en lui-meême moralement neutre vaise
utilisation de
16
, or l' armeèe va repreèsenter la mau-
ces deècouvertes.
Elle
est
d' abord
eèvoqueèe,
en
creux, comme absence. La violence des hommes primitifs est individuelle, elle correspond au deèsir de survivre dans un environnement hostile, en luttant notamment contre les guerres sauvages, mais le poeéte tend aé mettre en contraste la souffrance et la mort de ces quelques individus avec les massacres qui se produiront, plus tard, lorsque les armeèes s' affronteront : û on ne les voyait, meneès sous des enseignes, eêtre livreès mille et mille en un jour ý
17
. La fondation des villes par les
rois comporte certes la mention de l' arcem et du praesidium
18
, mais
sans aucune preècision suppleèmentaire, tout comme l' invention des magistratures et des iura ne comporte aucune preècision sur la force qui fait respecter la loi
19
. En revanche, dans le passage consacreè aé la re-
ligion et aé ses meèfaits, l' armeèe est clairement associeèe aé celle-ci
20
: û de
meême, quand les vents, en parcourant la mer au comble de leur force et de leur violence, balayent sur les flots le commandant d' escadre ainsi que, tout autant, les leègions puissantes avec leurs eèleèphants, ne fait-il pas des vÝux qui s' adressent aux dieux, qui reèclament leur paix et n' implore-t-il pas, dans l' effroi oué il est, l' apaisement des vents et la faveur des souffles ? ý. Autrement dit, la premieére apparition de l' armeèe dans cette histoire de l' humaniteè est placeèe sous le
15
Voir sur ce point G. Droz-Vincent, û Les foedera naturae chez Lucreéce ý dans Le con-
cept de nature aé Rome. La physique, eèd. C. Leèvy, Paris, 1996, p. 191-211. 16 Voir, par exemple, M. Gale, Myth and Poetry in Lucretius, Cambridge, 1996, 2e ediè tion, 1997, p. 107-140, p. 177, qui deèfinit le progreés technique comme û a duply ambiva lent
affair
in
Lucretius
eyes ý
et
J. -C.
Fredouille,
û Lucreéce
et
le
``double
progreés
contrastant'' ý, Pallas, 19, 1972, p. 11-27, qui, reprenant une expression de J. Maritain, eèvoque û un double progreés contrastant ý.
17
Lucreéce, De rerum natura, V, 999-1000 : At non multa uirum sub signis milia ducta / una
dies dabat exitio. Trad. B. Pautrat, Paris, 2000.
18 19 20
Lucr., De rerum natura, V, 1108. Lucr., De rerum natura, V, 1145-1160. Lucr., De rerum natura, V, 1226-1230 : Summa etiam cum uis uiolenti per mare uenti /
induperatorem classis super aequora uerrit / cum ualidis pariter legionibus atque elephantis, / non diuom pacem uotis adit, ac prece quaesit / uentorum pauidus paces animasque secundas ?
carlos leè vy
294
signe de la force impuissante, une impuissance qui est indissociable de l' aveuglement, car soldats et marins attribuent de manieére erroneèe aux dieux une force qui est en reèaliteè celle de la nature. La meême neègativiteè peut eêtre observeèe dans le reècit de l' apparition des armeèes, celle-ci ne relevant nullement d' une deècision organisatrice de la citeè. Si les armeèes existent, c' est en deèfinitive parce qu' un hasard, les incendies de foreêts, pour lesquels le poeéte en bon E è picurien envisage plusieurs causes possibles, a mis en eèvidence des veines meètalliques (or, argent, cuivre et plomb) que l' homme associe aé la fabrication possible d' objets
21
. Les armes naturelles, ce sont les mains, les
ongles, les dents, les pierres, les deèbris de branches, puis le feu
22
. Ob-
jets et parties du corps sont ainsi associeès, comme si la notion d' arme primait sur toute consideèration, comme si l' utilisation violente rendait indiffeèrente l' origine de ce qui permet de tuer ou de blesser. Mais, inversement, lorsque l' homme conna|êt le bronze, puis le fer, et qu' il en fait des armes techniques, cela provoque une subjectivisation de l' objet, promu stylistiquement au rang d' agent par le vers 1293 :
Inde minutim processit ferreus ensis
. Les moyens utiliseès par le poeéte dans
son eècriture visent tous aé montrer que la guerre fait perdre aé l' homme son humaniteè et impose le reégne de l' objet, au deètriment de la seule lutte qui meèrite d' eêtre meneèe, celle qui permet d' instaurer en soi la paix inteèrieure. Le processus de deèpersonnalisation se poursuit dans les vers 1297-1301, graêce aé une habile utilisation de l' infinitif, pour eèvoquer l' apparition de la cavalerie. Les animaux apreés les mineèraux, cela
scala naturae horribile humanis quod gentibus esset in armis
eèvoque une
parodique, en ce sens que la monteèe formelle
vers l' humaniteè (le genre humain est enfin explicitement eèvoqueè au vers 1306 :
) ne s' accompagne
d' aucun progreés vers la rationaliteè. Ch. Segal, qui a eètabli un inteèressant paralleéle entre le mythe de Cybeéle, oué les lions sont preèsenteès comme domestiqueès, tirant le char de la deèesse, et le cinquieéme livre, ou é la violence bestiale se deècha|êne sans qu' il soit possible de lui imposer quelque limite que ce soit, ne semble cependant ne pas avoir perc° u comment la prise en compte de la poleèmique philosophique peut
21
euÉrety´q
Sur l' absence de tout
Lucretius
dans le reècit de Lucreéce, voir Gale,
Myth and Poetry in
, p. 180, qui fait remarquer que le personnage, traditionnel dans la mythologie,
de l' inventeur est remplaceè par un eèleèment naturel, le feu, qui appara|ê t ainsi comme la force motrice du processus.
22
Lucr.,
De rerum natura
, V, 1283-1285.
295
soldat de la vertu, soldat du plaisir
nous aider aé unifier les deux passages
23
. Pour expliquer que les preêtres
de la Magna Mater attellent des lions aé son char, Lucreéce eècrit ceci
24
:
Adiunxere feras, quia quamuis effera proles Officiis debet molliri uicta parentum
Ces preêtres sont interpreèteès par le poeéte comme mettant en sceéne de manieére inconsciente une doctrine qui, pour un E è picurien, est fondamentalement fausse, celle d' un lien naturel entre parents et enfants, theèoriseè par les Sto|ëciens dans leur doctrine de l' oikeioêsis sociale qui construit toute la socieèteè par cercles concentriques autour du noyau familial
25
. Le terme d' officium exprime ici, avant son officialisation
philosophique par Ciceèron, l' ideèe, cheére au Portique, d' une tendresse inheèrente aé la relation parents-enfants, pour les animaux comme pour les humains
26
. L' interpreètation lucreètienne transforme donc les lions
domestiqueès en symbole visible d' une ideèe fantasmatique et c' est preèciseèment cette fantasmagorie que la description guerrieére du cinquieéme livre
met
en
pieéces.
Les
deux
dogmes
centraux
de
l' anthropo-
logie sto|ëcienne, celui d' une situation privileègieèe de l' homme, seul eêtre avec les dieux aé posseèder le logos, et celui d' une fraterniteè des hommes
dans
l' ordre
de
la
raison
disparaissent
dans
l' amoncelle-
ment des corps humains et animaux de la bataille. Le mythe de
23
Ch. Segal, Lucretius on Death and Anxiety, Princeton, 1990, p. 200-207. Sur l' inter-
preètation du mythe de Cybeéle, voir A. Gigandet, û Fama deum. ý Lucreéce et les raisons du mythe, Paris, 1998, p. 333-357.
24 25
Lucr., De rerum natura, II, 604-605. Sur la doctrine sto|ëcienne de l' oikeioêsis sociale, voir Inwood, Hierocles. Sur le pro-
bleéme geèneèral de l' oikeioêsis, cf. R. Radice (eèd.), Oikeioêsis. Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e la sua genesi, Milan, 2000. Dans la lettre aé Att. 7, 2, 4, lettre eècrite en novembre 50, Ciceèron raille son ami qui, tout eèpicurien qu' il soit, eèprouve les sentiments naturels d' un peére pour sa petite fille : Filiola tua te delectari laetor et probari tibi
fusiky´n
esse
ty´n pro´q ta´ te` kna.
Pour K. Algra, û Chrysippus, Carneades, Cicero : the
Ethical Diuisiones in Cicero' s Lucullus ý, in B. Inwood, J. Mansfeld (edd.), Assent and Argument. Studies in Cicero' s Academic Books, Leiden, 1997, p. 149, il y aurait û un eèquivalent eèpicurien de la theèorie sto|ëcienne de l' oikeioêsis ý. Quelle que soit l' opinion que l' on puisse avoir sur cette theése, il me semble que les fameux vers de 5, 1117 -1118 : puerique parentum / blanditiis facile ingenium fregere superbum ne sont en rien contradictoires avec la deènonciation lucreètienne de l' oikeioêsis sociale des Sto|ëciens. Ce qui est premier chez Lucreéce, ce n' est pas l' instinct parental, mais le regard poseè par les parents sur les enfants : prolemque ex se uidere creatam (v. 1113). De ce fait, les blanditiae des enfants peuvent s' inteègrer aé une conception mateèrialiste, sensualiste et heèdoniste du deèveloppement de l' humaniteè. Contrairement aux Sto|ëciens, Lucreéce ne systeèmatise pas le lien affectif entre les parents et les enfants. Il lui assigne une origine historique, aé l' inteèrieur d' une communauteè deètermineèe, celle des eêtres humains.
26
Voir notamment sur ce point, Ciceèron, De fin., III, 62.
carlos leè vy
296
Cybeéle, par le clinquant dont se pare cette ma|êtresse d' erreur qu' est la religion, et la violence carnassieére du combat disent une meême chose, aé savoir qu' il n' y a, dans l' ordre du vivant, ni hieèrarchie verticale (la
scala naturae), ni structure horizontale (les cercles concentriques de l' oikeioêsis) immuable. La vie et la mort, Mars et Veènus, forment un couple indissociable dont l' ambigu|ëteè du progreés technique n' est que l' expression. Au contraire, la puissante eèvocation de la bataille dans les vers 1308-1341, entremeêle hommes et animaux, en une dislocation universelle des corps, comme si la guerre eètait avant tout un principe de confusion. Segal a eèvoqueè aé propos de ce passage une û violence cauchemardesque ý qui a pu inciter certains exeègeétes aé accepter le teèmoignage de Jeèro ê me sur les hallucinations du poeéte comme il le souligne lui-meême
28
27
. C' est sans doute,
, faire peu de cas de la û logique poeè-
tique ý dont teèmoignent ces vers, mais nous preèfeèrons insister sur la profondeur de leur contenu philosophique. Si l' armeèe se deèfinit par la hieèrarchie, on doit constater que Lucreéce va beaucoup plus loin que la simple contestation de celle-ci
29
. Non seulement, en effet, sa descrip-
tion de la guerre ne comporte aucune notation qui diffeèrencie le geèneèral et le simple soldat, mais c' est la distinction meême entre l' homme et l' animal qui se trouve abolie dans cette bataille. Le paradoxe est que cette eèlimination de l' homme-sujet dans le processus guerrier n' aboutit pas aé une conclusion d' irresponsabiliteè qui exempterait le guerrier de tous ses meèfaits. Ce n' est pas par hasard si le poeéte tient aé souligner qu' il lui est impossible de croire que les hommes n' aient pu preèvoir û quel mal abominable en surgirait pour tous ý
30
. Pour lui ce
qui caracteèrise l' activiteè militaire ce n' est pas l' ambition de vaincre, mais le deèsir de faire souffrir : û ils agissaient ainsi moins dans l' espoir de vaincre que pour faire geèmir l' ennemi, fuêt-ce au prix de leur mort ý
31
. La violence guerrieére, telle qu' elle est deècrite dans ce pas-
sage, dont il faut comprendre qu' il exprime l' essence meê me de la guerre beaucoup plus qu' il ne deècrit une guerre particulieére
27 28 29
32
, consti-
Segal, Lucretius, p. 189. Segal, Lucretius, p. 191. En III, 1029-1035, deux guerriers illustres, Xerxeé s et Scipion, sont eèvoqueès pour
rappeler que les chefs de guerre sont, comme tout un chacun, soumis aé la loi de la mort universelle.
30 31
Lucr., De rerum natura, V, 1343. Lucr., De rerum natura, V, 1347-1349 : sed facere id non tam uincendi spe uoluerunt / quam
dare quod gemerent hostes, ipsique perire, / qui numero diffidebant armisque uacabant .
32
C' est
aé
juste
titre
que
Segal,
Lucretius,
eècrit,
p. 191 :
û such
passages
are
what I would call emblematic ý et qu' il les rapproche des mythes platoniciens qui ont
297
soldat de la vertu, soldat du plaisir
tue une perversion brutale du dipoêle en fonction duquel la nature a structureè toute vie : rechercher le plaisir/fuir la douleur. Trouver son plaisir dans la souffrance d' autrui va de pair avec le renoncement aé sa propre vie, comme si l' ombre menac°ante de la mort eètait capable, chez ces soudards deèpourvus de toute conscience morale que sont pour l' E è picurien les guerriers, de brouiller le message premier et duel de la nature. Contrairement aé ce qui a pu eêtre affirmeè, Lucreéce ne privileègie pas ici la poeèsie par rapport aé la philosophie blement
utiliser
l' impression
d' incoheèrence
pour
33
, il sait admira-
suggeèrer
cette
rupture, ou en tout cas cette mutilation, de la structure naturelle de l' existence que constitue l' irruption de la violence guerrieé re nieére
non-finaliste, la
nature
pousse l' homme aé
34
. De ma-
preèserver
son in-
teègriteè, cette meême nature qui, cependant, fait que la violence soit preèsente dans le monde, preèsence irreèductible aé un plan rationnel. Le soldat, tel que Lucreéce le deècrit, vit dans un monde ou é la vie n' a d' autre horizon que la mort et le plaisir d' autre source que la souffrance. Le guerrier repreèsente donc pour Lucreéce l' image inverseèe de ce que doit eêtre l' eèthique veèritable. Bien qu' assimilable aé un animal, il est responsable, comme le montre l' oxymoron au moins partiel,
moenera
35
fera
, toutefois au lieu d' eêtre agent de plaisir, il est agent de souf-
france. Il peut meèpriser la mort, pour de mauvaises raisons : non par seèreèniteè, mais parce que le deèsir de faire souffrir est supeèrieur aé sa propre crainte de mourir. Il reèpand partout la terreur, mais il est totalement impuissant contre les terreur fondamentales, la peur des dieux et de la mort. Dans un passage malheureusement treés corrompu
36
, Lu-
creéce oppose la reèaliteè et le fantasme, la leègion et la superstition et il en conclut aé l' incapaciteè du reèel aé agir sur le fantasme. Deèmonstration
a contrario :
c' est
dictis non armis
37
qu' Epicure a vaincu les monstres
pour fonction de visualiser un theéme philosophique majeur. P. Schrijvers,
voluptas,
Horror ac divina
Amsterdam, 1970, p. 303, parle d' une û repreèsentation alleègorique des Deèsastres
de la guerre ý.
33
Cf. K. L. MacKay, û Animals in War and Isonomia ý,
Amer. Journ. of Philology,
85,
1964, p. 124-135, en particulier p. 127. Pour McKay, le passage comporte, en fait, trois parties : la description de la bataille, qui marquerait le triomphe du poeé te sur le philosophe ; le moment du doute sur le bien fondeè de la deèduction ; l' explication rationalisante, fondeè sur le deèsespoir de ceux qui savent qu' ils seront eècraseès.
34
Lucr.,
De rerum natura,
IV, 846-847 :
obiectum parmai laeua per artem. 35 Lucr., De rerum natura, I,
29-30.
36
Lucr.,
37
De rerum natura,
II, 40-54.
Lucr.,
De rerum natura,
V, 50.
et uulnus uitare prius natura coegit / quam daret
carlos leè vy
298
eèpouvantables et qu' il est devenu digne de sieèger parmi les dieux. Dans cette perspective, la magnifique description
de
la leègion en
marche, en partie inspireèe d' Homeére, acquiert une valeur symbolique
38
: certes il s' agit d' abord de montrer par une meètaphore que
l' immobiliteè des objets composeès d' atomes en mouvement perpeètuel peut s' expliquer aiseèment. Mais ce sommet de la montagne d' oué l' armeèe n' appara|êt plus que comme û eèclair immobile dans la plaine ý
39
,
c' est aussi le point de vue des dieux ou celui du sage, que le fracas des
leègions
et la terrifiante
puissance qu' elles deèplacent
n' impres-
sionnent pas. En ce qui concerne Ciceèron, il convient de noter que si les allusions aé des reèaliteès militaires sont, pour des raisons eèvidentes, assez nombreuses dans le De re publica et le De legibus, c' est dans la deuxieéme partie de l' Ýuvre philosophique et plus particulieérement aé partir des Tusculanes que le paradigme militaire devient un eèleèment important de la penseèe ciceèronienne. C' est aux raisons et aux modaliteès de cette innovation que sera consacreè ce deèveloppement. S' il n' y a, somme toute, rien de surprenant aé ce que les Academica, traiteè aé vocation majoritairement gnoseèologique, ne comportent pas de reèfeèrence au modeéle militaire, il est plus surprenant de constater son absence dans le De finibus. Les termes miles et militia ne sont pas une seule fois employeès dans ce traiteè et la seule occurrence de militaris se trouve dans le premier livre, lorsque Torquatus º dont la position est sensiblement diffeèrente de celle de Lucreéce º cherchant aé justifier le geste de son illustre anceêtre qui avait lui-meême tueè son enfant, explique que cet acte ne peut-eêtre leègitimeè que si ce Torquatus avait chercheè, au prix de sa douleur paternelle, le respect de la û discipline militaire ý, neècessaire au salut de la patrie et donc au sien propre
40
. Aucune occurrence, en re-
vanche, dans le troisieéme livre. On pourra eèvidemment expliquer cela par le fait qu' il s' agit laé d' un traiteè de morale theèorique, beaucoup moins propice que la morale pratique aé l' utilisation de meètaphores militaires, mais la reèaliteè est sans doute plus complexe. Tout d' abord, parce qu' en deux occasions au moins, la reèfeèrence aé des reèaliteès en relation avec l' armeèe est suggeèreèe. En premier lieu, dans la fameuse meètaphore de l' archer ou du lanceur de javeline, utiliseèe pour illustrer l' ideèe cheére aé Antipatros de Tarse que le souverain bien se
38 39
Lucr., De rerum natura, II, 323-333, cf. Homeére, il. 19, 362 ; od. 14, 267. Lucr., De rerum natura, II, 332 : et in campis consistere fulgor. Voir sur cette image
S. Luciani, L' eèclair immobile dans la plaine, Paris-Louvain, 2000.
40
Cic., De fin., I, 35.
299
soldat de la vertu, soldat du plaisir
trouve dans l' effort pour atteindre le but, et non dans le reèsultat de cet effort
41
. Un peu plus loin, lorsque Caton, eèvoquant le Censeur et
les deux Africains, dit qu' il ne viendrait aé l' ideèe de personne de consideèrer qu' ils ont agi par plaisir, il preèsente ces hommes comme des paradigmes du courage et de toutes les autres vertus (uirorum
atque omni uirtute praestantium)
42
fortium
. Pour les Sto|ëciens, seul le sage a en lui
tous les nombres de la vertu. Au deètour d' une phrase de Caton appara|êt ainsi l' ideèe, si cheére au sto|ëcisme romain, que les
maiores
avaient
une vertu non theèorique mais pratique, et la formulation meême de la phrase prouve que cette vertu est, aé ses yeux, aé la fois unitaire et fondeèe sur le courage. Dans une telle perspective, la n' est que la partie visible d' une
uirtus
fortitudo
des
maiores
totale. Le probleéme est que cette
allusion romaine contraste de manieére eèvidente avec les meètaphores qui sont utiliseèes pour repreèsenter la sagesse. Lorsque, au ½ 24, Caton dit : û de meême que tous les gestes ne sont pas permis aé l' acteur, ni tous les pas au danseur, mais ceux qu' on leur a preèciseèment donneès aé exeècuter, de meême la vie doit eêtre conduite, non d' une fac°on quelconque, mais de fac°on deètermineèe ý, l' adeèquation de l' acteur aé la
actio
et celle du danseur au
certus motus
certa
ne semblent pas fondamentale-
ment diffeèrentes du fait que le leègionnaire ne se deèplace pas n' importe comment, mais dans un certain ordre. Or il n' est point question ici ni de la leègion, ni d' aucune forme d' armeèe. On peut mettre cela sur le compte de la diffeèrence culturelle entre Caton/Ciceèron et sa source grecque, mais une motivation philosophique n' est pas aé exclure. En effet, le
certus motus
du danseur et la
certa actio
de l' acteur permettent
de preèserver, dans l' ordre de la meètaphore, aé la fois l' ideèe d' une deètermination et celle de la liberteè aé l' inteèrieur de cet ordre. En revanche, l' ideèe de la
sapientia tota in se conuersa
appara|êtrait beaucoup plus
invraisemblable si, au lieu du danseur ou de l' acteur, on avait la meètaphore du soldat soumis aé l' ordre de ses supeèrieurs. Philosophiquement la teèleèologie sto|ëcienne avait tout inteèreêt aé eèviter le paradigme militaire, eèvocateur de cette absence de liberteè que les adversaires du Portique lui reprochaient d' imposer par la rigiditeè de son eèthique. Il n' en est pas de meême lorsqu' il est question des passions et c' est ce
41 etica,
Cic.,
De fin.,
III, 22. Sur la question du
telos
sto|ëcien, voir M. Giusta,
von Tarsos ý,
Archiv. fu«r Gesch. Phil.,
50, 1968, p. 48-72 ; G. Striker, û Antipater, or the
Art of Living ý, dans M. Schofield et G. Striker eè d., Paris, 1986, p. 185-204 ; C. Leèvy,
42
I dossografi di
vol. 1, p. 310-323 ; Long 1967 ; M. Soreth, û Die zweite Telosformel des Antipater
Cic.,
De fin.,
III, 37.
Cicero Academicus,
The Norms of Nature,
Cambridge-
Rome, 1992, p. 387-418.
carlos leè vy
300
qui peut explique que l' armeèe, quasiment absente du De finibus, soit si preèsente dans les Tusculanes. Cette preèsence reveêt plusieurs aspects qu' il convient de distinguer. Tout d' abord, alors que le sujet moral du discours de Caton, dans le De finibus, est au moins implicitement moniste, celui des Tusculanes est caracteèriseè par un dualisme dont l' expression la plus claire se trouve dans le quatrieéme livre, lorsque Ciceèron dit que, tout en acceptant la doctrine sto|ëcienne des passions, il fait sienne la discriptio de Platon et de Pythagore qui divisent l' aême en deux parties, l' une rationnelle, l' autre exempte de raison
43
. Sur l' articulation d' une ontologie dua-
liste et d' une theèorie monistes des passions, beaucoup de choses ont eèteè eècrites et il n' est pas opportun d' y revenir ici
44
. En revanche, il
importe de noter que, pour illustrer cette bipartition de l' aême et la neècessaire domination de la raison sur la passion
45
, Ciceèron utilise trois
meètaphores : le ma|être et l' esclave, le geèneèral et le soldat, le peére et le fils. Elles correspondent aux trois que nous avons trouveè es dans la Politique d' Aristote, avec une exception : la domination de l' homme sur la femme a eèteè remplaceèe par celle du geèneèral sur le soldat. La meême meètaphore sera reprise et deèveloppeèe un peu plus loin
46
: ut seuero im-
peratori miles pudens. Quelle est l' origine de cette substitution ? La reèponse est rendue difficile, voire impossible, par le caracteére lacunaire de ce qui nous est parvenu du sto|ëcisme. On notera toutefois que, dans le De officiis, la description dualiste de la nature de l' aême ne recourt pas aé la meètaphore militaire, tout comme en l' ideèe que les deèsirs doivent eêtre soumis aé la raison ne s' accompagne d' aucune meètaphore
47
. Bien plus, dans ce meême livre, Ciceèron raconte que Paneètius
avait l' habitude de rappeler une parole de son ami Scipion
48
: tout
comme les chevaux, rendus trop nerveux par les assauts de la bataille sont meneès aé un dresseur, les hommes que la fortune a trop favoriseès doivent eêtre conduits sur la piste de la raison et de la sagesse pour qu' ils puissent devenir conscients de la fragiliteè des choses humaines et du caracteére capricieux de la fortune. Nous avons laé une habile adaptation du mythe du cocher du Pheédre aé un contexte guerrier ro-
43 44
Cic., Tusc., IV, 10. Voir J. Pigeaud, La maladie de l' aême : eètude sur la relation de l' aême et du corps dans la tra-
dition meèdico-philosophique antique, Paris, 1981, p. 245 ; C. Leèvy, Cicero Academicus, p. 474 ; è t. Lat., 80, 2002, p. 78-94. Id., û L' aême et le moi dans les Tusculanes ý, Rev. E
45
Cic., Tusc., II, 48.
46
Cic., Tusc., II, 51.
47
Cic., De off., I, 101-102.
48
Cic., De off., I, 90.
301
soldat de la vertu, soldat du plaisir
main, mais sans que le paradigme militaire soit veèritablement utiliseè. On ne peut eèvidemment pas exclure que Paneètius en ait fait usage ailleurs, mais nous n' en avons aucune trace. Il en est de meême chez Posidonius. dont les meètaphores psychologiques sont, comme on le sait, fortement influenceèes par Platon et ont pour centre le mythe de l' attelage du Pheédre, sans que la reèfeèrence au cheval soit mise en relation avec la guerre logie
peut
donc
49
. Cette militarisation meètaphorique de la psycho-
eêtre
le
fait
de
Ciceèron
lui-meême,
dans
un
con-
texte ou é , comme nous allons le voir, la vie militaire est treés preèsente et qui commence par l' affirmation que les Romains ont eèteè supeèrieurs aux autres peuples par leur courage, mais surtout par leur disciplina
50
.
Les Tusculanes ont un aspect autobiographique, en ce sens que, notamment dans le deuxieéme livre, plusieurs passages ont la tonaliteè de û choses vues ý et trouvent leur origine dans les sceénes de guerre dont Ciceèron a eèteè personnellement teèmoin juste avant la reèdaction de ses traiteès
philosophiques.
C' est
laé
un
veèritable
paradoxe :
comme cela a eèteè montreè, en particulier par I. Lana
51
alors
que,
, la paix occupe
une place essentielle dans la penseèe ciceèronienne et que la guerre civile provoquait en lui une profonde horreur avant meême son deèclenchement, la res militaris est non seulement treés preèsente, mais fortement valoriseèe dans les Tusculanes. Le meèpris de la mort des militaires, auquel Lucreéce niait toute valeur d' exemplariteè, se trouve ici donneè en exemple, comme deèmonstration dans le domaine de l' action de ce que les philosophes cherchent aé deèmontrer dans la theèorie, aé savoir que la mort n' est pas aé craindre. Cependant, ce qui attire surtout l' attention, c' est la dissymeètrie dans l' utilisation de la meètaphore militaire. En ce qui concerne le champ de la psychologie elle est, comme nous l' avons vu, employeèe pour illustrer une hieèrarchie, celle qui subordonne le devant eêtre domineè, l' affectiviteè, au dominant, la raison. Au niveau de l' action, en revanche, c' est le domineè, c' est-aé-dire le simple soldat, qui est privileègieè, comme paradigme aé part entieére. Le miles qui porte des charges eènormes, qui s' entra|êne sans arreêt, qui est preêt aé recevoir dans les combats des blessures et peut-eêtre la mort,
49
Sur la psychologie de Posidonius et sa relation au platonisme, voir G. Reydams
Schils, û Posidonius and the Timaeus : off to Rhodes and back to Plato ý, Class. Quart., n.s. 47, 1997, p. 455-476.
50
Cic., Tusc., I, 2.
51
Voir sur ce point I. Lana, û Cicerone e la pace ý, dans Seminari di storia e di diritto, 3,
``Guerra giusta'' ? La metamorphosi di un concetto antico, eèd. A. Calore, Milan, 2003, p. 9-20, oué sont deèfinies trois manieéres d' appreèhender la paix chez Ciceèron : la paix du sage, la paix du citoyen comme membre de la communauteè eètatique et la paix du citoyen pris dans la tourmente de la guerre civile.
carlos leè vy
302
devient le modeéle de ce que l' exercitatio est capable de produire sur le corps et sur l' aême
52
. On peut toujours consideèrer que l' exercitatio du
soldat est le reèsultat de son obeèissance au geèneèral mais cet aspect n' est pas explicitement valoriseè. Bien plus, la volonteè ciceèronienne de privileègier dans la meètaphore le miles par rapport aé l' imperator se trouve confirmeèe par la reèfeèrence aé Scipion qui louait Xeènophon d' avoir dit que le labor du geèneèral est moins lourd que celui du soldat, en raison de l' honneur inheèrent aé la fonction
53
. Il n' est pas impossible qu' il y
ait dans cette attention privileègieèe preêteèe au subordonneèe un signe de la rancÝur du consulaire aé l' eègard des imperatores aé qui il devait une bonne partie de ses malheurs. En tout cas, affirmer que le soldat est capable de vaincre la douleur par l' exercitatio, alors que c' est pour lui que cet effort est le plus difficile, c' est prouver par une deèmonstration a fortiori qu' il existe en l' homme une capaciteè naturelle aé ma|êtriser la souffrance qui peut se manifester sans aucune aide de la philosophie. Aux Sto|ëciens qui croient pouvoir vaincre la douleur par des ratiunculae
54
, Ciceèron oppose sa position, qui se veut fondeèe sur l' observation
é ce sujet on peut faire deux remarques : limiter le sto|ëcisme du reèel. A aux syllogismes de Zeènon constitue de toute eèvidence une habileteè poleèmique de l' Acadeèmicien Ciceèron. L' ideèe que ce que la philosophie recherche est deèjaé donneè par la nature, instituant ainsi le fameux û passage du meême au meême ý, si remarquablement mis en eèvidence par V. Goldschmidt, est preèsente dans la lettre 90 de Seèneéque, mais aussi dans la theèorie de la repreèsentation cataleptique, dans celle de l' oikeioêsis, ou encore dans celle de la divination
55
. Nous n' avons certes
pas dans les Stoicorum Veterum Fragmenta d' exemples comparables aé ceux de Ciceèron, et il est probable que dans l' Ancien Portique la focalisation sur la figure du sage a quelque peu eèclipseè l' attention porteèe aux exemples naturels, mais il est permis de penser que l' ensemble des observations relatives aé l' exercitatio donneèes par Ciceèron aurait pu eêtre assumeè sans difficulteè majeure par des Sto|ëciens parfaitement orthodoxes
56
.
D' un point de vue plus litteèraire, on note un croisement des meètaphores qui aboutit aé une double humanisation des arma. Humanisation physique, d' abord : les armes sont les membres du leègionnaire,
52 53 54 55 56
Cic., Tusc., II, 37. Cic., Tusc., II, 63. La reèfeèrence est faite aé Xeènophon, Cyr. I, 6, 25. Cic., Tusc., II, 29. 5
V. Goldschmidt, Le systeéme sto|ëcien et l' ideèe de temps, Paris, 1989 . Sur le roêle attribueè par les Sto|ëciens aé l'
62, 15 W (s.v.f. 3, 278).
aÊskysiq,
voir en particulier Stobeèe, Ecl., 2,
303
soldat de la vertu, soldat du plaisir
des membres dont il peut se priver s' il l' estime neècessaire
57
. Ici en-
core, le contraste avec Lucreéce est flagrant, puisque, pour celui-ci, une fois que l' homme a deèpasseè le stade des armes naturelles, la technique finit par faire de lui un objet meurtrier. Humanisation intellectuelle et morale ensuite : le philosophe attaquera la douleur comme on attaque un ennemi et ses armes, dit Ciceèron
58
, seront la tension, la fermeteè et
le dialogue inteèrieur. Il est aé noter que, par rapport aux Tusculanes, le De officiis exprime une position beaucoup plus nuanceèe, dont je ne puis donner ici que les grandes lignes. Dans ce traiteè, oué l' histoire se substitue aé la meètaphore, la guerre continue aé appara|être comme un treèsor d' exempla, mais aussi comme une reèaliteè qu' on ne peut accepter passivement en invoquant la nature. Il y est affirmeè d' embleèe que le recours aé la violence est le propre des beêtes sauvages et que l' on ne doit s' y reèsigner qu' apreés avoir eèpuiseè toutes les possibiliteès de la neègociation
59
, et une
fois qu' elle est devenu ineèvitable, les reégles de la guerre juste doivent assurer la permanence de l' humaniteè au sein meême de la violence
60
.
Reègulus, modeéle des vertus romaines, repreèsente une axiologie beaucoup plus complexe que celle du soldat qui tient bon sur le champ de bataille, il repreèsente une morale de la fides, eètroitement lieèe aux vertus militaires, mais qui les transcende. L' eèthique du soldat, telle que le Seènat a voulu l' inculquer aé l' armeèe romaine en refusant de racheter ceux qui eètaient resteès dans le camp au moment de la bataille de Cannes, c' est qu' il faut vaincre ou mourir
61
. L' attitude de Reègulus,
elle, illustre une relation aé soi-meême et aé autrui qui ne se reèduit pas exactement au paradigme militaire des Tusculanes. Il appara|êt donc que le ro ê le de Ciceèron a eèteè consideèrable dans le deèveloppement de la meètaphore militaire aé l' inteèrieur du discours é partir de sa perception de l' histoire de Rome et de philosophique. A son expeèrience de la guerre, il a massivement imposeè le soldat romain comme image immeèdiatement visible de ce qu' est la vertu. Bien plus, il a donneè aé cette reèfeèrence un statut d' une riche ambigu|ëteè : aé la fois illustration de notions sto|ëciennes, et critique du caracteére trop abstrait de celles-ci.
57 58 59 60
Cic., Tusc., II, 37. Cic., Tusc., II, 51. Cic., De off., I, 34. Voir J. Barnes, û Ciceèron et la guerre juste ý, Bulletin de la socieèteè franc°aise de philoso-
phie, 1986, p. 37-80.
61
Cic., De off., III, 114.
carlos leè vy
304
S' il y a un courant philosophique qui se trouve dans la continuiteè des Tusculanes, c' est bien l' eècole des Sextii, dont I. Lana a montreè dans un article remarquable aé quelle point elle a penseè la philosophie sur le modeéle militaire
62
. Ce n' est sans doute pas un hasard si, dans les
fragments treés peu nombreux qui nous sont parvenus aé propos de celle que Seèneéque deèfinit comme noua et Romani roboris secta
63
, le para-
digme militaire est omnipreèsent. Le passage aé cet eègard le plus remarquable se trouve dans une lettre oué Seèneéque, se reèfeèrant explicitement aé Sextius le Peére, dit que celui-ci affirmait que le sage doit s' avancer proteègeè par ses vertus, tout comme l' armeèe en formation carreèe (qua-
drato agmine) est en mesure de faire face aé toute mauvaise surprise. Nous ajouterons deux points seulement aé l' eètude d' I. Lana. L' une des rares choses que nous sachions aé propos des Sextii est qu' ils articulaient leurs conceptions eèthiques avec une doctrine psychologique deèfinissant
l' aême
comme
incorporalis et illocalis
theèorie, qualifieèe par Lana, de û vaguement platonicienne ý
64
65
. Cette est sur-
prenante chez un philosophe qui semblerait a priori beaucoup plus proche du sto|ëcisme et dont on aurait pu donc penser qu' il partageait le mateèrialisme du Portique en ce qui concerne la nature de l' aême
66
.
En fait, il ne semble pas avoir eèteè remarqueè que les Sextii se situent treés exactement dans la tradition des Tusculanes : ils consideérent que la conception sto|ëcienne de la sagesse comme perfection totale, reèalisable dans le monde tel qu' il est, reste compatible avec une vision transcen dantaliste de l' aême. L' importance eèvidente du paradigme militaire dans leur penseèe n' est donc que le signe le plus manifeste de leur dette aé l' eègard du traiteè ciceèronien, une dette qui montre combien fut immeèdiatement profonde et importante l' influence des Tusculanae dispu-
tationes. Il n' y a pas d' autre Ýuvre, en effet, dans laquelle la source meètaphysique
platonico-pythagoricienne
soit
ainsi
juxtaposeèe
aé
la
rigueur absolue de l' eèthique sto|ëcienne. Il ne s' agit pas d' affirmer que les Tusculanes furent pour les Sextii une sorte de breèviaire philosophique. On peut simplement penser que Sextius le Peére, ayant l' ambition de creèer une eècole philosophique speècifiquement romaine, y
62
I. Lana, û La scuola dei Sestii ý, dans La langue latine. Langue de la philosophie, eèd.
P. Grimal, Rome, 1992, p. 109-124.
63 64
Seèn., Quaest. Nat., VII, 32, 3. Claudian. Mam, Stat. anim. II, 8 : incorporalis, inquiunt, omnis est anima et illocalis,
atque indeprehensa uis quaedam, quae, sine spatio capax, corpus haurit et continet .
65 66
I. Lana, û La scuola dei Sestii ý, p. 124. C' est cette ambigu|ëteè qui explique sans doute la phrase de Seè neéque, Epist. 64, 2 :
Lectus est deinde liber Quinti Sextii patris, graecus, magni si quid mihi credis, uiri et, licet neget, Stoici.
305
soldat de la vertu, soldat du plaisir
trouva, plus que nulle part ailleurs, le mateèriau neècessaire aé cette innovation, aé savoir la syntheése entre le platonisme, le sto|ëcisme et les valeurs, en particulier militaires, du
mos maiorum.
cette deèpendance par rapport au Ciceèron des
Mais pourquoi donc, si
Tusculanes
fut aussi forte
que je l' avance, Sextius choisit-il d' eècrire en grec et non en latin ? Nous n' avons pas d' autre reèponse aé cette objection que l' explication donneèe par I. Lana, dans son interpreètation geèneèrale de l' entreprise de ce philosophe : eècrire en grec eètait pour lui un moyen d' affirmer sa singulariteè par rapport aé la tradition philosophique instaureèe par Ciceèron. Ajoutons simplement que cette singulariteè devait eêtre d' autant plus fortement affirmeèe que la dette aé l' eègard de l' Arpinate eètait importante. Nous savons que Sextius avait choisi la vie contemplative quoi il se situe dans la tradition ciceèronienne, puisque les
67
, ce en
Tusculanes
sont assureèment l' Ýuvre dans laquelle Ciceèron se prononce le plus clairement pour ce type de
bi` oq
68
. Il est possible cependant qu' il soit
alleè plus loin que son modeéle dans l' utilisation du paradigme militaire. Ciceèron dit que l' agent moral doit se conduire comme le soldat sur le terrain de bataille, mais il n' affirme pas que la philosophie dispense de prendre les armes, parce qu' il y aurait eu une sorte de transfert de la
militia
reèelle aé la
militia
philosophique. Or, si l' on admet que
la lettre 73 de Seèneéque refleéte l' influence de Sextius, dont une penseèe est rappeleèe au ½ 12
69
, on peut supposer qu' il y a eu de la part du fon-
dateur de la nouvelle eècole une sorte de jeu comparable aé celui que l' on trouve chez les eèleègiaques aé peu preés aé la meême eèpoque. Les poeétes se sont complu aé comparer, dans l' ordre de l' autodeèrision et de critique sociale aé la fois, la l' armeèe
reèelle.
Sextius,
militia amoris
lui,
aurait
aux fatigues et aux dangers de
revendiqueè
la
militia sapientiae
comme eètant la seule forme de combat permettant aé l' homme de devenir un dieu. On sait qu' il refusa les honneurs que Ceèsar voulait lui attribuer
70
et, quels qu' aient eèteè ses sentiments personnels aé l' eègard du
dictateur, il est difficile de ne pas penser qu' il y avait une opposition
67
Pline,
68
Cf. Cic.,
Nat. Hist.,
d' Ennius, (cf.
Tusc., De or.,
18, 273.
II, 1 oué, apreés avoir eèvoqueè la ceèleébre affirmation du Neèoptoleéme II, 156 et
De rep.,
I, 30), Ciceèron la reèfute :
ego autem, Brute, necesse
mihi quidem esse arbitror philosophari (nam quid possum, praesertim nihil agens, agere melius ?) sed non paucis, ut ille. 69 Sen., Epist. 73, 70
è
Seèn.,
Epist.
12 :
98, 13 :
Solebat Sextius dicere Iouem plus non posse quam bonum uirum. Honores reppulit pater Sextius, qui ita natus ut rem publicam deberet
capessere, latum clauum diuo Iulio dante non recepit : intellegebat enim quod dari posset et eripi posse.
carlos leè vy
306
principielle entre celui qui eètait devenu diuus par la force des armes et celui qui aspirait aé le devenir par les armes de la sagesse. Qu' en est-il maintenant chez Seèneéque, chez qui la preèsence des meètaphores militaires est veèritablement massive ? Un travail important ayant eèteè reèaliseè sur ce sujet par M. Armisen-Marchetti
71
, nous nous
contenterons ici de mettre en eèvidence les principales diffeèrences entre Seèneéque et Ciceèron. Par rapport au Ciceèron des Tusculanes, il y a parfois chez Seèneéque une critique radicale de l' armeèe qui s' exprime dans des passages bien connus des lettres aé Lucilius, dont nous ne citerons ici qu' un seul, le ½30 de la lettre 95, qui releéve de l' inspiration diatribique et dans lequel on trouve cette phrase : û on ordonne au nom de l' E è tat aux citoyens
ce
qui
est
interdit
dans
le
domaine
priveè ý
72
.
Le
principe
hieèrarchique militaire, eèrigeè en paradigme chez Ciceèron, se trouve ici deènonceè comme contradictoire et antinaturel : les hommes, espeéce treés douce par nature, mitissimum genus
73
, se trouvent transformeès en
brutes feèroces parce qu' on leur ordonne de tuer. Si l' on se reèfeére aux cercles concentriques de l' oikeioêsis, le cercle de l' E è tat appara|êt ainsi en contradiction º une contradiction de fait, non de droit º avec celui de l' humaniteè entieére : l' homme, sacra res homini (½33), est ainsi transformeè en beête assoiffeèe du sang de ses semblables. Loin de donner l' image d' une discipline naturelle, aé la fois individuelle et collective, l' armeèe, instrument de la domination exerceèe par quelques hommes illustre une erreur fondamentale sur ce qu' est l' imperium : le veèritable
imperium est celui que l' on exerce sur soi-meême
74
. La meètaphore se
transforme ainsi en opposition. Loin d' eêtre, comme dans l' interpreètation ciceèronienne, une transmission de la responsabiliteè, la structure militaire est caracteèriseèe par une sorte de fuite en avant dans l' irresponsabiliteè :
des
individus
pousseès
par
l' ambition
et
la
soif
des
conqueêtes, poussent devant eux des troupes armeèes, lesquelles seément devant elles la destruction
75
. Un deètail est particulieérement inteères-
sant : le meême Marius qui est preèsenteè dans les Tusculanes comme un
71
è tude sur les images de Seèneéque, Paris, M. Armisen-Marchetti, û Sapientiae facies. ý E
1989, cf. eègalement : G. B. Lavery, û Metaphors of War and Travel in Seneca' s Prose Works ý, Greece and Rome, 27, 1980, p. 147-157.
72
Seèn., Epist. 95, 30 : ex senatus consultus plebisque scitis saeua exercentur et publice iubentur
uetata priuatim. Voir eègalement la critique feèroce des grands geèneèraux, et en particulier d' Alexandre, dans 94, 62-72.
73 74 75
Seèn., Epist. 31. Seèn., Epist. 113, 30 : imperare sibi maximum imperium est. Seèn., Epist. 94, 61 : tunc cum agere uisi sunt alios, agebantur.
307
soldat de la vertu, soldat du plaisir
homme complet
76
, modeéle de la reèsistance aé la fatigue et aé la douleur,
n' appara|êt plus dans cette lettre que comme un exemple de plus de ces conqueèrants qui bouleversent le monde parce que leur propre monde inteèrieur est bouleverseè par la passion. Tout au plus, dans un passage finalement treés ambigu, la villa de Marius au cap Miseéne devient-elle un des symboles de la relation qui existe entre les lieux et le tempeèrament de ceux qui les habitent
77
. Comme Pompeèe, ou comme
Ceèsar, il a continueè aé se comporter en militaire, incapable de concevoir une demeure autrement que comme un camp dominant la reègion. La phrase : seuerior loci disciplina firmat ingenium aptumque magnis
conatibus reddit
78
, pourrait laisser penser aé une appreèciation positive
de la personnaliteè de ces geèneèraux, mais une lecture plus attentive montre qu' il n' en est rien. Le passage eètablit, en fait, une hieèrarchie au sommet de laquelle se trouve Caton, qui aurait preèfeèreè dormir dans un retranchement creuseè par lui-meême plutoêt que de freèquenter Ba|ëes, puis Scipion qui a construit sa maison aé Literne, estimant le lieu plus honorable que Ba|ëes, enfin Marius, Pompeèe et Ceèsar qui, tout en choisissant Ba|ëes, ont reèsideè sur les hauteurs. De manieére implicite Seèneéque construit ainsi une hieèrarchie au sommet de laquelle vient Caton, qui concilie la sagesse philosophique et la tradition nationale, puis Scipion, qui incarne cette dernieére, et enfin ceux qui sont faits pour de grandes entreprises, mais essentiellement pour assouvir leur ambition. D' une manieére plus geèneèrale, tout en recourant massivement
aux
meètaphores
militaires
pour
illustrer
l' attitude
du
sage,
comme cela a eèteè bien montreè par M. Armisen-Marchetti, Seèneéque proceéde aé une complexification de l' image du soldat. Alors que, comme nous l' avons vu, Ciceèron, aé propos de la douleur, oppose la reèsistance physique et psychologique du soldat romain aé la vacuiteè formaliste du syllogisme sto|ëcien, Seèneéque proceéde de manieére plus subtile. Pour reèfuter le syllogisme zeènonien : û personne ne fait de confidences aé l' homme ivre ; or, on en fait aé l' homme de bien ; partant l' homme de bien ne sera pas ivre ý, il eèvoque des soldats qui furent aé la fois des alcooliques et des hommes capables de respecter parfaitement les secrets qui leur eètaient confieès
76 77
79
. Le soldat n' est plus,
Cic., Tusc., II, 35 et 53 : plane uir. Seèn., Epist. 51, 11. Pour Plutarque, au contraire, Mar., 34, cette maison eètait sur-
tout eèvocatrice de richesse et de plaisirs. Il parle d' une polutely´q oiÊki`a, trufa´q e²jousa
kai´ diai`taq helute`raq y³ kat aÊndra pole`mwn tousou`twn.
78 79
Seèn., Epist. 51, 11. Seèn., Epist. 83, 12 : cogita enim, quam multis militibus non semper sobriis et imperator et tri-
bunus et centurio secreta mandauerunt. Le cas sur lequel Seèneéque s' attarde le plus est celui de
carlos leè vy
308
dans un tel passage, cet eêtre tout d' une pieéce illustrant la reèsistance aé la douleur par la vertu de l' exercice et de l' habitude, mais l' image de la complexiteè psychologique de l' homme, aé la fois incapable de reèsister aé certaines passions, et capable, en certaines circonstances, de les faire taire pour assumer son devoir. Le second aspect propre aé Seèneéque qu' il convient de mettre en eèvidence, c' est l' universalisation du modeéle militaire, une universalisation
qui
prend
deux
formes,
l' une
en
quelque
sorte
horizontale,
l' autre verticale. Dans la lettre 82, eèvoquant, une fois encore dans le contexte
de
la
poleèmique
contre
les
syllogismes
de
Zeènon
80
,
ces
grands chefs (Leonidas, les Fabii) qui exhorteérent les soldats aé preèfeèrer la mort au deèshonneur de la deèfaite, il proceéde aé une extension quantitative qui devient un changement qualitatif : û ce n' est pas aé trois cents soldats, c' est aé tous les mortels qu' il convient d' oêter la crainte de la mort ý
81
. La relation geèneèral/soldats devient, aé l' inteèrieur d' un
cercle limiteè, le modeéle de ce que doit eêtre la relation philosophe/humaniteè, dans le cercle d' extension maximale. Leèonidas posseéde, dans une circonstance preècise et par rapport aé un groupe restreint d' hommes, la conviction que la mort n' est pas un mal, tout comme il dispose
de
la
parole
impeèrative
qui
est
capable
de
convaincre
ses
subordonneès de cette veèriteè. L' homme de guerre a le privileége, si l' on peut dire, d' eêtre placeè dans un face aé face avec la mort, qui met en eèvidence l' essence de la condition humaine et qui fait que le geè neèral courageux peut devenir le paradigme de ce que doit eê tre l' attitude philosophique. Cependant, seul le philosophe a en lui le systeé me conceptuel qui est susceptible de rendre universel le meè pris de la mort. Toutefois cette universalisation ne peut s' actualiser dans l' oubli du paradigme initial, celui du geèneèral exhortant ses troupes. L' erreur de Zeènon a eèteè d' imaginer que les cauillationes suffiraient aé communiquer l' ideèe que la mort est un indiffeèrent
82
. Seèneéque, au contraire, ne
perd jamais de vue le cercle restreint sur lequel doit se modeler le cercle d' extension
maximale. Pour
le philosophe
comme pour
le
L. Pison, vainqueur des Besses de Thrace, nommeè preèfet de la ville par Auguste en 14 ap. J.-C et qui conserva cette fonction jusqu' en 32 : Piso, urbis custos, ebrius ex quo semel
factus est, fuit ...Officium tamen suum, quo tutela urbis continebatur, diligentissime administrauit : huic et diuus Augustus dedit secreta mandata, cum illum praeponeret Thraciae, quam perdomuit .
80
Le syllogisme rejeteè est celui qui figure au Seèn., Epist. 83, 9 : nullum malum gloriosum
est ; mors autem gloriosa est ; mors ergo non est malum.
81 82
Seèn., Epist. 83, 23 : non trecentis, sed omnibus mortalibus mors detrahi debet. Seèn., Epist. 83, 8 : ... si contra mortem te praeparaueris, aduersus quam non exhortabitur nec
adtollet qui cauillationibus tibi persuadere temptauerit mortem malum non esse.
soldat de la vertu, soldat du plaisir
309
militaire la parole qui dit le meèpris de la mort ne peut eêtre qu' impera-
tiua
83
, les deètours (circumscriptiones) dialectiques eètant autant de divaga-
tions eèloignant le sujet moral du but qu' il doit atteindre. Il y a laé une donneèe culturelle des plus inteèressantes. Aux yeux de Seèneéque, d' une manieére geèneèrale
84
, la veèriteè ne se preête pas au jeu des questions et des
reèponses, elle ne peut eêtre que marteleèe, elle doit eêtre dite avec force pour peèneètrer dans l' esprit de l' auditeur, pour briser ces preèjugeès concernant la mort qui ont eèteè deèposeès deés la petite enfance dans l' esprit de l' homme
85
.
Le philosophe romain va au-delaé de cette extension aé l' humaniteè lorsque la meètaphore militaire est appliqueèe non plus au genre humain, mais aé la relation de dieu aé l' humaniteè et devient ainsi l' argument principal d' une theèodiceèe. Dieu place les hommes qu' il deèsire rendre parfaits dans les situations les plus difficiles, tout comme un bon geèneèral met en premieére ligne les soldats d' eèlite se retrouve dans la lettre 107
87
86
. La meême ideèe
: aé l' inverse du mauvais soldat qui suit
en geèmissant son geèneèral, le proficiens obeèira aé dieu avec vaillance et alleègresse.
Le
combat contre
la
Fortune,
theéme omnipreèsent dans
l' Ýuvre seèneèquienne, n' est pas simplement une lutte inteèrieure de la raison contre les passions, dans laquelle le proficiens est assisteè par son directeur de conscience. La Fortune et la rationaliteè universelle ne sont pas deux principes antagonistes, meême si l' eècriture de Seèneéque peut parfois donner cette impression
88
. La Fortune n' est rien d' autre que
l' ordre divin º dans tous les sens de l' expression º mal compris, ou tout simplement non perc°u par le stultus. Veècue comme une preèsence envahissante de l' eèveènement, elle n' est qu' une absence ontologique. Cette cosmologisation de la meètaphore est inteèressante non seulement parce qu' elle ne figure pas chez Ciceèron, mais aussi par ses reèsonances politiques : au moment meême ou é le pouvoir impeèrial se divinise de plus en plus, Seèneéque le rappelle implicitement aé plus d' humiliteè en invoquant cet imperator supreême qu' est la raison divine.
83
Seèn., Epist. 83, 22 : uides quam simplex et imperiosa uirtus sit : quem mortalium circum-
scriptiones uestrae fortiorem facere, quem erectiorem possunt ?
84
Lui-meême note cependant dans cette meême lettre 82 qu' il n' a pas encore reèussi aé
se libeèrer totalement de la dialectique sto|ëcienne : Libet enim, Lucili uirorum optime, ridere
ineptias Graecas, quas nondum, quamuis mirer, excussi (½9). De fait, sous la pression de Lucilius, il acceptera de jouer le jeu dialectique sur cette meê me question.
85 86 87 88
Seèn., Epist. 83, 8 : quomodo opiniones totius aeui, quibus protinus infantia inbuitur, euincis ? Seèn., De prouid. IV, 6-7. Seèn., Epist. 107, 10. Voir, en particulier, Seèn., Epist. 13, 3 ; 18, 6 et 8 ; 21, 6 ; 26, 5 ; 44, 6 ; 47, 2 ; 47,
20 ; 67, 15 ; 71, 8 ; 74, 1 ; 81, 1 ; 85, 32 ; 96, 4 ; 99, 3 ; 108, 7.
carlos leè vy
310
Contrairement aé ce qui est souvent affirmeè, aé partir de l' image devenue reècemment ceèleébre, de û la citadelle inteèrieure ý
89
, les Ýuvres
d' E è picteéte et de Marc-Aureéle ne constituent pas de manieére uniforme l' apotheèose
de
la
meètaphore
L' empereur-philosophe,
militaire
peut-eêtre
parce
dans
la
qu' il
philosophie eètait
trop
latine.
souvent
confronteè aux horreurs de la guerre, ne fait qu' un usage treés limiteè de la reèfeèrence aé l' armeèe. Le soldat n' est utiliseè comme modeéle de ce que doit faire le philosophe que dans un seul passage
90
: il faut, dit Marc-
Aureéle, accomplir la taêche qui t' est attribueèe par le destin, comme le soldat monte aé l' assaut du rempart. Une critique du bien-fondeè des meètaphores recourant aé la mention des armes appara|êt dans le douzieéme livre, lorsque Marc-Aureéle dit qu' il vaut mieux, dans l' emploi des principes, ressembler au pugiliste, non au gladiateur, puisque si le gladiateur perd son arme, il est aussitoêt tueè, tandis que l' autre dispose toujours de son poing
91
. En revanche, E è picteéte est un grand utilisa-
teur de la meètaphore de la stratei`a, ce qui peut para|être surprenant lorsqu' on conna|êt l' antimilitarisme de son ma|être, Musonius Rufus. La contradiction est, en fait, plus apparente que reèelle puisque presque toutes les occurrences de la meètaphore se reèsument aé une seule : le philosophe doit obeèir au destin comme le soldat obeèit au geèneèral, la vie n' eètant qu' un service militaire long et varieè
92
: stratei`a makra´ kai´
poiki`ly. Les meètaphores militaires d' E è picteéte sont donc une variation, explicitement preèsenteèe comme telle
93
, sur le passage de l'
Apologie
que nous avons citeè en deèbut de ce travail. Le paradigme a eèteè transfeèreè du soldat deècrit par Ciceèron dans la reèaliteè de ses efforts et de ses souffrances
aé
la
subordination
hieèrarchique
dont
nous
avons
vu
qu' elle n' eètait pas explicitement preèdominante pour l' Arpinate. C' est donc le sto|ëcisme impeèrial qui a veèritablement eèlaboreè le theéme du soldat de Dieu et qui le leèguera au christianisme. La conclusion de ce travail ne peut eêtre que nuanceèe. Oui, Rome a joueè un roêle important dans la diffusion de la meètaphore militaire en philosophie, mais avec des variations inteèressantes qui ne se reèsument
89
Penseèes Penseèes Penseèes Diss
Marc-Aureéle,
, 8, 48. Dans ce passage, Marc-Aureéle affirme que l' intelli-
gence libre de passions est une citadelle : aÊkro`poliq eÊstin yÉ eÊleuhe`ra pahw n dia`noia.
90 91 92
Marc-Aur.,
, 7, 7.
Marc-Aur., E è picteéte,
, 12, 9. Je remercie Juliette Dross de m' avoir signaleè ce passage.
., 3, 24, 34. On notera une variante dans l' utilisation de la meè taphore
en 22, 94-98, passage relatif aé la royauteè du cynique : en guise d' armes, dit E è picteéte, il a sa conscience et il surveille les affaires humaines comme le geè neèral observe ses soldats et punit les deèsobeèissants.
93
Voir E è pict.,
Diss
., 1, 9, 24 et 4, 1, 160.
311
soldat de la vertu, soldat du plaisir
pas neècessairement aé l' eèvolution chronologique, puisque nous avons vu que Marc-Aureéle est, dans ce domaine, beaucoup plus reèserveè qu' Epicteéte. Et surtout Lucreéce a su exprimer avec toute la force de son geènie poeètique, mais aussi avec une rigueur doctrinale sans faille, l' un des plus forts reèquisitoires qui aient jamais eèteè formuleès contre le principe meême de la guerre. Or le Sto|ëcien Seèneéque est parfois eètonnamment proche, dans sa deènonciation de la guerre, de celui qu' il aurait du ê consideèrer comme son adversaire privileègieè. L' image d' un Romain qui, au sein meême de la philosophie, resterait indeèleèbilement marqueè par la mentaliteè du leègionnaire tient donc beaucoup plus du fantasme que de la reèaliteè. Les philosophes ont reêveè de Sparte plus souvent que d' Atheénes, mais Rome n' eètait pas Sparte.
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L AT I N I TAT E S
Liza
Meèry
LA CONDAMNATION DU PLAISIR CHEZ TITE-LIVE : UNE CERTAINE ÂE DE ROME ? IDE
Eèvoquant,
5 4
dans la Preèface de l' Ab Vrbe condita, les sept cents ans
d' histoire romaine qu' il a entrepris de retracer, depuis les origines de l' Vrbs jusqu' aé l' eèpoque ou é , selon la formule fameuse, les Romains û ne
sont
capables de supporter ni leurs vices, ni les remeédes aé ces
1
vices ý , Tite-Live se livre aé une analyse rapide des causes de la deèca2
dence romaine. Aux yeux de l' historien, comme aé ceux de Salluste ,
1 Labente deinde paulatim disciplina uelut desidentes primo mores sequatur animo, deinde ut magis magisque lapsi sint, tum ire coeperint praecipites, donec ad haec tempora quibus nec uitia nostra nec remedia pati possumus peruentum est : û Puis, avec le relaêchement insensible de la discipline, on suivra par la penseèe d' abord une sorte de fleèchissement des mÝurs, puis un affaissement progressif et enfin un mouvement d' effondrement rapide, jusqu' aé nos jours, oué nous ne pouvons toleèrer ni nos vices, ni les remeédes aé ces vices ý (Tite-Live, Praef. 9). Les textes (et leur traduction) sont citeès dans l' eèdition de la Collection des Universiteès de France lorsque celle-ci existe. Dans le cas contraire, les eèditions citeèes sont celles de la collection Oxford Classical Texts.
2 Sed ubi labore atque iustitia res publica creuit, reges magni bello domiti, nationes ferae et populi
ingentes ui subacti, Carthago, aemula imperi Romani, ab stirpe interiit, cuncta maria terraeque patebant, saeuire fortuna ac miscere omnia coepit [...] Igitur primo pecuniae, deinde imperi cupido creuit ; ea quasi materies omnium malorum fuere. Namque auaritia fidem, probitatem ceterasque artis bonas subuortit [...] Haec primo paulatim crescere, interdum uindicari ; post, ubi contagio quasi pestilentia inuasit, ciuitas inmutata, imperium ex iustissimo atque optumo crudele intolerandumque factum : û Mais quand par son travail et sa justice la Reèpublique se fut agrandie, quand les plus puissants rois furent dompteès, les peuplades barbares et les grandes nations deètruites par la force, Carthage, la rivale de l' empire romain, deè truite jusqu' aé la racine, lorsque mers et terres s' ouvraient toutes aux vainqueurs, la fortune se mit aé seèvir et aé tout bouleverser [...] D' abord la soif de l' argent s' accrut, puis celle du pouvoir : ce fut pour ainsi dire l' aliment de tous les maux. L' avarice deè truisit la loyauteè, la probiteè, et toutes les autres vertus [...] Le progreés de ces vices fut d' abord insensible, parfois meême ils eètaient punis ; puis, lorsque la contagion se fut reèpandue comme une eèpideèmie, la citeè changea d' aspect ; le plus juste et le meilleur des gouvernements se transforma en un empire cruel et intoleèrable ý (Conjuration de Catilina, 10, 1-6).
313
liza meè ry
314
l' affaiblissement de l' antique disciplina reèsulte de l' afflux de richesses aé Rome : Ceterum aut me amor negotii suscepti fallit, aut nulla unquam res pu blica nec maior nec sanctior nec bonis exemplis ditior fuit, nec in quam tam serae auaritia luxuriaque immigrauerint, nec ubi tantus ac tam diu paupertati ac parsimoniae honos fuerit. Adeo quanto rerum minus, tanto minus cupiditatis erat : nuper diuitiae auaritiam et abun dantes uoluptates desiderium per luxum atque libidinem pereundi 3
perdendique omnia inuexere .
Mais la perspective adopteèe par l' historien padouan diffeére quelque peu de celle de son devancier. Tite-Live, en effet, met surtout l' accent sur la contamination de la socieèteè romaine tout entieére par le gouêt du luxe (luxus ; luxuria) et du plaisir (uoluptates), tandis que Salluste, retireè de la vie politique apreés une carrieére tumultueuse au sein du parti popularis, insiste eègalement sur le deèclin de la moraliteè publique conseè4
cutif aé cet afflux de richesses . Surtout, la luxuria et les uoluptates qui pervertissent les Romains sont preèsenteèes comme des importations (tam serae auaritia luxuriaque immigrauerint) º ailleurs, Tite-Live, plus ex5
plicite encore, parle de peregrinae uoluptates . D' embleèe, le gouêt du luxe et du plaisir, preèsenteè comme l' une des causes de l' effondrement des mores Romani et opposeè aé la traditionnelle austeèriteè des maiores (ubi tantus ac tam diu paupertati ac parsimoniae honos fuerit), est seèveérement condamneè comme eètranger aé l' ideèal romain que ces derniers incar-
3
û Au reste, si ma passion pour mon entreprise ne m' abuse, jamais E è tat ne fut plus
grand, plus pur, plus riche en bons exemples ; jamais peuple ne fut aussi longtemps inac cessible aé la cupiditeè et au luxe et ne garda aussi profondeèment ni aussi longtemps le culte de la pauvreteè et de l' eèconomie : tant il est vrai que moins on avait de richesses, moins on les deèsirait ; au lieu que de nos jours avec les richesses est venue la cupiditeè , et avec l' affluence des plaisirs le deèsir de perdre tout et de se perdre soi-meême dans les exceés du luxe et de la deèbauche ý (Praef. 11-12).
4
Sed ego adulescentulus initio, sicuti plerique, studio ad rem publicam latus sum, ibique mihi
multa aduorsa fuere. Nam pro pudore, pro abstinentia, pro uirtute, audacia, largitio, auaritia uige bant : û Pour moi, tout jeune encore, mon gouêt me porta comme tant d' autres vers la politique, et j' y trouvai bien des deèboires. Au lieu de l' honneur, du deèsinteèressement, du meèrite, c' eètait l' audace, la corruption, la cupiditeè qui reègnaient ý (Cat., 3, 3). Meême ideèe en Jugurtha, 3, 1. Sur l' analyse des causes de la deècadence par Salluste, cf. D. C. Earl, The Political Thought of Sallust, Oxford, 1961 et A. La Penna, Sallustio e la û rivoluzione ý romana, Milan, 1968, en particulier p. 15-67. Sur les diffeèrences d' approche entre Salluste et Tite-Live, cf. aussi A. Feldherr, Spectacle and Society in Livy' s History, Berkeley-Los Angeles-London, 1998, p. 40-41.
5
L' expression peregrinae uoluptates appara|êt par exemple dans la bouche du consul
Manlius Vulso en 38, 17, 18 : hae peregrinae uoluptates ad extinguendum uigorem animorum possunt : û Ces plaisirs eètrangers sont capables d' eètouffer la force de l' aême ý.
315
la condamnation du plaisir chez tite-live
nent aux yeux de Tite-Live. De meême, Caton l' Ancien, dans son ceèleébre discours contre l' abrogation de la lex Oppia, rapporteè par Tite-Live
au
livre
34
de
l' Ab Vrbe condita,
unit
dans
une
meême
condamnation le gouêt du luxe et la cupiditeè, luxuria et auaritia, qui ont gagneè ses contemporains depuis que Rome fait campagne en 6
Greéce et en Orient , avant de stigmatiser le comportement de ceux qui, affichant leur gouêt pour les statues grecques, meèprisent les anteèfixes d' argile des temples romains : Iam nimis multos audio Corinthi et Athenarum ornamenta laudantes mirantesque et antefixa fictilia deorum Romanorum ridentes. Ego hos malo propitios deos et ita spero futuros, si in suis manere sedibus 7
patiemur .
é travers cet exemple particulier se trouvent eèvoqueèes deux attitudes A envers les dieux que tout oppose. L' une est romaine, l' autre non ; la premieére releéve de la pieèteè, la seconde de la recherche du plaisir estheètique. Ici, comme dans la Preèface, gou ê t du luxe, cupiditeè et recherche du plaisir sont deènonceès comme eètrangers aé l' essence de la romaniteè. Dans le cadre de cette eètude, nous avons donc choisi de nous attacher au lien entre plaisir, condamnation du plaisir et identiteè romaine : il s' agit de mettre en lumieére le roêle joueè par la condamnation du plaisir dans la construction d' une image livienne de l' ideèal romain. Assureèment, l' association du plaisir et de la censure dans l' Ýuvre de Tite-Live appara|êt comme une eèvidence. De fait, deés la Praefatio, l' Ab
Vrbe condita se preèsente comme une Ýuvre d' eèdification civique, qui ne fait pas la part belle au plaisir : non content de preèsenter le gouêt des
6 Saepe me querentem de feminarum, saepe de uirorum nec de priuatorum modo sed etiam magistratuum sumptibus audistis, diuersisque duobus uitiis, auaritia et luxuria, ciuitatem laborare, quae pestes omnia magna imperia euerterunt. Haec ego, quo melior laetiorque in dies fortuna rei publicae est, quo magis imperium crescit º et iam in Graeciam Asiamque transcendimus omnibus libidinum inlecebris repletas et regias etiam adtrectamus gazas º, eo plus horreo, ne illae magis res nos ceperint quam nos illas : û Il m' est arriveè bien souvent de deèplorer devant vous les deèpenses des femmes et des hommes, simples particuliers ou hommes politiques, et de deè noncer les deux maux opposeès dont souffre notre pays : la cupiditeè et le gou ê t du luxe ; tous les grands empires ont succombeè aé ces fleèaux. Pour ma part, plus la situation de notre eètat est prospeére et brillante, plus notre empire s' eètend º deèjaé, nous avons deèbarqueè en Greéce et en Asie, pays qui offrent de quoi satisfaire toutes les tentations, et nous mettons la main sur les treèsors accumuleès par les rois º plus je redoute que ces richesses, au lieu d' eêtre aé notre service, nous asservissent ý (34, 4, 1-3).
7
û J' entends deèjaé bien trop de gens louer et admirer les treèsors de Corinthe ou
d' Atheénes, et se gausser des anteèfixes d' argile des dieux de Rome. Quant aé moi, je preèfeére ces dieux qui nous prodiguent et continueront, je l' espeé re, aé nous prodiguer leurs faveurs, si nous consentons aé les laisser dans leur demeure ý (34, 4, 4 -5).
liza meè ry
316
uoluptates
comme l' une des causes de l' effondrement de Rome, Tite-
Live condamne par avance l' attitude de ceux de ses lecteurs enclins aé privileègier le plaisir de lire le reècit des eèveènements les plus reècents : Et legentium plerisque haud dubito quin primae origines proximaque originibus minus praebitura uoluptatis sint, festinantibus ad haec noua quibus iam pridem praeualentis populi uires se ipsae conficiunt : ego contra hoc quoque laboris praemium petam, ut me a conspectu malo 8
rum quae nostra tot per annos uidit aetas [...] auertam .
Quant aux heèros de l'
Ab Vrbe condita
, Romains exemplaires, ma|êtres
d' eux-meêmes et de leurs passions, austeéres et deèvoueès aé la patrie, ils incarnent aé merveille la condamnation du plaisir. Est-il possible d' aller plus loin que ces eèvidences ? La preèsente eètude vise aé montrer, aé travers l' analyse deètailleèe de quelques passages liviens, la fac°on dont Tite-Live met en sceéne les ravages du plaisir et de la passion, pour mieux les condamner au nom d' une norme romaine de conduite. Pour ce faire, nous nous attacherons aé trois eèpisodes de l'
condita
Ab Vrbe
mettant en sceéne la passion et le plaisir amoureux : l' eèpisode 9
dit de û la continence de Scipion ý , celui du mariage d' Antiochus aé Chalcis
10
, et celui de Sophonisbe et Masinissa
11
. Ces trois eèpisodes
partagent une caracteèristique commune : les protagonistes centraux º Allucius, noble celtibeére, Antiochus, roi de Syrie, Sophonisbe, princesse carthaginoise, et Masinissa, prince numide º sont tous des eètrangers ; quant aux Romains, ils y apparaissent dans le roêle symbolique de spectateurs et de commentateurs des ravages de la passion. Cette reèpartition des ro ê les º eètrangers victimes de leur gouêt du plaisir, Romains manifestant leur reèprobation et tirant la û morale ý de l' histoire º souligne ainsi, s' il en eètait besoin, le fait que cette condamnation
eènergique
du
plaisir
se
fait
au
nom
d' un
modeéle
de
comportement romain. Une eètude deètailleèe des trois reècits, confronteès aux sources paralleéles, permettra d' abord de mettre en lumieére une indeèniable singulariteè livienne sur deux points : la passion amoureuse en tant que telle, ses manifestations et ses conseèquences, d' une part, la
8
û De plus, la grande majoriteè des lecteurs retirera peu de plaisir, j' en suis suêr, du reè-
cit de nos toutes premieéres origines et des eèveènements qui viennent immeèdiatement apreés, et aura haête d' arriver aé ces derniers temps oué, apreés une longue supeèrioriteè, la puissance romaine se deètruit elle-meême. Tandis que moi, l' un des avantages que je compte retirer de mon travail, ce sera de trouver une diversion aux spectacles funestes dont notre sieécle a eèteè si longtemps le teèmoin ý (
9
26, 50.
10
36, 11.
11
30, 12, 11-15, 14.
Praef
. 4-5).
la condamnation du plaisir chez tite-live
317
condamnation morale du plaisir, d' autre part. L' analyse du discours des personnages romains par l' intermeèdiaire desquels Tite-Live exprime sa condamnation du plaisir permettra ensuite d' expliciter les fondements de cette condamnation et de deègager l' image sous-jacente de l' identiteè romaine que ces trois eèpisodes preèsentent au lecteur.
plaisir et condamnation du plaisir : les singulariteè s liviennes
La continence de Scipion eéme
Ceèleébre eèpisode de la 2
guerre punique, la û continence de Sci-
pion ý occupe une place de choix dans le reècit livien. Au cours de sa campagne d' Espagne, le futur Africain, mis en preè sence d' une captive d' une grande beauteè, la restitue intacte aé son fianceè, Allucius, un prince celtibeére, qui, par reconnaissance, se rallie aé Rome avec tout son peuple : Captiua deinde a militibus adducitur ad eum adulta uirgo, adeo exi mia forma ut quacumque incedebat conuerteret omnium oculos. Sci pio percontatus patriam parentesque, inter cetera accepit desponsam eam principi Celtiberorum ; adulescenti Allucio nomen erat. Extem plo igitur parentibus sponsoque ab domo accitis cum interim audiret deperire eum sponsae amore, ubi primum uenit, accuratiore eum ser mone quam parentes adloquitur. `Iuuenis' , inquit, `iuuenem appello, quo minor sit inter nos huius sermonis uerecundia. Ego cum sponsa tua capta a militibus nostris ad me ducta esset audiremque tibi eam cordi esse, et forma faceret fidem, quia ipse, si frui liceret ludo aetatis, praesertim in recto et legitimo amore, et non res publica animum nos trum occupasset, ueniam mihi dari sponsam impensius amanti uellem, tuo cuius possum amori faueo. Fuit sponsa tua apud me eadem qua apud soceros tuos parentesque suos uerecundia ; seruata tibi est, ut inuiolatum et dignum me teque dari tibi donum posset. Hanc merce dem unam pro eo munere paciscor : amicus populo Romano sis et, si me uirum bonum credis esse quales patrem patruumque meum iam ante hae gentes norant, scias multos nostri similes in ciuitate Romana esse, nec ullum in terris hodie populum dici posse quem minus tibi hostem tuisque esse uelis aut amicum malis'
12
12
.
û Les soldats lui ameneérent ensuite une captive ; c' eètait une jeune fille deèjaé grande
et d' une telle beauteè qu' elle attirait les regards partout oué elle passait. Scipion, lui ayant demandeè quels eètaient sa patrie et ses parents, apprit notamment qu' elle eè tait fianceèe aé un prince celtibeére : le jeune homme s' appelait Allucius. Il fit aussitoêt venir de chez eux ses parents et son fianceè et, entendant dire que ce dernier se mourait d' amour pour sa fianceèe, il s' adresse aé lui, deés son arriveèe, en termes plus eètudieès qu' aé ses parents : ``Jeune
liza meè ry
318
é premieére vue, c' est moins une condamnation du plaisir qui s' exprime A dans ce premier eèpisode, qu' un refus du plaisir de la part de Scipion. Ni le terme de plaisir, en tout cas, ni ceux de tempeèrance ou de continence n' apparaissent dans le reècit livien. Absence d' autant plus frappante
que
les
sources
paralleéles
13
mettent
toutes
l' accent
tempeèrance de Scipion, avec les termes de continentia ou de
metrio` tyq
15
14
, d'
sur
la
eÊ gkratei`a
. Ainsi, chez Tite-Live, le plaisir et la tempeèrance ne
homme'' , dit-il, ``je t' appelle jeune homme pour que le ton de notre entretien soit plus libre. Pour ma part, quand ta fianceèe, prise par nos soldats, m' avait eèteè ameneèe, j' entendis dire qu' elle t' eètait treés cheére, et sa beauteè me le faisait croire ; parce que moi-meême, s' il m' eètait permis de jouir des plaisirs de mon aêge (surtout quand il s' agit d' un amour reègulier et leègitime) et si les inteèreêts de l' E è tat ne m' avaient pas accapareè, je voudrais que l' on fuêt indulgent aé mon eègard si j' aimais ma fianceèe avec trop de passion, je favorise ton amour, puisque je puis le faire. Ta fianceèe a eèteè chez moi l' objet du meême respect que chez tes beaux-parents, ses propres parents ; elle t' a eèteè gardeèe pour que le don qui t' est fait puêt eêtre intact et digne de moi et de toi. Voici le seul prix que je fixe aé ce preèsent : sois l' ami du peuple romain, et, si tu crois que je suis un homme de bien comme l' eètaient mon peére et mon oncle que les peuples d' ici connaissaient deè jaé auparavant, sache qu' il y a dans la ville de Rome beaucoup d' hommes semblables aé nous, et qu' on ne peut citer aujourd' hui de peuple sur terre que tu voudrais moins avoir comme ennemi pour toi et pour les tiens ou dont tu preè feérerais eêtre l' ami'' ý (26, 50, 1-8).
13
Polybe, 10, 19, 3-7 ; Valeére Maxime, 4, 3, 1 ; Aulu-Gelle, 7, 8, 3 ; Silius Italicus 15,
268-271 ; Frontin, Strat., 2, 11, 5 ; Dion, frgt 57, 43 (58, 2) ; DVI, 49, 8.
14
Val. Max., 4, 3, 1 : Et iuuenis et caelebs et uictor, postquam comperit inlustri loco inter Celti-
beros natam nobilissimoque gentis eius Indibili desponsam, arcessitis parentibus et sponso inuiolatam tradidit [...] Q u a c o n t i n e n t i a a c m u n i f i c e n t i a Indibilis obligatus Celtiberorum animos Romanis applicando meritis eius debitam gratiam retulit : û Lui qui eètait un jeune homme, ceèlibataire, et qui venait de remporter une victoire, en apprenant qu' elle eè tait de noble origine parmi les Celtibeéres et fianceèe aé l' un des personnages les plus ceèleébres de ce peuple, Indibilis, il fit venir ses parents et son fianceè et la leur rendit sans abuser d' elle [...] Cette
continence
et
cette
magnificence
obligeérent
Indibilis,
qui
poussa
les
Celtibeéres aé s' attacher aux Romains, manifestant ainsi aé l' eègard des meèrites de Scipion la reconnaissance qui leur eètait due ý ; Gell., 7, 8, 3 : Lepide igitur agitari potest, utrum uideri
c o n t i n e n t i o r e m par sit, Publiumne Africanum superiorem, qui, Carthagine ampla ciuitate in Hispania expugnata, uirginem tempestiuam, forma egregia, nobilis uiri Hispani filiam captam perductamque ad se patri inuiolatam reddidit, an regem Alexandrum ... : û On peut donc avoir une jolie discussion : s' il convient de consideèrer comme l e p l u s t e m p eè r a n t , Publius le premier Africain qui, apreés avoir pris de force l' importante citeè de Carthageéne en Espagne, a rendue intacte aé son peére une jeune fille aé l' aêge de l' amour, d' une beauteè remarquable, fille d' un noble espagnol, qui avait eè teè prise et lui avait eèteè ameneèe, ou le roi Alexandre ... ý.
15
Kai´ ta´ ty q eÊ gkratei`aq kai´ ta´ ty q metrio` tytoq eÊ mfai`nwn
(Pol., 10, 19, 7). Notons
cependant que la version de Polybe ne preè sente pas Scipion comme l' incarnation exem plaire de ces vertus, mais comme un geè neèral pragmatique : Scipion, qualifieè d' û amateur de femmes ý,
filogu` nyq
(10, 19, 3), ne touche pas aé la jeune fille uniquement parce que
û dans les moments d' activiteè, de tels divertissements deviennent des entraves treé s geê-
eÊ n de´ toiq tou pra` ttein kairoiq me` gista gi`netai kai´ kata´ swma kai´ kata´ vujy´ n eÊ mpo` dia toiq jrwme` noiq
nantes, aé la fois physiquement et moralement, pour ceux qui s' y adonnent ý (
; 10, 19, 5). Cette conduite a, par ailleurs, des conseè quences positives, mais ce
319
la condamnation du plaisir chez tite-live
sont eèvoqueès, aé propos de Scipion, que de fac°on deètourneèe, lorsque l' historien insiste sur la grande beauteè de la jeune fille. Pour autant, le plaisir amoureux n' est pas absent de l' eèpisode, mais c' est aé propos d' Allucius, le fianceè, qu' il en est question. Scipion dit en effet au jeune homme : Ipse, si frui liceret l u d o
a e t a t i s , praesertim in recto et legitimo
amore, et non res publica animum nostrum occupasset, ueniam mihi dari sponsam impensius amanti uellem
16
.
L' amour passionneè d' Allucius pour sa fianceèe est donc mis au compte
ludus aetatis tuo cuius possum amori faueo
des û plaisirs de son aêge ý, voriser (
17
, plaisirs que Scipion entend fa-
). Sur ce point, la comparaison avec
les sources paralleéles souligne aé nouveau la singulariteè livienne. En effet, aucun auteur ne donne la parole aé Scipion comme le fait TiteLive. Surtout, ni Polybe, avant Tite-Live
18
, ni Valeére-Maxime ou
Aulu-Gelle apreés lui, n' eèvoquent les sentiments passionneès d' Allucius pour sa fianceèe. D' ailleurs, dans les versions paralleéles, il n' est question d' un fianceè que chez Valeére-Maxime, Polybe et Aulu-Gelle se contentant de mentionner le peére de la jeune fille
19
. Tite-Live, au
contraire, insiste de fac°on frappante sur les sentiments d' Allucius,
ne sont pas les meêmes que chez Tite-Live : û en manifestant ainsi sa ma|êtrise de soi et sa
di' wàn kai´ ta´ tyq eÊ gkratei` aq kai´ ta´ tyq metrio`tytoq eÊ mfai` nwn mega`lyn aÊpodojy´n eÊ neirga`zeto toi q uÉpotattome` noiq ; 10, 19, 7). Ainsi, û Polybe donne une lec°on non pas tant de morale que tempeèrance, il s' acquit une grande consideèration chez ses subordonneès ý (
de pragmatisme : la tempeèrance n' est pas une fin en soi, mais le moyen de reè ussir dans une entreprise ý (E. Foulon, eèdition lybe, Paris, n. 1, p. 75).
16
Collection des Universiteès de France
û Moi-meême, s' il m' eètait permis de jouir des p l a i s i r s
de
du livre 10 de Po-
mon
aê g e
(surtout
quand il s' agit d' un amour reègulier et leègitime) et si les inteèreêts de l' E è tat ne m' avaient pas accapareè, je voudrais que l' on fuêt indulgent aé mon eègard si j' aimais ma fianceèe avec trop de passion ý (26, 50, 5).
17
L' expression
ludus aetatis
deèsigne ici, aé strictement parler, les û distractions de son
aêge ý, mais le contexte justifie aé nos yeux º ainsi qu' aé ceux du traducteur de la
des Universiteès de France 18
Collection
º la traduction û plaisirs de son aêge ý.
Sur la question de l' utilisation de la source polybienne par Tite -Live, P. Jal, penche
avec û la majoriteè des commentateurs ý, û pour une utilisation ``indirecte'' de Polybe, aé
Collection des Universiteès de France xiii 19 postquam comperit inlustri loco inter Celtiberos natam nobilissimoque gentis eius Indibili desponsam travers un annaliste (Coelius Antipater ?) ý (Introduction aé l' eèdition du livre 26, t. XVI, Paris, 1991, p.
).
Val. Max., 4, 3, 1 :
: û Apreés avoir appris qu' elle eètait de noble origine parmi les
Celtibeéres et fianceèe aé l' un des personnages les plus ceèleébres de ce peuple, Indibilis ý.
to´n de´ tyq parhe` nou pate` ra kale` saq kai´ dou´q auÊty´n eÊ k jeiro´q eÊ ke` leue sunoiki` zein wàç pot' a³n proairytai twn politwn : û Il fit appeler l e p eé r e de la jeune fille,
Pol., 10, 19, 6 :
la lui rendit aussitoêt, et l' invita aé la marier aé un citoyen de son choix ý. Gell., 7, 8, 3 :
bilis uiri Hispani filiam
[...]
captam perductamque ad se patri inuiolatam reddidit
no-
: û Il rendit in-
liza meè ry
320
preèsenteè comme un jeune homme eèperdument amoureux de sa fianceèe : deperire eum sponsae amore
20
. On remarquera d' ailleurs que seul un
poeéte, Silius Italicus, eèvoque la passion du jeune prince, dans des termes
qui
ne
sont
pas
sans rappeler les eèleègiaques ou le
des amours de Didon et E è neèe : sponsae defixus in ossibus ardor
21
Virgile . Ainsi,
seul de tous les historiens ou amateurs d' anecdotes historiques qui rap portent
l' eèpisode,
Tite-Live
fait
d' Allucius
un
jeune
homme
fou
d' amour face aé Scipion, incarnation de la tempeèrance, de la ma|êtrise de soi et du deèvouement aé la res publica. La comparaison du reècit livien et des versions paralleéles de l' eèpisode souligne donc l' indeèniable singulariteè de l' historien padouan, qui met nettement l' accent sur les theémes de la passion et du plaisir amoureux. é preQu' en est-il, dans ce contexte, de la condamnation du plaisir ? A mieére vue, nous l' avons dit, l' eèpisode semble moins exprimer une
condamnation aé proprement parler qu' un refus du plaisir de la part de Scipion. Mais il serait bien paradoxal, de la part de Tite-Live, de mettre ainsi en valeur le refus du plaisir par Scipion tout en montrant le meême Scipion accordant sans heèsitation aé Allucius ce qu' il se refuse aé lui-meême. Cet apparent paradoxe invite, nous semble-t-il, aé une relecture attentive du passage, dont il ressort qu' Allucius ne peut repreèsenter autre chose, face aé Scipion, qu' un contre-modeéle. Pour Scipion, et pour Tite-Live, la conduite du jeune Celtibeére, qui se meurt d' amour (amore deperire) pour sa fianceèe, ne doit pas eêtre imiteèe : malgreè ses preècautions de langage, Scipion n' en oppose pas moins l' attitude d' Allu cius, uniquement occupeè de ses sentiments, et la sienne, celle d' un geèneèral tout entier absorbeè par le souci de l' E è tat. Dans le discours de Scipion aé Allucius, l' emploi du subjonctif irreèel (si liceret ; occupasset ;
uellem) montre bien que Scipion exclut, en fait, toute possibiliteè de ressembler aé Allucius. Quant aé l' expression ueniam dari, elle implique une condamnation morale sous-jacente, meême atteènueèe, de meême que le comparatif impensius, auquel il convient de donner ici un sens
tacte aé son peére une jeune fille [...], fille d' un noble espagnol, qui avait eè teè prise et lui avait eèteè ameneèe ý.
20 Extemplo igitur parentibus sponsoque ab domo accitis cum interim audiret deperire eum spon-
sae amore : û Il fit aussitoêt venir de chez eux ses parents et son fianceè et, entendant dire que ce dernier se mourait d' amour pour sa fianceè e ... ý (26, 50, 3).
21 Quin etiam accitus populi regnator Hiberi/cui sponsa et sponsae defixus in ossibus ardor/hanc
notam formae concessit laetus ouansque/indelibata gaudenti uirgine donum : û En outre meême, on fait para|être le prince reègnant d' un peuple d' Hibeèrie ; il avait une fianceèe, et pour cette fianceèe, les flammes de l' amour le bruêlaient jusqu' aux os. Elle eètait ceèleébre par sa beauteè ; joyeux de son triomphe, Scipion, en offrande, la rendit aé l' Espagnol, qui fut heureux de recevoir le don de la jeune fille toujours intacte ý (XV, 268 -271).
la condamnation du plaisir chez tite-live
321
intensif : dans la bouche de Scipion, Allucius n' aime pas sa fianceè e û de fac°on particulieérement passionneèe ý, mais bien û trop passionneèment ý. Le reècit livien se distingue ainsi des autres versions de l' eèpisode en ce que l' exaltation traditionnelle de la continence de Scipion s' y double d' une condamnation implicite, mais bien reèelle, de l' attitude d' Allucius, qui subordonne son action militaire et politique aé la passion et au plaisir amoureux.
Le mariage d' Antiochus aé Chalcis Le deuxieéme eèpisode, moins connu que les deux autres, met en sceéne le roi Antiochus III de Syrie lors de la guerre qui l' oppose aux Romains en 192-191 av. J.-C. Ce dernier, aé plus de 50 ans, tombe amoureux d' une jeune fille de Chalcis, oué il a pris ses quartiers d' hiver, harceéle son peére jusqu' aé en obtenir la main, puis passe le reste de l' hiver dans les banquets, les beuveries et le sommeil, imiteè en cela par l' ensemble de son armeèe : Rex Chalcidem a Demetriade, amore captus uirginis Chalcidensis, Cleoptolemi filiae, cum patrem primo allegando, deinde coram ipse rogando fatigasset, inuitum se grauioris fortunae condicioni illigan tem, tandem impetrata re tamquam in media pace nuptias celebrat et relicum hiemis, oblitus, quantas simul duas res suscepisset, bellum Romanum et Graeciam liberandam, omissa omnium rerum cura, in conuiuiis et uinum sequentibus uoluptatibus ac deinde ex fatigatione magis quam satietate earum in somno traduxit. Eadem omnis praefec tos
regios,
qui
ubique,
ad
Boeotiam
maxime,
praepositi
hibernis
erant, cepit luxuria ; in eandem et milites effusi sunt, nec quisquam eorum aut arma induit aut stationem aut uigilias seruauit aut quic quam, quod militaris operis aut muneris esset, fecit
22
22
.
û Le roi, revenu de Deèmeètrias aé Chalcis, tomba amoureux d' une jeune Chalci -
dienne, la fille de Cleèoptoleèmos ; apreés eêtre venu aé bout, d' abord en lui envoyant des amis, puis en preèsentant lui-meême sa demande, de la reèsistance du peére qui reèpugnait aé s' allier aé un homme d' une condition trop eècrasante pour lui, il finit par obtenir gain de cause et, comme si on eètait en pleine paix, il ceèleèbra son mariage ; tout le reste de l' hi ver, oubliant les deux grands projets qu' il avait formeè s de front, la lutte contre les Romains et la libeèration de la Greéce, il laissa de coêteè tout autre souci et passa son temps aé banqueter et aé s' adonner aux plaisirs qui accompagnent l' ivresse, puis, par fatigue plus que par deègouêt, aé dormir. De meême, tous les lieutenants du roi qui, un peu partout, mais surtout vers la Beèotie, commandaient les camps d' hiver, s' abandonneérent aé la deèbauche ; les soldats aussi s' y laisseérent aller, et aucun d' eux ne reveêtit son armure, ne prit de garde ni de jour ni de nuit, et n' accomplit quoi que ce fuê t des travaux et des obligations militaires ý (36, 11, 1-4).
liza meè ry
322
Alors que l' eèpisode preèceèdent mettait en sceéne de fac°on spectaculaire le refus du plaisir, c' est ici la conjonction des plaisirs du corps º amour, nourriture, sommeil º
que Tite-Live se pla|êt aé peindre pour
mieux la condamner, dans un eèpisode en partie inspireè des deèlices de Capoue. Par ailleurs, si l' attitude d' Allucius, quoique condamnable sur le fond, preêtait aé l' indulgence en raison de la jeunesse du prince celtibeére, celle d' Antiochus ne suscite qu' ironie et meèpris de la part de Tite-Live : chaque aêge a ses plaisirs, et la passion amoureuse, excusable chez le jeune homme, est profondeèment ridicule chez l' homme muêr. Mais il ne s' agit laé que de diffeèrences superficielles entre les deux eèpisodes, qui partagent une caracteèristique commune bien plus importante : comme dans le cas preèceèdent, en effet, la confrontation avec les versions paralleéles de l' eèpisode testable
singulariteè
livienne,
tant
23
dans
met en lumieére une inconl' amplification
donneèe
au
theéme du plaisir, que dans la nature de la condamnation exprimeèe par Tite-Live. Cette insistance sur la question du plaisir s' inscrit dans une strateègie plus geèneèrale de deènigrement d' Antiochus : tout au long du livre 36, en effet, Tite-Live fait preuve d' une malveillance particulieére envers le roi, notamment par rapport aé Polybe, dont il suit pourtant le reècit pour les affaires grecques
24
. Or l' un des proceèdeès les plus effi-
caces de cette deèformation ideèologique consiste aé peindre Antiochus sous les traits d' un barbon ridicule, amoureux et infantile, tout entier tourneè vers la satisfaction de ses appeètits corporels. Ainsi, Tite-Live accentue profondeèment le ridicule de l' action d' Antiochus, eèpris sur le tard
23
25
d' une
fille
d' obscure
naissance
26
:
contrairement
Pol., 20, 8 (d' apreés Atheneèe, 439 e,f) ; Diodore, 29, 2 ; Plutarque,
Flam.,
16, 1 ; Appien,
Flor., 1, 24, 9 ;
24
jeune
DVI,
Syr.,
Phil.,
aux
17, 1 et
16, 69 ; Dion, frgt 62, 1 ; Zon., 9, 19, 5 ; Just., 31, 6, 3 ;
54, 1.
û Il suffit d' ailleurs, pour se convaincre de la malveillance de notre auteur aé l' eègard
d' Antiochus, de relever la contradiction entre ces affirmations et les faits rapporteè s plus
Collection des Universiteès A Commentary on Livy. Books
haut et plus bas par Tite-Live lui-meême ý (A. Manuelian, eèdition
de France
du livre 36, Paris, 1983, n. 3, p. 22) ; cf. J. Briscoe,
XXXIV-XXXVII,
Oxford, 1981, p. 235 : û The allegations of debauchery are rightly
doubted [...] Seibert suggests that Antiochus' aim was to tie Chalcis to him more clo sely ý et F. W. Walbank,
A Historical Commentary on Polybius,
Oxford, 1967, vol. III,
p. 76 : û This picture of a winter spent in debauchery is clearly false [...] and may be modelled on the legend of Hannibal' s fatal stay in Capua [...] Anti -Seleucid propaganda is to be detected ý.
25
Toutefois, Tite-Live ne donne pas l' aêge d' Antiochus, contrairement aé Polybe, se-
penty`konta me´ n e² ty gegonw´q ; 20, uÉpe´ r e² ty penty`konta gegonw´q ; Syr., 16, 69) et Diodore (plei` w twn penty`konta eÊ twn bebiwkw`q ; 29, 2), qui preècisent tous deux que le roi avait deèpasseè la lon qui le roi avait 50 ans au moment de son mariage (
8, 1), et aé Appien (
cinquantaine Plutarque, quant aé lui, qualifie le roi d' û homme deèjaé vieux eèpris d' une jeune fille ý (
eÊ rashei´ q aÊny´r presbu`teroq ko`ryq ;
Flam.,
16, 1). On peut cependant voir
la condamnation du plaisir chez tite-live
323
autres sources, par exemple, Tite-Live s' eètend longuement sur les circonstances ayant preèceèdeè le mariage, et sur les diffeèrentes requeêtes adresseèes par Antiochus au peére de la jeune fille, d' abord en envoyant des eèmissaires plaider en sa faveur (allegando), puis en le harcelant (fatigasset) lui-meême, jusqu' aé obtenir l' objet de ses deèsirs. Autant de deèmarches absentes des sources paralleéles et qui rappellent les agissements obsessionnels de certains vieillards de comeèdie, preêts aé tous les abaissements pour satisfaire leur folle passion. Il prend eègalement soin de souligner la trivialiteè des plaisirs d' Antiochus, qui passe l' hiver dans les beuveries et le sommeil, dans une phrase d' une ironie mordante : omissa omnium rerum cura, in conuiuiis et uinum sequentibus uolupta-
tibus ac deinde ex fatigatione magis quam satietate earum in somno traduxit
27
.
La peèriode de luxuria qui suit le mariage appara|êt ainsi, par rapport aux autres versions de l' eèpisode, comme un moment d' intense reègression, dans la nourriture et le sommeil, et d' oubli qui accentuent l' in fantilisation du vieillard amoureux, esclave de ses pulsions et de son gou ê t immodeèreè du plaisir. En comparaison, Polybe, moins prolixe que Tite-Live, se reèveéle aussi nettement plus modeèreè :
´ n eiÊq Jalki`da tyq ÊAnti`ojoq de´ oÉ me`gaq eÊpikalou`menoq, [...] parelhw ´ q kai´ du`o ta´ EuÊboi`aq sunete`lei ga`mouq, penty`konta me´n e²ty gegonw ` q, ty`n te tw É q me`gista tw n e²rgwn aÊneilyfw n É Elly`nwn eÊleuhe`rwsin, w auÊto´q eÊpygge`lleto, kai´ to´n pro´q É Rwmai`ouq po`lemon. Ê ErasheiÉq ouân parhe`nou Jalkidikyq kata´ to´n tou pole`mou kairo´n eÊfilotimy`sato gy³ n kai´ me`haiq jairw ` n. iâCn d' auÌty Kleoptole`mai auÊty`n, oiÊnopo`tyq w mou me´n huga`tyr, eÉno´q tw n eÊpifa`nwn, ka`llei de´ pa`saq uÉperba`llousa. Kai´ tou´q ga`mouq suntelw n eÊn tð Jalki`di auÊto`hi die`trive to´n jeimw na, ` twn ouÊd' yÉntinoun poiou`menoq pro`noian 28. tw n eÊnestw
une allusion ironique aé l' aêge d' Antiochus dans l' expression nouus maritus employeèe par le consul Acilius en 36, 17, 8.
26
Notons par ailleurs que, si Tite-Live, par la bouche du consul Acilius, affirme que
le roi û a eèpouseè une femme sortie de la famille d' un simple particulier, inconnue meê me de ses compatriotes ý (ex domo priuata et obscuri etiam inter popularis generis uxorem duxit ; 36, 17, 7), pour Polybe, au contraire, le peé re de la jeune fille est û l' un des personnages les plus en vue de la citeè ý (yân d'
auÌty Kleoptole`mou me´n huga`tyr, eÉno´q tw n eÊpifa`nwn,
û C' eètait la fille de Cleèoptoleéme, l' un des personnages les plus en vue de la citeè ý ; 20, 8, 3). La malveillance de Tite-Live envers Antiochus se lit dans les moindres deè tails du reècit.
27
û Il laissa de coêteè tout autre souci et passa son temps aé banqueter et aé s' adonner aux
plaisirs qui accompagnent l' ivresse, puis, par fatigue plus que par deè gou ê t, aé dormir ý.
28
ûE è tant arriveè aé Chalcis, Antiochos, dit le Grand, [...] contracta un mariage. Il eè tait
alors aêgeè de cinquante ans et se trouvait engageè dans deux entreprises particulieérement grandioses, l' affranchissement de la Greé ce, qu' il avait promis de reèaliser, et la guerre contre les Romains. S' eètant eèpris, alors qu' il eètait en guerre, d' une jeune fille de Chalcis, il fut pris d' un vif deèsir d' en faire sa femme. Disons aussi qu' il buvait et donnait volon -
liza meè ry
324
Le contraste entre les deux reècits est frappant : Polybe ne fait pas eètat des deèmarches d' Antiochus avant le mariage, il n' entre pas non plus dans le deètail des activiteès du roi pendant l' hiver passeè aé Chalcis, et meême sa mention du gouêt d' Antiochus pour la boisson prend l' apparence d' une simple information factuelle. C' est que l' historien grec ne centre pas son reècit sur la question du plaisir, et que sa condamnation de l' action d' Antiochus º mais s' agit-il d' une condamnation aé proprement parler ? º diffeére profondeèment de celle qu' exprime TiteLive. Nous abordons laé une question fondamentale, sur laquelle nous allons revenir en deètail
29
. Dans l' immeèdiat, on se contentera de re-
marquer que Tite-Live, par rapport aux sources paralleéles, et, surtout, par rapport aé sa source principale pour les eèveènements rapporteès, met deèlibeèreèment l' accent sur la question du plaisir, afin de mieux deè nigrer l' action Antiochus, aussi ridicule dans sa queête du plaisir amoureux que trivial dans son gouêt des plaisirs corporels.
Sophonisbe et Masinissa e
Venons-en aé preèsent aé un eèpisode treés connu de la 2
guerre pu-
nique, et l' un des passages les plus ceèleébres de l' Ab Vrbe condita : la breéve et tumultueuse liaison entre Sophonisbe et Masinissa
30
. Cet eèpi-
sode romanesque s' inscrit dans un cadre politique et strateègique plus large, celui de la lutte constante entre Romains et Carthaginois pour se gagner des allieès chez les peuples d' Afrique du Nord, et en particulier chez les Numides. Sophonisbe, fille d' Hasdrubal, a eè teè marieèe au roi numide romaine
31
.
Syphax afin
Mais
Masinissa,
de deètourner jeune
prince
ce dernier numide
de l' alliance
dont
Syphax
a
usurpeè le troêne, s' allie aux Romains et part aé la reconqueête de son royaume
32
. Apreés la victoire de Masinissa sur Syphax, en 203, Sopho-
nisbe seèduit le jeune homme et le pousse aé l' eèpouser sur le champ pour la soustraire aé l' emprise romaine. Scipion, mis au courant de
tiers dans l' ivrognerie. Il s' agissait de la fille de Cleèoptoleèmos, un des hommes les plus en vue de la citeè. Elle eètait d' une beauteè incomparable. Les noces furent ceèleèbreèes aé Chalcis, oué Antiochos passa ensuite l' hiver, sans plus se soucier de la situation ý (20, 8, 1 4).
29 30
Cf. infra, II. 30, 12, 11-15, 14. Sur la version livienne de cet eèpisode, cf. J. M. K. Martin, û Livy o
and Romance ý, Greece and Rome, vol. 11, n 33 (1942), p. 124-29 ; S. P. Haley, û Livy' s Sophonisba ý, Classica and Medievalia, 40 (1989), p. 171-81 ; S. P. Haley, û Livy, Passion, and Cultural Stereotypes ý, Historia, 39/3 (1990), p. 375-381.
31
29, 23.
32
29, 29-33.
la condamnation du plaisir chez tite-live
325
l' affaire, et inquiet de l' influence neèfaste que pourrait avoir la Carthaginoise sur son allieè, exprime sa reèprobation aé Masinissa, qui contraint Sophonisbe au suicide. Le reècit de ces amours tumultueuses fait l' objet d' une focalisation particulieére de la part de Tite-Live, qui ne lui consacre pas moins de quatre chapitres du livre 30. Construit en diptyque, l' eèpisode est ainsi l' occasion, pour l' historien, d' eèvoquer longuement les effets neèfastes de la passion, sur Masinissa lui-meême, mais aussi, par un retour en arrieére, sur Syphax (30, 12, 11-13, 14), puis, aé travers le discours de Scipion aé Masinissa, la mort de Sophonisbe et la reprise des activiteès militaires, de mettre en sceéne la reèpression du plaisir et le retour aé la norme romaine apreés cette breéve incursion dans le domaine de la passion amoureuse (30, 14-15). L' eèpisode se reèveéle, dans notre perspective, particulieérement riche d' enseignement. Mais avant d' aborder la question de la condamnation du plaisir en tant que telle, il convient de s' arreêter sur la description de la passion et de ses effets que Tite-Live livre ici, tant dans son reècit de la rencontre entre Sophonisbe et Masinissa que dans le discours de Syphax commentant apreés coup les causes de sa ruine. Le discours de Syphax reprend le theéme traditionnel de la passion amoureuse comme abdication de la raison et comme alieènation : Nam cum Scipio quid sibi uoluisset quaereret qui non societatem so lum abnuisset Romanam sed ultro bellum intulisset, tum ille peccasse quidem sese atque insanisse fatebatur, sed non tum demum cum arma aduersus populum Romanum cepisset ; exitum sui furoris eum fuisse, non principium ; tum se insanisse, tum hospitia priuata et publica foe dera omnia ex animo eiecisse cum Carthaginiensem matronam do mum acceperit. Illis nuptialibus facibus regiam conflagrasse suam ; illam furiam pestemque omnibus delenimentis animum suum auer tisse atque alienasse, nec conquiesse donec ipsa manibus suis nefaria sibi arma aduersus hospitem atque amicum induerit. Perdito tamen atque adflicto sibi hoc in miseriis solacii esse quod in omnium homi num inimicissimi sibi domum ac penates eandem pestem ac furiam transisse uideat. Neque prudentiorem neque constantiorem Masinis sam quam Syphacem esse, etiam iuuenta incautiorem ; certe stultius il lum atque intemperantius eam quam se duxisse
33
33
.
û En effet, comme Scipion lui demandait dans quelle intention il avait deè nonceè
l' alliance avec les Romains jusqu' aé leur deèclarer la guerre, Syphax reconnut qu' il avait commis une faute et une folie, mais le jour oué il avait pris les armes contre les Romains avait marqueè la fin et non le deèbut de son eègarement. Il avait commenceè aé perdre la raison, il avait rompu les liens d' hospitaliteè et tous ses engagements personnels et publics le jour ou é il avait pris chez lui une Carthaginoise et l' avait eè pouseèe. Les flambeaux de ses noces avaient mis le feu aé son palais ; cette femme eètait une furie, un fleèau qui par ses
liza meè ry
326
insanire revient ainsi aé deux reprises, associeè furor º dont teèmoigne la conduite du prince numide, imprudente (incautiorem), deènueèe de sagesse (prudentiorem), de fermeteè (constantiorem) et de modeèration (intemperantius), et marqueèe du sceau de la deèraison (stultius). Syphax a eèteè litteèralement envouêteè (delenimentis) par Sophonisbe, qualifieèe de pestis et de furia, et rendu eètranger aé lui-meême (animum suum auertisse atque alienasse) : en filigrane se lit ici la Acceés de folie º le verbe
au substantif
volonteè du Numide d' atteènuer sa responsabiliteè dans la rupture de l' alliance romaine et de se preèsenter en victime. Mais, plus que le discours de Syphax preèsentant la passion amoureuse comme abdication de la raison, c' est avant tout le reècit de la rencontre entre Sophonisbe et Masinissa et de la naissance de leur passion qui meèrite une attention particulieére, parce qu' il met l' accent sur le plaisir en tant que tel, et
4
non sur la seule passion amoureuse : Forma erat insignis et florentissima aetas. Itaque cum modo modo
5
genua
dextram amplectens in id ne cui Romano traderetur fidem
exposceret propiusque blanditias iam oratio esset quam preces, non in misericordiam modo prolapsus est animus uictoris, sed, ut est genus Numidarum in uenerem praeceps, amore captiuae uictor captus. Data dextra in id quod petebatur obligandae fidei in regiam concedit. Insti tit deinde reputare secum ipse quemadmodum promissi fidem prae staret. Quod cum expedire non posset, ab amore temerarium atque impudens mutuatur consilium ; nuptias in eum ipsum diem parari re pente iubet
34
.
Tite-Live commence par eèvoquer les fondements de la seèduction de
Sophonisbe : sa beauteè (forma
erat insignis et florentissima aetas),
naturelle-
sortileéges avait eègareè, perverti son jugement et elle n' avait eu de cesse qu' elle lui mette de ses propres mains ces armes maudites qui avaient pour cible un hoê te et un ami. Cependant, ce qui le consolait dans son malheur, malgreè les deèsastres et les chagrins qui l' accablaient, c' eètait que ce fleèau, cette furie eètait passeèe dans la maison et au foyer de l' homme qui, de tous les mortels, eètait son ennemi le plus acharneè. Masinissa ne s' eètait pas montreè plus sage ou plus raisonnable que lui ; par son aê ge, il eètait meême plus impru-
5
dent et, en eèpousant Sophonisbe, il avait reèveèleè encore plus de faiblesse d' esprit et de
4
passion incontroêleèe ý (30, 13, 9-14).
34
û Elle eètait remarquablement belle et dans tout l' eèclat de sa jeunesse ; saisissant
to ê t les genoux
tan-
, tantoêt la main de Masinissa, elle le suppliait de ne pas la livrer aé un Ro-
main. Deèjaé, le ton de sa prieére se faisait plus tendre qu' implorant et la pitieè ne fut pas le seul sentiment qu' eèprouvaêt le vainqueur ; d' un tempeèrament ardent comme tous les Numides, le vainqueur fut conquis par sa captive. Lui donnant la main, il s' engagea aé lui accorder ce qu' elle demandait et entra dans le palais. C' est apreé s seulement qu' il reèfleèchit aux moyens de respecter son engagement. Faute de trouver une solution, il em prunte aé son amour une ideèe folle autant que deèplaceèe : il ordonne soudain qu' on preèpare ses noces pour le jour meême ý (30, 12, 17-20).
la condamnation du plaisir chez tite-live
327
ment, mais aussi le charme de son discours (propiusque blanditias iam oratio esset quam preces), dont l'efficaciteè est renforceèe par le contact physique que Sophonisbe eètablit aé cette occasion avec Masinissa, en eètreignant ses genoux et sa main (modo genua modo dextram amplectens). La Carthaginoise met donc tout en Ýuvre pour susciter chez son vainqueur une attirance physique, et le reèsultat de cette offensive est conforme aé ses espeèrances. Amore captiuae uictor captus, eècrit ainsi TiteLive, qui explique la rapide deèfaite de Masinissa par le gouêt des Numides pour le plaisir sensuel : ut est genus Numidarum in uenerem praeceps. L'emploi du substantif uenus appelle ici le commentaire. En effet, de tous les termes utiliseès par Tite-Live pour qualifier la passion amoureuse (amor, libido, stuprum) uenus est exclusivement reèserveè aé l'eèvocation de la pulsion sexuelle ou de l'attrait physique d'un individu propre aé susciter cette pulsion 35. En outre, il s'agit d'un terme rare chez Tite-Live, qui appara|êt seulement quatre fois dans les 35 livres conserveès de l' Ab Vrbe condita 36 : son emploi teèmoigne donc d'une volonteè explicite, de la part de l'historien, d'expliquer la conduite de Masinissa par la recherche du plaisir sensuel en tant que tel. La suite du passage montre ainsi Masinissa, sous l'emprise de la passion, ayant abdiqueè toute conduite rationnelle º on notera, dans la phrase ab amore temerarium atque impudens mutuatur consilium, le rapprochement paradoxal des termes consilium et amor, qui renforce les connotations d'irrationaliteè associeèes aux adjectifs temerarius et impudens º et rappelle assureèment l'analyse que Syphax fait des ravages de la passion. Elle s'en distingue neèanmoins en ce que ce û sommeil de la raison ý est explicitement motiveè par le gouêt de Masinissa pour le plaisir sensuel, bien plus que par l'influence pernicieuse de Sophonisbe. Or il y a laé une singulariteè livienne tout aé fait remarquable, que reèveéle, comme dans les deux eèpisodes preèceèdents, la comparaison avec les sources paralleéles º sources exclusivement posteèrieures car, sur ce point, le reècit de Polybe est perdu 37. Tite-Live appara|êt ainsi comme le seul auteur aé insister sur la nature passionneèe et sensuelle de Syphax et de Masinissa. Dans les autres versions de l'eèpisode 38, en effet, 35
377.
Sur ce point, cf. S. P. Haley, û Livy, Passion, and Cultural Stereotypes ý, p. 376-
36 Outre deux occurrences a propos des Numides (29, 23, 4 et 30, 12, 18), le terme é appara|êt en 39, 43, 5 et en 45, 23, 15. 37 Polybe evoque Sophonisbe a deux reprises (14, 1, 4 et 14, 7, 6), mais toujours a è é é propos de son mariage avec Syphax et de l'alliance qui en reèsulte entre Numides et Carthaginois. Tout ce qui concerne le mariage avec Masinissa et la mort de Sophonisbe est perdu. 38 App., Pun., 10 & 27 ; Diod., 27, 7 ; Dion, 17, 57, 51 ; Zon., 9, 11-13.
liza meè ry
328
Masinissa et Sophonisbe se connaissaient au preèalable, et Sophonisbe eètait meême promise, initialement, aé Masinissa, avant d' eêtre marieèe aé Syphax pour des raisons strateègiques
39
: dans ces versions, Masinissa
veut reècupeèrer son bien et venger son honneur masculin, perspective bien diffeèrente de celle qu' adopte Tite-Live
40
. Ce dernier est en outre le
seul auteur aé faire de ce trait de caracteére une caracteèristique du peuple numide en geèneèral. Ce que l' on constate enfin, c' est que Tite-Live accorde un ro ê le preèpondeèrant, et nettement plus affirmeè que dans les sources paralleéles, aé Scipion et aé son discours de condamnation de la passion et du plaisir
41
. La comparaison des diffeèrentes versions
souligne donc la double singulariteè livienne º insistance sur le plaisir et la passion amoureuse, d' une part, insistance sur la condamnation du plaisir, de l' autre º qui unit ces trois eèpisodes.
condamnation du plaisir et modeéle romain Les fondements de la condamnation du plaisir Quels sont les fondements d' une telle condamnation ? Un trait commun aé nos trois eèpisodes reèside, nous l' avons dit, dans la confrontation, directe ou indirecte, qu' ils mettent en sceéne entre des eètrangers succombant aux plaisirs de l' amour et des personnages romains : Allucius et Scipion, Antiochus et le consul Manius Acilius, Masinissa et Scipion. Ces Romains, veèritables porte-paroles de Tite-Live au sein du reècit, sont chargeès de tirer pour le lecteur la conclusion de ces eèpisodes, conclusion qui prend donc la forme d' une condamnation sans appel du plaisir et de la passion. Or, sur
ce point eègalement,
la
confrontation entre Tite-Live et les sources paralleéles se reèveéle riche d' enseignements. En effet, si les diffeèrents auteurs s' accordent souvent pour condamner les faits rapporteès, cette condamnation n' est geèneèralement pas exprimeèe par un personnage du reècit, mais par l' auteur lui-meême ; surtout, la nature de la condamnation n' est pas toujours semblable : laé encore, on releéve une indeèniable singulariteè livienne.
39
Pour Appien (Pun., 10), Sophonisbe a eèteè marieèe aé Syphax aé l' insu d' Hasdrubal et
de Masinissa, aé qui elle eètait promise. Pour Diodore (27, 7), Sophonisbe eè tait meême marieèe aé Masinissa.
40
Sur
ce
point,
cf.
S. P.
Haley,
û Livy' s
Sophoniba ý,
p. 173 -75,
qui
remarque
(p. 174) : û One can see how a prior relationship between Sophoniba and Masinissa af fects the color of the episode. Livy' s omission of such a relationship emphasizes Sopho niba' s persuasive skills and Masinissa' s impetuosity ý.
41
Seule la version livienne donne la parole aé Scipion au style direct.
329
la condamnation du plaisir chez tite-live
Dans l' eèpisode du mariage d' Antiochus, la condamnation de TiteLive s' exprime aé la fois dans le reècit meême du mariage, nous l' avons vu, et dans les paroles cinglantes du consul Manius Acilius aé ses soldats avant la bataille des Thermopyles : Hic, ut aliam omnem uitam sileam, is est, qui cum ad inferendum populo Romano bellum ex Asia in Europam transisset, nihil memo rabilius toto tempore hibernorum gesserit, quam quod amoris causa ex domo priuata et obscuri etiam inter popularis generis uxorem duxit, et nouus maritus, uelut saginatus nuptialibus cenis, ad pugnam processit
42
.
Il s' agit ici d' une condamnation de nature morale, visant la personne meême
d' Antiochus
et tournant
en
deèrision
le
ridicule
auquel
l' a
conduit son gouêt des plaisirs. La formule du consul est, de ce point de vue, particulieérement frappante, qui meêle ironie et meèpris : et nouus
maritus, uelut saginatus nuptialibus cenis, ad pugnam processit
43
. Le terme
saginatus, qui signifie litteèralement û engraisseè, farci ý, souligne ici de fac°on treés nette la trivialiteè de ces plaisirs. Il est treés rare, en effet, que
saginatus soit utiliseè meètaphoriquement pour parler d' un eêtre humain
44
. Le terme en acquiert une force expressive accrue, et vient
souligner le meèpris du geèneèral romain pour le comportement d' Antiochus : Tite-Live adopte ici le point de vue du moraliste. Dans les sources paralleéles, en revanche, la condamnation se fait au nom de consideèrations politiques et strateègiques, et c' est avant tout le manque d' aé-propos du mariage d' Antiochus, eu eègard aux circonstances guerrieéres, qui est souligneè, ainsi que le mauvais exemple donneè aé l' armeèe, comme le montre, par exemple, la version d' Appien :
´ q kai´ ² Enha ko`ryq euÊprepouq e²rwti aÉlou`q, uÉpe´r e²ty penty`konta gegonw toso`nde po`lemon diafe`rwn, e²hue ga`mouq kai´ panygu`reiq yâge, kai´ ty´n du`namin eÊq pasan aÊrgi`an kai´ trufy´n eÊpi´ to´n jeimw na o²lon aÊnyken. ÊAr´ n eÊq ÊAkarnani`an ð²sheto me´n tyq aÊrgi`aq tou jome`nou d' yâroq eÊmbalw
42
û Ici, pour ne rien dire du reste de sa vie, un prince qui, apreé s eêtre passeè d' Asie en
Europe pour faire la guerre au peuple romain, n' a rien fait, durant tout l' hiver, de plus meèmorable que d' avoir par amour eèpouseè une femme sortie de la famille d' un simple particulier, inconnue meême de ses compatriotes, et c' est pour ainsi dire encore gorgeè de son festin de noces que ce nouveau marieè s' est avanceè au combat ý (36, 17, 6-8).
43
û Et c' est pour ainsi dire encore gorgeè de son festin de noces que ce nouveau marieè
s' est avanceè au combat ý (36, 17, 7-8).
44
J. Briscoe, A Commentary on Livy, p. 247, releéve cinq occurrences de ce type d' em-
ploi : deux chez Tite-Live (6, 17, 2 ; 36, 17, 7-8), une chez Ciceèron (Sest., 78), une dans le corpus ceèsarien (Bell. Afr., 46, 2) et une chez Seèneéque le Rheèteur (Contr., 9, 2, 27).
liza meè ry
330
stratou duse`rgou pro´q aÌpanta o²ntoq, kai´ to`te tw n ga`mwn auÊtw ç kai´ 45 tyq panygu`rewq mete`melen .
De meême, pour l' eèpisode de Sophonisbe, non seulement les sources paralleéles consacrent une place bien moindre aé la condamnation de l' action de Masinissa (et de Syphax), mais cette condamnation porte de nouveau sur des consideèrations politiques et strateègiques. Ce que Polybe, par exemple, fustige chez les Numides, ce n' est pas leur gouêt pour le plaisir, mais leur inconstance, qui interdit de les consideè rer comme des allieès su ê rs en temps de guerre :
OuÊ ga´r aÊpegi`nwske kai´ tyq paidi`skyq auÊto´n y²dy ko`ron e²jein, di' yÍn eiÌleto ta´ Karjydoni`wn, kai´ kaho`lou tyq pro´q tou´q Foi`nikaq fili`aq dia` te ty´n fusiky´n tw n Noma`dwn aÉvikori`an kai´ dia´ ty´n pro`q te tou´q ` pouq aÊhesi`an 46. heou´q kai´ tou´q aÊnhrw
Laé encore, Tite-Live se distingue des autres sources en portant une condamnation d' ordre moral, et non politique, sur l' action de Masi nissa. Quant aé la continence de Scipion, nous avons vu que, de toutes les versions de l' eèpisode, celle de Tite-Live est la seule aé joindre aé l' eèloge de la tempeèrance de Scipion une veèritable
condamnation
º certes
é nouveau, Tite-Live se distingue des sources implicite º du plaisir. A paralleéles : seul l' historien padouan condamne le gouêt du plaisir en tant que tel. Il nous faut aé preèsent nous arreêter sur le discours tenu par Scipion aé Masinissa pour le deètourner de ses amours avec Sophonisbe, car c' est dans ce discours, qui eèclaire par contre-coup les deux autres eèpisodes, que se trouvent expliciteès les fondements de cette condamnation livienne de la passion et du plaisir amoureux. Ce discours constitue le point de deèpart de la deuxieéme partie de l' eèpisode, qui voit le retour de Masinissa aé la raison, preèlude aé la mort de Sophonisbe sur ordre de Scipion. Informeè des eèveènements, Scipion, inquiet de la menace de
45
û Laé, il tomba amoureux d' une belle jeune fille et, bien qu' il ait deè passeè la cinquan-
taine et qu' il ait entrepris une guerre d' une telle importance, il ceè leèbra ses noces, donna des feêtes publiques, et autorisa son armeèe aé passer tout l' hiver dans l' oisiveteè et le plaisir. Quand le printemps arriva, il lanc°a une attaque en Acarnanie, au cours de laquelle il se rendit compte que cette oisiveteè avait rendu son armeèe inapte aé tout effort. Il se repentit alors de son mariage et de ces feêtes ý (Syr., 16, 69).
46
û Il persistait aé penser que peut-eêtre ce prince s' eètait maintenant lasseè de la jeune
femme aé cause de laquelle il s' eètait rangeè du co ê teè des Carthaginois et, plus geèneèralement, de son amitieè avec des Pheèniciens, car il savait qu' il est dans le caracteére des Numides de se deègouêter rapidement de leurs attachements et de ne gueé re observer la foi qu' ils ont jureèe aux dieux et aux hommes ý (14, 1, 4).
la condamnation du plaisir chez tite-live
331
deèfection du prince numide impliqueèe par ce mariage, et, preècise Tite-Live, û jugea[nt] cette conduite d' autant plus honteuse que luimeême, malgreè sa jeunesse, n' avait jamais succombeè en Espagne aé la beauteè d' aucune captive ý
47
, tient au prince numide un discours ami-
cal, mais neèanmoins seèveére : Aliqua te existimo, Masinissa, intuentem in me bona et principio in Hispania ad iungendam mecum amicitiam uenisse et postea in Africa te ipsum spesque omnes tuas in fidem meam commisisse. Atqui nulla earum uirtus est propter quas tibi adpetendus uisus sim qua ego aeque ac temperantia et continentia libidinum gloriatus fuerim. Hanc te quoque ad ceteras tuas eximias uirtutes, Masinissa, adiecisse uelim. Non est, non º mihi crede º tantum ab hostibus armatis aetati nostrae periculi quantum ab circumfusis undique uoluptatibus. Qui eas tem perantia sua frenauit ac domuit multo maius decus maioremque uicto riam sibi peperit quam nos Syphace uicto habemus. Quae me absente strenue ac fortiter fecisti libenter et commemoraui et memini : cetera te ipsum reputare tecum quam me dicente erubescere malo. [...] Vince animum ; caue deformes multa bona uno uitio et tot meritorum gra tiam maiore culpa quam causa culpae est corrumpas
48
.
Notons tout d' abord que cette condamnation est sous -tendue par un ideèal de reèfreénement et de contention, qui est aussi un ideèal de beauteè morale, comme le souligne la preèsence de l' adjectif
deformare. Au relaêchement et au manque de controêle ut est genus Numidarum in uenerem praeceps ) s' opposent ainsi la temperantia et la continentia de Scipion (atqui nulla earum uirtus est bes
erubescere
foedus et des ver-
et
49
de Masinissa (
47 Et eo foediora haec uidebantur Scipioni quod ipsum in Hispania iuuenem nullius forma pepulerat captiuae (30, 14, 3). 48
û J' imagine, Masinissa, que tu avais reconnu en moi quelques qualiteè s, d' abord
quand tu es venu me proposer ton amitieè en Espagne, ensuite en Afrique, quand tu m' as confieè ton sort et tous tes espoirs. Or, parmi les vertus qui pouvaient justifier que tu recherches mon amitieè, il n' y en a pas une qui m' inspire plus de fierteè que ma continence et l' empire que j' exerce sur mes passions. Je voudrais, Masinissa, que cette vertu vienne eègalement s' ajouter aé toutes celles qui brillent en toi. Les dangers qui guettent notre aêge, crois-moi, viennent moins des ennemis en armes que des plaisirs qui nous en vironnent de toutes parts. Celui qui a su, en ma|ê trisant ses passions, les tenir en bride et les dompter, a gagneè un plus beau titre de gloire et une bien plus belle victoire que nous pour avoir vaincu Syphax. C' est avec plaisir que j' ai reconnu publiquement ton action eènergique et courageuse en mon absence, et que je m' en souviens. Je livre le reste aé tes propres reèflexions et je m' abstiens d' en parler pour ne pas te faire rougir. [...] Modeé re ta passion, ne laisse pas un seul deèfaut gaêter de grandes vertus : qu' une folie, moins grave sans doute par elle-meême que par ses conseèquences, ne deètruise pas la reconnaissance que nous te devons pour de tant de meè rites ý (30, 14, 4-11).
49
praeceps signifie ici û porteè sur ý, mais son sens eètymologique, û la prae-caput), reste preèsent en filigrane.
Certes, l' adjectif
teête la premieére ý (
liza meè ry
332
propter quas tibi adpetendus uisus sim qua ego aeque ac temperantia et continentia libidinum gloriatus fuerim). En d' autres termes, alors que Masinissa se laisse aller au plaisir, Scipion, lui, sait û se tenir ý : opposition que traduit, dans nos textes, le couple d' antonymes effundi/continere
50
. La tem-
perantia et la continentia, ajoute Scipion, apprennent aé dompter et aé brider les passions, au lieu de s' en rendre esclave : qui eas temperantia
sua frenauit ac domuit multo maius decus maioremque uictoriam sibi peperit quam nos Syphace uicto habemus
51
. Cet ideèal de contention se trouve
ainsi associeè, dans un second temps, aé une vision militaire de la passion : Scipion voit le plaisir comme un ennemi en armes qu' il s' agit de combattre et de vaincre
52
. Au-delaé du topos philosophique de la
guerre contre les passions, il y a, nous semble-t-il, une certaine originaliteè livienne dans cette image du moi comme forteresse assieè geèe par les passions : dans cette vision, il s' agit de fortifier le moi contre les breéches du plaisir, de preèserver son inteègriteè face aé la menace d' alieènation que repreèsente la passion amoureuse º on se souvient du terme
alienasse employeè par Syphax
53
.
Or ces notions de coheèrence, d' adeèquation de soi aé soi, et, aé rebours, d' alieènation et de discordance, se retrouvent dans chacun des trois eèpisodes. Car la condamnation livienne ne vise pas seulement le relaêchement face au plaisir et la deèfaite du sujet rationnel face aux passions hostiles ; elle fustige eègalement la confusion et la discordance que suscite la recherche du plaisir dans la conduite d' Allucius, d' Anti ochus et de Masinissa. Les trois hommes introduisent en effet l' amour
50
Le terme continentia appara|êt explicitement dans l' eèpisode de Masinissa (nulla earum
5
4
uirtus est [...] qua ego aeque ac temperantia et continentia libidinum gloriatus fuerim ; 30, 14, 5) et implicitement dans celui de la fianceèe d' Allucius. Le verbe effundi est preèsent dans l' eèpisode du mariage d' Antiochus (in eandem
luxuriam
et milites effusi sunt ; 36, 11, 4). Fait
frappant, Tite-Live emploie eègalement effundi aé l' occasion du reècit du mariage de Syphax et de Sophonisbe, dans une geèneèralisation sur les Numides qui rappelle le ut est ge-
nus Numidarum in uenerem praeceps de 30, 12, 18 : et sunt ante omnes barbaros Numidae effusi in uenerem : û Et les Numides, plus que tous les autres barbares, ont une sensualiteè deèbordante ý (29, 23, 4).
51
û Les dangers qui guettent notre aêge, crois-moi, viennent moins des ennemis en
armes que des plaisirs qui nous environnent de toutes parts. Celui qui a su, en ma|ê trisant ses passions, les tenir en bride et les dompter, a gagneè un plus beau titre de gloire et une bien plus belle victoire que nous pour avoir vaincu Syphax ý.
52 Non est, non, mihi crede, tantum ab hostibus armatis aetati nostrae periculi quantum ab circumfusis undique uoluptatibus. Qui eas temperantia sua frenauit ac domuit multo maius decus maioremque uictoriam sibi peperit quam nos Syphace uicto habemus : û Les dangers qui guettent notre aêge, crois-moi, viennent moins des ennemis en armes que des plaisirs qui nous en vironnent de toutes parts ý.
53 Illam furiam pestemque omnibus delenimentis animum suum auertisse atque alienasse 13, 12).
(30,
la condamnation du plaisir chez tite-live
333
et le plaisir dans un cadre, le cadre militaire, oué ils n' ont pas leur place, et refusent ainsi, deèlibeèreèment, de jouer le roêle qui est attendu d' eux. Nous avons deèjaé eu l' occasion de commenter, dans l' eèpisode de la continence de Scipion, l' emploi du comparatif aé sens intensif im-
pensius, û trop passionneèment ý. Le terme souligne bien l' inadeèquation qui existe entre le comportement attendu º celui d' un chef guerrier º et le comportement reèel d' Allucius º celui d' un amoureux passionneè. Quant aé Masinissa, son gou ê t pour le plaisir, qu' il a eèteè incapable de tenir en bride, selon les termes meêmes de Scipion, conduit aé une confusion et aé un renversement des ro ê les entre vainqueur et vaincu que Tite-Live reèsume dans la formule paradoxale amore captiuae uictor
captus
54
: de nouveau, le plaisir seéme la confusion et la discordance
dans un cadre qui lui est eètranger. Antiochus, enfin, appara|êt, plus encore qu' Allucius et Masinissa
55
, comme un mauvais û acteur ý du reè-
cit historique : il joue û faux ý, introduisant la discordance dans un reèpertoire codifieè. Ici aussi, un comparatif aé sens intensif vient souligner cette inadeèquation aé un comportement attendu : il est dit que le peére de la jeune Chalcidienne heèsite aé s' allier aé Antiochus, û un homme d' une condition trop eècrasante pour lui ý (se grauioris fortunae condicioni
illigantem
56
). En outre, Antiochus subvertit son roêle de roi et de geèneè-
ral en meêlant deux domaines qui auraient duê rester strictement seèpareès, celui de la vie publique, politique et militaire, et celui de la vie priveèe º entre militiae et domi. Confusion qui se lit, tout au long de l' eèpisode, dans la cohabitation incongrue du vocabulaire militaire ( bel-
lum, pugna) et de celui de l' amour et du mariage (amor, nuptiae, uxor, nouus maritus, nuptiales cenae) 54
57
. En deèfinitive, Antiochus, alieèneè par sa
La meême expression amore captus appara|êt dans l' eèpisode du mariage d' Antiochus
(Rex [...] amore captus uirginis Chalcidensis ; 36, 11, 1). J. Briscoe, A Commentary on Livy, p. 4, signale, aé propos de l' expression amore captus, que û capere of sexual emotions is poetic ý : le deèsordre stylistique que constitue cette intrusion du vocabulaire poeè tique au sein du reècit historique est mimeètique du deèsordre et de la confusion qu' introduit la re cherche du plaisir dans la conduite d' Antiochus.
55
Cette focalisation particulieére de Tite-Live sur la figure d' Antiochus s' explique
bien entendu par le fait que ce dernier est un ennemi de Rome, tandis qu' Allucius et Masinissa sont ses allieès.
56
36, 11, 2.
57
Citons, pour comparaison, la version de Florus : Hic ille positis aureis sericisque tento-
riis sub ipso freti murmure, cum praefluentes aquae tibiis fidibusque concinerent, conlatis undique quamuis per hiemem rosis, ne non aliquo genere ducem agere uideretur, uirginum puerorumque dilectus habebat. Talem ergo regem iam luxuria sua debellatum Acilio Glabrione consule populus Romanus in insula adgressus ipso statim aduentus sui nuntio coegit ab insula fugere : û C' est laé qu' il installa ses tentes d' or et de soie, au bruit meême des eaux du deètroit º leur murmure se meêlant au chant des fluêtes et des lyres, avec des roses en plein hiver apporteè es de partout : pour donner l' impression d' eêtre tout de meême un geèneèral, il faisait des leveèes de
liza meè ry
334
soif de plaisir, n' est jamais en adeèquation avec le roêle qu' il devrait jouer en tant que protagoniste du reècit historique, celui d' un roi et d' un meneur d' hommes. Ainsi, dans ces trois eèpisodes, le comportement discordant, en inadeèquation avec ce qui est attendu, des protagonistes principaux traduit, sur le plan de l' action, l' alteè riteè et la discordance que, sur un plan psychologique, la passion et l' abandon au plaisir introduisent au sein de l' aême.
Plaisir et romaniteè Bien entendu, cette condamnation se fait, in fine, au nom d' une norme de conduite romaine : c' est un veèritable modeéle romain que ces trois eèpisodes livrent au lecteur. La preèsence de ce modeéle romain peut eêtre implicite, se deègager en creux du reècit, comme dans l' eèpisode d' Antiochus. Si la malveillance de Tite-Live dans le reècit du mariage, en effet, tout comme le meèpris du consul Acilius dans sa contio des Thermopyles, releévent du meèpris romain traditionnel envers la
uanitas asiatique, ils prennent eègalement sens par rapport aé la figure ideèale du soldat et du chef de guerre romains, toujours preèsente aé l' arrieére-plan du reècit. Mais la preèsence de ce modeéle romain est explicitement affirmeèe tant dans l' eèpisode de la fianceèe d' Allucius que dans é la fin du discours qu' il tient aé Allucius, Scicelui de Sophonisbe. A pion deèclare ainsi incarner dans sa personne les vertus speècifiquement romaines : scias multos nostri similes in ciuitate Romana esse
58
. C' est donc
aé une veèritable mise en sceéne des vertus romaines que se livre Scipion devant son public espagnol
59
. Quant aé l' eèpisode de Sophonisbe, la geè-
jeunes filles et de jeunes garc°ons. Tel eètait donc le roi, deèjaé vaincu par sa propre deèbauche, que le peuple romain, sous le consulat d' Acilius Glabrio, attaqua dans son |ê le et forc°a, aé la seule annonce de son arriveèe immeèdiate, aé s' enfuir de l' |êle ý (I, 24, 9-10). Le texte de Florus, qui donne une version des activiteè s hivernales d' Antiochus assez diffeèrente de celle des autres sources puisqu' il n' y est pas question de mariage, retient l' atten tion parce qu' il met l' accent º de fac°on presque comique tant elle est excessive º sur la confusion des roêles dont nous parlons ici : avec l' expression uirginum puerorumque dilectus, la confusion entre domi et militiae se trouve pousseèe aé l' extreême.
58
û Sache qu' il y a dans la ville de Rome beaucoup d' hommes semblables aé nous ý
(26, 50, 7).
59
On peut rapprocher les deux eèpisodes (la continence de Scipion, Sophonisbe et
Masinissa) dans lesquels Scipion incarne les uirtutes Romanae du passage oué Tite-Live rapporte les reproches faits aé Scipion sur son comportement en Sicile, û indigne d' un Ro main et d' un soldat ý (Praeter Plemini facinus Locrensiumque cladem ipsius etiam imperatoris
non Romanus modo sed ne militaris quidem cultus iactabatur : cum pallio crepidisque inambulare in gymnasio ; libellis eum palaestraeque operam dare ; aeque molliter cohortem totam Syracusarum amoenitate frui ; Carthaginem atque Hannibalem excidisse de memoria ; exercitum omnem licentia corruptum : û Outre les forfaits de Pleèminius et les malheurs des Locriens, le genre de vie
la condamnation du plaisir chez tite-live
335
neèralisation sur le genus Numidarum particulieérement enclin au plaisir sensuel le place d' embleèe sous le signe de la comparaison ethnique ou nationale. Rappelons par ailleurs que Tite-Live s' eètait livreè aé une semblable geèneèralisation sur la sensualiteè des Numides aé l' occasion du mariage de Syphax et de Sophonisbe (et sunt ante omnes barbaros Numidae
effusi in uenerem)
60
: la preèsence reècurrente du steèreèotype ethnique met
en eèvidence la perspective romanocentrique qui sous-tend l' eèpisode. En outre, le discours de Scipion aé Masinissa vise explicitement aé faire rentrer le jeune prince dans la norme romaine. Car, en fin de compte, Scipion requiert de Masinissa qu' il agisse en Romain quand, apreés avoir eèvoqueè la temperantia et la continentia qui font l' orgueil du jeune
imperator, il dit : û Je voudrais, Masinissa, que cette vertu vienne eègalement s' ajouter aé toutes celles qui brillent en toi ý
61
. Scipion exige
d' ailleurs moins un changement d' eètat d' esprit de la part de Masinissa, qu' un retour aé la situation anteèrieure, puisque, jusqu' aé son mariage
malheureux,
Romain
62
Masinissa
a
manifesteè
des
qualiteès
dignes
d' un
. Citons enfin l' eèpilogue de l' eèpisode de Sophonisbe, au
cours duquel Scipion, pour faire oublier au jeune prince la triste fin de ses amours, lui deècerne plusieurs reècompenses pour la capture de Syphax : Ibi Masinissam, primum regem appellatum eximiisque ornatum lau dibus, aurea corona aurea patera sella curuli et scipione eburneo toga picta et palmata tunica donat. Addit uerbis honorem : neque magnifi -
du geèneèral lui-meême, qui n' eètait ni d' un Romain ni meême d' un soldat, faisait l' objet de discussions agiteèes : en pallium et en sandales, il se promenait au gymnase ; il consa crait son temps aé des petits eècrits et aé la palestre ; avec une paresse, une nonchalance eègales, tout son eètat-major gouêtait les charmes de Syracuse ; Carthage et Hannibal eètaient sortis de sa meèmoire ; toute son armeèe eètait corrompue par le relaêchement ý (29, 19, 11-13). Dans nos deux eèpisodes, Tite-Live s' appuie sur une tradition historiographique favorable aé Scipion, visant aé contrebalancer l' image neègative d' un Scipion û amolli ý par son philhelleènisme. Il est eègalement significatif que, alors que Scipion est qualifieè par Polybe de
filogu`nyq
dans l' eèpisode de la fianceèe d' Allucius (cf. supra, n. 15), cet aspect
du personnage soit compleétement û gommeè ý chez Tite-Live : que la modification de la source polybienne incombe aé Tite-Live lui-meême ou aé un annaliste anteèrieur utiliseè par l' historien padouan, comme le pense la majoriteè des commentateurs, il est eèvident que, pour Tite-Live, un Scipion adonneè aé la
60
filoguni` a
est, litteèralement, inconcevable.
Cf. supra, n. 57. Sur le steèreèotype du Numide aé la sensualiteè deèbordante et son uti-
lisation par Tite-Live, cf. S. P. Haley, û Livy, Passion, and Cultural Stereotypes ý.
61 Atqui nulla earum uirtus est propter quas tibi adpetendus uisus sim qua ego aeque ac temperan-
tia et continentia libidinum gloriatus fuerim. Hanc te quoque ad ceteras tuas eximias uirtutes, Masinissa, adiecisse uelim (30, 14, 5-6).
62
Tite-Live attribue ainsi aé Masinissa les vertus de pietas (28, 35, 8), de prudentia (29,
30, 9), d' audacia (29, 32, 12) et de constantissima fides (28, 16, 11). Cf. S. P. Haley, û Livy' s Sophoniba ý, p. 177, et û Livy, Passion, and Cultural Stereotypes ý, p. 376.
liza meè ry
336
centius quicquam triumpho apud Romanos neque triumphantibus ampliorem eo ornatum esse quo unum omnium externorum dignum Masinissam populus Romanus ducat
63
.
Symboliquement, Scipion fait ici de Masinissa un û quasi-Romain ý : apreés le reècit des amours tumultueuses de Masinissa et de Sophonisbe, le retour aé l' ordre º ordre de la norme morale romaine, ordre du reècit historique º est ainsi mis en sceéne de fac°on spectaculaire. De ces trois eèpisodes, il ressort donc que le plaisir amoureux n' est pas un eèleèment constitutif de l' identiteè romaine telle que la voit TiteLive.
Il
ne
convient
pas
º il
est,
litteèralement,
indeècent º qu' un
Romain soit amoureux, comme Allucius, et, aé plus forte raison, qu' il manifeste
un
gouêt
effreèneè
du
plaisir,
comme
Masinissa,
ou
qu' il
donne libre cours aé ses deèsirs les plus triviaux, comme Antiochus. Pour Tite-Live, en effet, la beauteè morale consiste aé mener une vie sans discordance, harmonieuse. Or les passions, quelles qu' elles soient, deètruisent cet eèquilibre, et empeêchent d' eêtre soi-meême : la recherche du plaisir bouleverse la coheèrence de l' esprit, et rend l' individu, soumis aé d' innombrables impulsions contradictoires et discordantes, eè tranger aé lui-meême. A contrario, le Romain de Tite-Live, parce qu' il exerce une ma|êtrise constante sur lui-meême
64
, joue û juste ý au sein du reècit histo-
rique, en adeèquation avec le roêle qui lui est imparti : fondamentalement,
le
Romain
est
celui dont
on
peut
eècrire l' histoire,
qui
se
comporte comme un personnage historique, et qui refuse de se transformer en amoureux d' eèleègie ou en vieillard libidineux de comeèdie. Il convient d' ajouter que cette opposition entre Romains et non-Romains ne nous semble pas seulement relever du processus intellectuel banal consistant aé attribuer aé l' û autre ý, quel qu' il soit, ce que l' on consideére comme des deèfauts ou des vices pour mieux souligner sa propre supeèrioriteè. Ici, si l' eètranger est particulieérement apte aé incar-
63
û Scipion lui donna le titre de roi, le couvrit d' eè loges exceptionnels et lui offrit une
couronne et une coupe en or, une chaise curule et un baê ton d' ivoire, une toge brodeèe et une tunique orneèe de palmes. Quelques mots accompagneérent la remise de ces distinctions : il n' y avait pas, disait Scipion, de plus belle reècompense pour les Romains que le
5 4
triomphe et les triomphateurs ne recevaient pas de plus belles distinctions que celles dont le peuple romain l' avait jugeè digne, seul parmi les eètrangers ý (30, 15, 11-13).
64
Cf. le conseil de Fabius Maximus aé Paul-E è mile : nec ego ut nihil agatur
hortor
sed ut
agentem te ratio ducat, non fortuna ; tuae potestatis semper tu tuaque omnia sint : û Je ne t' encourage d' ailleurs pas aé ne rien faire, mais aé prendre la raison pour guide et non le hasard. Demeure toujours parfaitement ma|être de toi et de tous tes actes ý (22, 39, 21). Pour un commentaire de ce passage et une analyse du roê le des passions dans l' Ýuvre de TiteLive, cf. M. Ducos, û Les passions, les hommes et l' histoire dans l' Ýuvre de Tite -Live ý,
REL, 65 (1987), p. 132-147.
la condamnation du plaisir chez tite-live
337
ner l' abandon au plaisir, c' est que l' alteèriteè des protagonistes de ces eèpisodes vient redoubler et souligner l' alteèriteè de leur comportement : il existe donc un lien fondamental entre l' alteèriteè de l' eètranger et l' alteèriteè de soi aé soi que la recherche du plaisir, comme toute passion, introduit dans l' aême. Bien entendu, si l' on rapproche ces eèpisodes du passage de la Prae-
fatio dans lequel Tite-Live condamne le gouêt du plaisir, consideèreè comme responsable de la deècadence romaine
65
, il appara|êt clairement
que cette condamnation ne vise pas seulement les protagonistes eè trangers de ces eèpisodes, mais qu' elle vaut aussi pour les contemporains de Tite-Live, que la luxuria et les peregrinae uoluptates ont fait deèchoir de l' ideèal romain incarneè par Scipion. Ceci nous ameéne aé la question des reèsonances que pouvaient avoir ces eèpisodes dans le contexte du er
1
s. av. J.-C., au-delaé de leur aspect distrayant pour le lecteur. Il est
eèvident que, derrieére certains des personnages mis en sceéne, se profilent d' autres figures plus reècentes, et l' on pense avant tout aé Antoine, tant dans l' eèpisode du mariage d' Antiochus º aé plusieurs reprises, Tite-Live tourne en deèrision la volonteè d' Antiochus d' eêtre un nouvel Alexandre, or on sait aé quel point Antoine a eèteè tenteè par l' imitatio
Alexandri
66
º que dans celui de Sophonisbe, dont le personnage est
treés certainement inspireè de celui de Cleèopaêtre
67
. Il s' agit laé d' un as-
pect important de nos eèpisodes, mais sur lequel nous avons volontairement choisi de ne pas nous attarder, afin de nous consacrer aux fondements de la condamnation livienne du plaisir et aé la vision de l' identiteè romaine qui sous-tend cette condamnation. Dans ce cadre, il nous semble important d' insister aé nouveau sur l' ideèe de coheèrence et d' adeèquation de soi aé soi que nous retrouvons dans ces trois eèpisodes : peut-eêtre peut-on ici deèceler une convergence entre Tite-Live et Ciceèron, dont un passage du De Officiis met preèciseèment l' accent sur l' absence de discordance, discrepantia, dont chacun doit faire preuve dans la conduite de sa vie : Omnino si quicquam est decorum, nihil est profecto magis quam ae quabilitas uniuersae uitae, tum singularum actionum, quam conser uare non possis, si aliorum naturam imitans, omittas tuam. Vt enim sermone eo debemus uti, qui innatus est nobis, ne, ut quidam, Graeca
65 Praef. 11-12 (cf. supra). 66 Cf. D. Michel, Alexander als Vorbild fu«r Pompeius, Caesar und Marcus Antonius. Archa«ologische Untersuchungen, Latomus, 94 (1967) et P. Weippert, Alexander-Imitatio
und ro«mische Politik in republikanischer Zeit, Augsburg, 1972.
67
Cf. S. P. Haley, û Livy' s Sophoniba ý, p. 178-81.
liza meè ry
338
uerba inculcantes iure optimo rideamur, sic in actiones omnemque ui tam nullam discrepantiam conferre debemus
Il
nous
semble
ainsi
que
pour
Tite-Live,
68
.
comme
pour
Ciceèron,
l' homme romain n' est pas seulement l' homme de la temperantia et de la
continentia
69
,
ou l' homme
de la res publica,
mais
qu' il
est
aussi
l' homme de la coheèrence et de l' adeèquation aé soi-meême, du refus de la discrepantia, donc. Une dernieére question se pose, pour conclure, celle du statut de ces eèpisodes dans l' eèconomie geèneèrale du reècit livien, question qui n' est pas sans rapport avec celle du plaisir. Nos trois eèpisodes repreèsentent, aé des degreès divers, un eècart par rapport aé la ligne theèmatique de l' Ýuvre (l' histoire des Romains qui ont fait Rome) et une pause dans le reècit annalistique, un eècart par rapport aux contraintes narratives qui le reègissent : nous sommes ici en preèsence de trois excursus narratifs. Faut-il y voir la neègligence d' un Tite-Live se laissant entra|êner par un gouêt gratuit et incontroêleè pour l' anecdote ? Rien n' est moins suêr. La preèsence de ces eèpisodes est-elle une concession de l' historien au gouêt supposeè de ses lecteurs pour le romanesque ? Sans doute. Pourtant, nous l' avons vu, Tite-Live refuse, dans sa Preèface, de construire son Ýuvre en fonction du plaisir du lecteur. De la meê me fac°on, Tite-Live rappelle, en preèambule du long excursus consacreè aé Alexandre au livre 9 de l' Ab Vrbe condita, qu' il n' a jamais voulu ceèder aé la faciliteè de la digression, pourtant source de plaisir pour le lecteur et de deèlassement pour l' historien
70
. Mais ce que prouve preèciseèment l' ex-
cursus sur Alexandre, c' est que la digression, chez Tite-Live, n' est jamais gratuite. La longue comparaison entre Rome et Alexandre, loin
68
û Pour tout dire, si quelque chose est convenable, rien ne l' est assureè ment davan-
tage que l' eègaliteè avec soi-meême dans la vie tout entieére et dans chacune de nos actions, ce qu' on ne peut observer si, en imitant la nature des autres, on renonce aé la sienne. De meême en effet que nous devons utiliser le langage qui nous est connu pour ne pas faire rire de nous aé treés juste titre º comme font certains qui truffent leurs discours de mots grecs º
de meême dans nos actions et dans toute notre vie nous ne devons apporter au -
cune discordance ý (De Off., 1, 111).
69
Sur ces deux vertus, cf. T. J. Moore, Artistry and Ideology : Livy' s Vocabulary of Vir-
tue, Athena«um Monografien : Altertumswissenschaft ; Bd. 192, Frankfurt am Main, 1989, p. 78-80.
70
Nihil minus quaesitum a principio huius operis uideri potest quam ut plus iusto ab rerum or -
dine declinarem uarietatibusque distinguendo opere et legentibus uelut deuerticula amoena et requiem animo meo quaererem. : û On peut constater qu' il n' y a rien que j' aie davantage rechercheè depuis le deèbut de cet ouvrage que de ne pas m' eècarter de la suite des eèveènements et de ne pas chercher plus qu' il n' eètait leègitime, en coupant mon Ýuvre par des digressions, aé offrir aé la fois aé mes lecteurs comme d' agreèables promenades et aé mon esprit un temps de repos ý (9, 17, 1-2).
339
la condamnation du plaisir chez tite-live
d' eêtre un pur morceau de bravoure rheètorique vise ainsi aé expliquer, par le biais d' un exemple particulier, la supeèrioriteè romaine en matieére militaire et propose au lecteur un veèritable paradigme du geèneèral romain. Quant aé nos trois eèpisodes, nous avons vu comment ils permettaient aé Tite-Live, par le biais d' une reèflexion sur le plaisir, de construire une image coheèrente de l' û homme romain ý. Ainsi, si l' on ne saurait nier que les excursus narratifs repreèsentent une concession momentaneèe au plaisir du lecteur, ce plaisir est toujours sous-tendu par une viseèe didactique : Tite-Live, comme Lucreéce, sait qu' il faut parfois enduire de miel les bords de la coupe d' absinthe ...
71
.
BIBLIOGRAPHIE
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71
DNR, I, 936-941.
L AT I N I TAT E S
Isabelle
Cogitore
ÂRIAUX, LES PLAISIRS IMPE ÂVE ÂLATEURS POLITIQUES RE
De
manieére certes paradoxale, la question des plaisirs sera abordeèe
ici sous un angle institutionnel, puisque, partant de la deèfinition de la censure et de son eèvolution au premier sieécle ap. J.-C., cette eètude analysera ensuite les reècits de Tacite et les biographies sueètoniennes, afin de voir quel lien peut eêtre eètabli entre ce que ces textes nous transmettent des plaisirs impeèriaux et la situation institutionnelle et politique. La
creèation
de
la
censure
est
traditionnellement
placeèe
en
443
av. J.-C., mais l' absence de noms historiquement attesteès avant 403 av. J.-C. pousse aé la prudence, comme toujours en ce qui concerne ces eèpoques reculeèes, dont l' histoire a eèteè souvent l' objet de reèeèlabora1
tions posteèrieures . Dans le cadre connu, transmis par Tite Live, de l' ouverture progressive des magistratures aux pleèbeèiens, la censure serait devenue accessible aux pleèbeèiens deés 350 av. J.-C. ; puis aé partir de 339 av. J.-C., un des deux censeurs est obligatoirement pleèbeèien. Il s' agit laé de la seule magistrature non annuelle (avec la dictature, d' une dureèe de six mois), puisque les censeurs sont eèlus tous les cinq ans, soit aé chaque lustre, et que la dureèe de charge est de 18 mois ; mais l' exigence de colleègialiteè la distingue de la dictature. On peut donc dire que la censure est une magistrature que bien des aspects mettent aé part des autres. Trois taêches principales incombent aux censeurs : le deènombrement des citoyens, dans les 18 mois apreés leur entreèe en charge ainsi que la confection et la reèvision de listes, qui sont l' album senatorium, la liste des chevaliers dresseèe apreés l' examen connu sous le nom de recognitio equitum
1
2
et enfin la liste des citoyens, census populi, en vue de l' impo ê t
Voir la mise au point sur les origines de la censure, dans G. Pieri, L' histoire du cens
jusqu' aé la fin de la reèpublique romaine, Paris, 1968.
2
Voir S. Demougin, L' ordre eèquestre sous les Julio-Claudiens, Rome-Paris, 1988 (Collec-
è cole franc°aise de Rome 108), p. 149sq. tion de l' E
341
liza meè ry
342
et de la mobilisation par classes censitaires ; la troisieéme taêche est l' adjudication des travaux publics, l' affermage des mines, redevances et domaines publics. Le travail des censeurs prend fin avec une ceèreèmonie, deèsigneèe par l' expression
lustrum condere
, ceèreèmonie religieuse de cloêture du
census
3
,
qui lui donne tout son sens. La triple taêche des censeurs touche donc aé trois aspects de la vie romaine, les aspects militaire, financier et poli4
tique . C' est ce qui explique que certains censeurs aient eèteè des figures marquantes
de
la
Reèpublique,
comme,
en
312
av.
J.-C.,
Appius
Claudius (Caecus) et Caton le Censeur, en 185 av. J.-C., dont la tradition a fait une personnification de l' austeèriteè. La censure est donc une magistrature embleèmatique aé la fois de la Reèpublique et de l' austeèriteè, de la rigueur morale que les Romains aiment aé affirmer comme une composante essentielle de leur histoire reèpublicaine. Or, au cours du dernier sieécle de la Reèpublique, la censure eèvolue de manieére profonde et se transforme jusqu' aé eêtre inteègreèe ensuite dans la spheére du pouvoir impeèrial. En effet, apreés la peèriode sylla5
nienne, l' exercice de la censure est souvent perturbeè . En 70 av. J.-C., les censeurs Cn. Cornelius Lentulus Clodianus et L. Gellius Publicola deènombrent un total de 910 000 maêles adultes et opeérent une
natus
lectio se-
qui entra|êne l' eèviction de soixante-quatre seènateurs accuseès de 6
corruption, et qui eètaient probablement des partisans de Pompeèe . Mais, apreés cette censure qui se veut digne des modeéles du passeè, on note que, pendant preés de vingt ans, aucun censeur ne parvient au bout de son mandat. Les noms des censeurs de 65 et de 64 av. J.-C. 7
nous sont connus, ceux de 61 av. J.-C. nous manquent . Les censeurs de 55 av. J.-C. nous sont connus, mais, si M. Valerius Messala et P. Servilius Vatia Isauricus sont encore en charge en juin 54, ils ne cloêturent pas le
lustrum
et ne meénent donc pas officiellement leur taêche aé
3
Voir la discussion sur le sens exact de
4
C. Nicolet,
5
Le meètier de citoyen
lustrum condere
, Paris, 1976
, G. Pieri (1968), p. 77sq.
2
, p. 75.
Pendant la dictature de Sylla, la censure n' est pas exerceè e (la dernieére date de 86 av.
J.-C., cf. T. R. S. Broughton,
Magistrates of the Roman Republic lectio senatus Cambridge Ancient History
, New York, 1951-52) et
c' est le dictateur qui, en 82, proceéde aé une
. Cf. D. Cloud, û The constitution
and public criminal law ý, dans
IX, 1994, eèd. J. A. Crook,
A. Lintott et E. Rawson, p. 497-498.
6
Voir E. Gruen,
The last Generation of the Roman Republic Cornelii -
remarque sur l' importance des
7
2
, Berkeley 1994 , p. 44, et sa
dans ces anneèes laé.
E. Gruen semble confondre le cas des censeurs de 55 av. J. -C. qui sont pourtant
connus (cf. T. R. S. Broughton, Magistrates, p. 215) et celui des censeurs de 61 dont les noms se sont perdus.
343
les plaisirs impeè riaux, reè veè lateurs politiques
bien. Il faut attendre 50 av. J.-C. pour voir les censeurs Ap. Claudius Pulcher et L. Calpurninus Piso Caesonius arriver au terme de leur mandat, au cours duquel, notamment, l' historien Salluste est rayeè de la liste seènatoriale. La peèriode des guerres civiles voit s' interrompre le fonctionnement de la censure, comme de certains autres rouages de la vie romaine, comme le calendrier. Ceèsar en 46 rec°oit la praefectura morum pour trois 8
ans, et, devient en 44 av. J.-C. censeur unique aé vie . Selon S. Demougin, cette charge û avait peu de points communs avec la magistrature traditionnelle, puisqu' elle eètait deèvolue aé un seul homme. Elle en reprit l' appellation, bien que cette censura fu ê t alteèreèe par son caracteére viager et personnel ý
9
: on voit donc clairement ici que la censure a
deèjaé subi une eèvolution interne capitale
10
. En 42 av. J.-C. prend place
ce qu' on peut consideèrer, avec S. Demougin, comme une û tentative de retour aé la pratique reèpublicaine ý, avec une censure qui se solde par un eèchec
11
, les deux censeurs C. Antonius, oncle d' Antoine, et
P. Sulpicius Rufus ne parvenant pas non plus aé clore le lustre
12
.
Ainsi, le dernier sieécle de la Reèpublique montre une fragiliteè de la censure, dont les formes meêmes (colleègialiteè, dureèe limiteèe et caracteére non viager) sont progressivement abandonneèes, au profit d' un individu
13
.
Apreés les guerres civiles, la censure continue aé eèvoluer, en coheèrence, pourrait-on dire, avec les transformations subies aé la fin de la Reèpublique et l' eètablissement du Principat. Plusieurs eètapes sont aé noter. La premieére prend place en 29-28 av. J.-C. ; en effet, on retrouve
8 9 10
Dion Cassius, 44, 5, 3. S. Demougin, L' ordre eèquestre, p. 24.
eéme
(2
E. Rawson, û The aftermath of the Ides ý, dans Cambridge Ancient History IX, 1954 eèdition) p. 424-467 (p. 489), conclut d' un passage de Ciceè ron, De leg., III, 46-47,
que Ciceèron souhaitait la preèsence permanente de censeurs jouissant de pouvoirs forts ; il me semble que c' est laé une surinterpreètation de Ciceèron et que la phrase : haec detur cura censoribus, quandoquidem eos in re publica semper uolumus esse doit eêtre comprise comme l' affirmation d' une peèrenniteè de la fonction, et non comme la volonteè d' une permanence au sein de cette fonction. Ciceèron reèaffirme plutoêt ici l' importance d' une magistrature reèpublicaine, affirmation provoqueèe par des craintes devant l' eèvolution qu' elle subit, puisque, en 52, date probable de la reèdaction de ce traiteè, aucune censure n' avait eèteè meneèe aé bien depuis celle de 70 av. J.-C.
11
S. Demougin, L' ordre eèquestre, p. 25-26, deèmontre que les pouvoirs constituants des
IIIvirs ne comprennent pas de compeètences censoriales.
12 13
Voir T. R. S. Broughton, Magistrates, p. 315, d' apreés les Fasti Colotiani. G. Pieri, L' histoire du cens, p. 192, n. 1, avance l' ideèe que la censure eèvolue en seèpa-
rant ce qui concerne le seènat, la lectio senatus, et ce qui concerne le peuple dans son ensemble, c' est-aé-dire le recensement, le deènombrement, qui est effectueè en vertu de l' imperium consulaire.
isabelle cogitore
344
ici ce que S. Demougin appelle û la forme classique de la censure ý, puisque deux personnes, Auguste et Agrippa, sont chargeèes des taêches qui incombent aux censeurs, enregistrer les citoyens et reèviser l' album seènatorial
14
. C' est probablement en vertu d' une censoria potestas accor-
deèe en 29 pour une dureèe de 18 mois que s' effectue le census, clos en juillet 28 et totalisant plus de 4 millions de citoyens. Cette eètape a indeèniablement des accents reèpublicains traditionnels, comme l' a remarqueè J. M. Roddaz
15
.
En 22 av. J.-C., survient un eèpisode capital : deux censeurs sont eèlus, mais cette nouvelle tentative de retour aé une pratique (ou une fac°ade) reèpublicaine n' aboutit pas et c' est deés lors la disparition de la censure en tant que magistrature autonome, le recrutement et l' eè puration des ordres supeèrieurs devenant une taêche seèpareèe du deènombrement des citoyens
16
.
En 19 av. J.-C., Auguste se voit offrir un pouvoir de controêle des mÝurs, la cura morum aé vie, qu' il refuse, n' acceptant que pour cinq ans la censoria potestas 18
18
17
; il entreprend une lectio senatus termineèe en
. Le meême scheèma se reproduit en 13 av. J.-C., avec la censoria
potestas renouveleèe pour cinq ans, qui permet une lectio senatus
19
.
En 8 av. J.-C., la censoria potestas expire, et c' est en vertu de son imperium
consulare,
comme
le
preècise
Auguste
20
,
qu' un
nouveau
é partir de ce moment, le pouvoir censorial est lustrum est effectueè. A inteègreè dans les pouvoirs du Princeps, aé tel point qu' il peut le deèleèguer aé des triumvirs chargeès d' opeèrations censitaires en 4 ap. J.-C.
14
21
.
S. Demougin, L' ordre eèquestre, p. 144-145 ; la source majeure pour ce point est cons -
titueèe par les Fasti Venus., CIL IX, 4722.
15
J. M. Roddaz, û La meètamorphose d' Octavien aé Auguste, dans Fondements et
crises du pouvoir ý, Ausonius, E è tudes, 9, textes reèunis par S. Franchet d' Espeèrey, V. Fromentin, S. Gotteland et J. M. Roddaz, Bordeaux, 2003, 397 -418, en particulier p. 400sq.
16 17
S. Demougin, L' ordre eèquestre, p. 146. Res gestae Diui Augusti, 6 : Consulibus M. Vinicio et Q. Lucretio et postea P. Lentulo et
Cn. Lentulo et tertium Paullo Fabio Maximo et Q. Tuberone, senatu populoque consentientibus ut curator legum et morum summa potestate solus crearer, nullum magistratum contra morem maiorum delatum recepi. G. Pieri (1968), p. 195, deèmontre qu' il ne s' agit pas laé d' une summa potestas.
18
A. Chastagnol, Le seènat romain aé l' eèpoque impeèriale, Paris, 1992, p. 26 ; voir aussi
P. Grenade, Essai sur les origines du Principat, Paris, 1961, p. 311sq.
19
Comportant cette fois un eè leèment nouveau, l' examen du cens seènatorial, G. Pieri,
L' histoire du cens, p. 199.
20
Res gestae Diui Augusti, 8, 3 : Tum iterum consulari cum imperio lustrum solus feci
C. Censorino et C. Asinio cos, quo lustro censa sunt ciuium Romanorum capita quadragiens centum millia et ducenta triginta tria millia.
21
Voir S. Demougin, L' ordre eèquestre, p. 143 ; il s' agit laé d' une opeèration limiteèe aé
l' Italie et d' une lectio senatus.
345
les plaisirs impeè riaux, reè veè lateurs politiques
En 14 ap. J.-C., un dernier recensement est effectueè par Auguste aideè de Tibeére
22
.
Donc pour reèsumer un sujet eèpineux, l' eèpisode de 29-28 av. J.-C. semble proche d' un fonctionnement reèpublicain ; mais apreés une tentative de restauration de la censure reèpublicaine en 22 av. J.-C., la censoria potestas est accordeèe aé Auguste et renouveleèe, de cinq ans en cinq ans, entre 19 et 8 av. J.-C., date aé partir de laquelle elle est incorporeèe dans les pouvoirs de l' empereur. La censure n' existe deés lors plus sous sa forme reèpublicaine, meême si les opeèrations qui en eètaient l' application (recensement et listes) continuent aé se deèrouler. Une autre eèvolution majeure est la seèparation entre les opeèrations de recensement
aÊpogra`fai) et celles aé viseèe morale (eÊ xe` tasiq)
(
23
, celles-ci restant de la
compeètence permanente de l' empereur. C' est sur cette base que se poursuit l' histoire de la censure, avec une tentative de Claude en 47 ap. J.-C. pour revenir dans une certaine mesure aé une censure de type reèpublicain, puisqu' il partage alors la censure avec L. Vitellius
24
, censure au cours de laquelle il introduit la
nouveauteè de l' adlectio pour inscrire de nouveaux seènateurs sur l' album. Plus tard, la censure de Vespasien en 73-74 ap. J.-C.
25
voit se geè-
neèraliser cette proceèdure. Le pas deèfinitif est franchi avec Domitien, censeur aé vie aé partir de 85 ap. J.-C. Deés lors, la censure est rattacheèe aé la digniteè impeèriale de manieére officielle, ce qui institutionnalise une reèaliteè deèjaé en acte depuis 19 av. J.-C. La lenteur de l' eèvolution de ce pouvoir si profondeèment
reèpublicain
dans
son
essence
est
un
eèleèment
capital
pour
comprendre l' eèvolution des ideèes politiques au tournant de notre eére. Les aspects du recensement eètant ainsi laisseès de coêteè, l' empereur Auguste s' attache aux aspects moraux et trace le cadre d' une moralisation de l' eètat. Trois lois nous inteèressent particulieérement ici : en 18
22
Res gestae Diui Augusti, 8, 4 : Et tertium consulari cum imperio lustrum collega Tib. Cae-
sare filio meo feci Sex. Pompeio et Sex. Appuleio cos, quo lustro censa sunt ciuium Romanorum ca pita quadragiens centum millia et nongenta triginta et septem millia.
23
R. J. A. Talbert, The Senate of Imperial Rome, Princeton, 1984, p. 27, se trompe en
voyant une marque d' arbitraire dans le fait que les empereurs, meê me sans censure, revendiquent le droit d' expulser les seènateurs infaêmes ; ce n' est pas laé une marque d' arbitraire, mais la marque du pouvoir moral qu' ils deè tiennent de manieére constante.
24 25
A. Chastagnol, Le seènat romain aé l' eèpoque impeèriale, Paris, 1992, p. 92-98. A. Chastagnol, Le seènat romain, p. 97 ; D. Kienast, Ro«mische Kaisertabelle, Darmstadt,
1990, p. 108-109 ; et pour Titus, colleégue de son peére aé la censure, p. 111.
isabelle cogitore
346
av. J.-C., la lex Iulia de maritandis ordinibus coercendis
27
26
, et la lex Iulia de adulteriis
, et, en 9 ap. J.-C., la lex Papia Poppaea nuptialis : proposeèe
par les consuls suffects M. Papius Mutilus et C. Poppaeus Sabinus, reprenant et deèveloppant les dispositions de lex Iulia de maritandis ordinibus, elle interdit le mariage entre membres de statut social ineègal, peènalisant aussi le ceèlibat et l' absence d' enfants, reècompensant le mariage et la procreèation. Ces lois vont fonctionner comme un cadre moral leègueè par Auguste aé ses successeurs, puisque les renvois aé ces lois fondatrices seront une constante de la vie morale julio-claudienne et que rares sont les autres lois qui nous soient parvenues sur ce type de sujet
28
. Ainsi,
l' eèvolution de la censure, qui perd son statut de magistrature pour devenir un outil dans la panoplie des pouvoirs impeèriaux, s' accompagne, deés l' eèpoque augusteèenne, fondatrice en ce domaine comme en beaucoup d' autres, d' un pouvoir moral constant exerceè par l' empereur sur ses sujets. L' aspect personnel n' est ici pas neègligeable car, malgreè la censure de forme presque reèpublicaine exerceèe par Claude, nul n' aura, au premier sieécle, de stature morale comparable aé celle d' Auguste. Se meêlent ainsi nouveauteès institutionnelles et souvenir reèpublicain, dans une sorte d' aura morale augusteèenne qui perdure pendant plus d' un sieécle
29
.
Une fois rappeleès ces eèleèments, il vaut la peine d' examiner les reècits de Tacite et Sueètone qui comportent ces aspects institutionnels passage de Sueètone (Auguste, 27, 11-28
31
30
. Un
) est marqueè par une am-
biance solennelle puisqu' il est en partie consacreè aux magistratures et charges exerceèes par Auguste et, par conseèquent, comme le montre l' encha|ênement avec le paragraphe 28, aé la forme de l' eètat :
26
Sueètone, Auguste, 34 ; Dion Cassius, 54, 16 ; Res gestae Diui Augusti ; Horace, Car-
men saec., 17-20 ; voir G. Rotondi, Leges publicae populi Romani, Milan, 1912, reèeèdition Hildesheim-Zurich-New York, 1990 ; M. H. Crawford eèd., Roman Statutes, Londres, o
1996, n
27
64.
M. H. Crawford., Roman Statutes, n
o
60. Condamnant le stuprum et l' adulteére,
mais limitant le ius necandi du peére, obligeant par ailleurs le mari aé divorcer dans le cas d' un adulteére reconnu commis par sa femme. Sur la leè gislation matrimoniale augusteèenne, voir T. Spagnuolo Vogorita, Casta domus ; un seminario sulla legislazione matrimoniale augustea, Naples, 1998.
28 29
Voir, pour la lex Petronia de 61 ap. J.-C., G. Rotondi, Leges publicae populi Romani. On peut aussi s' appuyer sur le fait que Domitien, qui se preè sente comme un nou-
vel Auguste par bien des aspects, prend le titre de censor perpetuus.
30
Cette eètude pourrait eèvidemment s' eètendre aé d' autres textes, Horace ou Dion Cas-
sius par exemple.
31
Ce passage pose des probleémes d' interpreètation si on le met en rapport avec les
Res gestae Diui Augusti et Dion, 54, 10, 5, voir. S. Demougin, L' ordre eèquestre, p. 142sq.
les plaisirs impeè riaux, reè veè lateurs politiques
347
Recepit et morum legumque regimen aeque perpetuum, quo iure, quamquam sine censurae honore, censum tamen populi ter egit, pri mum ac tertium cum collega, medium solus. 28 De reddenda re pu blica bis cogitauit : primum post oppressum statim Antonium [...] ac rursus taedio diuturnae ualetudinis, cum etiam, magistratibus ac se natu domum accitis, rationarium imperii tradidit.
Je me contenterai ici de souligner que la reèflexion sur d' eèventuels retours aé la Reèpublique intervient immeèdiatement apreés la mention des census effectueès par Auguste, preuve que cette activiteè eètait ressentie ºº ou preèsenteèe ºº comme reèpublicaine. De plus, le deuxieéme moment que Sueètone signale se situe en 23 av. J.-C., et, si la maladie d' Auguste a toutes les chances d' eêtre un preètexte, il est clair par ailleurs que les anneèes 23-22 furent cruciales pour la deèfinition du pouvoir impeèrial
32
; c' est aussi en 22 que se situe la tentative de
reèinstauration d' une censure sur le modeéle reèpublicain : Censores creari desitos longo interuallo creauit (Sueètone, Auguste, 37), qui se solde par un eèchec. La censure est donc pour Sueètone un indicateur de la situation politique
33
.
Peut-eêtre faut-il comprendre de la meême fac°on le passage de la Vie de Claude, dans lequel cette fois le passeè invoqueè, diu post Plancum Paulumque censores, est l' eèpisode de 22 av. J.-C.
34
: Claude s' inscrit ici dans
une tradition reèpublicaine. Il est ici particulieérement inteèressant que Tacite preèfeére de son coêteè mettre l' accent sur l' absurditeè de l' action moralisante de Claude censeur sur les spectacles, quand il ne fait pas reègner la morale dans sa propre maison : At Claudius, matrimonii sui ignarus et munia censoria usurpans, theatralem populi lasciuiam seueris edictis increpuit (Tacite, Annales, 11, 13, 1). Il ne s' inteèresse pas ici aé l' aspect
32
Voir I. Cogitore, La leègitimiteè dynastique aé l' eèpreuve des conspirations, Rome-Paris,
è coles Franc°aises d' Atheénes et Rome, 313) p. 123-135. 2002 (Bibliotheéque des E
33
Dans la phrase de Sueètone, Auguste, 37, 2 : censores creari desitos longo interuallo creauit,
la mention du temps eècouleè est capitale, puisqu' elle permet ici le renvoi aux temps reè publicains, que l' on devine aussi en transparence derrieé re une formulation comme noua officia excogitauit, qui trace la ligne de deèmarcation entre Reèpublique et Principat. Auguste est ici aé la fois novateur et restaurateur du passeè reèpublicain, comme le montre le passage sur le consulat : exegit etiam, ut quotiens consulatus sibi daretur, binos pro singulis collegas habe ret, nec optinuit, reclamantibus cunctis satis maiestatem eius imminui quod honorem eum non solus sed cum altero gereret. Il est ici deèlicat de faire la part des choses : Auguste reèclamant deux colleégues au consulat est-il plus respectueux de la Reèpublique que ceux qui ne veulent rien changer aé cette colleègialiteè, qu' ils reconnaissent de fait comme ineègale ?
34
Sueètone, Cl., 16, 1 : Gessit et censuram intermissam diu post Plancum Paulumque censores. 2
Sur Munatius Plancus, PIR, M 534 ; Aemilius Paulus PIR Dion Cassius, 54, 2, 1.
A 373 ; Vell. Pat., 2, 95 ;
isabelle cogitore
348
institutionnel des choses mais aé leur aspect moral
35
, tandis que Sueè-
tone, dans le paragraphe citeè, se place sur le plan institutionnel et non sur celui des rumeurs scabreuses. Un autre passage de Tacite (Annales, 12, 4) concerne la censure de Vitellius et Claude en 47 ap. J.-C. La deèmarche est encore plus claire que dans le passage preèceèdent : la censure n' est pas signaleèe comme un renseignement neutre, un outil institutionnel, mais elle est opposeèe, de manieére fortement teinteèe d' ironie, aé une action tout aé fait deènueèe de morale. La censure n' est alors pas un outil de la morale mais une preuve d' immoraliteè : Igitur Vitellius, nomine censoris seruiles fallacias obtegens ingruen tiumque dominationum prouisor, quo gratiam Agrippinae pararet, consiliis eius implicari, ferre crimina in Silanum, cuius sane decora et procax soror, Iunia Caluina, haud multum ante Vitellii nurus fuerat.
Ainsi, aé propos de la censure, les deèmarches de Sueètone et Tacite sont radicalement diffeèrentes, Sueètone signalant les eètapes institutionnelles et les changements, Tacite marquant la distance qui seè pare cette fonction morale de son application, en pleine immoraliteè. La censure est aé ses yeux non plus une magistrature, si deènatureèe soit-elle, mais seulement un outil de domination, pris aé contre-emploi par des personnages na|ëfs ou immoraux.
Par ailleurs, les deux auteurs consideèreès donnent des preècisions sur les actions meneèes par un empereur comme censeur ou s' en rapprochant ; ainsi la lectio senatus de 18 av. J.-C. est preèsenteèe de manieére treés morale et archa|ësante par Sueètone : ad modum pristinum et splendorem re-
degit (Auguste, 35). Un texte peut surprendre : celui dans lequel Sueètone mentionne un examen des chevaliers par Caligula, car on rencontre dans cette recog-
nitio equitum des notations positives, ce qui ne se reproduit pas ensuite aé propos de cet empereur : Equites Romani seuere curioseque nec sine modera-
tione recognouit, palam adempto equo quibus aut probri aliquid aut ignominiae inesset, eorum qui minore culpa tenerentur nominibus modo in recitatione praeteritis (Caligula, 16, 5). Une insistance se fait par le biais des adverbes, avec une gradation entre seuere, curiose, nec sine moderatione. La surprise
35
E. Koestermann souligne l' importance de l' ironie dans l' expression et munia censo-
ria usurpans, dans son commentaire des Annales, Heidelberg 1967.
les plaisirs impeè riaux, reè veè lateurs politiques
349
vient de ce que les deux attitudes auxquelles renvoie ce passage sont des qualiteès essentiellement reèpublicaines, la seueritas et la moderatio
36
.
Un autre texte, de Tacite cette fois (Annales, 11, 25, 2-5) signale le census de Claude : Isdem diebus, in numerum patriciorum adsciuit Caesar uetustissimum quemque e senatu aut quibus clari parentes fuerant, paucis iam reliquis familiarum quas Romulus maiorum et L. Brutus minorum gentium appellauerant, exhaustis etiam quas dictator Caesar lege Cassia et prin ceps Augustus lege Saenia sublegere ; laetaque haec in rem publicam munia multo gaudio censoris inibantur ... Condiditque lustrum, quo censa sunt ciuium quinquagies nouies centena octoginta quattuor mi lia septigenta duo.
Ce qui inteèresse ici Tacite est encore une fois le renvoi au passeè de Rome, ici sous la forme aé la fois la plus ancienne et la plus glorieuse, par le biais du rappel de Romulus
37
; le fil du temps se deèroule ensuite
avec Ceèsar, par le rappel de la loi Cassia, datant de 45 av. J.-C., et Auguste par la loi Saenia
38
.
Outre ce type d' actions des censeurs, les deux auteurs consideèreès ici rappellent constamment le cadre des lois augusteèennes, meême si les Annales ne commencent qu' avec la mort d' Auguste. Sueètone (Auguste, 34) donne au lecteur une impression forte, avec plusieurs lois signaleèes dans diffeèrents domaines tous relieès aé la spheére morale : le luxe, l' adulteére et le stuprum
39
, le mariage des ordres
40
:
Leges retractauit et quasdam ex integro sanxit, ut sumptuariam et de adulteriis et de pudicitia, de ambitu, de maritandis ordinibus. Hanc cum aliquanto seuerius quam ceteras emendasset, prae tumultu recu -
36
S. Demougin, L' ordre eèquestre, p. 545 rappelle qu' il s' agit laé de la peèriode heureuse
du reégne de Caligula. On rappellera cependant que la moderatio eètait une des valeurs que Tibeére avait tout particulieérement souligneèe pendant son reégne. Peut-eêtre Sueètone souligne-t-il ainsi le lien entre Tibeére et Caligula.
37
Il s' agit ici d' une variante de ce que signale Tite Live, 1, 35 et 2, 1, variante qui
pourrait provenir des ouvrages historiques de Claude lui -meême, selon R. Syme, Tacitus, I, 1958, p. 295. Le choix de cette variante, de preè feèrence aé celle qui attribue la creèation aé Tarquin l' Ancien, peut marquer la volonteè de Tacite de faire appel au passeè de manieére consciente.
38
Voir Dion Cassius, 52, 42, 5.
39
Voir Williams C. A., Roman homosexuality. Ideologies of masculinity in classical antiq -
uity, New York-Oxford, 1999, p. 98-99 : la pudicitia est compleèmentaire du stuprum, englobant aussi l' adulteére.
40
S. Treggiari, Roman Marriage, Oxford, 1991, p. 60sq. ; M. H. Crawford, Roman o
Statutes, n
60 et 64.
isabelle cogitore
350
santium perferre non potuit nisi adempta demum lenitaue parte poe narum et uacatione trienni data auctisque praemiis.
Sueètone semble ainsi rappeler la substance du programme qu' Auguste transmet aé ses successeurs. Ainsi peut-on voir les diffeèrentes adaptations de la loi Papia au cours de la dynastie julio-claudienne : dans un texte de Tacite (Annales, 3, 25), il est question d' adoucir l' application de la loi Papia, sous Tibeére, en raison des exceés provoqueès par les deèlateurs, et du climat de terreur que la menace de cette loi faisait planer (terror omnibus intentabatur)
41
; mais le soulagement n' est que
momentaneè (Ann., 3, 28 : modicum in praesens leuamentum). Un passage de Sueètone (Cl., 19) signale des exemptions faites aé la loi Papia pour favoriser le commerce
42
et un autre texte (Ner., 10 :
praemia delatorum Papiae legis ad quartas redegit) rappelle la baisse des reècompenses accordeèes aux deèlateurs sous Neèron
43
.
Les textes signalent donc trois moments, sous Tibeére, Claude et Neèron, au cours desquels la loi Papia est revue, adapteèe, mais continue aé jouer son roêle de cadre leègal. Elle semble appliqueèe conformeèment aé ce qu' Auguste avait preèvu. Si on prend en consideèration maintenant une autre loi augusteèenne, la loi sur les adulteéres, son importance dans le reècit des eèveènements du premier sieécle est frappante
44
. On sait bien suêr que l' adulteére, dans les
reècits de Tacite, est un eèleèment indispensable, auquel l' historien attache un poids particulier, tant en raison de ses choix moraux que de l' utiliteè d' un tel ressort dramatique. Une caracteèristique des appari-
41
Tacite, Annales, 3, 25, 1 : Relatum dein de moderanda Papia Poppaea, quam senior Augus-
tus post Iulias rogationes incitandis caelibum poenis et augendo aerario sanxerat. Nec ideo coniugia et educationes liberum frequentabantur, praeualida orbitate ; ceterum multitudo periclitantium glisce bat, cum omnes domus delatorum interpretationibus subuerterentur, utque antehac flagitiis, ita tunc legibus laborabatur. Ea res admonet ut de principiis iuris et quibus modis ad hanc multitudinem infi nitam et uarietatem legum peruentum sit altius disseram.
42
Ciui uacationem legis Papiae Poppaeae, Latino ius Quiritium, feminis ius IIII liberorum ;
quae constituta hodieque seruantur.
43
B. Levick, Neèron, tr. fr., Gollion, 2002, p. 67-68 preècise que l' impact de cette me-
sure n' est pas connu ; on peut eèventuellement y voir la fin de la validiteè de cette mesure augusteèenne et la permission accordeèe aux plaisirs hors mariage. Sur les deèlateurs, voir Y. Rivieére, Les deèlateurs sous l' empire romain, Bibliotheéque des E è coles Franc°aises d' Atheénes et Rome, 311, Paris, 2002.
44
Pour M. Foucault, Histoire de la sexualiteè, 3. Le souci de soi, Paris, 1984, p. 91-92, la
loi sur les adulteéres marque l' emprise de l' autoriteè publique sur l' institution matrimoniale et la substitution de l' autoriteè publique aé l' autoriteè familiale. En ce sens, on peut ajouter qu' elle est alors symbolique de la puissance toujours grandissante de l' empereur et de son intervention dans tous les domaines de la vie, publique et priveè e.
les plaisirs impeè riaux, reè veè lateurs politiques
351
tions de la loi sur les adulteéres est le lien qu' elle entretient avec la loi de majesteè
45
. Les deux lois fonctionnent comme des outils compleè-
mentaires, ayant des spheéres communes, la loi sur l' adulteére eètant ici jugeèe suffisante et meême adoucie. Ce lien avec la loi de majesteè donne, me semble-t-il, la cleè de l' interpreètation que Tacite fait de la loi sur les adulteéres. En effet, si on examine les cas d' adulteéres rappeleès par Tacite
46
, on ne peut qu' eêtre frappeè par l' identiteè de l' eècrasante
majoriteè des coupables : ils sont presque tous
47
membres de la famille
impeèriale julio-claudienne. Ainsi, l' omni-preèsence de la loi sur l' adulteére, qui semblait devoir jouer le roêle d' un cadre, d' un garde-fou de la moraliteè, comme d' ailleurs Sueètone le laisse entendre (Aug., 34), est nieèe par l' ensemble des eèpisodes qui mettent en lumieére les exceés de la famille impeèriale. Les nombreux membres de la famille qui sont frappeès par cette loi, au lieu de deèmontrer le poids de la morale, deviennent ainsi des exemples d' immoraliteè. Mais aussi, dans un sens un peu diffeèrent, une loi qui devait eêtre garante de la morale est utiliseèe pour eèliminer des rivaux au sein de la dynastie et preèserver de toute contestation l' empereur reègnant. Tacite, de ce fait, transforme profondeèment la nature meême du texte : la loi julienne sur l' adulteére est devenue, tout comme la loi de majesteè, un outil politique, dynastique, et par conseèquent immoral. Le paradoxe est aé son comble.
45
Tacite, Annales, 2, 50 : Adolescebat interea lex maiestatis. Et Appuleiam Varillam, sororis
Augusti neptem, quia probrosis sermonibus diuum Augustum ac Tiberium et matrem eius inlusisset Caesarique conexa adulterio teneretur, maiestatis delator arcessebat. De adulterio satis caueri lege Iulia uisum ; maiestatis crimen distingui Caesar postulauit damnarique, si qua de Augusto inreligiose dixisset. [...] Liberauitque Appuleiam lege maiestatis : adulterii grauiorem poenam deprecatus, ut exemplo maiorum propinquis suis ultra ducentesimum lapidem remoueretur suasit.
46
On peut se reporter aé l' appendice donneè par S. Treggiari, Roman Marriage, Ox-
ford, 1991, p. 507.
47
Auguste avec Tertulla, Terentilla, Rufilla, Salvia Titisenia et autres : Sueè tone,
Aug., 69 ; Julie fille d' Auguste : Tacite, Annales, 1, 53 (et nombreuses autres sources) ; Appuleia Varilla, petite-nieéce d' Auguste : Tacite, Annales, 2, 50 ; Agrippine l' a|êneèe et Asinius Gallus : Tacite, Annales, 6, 25 ; Iullus Antonius : Tacite, Annales, 3, 18 et 4, 44 (cf. 3, 18) ; Claudia Pulchra : Tacite, Annales, 4, 52 ; Agrippine : Tacite, Annales, 6, 25 ; Aemilia Lepida : Tacite, Annales, 6, 40 ; Tacite, Annales, 3, 22-23 ; D. Silanus et Julia : Tacite, Annales, 3, 24 ; Messaline : Tacite, Annales, 11, 12 et 26sq. ; 11, 30 ; 11, 36 ; 13, 11 ; Urgulanilla : Sueètone, Cl. 26, 2 et 27, 1 ; Caligula : Sueètone, Cal., 12 ; Agrippine : Tacite, Annales, 14, 2, 4 ; 15, 50 ; 12, 65 et 14, 2 ; Domitia Lepida : Tacite, Annales, 13, 21 ; Iulia Silana : Tacite, Annales, 13, 21 ; Poppeèe : Tacite, Annales, 14, 1 ; Octavie fille de Claude : Tacite, Annales, 14, 60 et 62. Sur Iullus Antonius et son eèventuelle conspiration, voir I. Cogitore, La leègitimiteè dynastique, p. 169-172 ; sur Asinius Gallus, p. 202-205 ; sur les Iunii Silani, p. 234-242 ; sur Claudia Pulchra, p. 119-120.
isabelle cogitore
352
Si, en deèlaissant un peu les aspects institutionnels de la question, nous consideèrons maintenant l' attitude des empereurs envers leurs propres plaisirs, le constat est fort inteèressant. Sueètone et Tacite en donnent, aé eux deux, un aperc°u assez nourri, les plaisirs impeèriaux n' eètant geèneèralement que des vices et participant aé la caracteèrisation du personnage
48
. Pour ne pas dresser ici la liste bien connue des exceés
et des deèbauches impeèriales, on peut choisir de consideèrer les diffeèrents
plaisirs
mentionneès
par
Sueètone
et
Tacite
sous
un
angle
politique, et de les reèpartir en plaisirs tyranniques ou royaux et plaisirs û civiques ý, impeèrial
49
c' est-aé-dire
non
marqueès
par
l' exercice
du
pouvoir
.
Parmi les plaisirs civiques, on peut signaler le gouêt d' Auguste pour le jeu de deès : Autographa quadam epistula : û cenaui ý, ait, û mi Tiberi, cum isdem ; accesserunt conuiuae Vinicius et Silius pater. Inter caenam lusimus ge ronticos et heri et hodie ; talis enim iactatis, ut quisque canem aut se nionem
miserat,
in
singulos
talos
singulos
denarios
in
medium
conferebat, quos tollebat uniuersos, qui Venerem iecerat ý. Et rursus aliis litteris : û nos, mi Tiberi, Quinquatrus satis iucunde egimus ; lusi mus enim per omnes dies forumque aleatorum calfecimus. [...] Ego perdidi uiginti milia nummum meo nomine, sed cum effuse in lusu li beralis fuissem, ut soleo plerumque. Nam si quas manus remisi cuique exegissem aut retinuissem quod cuique donaui, uicissem uel quinqua genta milia. Sed hoc malo : benignitas enim mea me ad caelestem glo riam efferet (Sueètone,
Aug.,
71, 4-5).
Cette passion, avec preuves autographes aé l' appui, sert en fait aé deèmontrer sa geèneèrositeè (liberalis 71, 5,
benignitas).
Le paragraphe suivant
est un exemple de sa modeèration (continentissimus) ; les deux paragraphes sont lieès (in
ceteris partibus uitae)
50
. De fait, la geèneèrositeè aux deès
est preèsenteèe comme une vertu, ou comme le û petit deèfaut qui rend humain ý (c' est ici le ro ê le joueè par les lettres autographes citeèes par Sueètone).
48
Voir, pour Sueètone, l' estimation par E. Cizek des û traits ý neègatifs ou positifs asso-
cieès aé chaque empereur et, par exemple, la structure de la Vie de Tibeé re dont û le climax unique concerne des
uitia ý (Structures et ideèologies dans les Vies des Douze Ceèsars de Sueètone,
Bucarest-Paris, 1977, p. 124).
49
La question du gouêt du luxe est laisseèe de coêteè faute de temps dans cette eètude.
Notons seulement la modeèration d' Auguste et de Claude (Cl., 16, 8).
50
L' eètude d' E. Cizek citeèe ci-dessus pourrait eêtre compleèteèe par l' analyse des encha|ê-
nements entre les sujets traiteès dans chaque aé donner aé chaque deèveloppement.
Vie,
qui donnent des informations sur le sens
les plaisirs impeè riaux, reè veè lateurs politiques
353
Sur le plaisir des spectacles, laé aussi, le sujet est bien connu : Sueètone y consacre un assez long deèveloppement, pour Auguste (Aug., 44-45) qui met en valeur l' inteèreêt que l' empereur porte aux jeux, mais plus par raison que par gouêt ; il reste attentif au calme de la Ville (43, 3 : des gardes speèciaux sont appointeès pour ces jours-laé), reèglemente le deèroulement des spectacles (pour eèviter les accidents 43, 7 et par souci de diplomatie, 43, 10). La preèsence aux jeux est pour lui autant un devoir qu' un plaisir et il pousse la conscience professionnelle jusqu' aé y assister meême quand il est malade (43, 12). Son usage du plaisir des spectacles est donc tout aé fait modeèreè et, aé vrai dire, la notion de plaisir n' y est pas patente. En matieére de nourriture et de boisson, Auguste se caracteèrise par la modeèration : conuiuia nonnumquam et serius inibat et maturius relinquebat, cum conuiuae et cenare inciperent, prius quam ille discumberet et perma nerent digresso eo. Cenam ternis ferculis aut cum abundantissime se nis praebebat, ut non nimio sumptu, ita summa comitate (Sueè tone,
Aug., 74, 4).
Dans le domaine des plaisirs sexuels, la situation est un peu diffeèrente, puisque des adulteéres ont eèteè commis par Auguste, que signale Sueètone
51
. Il est vrai qu' il s' agit ici d' affirmations profeèreèes par An-
toine et donc hautement discutables ; ce qui m' inteèresse ici est qu' aé co ê teè des renseignements de type sexuel, on trouve des eèleèments qui permettent d' aller un peu plus loin et qui sont davantage tourneè s vers la politique. Ainsi, le fait que la femme seèduite au cours d' un banquet soit eèpouse d' un consulaire, ou le rapport qu' eètablit Scribonia entre l' absence de moraliteè
52
et le pouvoir
53
, ainsi que la preècision matres
familias qui vient rappeler les mesures augusteèennes en faveur de la
51
Sueètone, Aug., 69, 1-2 : Adulteria quidem exercuisse ne amici quidem negant, excusantes
sane non libidine, sed ratione commissa, quo facilius consilia aduersariorum per cuiusque mulieres exquireret. M. Antonius super festinatas Liuiae nuptias obiecit et feminam consularem e triclinio uiri coram in cubiculum abductam, rursus in conuiuium, rubentibus auriculis, incomptiore capillo, reductam ; dimissam Scriboniam, quia liberius doluisset nimiam potentiam paelicis ; condiciones quaesitas per amicos, qui matres familias et adultas aetate uirgines denudarent atque perspicerent, tamquam Toranio mangone uendente.
52
Le mot paelex dans le texte de Sueètone qui rapporte l' eèpisode est tout aé fait expli-
cite et neègatif.
53
Deèsigneè par nimiam potentiam ; le sens de potentia est treés neègatif, chez Sueètone
comme chez Tacite ; ce n' est pas un pouvoir leègal mais un pouvoir qui a une spheére d' action beaucoup plus large.
isabelle cogitore
354
famille, tous ces eèleèments deèmontrent que l' aspect des plaisirs n' est pas l' essentiel ici, et que c' est bien la politique qui informe ces lignes. La question de l' homosexualiteè est eègalement envisageèe. L' imputation d' homosexualiteè fait partie de la panoplie normale de la politique :
on
la
retrouve
aé
propos
de
Ceèsar,
dans
un
paragraphe
entieérement consacreè aux injures et lazzis aé propos du seèjour en Bithynie (Sueèt., Iul. 49). Ce theéme est bien connu ; on peut cependant juste souligner que pour Ceèsar, comme pour Auguste (½68), l' accusation remonte aé leur jeunesse, et que dans les deux cas, des vers prononceès en public sont rappeleès deèroulent
lors
de
54
. La similitude est inteèressante : les sceénes se
reèunions
publiques
aé
connotations
politiques
(triomphe, jeux) ; la foule est preèsente (milites, populus uniuersus) ; tout repose sur un jeu de mot (sens de subegit, sens de orbem digito temperare). Dans les deux cas, ces reèactions publiques viennent clore une eènumeèration et permettent de passer aé un autre sujet, l' adulteére dans les deux cas. Tout se passe comme si les reèactions de la masse, de la foule, teèmoignaient tiques
55
ainsi
d' une
liberteè
de
parole
aux
accents
deèmocra-
; l' homosexualiteè n' est gueére plus qu' un preètexte aé une parole
libeèreèe. D' ailleurs Sueètone place un peu plus loin une reèfutation des accusations de sodomie, et praesentis et posterae uitae castitate (Aug., 71). De ces deux derniers points, il ressort que le portrait d' Auguste met en avant des plaisirs essentiellement civiques et que les exceés sont principalement attribueès aé la jeunesse d' Auguste ; cette repreèsentation correspond pour l' essentiel aé la vision que Tacite donne d' Auguste, qui ne s' attarde pas aé deètailler les aspects licencieux mais preèfeére deètailler ce qu' Auguste a laisseè derrieére lui, c' est-aé-dire les lois morales. Tibeére en revanche est preèsenteè comme un adepte de la boisson et on conna|êt les jeux de mots formeès sur son nom, Biberius Caldius Mero. Sueètone rappelle meême certaines de ses exageèrations dues aé l' ivresse, veèritables propos d' ivrognes : In castris tiro etiam tum propter nimiam uini auiditatem pro Tiberio û Biberius ý, pro Claudio û Caldius ý, pro Nerone û Mero ý uocabatur.
54
Il s' agit des vers bien connus rappeleè s par Sueètone, Iul., 49, 8 : Gallico denique trium-
pho milites eius inter cetera carmina, qualia currum prosequentes ioculariter canunt, etiam illud uul gatissimum pronuntiauerunt : ``Gallias Caesar subegit, Nicomedes Caesarem ; / Ecce Caesar nunc triumphat qui subegit Gallias, / Nicomedes non triumphat qui subegit Caesarem'' . Sueètone, Aug., 68 : Sed et populus quondam uniuersus ludorum die et accepit in contumeliam eius et adsensu ma ximo conprobauit uersum in scaena pronuntiatum de gallo Matris deum tympanizante : ``Videsne ut cinaedus orbem digito temperat ?'' .
55
Voir Sueètone, Tib., 28, sur l' attitude de Tibeére envers les lazzis, faisant le choix de
la patience, cf. 26, 1, comme un priuatus.
355
les plaisirs impeè riaux, reè veè lateurs politiques
Postea princeps in ipsa publicorum morum correctione cum Pompo nio Flacco et L. Pisone noctem continuumque biduum epulando po tandoque
consumpsit,
quorum
alteri
Syriam
prouinciam,
alteri
praefecturam urbis confestim detulit, codicillis quoque iucundissimos et omnium horarum amicos professus (Sueè tone, Tib., 42, 2).
La distribution de provinces et de charges, dans le brouillard de la boisson,
est
le
signe
que
Tibeére
deèpasse
ici
les
bornes
du
plaisir
û priveè ý de la boisson. Avec la creèation d' un a uoluptatibus, (Tib., 41) intendant des plaisirs, on deèpasse aussi le cadre priveè des plaisirs civiques pour arriver aé des exceés dignes des rois orientaux. Les exceés sexuels de Tibeére sont traiteès en deètail par Sueètone, sous forme de catalogue (½43-45), avec des preècisions sur le vocabulaire employeè pour deèsigner les partenaires de ses plaisirs aé Capri. Ces descriptions meêlent hommes, femmes, enfants dans une meême reèprobation doubleèe d' un certain voyeurisme, comme on sait. Le meême mateèriau, chez Tacite, donne une version plus retenue, mais coheèrente avec celle de Sueètone
56
. Les plaisirs signaleès ici sont deèpourvus de
toute modeèration, et la discreètion meême avec laquelle Tibeére s' y livre est un mal, signe de la dissimulatio qu' il applique aussi en politique et qui caracteèrise un exercice tyrannique du pouvoir, comme le montre l' expression
more regio. On pourrait peut-eêtre meême aller jusqu' aé
consideèrer la varieèteè des victimes sexuelles de Tibeére comme la preuve d' une volonteè de domination universelle. Si Caligula se livre au jeu de deès, comme Auguste, son attitude est diffeèrente, voire radicalement opposeèe aé celle du premier empereur : Caligula recherche dans les deès, non le plaisir du jeu (puisqu' il se fait meême remplacer aé la table de jeu, selon Sueètone, Cal., 41), mais le gain financier. Loin de faire preuve de geèneèrositeè, il s' y livre aé des abus de pouvoir. Son jeu n' est pas celui d' un citoyen, mais d' un tyran : Ac ne ex lusu quidem aleae compendium spernens plus mendacio atque etiam periurio lucrabatur. Et quondam proximo conlusori de mandata uice sua progressus in atrium domus, cum praetereuntis duos equites R. locupletis sine mora corripi confiscarique iussisset, exultans rediit gloriansque û numquam se prosperiore alea uisum ý.
56
Tacite, Annales, 6, 1-2 : Saxa rursum et solitudinem maris repetiit pudore scelerum et libidi-
num quibus adeo indomitis exarserat ut more regio pubem ingenuam stupris pollueret. Nec formam tantum et decora corpora, sed in his modestam pueritiam, in aliis imagines maiorum incitamentum cupidinis habebat. Tuncque primum ignota antea uocabula reperta sunt sellariorum et spintriarum ex foeditate loci ac multiplici patientia.
isabelle cogitore
356
En matieére de spectacles, Caligula est aussi, si on lit Sueètone, 26-27, le contraire d' Auguste, et, sans consideèrations politiques, ne vise que son plaisir, qui passe par la cruauteè. Les spectacles sont l' occasion de proceèder aé des exeècutions arbitraires. Ainsi, un auteur d' atellanes est exeècuteè pour un vers ambigu tion
inverse
de
celle
57
rappelleèe
(56, 8) : on est bien laé dans une situapour
Auguste,
ou é
les
plaisanteries
eètaient pour le peuple l' occasion d' une expression libre. Les exceés de Caligula en rapport avec les spectacles, par exemple sa passion pour le chant et la danse (54, 2) ou pour son cheval (55, 8) sont aussi typiques de l' exercice d' un pouvoir tyrannique. Le meême pouvoir tyrannique est signaleè dans le gouêt de Caligula pour l' organisation de la prostitution, puisque des nomenclatores mettent leurs fonctions officielles au service de l' accomplissement des deèsirs impeèriaux (Cal., 41). Et si son attitude rappelle parfois Auguste, comme au paragraphe 36, la mention des divorces dans les actes officiels montre qu' il deèpasse les bornes de son plaisir priveè. Quant aé l' inceste, la deèmonstration a deèjaé eèteè faite : plus qu' un plaisir, c' est, aux yeux des Romains, un vice qu' il faut rapprocher des habitudes eègyptiennes Claude est connu pour sa passion du jeu
59
58
.
, qu' il tenait d' ailleurs
peut-eêtre de son peére Drusus, partenaire d' Auguste ; ce gouêt lui eètait venu deés avant son aveénement et ne cessa pas avec l' exercice du pouvoir
60
. Claude ajoute aé la pratique un aspect theèorique, puisque, en
amoureux des lettres et eèrudit, il eècrit un traiteè sur le jeu de deès. Il consacre aux spectacles du temps et de l' argent, mais en partageant certains plaisirs du peuple : nec ullo spectandi genere communior aut remissior erat, adeo ut obla tos uictoribus aureos prolata sinistra pariter cum uulgo uoce digitisque numeraret, ac saepe hortando rogandoque ad hilaritem homines prou ocaret, û dominos ý identidem appellans, immixtis interdum frigidis et arcessitis locis (21, 9).
Son attitude ouvertement voire exageèreèment populaire, avec l' emploi de dominus pour s' adresser au peuple, est critiqueèe par Sueètone, mais est ici en tous cas deènueèe de toute connotation monarchique. Mais, dans d' autres domaines, les exceés de Claude le rapprochent des
57 58 59
Sueètone, Cal., 56, 8. Sueètone, Cal., 23-24 et aussi 36. Voir Apocoloquintose, 14-15 : Claude est condamneè par le tribunal des dieux aé jouer
aux deès pour l' eèterniteè avec un cornet perceè.
60
Sueètone, Cl., 33 : Aleam studiosissime lusit, de cuius arte librum quoque emisit, solitus
etiam in gestatione ludere, ita essedo alueoque adaptatis ne lusus confunderetur.
357
les plaisirs impeè riaux, reè veè lateurs politiques
tyrans sans mesure. Sa cruauteè lors des combats de gladiateurs et ses exceés de boisson et de nourriture en sont un exemple
61
.
En revanche, le rapport de Claude aux plaisirs de l' amour est treés diffeèrent de ce qu' on voit pour ses preèdeècesseurs, et la brieéveteè de Sueètone sur ce point, (33, 4 : libidinis in feminas profusissime, marum omnino expers), signale la totale normaliteè de son comportement. La seule exception est le moment oué l' empereur dut faire face aé la question de l' inceste lorsqu' il s' agit d' eèpouser sa nieéce Agrippine
62
. L' argumenta-
tion de Ph. Moreau est convaincante : il deèmontre le ro ê le joueè par l' accusation d' inceste de Iunia Calvina et son freére Iunius Silanus, qui fonctionne comme un û contre-feu ý pour faire para|être plus acceptable le mariage de Claude et sa nieéce. Ainsi, si l' inceste peut sembler un exceés
de
type
royal,
les
mesures
prises par
Claude
et
le
seènatus-
consulte permettant aé tous ce type de mariage poussent aé y voir aussi un aspect plus civique. Tacite est d' ailleurs explicite quant aé la volonteè affirmeèe par Claude de n' eêtre qu' un citoyen : Percunctatusque (Vitellius) Caesarem an iussis populi, an auctoritati senatus cederet, ubi ille u n u m s e c i u i u m et consensui imparem res pondit, opperiri intra Palatium iubet (Ann., 12, 5, 2).
Le portrait de Claude dans ses plaisirs est majoritairement un portrait priveè et non monarchique. Les choses changent avec Neèron dont les plaisirs sont plus uniment marqueès au coin d' un sentiment monarchique, sauf peut-eêtre en ce qui concerne les Neronia, jeux quinquennaux musicaux, gymniques et eèquestres, institueès par Neèron
63
: Neèron semble en effet s' y comporter
de manieére modeèreèe, de meême que le public. En revanche, quand il est question des plaisirs de la table, Neè ron se livre aé des festins qui signalent le bouleversement des limites entre priveè et public
61
64
, tota urbe quasi domo uti (15, 37, 1) : et le paragraphe
Sueètone, Cl., 5, 2 et 33, 4-34 ; E. Cizek voit laé un temps fort dans la biographie,
voir û Claude chez Sueètone : un personnage eènigmatique ? ý, dans Claude de Lyon, empereur romain, eèd. Y. Burnand, Y. Le Bohec, J. P. Martin, Paris, 1998, p. 47 -58 (p. 54). Sur sa golositas, voir F. Dupont, û Les plaisirs de Claude ý, dans le meê me ouvrage collectif, p. 59-67 (p. 63-64) : ce faisant, il bafoue meême la religion.
62 63
Ph. Moreau, Incestus et prohibitae nuptiae, l' inceste aé Rome, Paris, 2002, p. 46. Sueètone, Nero, 12 et Tacite, Annales, 14, 20-21 avec une discussion treés rheètorique,
pour et contre ces jeux.
64
Tacite, Annales, 15, 37 ; cf. I. Cogitore, û Rome dans la conspiration de Pison ý,
dans Neronia VI, Actes du colloque de la socieèteè internationale d' eètudes neèroniennes, eèd. J. M. Croisille et Y. Perrin, 2002 (coll. Latomus 268), p. 261-272.
isabelle cogitore
358
finit sur le mariage avec Pythagore, brouillant toutes les cateègories sociales, sexuelles et meême astronomiques. Ainsi en 37, 9 on ne distingue plus le jour de la nuit ... On peut interpreèter dans le meême sens la tradition qui signale que Neèron aurait abuseè de Britannicus
65
, puisque de ce fait, il bouleverse
aé la fois les cateègories sexuelles, par le biais de l' homosexualiteè, et familiales puisque Britannicus est son demi-freére. Ce meême bouleversement des cateègories est aé l' Ýuvre dans un autre passage de Tacite (13, 25) qui relate les expeèditions nocturnes de Neèron et ses preècautions : des gardes du corps l' accompagnent et sont preêts aé transformer une rixe entre individus en deèfense de l' empereur
66
.
Bouleversement aussi que le viol de la Vestale Rubria, le mariage envisageè avec l' affranchie Acteè (en violation des lois augusteèennes sur le mariage), et le mariage avec l' eunuque Sporus
67
é propos de l' in. A
ceste consideèreè comme probable avec sa meére Agrippine, qui est le plus complet bouleversement de toutes les reégles, le plaisir est un eèleèment non pris en consideèration par Tacite, qui interpreéte l' affaire en termes de pouvoir uniquement : Tradit
Cluuius
ardore
retinendae
Agrippinam
potentiae
eo
usque
prouectam ut medio diei, cum id temporis Nero per uinum et epulas incalesceret, offerret se saepius temulento, comptam et incesto para tam ; iamque lasciua oscula et praenuntias flagitii blanditias adnotan tibus
proximis,
Senecam
contra
muliebris
inlecebras
subsidium
a
femina petiuisse, immissamque Acten libertam quae, simul suo peri culo et infamia Neronis anxia, deferret peruulgatum esse incestum, gloriante matre, nec toleraturos milites profani principis imperium (Tacite, Annales, 14, 2, 1).
Ce bouleversement de tous les repeéres civiques, culturels, sociaux et familiaux, est, dans le domaine des plaisirs comme dans d' autres, la marque du pouvoir tyrannique de Neèron.
65 66
Tacite, Annales, 13, 17. Tacite, Annales, 13, 25, 1 : Nero itinera urbis et lupanaria et deuerticula, ueste seruili in dis-
simulationem sui compositus, pererrabat, comitantibus qui raperent uenditioni exposita et obuiis uulnera inferrent, aduersus ignaros, adeo ut ipse quoque exciperet ictus et ore praeferret. Deinde ubi Caesarem esse qui grassaretur pernotuit augebanturque iniuriae aduersus uiros feminasque insignis, et quidam, permissa semel licentia, sub nomine Neronis, inulti propriis cum globis eadem exercebant, in modum captiuitatis nox agebatur ; Iuliusque Montanus senatorii ordinis, sed qui nondum honorem capessisset, congressus forte per tenebras cum principe, quia ui attemptantem acriter reppulerat, deinde adgnitum orauerat, quasi exprobrasset, mori adactus est. Nero autem, metuentior in posterum, milites sibi et plerosque gladiatores circumdedit qui rixarum initia modica et quasi priuata sinerent ; si a laesis ualidius ageretur, arma inferebant.
67
Sueètone, Nero, 28.
les plaisirs impeè riaux, reè veè lateurs politiques
359
Ainsi, les plaisirs impeèriaux peuvent s' organiser autour d' un axe qui seèpare plaisirs communs aé tous les citoyens et plaisirs reèserveès aux monarques, et qui sont, dans ce cas, caracteèriseès par l' exceés. Si Auguste semble avoir obtenu, par le biais d' une propagande profonde et bien organiseèe, que la posteèriteè retienne de lui surtout les traits de modeèration qui le rapprochent de la Reèpublique, on ne s' eètonne pas de trouver Claude du co ê teè reèpublicain de ces repreèsentations, de meême que son freére Germanicus, qui monopolise les traits reèpublicains aux deèpens de Tibeére. Si nous en revenons maintenant aux aspects institutionnels envisageès plus haut, Auguste et Claude sont les deux empereurs qui ont choisi de donner encore aé la censure la force qu' elle pouvait avoir sous la Reèpublique, tandis qu' un empereur comme Tibeére en fait un usage immoral, coupleè aé la lex de maiestatis, pour eèlaguer l' arbre geèneèalogique. Les plaisirs ne servent pas seulement aé caracteèriser les empereurs, dans l' optique des portraits psychologiques. Ils sont le miroir de l' attitude politique preêteèe aé tel ou tel empereur, ou voulue par tel ou tel empereur, deèsireux de reèutiliser aé son beèneèfice le souvenir de la reèpublique. La peinture des plaisirs est ainsi le vecteur d' une reèflexion sur le pouvoir impeèrial.
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ÁME PARTIE QUATRIE
PLAISIR ET VIEILLESSE
ÂRON AUTOUR DU DE SENECTUTE DE CICE
L AT I N I TAT E S
Annie
Dubourdieu
Á A CHAQUE ÃGE A SES PLAISIRS ?
Dans
le Cato Maior, qui a pour second titre, dans la plupart des
manuscrits, De Senectute, Ciceèron fait prononcer aé Caton le Censeur, aêgeè de quatre-vingt quatre ans, un ardent plaidoyer en faveur de la 1
vieillesse, veèritable reèhabilitation de cette peèriode de la vie . L' ou2
vrage date de 44, sans doute un peu avant l' assassinat de Ceè sar .
Aé
ce
moment, Ciceèron a soixante-deux ans et est, selon les cateègories romaines, un vieillard ; il deèdie le livre aé un autre vieillard, son ami Atticus,
aêgeè
de
soixante-quatre
ans.
L' un
des
objectifs
avoueè
de
l' ouvrage est de consoler l' auteur et le destinataire du fardeau de leur 3
aêge , d' autant plus lourd pour Ciceèron qu' outre ses malheurs priveès º mort de sa fille, eèchec de son second mariage º, il souffre d' eêtre 4
tenu eècarteè de toute vie politique par la dictature de Ceèsar . Il va s' efforcer de montrer que la vieillesse n' est pas peènible et triste, et qu' elle n' implique pas, comme on le pense treés geèneèralement, la privation du plaisir. La reèfutation de ce grief formuleè contre la vieillesse occupe 5
un quart de l' Ýuvre , mais ce theéme est preèsent, de fac°on plus ou moins diffuse, tout au long du texte. Ciceèron veut prouver que les plaisirs ne sont pas l' apanage de la jeunesse, et que les vieillards peu vent aussi les conna|être. Mon exposeè envisagera trois points : l' opposition jeunesse/vieillesse et la conception des classes d' aêge dans le Cato
1
Sur le personnage de Caton, voir S. Agache, û Caton le Censeur. Les fortunes d' une
leègende ý, dans Colloque Histoire et historiographie Clio, eèditeè par R. Chevallier, Paris, 1980, p. 71-107.
2 3
Ciceèron, Caton l' Ancien, eèd. P. Wuilleumier, Paris, 1961, Introduction, p. 9. Cic., Cato, 2 : Hoc enim onere quod mihi commune tecum est, aut iam urgentis aut certe
aduentantis senectutis et te et me etiam ipsum leuari uolo : û En effet de ce fardeau que la vieillesse nous impose aé tous deux par son attaque ou du moins son approche, je veux que tu sois soulageè ainsi que moi-meême ý (trad. P. Wuilleumier).
4
E. Narducci, û Il Cato Maior, o la vecchiaia dell' aristocrazia romana ý, in Modelli etici
e societaé. Un' idea di Cicerone, Pise, 1989, p. 23-25.
5
Cic., Cato, 39-64.
364
annie dubourdieu
Maior ;
le lexique des plaisirs ; le freèquent brouillage des frontieéres
entre ces classes d' aêge et le type de plaisirs qu' on est censeè y conna|être.
les classes d' aê ge dans le cato maior
La breéve preèsentation du
Cato Maior
qui vient d' eêtre faite donne aé
penser que deux classes d' aêge seulement y sont prises en compte :
iuuenes teéme
ou
adulescentes
d' opposition
d' un coêteè,
auquel
se
senes
reèfeére
de l' autre ; c' est en effet le sysla
quasi
totaliteè
du
dialogue.
Neèanmoins, aé coêteè de cette partition binaire, sur laquelle je reviendrai, deux autres systeémes de division de la vie sont mentionneès par Ciceèron. D' abord un scheèma tripartite dans lequel on distingue trois aêges de la vie : l' enfance (pueritia), la jeunesse (adulescentia) et la vieillesse (se-
nectus)
6
; l' aêge mu ê r est absent de ce cadre, illustreè par une meètaphore
veègeètale qui n' est pas parfaitement deèmonstrative de cette division, puisque l' enfance n' y a pas de place : les plantes sont muêres, puis 7
blettes . On trouve un autre scheèma, quadripartite, distinguant quatre eètapes de la vie muêr (constans
8
: enfance (pueri), jeunesse (iuuenes ou
aetas),
adulescentes),
aêge
vieillesse (senectus). Cette quadripartition appara|êt
une seconde fois, opposant, de manieére assez vague, les quatre aêges par leurs û penchants ý (studia) respectifs . Cette division est sans doute 9
emprunteèe aé Aristote
10
, qui deèfinit les traits de caracteére speècifiques aé
chaque aêge, mais n' en prend en compte que trois, l' enfance eètant absente du cadre qu' il propose
11
. Outre ces scheèmas binaire, tripartite et
quadripartite, dans lesquels la vie de l' homme appara|êt comme constitueèe d' une seèrie d' eètapes, on voit aé deux reprises la vie preèsenteèe au contraire comme un processus de deèroulement continu, dont on ne perc°oit pas les paliers, en particulier la venue de la vieillesse et l' affaiblissement qu' elle entra|êne
12
. Mais cette conception, non plus que les
scheèmas tripartite et quadripartite, ne sont pas fondamentaux dans le
6
Cic.,
7
Cato,
4-5.
Cic.,
6.
8
Cato,
Cic.,
Cato,
76.
9
Cic.,
Cato,
33.
10
Aristote,
11
Aucune mention n' est faite dans le
Rhetorica,
1389a-1390b.
Cato Maior
ties attribueèe aé Varron (voir J.-P. Neèraudau,
de la Rome reèpublicaine,
de la division de la vie en cinq par-
La jeunesse dans la litteèrature et les institutions
Paris, 1979, p. 89-143 ; pour les diffeèrents scheèmas de division
entre les aêges de la vie en Greéce et aé Rome, voir T. Parkin,
A Cultural and Social History, 12 Cic., Cato, 38 et 45.
Old Age in the Roman World.
Baltimore et Londres, 2003, p. 21-35).
aé chaque aê ge ses plaisirs
365
?
Cato Maior : inspireès sans doute aé Ciceèron par sa culture philosophique plutoêt que par les reèaliteès sociales romaines
13
, ils me paraissent avoir
pour fonction d' inviter le lecteur aé se plier aux lois de la nature et aé accepter le processus du viellissement qui s' impose aé tous les eêtres vivants, et avoir laisseè peu de traces dans la reèflexion de l' auteur sur le plaisir. Au contraire, l' opposition binaire jeunesse/vieillesse ( iuuenes ou adu-
lescentes/ senes) est structurante dans le dialogue. On peut penser qu' elle est suggeèreèe aé Ciceèron par une reèaliteè institutionnelle romaine, celle de l' armeèe : opposition entre les mobilisables (les iuuenes, citoyens aêgeès de dix-sept aé soixante ans) et les non mobilisables (senes, citoyens aêgeès de plus de soixante ans), elle-meême doubleèe d' une autre, reposant eègalement sur un classement binaire, les iuniores et les seniores au sein du groupe des mobilisables
14
. Plusieurs arguments pourtant
s' opposent aé cette hypotheése. D' abord, Ciceèron emploie beaucoup plus freèquemment adulescentes ou adulescentia pour deèsigner les jeunes gens ou la jeunesse (46 occurrences) que iuuenes, systeèmatiquement utiliseè dans le vocabulaire militaire, ou des mots de la meême famille (7 occurrences). Ensuite, si Ciceèron s' en tenait aé cette division militaire, tous les hommes de plus de soixante ans seraient exclus de l' ob jet de la reèflexion, alors meême que le protagoniste, Caton le Censeur est aêgeè de quatre-vingt quatre ans au moment oué est supposeè se deèrouler le dialogue, que l' auteur en a soixante-deux et le deèdicataire soixante-quatre. Paola Venini remarque qu' il est difficile d' eètablir la prosopographie des
vingt-sept
personnages preèsenteès
dans
le
texte
comme des vieillards : pour les quelques uns d' entre eux dont on peut retracer la carrieére, huit sont morts avant soixante ans, et appartiennent donc, non aé la cateègorie des senes aé proprement parler, mais aé celle des seniores : le groupe le plus aêgeè des citoyens theèoriquement mobilisables, qui dans la pratique ne sont plus mobiliseè s
15
. Ainsi, la
qualiteè de senex est eètendue par Ciceèron aé des hommes qui, dans le langage militaire, n' en releévent pas, et l' aêge auquel commence la se-
nectus est flou. Comme l' a noteè Paola Venini
13 Lae.,
16
, deux conceptions de
70 ; 16 et 32 : Fannius se fait d' abord, de sa propre initiative, le porte -parole
de ses deux gendres pour demander aé Laelius de traiter de l' amitieè, et Scaevola s' incline, mais comme forceè ; plus loin, c' est Fannius qui affirme avec autoriteè ses preèrogatives d' a|êneè ; voir aussi n. 83.
14 15
C. Nicolet, Le meètier de citoyen dans la Rome reèpublicaine, Paris, 1976, p. 133-134. P. Venini,
û La
Vecchiaia
nel
De Senectute di Cicerone ý, Athenaeum, 38, 1960,
p. 114-115.
16
P. Venini, û La Vecchiaia ý, p. 100-105.
365
annie dubourdieu
366 la
vieillesse
commencer
sont aé
aé
l' Ýuvre
dans
quarante-six ans,
le
Cato Maior : celle qui la fait
aêge dont Aelius Tubero, citeè
par
Aulu-Gelle, indique qu' il avait eèteè choisi par Servius Tullius pour marquer l' entreèe dans la cateègorie des seniores
17
, et celle qui la fait
commencer aé soixante ans, aêge des senes. Plus geèneèralement, les frontieéres entre jeunesse et vieillesse apparaissent brouilleèes dans le dialogue. Nous allons voir qu' un autre type de brouillage, celui du lexique du plaisir, est aussi preèsent dans le Cato Maior.
le lexique du plaisir Apreés avoir eènonceè, au deèbut du dialogue, le lieu commun selon lequel les plaisirs seraient le privileége de la jeunesse, Ciceèron, par la bouche de Caton, va montrer que la vieillesse a, elle aussi, des plaisirs. La notion de û plaisir ý est exprimeè en Latin par un lexique d' une grande
richesse
18
.
Par
ordre
de
freèquence
d' emploi
dans
le
Cato
Maior, on trouve uoluptas (28 occurrences), delectare et delectatio (17 occurrences), iucundus (9 occurrences), libido, libidinosus et lubere (8 occurrences), fruor et fructus (4 occurrences), beatus (3 occurrences), oblectare et oblectamentum (3 occurrences), gaudere et gaudium (3 occurrences),
gratus, laetari, illecebrae, titillatio (1 occurrence). Treize mots, ou familles de mots, expriment donc dans le dialogue la notion de plaisir, mais ils ne deèsignent pas des plaisirs de meême nature, ni d' intensiteè eègale. Le plus freèquemment employeè, uoluptas, vient, selon le dictionnaire Ernout-Meillet, de uolup est, û ce m' est un plaisir ý, û il m' est agreèable ý, et peut avoir un sens abstrait ou concret
19
. L' eètymologie du mot ne suggeére pas, me semble-t-il, un affect
treés violent ; pourtant, Ernout et Meillet releévent l' emploi freèquemment eèrotique du terme. Dans 25 des 28 occurrences dans le Cato
Maior, le mot deèsigne le plaisir physique, 7 fois de fac°on explicite, accompagneè de corporis
20
; uoluptas seul deèsigne implicitement le plaisir
du corps dans d' autres passages
21
, ou é l' absence de plaisir qu' on deè-
plore dans la vieillesse est eèvidemment lieè aé l' affaiblissement du corps. Cet usage de uoluptas pour deèsigner le plaisir physique se trouve aé peu
17 18 19
Aulu-Gelle, 10, 20, 8 ; voir T. Parkin, Old Age, p. 93-103. N. J. Adams, The Latin Sexual Vocabulary, Baltimore, 1990, p. 196-198. A. Ernout
- A. Meillet, Dictionnaire eètymologique de la langue latine, Paris, 1951,
p. 1330.
20 21
Cic., Cato, 39 ; 40 ; 41 ; 47 ; 64. Par exemple Cic., Cato, 7.
aé chaque aê ge ses plaisirs
367
?
preés constamment preèsent dans un autre ouvrage de Ciceèron contemporain du Cato Maior, le De Officiis, ou é la uoluptas eèprouveèe par tous les eêtres vivants est vue comme l' unique moteur des animaux
22
. Le
Cato Maior preèsente trois exceptions aé cette speècialisation de uoluptas. Les deux premieéres se trouvent dans le deèveloppement consacreè aux plaisirs de l' agriculture
23
, plaisirs ambigus qu' il est difficile de situer
entre ceux du corps º exercice en plein air º et ceux de l' esprit º satisfaction de voir pousser des plantes qu' on a soigneèes et plaisir estheètique
de
contempler
une
nature
jeunesse et plaisirs de la vieillesse
24
ordonneèe º,
entre
plaisirs
de
la
. Une seule fois dans le dialogue,
uoluptas deèsigne clairement le plaisir de l' esprit, trouveè dans l' activiteè intellectuelle
25
: le mot est employeè deux fois aé quelques lignes de
distance, et compleèteè la
seconde fois par animi, expression
qui se
trouve eègalement, mais une seule fois º uoluptas y deèsignant toujours, nous l' avons vu, les plaisirs du corps º, dans le De Officiis
26
. Du co ê teè
du plaisir physique, on trouve aussi illecebrae, appartenant aé la famille des deèriveès de lax, blanditiae et titillatio
27
. De meême, libido, libidinosus et
lubere sont toujours rapporteès aux plaisirs du corps, et aé la jeunesse ; le cas de laetari, deèsignant le plaisir que prennent les jeunes gens au theèaêtre, est plus complexe : deèriveè de laetus, terme de la langue rustique ou é il signifie û gras ý
28
, il peut faire reèfeèrence au plaisir physique
qu' apporte le theèaêtre º celui d' une certaine forme de bien-eêtre que donne le lieu theèaêtral, celui des sensations eèprouveèes par les spectateurs º, mais il renvoie eèvidemment aussi au plaisir moral et intellectuel qu' on y prend º celui d' eêtre assis en compagnie de ses amis, celui
22 23 24
Cic., De off., I, 105. Cic., Cato, 51 et 56. E. Narducci, û Il Cato Maior ý, 53-68 ; A. Novara, û Le vieux Caton `aux champs ' ,
ou le plaisir exceptionnel de l' agriculture pour un sage vieillard ý, dans Meèlanges en hom-
mage aé Pierre Wuilleumier, Paris, 1980, p. 261-268. 25 Cic., Cato, 50 : Quae sunt igitur epularum aut ludorum aut scortorum uoluptates cum his uoluptatibus comparandae ? Atque haec quidem studia doctrinae ; quae quidem prudentibus et bene institutis pariter cum aetate crescunt, ut honestum illud Solonis sit quod ait uersiculo quodam ut ante dixi, senescere se multa in dies addiscentem, qua uoluptate animi nulla certe potest esse maior , û Quels plaisirs peuvent donc donner les festins, les jeux ou les courtisanes, qui soient comparables aé ceux-ci (= les plaisirs de l' esprit) ? Telle est, en veè riteè, la recherche scientifique ; quand on a de la reèflexion et de la culture, elle augmente avec l' aêge ; aussi fait-il honneur aé Solon, le vers que j' ai deèjaé citeè, ou é il deèclare acqueèrir chaque jour en vieillissant beaucoup de connaissances nouvelles. Ce plaisir de l' esprit est assureè ment supeèrieur aé tout autre ý (trad. P. Wuilleumier).
26 27
Cic., De off., I ; 69. Cic., Cato 40 : illecebris uoluptatis ; 44 : blanditiae uoluptatis ; 47 : uoluptatum quasi titilla-
tio.
28
A. Ernout - A. Meillet, Dictionnaire eètymologique, p. 601.
annie dubourdieu
368
que donne le spectacle de la pieéce ; satiari et expleri, enfin, expriment la satieèteè des plaisirs de l' amour, consideèreès dans leur aspect physique
29
.
Delectare et delectatio, oblectare et oblectamentum ont une meême eètymologie : selon le dictionnaire Ernout-Meillet, ils sont deèriveès, comme il-
lecebrae, d' un mot racine lax, û appaêt ý, û ruse ý, û tromperie ý, d' oué lacio û attirer ý û seèduire ý, delectare et oblectare û charmer ý, û plaire ý. Leur eètymologie laisserait supposer que ces mots, comme illecebrae appartenant aé cette meême famille, expriment le plaisir du corps
30
; or, dans le Cato
Maior, ils deèsignent geèneèralement ceux de l' esprit, aé l' exception de 7 occurrences de delectare ou delectatio et de 2 de oblectare ou oblectamentum pour deèsigner les plaisirs, ambigus de ce point de vue, je l' ai dit, de l' agriculture, et un emploi de delectare pour deèsigner les plaisirs du corps
31
. Delectare et delectatio deèsignent des plaisirs de l' esprit de natures
treés diverses : satisfaction de la reconnaissance sociale pour C. Duellius, vainqueur de Carthage, qui se fait accompagner d' une escorte dans sa vieillesse, ou encore celle que donne la preèsidence des tables dans les banquets
32
; plaisirs de la conversation, et, plus geèneèralement,
de la convivialiteè, dans les repas pris en commun ; plaisir intellectuel de la recherche scientifique eèprouveè par C. Galus dans ses travaux d' astronomie, plaisir moral de la victoire sur le double handicap de la vieillesse et de la pauvreteè pour Ennius
33
; oblectare deèsigne le plaisir
aé la fois intellectuel et affectif de la remeèmoration, qui est une des formes essentielles du plaisir dans la vieillesse
34
. Du coêteè des plaisirs de
l' esprit encore, on trouve l' adjectif iucundus, deèriveè de iuuare û faire plaisir ý, qu' une eètymologie populaire rapprochait de iocus
35
; dans les
9 occurrences du Cato Maior, il se rapporte aé la vieillesse, deèsignant aé trois reprises le plaisir moral deècoulant de l' abstinence : quand on est arriveè aé la satieèteè, il est plus agreèable d' eêtre priveè de jouissances que d' en eèprouver
36
; ou, pour M. Curius, le plaisir d' avoir refuseè l' or des
Samnites ; d' autres plaisirs, qualifieès par une forme de iucundus, sont speècifiques
29 30 31 32 33 34 35 36
de
la
vieillesse :
avoir
des
loisirs,
eêtre
Cic., Cato, 48 ; voir E. Narducci, û Il Cato Maior ý, p. 39-44. A. Ernout - A. Meillet, Dictionnaire eètymologique, p. 617. Cic., Cato, 46. Cic., Cato, 44 ; 46. Cic., Cato, 47 ; 14. Cic., Cato, 46 ; voir E. Narducci, û Il Cato Maior ý, p. 60. A. Ernout - A. Meillet, Dictionnaire eètymologique, p. 591-592. Cic., Cato, 47.
proche
de
la
aé chaque aê ge ses plaisirs
369
?
mort dans la mesure ou é elle libeére les aêmes et leur permet de retrouver celles des eêtres chers disparus
37
; iucundus deèsigne aussi le plaisir
de la vie en socieèteè : celui des jeunes gens et des vieillards aé eêtre ensemble, et, pour les jeunes, aé eècouter les conseils des vieux, pour les vieux aé les donner aux jeunes gens qui les entourent
38
. Enfin, iucundus
qualifie le plaisir intellectuel que trouve Ciceèron lui-meême dans l' eècriture du Cato Maior, eècriture qui va meètamorphoser sa vie, que toutes les circonstances priveèes et publiques rendaient treés peènible, en une iu-
cunda senectus
39
. Le mot deèsigne donc des plaisirs de nature et d' inten-
siteè treés variables, et est appliqueè aux plaisirs de le jeunesse comme aé ceux de la vieillesse. L' adjectif gratus, employeè une seule fois dans le Cato Maior
40
, se rapporte au plaisir intellectuel qu' eèprouvent aé en-
tendre parler Caton ses deux jeunes interlocuteurs, Laelius et Scipion. Trois mots deèsignant le plaisir ont un emploi ambigu : beatus, que j' ai un peu heèsiteè aé classer dans le lexique du plaisir, est employeè trois fois dans le deèveloppement sur l' agriculture ; l' adjectif est appliqueè aé deux reprises aux vieillards qui s' adonnent aé l' agriculture, une fois aé Cyrus qui a lui-meême dessineè son parc
41
; fruor est employeè indiffeè-
remment pour parler des plaisirs des jeunes et de ceux des vieux, des plaisirs du corps ou de ceux de l' esprit ; gaudere et gaudium, enfin, sont employeès aé la fois pour deèsigner les sentiments des jeunes gens devant les jouissances physiques, et leur satisfaction aé entendre les propos des vieillards, ou la joie que donnait aé Naevius et aé Plaute la creèation litteèraire
42
.
Si donc on peut consideèrer, comme l' a fait Emmanuele Narducci
43
, que s' opposent dans le traiteè la uoluptas, plaisir physique propre aé
la jeunesse, et la delectatio, plaisir de l' esprit qui caracteèrise la vieillesse, neèanmoins les frontieéres entre ces cateègories ne sont pas aussi nettes, du point de vue meême du lexique, car il comporte des zones floues entre plaisir du corps et plaisir de l' esprit, plaisir de la jeunesse et plaisir de la vieillesse. Mais ce brouillage dans le Cato Maior est plus profond que celui du seul lexique.
37 38 39
Cic., Cato 49 ; 85. Cic., Cato, 26. Cic., Cato, 2 : Mihi quidem ita iucunda huius libri confectio fuit, ut non modo omnes abster-
serit senectutis molestias, sed effecerit mollem etiam et iucundam senectutem : û Pour moi, j' ai pris tant de plaisir aé composer ce livre qu' il a non seulement effaceè tous les ennuis de la vieillesse, mais rendu meême cette vieillesse douce et agreèable ý (trad. P. Wuilleumier).
40 41 42 43
Cic., Cato, 6. Cic., Cato, 56 et 68 ; 57. Cic., Cato, 41 ; 26 et 50. E. Narducci, û Il Cato Maior ý, p. 50-53.
annie dubourdieu
370
brouillage des cateègories L' incertitude
de
l' aêge
ou é
commence
la
vieillesse
rend
parfois
confuses, je l' ai dit, les frontieéres entre jeunesse et vieillesse ; mais elles sont aussi brouilleèes par le fait que, dans le dialogue, les meêmes personnages apparaissent aé des peèriodes diverses de leur vie. Ainsi, Caton eèvoque plusieurs moments de ses relations avec Q. Fabius Maximus, ou é l' aêge respectif des personnages n' est pas toujours nettement in diqueè : Ego Q. Maximum, eum qui Tarentum recepit, senem adulescens ita dilexi ut aequalem ; erat enim in illo uiro comitate condita grauitas nec senectus mores mutauerat ; quamquam eum colere coepi non ad modum grandem natu, sed tamen iam aetate prouectum. Anno enim post consul primum fuerat quam ego natus sum, cumque eo quartum consule adulescentulus miles ad Capuam profectus sum quintoque anno post ad Tarentum quaestor, deinde quadriennio post factus sum praetor, quem magistratum gessi consulibus Tuditano et Cethego, cum quidem ille admodum senex suasor legis Cinciae de donis et mu neribus fuit. Hic et bella gerebat ut adulescens, cum plane grandis es set, et Hannibalem iuueniliter exsultantem patientia sua molliebat
44
.
Lors de la mention du premier contact entre les deux personnages, l' opposition entre senex et adulescens est claire, mais dans la suite de la phrase, les indications d' aêge sont plus confuses ; le terme d' adulescentu-
lus, û jeune recrue ý indique que Caton venait d' eêtre incorporeè, c' estaé-dire qu' il avait aé peine plus de dix-sept ans ; Q. Fabius Maximus est non admodum grandem natu : on peut supposer qu' il n' avait pas deèpasseè soixante ans
45
; mais, dans la fin du paragraphe, plane grandis ne devrait
pas deèsigner un homme de plus de soixante ans, puisqu' il fait encore
44
Cic., Cato, 10 : û Pour moi, Q. Maximus, celui qui reprit Tarente, je l' ai aimeè ,
vieillard, dans ma jeunesse, comme un compagnon d' aê ge ; il y avait en cet homme une graviteè assaisonneèe de courtoisie, et la vieillesse n' avait pas modifieè son caracteére. Sans doute, quand j' ai commenceè aé lui rendre hommage, n' eètait-il pas tout aé fait vieux, mais cependant, il atteignait deèjaé un aêge avanceè : en effet, son premier consulat a eèteè posteèrieur d' un an aé ma naissance ; pendant son quatrieéme consulat, je l' ai accompagneè, toute jeune recrue, devant Capoue, et cinq ans apreés, devant Tarente ; et, questeur, j' exerc°ai cette charge sous le consulat de Tuditanus et de Ceè thegus, tandis que lui, devenu tout aé fait vieux, il appuyait la loi Cincia sur les preèsents et les reèmuneèrations. Il savait aé la fois mener la guerre comme un adolescent malgreè son grand aêge et amortir par son endurance la fougue juveènile d' Hannibal ý (trad. P. Wuilleumier) ; sur la valeur historique treés contestable des attestations de ces relations dans le texte de Ciceè ron, voir P. Venini, û La Vecchiaia ý, p. 99.
45
P. Venini, û La Vecchiaia ý, p. 110-111.
aé chaque aê ge ses plaisirs
371
?
la guerre ; cependant, le passage comporte des incertitudes chronolo giques, et le deèsir d' opposer terme aé terme Fabius et Hannibal explique sans doute l' emploi de ces termes
46
: ces deux personnages ont
des traits psychologiques qui brouillent les caracteèrisations habituellement
preêteèes
aé
la
jeunesse
et
aé
la
vieillesse.
Q. Fabius
lui-meême,
selon Caton, avait, treés aêgeè, l' ardeur guerrieére d' un jeune homme (et bella gerebat ut adulescens, cum plane grandis esset), mais dans le meême temps, il faisait preuve d' une capaciteè aé temporiser caracteèristique de la vieillesse, qui lui a permis de vaincre Hannibal ; chez ce dernier, l' ardeur de la jeunesse s' accompagne d' un manque de capaciteè de reèflexion qui se manifeste par une meètaphore de deèsordre physique (iuueniliter exsultantem) ; les aêges sont brouilleès dans ce passage au point que Caton finit par consideèrer Q. Fabius, pourtant largement son a|êneè, comme un aequalis. Ailleurs, Caton critique une maxime de sagesse conseillant d' adopter une disposition psychologique qui, en trichant sur le caracteére lieè aé l' aêge º eêtre vieux avant de l' eêtre, alors qu' on est encore jeune º, a pour effet de rendre la vieillesse plus longue dans la perception biaiseèe qu' en a le sujet ; il preèconise au contraire de faire durer l' eènergie de la jeunesse jusque dans la vieillesse, pour accomplir ses devoirs d' ami et de concitoyen ; tout le passage joue sur la polyseèmie des termes
47
. Dans un autre passage, Caton affirme la neècessiteè de
la preèsence de traits de caracteére de la vieillesse chez les jeunes, et de traits de caracteére de la jeunesse chez les vieillards
48
.
Les frontieéres sont eègalement brouilleèes du point de vue du type de plaisirs que peuvent eèprouver les jeunes gens et les vieillards, ce qui se marque dans le choix des mots deèsignant le plaisir. Ainsi les jeunes gens û doueès d' un bon naturel ý, savent prendre un plaisir qui ne releéve pas du corps, mais de l' esprit (gaudent) en eècoutant les propos des
46
P. Venini, û La Vecchiaia ý, p. 99.
47
Cic., Cato, 32 : Sed tamen ut uos uidetis non plane me eneruauit, non adflixit senectus, non
curia uires meas desiderat, non rostra, non amici, non clientes, non hospites. nec enim umquam sum adsensus ueteri illi laudatoque prouerbio quod monet `mature fieri senem, si diu uelis senex esse. Ego uero me minus diu senem esse mallem quam esse senem ante quam essem, û Du moins, comme vous le voyez vous-meêmes, la vieillesse ne m' a pas compleétement affaibli ni abattu ; je ne prive de mes forces ni la curie, ni les rostres, ni mes amis, ni mes clients, ni mes hoê tes. Jamais, en effet, je n' ai approuveè ce vieux proverbe si vanteè, qui conseille d' eêtre vieux de bonne heure si l' on deèsire rester vieux longtemps ; pour moi, j' aimerais mieux rester vieux moins longtemps que devenir vieux avant de l' eê tre ý (trad. P. Wuilleumier).
48
Cic., Cato, 38.
annie dubourdieu
372 vieillards
49
; inversement, Caton consideére que les vieillards peuvent
eèprouver le plaisir donneè par la bonne nourriture et la boisson, plaisir qui releéve de la uoluptas ; d' autre part, les plaisirs de l' esprit, dont Caton affirme la supeèrioriteè en qualiteè sur ceux du corps, peuvent avoir une violence et une intensiteè eègales aé ceux du corps
50
; il emploie cupi-
dus pour deèsigner l' homme qui eèprouve le plaisir amoureux, auiditas pour exprimer le plaisir de boire et de manger, et auidus pour qualifier les libidines
51
, mais il affirme eègalement qu' il a pris un intense plaisir
(cupide fruebar), quand il eètait jeune, aé la conversation de Q. Fabius Maximus
52
, et eèvoque son enthousiasme pour l' eètude des textes de la
litteèrature grecque en des termes qui eèvoquent les plaisirs du corps (auide, cupiens, meètaphore de la soif pour exprimer le deèsir de savoir)
53
. De meême, l' adjectif flagrans, souvent employeè dans la poeèsie
latine pour qualifier celui qui est en proie aé la passion amoureuse, est appliqueè ici aux vieillards passionneès par les travaux intellectuels
54
.
Cette fac°on de qualifier les plaisirs de la vieillesse contraste avec les eèpitheétes de placida et de lenis par lesquelles Ciceèron a caracteèriseè cet aêge au deèbut du dialogue Dernier
mode
de
55
.
brouillage
entre
jeunesse
et
vieillesse,
plaisirs
du corps et plaisirs de l' esprit : Caton eèvoque aé plusieurs reprises les relations qui unissent les deux classes d' aêge, et le plaisir que l' une et
l' autre
peuvent
en
tirer
56
.
Ce
sont,
d' abord,
les
conversations
entre vieillards et jeunes gens, oué les uns et les autres eèprouvent un plaisir de meême nature, celui de l' esprit, aé condition cependant que les jeunes gens soient bona indole praediti et les vieillards sapientes. Deèjaé noteè aé propos des relations entre Caton et Q. Fabius Maximus, son
49
Cic., Cato, 26 : Vt enim adulescentibus bona indole praeditis sapientes senes fit delectantur
leuiorque senectus eorum qui a iuuentute coluntur et diliguntur, sic adulescentes senum praeceptis gaudent quibus ad uirtutum studia ducuntur ; nec minus intellego me uobis quam mihi uos esse iucundos : û Car si les adolescents doueès d' un bon naturel font la joie des vieillards senseè s et si le poids de la vieillesse est alleègeè par la deèfeèrence et l' affection de la jeunesse, en revanche, les adolescents gouêtent les preèceptes des vieillards, qui les meénent aé la recherche de la vertu ;
et
je
ne vous donne pas moins d' agreè ment que vous ne m' en donnez ý (trad.
P. Wuilleumier).
50 51 52 53
Cic., Cato, 44 et 46. Cic., Cato, 47 ; 46 ; 39. Cic., Cato, 12. Cic., Cato, 26 : Et ego feci, qui litteras Graecas senex didici ; quas quidem sic auide arripui,
quasi diuturnam sitim explere cupiens : û Moi-meême je l' ai fait, en eètudiant dans ma vieillesse la litteèrature grecque ; je m' en suis empareè aussi avidement que si je deèsirais apaiser une longue soif ý (trad. P. Wuilleumier).
54 55 56
Cic., Cato, 50 : His studiis flagrantes senes uidimus. Cic., Cato, 13. Cic., Cato, 26.
aé chaque aê ge ses plaisirs
373
?
a|êneè, le plaisir reèciproque que se donnent les geèneèrations ressemble aé un passage de teèmoin et est une des modaliteès de la transmission du
mos maiorum
, notion essentielle dans la penseèe romaine. Cette relation
privileègieèe entre les geèneèrations peut avoir pour cadre le banquet, dans lequel Caton appreècie davantage l' occasion de sociabiliteè, bien
conuiuium sumposion
exprimeèe par le mot latin suggeére le mot grec
, que les plaisirs de la table que
: le banquet est le lieu par excellence de la
conversation et des eèchanges entre amis du meême aêge, mais aussi entre geèneèrations, un lieu ou é le passage de teèmoin se fait dans le plaisir et constitue lui-meême un plaisir. Ce mode de sociabiliteè est d' autant plus preècieux aux yeux de Ciceèron qu' au moment oué il eècrit le
Cato Maior
,
la dictature de Ceèsar en rendait sans doute la pratique difficile, et que sa mention est peut-eêtre elle-meême une commeèmoration. Si, en ces occasions, les plaisirs de jeunes gens et des vieillards ne sont pas strictement identiques, les premiers gouêtant comme les seconds, les plaisirs de la conversation, mais plus qu' eux les plaisirs de la table, neèanmoins, dans cette communion entre les aêges, conformeèment au
mos maiorum
,
la preèeèminence et la position d' autoriteè revient aux vieillards, comme l' affirme hautement Caton
57
.
Cato Maior
Un passage du
fait mention d' un autre plaisir commun
aux geèneèrations, celui du theèaêtre, eèprouveè selon des modaliteès diffeèrentes suivant l' aêge des spectateurs, car il s' y produit un dosage du plaisir du corps et du plaisir de l' esprit variable suivant qu' on est jeune ou vieux. La meètaphore du theèaêtre comme image de la vie revient aé plusieurs reprises dans le Cato Maior, comme l' a noteè Emmanuele
Narducci
58
,
mais
elle
est,
dans
ce
cas,
d' une
interpreètation
deèlicate : Quodsi istis ipsis uoluptatibus bona aetas fruitur libentius, primum paruulis fruitur rebus ut diximus, deinde iis quibus senectus etiamsi non abunde potitur, non omnino caret. Vt Turpione Ambiuio magis delectatur qui in prima cauea spectat, delectatur tamen etiam qui in ultima, sic adulescentia uoluptates propter intuens magis fortasse laeta tur, sed delectatur etiam senectus procul ea spectans tantum quantum sat es
59
.
Cato
57
Cic.,
58
E. Narducci, û Il
59
Cic.,
, 38 ; voir E. Narducci, û Il
Cato
Cato Maior
Cato Maior
ý, p. 37-44.
ý, p. 47-48.
, 48 : û Si la jouissance de ces plaisirs meêmes est plus gou ê teèe du bel aêge,
c' est d' abord, comme nous l' avons dit, jouissance futile ; puis, sans en avoir une large possession, la vieillesse n' en est pas entieérement priveèe. De meême que Turpio Ambivius donne plus de joie au spectateur des premiers rangs, mais en donne aussi aé celui des derniers, de meême les plaisirs reèjouissent peut-eêtre davantage l' adolescence qui les voit de
annie dubourdieu
374
Il est surprenant en effet de voir la reèpartition du public dans la
cauea
se faire en fonction des classes d' aêge, les jeunes gens au premier rang, les vieillards tout en haut, puisqu' on sait que, dans la reèaliteè sociologique du theèaêtre aé Rome, la reèpartition du public se faisait en fonction de la position sociale des spectateurs : les seènateurs avaient des sieéges seèpareès devant les gradins, dont les quatorze premiers rangs eètaient reèserveès aé l' ordre eèquestre
60
. Dans ce passage, la reèpartition to-
pographique des spectateurs, loin d' eêtre le reflet d' une pratique sociale, me semble eêtre la meètaphore d' un mode de rapport aé la vie : la vie est ce qui se passe sur la sceéne, la pieéce, et les spectateurs en sont visuellement et affectivement plus ou moins proches en fonction de leur aêge : les jeunes gens, dans les premiers rangs, eèprouvent des eèmotions intenses devant la partie du spectacle, forceèment limiteèe, qu' ils ont sous les yeux ; les vieillards voient le spectacle de loin, avec une vue plus compleéte, mais des reèactions eèmotives moins violentes. Cette diffeèrence de perception rappelle, me semble-t-il, celle qui oppose
Cato Maior
dans le
le plaisir veècu û en direct ý et celui de la remeèmo-
ration, qui est le propre de la vieillesse, et un de ses plaisirs les plus intenses
61
.ié
Ciceèron, par la bouche de Caton, oppose jeunesse et vieillesse du point de vue des plaisirs, la premieére eètant plus sensible aux plaisirs du corps, la seconde aé ceux de l' esprit, et il affirme la supeèrioriteè de la
lectatio
sur la
uoluptas
de-
, dont il souligne les dangers. Mais une lecture
plus attentive montre combien la reèponse aé la question qui constitue le titre de cet exposeè doit eêtre nuanceèe, tant le texte est subtil. Voulant reèhabiliter l' image de la vieillesse et sa propre image en un temps oué le
mos maiorum
avait eèteè fortement eèbranleè par la guerre civile et la dic-
tature de Ceèsar
62
, Ciceèron essaie de montrer la fluiditeè de frontieéres
que le discours commun preèsente comme treés nettes, pour pro ê ner l' eèchange et la transmission de la tradition entre les geèneèrations, dans une vision du
mos maiorum
, et plus geèneèralement du passeè, treés ideèali-
seèe et fortement fantasmatique.
preés, mais elle reèjouit aussi la vieillesse qui les regarde de loin, dans une mesure suffi sante ý (trad. P. Wuilleumier).
Le meètier de citoyen
60
C. Nicolet,
61
Cic.,
62
E. Narducci, û Il
Cato
, 38.
, p. 484-485.
Cato Maior
ý, p. 49.
aé chaque aê ge ses plaisirs
375
?
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L AT I N I TAT E S
Franc°ois
Prost
ÁME DU PLAISIR DANS LE CATO LE THE
MAIOR : ASPECTS PHILOSOPHIQUES
Dans
le Cato Maior, le traitement du theéme du plaisir para|êt clair.
Caton condamne le plaisir û uoluptas ý, essentiellement plaisir sensuel, et feèlicite la vieillesse d' eêtre libeèreèe de sa tyrannie. Il eèvalue positivement le plaisir û delectatio ý, pour l' essentiel plaisir de l' aême, accessible au vieillard sous diverses formes moralement bonnes. En cela, Caton appara|êt comme le deèfenseur du rigorisme traditionnel du mos maiorum 1
(en conformiteè, donc, avec ce qu' on croit savoir du personnage ). 2
Cependant Ciceèron fait aussi de lui son porte-parole , poursuivant ainsi, notamment, son dialogue critique avec l' eèpicurisme et les eèpicuriens, depuis le ma|être (auquel il est fait reèfeèrence ½ 43) jusqu' aux 3
contemporains romains, comme Atticus deèdicataire du traiteè . Par comparaison avec les autres traiteès ciceèroniens d' eèthique, deux traits caracteèrisent alors le Cato Maior. D' abord, le discours de Caton fait presque exclusivement reèfeèrence aux penseèes preèsocratiques et classiques, et non aux penseèes proprement helleènistiques ; ensuite, l' eèvaluation positive du plaisir-delectatio et l' eètude deètailleèe de ses formes sont un theéme speècifique au Cato Maior. Les deux traits peuvent proceèder,
1
Sur les multiples traitements subis par la figure historique, voir la remarquable syn -
theése de S. Agache, û Caton le Censeur, les fortunes d' une leè gende ý, dans Colloque histoire
et historiographie, eèd. R. Chevalier, Paris, 1980, p. 71-107.
2
Ciceèron, Cato, 3 : û le discours de Caton va exposer toute ma penseè e au sujet de la
vieillesse ý.
3
Sur les principaux aspects eèthiques de ce dialogue, cf. C. Leèvy, Cicero Academicus.
Recherches sur les Acadeèmiques et sur la philosophie ciceèronienne, Rome, 1992, p. 394-402 et 424-434 ; û Ciceèron et l' eèpicurisme : la probleèmatique de l' eèloge paradoxal ý, dans Ciceèron et Philodeéme, eèd. C. Auvray-Assayas et D. Delattre, Paris, 2001, p. 61-75 ; B. Inwood, û Rhetorica disputatio : The strategy of De Finibus II ý in The poetics of therapy. Hellenistic Ethics in its rhetorical and literary context, eèd. M. C. Nussbaum, Apeiron, 23, n
o
4 (1990), Ed-
monton, 1990 ; M. Stokes, û Cicero on Epicurean pleasures ý, in Cicero the Philosopher, eèd. J. G. F. Powell, Oxford, 1995, p. 145 -170 ; J. Leonhardt, Ciceros Kritik der Philosophen-
schulen, Zetemata 103, Mu«nchen, 1999 ; F. Prost, û Aspects de la critique ciceè ronienne de l' eèpicurisme en De finibus 2 ý, Quaderni del dipartimento di filologia, linguistica e tradizione
classica û Augusto Rostagni ý, n.s. 2 (2003), p. 87-111.
franc° ois prost
378
le premier, du souci de vraisemblance historique (contrainte litteèraire), le second, de la neècessiteè de deèfendre la vieillesse accuseèe de priver des plaisirs (contrainte rheètorique). Toutefois, ces eèleèments de lecture ne me paraissent pas eèpuiser le theéme du plaisir dans le , dont il convient de reprendre l'examen, en commenc° ant par la position du theéme. Cato Maior
La question du plaisir
Tout d'abord, la question des plaisirs pouvait etre imposeèe par la contrainte rheètorique de la deèfense de la vieillesse ;ê mais rien n'impo sait d'en parler tant : le traitement du seul troisieéme grief (la perte des plaisirs) occupe preés de 33% du texte total, preés de 40% de l'argu mentaire proprement dit (c'est aé dire en eècartant les quinze premiers paragraphes introductifs). Cette importance quantitative est aé tout le moins le signe d'une attention particulieére aé la question º d'autant que le fond de l'argument est que la vieillesse bien conduite jouit de nombreux plaisirs. En outre, hors de ce troisieme chapitre, la possibi liteè du plaisir pour le vieillard est aussi souligneé è e aé propos des autres griefs, et sans que cette mention soit neècessaire aé la deèfense, qui porte alors sur d'autres points : ainsi, l'activiteè eèducative est donneèe comme source de4 plaisir, aé la fois dans le cadre du premier grief portant5 sur l'activite , et dans celui du deuxieéme grief portant sur la vigueur , oué Caton eèvè oque aussi le plaisir qu'il pourrait tirer de la seule pensee de ce qu'il ne pourrait plus faire 6 ; et dans le cadre du quatrieéme ègrief (approche de la mort), meèditant sur la qui inscrit la mort du vieillard dans un ordre naturel, Caton deèclare : û cet eètat est pour moi si agreèable ( ) que, aé mesure que j'approche de la mort, je crois voir en quelque sorte la terre et atteindre enfin le port apres une longue traverseèe ý 7. Enfin, Caton (½ 85) et Ciceèron (½ 2) sonté d'ac cord pour faire aboutir au plaisir leur propre expeèrience penseèe de la vieillesse : celle ci non seulement n'est plus peènible, mais elle est meême rendue agreèable ( ), pour Caton par la conviction de l'immorta liteè de l'aême, pour Ciceèron par la reèdaction de son propre traiteè. -
-
- -
-
maturitas
iucunda
-
-
iucunda
-
Cic., 26 : . Cic., 28 : Cic., 38 : . Cic., 71 ; l'ideèe de plaisir est eègalement preèsente en plusieurs lieux de l'intro duction et de la mise en place de l'argumentaire catonien (½½ 1 15). 4 5 6 7
Cato,
senes delectantur
Cato,
quid enim est iucundius senectute stipata studiis iuuentutis ?
Cato,
me lectulus meus oblectaret ea ipsa cogitantem quae iam agere non possem
Cato,
-
-
379
le theé me du plaisir dans le cato maior
é l' eèvidence, donc, le theéme du plaisir pris par le vieillard est un A theéme majeur, qui para|êt subsumer tous les autres : en effet la capaciteè aé produire le plaisir valorise l' activiteè et la vigueur du vieillard (premier et deuxieéme griefs), et meême la reèflexion philosophique (quatrieéme
grief
de
Caton
et
Cato Maior
dans
son
ensemble
pour
Ciceèron). Or, pour Ciceèron et plus geèneèralement aé son eèpoque, faire du plaisir le theéme majeur d' une reèflexion philosophique, c' est neècessairement prendre position par rapport aé l' eèpicurisme. C' est ce que Ciceèron fait deèlibeèreèment, car il pouvait treés bien traiter le theéme de la vieillesse en ne faisant que treés peu reèfeèrence au plaisir º comme l' aurait fait, par exemple, un sto|ëcien, pour qui le plaisir physique n' est de toute fac°on qu' un eèpipheènomeéne par lui-meême indiffeèrent, et le plaisir psychique (laetitia en latin technique) une passion chez tout individu qui n' a pas atteint la sagesse parfaite. J' examinerai donc d' abord le rapport entre le traitement ciceèronien du theéme et l' eèpicurisme, et j' eèvoquerai ensuite les eèleèments qui, aé mon avis, donnent son sens aé ce rapport.
Le rapport aé l' eè picurisme
Concernant le rapport aé l' eèpicurisme, mon ideèe est que les apparences
º celles
d' une
condamnation
radicale º
sont
trompeuses.
J' examinerai plusieurs points : le plaisir en geèneèral, la distinction plaisirs corporels / plaisirs psychiques, et l' usage fait des plaisirs.
Le plaisir en geèneèral En
fait,
la
tirade
contre
le
plaisir
aux
39-44
½½
formule
une
condamnation de l' heèdonisme au sens strict, comme dans la deèfinition du Vocabulaire technique et critique de la philosophie d' Andreè Lalande : û toute doctrine qui prend pour principe unique de la morale qu' il faut rechercher le plaisir et eèviter la douleur en ne consideèrant, dans ces faits, que l' intensiteè de leur caracteére affectif, et non les diffeè8
rences de qualiteè qui peuvent exister entre eux ý . La condamnation d' E è picure par Caton
9
ne retient que le principe le plus geèneèral de la
doctrine (le plaisir est le bien auquel tout se rapporte) et ignore toute la reèflexion eèpicurienne sur les genres de plaisir (plaisir en mouve-
8
eére
A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 1
PUF º Quadrige, Paris, 2002, p. 410.
9
Cic., Cato, 43 : quendam ... qui se sapientem profiteretur.
379
eèdition 1926, reèeèdition
franc° ois prost
380
ment / plaisir d' eètat identique aé l' absence de douleur), sur la distinction entre plaisirs corporels et plaisirs psychiques, sur la classification des deèsirs (naturels et neècessaires ; naturels non neècessaires ; ni naturels ni neècessaires) et sur les diverses opeèrations de mesure des plaisirs et des peines qui permettent d' aboutir au calcul du maximum de plaisir
10
. Ce faisant, Caton ne rend pas justice aé E è picure ; mais en meême
temps, son discours laisse libre un lecteur informeè d' introduire en penseèe les nuances et les concepts qui distinguent, justement, l' eèpicurisme d' un heèdonisme radical. Or, armeè de ces preècisions, on peut revenir sur les eèleèments de la condamnation, et trouver un accord possible entre Caton et E è picure. Par exemple, le ½ 39 condamne les û plaisirs corporels (qui) inspirent des deèsirs ardents qui cherchent aé se satisfaire sans reèflexion ni retenue ý : la description peut aussi bien correspondre aux deèsirs que le sage eèpicurien choisira de ne pas satisfaire pour s' eèpargner les douleurs (supeèrieures) conseècutives au plaisir tireè de leur satisfaction
11
; ainsi, E è picure serait d' accord avec Caton, au
½ 44, pour rejeter les plaisirs qu' accompagnent û l' ivresse, l' indigestion et les insomnies ý, de par la seule consideèration des effets. D' une manieére plus significative, E è picure ne nie pas que la recherche du plaisir soit le mobile de tous les comportements criminels deènonceès au ½ 40 : tout simplement parce que pour E è picure tous les comportements quels qu' ils soient proceédent de la recherche du plaisir ; mais cette analyse objective s' accompagne, chez E è picure, de l' affirmation que la seule manieére d' atteindre le plus grand plaisir (la tranquilliteè comme absence de douleur de l' aême) c' est de s' abstenir de tous ces forfaits
12
.
Ainsi donc, ce qui peut sembler une charge caricaturale et mal informeèe peut aussi bien, sur un fondement plus preècis, former paradoxalement le terrain d' un accord : une meême condamnation d' une recherche irraisonneèe et deèbrideèe (temere
10
et effrenate,
Sur ces piliers de l' eèthique eèpicurienne, cf. D. Konstan,
chology,
½ 39) du plaisir
Some aspects of Epicurean psy-
Leiden, 1973 ; M. Erler, û Epikur º Die Schule Epikurs º Lukrez ý, in
Grundriss
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eèd.
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Louvain-Paris-Dudley (MASS),
2004,
p. 115-191.
11
A. A. Long et D. N. Sedley,
21D(1) ; Meèn. 129 = LS 21B(3) ; LS renvoie au recueil de The Hellenistic philosophers, Cambridge, 2 vol., 1987 ; tra-
duction franc°aise sous le titre
Les philosophes helleènistiques,
Cf. E è picure,
MC
8 =
LS
grin, Paris, 3 vol., 2001.
12
Cf. E è picure,
MC
34-35 =
LS
22A(4-5).
par J. Brunschwig et P. Pelle-
le theé me du plaisir dans le cato maior
381
sensuel immeèdiat, reèduit au seul plaisir en mouvement, sans aucun calcul des effets. La figure de l' homme paralyseè par la jouissance (½ 41) ne correspond en rien aé l' ideèal eèpicurien d' ataraxie, et l' eèpicurisme promet l' eèchec aé celui qui ordonnerait sa vie en fonction d' une telle conception du plaisir.
Plaisirs corporels et plaisirs psychiques La distinction entre
uoluptas
et
delectatio/oblectatio
(et mots apparen-
teès) semble suivre une tendance du latin contemporain aé restreindre le terme de traiteès
uoluptas
eèthiques
uoluptas
phiques,
au plaisir du corps : la comparaison avec les autres
de
Ciceèron
suggeére
que,
dans
les
textes
philoso-
est appliqueè au plaisir de l' aême surtout dans deux cas :
premieérement, dans le contexte de l' eèpicurisme, et plus geèneèralement dans le contexte doxographique de la reèflexion grecque sur le plaisir (le grec employant
yÉdony`
et autres mots de la meême famille indiffeè-
remment pour l' aême et pour le corps
13
) ; deuxieémement, indeèpen-
damment de ce contexte, lorsqu' il s' agit d' un plaisir de l' aême violent et directement lieè aé la jouissance du corps, et/ou de formes perverses de satisfaction tireèes des vices ou les appuyant ; soit, en gros, transporteè dans l' aême, ce que le plaisir corporel a d' inquieètant ou de deèleèteére
14
.
De ce point de vue, Caton suit l' usage. Cependant, de fac°on discreéte, une eèvolution est sensible meême dans le vocabulaire, aé mesure que progresse la reèflexion sur les (bons) plaisirs du vieillard. Le terme de
uoluptas,
qui paraissait exclu pour l' aême, est en effet peu aé peu in-
troduit, et finalement Caton assume pleinement l' ideèe de
(animi),
13
par exemple aé propos des
studia doctrinae
Toutefois, E è picure tend aé distinguer le couple
affections du corps, du couple
khara
meême, Lucreéce emploie volontiers
khara ;
(joie) º
uoluptas
lupeê
heêdoneê
uoluptates
(½ 50) ou encore
algeêdoên
(plaisir) /
(douleur) º
(chagrin) º affections de l' aême ; de
pour traduire
heêdoneê, laetitia
pour traduire
mais en geèneèral Ciceèron ne distingue gueére, ou alors par la preècision
(animi) ;
uoluptas
sur la pertinence des traductions ciceèroniennes, cf. J. G. F. Powell, û Cicero' s
translations from Greek ý, in
Cicero the Philosopher,
eèd. J. G. F. Powell, Oxford, 1995,
p. 273-300.
14
artes
Cic.,
De off.,
qui sont
1, 104-105 (uoluptas propre aé la beête,
ministrae uoluptatum) ;
blandissimae dominae)
; 2, 63 (condamnation de la
uoluptate quasi titillantium) ; maximae uoluptates) ;
belua) ;
largitio :
pratique de
uoluptates = multitudinis leuitatem
3, 25 (imitation d' Hercule preèconiseèe comme reèsistance aux
dans ce contexte qui n' est donc pas speècifiquement doxographique,
Ciceèron emploie plus volontiers les termes
delectatio, iucundum, gratum
deènoter les bons plaisirs de l' aême ; il est remarquable qu' en identifieèe aé la
1, 150 (condamnation des
2, 38 (reèpudiation, par les maiores, des
delectatio multitudinis º
De off.,
et apparenteès pour
2, 56, la
uoluptas
est
preèciseèment dans un passage qui traduit Aristote
(texte original perdu, mais oué on peut supposer qu' Aristote employait
381
heêdoneê).
franc° ois prost
382
comme uoluptates agricolarum (½ 51). Ce que l' eèvolution du lexique recouvre, c' est en fait une eèvolution de la penseèe au fil du texte. Trois eètapes marquent ce parcours : la condamnation initiale ; la concession
15
; finalement, la reèconciliation
16
, rendue possible deés lors qu' il
n' y a pas d' erreur ou d' incertitude sur la nature du plaisir en question : on est eèvidemment treés loin de la jouissance freèneètique du ½ 41. Au terme de cette eèvolution, Caton admet, ensemble et sous le meême terme de uoluptas, les plaisirs intellectuels, les plaisirs lieès aé la sociabiliteè, et les formes de l' agreèment physique ma|êtriseèes par une û mesure naturelle ý, naturalis modus
17
, notion qui a par elle-meême une place ca-
pitale dans l' eèthique eèpicurienne, comme j' ai eu l' occasion de le dire ailleurs
18
.
L' usage des plaisirs Dans ce cadre, la sagesse proposeèe et illustreèe par Caton suppose un usage des plaisirs qui n' est pas contraire aé l' eèthique eèpicurienne, mais preèsente meême des affiniteès avec elle. D' abord, Caton affirme la supeèrioriteè des plaisirs psychiques, ceux qu' il faut pour cette raison cultiver
19
. Ce n' est pas une eèvidence premieére. Pour exemple, l' eècole
cyreèna|ëque issue d' Aristippe le disciple de Socrate, a heèsiteè au cours de son histoire sur l' existence meême de plaisirs proprement psychiques, et dans tous les cas, a toujours affirmeè la supeèrioriteè des affections du corps
20
. Caton-Ciceèron donne donc raison aé E è picure sur ce
point. Surtout, au delaé de la question theèorique, la supeèrioriteè des affections psychiques est avanceèe pour justifier un principe de compen-
15
Cic., Cato, 44 : si aliquid dandum est uoluptati ; la meême concession sera reprise en De
off. 1, 106 : sin sit quispiam qui aliquid tribuat uoluptati, diligenter ei tenendum esse eius fruendae modum : û (ce qui fait comprendre que) s' il se trouve quelqu' un pour accorder quelque chose au plaisir, il doit attentivement garder la mesure en cette jouissance ý ; il est eè galement remarquable qu' en cet autre texte aussi, la concession a pour provision l' exigence de û mesure ý, modus.
16
Cic., Cato, 56 : ut in gratiam iam cum uoluptate redeamus.
17
Cic., Cato, 46 ; cf. 44 : modicis conuiuiis delectari potest ; 48 : delectatur etiam senectus pro-
cul eas (= uoluptates) spectans tantum quantum sat est.
18 19
E è tude aé para|être. Cic., Cato, 50 : quae sunt epularum aut ludorum aut scortorum uoluptates cum his uoluptati -
bus comparandae ? ; qua uoluptate animi nulla certe potest esse maior ; ½ 9 : conscientia bene actae uitae multorumque benefactorum recordatio iucundissuma est.
20
Cf. D. L. II, 90 / X, 137 ; Fin. I, 55 = LS 21U ; Diogeéne d' Oenoanda = LS 21V ;
cf. A. Laks, û Anniceèris et les plaisirs psychiques : quelques preèalables doxographiques ý, in Passions and perceptions, eèd. J. Brunschwig et M. Nussbaum, Cambridge, 1993, p. 18 49 ; T. O' Keefe, û The Cyrenaics on pleasure, happiness, and future -concern ý, Phronesis, 47 (2002), p. 395-416 (avec reèfeèrences bibliographiques reècentes).
le theé me du plaisir dans le cato maior
383
sation : la vieillesse est deèdommageèe de ce qu' elle perd de plaisir corporel par des plaisirs psychiques treés supeèrieurs. Il y a ainsi deux modes de compensation des plaisirs juveèniles perdus dans le Cato Maior : une
compensation
par autre chose
que
du
plaisir
(l' auctoritas,
par
exemple, ½ 61 et 64), et aussi une compensation par des plaisirs diffeèrents
des
plaisirs
perdus,
et
supeèrieurs
aé
eux.
Or,
cette
compensation est constitutive de la theèrapeutique eèpicurienne
seconde 21
.
Plus preèciseèment, en quoi consistent les plaisirs de la vieillesse susceptibles de compenser la perte cateègories
se
deègagent :
plaisirs
des
plaisirs
sociaux ;
de la
plaisirs
jeunesse ?
agricoles ;
Trois
plaisirs
intellectuels. (1) Les plaisirs sociaux sont surtout ceux qui se tirent de la freèquentation des amis et de la relation peèdagogique avec les jeunes, source d' un eèchange de plaisir
22
. Sur ce theéme, d' une manieére tout aé fait ca-
racteèristique du Cato Maior, Ciceèron fait se rejoindre en reèaliteè des traditions que son porte-parole tend aé preèsenter comme divergentes. En effet, au ½ 45, Caton souligne la speècificiteè, exprimeèe dans la langue, du banquet romain (conuiuium) par rapport au banquet grec (sumpo-
sion / sundeipnon) ; cependant, le privileége accordeè aé la conversation (sermo) relie en fait le mos maiorum aé la grande tradition litteèraire du
Banquet (Platon et Xeènophon)
23
; dans le meême temps, la ceèleèbration
d' un modicum conuiuium (½ 44), aé la fois festin de paroles sages et feête de l' amitieè, que Caton inscrit dans les pratiques toutes romaines des
sodalicia d' une part, du voisinage campagnard d' autre part, de meême la ceèleèbration d' une communauteè de vie (uitae coniunctio) nourrie par l' amitieè
et l' instruction,
tout
cela
s' accorderait
assez bien avec la
conception eèpicurienne d' une microsocieèteè fondeèe sur les rapports de
philia et promouvant dans le dialogue et l' eèchange la diffusion de la sagesse. (2) Les plaisirs agricoles donnent pareillement lieu aé une eèlaboration complexe. La reèfeèrence immeèdiate du theéme agricole est bien entendu au De agricultura du Caton historique, et tout est mis en Ýuvre pour
21
Voir l' exemple d' E è picure lui-meême aé l' agonie, d' apreés Lettre aé Idomeèneèe, ap. D. L.,
10, 22 = F. 138 Us. = LS 24D ; Us. renvoie aé H. Usener, Epicurea, recueil reproduit en fac-simile avec preèsentation par G. Reale, traduction italienne et notes par I. Ramelli, Milan, 2002.
22
Cic., Cato, 46 : propter sermonis delectationem tempestiuis quoque conuiuiis delector, nec
cum aequalibus solum sed cum uestra etiam aetate atque uobiscum ; 26 : adulescentibus sapientes senes delectantur, adulescentes senum praeceptis gaudent.
23
Sur ce theéme, cf. L. Romeri, Philosophes entre mots et mets. Plutarque, Lucien et Atheè-
neèe autour de la table de Platon, Grenoble, 2002.
franc° ois prost
384
rattacher le personnage aé la tradition du vieux Romain, austeére soldat-paysan
24
. Mais Caton, invitant aé lire Xeènophon (½ 59), renvoie
aussi aux auteurs grecs d' Oikonomika. Surtout, l' esprit du rapport aé l' agriculture est philosophiquement significatif. D' abord, comme on l' a vu plus haut, c' est le plaisir-uoluptas qui est l' objet d' inteèreêt
25
, et la
reèflexion sur la pratique agricole conduit aé se reèconcilier avec lui (½ 56). De fait, l' agriculture permet au vieillard de mener une vie alliant l' utiliteè et le plaisir, comme l' exprime sous une forme plus rheètorique le ½ 56 ou é la vie agricole appara|êt comme modeéle de vie heureuse : utiliteè pour soi (saturitas copiaque de tous les biens mateèriels neècessaires aé la vie humaine et au culte des dieux), utiliteè pour autrui (officium au profit du genre humain), et delectatio procureèe aé la fois par l' activiteè agricole elle-meême et par la contemplation de la nature aé l' Ýuvre. Il faut noter tout l' eècart qui seèpare cet ideèal geèorgique du modeéle d' exploitation proposeè par le De agricultura, orienteè vers le rendement et le marcheè
26
. Cet ideèal applique en fait au dominus romain le fond de la
penseèe grecque de l' autarkeia, et les deux dernieéres eèvocations du passage sont particulieérement suggestives : d' abord au ½ 56 le jardin, hortus proprement dit, puis au ½
59, d' apreés
Xeènophon, le parc de
Cyrus, consaeptus ager : dans les deux cas, un lieu clos et ordonneè, consacreè au moins autant aé l' agreèment qu' aé la production, et pour le premier, le lieu embleèmatique de l' eèpicurisme. (3) Enfin, les plaisirs intellectuels donnent lieu au meême jeu de distanciation et de rapprochement que les deux cateègories preèceèdentes. Les ½½ 49-50 esquissent un tableau des plaisirs savants chers aux aristo craties helleènistiques, avec un accent mis sur les speècificiteès romaines (droit religieux ; eèloquence romaine incarneèe par M. Cethegus, suadae medulla). Le ½ 38 mentionne eègalement la reèdaction par Caton de ses Origines, travail de compilation eèrudite inteègreè aé un tableau des activiteès du vieillard conformes au mos, et dont la seule penseèe suffirait aé reè-
24 25 26
Cf. exemples de Curius, Cincinnatus, et ceteri senes, ½ 55-56. Cic., Cato, 51 : uenio nunc ad uoluptates agricolarum, quibus ego incredibiliter delector. De la manieére analogue, la pratique de l' usure, familieére au Caton historique, repa-
ra|êt meètaphoriquement dans le Cato Maior sous la forme du û compte ouvert avec la terre (rationem cum terra), qui jamais ne repousse leur pouvoir (=des agriculteurs) et jamais ne rend sans inteèreêt (sine usura) ce qu' elle a rec°u ý (½ 51) ; sur l' important deècalage entre, d' une part, ce qu' on peut savoir du Caton historique et ce qu' il fait conna|ê tre des modes contemporains de penseèe, et d' autre part l' image qu' en donne Ciceèron, en fonction de ses propres preèoccupations, et de meême sur le traitement par Ciceèron du modeéle de Xeènophon, voir la remarquable analyse proposeè e par E. Narducci, û Il Cato Maior, o la vecchiezza dell' aristocrazia romana ý, in Modelli etici e societaé. Un' idea di Cicerone, Pise, 1989 (p. 13-78) p. 53-68.
le theéme du plaisir dans le cato maior
385
jouir Caton (citeè supra). Cependant, un lecteur eèpicurien est forceèment sensible au principe eènonceè au deèbut du passage (½ 49), û rien n' est plus plaisant qu' une vieillesse consacreèe au loisir ý (nihil est otiosa senectute iucundius), accordant les deux notions de loisir et de plaisir. Ciceèron meènage ainsi la possibiliteè d' un rapprochement entre sa doctrine de l' otium cum dignitate, et celle eèpicurienne du plaisir dans la retraite consacreèe aé la reèflexion
27
. En outre, les plaisirs intellectuels ne se
limitent pas aux activiteès savantes. Entrent aussi dans cette cateègorie deux formes d' activiteè intellectuelle, preèsenteèes comme des sources de plaisir, et d' une grande importance eèthique. (a) Le spectacle du monde est l' occasion d' une activiteè intellectuelle aé la jonction de plusieurs cateègories de plaisir. La contemplation de l' ordre et des beauteès de la nature est ainsi d' abord un des aspects des uoluptates agricolarum ; comme l' a montreè A. Novara, Ciceèron deèveloppe sous ce chapitre l' ideèe d' une participation de la penseèe au deèroulement cosmos
28
d' un
temps
creèateur,
contribuant
aé
l' organisation
du
. Semblablement, E. Narducci deètaille les facettes de l' activiteè
û contemplative ý du vieillard appliqueèe aé une nature humaniseèe
29
. De
son co ê teè, J. Powell donne des indications sur les diverses tonaliteè s philosophiques du passage, parmi lesquelles se distingue notamment le finalisme
sto|ëcien
(exposeè
dans
le
De
natura
deorum,
II)
30
.
Mais
la
deèmarche, qui cherche le plaisir dans la contemplation des modes de production du vivant et de la meècanique du monde n' est pas, par elle-meême, sans analogie avec le regard eèpicurien porteè sur la rerum natura
31
. Enfin, le spectacle du monde peut s' eètendre aé la contemplation
par la penseèe de la vie humaine comme partie du monde, ce qui conduit au deuxieéme aspect. (b) Le vieillard reèfleèchit aussi sur sa propre vie, par la meèmoire (conscience d' une
vie bien
de l' immortaliteè de l' aême)
32
conduite) et l' anticipation (perspective . Bien entendu, telle qu' il l' a meneèe, la
vie de Caton ne satisfait pas aux criteéres eèpicuriens, notamment de deèsengagement et d' ataraxie ; de meême, et de fac°on explicite (½ 85),
27
Sur la doctrine ciceèronienne, cf. l' article classique de P. Boyanceè, û Cum dignitate
è tudes sur l' humanisme ciceèronien, Bruxelles, 1970, p. 114-134. otium ý, dans E
28
Cf. A. Novara, û Le vieux Caton `aux champs' ou le plaisir exceptionnel de l' agri -
culture pour un sage vieillard (aé propos de
Cic
., Cato Maior, 51-56) ý, dans Meèlanges en
hommage aé Pierre Wuilleumier, Paris, 1980, p. 261-268.
29 30 31 32
Cf. E. Narducci, û Il Cato maior ý, p. 62-68. Cf. J. G. F. Powell, Cicero : Cato Maior de senectute, Cambridge, 1988, p. 203-205. Cf. Lucreéce, III, 16-30, eèvoquant la diuina uoluptas. Cic., Cato, ½ 9, citeè supra, et 85 ; sur ces aspects, cf. E. Narducci, û Il Cato maior ý,
p. 71-78.
franc° ois prost
386
la croyance en l' immortaliteè de l' aême contrevient au dogme du Jardin. Toutefois, le fait meême de tirer plaisir de cette activiteè de penseèe aé la fois reètrospective et prospective est compteè par E è picure comme une ressource essentielle pour le bonheur, notamment dans le processus de compensation des douleurs physiques preèsentes : le sage eèpicurien tire un plaisir supeèrieur aé toute douleur de la conscience d' avoir veècu avec sagesse c' est-aé-dire avec plaisir, et de la certitude que rien ne pourra deètruire le bonheur qu' il s' est meènageè et qu' aucune douleur ne l' attend dans la mort, puisque lui-meême ne sera alors plus rien. On peut citer aé ce sujet le fragment de lettre d' E è picure aé sa meére : û En effet, ces choses que nous avons en nous ne sont en rien neègligeables et sans forces, qui rendent notre eètat eègal aé celui des dieux et qui montrent que meême aé travers la condition mortelle nous ne sommes pas frustreès de la nature indestructible et bienheureuse. Car lorsque nous vivons nous eèprouvons une joie semblable aé celle des dieux ý
33
. C' est
d' ailleurs dans un esprit analogue que Caton appelle ses jeunes amis aé l' honorer apreés sa mort û comme un dieu ý (½ 81) ; or cette comparaison est absente du texte original de Xeènophon que Ciceèron transpose, et qui expose l' alternative eschatologique sur le devenir de l' aê me
34
.
Aussi bien, l' alternative eschatologique, qui eètait deèjaé, et dans le meême esprit, la structure de la reèflexion sur l' aême dans la premieére
Tusculane
35
, marque moins un rejet de la doctrine concurrente qu' une
prise en compte de ce point de vue. Ce qui importe, c' est que l' ap proche de la mort ne soit pas cause d' angoisse, et le reèsultat est le meême que l' on croie ou que l' on ne croie pas aé la survie de l' aême
36
:
dans l' un comme dans l' autre cas une exigence de rationaliteè s' impose face aé la superstition et aé la peur, et dans les deux cas eègalement, la seè-
33
E è picure, Ap. Diogeéne d' Oenoanda, F. 125-126 Smith = G. Arrighetti, Epicuro. e
Opere, 2 eèdition, Turin, 1973, F. 72, l. 29-40 ; l' authenticiteè est probable, mais non certaine : cf. F. Prost, Les theèories helleènistiques, p. 190, n. 183.
34
De fait, E è picure lui-meême eètait honoreè par ses disciples comme un dieu ; je ne par -
tage pas l' avis de J. Mansfeld, û Theology ý, in Cambridge History of Hellenistic Philosophy, eèd. K. Algra, J. Barnes, J. Mansfeld, M. Schofield, Cambridge, 1999, p. 452 -478, en particulier p. 464, qui voit laé essentiellement une meètaphore.
35
Sur Tusc., I, cf. C. Leèvy, Cicero Academicus, p. 452-467 ; et l' eèdition commenteèe de
A. E. Douglas, Cicero : Tusculan Disputations, Book I, Warminster, 1985.
36
Cf. E. Narducci, û Il Cato Maior ý, p. 74-78, qui souligne un point remarquable :
dans sa correspondance, Ciceèron se montre plus sceptique que dans ses traiteè s au sujet de l' immortaliteè de l' aême : l' accent est surtout mis sur la perpeètuation du souvenir laisseè dans l' esprit des hommes, forme traditionnelle aé Rome de la survie de l' homme d' E è tat, compatible avec la privation de tout sentiment apreé s la mort : que l' aême survive ou non aé la mort, ce qui importe est l' absence de crainte et la confiance qui incite aé l' action.
le theé me du plaisir dans le cato maior
387
reèniteè source de plaisir proceéde d' une volonteè de sagesse preèalablement mise en Ýuvre dans le cours de toute la vie. Au bout du compte, la philosophie de Caton n' est gueére eèloigneèe, y compris dans le choix des termes, du tableau proposeè par E è picure dans la Sentence Vaticane 17 (= LS 21F(1)) : û Ce n' est pas le jeune homme qui est bienheureux au plus haut point, mais le vieillard qui a bien veècu. Car le jeune homme ne cesse de changer d' avis, et il erre sous l' influence de la fortune. Mais le vieillard a jeteè l' ancre dans la vieillesse comme dans un port, et avec une gratitude ferme il a saisi les biens qu' auparavant il espeèrait aé peine ý. E. Narducci a deèjaé releveè le paralleéle avec Cato Maior, 68 et 71
37
, mais sans approfondir l' eèven-
tuel rapprochement avec l' eèpicurisme, et surtout son eètude privileègie une tonaliteè d' amertume qui est eègalement preèsente dans le texte ciceèronien : la vieillesse, lieu de la contemplation reètrospective de la vie passeèe, est expeèrience d' une satieèteè (satietas, ½ 84) proche d' une lassitude, qui transfeére dans l' au-delaé les joies et plaisirs promis au vieillard. La pertinence de cette analyse, appuyeèe sur une lecture treés fine du texte et de judicieux paralleéles, me para|êt incontestable. Toutefois, elle ne me semble pas invalider un point de vue en apparence contradictoire, mais en fait compleèmentaire. Il est bien eèvident que le Cato
Maior n' est pas une apologie de l' eèthique eèpicurienne, ni non plus un peêle-meêle d' ideèes discordantes. L' importance accordeèe au theéme du plaisir, qui est le theéme central de l' eèthique eèpicurienne, constitue par elle-meême l' indice d' une prise en compte du point de vue eèpicurien, et le traitement de ce theéme suggeére une volonteè de rapprochement : d' abord, dans le principe de la deèmarche (ideèe de cultiver les sources de plaisir qui contribuent au bonheur du vieillard) ; ensuite, dans la deèfinition des plaisirs (acceptation de la uoluptas, et non plus seulement de la delectatio par opposition aé la uoluptas) ; enfin dans leur usage (supeèrioriteè compensatoire des plaisirs psychiques, tireès d' un rapport au monde et de types d' activiteès qui sont eègalement preèsents dans l' eèpicurisme). Ces rapprochements prennent leur sens, aé mon avis, dans trois aspects constitutifs de l' eècriture philosophique de Ciceèron, euxmeêmes compleèmentaires : le genre du texte, sa finaliteè, et sa coheèrence doctrinale.
37
Cf. E. Narducci, û Il Cato Maior ý, p. 73, n. 109 ; Cato Maior, 68 : ille uult diu uiuere,
hic diu uixit ; 71 : fructus autem senectutis est, ut saepe dixi, ante partorum bonorum memoria et copia.
388
franc° ois prost
L' eè criture philosophique
Philosophie et rheètorique Les arguments du Cato Maior eèlaborent une doctrine (½ 3 : sententia nostra) exposeèe dans un ouvrage preèsenteè dans la preèface treés geèneèralement comme un eècrit relevant du genre de la philosophie et inscrit dans la continuiteè des preèceèdents traiteès ciceèroniens. Or Ciceèron avait deèfini sa pratique du genre dans la preèface de Tusc. I (½ 7), en rapport avec sa pratique de la rheètorique : le traitement des questions philosophiques, maior et uberior ars, prolongeant la pratique de deèclamation sur theémes judiciaires, constitue une pratique de declamatio senilis (sans connotation neègative pour aucun des deux termes). Plus preèciseèment, l' eècriture du Cato Maior est apparenteèe aé un sous-genre speècifique, celui de la consolatio
38
. Cette qualification est sans doute la plus propre aé
permettre l' alliance de la philosophie et de la rheètorique, puisque la consolation figure parmi les genres rheètoriques genres eéme
eme
-3 é
4
philosophiques,
notamment
depuis
39
, mais aussi parmi les
Crantor
(acadeè micien,
s.), et son histoire montre assez combien ce type d' eècriture
pouvait eêtre propice au deèpassement de l' antagonisme classique entre rheètorique et philosophie. Cette double appartenance contribue aé expliquer l' importance du theéme du plaisir et son traitement. En effet, la consolation s' adresse aé l' eèpicurien Atticus, et l' objectif du traiteè n' est absolument pas de poleèmiquer avec le Jardin. Au contraire, l' efficaciteè de la consolation suppose d' entrer, autant que possible, dans les vues de l' interlocuteur, afin d' agir sur son eètat affectif : c' est preèciseèment que, dans la troisieéme Tusculane, Ciceèron reproche au sto|ëcien Cleèanthe de ne pas faire dans sa meèthode de traitement du chagrin
40
.
Un eèpicurien resterait sans doute sourd aé un discours qui n' accorderait pas une place importante au plaisir, et Ciceèron se plie donc aé cette exigence. Au delaé meême, l' ouverture du texte (½½ 1-2) rend hom-
38
Cic., Cato, 2 : hoc onere ... aut iam urgentis aut certe aduentantis senectutis et te et me etiam
ipsum leuari uolo ; reprenant l' ideèe geèneèrale de consolatio mentionneèe ½ 1 ; certes, le Cato Maior n' est pas donneè par Ciceèron comme une consolatio stricto sensu (comme celle, par exemple, que Ciceèron eècrivit pour son propre usage aé l' occasion de la mort de Tullia), mais le terme leuari apparente la finaliteè du texte aé celle d' une consolation, et le Cato Maior dans son ensemble est volontiers rapporteè aé ce genre : cf. J. Powell, Cicero : Cato Maior, p. 3-4 et 9-12 ; E. Narducci, û Il Cato maior ý, p. 13-19.
39
Cf. Ciceèron, Part. or., 67 ; De or., 2, 50 ; outre J. Powell et E. Narducci, loc. cit. (cf.
note 38), L. Pernot, La rheètorique dans l' antiquiteè, Paris, 2000, p. 261-263.
40
Cf. S. White, û Cicero and the therapists ý, in Cicero the philosopher, eèd. J. G. F. Po-
well, Oxford, p. 219-246.
le theé me du plaisir dans le cato maior
389
mage aé la sagesse d' Atticus (sa prudentia) et dit que la philosophie permet de vivre sans douleur (sine molestia), ce qui est la deèfinition du telos eèpicurien.
Finaliteè de l' eècriture Ciceèron eècrit donc le Cato Maior pour se consoler lui-meême et consoler Atticus dans un meême mouvement, faisant du texte un cadeau qu' ils puissent utiliser en commun l' un et l' autre
41
; de fait,
pour Ciceèron lui-meême, la reèdaction meême du traiteè lui a procureè un plaisir qui a non seulement effaceè les chagrins de la vieillesse mais a rendu celle-ci douce et agreèable
42
. Deèjaé, la reèpeètition dans la meême
phrase (½ 2) du terme iucunda, jointe aé l' ideèe que la production de plaisir porte aé son comble le succeés de l' entreprise, exprime treés certainement une volonteè deèlibeèreèe de se placer sur le terrain d' Atticus. Or, sur ce terrain, ce que fait Ciceèron, c' est finalement d' inviter Atticus aé partager, d' une manieére neècessairement treés satisfaisante pour un eèpicurien, ce que Pierre Hadot a appeleè un exercice spirituel tique
du
discours
philosophique
visant
non
pas
43
: une pra-
seulement
aé
transmettre des ideèes et aé exposer des theéses, mais d' abord et peut-eêtre surtout aé transformer le sujet (indiffeèremment l' auteur lui-meême ou son destinataire), aé l' affecter dans son rapport au monde et sa manieére de vivre. P. Hadot souligne que cette finaliteè autorise le recours aux arguments d' une eècole adverse, pourvu qu' un effet positif puisse en eêtre tireè, et cite l' exemple du sto|ëcien Chrysippe disant que û meême si le plaisir est le bien de l' aême, il faut se purifier des passions ý
44
. De
fait, le Cato Maior est entieérement composeè sur ce principe, aussi bien du point de vue de l' auteur que du point de vue du destinataire. D' abord, si le plaisir est la fin, comme le croit Atticus, il n' y a pas lieu de s' affliger de la vieillesse, qui en est suffisamment pourvue ; en suite, Ciceèron, en cherchant (aé fin de consolation pour Atticus) quels plaisirs peut reèserver la vieillesse, a lui-meême fait l' expeèrience d' un des meilleurs plaisirs de la vieillesse (celui de penser, pour soi et pour autrui, l' harmonie du monde et la possibiliteè du bonheur), sa vieillesse
41
Cic., Cato, 2 : eo munere quo uterque nostrum communiter uteretur.
42
Cic., Cato, 2 : mihi quidem ita iucunda huius libri confectio fuit ut non modo omnis absterse -
rit senectutis molestias, sed effecerit mollem etiam et iucundam senectutem.
43
Cf. P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, 1981.
44
Cf. P. Hadot, Exercices, p. 69-70 ; citant Chrysippe, Stoicorum Veterum Fragmenta, III,
474.
franc° ois prost
390
en a eèteè transformeèe, et il offre cette expeèrience aé refaire en cadeau aé son ami.
La coheèrence doctrinale La motivation rheètorique et la pratique de l' exercice spirituel n' autorisent toutefois pas aé sacrifier la coheèrence doctrinale au profit d' un vague syncreètisme de points de vue en reèaliteè inconciliables. Mais le principe de cette coheèrence n' est pas aé chercher dans les querelles d' eècoles de l' eèpoque helleènistique, dont l' Ýuvre doxographique de Ciceèron montre par ailleurs la persistance aé l' eèpoque tardo-reèpublicaine. Il est aé chercher, aé mon avis, dans une reèfeèrence ultime aé Platon dont le ro ê le exceéde de beaucoup la caution traditionnelle aé l' anti-heèdonisme
45
. Pour s' en convaincre, il faut reconna|être toute son impor-
tance aé la reèeècriture de
Reèpublique
I, 328b-331b, que Ciceèron propose
aux ½½ 6-8, transposant la conversation liminaire Socrate-Ceèphale. Notons d' abord que la reprise de Platon est absolument eèvidente pour n' importe quel lecteur ancien cultiveè comme Atticus l' eètait, et elle l' est d' autant plus pour Atticus qui fut le commanditaire d' une eèdition annoteèe de Platon, d' ailleurs d' une grande importance historique, puisque c' est, semble-t-il, l' eèdition instituant le classement des dialogues en teètralogies et l' eèdition qu' utiliseront les philosophes du moyen platonisme
46
. Or, cette citation n' a pas seulement une fonc-
tion ornementale ou introductive, elle est en veèriteè compleétement programmatique. En effet, ces quelques pages de Platon, sous l' autoriteè desquelles se place ainsi Ciceèron, et qui dans la seulement
Cato Maior
introductives,
contiennent
tous
les
Reèpublique
theémes
sont
essentiels
du
, en particulier ceux qui offrent le plus de possibiliteès de
rapprochement plaisirs
avec
corporels
l' eèpicurisme,
perdus
par
les
notamment :
plaisirs
accrus
compensation de
la
des
conversation
(328d) ; relation peèdagogique (dans la discussion de Socrate avec les vieillards) comme source de plaisir (328d-e) ; suppression des craintes relatives aé l' au-delaé (suppression lieèe pour Ceèphale aé la richesse), d' ou é , selon la formule de Pindare, un û doux espoir ý ( aé
l' avenir
(330a-331b),
qui
apporte
une
glukeia eÊ lpi` q) relatif (paramu`hia,
consolation
329d). Mais avec les theémes speècifiques, le texte de Platon apporte surtout un esprit geèneèral qui est ce qui permet aé Ciceèron de retrouver Atticus
45 46
Cf.
esca malorum
, ½ 44 =
kakou de` lear, Tim., 69d.
Cf. L. Brisson, û Les traditions platoniciennes et aristeè toliciennes ý, dans
grecque
Philosophie
, sous la direction de M. Canto-Sperber, Paris, 1997, (p. 593-699) p. 613.
le theé me du plaisir dans le cato maior
391
l' eèpicurien. C' est en fait un retour aé une eèpoque ou é la penseèe philosophique n' eètait pas encore ordonneèe, et peut-eêtre scleèroseèe, par plus de deux sieécles de poleèmiques entre deèfenseurs de la beauteè morale et tenants du plaisir. Cela n' empeêche pas le plaisir d' eêtre objet de penseèe et de deèbats parfois treés aêpres : voir aé cet eègard le dialogue entre Callicleés et Socrate. Mais alors le meême Socrate pouvait eègalement, dans un autre contexte, comme dans le Protagoras, soutenir une theése heèdoniste (qui preèsente d' importantes affiniteès avec ce qui sera la penseèe d' E è picure). Plus geèneèralement, il eètait admis d' inteègrer le plaisir dans la perspective de la vie heureuse sans pour autant para|être adopter un point de vue antagoniste. Ainsi chez Platon : les nombreuses et deècisives mises en garde contre les dangers du plaisirs et les exceés auxquels peut entra|êner sa queête n' empeêchent pas que dans le Phileébe, dialogue consacreè au plaisir et qui repreèsente le stade le plus affineè de la reèflexion platonicienne sur le bonheur, Socrate propose l' ideèal d' une vie mixte, alliant plaisir et penseèe, de preèfeèrence aé l' option exclusive d' une vie de penseèe sans plaisir
47
.
Un eèleèment a d' ailleurs pu faciliter encore l' adoption de cette perspective platonicienne par Ciceèron. Treés sommairement, chez Platon, les mises en garde les plus fermes contre le plaisir interviennent dans le contexte de la reèflexion politique, et cela aé partir des preèmisses du Gorgias : l' enjeu de la discussion Socrate-Callicleés est le choix d' un genre de vie dans la citeè, et la condamnation prononceèe par Socrate vise avant toute chose, non pas le plaisir en soi, mais la position qui fait
du
plaisir
le
mobile
de
l' action
dans
l' ordre
politique
(qu' il
s' agisse de chercher son propre plaisir ou de conqueèrir le pouvoir en faisant plaisir au peuple), alors que le seul mobile leègitime doit eêtre le bien qui n' est pas identique au plaisir. Le vieillard, homme de l' otium, meême un peu forceè, et meême cum dignitate, est aé l' abri de ces tentations et de ces dangers, et peut d' autant plus facilement porter un autre regard sur le plaisir. Cela me para|êt, de fait, un des eèleèments qui expliquent l' importance du loisir dans la penseèe du Cato Maior, treés eèloigneèe, de ce point de vue, de l' image que Ciceèron donnait du
47
Dans une immense bibliographie, voir T. Irwin,
Plato' s Ethics, Oxford, 1995 :
chap. 6 (sur le Protagoras), 7 (sur le Gorgias) et 19 (sur le Phileébe), et les traductions annoteèes,
avec
de
nombreuses
reèfeèrences
bibliographiques ;
de
F. Hildefonse
(Protagoras,
1997), M. Canto (Gorgias, 1987) et J.-F. Pradeau (Phileébe, 2002) dans la collection GF Flammarion ; eètudes plus speècialiseèes : J. Rist, û Pleasure : 360-300 B.C. ý, Phoenix, 28 (1974),
p. 167-176 ;
J. Gosling
et
C. Taylor,
The Greeks on
pleasure,
Oxford,
1982 ;
M. Dixsaut (eèd.), La feêlure du plaisir : eètudes sur le Phileébe de Platon. 1. Commentaires ; 2. Contextes, Paris, 1999-2000 ; G. Van Riel, Pleasure and the good life. Plato, Aristotle and the Neoplatonists, Leiden, 2000.
franc° ois prost
392
meême Caton en De rep., I, 1 : û Quant aé M. Caton, il est comme un modeéle qui nous entra|êne tous aé l' action et aé l' eènergie, nous qui avons le meême ideèal : encore inconnu et homme nouveau, il aurait eu sans doute le droit de prendre du bon temps, loin des affaires, aé Tusculum, endroit aé la fois salubre et proche de Rome. Mais il fut un fou, aux yeux de ces gens-laé (= les E è picuriens) : bien qu' il n' y fuêt contraint par aucune obligation, il preèfeèra eêtre ballotteè jusqu' aé la plus extreême vieillesse au milieu des flots de nos tempeêtes plutoêt que de vivre de la manieére la plus plaisante dans cette calme retraite (otio iucundissime uiuere) ý. Le Caton homme de loisir et de plaisir du Cato Maior est aussi paradoxal que le Caton proposeè par Ciceèron en modeéle romain d' eèloquence aux Atticistes dans le Brutus (½ 63-69). Atticus, dans cet autre traiteè datant de 46, reècusait le modeéle avec un sourire (½ 293294). L' histoire ne dit pas s' il en fit autant aé la lecture du Cato Maior.
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L AT I N I TAT E S
Marielle
de Franchis
CATON ET LE PLAISIR DANS LE
CATO MAIOR : UN VISAGE PARADOXAL DE CATON L' ANCIEN ?
Caton
le Censeur est l' interlocuteur principal du Cato Maior de
senectute. Sous la forme d' une fiction historique, Ciceèron situe en 150 av. J.-C. une conversation entre Caton treés aêgeè (il a plus de quatrevingts ans), et deux autres personnages ceèleébres beaucoup plus jeunes (ils ont environ trente-cinq ans), Scipion E è milien, le futur vainqueur de Carthage et son ami Laelius. Le Caton que nous preèsente ici Ciceèron est treés adouci, sa graviteè et son seèrieux sont tempeèreès par son affabiliteè. Il n' a rien de l' agressiviteè du censeur austeére pourfendeur des plaisirs auquel son acerba lingua
1
avait susciteè tant d' ennemis. On s' ac-
corde en geèneèral aé penser que Ciceèron a composeè ce portrait de Caton en prenant certaines liberteès avec la reèaliteè historique et qu' il a ideèaliseè 2
son modeéle . Je voudrais justement analyser en quoi le Caton du
Cato Maior est paradoxal, pour montrer ensuite comment et dans quelle intention Ciceèron reèussit aé lui faire prononcer, de manieére creèdible, l' eèloge des plaisirs que conna|êt la vieillesse, eèloge lui-meême 3
paradoxal .
1 2
Tite-Live, 39, 40, 10. Les travaux consacreès aé Caton sont treés nombreux. L' article treés documenteè de
S. Agache, û Caton le Censeur, les fortunes d' une leè gende ý, Caesarodunum, 15bis (1980), p. 71-107 recense toutes les eètudes anteèrieures. La bibliographie rassembleè e par P. Cugusi et M.-T. Sblendorio-Cugusi, Opere di Catone, I, Turin, 2001, p. 121-173 permet de compleèter pour les travaux parus depuis. Sur l' ideè alisation de Caton chez Ciceèron, voir notamment S. Agache, û Caton ý, p. 98-100, J.-L. Ferrary, Philhelleènisme et impeèrialisme. Aspects ideèologiques de la conqueête romaine du monde helleènistique, Rome, 1988, p. 538-539, E. Narducci, û Il Cato Maior, o la vecchiezza dell' aristocrazia romana ý, in Modellici etici e
societaé, un idea di Cicerone, Pise, 1989, p. 13-78, en particulier p. 19-27, O. Fuaé, û Da Cicerone a Seneca ý, in Senectus. La vecchiaia nel mondo antico, II, eèd. U. Mattioli, Bologne, 1995, p. 183-210, speècialement p. 185-188.
396
marielle de franchis
Un visage paradoxal de Caton l' Ancien
Il nous faut admettre l' impossibiliteè dans laquelle nous sommes de reconstituer le Caton historique, eètant donneè qu' il s' agit d' un personnage dont la leègende s' est treés vite empareèe pour en faire l' archeètype du vieux Romain austeére. Nous renvoyons sur ce point aé la treés riche syntheése de Sylvie Agache qui montre bien les diffeèrents aspects de la figure de Caton et l' utilisation poleèmique qui en a eèteè faite deés l' Anti4
quiteè . Or, aé l' eèpoque de Ciceèron, cette leègende n' est pas totalement 5
fixeèe . Nous voudrions en citer comme exemple un passage du
Murena
Pro
qui illustre bien que Caton avait encore aé ce moment-laé plu-
sieurs visages. Ciceèron s' y eèleéve contre la manieére dont Caton le Jeune utilise le prestige de son anceêtre en le figeant dans une rigiditeè caricaturale, et en le û confisquant ý au peuple romain : Quemquamne
existimas
Catone,
proauo
tuo,
commodiorem,
communiorem, moderatiorem fuisse ad omnem rationem humanita tis ? De cuius praestanti uirtute cum uere grauiterque diceres, domesti cum te habere dixisti exemplum ad imitandum. Est illud quidem exemplum tibi propositum domi, sed tamen naturae similitudo illius ad te magis qui ab illo ortus es quam ad unum quemque nostrum per uenire potuit, ad imitandum uero tam mihi propositum exemplar il lud est quam tibi. Sed si illius comitatem et facilitatem tuae grauitati seueritatique asperseris, non ista quidem erunt meliora, quae nunc 6
sunt optima, sed certe condita iucundius .
3
Sur la tradition rheètorique de l' eèloge paradoxal, voir C. Leèvy, û Ciceèron et l' eèpicu-
risme : la probleèmatique de l' eèloge paradoxal ý, dans
philosophie, eèd. C. Auvray-Assayas, D. Delattre, 4 S. Agache, û Caton ý, p. 71-85 et 95-107.
5
Ciceèron et Philodeéme. La poleèmique en
Paris, 2001, p. 61-75.
Voir sur ce point J.-M. David, û Les enjeux de l' exemplariteè aé la fin de la Reèpu-
blique et au deèbut du Principat ý, p. 9-17 dans
ou la vertu recomposeèe, eèd. 6 û Y eut-il jamais, a é
Valeurs et meèmoire aé Rome. Valeére Maxime
J.-M. David, Paris, 1998. ton avis, d' homme plus obligeant, plus sociable, plus deè licat
dans toutes les relations que ton bisa|ëeul Caton ? dans l' eèloge que tu as fait, avec autant de veèriteè que de noblesse, de son meèrite eèminent, tu as dit que c' eètait ta propre famille qui te donnait un modeéle aé imiter. Certes, c' est chez toi que cet exemple t' est proposeè , mais si sa ressemblance morale t' a pu eêtre transmise aé toi qui es issu de son sang, plus qu' aé n' importe lequel d' entre nous, ce modeéle n' en est pas moins proposeè aé mon imitation aussi bien qu' aé la tienne. Mais si tu veux saupoudrer ta graviteè et ton austeèriteè d' un peu de son affabiliteè et de sa bonteè, tes excellentes qualiteès n' y gagneront rien, puisqu' elles sont accomplies, mais du moins seront -elles assaisonneèes de plus d' agreèment ý,
Pro Murena, ceux de la
66. Les textes et traductions que nous citons sont, sauf indication contraire,
Collection des Universiteès de France.
caton et le plaisir dans le cato maior
397
Il rappelle aé Caton le Jeune les qualiteès humaines exceptionnelles de
commodiorem communiorem moderatiorem
son anceêtre (
,
,
) et lui suggeére de
s' en inspirer pour tempeèrer sa propre austeèriteè. Il revendique eègalement le droit de le prendre lui aussi pour modeéle :
tam mihi propositum exemplar illud est quam tibi
ad imitandum uero
. Pourtant, les Ýuvres de
Caton qui nous sont parvenues confortent l' image du censeur austeé re dont se reèclamait Caton le Jeune. C' est aussi celle que nous a transmise Tite-Live ainsi que la tradition scolaire aé travers les exemples de rheètorique :
un
adversaire
º souvent eètriqueè º du
des
plaisirs,
mos maiorum
sobre,
rigoureux,
deèfenseur
7
. Mais on peut se demander si
l' on n' a pas conserveè de l' Ýuvre de Caton que ce qui allait dans ce sens.
Cato Maior comitate condita grauitas
, dont la gra-
Ce qu' il y a de su ê r, c' est que le Caton du
) pour re-
viteè est assaisonneèe de bienveillance (
prendre la meètaphore dont Caton lui-meême qualifie un autre grand 8
repreèsentant de la tradition dans le traiteè, Q. Fabius Maximus , est pour nous paradoxal. C' eètait deèjaé le cas aé notre avis pour les contemporains de Ciceèron auxquels Caton le Jeune avait rendu familier un 9
visage austeére de son anceêtre pour mieux s' y identifier . Ciceèron savait qu' il surprendrait en ne preèsentant pas Caton comme un adversaire intransigeant du plaisir, mais en en faisant le porte-parole d' une deèfense des plaisirs que connaissent les vieillards. La critique attendue du plaisir du corps occupe en effet seulement six paragraphes (39-44) du traiteè alors que l' eèvocation des plaisirs de la vieillesse s' eètend sur quinze (44-59). Ciceèron ne mentionne aucun des grands combats de Caton Live
10
pour
l' austeèriteè,
celui
par
exemple
que
nous
deècrira
Tite-
contre l' abolition de la loi Oppia qui reèglementait le luxe des
femmes. Dans le traiteè, Caton rappelle º et pour se justifier º, un seul acte de sa censure, l' expulsion du seènat de l' ancien consul L. Quinctius Flamininus, le freére du vainqueur de Perseèe. L. Quinctius avait ceèdeè
scortum
aux instances d' un ou d' une prostitueèe (
) et fait mettre aé mort
un prisonnier gaulois au cours d' un banquet : Inuitus feci, ut fortissumi uiri T. Flaminini fratrem L. Flamininum e senatu eicerem septem annis post quam consul fuisset, sed notandam putaui libidinem. Ille enim, cum esset consul in Gallia, exoratus in
7 8 9
Voir sur ce point S. Agache, û Caton ý, p. 79, n. 33. Ciceèron,
Cato
, 10.
Sur la fusion entre les deux Catons dans la tradition ulteè rieure, voir S. Agache,
û Caton ý, p. 77-78.
10
Tite-Live, 34, 1-7.
397
marielle de franchis
398
conuiuio a scorto est, ut securi feriret aliquem eorum, qui in uinculis essent, damnati rei capitalis. Hic Tito fratre suo censore, qui proxu mus ante me fuerat, elapsus est ; mihi uero et Flacco neutiquam pro bari potuit tam flagitiosa et tam perdita libido, quae cum probro priuato coniungeret imperi dedecus
11
.
Le Censeur appara|êt comme agissant aé contrecÝur (inuitus), dans un contexte ou è tat est en jeu (imperi dedecus), é la reèputation de l' E puisque L. Quinctius Flamininus exerc°ait alors les plus hautes fonctions publiques (cum esset consul in Gallia). Ce qu' il fleètrit ici, ce n' est pas tant le plaisir en soi (libido est preèciseè par les deux adjectifs flagitiosa et perdita), mais un acte qui deègrade non seulement l' individu (probro
priuato) mais qui surtout porte preèjudice aé l' E è tat (imperi dedecus). Il est inteèressant que cette anecdote, la seule aé rappeler l' action coercitive de Caton contre le plaisir, constitue l' illustration des paroles du philosophe pythagoricien Archytas de Tarente rapporteèes au ½ 40 : Hinc pa-
triae
proditiones,
hinc
clandestina colloquia nasci
rerum 12
publicarum
euersiones,
hinc
cum
hostibus
. Caton raconte en effet aé Scipion et aé Laelius
qu' on lui avait rapporteè dans sa jeunesse, alors qu' il se trouvait aé Tarente en compagnie de Q. Fabius Maximus, les propos de ce philosophe qui mettait en garde contre les risques que le plaisir faisait courir aé l' ordre public. Ciceèron inscrit ainsi Caton dans la continuiteè
11
Cic., Cato, 42 : û J' ai aé regret exclu du seènat le freére du treés valeureux T. Flamini-
nus, L. Flamininus, sept ans apreés son consulat ; mais j' ai cru devoir fleètrir la passion. En effet, pendant qu' il exerc°ait son consulat en Gaule, une courtisane obtint de lui dans un festin qu' il frappaêt de la hache un des prisonniers, condamneès pour crime capital. Sous la censure de son freére Titus, qui avait preèceèdeè immeèdiatement la mienne, il eèchappa au chaêtiment ; mais nous n' avons pas pu, Flaccus et moi, admettre en aucune manieé re une passion si honteuse et si deèpraveèe, qui associait aé l' opprobre priveè le deèshonneur du pouvoir ý. Notons que le terme scortum, qui ne donne pas d' indication sur le sexe, est ambigu. Nos autres sources tranchent en faveur d' un prostitueè : Tite-Live notamment (39, 42, 6-7) suivi par Plutarque (Caton, 17, 2-5 et Flaminius, 18, 4-8) s' appuie sur l' autoriteè du reèquisitoire prononceè par Caton. Il mentionne le nom du favori : Philippum Poenum
carum ac nobile scortum : û Philippe le Punique un prostitueè ceèleébre et qui lui eètait cher ý (39, 42, 8), en reprochant aé Valeèrius Antias de n' avoir pas lu le discours de Caton et d' avoir diffuseè une version oué il s' agissait d' une femme (39, 43, 1 -3). Un fragment conserveè de Caton semble se rattacher aé ce discours (H. Malcovati, Oratorum Romanorum
Fragmenta 4, Cato, fr. 71, Turin, 1976. et P. Cugusi, M.-T. Sblendorio-Cugusi, Opere di Catone, fr. 55, p. 290). Sur cette question, voir P. Fraccaro, û Ricerche storiche e lettera rie sulla censura del 184-183 ý, Opuscula, I, Pavie, 1956, p. 417-507 ainsi que l' eèdition par Anne-Marie Adam du livre 39 de Tite-Live pour la Collection des Universiteès de France, Paris, 1994, p. 169, n. 2.
12
û De laé viennent les trahisons de la patrie, de laé les bouleversements des E è tats, de laé
les entretiens secrets avec l' ennemi ... ý.
caton et le plaisir dans le cato maior
399
d' une tradition philosophique qui s' est deèveloppeèe en Italie preèsente
non
comme
l' adversaire
intransigeant
du
13
plaisir,
. Il le mais
comme le gardien de l' ordre public, contraint d' intervenir quand il y a danger pour l' E è tat. Il reèduit finalement sa critique du plaisir aé cet aspect et cela lui permet de deèfendre de manieére creèdible les plaisirs que conna|êt la vieillesse. Ce visage de Caton est tout aé fait eètonnant, car l' homme qui est l' incarnation de la tradition romaine preèsente ici le plaisir comme une valeur. Or il existe aé Rome une tradition litteèraire dont Antonio La Penna a analyseè l' eèvolution de Salluste aé Tacite et dans laquelle le rapport du personnage historique eètudieè au plaisir figure preèciseèment parmi les eèleèments neègatifs du portrait
14
. Il est donc vraiment tout aé
fait inattendu que Ciceèron en fasse au contraire un eèleèment positif du portrait de Caton et il faudra nous demander pourquoi. Mais auparavant, il est neècessaire que je vous preèsente les plaisirs dont Caton reconna|êt la jouissance aux vieillards romains ainsi que le cadre dans lequel ils apparaissent.
Typologie du plaisir selon Caton La reèfutation de la theése selon laquelle la vieillesse priverait de tous les plaisirs est nettement la plus deèveloppeèe : vingt-sept paragraphes (39 aé 65) contre douze consacreès aé la reèfutation de la perte de l' activiteè (½ 15-26) et de la vigueur (½ 27-38) et vingt aé celle de la crainte de la mort (½ 66-85). L' eèvocation des plaisirs de la vieillesse appara|êt en outre ailleurs dans l' Ýuvre, comme nous le verrons. Dans le deè veloppement speècifique qu' il lui consacre, Caton montre que la vieillesse peut encore conna|être des plaisirs physiques (½ 44-48), mais souligne qu' ils ont eèteè heureusement modeèreès par l' aêge. Il privileègie toutefois le plaisir apporteè par une activiteè intellectuelle (uoluptas
animi
15
):
Quae sunt igitur epularum aut ludorum aut scortorum uoluptates cum his uoluptatibus comparandae ?
13
16
Sur Archytas, voir la discussion de J. G. Powell,
Cicero. Cato maior de senectute,
Cambridge, 1988, p. 181-184.
14
A. La Penna, û Il ritratto paradossale da Silla a Petronioý, in
latino, Rome, 1978, 15 Cic., Cato, 50.
16
Cic.,
Cato,
Aspetti del pensiero storico
p. 193-221, notamment p. 208-221.
50 : û Quels plaisirs peuvent donc donner les festins, les jeux ou les cour -
tisanes qui soient comparables aé ceux-ci ? ý.
marielle de franchis
400
Les domaines de l' eètude sont source d' un plaisir intense (auide) pour le vieillard, c' est le cas de la lecture du grec pour Caton aê geè :
Ego [...] qui litteras Graecas senex didici ; quas quidem sic auide adripui quasi diuturnam sitim explere cupiens
17
. Il eèvoque aussi les plaisirs que
procurent les domaines varieès de la connaissance et les illustre par des
exemples
romains :
l' astronomie
avec
C. Sulpicius
Galus
18
,
la
litteèrature avec Naevius, Plaute et Livius Andronicus, le droit avec P. Licinius Crassus et P. Cornelius Scipio Nasica, enfin l' art oratoire aé propos de M. Cornelius Cethegus
19
.
L' agriculture sur laquelle Caton s' eètend longuement
20
cause aux
vieillards un immense plaisir : Venio nunc ad uoluptates agricolarum, qui-
bus ego incredibiliter delector
21
. Il s' agit laé aussi d' un plaisir intellectuel,
car c' est la contemplation des champs cultiveès qui le plonge dans le ravissement : Quid ego uitium ortus, satus, incrementa commemorem ? Satiari
delectatione non possum
22
. Ce plaisir rejoint finalement celui du souvenir
(recordatio), qui provient lui aussi de la contemplation, mais de celle d' une vie bien conduite : Quia conscientia bene actae uitae multorumque
bene factorum recordatio iucundissima est
23
.
Un autre aspect du plaisir que connaissent les vieillards n' est pas deèveloppeè dans cette partie mais est neèanmoins treés preèsent dans le reste du traiteè. Il s' agit de celui que procure la relation peèdagogique entre les vieillards et les jeunes gens aé l' occasion de l' apprentissage de la vie civique. Caton rappelle aé ce propos sa propre expeèrience de jeune homme, et le plaisir qu' il eèprouvait aé eècouter les conseils de Q. Fabius Maximus alors treés aêgeè : Cuius sermone ita tum cupide fruebar, quasi
iam diuinarem id quod euenit, illo exstincto, fore, unde discerem, neminem
24
. Il
est ici question du plaisir ressenti par le jeune Caton au contact d' un
17
Cic., Cato, 26 : û Moi qui ai eètudieè dans ma vieillesse la litteèrature grecque ; je
m' en suis empareè aussi avidement que si je deèsirais apaiser une longue soif ý.
18 19 20
Cic., Cato, 49. Tous ces personnages sont mentionneès au ½50. ½51-60. Nous renvoyons sur ce point aé l' eètude d' A. Novara, û Le vieux Caton
`aux champs' ou le plaisir exceptionnel de l' agriculture pour un sage vieillard ý, dans
Meèlanges Wuilleumier, 1980, p. 261-268 et aux analyses d' E. Narducci, û Il Cato Maior ý, p. 53-68.
21
Cic., Cato, 51 : û J' en arrive maintenant aux plaisirs de l' agriculture, auxquels je
trouve un charme incroyable ... ý.
22
Cic., Cato, 52 : û Faut-il rappeler comment la vigne na|êt, se plante et grandit ? Ce
plaisir ne peut me rassasier ý.
23
Cic., Cato, 9 : û Parce que la conscience d' avoir bien meneè sa vie et le souvenir
d' avoir accompli nombre de bonnes actions sont des plus agreè ables ý.
24
Cic., Cato, 12 : û Je jouissais avidement de sa conversation, comme si je devinais
deèjaé, ce qui s' est reèaliseè, que, apreés sa mort, je n' aurais plus de ma|être ý.
caton et le plaisir dans le cato maior
401
illustre vieillard qui lui transmet son expeèrience. Il revient sur cette ideèe en adoptant une tournure impersonnelle pour eèvoquer, de manieére beaucoup plus large, le plaisir qu' ont les vieillards aé eêtre entoureès de jeunes gens qui souhaitent apprendre :
senectute stipata studiis iuuentutis
25
Quid enim est iucundius
?
Dans un autre passage, il va meême jusqu' aé mettre en eèvidence que le caracteére reèciproque de ce plaisir, ressenti aussi bien par les vieillards que par les jeunes gens : Vt enim adulescentibus bona indole praeditis sapientes senes delectan tur, leuiorque fit senectus eorum qui a iuuentute coluntur et diligun tur, sic adulescentes senum praeceptis gaudent, quibus ad uirtutum studia ducuntur ; nec minus intellego me uobis quam mihi uos esse iu cundos
26
.
Il exprime d' abord cette analogie de manieére geèneèrale puis l' illustre aé l' aide de la situation preèsente en faisant appel aé l' expeèrience de ses jeunes interlocuteurs Scipion et Laelius. Quelles conclusions tirer de l' examen de cette typologie ? J' aimerais d' abord attirer votre attention sur l' insistance dont Caton fait preuve pour souligner l' intensiteè de ces plaisirs que conna|êt la vieillesse, aé l' aide par exemple d' adverbes comme
auide
cupide
(½ 12) ou
(½ 26). Ensuite, si l' on examine le cadre dans lequel ils apparais-
sent, on s' aperc°oit qu' il s' agit principalement de celui de l' pas seulement blique,
27
otium
, mais
. Le plaisir intervient aussi en-dehors, dans la vie pu-
notamment
dans
les
relations
sociales
jeunes gens d' apprendre leur roêle de citoyen
28
qui
permettent
aux
au contact des vieillards.
Ce point me semble particulieérement important car, de cette manieére, Caton situe le plaisir au cÝur de la socieèteè romaine traditionnelle. De fait, Caton mentionne dans son exposeè les noms de grands anceêtres, pour montrer que le plaisir n' est pas incompatible avec la tradition romaine. Il convoque en quelque sorte les repreèsentants du
25
Cic.,
mos
Cato
, 28 : û Quoi de plus agreèable qu' une vieillesse entoureèe d' une jeunesse
ardente aé l' eètude ? ý.
26
Cic.,
Cato
, 26 : û Car, si les adolescents doueès d' un bon naturel font la joie des
vieillards senseès et si le poids de la vieillesse est alleègeè par la deèfeèrence et l' affection de la jeunesse, en revanche les adolescents gouêtent les preèceptes des vieillards qui les meénent aé la recherche de la vertu ; et je sens que je ne vous donne pas moins d' agreè ment que vous m' en donnez ý.
27 28
Sur le plaisir dans le cadre de l'
otium
, voir E. Narducci, û Il
Cato maior
ý, p. 44-53.
Voir notamment le reècit par Caton des anneèes qu' il a passeèes aupreés de Q. Fabius
Maximus (Cic.,
Cato
, 10-12).
marielle de franchis
402
maiorum aé la fois pour critiquer les exceés du plaisir et pour lui reconna|être une place au sein de la socieèteè. Il s' appuie par exemple sur l' autoriteè incontesteèe du nom de Q. Fabius Maximus, le Cunctator, celui qui a reèussi aé imposer un coup d' arreêt aux victoires d' Hannibal, pour servir de caution aux propos d' Archytas de Tarente contre le plaisir : Accipite
enim,
optumi
adulescentes,
ueterem
orationem
Archytae
Tarentini, magni in primis et praeclari uiri, quae mihi tradita est cum essem adulescens Tarenti cum Q. Maximo
29
.
Il s' appuie eègalement sur celle de C. Fabricius, le vainqueur de Pyrrhus, qui dit son eètonnement aé propos de la philosophie d' E è picure, et qui rencontre l' assentiment de M' . Curius, le vainqueur des Samnites et aussi de Pyrrhus
30
: Saepe audiui a maioribus natu, qui se porro pueros a
senibus audisse dicebant, mirari solitum C. Fabricium
31
...
Dans ces deux passages, Caton nous deècrit le mode traditionnel de transmission des valeurs : Caton, jeune, recueille le teèmoignage de ses a|êneès, qui l' ont eux-meêmes rec°u de leurs preèdeècesseurs. Il est donc luimeême un maillon de cette longue cha|êne constitueèe par la tradition orale (accipite, saepe audiui) et souhaite transmettre cet heèritage aé la geèneèration de Scipion et de Laelius. Pour prouver que la tradition romaine manifeste toutefois une certaine toleèrance aé l' eègard des plaisirs physiques modeèreès, il prend appui sur ses souvenirs d' enfance, quand il voyait passer le ceèleébre C. Duilius qui rentrait de d|êner, dans sa vieillesse, aé la lueur des torches et au son de la flu ê te : C. Duellium M. f., qui Poenos classe primus deuicerat, redeuntem a cena senem saepe uidebam puer ; delectabatur cereo funali et tibicine, quae sibi nullo exemplo priuatus sumpserat ; tantum licentiae dabat gloria !
29
32
Cic., Cato, 39 : û Entendez, nobles jeunes gens, ce que disait autrefois Archytas de
Tarente, un homme des plus grands et des plus eè minents, dont les paroles m' ont eè teè rapporteèes, quand je me trouvais tout jeune aé Tarente avec Q. Maximus ý.
30
Sur l' eèlaboration de la tradition concernant ces personnages embleè matiques de la
vertu romaine, nous renvoyons aux contributions de C. Berrendonner, û La formation de la tradition sur M' . Curius Dentatus et C. Fabricius Luscinus : un homme nouveau peut-il eêtre un grand homme ? ý, p. 97-116 et d' A. Vigourt, û M'. Curius Dentatus et C. Fabricius Luscinus : les grands hommes ne sont pas exceptionnels ý, p. 117 -129 dans L' invention des grands hommes de la Rome antique, eèd. M. Coudry, Th. Spa«th, Paris, 2001.
31
Cic., Cato, 43 : û D' apreés ce que j' ai souvent entendu dire aé mes a|êneès, qui l' au-
raient eux-meêmes appris des vieillards dans leur enfance, C. Fabricius ... ý.
32
Cic., Cato, 44 : û Je voyais souvent dans mon enfance C. Duellius, fils de Marcus, le
premier qui euêt triompheè sur mer des Carthaginois, revenir de souper, dans sa vieillesse ; il prenait plaisir aé se faire escorter par une torche de cire et par un joueur de fluê te, luxe
caton et le plaisir dans le cato maior
403
Ou bien il rappelle le plaisir qu' eèprouvaient comme lui aé cultiver la terre les anciens Romains, et il choisit pour les repreèsenter M.' Curius : A uilla in senatum arcessebatur et Curius et ceteri senes [...] Num igi tur horum senectus miserabilis fuit, qui se agri cultione oblectabant ?
33
Il instaure de cette manieére une communauteè d' anceêtres, qui appartiennent aé des eèpoques diffeèrentes et qui cautionnent ici le caracteére licite du plaisir dans la socieèteè romaine. Il nous faut maintenant nous demander pourquoi Ciceè ron tient tant aé souligner la preèsence du plaisir dans ce tableau de la tradition romaine situeè aé une eèpoque ideèale de la Reèpublique, 150 av. J.-C.
Le choix de Caton comme deèfenseur du plaisir Caton rappelle aé plusieurs reprises la neècessiteè de faire une place au plaisir. Avant de preèsenter les plaisirs qui sont attesteès dans la tradition romaine, il se justifie de ce qu' il preèsente comme une concession par la faiblesse de la nature humaine : Si aliquid dandum est uoluptati, quo-
niam eius blanditiis non facile obsistimus
34
. Un peu plus loin, il ne veut
surtout pas se montrer poleèmique aé son eègard : ... ne omnino bellum in-
dixisse uidear uoluptati
35
. Il teèmoigne encore de son attitude conciliante
envers le plaisir au ½56 : In gratiam iam cum uoluptate redeamus
36
.
Il nous semble que si Ciceèron a recours aé Caton, c' est dans un souci d' efficaciteè. Tout le prestige moral, social et politique du personnage intervient en effet en faveur de la theése qu' il deèfend. Ciceèron justifie ainsi au deèbut de l' Ýuvre, dans la deèdicace aé Atticus, son choix d' un
qu' aucun particulier ne s' eètait encore permis, car la gloire lui donnait tant de liberteè ! ý. Nous avons modifieè la traduction de licentia donneèe par P. Wuilleumier dans la Collection
des Universiteès de France. Le terme, vu le contexte, ne peut avoir ce sens peèjoratif. Voir sur ce point G. Powell, Cato maior, p. 193.
33
Cic., Cato, 56 : û De leurs maisons de campagne, ils eè taient convoqueès au Seènat,
Curius et les autres vieillards [...] Eurent-ils donc une vieillesse lamentable, ces hommes qui prenaient plaisir aé cultiver la terre ? ý.
34
Cic., Cato, 44 : û S' il faut faire quelques concessions au plaisir, puisque nous reè sis-
tons mal aé ses attraits ý.
35
Cic., Cato, 46 : ûCar je ne veux pas donner l' impression que j' ai tout aé fait deèclareè
la guerre au plaisir ý. Le terme sur lequel porte l' adverbe omnino est ambigu. Je remercie P. Galand-Hallyn et C. Leèvy de m' avoir suggeèreè cette autre interpreètation : û Car je ne veux absolument pas donner l' impression d' avoir deèclareè la guerre au plaisir ý.
36
Cic., Cato, 56 : û Nous voici reèconcilieès avec le plaisir ý.
marielle de franchis
404
tel porte-parole, alors que dans la tradition grecque des traiteès sur la vieillesse, ce roêle eètait confieè aé un personnage mythologique, Tithon :
Omnem autem sermonem tribuimus non Tithono, ut Aristo Ceus, (parum enim esset auctoritatis in fabula), sed M. Catoni seni, quo maiorem auctoritatem haberet oratio
37
.
Caton est donneè comme modeéle aé imiter aux jeunes geèneèrations, qui sont repreèsenteèes par Scipion et Laelius. Le fait qu' il accepte pour lui-meême, aé son aêge avanceè, l' existence de certains plaisirs et qu' il leègitime cette attitude en recourant aux exemples d' illustres vieillards romains du passeè a une porteèe consideèrable. Cela permet en effet aé Ciceèron de sauvegarder le principe traditionnel de transmission des valeurs aé Rome : les anciens montrent aux jeunes geèneèrations qui les admirent comment se comporter
38
. Il n' est pas certain qu' en 150 le
rapport entre jeunes gens et vieillards ait eèteè aussi idyllique que Ciceèron nous le donne aé voir dans son traiteè. Mais il s' eètait de toute fac°on consideèrablement deègradeè aé l' eèpoque de Ciceèron. Un veèritable fosseè existait alors entre les geèneèrations, contribuant aé la situation de crise qui aboutira aé la conjuration de Catilina
39
. Or Ciceèron est tout aé fait
conscient de la neècessiteè de renouer le dialogue entre jeunes et vieux pour sauver le systeéme politique traditionnel, son Pro Caelio constitue pour nous un teèmoignage de l' effort qu' il fait dans ce sens
40
. Le fait
qu' il choisisse Caton comme porte-parole est d' ailleurs reèveèlateur de son rapport nostalgique au passeè de Rome. Il indique en effet treés nettement aé Atticus que Caton est le double qu' il choisit d' eêtre, le temps de l' eècriture : Ipsius Catonis sermo explicabit nostram omnem de senectute
sententiam aêgeè,
41
. E. Narducci dit aé ce propos qu' en s' identifiant aé Caton
Ciceèron
conseèquence
se la
regarde
dans
reconnaissance
un que
miroir toute
magique action
42
sur
,
avec le
comme
preèsent
est
voueèe aé l' eèchec. Je crois toutefois que le deètour par Caton teèmoigne de la persistance d' une certaine combativiteè chez Ciceèron. Ce deètour
37
Cic., Cato, 3 : û Nous attribuons tous les propos non pas aé Tithon, comme fit Aris-
ton de Ceèos, car la fable manquerait de poids, mais aé M. Caton aêgeè, pour donner plus de poids aux paroles ý.
38 39 40 41
Voir sur ce point E. Narducci, û Il Cato Maior ý, p. 27-37. En dernier lieu O. Fuaé, û Da Cicerone a Seneca ý, p. 202-206. E. Narducci, û Il Cato Maior ý, p. 24-25. û Caton lui-meême va t' exposer par ses propos tout ce que nous pensons de la
vieillesse ý (Cic., Cato, 3).
42
E. Narducci, û Il Cato maior ý, p. 17.
caton et le plaisir dans le cato maior
405
est une manieére de refonder le rapport aé la tradition, en montrant qu' une valeur comme le plaisir, revendiqueèe comme primordiale par la jeunesse de son temps, y est reconnue. Le plaidoyer prononceè ici par Caton est donc pour Ciceèron un moyen de rapprocher les geèneèrations. C' est pour cette raison que le Caton de Ciceèron eèvoque ses souvenirs de jeunesse aé ses jeunes interlocuteurs. Nous avons vu avec quel plaisir il avait appris tout jeune son meètier de citoyen au contact de Q. Fabius Maximus. Il souhaite, aé preèsent qu' il est vieux, le procurer lui aussi aé Laelius et aé Scipion et leur donner envie de transmettre cette pratique. Cette relation entre jeunes et vieux est donc donneèe aé voir dans le traiteè comme un modeéle ou é les deux parties eèprouvent un plaisir intense et surtout reèciproque. Si la transmission traditionnelle des valeurs de la Reèpublique s' opeére de manieére si agreèable, il n' y a vraiment aucune raison de la mettre en cause. En faisant de Caton l' avocat de l' existence du plaisir dans la tradition romaine, Ciceèron tente donc de sauvegarder les valeurs du
maiorum.
Graêce
au
prestige
de
Caton,
il
peut
eètablir
de
mos
manieére
convaincante que le plaisir est aé Rome une valeur reconnue º dans les limites que nous avons montreèes º, et cela bien avant la mode de l' eèpicurisme, qui exerc°ait une grande fascination au dernier sieécle de la Reèpublique. Il met en lumieére son ro ê le dans les relations sociales, et montre ainsi que le plaisir n' appartient pas seulement aé Rome aé la spheére de l' otium. Le Caton paradoxal que Ciceèron nous offre ici est finalement repreèsenteè non
ad historiae fidem sed ad effigiem iusti imperii,
pour reprendre l' analyse que Ciceèron lui-meême faisait du Cyrus de Xeènophon
43
. Voilaé qui illustre combien le
mos maiorum
est pour lui
une notion d' une extreême plasticiteè, qui prend tout son sens que s' il peut la modeler en fonction des exigences du preèsent
43
Cic.,
Ad Quint. fr.,
44
.
I, 1, 23 : û Non selon la veèriteè historique, mais pour fournir une
image du gouvernement tel qu' il doit l' eêtre ý.
44
Sur cet aspect de la penseèe ciceèronienne voir A. La Penna, û Potere politico ed ege -
monia culturale in Roma antica dall' etaé delle guerre puniche all' etaé degli Antonini ý, in
Aspetti del pensiero storico latino,
Rome, 1978, p. 5-41, notamment p. 10-15.
marielle de franchis
406
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L AT I N I TAT E S
Jean-Claude Julhe
MARTIAL ET CATON Á A L' HEURE DES PLAISIRS : DU CATO MAIOR Á A LA ÂFENSE DE L'Â DE EPIGRAMME
Tandis que Ciceèron enrichissait la figure de Caton en y projetant pour ainsi dire une image ideèaliseèe du vieil homme qu' il aurait aimeè 1
eêtre , Martial, aé plus d' un sieécle de distance, en fait volontiers mention lorsqu' il cherche aé deèfendre son propre ideèal litteèraire. Parmi les nombreux poeétes et prosateurs sur lesquels Pierre Wuilleumier pense que l' ouvrage de Ciceèron a pu exercer quelque influence, Martial n' est cependant nullement signaleè
2
; un premier examen des textes reè-
è pigrammes permet d' autre part de pertorieès dans l' index nominum des E constater que si le personnage de Ciceèron est eèvoqueè plus d' une dou3
zaine de fois par Martial , c' est essentiellement en tant que modeéle 4
d' eèloquence , et que s' il lui arrive d' eêtre associeè aé celui d' un Caton, 5
c' est plutoêt de Caton d' Utique qu' il s' agit . Nulle part, en tout cas, è pigrammes la moindre allusion au Cato Maior. n' est faite dans les E
1
Ciceèron, De la vieillesse (Caton l' Ancien), texte eètabli et traduit par P. Wuilleumier ;
introduction, notes et annexes de J.-N. Robert, Paris, 2003 (Collection Classiques en Poche 62), p. xxiii .
2
Ciceèron, Caton l' Ancien (De la Vieillesse), texte eètabli et traduit par P. W uilleumier,
Paris, 1961, nouvelle eèdition, 2
eéme
tirage, 1969 (Collection des Universiteès de France), p. 58-
60.
3
è pigrammes, texte eètabli et traduit par H. J. Izaac, Paris, Voir par exemple Martial, E
tome I, 1930, 3
e
eèdition, 1969 ; tome II, 1934, 3
e
tirage, 1973 (Collection des Universiteès de
France), index des noms propres, p. 352.
4
L' Ýuvre litteèraire et la carrieére politique de Ciceèron, û l' orateur d' Arpinum ý, sont
notamment eèvoqueèes par Mart., III, 38, 3 ; III, 66 ; IV, 16, 5 ; IV, 55, 3 ; V, 56, 5 ; V, 69 ; VII, 63, 6 ; IX, 70, 1 ; XI, 48 ; XIV, 188 (titre et vers 2). Voir aussi la note suivante.
5
Les noms de Caton et de Ciceèron se coêtoient aé trois reprises dans les eèpigrammes de
Martial : Mart., II, 89, associe avec humour les deè fauts de Caton (vers 2 : il buvait im modeèreèment) et de Ciceèron (vers 4 : il eècrivait de meèdiocres poeémes), tandis qu' Antoine est stigmatiseè pour ses deèbauches et Apicius pour sa gourmandise ; Mart., V, 51, ironise sur un individu austeére qui prend l' air d' un Caton, d' un Ciceèron ou d' un Brutus (vers
408
jean-claude julhe
Et pourtant, Caton est une figure reècurrente dans la poeèsie de Martial, qui ne le mentionne pas moins de quatorze fois, ce qui en fait 6
sans doute un de ses exempla majeurs . C' est laé un trait original de l' eèpigramme par rapport aé l' eèleègie, qui ignorait totalement Caton, et l' indice de l' inscription de ce genre dans la tradition de la satire, satire qui se pla|êt aé une eèvocation scolaire du personnage, rameneè aé un cen7
seur rigide ennemi de tout plaisir . Par ailleurs, il existe chez Martial des eèpigrammes dont les theémes d' inspiration º
critique de la re-
cherche effreèneèe des jouissances au temps de la vieillesse ou eèloge du plaisir veèritable reèserveè aé un sage vieillard º peuvent se rattacher, au fond, aé la lec°on ciceèronienne. Il faut cependant l' avouer d' embleèe : 8
chez Martial, qui publie ses eèpigrammes en ses anneèes de maturiteè , la figure de Caton n' est pas associeèe au theéme de la vieillesse comme elle l' eètait chez Ciceèron quand celui-ci, aé soixante-deux ans, deèdiait le 9
Cato Maior aé son cher Atticus, alors aêgeè de soixante-cinq ans . C' est donc aé travers les mentions de Caton, d' un coêteè, les eèpigrammes consacreèes aé la vieillesse, de l' autre, c' est-aé-dire dans deux cateègories diffeèrentes de
poeémes,
que
nous
devrons
rechercher
chez
Martial
d' eèventuels prolongements au texte ciceèronien. Encore l' identiteè du personnage de Caton n' est-elle pas toujours clairement deètermineèe chez Martial : si quatre eèpigrammes relatives au suicide
10
, comme celles eèvoquant les Jeux Floraux de 55
11
ou
5) ; Mart., X, 20, compare les discours de Pline le Jeune aé ceux de Ciceèron (vers 17), tandis que les eèpigrammes seraient une lecture susceptible de plaire meê me aux û Catons rigides ý
(vers
21).
Pour
l' identification
de
ces
deux
premiers
Catons
avec
Caton
d' Utique, voir par exemple H. J. Izaac, Martial, index des noms propres, p. 311 ; nous reviendrons sur la dernieére de ces trois eèpigrammes, dans laquelle l' utilisation du pluriel
Catones permet d' eèvoquer aussi bien Caton le Censeur que Caton d' Utique.
6
Outre les trois eèpigrammes citeèes dans la note preèceèdente, voir Mart., I, epist. ; I, 8,
1 ; I, 78, 9 ; VI, 32, 5 ; IX, 27, 14 (Catonianus) ; IX, 28, 3 ; XI, 2, 1 ; XI, 5, 14 ; XI, 15, 1 ; XI, 39, 15 ; XII, 3, 8. Cf. H. J. Izaac, Martial, index des noms propres, p. 311.
7
S. Agache, û Caton le Censeur, les fortunes d' une leègende ý, dans Colloque histoire et
historiographie, eèd. R. Chevallier, Paris, 1980, p. 71-107, en particulier p. 72-85 (avec, p. 79, note 35, des reèfeèrences aé Horace, Peètrone, Martial, Juveènal et Pline le Jeune).
8
On pense geèneèralement que Martial a publieè son premier livre, le liber spectaculorum,
en 80 ap. J.-C., alors qu' il avait entre trente-neuf et quarante-deux ans, et son dernier, le livre XII, pendant l' hiver de 101 ou le printemps de 102, quand il devait avoir entre soixante et soixante-quatre ans. Voir par exemple H. J. Izaac , Martial, p.
9
J.-N. Robert (intr.), p.
x.
xxvii - xxviii .
Pour un rappel des classes d' aê ge dans lesquelles entrent
traditionnellement les citoyens romains (de dix -sept aé quarante-six ans, ils sont iuniores, de quarante-six aé soixante ans, seniores, apreés soixante ans, senes), voir ibidem, p. 106.
10
Mart., I, 8, 1 ; I, 78, 9 ; VI, 32, 5 ; XI, 5, 14.
11
Mart., I, epist., 7-8.
409
martial et caton aé l' heure des plaisirs
l' ivresse de Caton
12
, font allusion d' une manieére assez eèvidente aé Ca-
ton d' Utique, pour le reste, les figures de Caton le Censeur et de son arrieére-petit-fils tendent aé se confondre. Comme l' a montreè Sylvie Agache, cette confusion remonte aé l' eèpoque de Caton le Jeune luimeême qui, voulant imiter son anceêtre, superposait aux valeurs anciennes du mos maiorum celles du sto|ëcisme de son temps. Sans doute Caton le Jeune se montrait-il alors plus sensible aux aspects caricaturaux de la leègende de Caton le Censeur qu' aé la complexiteè du personnage historique, et donnait-il de son illustre bisa|ëeul une image bien diffeèrente de celle deèveloppeèe par Ciceèron. Il n' empeêche que pour les eècrivains
de
l' eèpoque
impeèriale,
des
eècrivains
formeès
aé
l' eècole
du
grammaticus et influenceès par le souvenir des orateurs de la Reèpublique, les deux Catons resteront toujours indissociables, comme le symbole de la permanence des valeurs romaines au fil des sieécles
13
.
Il ne saurait donc eêtre question de rechercher dans les eèpigrammes de Martial des prolongements directs aé la reèflexion ciceèronienne sur les plaisirs de la vieillesse, ni de deèvelopper pour elle-meême la comparaison entre le Caton du poeéte, reèduit souvent aé un simple ennemi des plaisirs, et celui du philosophe, un personnage plus complexe que ne le veut la tradition. Un passage comme celui que Ciceèron a consacreè au plaisir de l' agriculture º plaisir dont Antoinette Novara a souligneè tout ce qu' il devait aé û la perception deèlectable de la dureèe creèatrice ý
14
º n' a gueére trouveè non plus de prolongements significa-
tifs, en deèpit de la place importante qu' il occupe aé la fin du Cato
Maior, dans les eèpigrammes de Martial sur le theéme de la retraite aux champs, eèpigrammes qui doivent moins sans doute aé la reèflexion ciceèronienne qu' aé la philosophie eèpicurienne ou aé la poeèsie d' Horace
15
.
En revanche, nous essaierons de montrer comment les diffeè rents visages de Caton, le rigide censeur des mÝurs souvent deèpeint par les
12
Mart., II, 89, 2. L' ivresse de Caton d' Utique est notamment eè voqueèe par Plin.,
Epist., III, 12, 2-3. Pour la mention que Ceèsar en a faite dans son Anti-Caton, voir Pline le Jeune, Correspondance, texte eètabli et traduit par A.-M. Guillemin, Paris, tome I, 1927, e
7
tirage, 2003 (Collection des Universiteès de France), p. 126, n. 2.
13
S. Agache, û Caton le Censeur ý, p. 77 et suiv. (pour la superposition des deux fi -
gures de Caton, voir en particulier p. 78, note 29).
14
A. Novara, û Le vieux Caton `aux champs' ou le plaisir exceptionnel de l' agricul -
ture pour un sage vieillard (aé propos de Cic., Cato Maior, 51-56) ý, dans Meèlanges en hom-
mage aé Pierre Wuilleumier, Paris, 1980, p. 261-268 (p. 268 pour la citation). 15 Voir respectivement T. Adamik, û Martial and the vita beatior ý, Annales Universitatis Scientiarum Budapestinensis, Sectio classica, 3 (1975), p. 55-64, et L. Duret, û Martial et la è tudes Latines, deuxieéme eèpode d' Horace. Quelques reèflexions sur l' imitation ý, Revue des E 55 (1977), p. 173-192.
409
410
jean-claude julhe
grammairiens ou les rheèteurs, mais aussi le respectable vieillard sensible aux charmes de la conversation comme aé la satisfaction d' avoir bien meneè sa vie qu' a fait revivre Ciceèron, sont eèvoqueès aé diverses reprises par Martial quand il s' agit pour lui de deèfendre la richesse de l' eèpigramme, une forme poeètique qu' il a volontiers associeèe aé la licence des Saturnales, mais dans laquelle il a surtout cultiveè l' art du bon mot, comme pour mieux caricaturer les mÝurs de son temps.
Caton, le rigide censeur des plaisirs, lecteur indeè sirable pour des vers de Saturnales (d' apreé s Martial, XI, 2 et XI, 15)
é premieére vue, le Caton de Martial n' a que peu de choses en A commun avec le personnage du Cato Maior ciceèronien : il n' est que l' une des caricaturales incarnations de la censure morale et sert de repoussoir aé des vers qui se veulent au contraire licencieux. C' est particulieérement eèvident dans deux des eèpigrammes formant le cycle qui ouvre le livre XI
16
plaisirs
et
sensuels
: le poeéte y associe la publication de son libellus aux deèbrideès
des
Saturnales,
dont
il
exclut
d' amu-
sante fac°on Caton et ses tristes eèquivalents feèminins, avant d' inscrire sa propre deèmarche poeètique dans une tradition litteèraire qui en garantit aé ses yeux la leègitimiteè
16
17
.
Il s' agit des eèpigrammes 2 et 15, auxquelles il convient d' ajouter les eè pigrammes
6, 16, 17 et 20 (voir N. M. Kay, Martial, Book XI : A Commentary, Londres, 1985, p. 57) ; on remarquera que c' est justement dans ce livre XI que les mentions de Caton sont les plus nombreuses (voir ci-dessus note 6).
17
Mart., XI, 2 : Triste supercilium durique seuera Catonis / frons et aratoris filia Fabricii / et
personati fastus et regula morum / quidquid et in tenebris non sumus, ite foras ! / Clamant ecce mei û Io Saturnalia ý uersus : / et licet et sub te praeside, Nerua, libet. / Lectores tetrici salebrosum ediscite Santram : / nil mihi uobiscum est : iste liber meus est : û Sourcil chagrin et mine renfrogneèe
de
l' austeére
Caton,
fille
de
Fabricius le
laboureur,
moue
deèdaigneuse
de
qui
s' affuble d' un masque, reégle qui sert aé controêler les mÝurs, et tout ce que dans les teèneébres nous ne sommes pas, aé la porte ! Voici ce que clament mes vers : `` Vivent les Sa turnales ! '' ; c' est permis et, sous ton gouvernement, Nerva, c' est un plaisir. Lecteurs moroses, apprenez donc par cÝur le raboteux Santra ; moi, je n' ai rien aé voir avec vous : ce livre est mien ý ; Mart., XI, 15 : Sunt chartae mihi quas Catonis uxor / et quas horri-
biles legant Sabinae : / hic totus uolo rideat libellus / et sit nequior omnibus libellis. / Qui uino madeat nec erubescat / pingui sordidus esse Cosmiano, / ludat cum pueris, amet puellas, / nec per circuitus loquatur illam / ex qua nascimur, omnium parentem, / quam sanctus Numa mentulam uocabat. / Versus hos tamen esse tu memento / Saturnalicios, Apollinaris : / mores non habet hic meos libellus : û J' ai aé mon actif des pages que la femme de Caton et que les reè barbatives Sabines pourraient lire : mais le petit livre que voici, je veux que tout entier il rie, et qu' il soit plus dissipeè que tous les autres. Qu' il ruisselle de vin et ne rougisse pas d' eê tre tout impreègneè des parfums onctueux de Cosmus, qu' il joue avec les garc°ons, qu' il aime les filles, qu' il ne prenne pas de deètours pour deèsigner cet organe auquel nous devons notre
martial et caton aé l' heure des plaisirs
411
Dans ces deux eèpigrammes, le theéme du plaisir est eèvoqueè sous les couleurs des Saturnales, c' est-aé-dire d' un deèbordement festif qui se traduit, sur le plan social, par une leveèe des contraintes et un renversement des normes
18
, comme il s' exprime, sur le plan poeètique, par la
revendication d' une liberteè de langage pousseèe jusqu' aé l' obsceèniteè
19
.
Dans le cas preècis de ce livre XI, publieè en deècembre 96 alors que Martial a entre cinquante-cinq et cinquante-huit ans, la licence festive des Saturnales se double d' une licence politique, Nerva, feèliciteè ailleurs pour ses poeémes d' inspiration leègeére
20
, ayant succeèdeè au seèveére Do-
mitien mort trois mois plus toêt (XI, 2, 6)
21
. Martial preèsente ainsi
clairement ses vers comme des û vers de Saturnales ý, uersus Saturnalicii (XI, 15, 11-12), et les compare aé la foule qui se reèpand dans les rues au cri de û Io Saturnalia ý (XI, 2, 5). La personnification du libellus, un û petit livre ý que le poeéte encourage aé boire plus que de raison et aé s' inonder des parfums du ceèleébre Cosmus
22
, se deèveloppe aé travers
l' eèvocation d' une ambiance de feête propice au rire et aux jeux de l' amour (XI, 15, 3-7). Mais plus encore que les plaisirs licencieux des Saturnales, c' est le refus des eupheèmismes et une totale liberteè d' expression que revendique le poeéte. Encore le fait-il en deèsignant û au moyen de circonvolutions ý, per circuitus º lui qui preètend justement s' en dispenser º un organe que la deècence lui interdit de nommer, et en se plac°ant sous la caution morale de Numa, le roi leègendaire de Rome qu' il prend volontiers comme modeéle de sagesse (XI, 15, 8-10). Deés lors, la figure de Caton, davantage redevable des steèreèotypes scolaires que du portrait nuanceè de Ciceèron, est preèsenteèe de manieére
naissance, qui est notre peére aé tous et que le veèneèrable Numa appelait `mentule' . N' oublie pas cependant, Apollinaris, que tu as sous les yeux des vers de Saturnales : le petit livre que voici n' a pas les meêmes mÝurs que moi ý. Pour Martial, le texte que nous donnons est celui de H. J. Izaac, dont nous avons parfois modifieè la traduction.
18
Pour une eèvocation des Saturnales, voir par exemple J. -N. Robert, Les plaisirs
aé Rome, Paris, 1983, p. 76 et suiv. L' importance des Saturnales a eè teè signaleèe, pour l' ensemble des livres de Martial, notamment par H. J. Izaac , Martial, index des noms propres, p. 345-346, et pour le livre XI, par N. M. Kay , Martial, p. 71-72.
19
J.-P. Sullivan, Martial : The Unexpected Classic. A Literary and Historical Study, Cam-
bridge, 1991, p. 66-67.
20
Mart., VIII, 70 et IX, 26.
21
J.-P. Sullivan, Martial, p. 44 et suiv.
22
Pour Cosmus, Cosmianus et Cosmicos, voir H. J. Izaac, Martial, index des noms
propres, p. 314. Pour les cheveux tout humides de parfums, theé me traditionnellement associeè au plaisir du vin et de la nourriture, voir Meè leèagre, Anth. Pal., V, 136 ; Luc.,
Phars., X, 164-168 ; Mart., VI, 57 ; VI, 74 ; VIII, 3, 10 ; X, 20 (19), 18-20 ; XIII, 126 ; XIV, 146 etc.
412
jean-claude julhe
humoristique comme une sorte de repoussoir aé un livre qui s' inscrit dans la tradition des Saturnales et qui revendique une entieé re licence poeètique
23
. L' illustre censeur est en effet reèduit aé un sourcil û chagrin ý
et aé une mine û renfrogneèe ý (XI, 2, 1-2) devant le triste spectacle qu' offrent ces plaisirs festifs. Avec lui, sont eèvoqueèes diffeèrentes figures feèminines, la fille de Fabricius, les Sabines ou la propre femme de Caton, que Martial consideére toutes comme des parangons de vertu. On conna|êt la frugaliteè et le deèsinteèressement de Fabricius, dont le Cato Maior rappelait les reèserves aé l' encontre de la philosophie eèpicurienne
24
et dont Martial se pla|êt aé croire que l' austeére vertu avait sur-
veècu en sa fille (XI, 2, 2). L' adjectif horribilis, qui sert aé caracteèriser les Sabines, ne manque pas, lui non plus, de saveur (XI, 15, 2) : s' il deèfinit bien une attitude de noble reèprobation face aé des eèvocations par trop licencieuses, il suggeére aussi une allure physique peu soigneèe, celle de femmes vivant aé une eèpoque reculeèe ou é le manque de seèduction et l' ignorance des plaisirs tenaient lieu de vertu. Ovide le savait bien, qui qualifiait les Sabines d' immundae, de rigidae, de taetricae
25
,
et qui ramenait avec malice la preètendue chasteteè des femmes aé leur incapaciteè aé eèveiller l' inteèreêt des hommes : casta est quam nemo rogauit...
26
.
Martial
reprend
l' adjectif
tetricus,
û sombre,
seèveére ý,
et
l' applique aux lecteurs du û raboteux ý Santra (XI, 2, 7), auteur, vers la fin de la peèriode ciceèronienne, d' une Vie des hommes illustres et d' un traiteè de grammaire dont la lecture devait eêtre aussi û eèdifiante ý
23
Voir en particulier M. Citroni, û Marziale e la Letteratura per i Saturnali (poetica
dell' intrattenimento e cronologia della pubblicazione dei libri) ý, Illinois Classical Studies, 14, 1-2 (1989), p. 201-226.
24
Cic., Cato, 43 : Saepe audiui a maioribus natu, qui se porro pueros a senibus audisse dice-
bant, mirari solitum C. Fabricium quod, cum apud regem Pyrrhum legatus esset, audisset a Thessalo Cinea esse quendam Athenis qui se sapientem profiteretur eumque dicere omnia quae faceremus ad uoluptatem esse referunda. Quod ex eo audientis M'. Curium et Ti. Coruncanium optare solitos ut id Samnitibus ipsique Pyrrho persuaderetur, quod facilius uinci possent cum se uoluptatibus dedis sent : û D' apreés ce que j' ai souvent entendu dire aé mes a|êneès, qui l' auraient appris euxmeêmes de vieillards dans leur enfance, C. Fabricius reèpeètait avec eètonnement un propos que, lors de son ambassade aupreés du roi Pyrrhus, lui aurait tenu le Thessalien Cineè as : il existait aé Atheénes un homme qui, tout en faisant profession de sagesse, soutenait qu' il é ce reècit, M'. Curius et Ti. Coruncanius sou fallait rapporter tous nos actes au plaisir. A haitaient qu' on en persuadaêt les Samnites et Pyrrhus lui-meême, parce qu' ils seraient plus faciles aé vaincre apreés s' eêtre livreès au plaisir ý. Pour le Cato Maior, le texte et la traduction que nous donnons sont ceux de P. Wuilleumier, Paris, 1961.
25
Ov., Am. I, 8, 39 ; II, 4, 15 ; III, 8, 61.
26
Ov., Am. I, 8, 43 : û La femme vertueuse est celle qui n' a rec° u aucune proposi-
tion ý, trad. H. Bornecque, Paris, 1930, 4
e
tirage, 1968 (Collection des Universiteès de France).
413
martial et caton aé l' heure des plaisirs
et û reèbarbative ý que le style en eètait û rempli d' aspeèriteès ý
27
. Enfin,
quand il eèvoque la û femme de Caton ý (XI, 15, 1), peut-eêtre Martial pense-t-il aé la noble Licinia, dont on disait qu' elle n' avait pas le tempeèrament des plus enclins au plaisir et qui, aé en croire l' inteèresseè luimeême, n' avait jamais serreè dans ses bras son mari û qu' apreés un grand coup de tonnerre ý
28
.
Ces allusions plaisantes permettent aé Martial de tracer la frontieére entre celles de ses eèpigrammes qui eèvoquent cruêment la licence des Saturnales ou les plaisirs des sens º
eèpigrammes dont la formule ite
foras ! (XI, 2, 4) exclut les modernes Catons º et les autres, dont l' inspiration est plus haute et le registre plus soutenu. C' est ainsi que, au deux tiers de son livre III, il deèfendait expresseèment aux honneêtes femmes de poursuivre plus avant la lecture d' un ouvrage qui risquait de devenir fort scabreux, ce qui au fond, soulignait-il avec malice, eètait le meilleur moyen de reèveiller leur inteèreêt en sommeil
29
. Martial
s' inscrit laé dans une tradition litteèraire qui fait de la poeèsie non seulement l' expression, mais encore l' agent du plaisir eèrotique, en meême temps qu' une creèation irreèductible aé la personnaliteè de son auteur. Il ne peut pas ne pas se souvenir par exemple du poeéme 16 de Catulle, dans lequel celui-ci deèfendait l' honneêteteè de ses mÝurs tout en revendiquant pour ses û petits vers ý, uersiculi, la capaciteè d' inviter au plaisir physique, non seulement les û jeunes gens ý, pueri, mais aussi û les barbons ý, hi pilosi,
aux ardeurs
languissantes. Deés son premier
livre,
Martial jurait que si sa page eètait û libertine ý, lasciua, sa vie restait û honneête ý, proba
30
, et comparait ensuite ses petits volumes aé ce que
les maris sont pour leurs femmes : ils ne sauraient plaire s' ils eètaient
27
Voir H. J. Izaac, Martial, appendice, p. 282 (note 2, compleèmentaire aé la p. 118), et
N. M. Kay, Martial, p. 60.
28
Plutarque, Caton l' Ancien, 17, 7 (Cf. J.-N. Robert, Caton ou le citoyen. Biographie,
Paris, 2
e
tirage, 2002, p. 135-136). Apreés la mort de Licinia, Caton eèpousa, alors qu' il
avait environ quatre-vingts ans, la fille d' un de ses affranchis, Salonia, ce dont Plutarque semble s' offusquer (Plutarque, Caton l' Ancien, 24, 1-8 ; cf. J.-N. Robert, Caton, p. 363365). Caton le Jeune, quant aé lui, eut eègalement deux eèpouses, ce qui fait dire aé N. M. Kay, Martial, p. 98, que l' expression Catonis uxor ne saurait faire preèciseèment reèfeèrence ni aé aucun des deux Catons, ni aé aucune de leurs deux eèpouses respectives ; force est cependant de constater que, toujours selon Plutarque, la premieé re eèpouse de Caton le Jeune, Atilia, fut reèpudieèe pour inconduite (Plutarque, Caton le Jeune, 24, 6), tandis que la vertu de la seconde, Marcia, n' est eèvoqueèe par le biographe qu' avec prudence, et par contraste avec la preèceèdente (ibid., 25, 1), si bien qu' il nous para|êt plus approprieè de reconna|être la noble Licinia, la premieére eèpouse de Caton le Censeur, derrieére la Catonis
uxor dont parle Martial.
29
Mart., III, 68 et 86.
30
Mart., I, 4, 7-8.
414
jean-claude julhe
deèpourvus de leur plus viril attribut
31
. Le poeéte reprendra l' ideèe aé
propos de Caton et des vieillards : s' il deèconseille aé la femme de Caton la lecture de son livre XI, c' est parce que ces vers de Saturnales n' ont pas les bonnes mÝurs de leur auteur (XI, 15, 13), tandis que la partie de son livre III dont eètaient exclues les honneêtes femmes ne pouvait
pas
manquer
d' inteèresser
ceux
et
celles
que
l' amour
sait
eèmouvoir, quel que soit leur aêge : Haec igitur nequam iuuenes facilesque puellae, haec senior, sed quem torquet amica, legat
32
.
L' allusion au vieillard û que tourmente encore une ma|êtresse ý, si elle eèvoque de plaisante fac°on les personnages de la comeèdie, rappelle aussi le Cato Maior : l' illustre censeur y vantait en effet une vieillesse sereine deèlivreèe de û cette espeéce de chatouillement qu' exercent les plaisirs ý, uoluptatum [...] quasi titillatio, et s' en rapportait aé l' exemple de Sophocle qui, avanceè en aêge, se reèjouissait de s' eêtre soustrait aux plaisirs de l' amour, res Veneriae, û comme au joug d' un ma|être sauvage et forceneè ý, sicut ab domino agresti ac furioso
33
.
Lorsque, dans la reèflexion ciceèronienne sur la vieillesse, Caton se faisait fort de ne pas donner l' impression û d' avoir tout aé fait deèclareè la guerre au plaisir ý
34
, chez Martial, et particulieérement dans le livre
XI, il appara|êt sous les traits qu' en a retenus la tradition, ceux d' un censeur rigide entoureè de femmes tristement respectables. C' est que la mention de Caton participe chez le poeéte d' une deèfense des eèpigrammes en tant que vers de Saturnales, et d' une deèfense de la licence poeètique comme expression et source d' un plaisir sensuel. L' examen d' une eèpigramme adresseèe aé Pline le Jeune, dans laquelle Martial meêle les allusions aé Ciceèron et aé Caton, va cependant apporter quelques nuances aé la manieére dont il convient d' envisager les liens que le genre eèpigrammatique entretient avec la notion de û plaisir ý, et nous ramener au Cato Maior.
31
Mart., I, 35, 3-5 et 14-15. Pour le commentaire voir J. P. Hallett, û Nec castrare velis
meos libellos : sexual and poetic lusus in Catullus, Martial and the Carmina Priapea ý, dans Satura Lanx, Festschrift W. A. Krenkel, 1996, p. 321 -344. Cf. L. Herrmann, û Martial et les Priapeèes ý, Latomus, 22 (1963), p. 31-51.
32
Mart., III, 69, 5-6 : û Qu' elle soit [cette page] la lecture des jeunes libertins et des
filles complaisantes, ainsi que du vieillard, de celui -laé du moins que tourmente encore une ma|êtresse ý.
33 34
Cic., Cato, 47. Cic., Cato, 46 : ... ne omnino bellum indixisse uidear uoluptati, cuius est fortasse quidam na-
turalis modus ... : û ... car je ne veux pas donner l' impression que j' ai tout aé fait deèclareè la guerre au plaisir, dont une juste mesure est peut-eêtre conforme aé la nature ... ý.
martial et caton aé l' heure des plaisirs
415
L' eè pigramme comme poeè sie de la convivialiteè : un Caton sen sible au plaisir de la conversation ? (d' apreé s Martial, X, 20)
Dans l' eèpigramme X, 20, Martial, reprenant un lieu commun de la poeèsie eèleègiaque, s' adresse aé sa Muse pour lui recommander ces vers nouveaux qu' il souhaite offrir aé Pline le Jeune. C' est pour le poeéte l' occasion de justifier ses eèpigrammes, dont il reèserve la lecture aux heures de la comissatio, et, en comparant son destinataire aux û rigides Catons ý, de jouer sur l' image traditionnelle du censeur hostile aé l' ars poetica comme aux banquets, mais connu cependant pour ses bons mots, et dont Ciceèron avait fait dans le Cato Maior un plaisant convive. Apreés avoir guideè sa Muse jusqu' aé la porte du veèneèrable Pline auquel il la charge de remettre û ce petit volume trop peu seèrieux ý, parum
seuerus
libellus
(vers
1-11)
35
,
Martial
deèveloppe
l' opposition
entre deux temps, celui de la journeèe, voueè aé d' austeéres eètudes, et celui de la soireèe, consacreè au plaisir du banquet, opposition aé laquelle correspond celle de deux genres, la prose oratoire et la poeèsie leègeére (vers 12-21)
36
. Deèjaé, dans l' eèpigramme IV, 8, le poeéte, eèvoquant de la
premieére aé la dixieéme heure l' emploi du temps d' une journeèe, suggeèrait aé Eupheèmus de proposer aé Domitien la lecture de ses libelli une fois passeè le moment de la cena, lorsque l' empereur prend du repos et s' adonne au plaisir de la comissatio
37
. Dans l' eèpigramme X, 20, il op-
pose ainsi, d' une part, û tout au long des journeèes ý, l' û austeére Minerve ý º
l' expression tetrica Minerua annonce celle dont nous avons
vu qu' elle sert aussi aé qualifier les livres de Santra º
35
et les û eècrits de
De meême, dans l' eèpigramme I, 70, par exemple, le poeéte deètaille l' itineèraire que
devra suivre le libellus, s' il veut parvenir aé la maison de Proculus.
36
Mart., X, 20 (19), 12-21 : Sed ne tempore non tuo disertam / pulses ebria ianuam uideto : /
totos dat tetricae dies Mineruae, / dum centum studet auribus uirorum / hoc quod saecula posterique possint / Arpinis quoque conparare chartis. / Seras tutior ibis ad lucernas : / haec hora est tua, cum furit Lyaeus, / cum regnat rosa, cum madent capilli : / tunc me uel rigidi legant Catones : û Mais prends bien garde [le poeéte s' adresse aé Thalie] de t' en aller frapper aé contretemps, dans les vapeurs de l' ivresse, aé cette porte eèloquente : il [Pline] donne ses journeèes tout entieéres aé l' austeére Minerve, car il veut faire entendre aux Cent Juges des discours que les geèneèrations de nos descendants puissent comparer meême aux Ýuvres de l' orateur d' Arpinum. Tu seras plus suêre de l' accueil si tu y vas aé l' heure tardive oué s' allument les flambeaux : c' est laé ton heure, quand Bacchus est pris de folie, que la rose est reine, que les cheveux ruissellent de parfums : alors, que meê me les rigides Catons fassent de moi leur lecture ý. Cet extrait est celui que cite Pline le Jeune dans son hommage aé Martial (Pline, Epist., III, 21, 5).
37
Mart., IV, 8. Pour la comissatio, voir par exemple F. Dupont, L' invention de la litteèra-
ture. De l' ivresse grecque au livre latin, Paris, 1994, p. 128-130.
416
jean-claude julhe
l' orateur d' Arpinum ý, Arpinae chartae º des eècrits que Pline lui-meême signale
comme
eètant ses
modeéles
38
º
(vers 14-17) ;
de l' autre,
û aé
l' heure des flambeaux du soir ý, un petit livre d' eèpigrammes dont la lecture est indissociable du vin, des roses et des parfums, auxiliaires embleèmatiques du plaisir lieè au banquet qui suit ou qui preèceéde le d|êner et au cours duquel les convives peuvent boire et parler agreèablement (vers 18-21). La pointe de l' eèpigramme consiste aé comparer Pline aé Caton, ou plutoêt aux û rigides Catons ý, c' est-aé-dire aé tous ceux qui se reèclament de l' inteègriteè morale de l' antique censeur ou de son arrieére-petit-fils, et aé suggeèrer qu' il pourrait ne pas rester insensible aé la lecture d' un parum seuerus libellus, aé l' heure tardive ou é l' on s' adonne aux plaisirs de la comissatio, le subjonctif legant marquant, selon les traducteurs, soit la possibiliteè (û meême les rigides Catons feraient de moi leur lecture ý
39
), soit l' obligation (û meême la seèveèriteè des Catons doit lire
mes vers ý
40
). Cette comparaison est particulieérement bien adapteèe :
d' une part, parce que Pline, du fait de ses fonctions officielles comme de sa personnaliteè, peut en effet sembler aé ses contemporains rivaliser avec les deux Catons, des personnages auxquels il se reèfeére volontiers dans sa correspondance
41
; d' autre part, parce qu' il lui est arriveè de
composer û des petits vers un peu leègers ý, uersiculi seueri parum, qu' il prend soin de classer parmi û tous les genres innocents de reè creèation ý, omnia innoxiae remissionis genera, et dont il preètend qu' ils ne sont nullement incompatibles avec la digniteè de son rang
42
. Martial suggeére
donc avec esprit que la lecture d' un livre d' eèpigrammes pourrait eêtre l' indice
d' un
certain
relaêchement
moral,
mais
la
justifie
en
tant
qu' elle consiste en un plaisir frivole et sans conseèquence, strictement circonscrit aux heures du loisir et de la comissatio. Si cette deèfense des uersiculi s' inscrit dans la tradition initieèe par le poeéme 50 de Catulle oué celui-ci ceèleèbrait le plaisir poeètique eèprouveè en compagnie de Calvus, û au milieu des plaisanteries et des coupes de vin ý, per iocum atque uinum
43
, elle joue aussi sur les rapports ambi-
gus que le personnage de Caton entretient avec la poeèsie et les plaisirs du banquet. Dans un fragment du Carmen de moribus conserveè par
38
Plin., Epist., I, 5, 12.
39
Trad. H.-J. Izaac, Paris, 1930.
40 41 42 43
Trad. A.-M. Guillemin, Paris, 1927. Plin., Epist., I, 17, 3 ; I, 20, 4 ; III, 12, 2-3 ; III, 21, 5 ; IV, 27, 4 ; IV, 7, 5. Plin., Epist., V, 3, 2 et suiv. Trad. A.-M. Guillemin. Cat., 50, 6. Pour un commentaire du texte en relation avec les plaisirs de la comissa-
tio, voir F.
D upont,
L' invention de la litteèrature, p. 133 et suiv.
417
martial et caton aé l' heure des plaisirs
Aulu-Gelle, Caton se fait en effet l' eècho de l' opinion qui avait cours chez les dirigeants de Rome dans les deècennies qui suivirent Zama : û Poeticae artis honos non erat. Si quis in ea re studebat aut sese ad conuiuia adplicabat, `crassator ' uocabatur ý
44
. Le terme de crassator (ou grassator) est
riche de sens : c' est le û parasite ý qui compose des divertissements destineès aux banquets, l' û amuseur ý public qui s' offre en spectacle aux passants, voire le û maraudeur ý qui deètrousse les voyageurs imprudents
45
. Ce terme aux rudes consonances est nettement peèjoratif et,
au nom d' une morale de l' eènergie, condamne l' oisiveteè, notamment û l' art de la
poeèsie ý, ars poetica,
directement associeè
aux û festins ý,
conuiuia. Sans doute Caton, un peu avant la fin de sa questure, avait -il fait
en
Rome
46
Sardaigne
la
:
Maior
le
Cato
connaissance a
relateè
d' Ennius aé
qu' il
plusieurs
avait
reprises
installeè
l' amitieè
aé
que
l' homme politique avait noueèe avec le poeéte et l' admiration qu' il portait aé ses Ýuvres
47
; mais c' est que le chantre des Annales, quand il
ceèleèbrait la grandeur morale des heèros de l' ancienne Rome, n' avait rien en commun avec tous les jeunes poeétes qui succombaient aux plaisirs de la luxuria ou qui se perdaient en pures speèculations intellectuelles
48
.
Cette
familiariteè
entretenue
avec
Ennius
n' empeêcha
d' ailleurs pas Caton, peu apreés son eèchec aé la censure, de reprocher aé Fulvius Nobilior de s' eêtre fait accompagner par le poeéte dans sa campagne
d' Ambracie
49
;
on sait
enfin
qu' il
ne
dut
jamais
com-
poser lui-meême que des Ýuvres en prose, preèfeèrant toujours au dilettantisme de la poeèsie l' efficaciteè pratique de l' eèloquence
50
.
Dans le Cato Maior, Ciceèron donnait cependant une tout autre image de Caton,
qu' il
conuiuiorum delectatio
44
51
preèsentait
sensible
au
û plaisir
des festins ý,
, depuis son jeune aêge et plus encore en ses
A. Gell., Noct. Att., XI, 2, 5 : û L' art du poeéte ne rapportait pas de gloire. Celui
qui s' y appliquait ou s' adonnait aux banquets eè tait appeleè crassator (lambin) ý. Le texte et la traduction sont ceux de R. Marache, Paris, 1989 (Collection des Universiteès de France), mais J. Preèaux, û Caton et l' Ars Poetica ý, Latomus, 25 (1966), p. 710-725, preèfeèrait lire grassator (voir ses justifications p. 710, n. 1).
45 46 47
J. Preèaux, û Caton ý, p. 711-723. J.-N. Robert, Caton, p. 79-84. Cic., Cato, 10 : familiaris noster Ennius ; pour les citations d' Ennius, voir ibidem 14,
16, 50, 73.
48
Cf. J.-M. Andreè, L' otium dans la vie morale et intellectuelle romaine des origines aé l' eèpoque
augusteèenne, Paris, 1966, p. 30 et n. 18 (reèfeèrence citeèe par J. Preèaux, û Caton ý, p. 711, n. 3 ; voir aussi p. 723-725).
49 50 51
J.-N. Robert, Caton, p. 159-163 (cf. Cic., Tusc., I, 2, 3). J.-N. Robert, Caton, p. 303 et suiv. Cic., Cato, 45.
418
jean-claude julhe
anneèes de vieillesse, comme il en faisait la confidence aé Scipion et aé Leèlius : Moi qui aime la conversation, j' aime aussi les longs repas, non seule ment avec des hommes de mon aêge, dont il reste treés peu maintenant, mais encore avec ceux du voêtre et surtout avec vous, et je suis treés reconnaissant aé la vieillesse de m' avoir accru la passion de converser en m' enlevant celle de boire et de manger. [...] Pour ma part, j' aime les preèsidences de table [...], et les paroles prononceè es la coupe aé la main [...], et les coupes qui [...], `toutes menues, distillent des gouttes de ro seèe' , et la fra|êcheur en eèteè et inversement le soleil ou le feu en hiver ; je maintiens constamment ces usages meê me en Sabine : chaque jour, je garnis ma table de voisins et nous prolongeons le repas dans la nuit, le plus avant possible, par des conversations varieè es
52
.
Cette image contraste avec la rudesse dont Caton faisait preuve dans ses discours publics : on sait que ses bons mots eètaient fameux, aé tel point qu' on en dressa deés l' Antiquiteè un recueil, les Dicta (ou Dicteria) Catonis. Eugeéne de Saint-Denis, qui en a eètudieè un certain nombre, ainsi que des fragments des discours qui nous ont eèteè conserveès, a montreè qu' il ne s' agissait pas laé d' aimables plaisanteries, mais de boutades acerbes, souvent sarcastiques et meême injurieuses
53
; Ciceèron lui-
meême, dans le Brutus, louait en ces termes l' orateur que fut Caton : û Qui eut jamais plus de poids dans l' eèloge, plus d' aêpreteè dans la critique, dans les penseèes plus de finesse, dans l' exposeè des faits et des arguments plus de simpliciteè ? ý
54
. En revanche, cette image d' un Caton
qui, aux dires de Ciceèron, se montre en priveè disert et sociable, co|ëncide assez bien avec celle que nous en a laisseèe Plutarque : Il eètait un convive aimable, rechercheè par les hommes de son aêge, et meême par les jeunes gens car il avait une vaste expeè rience et avait assisteè aé de nombreux eèveènements et discours dignes d' eêtre rapporteès. La table eètait, selon lui, le meilleur endroit pour se faire des amis. Il in vitait les convives aé faire de longs eèloges des citoyens de valeur. Quant aux hommes inutiles ou meèchants, on n' en faisait nulle mention : Ca -
52
Cic., Cato, 46.
53 E. D e Cf.,
du
Saint-Denis, Essais sur le rire et le sourire des Latins, Paris, 1965, p. 74 et suiv.
meême
auteur,
û Caton
l' Ancien
vu
par
Ciceè ron ý,
L' Information
litteèraire,
8 (1956), p. 93-100.
54
Cic., Brut., 65 : [... oratorem enim hoc loco quaerimus : û ... c' est de l' orateur qu' il
s' agit ici ý] quis illo grauior in laudando ? acerbior in uituperando ? in sententiis argutior ? in docendo edisserendoque subtilior ? Trad. J. Martha, Paris, 1923, 4 des Universiteès de France). Cf. E.
De
eéme
tirage, 1966 (Collection
Saint-Denis, Essais sur le rire, p. 77.
419
martial et caton aé l' heure des plaisirs
ton interdisait qu' on en parlaêt aé table, que ce fuêt pour les critiquer ou pour les louer
55
.
Dans cette pratique d' une agreèable conversation qui ne doit rien aé la tension oratoire, Ciceèron trouvait l' application des principes qu' il exposerait, la meême anneèe que le Cato Maior, dans le De Officiis, oué il distinguerait deux sortes de û parole ý (oratio), celle de l' û eèloquence ý, 56
contentio, et celle de la û conversation ý, sermo
; cette dernieére se doit
d' eêtre paisible, sans opiniaêtreteè, et pleine d' agreèment : ... Veillons avant tout aé ne pas reèveèler la preèsence de quelque deèfaut de caracteére, ce qui arrive le plus souvent quand on s' acharne aé parler des absents, pour les deènigrer, en les tournant en ridicule ou en tenant des propos seèveéres, meèdisants et injurieux
57
.
Il semble deés lors qu' en attribuant aux û rigides Catons ý un eèventuel inteèreêt pour son û petit volume trop peu seèrieux ý, Martial ne joue pas seulement sur un paradoxe, mais suggeére aussi que les esprits sages de son sieécle, Pline au premier chef, pourraient s' adonner aé la lecture des eèpigrammes au nom de ce que Ciceèron deèfinissait comme le plaisir de la conversation entre amis. C' est que l' eèpigramme elle-meême constitue, selon l' expression de Pierre Laurens, û une Ýuvre conviviale ý
58
.
Cette û convivialiteè ý tient d' abord aé son statut : c' est une poeèsie de circonstance, comme ces distiques eècrits pour accompagner un cadeau envoyeè au domicile d' un ami ou joints aé des objets tireès au sort entre les inviteès aé la table du ma|être de logis
59
; elle tient ensuite aé son
contenu : c' est une galerie de portraits-charges qui permet de deèfinir a contrario tout un code de la civiliteè et de la conversation entre gens du monde
60
; elle tient enfin aé sa forme : c' est un recueil de traits d' esprit
eèlaboreès dans un climat de compliciteè qui n' exclut pas toujours une
55
Plutarque, Caton l' Ancien, 25, 3-4. Trad. A.-M. Ozanam, Paris, 2001 (Collection
Quarto). Le rapprochement entre le texte de Plutarque et celui du Cato Maior eètait deèjaé eètabli par E. De Saint-Denis, Essais sur le rire, p. 73-74.
56
Cic., De Off., I, 132.
57
Cic., De Off., I, 134 : ... in primisque prouideat ne sermo uitium aliquod indicet inesse in
moribus ; quod maxime tum solet euenire, cum studiose de absentibus detrahendi causa aut per ridicu lum aut seuere maledice contumelioseque dicitur. Trad. M. Testard, Paris, 1965, 2
e
tirage, 1974
(Collection des Universiteès de France).
58
P. Laurens, L' abeille dans l' ambre. Ceèleèbration de l' eèpigramme de l' eèpoque alexandrine aé la
fin de la Renaissance, Paris, 1989, p. 219.
59 60
Ce sont, respectivement, les Xenia du livre XIII et les Apophoreta du livre XIV. P. Laurens, L' abeille dans l' ambre, p. 245, emprunte ainsi aé Martial û un certain nom-
bre de portraits ý qu' il se propose de regrouper û dans un chapitre ``De la socieè teè et de la conversation'' ý.
420
jean-claude julhe
certaine causticiteè
61
. La composition de l' eèpigramme X, 20 participe
elle-meême de cette convivialiteè dans la mesure oué elle constitue un cadeau adresseè aé Pline, en meême temps qu' une comparaison pleine de malice entre le destinataire, un orateur fort respectable, mais suscep tible de succomber aux plaisirs varieès d' un banquet, et les û rigides Catons ý. Pline saura d' ailleurs se montrer sensible aé un tel preèsent quand il rendra hommage, non sans une certaine condescendance tou tefois, aé l' esprit de Martial et aé l' agreèment que procure la lecture de ses poeémes
62
.
Le Cato Maior ciceèronien, qui preèsentait un Caton moins porteè dans les d|êners au plaisir de la nourriture qu' aé celui de la conversation, peut donc eèclairer le sens de l' eèpigramme X, 20. Le poeéte y joue en effet sur le contraste entre la rigiditeè morale traditionnellement attribueèe aé Caton et son gouêt pour les plaisirs de la convivialiteè et de l' esprit, plaisirs dont le genre eèpigrammatique est l' illustration. Force est cependant de reconna|être que si elle concerne bien le plaisir, cette deèfense de l' eèpigramme en relation avec la figure de Caton n' a pas speècifiquement trait aé la vieillesse : reste deés lors aé examiner, dans le prolongement du Cato Maior, certaines des reèflexions morales sur les liens entre le plaisir et la vieillesse que Martial a inteègreèes dans ses vers.
Les
plaisirs
d' une
respectable
vieillesse
d' apreé s
le
Cato
Maior et la porteè e morale des eè pigrammes de Martial
La reèfeèrence aé Caton utiliseèe pour deènoncer l' hypocrisie des faux vertueux (Mart., IX, 27), rappelle au lecteur que l' eèpigramme est un genre qui convient aé la satire des mÝurs, comme le montrent par exemple la manieére dont Martial critique aé de nombreuses reprises
61
P. Laurens, L' abeille dans l' ambre, p. 222, rappelle l' histoire du mot urbanitas, selon
la deèfinition donneèe par Caton lui-meême, d' apreés Domitius Marsus, et cite Quint., Inst. Or., VI, 3, 105 : Vrbanus homo erit, cuius multa bene dicta responsaque erunt, et qui in sermonibus, circulis, conuiuiis, item in contionibus, omni denique loco ridicule commodeque dicet : û Sera urbanus l' homme qui abondera en bons mots et en reèponses heureuses et qui, dans les conversations, les cercles, les repas et aussi les assembleè es publiques, bref en tous lieux, parlera de manieére amusante et approprieèe ... ý. Cf. E. De Saint-Denis, Essais sur le rire, p. 149-152.
62
Plin., Epist., III, 21 : Erat homo ingeniosus, acutus, acer, et qui plurimum in scribendo et sa -
lis haberet et fellis nec candoris minus : û C' eètait un eècrivain doueè de talent, d' esprit, de feu et dans les eècrits duquel on trouve beaucoup d' agreèment et de malice avec une non moindre sinceèriteè ý, trad. A.-M. Guillemin. Voir ci-dessus note 36.
421
martial et caton aé l' heure des plaisirs
l' acharnement que mettent certaines femmes aé satisfaire leurs appeètits sexuels bien au-delaé de la jeunesse, et celle dont il loue en revanche la deèlectation spirituelle aé laquelle peut parvenir un sage vieillard (Mart., X, 23), conformeèment aé la lec°on du Cato Maior. L' eèpigramme IX, 27 s' en prend aé un certain Chrestus qui exalte les modeéles de l' ancienne vertu, û les Curius, les Camille, les Cincinnatus, les Numa, les Ancus et tous ces heèros velus dont nous entendons parler dans les livres ý
63
, tout en invitant les jeunes hommes qui croisent
son chemin aé des plaisirs que le poeéte rougirait de nommer. La pieéce se termine par un jeu de mots sur cette û langue de Caton ý, Catoniana lingua, dont l' hypocrite se sert aé la fois pour professer ses principes fort vertueux et pour satisfaire ses deèsirs fort coupables Catonianus n' est pas une invention de Martial
65
64
. L' adjectif
, qui aurait pu le lire
dans la correspondance de Ciceèron ou dans les Ýuvres de Seèneéque
66
;
il s' en sert, comme Horace ou Juveènal le font de l' emploi substantiveè du nom de Caton, pour opposer l' austeèriteè des temps anciens aé la deècadence contemporaine, et souligner avec perfidie le caracteére plein d' affectation, et aussi l' orgueil deèmesureè, de celui qui feint de suivre le modeéle inaccessible que repreèsente l' illustre censeur
67
. C' est dire
que l' eèpigramme se deèfinit, aé l' instar de la satire, comme un genre qui permet de faire tomber les faux-semblants, de lever les illusions dont on cherche aé abuser autrui, mais par lesquelles aussi on s' abuse quelquefois soi-meême. La virulence et la cruauteè avec lesquelles Martial a caricatureè les vieilles femmes aé la recherche du plaisir physique le traduit d' une manieére particulieérement frappante.
63
Mart., IX, 27, 6-7 : ... Curios, Camillos, Quintios, Numas, Ancos, / et quidquid umquam
legimus pilosorum ...
64
Mart., IX, 27, 10, 13-14 : ... Occurrit aliquis inter ista si draucus [...], nutu uocatum ducis,
et pudet fari / Catoniana, Chreste, quod facis lingua : û Mais si, au milieu de ces tirades, se preèsente aé tes yeux quelque jeune sodomite [...], tu l' emmeé nes apreés l' avoir appeleè d' un geste, et je rougirais de dire, Chrestus, ce que tu fais avec ta langue de Caton ý. Pour le sens exact de draucus et les û humiliations symboliques ý eèvoqueèes dans ce texte, voir F. Dupont et Th. E è loi, L' eèrotisme masculin dans la Rome antique, eèd. Belin, 2001, p. 172174.
65 66
Contrairement aé ce que dit J.-N. Robert, Caton, p. 15. Cic., Ad fam., VII, 25, 1 et Ad Quint., II, 5, 3 ; Sen., De tranq., 7, 5 ; Ad Luc., 94, 27
et 119, 2.
67
S. Agache, û Caton ý, p. 80, signale que, d' apreé s Plutarque (Caton l' Ancien, 19, 7),
l' illustre censeur û lui-meême appelait des Catons gauches ceux qui essayaient maladroite ment de l' imiter ý. Elle rapproche eègalement Martial des satiristes pour l' emploi subs tantiveè qu' il fait parfois du nom de Caton, tel Juveè nal qui ironise sur û un troisieéme Caton tombeè du ciel ý (Juv., II, 40). Cf. Horace, pour qui û prendre l' air farouche de Ca ton ý ne suffit pas aé imiter ses vertus (Hor., Epist., I, 19, 13-14).
422
jean-claude julhe
Une eètude de Mariella Bonvicini a mis en lumieére l' importance du theéme de la vieillesse dans l' inspiration eèpigrammatique et montreè qu' en ce domaine Martial, s' il ne manque pas de s' en prendre aux hommes, se reèveéle particulieérement cruel aé l' eègard des femmes, dont il deètaille avec complaisance le deèlabrement physique
68
: on ne compte
plus dans ses livres les malheureuses dont les rides disgracieuses, les muscles avachis, la calvitie galopante ou les dents absentes suscitent ses sarcasmes, comme aussi leurs tentatives deèsespeèreèes pour essayer de û reèparer
des
ans
l' irreèparable
outrage ý
69
.
Le
bon
usage
qu' elles
pensent faire du maquillage le plus savant ou des postiches les plus couêteux, mais eègalement de toutes sortes de minauderies infantiles, loin
de
les
rajeunir,
les
transforme
en
creèatures
de
cauchemar
70
.
C' est que le poeéte, dirait-on, ne peut leur pardonner le deèsir qu' elles eèprouvent de rester seèduisantes ni leur preètention aé profiter des plaisirs de l' amour, aé tout aêge sans doute º suivant les conseils d' Ovide dont on
se
souvient
qu' il
souhaitait
que
l' homme, connu ê t le plaisir des sens
71
la
femme,
tout
autant
que
º, mais plus encore une fois la
vieillesse venue º comme ces ma|êtresses grisonnantes auxquelles l' auteur de l' Art d' aimer accordait avec humour le beèneèfice de l' expeèrience tout en leur sachant greè des soins qu' elles prenaient aé para|être plus jeunes
72
. Nombre des eèpigrammes de Martial jouent en effet avec
obsceèniteè sur le contraste entre la deègradation physique de ces vieilles femmes et la deèmesure de leurs appeètits sexuels, ce qui les conduit, dans le meilleur des cas, aé acheter des faveurs qu' on leur refuse spontaneèment
73
. Toutefois, cette condamnation du plaisir physique au
temps de la vieillesse n' entretient qu' un lointain rapport avec le Cato Maior, qui envisageait rapidement les plaisirs de l' amour, et neègligeait le point de vue feèminin sur la question
74
: Martial, laé encore, s' inscrit
dans la tradition d' Horace ou annonce Juveènal
68
M. Bonvicini,
û L' epigramma
latino :
Marziale ý,
75
, meême si la virulence
dans
Senectus. La vecchiaia nel
mondo classico, eèd. U. Mattioli, Bologne, 1995, tome II, p. 113 -136 (voir p. 113-114 : û La topica in questione º lo si eé giaé visto anche in Orazio º impone la descrizione di vecchi per se stessi repellenti, soprattutto donne, disgustosamente distrutte nel fisico. [...] Uo mini e donne indistintamente si affannano per occultare i danni del tempo ... ý).
69
Mart., I, 19 ; II, 41 ; III, 43 ; V, 43 ; VI, 12 ; VII, 13 ; XII, (6) 7 ; XII, 23 etc.
70
Mart., I, 100 ; III, 93 ; IV, 20 ; IX, 37 etc.
71
Ov., Art d' aimer, II, 682-692.
72 73 74
Ov., Art d' aimer, II, 663-681, 693-703. Mart., II, 34 ; III, 32 ; VII, 75 ; IX, 80 ; X, 67 ; X, 90 ; XI, 29 etc. Cic., Cato, 47. J.-N. Robert (eèd.), annexe 2, p. 111-113, deèveloppe cependant, en
prolongement au Cato Maior, le theéme de la vieillesse reèpugnante et concupiscente, en particulier chez les femmes, tel qu' il sera traiteè entre autres par Martial.
75
Voir par exemple M.
B onvicini,
û L' epigramma ý, p. 117 et suiv.
423
martial et caton aé l' heure des plaisirs
de sa misogynie peut aussi s' expliquer par des causes personnelles, la haine d' un poeéte deèclasseè pour des femmes relativement nanties et qui devaient avoir plus de pouvoir que lui
76
. En revanche, lorsque, aé
ces femmes que l' illusion de la jeunesse rend ridicules, et reèpugnantes leur preètention au plaisir physique, il oppose le sage vieillard qui gou ê te l' agreèable satisfaction d' avoir bien conduit sa vie, le poeéte retrouve une ideèe importante du Cato Maior. L' eèpigramme X, 23 eèvoque en effet la û paisible vieillesse ý, placidum
aeuum, d' Antonius Primus qui, aé soixante-quinze ans reèvolus, conna|êt le bonheur tranquille que procure le souvenir d' une vie vertueuse : Iam numerat placido felix Antonius aeuo quindecies actas Primus Olympiadas praeteritosque dies et tutos respicit annos nec metuit Lethes iam propioris aquas. Nulla recordanti lux est ingrata grauisque ; nulla fuit cuius non meminisse uelit. Ampliat aetatis spatium sibi uir bonus : hoc est uiuere bis, uita posse priore frui
77
.
On pense geèneèralement pouvoir reconna|être dans ce personnage l' ancien geèneèral de Vespasien dont parle Tacite et qui, apreés avoir eèchappeè aux tourmentes de la guerre civile puis rec°u les ornamenta consularia, s' eètait retireè aé Toulouse ou é il consacrait ses loisirs aé la poeèsie, comme en teèmoigne semble-t-il l' eèpigramme IX, 99
78
. Dans l' eèpigramme X,
32, composeèe pour accompagner un portrait de Marcus Antonius Primus le repreèsentant au temps de sa jeunesse, le poeéte nous dit que la beauteè qui eètait alors celle de ses traits, si grande fuêt-elle, ne saurait cependant eègaler celle de son û caracteére ý et de son û aême ý, mores ani-
musque, beauteè tout inteèrieure qui reste son bien, meême maintenant 76 77
J.-P. Sullivan, Martial, p. 197 et suiv. Mart.,
X,
23 :
û Deèjaé,
bienheureux
en
sa
paisible
vieillesse,
Antonius
Primus
compte quinze Olympiades reèvolues ; il contemple derrieére lui les jours eècouleès et les ané se souvenir du passeè, neèes en suêreteè, sans redouter les flots du Leètheè deèjaé plus proche. A point de jour qui lui laisse une impression ameére et peènible, point de jour dont il ne veuille se souvenir. Il eètend pour lui-meême la dureèe de sa vie, l' homme de bien : c' est vivre deux fois, que de pouvoir jouir de sa vie anteè rieure ý.
78
M. Antonius Primus est notamment mentionneè par Tacite, Hist., II, 86 et suiv., et
son action domine les livres III et IV des Histoires. Pour l' identiteè du personnage, voir Tacite, Histoires, texte eètabli et traduit par H. Le Bonniec, annoteè par J. Hellegouarc' h, Paris, 1989 (Collection des Universiteès de France), tome II, p. 231 (note 2, compleè mentaire aé la p. 86), et tome III, index nominum, p. 213 (avec des reèfeèrences aé Mart., IX, 99 ; X, 23 ; 32 ; 73) ; mais l' identification a eèteè discuteèe : voir H. I. Izaac, Martial, appendice, p. 273 (note 2, compleèmentaire aé la p. 71), et index des noms propres, p. 303.
424
jean-claude julhe
qu' il est vieux
79
. On n' en comprend que mieux l' eèloge contenu dans
l' eèpigramme X, 23, ou é Antonius Primus est qualifieè d' û homme de bien ý, uir bonus, et la nature particulieére de son plaisir, un plaisir indissociable de sa û paisible vieillesse ý, puisqu' il prend sa source dans le passeè, dans cette partie de sa vie enfermeèe pour ainsi dire dans un lieu û privileègieè ý, û aé l' abri ý. Comme l' a fait Pierre Grimal dans un article sur la philosophie de Martial
80
, on peut en effet comparer la formule dont se sert le poeéte
pour eèvoquer le regard reètrospectif qu' Antonius Primus porte sur û les jours eècouleès et les anneèes comme en su ê reteè ý (praeteritosque dies et
tutos [...] annos) aé celle par laquelle Seèneéque, dans le De Beneficiis, expliquait que û ce qui est passeè est deèposeè en suêreteè ý : quod praeteriit
inter tuta sepositum est. Si d' autre part Martial n' utilise pas aé proprement parler le terme de û plaisir ý, le rapprochement avec le texte de è picure, suggeére cependant Seèneéque, qui se reèfeèrait nommeèment aé E que c' est bien un û plaisir ý, uoluptas, qu' eèprouve Antonius Primus aé se remeèmorer son passeè, et un plaisir qui est û le plus suêr au monde ý, puisque c' est û celui qu' on ne peut plus nous oêter ý
81
. Encore le bien-
fait tireè du souvenir n' est-il entier que pour le sage : dans le De Breui-
tate uitae, Seèneéque opposait de ce point de vue la crainte eèprouveèe par celui qui s' est laisseè sa vie durant emporter par ses passions, et la
79
Mart., X, 32 : Haec mihi quae colitur uiolis pictura rosisque, / quos referat uoltus, Caedi-
ciane, rogas ? / Talis erat Marcus mediis Antonius annis / Primus : in hoc iuuenem se uidet ore senex. / Ars utinam mores animumque effingere posset ! / Pulchrior in terris nulla tabella foret : û Ce portrait que je pare de violettes et de roses, tu veux savoir, Caedicianus, de qui sont les traits qu' il reproduit ? Tel eètait Marcus Antonius Primus dans la force de l' aê ge : dans ce visage le vieillard revoit sa jeunesse. Si l' art pouvait retracer le caracteé re et l' aême ! Il n' y aurait pas sur terre peinture plus belle ý.
80
P. Grimal, û Martial et la penseèe de Seèneéque ý, Illinois Classical Studies, 14, 1-2
(1989), p. 175-183.
81
P. Grimal, û Martial ý, p. 177. Cf. Sen., Ben., III, 4, 1-2 : Hoc loco reddendum est Epi-
curo testimonium, qui assidue queritur, quod aduersus praeterita simus ingrati, quod, quaecumque percepimus bona, non reducamus nec inter uoluptatis numeremus, cum certior nulla sit uoluptas, quam quae iam eripi non potest. Praesentia bona nondum tota in solido sunt, potest illa casus aliquis incidere ; futura pendent et incerta sunt ; quod praeteriit, inter tuta sepositum est : û Ici, il faut rendre teèmoignage aé E è picure. Il ne cesse de se plaindre de l' ingratitude que nous mon trons envers ce qui n' est plus, au lieu d' eèvoquer les biens dont nous avons joui et de les compter parmi nos plaisirs, le plaisir le plus suê r au monde eètant celui qu' on ne peut plus nous oêter. Les biens du moment ne sont pas encore sur la terre ferme ; quelque coup du hasard y peut occasionner une avarie ; les biens aé venir sont des possibiliteès en l' air et ils n' ont aucune certitude ; ce qui est passeè se trouve parmi les choses qui ne courent plus de risque, en un lieu privileègieè ý, trad. F. Preèchac, Paris, 1961 (Collection des Universiteès de
France).
425
martial et caton aé l' heure des plaisirs
seèreèniteè de l' homme de bien qui peut û vagabonder aé travers toutes les peèriodes de son existence ý, in omnes uitae suae partes discurrere
82
.
Ciceèron, dans le Cato Maior, deèveloppait lui aussi l' ideèe que la reèminiscence, pour ceux qui sont hommes de bien, est l' un des beè neèfices les plus agreèables de la vieillesse
83
. Le portrait qu' il brossait du
sage vieillard en qui s' alliaient û les lettres et la pratique des vertus ý annonc°ait l' ideèal atteint par Antonius Primus, qui partage avec Martial le gouêt de la litteèrature º si c' est effectivement de lui qu' il s' agit dans l' eèpigramme IX, 99 º
et qui suscite l' admiration du poeéte pour
é plula beauteè de son aême et la noblesse de ses mÝurs (X, 23 et 32). A sieurs reprises se trouvait de meême reèaffirmeèe dans le Cato Maior la conviction que û la conscience d' avoir bien meneè sa vie et le souvenir d' avoir accompli nombre de bonnes actions ý constituaient û les fruits merveilleux ý de la vieillesse
84
. Et c' est bien laé l' ideèe qui fournit aé
Martial la pointe de son eèpigramme : la reèminiscence, source de felici-
tas pour Antonius Primus, est un pheènomeéne veècu en pleine conscience, dans l' exercice de la volonteè (X, 23, 6 : ... nulla fuit cuius non
meminisse uelit), et au cours duquel le vieillard vertueux peut gouêter le sentiment
deèlectable
d' une
vie
pour
ainsi
dire
redoubleèe (X,
23,
7-8 : ... hoc est / uiuere bis, uita posse priore frui). La reèfeèrence aé un comportement faussement û catonien ý permet donc aé Martial de rappeler que l' eèpigramme est un genre qui vise aé la deènonciation des faux-semblants et aé l' eèloge de la vraie vertu, une
82
Sen., Breu., X, 5. Trad. A. Bourgery, Paris, 1923, 7
e
tirage, 1972 (Collection des Uni-
versiteès de France).
83
Cette ideèe apparaissait aussi dans le De Finibus, qui date de 45, un an avant le Cato
Maior. Cf. Cic., De fin., I, 57 : Stulti autem malorum memoria torquentur, sapientes bona praeterita grata recordatione renouata delectant : û Les insenseès se remeèmorent les maux passeès et s' en font une torture ; les sages, eux, trouvent du plaisir dans les biens passeè s en les renouvelant par un bienfaisant ressouvenir ý, trad. J. Martha, Paris, 1928, 4
e
tirage, 1967
(Collection des Universiteès de France).
84
Par exemple, Cic., Cato, 9 : Aptissuma omnino sunt, Scipio et Laeli, arma senectutis artes
exercitationesque uirtutum, quae in omni aetate cultae, cum diu multumque uixeris, mirificos efferunt fructus, non solum quia numquam deserunt, ne extremo quidem tempore aetatis, º quamquam id quidem maxumum est º uerum etiam quia conscientia bene actae uitae multorumque benefactorum recordatio iucundissuma est : û Les armes qui conviennent vraiment le mieux aé la vieillesse, ce sont, Scipion et Leèlius, les lettres et la pratique des vertus : cultiveèes aé tout aêge, apreés une vie longue et bien remplie, elles portent des fruits merveilleux, non seulement parce qu' elles ne nous abandonnent jamais, meê me au dernier stade de la vie º et c' est deèjaé treés important º, mais encore parce que la conscience d' avoir bien meneè sa vie et le souvenir d' avoir accompli nombre de bonnes actions sont des plus agreè ables ý. Voir aussi, dans la dernieére partie du traiteè, ½ 71 : Fructus autem senectutis est, ut saepe dixi, ante partorum bono-
rum memoria et copia : û Le fruit de la vieillesse c' est, comme je l' ai dit plusieurs fois, d' avoir souvenir et jouissance de biens acquis auparavant ý.
426
jean-claude julhe
double ambition que le theéme des plaisirs de la vieillesse, parmi d' autres, peut pleinement illustrer. Le poeéte oppose ainsi, d' un co ê teè, la satisfaction des appeètits physiques que certaines femmes, s' il faut l' en croire, recherchent jusqu' aé un aêge ou é le personnage principal du
Maior
Cato
preètendait s' en deèsinteèresser, de l' autre, le plaisir spirituel de la
reèminiscence qui est l' apanage du vieux sage tel que l' avait mis en sceéne Ciceèron. Si l' eèvocation du personnage de Caton le Censeur, reèinventeè dans toute sa complexiteè, eètait pour Ciceèron un moyen de donner vie aé ses ideèes personnelles sur la vieillesse et ses plaisirs, Martial se reèfeére aé un Caton qui, deux cent cinquante ans apreés sa mort, n' est plus qu' un type, celui du censeur rigide ennemi des plaisirs, et qu' il n' associe pas directement au theéme de la vieillesse. L' eètude des principaux passages dans lesquels Martial mentionne Caton et la lecture conjointe des eèpigrammes et du
Cato Maior
permettent cependant d' illustrer, en rela-
tion avec le theéme du plaisir et celui de la vieillesse, la fac°on dont le poeéte a su deèfendre ses Ýuvres. Si Horace eèvoquait aé deux reprises, dans les
Eè p|êtres
, la neècessiteè pour les modernes de ressusciter certains
archa|ësmes injustement deèlaisseès dont les Catons, comme aussi les Ceètheègus ou Ennius, avaient eèteè les inventeurs
85
, Martial ne se montre
pas sensible au style de Caton, dont l' art des bons mots aurait pourtant pu seèduire un auteur d' eèpigrammes. En revanche, c' est aé travers des allusions au portrait pour ainsi dire û moral ý de l' illustre censeur qu' il lui arrive de nous donner un aperc°u de la nature et des enjeux de ses propres livres : d' abord, en en justifiant le caracteére souvent licencieux par la peèriode aé laquelle il les publie, en ces jours d' hiver voueès au plaisir festif des Saturnales º et il s' en tient alors aé une image toute scolaire et figeèe de Caton º ensuite, en associant la lecture de ses eèpigrammes au plaisir convivial de la conversation, aé l' heure tardive de la
comissatio
º
et il joue alors sur des aspects plus humains du per-
sonnage de Caton, tel qu' il apparaissait notamment chez Ciceèron º ; enfin, en deènonc°ant les faux vertueux qui jouent les Catons, ce qui montre assez que l' eèpigramme est pour lui un genre propice aé une reèflexion morale sur les plaisirs, notamment ceux que l' on peut encore gou ê ter en ses anneèes de vieillesse, plaisirs de l' esprit dont le avait aé plusieurs reprises souligneè la valeur inestimable.
85
Hor.,
Epist
., II, 2, 115-118, et
Ars Poet
., 55-58.
Cato Maior
427
martial et caton aé l' heure des plaisirs
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L AT I N I TAT E S
Laure
Hermand Schebat -
ÂTRARQUE LECTEUR DU CATO MAIOR PE Dans
1
une de ses lettres , la Familiaris XII, 8 intituleèe û Sur Ciceèron
et ses Ýuvres ý (û De Cicerone atque eius operibus ý), Peètrarque preèsente les diffeèrents dialogues de l' Arpinate par leurs personnages respectifs en imaginant qu' il devient l' auditeur et l' interlocuteur de chacun d' eux. Le traiteè De senectute est repreèsenteè par son protagoniste, Caton l' Ancien : Aderat Cato censorius ille senex, cuius senectutem testimonio com 2
mendabat .
Pour Peètrarque, le Cato Maior est donc avant tout un eèloge de la 3
vieillesse, il le qualifie ainsi aé plusieurs reprises . Il reprend aé son compte l' argumentation de Caton et deècrit la vieillesse comme le meilleur aêge de la vie : elle apporte l' apaisement des passions juveèniles et permet un accomplissement de l' eêtre, et surtout, elle conduit aé la mort qui, selon l' humaniste, libeére l' homme des miseéres de la vie ter-
1
Les Lettres familieéres de Peètrarque sont citeèes d' apreés l' eèdition italienne : Franciscus
Petrarcha, Le familiari (Rerum familiarium libri), eèd. Vittorio Rossi et Umberto Bosco, Fi renze, 1933-1942 (Edizione Nazionale delle opere di Francesco Petrarca 10-13), 4 tomes. Les Familiares seront deèsormais abreègeèes Fam., chaque mention sera suivie de la reè feèrence aé cette eèdition, abreègeèe û Rossi ý, avec indication du tome en chiffres romains et de la page en chiffres arabes. Les Lettres de la vieillesse sont citeèes d' apreés l' eèdition franc°aise : Franciscus Petrarcha, Rerum senilium libri I-XI [Lettres de la vieillesse I-XI], eèd. E. Nota et U. Dotti, Paris, 2002-2004 (Classiques de l' Humanisme), 3 tomes. Les Seniles seront deèsormais abreègeèes Sen., chaque mention sera suivie de la reèfeèrence aé cette eèdition, abreègeèe û Nota-Dotti ý, avec indication du tome en chiffres romains et de la page en chiffres arabes.
2
Peètrarque, Fam., XII 8, 7 (Rossi III, 31) : û Le vieillard Caton le censeur eè tait preèsent
et, par son teèmoignage, donnait du prix aé la vieillesse ý.
3
Peètrarque, Fam., IV 3, 7 (Rossi I, 106) : û in eo libro qui Cato Maior inscribitur, defensio-
nem continens senectutis ý ; Fam., XXIII 5, 3 (Rossi IV 170) : û quia et senectus satis apud Ciceronem a Catone non excusata tantum sed laudata est ý ; Sen., VIII, 2, 38 (Nota-Dotti III 55) : û O veneranda ante alias senectus, o diu optata, o necquiquam formidata mortalibus et, si nosci ceperis,
felix etas ! ý
430
laure hermand-schebat
restre, et le conduit vers une nouvelle vie. Le propos ciceèronien, notamment les derniers mots de Caton sur l' immortaliteè de l' aême, se teinte donc de christianisme sous la plume de l' eècrivain italien. é ce motif de la vieillesse, Peètrarque lie, comme Ciceèron, la quesA tion du plaisir : le dernier aêge de la vie repreèsente pour lui le moment du triomphe de la raison sur les passions et est marqueè par la preèdominance des plaisirs intellectuels. Il nous faudra, pour preèciser sa posiè picure et son tion vis-aé-vis du plaisir, interroger son jugement sur E attitude vis-aé-vis de l' eèpicurisme. Sont parvenus jusqu' aé nous deux manuscrits de cette Ýuvre ciceèronienne posseèdeès et annoteès par l' humaniste florentin : le manuscrit dit û de Troyes ý
4
5
et un manuscrit aujourd' hui aé Florence . Sur le pre-
mier, les notes et signes de lecture, malgreè leur rareteè, se reèveélent d' un inteèreêt consideèrable, car ils mettent en valeur les passages de l' Ýuvre qui ont inteèresseè Peètrarque, refleétent ses preèoccupations et constituent un eècho aux diverses interpreètations de cette Ýuvre qu' il esquisse dans sa correspondance. Cette dernieére fournit la premieére reèeècriture peètrarquienne du Cato Maior : la Senilis VIII, 2, intituleèe û Ad amicos, de senectute propria et eius bonis ý. La seconde reèeècriture du traiteè ciceèronien se trouve dans le De remediis utriusque fortune, vaste somme en forme de dialogue entre la Raison (Ratio) et les diffeèrentes passions (Gaudium, Spes, Dolor) ; il s' agit du chapitre 83 du second livre qui met en sceéne Ratio et Dolor. La Senilis VIII, 2 appara|êt d' embleèe comme une reèeècriture moins formelle, plus originale et plus personnelle, comme le souligne Ugo Dotti : û dans le De remediis deèjaé [...], Peètrarque avait tisseè l' eèloge de la vieillesse ; mais ce qui dans ce gros ouvrage eètait comme un theéme obligeè [...] devient ici une laus aé la fois peètillante et eèrudite, aé la fois leè6
geére et pleine de seèrieux ý . Il s' agit d' une lettre fictive (c' est assez rare dans le recueil peètrarquien pour avoir une signification particulieére) adresseèe aé ses amis (û Ad amicos ý). Ce point est d' autant plus inteèressant
que
plusieurs
critiques
ont
montreè
que
le
Cato
Maior
apparaissait comme le dialogue le plus û imaginaire ý de Ciceèron, le plus deèpourvu de reèfeèrences historiques et politiques, de deètails contri7
buant aé la vraisemblance de l' entretien . Par ailleurs, le De senectute est
4 5 6 7
Troyes, Bibliotheéque Municipale, 552. Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, XXIII sin. 3. Nota-Dotti III 12. M. Ruch, Le preèambule dans les Ýuvres philosophiques de Ciceèron, essai sur la geneése et
l' art du dialogue, Paris, 1958, p. 311 : û En revanche, aucune reè feèrence aé l' histoire ou aé la politique dans le proemium du De senectute. [...] En reèsumeè, composant le De senectute,
peètrarque lecteur du cato maior
431
en lien eètroit avec un autre dialogue ciceèronien, le De amicitia, eècrit aé peu preés aé la meême eèpoque, la symeètrie apparaissant jusque dans la structure des titres composeès chacun d' un nom (Cato Maior, L×lius) et d' un theéme. Ainsi, dans la lettre de Peètrarque comme dans le traiteè de Ciceèron, le lien est fait entre amitieè et vieillesse. Cette connexion se retrouve dans les titres des deux grands recueils de la correspon dance peètrarquienne, les Familiares (Familiarium rerum libri) et les Seniles (Senilium rerum libri). Le premier titre reprend de manieére quelque peu diffeèrente celui des lettres de Ciceèron Ad familiares (û Aux amis ý) et le second renvoie clairement au motif de la vieillesse qui parcourt le recueil. L' humaniste florentin esquisse donc aé plusieurs niveaux des ressemblances avec l' orateur romain et son Ýuvre. Il ne s' agit plus alors d' imiter tel ou tel passage, de reèeècrire telle ou telle Ýuvre, mais de construire son Ýuvre et donc, pour Peètrarque, sa vie sur le modeéle ciceèronien.
Le mythe de la vieillesse Autoportrait d' un vieillard La revendication de l' identiteè de vieillard traverse toute la Senilis 8
VIII, 2 : û Senui, fateor ý, deèclare Peètrarque en ouverture , et il continue ainsi : Ex professo senex sum ; ipse annos meos in speculo, alii in fronte le gunt mea. Mutatus est primus ille oris habitus et letum lumen oculo rum mesta, ut aiunt, at, ut ego sentio, leta nube reconditum, come labentes et cutis asperior, totoque vertice nix albescens adesse etatis hiemem nuntiant ; gratias autem Illi qui nos a prima luce ad vesperam et a prima etate in senium prospectat ac regit ; ego, in hoc statu, non solum animi vires auctas sed corporeum robur ad studia solita et ho 9
nestos actus nulla ex parte decrevisse sentio .
Ciceèron se deètourne de la fiction et entreprend des recherches historiques, mais ne mon tre aucun souci d' assurer la vraisemblance de l' entretien ý. E. Narducci, û Il Cato Maior, o la vecchiezza dell' aristocrazia romana ý, Quaderni di storia, 8 (1982), p. 121-163, en part. p. 124 : û Colpisce, nel Cato Maior, l' assoluta mancanza di ambientazione esterna del dia logo, un tratto che esso condivide con le Tusculan× disputationes ý.
8 9
Peètrarque, Sen., VIII, 2, 1 (Nota-Dotti III 35). Sen., VIII, 2, 2 (Nota-Dotti III 37) : û Pour moi, je le dis bien haut, je suis vieux. Je
lis le compte de mes anneèes dans mon miroir, les autres sur mon visage. Mes traits ont changeè et la vive lumieére de mes yeux s' est voileèe d' un nuage, triste dit-on, mais, selon mon sentiment, joyeux. Mes cheveux qui se rareè fient, ma peau plus rugueuse et la neige qui blanchit toute ma teête annoncent que l' hiver de ma vie est bien laé . Graêces en soient
431
432
laure hermand-schebat
Ce theéme du miroir qui renvoie au poeéte l' image de sa vieillesse est reècurrent : il appara|êt tant dans l' Ýuvre latine niere
11
10
que dans le Canzo-
. Dans le sonnet 361 s' esquisse un dialogue entre le poeéte et son
miroir qui dessine une sorte de û vaniteè ý avant la lettre. Partant donc de cet autoportrait, Peètrarque introduit un des theémes du traiteè ciceèronien
12
: la vigueur intellectuelle et physique des vieillards (non solum
animi vires auctas, sed corporeum robur ad studia solita et honestos actus nulla ex parte decrevisse sentio). Mais laé ou é , chez Ciceèron, le teèmoignage personnel de Caton avait valeur de preuve deèmonstrative et eètait suivi d' autres exemples
13
, celui de Peètrarque devient autobiographique et
pour ainsi dire lyrique. Au paragraphe 42 de la meême lettre, faisant allusion aé ses cheveux blancs, il deècrit sa meètamorphose de corbeau en cygne : Atque ita intus et extra sensim immutari visus sum, quasi corvus in cycnum transformarer et candorem animi come candor adveheret
Souvenir d' Ovide
15
14
.
, cette image permet le passage au lyrisme : laé
ou é Caton faisait fonction de porte-parole de Ciceèron, Peètrarque preèfeére l' autobiographie et construit aé travers sa propre personne une image ideèaliseèe de la vieillesse. Le titre meême de la lettre indique ce caracteére personnel puisque au titre ciceèronien est ajouteè l' adjectif proprius (û de senectute propria ý). Reprenant les propos du Caton ciceèronien
16
,
il
les
û applique ý
lui-meême
aé
(michi
applicem),
il
se
les
reèapproprie : û utque illud Marci Catonis apud Tullium vere quidem, licet impari virtute, michi applicem ý
17
.
rendues aé Celui qui nous observe et nous gouverne de l' aube au creè puscule et de l' enfance aé la vieillesse, pour moi en cet eètat je sens non seulement que ma vigueur intellec tuelle a augmenteè mais aussi que ma reèsistance physique pour les eètudes habituelles et les actions nobles n' a nullement diminueè ý (trad. C. Laurens).
10
Voir Fam., XXI, 13, 7, ainsi que le livre III du Secretum.
11
Voir Rerum vulgarium fragmenta, 168, 9-14 et 361, 1-6.
12 13 14
Voir Ciceèron, Cato, 27-38. Voir Ciceèron, Cato, 27. Peètrarque, Sen., VIII, 2, 42 (Nota-Dotti III 57) : û Il me semble m' eêtre transformeè
aussi bien inteèrieurement qu' exteèrieurement comme si de corbeau j' eètais devenu cygne et que la blancheur de mes cheveux m' euêt apporteè la pureteè de l' aême ý (trad. C. Laurens).
15 16 17
Ovide, Trist., IV, 8, 1 et Met., II, 373-374. Ciceèron, Cato, 83. Peètrarque, Sen., VIII, 2, 5 (Nota-Dotti III 37) : û de sorte que, bien que je sois loin
de l' eègaler en vertu, je m' applique ce mot de Marcus Caton chez Ciceèron ý.
peè trarque lecteur du cato maior
433
Passions et aêges de la vie Peètrarque oppose nettement les deux aêges de la vie que sont la jeunesse et la vieillesse : il fait du premier le temps de l' eègarement, des passions terrestres et de l' oubli de soi tandis que le second marque l' apaisement de l' eêtre, le triomphe de la raison et l' approfondissement de la connaissance de soi : Tunc ego, Milone fortior et Alcide, de meo corpore, quasi de antiquo hoste qui multa michi et gravia bella commoverit, triumphare michi videor inque animi mei Capitolium, via Sacra, laureatos currus agere, tum rebelles affectus ac perdomitas passiones in triumpho ferre in sidiosissimamque virtutis hostem, revinctam nodis adamantinis du risque compedibus, voluptatem
18
.
L' autoportrait du deèbut de la lettre se prolonge donc par une reèflexion sur le plaisir : la meètaphore militaire exprime ici la victoire de la raison et de la vertu º le vocabulaire et les images rappellent d' ailleurs les poeémes italiens des
Triomphes
. La vieillesse appara|êt, nous y revien-
drons, comme l' aêge de la ma|êtrise des deèsirs et de l' effort presque asceètique vers la vertu ; elle vient clore l' agitation inheèrente aé la jeunesse. La
Senilis
VIII
2
insiste
sur
cette
opposition
entre
jeunesse
et
vieillesse, construite sous la forme d' un diptyque autobiographique : û Sera ý quidem, fateor, at quo serior eo gratior û libertas ý. Hec perdita mestam michi iuventutem fecit, hec reddita senectutem letam facit
Le
paragraphe
suivant
poeéte en proie aux
nous
deèpeint
la
jeunesse
tourmenteèe
deux passions terrestres que sont
l' amour, theéme que deèveloppent surtout le
Secretum
20
la gloire
et le
18
.
du et
Canzoniere iuvenis
Le diptyque s' eèlargit et oppose sur un mode geèneèralisant le
senex
19
.
au
:
Peètrarque,
Sen
., VIII, 2, 3 (Nota-Dotti III 37) : û Alors, plus vaillant que Milon ou
Alcide, il me semble triompher de mon corps comme d' un vieil ennemi qui m' a long temps et durement combattu, mener le char couronneè de laurier de mon triomphe jusqu' au Capitole de mon aême par la Voie Sacreèe et porter en triomphe les affections rebelles, les passions dompteèes et, ligoteè dans des nÝuds d' acier et de dures cha|ênes, le plus insidieux ennemi de la vertu, le plaisir ý. Voir le
Secretum
sur les deux û cha|ênes ada-
mantines ý que sont les deèsirs d' amour et de gloire.
19
Peètrarque,
Sen
., VIII, 2, 39 (Nota-Dotti III 55) : û `Liberteè tardive' , je l' avoue, mais
d' autant plus agreèable qu' elle est plus tardive. Perdue, elle a attristeè ma jeunesse, retrouveèe, elle eègaie ma vieillesse ý (trad. C. Laurens).
20
Dans son dialogue avec Augustinus, Franciscus affirme : û
ardoribus
ý (û et je bru ê lais encore d' autres ardeurs juveèniles ý).
et iuvenilibus aliis urebar
434
laure hermand-schebat
Iuvenis enim uxorem ducere, filios gignere, opes amicitias potentiam famam querere, voluptatibus frui, honoribus insigniri, diu vivere co gitat, que profecto metum mortis animo afferunt, providenti ad tam multa tam varia tempore opus esse, quod mors interveniens ablatura sit. Seni hec omnia retro sunt que seu iampridem habuit atque, ut fit, usum satietas consecuta est, seu illa quidem aut contempsit ut vilia aut ut desperata deseruit ; quibus cessantibus unum iam ex omnibus cogi tat, bene mori, ipsa mortis vicinitate securior
21
.
Le premier est absorbeè par une foule d' activiteès et de preèoccupations de ce monde, par des plaisirs vains qui l' ameénent aé vivre avec la peur de mourir ; le second, rassasieè de ce genre de plaisirs, ne songe qu' aé bien mourir. Le jeune homme est donc en proie aé la souffrance et aé la miseére de sa condition tandis que le vieillard a atteint une forme de seèreèniteè, voire de sagesse. Renforc°ant le paradoxe exprimeè par Caton, Peètrarque associe la jeunesse aé la tristesse et la vieillesse aé la joie et conclut ainsi la VIII 2 : û
nec me tristior iuvenis nec letior senex
d' une conversion tardive
sions
23
ý
22
Senilis
; il dessine ainsi l' image
qui prend pour modeéle spirituel les
Confes-
d' Augustin, Ýuvre qui exerce d' ailleurs une influence primor-
diale sur l' ensemble de la correspondance peètrarquienne et commande entre autres la structure et l' organisation des deux principaux recueils de lettres
24
.
C' est justement de la confusion des activiteès de ces deux aêges bien distincts que reèsulte l' erreur de Ciceèron et son aveuglement politique, comme le souligne la
Familiaris
XXIV 3, adresseèe aé l' Arpinate lui-
meême :
21
Peètrarque,
Sen
., VIII, 2, 20-21 (Nota-Dotti III 45-47) : û Le jeune homme en effet
songe aé prendre femme, avoir des fils, obtenir richesse, amitieè s, pouvoir, reèputation, jouir des plaisirs, conqueèrir les honneurs, vivre longtemps, toutes choses qui assureè ment eèveillent la crainte de la mort dans l' esprit qui voit bien que, pour tant de choses si di verses, il faut du temps, temps que la mort en survenant emportera. Pour le vieillard tout cela est derrieére lui, il le posseéde depuis longtemps et comme aé l' ordinaire la jouissance a entra|êneè la satieèteè : il s' est mis aé deèdaigner tout cela comme meèprisable ou aé l' abandonner comme inaccessible et deés lors il ne pense plus qu' aé une chose, bien mourir, rassureè par le voisinage meême de la mort ý (trad. C. Laurens).
22
Peètrarque,
Sen
., VIII, 2, 43 (Nota-Dotti III 59) : û Il n' y a pas eu jeune homme plus
triste que moi, il n' y aura pas vieillard plus gai ý (trad. C. Laurens).
23
Voir la
Familiaris
XXII, 10 (
Fam
., XXII 10, 7 en particulier) oué Peètrarque, oppo-
sant son attitude passeèe et celle preèsente, proclame sa conversion aux lettre sacreèes que deèsormais il preèfeére aé la litteèrature profane.
24
1982.
Voir E è . Luciani,
Les Confessions de Saint-Augustin dans les lettres de Peètrarque
, Paris,
peè trarque lecteur du cato maior
435
O preceps et calamitose senex, quid tibi tot contentionibus et prorsum nichil profuturis simultatibus voluisti ? Ubi et etati et professioni et fortune tue conveniens otium reliquisti ? Quis te falsus glorie splendor senem adolescentium bellis implicuit et per omnes iactatum casus ad indignam philosopho mortem implicuit ?
25
L' argument des aêges de la vie vient ici eètayer la critique de l' engagement politique de l' orateur romain et la deèfense de l'
otium
cher aé
Peètrarque. Ciceèron a manqueè aé ses devoirs de philosophe en refusant de concentrer sa vieillesse sur la
meditatio mortis
destineèe aé preèparer
l' aême aé la mort.
La preèparation aé la mort Senilis Dans la
VIII, 2, le lien est deèjaé fait entre les aêges de la vie et
l' attitude face aé la mort : la vieillesse est le temps de la preèparation aé la mort
26
. Cette union de la vieillesse et de la mort, preèsente dans la
dernieére partie du
Familiaris obeundis
Cato Maior De senectute et morte non modo fortiter sed lete etiam
ciceèronien, se retrouve dans le titre de la
XXIII, 5 : û
ý. Il est deèveloppeè dans la suite de la lettre familieére :
Senectus et mors liberatrices sunt humani generis : animorum mor bos, qui innumerabiles et pene incurabiles sunt, prima mitigat, se cunda
convellit ;
prima
a
malis
atque
laboribus
veris bonis et quieti nos inserit sempiterne
abstrahit,
secunda
27
.
La vieillesse est l' eètape ultime de la vie humaine avant le passage fondamental que repreèsente la mort, il convient donc aé l' homme de s' y preèparer et d' apprendre aé mourir. Reprenant le vers de Solon citeè par Caton dans le traiteè ciceèronien
28
, la
Familiaris disco mori
XXI 12 insiste sur
cet apprentissage qui est celui de la mort : û
25
Peètrarque,
ý, proclame
Fam
., XXIV, 3, 2 (Rossi IV 226) : û Vieillard preècipiteè aé l' ab|ême et acca-
bleè par le malheur, aé quoi as-tu voulu en venir avec tant de conflits et de querelles abso lument inutiles ? Oué as-tu abandonneè le loisir qui sied aé ton aêge, aé ta profession et aé ton rang ? Quel eèclat trompeur de la gloire t' a engageè, vieux deèsormais, dans des guerres faites pour de jeunes gens, t' a exposeè aé tous les coups du sort et t' a emporteè vers une mort indigne d' un philosophe ? ý.
26 27
Voir Peètrarque, Peètrarque,
Fam
Sen
., VIII, 2, 20-21.
., XXIII, 5, 5 (Rossi IV 170) : û La vieillesse et la mort libeé rent le
genre humain : les maladies de l' aême qui sont sans nombre et presque sans remeéde sont adoucies par la premieére et aneèanties par la seconde ; la premieére nous soustrait aé nos maux et aé nos peines et la seconde nous introduit aux biens veèritables et au repos eèternel ý.
28
Ciceèron,
Cato
, 50 : û
senescere se multa in dies addiscentem
ý.
436
laure hermand-schebat
Peètrarque. La philosophie antique, en particulier le sto|ëcisme, lui apporte une meèditation de la condition humaine et une forme de preèparation aé la mort qui peuvent s' accorder, du moins partiellement, avec la doctrine chreètienne : dans le manuscrit de Troyes, au feuillet 154, en face d' une phrase des Tusculanes qui deèfinit la vie des philosophes comme une meèditation de la mort
29
, l' humaniste, frappeè par cette
phrase qu' il utilise souvent, a inscrit : û philosophorum uita ý. L' argument de l' immortaliteè de l' aême, qui conclut le traiteè ciceèronien, est le passage qui a le plus retenu son attention : dans le manu scrit de Troyes, de nombreux signes de lecture tels que des accolades remplissent les marges des derniers feuillets du De senectute. Deux lettres, les Familiares IV, 3 et II, 1, citent le Cato Maior ou y font reèfeèrence pour deèvelopper le theéme de l' immortaliteè de l' aême
30
. Dans la
Familiaris II, 1, Ciceèron, un philosophe pa|ëen, est utiliseè comme preuve a fortiori pour les lecteurs chreètiens de la Renaissance : si Ciceèron, malgreè son ignorance de la Reèveèlation et de l' Incarnation, a pu avoir la certitude que l' aême eètait immortelle, un chreètien ne peut en douter (spes certa prestatur). Le meême argument est deèveloppeè dans la seconde lettre familieére (Fam., IV, 3) : meême les philosophes pa|ëens (philosophorum gentilium), malgreè leur ignorance du Christ (quibus Cristi
nomen inauditum est), ont penseè que l' aême eètait immortelle. C' est cet accord possible de la philosophie antique et du christianisme qui attire Peètrarque et guide sa lecture des traiteès ciceèroniens, dont le Cato é la fin du chapitre des Remeédes consacreè aé la vieillesse, est reMaior. A prise l' image des fruits muêrs deèveloppeèe aux paragraphes 5 et 71 du
De senectute ciceèronien : Est, ut ceterarum rerum, sic etatis maturitas quedam, que senectus di citur ; quod ut ita esse videas, et etas et mors iuvenum acerba quidem et dicitur et acerba est, acerbitati autem obiecta maturitas, que, cum in pomis ac frugibus bona sit, quid nisi in homine sit optima ? [...] Iam messoris tui manum securus expecta : non mors, illa quam metuis, sed laborum finis ac principium vite est ; non mors, inquam, sed difficilis vie terminus, ad quem pauci tranquilla navigatione perveniunt, sed pene omnes nudi, flentes ac naufragi. Tu per mediam senectutem, leve iter in finem, prospero agens vento, e multis rerum fluctibus por tum subis. Subducenda iam fessa puppis in terram tibi, et quocunque
29
Ciceèron, Tusc., I, 75 : û Tota enim philosophorum uita, ut ait idem [i.e. Plato], commenta-
tio mortis est ý.
30
Voir Fam., II, 1, 20-23 (Rossi I 58-59) et Fam., IV, 3, 5-7 (Rossi I 165-166).
peètrarque lecteur du cato maior
437
te flexeris, de fine cogitandum ; idque utilius fuerit
quam etatem
bonam, quod stulti solent, et naturam matrem optimam accusare
31
.
Chez l' humaniste, l' image eèvangeèlique de la moisson (Matth. 13, 30 ; 13, 39) se superpose aé celle de la maturiteè des fruits ; l' eschatologie chreètienne vient se greffer sur la philosophie antique. L' empreinte ciceèronienne demeure cependant forte puisque Peètrarque conserve la meètaphore finale de la vie comme navigation introduite par Ciceèron aé la fin du paragraphe 71 et cloêt son chapitre sur le theéme du
sequi
abordeè par Caton au paragraphe 5 du
naturam
De senectute.
Ainsi, tout en reprenant la probleèmatique geèneèrale de l' ouvrage de Ciceèron, Peètrarque en infleèchit consideèrablement le sens, se l' appropriant et modifiant la signification en fonction de ses propres besoins et de la culture chreètienne qui est la sienne.
La question du plaisir Le vocabulaire du plaisir : La
Senilis
voluptas
vs
letus
VIII 2 se preèsente d' embleèe comme un plaidoyer pour
une vieillesse joyeuse. Le motif de la joie est associeèe de manieére reècurrente aé l' ouvrage de Ciceèron ; l' adjectif breux passages peètrarquiens deèjaé citeès
32
systeèmatiquement neègativement le terme
bidines), 31
lui preèfeèrant les adjectifs
Peètrarque,
appara|êt dans de nom-
Senilis
voluptas
VIII 2 connote
(associeè aé celui de
letus, gratus, dulcis
De remediis utriusque fortune,
fortunes 1354-1366,
letus
. La
et le verbe
II, 83, 72 (Peètrarque,
li-
gaudeo.
Les Remeédes aux deux
eèd. C. Carraud, Grenoble, 2002, 2 vol., vol. 1, p. 904 -907) : û Il y a
un certain point de maturiteè dans l' aêge aussi bien que dans toutes choses, qu' on appelle la vieillesse ; et pour te le faire croire, il suffit de te repreè senter que la vie et la mort des jeunes gens sont qualifieèes de preècoces, et le sont en effet, d' oué l' on peut conclure que puisque la maturiteè s' oppose aé la verdeur, et qu' on la trouve bonne dans les moissons et dans les fruits, elle ne peut deèsigner en l' homme que l' eètat le plus parfait. [...] Attends donc en toute seècuriteè la main du moissonneur : la mort que tu redoutes n' est pas la mort, mais la fin de tes peines et le commencement de la vie ; car ce n' est pas cela, la mort, c' est simplement l' acheévement d' une vie difficile. Bien peu y parviennent au terme d' une navigation tranquille, et presque tous s' y jettent comme au sortir d' un nau frage, dans la nuditeè et les pleurs. Mais toi, tu traverses la vieillesse comme un pilote qui a le vent en poupe, et qui se trace jusqu' aé la fin une route tranquille ; tu t' approches du port en ayant eèchappeè aé la houle du monde. Tu dois deèsormais tirer aé terre ton vaisseau fatigueè ; oué que tu tournes ton regard, il te faut songer aé ta fin. Tu en auras plus de profit qu' en accusant la bonteè de ton aêge, comme font les sots, et la nature qui est la meilleure des meéres ý (trad. C. Carraud).
32
5,
tit.
Voir Peètrarque,
Sen.,
VIII, 2, 2 ;
Sen.,
VIII, 2, 39 ;
Fam.,
XXI, 12, 28 ;
Fam.,
XXIII,
438
laure hermand-schebat
Le chapitre 83 du livre II des
Remeédes,
suivant de manieére beaucoup
plus serreèe le plan, l' argumentation et les termes ciceèroniens maintient l' ambigu|ëteè de
voluptas
qui deèsigne tantoêt les plaisirs terrestres et vains
de la jeunesse, tantoêt les plaisirs intellectuels de la vieillesse. Ce sont surtout les diatribes du censeur romain contre le plaisir qui
Cato Maior,
ont frappeè l' humaniste lors de sa lecture du
moigne le manuscrit de Troyes. Sur un feuillet
33
comme en teè-
, en face du para-
graphe 40 qui fait du plaisir la cause de nombreux crimes, on peut lire la note : û phrase û
Preclare in voluptates ý ;
sur la meême page, le membre de
nihil esse tam detestabile quam uoluptatem ý
est marqueèe d' un
signe de lecture ; de meême, devant le paragraphe 42 qui preèsente le plaisir comme un ennemi de la raison, est inscrite l' abreèviation, freèquente dans l' ensemble du manuscrit : û
Na ý
pour û
Nota ý.
Peè-
trarque reprend le cÝur de l' argumentation de Caton, refusant la domination des plaisirs sensuels et proclamant la supeèrioriteè des plaisirs intellectuels. Peètrarque peut-il donc eêtre deèfini comme antieèpicurien ?
Peètrarque et Eèpicure L' ensemble de sa correspondance refleéte en fait une double attitude, presque contradictoire vis-aé-vis d' E è picure : il critique le fondateur
du
Jardin
qu' il
ne
conna|êt
que
par
les
sources
latines,
essentiellement Ciceèron et Seèneéque, si bien qu' il ne perc°oit pas tous les aspects de sa doctrine. Sa connaissance des probleè matiques philosophiques antiques passe uniquement par les textes latins, contrairement aux humanistes du sieécle suivant qui traitent du plaisir, Lorenzo Valla
De voluptate,
et Marsile Ficin par exemple, qui eècrivent chacun un
contrairement aussi, un peu plus tard, aé E è rasme, auteur de l' Epicu-
reus º
tous ces humanistes connaissent le grec.
Peètrarque a un acceés indirect aux auteurs grecs, notamment par l' intermeèdiaire de Ciceèron, comme l' atteste la le
Cato Maior
phon
34
, ainsi d' ailleurs
trarque,
Familiaris
III, 18 : c' est
è conomique de Xeènoqui a fait conna|être aé l' humaniste l' E
deèfenseur
de
que
les
l' otium,
Origines ne
peut
de Caton
35
reprendre
. aé
De
plus,
son
l' argument social introduit par Ciceèron dans le livre II du
Peè-
compte
De finibus ;
mais il ne saurait en meême temps deèfendre l' otium eèpicurien qui pour lui est lieè aux plaisirs corporels et est synonyme de deèbauche. Il refuse
33 34 35
o
Troyes, Bibliotheéque Municipale, 552, f. 245 r , col. 2. Ciceèron,
Cato,
59.
Ciceèron,
Cato,
75. Voir Peètrarque,
Fam.,
III, 18, 4 (Rossi I 139).
peè trarque lecteur du cato maior surtout de deèfinir le plaisir comme souverain bien
36
439
, se situant dans la
droite ligne d' Augustin et de sa lettre 117 aé Dioscore
37
. Mais Peè-
trarque deèveloppe aussi l' eèloge de la vie retireèe et des plaisirs frugaux qui l' accompagnent. Ainsi, la correspondance de Peètrarque fait coexister attaques ciceèroniennes contre E è picure et theémes horatiens emprunteès aé l' eèpicurisme.
Familiaris
La
III, 6 deèveloppe la critique du plaisir deèfini comme
souverain bien par E è picure : Nam illa Epycuri, in voluptate consistens, non solum nulla felicitas, sed extrema miseria est ; quid enim homini miserius quam humanum bonum bono pecudis, hoc est rationem sensibus, substravisse
Quant aé la
Familiaris
38
?
IV, 3, elle insiste sur l' erreur eèpicurienne de
consideèrer l' aême comme mortelle : Preter Epycurum enim et nescio quot ex illo infami grege, immorta lem esse animam nemo est qui neget
39
.
Mais d' autres passages de la correspondance de l' humaniste font ap para|être un eèloge d' E è picure. Peètrarque aime aé reprendre des maximes du philosophe qu' il a lues chez Seèneéque ou Ciceèron
40
. Il n' approuve
la philosophie du Jardin que pour son gouêt des plaisirs frugaux
41
. E è pi-
cure comme eècrivain est eèvoqueè dans la lettre d' ouverture du recueil des
Familiares,
aux co ê teès de Ciceèron et Seèneéque, car il a le meèrite
d' avoir choisi la forme litteèraire de la lettre : Epycurus, philosophus vulgo infamis sed maiorum iudicio magnus, epystolas suas duobus aut tribus inscripsit
36 37
Voir Peètrarque,
Fam.,
42
.
III, 6, 1-2 (Rossi I 115).
Voir A. Michel, û E è picurisme et christianisme au temps de la Renaissance ý,
des eètudes latines, 52 (1974), 38 Petrarque, Fam., III, è
Revue
p. 356-383, en part. p. 367. 6, 4 (Rossi I 115) : û Car la feèliciteè d' E è picure, qui est placeèe
dans les plaisirs, non seulement n' en est pas une mais est une miseé re extreême. Qu' y a-t-il en effet de plus malheureux pour l' homme que de subordonner le bien de l' homme au bien de l' animal, c' est-aé-dire la raison aux sens ? ý.
39
Peètrarque,
Fam.,
IV, 3, 6 (Rossi I 165) : û E è picure excepteè et je ne sais combien
d' autres de son infaême troupeau, il n' y a personne pour nier l' immortaliteè de l' aême ý.
40 41 42
Voir Peètrarque,
Fam.,
Peètrarque,
Fam.,
Peètrarque,
Fam.,
I, 8, 3 ; VIII 7, 22 ; X 3, 48-49.
VIII, 4, 3. I, 1, 20 (Rossi I 7) : û E è picure, philosophe deècrieè par le commun
des hommes mais grand au jugement des anciens, a adresseè ses lettres aé deux ou trois individus ý.
440
laure hermand-schebat
Comme le souligne Alain Michel, û la deèmarche de Peètrarque reste durement
marqueèe
par
le
rigorisme
augustinien.
C' est
pour
cela
qu' elle insiste sur la probleèmatique de l' aême et du corps. Elle aboutit cependant aé certaines conciliations dans lesquelles l' E è picurisme trouve sa place ý
43
. Mais il ne faut pas perdre de vue non plus que, faute de
conna|être le grec et d' avoir acceés aux textes originaux, Peètrarque comprend mal la doctrine eèpicurienne du plaisir et heèsite entre admiration et exeècration, adoptant souvent des positions contradictoires dans ses jugements sur le philosophe du Jardin.
Eèclectisme chreètien ? En fait, la notion d' eècole philosophique perd son sens pour Peètrarque, car l' appartenance premieére est celle au christianisme et rend caduque l' appartenance aé une eècole de type philosophique ; ainsi, Peètrarque se sent libre d' emprunter aé chaque eècole ce qui lui semble le plus adapteè et le plus coheèrent. La
Familiaris
III, 6 traduit ce souci de
concilier l' autoriteè des philosophes (philosophantium berteè du jugement personnel (iudicii
libertatem).
autoritas)
et la li-
Cette attitude semble
aboutir aé une forme d' eèclectisme. Sur la question du souverain bien, Peètrarque se deèclare sto|ëcien plutoêt que peèripateèticien, et sur le reste sto|ëcien pluto ê t que eèpicurien : û
et
in hac opinione stoicus quam perypateticus et in omnibus stoicus multo quam epycureus esse malim ý
44
. Le deèbut de la
Familiaris
VI, 2, ceèleébre lettre
sur les ruines de Rome, exprime ce vagabondage philosophique cher aé l' humaniste : Deambulabamus Rome soli. Meum quidem obambulandi perypateti cum morem nosti. Placet ; nature moribusque meis aptissimus est ; ex opinionibus quedam placent, alie autem minime ; non etenim sectas amo, sed verum. Itaque nunc perypateticus, nunc stoicus sum, inter dum achademicus ; sepe autem nichil horum, quotiens quicquam oc currit apud eos, quod vere ac beatifice fidei adversum suspectum ve sit. Ita enim philosophorum sectas amare et approbare permittimur, si a veritate non abhorrent, si a nostro principali proposito non aver tunt
43 44 45
45
.
A. Michel, û E è picurisme et christianisme ý, p. 370. Peètrarque,
Fam.,
III, 6, 1 (Rossi I 115).
Peètrarque,
Fam.,
VI, 2, 1 (Rossi II 55) : û Nous nous promenions seuls dans Rome.
Tu connais mon habitude d' aller et venir, comme le font les peè ripateèticiens. Elle me pla|êt, elle convient treés bien aé ma nature et aé mes habitudes. Parmi les opinions, certaines me plaisent, d' autres non, c' est que je n' aime pas les eè coles mais la veèriteè. c' est pourquoi je suis tantoêt peèripateèticien, tantoêt sto|ëcien, parfois acadeèmicien ; mais souvent je n' ad-
peè trarque lecteur du cato maior
441
Peètrarque oppose la recherche de la veèriteè (verum) et l' adheèsion aé une eècole (secta) ; cet anti-dogmatisme parcourt le traiteè du De ignorantia qui s' insurge contre la scolastique et les adorateurs d' Aristote : tout philosophe, quelle que soit sa doctrine, n' est qu' un homme, et donc faillible ; ainsi, il faut exercer sa liberteè de jugement et mesurer les affirmations des philosophes pa|ëens aé l' aune de la doctrine chreètienne. Il nous semble donc plus juste de parler de christianisme eèclectique que d' eèclectisme chreètien, l' adheèsion aé la foi chreètienne se situant au cÝur de la position de l' humaniste.
Reè aliteè historique et fiction, la construction du person nage dans le genre litteè raire du dialogue : Caton dans le
Cato Maior et Augustin dans le Secretum
Si l' on eèlargit l' angle d' approche, une forme de parenteè peut appara|être entre le Cato Maior et le Secretum. Il ne s' agit pas d' affirmer que le traiteè ciceèronien est le modeéle du dialogue de Peètrarque, ce qui serait compleétement aberrant (une lecture rapide des deux ouvrages suffit aé le faire appara|être), mais de proposer un paralleéle qui permet d' eèclairer le deècalage entre le personnage historique (Caton l' Ancien ou saint Augustin) et le personnage tel qu' il appara|êt sous la plume de Ciceèron ou de Peètrarque.
Le Secretum et Augustin Le Secretum, dialogue en trois livres entre Augustinus et Franciscus, en lesquels on reconna|êt facilement le ceèleébre saint et l' humaniste, pose de nombreux probleémes d' analyse et d' interpreètation. Le premier est celui du ou des modeéles litteèraires de l' humaniste : plusieurs critiques ont vu dans les Confessions le modeéle structurant du Secretum, d' autant plus que Franciscus eèvoque aé plusieurs reprises cet ouvrage avec Augustinus. Mais d' importantes diffeèrences ont d' ores et deèjaé eèteè souligneès par d' autres critiques
46
: dans le Secretum, Franciscus as-
heére aé aucune de ces eècoles, chaque fois que j' y trouve quelque chose qui soit contraire aé la vraie et sainte foi ou qui lui soit suspecte. C' est ainsi qu' il nous est permis en effet d' aimer et d' approuver les eècoles philosophiques, si elles ne s' eècartent pas de la veèriteè, si elles ne nous deètournent pas de notre but principal ý.
46
E. Giannarelli, û Petrarca e i Padri della Chiesa ý, Quaderni Petrarcheschi, 9-10 (1992-
1993)[= Il Petrarca latino e le origini dell' umanesimo (Atti del Convegno internazionale, Firenze 19-22 maggio 1991)], p. 393-412, en part. p. 409 : û Nel Secretum egli ha per interlocutore Agostino, un altro uomo come lui, con un passato da peccatore : certo un santo, ma
442
laure hermand-schebat
pire aé la conversion mais ne l' atteint pas encore ; il reconna|ê t la crise sans la deèpasser, identifie le conflit sans le reèsoudre, diagnostique la pathologie sans la soigner. Les Confessions ne sont pas le modeéle litteèraire du Secretum. Une autre Ýuvre augustinienne en semble beaucoup plus proche, il s' agit des Soliloques qui nous meénent d' ailleurs au modeéle ciceèronien. Et l' on peut deèjaé noter l' influence ciceèronienne deés le deèbut du Secretum, puisque Peètrarque reèeècrit les premiers mots du De oratore
47
qu' Augustin avait lui aussi choisi d' imiter au commencement
des Soliloques. Second probleéme : comment comprendre le sto|ëcisme d' Augustinus dans le Secretum, en contradiction avec la doctrine de l' Augustin historique ? Augustinus attribue aé une opinion fausse (opinio perversa) non seulement le malheur qui touche Franciscus, l' acidia, mais aussi tous les malheurs des hommes (omnium malorum)
48
. Il reprend d' autres
conceptions de la Stoa : il fait l' eèloge de l' apatheia, croit en la reèalisation du bonheur ici-bas dies de l' aême
50
49
, et affirme la possibiliteè de gueèrir les mala-
. Il insiste sur le ro ê le de la volonteè pour se gueèrir ces
maux de l' aême
51
et deèveloppe une argumentation compleétement in-
compatible avec la notion de graêce telle qu' elle appara|êt dans les ouvrages d' Augustin. Il ne s' agit pas d' un contresens de Peètrarque sur la doctrine augustinienne de la graêce, les annotations de ses manuscrits l' attestent
52
. Il s' agit pour Peètrarque de re-creèer un personnage : tout
non la divinitaé ý. Voir J. Fleming, Reason and the Lover, Princeton, 1984, p. 136-183, en part. p. 147-148 : la diffeèrence fondamentale entre le Secretum et les Confessions est que le premier est comme le journal de bord d' un marin aux prises avec la tempeê te qui reèalise un voyage mouvementeè et incertain, le second est les meèmoires d' un capitaine aé la retraite, eècrites dans la chaleur et la seècuriteè de sa maison qui domine le port.
47 48
F. Rico, Vida u obra de Petrarca, I. Lectura del Secretum, Chapel Hill, 1974, p. 17-18. K. Heitmann, û Augustins Lehre in Petrarcas Secretum ý, Bibliotheéque d' Humanisme et
Renaissance, travaux et documents, 22 (1960), p. 34-53, en part. p. 37. Voir Secretum II, 13, 7 (Franciscus Petrarcha, Secretum, eèd. U. Dotti, Roma, 1993, p. 92) et II, 14, 13 (Secretum, p. 100)
49
Pour la description de cette feèliciteè du sage libeèreè des passions et domineè par la
vertu seule, voir Secretum, II, 8, 4 (Secretum, p. 78)
50
K. Heitmann, û Augustins Lehre ý, p. 44.
51
K. Heitmann, û Augustins Lehre ý, p. 45. Voir Secretum, I, 1, 4 (Secretum, p. 10) :
û Qui miseriam suam cupit exuere, modo id vere pleneque cupiat, nequit a tali desiderio frustrari ý ; I, 2, 3-4 (Secretum, p. 12) : û Unum illud indignor quod fieri quenquam vel esse miserum suspicaris invitum ý ; I, 4, 3 (Secretum, p. 36) : û Inculcare non desinam, nec fieri miserum nec esse qui nolit ý ; I, 6, 5 (Secretum, p. 24) : û Miseriarum suarum perfecta cognitio perfectum desiderium par[i]t assurgendi. Desiderium potentia consequitur ý ; I, 4, 3 (F. Petrarca, Secretum, p. 36) : û Inculcare non desinam, nec fieri miserum nec esse qui nolit ý.
52
è n., VI, 730 sqq.), dans son fameux En face du passage de Virgile sur les passions (E
exemplaire de la bibliotheéque Ambrosienne de Milan (Ambrosianus 79 inf.) au feuillet 144, il eècrit : û Hec autem et que sequuntur de quatuor animi passionibus luculenter platonice di -
peè trarque lecteur du cato maior
443
en voulant garder quelques traits historiques de ce personnage et sur tout ce qu' il repreèsente, Peètrarque le modeéle selon ses besoins. C' est exactement le travail qu' avait fait Ciceèron sur le personnage de Caton.
Le dialogue ciceèronien et le Secretum Plusieurs critiques ont souligneè ce travail d' û ideèalisation ý, ou plutoêt de û re-creèation ý du personnage de Caton dans le Cato Maior
53
. Le
personnage de Caton est en partie une fiction litteèraire, comme l' explique Ciceèron dans le prologue : Hunc librum ad te de senectute misimus. Omnem autem sermonem tribuimus non Tithono, ut Aristo Ceus (parum enim esset auctoritatis in fabula), sed M. Catoni seni, quo maiorem auctoritatem haberet ora tio ; apud quem L×lium et Scipionem facimus admirantis quod is tam facile senectutem ferat, iisque eum respondentem. Qui si eruditius ui debitur disputare quam consueuit ipse in suis libris, attribuito litteris Gr×cis, quarum constat eum perstudiosum fuisse in senectute. Sed quid opus est plura ? Iam enim ipsius Catonis sermo explicabit nos tram omnem de senectute sententiam
54
.
Le terme facere renvoie aé une creèation de type litteèraire
55
et prend
ici le sens preècis de û repreèsenter, mettre en sceéne ý. De meême, il ne
xisse Vergilium, fidem vero nostram aliud habere, ut non caro corruptibilis animam peccatricem fecerit, sed peccatrix anima carnem corruptibilem, probat Augustinus de ci. dei l. 14 prope principium. ý : û Ces vers et ceux qui suivent, aé propos des quatre passions de l' aême, ont eèteè eècrits par Virgile avec eèclat selon la doctrine platonicienne, mais notre foi comporte quelque chose de diffeèrent : ce n' est pas la chair corruptible qui a rendu l' aê me peècheresse mais l' aême peècheresse qui a rendu la chair corruptible, comme le deèmontre Augustin au tout deèbut du livre 14 de la Citeè de Dieu ý. Voir K. Heitmann, û Augustins Lehre ý, p. 43 n. 2.
53
Voir M. Ruch, Le preèambule, p. 403-408, en part. p. 403 : û Ciceèron est parfaitement
conscient d' utiliser un genre et ne se fait pas faute d' avouer l' arbitraire de la fiction ý ; p. 405 : û La marge de l' invention et de l' ideèalisation demeure donc assez grande ý. Voir aussi E. Narducci, û Il Cato Maior ý, p. 128-129, p. 137 : û finzione di un Catone filosofica mente eruditissimo, una finzione [...] che l' autore per primo denuncia come tale ý.
54
Ciceèron, Cato, 3 : û Le livre que nous t' adressons ici est consacreè aé la vieillesse.
Nous attribuons tous les propos, non pas aé Tithon, comme fit Ariston de Ceèos, car la fable manquerait de poids, mais aé Caton aêgeè, pour donner plus de poids aux paroles ; avec lui, nous mettons en sceéne (facimus) Leèlius et Scipion qui l' admirent de supporter si facilement la vieillesse et il leur reè pond. Si tu trouves qu' il montre dans le deèbat plus de culture qu' il ne fit dans ses propres ouvrages, tu l' attribueras aé la litteèrature grecque, dont il fut, on le sait, treés fervent dans sa vieillesse. Mais aé quoi bon m' eètendre ? Les propos de Caton lui-meême deèvelopperont tout ce que nous pensons de la vieillesse ý.
55
Voir Ciceèron, Cato, 22 : û tragÝdias fecit ý.
444
laure hermand-schebat
s' agit pas pour Ciceèron de faire parler Caton en recherchant une vraisemblance historique de ses propos, une concordance avec le Caton historique mais de s' en servir comme porte-parole (nostram sententiam) tout en prenant appui sur la figure historique
56
.
C' est une transformation du meême genre que celle d' Augustinus dans le Secretum : Elena Gianarelli constate d' ailleurs que û tous les modeéles de Peètrarque, ses magna exempla ou simplement les personnages d' une certaine manieére embleèmatiques sont modeleès, revus, corrigeès, comme
limeès
par celui-ci ý
57
; le sto|ëcisme d' Augustin refleéte
cette
transformation volontaire du personnage historique. Se deègage ainsi une
pratique
de
l' imitatio
commune
aé
Ciceèron
et
Peètrarque,
qui
cultive la liberteè de recreèation du reèel propre aé l' eècrivain.
Dialogue et histoire Peètrarque est aussi l' auteur d' une Vita Catonis pour laquelle il se sert principalement de Tite Live et fort peu du De senectute : la biographie est en effet inacheveèe et s' arreête aé la censure de Caton, laissant donc de coêteè la majeure partie de sa vieillesse. Mais il faut aussi consideèrer la diffeèrence des genres litteèraires : pour l' historiographie, l' humaniste s' appuie sur le teèmoignage de Tite Live, alors que dans ses lettres, c' est le Caton de Ciceèron qui l' inteèresse. Il perc°oit d' ailleurs cette transformation litteèraire de Caton dans le De senectute puisque dans la Familiaris II, 1
58
, quand il eèvoque ce petit traiteè, il emploie le
terme induceret qui indique une mise en sceéne de type theèaêtral
56
59
. Et
Voir E. Narducci, û Il Cato Maior ý, p. 125 : û Ora, Catone, nel De senectute eé sopra-
tutto un portavoce dello stesso Cicerone ý. Le critique italien rapproche Caton de Leè lius dans le De amicitia.
57
Voir E. Giannarelli, û Petrarca e i Padri ý, p. 394 : û La lettura delle opere latine del
Petraca suggerisce quella che potrebbe sembrare una boutade e forse lo eé, ma in percentuale minima rispetto alle apparenze : c' eé un Agostino di Ippona ed un Agostino del Petrarca ý ;
p. 408 :
û In
quest' ultimo
libro
[i.e.
il
Secretum]
Agostino
si
trova
nella
congiuntura, non so se felice, ma certamente strana, di essere contempo ispiratore di un' opera e personaggio della stessa : in ogni caso, rispetto ai testi usciti della sua penna, il santo viene rescritto. [...] Tutti i modelli del Petrarca, i magna exempla, o semplicemente i personaggi in qualche maniera emblematici vengono plasmati, riveduti, cor retti, limati dal medesimo ý.
58 59
Peètrarque, Fam., II, 1, 21 (Rossi I 58). C' est d' ailleurs le terme employeè par Ciceèron dans le De amicitia et commenteè par
Michel Ruch (M. Ruch, Le preèambule, p. 405). Voir Ciceèron, L×l., 3 : û Eius disputationis sententias memori× mandaui quas hoc libro exposui arbitratu meo : quasi enim ipsos induxi loquen tes, ne `inquam' et `inquit' s× pius interponeretur atque ut tamquam a pr×sentibus coram haberi sermo uideretur ý, û J' ai confieè aé ma meèmoire les penseèes eèchangeèes au cours de cette discussion et je les rapporte ici aé ma fac°on : j' ai mis en sceéne, en quelque sorte, les personnages
peè trarque lecteur du cato maior
445
c' est ce genre de mise en sceéne qu' il pratique avec Augustin dans le
Secretum. Ainsi, de meême que Caton apparaissait aé Ciceèron comme figure embleèmatique de la romaniteè, de l' identiteè romaine
60
, Augustin est
pour Peètrarque la figure embleèmatique de la chreètienteè, de l' identiteè chreètienne. Les deux figures jouissent donc d' un prestige et d' une au toriteè, certes utiles au dialogue mais qui n' entravent pas la liberteè de re-creèation de l' eècrivain. La lecture faite par Peètrarque du
Cato Maior
se situe donc aé des ni-
veaux multiples : influence philosophique quant aé la notion de plaisir et son lien avec les aêges de la vie, lecture christianisante de l' argument de l' immortaliteè
de
l' aême,
modeéle
litteèraire de
dialogue
philoso-
phique. C' est que Peètrarque, nourri de Ciceèron, pratique une imitation personnelle et novatrice de l' orateur romain. L' innutrition fait sans cesse ressurgir le texte modeéle, sous des formes treés varieèes, puisque le modeéle est digeèreè, pleinement reèapproprieè, investi de la liberteè creèatrice de l' eècrivain : Legi apud Virgilium apud Flaccum apud Severinum apud Tullium ; nec semel legi sed milies, nec cucurri sed incubui, et totis ingenii nisi bus immoratus sum ; mane comedi quod sero digererem, hausi puer quod senior ruminarem. Hec se michi tam familiariter ingessere et non modo memorie sed medullis affixa sunt unumque cum ingenio facta sunt meo, ut etsi per omnem vitam amplius non legantur, ipsa quidem hereant, actis in intima animi parte radicibus, sed interdum obliviscar auctorem, quippe qui longo usu et possessione continua quasi illa prescripserim diuque pro meis habuerim, et turba talium ob sessus, nec cuius sint certe nec aliena meminerim
61
.
eux-meêmes, pour n' avoir pas aé inseèrer trop souvent les formules `dis-je' , `dit-il' , et pour donner l' impression qu' on a les interlocuteurs devant les yeux ý.
60
On pourra se reporter au portrait de Caton dans le
Brutus
(voir Ciceèron,
Brut.,
63-
69).
61
Peètrarque,
Fam.,
XXII, 2, 12-13 (Rossi IV, 106) : û J' ai lu du Virgile, de l' Horace,
du Boeéce et du Ciceèron ; je ne les ai pas lus qu' une fois, mais mille, je ne les ai pas par courus mais je m' y suis plongeè, et je m' y suis arreêteè, usant de toutes les forces de mon esprit ; je les ai mangeès le matin pour les digeèrer le soir, je les ai avaleès dans mon enfance pour les ruminer dans ma vieillesse. Leurs mots se sont installeè s intimement en moi, se sont fixeès non seulement dans ma meèmoire mais dans ma moelle pour ne faire qu' un avec mon esprit, au point que, sans que je les lise davantage tout au long de ma vie, ils resteront en moi, car ils ont pris racine au fond de mon aê me ; et parfois j' en oublie l' auteur parce que, suite aé une longue pratique et aé une impreègnation permanente, je les ai comme eècrits avant lui et pris pour miens depuis longtemps si bien qu' assieè geè par cette foule, je ne me rappelle plus de qui ils sont, ni meê me qu' ils sont d' un autre ý.
446
laure hermand-schebat
L' imitation des Anciens selon Peètrarque doit refuser tout aveuglement qui conduirait aé copier le modeéle au lieu de l' inteègrer aé un style personnel ; sa lecture du De senectute ciceèronien en est un exemple eèclatant.
BIBLIOGRAPHIE
Sur Peè trarque Fleming, J., Reason and the lover, Princeton, 1984. Giannarelli, E., û Petrarca e i Padri della Chiesa ý, Quaderni Petrarcheschi, 9-10 (1992-1993), p. 393-412. Heitmann,
K.,
Fortuna und Virtus. Eine
Studie zu Petrarcas Lebenweisheit,
Ko«ln-Graz, 1958. ºº, û Augustins Lehre in Petrarcas Secretum ý, Bibliotheéque d' Humanisme et Renaissance, travaux et documents, 22 (1960), p. 34-53. Michel, A., û E è picurisme et christianisme au temps de la Renaissance ý, Revue des eètudes latines, 52 (1974), p. 356-383. Rico, R., Vida u obra de Petrarca, I. Lectura del Secretum, Chapel Hill, 1974.
Sur Ciceè ron Coleman-Norton, P. R., û Resemblances between Cicero' s Cato Maior and L×lius ý, Classical Weekly, 41 (1947-1948), p. 210-216. De Saint-Denis, E., û Caton l' Ancien vu par Ciceè ron ý, L' information litteèraire, 8 (1956), p. 93-100. Narducci, E., û Il Cato Maior, o la vecchiezza dell' aristocrazia romana ý, Quaderni di storia, 8 (1982), p. 121-163. Ruch, M., Le Preèambule dans les Ýuvres philosophiques de Ciceèron, essai sur la geneése et l' art du dialogue, Paris, 1958.
L AT I N I TAT E S
LES AUTEURS Jean-Michel
Agasse
est ma|être de confeèrences aé l' Universiteè de Pau. Il s' in-
teèresse aé la repreèsentation du corps et aé la meèdecine aé la Renaissance, ainsi qu' aux humanistes antiquaires.
Heèleéne
Casanova-Robin
est professeur de langue et litteèrature latines de
la Renaissance, aé l' Universiteè de Paris-Sorbonne. Speècialiste de poeèsie latine classique et neèo-latine, elle eètudie principalement les Ýuvres de Virgile, d' Ovide et leur reèception aé la Renaissance, dans la litteèrature et les arts figureès. Elle a publieè une eètude sur la fortune du mythe d' Acteè on depuis Ovide jusqu' aé l' eèpoque baroque (Paris, Champion, 2003). Elle vient d' achever è glogues latines de Giovanni Pontano une eèdition franc°aise commenteèe des E (
xv
e
sieécle).
Reègine
Chambert
est professeur de Premieére Supeèrieure en langues an-
ciennes au lyceèe Pierre D' Ailly de Compieégne. Ses travaux portent sur les conceptions morales du voyage dans la litteèrature latine de la fin de la Reèpublique et du deèbut du Principat, sur les deèbuts poeètiques de Virgile, la double influence dans sa formation de l' alexandrinisme et de l' eè picurisme campanien. Elle est l' auteur de Rome : le mouvement et l' ancrage. Morale et philosophie du voyage au deèbut du Principat, 2005, Bruxelles [Collection Latomus, volume 288].
Ancienne eèleéve de l' E è NS, membre de l' E è cole franc°aise de Rome, professeur aé l' Universiteè de Grenoble III, Isabelle
Cogitore
s' inteèresse particulieé-
rement aé l' historiographie latine et aux rapports entre litteè rature et politique aé Rome (Reèpublique-Haut Empire).
Anca
Dan
est ATER aé l' Universiteè de de Reims, au deèpartement de Lettres
Classiques et d' Histoire. Elle s' inteè resse aé l' histoire de la geèographie antique, aé l' archeèologie classique de la mer Noire (en particulier la peè riode grecque et le Haut Empire romain), aé Ovide et aé l' eèpoque augusteèenne. Elle preèpare une theése sur û Le Pont-Euxin dans la geèographie antique : eèdition des textes grecs et latins, accompagneèe d' un commentaire linguistique, litteèraire, historique et archeèologique, du
Marielle
de Franchis
vi
e
s. av. J.-Chr. au
vi
e
s. apr. J.-Chr. ý
, ma|être de confeèrences aé l' Universiteè de Paris-Sor-
bonne, s' inteèresse aé l' historiographie romaine (a reèdigeè plusieurs notices sur les historiens latins dans le Dictionnaire de l' Antiquiteè, Paris, PUF, 2005) et aé
les auteurs
448
la transmission des textes. Elle preèpare l' eèdition du livre 30 de Tite-Live pour la û CUF ý.
Dubourdieu
Annie
est ma|être de confeèrences honoraire de l' Universiteè de
Paris-Sorbonne. Ses recherches portent sur la religion et l' anthropologie romaines. Elle a publieè en 1989, Les origines et le deèveloppement du culte des Peènates aé Rome, ouvrage paru dans la Collection de l' E è cole Franc°aise de Rome. Elle est eètroitement associeèe aux travaux du Centre Glotz et elle collabore notamment avec J. Scheid au Colleége de France.
Luc
Duret
est ma|être de confeèrences aé l' Universiteè de Paris-Sorbonne, il
est speècialiste de la poeètique latine classique, notamment d' Horace et de Stace.
Galand Hallyn -
Perrine
est directeur d' eètudes de latin de la Renaissance aé
l' E è cole pratique des Hautes E è tudes (Sciences historiques et philologiques, aé la Sorbonne). Elle est l' auteur de nombreux livres et articles sur la poeè tique neèo-latine europeèenne. Elle co-dirige avec C. Leèvy et G. Sauron l' E è quipe û Rome et ses renaissances ý aé l' Universiteè de Paris-Sorbonne.
Hermand Schebat -
Laure
, ma|être de confeèrences aé l' Universiteè Lyon III-
Jean Moulin, a soutenu en 2005 une theése ayant pour sujet l' influence de Ciceèron sur la correspondance de Peè trarque. Elle s' inteèresse aux rapports entre rheètorique et philosophie et au genre eè pistolaire dans l' Antiquiteè latine et les deèbuts de la Renaissance.
Jean-Claude
Julhe
est actuellement ma|être de confeèrences aé l' Universiteè de
Paris IV-Sorbonne. Ses recherches portent sur la poeèsie latine de la fin de la Reèpublique et du Haut-Empire. Il a reècemment publieè un ouvrage sur La è leègiaques augusteèens. Geneése et jeunesse de critique litteèraire chez Catulle et les E l' eèleègie aé Rome (62 avant J.-C.-16 apreés J.-C.), Louvain-Paris-Dudley, Ma, Peeters, 2004.
Carlos
Leèvy
est professeur de latin aé l' Universiteè de Paris-Sorbonne. Ses
travaux sont axeès sur la philosophie antique, notamment sur Ciceè ron. Il a fondeè aé l' universiteè de Paris XII le û Centre sur la philosophie helleènistique et romaine et co-dirige actuellement avec P. Galand-Hallyn et G. Sauron l' E è quipe û Rome et ses renaissances ý aé l' Universiteè de Paris-Sorbonne.
Ermanno
Malaspina
est Ricercatore aé l' Universiteè de Turin. Il est notam-
ment speècialiste de Ciceèron, de Seèneéque et de la poeèsie de l' eèpoque impeèriale.
Il
a
eèteè,
avec
Nino
Marinone,
l' un
des
ma|ê tres
d' Ýuvres
de
la
Cronologia ciceroniana (livre et CD). Il est eègalement eèditeur de textes et on lui doit une eèdition du De clementia.
les auteurs Liza
Meèry
449
est ma|être de confeèrences en langue et litteèrature latines aé l' Uni-
versiteè de Poitiers. Elle a soutenu en 2004 une theé se sur la repreèsentation de l' eètranger dans l' Ab Vrbe condita de Tite -Live. Ses travaux portent sur les relations entre ideèologie impeèriale et identiteè romaine aé l' eèpoque augusteèenne.
John
Nassichuk
est professeur adjoint dans l' Universiteè Western Ontario
(Canada). Ses recherches portent sur la litteèrature de la Renaissance latine et vernaculaire. Il a publieè des articles sur Ronsard, Jodelle, Salel, Pontano, Flaminio et Des Masures.
Freèdeèric
Nau
est professeur de khaêgne au lyceèe Camille Gueèrin (Poitiers),
auteur d' une theése intituleèe Le personnage eèleègiaque dans l' Ýuvre de Properce : poeètique et subjectiviteè aé l' eèpoque augusteèenne et de plusieurs articles sur la poeèsie latine, speècialement de Catulle aé Ovide.
Franc°ois
Prost
est ma|être de confeèrences de latin aé l' Universiteè Paris-Sor-
bonne. Il poursuit des recherches en philosophie helleè nistique et romaine et a publieè en 2004 un ouvrage sur Les theèories helleènistiques de la douleur.
Anne
Raffarin Dupuis -
est ma|être de confeèrences aé l' Universiteè de Paris-
Sorbonne. Elle a publieè Flavio Biondo, Roma instaurata, les Belles Lettres, Classiques de l' Humanisme, vol. 1, 2005 (le volume 2 est aé para|être) et plusieurs articles sur les humanistes antiquaires.
Gilles
Sauron
, professeur d' archeèologie romaine aé l' Universiteè de Paris-
Sorbonne, fonde ses analyses sur une confrontation entre les sources tex tuelles, la tradition iconographique et les ensembles monumentaux leè gueès par l' Antiquiteè, et s' inteèresse particulieérement aé la seèmantique architecturale, au symbolisme ornemental et aux rapports de formes et de significations entre les deècors publics et les deècors priveès des Romains. Il co-dirige avec P. Galand-Hallyn et C. Leèvy l' E è quipe û Rome et ses renaissances ý aé l' Universiteè de Paris-Sorbonne.
E è milie
Seèris
est ma|être de confeèrences aé l' Universiteè de Paris-Sorbonne.
Speècialiste de neèo-latin, elle travaille sur la poeèsie et les poeètiques latines de la Renaissance. Elle a eètudieè principalement les Ýuvres de Boccace, Ange Politien, Bartolommeo della Fonte et Jean Second. Elle s' inteè resse aussi particulieérement aé la comparaison entre les arts et aux liens entre poeè sie et peinture.
449
L AT I N I TAT E S
ÁRES TABLE DES MATIE P. Galand - Hallyn, C. Leè vy et W. Verbaal Avant-propos
.
.
.
.
.
.
.
.
.
5
11
premieé re partie
LES LIEUX DU PLAISIR E. Malaspina
La foreêt, lieu de plaisir-absence de plaisir
.
G. Sauron
Les theèaêtres aé Rome
.
29
A. Dan
Les lieux de plaisir dans la Rome d' Ovide
.
45
R. Chambert
Seèneéque et la villeègiature : du bon usage des plaisirs en voyage
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
A. Raffarin -
La redeècouverte des lieux de plaisir par les
Dupuis
humanistes
J.-M. Agasse
Nihil aliud fere quam deliciae
.
.
.
.
113
.
.
.
.
.
.
135
.
.
.
.
.
.
151
deuxieé me partie
PLAISIR ET SENSUALITEè L. Duret
Plaisir eèrotique et plaisir estheètique : l' eèloge de la chevelure dans les leèe .
.
.
.
.
Meètamorphoses d' Apu-
.
.
.
.
.
.
.
.
H. Casanova -
Rustica voluptas.
Robin
liteè dans la premieére
J. Nassichuk
Le plaisir sensuel et le plaisir savant dans l' Ýuvre eèleègiaque de Pontano .
.
E è . Seè ris
Dire
les
le
plaisir,
171
Produits agrestes et sensua-
Eglogue
plaisir
aé
de Pontano
dire :
amoureuses de Jean Second
.
.
.
.
.
.
187
213
eèleègies .
.
.
237
F. Nau
Catulle et la censure : les strateègies du plaisir
257
C. Leè vy
Soldat de la vertu, soldat du plaisir : les meè-
troisieé me partie
PLAISIR ET AUTORITEè
tamorphoses de la notion de creéce et chez Ciceèron
.
.
militia .
.
chez Lu.
.
.
289
les auteurs
452
eèry
La condamnation du plaisir chez Tite-Live :
L. M
ogitore
I. C
.
313
Les plaisirs impeèriaux, reèveèlateurs politiques
une certaine ideèe de Rome ?
.
.
.
.
341
quatrieéme partie
PLAISIR ET VIEILLESSE AUTOUR DU DE CICEè RON DE SENECTUTE
ubourdieu Prost
A. D
é chaque aêge ses plaisirs ? A
F.
Le theéme du plaisir dans le
M.
de Franchis
pects philosophiques
.
.
.
.
.
.
Cato Maior .
.
.
.
.
363
: as.
.
377
La figure de Caton l' Ancien comme adversaire du plaisir d' apreés les teèmoignages
J.-Cl.
Julhe
HermandSchebat L.
les auteurs
compareès de Ciceèron et de Tite-Live
.
.
395
Martial et Caton aé l' heure des plaisirs : du
Cato Maior
aé la deèfense de l' eèpigramme
Peètrarque, lecteur du
.
.
.
.
.
.
.
Cato Maior .
.
.
.
407
.
.
.
.
429
.
.
.
.
447