La psychomotricité relationnelle 9782842542191

Cet ouvrage s'emploie à montrer pourquoi une théorie psychosomatique relationnelle est possible en psycho-motricité

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French Pages 163 [162] Year 2012

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Table of contents :
Introduction Une théorie psychosomatique de la psychomotricité
Aspect relationnel et formation en psychomotricité
Créativité et relation
La psychomotricité relationnelle, support de mémoire
Psychomotricité et ethnopsychosomatique relationnelle
La place des parents dans l’accompagnement thérapeutique du jeune enfant
Apport de la théorie relationnelle à la psychomotricité
Le chien assistant en psychomotricité relationnelle
Bibliographie
Table des matières
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La psychomotricité relationnelle
 9782842542191

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RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE

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RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE

La psychomotricité relationnelle Sous la direction de Anne Gatecel Psychomotricienne, Psychologue clinicienne, Enseignante à l’Institut de Formation en Psychomotricité, Université Pierre et Marie Curie, Site Pitié-Salpêtrière

Sami-Ali Anne Gatecel Corinne Reignoux Monique Déjardin Manuel Cajal Annie Masson Nicole Autin Maryse Weber

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Centre International de Psychosomatique Collection Recherche en psychosomatique dirigée par Sylvie Cady Dans la même collection Le cancer – novembre 2000 La dépression – février 2001 La dermatologie – mars 2001 La clinique de l’impasse – octobre 2002 Identité et psychosomatique – octobre 2003 Rythme et pathologie organique – février 2004 Psychosomatique : nouvelles perspectives – avril 2004 Médecine et psychosomatique – septembre 2005 Le lien psychosomatique. De l’affect au rythme corporel – février 2007 Soigner l’enfant psychosomatique – février 2008 Affect refoulé, affect libéré – mars 2008 Entre l’âme et le corps, les pathologies humaines – octobre 2008 Handicap, traumatisme et impasse – janvier 2009 Soigner l’allergie en psychosomatique – octobre 2009 Entre l’âme et le corps, douleur et maladie – août 2011 Psychosomatique de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte – janvier 2012

Éditions EDK 25, rue Daviel 75013 Paris, France Tél. : 01 58 10 19 05 Fax : 01 43 29 32 62 [email protected] www.edk.fr © Éditions EDK, 2012 ISBN : 978-2-8425-4166-8 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

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Recherche en psychosomatique. La psychomotricité relationnelle Sami-Ali

Introduction Une théorie psychosomatique de la psychomotricité Sami-Ali Les rapports de la psychanalyse et de la psychomotricité sont susceptibles d’une double définition  : négative, qui s’emploie à montrer pourquoi une théorie psychosomatique de la psychomotricité n’a pas été possible jusqu’ici ; positive, qui explicite les conditions qui rendent possible une telle théorie. Celle-ci doit cependant s’ouvrir pour inclure la pathologie organique s’inscrivant dans la relation et relevant d’une conception plus compréhensive de la psychosomatique.

I D’emblée, s’impose une réflexion multiple qui se situe successivement aux niveaux historique, clinique et théorique.

Le niveau historique En tant que praxis, la psychomotricité met en œuvre un ensemble de concepts qui dérivent exclusivement de la neuro-psychiatrie infantile et de la psychologie génétique. Son champ spécifique, que 5

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délimite au départ la notion de trouble fonctionnel, se précise dans chaque cas par référence au bilan psychomoteur dont la conception se conforme à la nosographie neuropsychiatrique. Les techniques de «  rééducation  » qui en découlent, se plaçant sur le plan de la manipulation effective du corps réel, tendent à réduire les écarts entre une évolution individuelle et une norme statistiquement établie. Les insuffisances de structuration du schéma corporel, perceptibles dans une organisation défaillante de l’espace et du temps, les dysharmonies tonicomotrices et les retards de maturation, résument ici les principales indications. Tant par son inspiration que par les buts qu’elle se fixe, la psychomotricité s’est constituée en dehors du domaine propre de la psychanalyse. Hormis les contingences historiques sur lesquelles il n’y a pas lieu de revenir, deux considérations fondamentales, inscrites dans la démarche psychanalytique elle-même, rendent compte de cet état de fait : d’une part, l’expérience du corps propre, prise dans son acceptation la plus vaste, ne forme pas pour la psychanalyse une région qu’on pourrait séparer du réseau d’échanges conscients et inconscients mettant aux prises le sujet incarné avec autrui (cf. Marty P., Fain M., 1955). D’autre part, cette même expérience élaborée sous l’angle génétique de l’image libidinale (et qu’est-ce que la théorie de la sexualité infantile sinon l’esquisse de l’émergence graduelle de l’image du corps ? – cf. Freud S., 1905, ch. II), se limite dans la conception classique à ce que Freud appelle les neuro-psychoses. Or, rien n’est moins sûr que les troubles psycho­moteurs, même s’ils devaient traduire un conflit inconscient, puissent tous entrer dans cette dernière catégorie. (Ainsi, le sens symbolique de la droite et de la gauche n’épuise pas, tant s’en faut, une latéralité qui doit d’abord s’instaurer au niveau du corps réel). Il semble donc que la psychanalyse ne puisse ni isoler la motricité du contexte relationnel pour en faire une discipline suis generis, ni l’intégrer dans une conception de l’image du corps où l’accent se trouve mis sur le processus de symbolisation. Face à cette situation, deux attitudes sont possibles  : ou bien continuer à penser la psychomotricité sans tenir compte de la psychanalyse, ou bien penser à la fois l’une et l’autre en ramenant leurs divergences au moment historique de leur élaboration respective. Si l’on adopte cette dernière attitude, dans laquelle sont contenus les germes de futurs développements, on est amené à approfondir

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une théorie psychosomatique de l’image du corps de manière à fonder sur des bases nouvelles une discipline qui, pour s’adresser au corps réel, n’en reste pas moins ancrée dans l’inter-subjectivité. Et comment soutenir, au nom d’une douteuse division de travail, que le geste n’est pas relationnel ou qu’il est détachable du discours qui l’accompagne et le commente tout ensemble ?

Le niveau clinique C’est surtout sur le plan de l’action thérapeutique que la psychomotricité est en mesure de s’approcher des données fondamentales de la psychosomatique. Peu à peu, à travers maintes hésitations, elle apprend à découvrir une redoutable évidence, à savoir que l’application d’une technique s’opère dans une situation où deux subjectivités communiquent et s’affrontent. Le terme, neutre à souhait, de relation, subrepticement introduit pour rendre compte de cette découverte, risque en fait de bou­leverser l’énoncé même du problème. Désormais, on s’efforce d’établir entre psychosomatique et psychomotricité un lien qui, bon gré mal gré, se noue autour du concept central de relation. Là aussi, deux attitudes sont possibles : ou bien tenir la relation pour un facteur de trouble (ce qu’il est en réalité) et s’ingénier, suivant la démarche préconisée par la psychologie expérimentale, de neutraliser (refouler) ses incidences en standardisant à l’extrême la technique à appliquer. Solution méthodologiquement valable qui, chez le praticien, peut convenir à certains types de caractère mais qui, dans l’absolu, comporte l’inconvénient majeur de mécaniser la relation et d’interdire la compréhension, précisément au moyen du relationnel, de ce qui se passe hic et nunc. Ou bien, au contraire, aller jusqu’au bout de l’approfon­dissement du relationnel dont la reproduction, régie par l’automatisme de répétition, permet de saisir sur le vif, en même temps que la dynamique relationnelle, ce qu’on nomme l’inconscient. On se rendra compte alors que, paradoxalement, ce qui se passe dans le corps (symptôme pourvu ou dépourvu d’une valeur symbolique en soi) ne se passe pas dans le corps mais dans une relation implicite à l’autre. Le développement systématique de ce dernier point de vue, applicable tant à la psychomotricité qu’aux autres techniques du corps, culmine dans ce que j’appelle une théorie générale de la situation thérapeutique.

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Le niveau théorique L’étude conjuguée du relationnel et de l’image du corps, à travers laquelle le passé s’actualise dans le présent, suffit à cerner la dynamique de l’action psychomotrice. Invariablement, cette dynamique se déroule autour de la problématique œdipienne, laquelle, de proche en proche, détermine les coordonnées inconscientes de la situation thérapeutique. Ici comme ailleurs, ce qui se trouve relationné, loin d’être un affect ou un comportement isolé, s’insère dans un ensemble structuré à partir d’une réalité historique. Le relationnel est toujours relation d’une situation inconsciente intériorisée. Encore faut-il nuancer cette affirmation  : tout comportement n’est pas forcément lié à l’imaginaire, pas plus que tout relationnel ne se situe aussitôt au niveau d’une organisation œdipienne. Celleci doit au contraire s’effectuer graduellement suivant un rythme qui n’exclut ni les traumatismes, ni les points de fixation, ni le retour en arrière. Aussi, ce qui est observable chez le sujet à un moment donné, peut-il le mieux être exprimé en termes de processus évolutif aboutissant, dans la meilleure des hypothèses, à cette intégration instinctuelle particulière désignée par le complexe d’Œdipe. En tout état de cause, le choix de la problématique œdipienne comme cadre de référence présente l’immense avantage de permettre d’emblée une vue d’ensemble sur les vicissitudes identificatoires du sujet. Or il est amplement prouvé qu’il faut partir du tout pour retrouver les éléments et non l’inverse. La thérapeutique psychomotrice, du fait qu’elle a affaire directement au corps, semble particulièrement bien placée pour suivre la genèse des fonctions psychosomatiques, lesquelles prenant appui sur la sensori-motricité, s’élaborent peu à peu à travers un processus de projection englobant le rêve et ses équivalents et faisant un avec la dimension de l’imaginaire. Processus auquel, originellement, incombe la tâche de créer un dedans et un dehors en séparant ce qui appartient au sujet de ce qui lui est étranger. J’ai déjà montré, en introduisant le concept de projection sensorielle, comment l’expérience perceptive s’agence en fonction de la vision binoculaire pour donner naissance à l’objet, à l’espace tri-dimensionnel et au corps propre identique à lui-même, et comment d’autre part, la nécessité de fonctionner conformément aux règles se traduit par la mise en œuvre de «  trucs  » (Sami-Ali, 1974, p. 195), ou de « cadres » (Id. 1980, p. 115) destinés à combler les lacunes de 8

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l’organisation spatio-temporelle. Qu’un refoulement réussi du rêve et de ce qui en tient lieu modifie durablement la structure caractérielle, qui par ailleurs est responsable de ce même refoulement, et on se trouve en présence d’un fonctionnement psychosomatique particulier, désigné par le concept de «  pathologie de l’adaptation ». Ici, le réel, en tant que norme adaptative s’inscrivant dans un univers de règles, vient occuper la place laissée par l’imaginaire qui se retire. La pathologie, quand elle fait son apparition sur ce fond caractériel, ne peut être qu’organique, non médiatisée par un imaginaire que le refoulement continue à mettre hors d’atteinte. On est aux antipodes de la conversion hystérique où, précisément, le refoulement de l’imaginaire échoue, cet échec coïncidant avec la formation d’un symptôme fonctionnel dans un corps imaginaire, homologue de celui qui sous-tend le rêve et s’objective en lui (voir Ibid.). Seule, une conception de l’image du corps, élargie aux dimensions de la psychosomatique, est à même de définir en quoi consiste la spécificité de la pratique psychomotrice, tout en évitant une dispersion, toujours possible, qui découlerait de la multiplication d’interventions thérapeutiques partielles et simultanées (infra, p. 89).

II Au lieu de survoler le champ entier de la psychomotricité, je res­treindrai à l’extrême la perspective théorique dans laquelle j’entends me placer pour traiter des fondements d’une praxis dont la particularité est qu’elle s’adresse au corps. Plutôt que de présenter un savoir systéma­tique, j’introduirai d’emblée ce qui me semble constituer l’interrogation essentielle de la psychomotricité. Car il est urgent de dégager ce qui, dans cette discipline aux origines mêlées, est réellement enjeu. Rééducation ou thérapie, l’hésitation entre ces deux visées étant en soi révélatrice, la psychomotricité a bien affaire au corps. Mais de quel corps s’agit-il ? Dans certaines conditions, plus fréquentes qu’on serait tenté de le croire, le corps est précisément absence du corps. Et pour peu qu’on y prête attention, on peut entendre des propos comme ceux-ci qui, dans l’épaisseur de l’être, cernent un vide central : « Je n’existe pas, je ne suis qu’une image virtuelle, je suis l’évanouissement des choses  ». En revanche, la réalité corporelle 9

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a beau s’imposer au sujet par une présence trop forte, elle ne cesse pas pour autant d’être proprement fantastique. C’est alors que les orifices du corps deviennent des bouches ou des anus, et que la peau, zone érogène par excellence, se couvre d’yeux qui, à la place des pores, essaiment miraculeusement. De même que l’utérus, selon l’ancienne conception de l’hystérie (Zilboorg G., 1941, p. 130- 2), est capable de pérégrinations à l’intérieur du corps livré aux plus étranges des convulsions. Et comme tout peut être sexualisé, le corps entier se change en phallus afin de nier l’absence du phallus. Enfin les voix qui, au cours d’un délire des plus organisés, parlent au Président Schreber, s’aperçoivent avec frayeur que son corps a subitement proliféré : « Au nom du ciel, s’écrient-elles, un homme à plusieurs têtes ! » (Schreber D.P., 1903, p. 74). Qu’est-ce à dire sinon que dans cette suite de phénomènes dont le rêve demeure le prototype, le sujet est aux prises avec un corps qui se confond avec l’essence même de l’imaginaire ? Ici, le corps imaginaire n’est pas seulement l’image projetée sur une surface, il est aussi la surface que révèle un moment crucial d’une histoire énigmatique. Et il coïncide parfaitement avec la série inachevée de ses apparences qui se nomment images du corps. Le problème fondamental que soulève la psychomotricité, comme d’ailleurs toutes les techniques du corps, peut dès lors se formuler ainsi  : comment définir le corps dans sa double appartenance au réel et à l’imaginaire  ? Ou encore  : quel est le statut métapsychologique de la réalité corporelle dans une discipline où la parole ne constitue pas l’unique voie d’accès à l’autre ? Je tâcherai d’y répondre en reprenant une ligne théorique que j’ai eu l’occasion de développer à propos de l’espace imaginaire. La difficulté majeure à laquelle derechef on se heurte provient de l’optique particulière qui préside à l’élaboration de la réponse. En effet, ce que j’appelle corps propre n’est ni le corps que je possède en tant que sujet conscient et dont je peux prendre davantage conscience à la faveur d’une technique appropriée, ni le corps que je peux saisir chez moi et chez les autres en tant qu’objet. Par conséquent, ni sujet, ni objet. Comment comprendre pareil paradoxe ? C’est que le corps, en dépit d’une persistante illusion qui remonte à la psychologie d’introspection, n’est pas saisissable en soi. L’accent mis par la littérature spécialisée sur le « vécu corporel » risque de couper le corps propre du réseau de communication dont il est à la fois le centre et la périphérie. Et il cache à coup sûr la dimension épistémologique de l’expérience corporelle. 10

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Car le fait d’avoir un corps pris d’emblée dans un ensemble de relations identificatoires, se traduit immédiatement par la création d’un espace où l’on distingue un dedans et un dehors. Cette distinction signifie deux choses complémentaires : que le corps se ferme sur lui-même tout en s’ouvrant sur un espace qu’il délimite et par quoi il est délimité. Espace qui a ceci de remarquable qu’il reproduit sur le plan de la perception externe la réalité corporelle dont il est précisément la négation. Tout se passe comme si le corps était doublement représenté au-dedans et au-dehors, ou comme si les choses, dans l’équivoque de leur être, étaient perceptibles sur le corps. Aussi l’espace de l’expérience perceptive commence-t-il par se réduire aux coordonnées du corps propre : il est par essence un espace corporel. De sorte que le corps se trouve inclus dans un espace qu’il inclut à son tour et inversement. À cette structure concentrique primordiale, qui ne va pas sans évoquer les poupées russes s’emboîtant les unes dans les autres, j’ai donné le nom d’espace d’inclusions réciproques. On peut en dire autant des objets qui se mettent à émerger à mesure que le corps exerce une motricité qui découpe des formes et noue des relations. Situés sur le prolongement même des perceptions corporelles, ces objets semblent reproduire en raccourci une infinité de gestes possibles et impossibles, ébauchés, suspendus, recommencés. Non pas qu’ils symbolisent le corps ou des parties du corps, ce qui suppose accomplie une activité de symbolisation qui cherche et se cherche mais qu’ils continuent les lignes de force dont le corps est traversé. Ce sont à la lettre des objets-images du corps. Ainsi, tant dans la genèse de l’espace que de celle des objets, le corps, appréhendé par le biais de son pouvoir structurant, n’est perceptible que parce qu’il crée un dedans et un dehors et qu’il façonne des objets qui font partie de lui. Il est ce pouvoir originel de projection implicite dans la séparation du sujet et de l’objet et qu’il faut déduire à partir des traces laissées sur l’écran du réel. Dans ce contexte, où le problème de genèse renvoie sans cesse à cet X qui est à l’origine de la représentation, le processus de projection dépasse de loin sa fonction défensive sur laquelle Freud met de préférence l’ac­cent (cf. Sami-Ali, 1970). Ce dépassement ouvre, tant à la psychosomatique qu’à la psychomotricité, un champ de recherches entièrement nouveau. Car ce que je désigne par projection sensorielle, concept destiné à définir le rôle du corps propre dans le genèse du sensible, nous pourvoit d’une articulation, qui fait défaut dans la théorie psychanalytique classique, entre perception 11

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et élaboration fantasmatique. Et il nous permet de constater que, si dans l’œuvre de Piaget toute référence théorique à la projection est exclue, l’observation directe, maintes fois évoquées, butte sur des phénomènes de projection qui n’osent pas dire leur nom (Sami-Ali, 1974). Dans cette optique, le corps propre médiatise le passage de l’activité perceptive à celle qui trouve dans le rêve son expression la plus adé­quate. Médiation qui ne signifie pas qu’on quitte le réel pour accéder à l’imaginaire, mais qu’une seule et même structure spatiale préside partout à l’élaboration de la représentation. Dans ce jeu complexe, le corps ne cesse de fonctionner, au niveau inconscient qui caractérise toute projection, comme schéma de représentation auquel est impartie une activité de synthèse absolument originale. J’en donnerai un exemple où je résumerai deux séances espacées de la psychothérapie d’une jeune femme dont le défaut de convergence oculaire s’inscrit dans une structure caractérielle particulièrement rigide. Rigidité physique autant que morale se traduisant par une fixation aux normes austères d’un milieu familial replié sur lui-même et par une hypertonicité musculaire qui confère à la démarche une raideur saccadée. Le souvenir de la mère, morte après une longue maladie, est brutalement ravivé par une relation des plus positives. La première séance débute par le récit d’un rêve où, avec la doulou­reuse expression de quelqu’un qui se sait perdu, la mère souffrante ouvre les yeux pour regarder sa fille. Vient ensuite l’évocation circonstanciée d’une expérience d’intoxication au LSD au bord d’une immense plage de la côte californienne. La patiente, assise à l’écart sur le sable, crispée à l’extrême et l’estomac noué, attend que la drogue agisse. Soudain l’angoisse sourde et, tel un puzzle qui se défait, le ciel se découpe lentement en morceaux irréguliers. Un vide apparaît où tout va sombrer, les montagnes, la mer, la nature. Mais pour le moment, quoique sans consistance, l’être encore. Or, que signifie cette brusque altération de l’expérience perceptive sinon que le relâchement musculaire que la drogue procure n’est pas perçu dans le corps propre mais d’emblée projeté sur le monde extérieur ? Celui-ci est devenu un espace corporel fascinant par sa terrible proximité. Mais la patiente n’en est pas moins secouée de frissons qui annoncent la délivrance. Un ami, alerté, lui recommande de se laisser aller. L’angoisse cède, et un sentiment d’harmonie cosmique se fait jour. Elle se sent enveloppée de toutes parts, 12

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en résonance avec tout ce qui l’entoure. Longtemps, dans l’ivresse elle se promène au bord de l’eau pour jouir du vent, du crissement du sable, du battement des flots. « Je ne suis plus seule », se dit-elle. Quand elle se regarde dans une glace, elle se découvre le visage qu’elle avait enfant. Heureusement entourée d’un corps maternel auquel l’espace tout entier est assimilé, rien ne peut l’atteindre. Aussi n’hésite-t-elle guère à écraser des « araignées » qu’elle hallucine sur le sable et qui autrement l’auraient glacée d’horreur. Ainsi, aux deux temps de la secousse enivrante, le monde qu’on perçoit devient le corps propre, se comprimant et se dilatant outre mesure. Double mouvement d’une énergie musculaire se figeant et s’écoulant tour à tour et qui se retrouve dans l’image de l’araignée, thème de la deuxième séance qu’un travail analytique de plus d’un an sépare de la première. Un blocage moteur général s’avère, en effet, comme le moyen d’an­nuler une agressivité visant la mère et dont parfois les rêves donnent une saisissante expression (la patiente découvrant par exemple avec étonnement de gigantesques statues aux gestes pétrifiés). Peu à peu, elle vient à prendre conscience qu’une force terrible l’habite dont elle redoute l’éclatement. Aussi se sent-elle tournée vers l’intérieur et douloureusement « immobilisée », comme si tout son être n’était qu’un spasme infini. Et d’évoquer l’image de l’araignée qui la fascine et la terrifie parce que, être des ténèbres au milieu des fils invisibles, elle s’immobilise le temps de se jeter à l’improviste sur sa proie. Un fil peut alors se détacher et, comble d’horreur, vient coller à votre visage. C’est la même paralysie que connaît l’insecte pris dans une toile d’araignée. Ainsi, une seule et même tension musculaire effleurant la conscience et s’y dérobant tout ensemble détermine, jusqu’au moindre de leurs détails, une série de perceptions où se capte et se condense une énergie que le corps ne cesse de répandre. Ce sont des projections pourvues d’une structure identique que le corps crée à son image. À la question de savoir quel est le statut métapsychologique du corps, on peut maintenant répondre : qu’à la limite du dedans et du dehors, de la perception et du fantasme, le corps est un schéma de représentation qui se charge de structurer l’expérience du monde aux niveaux conscient, préconscient et inconscient. Le corps est ainsi une fonction de synthèse dont la projection ponctue les moments essentiels. Or, prise sous l’angle de la genèse de la repré­sentation, la projection est d’abord sensorielle : en effet, 13

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les premières relations objectales aidant, lentement et patiemment se déploie, à travers toute la sensorimotricité et notamment la vision binoculaire, un processus projectif qui découpe un dedans et un dehors, avant d’introduire la troisième dimension, et des objetsimages du corps, avant d’accéder à l’objectivité. C’est à partir de ces acquisitions initiales, permettant au corps de se constituer sur le plan neurophysiologique, que prend naissance, dans la meilleure des hypothèses, la projection tournée vers un imaginaire en parfaite harmonie avec l’expérience du corps. Expérience qu’aucun « truc » répondant au souci de s’adapter, ne vient interrompre dans son libre déploiement. Le champ qu’explore la psychomotricité aura, en conséquence, pour limite inférieure la projection sensorielle et pour limite supérieure la projection fantasmatique. Toute la finesse de l’art du thérapeute, une fois établi un diagnostic exact, consiste à œuvrer sur cette frontière où se joue le destin de l’être humain, à travers l’opposition du corps réel et du corps imaginaire, rendant compte, du même coup, de la présence éventuelle de la pathologie organique.

III Cependant, le problème métapsychologique ne saurait se poser en dehors du contexte clinique qui en définit les variables et en détermine les modalités. Il s’agit donc de savoir comment peut concrètement se dégager la dimension épistémologique du corps propre. Dans ce domaine, un postulat n’a cessé d’orienter ma démarche au point de vue méthodologique  : de propos délibéré, je me suis abstenu de toute pratique de la psychomotricité comme de toute participation en qualité d’observateur. En l’occurrence, tout le matériel brut de mon savoir, je le dois à un groupe de rééducatrices qui, par goût de la recherche, sont venues me parler de leur expérience. Or la parole a ici l’insigne vertu de conférer un sens inconscient à des situations qu’on peut vouloir aussi neutres que possibles mais qui, bon gré mal gré, transparaissent à travers une sensibilité qui leur restitue une autre dimension. On s’aperçoit alors que, quel que soit l’effort fourni pour la mise en application des techniques standardisées, il se crée une situation éminemment relationnelle mettant aux prises deux subjectivités. 14

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J’illustrerai d’abord mon propos par un exemple où la rigueur du contrôle, conçu sur le modèle de la psychophysiologie animale, confine à la mécanisation. Il est emprunté à Eysenck dont la thérapeutique du comportement vise à faire disparaître, au moyen de l’apprentissage réflexe, un conditionnement générateur de névrose. « La méthode de désensibilisation, dit-il, repose sur l’idée que, chez le patient, les réponses de peur ont été conditionnées à un stimulus particulier (le chat, dans le cas de notre malade phobique). En conditionnant à ce stimulus des réponses nouvelles, non plus de peur mais au contraire de calme et de relaxation, on permet à ces nouvelles réponses de combattre l’anxiété, de la diminuer et même de la faire disparaître. » «  La méthode consiste à établir une hiérarchie des situations qui pro­voquent cette réaction de peur : cela va, par exemple, d’un chaton vu dans le lointain jusqu’à la présence d’un énorme chat en colère crachant à quelques pas de la patiente ! Par ailleurs, on lui apprend à se relaxer, c’est-à-dire à relâcher tous ses muscles : on ne peut être anxieux ou énervé si les muscles ne sont pas tendus. Quand la patiente est parfaitement relaxée, on lui demande d’imaginer la scène la moins effrayante de la hiérarchie antérieurement établie (par exemple, un chaton vu à bonne distance)  ; dès qu’elle commence à se sentir anxieuse, elle doit le signaler au thérapeute qui interrompt immédiatement l’exercice pour reprendre les méthodes de relaxation. Peu à peu, la patiente est capable de maîtriser les diverses situations jusqu’à la plus effrayante de toutes, c’est-à-dire celle où elle doit pouvoir s’imaginer face à un chat en colère, sans éprouver aucune anxiété. Son comportement se modifie également dans la vie quotidienne : elle peut sortir, voir des chats et même supporter d’être enfermée dans une pièce avec eux. Dans ce cas précis, il n’a fallu que deux ou trois semaines pour guérir la malade de sa phobie, alors qu’elle avait subi toutes sortes de traitements depuis des années sans aucun résultat1. »

On vient de le voir : non seulement la névrose est ramenée au symptôme mais encore le symptôme lui-même est pris à la lettre par une démarche qui se place exclusivement sur le plan de la réalité. Le symptôme ne symbolisant rien, il s’agit de le faire disparaître en 1.  Eysenck H.J., 1974, La thérapeutique du comportement, La Recherche, 5, n° 48  ; cf. Skinner B.F., 1972, Cumulative Records, Part IV, The Analysis and Management of Neurotic, Psychotic and Retarded Behavior.

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manipulant le corps réel. Eysenck n’a pas peur d’appeler un chat un chat ! Toutefois, si on devient phobique au point de chercher de l’aide, c’est que, en bonne logique expérimentale, un chat n’est précisément pas un chat, pas plus que soi-même n’est soi-même. Alors, de quoi la patiente a-t-elle peur ? Sans doute d’être mangée comme une vulgaire souris ! On est en pleine psychologie fantastique restituant par le biais de l’imaginaire, un totémisme infantile perdu et retrouvé. Aussi bien, l’expérimentateur se trouve-t-il promu au rang d’un objet maternel contre-phobique, auquel échoit la tâche de doser une angoisse dont on méconnaît, de part et d’autre, l’origine sexuelle. La guérison découle, ici, du renforcement du refoulement. Cet exemple éclaire la pratique psychomotrice en faisant valoir que, quelle que soit la tentation rigoriste, on ne peut éluder cette vérité élémentaire, à savoir que le corps propre ne se réduit pas au réel parce qu’il médiatise tout un monde de l’imaginaire, se détachant au fur et à mesure sur un fond de relation. Fond qui imperceptiblement décide des aléas d’une thérapie, trop souvent entreprise sans que soit explicité comment le trouble moteur s’articule à l’histoire inconsciente du sujet. Or, dans la pratique courante de la psychomotricité, à force de se concentrer sur le contenu manifeste du symptôme, tant au niveau du diagnostic que lors de la conduite effective de la cure, on se dissimule cet arrière-plan trouble et difficile­ment maîtrisable. J’ai déjà qualifié de refoulement cette démarche qui, à dessein, cherche à se détourner de l’évidence. J’ajouterai à présent qu’en tout état de cause le but recherché n’est pas atteint et que, par cet échec, se découvre brusquement la structure intersubjective sous-jacente. Fait alors surface quelque chose qui ressemble au retour du refoulé puisqu’on est derechef en butte à ce qu’on avait délibérément voulu oublier. Le cadre théorique fixé au départ, dans lequel est censé se dérouler l’action psychomotrice, se trouve alors continuellement envahi par des phénomènes imprévus et imprévisibles, qu’une scrupuleuse observation ne manque pas de consigner. «  Fragilité du terrain  » (Bucher H., 1970, p. 47) sur lequel s’exerce cette action, extrême sensibilité de l’enfant « au climat sécurisant des séances » (p. 62), allant de pair avec une forte «  suggestibilité  » (p. 49), une «  recherche affective intense  » (p. 59), une grande «  susceptibilité  » (p. 55), une demande insistante de « gratifi­cation » (p. 59). Partout les acquisitions techniques, étroitement liées aux «  difficultés 16

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psycho-affectives du moment » (p. 60), aux « varia­tions émotionnelles » (p. 60), à la « charge affective qui les influence » (p. 62), restent « à la merci de l’émotivité et de l’inhibition » (p. 60) : elles dépendent « essentiellement » (p. 56) de « la relation » (p. 60), de «  la structure psychopathologique  » (p. 49), de l’«  évolution du trouble de la personnalité » (p. 56). Dépendance qui rend compte du fait paradoxal qu’une intervention limitée puisse parfois avoir un effet bénéfique sur l’ensemble de la personnalité (p. 54), et que surgissent des résistances plus ou moins conscientes que rencontre la terminaison d’une rééducation « technique » achevée (p. 59). Voici donc une situation qui commande négativement et positive­ ment les acquisitions techniques et dans laquelle la motricité demeure inséparable d’une problématique s’actualisant par rapport à l’autre. Le reconnaître, pour fonder une praxis qui doit conserver sa spécificité, c’est se rendre maître d’une situation dont on ne possède pas d’emblée les véritables coordonnées2. Si, toutefois, ce qui précède doit ouvrir à la psychomotricité une nouvelle perspective, c’est à la condition expresse de relier constamment mouvement et fantasme, mouvement et inconscient, mouvement et parole, au sein d’une réalité mouvante où se pose le problème de la pathologie psychosomatique à l’articulation du corps réel, du corps imaginaire et de la relation. Il importe de s’y attarder.

IV Toute pathologie, organique aussi bien que fonctionnelle, relève d’un processus psychosomatique destiné à fonder en théorie de troublantes coïncidences : qu’une maladie organique puisse apparaître en lieu et place d’une névrose ou d’une psychose « guérie », ou encore que les malades mentaux contractent rarement des maladies organiques, comme en témoigne, entre autres, le fait que des épidémies de grippe ou d’otite épargnent en général les hôpitaux de jour pour enfants psychotiques. De ce point de vue, aucun symptôme n’est pris en lui-même, et tout fonctionnement, fût-il tenu pour «  normal  », est déterminé relativement à l’opposition entre 2.  Voir l’article de S. Cady (1976) qui s’inspire de cette théorie : « Le transfert en rééducation psychomotrice ».

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corps réel et corps imaginaire. Ce qui relativise à la fin la notion de maladie comme celle de normalité, en même temps que se laisse poser la question de ce qui est psychique dans l’organique, organique dans le psychique. Question que la théorie de la psychosomatique développée ici formule autrement en stipulant que le psychique est relationnel et l’organique également relationnel. Que le « pathologique » et le « normal » dépendent d’un processus psychosomatique où le psychique succède au psychique, le psychique à l’organique, l’organique au psychique, l’organique à l’organique, place déjà la pathologie sous le signe de la variabilité symptomatique. Il faut maintenant montrer comment il est possible de définir la pathologie humaine en son ensemble. Cette définition repose sur deux concepts, qui se rapportent au fonc­tionnement  : l’imaginaire en tant que fonction, et le refoulement de la fonction de l’imaginaire. L’imaginaire, c’est le rêve et ses équivalents dans la vie éveillée. Le rêve, nous en avons tous l’expérience directe, à condition toutefois que la mémoire en garde la trace. Car le rêve dépend entièrement de son souvenir, de la possibilité de faire partie de la vie consciente, et cela ne va pas de soi. Quant aux équivalents du rêve, ils correspondent à une série de phénomènes qu’habituellement on ne met pas en relation les uns avec les autres, en se privant, du même coup, de la possibilité d’en saisir la profonde unité. Ce sont le fantasme, l’hallucination, le délire, le jeu, la croyance, la relation, le comportement magique, auxquels s’ajoute également l’affect3 (Sami-Ali, 1997). Autant de formes imaginaires qui dérivent de l’activité onirique et qui représentent le rêve dans d’autres conditions que le sommeil. En elles s’opère différemment l’équilibre instable entre conscient, préconscient et inconscient, reproduisant la même possibilité de se projeter que le rêve actualise éminemment. Possibilité qui, d’ailleurs, se trouve biologiquement déterminée, à l’échelle humaine et au-delà, grâce à l’alternance du sommeil paradoxal et du sommeil lent, ce qui, en outre, exclut que le rêve soit uniquement explicable en termes de psychologie. Ce qui échappe à la psychologie, c’est précisément le rythme par quoi l’imaginaire s’inscrit dans le biologique, tout en s’ouvrant à la phylogenèse. Quoi qu’il en soit, faire la généalogie des phénomènes qui appartiennent tous à l’imaginaire permet 3.  Voir Sami-Ali : Le Rêve et l’affect. Une théorie du somatique, Paris, Dunod, 1997.

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d’avoir une vue d’ensemble du fonctionnement psychosomatique, et de préciser la part impartie au rêve dans la maladie et la guérison. La fonction de l’imaginaire désigne ainsi la double face nocturne et diurne de l’activité onirique, activité que régit la projection. Or la pathologie se spécifie par rapport à la fonction de l’imaginaire pour autant que cette fonction subit un refoulement et que ce refoulement connaît des destins divers. Deux possibilités majeures se profilent, orientant différemment la pathologie. La première est celle que Freud a explorée et qui a donné lieu à ce que j’appelle la psychopathologie freudienne. Celle-ci, dans toute l’étendue de son champ spécifique qui va de la psychose la mieux organisée aux lapsus les plus évidents, postule en effet qu’un refoulement s’est opéré et qu’il a échoué. Refoulement d’un contenu imaginaire de l’ordre de la représentation, et qui laisse revenir dans le champ du conscient ce qui en fut d’abord éliminé : l’inconscient correspondant au refoulé redevient conscient. Et cela coïncide exacte­ment avec la formation symptomatique, qu’elle soit durable ou passagère, sévère ou bénigne, formation où se décèle clairement la double présence du refoulé et de la force refoulante, à travers des phénomènes qui restent, par leur caractère énigmatique, dus notamment au déplacement et à la condensation, en dissonance avec soi-même. Dans cette conception, ce qui différencie une formation symptomatique d’une autre, c’est à la fois le mode de refoulement et les voies empruntées par un refoulé qui fait retour. Cela cependant laisse apparaître une autre possibilité d’envisager la pathologie. Car la question se pose de savoir pourquoi le refoulement doit toujours échouer, et que peut-il advenir dans le cas contraire ? Question que Freud soulève tardivement, en 1918, pour répondre aussitôt qu’un refoulement qui se maintient ne sera accompagné d’aucune formation symptomatique de l’ordre de la névrose ou de la psychose, et, à ce titre, il échappera à l’investigation analytique. C’est à cette question capitale que j’ai consacré un livre, Le Banal (Sami-Ali, 1980), dont le point de départ fut une constatation surprenante. Appartenant à deux langues et à deux cultures, ayant pratiqué la psycha­nalyse en Égypte et en France, j’ai été frappé par l’importance inégale que, d’un pays à l’autre, on accorde à la vie onirique. Plus exactement, je n’ai jamais entendu dans le contexte égyptien quelqu’un affirmer, comme c’est fréquemment le cas ici, qu’il ne rêve pas ou qu’il ne s’en souvient jamais. Éventualité qui semble 19

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impensable à l’intérieur d’un système culturel où le récit et l’interprétation des rêves occupent une place centrale en continuité avec l’inconscient, conçu d’abord comme une relation à l’autre (SamiAli, 1971). Qu’en est-il de cette absence de rêves ? Est-elle le signe d’un fonc­tionnement de plus ou de moins ? Au lieu d’y voir une carence réelle, il faut plutôt y reconnaître l’exemple typique d’un refoulement impeccable qui porte sur toute la fonction de l’imaginaire. Car telle est exactement la situation : non seulement le rêve se trouve exclu de la vie psychique, mais il a, du même coup, cessé d’intéresser, tant en lui-même qu’en ses équivalents diurnes. Désormais, il n’y a ni rêves, ni fantasmes, ni affects, comme si tout devait se réduire à un réel extérieur au sujet. Le refoulement reste ici corrélatif d’une attitude caractérielle puisque l’élimination du rêve se double de la perte d’intérêt à l’endroit de la vie onirique, inintégrée, inintégrable dans le fonctionnement conscient. C’est pourquoi le refoulement réussi est un refoulement caractériel qui ne peut s’effectuer qu’à la faveur d’une profonde transformation de tout l’être du sujet. Que le rêve n’existe plus renvoie dès lors à un persistant oubli que le manque d’intérêt renforce et qui, à son tour, renforce le manque d’intérêt. C’est ainsi que prend forme une tendance à remplacer l’imaginaire privé par l’imaginaire public et que les normes socioculturelles viennent occuper la place laissée vide par une subjectivité qui se retire. La pathologie de l’adaptation ou du banal est cette forme particulière du fonctionnement normal dans laquelle les traits de caractère remplacent les symptômes névrotiques ou psychotiques, alors que l’adaptation s’effectue au détriment du rêve et de ses équivalents. Ce que le concept de « pensée opératoire » ou d’«  alexithymie  » met sur le compte d’un déficit réel, d’une «  carence fantasmatique  », apparaît ainsi comme la conséquence d’un processus qui ouvre à la recherche et à la thérapeutique une autre perspective. Celle-ci consiste à repenser toute la problématique du refoulement à partir de la fonction de l’imaginaire, afin de dégager une nouvelle forme de pathologie où, au refoulement sans faille de l’imaginaire, vient s’allier la maladie organique. Celleci, néanmoins, n’est pas due au refoulement, comme c’est le cas avec le symptôme psychonévrotique, et elle n’est pas en relation causale avec cette forme particulière de fonctionnement. En l’occurrence, le banal correspond à un ensemble de règles adaptatives dont l’application aboutit à la reproduction du même à l’intérieur d’un comportement conforme. C’est la subjectivité sans sujet. Un 20

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tel nivellement paraît souvent associé à la maladie organique, sans qu’on puisse établir directement, entre la pathologie psychosomatique et le refoulement durable de l’imaginaire, un lien étiologique quelconque. Ce qui, en revanche, s’avère ici décisif, c’est qu’un fonctionnement précis, sous-tendu par le refoulement de l’imaginaire, se trouve imperceptiblement engagé dans une situation d’impasse (Sami-Ali, 1987). Mettre en cause uniquement le fonctionnement revient à tomber dans l’abstraction de croire, avec Freud, qu’il existe un appareil psychique en soi, en dehors de toute relation à l’autre. C’est aussi s’interdire de saisir sur le vif le passage du corps imaginaire au corps réel et inversement. Pour définir brièvement l’impasse, ou plutôt l’une de ses modalités principales (Sami-Ali, 1987, 1997), il importe de distinguer, quant à la structure logique qui les sous-tend, conflit névrotique et conflit psychotique. Le premier dont la figure spécifique est l’alternative simple, a ou non-a, permet de choisir, sans tomber dans la contradiction, l’un des termes de l’alternative, voire les deux termes à la fois, en effectuant des solutions de compromis dont l’ingéniosité témoigne précisément de la richesse fantasmatique propre à la psychonévrose. Le conflit psychotique, en revanche, se caractérise par la contradiction, a ou non-a et ni a ni non-a, une contradiction qui ferme toutes les issues logiques, hormis celle d’une formation délirante intégrant la contradiction. C’est cette situation contradictoire qui se rencontre également dans l’impasse, sans pour autant déboucher sur un quelconque imaginaire. Elle marque plutôt la chute dans le somatique qui, dès lors, se trouve en corrélation négative avec l’imaginaire. Il existe par conséquent deux formes majeures de pathologies se définissant par rapport à l’imaginaire et au refoulement de l’imaginaire en tant que fonction : la psychopathologie freudienne et la pathologie de l’adaptation ou du banal. Auxquelles sans doute il faut en ajouter une troisième marquée par le passage de la première modalité de fonctionnement à la seconde, de sorte que, à mesure que le refoulement raté cède la place au refoulement réussi, la pathologie organique prend de plus en plus ses distances à l’égard de l’imaginaire : elle s’accorde avec « la normalité ». Qu’en est-il maintenant de la psychomotricité, à la lumière de cette conception de la psychosomatique ? Sans doute ce qui vient d’être dit doit-il orienter autrement toute la démarche propre à cette discipline. D’abord au niveau du diagnostic. Car il s’agit désormais, en dépassant la dichotomie du psychique et du somatique, de repérer la 21

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place d’un symptôme donné à l’intérieur des trois formes majeures de la pathologie. Ce qui, du même coup, implique qu’on tienne compte, dans un laps de temps suffisamment long, de la variabilité symptomatique observable au cours d’un processus psychosomatique. En procédant de la sorte, il devient possible de suivre le va-etvient d’une pathologie qui se situe sur plusieurs plans, d’en prévoir le déroulement et d’en prévenir les culs-de-sac éventuels. Mais c’est surtout au niveau de la pratique que le champ de la psychomotricité est à même de recevoir un éclairage tout à fait nouveau. Si l’on se réfère au modèle multidimensionnel de somatisation, dont fait état un précédent ouvrage (Sami-Ali, 1987), il devient possible de définir le champ de la psychomotricité à partir de trois dimensions ou trois couples de concepts opposés : corps réel – corps imaginaire, ima­ginaire – banal, fonction constituée – fonction en voie de constitution et relation. Voici, brièvement, comment il faut l’entendre. Soulignons tout d’abord que l’opposition corps réel – corps imagi­naire ne renvoie pas à des entités séparées mais à deux fonctions qui cor­respondent à l’absence et à la présence d’un imaginaire que médiatise la projection. Par conséquent, ce sont deux manières d’appréhender comme une et multiple, la même réalité soustraite au dualisme psyché-soma. D’autre part, l’opposition imaginaire-banal y désigne deux possibilités extrêmes du fonctionnement, s’actualisant dans la tendance à considérer la psychomotricité, soit comme thérapie, soit comme rééducation. Au cas où la psychomotricité se place dans la perspective de la rééducation, il importe de ne pas perdre de vue qu’il s’agit toujours d’une situation relationnelle, et que le risque est grand d’appliquer une norme s’inscrivant dans un conformisme socio-culturel. C’est alors qu’on peut observer qu’un symptôme peut disparaître, non pas parce qu’il y a eu évolution, mais parce que la pathologie est en passe de virer à la pathologie de l’adaptation. La plus grande vigilance paraît alors indispensable si l’on veut échapper à la possibilité de renforcer, à son insu, le refoulement de l’imaginaire. En tout état de cause, les techniques de rééducation psychomotrice, en mettant l’accent sur les troubles instrumentaux qu’il faut réduire, placent involontairement la rééducation sous le signe du surmoi corporel, instance à laquelle incombe la tâche d’organiser l’espace et le temps suivant des normes socioculturelles, mais au détriment de la subjectivité. Ce qui fait alors problème n’est pas l’apprentissage en soi, mais toute la dynamique interne qui sous-tend l’apprentissage et qui se détermine par rapport 22

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à l’activité du rêve. Tout se passe alors comme si la pression exercée de l’extérieur au nom d’une norme évolutive, était le prétexte d’exclure encore davantage un imaginaire déjà problématique. La troisième dimension théorique, l’opposition fonction constituée – fonction en voie de constitution, définit le mieux ce qui est spécifique à la psychomotricité. On peut dire en effet que, contrairement à la psychanalyse qui suppose toujours que l’étayage ait eu lieu et que le corps imaginaire se soit constitué en prenant appui sur le corps réel, la psychomotricité s’attaque à l’articulation du corps réel et du corps imaginaire. Quelle que soit la fonction mise en cause par un trouble psychomoteur spécifique qui, globalement, renvoie à l’organisation de l’espace et du temps, on est constamment ramené au moment où s’effectue le passage du corps réel au corps imaginaire. De sorte que, vu sous cet angle, chaque symptôme doit être mis en rapport, d’une part avec une fonction particulière, d’autre part avec les aléas de formation du corps imaginaire. C’est à cet arrière-plan fondamental, commun aux différents syndromes psychomoteurs, que font précisément référence les fonctions en voie de constitution. Il ne s’agit pas d’appliquer une norme pour mesurer ce qui en dévie, mais, au contraire, de définir autrement l’unité du fonctionnement. Pour illustrer ce propos, prenons l’exemple de la vision binoculaire. De toute évidence, celle-ci n’est pas la pulsion scopique dont Freud fait une composante prégénitale d’une sexualité évoluant vers la génitalité, car, une fois de plus, la théorie de la libido ne traite que du corps imaginaire précédemment constitué par étayage. En revanche, ce que laissent entrevoir les troubles de la vision binoculaire, n’est rien moins que la mise en place d’un processus neurophysiologique, autant central que périphérique, qui reste intimement lié aux vicissitudes relationnelles. L’existence de conflits névrotiques, dans ce cas, n’exprime qu’un aspect d’un trouble qui touche d’abord le corps réel. Un trouble de convergence n’est pas de la même variété que la cécité hystérique. Celle-ci suppose en effet, non seulement que la vision soit acquise, mais encore qu’elle soit devenue le lieu où se manifeste un fantame sexuel frappé d’interdiction. Interdiction qui entraîne celle de l’acte même de voir, c’està-dire la mise hors circuit d’une activité qui continue de s’exercer au niveau inconscient (Freud, 1910). Or toute la difficulté théorique consiste en ceci qu’un trouble aux confins du psychique et du somatique puisse être relationnel sans se réduire au modèle hystérique. Pour ce qui est de la vision binoculaire, il s’agit simplement de voir, 23

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indépendamment de la signification inconsciente de la vision  ; et voir, c’est avant tout faire coïncider et fusionner les images rétiniennes, en un mouvement de va-et-vient constitutif de l’espace en profondeur. En ce sens, les difficultés de convergence trouvent leur place dans la perspective de la psychosomatique qui détermine le double passage du corps réel au corps imaginaire et inversement. Or si la psychomotricité se singularise par l’intérêt qu’elle porte à la constitution des fonctions, sa démarche ne signifie pas qu’elle doit exclure de son champ des troubles instrumentaux dus à l’inhibition d’une fonction déjà constituée. Car souvent la symptomatologie est mixte, complexe, rétive aux réductions. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’existe réellement aucune coupure, aucune solution de continuité entre la psychomotricité telle qu’elle vient d’être définie, et certaines psychothérapies spécialisées avec de jeunes enfants présentant, à la lisière du psychique et du somatique, des perturbations massives des repères spatio-temporels4. L’unité d’une conception thérapeutique autour de la relation conduit ainsi à concevoir ce qui peut unifier des pratiques différentes.

4.  Voir J.-M. Gauthier, « Pascaline et l’espace imaginaire », Thérapie psychomotrice, n° 73, cf. 1987. Cf. aussi M. Contant et A. Calza : L’Unité psychosomatique de la psychomotricité, Paris, Masson, 1989.

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Recherche en psychosomatique. La psychomotricité relationnelle Anne Gatecel

Aspect relationnel et formation en psychomotricité Anne Gatecel Avant de commencer mon propos, je souhaiterai vous faire partager un bref historique de mon parcours. J’ai pris connaissance du travail du Pr Sami-Ali et son intérêt pour la psychomotricité dans son ouvrage « Corps réel, corps imaginaire », lorsque je rédigeais mon mémoire pour le Diplôme d’État de psychomotricien. J’avais choisi comme thème « L’agi dans le jeu de rôle », thème relativement provocateur à l’époque. En 1986, quand je me suis lancée dans la grande aventure de l’organisation des Journées Annuelles de Thérapie Psychomotrice, totalement novice dans le métier mais déjà pleine d’énergie, j’ai fait la connaissance de Sylvie Cady qui m’a fait rencontrer le Pr Sami-Ali et depuis, nous ne nous sommes plus quittés. J’ai suivi son enseignement dans ses séminaires à Paris 7 et ai participé à la formation au CIPS dès sa création. Quand Françoise Giromini m’a proposé d’écrire sur mon travail clinique en psychomotricité, j’ai eu le bonheur de solliciter le Pr Sami-Ali pour écrire la préface de cet ouvrage. Je l’en remercie, une nouvelle fois, ici. La théorie du Pr Sami-Ali est aujourd’hui encore plus encore qu’hier d’une extrême richesse et d’actualité. À l’heure où les neurosciences originent l’émotion dans les cellules, la pensée est toujours reliée a la chair (comme le dit A. Damasio), il m’apparaît clairement que le postulat du Pr Sami-Ali qui dit que la relation concerne aussi bien le psychique que le somatique prend une autre saveur. Ce n’est pas tant mon parcours de clinicienne que je vais exposer aujourd’hui – car 25

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vous pourrez le retrouver dans mon dernier ouvrage1 – qu’une interrogation sur la formation à la relation en psychomotricité, thème qui m’est cher depuis que j’ai pris les fonctions de Directrice de l’Institut de Formation en Psychomotricité de la Pitié-Salpêtrière à l’Université Pierre et Marie Curie. Former des étudiants au métier de psychomotricien implique de transmettre des savoirs, des savoir-faire et un savoir-être. Les études sont particulières car elles doivent conjuguer systématiquement tout ce qui concerne le corps et la corporéité dans son développement normal et pathologique et ce qu’on nomme communément l’esprit dans son rapport non seulement à soi-même mais aussi à autrui. Le tissage entre les savoirs, les savoir-faire et le savoir-être s’élabore progressivement au cours de la formation.

La transmission des savoirs Il n’y a pas de théorie psychomotrice unitaire mais des théories venant d’autres disciplines, auxquelles chacun a la liberté de se référer. Cette transmission des savoirs comporte l’étude des différents champs disciplinaires dont se nourrit la psychomotricité, qui est et qui doit rester une clinique supportée par une pratique. Ces références incontournables sont les suivantes : 1. L’équipement et les grandes fonctions du corps et du cerveau en liaison avec les neurosciences, la psychologie, l’étude des comportements humains, les émotions et les perceptions de soi. 2. Le processus psychodynamique auquel se rattache, par l’intermédiaire de la psychanalyse, l’histoire du sujet, l’intersubjectivité, les affects et la dimension symboligène du langage. 3. La philosophie qui nous permet de nous interroger sur la problématique de la corporéité dans une conception unitaire de l’homme. Il va de soi que ces notions sont enseignées dans un esprit de complémentarité et non de rivalité. Libre à chacun de se faire son 1.  Psychosomatique relationnelle et psychomotricité, Paris, Heures de France, 2009.

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propre cheminement de pensée comme cela doit être dans tout enseignement universitaire.

La transmission des savoir-faire Les étudiants, parallèlement à leur formation théorique, reçoivent une formation clinique qui se veut autant que possible éclectique. Si, traditionnellement, elle s’inscrit dans le champ de la pédopsychiatrie, aujourd’hui elle s’adresse à tous les âges de la vie et à toutes les pathologies. Si les troubles se repèrent objectivement au moyen des examens psychomoteurs, la clinique s’appuie non seulement sur la sémiologie psychomotrice mais aussi sur la problématique de la sensorimotricité, de la douleur et de la perception du corps. L’enseignement théorico-clinique, dispensé par des psychomotriciens professionnels, met l’accent sur les techniques utilisées en psychomotricité en fonction des âges et des pathologies, à savoir : ● Conscience corporelle. ● Expressivité du corps. ● Relaxations thérapeutiques. ● Jeu dramatique et travail du « jouer avec ». ● Techniques issues du sport adapté. ● Toucher thérapeutique et enveloppements. ● Médiations spécifiques. Toutes ces techniques sont abordées aussi bien de façon individuelle qu’en groupe. Parallèlement à leur formation universitaire, les étudiants doivent accomplir des stages de formation professionnelle où ils découvrent les différentes pathologies, les différents systèmes d’investigation et les différentes médiations utilisées. Dans ce cadre, ils tissent les liens entre théorie, clinique et pratique psychomotrice. Ils mettent à l’épreuve non seulement leurs capacités relationnelles et créatives mais aussi leur disponibilité psychocorporelle. Les étudiants synthétisent leurs expériences de stagiaire dans des groupes de parole.

La transmission du savoir-être L’enseignement repose sur une éthique générale du soin en psychomotricité qui doit conférer au sujet défaillant une capacité corporelle relationnelle satisfaisante ou du moins suffisante pour recréer un équilibre psychocorporel acceptable. 27

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C’est dans ce travail d’élaboration que réside une distanciation entre, d’une part, son propre corps comprenant les perceptions, les sensations et les affects et, d’autre part, le savoir-faire avec son corps dans la relation thérapeutique. Cette distanciation s’éprouve dans tout le travail d’expressivité du corps et de relaxation que l’étudiant expérimente dans sa formation corporelle personnelle. Bien entendu, c’est la mise en sens et le travail de représentation qui permettent de penser le corps et sa relation ; ce travail de représentation est lié à la capacité à imaginer. Après ce rappel sur la philosophie de notre enseignement, pour répondre à la problématique de notre colloque, c’est-à-dire la relation en psychomotricité, je vais m’appuyer sur deux mémoires ayant pour thème le métier de psychomotricien2. Ces deux étudiantes ont adressé un questionnaire à plus d’une centaine de professionnels et 49 ont répondu au début de cette année 2009 : 14 psychomotriciens, 6 médecins, 2 ergothérapeutes, 2 kinésithérapeutes, 6 psychologues, 5 infirmières, 5 orthophonistes, et 9 personnes ayant une autre profession (pharmacien, aide-soignant, trois ostéopathes, un éducateur spécialisé, une éducatrice d’enfants handicapés, une auxiliaire puéricultrice et une responsable de secteur dans un service d’aide à domicile). Pour mettre en évidence la place que certaines notions avaient dans les prises en charge des différents thérapeutes, ceux-ci devaient, lors du questionnaire, répondre aux questions présentées ci-dessous : Quelle place ont ces notions dans vos prises en charge ? Sur une échelle de 0 (aucune importance) à 10 (primordiale) quelle note mettriez-vous pour ? – Perception du corps du patient. – L’investissement de votre propre corps. – Le psychisme. – La relation. – L’émotion. Afin de présenter d’une manière globale les réponses au questionnaire, voici les moyennes obtenues pour chaque notion, toutes professions confondues. La Figure 1 représente l’ensemble des résultats. 2.  Mémoires de Mélanie Martin et Claire-Marie Perret sur le métier de psychomotricien, DE de Psychomotricité, juin 2009.

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La psychomotricité relationnelle

Figure 1. Moyenne des notions pour l’ensemble des professions.

Par ce graphique, nous observons que la relation est une donnée importante qui représente un réel investissement de la part de tous les professionnels de la santé. Par l’observation de ce graphe, nous pouvons classer ces cinq notions par ordre décroissant, de la plus importante, pour les professionnels de la santé, à la moins investie : –– relation, –– corps du patient, –– psychisme, –– émotion, –– corps du professionnel. Nous allons nous intéresser à cette dernière notion en particulier, qui serait la spécificité du soin psychomoteur. Puis nous analyserons les différences entre les psychomotriciens et les ergothérapeutes. Les sujets notaient entre 0 et 10 l’investissement de leur propre corps dans leurs prises en charge. Par les réponses des professionnels à cet item, nous obtenons ces résultats (Figure 2). 29

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Figure 2. Investissement du corps du professionnel.

Les ergothérapeutes, les orthophonistes et les médecins semblent être les professionnels qui attachent le moins d’importance à l’investissement de leur corps dans leur travail thérapeutique. Parmi les professionnels non psychomotriciens qui ont noté 10 à cette notion, nous comprenons par leur annotation qu’il s’agit d’utiliser leur corps dans des conditions d’efforts physiques  ; leur corps sert d’outil lors des prises en charge (par exemple les kinésithérapeutes). Certains orthophonistes ont précisé qu’ils utilisaient leur corps, surtout leur visage, afin de permettre à leur patient d’avoir une représentation visuelle de l’acte à effectuer et ainsi pouvoir les imiter. Certains psychomotriciens qualifient leur corps de «  canal de médiation » ou encore de « miroir du patient ». Nous observons, d’après ces graphiques, que, mise à part la relation, l’ensemble de ces notions sont plus investies par le psychomotricien que l’ergothérapeute (Figures 3 et 4). Voici en quelques mots, des réponses obtenues : – « Fondamental. Sans relation adaptée et bienveillante, aucune prise en charge n’est possible ». – «  La relation, la communication permettant d’établir un lien, une relation de confiance pour travailler efficacement et durablement ».

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Figure 3. Place des notions pour les ergothérapeutes.

Figure 4. Place des notions pour les psychomotriciens.

– « la relation est une condition essentielle à une bonne observance du traitement et a une bonne compréhension de la maladie, et donc à la réussite du traitement » (Figure 5).

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Figure 5. Relation.

Place de l’émotion dans vos prises en charge (Figure 6) : –– « ne pas trop se laisser envahir pour faire une évaluation adaptée avec suffisamment de discernement » ; –– « entendre nos émotions et celles des autres ; se laisser guider par elle sans se laisser submerger afin de ressentir l’émotion des autres et travailler en empathie » ; –– « les affects, les perceptions sensorielles constituent la matière de la vie psychique ».

Figure 6. Émotion.

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La relation est-elle du côté de la transmission d’un savoir, d’un savoir-faire ou d’un savoir-être ? C’est bien le corps en relation qui est la base de la thérapie psychomotrice. Nous ne travaillons pas avec le corps mais sur le corps. Ce corps condamné à apparaître dans la relation à l’autre comme l’explicite l’approche phénoménologique. En cela, il ne s’agit plus de rééducation mais de thérapie au sens où la rééducation travaille avec la relation et la thérapie sur la relation. Dans la relation thérapeutique, le psychomotricien observe, ressent, est attentif à ses ressentis et aux manifestations de son patient. Comment former les étudiants à la relation en psychomotricité ? L’été dernier, j’ai adressé 50 questionnaires à des professionnels, enseignants, leur demandant selon eux comment était abordé la relation dans la formation (en cours théorique, dans les cours de pratique et/ou en stage clinique). Je vous livre là quelques unes des réponses : – « la question de la relation (cadre, objectifs, outils de communication, la posture de l’éthique professionnelle), la relation d’aide, les interactions sont au cœur et en transversal dans mon enseignement théorique en psychologie et dans mes exemples cliniques  » une enseignante. – « c’est avant tout dans les cours de pratiques psychomotrices et dans l’autoanalyse de ses sensations dans la relation à l’autre ; c’est aussi la transmission d’un savoir-être par les psychomotriciens, maîtres de stage » un jeune professionnel. Dans ces réponses, nous voyons que cette transmission se fait à la fois à travers des savoirs, des savoir-faire et aussi un savoir-être. D’un point de vue théorique, il y a ce qu’en dit la psychanalyse d’un côté, ce qu’il en est des théories sur l’empathie de Carl Rogers, mais aussi l’éclairage de la phénoménologie et celle plus novatrice des neurosciences, et c’est sur ces dernières que je vais m’attarder un peu. Peut-être faut-il retourner au philosophe Merleau-Ponty pour retrouver le fondement de cette participation du corps à la compréhension d’autrui à travers le recours au concept d’intercorporalité (1945). Pour lui, l’intercorporalité se réfère au croisement qui s’opère sourdement entre son corps et celui des autres par divers procédés inconscients dont celui de l’imitation, du mimétisme. 33

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Ce croisement fait découvrir non seulement l’autre du dehors, mais le fait éprouver du dedans en révélant, de façon occulte, la part invisible ou muette de son propre corps. L’intercorporalité, selon la phénoménologie, constitue donc un processus de reconnaissance occulte de l’autre qui s’effectue via les corps. Ce n’est pas tant ce qui permet d’être momentanément autre comme ce qui, en chacun, parle de l’autre. Est évoqué ici le concept de « corps-connaissant » doté de possibilités sensibles, perceptives et phénoménales, ce qui lui permet de faire l’expérience d’autrui : parce que nous percevons les autres corps et que nous en saisissons les messages du dehors, à travers nos « yeux de chair », notre corps se trouve amené à soulever en nous-mêmes toutes les rumeurs du monde, c’est-à-dire faire écho aux corps associés que sont les autres. Le concept d’intercorporalité permet de comprendre comment le langage du corps est essentiel à la compréhension empathique. Le corps est une manière d’être présent à autrui. L’apport des neurosciences nous éclaire également sur ce sujet. Les neurones miroirs (G. Rizzolatti et al., 1990), système de neurones corticaux frontaux prémoteurs, généreraient des « représentations partagées » d‘action et d’intention entre soi et autrui grâce à un processus de « résonnance motrice ». N. Georgieff écrit que le partage des représentations motrices permettrait la compréhension intentionnelle de l’action reçue et donnerait accès aux émotions de l’agent. Il serait un des mécanismes de l’empathie, concept réactualisé par les neurosciences.

L’approche relationnelle en thérapie psychomotrice J’aimerai terminer mon propos sur ce que j’appelle l’approche relationnelle en thérapie psychomotrice. Dans cette approche thérapeutique, notre tâche principale consiste à libérer la capacité du rêve et de l’affect chez le sujet, et ceci essentiellement à partir d’expériences corporelles. Thérapeute et patient sont engagés dans la découverte et la construction de l’identité de celui-ci mais aussi dans la mise en jeu des aspects actifs et créateurs de celui-ci, ce qui confère au thérapeute un rôle qui dépasse la neutralité. De ce fait, il m’est apparu important, dans le « jeu partagé » avec les enfants, de pouvoir manifester mes propres 34

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émotions, mettre en mots tout ce qu’ils manifestent avec leur corps. Cela me fait penser au rôle de porte-parole que joue la mère auprès de son bébé. En effet, cette façon que la mère a de mettre des mots sur l’éprouvé sensoriel de l’enfant constitue le fondement même de son activité psychique. La thérapie psychomotrice nous fait saisir à quel point la relation est importante. C’est à partir d’elle que tout s’organise, pour peu que le psychomotricien s’y laisse impliquer suffisamment pour accepter d’être utilisé comme un « médium malléable », mais, tout en se laissant glisser dans cet espace, celui-ci n’en exerce pas moins sa propre capacité à penser et à être affecté dans sa subjectivité propre. La relation thérapeutique ne peut pas se définir comme une neutralité bienveillante. En suivant les pas d’Olivier Moyano3, je dirai qu’il s’agit au contraire d’une relation d’implication. La relation d’implication en interdit la neutralité, le patient doit pouvoir utiliser le thérapeute et en jouer avec plaisir ou déplaisir. Au sein de cette relation où le thérapeute est pris dans le système relationnel de son patient mais actif dans les interactions, l’enfant exercera tant ses capacités motrices que psychiques avec ce partenaire pas encore symbolique mais sûrement « symboligène ». L’enfant se construira dans cette relation réelle qui n’est pas la reviviscence d’une expérience passée, mais qui se veut une fondation affective et effective dans les processus d’organisation du corps, de l’espace et du moi. Les capacités d’accéder à la représentation vont se construire à travers la relation psychomotrice. Pour cela, le sujet (qu’il soit enfant ou adulte) va utiliser le psychomotricien comme support relationnel, générateur dans les interactions de traces mnésiques mais aussi affectives. L’affect partagé n’est certainement pas un affect de transfert, mais un affect qui prend sa source au sein de la relation intersubjective, dans cet entre-deux qui n’appelle pas à revivre et à élaborer une expérience antérieure, mais bien à faire naître une expérience neuve et constructive pour l’enfant. Cela signifie que le thérapeute se devra de subordonner son intérêt pour l’objet médiateur à ses propres possibilités de le laisser être utilisé voire détourné de son utilisation initiale. Cet effacement de l’objet est la condition nécessaire au déploiement de l’activité créatrice du sujet. La part de la créativité dans les thérapies à médiation est d’autant plus importante qu’il s’agit, pour le thérapeute, de proposer 3.  Olivier Moyano, Psychomotricité, 3e ed, Paris, Masson, 2007.

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d’autres supports à la symbolisation, là où les modes de symbolisation habituels ont échoué. Dans cette optique, si on peut estimer, ce que je ne crois pas, que le choix du médiateur n’a pas d’importance en soi et seule compte la possibilité de servir de support à l’activité représentative, encore faut-il que ces expériences de symbolisation nouvelles soient en adéquation avec les capacités intrapsychiques du sujet et qu’elles ne répondent pas seulement aux seuls critères personnels du thérapeute. Les qualités du médiateur utilisé (malléabilité, transformabilité, destructibilité, sensibilité) sont autant d’éléments qui vont influencer le rôle de symboligène qu’il joue entre la réalité psychique et la réalité externe. Le psychomotricien, dans cette perspective de la psychosomatique relationnelle, tente de percevoir chez le patient des signes corporels et émotionnels avec lesquels il va tenter de rentrer en résonance afin de pouvoir y apporter une réponse tant au niveau sensoriel et corporel qu’au niveau du langage. Le psychomotricien est bien, là, à mon sens, dans ce rôle de passeur des contenants de pensée à celui d’une pensée élaborée. J’espère apporter une nouvelle contribution à cette approche thérapeutique, toujours riche en créativité, tout en s’appuyant sur des connaissances théoriques solides qui vont des neurosciences à la psychosomatique relationnelle.

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Recherche en psychosomatique. La psychomotricité relationnelle Corinne Reignoux

Créativité et relation Corinne Reignoux Comment le psychomotricien accueille la relation et lui permet de prendre corps, donc prendre sens pour le patient. Et si le corps devenait le « creuset réceptacle » de ce « va-et-vient » permanent entre le réel et l’imaginaire, selon un rythme propre à chaque individu ?

Introduction Comment aborde-t-on la relation en psychomotricité ? Comment la créativité y trouve-t-elle naturellement sa place ? Dès la conception, l’individu est un être en relation. Commence alors toute la construction de l’appareil psychique, avec des liens permanents entre le corps, le mouvement et la pensée. D’une motricité réflexe, le nourrisson passe à une motricité volontaire, se situant d’emblée dans une dimension relationnelle. Le corps est un lieu de décharges de tensions, qui très vite permet de s’exprimer, d’être compris, mais qui peut aussi être source de satisfaction personnelle permettant une première autonomie. Progressivement, l’évolution psychomotrice permet la maîtrise du corps propre et de l’espace environnant, la manipulation, avec des échanges permanents entre ce qui est soi et ce qui n’est pas soi. Le corps est donc à la fois un instrument d’autonomisation et de relation, sous-tendu par une rythmicité qui est le résultat du rythme personnel (battements du cœur, respiration, etc.) et du rythme lié 37

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aux soins portés à l’enfant, de manière continue ou discontinue, cela dans le rythme d’un environnement donné. On imagine bien que, d’emblée, des conflits peuvent exister entre ces différents rythmes, mais nous sommes bien sûr dans une interactivité permanente.

Présentation clinique : Jimmy Jimmy est âgé de 6 ans lors de son premier rendez-vous au centre médico-psychologique. Il n’a jamais été scolarisé. Il vit avec sa mère chez sa grand-mère, il n’y a pas d’homme à la maison. La famille n’a aucune relation avec l’extérieur, la grand-mère a toujours refusé l’accès chez elle aux puéricultrices et assistantes sociales. Le suivi médical a été assuré au cabinet du médecin de famille. L’école étant obligatoire à 6 ans, la mère et la grand-mère effectuent la démarche d’inscription, et la directrice, observant le comportement de l’enfant («  un enfant sauvage  »), l’absence de langage, explique qu’elle ne l’inscrira que s’il consulte au CMP. C’est dans ce contexte qu’un rendez-vous est pris avec le pédopsychiatre. Cette première rencontre se passe très mal : le médecin souhaite recevoir Jimmy et sa mère, cela s’avère impossible. La grand-mère est très agressive, l’enfant hurle en se roulant par terre. La mère est mutique, rien ne peut être exprimé hormis la colère. Le médecin conclut en proposant un examen psychomoteur, pour évaluer les acquis de Jimmy et ses aptitudes relationnelles à la scolarisation. Il me présente parallèlement le dossier, me disant « vous verrez bien ce que vous pouvez faire ». Le jour du rendez-vous, j’accueille Jimmy, sa mère, sa grandmère dans mon bureau. L’enfant déjà hurlant se jette sur la moquette dans le coin opposé au bureau. J’écoute la grand-mère déverser sa colère, se plaindre de tous ces gens qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas, qu’on laisse donc sa famille tranquille. Elle est bien obligée de les accompagner puisqu’elle seule conduit et possède une voiture. De plus, sa fille est incapable de se débrouiller, elle n’a pas suivi une scolarité normale, ayant été orientée rapidement en IME. Pourquoi faire un bilan ? Elle connaît son petit-fils bien mieux que nous. Je souris, marque une pause, et fais remarquer qu’effectivement elle en sait bien plus que moi à propos de Jimmy, qu’en regard de la 38

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situation je n’envisage pas de procéder à un bilan classique qui ne refléterait sans doute pas significativement l’enfant. Mais je me propose de les accompagner dans cette démarche difficile de permettre à l’enfant d’accéder au monde extérieur (l’école), en lui offrant ici un lieu où il pourra exprimer ses potentialités. Nous nous observons en silence, les tensions se sont apaisées. Jimmy ne crie plus et nous regarde, attentif. Sa mère est toujours silencieuse, peu expressive, mais je ne l’ai jamais sentie absente. Je demande alors à madame qui est le père de son fils. Elle me répond « c’est un homme qui est passé comme ça » (Je remarquerai par la suite que cette dame a toujours répondu de manière rapide et simple à mes questions. Sa déficience m’a toujours interpellée, par exemple, ne sachant pas lire, elle m’amenait parfois des courriers que sa mère ne comprenait pas, et m’a ainsi exprimé « quand j’essaie de réfléchir, ça fait tout noir dans ma tête »). La grand-mère se met à pleurer, m’expliquant qu’au moment de la naissance de son petit fils, sa plus jeune fille âgée alors de 19 ans est décédée d’un accident de la voie publique un samedi soir. Elle était née d’une relation avec un homme d’origine africaine. Elle n’a jamais vécu avec les pères de ses enfants car « on ne peut pas faire confiance aux hommes ». Jimmy s’est levé et s’est approché, regardant sa mère, sa grandmère, moi-même, dans les yeux, avec un regard entier, confiant, que je retrouverai tout au long de sa thérapie. Nous abordons le fait qu’il est important pour lui qu’il connaisse son histoire ainsi que celle de sa famille. Il se tient debout près de la chaise de sa grandmère avec qui il semble avoir une relation plus forte qu’avec sa mère, celle-ci étant placée dans une position plutôt infantile. Nous maintenons cette contenance à quatre, où il est dit qu’un portrait de cette tante disparue trop jeune est accroché dans la salle à manger, nous évoquons le quotidien dans la maison, la souffrance toujours présente, la confiance impossible à l’extérieur, comment il est plus facile de se faire un enfant par quelqu’un qu’on ne connaît pas et qu’on n’investira pas. Je les emmène ensuite regarder la salle de psychomotricité dans laquelle je propose de recevoir Jimmy la prochaine fois. Je fais le tour de la pièce avec lui, afin qu’il puisse se représenter les lieux avant de revenir. Lors du rendez-vous suivant, la situation est d’emblée beaucoup plus confortable, il existe toujours beaucoup de questionnements mais il n’y a pratiquement plus d’appréhension. Sans qu’il soit 39

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vraiment nécessaire que je l’impose, il est convenu que la grandmère reste dans la salle d’attente du rez-de-chaussée, madame accompagne son fils à la salle de psychomotricité à l’étage puis l’attend dans un petit salon. Jimmy peut aller vérifier sa présence s’il le souhaite : ce qu’il ne fait pas. Il est calme, apparemment serein, mais il lui faut un contact corporel permanent. Il ne parle pas, émet peu de sons. Il m’emmène en me tenant la main dans une petite maison en bois, il faut s’accroupir pour entrer et nous nous asseyons. Il se met tout contre moi et soupire dans un relâchement. Je fais mine d’aller chercher des objets, il ne veut pas. Rompre le contact n’est pas possible. Je mets des mots sur ses ressentis, nous restons un peu dans ce cocon, et j’émets l’idée de dessiner en lui montrant le tableau blanc effaçable. Il semble d’accord et nous nous approchons du tableau : il prend un feutre mais met sa main dans ma main, je dois tenir sa main pour dessiner mais aussi il se met à l’intérieur de mon corps, je dois le contenir comme une enveloppe, il me montre qu’il veut dessiner la maison, ce que nous faisons. Il n’a pas de langage et ne sourit pas non plus. La relation passe par le regard ou le toucher. Il est très présent et ne manifeste pas le désir de partir. Tout cela se passe dans un rythme très doux. Vient la fin de la séance, nous repartons vers la salle d’attente sans aucune objection de sa part. Nous rejoignons d’abord sa mère, qui ne manifeste rien et ne pose aucune question, puis la grand-mère, qui fait les questions et les réponses, convaincue que son petit fils est forcément performant. Je précise simplement que nous avons des points à travailler, je sens Jimmy parfaitement détendu à mon côté. Sa mamie me signale qu’actuellement, chez eux, il fait le tour de la salle à manger en touchant les objets, notamment le portrait de sa tante. Et il questionne par ses regards. Nous convenons d’un prochain rendezvous, Jimmy prend la main de sa grand-mère. Lors des séances suivantes, Jimmy vient accompagné de sa mère, sa mamie restant dans la voiture. En classe, c’est très difficile, le retard est trop important, la directrice a demandé une dérogation pour un maintien en grande section maternelle, ceci en accord avec la famille. Une relation de confiance a été établie et l’enfant peut exister. Lors des séances de psychomotricité, il entre en interaction avec les objets, sécurisé par un simple regard. Il ne parle toujours pas et se comporte de manière très docile. Il ne s’agit pas de détailler chacune des séances suivantes, ce serait long et fastidieux. Ce qui me semble intéressant dans cette 40

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observation, c’est comment une relation de confiance a pu être établie. C’est seulement à partir de ce moment que cela a pris corps et sens pour Jimmy. Il s’est autorisé à entrer en relation avec un tiers, lui qui vivait jusqu’alors ce qui était à l’extérieur de la maison comme inquiétant. Sa grand-mère représentait pour lui une image maternelle au moins autant que sa propre mère, l’une incluant l’autre. La rencontre à quatre (lui, sa mère, sa grand-mère, et moimême ) fut déterminante. Des mots ont été posés sur ce qu’il vivait à la maison de manière confuse. Je représentais une ouverture dans ce qui pouvait être un enfermement. Jimmy pouvait exister, ce qu’il a également exprimé au niveau corporel. Bien qu’étant femme, je faisais fonction de «  séparateur  », tout en permettant le maintien d’un lien, dans un nouvel espace qu’il pouvait investir, j’étais là pour lui, mais différente de lui (hors fusion). Son corps avait au début besoin d’être étayé, c’est pourquoi il lui fallait sentir ma présence physique pendant les séances. Il devait construire et sentir ses propres limites corporelles pour ensuite pouvoir s’investir dans d’autres lieux. Le langage est ensuite timidement apparu, et il lui était difficile de laisser une trace écrite. Il lui fallait d’abord impérativement ma main près de la sienne, dans l’écriture ou dans la manipulation. Après quelques mois de suivi, il aimait dessiner chez lui, mais ses productions étaient « pour Madame » puisque c’est ainsi que j’étais évoquée. Les dessins qu’il me ramenait étaient d’abord des ronds non fermés avant de devenir des bonhommes. Ils permettaient également un « va et vient » entre la maison et les séances. Les bonhommes étaient invariablement « Jimmy » ou « Madame ». Il ne disait pas « je ». Progressivement, sa mère et sa grand-mère pouvaient être doubles, mais lui pouvait exister dans la distance, dans un autre lieu, avec une autre personne, sans risque de destruction. Il utilisait sa main droite, mais comme il se mettait à l’intérieur de moi au début, cela s’est fait naturellement. Sa latéralité s’est toutefois établie à droite définitivement. Ainsi le corps du psychomotricien est un repère, un modèle d’étayage possible, qui ne remplace pas le corps de l’enfant mais l’accompagne, le suit là où il va en l’encourageant à faire et non pas en lui disant ce qu’il est bon de faire. Jimmy s’est bien intégré à la vie de l’école mais le retard important ne lui permettait pas de rester en cycle normal. Nous avons pu procéder dans un premier temps à une scolarisation à temps partiel parallèlement à une prise en charge en hôpital de jour, les séances de psychomotricité continuant toujours au CMP avec moi-même, ce 41

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qui rassurait la famille. Une orientation en IME a suivi, mais Jimmy venait aux séances accompagné en VSL, ce qui permettait de garder un lien important avec la famille qui adhérait ainsi au projet. Deux ans plus tard, Jimmy a pu réintégrer prioritairement une CLIS. Cette prise en charge a été un moteur dans la dynamique familiale. La mère de Jimmy a pris son indépendance dans un nouveau logement. L’enfant était toutefois beaucoup plus chez sa grandmère, ce qui semblait être naturel pour chacun. Sa mère a eu un autre garçon, avec quelqu’un qu’elle a croisé… comme précédemment. En accord avec la famille et l’équipe, j’ai pu mettre en place un suivi à domicile dès la naissance. Ce nouvel enfant a pu être investi différemment par la mère, et la grand-mère a pu se situer comme une mamie, aidant toujours sa fille qui n’était pas autonome pour la gestion du quotidien. Par la suite, cette dame a eu une petite fille avec un homme d’origine maghrébine rencontré sur le marché : cette fois, elle aurait aimé le revoir, mais elle ne connaissait ni son nom ni son adresse.

Conclusion Nous voyons bien dans cette illustration clinique combien la première rencontre est essentielle, bien au-delà de la technique. Il s’agit de partir sans a priori, se laisser guider dans ce mode de communication privilégié qui passe par le corps, avec un abord thérapeutique sans cesse réinventé. Le psychomotricien est par définition au plus près du mouvement, mouvement dans la relation qui en devient contenante, avec une compréhension mutuelle entre le thérapeute et le patient. Le corps est à penser tant sur le plan du réel que de l’imaginaire. « L’ancrage » souvent évoqué en psychomotricité signifie bien cela. Cette discipline a pour visée de permettre au patient d’exister corporellement (dans le réel comme dans l’imaginaire) dans la relation à l’autre. Ce qui aura ainsi comme conséquence de remanier la dynamique en soi et avec l’environnement.

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Recherche en psychosomatique. La psychomotricité relationnelle Monique Déjardin

La psychomotricité relationnelle, support de mémoire Monique Déjardin Le principe fondateur de la théorie relationnelle de Sami-Ali1 pose le primat de la relation dès la naissance et même avant. Il implique une attitude thérapeutique, des éléments spatiaux du lieu thérapeutique lui-même et un éprouvé temporel spécifique. Le rêve et l’affect en sont les principaux vecteurs chez l’adulte, et le jeu, équivalent du rêve, chez l’enfant. Sami-Ali définit la relation selon quatre paramètres : le rêve, l’affect, l’espace et le temps qui déterminent le développement de l’être et ses possibilités de progrès. Par attitude thérapeutique, il faut entendre un positionnement et un engagement du thérapeute tels que la relation puisse produire ses effets.

Antoine Il a 7 ans passés et ne réussit pas à s’approprier la langue écrite. Il met en évidence les enjeux d’un symptôme banal en consultation de CMPP. La première interrogation concerne les conditions nécessaires à l’acquisition de l’expression orale pour que soit possible la communication interpersonnelle. Tant que ces conditions ne sont pas remplies, elle ne peut se réaliser. L’apprentissage de l’écriture est un moment initiatique, occasion qu’Antoine a saisie 1.  Sami-Ali. Corps et âme, Pratique de la théorie relationnelle. Paris, Dunod.

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pour manifester bruyamment les signes de sa souffrance. Son échec au niveau scolaire interpelle très fort son entourage familial, attaché aux valeurs intellectuelles et culturelles. Les difficultés rencontrées dans l’apprentissage de l’écriture, comme plus généralement les difficultés scolaires, sont révélatrices d’un mal-être souvent global qui contraint parents et enseignants à réagir. L’appropriation de la langue écrite, lecture et écriture, est liée aussi, pour l’enfant qui apprend, à l’élaboration de l’impasse à l’origine de ses difficultés. Tant que l’enfant reste dans cette impasse, toute aide rééducative ou ponctuelle est inefficace. C’est pourtant ce que la mère d’Antoine, très sollicitée par la maîtresse, vient demander au médecin consultant, Berthe Eidelman-Rehalha2, qui me confie la prise en charge de cet enfant. Elle reçoit la mère dans le même temps. L’évocation des faits très douloureux qui ont précédé la venue au Centre ne sera possible qu’après un temps de rencontres, fondé essentiellement sur le partage de l’affect. Le consultant a pu résumer le travail mené, parti de l’énonciation première « le père d’Antoine s’est suicidé quand ce dernier avait quatre ans  », phrase coupée de tout affect à la reconstitution (au moins partielle) du vécu qui a précédé et suivi cet acte suicidaire. Le travail commence dans des conditions difficiles qu’on peut résumer d’un terme à signification très précise pour Sami-Ali : « refoulement réussi de la fonction imaginaire » pour la mère comme pour l’enfant. Ils sont tous deux dans l’inracontable. Ce n’était pas un fait ou un autre qui était tombé dans l’oubli, c’était pour eux l’impossibilité globale à se représenter les situations, à parler d’eux-mêmes. – Soit il n’y avait pas de parole du tout, – soit étaient prononcés des mots isolés, ou membres de phrases, sans liens entre eux, et sans qu’il soit possible de reconstituer une anamnèse cohérente. Seule, une demande d’apprentissage scolaire banalisée était perceptible, alors que la famille d’Antoine est d’un bon niveau culturel, suffisamment bon pour qu’on puisse lui supposer une utilisation satisfaisante de la langue qu’on parle. Il n’a pas même été possible de savoir quelque chose du développement psychomoteur d’Antoine.

2.  Berthe Eidelman-Rehalha, Médecin, Psychiatre, Psychosomaticienne, Membre du CIPS.

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La psychomotricité relationnelle

À notre première rencontre La mère d’Antoine dit qu’il fait des cauchemars. Elle le prend dans son lit parce qu’elle est sous traitement sédatif (anti-épileptique) qui la rend indisponible à toute sollicitation pendant la nuit. Antoine intervient pour préciser que sa maman lui promet chaque soir qu’il pourra venir dans son lit s’il est sage. Elle en convient et m’interroge. Est-ce que la situation serait différente si Antoine était une fille ? Il me fait répéter la réponse, comme s’il ne l’avait pas entendue.

La semaine suivante Antoine manifeste son refus de venir me voir ; dans l’évitement relationnel, il pleure, hurle même. Malgré son histoire traumatisante probable – bien que rien encore n’en ait été dit – hormis le suicide du père –, une psychothérapie s’avérant impossible, une thérapie à médiation corporelle a été proposée, par l’intermédiaire de l’activité spontanée. L’abord thérapeutique par le corps, plus acceptable pour la famille, permet que soit privilégiée l’initiative de l’enfant dans le jeu alors qu’il refuse de dessiner. En partant du corps réel, du partage d’affects, il est possible que s’ouvre pour lui un espace de pensée et d’expérimentations, la thérapeute occupant la fonction maternelle puis celle de double narcissique. Mais comment nouer un lien quand il n’y a pas de projection d’affects ? En rentrant de son travail, Madame a trouvé Antoine injuriant son grand père maternel qu’il voulait tuer (sic). Il « menace de sauter, de faire une fugue  ». Elle n’en peut plus de  ses menaces de suicide. Elle dit encore qu’il ment, qu’elle a dû lui mentir, que tout le monde ment dans la famille. Tour à tour elle évoque supprimer alors son mari, le neurologue qui traite son épilepsie avec qui elle parle et le psychologue scolaire qui prétend n’avoir plus sa place. Elle me met dans un état d’impuissance, un état de sidération par son flot de paroles, peu cohérentes, qui m’envahit et me renvoie à mes propres limites. Je tente de reformuler mon rôle possible auprès d’Antoine et la renvoie au consultant. Très vite, Antoine, qui était plutôt inhibé, entre dans une agitation qu’il ne peut arrêter. La mise en jeu du corps réel est pour lui le moyen privilégié de s’exprimer, d’exprimer émotions et affects. Il n’a pas les mots pour dire ou très peu de mots. On peut imaginer qu’il est trop tôt pour qu’il transmette des messages compréhensibles 45

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mais il est souriant et il s’éclate dans un jeu de ballon, tandis que sa mère déverse des propos encore peu articulés entre eux.

Au troisième rendez-vous Antoine vient seul mais il veut savoir si sa mère le rejoindra. J’explique qu’elle parle avec Mme Eidelman-Rehalha pendant que nous allons travailler. Il dessine calmement en prenant pour modèle la petite voiture qu’il a apportée (Dessin 1). Il utilise la main gauche avec une mauvaise prise pollici-digitale, mais le trait est précis. La voiture tracte un bateau à voiles. Antoine dit « qu’il a raté » bien que le résultat soit très satisfaisant. Il parle peu spontanément mais commence à répondre par monosyllabes. Il choisit un ballon pour « tirer » au foot. Il s’excite, transpire abondamment, se déchaîne dans une activité sensori-motrice jubilatoire. Il saute du haut de l’espalier après m’avoir demandé si je suis prête – au pied de l’espalier – prête en effet à parer une chute éventuelle. Il s’assure que je le regarde, que je le soutiens du regard, regard auquel il s’accroche, s’agrippe même. Je m’accroche à l’idée, moi, que le regard peut modifier l’interaction mais Antoine devient violent, bruyant, éructe, jure grossièrement à diverses reprises. Il réclame à « boire un petit coup » et se met à chanter. Il veut « jouer à la balle », renonce, revient au dessin, exige une règle pour réaliser une maison mais cesse vite « parce qu’il en a marre ». Je demande « de quoi » ? Il ne répond pas mais annonce qu’il reviendra la semaine suivante « pour faire un peu d’exercice ». Ne trouvant pas de place pour entrer en relation avec lui, la seule possibilité est de soutenir son activité au prix de l’accroissement de son agitation et de prendre appui sur les mouvements qui viennent de lui. L’ouverture d’un espace d’action devrait permettre celui d’un espace de pensée et de symbolisation, une ouverture à l’imaginaire corporel et à sa représentation. J’essaie de verbaliser ses expériences en fonction du vécu que je peux lui prêter et il s’apaise un peu. Reconnaître l’affect fait partie de notre travail comme celui d’aider l’enfant à le faire aussi, en lui permettant de déployer son imaginaire dans le jeu, dans un espace partagé. Cette séance, réenvisagée beaucoup plus tard montre qu’elle contenait déjà l’essentiel de son histoire, mais en fragments. Et le tout était alors totalement incompréhensible.

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4e séance Dans la salle d’attente, Antoine saute du radiateur sur une chaise et de la chaise sur un fauteuil pendant que sa mère parcourt un magazine. Ses capacités d’apaisement et de pare-excitation ne semblent pas sollicitées. Elle ne se plaindra jamais de l’hyperactivité ou de l’instabilité d’Antoine. Il est désagréable avec elle qui pourtant lui a acheté un énorme paquet de bonbons. Il en a plein la bouche, plein les mains, plein les poches. J’émets l’idée qu’il lui sera difficile de parler, de jouer, ou de dessiner. Il renonce à emporter les bonbons mais il est fâché. Il a l’habitude d’exiger et d’obtenir des satisfactions immédiates à tous ses désirs compulsifs. Antoine présente des difficultés à établir une bonne distance à l’objet : si celui-ci est trop proche, il se sent menacé, envahi ; mais s’il est trop distant, il y a risque de confusion et d’indifférenciation de par son avidité face à cette situation. Antoine tourne en rond, erre dans la pièce, fait de l’exercice comme il dit. Imprévisible, il passe à toute allure d’une activité à l’autre, dans une sorte de « boulimie d’espace  ». Il semble éprouver son corps dans les modifications du tonus liées à l’action mais il ne semble pas avoir conscience de ses tensions corporelles. Sans transition, il demande à dessiner. L’activité imaginaire est pauvre. Il ne peut que copier, soigneusement certes, parce que l’imaginaire est refoulé. Il copie ainsi au tableau l’image du clown (Dessin 2) qu’il a repéré sur une affiche apposée au mur de la pièce. Puis il se dessine, ne représente pas sa famille, seulement le clown, ambigu et inquiétant. Il veut savoir si je suis déjà allée au cirque, redevient instable, dans un tourbillon difficile à suivre. Il a « faim », des bonbons sans doute ; il réclame sa mère sans insister. L’excitation est reprise dans le langage. Il parle sans cesse ou plutôt il utilise des onomatopées, dans une véritable logorrhée. Le but serait-il d’assourdir, d’annuler la relation débutante ? Suit la création d’une sorte de mélopée « katia i katéga, aka o katika » (?) qu’il module en se berçant sur le gros ballon de plage. Le chantonnement, mélodieux, sert d’enveloppe, fait obstacle au démantèlement et permet une prise de distance aménagée. L’enveloppe ne serait-elle pas un espace transitionnel ? Je m’approche et accentue le bercement en faisant osciller le ballon sur un rythme régulier que je ralentis légèrement. C’est dans la constitution d’un rythme commun que se nouent les premières ébauches de représentation. Antoine accepte mon intervention un long moment. Puis il court vers l’espalier, y attache une corde, en 47

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vérifie la solidité parce qu’il craint « qu’elle lâche ». On peut considérer que ce souci d’assurer sa sécurité est un progrès. Il me regarde, soudain très grave, et dit « je mens jamais ». Le corps, lui, ne ment pas disait le danseur/chorégraphe Maurice Béjart. Le tonus a une fonction messagère 

5e séance « Ça ne va pas du tout dit sa mère. Il ne voulait pas venir aujourd’hui parce que vous l’auriez frappé la dernière fois  ». Il ne s’est pas expliqué davantage. Je ne commente pas « J’ai pleuré à la librairie » dit Antoine. Il ne lit pas mais exigeait un livre que sa mère lui a refusé parce qu’elle a des difficultés financières. Il est tyrannique avec elle, omnipotent. Au tableau, il dessine à nouveau un superbe clown, hésite sur les couleurs, s’énerve, devient grossier. Il dit  : «  mon pyjama il est pareil que vous  » (je porte un pull à grosses rayures, comme celles de son pyjama sans doute). Il poursuit : « mes chaussons ils sont pareils que ma maman », il faut comprendre qu’elle porte des pantoufles de couleur rouge. On note donc un enrichissement des images et des identifications. Nous sommes, elle, lui, le clown et moi-même, indifférenciés dans son discours, en relation d’inclusion réciproque. Ces identifications semblent le satisfaire car il dit tout cela avec un large sourire alors qu’en réalité, seule la constitution d’une identité corporelle fiable, différenciée de l’autre est rassurante. Toutefois, dessiner c’est mettre la mère à distance, se différencier et faire des expériences dans l’espace ainsi créé. Il se projette donc dans l’autre qui est un « double » ; il commence à se structurer à travers l’autre puisqu’il est maintenant «  comme l’autre  ». On peut espérer son accession à l’autonomie mais, pour lui, être différent est-ce perdre l’autre ou se perdre soimême ? C’est la question que je me pose à son sujet. Avec jubilation, il court et annonce son intention de sauter du haut de l’espalier. J’essaie de l’en dissuader. – M.D. : « Pourquoi sautes-tu d’aussi haut » ? – Antoine : « Parce que j’ai envie » – M.D. : « Ne crois-tu pas que ta maman aurait peur si elle te voyait ? » – Antoine : « Oui, elle a peur que je me casse la gueule, que je saute comme mon cousin », répond-t-il en s’enroulant la corde autour du cou… Il n’en dira pas plus. Je dois intervenir avec fermeté 48

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pour qu’il cesse ce jeu dangereux, près de lui mais à la juste distance, afin qu’il ne se sente pas oppressé. Il paraît anéanti et fasciné par le risque de mourir, risque dont il ne semblait pas avoir eu conscience jusque-là. La mort serait-elle une sanction ? Il demande à aller aux toilettes et vérifie dans la salle d’attente que sa mère est toujours présente. Je suis impressionnée par tant de violence mais je pense qu’une contenance, une règle, doivent être possibles si elles s’appuient sur une expérience partageable. Manifestement, il veut savoir si je suis capable d’anticiper la chute sans avoir peur, à défaut de l’empêcher, Quelques semaines plus tard, de nouveau, il met en scène ses angoisses de mort et de la perte. Il fait très chaud ; c’est une année de canicule. Store à demi-baissé, j’ai ouvert la fenêtre pour avoir un peu d’air. Avant que j’ai eu le temps de la refermer, Antoine pressé d’entrer, déboule dans la salle sans prévenir. Il shoote dans le ballon qui traverse la pièce et en sort pour finir sa course en contrebas, sur le toit d’une maison. Il veut aller le récupérer en enjambant l’allège de la fenêtre. Je dois négocier longuement avec lui, et tout en refermant la fenêtre, promettre qu’il retrouvera le ballon à la prochaine séance (nous sommes au troisième étage…). Ce ballon est sans doute pour lui un objet/image du corps. La perte lui est insupportable. Nous avons à travailler sur le deuil et son angoisse existentielle, son impasse existentielle. Mais dans l’instant Antoine veut maîtriser la hauteur et ne pas tomber. La situation est hors cadre et je l’y replace en résistant à mes propres tentations de maîtrise et de contention, et même de coercition, tout en essayant de rester disponible à l’accueil d’expériences corporelles dont je ne comprends pas encore le sens. Je suis toutefois persuadée qu’Antoine est dans l’affect, c’est-à-dire dans la relation à l’autre et qu’agir sur son propre corps est pour lui une manière d’agir sur le monde. Cet agir débordant n’est pas un passage à l’acte mais une action nécessaire pour que la symbolisation puisse se produire. Mon identité de thérapeute a été fortement sollicitée, pour ne pas dire ébranlée. J’ai mobilisé beaucoup d’énergie et je sors épuisée d’une une telle séance. Dès les premières rencontres avec le consultant, Madame évoque ses difficultés à être mère, ses crises convulsives, seule avec deux enfants. Elle vient de perdre son emploi, est entièrement à la charge de ses parents qui l’hébergent. Il lui est impossible de mettre des limites à ses enfants et d’accepter que les enseignants leur en mettent. Elle peut expliquer qu’elle ne veut pas les faire souffrir en leur 49

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mettant des interdits, pour ne pas souffrir de leur souffrance (c’est ce qu’on peut nommer une relation narcissique). Elle répond dans l’immédiat à toutes leurs demandes. Le consultant va se positionner dans une relation très proche de la mère, ou plus exactement à la fois proche et à une distance suffisante pour lui laisser un espace au sein duquel elle puisse s’exprimer. Son vécu était effrayant, si chargé d’affects qu’elle ne pouvait le traduire en mots. Pour elle comme pour Antoine, l’émergence des éléments enfouis s’est faite dans l’ordre inverse de ce que serait l’ordre logique pour comprendre la situation dans son ensemble. Il a fallu avancer à l’aveuglette dans ce que chacun proposait. Durant ce début de travail thérapeutique, il est impossible de faire un pont entre présent et passé, afin de dépasser, au moins partiellement, l’obstacle qui s’oppose à l’appropriation par l’enfant du langage écrit. C’est plus tard que les fruits du travail de thérapie relationnelle sont devenus repérables et compréhensibles. Après-coup, il est en effet possible de raconter l’histoire relativement brève, très simple, de cette famille. Mais avant que le travail consistant à établir des liens affectifs soit fait, il a été nécessaire de s’impliquer dans les relations avec cette mère et son fils. Les séances avec Antoine se déroulent à deux niveaux plus ou moins intriqués : – D’une part, une activité motrice globale désordonnée, à un rythme effréné, qui souvent suscite en moi de la peur mais qui est toujours contrôlée par Antoine. L’aisance n’est qu’apparente. Il me met en situation de lui donner un cadre et des limites. Au fur et à mesure vont apparaître des images très symbolisées du père. – D’autre part, l’activité de dessin, dans la continuité de l’explosion motrice, même si, à cette période il m’est difficile de faire des liens. Antoine aime la calligraphie. Il commence à réclamer des modèles, pour écrire son prénom, puis la date du jour. Il se montre assez performant car il ne fait que « repasser » sur les mots que j’ai écrits à sa demande. Il les décalque, montrant par là qu’il est toujours dans l’indifférenciation. Les capacités d’apprentissage dépendent de la constitution du sentiment de soi comme personne à la fois semblable et différente de l’autre. Des interactions gravement perturbées, chaotiques, imprévisibles, avec une mère déprimée comme c’est le cas de Madame, entraînent une impossibilité à se représenter, à élaborer, à symboliser. Ce sont les rythmes des premiers échanges qui permettent à 50

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l’enfant d’acquérir ce premier socle identitaire temporel qui s’inscrit dans le corps… et ce qui s’inscrit dans le corps de l’enfant c’est le rythme et le corps de sa mère, de son histoire personnelle et de son environnement socioculturel… C’est à travers des expériences corporelles que l’enfant trouve un corps, une activité projective et l’inclusion dans une famille quand il se vit séparé3. Il peut alors reconnaître une unité – une lettre de l’alphabet par exemple – et la combiner avec d’autres dans les ensembles variés que constituent les mots. Le désir d’écrire est essentiel  ; il tient compte du désir de l’Autre alors que l’acte en soi représente une contrainte. L’apprentissage accomplit un parcours qui peut être inhibé et rester figé en un point de son évolution. Si l’enfant en train d’acquérir le graphisme est plongé dans une situation conflictuelle insoluble, la fonction graphique ne peut pas se constituer, même si on trouve des significations symboliques à cette non-écriture. Elles sont secondaires, sans possibilité de lever un refoulement inexistant4. Antoine n’écrit pas mais le dessin est très soigné5, y compris le dessin des lettres qu’il reproduit. La maîtrise gestuelle dans la motricité fine, la maîtrise du trait contraste fortement avec la motricité globale, exubérante et peu harmonieuse. Il prend des risques quand il réalise sauts périlleux ou chutes/avant comme au judo, directement sur le sol, alors qu’il y a d’épais tapis qui les amortiraient. Montre-t-il seulement qu’il a besoin de se cogner pour sentir les limites de son corps, pour se sentir vivant ? Tous ces mouvements, tous ces gestes apparaissent comme des messages à décoder, faute de paroles éclairantes. À l’égal de sa mère. Antoine est dans une impasse, une sidération de la pensée. Il convient d’établir un lien avec lui et de l’accompagner en restant disponible. L’organisation, la structuration spatio-temporelle d’Antoine ne sont-elles pas sens dessus-dessous comme le discours de la mère lors des premiers entretiens, ce que j’ai essayé de traduire dans le début de mon texte ? Antoine reste violent contre lui-même comme le jour où il raconte qu’il a reçu en cadeau un cerf-volant et l’a lâché dans le ciel. Pour me transmettre ce souvenir, il se jette au sol lourdement. Du haut de l’espalier, agrippé à une corde qu’il y avait fixée, il a plongé comme pour un saut à l’élastique ! S’est-il jeté dans le vide ou s’est-il laissé 3.  Jean-Marie Gauthier. 4.  Sylvie Cady. 5.  Voir dessins 5, 6, 7, et 8.

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choir, mettant en scène un vécu de « lâchage » ? N’est-ce pas une figure risquée entre la question de vivre ou de mourir ? Je m’accroche à ma capacité à associer afin de trouver la force de continuer à penser au milieu de ce chaos, mais il m’interpelle. – Antoine : « J’ai cru mourir » – M.D. : « Tu as eu peur de mourir ? » Il ne répond pas, s’enferme dans le mutisme, dans sa bulle, longtemps, inaccessible. Après le stress, il retrouve une position d’enroulement. Il semble dans l’angoisse de se dissoudre plutôt que d’éclater, angoisse qu’il veut me faire partager. Il paraît éprouver une terreur inélaborable qui pourtant appelle la mise en mots. Il y une coupure entre la tête et le corps. Il demande : – Antoine : « Où elle est maman ? » – M.D. : « Dans la salle d’attente » – Antoine : « C’est où ? ». Il semble avoir perdu tout repère dans l’espace, au moins celui du CMPP. Il est dans le marasme. Je dois aller le chercher là où il est, loin, le contenir, le réconforter, le materner en l’enveloppant d’un plaid, en lui frottant le dos pour qu’il reprenne conscience de son corps dans sa fonction d’unification, de délimitation soi/autrui. Je suis proche de lui cette fois, dans un contact corporel direct, mais je lui parle pour qu’il se sente exister dans un corps qui le protège de l’envahissement de l’autre, pour qu’il vive une passivité qui ne le détruise pas. Il est absent la semaine suivante pour cause de varicelle. Au retour, il est plus kamikaze que jamais. L’excitation est à son comble. Antoine semble se désorganiser davantage alors que sa mère le décrit comme plus calme et plus affectueux à la maison. En classe aussi, il est plus attentif, plus concentré sur ce qu’il fait. L’hyperactivité et l’agitation ont valeur d’enveloppe motrice, de « peau psychique » ; elles sont des défenses. Antoine a fonctionné un grand moment sur le mode de la décharge motrice et musculaire maximale, probablement dans une intentionnalité relationnelle, éprouvante pour lui et pour moi, au risque de se faire rejeter. Il en est sorti et peut passer à autre chose… Il s’intéresse maintenant au contenu de l’armoire de mon bureau. Il y choisit un livre, « Le petit Poucet », mais renonce à entendre l’histoire de cet enfant, de ces enfants perdus dans la forêt, lâchés par leurs parents. Antoine souhaite que je lui lise « Le livre de Jonas », le récit biblique. On y parle de punition. Il ne connaît pas ce mot que je définis. Il refuse alors d’écouter l’histoire, consent seulement à regarder les images. 52

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Pour la première fois, depuis le début de nos rencontres – six mois – Antoine évoque son père, mort et enterré à l’autre bout de la France. Il est allé sur sa tombe après avoir longtemps refusé. Il a rencontré sa grand-mère paternelle qui a évoqué des souvenirs de moments vécus en commun. Bras croisés sur la poitrine, il s’arrête de parler, « pour faire la statue » dit-il, le gisant en quelque sorte. Il pense qu’on devient une statue « quand on vous a fait des piqûres ». Il regarde au loin, par la fenêtre, le cimetière voisin. Puis il se dirige vers l’armoire et prend un ouvrage consacré à « la Renaissance ». Je doute cependant qu’il en ait déchiffré le titre. Par la suite, la thérapie a pris un cours plus habituel. Antoine retrouvant progressivement des souvenirs de son père vivant a pu dépasser la situation traumatique, parler de sa photo qu’il regarde la nuit, en dehors du regard de sa mère. Il dit en souriant que son père a longtemps possédé un bateau, qu’il portait un bonnet de marin. Il peut se remémorer quelques moments heureux, ou retrouver des images positives. Il ajoutera que le CMPP leur a manqué pendant les vacances. Antoine s’est approprié la langue écrite, mais il n’écrit souvent que des tronçons de mots. Il ne faut pas qu’apparaisse le fait qu’il ne sait pas et, pour apprendre, il faut reconnaître qu’on ne sait pas (en relation avec la fonction paternelle). Il a continué à travailler sur son impulsivité et le contrôle de soi. Il est maintenant possible de reconstituer l’histoire de cette famille grâce au travail mené par le consultant avec la mère. Mais il y avait tout un travail d’élaboration à faire pour comprendre les points d’énigme, la situation du point de vue d’Antoine. Lorsque Madame avait 19/20 ans, elle était dépressive, engagée dans une situation conflictuelle sans issue entre son père et sa mère. Elle a fait une tentative de suicide ou plutôt un appel à l’aide qui n’a pas été entendu. Envoyée en maison de repos, elle y rencontre Monsieur, un peu plus âgé qu’elle. Il est là, dit-on, pour soigner une dépression. Le coup de foudre est immédiat. C’est l’Amour passion et la vie commune à la sortie de la maison de repos. Un bébé s’annonce, ils se marient, s’installent, occupant la grande maison dont ils ont rêvé. Monsieur retravaille, en intérim d’abord, avant d’obtenir un emploi stable. Une seconde naissance, celle d’Antoine, survient l’année suivante. Madame reste au foyer pour s’occuper des enfants. Elle se sent entourée, se lie d’amitié 53

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avec une voisine. La mère de Monsieur, grand-mère paternelle des enfants, habite tout près. L’intérêt de Madame est exclusivement centré sur son mari et ses enfants. Monsieur lui voue une passion sans limite, exige qu’elle soit à l’écoute de la moindre de ses angoisses, du moindre de ses désirs. En dehors d’elle, il semble que ses intérêts vitaux se soient partagés entre l’alcool et les armes à feu qu’il collectionne sans autorisation légale. Chaque soir, ensemble, ils jouent à la vie/à la mort, à la roulette russe. Il y a aussi une petite boîte qu’il a montré à Madame, une boîte contenant une balle pour chacune des quatre personnes de la famille… L’alcoolisme de Monsieur a toujours été dénié par sa propre mère qui continuait à prétendre qu’il avait été envoyé en clinique pour une simple dépression et non pour une cure de désintoxication. Tout porte à croire, note Berthe Eidelman-Rehalha, qu’il s’agissait d’une dépression psychotique. Pour faire face à l’alcoolisme de son mari, Madame a envisagé diverses solutions qui se sont révélées inefficaces voire dangereuses ; elle a même essayé de boire avec lui mais elle a vite perçu l’effet désastreux produit sur les enfants. Elle ne pouvait se représenter le caractère délirant de son mari et ne l’a peut-être jamais fait. Piégée dans une situation dont elle ne voyait pas l’issue, elle vivait dans la terreur sans pouvoir se formuler en mots clairs, en phrases construites, la nature exacte de la situation dans laquelle elle se trouvait. En apparence, tout allait bien : elle avait deux beaux enfants, une belle maison, un mari amoureux d’elle qui avait un emploi reconnu socialement. C’est ce que lui disait son entourage. Et pourtant, l’atmosphère étouffante s’est progressivement épaissie, la terreur est devenue quotidienne, envahissant chaque moment de la vie. Non seulement quand son mari, ivre, jouait à la roulette russe avec elle, une fois les enfants couchés, mais aussi quand il montait leur dire bonsoir, pistolets à la ceinture  ; ou encore, lorsque ayant mis en route la tondeuse à gazon à l’intensité sonore maximum, il apprenait à tirer à Antoine, trois ans, La mère n’osait bouger, de peur que la position du revolver ne dévie. Elle a craqué une première fois, avalant des médicaments. Hospitalisée, les médecins n’ont pas su si elle disait vrai ou si elle délirait. On l’a laissée ressortir sans aide aucune, et rapidement parce que sa belle-mère envisageait de mettre les enfants à 54

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la DASS au prétexte que leur mère était incapable de s’occuper d’eux. La vie a repris, la terreur aussi. Les événements se sont précipités. Après une seconde tentative de suicide, Madame a fait appel à son frère qui lui a conseillé de fuir avec les enfants. Ils sont partis très rapidement dans une atmosphère d’angoisse et de violence, prenant un taxi « Espace » pour se rendre à la gare. Une semaine plus tard, le mari jouait une dernière fois à la roulette russe et se tuait d’une balle tirée en pleine bouche. Il n’avait pas supporté le départ de sa femme.

Commentaires Lorsqu’elle est venue consulter au CMPP, les seules difficultés que Madame pouvait exprimer étaient celles de lecture/écriture de son fils parce que leurs angoisses respectives étaient indicibles. Pour tout le reste, elle était dans une impasse telle que rien ne pouvait être formulé. Longtemps, toute vie a été pour elle comme noyée dans la perte et la douleur culpabilisée de la mort. Le travail avec Berthe Rehalha lui a permis de porter un autre regard sur le symptôme porté par son fils, malgré l’absence de troubles instrumentaux. L’hyperactivité frénétique d’Antoine ne visait que la création d’une relation lui permettant dans un premier temps d’un peu mieux contenir le chaos de son monde interne pour, à petites touches, arriver à de premières esquisses de représentation. Il n’était pas évident de décoder ses jeux et les paroles qui les accompagnaient, même s’il s’est avéré qu’il traduisait sur un mode symbolique des expériences vécues. Il tentait, avec la répétition par le jeu, de maîtriser la réalité effrayante qu’il avait traversée en la projetant violemment dans un espace sécurisé et de transmettre des messages au moyen de supports « chauds », de séparations, de moments de rupture. Il a essayé de dire quelque chose de sa terreur ou de celle qu’il avait lue dans le regard de sa mère. Enfin, il a pu montrer son « inquiétante étrangeté » en relation avec la folie paternelle, ce qui lui a permis de se constituer une première enveloppe motrice. Quand il « tire au foot, joue à la balle », Antoine transfère sur l’objet/ballon ses angoisses et peut-être sa culpabilité ; il se laisse aller à exprimer des affects hostiles ou destructeurs avec un risque de morcellement et/ou l’émergence d’angoisses persécutives. 55

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De répétitif, compulsif, avec l’excès d’angoisse du début de nos rencontres, le jeu du foot s’est socialisé petit à petit, a permis l’expression de l’émotion et même le développement de la rêverie. L’instabilité apparente d’Antoine était une forme d’expression psychosomatique de l’angoisse diffuse, défensive, ou du sentiment de précarité de la vie qu’il avait vécue. Les agir débordants, la quête incessante de limites du corps lui ont permis de lutter contre la dépression sous-jacente, obstacle à la mentalisation. Son hypertonicité réactive, protectrice, permettait des fantasmes d’armure et d’indestructibilité au risque de perdre le contact avec l’autre. Plutôt que de passages à l’acte, il s’est agi d’actions nécessaires pour que la symbolisation puisse se produire, de l’étayer plutôt que la courtcircuiter. Il convient de laisser à l’enfant une part d’activité dans l’engagement d’une nouvelle relation, une certaine maîtrise sous peine de refus ou de réalité persécutive. Il faut savoir attendre et noter le moindre changement, que le sens apparaisse ou non. Le passage à la parole a été accueilli avec soulagement. Les échanges constants avec le consultant m’ont beaucoup aidée quand la situation était critique à me placer toujours du point de vue d’Antoine dans la relation avec lui. Le premier dessin de la voiture tractant un bateau à voiles était le taxi qui le sauvait d’une situation impossible, et le bateau, celui de son père (le pliage que j’avais confectionné), en lui racontant l’histoire du capitaine, de la chemise du capitaine sauvée du naufrage, quand Antoine refusait tout en apparence et que je croyais percevoir chez lui un refus global de la communication. L’un de mes rôles auprès de lui a été de servir de support de mémoire car la mémoire est relationnelle. Le travail psychomoteur a produit un effet de décentration. Vivre le corps profond, en certaines situations privilégiées, a réveillé chez lui un vécu qui ne pouvait être ni pensé, ni dit, ni même perçu. Antoine s’est réveillé à travers le mouvement, le ressenti et les émotions, reflets de ses moyens de défense ou d’intégration. Les souvenirs qui surgissent sont toujours liés à l’affect. C’est la décharge émotionnelle intense qui a permis l’éclosion de la parole. Les mots ont alors surgi, pour dire quelque chose de sa souffrance à quelqu’un qui partageait ce moment d’émotion. Les souvenirs les plus douloureux se sont réactualisés sur un mode associatif. « Boire un petit coup » (comme son père), par exemple, venait après un moment difficile, après avoir joué avec le feu, «  tiré  » au foot, mais les rares mots prononcés

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étaient sur le moment indéchiffrables, ne pouvaient être pris au pied de la lettre, si j’ose dire… La psychomotricité relationnelle s’intéresse au corps comme moyen d’expression, au corps qui accueille, reçoit et intègre, même la violence. Elle autorise l’enfant à vivre les conflits dans son corps avant de les intérioriser et dans un autre temps de les expliciter. Le corps est le lieu de l’histoire de chacun, de la mémoire corporelle, de nos premières expériences d’être. Il constitue une voie d’accès privilégié à la psychopathologie, un mode d’expression de la personne dans sa totalité, particulièrement chez l’enfant Le temps donné à l’enfant pour accepter un changement est primordial, pour qu’à son rythme il puisse passer d’une situation à une autre, en suivant ses mouvements. Le thérapeute investit le vécu corporel de l’autre et utilise son propre vécu émotionnel et corporel comme instrument de résonance, de compréhension des situations. En même temps, il tente de s’en dégager pour ne pas rester directement impliqué. Il risque de s’enfermer dans l’incommunicabilité par des signes non médiatisables. Selon qu’il se sera situé selon tel ou tel axe, aura su ou pu répondre à la demande et aux attentes du patient, obtenu sa confiance ou non, toute la suite et le déroulement de la thérapie pourront en dépendre. La création d’espaces de jeu potentiel, l’utilisation de médiateurs (jeu, objets, langage corporel ou espace, y compris le langage verbal) permettent d’accéder à une élaboration plus fine de la situation d’impasse.

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Recherche en psychosomatique. La psychomotricité relationnelle Manuel Cajal

Psychomotricité et ethnopsychosomatique relationnelle Manuel Cajal Monsieur Sami-Ali, par ses livres sur « Le haschisch en Égypte » et « Le banal » avait écrit les premiers livres sur l’ethnopsychosomatique relationnelle. Le psychomotricien rencontre des patients qui ont des caractères sociaux et culturels déterminés. La compréhension de ces patients passe par la prise en compte de leur culture. Je travaille avec des bébés et des enfants Sourds. Sourds, avec un grand S, qui renvoie à la communauté linguistique. La forme adjectivale renvoie elle au handicap. Ils font à la fois partie d’une communauté linguistique et sont à la fois handicapés. D’entrée, le clinicien est souvent confronté à un paradoxe. Des parents entendant ont un enfant sourd qui ne peut entendre leur parole. Comment transmettre leur culture, leurs valeurs, leur langue ? Certains parents créent avec leur enfant une langue familiale qui permet la relation coupée par la surdité. Au cours d’un long travail singulier et subjectif des parents sur la représentation de cette surdité, leur identification à l’enfant, le deuil de l’enfant imaginaire attendu, certains parents apprennent la langue des signes française. La rencontre d’autres Sourds de la communauté linguistique et d’autres familles d’enfant Sourd les aide. Voilà des parents qui ont un enfant et qui doivent, eux, apprendre la langue de leur enfant, c’est le premier paradoxe. Mais l’important est la création première 63

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d’une langue entre la mère et l’enfant, langue privée que Sami-Ali nomme la langue maternelle. Leur enfant scolarisé, c’est celui-ci qui rencontre des professionnels qui maîtrisent la langue des signes ainsi que d’autres enfants Sourds plus âgés. Ce sont les enfants Sourds qui souvent les premiers apprennent aux parents les premiers signes. C’est le deuxième paradoxe. Les familles rencontrent ensuite d’autres familles dont certaines Sourdes, appartenant à la communauté linguistique puis vont dans une association spécialisée dans l’enseignement de la langue des signes. Ceci fait suite à la représentation de la surdité de leur enfant par la famille. Elle demande un temps de rencontre et de création de la relation avec l’enfant que j’appellerai pour plus de facilité le temps maternel. De même, les parents entendants réalisent qu’ils ont prénommé oralement un enfant qui n’entend pas son prénom ni son nom, qui n’a donc pas accès à son identité, ne sait pas qu’un prénom le désigne. Or, en langue des signes, un signe est donné comme identité du sujet. Les parents doivent à nouveau chercher comment appeler, dans les deux sens du mot, leur enfant. Ainsi une enfant, qui portait un prénom évoquant dans le langage commun qu’elle était de grande valeur, a été nommée, par ses parents, mot à mot « Yeux qui brillent ». L’acte de nommer correspond à la reconnaissance, par les parents, de l’enfant dans sa différence. Monsieur Sami-Ali aime le signe « qui écoute les rêves » que les Sourds lui donneraient rapidement comme identité dans leur langue. Les parents prennent aussi conscience qu’ils ne doivent pas parler avec le soleil derrière eux. Dans tous les sens du terme, rien ne sert de « parler à contre-jour ». Les personnes qui échangent avec la langue des signes choisissent leur place avec la lumière.

La langue des signes Les parents, dans l’échange en langue des signes, apprennent à se servir d’un dictionnaire de langue des signes qui n’est pas comme le dictionnaire de la langue orale. La langue des signes est une écriture hiéroglyphique aérienne, a dit Diderot. Elle n’a pas d’écriture transcrite. Les personnes qui signent, c’est-à-dire utilisent la langue des signes, écrivent le français, ils ne dessinent pas les hiéroglyphes comme les Égyptiens. Le dictionnaire de la langue des signes est 64

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classé comme le dictionnaire égyptien de Champollion, par portes : corps, alimentation, habitat, esprit, santé, animaux, habillement, etc. Il est aussi classé par ordre alphabétique des noms écrits. Il est enfin classé par les positions des mains et leur placement au niveau du corps  : la tabulation. Certaines portes sont communes aux deux langues. Je ne m’étends pas ici, je ne suis ni égyptologue ni linguiste. Le hiéroglyphe par définition est « celui qui grave le sacré  »  ; le hiéroglyphe, à l’origine, ne représente pas l’écriture. Le Sourd est le hiéroglyphe dans l’espace et dans le temps. Dans quelle mesure des parents et leur enfant ne doivent-ils pas, dans un premier temps, devenir hiéroglyphes créateurs ? La langue des signes est figurative, elle représente les choses, les images, les corps et les parties du corps. Le corps est aussi la base des représentations. Ainsi toute partie du corps est désignée comme dans le cas des idéogrammes de l’écriture hiéroglyphique égyptienne. Autre exemple de leur ressemblance, l’horizontalité dans la représentation du « ciel » dans les deux langues, avec la main au-dessus de la tête en langue des signes, avec le corps debout, fléchi : tronc parallèle au sol, bras vers le sol, en langue égyptienne. Troisième exemple, cette représentation étonnante de «  l’homme  » dans les hiéroglyphes, avec les jambes rattachées aux épaules, représentation retrouvée en langue des signes dans la « personne qui marche » : les mains représentent l’homme qui marche dont le visage est le visage du signeur (celui qui utilise la langue des signes). Dans la représentation, les jambes sont rattachées aux épaules comme le hiéroglyphe égyptien. Pour se faire une idée, faites le chiffre «  deux  », avec chaque main, les pouces se touchent par leur extrémité et les index vont d’avant en arrière pour mimer la marche. Le visage du signeur (celui qui signe), du hiéroglyphe, indique si la marche est harassante, légère, etc. C’est la même représentation dans les deux langues. Encore un exemple de la ressemblance  : toute idée de région, en hiéroglyphes égyptiens, est exprimée par un cercle avec quatre traits correspondant aux emplacements sur nos pendules du 12, 3, 6 et 9. La deuxième figure qui y sera accolée nommera la région. En langue des signes, beaucoup de signes de territoires, de lieux dans l’espace prennent leur racine dans cette représentation du cercle : campagne, banlieue, quartier, pays, terre, monde, etc. La main décrit ainsi le cercle pour nommer ces espaces. Ce qui différenciera le sens sont la configuration (position prise par les mains et les doigts), la tabulation (position des mains par rapport au corps) l’orientation et le mouvement. 65

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De l’antiquité égyptienne à l’époque actuelle, la langue représentée à partir du corps a subi peu de changements La langue des signes est construite à partir du symbolique et non de l’arbitraire. Les parents, comme les professionnels, sont confrontés à une langue latéralisée (les deux mains ne sont pas en miroir l’une de l’autre, du moins rarement et pas longtemps), une langue qui se parle dans l’espace et le temps avec son corps. Les parents sont donc confrontés à l’histoire de leur corps et à leurs organisations de l’espace et du temps au niveau réel comme au niveau imaginaire. Ainsi peut-on rencontrer des parents qui n’arrivent pas à orienter correctement les signes car ils sont perdus dans l’espace ou qui se sentent mal à l’aise dans leur corps. Ainsi un père m’a dit que c’était trop compliqué car, souffrant depuis toujours de problèmes au niveau de sa colonne vertébrale, il avait eu un corset durant son enfance et jouait peu, se perdait dans l’espace. Un autre père, du fait de sa culture, ne regardait son enfant que de biais. L’enfant signait en regardant de biais son père. Quelques mots sur les hiéroglyphes égyptiens. Cette écriture est apparue au quatrième millénaire avant J.C. Le système hiéroglyphique se fonde sur la combinaison  : 1) des phonogrammes (des signes sont associés à un son, il y a une vingtaine de mots se lisant nfr, ce qui montre la formidable richesse de la langue égyptienne), 2) des idéogrammes qui saisissent un mot d’une manière globale (comme le dieu Horus par un faucon, mais la signification n’est pas toujours directe), et 3) les déterminatifs (signes placés à la fin d’un mot pour le classer au niveau du sens, « homme assis » désignant en fonction du déterminatif : « artisan », « prêtre », « vizir », « père », « fils », etc). Dans l’Ancien, le Moyen et le Nouvel Empire, il existait 700 signes hiéroglyphiques, à l’époque gréco-romaine  : 6 000. Selon certains chercheurs (W.V. Davies, 2005  ; J.F. Healy, 1990), c’est cette écriture qui via le proto-sinaïque, aurait donné naissance à l’alphabet phénicien, lui-même à l’origine des alphabets hébreu, araméen et grec donc des caractères latins et cyrilliques. Quant à l’écriture hiéroglyphique égyptienne, lorsque les figures humaines et les animaux regardent vers la gauche, il faut lire de gauche à droite, et inversement. En langue des signes, le regard place les différents personnages qui vont entrer en scène, dans le discours. Clément d’Alexandrie montre que les trois systèmes d’écriture des empires égyptiens sont essentiellement liés entre eux. On ne passe de l’une à l’autre qu’en connaissant bien chacune. L’Égypte, 66

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comme la Chine, a d’abord représenté des figures. Mais, à la différence de la Chine, elle a modifié l’expression des signes sans en altérer la forme, elle multiplia les symboles et les rendit capables de décrire tout sans limite. Les Égyptiens ont su peindre les idées abstraites au moyen d’objets physiques. Dans l’écriture égyptiennes, on reconnaît la figure d’origine. L’œil humain, dans une des formes d’écriture, correspondait à la voyelle I, le bras à la voyelle A, la jambe à la voyelle B, les deux bras levés à la consonne K, la main à la consonne T, la bouche à la consonne R, etc.

Qu’est-ce qui différencie le signe d’écriture hiéroglyphique égyptien de la simple représentation ? Je ne soulignerai ici trois contraintes : 1. Le calibrage : « les proportions respectives des hiéroglyphes ne correspondent nullement aux proportions réelles des êtres et des objets dont ils sont l’image » [1]. 2. La densité de l’agencement : « alors que les représentations se détachent au milieu de larges blancs, les hiéroglyphes sont disposés de manière à occuper le plus d’espace alloué. Ils y sont répartis en « quadrats », unités idéales divisant cet espace, et dont ils occupent le quart, le tiers, la moitié ou la totalité, selon leur morphologie et leur entourage. Il n’y a pas de séparation entre les mots et les phrases » [1]. 3. L’orientation  : «  dans une même ligne ou dans une même colonne, les signes représentant des êtres aimés et, plus généralement, les signes dissymétriques sont tous orientés dans la même direction, qui est celle du point de départ de la lecture. Cette lecture peut se faire de droite à gauche ou de gauche à droite, horizontalement, et aussi verticalement de haut en bas, chaque groupe se lisant de droite à gauche ou de gauche à droite. Il y a donc quatre types majeurs d’agencement des signes » [1]. Autre fait, la figure a donné l’écriture. Il faut ajouter que le système hiéroglyphique est en partie phonétique (ce sont les phonogrammes). Ainsi le dessin du lièvre écrit les deux sons fondamentaux dans le nom égyptien du lièvre : W et N. Ces phonogrammes sont toujours consonantiques ou semi-consonantiques (consonne et Y). Il y a des phonogramme à un son, deux sons ou trois sons. Les déterminatifs : « ce sont des signes qui, placés à la fin d’un mot, ont pour fonction d’indiquer dans quelle classe sémantique 67

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se range le mot qu’ils déterminent. Ce sont des classificateurs purement graphiques et sans correspondant isolable dans la langue. Par exemple, tout ce qui implique l’idée de violence est déterminé par le bras armé  » [1]. Le déterminatif joue souvent un rôle de discriminant. Les phonogrammes qui disent «  être établi  » et « souffrir » s’écrivent MeN. Le déterminatif les distingue : « être établi  » est précédé de la représentation d’un papyrus scellé qui signifie l’abstraction. « Souffrir » est précédé de la représentation d’un moineau qui signifie le mal. De plus, les déterminatifs séparent les mots dans la succession des signes d’écriture puisqu’il n’y a pas de blanc d’espacement. Pour terminer ici sur les écritures, prenons ainsi le signe V, fait en langue des signes française par l’index et le majeur en extension, comme le V de victoire, les autres doigts fléchis. Il est intéressant de noter que des enfants qui ont perdu l’audition dessinent souvent des animaux à longues oreilles comme le cheval ou le lapin. Les V, les paumes face à l’interlocuteur, touchant par un index les côtés du front, désignent le cheval. L’index et le majeur collés, la paume vers l’arrière, sur chaque côté de la tête, désignent le lapin. Le signe « entendant » se fait avec le V qui touche deux fois l’oreille du même côté de la main. Le signe « appareil auditif par implantation cochléaire » adopté actuellement se fait avec le V posé sur le crâne au-dessus de l’oreille. Ceci n’est-il pas sans poser de questions sur l’identité de l’enfant appareillé ? Doit-il être nommé Sourd ? Entendant ? Implanté ? Le diabétique change-t-il de nom lorsqu’il a son insuline ? Autres signes : le signe « lapin » avec les oreilles, représentées par l’index et le majeur, collés, rabattues, signifie « s’être fait avoir », celui avec les oreilles dressées signifie  : «  je ne me suis pas fait avoir  », etc. Les déterminants en langue des signes sont l’expression du visage (« agréable » et « couleur », etc.), la force musculaire (« se marier » et « l’époux » ou « débrouille-toi » et « démerde-toi », etc.), un autre signe ajouté (« père » et « grand-père », etc.) et le contexte (« lapin » et « cavaleur », etc.).

Vignettes cliniques À présent, pour replacer ceci dans un contexte clinique, je vais vous parler de Julie puis de Virginie. 68

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Julie Julie est une enfant sourde profonde dont la surdité a été diagnostiquée à un an. Une maladie transmise par la mère est à l’origine de sa surdité. Je le reçois avec sa famille et une orthophoniste afin que cette dernière ne subisse pas la pression parentale quant à une rééducation réparatrice. Nous mettons en avant la relation avant l’apprentissage et le conditionnement. Nous filmons les séances. Les films sont gardés plusieurs mois pour entendre l’évolution de l’enfant puis effacés. Ils ne sortent pas de la salle. La caméra est posée dans un coin, nous l’oublions la plupart du temps. Parfois une stagiaire s’occupe du cadrage du film. Julie est une enfant qui a de gros problèmes d’équilibre, elle tombe souvent. Elle est impulsive et ne contrôle pas son corps, sa musculature. Elle essaie de rester contre sa mère et le film renvoie cette image. Dans de telles conditions, elle ne pourra ni investir l’espace, ni installer les fonctions corporelles, dont la vision binoculaire, ni investir des objets, ni créer des objets images du corps, ni prendre conscience des outils relationnels et créer une langue avec sa mère ni entrer dans une langue nationale. Les parents réalisent cela avec les films, Julie n’a qu’une position de bébé qui ne parle pas dans leurs bras. Le premier objet que Julie investira est la caméra qui a un petit écran qui permet à la fois de se filmer et de se regarder en même temps. Lorsqu’elle entre en séance, Julie jaillit sur la caméra qu’il faut tenir en même temps qu’elle et se regarde dans l’écran. Julie va se filmer et filmer sa mère, avec ou sans elle, vérifier l’image de celle-ci en même temps que sa réalité. Julie a affaire à un miroir qui garde ses images, ses plus belles images… Ses multiples expériences vont lui permettre de réaliser son identité et sa présence mais aussi de mettre en place des fonctions corporelles qui ne sont pas encore installées dont l’équilibre, l’adresse des mains, la vision binoculaire dans l’espace entre la caméra et sa mère. Chaque séance commencera par la vérification par Julie de son identité. La caméra va être le garant de son identité. Julie préfère celleci au miroir au fond de la salle qu’elle fréquente tout de même. La question de l’identité fait découvrir aux parents qu’elle n’entend pas son prénom. Les parents découvrent un signe identitaire pour eux, le frère de Julie mais pas encore Julie. Je dis mon étonnement puisque ce sont ceux qui entendent dans leur famille qui ont un signe identitaire, dans la langue des signes. Attendent-ils que Julie entende ? Deux semaines plus tard, les parents trouvent un signe pour leur fille, de même racine étymologique que le sien. Julie ne 69

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veut pas de ses contours d’oreille. Ce sont des appareils auditifs qui ont un micro pour capter le son et un amplificateur. Il est facile de se représenter que Julie, avec sa surdité importante, ne doit entendre que des sons graves sans sens mais aussi qu’elle était tranquillement dans un silence et que cette appareillage doit provoquer une effraction en laissant le bruit « entrer dans sa tête ». L’enfant va soudain améliorer ses potentialités psychomotrices. Cela ne fait pas sens pour la mère. Je demande s’il s’est passé quelque chose dans la famille. Elle réalise que c’est le jour où son frère revient de vacances. Julie réalise qu’elle a intérêt à améliorer ses moyens de locomotions pour suivre quelqu’un qui part, que sa mère peut partir. Julie peut changer de position, se tenir debout grâce à la caméra, avancer en se tenant ou à quatre pattes, elle découvre la position à genoux et l’apprécie pour jouer. Elle pointe du doigt les objets convoités, découvre le jeu de chercher des objets cachés, ce qui précède la question de nommer l’objet absent par la langue. Julie, lorsqu’elle réussit un jeu, aime être félicitée et applaudie, elle le demande en applaudissant. Elle commence à utiliser les feutres et faire des traces. Elle apprend les signes « maman » et « encore » lorsqu’elle souhaite refaire un jeu. Deux mois plus tard, elle marche seule à la manière de l’ours. La mère, plus disponible, commence à apprendre quelques signes de la langue des signes. Julie, néanmoins, apparaît encore monstrueuse aux yeux de la mère. Elle passe de nombreux examens pour vérifier si elle a un syndrome associé qui expliquerait son hyperactivité. Julie manque de vocabulaire, s’énerve lorsqu’elle n’a pas ce qu’elle désire. Le film montre que nous ne comprenons pas ce qu’elle désire et que sa mère parle beaucoup, laissant sa fille avec l’un des deux professionnels ou la stagiaire. Julie a alors deux ans. Elle tourne la tête de sa mère qui nous parle, cherche son regard. Le film renvoie cela à la mère qui, souvent, continue de parler sans regarder le film, alors que tous les professionnels sont tournés vers l’écran. Je lui dis cela. Quelques temps plus tard, la famille demande à un médecin hospitalier que l’enfant reçoive un appareillage auditif par implantation cochléaire. La famille pense à une réparation rapide. Le temps médical court-circuite alors le temps maternel de création de la relation entre la mère et Julie. Quelques remarques sur l’appareil auditif par implant cochléaire. L’enfant va recevoir, avec cet appareil, des stimuli électriques directement au niveau du nerf auditif, par l’intermédiaire de la cochlée. Le premier mois après l’opération, il aura le branchement des 70

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électrodes et deux réglages. Le branchement passe souvent par un seuil de douleur ou de peur : « c’est le seuil de stimulation électrique au-delà duquel la stimulation commence à devenir désagréable », et par ailleurs : « sachant qu’il y a de grandes variabilités entre les patients, il est impossible de prévenir une sur-stimulation, due à une erreur de manipulation » (J.P. Piron, 2006, p. 35). Les enfants, la plupart du temps, pleurent ou crient. Alors que Julie commençait à s’avancer vers le monde et l’espace, le monde entre en elle. Les mois suivant, les réglages s’espaceront. Il faut environ au minimum huit réglages pour que l’enfant entende des mots qu’il n’a jamais entendu. Il y a d’abord une « effraction cataclysmique », pour reprendre ce que m’a dit une adulte sourde implantée. L’enfant entend d’abord la machine, puis un miroir sonore composé de mécanique et de bouillie au troisième réglage, la voix des proches est impossible à reconnaître, puis une parole humaine trouée au quatrième réglage. L’enfant devra en distinguer sa voix. Je souligne les dégâts que pourraient provoquer la vue par l’enfant du visage triste de sa mère (j’associe ici le père à la fonction maternelle). L’enfant perd sans cesse les repères auditifs. Les mots devant assurer de la permanence des êtres et des choses ne sont eux-mêmes pas permanents. Le Comité consultatif national d’éthique demande que la relation entre la mère et l’enfant soit installée avant l’implantation et que les enfants connaissent la langue des signes pour échanger sur ce qu’ils vivent avec cet appareillage et rester en lien avec leur famille. La langue maternelle (définie par Sami-Ali) permet la relation et la circulation de l’affect au sein de la famille ; la langue des signes permet un étayage de la langue orale et une socialisation de l’enfant. Il y a des enfants Sourds porteurs d’implant cochléaire qui ne connaissent pas la langue des signes. Selon les réglages, l’introjection de la « mère » et la conscience auditive de l’enfant : – après 1 à 2 ans du port de l’implant  : la reconnaissance des mots et des phrases simples en liste fermée (l’enfant est aidé par un support d’images ou d’objets), c’est-à-dire avec contexte pour l’enfant, est en cours d’acquisition. Ce point est contestable. – entre 2 et 6 ans après l’implantation : les capacités d’identifications de mots et de phrases en liste ouverte, c’est-à-dire sans contexte pour l’enfant, se développent progressivement. – après 6 ans d’expérience de l’implant  : possibilité de suivre une conversation en liste ouverte sans l’aide de la lecture labiale pour près de 80 % des enfants (selon l’AFOP, 2010). 71

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« L’enfant sourd implanté a besoin d’une grande concentration pour comprendre ce qu’il entend et ne peut pas garder la même qualité d’attention pendant toute la journée. De plus, ne pas entendre tous les mots l’oblige à reconstituer le sens de la phrase et à utiliser en permanence sa suppléance mentale, ce qui n’est pas le cas des entendants » (I. Prang, D. Gaillard et V. Groh, 2009). Ce n’est pas comme les «  entendant  » qui comprennent une conversation en faisant leurs courses alors qu’elle ne leur est pas destinée. Le moindre bruit perturbe le message sonore chez les enfants sourds porteurs d’implant et ils sont obligés de se concentrer, de décoder et de suppléer les mots manquants, mots qu’ils apprennent en même temps. Parler n’est pas collectionner les mots. Comment l’enfant va-t-il dire ce qu’il ressent, ce dont il a peur, ce qui lui fait mal, ce qu’il espère, etc. ? Les enfants qui ont déjà entendu, avant de perdre l’audition, parlent beaucoup plus vite car ils connaissaient les mots de la langue orale. Il y a des enfants qui ne parlent pas avec l’implant. Il existe peu d’études psychologiques et psychosomatiques sur l’implant. Il faut se référer à un numéro de « L’Évolution Psychiatrique » n° 74(2), paru en 2009, et aux textes d’Yvette Thoua, faciles à trouver sur Internet. Je reviens à Julie. Julie investit son implant. Est-elle dans le désir de ses parents ou a-t-elle espoir de rentrer dans leur langue  ? A-t-elle une quête désespérée de la relation où les étapes difficiles importeraient peu  ? Elle a conscience que les lèvres qui bougent permettent à sa famille de s’échanger des informations. Lorsque l’antenne de l’implant, permettant la transmission des informations électriques, tombe  : Julie invente un geste, les deux mains sur la tête, pour demander à sa mère de lui remettre. Les adultes décrivent des étapes qui oscillent entre espoir et dépression. Le père de Julie, du fait de son travail, est moins présent. La mère investit la langue des signes, soutenue par l’espoir d’une réparation de l’audition de sa fille. Julie invente des gestes pour faire des phrases : l’index en crochet vers l’œil signifie « je veux », la main sur le thorax signifie « pour moi », et elle désigne, de l’index tendu, l’objet convoité. La mère entend sa parole et je la valorise pour sa présence totale. Le matin, Julie montre son oreille et sa mère entend qu’elle veut aller au centre de soin. Quand elle est fatiguée, Julie retire son appareillage. Quand les réglages changent, elle vient en séance et va en premier vérifier son image sur l’écran de la caméra. Comme si les réglages avaient changé aussi son identité. Des enfants montrent l’ordinateur (réglant l’implant) qui se fond dans leur visage. Julie 72

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met un casque sur la tête. Le vécu d’effraction touche à la fois les barrières corporelles et les défenses psychiques de l’enfant. Julie pose l’implant sur un nounours. Julie investit les bruits, joue avec des animaux qui font des bruits. Le réglage lui permet alors d’entendre la voix humaine mais peut-être avec des syllabes parfois manquantes, d’après ce qu’en disent plusieurs adultes implantés. Ce que je nomme une parole trouée. En séance, Julie apporte à sa mère une marionnette géante dont elle peut glisser ses mains dans les mains de la marionnette et signer (c’est-à-dire utiliser la langue des signes). Julie tire aussi la langue de la marionnette à l’extérieur. Elle souligne les outils de la relation. La mère a des hauts et des bas. Elle n’est pas tout le temps présente et demande aux professionnels de la reconnaissance. Elle suit par ailleurs une psychothérapie. La présence de la mère est imprévisible et je souligne sur le film ses absences après l’avoir valorisée sur sa disponibilité. La mère est la seule à signer alors dans la famille, elle ne signe que lorsqu’elle parle à Julie, pas lorsqu’elle nous parle, même si elle parle de Julie. Elle ne signe qu’à proximité de sa fille. je prends la position de traduire à Julie, par du mime, des gestes figuratifs, des signes compréhensifs, ce que dit sa mère. Je parle aussi à la mère en langue des signes. Lors d’une séance où elle est très hyperactive, Julie sort des jouets et les abandonne. Elle colle sa tête au sol puis fait le poirier. La verticalisation partirait-elle de l’appropriation d’un visage ? Se demande-t-elle, comme d’autres enfants Sourds porteurs d’implant, ayant fait la même chose, si l’enveloppe de son crâne est assez solide pour contenir les sensations électriques ? Cherche-t-elle les vibrations perceptibles au sol ? Julie va ensuite au tableau et gribouille sur l’ensemble de la surface blanche avec un feutre. Représente-t-elle les sensations auditives ? Son hyperactivité ? Je mime les sensations électriques de l’implant sur mon crâne puis sur le sien. Je représente ensuite son visage, au feutre sur le tableau, d’un rond avec les yeux, la bouche, les oreilles. Je dessine des sensations sur le front avec des traits. Julie passe sa main sur son menton puis sur son crâne. Elle met sa langue sur le tableau, va chercher son biberon et s’assied entre mes jambes, détendue, pour boire son biberon. L’enfant a reconnu cette représentation du visage, elle la fait sienne. J’ai nommé et reconnu les excitations électriques qu’elle reçoit. Elle est rassurée, apaisée. Avec son corps, Julie crée la relation  : lorsqu’elle met sa langue sur le tableau, n’interroge-t-elle pas la venue de la parole orale à partir des sensations ressenties ? 73

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Elle installe un rythme dans les séances. Elle joue sur les parcours, joue à rentrer et sortir des personnages bruyants d’une ferme, vient dessiner au tableau, joue avec un jeu de visages mécaniques dont les yeux, la bouche, s’ouvrent se ferment par un bouton, une roulette. Ce n’est pas sans évoquer la mécanisation du visage dans les premiers réglages et les projections sensori-motrices du régleur au fond de l’oreille de l’enfant. Dans les variantes, Julie dessine par-dessus mes visages, elle repasse sur les yeux, la bouche et les oreilles, c’est-à-dire les fonctions de la parole qu’il lui appartient de mettre en place. Encore faut-il qu’elle les fasse siennes par ses propres expériences, qu’elles n’appartiennent pas au régleur ou à ses parents. De multiples impasses se présentent : la mère devient excellente en langue des signes mais l’enfant ne la comprend pas, l’enfant invente des gestes mais la mère ne la comprend pas. Je formule cette impasse à la famille. De plus, la mère et l’enfant attendent chacun que l’autre vienne le reconnaître. Ainsi Julie vient demander à la mère qu’elle lui demande : « quoi ? » c’est-à-dire « qu’est-ce que tu veux ? », elle lui demande donc, après quoi Julie lui dit ce qu’elle veut. Elle est en miroir de sa mère comme double. Je crée des gestes lorsque les signes sont complexes, je reconnais ceux de Julie. Je signe avec la mère et traduis pour Julie, je suis aidé par l’orthophoniste, le but étant que la mère réalise qu’elle peut enseigner la langue des signes à sa fille. C’est une femme très intelligente. Hélas, les voies de la relation ne sont pas toujours faciles. D’une part, Julie a une infection au niveau de sa cicatrice. Elle est assez solide pour la dépasser. Ensuite l’implant tombe en panne, les régleurs transmettent par clé USB les derniers réglages au fournisseur de l’appareillage pour que l’enfant retrouve la même audition mais il y a une erreur et Julie ne supporte plus l’implant. La mère est à nouveau dépressive. Quelques temps plus tard, une épilepsie est diagnostiquée, avec la possibilité qu’elle soit passagère, chez Julie. Elle a un traitement. Plusieurs hypothèses se posent ici quand à l’origine de l’épilepsie. Est-ce une manifestation psychosomatique de l’impasse dans laquelle se trouve Julie par rapport à son désir de relation avec sa mère et son père, à son désir de maîtriser une langue et l’impasse d’une langue commune entre la mère et l’enfant ? Est-ce une conséquence neurologique des stimulations électriques du circuit neurosensoriel surchargeant le système nerveux immature de cette enfant  ? Est-ce la décharge d’une excitation agressive au niveau 74

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psychosomatique avec l’incapacité de Julie à lier l’excitation et, soudain, tous les événements à des représentations  ? Est-ce une causalité circulaire liée à l’impasse relationnelle et à la situation ? Lors d’une séance, elle veut se voir seule face au miroir et me repousse. Est-ce pour ne pas mêler nos images ? Nos visages ? Elle ne fait pas de signes au niveau de son menton et déplace ainsi ceux qui se feraient à cet endroit, dans la langue des signes française, à la partie supérieure de son visage ! Je note que son signe identitaire se fait au niveau du menton et qu’elle le fait sans problème. Elle signe même « papa » au niveau des yeux au lieu de la bouche ! Est-ce pour préserver son identité localisée au niveau du menton ? Pour éviter l’emprise sur son menton puisque le régleur de son implant cochléaire prend déjà possession du fond de son oreille  ? Parce qu’elle préfère une relation qui passe par les yeux plutôt que par sa bouche ? Pour séparer son corps objectivable de son corps non objectivable  (entre autres, elle ne voit pas la partie implantée de l’appareil  : récepteur sous-cutané, porte-électrodes, électrodes de l’implant cochléaire ) ? Je continue de créer des gestes pour Julie lorsque les signes de la mère sont complexes, je reconnais ceux de Julie. Je continue de signer avec la mère et de traduire pour Julie. Un matin, la mère, ravie, explique qu’elle a décrit une aire de jeu par le mime et que Julie a reproduit un nouveau signe de la langue des signes. Julie a un objet transitionnel en lien avec le centre de soin. Elle dessine son premier visage avec, d’un seul trait : le contour du visage, le nez et la bouche sur la lancée, elle rajoute deux points pour les yeux. Ce ne sont plus des gribouillis mais des traits précis, incisifs. Elle demande à regarder le film de la séance, se désigne ainsi que les professionnels. Je profite de son attention, et de ce point de vue en décalage du film, pour signer les actions et les objets. Elle est attentive et reproduit des signes. Elle est plus calme. Elle a saisi la relation et les outils langagiers. Elle a du vocabulaire en langue des signes. En langue orale, elle dit à présent «  maman  ». Elle a du plaisir à venir en séance, elle a compris les outils de la relation.

Virginie À présent, je vais parler, brièvement, de Virginie pour boucler mon exposé et mon hommage à Monsieur Sami-Ali. Virginie est une petite enfant sourde profonde dont la surdité a été diagnostiquée à 2 ans et demi, et que l’on m’a adressé pour 75

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son hyperactivité et son regard fuyant, vers trois ans. Elle se présentait comme une enfant mince, très vive et qui ne tenait pas en place. Elle n’avait aucune langue et surtout elle grimpait partout. Ainsi, lorsqu’elle est entrée dans ma salle, ai-je dû commencer par recouvrir le sol de tapis afin qu’elle ne se fasse pas mal en sautant. Elle grimpait sur mon bureau, dans l’encoignure d’une fenêtre qui ressemble à un banc, sur un placard en bois, sur les radiateurs, sur les constructions faites de bâtons et de cubes en plastique, etc. Avait-elle conscience du danger ? Était-elle dépressive ? Avait-elle conscience de la profondeur et de la hauteur ? Elle avait toujours un visage débordant de plaisir mais ne semblait pas connaître le mal. En fait, j’ai dû la rattraper à chaque fois. J’ai écourté pour cela les séances à 20 minutes car elle était épuisante. Elle montait à deux mètres de hauteur puis sautait. Je la rattrapais puis lui remontrait très vite, car elle fixait peu de temps son regard dans mes yeux, son saut, pour de faux, sa chute supposée, la douleur que j’imaginais. Elle rigolait. J’avais l’impression d’être un pompier qui rattrapait la victime qui, elle, ressautait à nouveau dans le vide. Quelles étaient ses angoisses ? Quelle était l’impasse ? Ou les impasses  ? Outre ses parents dépressifs qui n’investissaient pas alors la langue des signes, et sans doute une angoisse d’abandon chez cet enfant, son plaisir me laissait à penser qu’elle explorait à la fois l’espace et les potentialités de son corps. Cette enfant comparait ce qu’elle imaginait avec la réalité, son corps réel avec son corps imaginaire. J’en suis devenu à me demander si elle souhaitait voler… Virginie a rapidement investi les constructions, je l’aidais à faire des tours qui ressemblaient à quatre échelles accolées en carré et dont elle sautait. Puis un jour, elle m’a montré son avant-bras, le poing fermé et elle m’a dit que le poing était sa tête et que l’avantbras était son corps. Ce jour là, elle a eu plus que son diplôme d’hiéroglyphe. Deux séances plus tard, elle m’a dit que l’on retrouvait ce poing et cet avant-bras trois fois dans l’écriture de son prénom : elle parlait des trois i. Elle était devenue scribe et se connaissait une identité : « iii ». Elle installe alors la vision binoculaire et installe des repères dans l’espace et le temps. La séance suivante, elle fit de grands « i » et les découpa. Elle fit un grand carré de quatre échelles et posa les bâtons des i, correspondant à ses avants-bras sur deux bâtons verticaux de l’échelle. Elle posa les deux ronds de deux i en haut sur les cubes de forme ronde et dit que c’était ses yeux. Elle remplit l’intérieur du carré de tout ce 76

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qu’elle aimait : feuilles, crayons, livres à images et à signes, tissus, etc. Elle comprit le sens des outils langagiers et apprit la langue des signes au bout de quatre mois avec sa mère. À 5 ans, elle me dit que, durant la nuit, elle avait eu la télé dans sa tête qui marchait toute seule. Mais le plus étrange, me dit-elle avec des yeux écarquillés, la bouche ouverte, c’était qu’elle était l’actrice principale. Elle se voyait atterrir dans un avion et partir ensuite vers de riches aventures. Je lui dis que cela s’appelait un rêve et qu’il venait de son implication dans la vie, tout ceci réécrit avec sa créativité. Virginie, enfant géniale, avait trouvé la lettre, son prénom, le mot, la langue, son identité et les rêves dans son corps. Elle s’appelait en langue des signes : celle « qui grimpe les échelles »… Pour finir, je rappellerai que la langue égyptienne et certaines langues arabes sont réunies dans des lexiques nommés Soullàm ou Soullam’oul kebir, c’est-à-dire échelle ou grande échelle.

Sites 1. http://fr.wikipedia.org/wiki/Hi%C3%A9roglyphe 2. http:/www.samsara-fr.com/artchives/hieroglyph.htm 3. Association Française d’ORL Pédiatrique  : In AFOP, ORL Pédiatrique, Résultats de l’implantation cochléaire, Marseille, 2010. http://www.orl-marseille. com/implant:implant-cochleaire-resultats.htm consulté le 11/9/2010.

Bibliographie Cajal M. Les enfants inouïs. Surdités, implants cochléaires et impasses relationnelles (à paraître). Champollion J.F. Dictionnaire égyptien. Préface de J.J. Champollion-Figeac. Paris, Solin-Actes Sud, 2000. Courtin C. Surdité, langue et développement cognitif. Thèse de doctorat en psychologie soutenue le 24 juin 1998. Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000. Davies W.V. Les hiéroglyphes égyptiens. Paris, Seuil, 2005. Delaporte Y. Dictionnaire historique et étymologique de la langue des signes. Paris, Éditions Du Fox, 2007. Dictionnaires de langue des signes de l’ivt. Tomes 1 à 3. Paris, Éditions de l’ivt, 1997. Donstetter D. L’enfant, la psychose et la surdité. GESTES, 1994, 10, 38-50.

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Recherche en psychosomatique Gorog F., Laborit J., Renard U., Pinto T., Querel C., Rengifo F.,Galiana E., Pardo E., Hoffmann C. Les effets psychopathologiques de l’implant cochléaire, in L’Évolution Psychiatrique, 2009, 74, 277-289. Healy J.F. The early alphabet, in Reading in the past, London, 1990, pp. 197-257. Piron J.P. Le réglage des implants cochléaires, in Les Cahiers de l’Audition, juin 2006, 19(3), 34-39. Prang I., Gaillard D., Groh V. Rôle de l’orthophoniste auprès des personnels d’acceuil et scolaires, in Loundon N., Busquet D. (sous la direction de). Implant cochléaire pédiatrique et rééducation orthophonique, Paris, Flammarion, 2009, p. 83. Sami-Ali. Le banal, Paris, Gallimard, 1980. Sami-Ali. Le haschisch en Égypte. Paris, Dunod, 1988. Sami-Ali. Le rêve et l’affect. Une théorie du somatique. Collection Psychismes. Paris, Dunod, 1997. Thoua Y. L’implant cochléaire : pour un langage biologiquement correct, II, in revue Transhumances. Namur, Presses Universitaires de Namur, 2000, II, 170-176. Thoua Y. Être sourd ou ne pas l’être, in revue Transhumances, Namur, Presses universitaires de Namur, 2006, VII (Éthique et implant cochléaire. Que faut-il réparer ?), 39-48. Thoua Y. Éthique et implant cochléaire, tiré à part, mai 2006, 1-6. In http:/ www.2lpeco.fr/wp-content/uploads/2007/10/yarticle2.pdf – consulté le 1er août 2011.

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Recherche en psychosomatique. La psychomotricité relationnelle Annie Masson

La place des parents dans l’accompagnement thérapeutique du jeune enfant Annie Masson Parler de la relation à propos de la «  psychomotricité » paraît relever de l’évidence. La relation est contenue, énoncée dans le terme même qui évoque l’unité du fonctionnement humain, corps et psychisme intimement liés, dans une interaction permanente. Et pourtant, réinsister sur cette spécificité de notre profession semble particulièrement pertinent aujourd’hui, au moment où il nous est de plus en plus demandé dans nos institutions de nous montrer efficaces, performants, rentables ; où notre activité devrait se mesurer à l’aune des progrès obtenus en terme de rééducation, voire de retour « à la norme ». La pratique clinique dont je vais parler ici se situe dans le cadre d’une institution recevant en cure ambulatoire de jeunes enfants âgés de moins de 6 ans qui présentent de grandes difficultés à grandir, se développer, entrer en relation avec l’entourage. Chez certains, la réalité d’une maladie avérée explique en partie ces difficultés, chez d’autres elles demeurent inexpliquées et parfois très énigmatiques. La psychomotricité constitue le mode d’abord idéal pour le petit qui ne peut encore exprimer son mal-être que par le biais de son corps. Pour lui, souffrance psychique et douleur physique se confondent en effet. Ma pratique a évolué au cours du temps, bien sûr, et je peux dire le devoir essentiellement aux enfants et à leur famille. Ce sont 79

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Recherche en psychosomatique

eux qui m’ont appris à travailler pour une large part et contribué à m’apprendre à vivre. Il y eut aussi l’apport de la pensée de SamiAli et celui, inestimable, de la réflexion partagée qui m’ont permis de confirmer mes intuitions, de mettre des mots sur mon travail et d’oser être aussi libre qu’il m’était possible dans l’accueil de l’autre, seul moyen de lui permettre de le devenir à son tour. Ce texte sera écrit au passé. J’ai en effet cessé mon activité professionnelle depuis 3 ans déjà et, même si mon expérience clinique continue de vivre en moi, dans son actualité complexe, elle fait tout de même partie du passé. Se trouver dans le vif de l’émotion et de l’échange n’équivaut pas à se souvenir de cette émotion. Et puis le récit a posteriori peut revêtir une tonalité affirmative, donner une impression de certitude que nous n’éprouvons pas « dans le feu de l’action », où dominent bien souvent hésitation, ignorance, aveuglement, ou tout au moins doute. L’enfant qui vient au monde comble les attentes d’un couple, de deux lignées ; il s’inscrit dans une histoire familiale, un moment de l’Histoire, une culture, une langue maternelle. Il est l’objet de bien des projections, de bien des espoirs, pour le meilleur et pour le pire, pourrait-on presque dire, mais du moins est-il ainsi accueilli et porté. Mais que cet enfant donne de graves soucis en ne s’éveillant pas bien et l’angoisse se révèle alors à la mesure de ces attentes et de cette joie. Ce sont certains de ces enfants que j’ai été amenée à recevoir, la majorité d’entre eux arrivant aux alentours de dix-huit ou vingt mois après que de nombreux examens médicaux aient tenté d’apporter une « explication » à un retard de développement, à une difficulté à entrer en relation avec l’entourage. Parcours du combattant nécessaire sans doute, mais particulièrement générateur d’angoisse, d’autant plus que celle-ci n’est pas souvent prise en compte, non plus que la sidération des parents plongés dans un cauchemar les empêchant parfois de comprendre ce qui est dit par le médecin… Et puis, sur les conseils du service hospitalier, du médecin traitant, de la crèche ou de l’équipe de PMI, parents et enfants arrivent chez nous. La première épreuve pour la famille sera celle de la salle d’attente, peuplée de tout-petits en grande difficulté manifeste, certains probablement physiquement inquiétants et susceptibles de renvoyer à ces parents une image monstrueuse de leur propre enfant. J’ai connu des mères qui s’installaient derrière un pilier en attendant d’être reçues, tournant le dos au reste du groupe. D’autres qui m’interrogeaient sur l’âge des autres enfants afin de prendre la mesure des difficultés du leur. 80

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Mais au fil du temps, cette salle d’attente devenait le plus souvent pour les familles un lieu convivial, un lieu d’échange d’expériences, un lieu de partage des peines et des joies ; un lieu où certaines mères prenaient le café ou le thé ensemble et ces rendez-vous réguliers représentaient pour quelques-unes à peu près le seul lieu de sociabilité, isolées, cantonnées qu’elles se trouvaient être chez elles, dans un face à face douloureux avec leur bébé. Après avoir rencontré un – voire deux – médecin(s) de notre équipe qui leur avait conseillé de venir voir la psychomotricienne que j’étais, nous nous rencontrions pour la première fois. Je les accueillais tels qu’ils arrivaient  : la mère était souvent venue seule avec son enfant, mais parfois les deux parents étaient présents, avec ou sans les frères et sœurs ; c’était parfois une grand-mère ou une amie qui accompagnait la mère. Je n’avais pas à choisir qui je recevrais. Le cadre de travail se trouve en nous et si nous sommes tranquilles quant à notre place de thérapeute, nous n’éprouvons plus le besoin de l’imposer à l’autre artificiellement – au risque de porter atteinte à sa « vérité », de l’empêcher d’exprimer sa propre richesse : pour être thérapeutique, la rencontre ne peut se faire que d’Être à Être ; or, édicter un principe (a fortiori lors d’une première rencontre ) ne revêtant aucun sens pour l’autre revient à lui signifier qu’il aura ici à respecter certaines règles appartenant à un univers qui n’est pas le sien, à parler une langue étrangère en quelque sorte. N’est-ce pas glaçant ? Nous nous installions donc, eux dans les fauteuils, moi sur une petite chaise me permettant de me trouver plus près de leur enfant s’ils choisissaient de l’installer sur le tapis auprès de quelques jouets. La plupart des parents ignoraient ce qu’était la psychomotricité, ce qui faisait naître en eux un grand espoir, d’autant plus qu’il s’agissait presque toujours de la première proposition d’aide régulière offerte à leur enfant. Ces éléments expliquent en grande partie que la première rencontre ait très souvent été le moment d’expression d’un trop-plein de questions, d’un trop-plein d’émotions. Lorsque le père était présent, mon souci était de lui faire toute sa place, car je savais d’expérience risquer de ne pas le revoir souvent ; or la mère aurait besoin – ô combien ! – de son appui au quotidien et l’enfant de son regard et de son attention. En étant attentive, disponible – c’est-à-dire touchée aussi – j’espérais les aider à contenir le trop-plein dont je parlais et je pouvais, sans ajouter à leur angoisse, au contraire, leur dire que j’avais une 81

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formation, une expérience sur lesquelles je m‘appuyais pour travailler, mais que nous ne nous connaissions pas encore, que je ne connaissais pas leur enfant et ne pouvais donc répondre ainsi à leurs questions, mais que nous allions faire connaissance et avancer ensemble au fil du temps. Ce n’est là ni une fin de non recevoir, ni une formule creuse : nous allions réellement avancer ensemble au fil du temps (pas toujours tous au même rythme), nous allions aussi patauger ensemble parfois (pas toujours tous au même moment)  ; chaque rencontre constituait une aventure nouvelle et mon seul fil conducteur consistait à m’efforcer de prendre soin de cet enfant, de cette famille, de la relation qui les unissait et qui se trouvait tellement mise à mal. Toutes les dimensions de la relation se voient touchées lorsqu’un enfant ne va pas bien  : les affects, le temps, l’espace et bien sûr l’imaginaire. L’annonce d’un handicap chez l’enfant, ou la perception de sa grande différence, sidère tant certains parents qu’il ne leur est plus possible de se le représenter comme enfant, encore moins comme le leur. Je me souviens de ce père me disant : « quand le Professeur m’a dit ce qu’avait Maxime, je n’arrivais plus à le voir tel qu’il est… j’ai mis longtemps à récupérer » ou encore la mère de Charlotte (porteuse d’une trisomie 21) blessée par le sourire que lui adressait une autre femme regardant Charlotte glisser sur un toboggan  : «  Son sourire me disait qu’elle avait vu que Charlotte était trisomique… cela se voit donc à son visage… cela veut dire qu’ils se ressemblent tous. J’ai eu mal, c’est comme si elle n’avait pas de visage à elle ». Passer de «  Elle est trisomique  » à «  Elle est porteuse d’une trisomie, mais Elle ne se réduit pas à sa maladie, Elle est aussi une petite fille riche de ses propres potentialités  », nécessite souvent bien du temps. Dans l’un et l’autre cas cités, il s’agissait d’enfants déjà plus grands (3 et 4 ans) et nous travaillions ensemble depuis un bon moment ; ils s’étaient construits, avaient affirmé des capacités, des goûts, des traits de caractère que leur reconnaissaient leurs parents. Mais quand il s’agit encore de bébés… on se représente bien l’inquiétude, puis l’angoisse montant chez une mère que son bébé ne regarde pas, par exemple, qui ne peut se laisser aller contre elle et se tient raide dans ses bras. Comment se sentir mère, alors  ? Bonne mère  ? Comment la relation peut-elle ne pas se geler 82

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progressivement et ne pas entrer dans un cercle vicieux où la tension du bébé répond à celle de la mère, et inversement ? C’était le cas de la mère de Semba, bébé qui, à six mois, n’aimait rien tant que rester allongé seul, les yeux au plafond, ou perdu dans la contemplation de ses mains, apparemment indifférent à ce qui l’entourait. Le pédiatre avait beaucoup insisté pour que Semba et sa mère me rencontrent. L’état du bébé et la brutalité de sa mère à son égard dans les gestes de maternage (biberons, changes) l’inquiétaient évidemment beaucoup. Semba avait un frère de trois ans son aîné, suivi dans notre équipe avec un diagnostic de psychose. Proposer de l’aide pour ce second enfant revenait à dire qu’il avait besoin de soins lui aussi  ; de plus, la mère avait établi une bonne relation avec l’éducatrice s’occupant de l’aîné et devoir rencontrer et investir une seconde personne ne l’enchantait guère. Notre première rencontre eut lieu, avec son accord, en présence des personnes qu’elle connaissait déjà, dans la salle de l’éducatrice, à la fin d’une séance consacrée au grand frère. Elle accepta une seconde rencontre « chez moi », mais du bout des lèvres et sans me regarder. Elle vint régulièrement aux rendez-vous dont nous convenions ensemble d’une fois à l’autre, mais j’ai senti pendant des mois combien cette « relation » tenait à un fil. Elle arrivait raide, le visage fermé, me regardant à peine. Elle était en colère et tenait à me faire savoir que venir relevait d’une contrainte. Elle posait Semba sur le tapis et s‘asseyait plus loin sur une chaise, ne le regardant jamais, non plus que moi du reste. Lui, allongé sur le dos, ne croisait pas davantage mon regard et ne réagissait à rien. Assise par terre, près de lui, je lui chantais des comptines, j’animais de petits jouets colorés et sonores dans son champ de vision, je les faisais glisser doucement sur son corps en lui parlant de ses probables (?) sensations. Je prenais la mère à témoin de ce que je faisais, j’essayais d’établir des ponts avec le quotidien de Semba, à la maison. Je n’obtenais rien en retour, ou quelques réponses lapidaires vidant de tout sens possible, asséchant l’échange que j’essayais d’ébaucher. Puis elle repartait, son enfant se tenant raide dans ses bras, le visage détourné. En retour, je peux dire que je « tendais le dos » moi aussi, me demandant comment parvenir à desserrer un peu ce corsetage. 83

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Et puis, un jour, dans l’intention de renouer le « dialogue », si limité soit-il, je lui dis avoir repensé au cours de la semaine à ce qu’elle m’avait dit lors du rendez-vous précédent. Ce fut le déclic : je m’intéressais à elle, elle continuait d’exister pour moi en son absence, je la portais en moi, en quelque sorte. À partir de ce jour, elle se détendit progressivement et se mit à me regarder en face. Elle commença aussi à dérouler son histoire de petite fille née au Sénégal, victime d’un abandon traumatisant et put même écrire cette histoire afin de la faire lire un jour à ses fils et d’y puiser aussi la force de faire la paix avec ceux qui étaient cause de sa souffrance. Trois années s’écoulèrent ainsi : je passais de Semba à sa mère, du soin de l’un à l’intérêt pour l’autre, en essayant de tisser les fils susceptibles de créer un lien entre eux. Et ce fut une grande émotion pour moi le jour où elle me dit que Semba était beau quand il souriait et que son fils lui ressemblait. Le fait que l’enfant souffrant en elle ait été reconnu lui a permis, je pense, de prendre en compte la souffrance de son propre enfant, de le reconnaître comme sien en somme, de dire son amour de Semba et sa souffrance de le voir si « empêché ». Il n’est certainement pas facile de s’identifier à un enfant au contact étrange, ou qui se montre différent des autres, et de soi. Peut-être certains ont-ils eu l’occasion de voir le film de Nicolas Philibert intitulé « Au pays des sourds » et se souviennent-ils alors de ce père sourd disant avoir été déçu à la naissance de sa fille lorsqu’on lui avait annoncé qu’elle ne l’était pas, elle, au contraire de ses deux parents. Eh bien oui  ! Pourquoi ne lui serait-il pas aussi difficile de s’identifier à son bébé qu’à un père vivant la situation inverse ? Je n’oublierai jamais l’appel téléphonique de la mère d’un enfant porteur de trisomie 21, venant me donner de ses nouvelles quelques années après que nous nous soyons dit au revoir. Elle me raconta avoir dit à son fils qu’elle allait m’appeler et d’ajouter  : « Je lui ai dit : tu te souviens, c’est la dame qui te disait toujours “Bonjour, Nathan” lorsque tu arrivais ? », imitant mon ton de bienvenue. Comment aurais-je pu imaginer – ou comment ai-je pu ne pas sentir ? – qu’accueillir cet enfant en le nommant et en le disant bienvenu constituait un tel baume pour sa mère ? La tonalité de notre accueil contribue à adoucir l’angoisse, la peur de l’avenir, la colère, la culpabilité, la perte de l’estime de soi. 84

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À la suite d’un traumatisme, le temps se fige et, dans le contexte qui est le nôtre, cette impression se trouve renforcée par l’extrême lenteur d’évolution de certains enfants. Ils ont 3 ans, 4 ans, voire plus, et certaines mères nous disent avoir le sentiment d’élever un bébé. Il m’arrivait à moi aussi d’oublier l’âge réel d’un enfant : attentive à son éveil, je ne voyais pas le temps filer. On se trouve à l’exact opposé de ce que l’on vit d’ordinaire avec un enfant s’éveillant normalement et qui nous tire, nous surprend, nous oblige à le suivre. Les parents, eux, se voient sans cesse rappelés à la réalité  : lorsque le nombre de bougies augmente sur le gâteau d’anniversaire, lorsque le petit frère dépasse « le grand », lorsque la cousine du même âge que le «  bébé  » vient à passer par là, lorsqu’on se retrouve au square au milieu d’enfants que le leur regarde depuis sa poussette, à la porte de l’École maternelle où le bout de chou devrait déjà être admis si tout allait bien. Les événements de la vie les plus ordinaires sont très souvent autant de coups d’épingle, voire de poignard, pour les familles et tout particulièrement pour la mère qui est la plupart du temps celle qui assure les soins de maternage et les divers accompagnements. Les parents savent qu’« il y en a pour longtemps » et tous s’inquiètent pour l’avenir de leur enfant, se demandant ce qu’il va devenir quand il sera adulte, lorsqu’ils ne seront plus là. Et puis il leur est beaucoup demandé pour aider cet enfant. Je pense à Vincent, le petit garçon évoqué dans le deuxième livre émanant du groupe de travail réuni autour de Jean-Marie Gauthier1. Bébé, il venait me voir deux fois par semaine ; entré à l’École maternelle à temps partiel, il ne vint plus qu’une fois par semaine, mais une prise en charge orthophonique s’étant mise en place, l’orthophoniste a estimé nécessaires deux séances hebdomadaires ; enfin, il eut aussi besoin d’une séance hebdomadaire d’orthoptie ; à cela s’ajoutaient bien sûr les divers rendez-vous chez les médecins auxquels Vincent devait tous ces bons conseils. La mère accompagnait chaque jour son enfant à l’un ou l’autre de ses rendez-vous. Elle travaillait à mi-temps (le moyen de faire autrement ?), si bien que tout son temps libre se trouvait occupé par les divers accompagnements de Vincent. Vincent qui aurait peutêtre préféré, lui aussi, avoir le loisir de vivre comme les autres enfants, de jouer, de s’ennuyer, de « perdre son temps ». 1.  J.M. Gauthier. L’observation en psychothérapie d’enfant. Paris, Dunod.

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Il s’agit là d’un cas un peu extrême, mais comment des parents à qui il est dit que tel ou tel type de prise en charge peut aider leur enfant pourraient-ils avoir totalement le choix ? À quelle culpabilité s’expose-t-on en faisant fi d’une suggestion émanant de spécialistes, de ceux qui savent ? Il me paraît possible de desserrer ce genre de nœuds en prenant réellement le temps de s’installer sans hâte avec une famille, de l’écouter, de considérer avec elle quels sont ses souhaits et ses possibilités concernant nos rencontres à venir. Notre avis sera le plus souvent sollicité, ce qui est naturel ; mais notre propre tranquillité, le fait de ne rien figer en insistant sur la variabilité probable du rythme des rendez-vous en fonction de l’évolution de l’enfant, du point de vue et du ressenti des parents autant que des miens, des aléas et opportunités de la vie, contribuera à la reprise du cours du temps. Chaque famille vivra de façon personnelle la réponse à l’avis sollicité concernant le rythme de nos rencontres. Certains vivant l’idée d’un rendez-vous hebdomadaire comme la confirmation des grandes difficultés de leur enfant, et leur angoisse en sera accrue. D’autres y voyant au contraire une marque de légèreté, peut-être un manque de sérieux, voire de compétence. Les premières rencontres nous aident souvent à pressentir où en est la famille, mais pas toujours : nous tâtonnons. Selon mon expérience, les parents les moins réticents, et même les plus demandeurs, sont ceux dont l’enfant est porteur d’une maladie nommée, explicitée par le corps médical, et pour laquelle le recul est suffisant pour que l’on ait eu le temps de définir tout ce qu’il est «  souhaitable  » de mettre en place afin que l’enfant « progresse ». Pour moi, le travail dans les premiers temps n’en était pas du tout facilité, au contraire. Il existe en effet pour un certain nombre de pathologies des protocoles de suivi, dûment évalués, éprouvés, dont les parents sont informés – par les médecins hospitaliers, Internet, la télévision… – et dont il est très difficile de se démarquer. Force m’était alors de me tenir sur une crête en évitant de tomber soit dans un suivi rééducatif ne correspondant ni à ma sensibilité, ni à mes choix de travail, tant il ne tient aucun compte de cet enfantci, à ce moment précis, soit de mettre les parents dans une situation intenable, eux qui attendaient autre chose et pouvaient avoir le sentiment que je faisais perdre du temps à leur enfant.

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En effet, si le temps se fige, en même temps « il presse », si j’ose dire : nous savons bien que chez l’enfant ne pas franchir à temps certaines étapes embolisera parfois à tout jamais son avenir. Dans les premiers temps du suivi, j’ai été confrontée à cette situation avec la mère de Charlotte, évoquée plus haut. Présente pendant les séances de sa fille, elle me dit un jour que je ne faisais rien avec Charlotte qu’elle ne pût faire elle-même à la maison : « Vous jouez avec Charlotte (18 mois), je comprends pourquoi elle aime venir ». « Vous jouez avec elle et je pourrais en faire autant » ; strictement parlant, c’était vrai, et je le dis ; mais ici nous n’étions pas à la maison, je n’étais pas sa maman et j’explicitai sous l’angle de l’éveil psychomoteur l’intérêt de tel ou tel jeu partagé. Ne pas le faire aurait été mettre le parent concerné en situation de m’accorder une confiance aveugle, serait revenu de ma part à le priver de sa liberté, de son libre arbitre. Et j’ajoutai aussi que les enfants quels qu’ils soient – avec ou sans difficulté particulière – apprennent en jouant et s’éveillent d’autant mieux qu’il prennent plaisir à l’échange ; que ce plaisir est vecteur de curiosité et moteur pour partir à la découverte. C’est vrai à la maison, dans le cadre de la thérapie psychomotrice, comme partout et pour tous. Tenir ce genre de propos à l’intention d’un parent paraît relever du bon sens le plus total, pour ne pas dire de la plus grande banalité. Pourtant lui parler de ce dont a fondamentalement besoin le toutpetit pour se construire, c’est lui dire à la fois que son enfant est un enfant comme les autres et qu’en même temps ce besoin fut aussi le sien au même âge. Or il n’est pas certain que cela fasse toujours écho au propre vécu des parents. Je pensais justement que ce ne devait pas être le cas chez la mère de Charlotte. Cette femme se montrait exigeante, peu indulgente à son propre égard ; elle n’était pas très douce envers ses enfants, pas très entourante, souvent critique aussi. Le « Je comprends pourquoi elle aime venir » était à entendre dans ce contexte : je n’étais pas sûre que le plaisir, la chaleur, aient eu beaucoup de place dans sa relation précoce à sa propre mère. Dans ce cas, le contenu de nos séances aurait pu lui devenir insupportable, mais elle était aussi une mère suffisamment aimante pour l’accepter et, sans doute aussi, se faire elle-même du bien en s’identifiant à sa petite fille et en soignant par là même la toute-petite en elle.

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Je reviendrai plus loin sur cette dimension essentielle dans l’accueil des parents. Établir des catégories revient à appauvrir (donc à trahir en partie) la richesse, la complexité de la manière d’être au monde de chacun. Mais vouloir rendre ce texte plus intelligible et clair m’y oblige. Je réduis ainsi inévitablement la complexité des situations et je ne rends pas compte de la grande richesse, souvent, du travail ultérieur, lorsque j’écris que pour les parents dont l’enfant présente un retard de développement important et ce que l’on appelle « un trouble de la relation précoce », sans diagnostic précis, l’installation dans le suivi se montre souvent lente ; faite de réticence. Un enfant vient au monde, c’est un beau bébé qui ne donne aucun souci particulier, et puis au fil des mois, il devient évident qu’il prend beaucoup de temps pour tenir sa tête, acquérir la position assise  ; il est peu dans l’échange du regard avec sa mère  ; il est trop calme. L’inquiétude va alors progressivement s’installer chez la mère, les parents. Le pédiatre, le centre de PMI vont commencer à manifester de l’inquiétude et suggérer une consultation spécialisée, confirmant ainsi aux parents le bien-fondé de leur pressentiment. Cette confirmation fait tellement violence à certains d’entre eux qu’ils refoulent leur angoisse et nient le problème donnant ainsi l’impression d’être totalement inconscients de l’état de leur enfant. Et c’est parfois plusieurs années plus tard, dans le décours du suivi thérapeutique, qu’ils pourront dire la précocité de leur inquiétude. Ce fut le cas de la mère de Semba dont j’ai parlé plus haut ; ce fut celui de la mère de Nassim également. J’ai rencontré Nassim dans le bureau du psychiatre de notre équipe. Il était allongé sur le dos, le regard perdu dans la contemplation de ses mains animées d’une richesse de stéréotypies étonnante. Sa mère m’a immédiatement happée, noyée dans un flot de paroles, m’empêchant de m’intéresser à son enfant, encore moins de m’adresser à lui. Elle se trouvait dans un état d’agitation anxieuse dont je ne savais pas ce qu’il recouvrait. Nous convînmes tant bien que mal d’un premier rendez-vous auquel elle vint. Puis s’ouvrira à partir de ce moment-là une longue période – près de deux ans – où elle n’accompagnera plus Nassim que très irrégulièrement, avec parfois plusieurs semaines d’interruption, et, quand elle viendra, ce sera toujours très en retard sur l’heure convenue. (jusqu’avec une heure de retard parfois). Ce fut une des situations les plus inconfortables et même les plus douloureuses de ma carrière, me sentant partagée entre l’intérêt de 88

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cet enfant qui allait si mal et qui manifestait son souhait de venir et les impossibilités réelles de sa mère qui ne parvenait pas à faire autrement que de priver son enfant de nos rencontres et qui s’excusait à chaque fois, ou de son retard, ou de son absence, comme une petite fille. J’ai organisé mon emploi du temps en tenant compte de ce retard systématique de façon à les recevoir tout de même, ne serait-ce qu’un moment, afin de répondre à l’évidente attente de Nassim. Je fus pourtant une fois dans l’impossibilité totale de les accueillir. Je l’expliquai à Nassim, lui disant combien je pouvais imaginer sa déception et peut-être sa colère (qui étaient aussi les miennes) d’être ainsi privé du temps qui était le sien, mais que je l’attendrai la semaine suivante et penserai à lui. Il ne m’a pas regardée, mais m’a écoutée. Il ne s’est pas mis à hurler, ni à se frapper, il est reparti calmement avec sa mère qui a, elle aussi, accueilli tranquillement mon refus. Si l’expression « prise en charge » prend un sens, c’est dans ce genre de situation thérapeutique, me semble-t-il : – ou bien, au nom du cadre non respecté, refuser cet accueil et renvoyer mère et fils à leur face-à-face mortifère jusqu’à ce qu’ils passent par la fenêtre ; – ou bien faire un signalement pour enfant en danger et demander son placement, à moins de 3 ans, sans que rien de la relation qui les lie, aussi pathologique soit-elle, n’ait été suffisamment accueilli, travaillé, pour que la séparation imposée prenne sens et ne les blesse pas davantage ; – ou bien faire le pari d’un travail possible malgré la gravité des difficultés de l’enfant et de la mère, celle-ci refusant de plus de rencontrer qui que ce soit d’autre, que ce soit en son nom ou au nom des difficultés de son enfant. Revoir le psychiatre lui apparaissait totalement rédhibitoire ; en revanche, le recours au pédiatre de l’équipe, au nom de la santé physique de Nassim, fut finalement envisageable. Cette mère put me dire, peu avant que nous nous disions au revoir des années plus tard, que le diagnostic d’autisme avait très tôt été posé à propos de Nassim (avant même qu’il arrivât chez nous) et qu’elle l’avait refusé. Cet aveu tardif jetait un éclairage nouveau sur la difficulté des premiers temps partagés. Attendre que Nassim et sa mère soient suffisamment engagés dans une relation thérapeutique contenante pour avancer ce diagnostic – au demeurant exact – aurait-il facilité 89

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leur avancée ? Je serais tentée de le penser, même si s’avéra complexe et grave l’ensemble de la situation familiale, à commencer par la personnalité de la mère. Si l’absence de diagnostic permet un temps aux parents de garder l’espoir d’une résolution des difficultés, elle s’avère à terme extrêmement douloureuse, délétère et souvent culpabilisante : « Qu’a mon enfant ? Est-ce ma faute ? Que faire pour lui ? Comment va-t-il évoluer ? Cet enfant si différent, si étrange, fait-il bien partie de la communauté des hommes ? ». L’incertitude totale quant à l’avenir d’un enfant constitue notre lot commun ; ceci dit, la question ne se pose pas dans les mêmes termes et ne revêt pas le même caractère dramatique lorsque l’enfant va « normalement » bien. Pourtant, l’annonce d’un diagnostic n’a pas totalement valeur de prophétie. J’ai vu des enfants déjouer les pronostics médicaux les plus inquiétants et d’autres, au contraire, ne pas avancer aussi bien que j’aurais pu l’imaginer. Chaque enfant étant unique, il donne une teinte personnelle à la maladie, au handicap, à la difficulté quelle qu’elle soit dont il est le porteur. Néanmoins, si cette annonce peut enfermer ou peser lourd sur la relation précoce parents-enfant, elle se révèle, avec le temps, constituer plutôt un point d’appui, à condition que nous soyons là. Il nous revient, en effet, en tant que thérapeutes, d’accompagner au fil du temps les méandres du questionnement des parents, leurs hauts et leurs bas, quelle que soit la situation de l’enfant. Sur ce plan, la place du psychomotricien me paraît assez privilégiée – au sens d’adéquat – dans la mesure où il s’engage au plus près du corps de l’enfant, ce corps défaillant, décevant, angoissant parfois, et sur lequel il se penche pour l’observer ici et maintenant. Dans tous les cas, notre travail s’inscrit nécessairement dans la durée et nos rencontres vont rythmer les premières années de la vie du tout-petit, la vie de ses parents, la nôtre aussi. Nous allons partager l’observation de l’évolution de l’enfant et y contribuer semaine après semaine, jusqu’à ce que nous nous disions au revoir au moment où l’enfant sera en mesure de se passer de notre aide – et sur ce plan le temps de l’enfant ne coïncide pas nécessairement avec celui des parents – ou lorsqu’il sera temps pour lui de s’orienter vers une autre structure, alors plus adaptée à ses besoins. Nous avions coutume, au sein de notre équipe, de considérer ce temps partagé comme celui de « l’annonce du handicap ». 90

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Je l’illustrerai en citant l’exemple de la mère de Marianne. Cette petite fille se trouvait gravement empêchée dans sa motricité par une infirmité motrice cérébrale liée à un accouchement dramatique à l’issue duquel elle était née en état de mort apparente et restée plusieurs jours entre la vie et la mort. Sa maman se trouvait dans un état de souffrance extrême face à sa très belle petite fille atteinte d’une hypertonie importante, et ce d’autant plus qu’elle avait vraisemblablement été victime d’une négligence médicale. Sa souffrance se disait en mots mais se manifestait aussi par une incapacité à se séparer de son enfant, allant jusqu’à ne pas même pouvoir la confier quelques heures à son mari pour sortir, par exemple, faire des courses. Au cours de l’accouchement, elle avait vu sur le monitoring que quelque chose n’allait pas, elle avait appelé, mais n’avait pas été entendue. Sa culpabilité de n’avoir pas pu alerter médecin ou sagefemme demeurait intacte, et quitter Marianne des yeux revenait sans doute à risquer de la mettre de nouveau en danger. Au fil du temps, l’hypertonie de sa fille n’a pas régressé de manière très significative  ; en revanche, cette enfant a montré combien ses capacités intellectuelles étaient demeurées intactes ; elle se montrait vive, gaie, entreprenante, curieuse, déterminée. Sa maman avait réussi à assouplir la tension qui l’habitait ; elle se réjouissait de l’évolution de sa fille et commençait à faire des projets pour elle-même acceptant que Marianne, à 4 ans, entre dans un Externat spécialisé correspondant à ses besoins et à ses souhaits. Et c’est lorsque nous nous sommes quittées qu’elle m’a dit  : « Vous voyez, c’est seulement maintenant que je réalise à quel point Marianne est handicapée ; je n’aurais jamais imaginé que ce serait à ce point là ». Et pourtant, tout au long de nos rencontres, et jusqu’au bout, elle n’avait cessé de me dire et redire l’ampleur des « dégâts » causés par cet accouchement dramatique et sa crainte de l’avenir pour sa fille. Seulement là, elle l’énonçait avec tranquillité, presque avec sérénité. Je crois qu’au fil du temps, le fait d’avoir pu dire et redire le traumatisme entrelacé avec l’éveil et la joie de Marianne lui avait permis de le dépasser, de voir fondre en partie sa culpabilité, et par là même de mesurer dans le même mouvement et la situation de Marianne et un avenir possible pour l’une et pour l’autre. Si nous offrons un temps aux parents et à leur enfant, nous leur offrons aussi – et en même temps – un espace. Semaine après semaine, pendant plusieurs années souvent, la mère, l’enfant et moi 91

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allions construire une relation dont mon plus grand souhait était qu’elle les aidât à gagner en liberté, en légèreté, malgré la gravité de ce qui parfois « empêchait » l’enfant. Cet espace, concrétisé par la salle de psychomotricité, se voulait contenant : contenant aussi et surtout par l’échange de regards qui circulaient entre nous tous – j’y reviendrai plus loin. Ma salle était l’objet de projections et de représentations de la part de chacun des membres de la famille. Projections et représentations évoluant, se modifiant au fil du temps, et dont je ne me faisais pas toujours une idée bien claire. Je me souviens par exemple d’une famille originaire d’Afrique de l’Ouest dont le petit garçon aîné était porteur d’une trisomie 21. L’assistante sociale de leur quartier avait beaucoup insisté pour que Boubakar vienne me voir, pensant qu’il avait besoin d’aide, mais surtout inquiète de voir la maman enfermée chez elle avec ses 3 petits, tous volets clos. Le père avait accompagné femme et enfants pour notre premier rendez-vous, puis laissé ensuite son épouse venir seule… enfin pas tout-à-fait. Elle vint avec ses 3 enfants, les pots, les biberons et la seconde épouse du mari, elle-même enceinte. Il allait visiblement de soi qu’il me fallait recevoir tout le monde. Je n’avais pas le choix. Au bout de quelques semaines, elles apportèrent leur broderie, me laissant m’occuper des 3 enfants, puis elles me demandèrent un jour de décalquer pour elles les oiseaux d’un poster qui ornait ma salle, afin de les reproduire et de les broder sur leurs draps. Elles se sentaient chez elles. Bien que je fusse convaincue de devoir absolument en passer par là, j’avais en même temps le souci de faire progressivement coïncider leur représentation du temps avec la mienne (je n’avais pas à terme la possibilité de les recevoir deux heures) et de réussir à centrer le travail sur Boubakar. Nous y parvînmes en douceur, elles et moi, si bien que la mère finit par venir seule avec le seul Boubakar. Elle me raconta progressivement son histoire. Première épouse d’un mari travaillant en France et qui rentrait l’été au village, elle devait sa venue ici à une malformation cardiaque nécessitant une opération lourde. Elle me dit être arrivée ainsi du village, être descendue de l’avion pour monter dans une ambulance et se faire hospitaliser tout de suite. Puis elle rentra dans l’appartement où vivait le mari, dans une cité de banlieue où elle ne connaissait personne, loin du village et des siens dans tous les sens du terme ; fragilisée, de plus, par les avis médicaux lui déconseillant d’avoir des enfants. 92

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J’ai pu imaginer sa solitude et mieux comprendre les volets clos. Et puis 3 enfants sont nés, mais devant la menace que les grossesses faisaient peser sur la vie de sa femme, le mari prit une seconde épouse. Je pense que cette salle où elle a été accueillie dans le respect de ce qu’elle était alors et voulait montrer, représenta pour elle une sorte de sas, de passerelle entre son Afrique et la France, lui permettant d’ouvrir ses volets et de se déplacer seule ; d’habiter enfin ce nouveau lieu de séjour en le sentant moins étranger, moins angoissant, en ayant le sentiment d’y avoir sa place. Il me semble qu’en tant que thérapeutes il nous faut pouvoir tout accepter, tout ce qui vient, ce qui ne veut pas dire accepter n’importe quoi. Il s’agirait en quelque sorte de s’abandonner au mouvement de la thérapie, de prendre appui sur l’incertitude, d’accueillir la surprise. Je parle tranquillement de cette situation aujourd’hui, mais elle ne fut pas toujours confortable dans les premiers temps, pas tant d’ailleurs à cause de ce que je vivais avec cette famille qu’à cause de l’agitation et de la réprobation latente provoquées par son arrivée dans les locaux  : nous partagions alors notre salle d’attente avec une autre équipe et celle-ci ne se montrait pas toujours excessivement accueillante à la différence, ni ouverte à un mode d’accueil qui manquait par trop aux canons d’un accueil thérapeutique digne de ce nom. Recevoir dans un même lieu et un même temps parents et enfant ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut, y compris parfois chez les psychomotriciens. L’argument selon lequel l’enfant « a droit » à son espace propre, s’il n’est pas faux, ne tient pas compte de la manière dont se construit un petit ; dont il construit l’espace, dont il se construit un corps, un espace, un visage, une identité. «  L’enfant est une personne  » en effet, mais une personne en devenir ; il n’est pas un adulte-miniature ; il se montre totalement dépendant au cours des premières années de sa vie. Il ne s’agit en rien d’une relation symétrique. De même entend-on trop souvent qu’« il faut travailler la séparation » et pour ce faire séparer dans la réalité en laissant la mère derrière la porte. On se trouve là en pleine confusion. C’est dans le dialogue tonique, l’établissement progressif de rythmes, l’échange de regards avec sa mère que le tout-petit va peu à peu construire son identité et qu’il va ainsi progressivement se séparer d’elle. 93

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Si ce chemin n’est pas parcouru, parler de séparation ne revêt aucun sens puisque le bébé « est » encore la mère. Cette dernière aura aussi à faire le chemin tant il est vrai qu’au cours des tout premiers mois le corps du bébé a encore à voir avec le corps maternel : il est un peu d’elle-même et le besoin vital de corps à corps éprouvé par le bébé à ce moment-là ne peut que conforter ce ressenti profond. Lorsque tout ira bien, ils avanceront ensemble par ajustements et tâtonnements successifs jusqu’à devenir deux êtres distincts. Mais que le bébé donne du souci et les repères sur lesquels la mère a construit sa propre identité volent en éclats, ou se trouvent pour le moins mis à mal. La mère de Mathias en est une illustration. Mathias était atteint d’un syndrome comportant une grave cardiopathie, un retard de développement staturo-pondéral et un probable retard du développement psychomoteur. La cardiopathie avait nécessité une opération alors qu’il était âgé de 10 jours. Sa prise de poids s’avérant trop lente et son hypotonie provoquant des fausses routes, les médecins avaient décidé un gavage, c’est-à-dire la pose d’une sonde gastrique et d’un bouton de gastrostomie. Mathias avait alors moins d’un an. La maman de Mathias était souvent revenue sur les premiers mois de son fils, sur l’omniprésence de la médecine dans la vie quotidienne et de me dire un jour : « J’étais folle quand il était bébé : j’avais tellement peur qu’il attrape quelque chose que j’ai failli porter un masque devant la bouche pour m’occuper de lui, et failli en imposer un à ses frères et sœurs lorsqu’ils s’approchaient de lui au retour de l’école. Heureusement, mon mari m’en a empêché ». Elle parlait au passé ; cependant demeurait chez elle une certaine peur de l’extérieur que je ne comprenais pas tout-à-fait, alors que Mathias allait bien, se développait harmonieusement et réclamait, à 2 ans et demi, de jouer au parc au milieu des autres enfants. Elle disait alors craindre le regard des autres porté sur son enfant, persuadée que tous remarqueraient sa différence. Pourtant, en ignorant son âge réel, on pouvait penser qu’il s’agissait d’un petit garçon de près de 2 ans, harmonieux ; pourtant le bouton de gastrostomie ne se voyait pas. Au square, Mathias pouvait donc objectivement passer inaperçu, si j’ose dire. Mais pas pour sa mère, et je l’ai mieux compris un jour qu’il s’était de nouveau trempé en jouant à l’eau avec moi et que sa mère eut décidé de le changer en ma présence, sous mon regard, pour la première fois. Auparavant, 94

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elle s’était toujours isolée avec lui dans la pièce réservée au change des bébés. J’ai alors vu Mathias torse nu, la cicatrice de son intervention cardiaque le coupant littéralement en deux du sternum au pubis. Et j’ai soudain imaginé cette mère face à son bébé de 10 jours au corps ainsi mutilé, mutilation redoublée par le bouton quelques mois plus tard. Comment ne pas comprendre qu’elle ait à un moment donné été tentée d’avoir recours à des solutions « folles » pour le protéger, elle qui lors de chaque change, lors de chaque bain, revivait jour après jour ce traumatisme ? L’enfant de toutes ces femmes est irrémédiablement différent, il aura sans doute longtemps (voire toujours) besoin d’une aide particulière de la part des professionnels et aussi de sa mère, mais pour lui la vie est là, comme pour chacun, riche de possibilités et de joie. Aider la mère à parcourir ce chemin, en nous penchant ensemble sur le corps de l’enfant, en partageant ce que nous observons et vivons avec lui – chacune de notre place – contribue à contenir son angoisse et à sortir d’une situation d’impasse où il n’y aurait aucune issue, aucun avenir possible. J’ai vu tant de mères devenir obèses ou développer une maladie auto-immune, à la suite de la naissance d’un enfant donnant des soucis importants que je ne pouvais ignorer la profonde remise en cause identitaire provoquée par cette naissance, ni ne pas en tenir compte. Je pourrais aussi évoquer la maman de Vincent (déjà citée) que j’ai vue développer des tendances hypocondriaques à comprendre, me semble-t-il, comme une perte de confiance en son propre corps l’amenant à entretenir avec lui une sorte de rapport d’étrangeté comparable à l’étrangeté de l’enfant qui s’y était développé. Il est par ailleurs des mères dont les repères identitaires se montrent d’emblée si fragiles du fait de leur histoire, que penser aider l’enfant sans aider la mère relève de l’impossible. Je me souviens à cet égard de l’arrivée de Grégory et de sa mère. Il s’agissait d’un petit garçon de 15 mois au regard affolé, regardant le monde et les autres avec une sorte de stupeur, agité d’un tremblement de la tête et des membres supérieurs et présentant un nystagmus intermittent. Sa mère semblait très jeune malgré ses trente ans et présentait la même agitation, se manifestant chez elle par une logorrhée impossible à canaliser, passant sans discontinuer d’un sujet à l’autre, 95

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multipliant les coq-à-l’âne, au point de m’empêcher totalement de penser. Je me sentais la tête vide et me laissais gagner par une agitation interne m’aidant à me représenter ce que devait vivre Grégory au quotidien et à mieux comprendre son attitude corporelle. Dans les premiers temps, ma voix ne suffisait pas à interrompre ce flot de paroles, même si je la haussais ; il me fallait aussi toucher la mère et insister dans mon geste comme si seul le fait de « border » en quelque sorte son enveloppe corporelle lui permettait momentanément d’exister, d’être là dans la relation ; unique moyen de parvenir à échanger et à faire exister par là même son fils. Ses parents, originaires du Maghreb, n’avaient rien transmis à leurs enfants, ni de leur histoire, ni de leur langue. Son père, alcoolique, se montrait extrêmement violent à l’égard de sa femme et de ses enfants ; sa mère paraissait vivre dans son monde et n’avait pas été en mesure de protéger ses enfants. Devenue adulte, la mère de Grégory était allée vivre avec un jeune homme de sa cité au passé jalonné de menaces de placement et d’interventions multiples des services sociaux, tant ses propres parents se montraient défaillants. Le couple s’installa dans son propre appartement et ce furent très vite des scènes d’une grande violence réciproque dont le bébé était le témoin angoissé. Ne voulant pas vivre ce qu’avait si longtemps supporté sa mère, elle quitta cet homme et revint habiter chez la dite mère devenue veuve. Mais ni son fils, ni elle-même n’y étaient les bienvenus et il ne leur y était ménagé aucun espace : Grégory vivait sur un matelas dans le salon où la télévision régnait jour et nuit, sa mère dormait tantôt dans la baignoire, tantôt sur le sol de la cuisine. Le père de Grégory, grand consommateur de cannabis, s’investit ponctuellement dans le suivi de son fils, mais fut toujours incapable de tenir à terme les engagements et les projets que nous élaborions ensemble. La seule façon dont il manifestait son amour pour son fils consistait à le couvrir de jouets et de vêtements de marque. L’un et l’autre parents de Grégory, chacun à sa façon, avaient manqué des repères et des étayages précoces les plus élémentaires ; l’un et l’autre avaient connu très tôt la violence domestique et sociale. Au contraire du père, la mère de Grégory s’accrocha au suivi de son fils qu’elle utilisa d’emblée comme point d’appui pour elle-même. À l’époque (et pendant longtemps) Grégory n’existait d’ailleurs pas réellement en dehors d’elle-même. 96

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Cette jeune femme si démunie – si peu construite en tout cas – fit preuve de beaucoup d’énergie, de courage et de finesse pour mener à bien un projet de vie personnel. À côté de nos deux rencontres hebdomadaires, il fallut organiser pour Grégory un quotidien moins délétère, plus conforme aux besoins d’un petit enfant. Il fut accueilli dans la journée par une assistante maternelle. Mais il me fallut beaucoup de temps pour trouver et convaincre cette personne d’accueillir un enfant pas tout-à-fait comme les autres et pas toujours facile à comprendre ; longtemps pour aider aussi la mère à reconnaître les besoins et l’intérêt de son «  bébé  » et à accepter de le confier ainsi dans la journée. C’était lui dire, en creux, qu’il avait des besoins différents des siens, des besoins spécifiques, et donc qu’il n’était pas elle, mais existait en lui-même et pour lui-même. Réussir finalement à se « séparer » un peu de Grégory lui permit d’envisager de quitter sa propre mère. Sans salaire, elle ne pouvait prétendre à un logement, mais à force d’insistance auprès des services sociaux, elle parvint à emménager dans une chambre d’hôtel assez sordide, mais qu’elle arrangea tant bien que mal et où elle s’installa avec son fils. Il fallut ensuite l’accompagner dans son désir de trouver un emploi, en passant tout d’abord par un stage de remise à niveau, tant elle manquait de repères et se montrait confuse  ; puis la soutenir plus tard dans ses démarches en direction d’éventuels employeurs. Lorsque nous nous quittâmes, Grégory avait 6 ans et allait refaire une grande section de Maternelle, le relais de notre suivi étant assuré par une nouvelle équipe thérapeutique. La mère avait trouvé un emploi à son goût dans une cantine scolaire, où elle donnait toute satisfaction, et elle avait enfin obtenu un logement décent. Deux projets qu’elle avait réussi à mener à terme pour elle-même, mais aussi, disait-elle, pour que son fils vive une vie normale et puisse être fier d’elle. Ce type d’accueil thérapeutique demande beaucoup de temps et d’énergie pour s’assurer des relais sociaux, souvent à convaincre et ensuite à soutenir lorsque gagne le découragement, l’incompréhension ; mais Grégory aurait-il trouvé un espace lui permettant de se construire tant bien que mal si sa mère n’avait pas été elle-même soutenue, étayée ? En être convaincue ne m’a pas empêchée de vivre des moments de doute, d’inquiétude, de découragement, moi aussi, tant je sais qu’il est des étapes mal franchies ou franchies très tard qui 97

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compliquent sérieusement la mise en place de la pensée : le temps est davantage compté pour les enfants. Et pourtant si mère et enfant repartent debout lorsque nous nous disons au revoir, l’essentiel n’at-il pas été fait ? En s’en allant, la mère de Grégory m’a dit être arrivée jusque-là parce que j’avais cru en elle. N’est-il pas de l’intérêt de Grégory que sa mère ait parcouru ce bout de chemin ? Ce qu’elle a reçu et qu’elle mesure, elle va pouvoir le lui donner à lui aussi. Je disais plus haut accueillir d’emblée ensemble mère et enfant. Cependant, il arrive souvent un moment où l’enfant revendique son temps pour lui seul et manifeste clairement qu‘il souhaite voir sortir sa mère. Il est rare que l’un et l’autre en soient arrivés là au même moment et il est parfois douloureux pour la mère d’accéder à la demande de son enfant. Ce fut le cas de la mère d’Ève, petite fille de trois ans, couverte d’eczéma de la tête aux pieds, qui allait donc s’installer dans la salle d’attente pendant notre séance, mais qui trouvait toujours une bonne raison pour faire subitement, même pour un bref instant, irruption dans notre salle, entrant sans frapper à la porte, bien qu’elle sût parfaitement que je la recevrais, elle aussi, à l’issue du temps consacré à sa fille. Je crois qu’elle tenait à manifester à Ève qu’elle ne lui reconnaissait pas le droit de se ménager un espace personnel. Sans doute aussi lui était-il insupportable de voir sa fille établir une relation dont elle était exclue – l’un allant avec l’autre du reste. Il est au contraire des mères qui ne souhaitent pas partager ce temps et préfèrent me laisser seule avec leur enfant. Pour certaines, la lenteur d’évolution de leur enfant apparaît tellement insupportable qu’elles le confient à la « spécialiste » et rêvent au miracle possible. Ce peut être aussi une manière de se décharger sur quelqu’un d’autre, ne serait-ce que pour un temps limité, d’un poids trop lourd, d’un fardeau quotidien, et de se ménager un espace de liberté aussi bref soit-il. Pour d’autres, me rencontrer et risquer d’être amenées à parler d’elles-mêmes constitue un danger, ou pour le moins les inquiète. Ce fut longtemps le cas de la mère de Nassim dont j’ai parlé plus haut. Me confier son fils était insupportable, mais me rencontrer l’était plus encore.

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Elle avait elle-même fixé à dix minutes le temps qu’elle acceptait de m’accorder. Cette double difficulté expliquait en partie l’irrégularité de sa venue à nos rendez-vous jusqu’à ce qu’elle trouve elle-même une solution : elle vint accompagnée de sa propre mère et c’est, adossée à celle-ci, qu’elle put supporter de laisser Nassim profiter de son temps et de son espace en toute tranquillité. J’ai surtout parlé des mères, mais les pères ont toujours eu leur place dans l’accueil et le suivi de leur enfant bien sûr ; il se trouve simplement que leur présence et leur implication régulière étaient beaucoup plus rares que celles des mères. Souffrants, inquiets, coupables, en colère, ils le sont tout autant que leur femme, mais d’une place, d’un point de vue différents. Ils ont transmis la vie à ce petit en difficulté au même titre que la mère, mais ils ne l’ont pas porté, si bien que le rapport au corps réel, charnel, s’avère différent. Par exemple, je n’ai pas vu de pères tomber malade, au contraire de bien des mères ; en revanche, l’angoisse, la dépression, la dévalorisation de l’image de soi ont eu pour certains une incidence sur leur vie professionnelle. Les rares pères ayant eux-mêmes accompagné leur enfant ont souvent mis moins de mots que les mères sur ce qu’ils vivaient avec lui, sur ce que nous partagions ; en revanche, il n’était pas rare qu’ils utilisent le matériel de notre salle, non pour partager un jeu avec leur enfant, mais pour eux-mêmes, si bien que j’avais l’impression de voir en le père l’enfant qu’il avait été, ou celui qu’il aurait aimé être à la place de son enfant. L’un d’eux d’ailleurs, en me disant au revoir, me déclara que sa fille avait eu de la chance de bénéficier de cet accueil et qu’il aurait aimé connaître cela aussi, enfant. Un autre, au moment de nous séparer, se retourna une dernière fois, sur le pas de la porte, pour embrasser notre salle du regard, comme pour bien en imprimer le souvenir. Tout comme certaines mères au cours de l’accompagnement de leur enfant, ils ont soigné le petit garçon en eux. Parler d’espace contenant revient à parler de relation contenante. Être engagé corps et âme dans la relation revêt tout son sens pour un psychomotricien. J’étais disponible à ce qui était là, à ce qui viendrait, mon corps participant tout autant de cette réceptivité. Je regardais, je sentais, j’entendais, je touchais, je percevais mes variations toniques ; je sortais d’une séance détendue ou « moulue », tantôt légère, tantôt « plombée », tantôt glacée.

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Dans cet engagement corporel, il va de soi d’accorder une place primordiale au regard. C’est en effet porté par le regard de sa mère (de son entourage) que le tout-petit va se constituer un corps, un visage, un espace propre, supports de son identité. Ce qui est vrai pour lui le fut pour ses parents avant lui. Ayant choisi de parler de l’accueil de ces derniers, je me bornerai donc à parler de la place du regard de ce seul point de vue. Travailler en présence des parents revient à le faire sous leur regard ; il m’a fallu l’apprendre, mais je n’ai jamais douté de sa nécessité. Ils me voient travailler et me regardent regarder leur enfant. Combien de fois ai-je surpris l’un ou l’autre scruter mon regard posé sur leur bébé comme pour y déchiffrer de quel œil je le regardais, ou peut-être de quel œil le regarder. D’où l’importance de l’observation partagée afin qu’ils ne restent pas au bord du chemin, exclus de la relation  ; afin qu’ils ne m’attribuent pas une connaissance de leur enfant à laquelle ils n’auraient pas accès, mais pour qu’ils se sentent au contraire partie prenante de la dynamique de travail, riches de leurs compétences de parents. On pourrait dire que nos regards ainsi croisés enveloppent l’enfant et lui donnent corps. S’ils trouvent un point d’appui et se nourrissent de mon regard posé sur leur petit, il en va de même du regard que je pose sur eux. J’ai assez dit déjà, et on le comprend aisément, quel chamboulement profond entraînait la venue au monde d’un enfant qui ne va pas bien, le vacillement fréquent des repères identitaires, la profonde remise en cause de l’image de soi. Accueillir les parents, les écouter ne va pas sans les envelopper du regard afin de les aider à se rassembler, à se redresser. À plus forte raison lorsqu’il s’agit de femmes extrêmement fragiles, confrontées précocement à la violence, à de graves carences parentales les empêchant de se construire. C’était le cas de la mère de Nassim, ce fut aussi celui de la mère de Grégory. Lorsque cette dernière me dit avoir pu faire ce chemin parce que j’avais cru en elle, c’est vrai sans doute, mais, plus fondamentalement, elle a fait ce chemin parce que, portée par mon regard, elle a pu se construire une enveloppe – même fragile – lui permettant de sortir un peu de la confusion dans laquelle elle vivait, dégageant ainsi un espace de pensée.

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Il me semble que c’est cela « travailler la séparation » : étayer la mère autant que l’enfant afin qu’ils puissent finalement se reconnaître deux. Travailler dans une structure accueillant des familles de tous milieux sociaux et originaires des quatre coins du monde a constitué une grande chance. Chacune a contribué, à sa façon, à m’aider à me départir de mes a priori, de ce que je pensais savoir. Ce lâcher-prise est nécessaire pour se rendre disponible à l’autre. Certaines mères ont dû faire preuve de patience et de bienveillance à mon égard. Je me souviens de la mère de Semba me disant un jour : « Oui, c’est vrai ici – en France – on dit les choses très directement ». À moi qui suis née dans une autre culture, il me serait difficile d’acquérir l’art du détour et de l’utilisation de métaphores propre aux échanges en Afrique, elle le savait bien, mais il m’était précieux qu’elle me le dise : elle changeait quelque chose en moi. J’ai été très touchée aussi qu’elle inverse en quelque sorte nos positions supposées en affirmant une supériorité culturelle à laquelle je n’avais pas accès, par rapport à laquelle je faisais un peu figure de rustre, en somme. Elle affirmait fièrement sa différence. Ces hommes, ces femmes, faisant face à leur vie souvent si difficile avec une réelle vaillance, ont contribué à m’apprendre à vivre et à oser être moi-même. Il serait difficile de ne pas leur en être reconnaissante. Je change pour échanger avec l’autre sans me perdre pourtant ni me dénaturer. Edouard Glissant

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Apport de la théorie relationnelle à la psychomotricité Nicole Autin Une expérience de construction d’un groupe thérapeutique pour jeunes enfants m’a semblé suffisamment éclairante sur ce qui noue indistinctement la médiation psycho-corporelle et la théorie relationnelle. L’apport de cette dernière a, au fil du temps, donné une assise, une validation à mon expérience clinique, celle-ci toujours partagée et confrontée à celle de mes collègues, qui cherchaient plutôt à conceptualiser l’expérience qu’à serrer de près des théories, reconnaissant évidemment en celles-ci leur part nourrissante quand la clinique entre en résonance avec elles. C’est donc un matériel clinique au plus près possible d’une restitution du vécu et de la parole de chacun dans ce groupe qui sera présenté ici ; le but, bien sûr, n’étant pas d’objectiver, mais plutôt de donner à ressentir et permettre à chacun son suivi, sa lecture de ce qui anime l’enfant dans la dynamique thérapeutique. Dans cette perspective, j’ai plaisir et espoir de communiquer combien la «  théorie relationnelle  » de Sami-Ali ouvre une dimension humaniste à la psychomotricité autant qu’un cadre clinico-théorique. Pour nous, jusque-là en psychomotricité, ce cadre restait faible puisqu’au carrefour de différents champs, la tentation de les embrasser tous était vaine ; d’un autre côté, cette faiblesse a été potentiellement riche d’une recherche toujours ouverte puisque nous ne pouvions nous adosser à une théorie a priori.

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Ceci a son importance, dans une équipe soignante, le thérapeute en psychomotricité reçoit ses indications de consultants, pédiatres, psychiatres ou psychologues aux références théoriques souvent différentes ; aussi, doit-il pouvoir assumer une discussion clinique différenciée, tout en ne lâchant pas sa conviction et sa construction propre. Le travail que cela demande est en même temps la garantie de résister à l’adaptation aux modes qui s’imposent, passent… et reviennent comme celle actuelle de la rééducation. En ce qui concerne la petite enfance, notre époque demande grande vigilance, ce qui s’y joue détermine la construction de la personne mais aussi la qualité de l’individu social futur… Ce groupe thérapeutique va naître neuf mois avant mon départ à la retraite des Institutions, ce travail représente donc une forme de bilan et, surtout, il fut un plaisir de transmission envers ma collègue éducatrice spécialisée, Bégonia Géminard, avec qui nous avions déjà partagé un groupe parents-enfants. Dans cette présentation, nous allons rencontrer chaque enfant comme il est arrivé vers nous avec sa famille, l’importance de la couleur de cet environnement qui nous permettra de sentir et comprendre  : réceptivité au cœur de l’enseignement de la «  thérapie relationnelle » en appui sur la définition de la relation pensée par Sami-Ali. Enfin, au plus près du geste et de la parole de l’enfant, nous tenterons de montrer l’évolution de chacun dans la relation et la dynamique du groupe thérapeutique.

Une poule sur un mur… Dans le dispositif institutionnel, ce groupe devait accueillir de jeunes enfants et éponger une liste d’attente. Très vite, quatre enfants de quatre ans le constituèrent. Nous avons posé les bases de ce groupe en nous appuyant sur la réflexion de notre partage antérieur et sur l’obligation institutionnelle de baptiser, en premier lieu, ce groupe. Le nom choisi devait d’emblée signifier la petite enfance, être porteur d’images psycho-corporelles mais être clair, facilement prononçable par un petit qui devra se l’approprier, de même que sa venue au CMPP1. 1. Centre médico-psycho-pédagogique en Île-de-France.

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C’est ainsi que la comptine suivante s’imposa : « une poule sur un mur/qui picote du pain dur/picoti picota/lève la queue et puis s’en va ». Celle-ci nous parut capable de rassembler un groupe en mobilisant la voix et la gestuelle. Cette comptine est ouverte à la sphère orale (c’est un chant), dispose d’un jeu polysémique autour de « la queue  » et présente déjà l’image de la séparation («  et puis s’en va »). Nous voulions aussi donner immédiatement une forme de cercle aux rencontres, une base qui ponctue le début et la fin de la séance, ritualisation légère où le regard s’échange, et peut contenir l’excitation toujours prête à monter à ces moments clés, d’autant que certains de ces enfants viendraient en taxi au CMPP, les parents ne pouvant pas toujours assurer l’accompagnement. Tout cela donna d’emblée de quoi affectiser notre cercle et affirma l’affect comme pivot central d’un travail où toutes les dimensions de la psychomotricité seront travaillées, sans besoin d’objet technique construit a priori et médiateur qui focalise, réduit le champ. Nous laissons le temps central de la séance comme un espace libre aux émergences de l’imaginaire, à la fois proche de la conscience onirique pour l’enfant, tout en étant un espace de co-créativité potentiel où nous sommes complètement impliquées comme porteurs d’affects, de représentations, de liens à tisser, de mémoire et en place de redonner une force verticalisante à la parole. Très vite, cette fibre légère du cercle va se densifier par l’accueil du dire des enfants, sous toutes ses formes, comportementales et langagières, induisant chez nous des réponses structurantes pour devenir une création commune. Dans cette création, chacun se reconnaîtra et, par là, le cadre ne sera pas vécu comme imposé de l’extérieur, adaptatif, mais comme une appropriation à laquelle chacun des enfants va veiller. Leur vigilance fut pour moi très émouvante à mesurer au moment de quitter ce travail avec les petits. Cette construction vivante du cadre nous permet au début de ne laisser que très peu de temps de jeu libre, temps difficile où les enfants n’ont pas encore les moyens de construire ensemble  ; en groupe comme en individuel une gamme des affects est à expérimenter et travailler pour que véritablement le jeu sensible émerge. La question du jeu et de l’affect est centrale avec, à partir de là, notre attention qui cherche à structurer le temps et l’espace, afin que chaque petit puisse à la fois déployer son imaginaire et prendre appui 105

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sur les autres, dans une co-créativité où la question de la différence et de l’identité pourra retrouver une voie évolutive. Nous sommes là, entièrement redevables à la théorie relationnelle pour le penser.

Les enfants Mais d’abord faisons connaissance avec les enfants en respectant l’ordre des premiers rendez-vous avec leurs parents.

Alex Nous l’avions connu dans un groupe « parents-enfants » que les parents avaient interrompu, jugeant l’expérience trop difficile. Alex était en difficulté, tant sur le plan de la parole que sur le plan du comportement. Ses « crises » avaient justifié la consultation. Nous avions pu observer une énorme difficulté à la séparation de la maman, avec une impossibilité à faire une place au père qui semblait accepter de « fonctionner » là où il était attendu par sa femme. Cet homme traversait une mauvaise passe professionnelle et se retrouvait à la maison mais, jusque-là, les horaires des parents n’avaient pas permis l’instauration de vraies plages de partage familial. Nous retrouvions donc cette famille pour l’intégration de l’enfant dans ce nouveau groupe. Alex revint avec des difficultés majorées par l’intégration scolaire, « toujours puni », il dit « non à tout » ; le langage a un peu évolué mais quelque chose d’une pseudo-débilité a pris l’espace de son visage qui nous inquiète lors de ces retrouvailles. La situation professionnelle des parents reste difficile. Le papa est en formation « sécurité incendie » et la maman continue un travail où ses horaires décalés sont de surcroît instables, ne lui permettant même pas une organisation de son temps propre… Nous savions que le grand-père paternel était décédé et qu’Alex en gardait la mémoire. Mais depuis, en juillet 2008, le grand-père maternel s’était suicidé, soit juste avant nos retrouvailles au CMPP. Pour Alex « il est parti au ciel » comme l’autre grand-père, mais sa maman reste laconique. Elle dit que sa « mère n’est pas déprimée, le médecin lui a donné un traitement préventif pour que la cocotte n’explose pas »… Dernière d’une famille de huit enfants, sa mère gardait en plus d’autres petits à la journée. La mère d’Alex 106

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dit « ne pas s’être sentie portée par sa famille » et associe là son inquiétude pour la scolarité de ses propres enfants. Son discours sur son mari a changé, elle peut dire maintenant, qu’« avec lui, ils s’épaulent », or celui-ci n’arrête pas de rire pendant que sa femme évoque ces moments de vie difficiles ; dès que j’interroge cet homme sur cette expression discordante il se calme, mais nous la sentons aussi en jeu chez son fils, comme écho à l’angoisse maternelle. Enfin, le problème du dormir demeure et Alex ne veut pas quitter la chambre des parents ; au réveil, il inquiète sa mère en lui demandant « de réveiller Corentin » (un copain d’école) dans une confusion réel/imaginaire, ce double imaginaire ne peut être contenu par le jeu et la parole, tout est entendu au littéral. Nous nous souvenons d’un récit fait par la maman au sein du groupe parents-enfants  : autour d’une question de son petit sur la nourriture, elle nous raconta qu’elle lui collait l’oreille sur son propre estomac pour qu’il puisse suivre le trajet de ce qu’elle avait ingurgité ; récit où son angoisse d’être en défaut d’un savoir éducatif était aussi palpable que le maintien collé de son enfant. Là, pendant cette rencontre, Alex a commencé par se jeter au sol, inorganisé par rapport à l’objet, à l’espace, mais quand il se cogne et que nous le prenons aussitôt en compte, immédiatement le regard se met en place et il tente même quelques mots autour de sa sœur, une aînée âgée de huit ans, qui consultera quelques semaines plus tard au CMPP. Une remarque  : l’écoute du thérapeute psycho-corporel dans l’entretien familial saisit autant ce qui se joue que ce qui se dit, attentif au « chant » du groupe familial, à la place active/passive de chacun et dans la relation. La parole est organisatrice, et nous sentons qu’Alex espère peut être renouer avec son travail intérieur propre, arrêté brutalement dans le groupe précédent  ; d’autant que sur le chemin du CMPP, temporairement délocalisé pour cause de travaux, il a corrigé la direction de son père en fonction de l’ancienne adresse. Ainsi l’espace propre semble en jachère, dans la confusion mais, collé à l’espace parental, l’enfant peut contrôler l’espace topographique, ce qui montre combien la construction de l’espace chez l’enfant s’étaye sur une dynamique complexe où séparation, autonomie, identité sont au cœur de la fonction qui est en voie de construction et non pas un donné comme une évaluation trop objectivante semble le penser. 107

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La famille ne pourra assurer l’accompagnement comme nous l’aurions souhaité et l’enfant viendra en taxi.

Cali Ce garçon est en rage, il insulte… et s’auto-punit finalement. « Ça se passe mal à l’école » qu’il a intégré à deux ans et demi en même temps que le périscolaire, la cantine et le centre aéré ! Mais « il ne peut faire son cours de tennis que si j’y assiste » dit sa mère, elle ajoute « qu’il veut être son frère », son aîné qui a sept ans. À propos du prénom de l’enfant, si peu commun, la maman dans un élan dit « comme Claire » mais nie vivement avoir désiré une fille pour cette deuxième grossesse : « non, j’attendais des garçons ». Elle raconte que quatre mois après la naissance de Cali, son propre père est décédé d’un cancer. Puis, très vite, elle-même doit quitter le foyer pour suivre une formation dans une ville éloignée, ne rentrant qu’en fin de semaine dans l’espace familial. Cependant, elle ne pourra terminer cette formation car un cancer du côlon se déclare avant les examens de fin d’année. Après des hospitalisations répétitives, le traitement anti-cancéreux s’arrêtera le « 1er février 2007 » et elle reprendra son travail en septembre de cette même année. La maman, récitative, affiche une « bonne figure », mais devant nous le mal-être de l’enfant paraît profond, il est fermé et en même temps érigé contre  ; le nez au mur, il tente de glisser derrière le miroir mobile, de disparaître et quand il revient vers sa mère, elle n’est pas « présente », ne « le sent pas », ne l’accueille pas, alors il se saisit de son sac à main sans qu’elle réagisse. J’interviens alors pour différencier ce qui appartient en propre à la femme en elle et à sa partie maman. Pour Cali le retour « dans le ventre » de sa mère est impossible même au travers de ses objets ; il se glisse alors sous la chaise de celle-ci (place où nous l’avions trouvé et le retrouverons longtemps en salle d’attente), il boude, mais finalement accepte ma proposition du tunnel, ici, niveau métaphorique du ventre, c’est-à-dire d’une enveloppe contenante possible au moment où sa mère ne peut le « retrouver ». À partir de là, du jeu devient possible, avec le rire, la mise en mouvement et enfin son regard est soutenu et se réorganise relationnellement, ce qui nous soulage quant à ses potentialités évolutives. Chez le petit, la relation se soutient d’une parole qu’il doit sentir à son niveau, c’est-à-dire qu’elle entende et implique son corps 108

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propre et nous ne cessons de mesurer comme c’est par le corps que l’enfant parle de ses difficultés. Ici, il y a de l’écho entre le récit plutôt neutre de sa mère avec, pour nous, une sensation de vide à la place de la souffrance qui ne se dit pas, ayant pour effet de nous maintenir à distance, et le mouvement de son enfant qui se retire puis revient vers un objet-maman à agripper quand le lien n’est plus soutenu ; nous sommes tous pris dans cette sensation de vide. Laisser passer la question du sac serait priver Cali de son premier mouvement signifiant dans l’espace relationnel que tisse cette rencontre ; se sentir entendu est déjà sentir une issue possible à son enfermement comme le rire et le regard en sont le signe avec le jeu du tunnel. La vitalité de la petite enfance offre des potentialités de réversibilité que nous devons soutenir d’emblée, me semble-t-il, ce qui n’est pas sans soulever des questions sur le regard en jeu dans certaines formes de bilans… Madame est cadre de santé, elle se dit stressée, a mal au ventre tous les jours. Son plaisir, c’est le samedi, jour où elle exerce « un travail de conseillère en bougies » et elle ajoute : « du coup, maman n’est pas là » ; nous entendons là quelque chose de dur… Elle travaille dans l’hôpital où le CMPP est hébergé, aussi pourra-t-elle accompagner son fils.

Maya Elle arrive avec sa maman, répétant un seul mot : « rouge », que nous ne pouvons de notre place entendre à partir de la rencontre ? Cependant, sa parole s’améliore au fur et à mesure, et nous sommes saisies par le contraste entre une enfant perdue, impressionnante dans le miroir gestuel à sa mère, et celle qui a des élans au-delà de cette bulle sans pouvoir cependant les tenir, soutenir. Sa mère la retient dans ses bras et l’on sent que le corps de son enfant la rassure, elle est difficile à atteindre, elle dit « se protéger des relations, des ragots ». Elle ne travaille pas et vit avec sa fille chez sa propre mère divorcée quand sa fille avait un an. Le père de Maya est parti quand elle était «  enceinte de deux semaines » : « il n’en voulait pas » dit-elle, « alors elle n’a pas de père » qui sonne comme un écho. 109

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Maya répond aussitôt : « il est au boulot » ; affirmation contre négation, un mouvement fort dans cette relation collée. Maya répète maintenant régulièrement : « le groupe », comme un objet pour elle ? Qu’elle chercherait à s’approprier, à se représenter ? Puis, d’un coup, elle se déplie et demande à dessiner : « les vagues » mouvement et parole. Elle évoque aussi la fête foraine : « chenille, toboggan », « le zoo, les poissons », « la mer avec les falaises » et gribouille. Parole descriptive, enfermée dans une thématique avec son vocabulaire, en contraste avec l’absence de parole propre sinon sous une forme interrogative et répétitive en quête de sens. Elle répète «  c’est le groupe  » mais finalement en comprend quelque chose car, à la fin, elle sera la seule à interroger sur les enfants qui le constitueront. Elle s’approprie « picoti picota » en ritournelle et offre son dessin : « c’est une princesse ! ». En même temps qu’une angoisse de fond, un brouillage, s’entendent une soif, une appétence qui cherchent une issue au collage et enfermement avec sa maman ; cela nous fait penser que soins et intégration scolaire, pour le moment, feront mieux qu’une orientation précoce dans une structure spécialisée déjà évoquée. La mère ne souhaite pas accompagner sa fille et demande un taxi ; malgré sa disponibilité et la gratuité des transports de la ville intra-muros, nous respectons sa demande car l’entretien est une réelle épreuve pour elle et nous espérons que du côté du consultant quelque chose se concentre et qu’un lien puisse se nouer.

Ali Ce petit garçon séducteur est accompagné par son papa, bien que les difficultés avec l’enfant seraient du côté de « la mère qui ne s’en sort pas, ne se fait pas obéir ». D’autre part, une consultation médicale aurait appuyé cette démarche d’autant « qu’à l’école ce n’est pas facile : tout le monde le connaît, il s’impose, s’approprie tout, veut avoir le dernier mot ». « Cette place phénoménale, c’est peut être de l’hyperactivité ? » interroge le père. Une énorme colère chez son cousin est évoquée, et la place de la famille élargie apparaît importante, avec des problèmes autant chez les grands-parents maternels que paternels. 110

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Ali semble faire des colères, particulièrement dans un contexte de séparation, par exemple lorsqu’il ne veut pas quitter ses grandsparents ou son jeune oncle avec lequel il est accro de vidéo… Sur le plan alimentaire, « il mange bien mais n’importe quoi, ma femme ne peut pas dire non ». Sur le plan du sommeil, « il faut une veilleuse, il a un peu peur ». Le père mène la rencontre sur un rythme soutenu, qu’il contrôle et domine, et le petit suit l’échange en nous surveillant, presque nous toisant, nous n’entendons pas le son de sa voix. Quelque chose semble convenir au papa, séduit par son enfant et peut-être s’y reconnaissant ; il raconte que ne voulant pas trop de vidéo-ordi à la maison, il l’explique à son fils en disant : « tu vas devenir fou » et le petit de répondre « je le suis déjà alors je continue » ! « Comment le père pourrait soutenir sa femme ? » fait sourire Monsieur, et nous ne pourrons évoquer l’événement douloureux, appris chez le consultant, qui préside à la naissance de leur enfant ; à six mois de grossesse, l’échographie annonce un handicap aux parents mais ceux-ci refusent de faire l’amniocentèse et assument cette grossesse qui leur offrira un enfant en parfaite santé. Mais que sont devenues les légitimes et angoissantes questions de l’attente pour l’un et l’autre parent ? Ali viendra en taxi, mais il sera absent à la première séance, qui rassemble les trois autres enfants pour lesquels faire cercle n’est pas possible.

Le groupe en action Alex veut retrouver « ses » objets du groupe parents-enfants auquel il participait précédemment ; sa colère émerge très vite, mais la colère était d’emblée présente en Cali qui ne voulait pas lâcher sa mère, celle-ci avait prévu de retourner travailler, et ne voyait pas l’intérêt d’attendre son enfant en salle d’attente puisqu’elle était comme nous dans l’enceinte de l’hôpital, ils n’étaient donc pas séparés… Alex se bouche les oreilles, Cali ne quitte pas le coin coussins mais jette son doudou dans l’espace, Maya en suspension, répète à vide : « c’est mon groupe » et « le taxi » : toujours dans cette tonalité interrogative ; quel est cet objet évoqué, le taxi, alors que c’est sa mère qui l’a accompagnée ce jour ? 111

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Dans cet apparent chaos, nous investissons ce que donne Maya : le thème de la princesse, la robe, le château, Cendrillon, ce qui, comme lors de l’entretien, semble lui permettre de s’agripper à un monde de paroles échangeables, mais cette fois nous en tirons un fil que tous les enfants entendent : nous sommes dans un espace de jeu et du coup notre être adulte se décale dans le regard des enfants. Pour être clair, il ne s’agit pas pour nous de « descendre » dans l’infantile mais d’être capable d’y jouer, nous y impliquer, car au cœur du jeu il y a l’affect et, avec lui, le moteur efficace de l’enfance pour retrouver intérêt et sens aux échanges, ce que l’expérience nous a permis de vérifier dès la problématique autistique. Alex, rassuré d’avoir retrouvé certains de « ses » objets privilégiés du groupe précédent, accepte le collage de Maya ; Cali lui, de loin, a dégusté la colère d’Alex, et, avec la dimension ludique qu’il nous voit investir, la sienne dégonfle même s’il boude les soins prodigués à son doudou rejeté ; finalement, en se glissant dans le tonneau, il effectue une reptation jusqu’à ce premier cercle proposé avant de nous quitter, et il prend sa place ! Ce moment ravit Maya, elle y désigne et nomme : « Alex ». Dans ce temps du cercle, nous nous remémorons ce que nous avons partagé dans cette rencontre et au jeu ré-évoquant et mimant la colère d’Alex, pour la première fois le visage de Cali s’éclaire et affiche son enfance. Aux retrouvailles en salle d’attente, sa mère parle de la maîtresse qui l’a avertie : – « Cali ne voulait pas grandir », – « en plus, il le dit : c’est un bébé qu’il voulait être », paroles aussi « solides » pour la maman que celle où il dit – « vouloir être grand comme son frère ». Pas de parole enfantine possible, le dire de l’enfant le fige dans une représentation d’un présent sans liens ; Cali mord son doudou, à nouveau replié. Maya nous avait demandé des gâteaux au moment de nous quitter, elle recommence cette fois avec sa mère en salle d’attente, paniquée dans ce manque, elle quête en vain du regard autour d’elle, mais sa mère n’a qu’une boisson à lui proposer, cela ne convient pas à Maya qui ne peut négocier ce temps de séparation sans se remplir d’un solide. Cela donne à penser sur l’enracinement relationnel des troubles de la conduite alimentaire… le temps du repas qui arrive ne peut la rassurer. 112

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La situation est douloureuse pour cette mère en retrait relationnel, se sent-elle en défaut de combler son enfant ? Nous avons appris qu’elle fut placée à l’Accueil Familial du CMPP, il se peut donc que nous soyons aussi pour elle un lieu qui juge et qui sépare… Les deux parents d’Alex l’accompagnaient à cette première séance, il va retrouver « maman et Denis » donnant ainsi sa représentation des distances dans l’enveloppe « papa-maman ».

Réflexion Avec la question de la relation et sa capacité langagière en souffrance chez nos quatre enfants, nous voyons que, avant d’aborder des questions plus instrumentales que la psychomotricité explore, la question de l’être en relation est en avant avec ses fondements psycho-corporels, comme la temporalité si intriquée à la question de l’espace, qui donnent les coordonnées d’une qualité d’être au monde, manifestes dans le schéma corporel et l’image du corps qui sont chez chacun de ces enfants, différemment, à soutenir pour que le cognitif ne vienne pas s’y distordre. Daniel Pennac dans « Chagrin d’école » nous en donne quelque chose donne à ressentir : « Il faudrait un temps particulier pour l’apprentissage. Le présent d’incarnation, par exemple. Je suis ici, dans cette classe, et je comprends, enfin ! Ca y est ! Mon cerveau diffuse dans mon corps : ça s’incarne. Quand ce n’est pas le cas, quand je n’y comprend rien, je me délite sur place, je me désintègre dans un temps qui ne passe pas, je tombe en poussière et le moindre souffle m’éparpille… ». Mais là est l’apport de la Théorie relationnelle, celle-ci prenant en compte le corps réel, dans toutes ses dimensions ; perspective riche pour la psychomotricité où le corps est central au-delà ou en deçà du sexuel psychanalytique, de l’instrumental, incluant le niveau somatique si important chez le petit qui construit jusqu’à six, sept ans « sa maison corps » et ses défenses immunitaires. Cellesci resteront liées au cours de sa vie, à sa construction identitaire comme les pathologies auto-immunes nous le montrent… Bref, tout un regard psychosomatique fondamental qui nous interdit de nous arrêter aux symptômes de l’enfant comme un handicap lui appartenant en propre ; que celui ci soit génétique ou pas, 113

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on ne peut amputer l’enfant de son environnement (comme nous voyons ce retour dans nombre de conceptions). Pour nous, toutes les difficultés à évaluer doivent l’être dans le triangle d’une rencontre – l’enfant, ses parents et nous-mêmes – qui donne une perception du terrain sur lequel le problème de l’enfant s’est développé ainsi que toutes les résonances familiales, ce qui est loin d’accuser, de rendre responsable la famille. Être parent c’est d’abord avoir été enfant, être d’une lignée, bref ce que l’on nomme aujourd’hui le Transgénérationnel qui connaît temps, histoire, transmission, et, dans notre expérience, le reconnaître avec les familles elles-mêmes est toujours un moment très émouvant et ouvrant, où loin de se sentir accusées, celles-ci avouent plutôt une culpabilité qu’il nous revient de soulager. Notre psychomotricité dans sa dimension thérapeutique doit à Sami-Ali ce décollage de l’oscillation vaine : rééducation ou psychanalyse ; même si notre temps voit revenir l’esprit rééducatif en force, en phase avec le besoin d’isoler un problème pour lui trouver une réponse objectivable, quantifiable, qui comble l’esprit d’« efficacité » dans un temps toujours plus près de l’immédiateté et d’une transparence simplifiante. Cela est une profonde inquiétude qui motive mon implication dans ce travail collectif, car elle touche le sens du devenir humain qui n’est pas un donné mais une construction dépendante aussi de nos représentations collectives. À propos d’air du temps, retrouvons à nouveau Daniel Pennac : « Le cancre que je fus… il l’aurait adorée cette époque qui, si elle ne garantit aucun avenir à ses mauvais élèves, est prodigue en machines, qui leur permettent d’abolir le présent ! Il aurait été la proie idéale pour une société qui réussit cette prouesse : fabriquer des obèses en les désincarnant. » En ce qui me concerne, la psychanalyse, dominante lors de mes débuts professionnels, ne rendait pas entièrement compte de notre pratique, ce qui rendait inconfortable notre point de vue dans les équipes. Bien sûr Winnicott fut une base toujours riche pour penser, comme les théories de l’attachement, et, progressivement, un certain niveau des neurosciences, mais il y avait toujours un reste, quelque chose dont il était difficile de rendre compte, centré autour de l’émotion que nous ressentions motrice, au cœur du travail clinique, force de la créativité nous semblait-il. 114

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Par exemple, quand, avec des enfants « autistes », nous construisions avec les couleurs des gammes émotionnelles dynamisantes… toute cette expérience restait difficile à partager, d’autant qu’en ces temps du lacanisme triomphant, évoquer l’émotion était tabou ou hystérique. Un long voyage en compagnie de Sami-Ali a permis de donner une forme à nos intuitions, d’y penser la place de l’affect dans la relation thérapeutique et d’épanouir une pratique clinique fortifiée d’un cadre vraiment dynamisant dans l’accueil de la souffrance de l’autre. Et bientôt, nombre d’autres viendront nous confirmer que nous ne nous enfermions pas dans « une chapelle » ; je pense à tout l’intérêt des publications de Damasio qui, à l’époque, furent une vraie réhabilitation de la place de l’émotion dans la dynamique psychoneuro-physiologique humaine. Aujourd’hui, les neurosciences confirment des intuitions comme la plasticité neuronale (qui permet au praticien de ne pas se décourager devant « ce qui est inscrit »), les neurones miroir (ancestralement entraînés dans les arts martiaux orientaux, par exemple)… et nous offrent le plaisir de redonner une place à la philosophie, entres autres, celle de Bergson pour qui la Joie est dans la créativité, ce qu’au niveau du vécu, chacun d’entre nous peut éprouver mais dont l’idéologie gestionnaire se prive dans sa course à une forme folle de « rentabilité », jusqu’à accepter de nos jours, le suicide de celui qui perd le sens de son travail, un sens à sa vie… La relation est première, évidence pour chacun mais au point de l’oublier. Sami-Ali nous permet de la penser, de l’articuler avec la pratique, où, du coup, nous voyons notre propre regard modifier l’observable dans la rencontre. Ce mouvement qui est une émergence (en même temps long travail de certains comme Edgar Morin) tente de dépasser un certain état des représentations scientifiques… et approche la place du corps dans toute sa complexité  ; nous le sentons frémir dans différents champs, au point que cela peut devenir un thème de réflexion pour les Historiens dans leur Rendez-Vous de Blois 2009 : « Le corps dans tous ses états ». On mesure néanmoins qu’il n’est pas aisé d’arriver comme Sami-Ali à cette coïncidence entre corps et affect, et de penser audelà d’un corps objet, découpable en ses multiples implications  ; comme le dit Georges Vigarello : 115

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« L’histoire du corps, c’est d’abord celle de la civilisation éminemment matérielle : modes de faire et de sentir, pratiques sanitaires, investissements techniques, confrontations aux éléments… », néanmoins il s’agit de l’« homme en chair et en os… » et « l’originalité du corps est aussi d’être à la croisée de l’enveloppe individuelle et de l’expérience collective, de la référence subjective et de la norme sociale. C’est bien parce qu’il est un « point frontière » que le corps est au cœur de la dynamique culturelle… Encore faut-il rendre plus complexe cette notion même de corps… ».

Les quatre coordonnées fondamentales de la relation Là, dans notre petit groupe en voie de constitution, dès l’accueil de chaque situation et, en fonction des possibilités de chacune, nous avons été attentives aux coordonnées fondamentales décrites par Sami-Ali quant à la relation  : le temps, l’espace, l’imaginaire et l’affect.  À propos de cette définition, il est intéressant de retrouver dans l’expérience de terrain de Xavier Emmanuelli avec les grands exclus, dans la rue, les mêmes coordonnées. La description qu’il fait chez eux d’une catastrophe identitaire comme une pathologie où il décrit la perte du corps propre, de ses ressentis, la perte des repères dans le temps qui se réduit au présent répétitif, la perte de l’espace qui se fige, ne laissant plus aucune possibilité créatrice. Ces quatre dimensions, nous allons les retrouver dans l’ordre d’une lecture la plus évidente, lors de notre première rencontre pour ce petit groupe.

1. L’espace D’emblée, comment l’enfant y circule, au-delà de la dimension opératoire, cognitive, pour une observation dans sa dimension relationnelle qui, bien qu’aussi évaluatrice, nous met d’emblée dans une dimension thérapeutique, où notre vigilance doit être grande car un lien, en général, va se nouer à ce moment même (l’indication en amont doit donc être bien travaillée). L’enfant s’autorise-t-il à décoller de ses parents ? À explorer ? Jusqu’où ? 116

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Quelle est l’organisation de son regard ? Ses parents sentent-ils combien l’enfant reste, même de loin, sans en avoir l’air, branché sur leurs dires, leurs inquiétudes ? Pourquoi est-il difficile à ces parents, là, dans la rencontre, de ne pas intervenir dans le mouvement de leur enfant ou, au contraire, aux prises avec l’enfant de leurs soucis, l’enfant imaginaire, oublient-ils celui qui est là, jusqu’à l’imaginer sourd. Le travail est commencé, nous ne pouvons rester observateur neutre dans un temps d’évaluation, déjà nous nous engageons pour que des liens potentiels germent avec ce qui se joue, que l’enfant entende qu’une ouverture est possible, que les parents sentent que tout ne se répète pas à l’identique, que nous pouvons nous sentir actifs plus qu’écrasés par les difficultés du grandir de l’enfant. Je pense ce moment fondamental car éprouvé maintes fois. Les familles sollicitées vivement à l’objectivation des difficultés de leur petit et demandeuses aussi, maintenant qu’Internet leur donne des descriptions symptomatiques très précises… reviennent de centres spécialisés, «  pôles d’excellence  » où bilans complets sont effectués. Jamais sur le plan du bilan psychomoteur, je ne me suis trouvée en désaccord, pourtant j’ai mesuré combien l’objectivation hors Relation au sens Sami-alien du terme, fige la représentation, certaines fois de manière catastrophique. Hors, répétons-le, chez un jeune enfant tout est éminemment évolutif, bien sûr dans les limites données par la gravité d’un trouble du développement, mais en ce qui me concerne cela me semble décisif dans notre positionnement. Des conseils, des recommandations sont données dans ces centres, pris dans cette image momentanée, même si répétée périodiquement, qui est une forme à la fois vraie et fausse pour nous qui sommes dans la durée, la continuité d’un temps thérapeutique fut-ce en groupes dits « d’observation » où au contraire rien n’est figé, tout est en mouvement, vagues qui avancent et refluent aussi, mais tissent des ancrages, des appuis, des points de nouage qui sont le mouvement même de l’avancée thérapeutique.

2. Le temps Le temps relationnel, celui qui nous donne tant d’indications sur le lien parents-enfant : – d’abord au travers des rythmes de la parole, du portage, accordés ou non à celui de l’enfant ; 117

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– le regard dans le présent de la situation ou infiltré du passé qui rend flou les contours de ce présent ; – la représentation du temps qui s’agrippe aux dates ou les cherche en vain ; – enfin, la place du silence, comment le ressentons-nous : une respiration ensemble ou un vide… ? – tout cela porté par la fonction tonique, accordée ou désaccordée en soi, entre l’enfant et son parent, dans le groupe familial. Toute une lecture si forte, si première et porteuse d’affect, que chez l’enfant jeune, nous avons privilégié autant que possible les groupes parents – enfants au CMPP dans une première approche des tout petits, avant la scolarisation.

3. La fonction de l’imaginaire C’est le jeu chez le petit qui en est le révélateur privilégié, dimension essentielle dans la pratique de la psychomotricité, là où elle peut prendre toute sa dimension de thérapie relationnelle. Il y a des savoirs techniques pour des symptômes, mais un même symptôme ne fait pas un même enfant comme nous le voyons avec «  le trouble de la relation et du langage  » chez nos quatre petits « picoti picota ».  Où l’enfant en est-il avec le vrai, le faux, le réel, l’imaginaire ? Lui est-il possible de jouer au-delà de la manipulation des objets, d’être seul, de mobiliser l’affect, ou lui faut-il coller à l’objet, le manipuler à vide, passer de l’un à l’autre ou collectionner, ou encore le jeter, se jeter avec… Enfin, la place du cauchemar, des peurs et la question si fondamentale du coucher, de la chambre parentale, bref de la séparation : celle que nous retrouvons au fond de chaque souffrance, et qui est grosse de la perte de l’autre et de soi, quand l’autonomie n’est pas construite, que l’identité est en souffrance. Atiq Rahimi, ce poète afghan qui sait quelque chose de la perte, de la séparation dit : – « l’exil, c’est pour tout homme, de se séparer de sa mère ».

4. Alors la question de l’affect Cette quatrième dimension, nous le voyons, traverse toutes les autres, est consubstantielle à la relation elle-même, à la dynamique de vie, au processus d’humanisation en l’humain. 118

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Une telle évaluation transforme radicalement notre regard par rapport aux demandes rééducatives, mais se révèle ô combien efficace dans la clinique quotidienne que nous allons retrouver avec nos petits, chez lesquels rien n’est encore figé, enkysté, mais avec le souci d’être dans un temps de socialisation, de scolarisation qui va avoir des exigences que nos petits ne sont pas prêts à honorer (notons au passage que, dans nombre de cas, il nous est apparu que la mise en place auprès de l’enfant d’une auxiliaire de vie scolaire, loin d’être aidant, venait renfoncer des processus d’adaptation compliqués chez l’enfant). Le temps nous est donc compté et le groupe est un premier niveau de dynamisation qui va dégager une première compréhension, et précisera l’intérêt ultérieur d’un travail individuel.

Évolution de chacun Bien sûr, rendre compte de notre groupe «  picoti picota  » en extrayant un mouvement individuel de la dynamique du groupe appauvrit nécessairement l’évocation de ce travail, mais l’intérêt premier reste l’évolution de chacun dans la proposition.

Alex ou « le visage du bêta » Alors, retrouvons Alex accompagné de nouveau par «  maman et Denis », mais, cette fois, il se reprend devant nous et précise : « papa » redonnant de l’équidistance à sa représentation du cercle familial. En revanche, le cercle du groupe est difficile, et nous vérifions qu’il recherche les objets témoins du groupe passé, voilà une perte pour laquelle nous allons pouvoir facilement l’aider, en retrouvant les objets, surtout « le train » ; mais, très vite, la colère s’empare d’Alex car la porte du train ne ferme plus… Il ne veut rien entendre et fait le geste de se boucher les oreilles… Rien ne peut plus être bon alors qu’il est en difficulté de continuité et de lien, son mouvement pour récupérer se brise sur une porte qui ne peut fermer et contenir ; la perte potentielle reste menaçante. Cependant, il prend sa place dans le cercle en fin de séance, ce qui est un progrès en qualité de présence qui n’existait pas dans le groupe précédent. Quand, remémorant le déroulé de la séance, 119

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nous y reprenons sa colère, affect qui devient ainsi permis dans cet espace, il se trouve décalé par rapport à son l’habitude «  des punitions  » et surtout son expression émotionnelle prend un sens partageable. La séance suivante, Alex est tel que nous l’avions connu, sans continuité, lançant violemment les objets, se perdant dans le miroir d’où il faut le décoller, s’agrippant un instant au jeu de l’orchestre qui émerge dans le groupe pour finalement plonger dans mon sac… avec des vocalises de bébé assez pénibles. Cinq séances ainsi, sans regard, ni à l’arrivée, ni à la séparation, moment particulièrement difficile. « Je suis coincé » finit-il par dire dans ce moment où il faut affronter seul l’enfilage de ses chaussures, où nous lui assurons qu’il est capable, le portant par la parole, contenant l’explosion. Mais, les échanges dans le groupe commence à l’atteindre, il s’est fait voler « son train » par Cali qu’il canarde en retour, il va vers « la princesse » Maya, et offre un premier dessin avant la séparation des vacances de Noël. À la rentrée, retrouver est difficile, il ferme les yeux, s’échappe mais entend que nous pouvons lui restituer quelque chose de sa construction d’avant les vacances ; quand le cercle du début est possible, nous jouons autour des yeux fermés, ouverts, perdu, retrouvé, il se verticalise à ce moment. Puis quand l’espace de jeu s’ouvre, il se jette dans un chaos de briques d’où il émerge avec un projet de tour  ! Mais l’intervention des autres le fait osciller entre prendre sa place, la perdre, il se déprime. Finalement, il accroche le téléphone au train : l’aura d’un lien représentable apparaît avec quelque chose de très émouvant dans ce moment d’oscillation seul, pas seul, il offre le téléphone à Cali, en sympathie-empathie avec les douloureuses difficultés de ce dernier à la séparation, qui se jouent à chaque séance avec sa mère, touchant chacun et étant respectées par tous (mouvement extrêmement valorisant du travail de groupe avec les petits et indicateur de sa dynamique positive). Avec ce décollement, cette mise à distance de sa souffrance en empathie avec celle de Cali, ce mouvement semble lui permettre de se donner un consolateur : « le lapin » peluche qu’il adopte là, pour toutes les fins de séances, où un moment est réservé au portage – détente – individualisation, chaque enfant choisissant la couleur d’une couverture dans laquelle nous le portons – berçons – chantons… 120

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Et pour la première fois, le cercle de fin prend sens pour lui, nous l’entendons, émues, chanter et gestualiser la comptine, s’approprier « picoti pocota ». Il commence à exister, à développer une subjectivité où l’autre compte et l’espace devenu relationnel s’ouvre sur une triangulation potentielle, où l’objet se colore de l’affect et du lien. La séance suivante, il est «  à fleur de peau  », ne peut rien construire, s’effondre en pleurs à la moindre limitation, nous accueillons ces pleurs avec un coussin contact-contenant. Il récupère mais pour exploser cette fois le panier de balles ; dans ce mal-être ce qui lui importe c’est de retrouver ses objets-continuité, comme le train, alors seulement il défend son territoire et peut progressivement renouer avec la pointe émergée du processus de construction identitaire. Il s’isole dans l’espace coussins si investi par Cali, à distance, mais il y prend le « téléphone-maman » tout en souhaitant retrouver sa place dans le temps du portage : « et moi ! ». Notons au passage les glissements différenciateurs qui se font entre les objets relationnels  : le «  téléphone-maman  » vers Cali, l’espace coussins construit par Cali qui permet la distance, le décollement mais aussi l’appel : « et moi ». À travers ce qu’il perçoit des difficultés de Cali, il construit en contiguïté mais aussi métaphoriquement sa mise en mouvement identitaire. Et, dans le cercle de fin, il évoque « la mort de Mamie » ; voilà comme le voyage vers soi, contenu par le groupe, travaille et approfondit : regard, corps, espace sont mobilisés dans une temporalité qui fait apparaître l’absence pensable. Il offre aux autres enfants une autorisation de parler la perte et nous les voyons accrocher du regard chaque objet médiateur des jeux dont nous nous souvenons ensemble  ; partir si loin, où les adultes souffrent souvent en silence, nécessite un concret solide quand le symbolique chez le jeune enfant est fragile parce qu’en voie de construction. La semaine suivante, Alex est malade. À son retour, un temps est nécessaire pour se ressaisir, nous voyons qu’il lance les objets dans son dos comme un tout petit dont le plan arrière n’est pas construit, il va falloir la fermeté du regard pour qu’il s’accroche ! Alors, nous avons la surprise de l’entendre faire des petites phrases claires, articulées : « je n’ai plus besoin des animaux », « tu 121

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n’as rien compris »… comme si le langage dans un lien cette fois ressenti, retrouvé et confiant, se débarrassait des brouillages que la discontinuité, le collage, le retrait… ont produit. Bientôt il va demander : « qui va à l’école des grands ? » ; le temps commence à se représenter avec sa dimension d’un futur où se projeter… Maintenant les limites ne vont plus être vécues comme persécutrices, au contraire ; le retournement en autorisation, qu’il soit responsable de mettre la patinette hors la salle comme elle doit l’être habituellement pour ce groupe, et la retrouver dans le couloir, au moment du «  remettre les chaussures  », est créateur par lui d’un nouveau temps de jeu : à chacun son tour une course dans le couloir. Cette initiative lui donne un élan pour le partage dans le groupe, il devient constructeur de château pour la princesse, leader cette fois sans débordements, acceptant d’entendre maintenant qu’il ne peut envahir tout l’espace en étalant « ses » objets, que la construction de chacun se respecte. C’est le moment où il investit fort une clé qui ouvre et ferme symboliquement ses constructions, nous nous souvenons de son chagrin-colère du début quand la porte du train ne fermait plus à son retour au CMPP. Chaque enfant en mesure l’investissement car maintenant cette clé va être très convoitée… Dans le cercle final, l’évocation du caca ramène la question de la mort… et Alex évoque la maladie de sa mère et la mort de son grand père ; nous le reprenons tous, gestuellement, dans un mouvement de rejet de la peur de la mort et aussi de ce que l’on garde en soi quand elle est passée et, pour Alex, les souvenirs du partage avec Papy. Corps, affect et pensée ne font qu’un, le geste vient jouer avec l’unité possible de tous ces mouvements en soi et les enfants s’en saisissent avec émotion. Nous mesurons comme la libération de l’affect libère la parole, comme le corps en mouvement est porteur du processus, le corps du jeune enfant ne peut être mis au silence… Surprises, nous découvrons du vocabulaire dans les tentatives d’Alex de faire maintenant de petits récits à son arrivée ; après une semaine de séparation, contenue maintenant dans un rythme et non menacée de perte comme cela fut lors de l’arrêt brutal du groupe précédent par les parents. Ainsi nous parle-t-il d’un chien perdu qui a été mis «  à la fourrière »… 122

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Il avait accepté le collage de Maya et d’Ali comme indifférent, ce qui comptait pour lui, était de prendre le plus de place possible ; maintenant le voilà qu’il cherche à organiser le jeu dans une dimension plus partagée avec les autres, surtout avec Maya. Cette animation est profonde, s’arrêter redevient trop douloureux, le chagrin l’envahit, il doit s’isoler à nouveau, à distance sans perdre une miette, pour revenir au moment du cercle et trouver un coffre « carré » pour ranger la clé. Ainsi la confiance que l’on peut garder s’installe et fait persister le niveau d’individuation conquise dans le groupe, sans pourtant encore se servir de la gamme des couleurs identitaires, différenciantes, proposées en fin de groupe : choisir sa couleur de siège, de couverture, le son chanté… et c’est un moment où nous observons combien le collage et la perte dans le miroir est encore une grande tentation pour lui. Cali est absent, Alex observe aussitôt que, cette fois, « il aura la clé pour lui tout seul », montrant sa capacité de se construire un espace propre dans le jeu tout en tenant compte du partage avec les autres et, très souvent maintenant, nous allons mesurer son empathie, sa délicatesse envers l’autre. Ali est en souffrance, Alex partage le voyage avec lui dans le taxi puisqu’ils sont de la même école ; aussi comme nous voyons Ali fermé dans le cercle des retrouvailles, Alex nous explique avec douceur et inquiétude « qu’Ali ne voulait pas venir » Ce cercle est devenu un vrai moment de partage pour Alex, parler c’est pouvoir dire ce que l’on ressent. Le collage au miroir persiste et nous voyons comme rien n’est linéaire, que l’évolution d’Alex est comme l’émergence de son vrai visage, le masque de « bêta » est tombé, cependant ce qui est pris dans le miroir n’a pas encore trouvé à se nouer avec la poussée récupératrice d’identité, où beaucoup de niveaux ont pourtant repris leur cours évolutif, comme le langage, la relation et la reconnaissance de l’autre, l’acceptation des limites (ses baskets mises correctement, il en demande la confirmation : « c’est bon ? » alors que la crise le butait à ne pas en démordre lorsqu’il les mettait à l’envers ; ajoutons que l’introduction du tour de patinette dans ce temps de la séparation n’est pas pour rien dans la motivation des enfants, qui préfèrent toujours que les exigences adultes ne soient pas « sèches », adaptatives). Bref, il est important de souligner cet aspect, surtout avec le petit, c’est vraiment le moment de ne pas s’arrêter, « au mieux » 123

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d’observer finement les discordances qui persistent, c’est du temps gagné pour l’avenir. Toute la pensée affectivo-cognitive sera en appui sur cet édifice qui doit devenir le moins flou possible, le moins dur possible. Le Séminaire de Sami-Ali, qui nous a permis de tricoter avec la clinique adulte majoritairement présentée et discutée, nous a éclairé sur les ravages des représentations spatiales, temporelles, imaginaires, identitaires restées précocement en souffrance  ; quand on sait que l’immunité en sa physiologie est corrélée à l’identité, ce moment du travail avec le jeune enfant est très sensible et « la rééducation », là, se révèle sans vision. Cali revient, Alex s’inquiète pour la clé, mais le conflit entre eux commence à devenir un jeu possible ; nous sentons l’élan de vie chez Alex se libérer, il veut « une maison de briques avec du ciment », mais le loup qui arrive fait un peu peur… alors Alex téléphone à la Police, et tend le téléphone à l’éducatrice pour s’assurer d’une Police incarnée. Sa colère peut s’extérioriser par le jeu, en frappant avec élan sur le gros ballon, mais toute cette mise en mouvement ne peut s’arrêter, se quitter, il laisse apparaître la tristesse, alors le retrait est nécessaire qui n’est pas coupure. Mais, pour l’aider, nous devons lui rappeler cette difficulté maintenant en début de séance, anticiper, et alors quelque chose se renverse qui teste le lien, c’est à son arrivée maintenant qu’il se cache derrière le ficus de la salle d’attente et nous devons le chercher, le trouver ! Arrivant dans la salle, il repère immédiatement la disparition de « la corde bleue du taxi » – le déficit de l’attention faisait partie du cortège de ses symptômes – nous mesurons son besoin de la permanence des objets, son besoin de les retrouver avant de s’en libérer dans la séance. L’attention, chez lui, touche la question du filet de sécurité premier qui comprend aussi le plan arrière du dos, le collage au miroir, quelque chose de l’ordre de l’agrippement où nous sentons le précoce, mais tout cela maintenant est repris dans une forme de continuité possible, qui n’existait pas et qui l’amène, avant de partir, à aller finir en salle d’attente le puzzle « de la maison » commencé à l’arrivée. Voilà ce qui maintenait la discordance, une continuité interne difficile à ancrer, mais qui va de pair avec une différenciation qui n’est pas perte de soi, que l’on voit à l’œuvre dans sa relation avec 124

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Cali ; ce n’est plus l’objet qui fait exister, c’est la relation ; il y a plus de plaisir à partager la clé qu’à se fermer pour la protéger, début de la complicité, peut-être de l’amitié quand il le prend délicatement par le cou. Alex s’apaise, et commence à voir, comprendre le choix que certains ont fait d’une couleur bien à eux, retrouvée, protégée par les adultes, et il demande enfin à s’approprier « le coussin rouge » pour prendre sa place dans le cercle. Il peut dire « avant je préférai la patinette mais maintenant c’est le train  », il perçoit le changement en lui, la conscience d’un espace interne à soi, d’une possibilité d’y sentir une temporalité, un mouvement. Il corrige la confusion de Maya, bref en cette année, il a acquis une qualité de présence en soi et à l’autre, fondamentale avant d’évaluer plus finement l’aide qui reste nécessaire. Comme je dois parler de mon départ à la retraite, de mon absence à la rentrée prochaine, il me demande « si mon papa ne veut pas que je vienne au CMPP »… Intéressant l’espace-temps du travail clinique, où la dimension de l’imaginaire qui porte le jeu relationnel nous pose dans un espace d’inclusion réciproque comme dans le rêve.

Cali ou « la colère noire » Nous avons vu comme, dès la première séance, pour lui, la séparation est douloureuse et violente, il ne veut pas lâcher sa mère, le visage caché sur le ventre de celle-ci, qui, de son côté, pense que travaillant à proximité, la séparation n’existe pas, elle ne comprend pas le sens de l’attendre en salle d’attente. Pourtant, en fin de séance, Cali, qui était arrivé ainsi agrippé, ne peut plus maintenant retrouver sa mère, la contacter, même du regard. Du plus près au plus loin ! Collé ou perdu, l’espace relationnel «  entre  » est à apprivoiser, construire, avec quelles répercussions sur la profondeur, la distance, l’espace dans ses dimensions cognitives, dans ce vécu de l’enfant qui passe par le corps propre pour développer cette fonction comme les autres. Cette difficulté pour Cali « d’aller vers », nous l’avons mesuré dans la séance, où il reste en retrait dans le coin coussins avec son doudou jeté à distance dans la colère, aussi projection de luimême… la colère d’Alex accueillie et autorisée dans le groupe lui 125

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permet une reptation vers le cercle, du coup potentiellement accueillant pour lui-même. Nous avons repris avec la maman l’importance de ce travail de « l’entre-deux » où, bien que séparés, Cali pourrait apprivoiser sa peur de la perdre en la sachant accessible ; cordiale, elle veut bien tenter ce travail. Aussi, à la deuxième séance, le scénario de l’agrippement étant tout aussi serré, nous proposons à la maman de nous accompagner et d’attendre dans la salle libre, en face de celle du groupe, afin qu’il puisse éventuellement faire des aller-retour entre les deux espaces proches : vérifier, éprouver, s’apaiser. Bien que caché derrière le corps de sa mère, il finira par nous rejoindre, de son propre mouvement mais à quatre pattes ! Pour aller se coucher dans l’espace coussins et jouer le dormeur. Loin du cercle qui a plaisir, lui, à rejouer la colère en ces retrouvailles, initiant un rite de jeter dans le cercle rouge du début de séance, tout ce qui est mauvais dans les représentations des enfants et qui nous conduira à installer un cercle vert en fin de séance pour y mettre, cette fois, ce que l’on a construit ensemble, ce que l’on ne veut pas perdre… C’est à ce dernier moment que Cali décide de nous retrouver et jeter la colère, mais s’autorisant ainsi, une crainte apparaît : « où est maman ? » sans pourtant pouvoir la retrouver, vérifier. Nous observons le contraste entre la tonicité que sa position « caractérielle » affirme et le manque de tonus à la projection des fléchettes ; contracté dans ses défenses, il se liquéfie dans l’investissement vers la conquête extérieure, la projection. Contraste tonique qui reflète bien ses difficultés relationnelles. La maman, de son côté, a apprécié ce temps où «  elle a pu travailler autrement » et, malgré les règles institutionnelles, nous lui avons offert le café, dans l’intention de l’accueillir bien sûr, mais surtout, d’ouvrir relationnellement cet espace où son fils l’enferme. Ce dispositif rassure Cali qui peut venir seul dès la séance suivante, en se cachant aussitôt dans le boudin qui lui permet de se déplacer en roulant de côté. Toujours accepter le mouvement de l’enfant, nous sommes sur une scène équivalente au rêve, nous ne cherchons pas une remise en ordre éducative, ni ne visons un but rééducatif, il y a là un dire, aussi nommons-nous ce que cela nous évoque  : la découverte du « crabe » dans le groupe ? 126

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Il rejoint le cercle où il nomme le cerceau rouge central : « poubelle pour les cauchemars ». Mais il ne peut pas jouer, partager, il se jette sur tout le gros matériel jusqu’au moment où il se cogne la tête ; en pleurs, il peut retrouver sa mère, une caresse suffit et il revient dans le groupe. Le gros ballon l’anime, un « gros ventre » qui porte bien et qui attend « un bébé fille »… il se transforme à nouveau en crabe qui veut pincer mon ventre… Sans entrer dans une symbolique qui ne pourrait rendre compte de la complexité de la construction des représentations d’un jeune enfant, nous ne nous empêchons pas de penser au cancer du côlon de la maman quand l’enfant a deux ans, et qui donne à la séparation de ce moment une couleur d’angoisse, de peur, d’avant le langage, forcément partagées dans son environnement  familial  ; quelles images en a-t-il perçues et construites lui-même ? La mise en mouvement du corps de l’enfant active des éléments imaginaires en chacun, qui prennent un sens dans notre regard (le crabe), dans le jeu avec les autres enfants surpris : voilà un animal dont il faut se protéger, et pour lui-même qui retrouve une polarité active, qui peut avoir des pinces… qui est autorisé dans son expression. Sentant la fin de la séance, il demande le jeu de « la couverture », temps d’enveloppement, de portage chanté et individualisant, vite investi par tous, et là il évoque « le froid » : ô combien présent dans tous les vécus de perte, de blocage émotionnel chez l’enfant comme chez l’adulte. Il demande « fort » pour le bercement, une force qui permet de sentir, se sentir ? et aussi d’« être jeté à la mer »… Ce dispositif d’accompagnement de la mère se révélant aidant pour Cali, celle-ci, immédiatement, est dans l’acquis  ! et décide d’attendre son fils, « comme tout le monde », dans la salle d’attente, assez éloignée dans cet espace hospitalier. Cali se bute, se cache sous sa chaise, il capitule et nous accompagne, mais Cali est entré dans une crise difficile, sans solution, où je dois choisir la fermeté : sa place est dans le groupe où il a déjà quelque chose à lui, qu’il peut retrouver, je l’emporte donc ! Nous ne pouvons l’abandonner dans cette situation où nous mesurons comme la maman ne peut pas encore entendre. Il m’insulte, se débat, crache, vocifère mais garde les deux coussins qui ont « épongé » cette colère noire sous son ventre et rampe ainsi vers le groupe… 127

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(nous différencions avec les enfants la colère « noire » qui est une rage qui jette au sol et « la rouge » qui peut avoir des images, qui construit et participe à la verticalisation…) Dans le temps du cercle final, ayant récupéré sa place, il veut se mettre lui-même « à la poubelle » mais voilà ! C’est interdit… il n’y a rien de lui à jeter, sa colère n’a rien détruit en vrai… Cependant, à la séance suivante, il marche sur la pointe des pieds ! Intéressant d’observer ces points corporels de crispation, là, évocateurs d’un symptôme marqueur de pathologie grave chez le jeune enfant, et qui peuvent émerger ainsi dans un temps de retrait qui n’est pourtant pas autistique. Les défenses sont d’autant plus dures qu’elles viennent du précoce. Nous préférons un travail d’observation thérapeutique chez le petit, qui affine, plutôt que de nous caler sur un bilan diagnostique qui enferme tout le monde dans un mode de représentations des symptômes en général. La maman, assez désemparée, accompagne et le café s’avère bien aidant, elle se détend maintenant en l’accueillant, lâche quelque peu et dit sa peine à comprendre le retour des difficultés après l’amélioration. Cali prend place dans le groupe mais, très vite, il lance violemment un ballon dans le dos d’Alex qui pleure ; aussitôt Cali se retire, prend son doudou, et demande sa mère sans pouvoir la retrouver ; il ne sait pas doser son agressivité qu’il vit comme dangereuse, risquant potentiellement ainsi la perte de la mère. À la fin, il prend son élan vers celle-ci mais s’arrête net à la porte, nous devons l’aider à faire le passage… Mobiliser de l’agressivité est dangereux, voire interdit, et l’enfant s’inhibe au détriment d’une construction de sa subjectivité, c’est pourquoi nous devons trouver à introduire, à partir de l’expression propre des enfants, les moyens de travailler toute la gamme des affects, particulièrement ceux désignés comme «  négatifs  » et de cadrer de telle manière qu’ils puissent la faire leur. À ce stade, le jeune enfant en difficulté de développement ne peut s’étayer uniquement sur la symbolique pour soulager la contrainte agressive qui passe par le corps propre, même s’il est évident que, dans un temps second, cela doit être articulé symboliquement 128

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afin qu’il puisse construire les images, les représentations, son imaginaire. Cali est vigilant à ce que nous n’oubliions pas le temps « couverture » et vit intensément à distance le portage des autres… voir de loin comment cela se passe dans « le tout près » qui, là, n’est pas confusion, fusion et perte de soi. Au retour des vacances scolaires, la maman évoque « de bonnes vacances au ski » mais avec l’ombre de ces deux garçons qui « parlent mal », elle se plaint : « on n’est pas leurs copains ! ». Cali manifestement ne veut pas de cet échange et tire sa mère vers l’extérieur. Dans le groupe, il garde une position de retrait, ne participe pas aux échanges des autres enfants ; à distance, il semble se nourrir de ce qui se passe, et bondit quelquefois hors de sa tanière pour sauver un renard dont il accepte la garde ou, et cela est intéressant ! il réclame de prendre ma place de sorcière bombardée par les (douces) balles des enfants… Le moment du groupe qu’il privilégie c’est la fin, le rassemblement autour du cercle vert : « j’ai envie » dit-il ! et le temps « couverture-portage » : désormais il revendique « la place de dernier », afin d’observer les autres et d’anticiper quelque chose qui lui est propre. Nous sommes étonnées d’apprendre qu’une amélioration est ressentie par l’école : Cali ne détruit plus, quand il y a un problème, il se retire. Cette nouvelle couleur comportementale nous apparaît en lien avec ce qui se construit dans l’entre-deux mère-groupe  : l’espace n’est plus séparation brutale où d’agrippé, sans regard, il est jeté dans un espace qu’il ne peut affronter debout et regardant : soit il doit se cacher, soit se jeter, attaquer. Nous mesurons l’intérêt d’accueillir la position de l’enfant, de la respecter tout en étant créatif pour lui donner une place en lien avec le reste de la dynamique du groupe, ce qui permet aussi aux autres enfants de construire le respect des particularités de chacun. Ce mieux se poursuit avec un investissement du cœur de la séance où Cali devient plus actif, tout en restant au bord du jeu des autres, en tout cas il ne sera pas le Prince de Maya qui semble pourtant l’avoir élu… La maman soulagée des bonnes nouvelles de l’école nous demande de fixer un rendez-vous pour savoir « comment ça se passe » à l’intérieur des séances. Mais avant, le papa accompagne son fils et tout est à reprendre ! 129

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Le père juge tout cela « comme une comédie », et comme nous résistons à cette vision, il dit : « savez-vous pourquoi il est comme ça ? », « ma femme vous l’a-t-elle dit ? », sans pourtant nous en dire plus… quelque chose paraît durement fermé, nous lui proposons de reprendre le temps d’accompagner Cali mais nous ne le reverrons pas… Pour la maman, c’est le père qui est le plus « psychologue » avec les enfants, il leur parle, elle, « elle ne sait pas » et se dévalorise ; d’ailleurs c’est aussi son mari qui l’a aidée à être plus féminine après sa maladie. À la maison, elle « a toujours Cali dans les pattes », « son frère aîné est difficile aussi » ; les enfants semblent lui peser. Deux enfants qui portent des prénoms peu ordinaires : « grâce à Internet » les parents avaient fait une liste de prénoms rares. Une évasion rêvée ? Hors d’un quotidien où le temps organise et presse de toute part. D’ailleurs, nous comprenons que sa demande de rencontre est en fait là pour poser la question de la nécessité de poursuivre ce travail puisque Cali va mieux. « L’école l’a dit : il paraît plus joyeux, plus vivant » ! Ces paroles de constat, à distance de ce qui se vit pour elle dans le difficile accompagnement de son enfant au groupe, nous glacent. Autour du cercle rouge, le groupe se retrouve et jette dans la jubilation « la sorcière, les fantômes, les rats d’égouts… le caca, le pipi » et « la mort » dit Alex ; aussitôt, Cali cesse toute participation gestuelle, et se met en retrait d’un affect à ne pas approcher pour lui, où nous ressentons la force de la menace qui l’habite. Depuis quelques temps, il aime dérober la clé d’Alex mais si une «  bagarre  » de frites-épées en résulte, il lâche aussitôt, alors que cette « bagarre » avec l’adulte devient possible, il commence à sentir des points d’appui potentiels, projeter n’est plus totalement détruire. Il se montre plus coquin, plus présent et aussi plus apaisé. Un jour où l’éducatrice est absente, et qu’il arrive fermé, dans le cercle, il ne participe pas et Alex le verbalise : « il ne veut pas » ; position reconnue et acceptée, il regagne son coin coussins où j’aménage des murs, une porte, construisant ainsi « sa maison », il y accepte un téléphone sans pouvoir répondre cependant… Les autres s’organisent autour de l’attaque d’un animal, le jeu s’affectise, la sorcière apparaît, alors Cali bondit dans l’arène et imite Alex qui joue à taper sur le gros ballon rouge. Il y est regardé, son mouvement autorisé, debout, regard présent  : un moment où 130

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manifestement il se sent exister pleinement ; alors, dans cet élan, renversement, cette fois, il veut «  être le premier  » au temps du portage dans la couverture, comme Alex ! Comment choisir entre les deux enfants ? Nous acceptons cette possibilité de deux premiers et, avec la stagiaire présente ce jour là, nous les porterons ensemble avec leur doudou. Notre propre corps est fortement sollicité dans ce type de travail et fait partie d’une recherche permanente, et enthousiasmante ; trouver des points d’appui du corps réel à l’imaginaire avec l’articulation clinico-théorique où un groupe de travail, il faut le dire, s’avère nécessaire. Je remercie ici celui du Professeur Jean-Marie Gauthier qui nous a soutenu pendant de longues années. Le plaisir et le calme se double de la joie de Cali dans le cercle de fin où il rappelle tous les jeux des autres enfants, montrant une fois de plus que l’acceptation de son retrait inclus, mis en lien dans le groupe au travers de « sa maison », lui permet de se donner de la profondeur spatiale en écart au collage agrippé. Et au moment des retrouvailles avec sa mère, pour la première fois c’est dans un seul élan – « maman » – qu’il court dans la salle où elle attend, et se jette dans ses bras ! L’espace devient relationnel, l’élan témoigne du nouage des différents niveaux par l’affect, et le jeu continuera à la fin, en salle d’attente, où il s’est caché derrière le ficus, qu’elle le cherche et le trouve ! Cette séance montre comme la question de l’espace, témoin des déchirures affectives, commence à se cicatriser en Cali ; des régressions ne manqueront pas… et les traces sur le plan du schéma corporel, où les plans avant, arrière entre autres sont confus, de même que le plan tonique discordant, montrent qu’un travail individuel maintenant se justifierait, car le jeune enfant a vitalement besoin d’être actif et de trouver ainsi à exprimer ses affects dans l’unité psychocorporelle qui lui est propre. Mais l’intérêt du groupe pour Cali est net, c’est en appui sur les différences de chacun qu’il sort de l’inhibition/réaction violente qui condamnait son intégration scolaire, et qui permit l’acceptation active de sa position de retrait buté qui aurait été plus douloureuse en face à face. Nous ne revenons pas sur le problème central de la séparation mère-enfant qu’il est fondamental d’accompagner  ; ici, depuis 131

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notre position interne, qui nous donne du jeu et non dans une explicitation verbale, ou interprétative, car, nous le voyons, la maman ne peut pas sentir ce qui est en jeu pour son enfant ; ce serait violence inutile, et, pour lui, ce qui différencie c’est la possibilité de construire ses propres coordonnées temporo-spatiales, identitaires, dans le jeu psychocorporel que nous soutenons entre elle et le groupe.

Maya ou « où est l’absent » Cette petite fille est déjà très marquée par des difficultés de développement dans un lien familial en souffrance transgénérationnelle. Pourtant, même si elle est véritablement immobilisée, son regard a l’éclat de la petite enfance, brillant d’envie, en quête. Elle semble nourrie de contes enfantins, très probablement racontés par sa mère ; c’est la sphère où elle peut déployer un langage ayant une certaine richesse de vocabulaire comparé à l’extrême pauvreté de sa parole propre. Nous nous appuyons sur ce niveau d’expression pour l’aider à conquérir la dimension du jeu, en interaction avec le groupe, et c’est par son élection de la Princesse qu’apparaîtra la sorcière, celle qui va fédérer le groupe… La sorcière, présente d’ailleurs dans le visage de Maya, qui passe de l’angélique à la grimace hideuse ; il est frappant de voir chez un jeune enfant combien le manque de lien, d’articulation, de mouvement, le fige souvent dans un fonctionnement binaire. Maya attend, en suspension, enroulée dans sa robe de «  princesse », tissus qui sont aussi enveloppe, réclamée, qui inlassablement l’enrobe à chaque séance. Elle colle Alex, mais à l’arrivée de la sorcière animée dans le jeu c’est trop fort, elle panique et tombe, sans pouvoir se relever seule, elle appelle à l’aide ! Le corps dans sa tonicité est figé en un bloc défensif bien fragile, ce que le portage dans la couverture va progressivement apprivoiser, laissant apparaître en deçà une position de nourrisson hypotonique, comme en attente passive d’être changé de couche. Là où elle est active, c’est pour le rangement, puis l’installation du cercle, des coussins de couleurs, bref « mettre en ordre », copiant l’adulte et s’y oubliant le plus souvent ; il n’y a qu’Alex qui accepte de lui faire une place, Cali la rejette violemment sans pourtant décourager l’intérêt qu’elle lui porte. Nous notons qu’elle est aussi la première à désigner l’absence. 132

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Dans le cercle reconstruit à chaque séance, elle perçoit très vite après Cali la possibilité de s’approprier une couleur identitaire qui sera défendue, protégée par les adultes ; elle choisit le violet et nous reconnaissons son appétence, sa vigilance. Elle le réclamera maintenant avant même l’arrivée dans la salle, dans un grand besoin de s’approprier  : mouvement identitaire qui coexiste avec l’oubli de soi quand elle est dans l’adaptatif, le faire comme. Bientôt sa parole se libère dans ce temps du cercle, peu articulée d’abord. Par exemple,  cette phrase  : «  tonton Tino – dans le sud – en train – maman ménage – avec son lapin », mais nous sentons une parole chargée d’affect qui tente de conserver, alors qu’elle n’était que répétitive et interrogative : « où est l’absent » ? Une mobilisation prise dans le physiologique car, pendant toute cette période, elle demande à aller aux toilettes pendant le temps du groupe… cependant, elle gagne en qualité de présence, c’est alors qu’apparaît combien elle est dans la confusion par rapport aux repères fondamentaux. Les autres l’aident, au moment de la parole dans le cercle de fin, ils lui redonnent les séquences de son jeu, une mémoire : bonheur de ce travail chez les petits où la compétition tire vers un plus de dynamique que l’on rêverait de voir soutenu plus loin dans les âges du devenir humain. Dans ce moment de recentrement, nous avons introduit un temps de chant simple autour des voyelles, tout en les gestualisant ; il fut fécond pour Maya : partager, prendre son tour, s’individualiser, chanter son propre son et avoir le plaisir de l’entendre repris par chacun. Dans cette avancée, elle s’assombrit, demande sa mère, mais cherche aussi le bureau du consultant qui les reçoit, en quête de repères donc, même si elle reste prise dans le collage avec les autres enfants ou avec le miroir ; l’école commence à alerter… La commission MDPH s’est réunie, où la mère a tenté de se différencier de sa propre mère qui refusait catégoriquement le redoublement de la section, voire une orientation… Le château de la Princesse est fort investi maintenant par les enfants ; en général, c’est Alex qui le construit et nous voyons Maya s’agripper dans la confusion « père/papa/fiancé/mon groupe » mais elle se bat pour coller là où le mouvement se déploie avec, progressivement, quelques percées différenciatrices. Surtout, toute cette variation dans le groupe fait appui, étayage à sa pensée qui, nous le sentons depuis le début, tourne autour de 133

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l’absence, qui devient précisément l’absence du père qu’elle tente maintenant de penser et de nous parler clairement : « j’ai vu mon papa travailler dans les champs » – « il fait pousser des fraises ». Et nous constatons l’évolution du langage où la phrase s’est construite avec cet affect de perte qui se fraye un chemin. Alex a évoqué la visite de sa grand-mère au cimetière : « où il y avait déjà des fleurs »… Maya est touchée, attentive et, dans le jeu qui suit – l’attaque du château –, elle devient chevalier et défend la construction d’Alex avec la frite ! Celui-ci joue le mort. Pour la première fois, elle s’élance, devient active avant de retrouver une position favorite : « plonger dans la piscine » où elle s’allonge pour un bain où elle réclame « le thé » et « la fleur d’oranger » offerts aux précédentes séances, montrant une possible continuité et un besoin d’être nourrie, symboliquement. Mais surtout, à la fin du jeu, c’est elle qui rappelle que «  son mari était mort ». Elle remémore le cimetière et les fleurs et poursuit : «  Mon père il est vivant, il s’appelle Cédric. Il est mort au cimetière ». Catastrophe précoce : – là et pas là en même temps – qui tisse un espace sans repères étayants possibles  ; terrible confusion qui filtre le réel où elle se bat pour sauver sa présence au monde quand l’autre regardant, écoutant, peut la soutenir. Elle s’agrippe au regard, à la parole, puis s’abandonne, se désarticule dès que vient la séparation, comme un pantin dans le couloir, où problèmes d’équilibre, de tonicité, d’élan prennent le devant de la scène, particulièrement en évidence avec le tour de patinette. Nous descendons dans la profondeur de la question tonus et relation, des étayages et du portage précoce. Mais, à la séance qui suit, Maya est saisissante de présence, dans le cercle où la question tourne autour des fantômes, des sorcières : – « ça n’existe pas » disent les enfants. Ou alors à l’intérieur de nous qui les pensons et les faisons vivre, ce sont nos peurs et Maya de dire : – « c’est la prison » ! Puis elle associe sur la fête des pères qui vient : elle redit qu’« il est vivant », reparle des fleurs, du cimetière, de la fleur d’oranger, et du sapin de noël ! Ce sapin qui cache bien un père Noël… Nous voyons comment la question de son origine, d’une représentation de l’absent l’anime, en contraste avec sa difficulté à 134

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exister ; c’est fondamental de le repérer, de le soutenir ; le groupe a mesuré les grandes difficultés de Maya (sans pouvoir travailler avec sa famille) mais en cherchant à dynamiser ce qu’elle apportait, à maintenir vivante son interrogation, l’autorisant à construire ce fil du père absent en elle, ne la laissant pas s’abandonner au collage débilitant. Nous pouvons soutenir l’évolutivité potentielle de ces enfants avant d’étiqueter, orienter. Cela demandera un soutien intensif, une mobilisation du CMPP pour cette petite fille, mais la période de l’École Maternelle devrait continuer à donner du temps aux reprises de développement chez l’enfant.

Ali ou « une suspension à la menace de la séparation » Il est arrivé dans le groupe en affirmant son prénom, il a l’air malin, regarde, questionne et entend ; alors que se passe-t-il pour ce petit bonhomme qui paraît tout adapté ? Dès la séance suivante, cette prouesse qu’il pense attendue de lui n’est plus tenable et nous le voyons osciller entre  la morale  : « il faut être gentil » « apprendre à l’école », dénoncer les écarts des autres enfants et une totale incertitude sur sa possibilité d’agir : « est-ce bien, est-ce mal ? ». Et puis ce qu’il convoite c’est toujours l’objet de l’autre, dont il s’empare avec violence, souvent même destructrice avec pour pendant une inhibition massive qui peut le saisir. Toute la dimension de l’enveloppe, du portage, de la détente lui est difficile ; il revendique sa place mais ne peut se relâcher, la nuque est tenue, raide comme celles de certains enfants en Hôpital de jour qui ne peuvent s’allonger pour dormir. Nous le sentons fatigable, en état d’hypervigilance, et perdu au moment de la séparation qui le conduit vers la cantine de l’école ; cela s’améliorera vite par le partage du taxi avec Alex. Dans le cercle, il raconte avec un large sourire, le sacrifice du mouton : « sa tête coupée » « le sang partout » mais « il n’a pas eu peur ! C’est le mouton qui avait peur ». Cependant, dans le cercle rouge, c’est le «  cauchemar  » qu’il jette… Comme Cali s’est glissé dans le tunnel, Ali ferme celui-ci et dit : – « il est mort le bébé »… (nous n’oublions pas la grossesse menacée). 135

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Nous le voyons conscient de ses difficultés dans le tour de chant, où il mémorise difficilement, il le sent et cherche à se dissimuler, alors qu’il affirme une suprématie en projetant en avant ses vêtements : « Naroto », « Simson », mode vestimentaire que ma collègue peut reconnaître et qu’elle situe dans les préoccupations des préadolescents. Décidément son corps nous paraît corseté dans le regard adulte, adaptatif, son mouvement propre réduit à l’attaque ou au retrait ; d’ailleurs, dans le groupe, nous devons être très vigilantes car il a l’art d’attaquer l’espace de l’autre sournoisement, affichant un sourire angélique : il n’y est pour rien ! En revanche, l’attaque d’un enfant à son égard l’effondre, alors qu’il peut défier l’adulte. Comme les repères du groupe se précisent pour lui, que les affects peuvent y être joués, nous le voyons souffrir et il annonce ne « plus vouloir jouer », s’inquiète de ce que nous jouerons « la semaine prochaine ». Il colle Alex, ainsi que la parole de l’adulte, montrant, dans les récits qu’il rapporte dans le cercle, une limitation autour d’un vécu concret avec son père : par exemple, comment faire fondre la glace sur le pare-brise… jamais un mot sur sa maman, pourtant il questionne la présence de la mère de Cali qu’il appelle « maman taxi », perception colorée par l’utilitaire. Son monde nous apparaît de plus en plus peuplé par le quotidien, l’utilitaire et déserté par l’affect. Plusieurs fois il sera absent, « malade », mais dans le cercle il dit ne – « pas dormir » parce que – « papa et maman parlent ». Dans le portage, il s’est encore crispé et ne peut plus déposer son dos… nous nous inquiétons pour cet enfant dont les parents ne viennent pas voir la consultante, aussi décidons-nous de leur donner un rendez-vous où ils vont venir ensemble. La tension est dense entre les deux parents qui se tiennent côte à côte, sans échange de regard, Ali se tient à distance. Ils disent d’emblée se situer « à l’opposé » l’un de l’autre. La maman craque : « il ne tient tranquille que s’ils sont exclusivement tous les deux, pourtant elle dit ne pas pouvoir vraiment jouer et l’enfant s’oppose aux exercices, coloriages… Elle doit faire beaucoup d’efforts et dès qu’un troisième arrive c’est l’agitation, il court partout, pourtant la colère survient dès que quelqu’un va partir, quitter la maison. Dans la famille, ils perdent l’autorité et Ali est allé jusqu’à complètement saccager le potager de son grandpère maternel »… 136

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La mère y revient plusieurs fois, blessée, comme devant un impensable. Pourtant « à l’école ça se passe bien, bien qu’il soit copain avec le plus agité de la classe » et qu’à la maison ce soit « la galère pour lui faire écrire son nom, »… il colle ou jette, se roule par terre et dit « je ne t’aime plus ». En même temps, les parents disent  : «  on ne cède pas à ses caprices » ! Mais « c’est l’enfer », « ils ne peuvent plus aller au restaurant, sortir », d’ailleurs Madame n’a même « plus envie de partir en vacances », « ni d’accueillir un autre enfant »… Monsieur ne suit pas véritablement, il ne contredit pas mais avec lui « ça se passe bien » : s’il ne mange pas, s’il ne veut pas se coucher, il regarde un film avec lui… le calmant en le ramenant à une situation à deux. Mais le père est peu à la maison et sa femme lui reproche d’être pris à 100 % par son travail… une maman au bord de l’explosion et impuissante. À cette occasion, nous apprenons comme c’est difficile pour Ali de venir au CMPP. « Du coup, on lui dit au dernier moment » disent les parents. Nous mesurons ô combien l’angoisse sous-jacente à cette tyrannie de l’enfant, qui en même temps tient et sépare ses parents, « les opposés », tout en se heurtant aux contradictions éducatives. Nous espérons que ce couple en détresse puisse reprendre cette amorce avec le consultant, tout en sentant que nous coupons la dynamique émergente de cet entretien, soulevant une question de « travail en équipe ». (Le psychomotricien relationnel doit travailler avec chaque consultant la marge d’un travail possible ; il s’agit évidemment de ce qui lie dans le face-à-face, ce qui constitue la relation et qui doit enrichir la dynamique institutionnelle plutôt que la neutraliser). En revanche, pour Ali, cette rencontre a littéralement animé l’espace qui lui paraît donc moins étranger, il répète aux autres que « ses parents sont venus là » et/ou se le répète-il à lui-même dans l’étrangeté de leur absence car son anorak doit l’envelopper et rester fermé. Nous mesurons comme l’espace où l’affect ne peut se projeter devient source d’étrangeté et d’inquiétude sourde, pas visible au premier niveau d’observation chez ce petit qui a malgré tout une certaine qualité de présence dans le groupe, mais que l’observation relationnelle permet d’affiner. 137

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Pendant les vacances de Pâques, son père l’accompagne, hors de lui dans la salle d’attente : « ici c’est pour les enfants, moi j’ai besoin ». Il se dit au bord de l’éclatement, une sensation d’oppression au cœur. Le consultant, les autres enfants sont absents car les vacances ne sont pas terminées, aussi avons-nous le temps d’accueillir le père et son fils. Nous mettons du temps à comprendre, dans son agitation, que sa femme a quitté la maison pour rejoindre celle de ses parents. Ali est collé au dos de son père, il ne peut nous regarder, puis, au fur et mesure que se déposent les morceaux de l’éclatement familial, il retrouve l’espace, les jeux porteurs du groupe qu’il s’approprie jusqu’à annoncer : « je construis ma maison » ! Enfin, cette situation «  j’ai pas dormi, papa maman parlent  » peut être déposée, il renoue avec le mouvement de l’enfance que les autres dans le groupe ont permis d’étayer, il se l’approprie.  Mais au moment de la séparation, à nouveau, il se fige dans cette tonicité qui repousse ; surtout, nous sommes émues de voir son bras qui reste en suspension là où il allait saisir son père, qui demande une adresse thérapeutique pour lui-même. Cependant, nous sentons que le groupe a pris sens, j’ai presque envie de dire : a pris vie ! S’il refuse la sorcière, c’est lui qui appelle le loup et les petits cochons ; et, pour la première fois, il parle de son envie du portage, comme si ce moment métaphorisait ce qu’il commence à ressentir de possible à déposer dans ce travail de groupe. La situation familiale reste passionnelle  : – «  c’est papa qui a de l’argent, maman n’en a pas… il va avoir un cadeau… », mais un écart, un espace s’est construit en lui, il peut dire sa « peur de l’orage », il investit le temps du chant, il cherche à prendre le coussin vert de Cali en demandant « où est le sien ? » sans bien comprendre encore que c’est à lui de le choisir, de se l’approprier. Et si sa violence est grande, conduite au travers des fléchettes ou du frappé où une relation plus individualisée devient possible, nous le voyons se reconstituer ou constituer le visage de l’enfance.

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En conclusion Ce que cette présentation a cherché à montrer n’a de vérité et de sens que dans chaque mouvement de reprise de développement, pour chacun des enfants du groupe, de reprise de confiance en soi, en la vie ; cela ne s’observe que dans la Relation et dépend totalement de la qualité de celle-ci  ; l’évaluation est incluse, évidente, mais tient compte de la complexité singulière de la situation de l’enfant. La qualité en psychomotricité ne dépend pas d’une trousse à outils techniques au sens littéral comme nous pouvons l’entendre trop souvent et même l’observer sur les profils de poste. Ma conviction est que les techniques absolument nécessaires ont une valeur constructive, non dans leurs applications aux symptômes, mais surtout comme expérience propre du thérapeute, qui doit avoir une gamme technique intérieure la plus riche possible afin d’ouvrir sa connaissance aux vécus internes, et d’être ainsi apte à la créativité avec ce qui peut aller jusqu’au silence de l’autre enfermé dans sa souffrance, ce qui se rencontre chez l’enfant comme chez l’adulte, « Respirer avec » ou l’art de l’accompagnement thérapeutique. Alors, ne nous adaptons pas à la normalisation des conduites, des protocoles… et travaillons à devenir ce que nous sommes potentiellement, créatifs, capables de joie, des hommes en voie d’humanisation. Tous processus qui sont puissamment à l’œuvre chez l’enfant et que l’adulte dans la sphère sociale semble perdre, mais que nous retrouvons en chacun dans la clinique adulte, comme nos amis du Séminaire de Sami-Ali nous le font entendre depuis ces longues années ; ainsi, ce que nous observons dans le jeu de l’enfant, dans sa clinique, nous le retrouvons dans le rêve de l’adulte ; cela nous confirme combien le temps, les défenses, l’adaptation peuvent recouvrir les difficultés spatio-temporelles prises dans le développement identitaire et les souffrances affectives, sans rien effacer, jusqu’à ce que, remontant des profondeurs de l’être, sournoisement, cela se signale par d’autres souffrances… ainsi nous voyons le lien fort entre Psychomotricité, Psychosomatique et Théorie Relationnelle. Au-delà, dans nombres de cultures, ce lien inséparable du corps et de l’esprit a son nom ; Atiq Rahimi le dit en persan : « djân », « on ne dissocie pas le corps de l’âme pour dire l’être ». 139

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Le chien assistant en psychomotricité relationnelle Maryse Weber Introduction

Je suis psychomotricienne depuis 33 ans et je travaille dans un cabinet privé au Luxembourg. Depuis quelques années, j’ai la grande chance de suivre les seminaires du professeur Sami-Ali et je tente d’introduire dans mon travail sa conception de l’unité du fonctionnement humain. Pourtant l’évolution de la demande dans mon pays exige de moi d’être de plus en plus technicienne. Il y a une tendance à la standardisation et je me demande si on ne risque pas d’amener les enfants vers une normalité au détriment de leur originalité. Parfois je sens les enfants enfermés dans un diagnostic où tout est prévisible et où il n’y a pas de place pour la surprise. Beaucoup d’enfants ont un programme bien rempli par différentes activités sportives ou autres, ils sont souvent engagés dans plusieurs thérapies, ce qui fait que leur emploi du temps et de l’espace se trouve surtout structuré par l’adulte. Ainsi, lorsque je travaille avec ces enfants, le plus important pour moi est de créer un cadre où l’enfant peut nous étonner et nous surprendre, en déterminant lui-même l’évolution de notre relation selon son rythme à lui, 141

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qu’il puisse être acteur sans que ses performances soient jugées ou mesurées, car j’estime que l’enfant a le droit d’être respecté dans son individualité, en tant qu’être unique, hors du commun et hors comparaison. Dans mes efforts pour travailler en ce sens, mes chiens m’apportent une aide précieuse, simplement en me permettant de profiter des excellentes qualités relationnelles propres à tous les chiens. Les chiens sont à l’écoute de nos comportements et avides de comprendre nos états émotionnels et nos désirs, afin de nous répondre le mieux possible. Ils sont très sensibles à nos attentes. Cette grande capacité du chien de s’identifier à l’image qu’a de lui son maître est prouvée par la multitude de métiers qu’il exécute pour servir l’homme. Le chien est toujours d’humeur égale, aimant et fidèle. Il ne nous juge pas, ne nous critique pas, il n’a ni préjugés ni idées préconçues, il nous accepte tels que nous sommes. Elisabeth de Fontenay dans son livre, Le silence des bêtes, cite le philosophe Emmanuel Levinas qui raconte qu’il avait été bouleversé, en un moment terrible de son existence, par la présence et le discernement d’un animal. Un chien errant s’était fixé durant quelques semaines dans le stalag où il était détenu. Les prisonniers l’appelaient Bobby, faisant sans doute d’abord de cet animal la mascotte de leur espoir en une libération par les Anglais ou les Américains… «  Bobby discernait malgré tout ce que les gardiens du camp faisaient pour la défigurer – l’humanité des prisonniers – puisqu’il saluait d’un aboiement amical leur retour du travail… Ainsi le chien, tout dépourvu qu’il est d’éthique et de logique, reconnaît-il la dignité humaine… et on peut dire que, pour Levinas, un animal aura traversé de son mystère la déshumanisation de l’homme par l’homme ». Le chien, cet être relationnel par excellence, a aussi toujours fasciné les enfants. Boris Cyrulnik nous rappelle : « les premiers mots de l’enfant, quelle que soit sa culture, sont les équivalents dans sa langue des mots (maman, papa, ouah ouah)  », cet auteur précise qu’au cours des premières années de la vie plus de la moitié des rêves enfantins mettent en scène des animaux. La plupart des enfants désirent avoir un chien chez eux, pourtant beaucoup de parents travaillent à plein temps et n’ont pas la possibilité de s’occuper d’un animal. Ainsi trouvent-ils chez moi cette proximité relationnelle tant désirée et pendant la durée de la séance mes chiens sont un peu les leurs. 142

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Présentation de mes chiens L’idée d’introduire le chien dans mon travail m’était venue il ya environ 12 ans à travers notre chien de famille que l’une de mes enfants avait laissé entrer par hasard dans ma salle de thérapie, pour le plus grand plaisir de la petite fille avec laquelle j’étais en train de travailler. Cette fillette présentait une instabilité psychomotrice assez importante et mon dalmatien était lui aussi assez hyperactif. Pourtant, j’ai eu la grande surprise de vivre une séance calme, que je n’avais jamais connue avant avec cette petite fille. L’enfant et le chien se sont couchés par terre et pendant un long moment ils ont doucement roulé une balle l’un vers l’autre. Depuis, ce bon chien déjà vieux à l’époque, m’a parfois assisté dans mon travail et quand il est mort à 14 ans j’ai décidé d’éduquer un chien pour m’aider dans mon travail de psychomotricienne. Ce chien s’appelle Poli. Il m’assiste depuis bientôt huit ans. Il est très gentil de nature, et bien socialisé. Ensemble nous avons suivi des formations et des seminaires et un spécialiste allemand, après l’avoir examiné pendant plusieurs jours, l’a déclaré apte à être un chien accompagnant en thérapie. Un chien de thérapie est obligatoirement un chien en très bonne santé physique et psychique, un chien socialisé qui s’entend bien avec les gens et les autres chiens ; il n’est cependant pas trop soumis et n’a pas peur des stimulations intenses, telles que les bruits et les mouvements par exemple. En psychomotricité, il faut qu’il n’ait que très peu de pulsions de prédateur, qu’il aime jouer avec les enfants, mais qu’il reste calme et qu’il ne se laisse pas exciter par des jeux de mouvement intenses. Poli possède toutes ces qualités. Dans sa vie privée, Poli est un membre de ma famille très respecté et aimé, il est parfois un peu têtu, mais dès qu’il se trouve dans ma salle avec les enfants, il a le sens du devoir, et n’arrête pas de m’observer pour comprendre ce que j’attends de lui, mais il lui arrive aussi de prendre des initiatives, par exemple de faire le pitre pour détendre un enfant triste. Jempi, chien abandonné que nous avons adopté n’est pas un chien de thérapie mais il présente une nature très douce, il est d’une très grande gentillesse. Ainsi, sans travailler, il a parfois assisté aux séances parce que des enfants ont désiré faire sa connaissance et, un jour que Poli était tombé malade, Jempi, à ma grande surprise, s’est mis à imiter Poli et il l’a dignement remplacé. Je me suis rendu 143

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compte que Poli l’avait éduqué, comme il lui avait déjà appris à s’adapter à plusieurs habitudes de notre vie privée, par exemple il lui a appris à nager. Jempi, qui a des pulsions de prédateur et a beaucoup de mal à nous abandonner un objet qu’il a attrapé, remet sans discussion la balle à l’enfant si ce dernier le lui demande. Le chien n’est pas présent à toutes les séances. L’enfant doit souhaiter sa présence et lui aussi peut à tout moment quitter la pièce, s’il le désire. En effet, l’animal est un être vivant et il a droit à son propre bien-être, il faut savoir reconnaître ses signes d’apaisement pour prévenir ou mettre fin à des situations qui lui sont désagréables. Il ne faut pas l’instrumentaliser sinon il risque de tomber malade. Comment pourrait-on en effet désinstrumentaliser l’enfant et laisser place à la surprise, comment pourrait-on créer un bon cadre relationnel, si l’un des partenaires était un être instrumentalisé ? Poli se trouve ou bien dans la salle de psychomotricité si l’enfant est déjà habitué à lui, ou bien dans la partie privée de ma maison et l’enfant peut alors l’appeler. Parfois il lui arrive de frapper à la porte, et l’enfant décide de le faire entrer ou non.

Le quotidien Le chien est un compagnon de jeu stimulant Cela me semble particulièrement important pour les enfants dont les parents se plaignent qu’ils ne jouent pas beaucoup, qu’ils ne sont pas très créatifs et qu’ils sont surtout intéressés par la télévision et l’ordinateur. En psychomotricité, le chien a une fonction complémentaire dans les jeux de mouvement, de coordination, pour stimuler la force et une meilleure adaptation du tonus. En effet, jouer à la balle, tirer sur des anneaux, sauter par-dessus un bâton, sauter sur le tremplin (Poli adore), tout cela est beaucoup plus amusant en compagnie d’un chien. L’enfant peut inventer des parcours de motricité pour le chien et pour lui-même, ce qui provoque souvent de grands éclats de rire. En effet, le chien incite souvent au rire et ces éclats de rire si délivrants qu’il provoque au moins une fois par jour, je n’aurais pu les observer par aucun autre moyen à ma disposition. Poli 144

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lui-même a parfois une expression si drôle qu’il a l’air de rire lui aussi (à moins qu’il y ait projection de ma part). En tout cas, je sens combien il est satisfait quand tout le monde rit et combien il est mal à l’aise dans une situation lourde de tristesse. Le rire, cet élan vital, est de mise avec les chiens comme d’ailleurs les réactions des animaux nous font souvent rire également. Certains enfants, qui présentent une instabilité psychomotrice, éprouvent des difficultés à échanger la balle pendant un certain temps, selon une certaine rythmicité. Souvent, après quelques échanges, ils n’arrivent plus à me fixer du regard et lancent la balle dans une autre direction, ou bien trop haut ou trop fort pour que je puisse l’attraper. Ils ne supportent plus cet échange et cette rythmicité. En revanche, l’échange de balles avec le chien est plus attirante pour l’enfant, il lance la balle à Poli qui la lui ramène dans sa main ou dans un panier, si l’enfant n’aime pas toucher le museau du chien. Cet échange avec le chien surprend et fascine les enfants et ils aiment répéter ce plaisir. Ce jeu leur procure un certain pouvoir, mais il développe aussi la patience, la concentration et la dextérité, dans le cas où le chien remet la balle dans la main de l’enfant, par exemple.

Le chien aide à développer l’estime de soi et la confiance en soi Il invite au mouvement, à la créativité et au jeu. Il ne fait pas semblant, il est honnête, il joue parce qu’il en a envie et non pour aider l’enfant dans sa thérapie. Les enfants prennent alors l’initiative, et ils deviennent plus actifs et meneurs de jeu. Ils dictent les règles. Je leur apprends comment on peut jouer avec le chien, cela éveille leur curiosité, ils inventent d’autres jeux et quel bonheur pour eux de pouvoir ensuite montrer à leurs parents comment on peut jouer avec un grand chien, de les surprendre, de se faire admirer et d’être envié pour son savoir-faire par les frères et sœurs qui, eux, ne sont pas des enfants à problèmes. Les enfants que je reçois sont souvent en échec scolaire et ils représentent une déception pour leurs parents, pour l’instituteur et pour eux-mêmes. Parfois les parents les comparent à un frère ou une sœur, qui travaillent mieux à l’école. Le chien ne s’intéresse pas aux résultats scolaires de l’enfant, il ne le compare avec personne, ne juge pas l’enfant s’il travaille mal à l’école, il ne se moque pas de lui quand il n’aime pas suivre les activités sportives. Donc, en 145

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présence du chien, l’enfant se sent accepté tel qu’il est, ce qui peut lui rendre confiance en lui et changer l’image qu’il a de lui-même. Le regard que pose le chien sur l’enfant peut changer le regard de l’enfant sur lui-même. L’enfant peut se voir et se montrer autrement et c’est parfois le moment qui peut changer les choses. Souvent, c’est le moment-même qui compte, ce moment qui fait que l’enfant est surpris par l’animal, par la situation, par lui-même. Le moment où moi je suis surprise. Peut-être que ce moment-là fera changer un peu l’idée que l’enfant se fait de lui-même et le regard qu’il porte sur soi. Souvent les enfants me demandent de pouvoir promener le chien, en le tenant par la laisse. Poli se laisse guider sans problèmes et alors on voit les enfants tellement fiers ; ainsi, pendant la durée de la séance, l’enfant devient-il le petit maître du chien

Le chien apprend le sens de l’amitié Le chien est un ami fiable et disponible qu’il faut apprendre à connaître et à respecter. Parfois les enfants à problèmes ne sont pas compris des autres et à leur tour il leur manque l’empathie nécessaire pour se mettre à la place de l’autre. Ainsi n’ont-ils pas beaucoup d’amis et sont-ils parfois rejetés par les autres enfants. Ils se trouvent dans une situation relationnelle difficile alors qu’ils voudraient nouer de bonnes relations. Le chien, lui, au contraire des autres enfants, est toujours disponible, accueillant et amical. Ainsi il représente un facteur de sécurité : il ne ment pas, il n’y a pas d’ambiguïté mais de l’authenticité. Le chien ne peut pas ne pas être dans la relation. Il ne peut pas être présent-absent. Mais l’enfant de son côté doit respecter le chien, on ne peut pas l’obliger à faire des choses qu’il n’aime pas et surtout on ne peut pas l’agresser ou lui faire mal. Ainsi, avec l’entrée du chien, j’ai dû créer un cadre. Il ya des règles incontournables pour pouvoir rester en relation amicale avec le chien et, du moment qu’on s’y tient, on peut être sûr que, de la part de Poli, il n’y aura jamais non-respect de ces règles. Poli est absolument prévisible dans ses réactions ; voilà pourquoi il faut que je veille à ce qu’il soit en très bonne forme psychique et physique. À l’intérieur de ce cadre, on peut agir, explorer et inventer et on recevra une réponse adéquate. Le chien aide l’enfant à comprendre l’autre différent  : pour communiquer avec le chien, il faut comprendre son mode de 146

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communication. La communication est à la fois verbale et non verbale. Poli écoute les consignes verbales et obéit à des signes gestuels précis. La communication verbale est soutenue par le geste et l’expression corporelle. Les enfants apprennent à connaître les signes du chien et cette communication non verbale, consciente et inconsciente, incite l’enfant à voir cet autre en face de façon différente et l’aide à prendre conscience de cet autre.

Organisation du temps et de l’espace Parfois les enfants sont peu capables d’organiser leur temps et leur espace ; ceux-ci sont structurés par l’adulte. Quelques parents regrettent que leur enfant ne puisse travailler convenablement en classe, que si l’instituteur est assis à côté de lui. L’enfant dépend du corps de l’autre, il ne devient pas l’acteur de sa vie spatiale. Le chien ne structure pas. Il est toujours présent, si l’enfant le désire, mais l’enfant peut aussi lui demander de se coucher et de rester tranquille s’il n’a pas envie de jouer avec lui. Parfois les enfants sont très fiers de faire attendre Poli devant la porte avant de lui ouvrir pour le laisser entrer. Ils décident du moment où le jeu va commencer et quand il va finir. Ils décident donc eux-mêmes de l’organisation de leur temps avec leur compagnon de jeu dans la thérapie. De même, le chien les aide à élargir leur espace d’action en les invitant au mouvement et à de nouveaux jeux, comme, par exemple, le jeu de cache-cache. Les enfants adorent se cacher et se faire chercher par le chien, ou cacher des objets que Poli doit à son tour chercher.

Le chien permet un contact corporel apaisant Parfois, pendant des moments de relaxation, le chien se met à côté de l’enfant et se détend avec lui. L’enfant n’est pas seul, et la chaleur du chien (plus élevée que celle de l’homme) détend et sécurise l’enfant. Le toucher, si important en psychomotricité, est le premier sens à se développer chez l’homme. Il représente la première communication de l’enfant avec sa maman. De même, tous les jeunes mammifères cherchent la chaleur et le contact du corps de leur mère et de leurs compagnons. Presque tous les animaux aiment qu’on les caresse ou qu’on stimule leur peau agréablement, d’une manière 147

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ou d’une autre. Ainsi cette communication est-elle réciproque. Poli, lui-aussi, aime ce contact corporel et les douces caresses des enfants.

Le chien facilite l’accès aux rêves Parfois Poli assiste aux séances sans vraiment y participer, alors il se retire dans son panier pour dormir. Souvent il se met à rêver et il bouge. L’enfant est intéressé et on peut imaginer à quoi il rêve et puis parler des rêves de l’enfant.

Le chien facilite la rencontre et crée une atmosphère sécurisante Tout le monde n’a pas besoin des animaux pour se sentir bien dans sa peau. Parmi les enfants que je reçois, certains ne désirent pas la présence du chien, ont peur de lui ou sont indifférents, et nous avons alors bien d’autres moyens pour nous rencontrer et passer un bon moment ensemble. Mais le chien favorise mon travail dans bien des cas. Il facilite la rencontre et le contact, et sa présence m’aide à créer un espace sécurisant pour l’enfant et ses parents. Le chien crée une atmosphère vivante agréable, calme, apaisante et sécurisante, pleine de gaité et de joie de vivre dont moi aussi je profite ; en effet, parfois dans des situations difficiles, je me sens réellement encouragé par lui. Pour certains enfants, la présence du chien est indispensable, même s’ils jouent à autre chose. On constate alors le grand plaisir de la rencontre. Les enfants saluent Poli cordialement et vice-versa, puis ils s’occupent d’autre chose mais n’oublient pas de lui dire au revoir à la fin de la séance.

Présentation de quelques séquences pour montrer l’aide que le chien m’apporte Le chien a un effet miroir Il possède des qualités motrices, dans lesquelles l’enfant peut se projeter, lorsqu’elles lui font défaut (certains enfants peu sportifs adorent faire courir et sauter Jempi). Il représente un support 148

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de projection des émotions, il facilite leur expression et il soulage, comme je vais le décrire pour Tom. Tom, petit garçon de cinq ans, m’a été adressé en psychomotricité pour des problèmes de coordination et d’équilibre. Il est l’enfant unique, de parents séparés, et son papa est très instable dans ses visites. Sa maman travaille à plein temps et Tom est gardé par la grand-mère. Tom désire que Poli assiste à toutes les séances et il le fait intervenir dans toutes ses activités. Un jour Tom arrive triste à sa séance. Il se met à dessiner. Poli se couche à côté de sa chaise, puis Tom arrête brusquement son dessin et me demande pourquoi Poli est si triste. Est-ce qu’il n’y a pas d’autres chiens avec lui ? Est-ce que sa maman est morte ? Est-ce qu’il n’a pas de copains ? L’institutrice avait décrit Tom comme un enfant parfois assez isolé et n’arrivant pas à s’intégrer dans le groupe. Après avoir répondu à ses questions sur Poli, je lui demande si lui il a des copains et qui joue avec lui. Là-dessus il m’exprime la tristesse de sa solitude, il n’a pas d’amis et sa maman n’a pas le temps de jouer avec lui. Entretemps, Poli fait tout plein de bêtises pour capter l’attention, je suggère à Tom que Poli est sans doute triste parce qu’il ne s’occupe pas de lui. Tom le console, joue à la balle avec Poli et devient de plus en plus gai. Est-ce que le chien a compris la détresse de l’enfant, est-ce qu’il a trouvé un moyen de le distraire et de le soulager  ? Est-ce que les chiens reconnaissent parmi les odeurs humaines celles qui se traduisent (ou se modifient par) des émotions ? Je ne sais pas. En tout cas, il procure une demi-heure de complicité, de joie et de plaisir à un enfant qui était très triste auparavant et il lui a ouvert une voie pour pouvoir exprimer sa tristesse. Ainsi les enfants me racontent parfois des choses sur euxmêmes à travers leur mise en scène des chiens. Poli m’aide à mieux connaître les enfants.

Le chien comme support narcissique Pour Josi, le chien représente une valorisation narcissique. Il y a action de la part de l’enfant au lieu d’une acceptation et de soumission. Josi, petit garçon de six ans, présente des troubles du langage et des problèmes de motricité importants. C’est l’enfant unique d’une famille de fermiers, où plusieurs générations vivent dans la maison de famille. Ses difficultés sont assez mal vécues par les membres de 149

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sa famille. Josi est hyper-protégé par sa maman et hyper-dirigé par sa grand-mère qui n’arrête pas de le réprimander et de lui promettre tout plein de punitions s’il n’est pas sage. Les enfants ne l’acceptent pas parce qu’ils ne le comprennent pas et l’institutrice le supporte mal, le jugeant instable, provocateur et têtu. Josi est accompagné la plupart du temps par sa grand-mère et parfois par sa mère. Au début il a le regard fuyant, il présente une grande instabilité psychomotrice, un comportement ludique assez développé mais il n’aime pas les consignes. Il paraît très anxieux et sensible à tous les malheurs dont rend compte sa grand-mère qui semble pessimiste et déprimée. Je le comprends mal, il passe d’une activité à l’autre, probablement parce que je n’ai pas de réponse adéquate. Josi s’est lié d’amitié avec Poli assez rapidement et, à la maison, il parle souvent de «  son Poli  ». D’après sa grand-mère, tous les mercredis il déclare à sa famille «  Demain je vais voir mon ami Poli » et il en est tout fier. Chez lui il y a des chats, mais pas de chien. La grand –mère a peur des chiens, un jour elle a été attaquée par le chien de famille, pourtant attaché : « sans l’intervention de mon fils, il m’aurait tuée » dit-elle. Josi semble impressionné par ce récit mais d’un autre côté il a l’air un peu moqueur : n’ayant pas peur de Poli, cela lui fait penser qu’ il est plus courageux que sa toute-puissante grand-mère. Poli assiste à toutes les séances. Josi alterne les activités avec ou sans le chien mais il développe une grande imagination dans tout ce qu’il fait. Il adore inventer des jeux pour le chien et comme sa grand-mère lui dicte les règles dans la famille, il explique au chien ce qu’il doit faire ou ne pas faire. Si Poli ne comprend pas les consignes, Josi le réprimande gentiment en l’appelant « petit sot », mais il est très satisfait de sa supériorité intellectuelle. Parfois Josi a une attitude protectrice et soignante ; par exemple quand le chien sort et qu’il est mouillé, Josi le sèche et lui nettoie le pattes, le peigne, etc., comme le fait sa maman. Il traite Poli, qui pèse ses 40 kilos au moins, comme un enfant plus jeune que lui, et c’est ainsi que le traitent ses cousines, seuls enfants qui jouent avec lui. Parfois il construit des cabanes pour lui et le chien ou il invente des jeux de rôle où lui est le chef et Poli son assistant (par exemple, il est chef de chantier et Poli, l’ouvrier, qui doit lui ramener des choses. Un jour il est le pêcheur, Poli le requin qui essaie de lui voler ses poissons (des anneaux sur des bâtons). Puis il sent Poli un 150

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peu triste et il essaie de le rassurer : « mais non Poli, tu n’est pas un requin, ce n’était qu’un jeu ». Donc le chien représente pour Josi un ami et un compagnon de jeu avec lequel il peut pleinement vivre son imagination et sa créativité, et même s’il parle beaucoup au chien, la communication verbale, qui lui pose encore des difficultés, est soutenue par le jeu, le geste et l’expression corporelle. Josi a beaucoup évolué, il me regarde bien dans les yeux et il reste plus longtemps sur une activité. Sa maman me confirme qu’il est devenu moins triste et moins anxieux. Il a changé d’institutrice et il est mieux intégré dans sa classe.

Le regard, ou le chien et la question du regard Dès les premiers jours, l’enfant accroche et recherche spontanément le regard de sa mère, qui recherche à son tour le regard de l’enfant. Lorsque le bébé ou le jeune enfant ont une attention visuelle faiblement développée, ou si la mère évite le regard du bébé (mère dépressive, anxieuse, etc.), l’enfant n’accroche plus le regard ou l’évite, aux dépens d’un des premiers échanges entre lui et sa mère. Les chiens sont en quête permanente du regard des humains, sauf s’ils se sentent mal à l’aise ou insécurisés, ils détournent alors la tête, clignent des yeux ou ferment les yeux à moitié (signes d’apaisement). L’attention visuelle de l’enfant est stimulée par celle du chien.

Jimmy et le regard Jimmy a 5 ans, lorsque son institutrice propose une prise en charge. D’après elle, Jimmy a d’importants troubles relationnels et comportementaux, il ne s’intègre pas dans le groupe, il agresse les autres enfants et parfois il crie sans raison apparente. Il a un retard de la parole, mais une mémoire exceptionnelle pour les chiffres et les nombres. Je vois Jimmy une première fois en présence de sa mère. C’est un enfant lourd et grand pour son âge. Il ne me regarde pas et semble ignorer ma présence. En revanche, sans montrer la moindre émotion, il court dans la salle, arrache tout des étagères et des murs, lance ses chaussures n’importe où, dans les lampes et le matériel, n’épargnant pas les fenêtres. Je me demande si Jimmy se rend 151

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compte de ma présence dans cette pièce ? Comment perçoit-il son entourage ? Quelle est son image de l’autre et par conséquent de soi-même  ? Comment vais-je pouvoir l’aborder  ? La maman est très permissive mais quand il me frappe (encore sans montrer le moindre affect), elle lui ordonne de s’excuser. Là-dessus, il récite de façon automatique et monotone tout son répertoire de formules de politesse «  pardon… à vos souhaits… merci  ». Puis, quand il essaie de détruire une photo à laquelle je tiens beaucoup, je lui dis un « non » ferme en le tenant de façon à pouvoir le regarder droit dans les yeux. Jimmy semble enfin s’apercevoir de ma présence et il m’écoute. Lors de la deuxième séance, la maman vient seule pour me donner quelques éléments de l’anamnèse. Madame est magrébine. À la mort de son père, elle quitte son pays, mais reste en contact étroit avec sa famille. Elle est très intelligente, très vive, chaleureuse et souvent très gaie. Elle me montre comment elle pratique la danse du ventre et me fait cadeau d’enregistrements de musique arabe et de biscuits faits maison. Pourtant elle se sent très seule au Luxembourg, où elle dit ne pas avoir d’amis. Elle ne comprend pas la langue du pays et se sent mise à l’écart. Le père est originaire de l’Europe du sud. Il se rappelle avoir eu des troubles du langage et un comportement similaire à celui de Jimmy. Jimmy est le plus jeune de trois frères. L’aîné a quatorze ans et il fréquente le lycée classique. Il n’a parlé qu’après trois ans et demi, ce que la maman attribue au multilinguisme. En effet, les parents ont deux langues maternelles différentes, entre eux ils parlent le français, troisième langue, dans un pays où on pratique trois langues officielles. Ce garçon n’accepte pas le comportement et les crises de colère de Jimmy et il lui donne des coups. Le deuxième fils a 10 ans, il accepte bien Jimmy et il aide ainsi beaucoup la maman. La grossesse de Jimmy était désirée mais la maman est devenue très déprimée à partir du quatrième mois de grossesse. L’accouchement fut très dur, le cœur de Jimmy s’est arrêté à deux reprises. La maman a perdu le liquide amniotique plusieurs jours avant l’accouchement et, d’après elle, « Jimmy est resté accroché dans le vide ». La maman se rend compte très tôt que son enfant est différent des autres, il est très agité et le contact est difficile. Plus tard, il ne joue pas. Il ne se met à parler qu’après trois ans et, d’après la maman, il ne commence à se construire qu’à partir de ce moment-là. 152

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Puis il entre au préscolaire et il régresse beaucoup. La maman est déçue, «  tout le travail est perdu  ». L’enfant ne comprend pas la langue des autres. Sur l’avis de l’institutrice, elle consulte le service de guidance de l’enfance, un neurologue constate un EEG normal et lui propose de consulter un pédopsychiatre. La maman se sent rejetée par ce pédopsychiatre : « Il focalise tout sur moi, il me culpabilise mais il ne me donne pas les outils pour aider Jimmy. Il veut que je joue avec Jimmy, mais Jimmy ne me laisse pas intervenir ». Actuellement, d’après la maman, Jimmy est très nerveux et en souffrance. Pendant les vacances, elle travaille avec lui et il va mieux mais dès qu’il retourne à l’école, il régresse. Jimmy embrasse n’importe qui, il provoque, agresse, il ne connaît pas le danger et ne supporte aucun interdit. Il a horreur des choses qui pendent. La maman en a une explication : « Il a été suspendu dans mon ventre ». D’ailleurs, elle essayera encore souvent d’interpréter les réactions de Jimmy, même en faisant des recherches sur Internet et dans des livres. Lors des séances suivantes, Jimmy accepte de venir seul chez moi, je le garde à peu près 30 minutes. Je rencontre un enfant tout à fait inattendu et différent de la première entrevue. Même s’il jette encore les objets, j’arrive à le calmer en le faisant écouter de la musique arabe, en le massant avec une coccinelle de relaxation, en le balançant sur une grande balle, mais surtout en le laissant explorer le matériel qu’il lance encore souvent, ou il essaie d’en expliquer l’usage. Son langage est plus gestuel que verbal et parfois il mime une scène, par exemple, il me montre le savon, fait semblant de le manger et fait non de la tête. Parfois quand il veut être seul, il se retire dans la salle de bains où je n’ai pas le droit de le suivre. Après cinq séances, les manifestations de destructivité diminuent beaucoup. À la sixième séance, Jimmy joue avec les petites voitures. Je roule à gauche avec ma voiture et Jimmy me corrige en me signalant qu’ainsi je vais provoquer un accident. Il a donc une capacité à établir des relations spatiales entre les objets, les personnes et les événements. Il commence à me dire ce qu’il veut et ne veut pas. Il aime assez venir en psychomotricité mais à l’école les problèmes continuent et sa maman reste pessimiste : il a souvent fait des progrès pour régresser après. À la septième séance, Jimmy arrive en avance et il me regarde à travers la porte-fenêtre en poussant son visage fort contre la vitre. Je lui tourne le dos, ne m’occupe pas de lui et continue à travailler avec l’enfant que je reçois avant lui. Là-dessus Jimmy panique, il 153

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court  au jardin, arrache des branches d’arbre et frappe les arbres avec des bâtons, il refuse d’entrer dans ma salle, même après le départ de l’autre enfant. Je ne comprends pas ce qui s’est passé et je raconte cette scène à un psychologue qui pense que, peutêtre, Jimmy n’a pas supporté que j’ai évité de le regarder. Cela me semble possible et j’en parle à l’institutrice qui partage notre supposition. Est-ce que Jimmy ne supportait pas qu’on ne le regarde pas, qu’on détourne les yeux de lui. Peut-être qu’à ce moment-là il cesse d’exister. Peu avant cet événement, il a paniqué à l’école et s’est sauvé sans qu’on ne sache pourquoi, il explique à sa maman qu’il n’aime pas l’école, « elle est profonde ». Depuis, nous sommes tous très attentifs au regard de Jimmy. Jimmy évolue bien en psychomotricité. Il commence des jeux de balle et l’échange se fait de mieux en mieux. Il communique bien par son regard et parfois il demande à sa maman de me raconter des choses sur, par exemple, son aquarium et son chat. Il désire ainsi se faire comprendre et me faire participer à sa vie de tous les jours. Pourtant il me semble souvent très triste et abattu, et parfois il arrive en retard parce qu’il n’aime pas partir de chez lui. Un jour, il me pose des questions sur mon chien dont il a vu les croquettes et il me raconte qu’il ne voit presque jamais son chat qui se sauve dès qu’il l’aperçoit (et pour cause). Cela me donne l’idée à la 15e séance de faire intervenir mon chien. Jimmy semble un peu impressionné par ce grand chien noir, il a un peu peur mais il est surtout très intéressé et il n’est pas agressif du tout, alors que sa maman m’avait prévenue qu’il pouvait parfois être très agressif avec les animaux, il leur donne des coups de pied pour entendre leurs cris. Jimmy lance de la nourriture au chien et lui pose des croquettes sur le dos. Il rit aux éclats quand le chien se tourne pour faire tomber les biscuits. C’est la première fois que je le vois rire ainsi, de même son institutrice me confirme qu’elle ne l’a jamais vu rire de façon réactionnelle et adaptée à une situation. Poli se couche, Jimmy pose tout plein de jouets sur le chien et lui demande de rester tranquille. Le chien obéit. Quand la maman vient le chercher, il court à sa rencontre et lui dit : « Maman, Poli m’a regardé ! ». Puis il raconte, très excité, ce qu’il a fait. La maman semble très émue de le voir si heureux. La séance suivante Jimmy ne touche toujours le chien que par l’intermédiaire des objets qu’il pose sur lui, par exemple, il lui pose un anneau sur la tête et ainsi Poli est obligé de garder la tête droite 154

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et de regarder Jimmy qui lui demande souvent de le faire et il lui donne certains ordres dont je lui avais dit que Poli était capable de les exécuter. Il propose des croquettes à Poli qui n’a droit de les manger que quand il lui en donne l’ordre. Jimmy qui a tant de problèmes d’attente et d’inhibition, s’exerce en faisant travailler le chien. Il décide du temps et du moment. À la 17e séance, Jimmy commence à toucher Poli, d’abord son dos, puis il examine ses pattes et ses ongles me demandant si Poli peut griffer, il aime toucher les oreilles douces du chien, mais il est un peu impressionné par les dents et il me demande si Poli pourrait éventuellement le mordre. Il y a donc prise de conscience de l’autre et prévision et conscience de ses réactions. Comme lors des séances précédentes, Poli doit le regarder au moment de l’au revoir. À la 18e séance, il commence à jouer avec Poli, il lui pose une poupée sur les pattes et une chaise de poupée sous son derrière. Poli est couché sur le tremplin, Jimmy se met en-dessous et regarde Poli à travers le tissus semi-transparent du tremplin. Poli, au début, ne s’en rend pas compte. Jimmy peut ainsi organiser son regard, explorer visuellement l’autre, l’observer sans vraiment être vu, mais il rit aux éclats quand Poli, remarquant ce qui se passe sous le tremplin, cherche à le voir en rapprochant son museau. Quand la maman arrive, Jimmy lui déclare que Poli n’est pas un chien mais son copain. À la 19e séance, la maman veut rester pour voir Jimmy jouer avec le chien et il en est tout content. La maman aussi rit aux éclats à plusieurs reprises. Le chien baille (signe d’apaisement !), Jimmy met un coussin sur les bras et Poli pose sa tête sur le coussin, la maman s’écrie en riant « ah, il joue le jeu ». Puis Jimmy lui met une couverture sur le dos et la maman me dit : « C’est la première fois que je vois Jimmy s’occuper de quelqu’un ». Lors de la 20e séance, Jimmy amène sa mère et son frère qui joue beaucoup avec Poli, parfois Jimmy se fâche un peu quand son frère prend trop le dessus dans les directives, mais la plupart du temps il sourit et semble fier de les avoir présentés l’un à l’autre. 21e séance : Jimmy reste maintenant une heure et il remplit bien son temps. Il joue au Lego, à la balle, roule sur les balles, etc. Il ne se fâche plus quand une balle disparaît sur une armoire, mais il se débrouille pour la faire descendre avec un bâton. Le chien est bien intégré dans les séances, il fait partie du jeu sans pour autant être au centre de l’occupation tout le temps. Jimmy aime le caresser, le sentir parce qu’il trouve que Poli sent très bon et il a des réactions 155

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tout à fait normales par rapport au chien. Parfois il a encore du mal à partir de chez lui, mais d’après sa maman, dès qu’elle lui annonce qu’il va voir Poli, il se dépêche et devient tout enthousiaste. La maman est contente de l’évolution de son fils. Un jour, elle me dit : « Vous avez appris à jouer à Jimmy et vous m’avez appris à jouer avec lui ». Jimmy n’agresse plus son chat, qui se sauve moins quand il l’approche. Il parle beaucoup plus, il mélange les langues, mais il arrive à communiquer. Il va mieux à l’école. Même s’il recherche encore surtout la présence de l’adulte, il n’agresse plus les enfants et participe aux activités. Mais peu à peu je sens la maman déprimée et fatiguée. Elle me dit que Jimmy est souvent très agressif avec elle. Le pédopsychiatre ne l’aide pas : « Il ne m’aime pas ! ». Jimmy se rapproche de plus en plus de son père. En psychomotricité, il commence des jeux ritualisés, il reste couché à côté de Poli pendant de longs moments et semble très triste. À partir de là, je sens la maman de plus en plus anxieuse, elle se sent de plus en plus mal au Luxembourg, elle a du mal à quitter son domicile où au début des vacances d’été elle garde Jimmy à l’écart de tout le monde. A la rentrée, je ne revois plus Jimmy. Ses parents ont vendu leur maison et ils ont quitté le Luxembourg. Que s’était-il passé ? Est-ce que la maman n’acceptait pas l’évolution de Jimmy ? Jimmy était-il source de sécurité pour la mère qui, déracinée, séparée de sa famille, se sentait isolée et ne trouvait pas de lien suffisamment sécurisant dans la société luxembourgeoise ? S’il évoluait allait-il la quitter ? Est-ce que la maman était restée dans une situation d’interprétation, sans vraiment regarder Jimmy ? Si elle le regardait, elle savait d’avance. Que représentait Poli pour Jimmy ? Cette thérapie aurait bien pu évoluer sans le chien. Pourtant Poli a apporté certaines richesses, l’exploration, la prise de conscience et l’investissement de cet autre être différent. Ceci par la communication non-verbale, le jeu, le toucher et le regard, tellement important pour Jimmy. Le regard que Poli a posé sur Jimmy était un regard inconditionnel, un regard d’amour en quelque sorte. Il a accepté Jimmy tel qu’il était et n’a demandé qu’à jouer avec lui.

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Conclusion Finalement on peut se poser la question  : – qui est donc ce chien ? – Est-ce le thérapeute ? Sûrement pas. Il est plutôt le compagnon de jeu. Il est l’autre mais l’autre autrement, c’est-à-dire l’autre sans a priori et sans désir de juger. Le chien joue le jeu : parfois par simple obéissance ; mais parfois je me demande comment il peut si bien comprendre et répondre aux besoins des enfants. Par exemple, lorsqu’un enfant qui a peur des animaux désire faire sa connaissance, Poli dès son entrée dans la salle se couche et pose sa tête sur ses pattes. Le grand chien noir devient plus petit et l’enfant peut l’observer, l’analyser, toucher les différentes parties de son corps, sans que Poli ne bouge. Ainsi a-t-il déjà aidé plusieurs fois à remédier à des phobies de chiens. Le chien est spontané et vivant, voilà pourquoi il rend la thérapie vivante. Comme la langue maternelle, le dialogue avec le chien est porteur des émotions et il y a une certaine magie dans cette communication. En abordant l’enfant sans a priori le chien restaure chez lui ce côté d’énigme et de capacité de surprendre l’autre. Je me pose la question de savoir si mon assistant Poli par son authenticité, son amitié inconditionnelle et son absence de jugement et d’a priori ne m’aide pas à donner un peu à l’enfant le droit d’être soi-même, de changer son image de soi et son image de l’autre, de se reconnaître et d’évoluer en ce sens ? «  Si l’amitié comme fin en soi, celle qui n’est pas susceptible de dépérir avec le déclin de l’intérêt qui lui a donné corps, est la seule véritablement éthique, alors l’amitié avec l’Animal y répond par excellence. Elle est comme indéfiniment neuve, toujours recommencée. » (Florence Burgat).

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Bibliographie Cajal M. Les enfants inouïs. Surdités, implants cochléaires et impasses relationnelles (à paraître). Champollion J.F. Dictionnaire égyptien. Préface de J.J. Champollion-Figeac. Paris, Solin-Actes Sud, 2000. Courtin C. Surdité, langue et développement cognitif. Thèse de doctorat en psychologie soutenue le 24 juin 1998. Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000. Davies W.V. Les hiéroglyphes égyptiens. Paris, Seuil, 2005. Delaporte Y. Dictionnaire historique et étymologique de la langue des signes. Paris, Éditions Du Fox, 2007. Dictionnaires de langue des signes de l’ivt. Tomes 1 à 3. Paris, Éditions de l’ivt, 1997. Donstetter D. L’enfant, la psychose et la surdité. GESTES, 1994, 10, 38-50. Gorog F., Laborit J., Renard U., Pinto T., Querel C., Rengifo F.,Galiana E., Pardo E., Hoffmann C. Les effets psychopathologiques de l’implant cochléaire, in L’Évolution Psychiatrique, 2009, 74, 277-289. Healy J.F. The early alphabet, in Reading in the past, London, 1990, pp. 197-257. Piron J.P. Le réglage des implants cochléaires, in Les cahiers de l’audition, juin 2006, 19(3), 34-39. Prang I., Gaillard D., Groh V. Rôle de l’orthophoniste auprès des personnels d’acceuil et scolaires, in Loundon N., Busquet D. (sous la direction de). Implant cochléaire pédiatrique et rééducation orthophonique, Paris, Flammarion, 2009, p. 83. Sami-Ali. Le banal, Paris, Gallimard, 1980. Sami-Ali. Le haschisch en Égypte. Paris, Dunod, 1988. Sami-Ali. Le rêve et l’affect. Une théorie du somatique. Collection Psychismes. Paris, Dunod, 1997. Thoua Y. L’implant cochléaire : pour un langage biologiquement correct, II, in revue Transhumances. Namur, Presses universitaires de Namur, 2000, II, 170-176. Thoua Y. Être sourd ou ne pas l’être, in revue Transhumances, Namur, Presses universitaires de Namur, 2006, VII (Éthique et implant cochléaire. Que faut-il réparer ?), 39-48. Thoua Y. Éthique et implant cochléaire, tiré à part, mai 2006, 1-6. In http:/ www.2lpeco.fr/wp-content/uploads/2007/10/yarticle2.pdf – consulté le 1er août 2011.

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Table des matières Sami-Ali.........................................................................................5 Introduction Une théorie psychosomatique de la psychomotricité Anne Gatecel................................................................................25 Aspect relationnel et formation en psychomotricité Corinne Reignoux.......................................................................37 Créativité et relation Monique Déjardin.......................................................................43 La psychomotricité relationnelle, support de mémoire Manuel Cajal...............................................................................63 Psychomotricité et ethnopsychosomatique relationnelle Annie Masson..............................................................................79 La place des parents dans l’accompagnement thérapeutique du jeune enfant Nicole Autin...............................................................................103 Apport de la théorie relationnelle à la psychomotricité Maryse Weber...........................................................................141 Le chien assistant en psychomotricité relationnelle Bibliographie.............................................................................159

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