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French Pages 191 [190] Year 2015
RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE
Convergences Essais de psychosomatique relationnelle
Mon cœur avait des caprices épars
Photo de couverture : Fragment (© calligraphie originale par Sami-Ali)
RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE
Convergences Essais de psychosomatique relationnelle Sami-Ali
Centre International de Psychosomatique Collection Recherche en psychosomatique dirigée par Sylvie Cady Dans la même collection Le cancer – novembre 2000 La dépression – février 2001 La dermatologie – mars 2001 La clinique de l’impasse – octobre 2002 Identité et psychosomatique – octobre 2003 Rythme et pathologie organique – février 2004 Psychosomatique : nouvelles perspectives – avril 2004 Médecine et psychosomatique – septembre 2005 Le lien psychosomatique. De l’affect au rythme corporel – février 2007 Soigner l’enfant psychosomatique – février 2008 Affect refoulé, affect libéré – mars 2008 Entre l’âme et le corps, les pathologies humaines – octobre 2008 Handicap, traumatisme et impasse – janvier 2009 Soigner l’allergie en psychosomatique – octobre 2009 Entre l’âme et le corps, douleur et maladie – août 2011 Psychosomatique de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte – janvier 2012 La psychomotricité relationnelle – mars 2012 Psychosomatique et maladie d’Alzheimer – juin 2012 Sexologie et pychosomatique relationnelle – mars 2013 Cancer et pychosomatique relationnelle – juin 2013 Affect et pathologie – décembre 2013 Éditions EDK/Groupe EDP Sciences 109, avenue Aristide Briand 92541 Montrouge Cedex, France Tél. : 01 41 17 74 05 Fax : 01 49 85 03 45 [email protected] www.edk.fr EDP Sciences 17, avenue du Hoggar PA de Courtabœuf 91944 Les Ulis Cedex A, France Tél. : 01 69 18 75 75 Fax : 01 69 86 06 78 www.edpsciences.org © EDP Sciences, 2014 ISBN : 978-2-8425-1705-4 Il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
Mon cœur avait des caprices épars Et mes caprices, depuis que l’œil T’a vu, se sont réunis Hallaj
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Avant-propos
La psychosomatique relationnelle à laquelle nous avons consacré un ouvrage1 qui fut, comme son titre l’indique, une manière de « penser l’unité », à travers toute l’histoire de la philosophie occidentale, se limite, de propos délibéré, au seul champ de la relation entre le corps et l’âme, même s’il tend précisément à dépasser cette division. L’unité ici ne signifie pas l’union entre ces deux composantes supposées de l’être humain, mais à arriver à voir ce qui est là, avant toute division introduite par le langage, en vue de rendre compréhensible notre propre réalité. Cette démarche qui, cependant, ne touche pas à l’ineffable, s’accompagne en l’occurrence d’une méthodologie spécifique destinée à transformer en pratique cette pensée de l’unité, au niveau de la compréhension autant que de la thérapie. Et comme toute pensée véritable est un mouvement de vie et une ouverture qui se renouvelle sans cesse, on comprend déjà que, dans le contexte de ce premier ouvrage, on accède à un nouveau champ transculturel, l’ethnopsychosomatique relationnelle, où toute la pathologie humaine, organique aussi bien que fonctionnelle, se trouve abordée sous l’angle de la langue maternelle qui finalement détermine ce que nous sommes.
1. Sami-Ali. Penser l’unité. La psychosomatique relationnelle. Paris, L’Esprit du Temps, 2011.
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C’est dans ce mouvement essentiel d’ouverture que doit être situé l’ouvrage actuel dont le titre, Convergences, est en écho avec l’ouvrage précédent, Penser l’unité, en reprenant la même problématique autrement, à savoir en commençant par l’unité qui fut jadis le point d’aboutissement, pour aller vers la diversité. Deux démarches complémentaires qui ne sont pas sans évoquer ce principe suprême sur lequel repose toute l’esthétique de la peinture chinoise selon Shitao : « Par l’Un, maîtriser la multiplicité, à partir de la multiplicité, maîtriser l’Un2. » Est significatif pour nous le mot maîtriser qui indique tout l’effort à déployer une fois que nous avons choisi de nous éloigner définitivement de toute application d’un modèle a priori, pour nous ouvrir immensément à ce qui est là, par-delà la répétition. C’est d’ailleurs la voie même de la découverte, quel que soit le domaine dans lequel s’effectue ce que Shitao désigne encore par « l’unique trait de pinceau »3, car toute découverte est unique en même temps que son expression, en dehors du pinceau. L’unité dans la multiplicité se traduit ici par deux images : d’un côté, deux parallèles qui se rejoignent dans un point de fuite à l’horizon, et de l’autre des rayons d’un cercle qui se rencontrent au centre. Dans les deux cas, il s’agit d’une convergence où chaque ligne est autonome tout en formant un ensemble nouveau avec d’autres lignes. C’est exactement ce qui caractérise notre démarche où des thèmes extrêmement différents, appartenant à d’autres champs que la pathologie, sont mis en rapport les uns avec les autres, se renforçant mutuellement et ouvrant continuellement de nouveaux horizons, et c’est toujours la même vision qui s’exprime partout. En ce sens, la psychosomatique relationnelle relève ellemême d’un modèle théorique plus général applicable, en dehors du domaine de la pathologie, aux phénomènes les plus éloignés les uns des autres, comme en témoigne ce livre par la diversité de ses sujets, traversant l’espace, le temps et les barrières linguistiques. Des concepts comme l’imaginaire, la pensée de l’imaginaire, l’impasse de la pensée, le banal, la conscience vigile et la conscience onirique, sont autant des points de vue complémentaires 2. Shitao. Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère. Paris, Hermann, 1996, p. 134. 3. Ibid., p. 9.
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sur des phénomènes fluides qui, autrement, se déroberaient à notre regard. Ce sont des thèmes que nous travaillons depuis longtemps, en nous plaçant à la frontière entre plusieurs disciplines que sont, outre la pratique de la psychosomatique relationnelle, la peinture, la calligraphie, la poésie et la philosophie, et, à travers deux langues, l’arabe et le français, principalement, liées à deux cultures, orientale et occidentale.
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Chapitre I Une nouvelle perspective théorique : la psychosomatique relationnelle
Ce qui passe habituellement pour être « la psychosomatique », en dehors d’une médecine qui se qualifie comme telle, n’est en fait qu’une application de la psychanalyse, en vue d’effectuer ce que Freud appelle « le saut mystérieux » entre l’âme et le corps. Cela consiste d’abord à plaquer sur la pathologie organique une grille de lecture symbolique, faisant partout apparaître des significations qui se veulent profondes, suivant le modèle de la conversion hystérique, mais qui en fait aboutissent à la plus grande confusion. Confusion entre hystérie et pathologie organique, confusion entre sens primaire qui détermine le symptôme et sens secondaire qui s’y ajoute après coup, confusion surtout entre appliquer un modèle jamais interrogé et penser une nouvelle problématique dans sa globalité. Ainsi « tumeur » devient « tu meurs » et le cancer des trompes s’explique par le fait d’avoir été « trompée » en amour ! On peut d’ailleurs aboutir à la même conclusion si, partant toujours de la psychanalyse, on opère une autre extrapolation, destinée à rendre compte de « la somatisation », en étendant à la pathologie organique le modèle de la névrose actuelle. Il s’agit chez Freud 11
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d’une partie de la psychopathologie dans laquelle l’énergie sexuelle est censée se décharger directement, sans élaboration psychique, à travers des symptômes corporels, allant de l’angoisse à la neurasthénie et dépourvus de toute signification symbolique. Ce qui permet d’affirmer, une fois effectuée la transposition nécessaire, qu’on somatise parce qu’on ne mentalise pas, prenant pour une réalité négative (alexithymie ou pensée opératoire, c’est-à-dire absence d’affects ou d’imaginaire) un fonctionnement complexe qui se manifeste par le négatif. Fonctionnement qui d’ailleurs peut exister, et c’est le cas le plus fréquent, en dehors de toute maladie organique, ce qui suffit à montrer, une fois de plus, que la pensée, ici, tourne en rond. Il faut donc reprendre les choses à leur point de départ, pour concevoir autrement une pathologie qui se situe entre le psychique et le somatique, et qui ne saurait se ramener à une forme de psychanalyse appliquée. Cela signifie sortir entièrement du cadre psychanalytique pour penser l’ensemble de la pathologie humaine oscillant entre le fonctionnel et l’organique, et évoluant selon une dimension constituée par l’opposition entre le corps réel et le corps imaginaire, lesquels ne sont pas deux entités mais deux concepts appartenant à un modèle théorique multidimensionnel1. En introduisant cette perspective, on s’aperçoit déjà que la psychopathologie freudienne (névrose, psychose, perversion), fonctionnelle par définition, appartient exclusivement au corps imaginaire et qu’elle ne peut le dépasser sans créer des méprises. Et le fait que le corps imaginaire prenne appui sur le corps réel, dans la mesure où les fonctions psychiques reposent sur des fonctions physiologiques constituées, ne change rien à cette conclusion. Mais toute la question est maintenant de savoir si cet autre point de départ est possible. C’est exactement la tâche que s’est toujours fixée la psychosomatique relationnelle, posant comme premier principe que le psychique est relationnel au même titre que le somatique. Plus donc besoin de se demander comment s’opère le fameux « saut mystérieux » puisque, d’emblée, les deux plans coexistent comme éléments d’un ensemble relationnel, et non comme deux entités séparées. On voit tout de suite qu’on a désormais affaire à une situation globale à laquelle seule la causalité circulaire est applicable, en lieu et place de la causalité linéaire, qui sous-tend toute 1. Sami-Ali. Penser le somatique. Paris, Dunod, 2006, p. 59.
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interprétation fondée sur la psychogenèse. On fait ainsi l’économie d’un certain nombre de questions, qui reviennent fréquemment dans la littérature spécialisée pour rester sans réponses, parce qu’elles sont mal posées. Cependant, passé ce niveau préliminaire, il faut à présent définir ce que nous entendons par relation. Celle-ci, en premier lieu, n’a rien à voir avec la relation d’objet dont parle la psychanalyse. D’abord parce que ce concept fait partie intégrante de la psychopathologie freudienne dont le champ de pertinence se limite aux troubles fonctionnels inscrits dans le corps imaginaire. Son applicabilité à la pathologie organique relevant du corps réel ne fait que perpétuer le malentendu initial qui court partout dans les théories analytiques de la psychosomatique. À cet égard, la position théorique de Fairbairn2, unique par ailleurs, n’entretient aucune ambiguïté, parce que de propos délibéré, elle formule en termes de relation d’objets toute la conception de la libido, sans outrepasser le champ de la psychanalyse. À l’intérieur de ce champ toutefois, la relation d’objet s’oppose à l’absence de relation qui est censée caractériser le narcissisme primaire, que Freud postule pour rendre compte de la psychose et qui lui servira également pour étayer l’hypothèse des pulsions de mort. On voit comment les choses sont imbriquées, dès qu’on passe de l’évidence d’un concept sur le plan pratique à sa justification théorique. Mais cela nous incite à mieux définir notre position. Pour nous en effet, qui affirmons le primat de la relation, la pathologie non relationnelle psychotique ou autiste, quel que soit le moment de son apparition, a lieu dans une relation où l’autre est partie prenante, pesant sur toute l’évolution, psychique autant que somatique, du simple fait qu’il est une présence faite de multiples absences. Du coup, le concept de narcissisme primaire devient moins contraignant : on s’aime parce qu’on a été aimé et qu’on aime à être aimé, ou bien, sur le versant pathologique, on s’aime parce qu’on n’a pas été aimé et qu’on aime à être aimé. En poursuivant cette réflexion, on se rend compte également que la légende de Narcisse, telle qu’elle est élaborée par Ovide dans la perspective d’une métamorphose généralisée, est essentiellement un drame qui se joue par rapport à l’autre, les Naïades, qui habitent la source, avant de s’infléchir 2. Voir W.R.D. Fairbairn. Psychosoanalytic studies of personality. London, Tavistock, 1986.
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sur la relation qu’on a avec une image de soi : Narcisse reconnaît d’abord le visage de l’une de ses sœurs en lieu et place du sien. Sans compter que si le destin de Narcisse a partie liée avec l’eau, c’est parce qu’il est lui-même de nature aquatique, étant le fils d’une rivière, Liriope, et d’un puissant courant d’eau, Céphise3. Le concept de narcissisme matériel, proposé par nous dans le cadre d’une théorie du visage4, par opposition au narcissisme formel de Freud, est destiné à restituer l’unité de l’être en tant que matière, par-delà la multiplicité des êtres soumis au devenir. Il trouve son champ d’application par excellence dans les mythes et l’imagination mythique. Il souligne en même temps le réseau relationnel sous-jacent à l’expérience de Narcisse, et sans lequel cette dernière resterait tout à fait énigmatique. La relation à l’autre vient avant le narcissisme. On peut maintenant prendre un peu plus de recul pour avoir une vision plus large. Ce que nous appelons relation et qui concerne l’âme et le corps, existe à la naissance, avant la naissance5, dans la mesure où la relation préexiste aux termes mêmes qui devront être reliés. En faisant partir l’évolution du niveau intra-utérin, nous introduisons du même coup, outre les facteurs génétiques, la question du rythme biologique lié à l’alternance du sommeil lent et du sommeil paradoxal, déjà perceptible à ce stade sous un aspect élémentaire qui préfigure tout le reste. Mais le rythme n’est pas un fait isolé, il est ce qui donne forme à la vie pour se confondre avec l’organisation temporelle. Organisation dans laquelle convergent le temps du corps et le temps de l’adaptation pour aboutir parfois à des cas extrêmes où toute la subjectivité se trouve occultée. La pathologie de la temporalité qui en résulte fait pendant à la subjectivité sans sujet qui caractérise le fonctionnement banal6. La temporalité conçue dans cette optique élargie, constitue ainsi l’une des dimensions fondamentales dont il faut tenir compte pour définir la relation. La deuxième dimension, inséparable de la première, est fournie par l’espace. Celui-ci commence par être l’espace du corps propre 3. Ovide. Les métamorphoses. Paris, Les Belles Lettres, 1996. 4. Sami-Ali. Corps réel, corps imaginaire. Paris, Dunod, 2010, p. 59. 5. Des recherches actuelles le confirment qui mettent en évidence l’influence de la vie intra-utérine dans certaines pathologies, cardiaques, cancéreuses, diabétiques, entre autres. Voir Annie Murphy Paul. Origins. New York, Free Press, 2010. 6. Sami-Ali. Le banal. Paris, Gallimard, 1980.
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comme si avoir un corps était l’équivalent d’avoir un espace, les deux réalités étant parfaitement solidaires. C’est ainsi que le corps est à même de structurer l’espace selon ses dimensions particulières régies par des couples de termes opposés : dedans-dehors, haut-bas, droite-gauche, proche-lointain, etc. Deux processus sont ici à l’œuvre simultanément : l’enfant doit apprendre la droite et la gauche par rapport à l’autre, celui-ci représentant le principe de la position dans l’espace. Puis, avec ses prolongements au niveau de l’apprentissage (de l’écriture notamment), en même temps cet autre aide à constituer l’espace de la représentation par projection de l’espace corporel. Mais, avec le temps, le poids de l’adaptation peut se faire de nouveau sentir dans la rupture plus ou moins consommée entre l’expérience corporelle de l’espace et sa représentation abstraite, fondée alors sur le recours à des « trucs », à « des cadres de référence empruntés » afin de combler un vide initial. Un peu à la manière d’une prothèse. Ce qui se trouve entravé dans ce cas, autant que dans la temporalité adaptative, c’est le fonctionnement du corps propre en tant que schéma de représentation. Il n’est pas indifférent, à ce propos, que Freud, qui se plaignait de sa « misérable capacité de représenter l’espace » ait été un gaucher contrarié au point que, pour retrouver sa main droite, il devait faire le geste d’écrire7. Mais cela ne se limite pas à la latéralisation manuelle, visuelle ou auditive, puisque la latéralisation cérébrale fait aussi partie de la même problématique : il y a une continuité entre ces différents plans, engageant de plus en plus le corps en profondeur. La troisième dimension qui intervient dans la relation est fondée sur le rêve. Le rêve qui reste biologiquement déterminé, inscrit surtout dans la phase de sommeil paradoxal, et se produisant dès lors, durant la même nuit, à des intervalles réguliers. Cette simple considération suffit à montrer que le rêve suit un rythme qui ne relève d’aucune explication psychologique, et qu’il ne se met pas en mouvement, comme le soutient Freud, pour accomplir sur le mode hallucinatoire, un désir qui risque de provoquer le réveil. En d’autres termes, le rêve existe indépendamment de toute réalisation de désir, considérée comme le seul motif en jeu, ce qui doit orienter différemment la manière dont nous concevons l’activité onirique. 7. Voir « Freud, gaucher contrarié ». In Sami-Ali, Corps réel, corps imaginaire. Paris, Dunod, 2010, p. 57.
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Celle-ci, en outre, ne se limite pas à la phase de sommeil paradoxal où le rêve déploie toute la richesse symbolique dont nous sommes familiers, mais s’étend également aux autres phases marquées par la prévalence d’une pensée proche du fonctionnement vigile. Ainsi, le cerveau endormi ne cesse de rêver, exactement comme, éveillés, nous continuons à penser, même quand nous ne pensons à rien, car ce rien est encore une pensée. Dans ces conditions, un rêve particulier est à même d’être effectivement la réalisation d’un désir, sans qu’on puisse en faire une règle générale. Nous ne sommes plus dans le cadre de la théorie freudienne : on rêve tout le temps, comme on pense tout le temps, l’une et l’autre activité étant déjà inscrites dans l’organisme lui-même, données dès le départ, telles deux possibilités extrêmes de fonctionnement, correspondant à la conscience onirique et à la conscience vigile. La première (la conscience onirique) est entièrement fondée sur la projection, créant, en dehors du sujet, une réalité, qui est le sujet et à laquelle on croit absolument comme à la réalité. Dans ce contexte, la projection n’a pas un rôle partiel que, d’ailleurs, elle peut aussi avoir à l’intérieur de certains rêves ; elle est au contraire ce qui permet au rêve de se constituer en tant que pensée de l’imaginaire, elle coïncide avec un processus d’objectivation au niveau de l’être. Ainsi, dans cette nouvelle perspective, tout se déroule désormais selon d’autres coordonnées que celles de la pensée rationnelle, à travers un espace et un temps imaginaires, intégrant la contradiction mais ne présentant pas moins une autre cohérence. Cependant, entre la conscience onirique et la conscience vigile s’instaure une relation d’inclusion réciproque, susceptible de se rompre éventuellement pour créer, dans le cas du fonctionnement adaptatif parvenu au banal, une conscience vigile sans conscience onirique, et l’inverse dans la psychose. Et pour peu qu’on considère que l’activité onirique peut aussi se manifester dans la conscience vigile, sous forme d’équivalents de rêve (fantasme, rêverie, hallucination, jeu, illusion, comportement magique, affect...), il devient alors possible d’observer, d’un moment à l’autre, des oscillations entre état de rêve et état de veille, imprimant un rythme particulier à l’ensemble du fonctionnement psychique. C’est dire que le rythme ne détermine pas seulement l’architecture du sommeil et du rêve, il sous-tend également toute la conscience vigile se projetant dans le temps. Mais le rêve nous paraît être la réalité ultime au-delà de laquelle on ne peut aller : il 16
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n’y a pas un arrière-plan qu’il occulterait et qui lui donnerait les traits négatifs d’un phénomène secondaire qu’il faut interpréter. Interpréter, c’est-à-dire réduire, ramener à quelque chose d’autre, comme si, à chaque fois, le rêve se trompait de chemin en voulant tromper le rêveur. Cela indique la possibilité d’une autre stratégie thérapeutique dont il sera question plus loin. La quatrième dimension dans la relation est pourvue par l’affect, qu’il importe d’abord de situer par rapport à la représentation. Rappelons ce principe très général : l’affect et la représentation sont l’avers et l’envers d’un même phénomène originel. Par conséquent, il ne peut y avoir affect sans représentation, ni représentation sans affect, à moins que l’un des termes en présence ne soit supprimé, c’est-à-dire refoulé. Nous avons ainsi été amenés à concevoir, contrairement à l’avis de Freud, que l’affect puisse subir un refoulement symétrique à celui de la représentation, selon des modalités différentes, dont trois en particulier ont pu être dégagées. La première consiste à montrer que l’affect, une fois délibérément arrêté dans son développement, ne continue pas moins d’évoluer, quasiment pour son propre compte, en dehors de tout contrôle. Le sujet sait à quel moment il a réprimé l’affect pour la première fois, mais il ignore le destin qui lui fut réservé. Il est devenu inconscient par suite d’une rupture où il faut reconnaître une forme de refoulement. Refoulement qui est capable de se maintenir longtemps sans retour du refoulé, surtout si l’activité onirique est, du même coup, mise hors jeu : il n’y a pas de rêve. Cependant, au bout d’une période plus ou moins longue, des pathologies non spécifiques, à l’étiologie mystérieuse, peuvent faire leur apparition, mais qui, immanquablement, se trouvent étroitement liées au destin de l’affect refoulé, et à une situation de perte. La deuxième modalité du refoulement de l’affect, qui parfois se trouve imbriquée à la précédente, aboutit également au même résultat, parce que toute l’attitude personnelle à l’égard de la vie affective a subi une profonde modification. Une distance s’est ainsi créée par rapport à tous les affects, qui cessent d’atteindre le sujet consciemment, sans pour autant disparaître dans la réalité. Ils sont là, mais devenus inaccessibles à cause d’un refoulement qui porte sur l’ensemble du caractère et que traduit un réglage quasi automatique, tel un réflexe, coupant court au développement de l’affect dans la vie du sujet. La troisième variété du refoulement de l’affect renvoie à une dichotomie qui vient séparer radicalement le psychique et le 17
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somatique, en aboutissant à deux séries de phénomènes autonomes qui coexistent sans s’influencer. L’angoisse devient alors un état de conscience qui n’a rien à voir avec le dérèglement physiologique connu qui l’accompagne, comme par hasard. Dérèglement qui est saisi en soi, tel un trouble organique dont seul l’organique rendra compte. À cette frontière où règne la confusion, la spasmophilie ou la fibromyalgie, qui sont deux entités entièrement physiologiques, y jouent souvent un rôle déterminant, à l’instar d’ailleurs de toute autre intervention médicale partageant la même dichotomie. Celle-ci peut également inciter le médecin à agir sur le psychique, comme si, une fois de plus, celui-ci existait en soi. En procédant de la sorte, l’unité du phénomène articulant l’âme et le corps, se trouve définitivement perdue, en même temps que la possibilité de reconnaître l’affect et de le nommer. Pour comprendre ce qui a lieu dans ce cas, qui touche directement au problème de l’alexithymie, force est de remontrer au refoulement de l’affect qui le fonde, au lieu d’inventer des schémas neurophysiologiques ad hoc, qui sont censés en rendre compte, ce qui consacre définitivement le refoulement, devenu un mode de pensée. Or, ce qui rend possible de telles démarches, c’est la conception même de l’affect dont elles relèvent. Converti en objet parmi d’autres, l’affect est défini comme une quantité d’excitation qui croît, décroît, se transforme, se déplace. Et c’est toute la dimension relationnelle qui se trouve, du même coup, méconnue, à commencer par Freud lui-même dont l’intention déclarée fut de traiter les phénomènes psychiques comme des « faits matériels », c’est-à-dire comme des « états quantativement déterminés, de particules matérielles distinguables »8. Cependant, qu’est-ce que l’affect sinon cette relation particulière à l’autre, qui passe par la langue maternelle, par le corps propre et par la projection ? Relation qui aboutit à la création d’un objet qui devient à la fois effet et cause : l’objet fait peur parce qu’on a peur et on a peur à cause de l’objet. Circularité qui demeure inséparable du processus projectif mis en œuvre dès le départ et qui constitue la structure essentielle du phénomène. En ce sens, on est dans un mouvement qui s’apparente au rêve, qui est pure projection et qui, d’une manière analogue, s’accompagne d’un sentiment de réalité : 8. S. Freud. Esquisse d’une psychologie scientifique. In La naissance de la psychanalyse. Paris, PUF, 1956, p. 315.
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les mots de l’affect échangés à l’intérieur de la relation deviennent des choses. Autant dire qu’on y croit fermement, sans distance, tant que dure l’affect qui les soutient. La cinquième et dernière dimension par quoi se définit la relation, et qui s’est imposée à nous progressivement, n’est autre que la langue maternelle. Celle-ci se trouve intimement liée à la vie affective, et renvoie simultanément au corps profond, là où se joue le destin biologique de l’homme, autant qu’à l’identité de soi et de l’autre. Au sens le plus fort du terme, elle est ce qui soutient toutes les dimensions précédemment dégagées, et son rôle doit être constamment pris en considération dans toute pathologie qui concerne le corps réel et imaginaire, surtout quand il s’agit de déterminer la situation psychothérapeutique selon la perspective relationnelle. Cela va très loin, nous amenant à inclure la dimension culturelle dans toute interrogation concernant l’âme et le corps, pour constituer finalement ce que nous appelons à présent l’éthnopsychosomatique relationnelle9. Comment maintenant définir le phénomène psychosomatique dans sa complexité ? Commençons par dire quelle est l’unité d’analyse la plus simple. Celle-ci, une fois de plus, ne saurait être que la relation, non des mécanismes internes mis en cause dans « la somatisation ». Relation fondamentale en tout cas qui s’établit entre fonctionnement et situation relationnelle, deux termes absolument complémentaires, qui n’existent que l’un par rapport à l’autre. Faute d’avoir pensé la complexité sous cet angle, toutes les théories de la psychosomatique issues de la psychanalyse sont acculées à ne tenir compte que du seul fonctionnement qui doit désormais se charger de tout expliquer. Et il l’explique par un « dysfonctionnement » qu’on nomme « alexithymie », « pensée opératoire », « non-accès au symbolique », c’est-à-dire par quelque chose qui s’oppose radicalement à la complexité : on somatise par défaut de mentalisation. Autant dire que la porte est ouverte parce qu’elle n’est pas fermée ! Arrivé à cette conclusion, il faut impérativement revenir sur les prémisses mêmes qui y ont conduit pour comprendre que si le 9. Voir Sami-Ali. Penser l’unité. La psychosomatique relationnelle. Paris, L’Esprit du Temps, 2011.
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modèle psychanalytique ne permet pas de penser la complexité c’est tout simplement parce qu’il n’est pas applicable là où se pose la question de penser l’unité de l’être humain corps et âme. Elle se définit d’emblée comme une « psychologie des profondeurs », donc uniquement du côté du psychique en perpétuant un dualisme qui remonte à Descartes lui-même. Il faut donc chercher autre chose que seule la théorie relationnelle est en mesure de fournir. Comment déterminons-nous le fonctionnement psychique ? Nous le déterminons en le situant par rapport à l’activité onirique, ce qui donne déjà deux formes extrêmes selon que les rêves existent ou n’existent pas, pour un sujet particulier. On se place ici cependant non pas au niveau proprement biologique, mais plutôt dans la perspective du rêve en tant qu’événement vécu dont l’existence même dans la conscience vigile est fonction d’une mémoire qui retient ou efface. Effacement qui, aux confins du banal, devient parfois si complet que seul un refoulement caractériel, en accord avec l’adaptation, est en mesure d’en rendre compte. Mais de nouveau on a affaire au refoulement réussi, celui dont Freud dit qu’il se trouve en dehors du champ de la psychanalyse. À ces deux premières formes de fonctionnements, s’en ajoutent deux autres, diachroniques, qui évoluent dans le temps, passant de la présence à l’absence des rêves ou de l’absence à la présence de rêves, ce dernier cas concernant spécialement la récupération de la fonction onirique au cours d’un travail thérapeutique relationnel. Alors que ces différentes modalités furent décrites par nous depuis longtemps, il semble maintenant nécessaire d’en isoler encore une cinquième correspondant à l’instabilité du fonctionnement onirique faisant continuellement alterner de longues périodes de rêves et d’absence de rêves, comme si le sujet ne parvenait pas à faire son choix. Il est aussi une nuance, qui doit avoir sa place dans ce tableau d’ensemble. En effet, le concept de l’ordinaire, introduit dans un ouvrage qui traite de la pathologie cancéreuse10, a pu mettre en évidence que, contrairement à la disparition des rêves dans le 10. Sami-Ali. L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer. Paris, Dunod, 2000.
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fonctionnement banal, l’activité onirique est à même de laisser ici la simple trace de son passage. Le dormeur sait qu’il rêve, mais pas de quoi, à moins que, de loin en loin, un rêve répétitif, en réponse à un traitement médical anticipé dans l’angoisse par exemple, ne vienne occuper la place laissée vide. Dans ce même contexte, qui voit l’activité onirique à peine effleurée, l’oubli total des rêves est susceptible de passer par des nuances où l’on peut reconnaître des formes équivalentes de l’oubli. C’est le cas en particulier quand ne sont retenus dans la mémoire que les rêves de travail, comme si le dormeur ne devait pas rompre avec les exigences de l’adaptation, poursuivant, au-delà de l’endormissement, un état de vigilance. Il s’avère alors que le désir du rêve, c’est de n’avoir pas de désir de rêve, alors que le même rythme régi par la vie professionnelle continue sans relâche. Une autre variante de ce même fonctionnement dans lequel s’équivalent rêver et ne pas rêver, on la rencontre chez des sujets pour qui les rêves paraissent toujours coupés de toute possibilité de réalisation, « trop beaux pour être vrai », hors d’atteinte. S’il y a ici refoulement, c’est uniquement dans cette absence de lien, instaurant une distance infranchissable entre le sujet et ses propres projections11. Cependant, avant d’aller plus loin, il importe d’insister de nouveau sur le fait qu’aucune forme de fonctionnement psychique, ouverte ou fermée à l’activité onirique, l’intégrant d’une manière régulière ou aléatoire, ne se trouve nécessairement en rapport avec la pathologie organique. Ce rapport, en revanche, il faut le rechercher au niveau de la situation relationnelle, quitte à le découvrir. Cette situation peut être conflictuelle, ayant la forme de l’alternative simple, a ou non-a, comportant au moins deux solutions possibles, parler ou ne pas parler par exemple, avec des solutions de compromis, quand parler devient l’équivalent d’un non-parler et inversement. Le bégaiement n’a pas d’autre mécanisme. Il est en effet toujours sous-tendu par la peur, l’angoisse et surtout un sentiment de culpabilité. Toute la psychopathologie fonctionnelle 11. Voir « Une théorie du fonctionnement onirique ». In Sami-Ali, Le rêve et l’affect. Paris, Dunod, 1999.
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relève de cette variété de conflit, dans la mesure cependant où, au lieu de trouver son issue au plan de la réalité, comme n’importe quel autre conflit social, entre deux forces antagonistes, la solution, ici, reste de part en part du domaine de l’imaginaire. Elle implique, en premier lieu, le corps propre, et elle met en œuvre, à travers la projection, une causalité magique qui consiste à agir sur le monde en agissant sur le corps. Celui-ci, du même coup, cesse d’être réel pour devenir un corps imaginaire. Une crampe de la main droite sans lésion organique, par exemple, qui vient provisoirement interrompre la carrière d’un pianiste, illustre bien cet état de choses où, loin d’être une affection subie, ce symptôme constitue au contraire le seul moyen trouvé pour résoudre un conflit relationnel, exactement à la manière de jeter l’enfant avec l’eau du bain. En ce sens, il est loisible de considérer toute la psychopathologie fonctionnelle comme inscrite dans le corps imaginaire et qu’elle relève, autant que la pathologie organique, d’une seule et même méthodologie, la psychosomatique relationnelle. Mais la situation relationnelle peut aussi évoluer vers l’impasse. Il y a d’abord l’impasse hystérique qui est un conflit de pouvoir mettant aux prises deux volontés qui s’affrontent sans consentir à un compromis. Celui-ci existe pourtant, il servira probablement le moment venu. Dans les autres formes d’impasse, l’impossibilité semble relever de la structure logique de la situation d’ensemble : soit que celle-ci est fondée sur la contradiction, comme dans la pathologie psychotique notamment12, soit qu’elle implique le cercle vicieux et c’est le cas de différentes toxicomanies où la drogue, censée résoudre tous les problèmes, devient tous les problèmes, soit enfin qu’elle mette en œuvre l’alternative absolue, figeant les termes du conflit et empêchant toute évolution. Autant de cas de figure où le conflit s’enferme sur lui-même, s’alimente de lui-même, tourne sur lui-même indéfiniment. À ces formes logiques de l’impasse, il faut, en outre, ajouter cinq formes temporelles, coïncidant avec la vie qu’on mène, et créant tour à tour une temporalité répétitive, circulaire, linéaire, discordante et quadrillée13.
12. Sami-Ali. L’impasse dans la psychose et l’allergie. Paris, Dunod, 2001. 13. Id., L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer. Op. cit.
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Dans de telles situations d’enfermement, plus d’une réaction est envisageable. D’abord la situation où la contradiction, faute d’être résolue, est absorbée par une organisation délirante qui, en outre, présente l’avantage d’être en corrélation négative avec la pathologie organique. On l’observe même a minima chez les grands allergiques lorsque l’asthme ou l’eczéma disparaît à la faveur d’une poussée maniaque ou hypomaniaque. Mais il y a ensuite la possibilité que l’impasse soit à l’origine d’une création qui tend vers le sublime à travers ce qui la rend justement impossible. Enfin, en dehors du suicide qui supprime l’impasse en se supprimant soimême, vient la maladie organique comme le signe d’une situation dans laquelle on est enlisé, et vers laquelle viennent converger toutes les composantes subjectives et objectives, d’une vie singulière. Que la maladie organique puisse faire son apparition à l’intérieur d’une impasse ne signifie pas qu’on introduit par là subrepticement à nouveau la causalité linéaire : non, on ne tombe pas malade à cause de l’impasse, alors que seule la causalité circulaire semble ici applicable. Tout se passe au contraire comme si la même difficulté, la même aporie d’être, était simultanément projetée au double plan organique et relationnel, de sorte que c’est maintenant cette totalité qu’il s’agit d’interroger en vue de la ramener à l’unité, et de penser la thérapeutique à partir de là. Ce qui suffit pour inclure dans la même démarche des pathologies génétiques avérées mettant en cause le système immunitaire comme dans les allergies et les affections auto-immunes, et en regardant vers d’autres maladies telles que le cancer ou l’hémophilie. Il s’agit partout, en tenant compte de l’étiologie, de parvenir à un point focal où tout doit converger, parce qu’on a déjà dépassé les catégories de l’âme et du corps, pour accéder à l’unité de l’ensemble. Unité dans laquelle tout retrouve sa place, le présent et le passé, le corps réel et le corps imaginaire, la conscience vigile et la conscience onirique, ce qui constitue une manière de s’élever au-dessus des événements ponctuels pour reconnaître la vie qu’on s’est faite comme un destin unique. Un dernier point reste à préciser : alors qu’il s’est développé indépendamment du stress et de la double entrave (« double bind »), le concept de l’impasse a partie liée avec l’un et l’autre. Rétrospectivement en effet, dans la mesure où le stress fait état des modifications physiologiques et biologiques, qui ont lieu à 23
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l’intérieur de l’organisme exposé au stress, on s’aperçoit, quand il s’agit d’une expérimentation, qu’une situation d’impasse fut réellement créée, interdisant à l’animal d’attaquer ou de fuir. De même, la double entrave renvoie à des injonctions contradictoires qui achèvent d’instaurer une situation impossible. Il y a là deux variétés de l’impasse, l’une concerne la pathologie organique et l’autre la maladie mentale, cependant que la problématique qu’elles soulèvent demande à être pensée dans sa généralité. Telle est notre démarche en vérité. Avant d’aller plus loin, il importe cependant de revenir à une question importante que nous avons juste effleurée concernant la nécessité d’introduire la causalité circulaire à côté de la causalité linéaire pour avoir une vue d’ensemble, la plus proche possible de l’unité. Il nous reste en effet à montrer comment ces deux formes de causalité, non seulement s’opposent mais surtout s’incluent mutuellement. Le schéma suivant est destiné à décrire cette articulation :
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À l’intérieur du cercle représentant la causalité circulaire, deux diamètres se croisent pour former deux axes, horizontal et vertical. L’axe horizontal ab correspond à la relation entre psychique (a) et somatique (b), à l’intérieur de laquelle la causalité linéaire, agissant dans les deux sens, est applicable. Sur la circonférence d’autre part, a1, b1, a2, b2, a3, b3, etc., désignent des modalités relationnelles où le psychique et le somatique s’approchent progressivement l’un de l’autre, tout en maintenant la forme de causalité interactive, pour finir par coïncider en c, sur l’axe c d. Cela signifie qu’à point nommé, la distinction entre psychique et somatique disparaît, au profit de l’un ou de l’autre, lorsque la pathologie relève exclusivement du corps réel ou du corps imaginaire. Dans ces extrêmes, néanmoins, on reste toujours à l’intérieur de la causalité circulaire, engageant la totalité de l’être humain. Quant à d qui se trouve à l’opposé de c sur l’axe vertical, il indique également l’impossibilité de faire la part du psychique et du somatique, non dans la maladie, mais lorsqu’on atteint un équilibre, propre à l’état de santé, où tout parvient à s’harmoniser, lequel cependant, se situe encore sur la même circonférence. Ainsi, dans tous les cas de figure, quoiqu’on fasse, et quoiqu’il arrive, on est nécessairement pris dans un cycle de transformations régi par une temporalité à la fois subjective et objective, se confondant avec le sens même de la vie. Comment à partir de ce qui précède définir la pratique thérapeutique, alors que, paradoxalement dans l’impasse, l’horizon est fermé et rien ne paraît possible ? Dans la mesure où la pratique thérapeutique concerne autant la pathologie organique que fonctionnelle, la question qui doit d’abord se poser ne porte pas sur la psychogenèse mais sur le lien possible avec la personne. En ce sens, la pathologie organique n’est pas tenue, avant toute investigation, pour une somatisation sur le modèle de la conversion hystérique. Ce qui doit nous orienter en revanche, c’est la possibilité de l’existence d’une impasse relationnelle à l’arrière-plan du tableau clinique. Notre tâche principale sera ainsi de découvrir, éventuellement dès la première rencontre, dans quelle sorte d’enfermement le sujet se trouve déjà pris. Ce qui implique en même temps que le fonctionnement personnel soit déterminé relativement à l’espace, au temps, au rêve et à l’affect, en vue de définir le potentiel disponible au départ. Et c’est là l’essentiel : comme l’impasse est par définition une situation sans 25
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issue et elle le sera aussi longtemps qu’on est dedans, la seule question à poser est celle de savoir comment elle s’est progressivement constituée à travers toute une vie. En devenant objet de réflexion, elle est maintenant, pour la première fois peut-être, devant le sujet et non autour de lui, l’englobant tout à fait et absorbant ses forces vives. La perspective thérapeutique est déjà mise en place, elle va consister à transformer les termes mêmes de l’impasse en libérant tout l’imaginaire entravé jusque-là. L’imaginaire qui est d’abord le rêve et l’affect, ce qui signifie la transformation de tout le fonctionnement. Ici, c’est uniquement la relation au thérapeute qui permet cette mutation, présageant, non pas la solution, mais la dissolution de l’impasse, du fait que le sujet luimême a changé. De différentes façons d’ailleurs mais pour commencer, en prenant l’activité onirique comme axe central de tout travail s’intégrant dans ce que nous nommons onirothérapie. Quand les rêves ont cessé dans la conscience vigile ou que leur existence y demeure aléatoire, le simple fait d’en dire l’importance introduit un changement véritable. La règle à appliquer ici reste toujours la même : il faut que les rêves trouvent leur place dans la relation afin de la retrouver dans le fonctionnement. Et leur importance consiste à pouvoir établir des liens entre le présent et le passé, allant jusqu’à l’enfance, enfance qui souvent semble avoir été définitivement engloutie dans l’oubli. Autrement dit, toute l’histoire du sujet qui doit être revue et corrigée dans un contexte relationnel nouveau, échappant aux impasses d’autrefois, comme on le verra plus loin. À la limite, il y a comme une initiation à la vie onirique, lorsque les rêves émergent de nouveau, au bout d’un temps plus ou moins long, qui consiste à instaurer des liens, simples et vrais, avec les événements présents et passés. C’est ainsi que les rêves acquièrent un sens intrinsèque faisant un avec l’histoire personnelle. Que le rêvé soit le seul lien, par-delà l’oubli, avec l’enfance, éclaire d’un jour nouveau un fait étrange : que le refoulement de l’affect, lié au deuil en particulier, passe toujours par le refoulement de la fonction onirique. Sans rêves en effet, la situation de perte est tout à fait neutralisée, réduite qu’elle est à un événement parfaitement localisable dans l’espace et le temps, quoique dépourvu de toute la charge émotionnelle qui la fait exister en tant que réalité. C’est précisément tout cet aspect de l’expérience humaine qui 26
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touche de si près à des impasses précoces, que le travail relationnel sur les rêves est en mesure de réactiver. À condition, bien sûr, que le thérapeute soit lui-même en résonance. Sous cet angle, le rêve paraît comme la projection totale, même si quelques fragments seulement en témoignent, d’une vie qui commence peu à peu à émerger au-delà de son enfermement primitif. Il constitue une manière de penser toute une vie à un moment significatif. La pathologie organique ne peut qu’en bénéficier, alors que le corps imaginaire paraît l’emporter de plus en plus. Dans ce processus de transformation, qui s’effectue face-à-face, au rythme d’une séance par semaine, le thérapeute est celui qui assure la continuité du lien avec le passé, le rêve et l’affect, chez lui autant que chez l’autre, tout en ramenant à l’unité ce qui se donne d’abord, dans la dispersion, comme une totalité irréductible. Le plus ardu dans ce travail c’est de respecter ce qui est là, sans savoir d’avance ce qui doit être là, conformément à un savoir acquis, donc une façon de pratiquer et de s’exercer à pratiquer la réceptivité. Ce qui signifie qu’on reste constamment attentif, non seulement à ce qui confirme, mais aussi à ce qui infirme une théorie qui doit être tenue pour une simple hypothèse de travail, sans validité a priori. Ainsi une distance salutaire sera maintenue entre deux actes différents, observer et interpréter. Quand tout se déroule dans cette ouverture totale à l’autre et à soi, on a l’impression que les choses se sont déroulées d’elles-mêmes, sans intervention extérieure. On pense alors au grand poète zen japonais, Bashô s’adressant à son disciple : « Si tu as un bâton, je te le donne, et si tu n’as pas de bâton, je te le prends. » Autrement dit : Je te donne ce que tu possèdes réellement, c’est-à-dire toi-même, et je te prends ce que tu ne possèdes pas réellement, l’illusion de toi-même, le tout passant par la méditation d’un autre, le thérapeute.
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Chapitre II Pathologie et création
I La pathologie et la création sont peut-être l’avers et l’envers de la même réalité qui est la nôtre à tout moment. Cette précision est importante parce que, en introduisant le temps, elle nous incite à y rechercher ce qui les réunit en fait, l’unité de deux formes extrêmes à travers lesquelles s’exprime la vie en tant que temporalité. Mais comment en parler concrètement ? Comment dire dans le même souffle la chose et son contraire, l’affirmation et la négation, le normal et le pathologique ? Car pour nous il ne s’agit pas seulement d’opposer un terme à l’autre mais de revenir à la même racine pour découvrir, par-delà ce qui sépare, ce qui unit. Une première démarche peut consister à adopter une perspective particulière faisant s’estomper les différences excessives, pour faire apparaître des passages possibles, des zones intermédiaires, des nuances véritables. C’est dans cet esprit, par exemple, qu’on reconnaît à la folie un pouvoir créateur lorsque, n’étant pas fou soi-même, on jette un regard objectif sur des productions issues d’un double enfermement, celui de l’hôpital psychiatrique et des 29
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neuroleptiques, pour en qualifier l’excessif d’« art brut », à travers lequel s’effectue, cependant, une échappée vers un ailleurs difficile à situer, entre l’originel de l’individu et de l’humanité d’une part, et le banal et le déjà vu, de l’autre. Art qui semble en marge de toutes les normes proposées pour définir, non seulement ce qui doit être, mais aussi ce qui ne doit pas être, et qui s’étend au-delà du champ de la pathologie mentale à proprement parler pour désigner l’ensemble de l’esthétique de la marginalité1. On n’échappe nullement ainsi au paradoxe qui se fait constamment sentir, et qui pèse de tout son poids sur le jugement esthétique concernant ce qui existe, alors qu’il ne doit pas exister, une fois admis qu’on se laisse toucher par une œuvre qui traverse la barrière de la folie, que c’est une création, mais qui peut aussi bien être tenue négativement pour une pure manifestation pathologique. Tout semble ici s’embrouiller, puisque l’existence même du phénomène dépend du regard posé sur lui, objectant ce qui n’est pas objectivable et aboutissant à cette question finale : l’art brut existe-t-il en dehors de la catégorie sous laquelle il est subsumé, qui instaure une hiérarchie de valeurs orientée vers la perspective tridimensionnelle, une temporalité qui n’est autre que ce qu’on nomme histoire de l’art ? Ne sommes-nous pas dans l’illusion qui consiste à projeter une temporalité permettant d’ordonner les événements dans une chronologie qui relève de la représentation ethnocentrique et qui, finalement, rend compte de l’étonnement de l’enfant qui découvre, après coup, que les gens autrefois ne savaient même pas qu’ils étaient au Moyen Âge ? Quand on pratique l’art brut, sait-on qu’on le pratique, ou bien se trouve-t-on soulevé plutôt par une lame de fond qui échappe à tout et qui fait dire à l’un de ces merveilleux artistes brésiliens « fous » dont on admire l’œuvre : « Ce n’est pas moi, ce sont les couleurs2 ! » Les couleurs qui naissent d’ellesmêmes, comme des cellules vivantes à l’appel du soleil et qui, en proliférant, finissent par créer des formes insolites, qui parfois échappent à toute désignation. Non cependant parce qu’elles sont devenues abstraites, mais parce que, déjà, l’art a accompli sa magie en imaginant l’inimaginable. S’il y a ici inconscient, il n’est pas 1. Sami-Ali. Huit manières de rêver le Facteur Cheval. Essai sur l’esthétique de la marginalité. Noville-sur-Mehaigne (Belgique) : Esperluette, 2010. 2. Art brut brésilien. Images de l’inconscient, p. 60 (catalogue de l’exposition). Halle Saint-Pierre, Passage Piétons, Paris, 2005.
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au niveau du contenu représentatif en soi, il est dans la force créatrice elle-même, s’effectuant sans le sujet, en dehors du sujet, exactement comme dans l’art Zen, où toute la subjectivité devient toute l’objectivité, et où la distinction même entre conscient et inconscient cesse d’être applicable, parce que n’existe plus que « le moi sans forme »3 qui transcende tout et manifeste toutes les formes dans l’expérience ultime d’illumination. On le voit presque à l’œuvre dans ce poème remarquable qui n’est ni la description d’une réalité tangible ni sa transposition symbolique : « Les singes sont au gîte derrière les cimes bleues serrant leurs jeunes contre leurs seins Un oiseau s’est posé devant les rochers d’un vert profond Tenant en son bec un pétale de fleur. »
Un maître Zen le commente : « Pendant trente ans j’ai vu par erreur en lui la description d’un paysage extérieur4 ! » Mais en dehors de ces moments de grâce atteints par fulgurance, il est aussi possible d’aborder la question de la pathologie et de la création en l’intégrant dans une interrogation plus vaste portant sur la réalité humaine prise en son ensemble. La psychosomatique relationnelle nous en donne les moyens en orientant notre regard vers un point central à partir duquel les deux phénomènes, indistincts jusque-là, se mettent nettement à diverger. C’est comme une frontière qu’on traverse dans la création, à ses risques et périls ou qui, dans la maladie, empêche tout passage, et à laquelle nous donnons le nom d’impasse. Par sa structure logique autant que temporelle, elle désigne une situation relationnelle marquée par un conflit devenu insoluble, se constituant progressivement, à travers toute une vie, où viennent converger le présent et le passé, le génétique et l’acquis5. La création dans le domaine de l’art ou de la poésie, si d’aventure elle peut encore avoir lieu, envers et contre tout, paraît alors comme une échappée inespérée, une manière de se 3. Voir M. Shibata. Les maîtres du Zen au japon. Paris, Maisonneuve et Larose, 1976, p. 161. 4. Toshi-hiko Izutsu. Le Köan Zen. Paris, Fayard, 1978, pp. 86-7. 5. Voir Sami-Ali. L’impasse dans la psychose et l’allergie, Paris, Dunod, 2001. – Penser l’unité. La psychosomatique relationnelle. Paris, L’Esprit du Temps, 2011.
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soustraire à l’impasse par le haut, en transformant les termes mêmes par lesquels elle s’exprime. Commençons par l’art et voyons comment le problème de la création peut être posé et résolu relativement à une impasse repérable à l’arrière-plan d’une œuvre particulière, comme si toute l’activité artistique prenait racine dans une situation impossible dont elle constituerait la seule issue. Cela, nous l’avons repéré dans le domaine de l’art de la marginalité, chez des malades mentaux brésiliens, où le chemin allant de l’impossibilité d’être initiale à la pratique de la peinture et de la sculpture grâce à un don inné éclatant, au cours de très longs séjours à l’hôpital psychiatrique, est suffisamment bien tracé pour s’imposer à l’évidence et permettre une analyse sans a priori. Analyse qui doit en même temps tenir compte de la valeur intrinsèque des œuvres qui s’avèrent être des documents humains et esthétiques extraordinaires, marquant la sortie d’une nuit interminable à l’appel du jour qui se lève. Et pourtant il ne s’agit pas d’amalgamer l’ensemble des productions qui furent exposée en 2005 à Paris sous le titre Art brut Brésilien – Images de l’inconscient, pour en faire des échantillons anonymes du même modèle psychiatrique, le schizophrène, mais, au contraire, de ne pas perdre de vue la singularité de chaque malade qui, grâce à son propre travail, couplé parfois à une immense productivité, devient un artiste à part entière. C’est cette métamorphose de la personne retrouvant ses moyens d’être et d’expression, c’est-à-dire son identité, relevant d’un processus créateur libre et spontané, qui doit être tenue pour une tentative de se guérir soi-même presque par miracle. Nise da Salveira, face à la violence de la psychiatrie de l’époque, initie une révolution en créant en 1946, dans un centre psychiatrique à Rio de Janeiro qu’elle dirige, le premier atelier de thérapie par l’art. Nous lui devons un livre important d’inspiration jungien, Images de l’inconscient6, où elle rend compte de son expérience clinique, en présentant les données objectivement accompagnées d’images, sans leur imposer d’emblée une interprétation. Certes, celle-ci existe, mais en parallèle. Nous en extrayons un seul cas qui intéresse particulièrement notre propos, en prenant soin de montrer la pertinence de la théorie de l’impasse dans le double mouvement de la maladie et de la guérison, en dehors de toute interprétation en termes d’archétype. 6. Nise da Salveira. Images de l’inconscient. Paris, Passage piétons, 2005.
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Le cas que nous analysons, Adelina, est celui d’une jeune fille de la province de l’État de Rio de Janeiro de milieu rural (brésilien pauvre), effacée et soumise à sa mère, ayant juste suivi un cours de travaux manuels. Dans le compte rendu de l’observation, le père n’est même pas mentionné, comme si son existence se confondait avec celle de la mère toute-puissante. Tout se passe sans incident jusqu’à l’âge de dix-huit ans. « Or, note l’auteur, c’est à cet âge qu’elle tombe amoureuse d’un homme qui ne plaît pas à sa mère. Cette jeune fille, comme tant d’autres dans notre société, se soumet au jugement maternel. Elle se plie alors au désir de sa mère et s’éloigne de l’homme qu’elle aime. Sa condition de femme opprimée est ici manifeste. L’autorité sans appel des décisions familiales empêche la satisfaction naturelle de ses instincts de femme et la réalisation de ses projets de vie affective. Il semblait cependant que tout se soit résolu sans porter à conséquence. Mais voici qu’Adelina commence à s’isoler davantage, à s’assombrir et à devenir irritable. Et puis un jour, brusquement, elle étrangle la chatte de la maison que tous chérissaient, tout autant qu’elle. Prise d’une violente agitation psychomotrice, elle fut alors internée, le 17 mars 19377 ». Voyons maintenant cet état tel qu’il fut décrit par un rapport médical, un mois après l’hospitalisation : « La malade est lucide, lit-on, elle jouit d’une bonne orientation spatiotemporelle. Elle semble totalement indifférente à sa situation et ne désire pas quitter l’hôpital. Mimique extravagante. Autisme. Affectivité et initiative en retrait8. » Le diagnostic de schizophrénie est alors posé, suivi de traitements par électrochocs et insulinothérapie qui ont aggravé son mal. Elle est restée mutique, agressive, sans contact, se tenant debout pendant des heures dans les couloirs de l’hôpital, plantée comme un arbre, jusqu’à ce que, dix ans plus tard, elle accepte de fréquenter l’atelier de peinture, ce qui marque la sortie progressive de son enfermement. Et comme dans l’histoire d’Adelina, tout a basculé à partir du moment où elle a étranglé sa chatte bien aimée, acte de folie pure, il importe de comprendre comment l’interpréter ? Conformément à la psychologie jungienne, Nise da Silveira y voit d’abord un geste symbolique. « Adelina, dit-elle, est une jeune femme qui n’avait pu vivre ses pulsions féminines. À peine 7. Ibid., pp. 200-1. 8. Ibid., p. 201.
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s’étaient-elles timidement manifestées que sa mère les avait aussitôt étouffées. Profondément attachée à sa mère, dont elle ne s’était pas détachée, Adelina reproduit alors son geste agressif et étrangle la chatte. La chatte est l’ennemie, car elle est l’incarnation par excellence des instincts féminins. Elle réunit en effet les caractéristiques essentielles de la féminité : la grâce séductrice, la lascivité, le dévouement maternel et un fond sauvage irréductible9. » Ainsi, en ramenant l’acte criminel d’Adelina à une simple manière d’étrangler chez elle, selon le vœu de la mère, toute sexualité, on se condamne à rester au niveau des symboles sans voir ce qui est là et qui est l’essentiel. Ce qui est là, n’est rien d’autre qu’une colère immense, dévastatrice en réponse au diktat d’une mère toute-puissante : violence contre violence, allant jusqu’à la volonté de détruire, désir de meurtre. C’est justement toute cette fureur accumulée, doublée d’une frustration et d’un désespoir qui ne cessent de s’accroître dans une situation devenue invivable, que soudain explose à travers un meurtre qui devait d’abord être celui de la mère. Il s’agit d’une manière de résoudre le conflit en éliminant l’obstacle qui le transforme en impasse. Mais comme des liens d’amour d’égale force attachent Adelina à sa mère et à sa chatte, on comprend le désastre que crée la destruction de l’animal qui désormais joue le rôle de bouc émissaire. C’est en effet grâce à lui que la mère épargnée continue de vivre ; alors que la fille s’enfonce dans un abîme sans fond : elle restera pour toujours celle qui a tué. Précisons les choses autrement : Adelina est littéralement prise dans une impasse qui s’approfondit de plus en plus, à chaque tentative pour en sortir, à commencer par le geste inconcevable de tuer un être qu’on aime. Impasse qu’on peut approcher d’abord à travers un sentiment de culpabilité particulièrement intense, autodestructrice à la mesure de la relation de soumission de la fille à sa mère, et le désir de s’en dégager pour vivre son destin de femme. Est en jeu ici la possibilité, sans doute des plus problématiques, de se séparer de la figure maternelle à laquelle elle s’identifie pour connaître un homme comme si elle ne pouvait avoir qu’une mère qui condense en elle tout le reste, soi et les autres, et qui devient ce que nous appelons l’objet unique. Et cela n’est pas simplement le fait d’une mère abusive, car la fille partage exactement la même 9. Ibid., p. 201.
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relation dans laquelle, grâce à sa soumission, elle participe à la même toute-puissance qui lui donne le sentiment d’être dans le non-être. Une mère sans laquelle on ne peut exister et à laquelle on ne peut survivre. En ce sens, on voit déjà l’impasse se dessiner : être avec la mère engendre un sentiment de culpabilité, parce qu’on ne peut pas ne pas être avec elle, et quand on n’est pas avec elle, on doit être avec elle. Donc culpabilité d’être avec elle et de ne pas être avec elle, et, c’est alors que l’ombre de la mort infligée à la chatte vient tout engloutir. On peut dire l’impasse qui caractérise la position psychotique en d’autres termes : derrière le sentiment de culpabilité qui ne laisse subsister aucune issue, se dissimule une double angoisse qui se joue par rapport à l’objet unique, la mère : toute séparation qui signifie être autre, se différencier, implique la menace de perdre l’objet unique ou de s’y perdre. Impossible donc d’en sortir et toutes les constructions délirantes, en transformant la structure contradictoire de l’impasse, nous semblent renvoyer à cette origine commune. C’est un point essentiel que nous avons élaboré dans notre analyse d’un cas de paranoïa, le président Schreber10, et qui nous permet ici de comprendre de quelle façon la schizophrénie règle le même conflit : en coupant purement et simplement tout lien avec l’autre, exactement comme dans le cas de l’autisme11, avec cette différence toutefois que dans le cas d’Adelina la coupure ne s’effectue pas par rapport à la langue mais porte directement sur la réalité. Ce qui implique une altération globale de la pensée dans la mesure où la conscience vigile cède progressivement la place à la conscience onirique. L’imaginaire l’emporte désormais, faisant reculer de plus en plus le monde réel, avec ses exigences, ses souffrances, ses drames interminables, bref tout ce qui fait que nous sommes dans le temps de la finitude. Comme le dit Al Maari superbement : « Épreuve que tu sois dans le temps12. » Ici au contraire, on n’est plus dans le temps, mais à l’abri des aléas du temps, alors qu’en fait la négation de la temporité qui ne continue pas moins d’exister, constitue déjà une des formes majeures de la 10. Sami-Ali. L’impasse dans la psychose et l’allergie. Chapitre 1 : l’espace et le temps dans le délire. Paris, Dunod, 2001. 11. Id. Penser le somatique. Paris, Dunod, 2006, p. 90 sq. 12. Al Maari. Chants de la nuit extrême. Traduction, présentation et calligraphies de Sami-Ali. Paris, Gallimard, 2008.
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temporité en tant qu’impasse13. Vu sous cet angle, l’être même d’Adelina semble incarner l’impossibilité d’être ce qu’elle a vécu et qui l’a amenée là où elle est, enfermée pour le reste de sa vie, comme si l’hôpital psychiatrique n’était qu’une autre image maternelle qui interdit l’accès à l’homme. Situation terrifiante qui ne fait que plonger la malade dans une solitude et une souffrance interminables : paradoxe d’une médecine qui perpétue le mal au lieu d’y mettre fin ! Aussi désormais, détériorée par des traitements de choc à répétition, s’enferme-t-elle en elle-même, à l’image de son impasse passionnelle : elle devient énigme à déchiffrer. Déchiffrage qui ne viendra que longtemps après quand elle accepte de fréquenter l’atelier de peinture et confier sa souffrance à des œuvres peintes et sculptées, sauvages, mais étrangement belles. Quand la relation à la mère est celle à un objet unique, l’unique objet, il ne reste pour Adelina que la possibilité de s’identifier à elle totalement, de ne faire qu’un avec elle, choix que vient renforcer la double angoisse de la perdre ou de se perdre en elle. La distance reste problématique, alors que se pose d’une manière lancinante la question de l’identité. Qui est soi ? Peut-on être différente ? Aporie dont les exemples abondent dans la production artistique d’Adelina et qui, sans le moindre doute, permet à l’artiste de se reconnaître dans les objets qu’elle crée au fur et à mesure : choses, plantes, animaux, humains. Et comme c’est la projection qui sous-tend le processus de création, transformant l’autre en double de soi, tout se passe comme si, à travers l’art, Adelina se cherchait une identité autre que celle de la mère. On touche du doigt ainsi l’enracinement de la pathologie dans une relation problématique précoce à la mère, préparant l’impasse à venir ou étant déjà celle qui traverse toute la vie. En commençant son travail dans l’atelier, ce sont d’abord des formes alors abstraites, roses et mauves, qu’Adeline remet à l’animatrice en disant, d’une voix quasi inaudible : « Je voudrais être fleur. » C’est déjà la sortir d’une dépression qui se confond avec la vie sinistre de l’hôpital, et l’expression d’un désir d’être autre qu’elle-même, une fleur capable de séduire passivement mais dépourvue de toute sensibilité. Dans cette métamorphose d’ellemême que, d’ailleurs, elle développera peu à peu pour s’inclure 13. Sami-Ali. L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer. Paris, Dunod, 2000, p. 9.
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elle-même dans une fleur anthropomorphe, Adelina parvient à instaurer la plus grande distance avec le monde humain, sans avoir à rompre ses liens comme elle le fait d’habitude. L’art opère ainsi la première brèche dans le mur de la non-communication. Mais entendons par art cette activité silencieuse qui se produit librement en présence de l’animatrice, et qui permet à la malade d’être en relation. Et le miracle est là, c’est la simple relation sans aucune prétention psychothérapeutique qui suffit à donner le branle à un mouvement de vie qui ne s’arrêtera pas. Il s’agit donc d’un art relationnel, qui ne saurait être interprété en dehors de la relation, tout en reflétant les aléas de celle-ci. Cela est tellement vrai que, parfois chez certains malades, quand l’animateur quitte l’hôpital, toute la production artistique, extraordinairement riche, s’effondre d’un coup : elle s’en va avec celui qui l’avait suscitée, en laissant une dépression qui perdure. Qu’Adelina désire être fleur se comprend ainsi parfaitement dans le contexte relationnel, sans aller chercher dans l’inconscient collectif un équivalent mythique. Pourtant, c’est ce que fait Nise da Salveira, « Apollon, dit-elle, est pris d’une passion violente pour la nymphe Daphné, fille du Fleuve Pénée et de la Mère Terra. La nymphe s’enfuit, mais le dieu n’accepte pas d’être repoussé. Il se lance à sa poursuite à travers champs et à travers bois. Dans sa fuite éperdue, la nymphe trouve refuge auprès de sa mère, la Terre qui l’accueille et la transforme en Laurier14. » Texte qui laisse sceptique, tellement les rapprochements établis entre un moment inaugural dans la vie d’Adelina et le mythe de Daphné paraissent superficiels et forcés, dictés par la volonté de gommer les différences (Adelina ne fuit pas l’homme !) et d’attribuer à l’inconscient collectif, par-delà l’espace et le temps, des données particulières, qui trouveraient leur sens véritable dans l’histoire singulière du sujet15. 14. Nise da Salveira, op. cit., p. 200. 15. La volonté de rapprocher le tout avec le tout aboutit parfois à des affirmations extravagantes, comme lorsque l’auteur écrit : « De telles expressions évoquent certainement la théorie des idées de Platon. Elles permettent d’entrevoir que les concepts philosophiques, y compris les plus sublimes, sont en germes dans les profondeurs de l’inconscient » (Ibid., p. 183). « Inconscient considéré comme le dépositoire des dispositions héréditaires » (Ibid., p. 200), de sorte que le raisonnement analogique se trouve pourvu d’une réalité biologique, postulée a priori, qui dispense d’établir des relations vérifiables.
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C’est justement cette histoire qui, à travers des œuvres des plus émouvantes, traite directement du thème de la métamorphose et pose avec insistance la question centrale de l’identité. Car pour Adelina, être fleur n’est que le début d’un processus de transformation de soi, au cours duquel va se dérouler quasiment à l’envers, en reprenant les choses à leur point de départ, toute une vie marquée par l’impasse. N’oublions pas que ce qui se joue désormais c’est la possibilité d’être différente de la mère, alors qu’elle n’a fait qu’un avec elle, en affrontant la double angoisse de la perdre et de se perdre en elle, en vue finalement de retrouver les racines mêmes du sentiment de culpabilité. Il faut à présent s’orienter à l’intérieur de ce labyrinthe où les relations se croisent et s’enchevêtrent indéfiniment. Or, tout se passe effectivement comme si Adelina, après mûre réflexion, n’attendait que le moment propice pour remonter le temps et reprendre un à un les éléments de la situation d’impasse. Ainsi d’une manière logique mais tout à fait surprenante, dans son travail à l’atelier de peinture, le premier tableau qu’elle peint représente une chatte, aux tétons gonflés suggérant la maternité, couchée dans un étroit panier, avec le titre « Chatte sur sa couche ». Puis dans un second tableau, revient encore une « chatte ballerine » portant une jupe ample, la tête penchée d’apparence humaine, qui tournoie et semble danser. Ce sont là les deux aspects complémentaires de la femme, mère et jeune fille insoucieuse et amoureuse, comme si, par cette double représentation Adelina cherchait à nier purement et simplement son crime originel : non, la chatte n’a pas été tuée, non, ma mère n’a pas été tuée, non, je n’ai pas tué. Par cette triple dénégation qui semble refléter l’atténuation du sentiment de culpabilité à travers la relation instaurée avec l’animatrice de l’atelier, Adelina prend du recul par rapport à sa propre histoire et envisage peut-être une issue possible à l’impasse dans laquelle elle s’est enfermée. Grâce à l’art, c’est-à-dire l’imaginaire, le temps fait de nouveau irruption dans un monde définitivement figé, pour montrer qu’on peut encore agir là où les jeux sont faits et que rien ne paraît possible. Action quasiment magique qui marque la sortie d’une très longue passivité, se confondant avec un internement durant lequel on devient objet de soins, même quand ceci s’avère dangereusement inefficace. Une évolution est d’ores et déjà mise en branle. Les deux peintures de chatte, où sont projetées deux images heureuses de la féminité, ne peuvent qu’attaquer de front l’interdit 38
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maternel à l’endroit de la sexualité : Adelina est condamnée à y renoncer, en renonçant à l’homme qu’elle aimait. Aussi, même à travers l’imaginaire qui ne reste pas un fantasme impalpable secrètement entretenu mais devient une réalité autonome localisable dans l’espace et le temps, le conflit mettant aux prises mère et fille, au lieu de s’apaiser, atteint-il soudain son paroxysme. Au-delà de l’histoire de la chatte en effet, il faut maintenant affronter, dans la terreur et le tremblement, une mère toute-puissante, cible de toutes les projections, qui lui confèrent une existence quasiment mythique et ce depuis l’enfance. Adelina en est parfaitement consciente et s’accroche à son activité d’artiste pour ce combat fantasmatique, à l’issue incertaine : où va-t-elle aller ? Que va-t-elle découvrir ? Pourra-t-elle tenir longtemps dans une lutte où le plus clair de ses forces passe dans des projections qui finissent par la terroriser elle-même ? Sans doute fallait-il, de la part de l’animatrice de l’atelier, un soutien défectible pour qu’une telle plongée en soi puisse se réaliser. C’est encore un miracle de l’art. À point nommé, Adelina sent le besoin de changer de matériaux et de technique, la peinture ayant montré ses limites. Désormais, c’est le modelage qui servira à donner forme à l’informe et à faire exister en dehors d’elle, avec une force et une inventivité véritablement prodigieuse, les différentes métamorphoses de la mère terrible. Elle se sert de l’argile, qu’elle travaille longuement de ses deux mains inspirées, triturant, griffant, attaquant, détruisant pour mieux recréer, en un corps à corps fantastique, où toutes les émotions, toutes les rages, toutes les horreurs qui traversent toute une vie, passent par des gestes d’une force et d’une sûreté inouïes. Et comme les sculptures ont toute la taille de l’artiste, des bustes pour la plupart, on comprend qu’elles constituent en même temps une projection d’elle-même. Projection que rien ne limite, ni la ressemblance, ni la vraisemblance, ni la moindre rationalité, donnant lieu finalement à des œuvres mixtes, qui fascinent au plus haut point par leur vérité et leur étrangeté, évoquant la définition qu’André Breton donne de la beauté : « La beauté sera explosive – fixe ou ne sera pas16. » Car, après tout, il y a beauté dans ces masses d’où émane une énergie latente et qui ressemblent à des coulées de lave pétrifiées, 16. André Breton. L’amour fou. Paris, Gallimard, 1937, p. 26.
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mais travaillées par des petites touches qui ne se répètent jamais, afin de rendre visible le même cauchemar répétitif. On n’est pas loin du dépaysement de l’art africain. Ce sont des créatures de la nuit, massives, repoussantes, hiératiques, ambiguës, aux visages horribles ou même sans visage (Figures 1 et 2), et chaque figure est une création unique, imprévisible, d’une totale originalité et comportant parfois des éléments empruntés au monde animal, crustacés ou chiens. On dirait autant d’énigmes où se lit une terreur indicible qui prend possession de tout l’être, quelque chose qui s’apparente à l’envoûtement. Avec la plus grande spontanéité et sans aucun apprentissage de quelque sorte que ce soit, Adelina parvient, sur une période de trois ans, à expulser le mal hors d’elle et peut-être aussi à rendre moins virulente la présence de cette mère persécutrice qui inspire un sentiment de culpabilité incommensurable. Mais d’où vient finalement cette image protéiforme sous-tendant tellement d’œuvres et en continuelle évolution ? Adelina le sait, donc rien n’est inconscient : « Elle raconte qu’auparavant elle rêvait toutes les nuits de cette horrible femme et qu’elle l’apercevait souvent dans les couloirs de l’hôpital. Elle en avait une peur épouvantable17. » L’activité artistique ici se trouve dans le droit fil d’un cauchemar lancinant, envahissant, sans relâche où le désir de meurtre ne cesse chaque fois de se renouveler en même temps que le terrible châtiment qui l’accompagne, le tout se passant à huis clos, sans mot dire, dans une souffrance dont on ne voit pas la fin, et qui est aussi destruction de soi. La pratique de l’art parvient à rompre ce cercle infernal, instauré dès le premier jour du crime, alors qu’aucun travail d’élaboration psychique, aboutissant à l’oubli, n’a pu atténuer un acte qui a revêtu le visage hideux de ces mères hallucinées portées par un délire de persécution. Délire qui signifie que le rêve est devenu la réalité et que la conscience onirique a absorbé la conscience vigile. Or, de ces mêmes mères représentant à la fois le crime et le châtiment, se dégage une violence à peine soutenable que vient renforcer la proximité menaçante de l’animalité. La figure de chien rôde toujours dans les parages, prêt à l’attaque, inspirant à Adelina une peur intense, mais venant parfois se confondre avec des créatures d’un autre monde, livrées à une constante métamorphose, et 17. Nise da Salveira, op. cit., p. 112.
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Figure 1
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Figure 2
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soulevant, à leur manière, la même question obsédante de l’identité qui date de l’enfance : qui est soi, qui est non-soi ? Cet art, avons-nous dit, est essentiellement relationnel, il n’existe que dans une relation affective réciproque avec l’animatrice de l’atelier. Nous pouvons voir, en effet, que grâce à cette relation, Adelina, non seulement a été capable de donner corps à la mère terrifiante qui habitait ses cauchemars, mais encore d’en découvrir des aspects positifs qui deviennent maintenant de plus en plus présents dans ses sculptures : ce n’est plus la peur qui prédomine mais l’amour et la compassion représentés par des mères, qui semblent vouloir ouvrir leur poitrine pour montrer leur cœur ou qui ont déjà sorti leur cœur, posé devant elles. Évolution remarquable dans l’art et la vie d’Adelina, reflétant ce qui passe dans la relation et signifiant en même temps la possibilité de sortir de la confusion identitaire dans laquelle la mère était mise à la place de l’animatrice. On peut dire que réellement dans cette nouvelle distribution des rôles, où la mère est la mère et l’animatrice l’animatrice, Adelina est devenue davantage elle-même. Inutile donc de placer l’événement au plan psychologique, en affirmant : « Par ce patient travail de modelage, Adelina a ainsi commencé à entrer en contact avec la double nature de l’archétype de la mère, son aspect dévorant et son aspect aimant, deux aspects que l’Inde, dans sa grande sagesse, a su réunir dans la figure de Kali18. » C’est ici qu’on voit clairement que le relationnel n’est pas le psychologique, et que la transformation de l’activité artistique chez Adelina n’est déterminée que par la relation qui peu à peu se soustrait à l’emprise des projections. Cela se traduit par le timide retour du sens de la réalité, dont atteste notamment l’amélioration sensible du contact avec son entourage. Et tout se passe maintenant comme si, avec le recul des projections, les choses pouvaient recouvrer leur identité, mettant fin à la confusion des genres. D’où un événement marquant qui mérite d’être cité dans son contexte relationnel : Adelina a demandé qu’on lui donne une toile et lentement, avec beaucoup d’application, elle s’est mise à peindre un vase rempli de fleurs. Elza Taveres, l’animatrice de l’atelier, en a été si émue qu’elle a immédiatement noté sur le châssis du tableau : « Pour la première fois, une fleur est sortie d’une tige et non une femme19. » Ce qui suffit à montrer le chemin 18. Nise da Salveira, op. cit., p. 211. 19. Ibid., p. 117.
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parcouru, à travers l’activité artistique, entre le point de départ où Adelina, à voix à peine audible, dit vouloir être fleur, et le point d’arrivée où la différenciation a pu être accomplie, et que la fleur devient la fleur et la femme, la femme. Mais le processus est loin d’être complet et on voit de nouveaux amalgames de genres revenir dans des sculptures où notamment apparaît une femme au visage effroyable entourée de chiens, avec sa main dans la gueule de l’un entre eux. Ou bien encore, d’une manière plus significative, Adelina ose peindre une femme gigantesque avec une énorme tête de chien, représentant en fait la plus terrible des figures qui l’assaillent, combinant la double peur panique de l’animal et la mère persécutrice, le tout amplifié outre mesure par la projection (Figure 3). Il convient à ce propos de noter que la projection, tout en étant le moteur même du processus psychotique, dans le délire et l’hallucination, n’en reste pas moins relationnelle, incorporant des éléments réels de l’environnement de l’hôpital, tels les chiens qu’Adelina craint et évite d’abord avant de les adopter. Faute de quoi, la femme à tête de chien pourrait facilement être assimilée à une figure mythique, émergeant des profondeurs de l’inconscient collectif, au détriment du pouvoir créateur extraordinaire imparti à l’artiste, relevant d’un imaginaire qui prend racine dans l’enfance. Mais l’évolution affecte, dans le cas d’Adelina, une forme circulaire où le même thème fait retour en se renouvelant chaque fois. Ainsi, après une longue éclipse, le chat réapparaît dans des compositions inattendues, dans lesquelles s’expriment, pour la première fois, des liens d’affection, et une vie nouvelle qui se multiplie. Est très remarquable dans cette série de peintures, un chat qui colle parfaitement au profil d’une femme, de sorte qu’une seule ligne délimite simultanément les deux figures qui paraissent former un seul et même visage. Le chat est donc la moitié de soi-même, ce qui manque à soi pour devenir soi, et cela se passe par rapport au visage qui, à l’origine, avant l’expérience du miroir, est celui de la mère et de l’enfant20. Sans doute avons-nous là le point de départ de toute la problématique de l’identité, avec comme corollaire, la constitution de l’objet unique, auquel tout doit être ramené, et dont il est quasiment impossible de se séparer, c’est-à-dire d’être autre, de se différencier. Le thème récurrent de la métamorphose, 20. Voir Sami-Ali. Corps et identité. Une théorie du visage. Corps réel, corps imaginaire. Paris, Dunod, 2010, p. 187 sq.
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Figure 3
signifiant la possibilité de devenir n’importe quoi, n’importe qui, trouve finalement dans cette perspective son véritable éclairage. Et il faut remonter aux premières relations de la vie, par-delà l’adolescence, pour découvrir le mal-être absolu qui a décidé du destin tragique d’Adelina. Les dés furent jetés dès la naissance. 45
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Dans un autre dessin de la même veine, la femme et le chat n’en font qu’un, puisque le chat a le visage de la femme, qui se présente comme un masque pourvu de moustaches de chat. Cela semble dire que le meurtre de la chatte n’a pas eu lieu et qu’elle continue de vivre de la même vie qu’Adelina, quand le sentiment de culpabilité lâche prise. Et c’est alors qu’on peut assister à un jeu où l’imagination se libère pour placer un chat sur un chapeau, ou dans le cœur d’une femme sauvage peinte en bleu, bleu qui devient également la couleur d’un autre chat. Puis un jour, à l’improviste, à la place du chat, c’est un homme chapeauté qu’Adelina dessine, littéralement collé à une femme, à l’image composite du chat et du visage de femme. Le couple, souriant, semble ne former qu’un seul corps, auquel, curieusement, manquent les bras (Figure 4). Détail qu’il ne faut pas attribuer à l’oubli, car, en vérité, les bras sont là, chez celle qui dessine et elle ne fait pas de différence entre l’image projetée et elle-même. Mais cela n’est que le début d’une émouvante « série des fiancés » qui constitue une variation sur le thème de la séparation et la réunion du couple, avant d’aboutir à la transformation ultime de la mère en vierge Marie, présentée avec un cœur immense. Pourtant en la montrant, Adelina dit « le cœur pourrait être plus grand »21 (Figure 5). C’est la transfiguration qui témoigne, non de la solution de l’impasse mais de sa dissolution, en changeant les termes mêmes dans lesquels elle s’était formulée, c’est-à-dire en se changeant soi-même. Ce qui précisément n’a pu se produire, au cours d’une activité artistique particulièrement riche ayant valeur d’auto-thérapie, que grâce à une relation d’une rare qualité affective avec l’animatrice de l’atelier de peinture. Dans cet espace, absolument non-verbal, non-interprétatif, mais combien accueillant et ouvert à l’autre, c’est toute une vie de malheur qui vient se projeter, jour après jour, à travers des images qui ne sont profondes que parce qu’elles font revivre le passé le plus reculé. En d’autres termes, la profondeur ici n’est pas spatiale, inscrite dans la dimension haut-bas, mais temporelle, définie par l’opposition présentpassé. Et le miracle est là, dans ce soutien indéfectible d’une activité libre et spontanée prenant uniquement appui sur le rêve, afin de rompre le charme qui a tout aliéné. Mais le paradoxe veut que ce soit la projection qui, à la fois crée la maladie mentale par son 21. Ibid., p. 234.
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Figure 4
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Figure 5
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absorption du réel et est en même temps le moyen par excellence d’en réduire de plus en plus la portée dans la création artistique. Création au cours de laquelle s’affranchissent les forces immenses de la vie et s’accomplit la dernière métamorphose où la malade que fut Adelina se transforme en artiste, laissant derrière elle la somme fantastique de 17 500 œuvres ! Démesure de l’art face à celle de la pathologie. Et quelle étonnante créativité ! Mais tout cela reste de part en part relationnel, y compris l’irruption inopinée de l’homme à la dernière phase du travail. Nise da Salveira en dissipe le mystère : « Un flirt discret s’était secrètement établi entre Adelina et un autre patient de l’hôpital22. » La vie glisse par le plus infime des interstices, petite plante qui perce le macadam.
II Nous effectuons maintenant un très grand déplacement dans l’espace et le temps, passant de Rio de Janeiro à Bagdad, du XXe au Xe siècles, pour trouver, aussi étrange que cela puisse paraître, un équivalent poétique d’une création émanant elle aussi d’une impasse qui n’appartient pas à la pathologie mais à la pensée la plus altière, aux prises avec ce qui la dépasse. Il se produit alors quelque chose d’inouï, d’incommensurable, que rien ne peut mieux incarner qu’une poésie se tenant miraculeusement au bord de l’abîme, celle d’un poète qu’on considère à juste titre comme l’un des plus grands mystiques de l’Islam, Hallaj qui a vécu en Irak, entre le IXe et Xe siècles. Poésie qui est celle du sublime, réunissant dans le même souffle la profondeur et l’élévation, l’abîme et le sommet et faisant un avec la pensée, alors que, portée, emportée par la même passion d’amour pour « Celui dont je ne trahis pas le nom », elle exprime tour à tour la souffrance extrême de la séparation et l’exaltation suprême dans la réunion. Poésie surtout qui ne fait pas abstraction du corps mais reste de part en part charnelle, assumant entièrement toute la réalité de l’homme, pour aller au-delà. Mais poésie d’une singulière violence, la plus violente qu’on puisse imaginer dans la langue arabe, allant jusqu’au bout d’une expérience qui d’emblée ne peut trouver sa place 22. Ibid., p. 228.
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nulle part et qui la met en état de confrontation absolue avec l’Islam tel qu’on le pratique, orthodoxe, conforme, conformiste et combien, pour cela même, violent. Et où trouver sa place dans ce monde, soudain devenu étranger, pour celui qui a largué ses amarres et qui ose dire : « J’ai laissé aux gens leur religion et leur Ici-bas / Absorbé par Ton amour, Ô Toi ma religion et mon Ici-bas »23 ? Pis encore, dans une attaque frontale dont il assume toues les conséquences, y compris la mise à mort, comme étant son destin inéluctable : « Ô, va dire à mes bien-aimés que j’ai chevauché la mer / Et ma barque se brisa. / Selon la religion, la croix sera ma mort / Je ne veux ni de la Mecque, ni de Médine », les deux villes saintes de l’Islam ? Paroles extrêmes qui ne laissent subsister aucune attache avec l’Islam exotérique sous toutes ses formes, du fait même de cette relation hors normes, de l’unique à l’Unique. « J’ai renié la religion de Dieu, le reniement / Est un devoir pour moi, un péché pour les musulmans. » Quelle est donc cette expérience, qui dépasse tout, les dogmes, la raison, le simple désir de vivre, qui a valu à Hallaj, après sa condamnation à mort par les orthodoxes en tant qu’« ennemi de l’Islam », le singulier privilège d’être pour l’éternité « martyr de l’Islam » ? Nous ne cherchons nullement ici de repérer dans la vie de Hallaj ce qui peut ressembler, de près ou de loin, à une impasse personnelle, en restant au niveau psychologique, car, pour une fois, l’impasse se lit immédiatement dans sa poésie et elle se situe d’emblée au plan de l’être. C’est l’impasse de la pensée humaine24 aux prises avec l’impossibilité radicale de dire que Dieu existe, de poser l’Absolu sans le relativiser par l’acte même de le poser. Car affirmer l’Absolu, n’est-ce pas lui imposer une limite puisque l’absolu n’est pas moi et ainsi tomber dans une contradiction dont on ne peut sortir et qui, du même coup, invalide la religion prenant à la lettre la révélation coranique ? L’opposition de Hallaj à l’Islam officiel n’est ni fortuite ou évitable, elle découle de cette prise de conscience d’une impasse de la pensée quand elle affronte la question ultime de la relation de l’homme à Dieu. À travers la passion amoureuse, Hallaj lui donne une formulation tranchée qui ne tolère aucun compromis : 23. Toutes les citations renvoient à Hallaj, Poèmes mystiques. Traduction de l’arabe, présentation et calligraphies par Sami-Ali. Paris, Actes Sud, 2004. 24. Sur le concept de l’impasse de la pensée, voir Sami-Ali, Penser l’unité. La psychosomatique relationnelle. Paris, L’Esprit du Temps, 2011, p. 42.
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Convergences – Essais de psychosomatique relationnelle « Aië ! Toi ou moi ? Voici deux Dieux ! Loin de moi, loin de moi l’affirmation de deux ! »
Interrogation où transparaît toute la douleur d’être autre et indique la seule voie qui reste ouverte, qui n’est pas de l’ordre de la pensée abstraite mais qui engage définitivement tout l’homme : l’annihilation de soi. Et le poème de continuer : « À jamais mon non-être est pour Toi un être Et mon tout est un tout équivoque au visage double Où donc est Ton être là où je regarde ? Car déjà mon être est là où il n’y a pas “où” Et où est Ton visage que je cherche du regard ? Dans la vision du cœur ? Dans la vision de l’œil ? Entre Toi et moi, un moi est de trop Que la séparation cesse et que le Toi ravisse le moi ! »
L’alternative absolue évolue ainsi vers la suppression de soi dans l’amour soufi, qui est une expérience de ravissement, de perte heureuse dans l’Autre absolu. Lui seul existe : toute la poésie de Hallaj le dit à travers des images sublimes qui sont autant de célébrations du moment ineffable où on devient l’Autre : « Ton esprit se mêla à mon esprit Comme l’ambre au musc odorant Qu’une chose Te touche, elle me touche Car Toi c’est moi inséparablement. »
Et « Ton image est mon œil Ton invocation dans ma bouche Ta demeure dans mon cœur Où donc peux-tu être absent ? »
Ou encore : « Avec l’œil du cœur je vis mon Seigneur Je lui dis : Qui es-Tu ? Il me dit : Toi ! Car pour Toi “où” n’est pas un lieu
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Recherche en psychosomatique Et là où Tu es il n’y a pas de “où” De Toi l’imagination n’a pas d’image Afin qu’elle puisse savoir où Tu es Toi qui contiens tout “où” À la manière de “non-où”, où donc es-Tu ? »
Vision donc qui reste irréductible à l’espace aussi bien qu’au non-espace, pour dire aussi que l’identité de moi et de Toi est de l’ordre de l’irreprésentable, elle n’est pas une affirmation qui s’effectue une fois pour toutes, comme une vérité complètement établie, en dehors des aléas d’une vie singulière, tel un délire immuable. Non, si la poésie de Hallaj nous touche profondément, nous bouleverse même, c’est qu’elle demeure au niveau de l’homme, dans le temps, et sa vérité paraît comme l’aboutissement d’un cheminement spirituel qui ne cesse de se poursuivre : « Quand l’amoureux atteint la perfection dans l’amour Et qu’il s’absente de l’Invoqué sous l’emprise de l’invocation Alors il voit la vérité de ce dont l’amour le rendit témoin : Blasphème, la prière des amants. »
Blasphème en effet, parce que la prière suppose la séparation de Toi et de moi, ce qui est le fondement même de l’Islam, tel qu’on le pratique, mais quand l’amour parvient à supprimer la distance, à quoi bon prier ? Attaque frontale de la religion, isolant encore davantage celui qui a osé aller au-delà, là précisément où il n’y a pas d’au-delà. L’expérience soufie de Hallaj, étant dans le temps, en subit les fluctuations, où alternent, d’une manière imprévisible, joie et souffrance, espoir et désespoir, proximité et distance, et où parfois, subitement, émerge une douleur extrême qui ressemble à une punition infligée qu’on mérite. Mais comment le comprendre ? « Par orgueil je refusai le bonheur de l’amour Et je subis le châtiment de l’orgueil. »
C’est dire que l’expérience d’amour ici est véritablement totale, passant par toutes les nuances qui font d’elle l’image même d’une vie que le poète assume, dans sa singularité, comme destin et comme ascèse où le moi doit disparaître dans Toi. Toutefois, la 52
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gamme entière des « états » par lesquels le cœur passe et qui semblent traduire l’instabilité même du cœur, versatile par nature selon une étymologie arabe, s’inscrit en fait dans une opposition plus globale entre la lumière et l’ombre, le jour et la nuit, ce qui confère à la démarche de Hallaj une autre dimension où le visuel et le visionnaire font un. Mais le jour et la nuit qui semblent être la substance même de cette poésie, ne sont pas à interpréter symboliquement, ils sont la réalité même du cœur se révélant par fulgurance : « Une nuit se leva le soleil de Celui que j’aime Il resplendit et ne connut pas de couchant Car le soleil du jour se lève la nuit Et le soleil du cœur ne s’absente pas. »
Ici, non seulement la lumière s’oppose aux ténèbres, mais les contraires finissent aussi par se réunir dans la passion amoureuse qui est simultanément le jour et la nuit et le soleil qui crée l’un et l’autre : soleil également noir, car en même temps soleil de la nuit et soleil du cœur. Cela fait naître une intensité émotionnelle extraordinaire dont Hallaj donne la mesure dans un poème « orphelin » réduit à un seul vers : « Ne nous calomnie pas ! Voici les doigts Que nous avons teints du sang des amants. »
« Le sang des amants » : ce qui témoigne d’un don infini de soi allant jusqu’au sacrifice rituel, en transposant au plan de l’amour pur une des composantes de l’Islam : le pèlerinage à la Mecque : « Ô toi qui me blâmes pour Son amour, comme tu me blâmes ! Si tu savais de Lui ce que j’endure, tu cesseras le blâme ! Les gens vont au pèlerinage, le mien se passe chez moi On sacrifie les bétails et moi mon âme et mon sang D’aucuns, sans l’aide des sens, tournent autour de la Kaaba Ils tournent autour de Dieu qui les dispense des lieux saints. »
Le sacrifice de soi dans l’amour implique qu’à l’arrière-plan de cette poésie (qui, comme toute grande poésie, se confond avec la vie même), il y a une totale identification de la vie et la mort, et 53
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l’aspiration au non-être pour que l’Autre soit. D’où ce poème qui constitue comme un défi lancé à ceux qui tiennent le pouvoir suprême et qui, plus tard, quand le cercle se refermera autour de Hallaj, le condamneront à mort comme hérétique et à subir les supplices réservés aux ennemis de l’Islam : « Tuez-moi mes autorités car ma vie c’est d’être tué Et ma mort est dans ma vie et ma vie est dans ma mort L’effacement de moi est pour moi un don des plus nobles Et mon maintien dans mes qualités, l’un des péchés vils. »
L’identification de la vie et de la mort, quand on lit dans la poésie de Hallaj cette affirmation paradoxale, nous fait toucher une profondeur rarement atteinte ainsi que quelque chose qui dépasse toute parole, introduisant partout la même vision qui englobe tout et qui rend à l’identique des notions antinomiques. Le paradoxe devient ainsi la forme logique de l’impasse, et sa présence ici est naturelle, coule de source, sans le moindre artifice, c’est la réalité elle-même qui se révèle sous ce double visage qui est celui de l’amour : « Que me suffise le chagrin de toujours T’invoquer Comme si j’étais loin ou comme si Tu étais absent Et que je Te demande la grâce sans la désirer Car je n’ai vu avant moi personne qui renonce à Toi tout en Te désirant. »
Or, le thème de la distance, de l’identité vécue du proche et du lointain, récurrent dans la poésie de Hallaj, s’il semble favorisé par une particularité de la langue arabe, où les addad, des mots aux sens opposés existent, il ne fait aucun doute qu’on a affaire ici à de violents mouvements contraires de l’âme, une houle qui vient du fond, un déchirement de tout l’être. Pourtant, soudain, tout s’apaise pour laisser la place à une véritable révélation : « Nul éloignement pour moi après Ton éloignement Depuis que j’eus la certitude que proche et loin sont un Car même dans l’abandon l’abandon m’accompagne Et comment peut-il y avoir abandon quand l’amour fait exister ? Grâce à Toi ! Tu guides dans la parfaite pureté un adorateur pur qui ne prosterne que pour Toi. »
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« L’amour fait exister » : c’est par cette parole suprême qui exprime la vérité de l’amour, que Hallaj semble répondre au cri ultime du Christ sur la Croix : « Seigneur ! Pourquoi m’as-Tu abandonné », en suggérant une autre issue possible. Ceci a son importance quand on pense à la fascination qu’exerçait sur lui la figure du Christ allant jusqu’à l’identification (« Selon la religion de la croix sera ma mort »). À d’autres moments cependant, la certitude vacille en même temps que la raison, et à force de ballottements, d’oscillations entre des sentiments extrêmes, liés à la proximité et à la distance, l’espoir et le désespoir, Hallaj se trouve soudain seul, livré à lui-même, réellement abandonné : « Je ne cesse de flotter dans les mers de l’amour Les vagues me portent, et me lâchent Tantôt les vagues me soulèvent et tantôt je chois et tombe. Enfin Il m’amena en amour là où il n’y a pas de rivage J’appelai : Ô Toi dont je ne divulgue pas le nom Et que jamais je ne trahis en amour ! Que mon âme ne T’en veuille pas Seigneur ! Que tel ne fut pas notre pacte ! »
Déréliction totale et perte de soi, non pas en Toi mais infiniment loin de Toi dans la douleur de se sentir presque trahi, incapable de faire face, de comprendre ce qui dépasse tout et que rien ne limite, se révélant à l’improviste au bout de tant de souffrances et d’attentes déçues. Comment dire autrement la double impasse dans laquelle Hallaj est enfermé par rapport aux autres (« Je laissai aux autres leur religion et leur Ici-bas »), en même temps qu’avec Toi qui reste imprévisible, à une distance infranchissable ? Tout se passe ainsi comme si Hallaj ne pouvait exister en dehors de cette relation paradoxale à Toi, relation qui lui fait dire : « Je m’étonne de Toi et de moi / Ô Toi que désire le désirant », et qui se maintient inaltérée, inaltérable, à travers des douleurs et des joies ineffables, alternant et se mêlant sans cesse, à la limite de ce qu’on peut endurer. Cette relation paradoxale détermine également la relation amoureuse au niveau même de la mémoire, restituant des moments de bonheur : « Me souvenant de Toi, la nostalgie me tue presque Et mon absence de Toi est chagrin et douleur
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Recherche en psychosomatique Tout mon être devient cœurs qui implorent Et qui vite succombent aux souffrances et aux peines. »
Dans cette alternative ayant la forme du paradoxe, où la chose et son contraire, se souvenir ou ne pas se souvenir, aboutissent toutes les deux au même résultat, comme si, quoiqu’on fasse, on reste toujours dans la même impossibilité qui se joue, encore une fois, à travers la distance que la mémoire instaure à l’intérieur et qui détermine toute l’expérience spirituelle de Hallaj. Notons, au passage, que l’emploi d’un mot « presque » a la vertu de rendre à « me tue » sa vérité humaine, loin de toute exagération. On peut maintenant jeter un regard rétrospectif sur l’ensemble de la poésie de Hallaj pour constater qu’elle présente une structure logique particulière qui relève du paradoxe où les termes contradictoire, au lieu de s’exclure réciproquement, s’incluent les uns les autres. Ce qui introduit une cohérence extraordinaire, par-delà la raison, en créant une autre réalité dont on perçoit, par-ci par là, au fil des poèmes, des aspects heurtés qui s’harmonisent. On est au cœur d’une expérience qui se place au-delà de tout et qui appartient à l’indicible. Et le miracle, qu’on touche ici du doigt, c’est de pouvoir créer une œuvre unique dont ne persistent finalement que ces fragments qui sont des poèmes déclamés, ou occasionnellement écrits, alors que tout le reste fut littéralement détruit en même temps que l’auteur. Œuvre qui est presque impossible, traversée qu’elle est par une contradiction originelle qui est la transposition même de l’impasse d’où elle émane. Cela donne des poèmes dont les images, contradictoires, au lieu de se détruire, se renforcent réciproquement pour créer une autre réalité impensable. Dans notre traduction de Hallaj, aussi bien que d’autres poètes soufis, Ibn Arabi et Niffari, nous sommes constamment aux prises avec l’intraduisible et l’impensable, et c’est cette réalité que nous découvrons dans une poésie d’amour, la plus belle et la plus poignante de toute la littérature arabe. Ainsi : « Si les cavales de l’éloignement t’assaillent Et le désespoir clame la fin de l’espérance De ta gauche prend le bouclier de la soumission Et de l’épée des pleurs fortifie ta droite Et toi-même, toi-même aie peur
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Convergences – Essais de psychosomatique relationnelle Garde-toi de l’embuscade de la rupture Et si dans l’obscurité l’abandon t’atteint Chemine à lumière des flambeaux de la pureté Et dis au Bien-Aimé : Tu vois mon humiliation Fais-moi la grâce de Ton pardon avant la rencontre Et au nom de l’amour, ne Te détourne pas de l’amoureux Sans l’avoir récompensé d’un espoir. »
Dans ce poème magnifique où l’amoureux livre bataille contre l’abandon du Bien-Aimé, signifié par le mouvement paradoxal d’un éloignement qui équivaut à un envahissement, à une immense tristesse qui s’abat sur tout l’être et l’oblige à se défendre. Avec quelles armes ? Des armes inimaginables, également paradoxales : le « bouclier de la soumission » et « l’épée des pleurs », tout en prenant garde de « l’embuscade de la rupture ». Mais la rupture a lieu quand même et l’amoureux, vaincu, humilié, se livre corps et âme, ne sollicitant rien d’autre que la promesse d’une rencontre. Tout ne tient qu’à un fil quand tout a lâché. L’expérience mystique de Hallaj est à l’image de ce combat quasiment désespéré, à armes inégales, pour parvenir à l’effacement de soi face à Toi, et cela de jour en jour, d’un instant à l’autre, jusqu’à la mort infligée qui fera de lui un martyr, c’est-à-dire, comme le suggère l’étymologie en arabe, « celui qui témoigne ». Qui témoigne de la vérité de l’amour, que Toi existe et rien n’existe en dehors de Toi. De sorte que, dans l’extase, quand Hallaj dit « Toi c’est moi », c’est toujours Toi qui vient en premier et la proposition n’est jamais réversible. Et c’est grâce à cette asymétrie qu’on échappe au délire et à la pathologie : la transcendance de Toi est la première et la dernière vérité dans la vie comme dans la poésie amoureuse de Hallaj. Il nous reste à préciser la raison directe de la condamnation de Hallaj en tant qu’« ennemi de l’Islam ». Elle réside en un seul vers qui, pris à la lettre, a fait basculer toute sa vie : « Je suis le Vrai et le Vrai est Vrai par le Vrai / Il se vêt de Lui-même et la différence disparaît. » Parole d’hérétique, d’un renégat, dira-t-on, se prenant pour Dieu lui-même et méritant le châtiment suprême réservé aux ennemis de l’Islam, alors que pour Hallaj, c’est le Vrai lui-même qui le dit, en l’absence de « moi », anéanti en Lui. C’est pourquoi il est précisé « Il se vêt de Lui-même », l’autre cessant d’exister en dehors de Lui. Parole profonde, laissant entrevoir 57
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d’autres intentions, mais combien risquée à première vue ! Flairet-on déjà le panthéisme ? Car panthéisme il y a chez Hallaj ou quelque chose d’approchant, qui ne correspond à aucune systématisation mais s’affirme intuitivement, comme une évidence poétique, par fulgurance : Ainsi : « Gloire à Celui dont l’humanité manifeste le mystère de la lumière pénétrante de sa divinité Ainsi ses créateurs Le voient Dans l’image de qui mange et qui boit. »
Ou encore, en tant que vision du monde : « Quelle terre est vide de Toi Pour qu’on s’élance à Te chercher au ciel Tu les vois qui Te regardent au grand jour Mais aveugles ils ne voient pas »
L’humanité et la divinité sont inséparables, l’avers et l’envers de la même réalité. Il suffit de le rappeler pour se rendre compte immédiatement que l’expérience d’amour mystique chez Hallaj est transposable sur le plan humain, à chaque fois que s’instaure une relation d’amour entre toi et moi. En ce sens, elle est éminemment communicative et chacun peut se reconnaître dans cette poésie qui fait de l’amour la force créatrice par excellence, la seule voie possible pour transcender l’impasse. Et ce n’est qu’en cela que réside le paradoxe d’une poésie conçue dans la plus tragique des solitudes (« ... Mais récompense, Seigneur, car je suis seul » – « Qui veut un écrit, voici ma lettre / Lisez et apprenez que je suis un martyr ») mais dont la force extraordinaire qui en émane atteint d’emblée l’universel : elle touche au plus profond de l’être humain, par-delà les limites du temps et de l’espace. Car, miraculeusement, elle est toujours vivante, elle qui semble exprimer l’essence même de l’expérience amoureuse, non mutilée, non mutilante, engageant l’ensemble de l’être humain, corps et âme, aux confins de la folie (« En Te reniant je Te sanctifie / Et ma raison en Toi est folie »). Et jusqu’à aujourd’hui, elle n’a rien perdu de sa puissance provocatrice, de ses excès, de ce qui l’avait déjà rendue condamnable, c’est-à-dire irréductible. 58
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Or, si la poésie de Hallaj est une réponse à l’impasse, à la hauteur de son génie, elle se trouve portée par un mouvement d’amour qui consiste, quand cesse la distance, à se perdre dans l’Autre pour se retrouver, en devenant l’Autre : « Je suis Celui que j’aime Et Celui que j’aime est moi Nous sommes deux âmes dans le même corps Si tu me vois, tu Le vois Et si tu Le vois, tu nous vois. »
Mais le plus important c’est que ce double mouvement de perte et de retrouvaille est une manière subtile d’aller vers l’unité, de s’affirmer comme un face à l’Un qui est l’Unique. De sorte que toute l’action exercée par l’amour n’est autre que cette quête de l’unité dans laquelle converge tout le reste : « Mon cœur avait dans ces caprices épars Et mes caprices, depuis que l’œil T’a vu, se sont réunis. »
Quoi dire d’autre pour signifier la vie qui se crée elle-même, loin du néant de l’éparpillement, ayant pleinement assumé la mort dans la vie et la vie dans la mort, l’inconcevable unité de ce qui s’oppose absolument ?
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Chapitre III Rêve et pathologie organique À propos des Discours sacrés d’Aelius Aristide (IIe siècle)
Le rêve n’existe pas en soi, indépendamment du sens ou du non-sens qu’on lui trouve, ni indépendamment de son caractère évident ou énigmatique, insistant ou évanescent, indépendamment surtout du contexte socio-culturel dans lequel il s’inscrit. Car le rêve est une expérience totale, puisqu’il n’existe, comme événement vécu, que pour autant qu’on s’en souvienne, et qu’il cesse complètement d’exister si la mémoire n’en garde pas la trace. Cependant, dans ce souvenir émergeant dans la conscience vigile, le sujet qui l’évoque se découvre comme autre, ne coïncidant pas parfaitement avec lui-même, non à cause d’une quelconque étrangeté de contenu, qui d’ailleurs peut se constater, mais parce que, fondamentalement, la forme de la pensée change du tout au tout. Pensée créatrice d’une réalité à laquelle on adhère absolument, alors que, dans la pensée vigile, les images ne sont pas la réalité, même si parfois elles sont capables de la transformer. C’est justement ce pouvoir extraordinaire de produite la réalité, et non simplement de la reproduire, qui fait que le rêve est rêve, fût-il le plus 61
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banal, le plus assujetti à des situations ordinaires, le moins transposé possible. De sorte que, dans les cas extrêmes, où le rêve se ramène à des images indifférentes et sans relief, quelle que soit l’explication qu’on peut en donner, le contraste paraît dramatique entre la simplicité de l’image et l’infinie complexité du processus qui le fait naître. Et c’est cette complexité tenant de la forme à laquelle se trouvent soumis tous les contenus oniriques qui permet de voir dans chaque rêve, une création et dans l’acte de rêver la création par excellence. Rêver, c’est créer une réalité hors de soi qui est soi, et cela chaque nuit, à intervalles réguliers. Cependant, seul le rêveur peut en rendre compte à lui-même ou à autrui, verbalement, graphiquement ou par tout moyen, même si, incidemment, dans un laboratoire du sommeil, il peut arriver qu’on devine grâce à des mouvements oculaires, la scène que la vision du rêve est en passe de structurer (la tête haute, regardant devant soi, monter cinq ou six marches d’escalier, par exemple)1. Encore faut-il que le rêveur permette de le confirmer, ce qui rigoureusement amène au point de départ. Telle est donc l’évidence première qu’il s’agit d’interroger : l’existence même du rêve est fonction du rêveur, et, d’un rêveur à l’autre, à travers l’espace et le temps, ce qui change radicalement est moins le sens du rêve que l’être même du rêve. Car le sens qu’on confère au rêve relève de la manière dont le rêve est défini, pour soi comme pour chaque culture, toute définition impliquant un potentiel système de déchiffrage, un sens différent qui, au besoin, peut être un non-sens. Donner un sens c’est donner un être, et nommer n’est pas indifférent à la chose qu’on nomme. On comprend dès lors que, d’une culture à l’autre, le rêve ne soit pas uniformément nommé : les noms différents ne sont pas des synonymes mais différents points de vue sur l’objet. Différemment visé, l’objet se révèle dans sa différence. Par conséquent tout se passe comme si l’acte de nommer s’intégrait dans un processus d’objectivation qui fait simultanément exister le nom et la chose nommée. Ainsi, loin de rester invariable par-delà des actes concrets de prise de conscience qui lui permettent d’exister, l’être du rêve n’est finalement qu’une construction a posteriori, projetée au départ et inversant l’ordre des événements. Construction qui donne au rêve le statut d’une chose en soi, soustraite aux conditions 1. W.C. Dement. « La psychophysiologie du rêve ». In R. Caillois et G.F. Von Grunebaum. Le rêve et les sociétés humaines. Paris, Gallimard, 1967.
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de l’espace et du temps réels, mais qui n’en demeure pas moins une projection qui est l’imaginaire par excellence. Ainsi, il est possible de soutenir que le rêve n’est que la série indéfinie de ses manifestations, dont notamment le sens et le non-sens qu’il prend dans l’expérience éveillée, et que, faisant intégralement partie du fonctionnement onirique, il se manifeste comme une activité créatrice mettant en œuvre un autre objet, un autre sujet, un autre espace et un autre temps. Autant de créations imaginaires qui sont le corrélat d’un processus d’objectivation, dont l’hallucination demeure l’approximation la plus pertinente, mais qui ne constitue pas moins une des modalités de la projection. Celle-ci se définit maintenant comme la possibilité biologiquement donnée, du fait de l’alternance même du sommeil paradoxal et du sommeil lent, de transformer le subjectif en objectif, à travers des images qui créent une réalité. Réalité qui ne se révèle illusoire qu’après coup, au moment précis où cesse la projection qui la produit, et où le rêve se constitue comme rêve pour la conscience vigile. Dans cette perspective qui s’emploie à restituer à l’expérience onirique toute son originalité, seule compte la constatation que, pour un sujet particulier appartenant à une langue et à une culture particulières, situées dans l’espace et le temps, le rêve existe ou n’existe pas. Cela, en outre, exige que soient précisées les modalités selon lesquelles le rêve peut avoir sa place dans l’expérience globale du sujet, et l’importance que celui-ci accorde à la vie onirique en général. L’attention portera désormais moins sur le rêve et sur ses motivations que sur le fonctionnement onirique dans sa spécificité. Celui-ci se définit par la double relation d’inclusion ou d’exclusion réciproques, entre la conscience onirique et la conscience vigile, ainsi que par les incidences somatiques qui peuvent accompagner cette attitude distinctive à l’égard des rêves. On est donc d’emblée au cœur d’un phénomène total qui échappe à la réduction au psychique ou au somatique aussi bien qu’à la causalité linéaire, dans la mesure où le fonctionnement onirique vise avant tout à mettre en évidence les liens complexes, positifs ou négatifs, qui rattachent une pathologie organique éventuelle aux aléas de l’acte même de rêver. Et ceci sans introduire des distinctions a priori entre rêve et élaboration secondaire notamment, qui, souvent, quand il s’agit d’un document historique par exemple, relèvent de l’arbitraire. Ainsi, par-delà les fonctions partielles qu’on peut lui reconnaître, parmi lesquelles il faut compter la réalisation 63
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du désir qui, cependant, pour Freud, constitue l’unique motif de l’activité onirique, le rêve paraît d’emblée comme une fonction vitale où continuellement se joue l’équilibre psychosomatique. Celui-ci reste inséparable d’une situation conflictuelle qui parfois, en s’enfermant sur elle-même, ne laisse subsister aucune issue, et qui se mue en impasse. Le rêve peut alors intervenir pour opérer une ouverture inespérée, permettant le passage de la maladie à la santé.
Les Discours sacrés C’est dans l’optique qui vient d’être esquissée que se pose le problème de comprendre, sous l’angle du fonctionnement onirique, la relation entre rêve et maladie organique que, minutieusement, journellement, sur une période de dix ans, les Discours sacrés2 d’Aristide (IIe siècle après J.C.) retracent avec ferveur. Dans ce contexte religieux où le rêve n’est plus rêve mais « vision du songe », que polarise de part en part l’épiphanie du dieu de la médecine, Asclépios, prescrivant, avertissant, accomplissant des prodiges, le titre grec, « Hieroi Logoi », qui peut se traduire : « Compte rendu de l’apparition d’un dieu ou d’une déesse qui donne une révélation »3, fixe déjà exactement l’orientation de l’ensemble. Il en résulte une œuvre unique dans toute l’Antiquité, où l’expérience onirique, faisant un avec la démarche religieuse, est pour une fois rendue à sa singularité subjective, alors que la même expérience se généralise pour donner lieu, chez un autre contemporain, Artémidore, à une élaboration objective, fondée sur des critères de concomitance, dont précisément témoigne La Clef des songes4. Et comme Aristide est avant tout un sophiste rompu à l’art déclamatoire, thème autour duquel se tisse la trame entière des Discours sacrés, la subjectivité chez lui ne saurait se dissocier du style dont il use : ampoulé, orné, truffé de lieux communs, réunissant paradoxalement le plus et le moins subjectifs. Tout se passe alors comme si la recherche de l’état de santé, représentant la norme, était en même temps une quête de conformisme. Aussi le 2. Aelius Aristide. Discours sacrés. Paris, Macula, 1986. 3. Ibid., p. 15. 4. Artémidore. La Clé des songes. Paris, Vrin, 1973.
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banal se trouve-t-il d’emblée au centre d’une problématique qui touche à la fois le rêve en tant que rapport au divin et le corps en proie aux malaises les plus inattendus. Les premières lignes des Discours en donnent parfaitement le ton : « J’ai l’impression que je vais composer mon ouvrage à la manière de l’Hélène d’Homère. Celle-ci déclare qu’elle ne saurait dire “tout ce qu’eut à soutenir de combats Ulysse au cœur patient [...]”. Moi de même, je ne saurais dire toutes les faveurs et tous les miracles dont le Sauveur m’a comblé jusqu’à ce jour. Mais je n’ajouterai pas ici le vers d’Homère : “Même si je possédais dix langues et dix bouches” car c’est là en vérité bien peu5. » Or, contrairement à ce qui se passe dans la pathologie de l’adaptation, le banal se trouve ici associé à une activité onirique absolument débordante. Aristide ne dit-il pas d’ailleurs que son journal des songes, dans lequel puisent les Discours sacrés, comporte en fait plus de trois cent mille lignes dictées ou rédigées de sa propre main6 ? On voit maintenant comment comprendre cette singularité. Car ce qui permet de concilier le rêve et le banal n’est rien d’autre que le style déclamatoire favorisant l’hyperbole. Celle-ci peut se définir comme une manière de reproduire le typique, une des variantes du banal, au double plan de l’affect et de la représentation, en vue de se conformer aux normes, tout en agissant sur un public constamment présent. « Agir » dans le sens de prendre à témoin, d’influencer, de séduire. Mais c’est aussi et surtout se donner en spectacle, se valoriser à l’extrême aux yeux des autres, en valorisant le dieu auquel on se voue corps et âme. Si généralement le rêve crée son propre espace imaginaire, régi par des relations d’inclusions réciproques7 qui le coupent encore davantage de toute organisation rationnelle, suscitant l’illusion d’un inconscient clos sur lui-même, dans le cas d’Aristide le rêve est d’emblée une relation à autrui. Son espace est public, partagé avec autrui, malades également pratiquant l’incubation, un lieu commun au double sens du terme. Que le rêve soit souvent assimilé, à commencer par Freud, à une scène sur laquelle se déroule une action dramatique, s’applique ici intégralement, du fait de la forme adoptée et parce que, dans les Discours sacrés, il s’agit d’un 5. Aristide, op. cit., p. 29. 6. Ibid., p. 48. 7. Sami-Ali. L’espace imaginaire. Paris, Gallimard, 1974.
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rhéteur se livrant à un art éminemment persuasif. Le jeu de rôles y est constamment sous-tendu par le désir de l’emporter, dans un contexte d’évidente rivalité entre sophistes. Du coup, tout devient montrable, démontrable, le corps et ses organes visibles et invisibles, relevant d’une physiologie et d’une anatomie autant réelles qu’imaginaires, des images corporelles qui sont en même temps des figures de style. Et tout se stylise en vue du spectacle, de telle manière qu’en dépit de leur diversité, les images qui reviennent sous la plume d’Aristide, celles notamment du culte d’Asclépios, deviennent comparables, issues de la même volonté d’amplifier, laquelle, singulièrement pour ce qui est de l’affect, au lieu de renforcer, affaiblit, grâce à une réduction délibérée au typique. Et cependant, devenues équivalentes parce que participant du typique, ces images ne concilient pas moins d’une façon indissociable le subjectif et le rituel. Car, poussé par le désir désespéré de guérir, face à une médecine impuissante, si Aristide finit par s’approprier un culte local fort répandu en Asie Mineure dont il est originaire, il a tôt fait de personnaliser à l’excès sa relation d’élu au dieu élu. Personnalisation que médiatise le corps et que seule la maladie dans l’énigme de sa diversité, se manifestant sans relâche par crises récurrentes, rend en définitive possible. Ici, la douleur physique n’est autre que l’irréductible subjectivité, lorsque tout appartient à tous, se nivelle, se banalise, y compris les rêves, qui, eux aussi, deviennent typiques, ceux des malades pratiquant l’incubation8. Dira-t-on par conséquent que, pourvu d’un « tempérament nerveux », Aristide se trouve pris dans son propre jeu, puisque la maladie elle-même lui sert surtout de lien avec Asclépios et que, à tout prendre, le lien doit l’emporter sur tout le reste ? Le désir de guérir céderait alors la place à celui de maintenir coûte que coûte le lien, fût-ce d’ailleurs au prix d’une souffrance qui, au lieu 8. À propos de l’incubation, Dodds fait remarquer : « Au matin, ceux qui avaient été favorisés par la visitation nocturne du dieu racontaient leur expérience. [...] Toute rumeur de guérison apportant, comme elle faisait, un renouveau d’espoir aux désespérés, aura été saisie et amplifiée par cette communauté souffrante et expectorante, que reliait, comme nous le dit Aristide, un sentiment de solidarité plus puissant que celui qu’on trouve chez des camarades d’une même école ou parmi l’équipage d’un navire » (E.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Paris, Flammarion, 1977, pp. 119-120). Il est probable que le rêve qu’on raconte dans le rêve, et dont il sera question plus loin, renvoie à cette habitude de se raconter les rêves qu’on fait durant l’incubation.
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de s’atténuer, s’aggrave, et qui ne s’en va que pour revenir en force. Comme l’écrit Festugière : « Guérir signifierait renoncer à la présence et à la compagnie du dieu et précisément ce dont le malade a le plus besoin, c’est la compagnie du dieu9. » Il y a là comme une première situation paradoxale rappelant la problématique de la réaction thérapeutique négative, qui peut rendre compte de la tendance à contracter des maladies chroniques, de la fixité d’une pathologie qui ne change que pour mieux perdurer. Si cette remarque place déjà le texte entier d’Aristide sous le signe d’une impasse qui prend la forme du cercle vicieux, la maladie engendrant le désir de guérison, et la guérison le désir de maladie, il ne faut surtout pas en conclure que le mouvement s’annule au fur et à mesure pour laisser subsister un état de souffrance homogène associé au même rêve qui recommence. Car, dans ce cas, les Discours sacrés ne seraient que la constante mise en considération, à l’image de la maladie chronique, des deux phénomènes qui varient relativement l’un à l’autre, sans évolution possible. Or, en dépit des apparences, il existe bel et bien une profonde évolution non linéaire mais circulaire, comme en témoigne le fait que le récit d’Aristide ne suit pas un ordre chronologique et qu’il s’interrompt à l’improviste au début du Sixième discours, ayant apparemment épuisé son intérêt pour la vie onirique. Comme d’autre part la maladie d’Aristide se limite à une période de dix ans, avec pour point de départ une situation conflictuelle précise, il devient possible de suivre le va-et-vient d’un mouvement qui dessine sa propre trajectoire et qui, à travers le rêve, touche à l’ensemble du fonctionnement psychosomatique. L’activité onirique se révélera alors, non comme un simple reflet de la pathologie organique, mais comme ce qui permet de transformer radicalement cette pathologie.
La structure formelle C’est dire que les Discours sacrés sont pourvus d’une structure formelle qu’il importe de dégager avant toute tentative de donner sens au contenu. Cela ne signifie pas que le contenu soit indépendant de la structure mais que la structure détermine le contenu et le contenu la structure. Dans une lecture qui se veut aussi proche 9. Aristide, op. cit., p. 13.
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que possible du texte, évitant tout recours à une symbolique préétablie, cette manière de procéder s’emploie d’abord à instaurer un lien fondamental entre l’activité onirique et la situation conflictuelle initiale, pour établir ensuite, à l’intérieur même des épisodes oniriques qui se répètent, des relations d’équivalence entre des éléments différents dans des rêves différents. Cela permet enfin de suivre la transformation de ces mêmes relations, significatives au double plan de la réalité et de sa transposition imaginaire, parallèlement à l’évolution de la pathologie organique. Loin de jouer un rôle de simple accompagnement, reflétant sans plus les malaises du corps, l’activité onirique devient ainsi le moyen par excellence de transcender l’impasse, en transformant la pathologie organique, qui passe du corps réel au corps imaginaire. On ne postule pas pour autant que les maladies organiques, dans le contexte des Discours sacrés, relèvent d’une psychogenèse, ni qu’elles soient conçues sur le modèle de l’hystérie de conversion. Leur statut est différent et doit être déterminé différemment. Or la structure formelle est déjà tout entière dans le titre luimême, issu d’une vision de songe qu’il perpétue à l’état de veille. « Mais pour l’heure, commençons par ce point entre autres : comment, lorsque je fus arrivé au sanctuaire, la première nuit le dieu apparut à mon nourricier sous l’aspect de Salvius, le présent consul. Qui est Salvius, je ne le savais pas encore ; il se trouvait assidu au temple auprès du dieu. Mon nourricier dit donc que, sous cet aspect, le dieu s’entretint avec lui sur mes discours, et qu’entre autres choses, il les désigna sous le titre de “Discours sacrés”10. » On le voit : au lieu de désigner le texte de l’intérieur, en orientant le regard vers un autre objet, le titre paraît déjà comme son propre objet, se désignant lui-même. Ambiguïté comparable à celle d’une clé des songes qu’on voit dans un songe, ou de la prise de conscience qu’on rêve tout en continuant le rêve autrement. En ce sens, le titre se trouve pris dans une organisation imaginaire globale s’apparentant au paradoxe et créant un espace où le dedans et le dehors sont en relation d’équivalence et où le dedans implique le dehors et inversement. Où en effet, dans les Discours sacrés, finit le rêve et commence la veille ? L’acte d’écrire fait partie de l’activité onirique, qui fait partie de l’acte d’écrire. Plus précisément, la conscience vigile est incluse dans la conscience onirique, et la 10. Ibid., p. 49.
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conscience onirique dans la conscience vigile, sans heurt et sans rupture. Combien de fois le rêve, reflétant la réalité, simule-t-il la fin du rêve, et la réalité, miroir du rêve, ne fait-elle que le prolonger ? Dédoublement du rêve et de la réalité dans une conscience qui se fait double. Mais il y a plus. Compte tenu des événements qu’Aristide relate autour du titre de son ouvrage et qui, par ailleurs, sont typiques, il devient évident que l’espace onirique et l’espace réel tendent à parfaitement coïncider, non seulement parce que le dedans égale le dehors, mais plus particulièrement parce que tous les personnages, réels aussi bien qu’imaginaires, se muent en images de soi. Si les Discours sacrés sont nommés, ils le sont par Asclépios en personne sous les traits du consul, dans une vision de rêve rapportée par le nourricier, Zosime. À celui-ci est imparti le rôle du double, de la même façon que Salvius est le double d’Asclépios, comme si les personnages étaient tous interchangeables, en même temps que les rêves. Ainsi, on peut rêver en lieu et place d’un autre, et deux personnes peuvent avoir exactement la même vision de rêve, ce qui témoigne de son origine surnaturelle. Et partout opère la même projection pour conférer au rêve la solidité du réel, et au réel la force singulière du rêve. Magie d’une transformation du dedans et du dehors. L’espace des Discours sacrés est en effet éminemment magique, où visions de songe et événements naturels constituent l’avers et l’envers d’une seule et même réalité. Ils correspondent, se répondent, se font signe : présages qu’il faut deviner. Ce qu’on perçoit au-dedans comme au-dehors cesse d’être lui-même pour devenir autre chose. Tout maintenant est double, pourvu d’un arrière-plan plus ou moins accessible, d’une signification qui s’offre et se dérobe simultanément. Et de part en part, qu’elle se prenne ellemême pour objet ou qu’elle prenne un autre objet qu’elle-même, la conscience demeure à l’extérieur, ouverte à une réalité qui, pardelà la distinction du dedans et du dehors, se donne immédiatement. Elle se donne à travers un sentiment de fascination qui, régulièrement, accompagne toute projection11, qui naît de l’obscure prise de conscience que le monde environnant n’est que l’image de soi. Image devenue une chose parmi les choses, ayant sa place dans un discours symbolique, constitué ou à constituer. 11. Sami-Ali. De la projection. Paris, Dunod, 2004, p. 81.
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Affect, rêve, corps Au lieu de retracer chronologiquement les événements de sa vie à partir du moment où il se résout à s’en remettre « au dieu véritablement comme à un médecin, pour qu’en secret il agisse à sa guise » (op. cit., p. 30), Aristide débute son premier Discours par l’évocation d’une période intermédiaire (janvier-février 166), marquée par l’intensification simultanée des misères physiques et de l’activité de rêve. Cela demande une analyse attentive. « C’était le mois de Poséidon, vous savez de quel rude hiver. Je souffrais de l’estomac la nuit, mes insomnies dépassaient la mesure, impossible de digérer si peu que ce fût. La moindre cause n’était pas la continuité des tempêtes : pas une tuile, disait-on, n’y pouvait résister, aussi bien même la sueur, tout ce temps-là, s’arrêta, sauf chaque fois que je prenais un bain » (ibid., p. 30). D’emblée, la mise en scène est parfaite qui relie la maladie organique au déchaînement de la nature, en vue d’introduire par la suite, aux moments significatifs, le récit des rêves, dans lesquels Asclépios se charge de la thérapeutique. Mais peut-être initialement le tumulte n’est-il pas seulement hors de soi et la violence est-elle en même temps celle des forces qui, en soi, s’affrontent sans répit. On peut dire en effet que, hormis les rêves habituels qui commencent à affluer et où, tour à tour, Asclépios prescrit des bains ou l’abstention de bain, liée à l’apparition des difficultés respiratoires, rappelant le « souffle d’un asthmatique »12, l’activité onirique ne tarde pas à trébucher sur une situation hautement conflictuelle. Celle-ci constitue l’autre face de la relation apparemment sereine à Asclépios, dans laquelle, cependant, intervient d’une manière essentielle la souffrance physique, quelles qu’en soient la provenance et la nature réelles. En définitive, le récit se déroule dans un climat chargé comme un ciel d’orage où se mêlent inextricablement l’affect, le rêve et le corps. En voici un premier exemple. « Le 19 (11 janvier), je rêvai que des Barbares s’étaient emparés de moi et que l’un d’eux m’attaquait et faisait mine de vouloir me transpercer. Puis il m’enfonçait tout de go le doigt jusqu’à la gorge et y versait quelque chose selon un usage qu’ils ont chez eux, il nommait cela aigreur d’estomac. Je racontais cela ensuite comme 12. Aristide, op. cit., p. 30.
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un rêve à l’étonnement de mes auditeurs qui disaient que c’était là précisément la cause de ce que j’avais soif, mais ne pouvais boire, du fait que les aliments tournaient en aigreur. Là-dessus, on me prescrivait un vomissement et le Barbare m’ordonnait de m’abstenir de bain et de me pourvoir d’un assistant qui se tînt auprès de moi tout le jour pour me servir, illotion et vomissement sans difficulté13. » Étrange rêve qui, d’entrée de jeu, se structure comme un espace d’emboîtement régi par la relation d’inclusions réciproques ! Rêve dans le rêve qui revient si souvent qu’il constitue une caractéristique essentielle des Discours sacrés, mais dont la signification demande à être précisée. S’agit-il, comme le dit Freud, d’une manière d’annuler le rêve lorsque, à point nommé, son contenu devient intolérable ? Cela semble effectivement s’appliquer au cas présent, puisque c’est la scène terrifiante avec le Barbare qui se trouve mise entre parenthèses et traitée comme nulle et non avenue. Mais l’interprétation, quelque plausible qu’elle soit, ne saurait se généraliser pour rendre compte d’autres cas, de loin les plus fréquents, où le rêve dans le rêve ne comporte aucun élément décelable d’angoisse, motivant sa transformation en un événement irréel. Une chose est certaine en tout cas : chez Aristide, il s’agit d’un procédé spécial, dont la signification peut d’ailleurs varier d’un rêve à l’autre, mais que fonde toujours le même principe général qui consiste à inclure le réel dans l’imaginaire et l’imaginaire dans le réel. Considéré sous cet angle, le rêve crée une réalité qui ne se différencie en rien de la vraie réalité, de même que celle-ci peut être prise pour un rêve, un rêve dont on ne se réveille pas encore. En d’autres termes, la réalité reste la même, au-dedans et au-dehors du rêve, comme si elle n’était qu’un cas particulier du rêve. Et c’est le même acte qui, dans le rêve, introduit le rêve et la réalité. Ce qui partout fait intervenir un facteur d’incertitude pour savoir ce qui est du rêve et ce qui est de la réalité, tout en permettant de passer insensiblement de l’un à l’autre, aussi bien dans le rêve que dans la réalité. Il se dessine ainsi un renvoi à l’infini : la réalité n’est pas la réalité mais une réalité prise dans un rêve, lui-même pris dans une réalité et ainsi de suite. Le réel est imaginaire et l’imaginaire réel. 13. Ibid., p. 31, « Illotion » : néologisme pour traduire le grec alousia, signifiant l’interdiction d’aller aux bains et de se laver.
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Pour ce qui est de ce premier exemple du rêve dans le rêve, il faut surtout noter que le Barbare, aux deux moments de son apparition, tour à tour violent et menaçant, puis prévenant et secourable, ne fait que jouer le rôle de médecin. Rôle qui se trouve lié, d’une part, à des pratiques thérapeutiques qu’on pourrait qualifier de paradoxales (transpercer le corps, enfoncer les doigts dans la gorge, causer des aigreurs) et, d’autre part, à des prescriptions spécifiques (se baigner ou s’en abstenir) qui rélèvent directement de la thérapeutique propre à Asclépios. Celle-ci, généralement, se limite, selon le mal et les conditions climatiques, à prendre des bains froids, à marcher nu-pieds et à monter à cheval. Les deux images contrastées du Barbare paraissent ainsi comme l’image dédoublée d’Asclépios en personne, successivement inquiétant puis rassurant, sans qu’intervienne le moindre processus de clivage. D’un bout à l’autre du rêve, Asclépios est là, totalement, absolument, sous des traits qui peuvent être négatifs ou positifs, mais toujours dans son rôle de thérapeute. Ce que d’ailleurs confirme d’une façon éclatante le fait qu’au réveil, le plus naturellement du monde, Aristide s’abstient réellement de bain et provoque le vomissement, en se servant de ses doigts comme le Barbare dans le rêve. S’il y a violence certaine dans la relation à Asclépios, reflétant celle qu’Aristide a aux médecins, incapables de le guérir, elle y est parfaitement intégrée, sans soulever de problèmes particuliers. Reste toutefois à savoir l’origine de cette violence et comment l’interpréter dans le contexte des Discours sacrés. Un second rêve de violence survient le lendemain du premier. « Le 20 (12 janvier), je rêvai que j’étais dans les propylées d’Asclépios et qu’un de mes intimes, m’ayant rencontré, m’embrassait et me cajolait, en homme qui me voyait après une longue séparation [...]. Après cela, ayant fait le tour du temple, nous rencontrions le prêtre et je me mettais à lui parler ainsi : “À Smyrne déjà, il m’arrivait en songe, de m’entretenir du temps avec toi ; cependant, je jugeai l’affaire trop importante pour moi, et je me tus. Et maintenant, tout récemment, cela m’est arrivé encore sur le même sujet.” En même temps, je me disposais à lui parler du rétablissement de la statue à son ancienne place. Tandis que je marchais, la chaussure d’un de mes pieds me quitte : le prêtre la ramasse et me la tend. Je me réjouis de cet honneur, mais voulant en quelque sorte l’honorer en échange et le saluer, je m’incline 72
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pour prendre la chaussure. À ce moment, un nouveau taureau m’attaquait. [...] Pris de terreur, je cherchais quelque moyen de l’éviter, mais lui ne fit rien d’autre que me contusionner sous le genou droit. Puis Théodotos, ayant pris un scalpel, nettoyait l’endroit, au point que je m’apprêtais à lui dire : “C’est toi qui de la contusion as fait une plaie !” Voilà ce qui m’apparut en songe. À ce moment, la terreur cessa et me vint sous le genou droit une petite plaie comme un anthrax, et elle semblait bénéfique pour les parties d’en haut (l’estomac)14. » Variante du rêve dans le rêve, privilégiant cependant la récurrence, à l’intérieur d’un rêve de jadis, du même événement qui est en passe de se produire, et amplifiant autrement les dimensions magiques de l’espace, le récit d’Aristide insiste derechef sur l’agression médicale dont le corps est l’objet. Mais la scène est transparente, et les personnages facilement reconnaissables. Ainsi, avec ses cornes, le taureau est une autre image du Barbare « faisant mine de transpercer » avec une arme effilée, épée ou hallebarde. À présent, l’attaque a eu effectivement lieu, laissant sous le genou une enflure qui entraîne une intervention chirurgicale, aux conséquences fâcheuses. Elle est due à Théodotos, médecin habituel d’Aristide durant son séjour à l’Asclépieios de Pergame. Scalpel, cornes, arme blanche : la série est complète qui, une fois de plus, à travers le personnage de Théodotos, ramène au médecin des médecins, Asclépios, avec lequel Aristide entretient la même relation ambiguë où se mêlent le positif et le négatif. Plutôt qu’ambivalente, cette relation mérite d’être qualifiée de paradoxale, puisque, dans le rêve tout au moins, le mal est causé par celui qui est censé le guérir. Cela, néanmoins, ne concerne que le plan strictement humain, qui évidemment se trouve transcendé toutes les fois qu’Aristide se remet entre les mains du dieu. En définitive, réconciliant l’inconciliable, celui-ci n’est pas seulement la question mais la réponse, même là où il n’y a pas de réponse, où la réponse est contradictoire. Le conflit se résout grâce à une expérience religieuse instaurant à l’objet idéal une relation idéale. Reste cependant qu’Aristide établit un lien particulier, sinon de causalité, au moins de continuité symbolique, entre la contusion du rêve et l’anthrax subséquent, localisé au même endroit. Ce faisant, il donne sens à un symptôme inscrit dans le corps réel, sens 14. Ibid., pp. 31-32.
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qui pourtant ne saurait déterminer le symptôme comme c’est le cas dans l’hystérie de conversion. Aussi faut-il plutôt inverser le lien et accorder au rêve un pouvoir diagnostique qui, en magnifiant des modifications corporelles encore imperceptibles, les intègre parfaitement dans un scénario fantastique. De sorte que le rêve semble une réponse à quelque chose qui réellement se passe dans le corps, là où précisément l’anthrax est en train de se former. Le symptôme n’a de l’hystérie que la forme : principe qui peut éclairer autrement l’ensemble de la pathologie organique dont il est question tout au long des Discours sacrés. Dans le contexte onirique remarquablement dense du premier des Discours sacrés, où les rêves se précipitent, se bousculent, se chevauchent, deux lignes de force se dessinent nettement, autour desquelles vient se structurer tout l’ensemble. D’une part, une identification de plus en plus débridée à une figure souverainement idéale qui, tour à tour, peut être celle d’un prêtre d’Asclépios (« Je rêvai que le proconsul m’envoyait son salut et le formulait ainsi : À Aristide le prêtre, salut »)15, celle de Démosthène (« Je traitais l’un des discours de Démosthène et je m’adressais donc aux Athéniens comme si j’étais cet orateur »)16, celle de Zosime le nourricier, médecin lui-même et substitut d’Asclépios17, celle de l’empereur qu’au nom d’Asclépios il ose traiter d’égal à égal18, celle enfin d’Asclépios en personne (« Puis c’était comme si j’examinais dans le pronaos une statue de moi-même : tantôt je la voyais comme étant ma propre image, tantôt elle me semblait être celle d’Asclépios lui-même, d’une belle taille et toute belle »19. D’autre part, cette identification à l’image de la toute-puissance est destinée à résoudre un conflit de rivalité absolue dont l’objet est l’art oratoire. Il s’agit, bien sûr, d’éliminer tous les autres et d’être dans ce domaine l’égal du dieu. Dans un rêve très long20, structuré autour d’une situation d’intense rivalité qui n’épargne même pas l’image des empereurs, l’élimination des rivaux et l’affirmation grandiose de soi occupent tout l’espace. Il n’y a qu’Aristide en compagnie des empereurs, 15. 16. 17. 18. 19. 20.
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. 38. p. 32. p. 38. p. 32. p. 35. pp. 33-4.
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rivalisant l’un avec l’autre pour l’honorer, l’admirer, le flatter infiniment, ce qui d’emblée instaure entre le sujet et les personnages mis en scène une relation de complémentarité imaginaire. Aux empereurs est imparti le rôle de double spéculaire, représentant, sur le mode projectif, l’autre aspect du sujet lui-même : ils expriment exactement ce que le sujet désire entendre. Sujet qui est aussi une image projetée. De sorte que, issu d’une projection où tout devient une réalité hors de soi qui est soi, le rêve, immanquablement, se déroule sur deux plans symétriques, présentant doublement le sujet : là où il apparaît et là où apparaît autre chose. La rivalité, cependant, au même titre que le reste, n’a rien d’inconscient et il peut arriver qu’Aristide, faisant allusion à ses rivaux, s’écrie : « Que crèvent les envieux21 ! » Envieux qui, en même temps, inspirent la terreur et que les rêves précédents représentent sous les traits du Barbare, fascinant et inquiétant tout ensemble. Cela permet de reconnaître la même situation de rivalité que celle qu’Aristide ne cesse de vivre aussi bien par rapport aux médecins que relativement aux sophistes. Toute la question se pose maintenant de savoir quel lien on peut découvrir entre, d’un côté, un conflit axé sur la rivalité et, de l’autre, le rêve et la maladie organique. Mais il faut d’abord passer en revue l’ensemble de ce qu’Aristide appelle le « flot de mes misères physiques ».
Le flot des misères physiques Flot, en effet, sont ces malaises fluides, changeants, incessants. Si Aristide, dans le Premier discours, commence par le récit de ce qu’il endure au « bas-ventre », il ne l’articule pas moins à une activité de rêve qui alterne avec des insomnies. Indigestion et hyperacidité, souvent culminant dans un vomissement volontaire, à l’instigation d’une vision de songe, paraissent ici comme la principale plainte. Sans doute l’angoisse y doit contribuer d’une façon décisive, donnant à l’ensemble une coloration très particulière. Dans ce climat de production onirique accélérée, l’anthrax est immédiatement rattaché au rêve d’agression subie au même endroit sous le genou. Et Aristide de rappeler, pour clore le même discours, que, plusieurs années auparavant, il avait souffert d’une grosse tumeur à 21. Ibid., p. 33 et pp. 39-40.
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l’aine, qu’aussitôt il intègre dans l’imaginaire corporel. « Le dieu, dit-il, m’avait prédit que je devais me garder beaucoup de l’hydropisie. [...] En particulier il décida que le flux serait déterminé par le bas. Il me vint donc une tumeur, comme il en viendrait à n’importe qui, mais ensuite elle grossit jusqu’à un volume énorme22. » Accès de fièvre, épuisement et consomption sont des symptômes fréquents, autant que céphalées, inflammations de bile, crampes et courbatures. Toutefois, il peut arriver que le corps tout entier soit soulevé d’un spasme spectaculaire évoquant une crise de tétanie, et ceci sous le regard effaré des parents nourriciers : « Le corps était violemment tiré dans tous les sens, les genoux se portaient en haut vers la tête et s’entrechoquaient, je ne pouvais retenir mes mains, mais elles se jetaient sur le cou et le visage. La poitrine était projetée en avant, le dos était tiré dans le sens contraire en arrière et s’incurvait comme une voile sous le vent. Aucune partie du corps n’était tranquille, et il ne s’agissait pas là de faibles changements à l’ordre naturel, mais l’agitation des membres était extrême et l’étendue de la souffrance ne se pouvait dire : elles ne me permettaient pas de me taire, et, quand j’avais crié, revenaient encore plus forts23. » Tableau clinique remarquablement mouvementé, représentant le corps aux prises avec une activité onirique omniprésente, et conférant à l’ensemble une qualité de rêve indéchiffrable. Aussi, quelle qu’en soit l’origine réelle, infectieuse ou autre, la symptomatologie ici tend-elle à mettre en valeur l’imaginaire corporel, comme si, tant dans le rêve que dans le corps, tout était un signe à lire en fonction de la relation au dieu. Perdant sa matérialité, le corps participe du rêve, devient un corps de rêve. On a donc affaire, une fois de plus, à une élaboration imaginaire du corps réel, aboutissant à ce qu’on peut appeler une hystérie formelle, dans laquelle les symptômes se donnent pour des troubles fonctionnels dotés d’une signification symbolique immédiate. Rien de grave par conséquent, entamant durablement la réalité corporelle, et témoignant par là même de « la santé de fer du malade chronique ». Il est pourtant un autre symptôme, accompagnant sourdement la pathologie organique et susceptible de la placer dans une perspective théorique cohérente : l’asthme allergique. 22. Ibid., p. 42. 23. Ibid., p. 72.
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Dès le début du Premier discours, en effet, après un rêve de pollution nocturne, entraînant au réveil la décision de se purifier comme si l’incident avait réellement eu lieu, l’asthme est là : « À peine dans le bain, dit Aristide, je me suis senti tout à fait bien, et quand j’en revins, tout mon intérieur me semblait obstrué, le souffle était comme celui d’un asthmatique24. Plus qu’un rapprochement métaphorique cependant, il s’agit bel et bien d’un insidieux malaise respiratoire, accompagnant en sourdine le déploiement de la pathologie organique, et qui, à l’acmé du conflit, se mue en crise d’asthme caractérisée25. » Or, hormis ces crises à l’allure spectaculaire, l’asthme chez Aristide correspond en fait à une sensibilité aiguë aux éléments naturels, notamment au chaud et au froid, au sec et à l’humide, sensibilité qui sous-tend le cérémonial du bain ou l’abstention du bain, auquel se ramène constamment l’essentiel de la thérapeutique d’Asclépios que médiatise le rêve. On peut dire en effet que, si les Discours sacrés sont façonnés dans une matière corporelle brute où alternent sans fin souffrance et soulagement, ces deux états extrêmes ne se trouvent pas moins portés par des sensations fortement liées à l’eau et à son action contrastée. De sorte que la relation à Asclépios dévoile soudain une dimension inattendue liée aux sensations corporelles précoces, et mettant en jeu un corps particulièrement sensible, où tout ce qui advient le touche intimement, et où les événements, faute de distance, se passent en lui et à travers lui. À la faveur d’un équilibre privilégiant le tactile et instaurant donc une relation de proximité absolue, le corps tend à se confondre avec l’objet, à disparaître en lui. On atteint l’indicible qui demeure entièrement corporel, pétri de rêve cependant. « Quand je fus arrivé au bord du fleuve, il n’y eut nul besoin qu’on m’encourageât : plein encore de chaleur que m’avait donnée la vision du dieu, après avoir rejeté mes vêtements et non pas même demandé qu’on me frictionnât, je me jette à l’endroit du fleuve où l’eau était la plus profonde. Ensuite, comme dans une piscine, l’eau était bien douce et tempérée, je pris du loisir, nageant et me couvrant d’eau de tous côtés [...]. Car ce n’était pas comme une volupté manifeste, et l’on n’eût pas dit non plus qu’elle ressemblait à une joie humaine, mais c’était une sorte de contentement ineffable qui 24. Aristide, op. cit., p. 30. 25. Ibid., p. 48.
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rendait toutes choses inférieures au moment présent, en sorte que, même à la vue du reste, il me semblait ne rien voir : j’étais ainsi tout entier appliqué au dieu26. » Si extase il y a, elle est à la fois spectacle et réalité corporelle, flagrante démonstration de la présence insensée du dieu, ordonnant une baignade en plein hiver, et, par là même, causant un état de grâce où vient fondre tout conflit. Miracle plus qu’événement naturel, il s’accomplit à travers le tactile dont la vertu singulière est de faire coïncider toucher et être touché, puisque l’objet que la main touche la touche pareillement. Et lorsque le corps tout entier est le lieu de cette métamorphose, l’unité enfin retrouvée par-delà la souffrance est faite alors d’une jouissance interne et externe que rien n’entrave, d’une chaleur originelle qui a sa source en ellemême, « solaire », dit Aristide qui lui-même devient solaire. Tout se déroule cependant sous les regards envieux des autres, aux prises avec les autres qui sont des rivaux. Le prodige, ou plutôt l’« au-delà du prodige »27, c’est que, faisant un avec l’objet, Aristide parvient à écarter les rivaux en même temps que la souffrance physique : inégalé, inégalable, il est le dieu dont ils vont témoigner28. Cependant, dans la mesure où l’asthme concerne la respiration en général, il touche aussi directement l’art oratoire : disposer ou ne pas disposer du souffle pour déclamer. Il paraît ainsi le plus étroitement associé à une vocation qui s’exerce par le souffle et qui polarise les forces antagonistes où se joue une rivalité extrême. On comprend dès lors que la bouche, dans la présente pathologie, occupe une place privilégiée où convergent troubles respiratoires et gastriques, auxquels constamment se mêlent les préoccupations du rhéteur professionnel. À l’acmé de la maladie en effet, de longues années durant, Aristide, à bout de souffle, doit renoncer à toute rhétorique. Aussi bien la bouche, la gorge et le pharynx deviennent-ils une zone particulièrement chargée d’affects, où vomir et parler acquièrent la même signification profonde, et dont témoignent des rêves d’angoisse, comme celui, déjà cité, du guerrier barbare enfonçant son doigt dans la gorge, ou celui où Aristide se voit avec un os resté dans la gorge et qu’il fallut rejeter [...]29. 26. 27. 28. 29.
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. 52. p. 62. p. 66. p. 64.
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Les fréquents vomissements pratiqués après des songes relèvent de la même angoisse, qu’ils expriment autrement, et où la voix paraît diversement entravée. Ce qui, au reste, s’accorde avec la conversion hystérique, mais seulement par la forme, forme qu’Aristide attribue à une pathologie organique qui, en soi, n’a rien de l’hystérie.
L’origine de l’asthme Il y a donc effectivement une entrave due à l’angoisse et que mettent en scène des rêves d’angoisse. Angoisse de quoi ? C’est ici qu’il faut revenir à l’origine de la maladie, notamment de l’asthme, qui demeure inséparable du conflit fondamental de rivalité et qu’Aristide localise avec précision. Tout se déclenche à partir d’un projet de voyage hautement significatif, pour la capitale de l’Empire romain, qu’il compare à une odyssée. « Je partis pour Rome au milieu de l’hiver, bien fatigué dès le principe par suite d’une cure thermale et d’un refroidissement, sans avoir tenu aucun compte de mon état présent [...]. Par la suite de toutes ces causes, le mal empire. [...] C’est alors que pour la première fois, je souffris de l’asthme dans la poitrine ; j’eus de violents accès de fièvre et d’autres maux innombrables. [...] Enfin, le centième jour après que je me fus mis en route, j’arrive péniblement à Rome. Peu de temps après, mon ventre était tout gonflé. J’avais des crampes dans les muscles, des frissons me secouaient de la tête aux pieds, plus moyen de respirer. Les médecins me donnaient des purges et, ayant bu un détersif, au bout de deux jours, je fus purgé, au point qu’il sortit jusqu’à du sang. De nouveau, accès de fièvre ; tout paraissait désormais sans remède, il n’y avait plus le moindre espoir de salut. J’eus aux entrailles comme une sensation de froid et de suspension, la difficulté à respirer augmenta. On ne savait plus que faire » (Ibid., pp. 62-3). Le symptôme respiratoire y paraît central, lui qui accompagne et ponctue toutes les autres manifestations. Non que celles-ci soient forcément de l’ordre de l’allergie, mais que, quelle qu’en soit l’origine, souvent infectieuse, elles se trouvent plus ou moins associées à l’asthme allergique. Asthme qui désormais est à même de conférer à l’ensemble de la pathologie, dans le cas présent, une 79
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unité qu’autrement on chercherait en vain, et qui fournit le seul fil conducteur permettant de se repérer « dans une maladie aux symptômes si divers »30. Or l’asthme fait son apparition quand Aristide entreprend son voyage pour Rome, accomplissant du même coup un désir que le rêve des empereurs, précédemment évoqué, éclaire parfaitement : être reconnu comme le plus grand des orateurs, égaler les empereurs, voire les dépasser. C’est justement ce désir qui comporte l’affirmation illimitée de soi, en même temps que l’élimination pure et simple des rivaux, sophistes et autres, qui constituent ici la pierre d’achoppement. On touche à la démesure. Tout se passe alors comme si, face à cette issue quasi délirante du conflit, Aristide vacillait, prenait peur. Il s’ensuit un recul devant l’image suprême d’autorité qu’on aspire à s’approprier autant qu’à surpasser, et qui, déjà, crée une situation d’impasse prenant la forme de l’alternative absolue : supprimer l’autre ou se supprimer. L’asthme fait son apparition à l’intérieur de cette impasse. Celle-ci se répète aussitôt car, une fois écartée la solution psychotique, la pathologie se diversifie et s’aggrave, rendant impuissants les médecins désemparés. C’est cette deuxième impasse qui se trouve à l’origine d’une crise religieuse chez Aristide, le conduisant à chercher une réponse impossible à une question impossible. Le recours à Asclépios doit se comprendre comme une ultime tentative de sortir de ce cul-de-sac. Tentative qu’on serait tenté de qualifier de psychotique, mais seulement secondairement, puisqu’elle prend appui sur un culte répandu et met en œuvre des pratique d’incubation d’usage fort courant en restituant au rêve son rôle primordial d’être « vision de songe ». La projection n’est pas ici création absolue mais simple appropriation de ce qui existe déjà comme projection collective. Dès le retour d’Italie en effet, dans des conditions matérielles particulièrement éprouvantes, en proie à toutes sortes de maladies, dont principalement l’asthme provoquant des étouffements continuels, Aristide entre en communication avec Asclépios : « C’est alors que, pour la première fois, le sauveur commença de rendre oracle. Il m’ordonna en effet de marcher nu-pieds, et je criai dans mon rêve, comme si j’étais en état de veille et que le rêve fut déjà accompli : “Grand est Asclépios ! L’ordre a été accompli.” Voilà ce qu’il me semblait crier en rêve en même temps 30. Ibid., p. 64.
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que je marchais. Après cela, invitation du dieu, et départ de Smyrne pour Pergame à la bonne fortune31. » Or, précédant de peu ce songe où Asclépios assume un rôle de thérapeute qui désormais sera le sien, une épiphanie initiale placera directement Aristide, durant une période de dix-sept ans, sous la protection du dieu, en conférant à l’ensemble une structure temporelle particulière : « Quand donc nous fûmes arrivés à Smyrne, le dieu m’apparaît sous la forme à peu près que voici. Il était à la fois Asclépios et Apollon. [...] Debout sous cette forme devant mon lit, les doigts tendus après avoir réfléchi quelque temps : “Tu as, dit-il, dix années de ma part et trois de la part de Sarapis” – et en même temps ces treize années m’apparurent comme dix-sept par la position des doigts. Il dit aussi que j’apprendrais moi-même que ce n’était pas là vision de rêve, mais réalité32. » À l’intérieur d’une temporalité qui appartient ainsi au sacré, transformant la vie en don continu, les manifestations successives d’Asclépios prennent délibérément la forme de paradoxe. Forme qui reste réfractaire à la raison. Issu du désespoir, d’une situation de détresse totale, la parole divine joue de la contradiction, heurte allégrement de front l’évidence, mais ne laisse pas moins entrevoir un possible par-delà l’impossible. L’efficacité thérapeutique a partie liée avec le paradoxe. Aristide en fournit abondamment la preuve. Ceci tout d’abord, qui montre que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets : « Car le fait, dit-il, que le même régime, les mêmes exercices, quand le dieu me guidait et s’exprimait ouvertement, m’aient apporté, et au corps et à l’âme, salut, force, légèreté, aisance, contentement intérieur, tout ce qu’il y a de meilleur, et que quand un autre me conseillait et manquait à reconnaître la vraie pensée du dieu, ces mêmes choses aient eu tous les effets contraires, comment n’y pas voir la preuve la plus forte du pouvoir du dieu33 ? » Pouvoir qui, pour guérir, s’autorise à rendre malade et qui soumet Aristide à des « prescriptions paradoxales »34 ayant tout 31. 32. 33. 34.
Aristide, op. cit., p. 49. Ibid., p. 51. Ibid., p. 65. Ibid., p. 43.
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d’un rituel incompréhensible, laissant subsister un état ambigu où malaise et bien-être, au lieu de s’opposer, s’incluent mutuellement. Et pourtant, en plein désarroi, dans un songe contredisant les apparences, le dieu intime à Aristide l’ordre de ne pas abandonner l’art oratoire35. Or, répondant à l’impasse, la thérapeutique paradoxale ne révèle toute son efficacité que relativement au problème crucial de l’art oratoire. Car non seulement Aristide tombe malade en affrontant le conflit suprême de rivalité, inhérent au projet de voyage à Rome, mais cette même somatisation le force en définitive à renoncer à toute pratique de la rhétorique. S’il a ici régression, elle est globale, sans répit et sans recours. Ne pas abandonner, c’est-à-dire se livrer, en dépit des énormes difficultés respiratoires, à une tâche « aussi impossible que voler »36 dit Aristide, et, par là même, vivre d’une façon « quasi paradoxale ». Dorénavant, la reprise, sous l’instigation d’Asclépios, de son activité de rhéteur, alors que le marasme physique est extrême, auquel d’ailleurs contribuent des remèdes pires que le mal, va de pair avec la maîtrise progressive du souffle et avec le dépassement d’une situation d’enfermement propre à l’asthme allergique. L’art oratoire, c’est l’art respiratoire. Dans le tout premier des songes précisément, ayant trait à cette problématique particulière, se dessine à rebours une identification aux plus grands. « Des paroles d’exhortation, note Aristide, me furent dites dès le début : “Il te convient de faire des discours à la manière de Socrate, Démosthène et Thucydide”, et en particulier il me fut montré l’un des orateurs en renom plus âgés que moi, pour que je fusse au plus haut point excité à parler. » Tout se passe alors comme si, grâce à la médiation d’Asclépios, en sa qualité de Sauveur suprême, ouvrant l’espace par le haut et donnant à l’impasse une issue miraculeuse, Aristide pouvait de nouveau s’affirmer face à ses rivaux. Non cependant en les éliminant pour se poser d’emblée, sur le mode mégalomaniaque, comme unique, mais au contraire en prenant appui sur eux pour accepter la rivalité, c’est-à-dire la réalité. C’est ce mouvement identificatoire qui change de part en part les données du problème : entre se supprimer ou supprimer les autres, il devient maintenant possible d’envisager 35. Ibid., p. 83. 36. Ibid., p. 42.
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un troisième terme qui échappe à l’alternative absolue dans laquelle le conflit s’est figé. Si l’identification paraît ainsi l’emporter sur la projection, elle ne fait pas moins partie d’un immense travail imaginaire dont relève toute l’expérience religieuse d’Aristide, privilégiant le songe et ses épiphanies. À la longue, les discours ordonnés par le dieu, d’abord sous forme d’improvisation, ensuite composés et lus au public aprèscoup, deviennent eux-mêmes la thérapeutique par excellence, le moyen prodigieux de guérir l’âme et le corps. « Une fois même en particulier, dit Aristide, je souffrais des dents, je ne pouvais ouvrir la bouche, j’étais dans un malaise extrême ; cependant le dieu m’ordonna de lire à mes amis un des discours que j’avais composés, après avoir fait l’annonce d’une réunion littéraire. Je pris en main alors le troisième des discours en l’honneur d’Asclépios : je le lus jusqu’au bout et, avant d’être parvenu au terme, j’étais débarrassé de mon mal37. » La pathologie change du tout au tout : le corps se fait parole et la parole corps. À la limite, l’hystérie n’est plus formelle et c’est le corps imaginaire qui prévaut partout. Et, revenant une fois de plus en arrière, le dieu d’ordonner à Aristide de reprendre la composition des vers, jadis commencée lors du séjour à Rome, ainsi que de former des chœurs d’enfants qui se produisent en public Dans ce contexte tout à fait nouveau, le même effet merveilleux de la parole, témoignant que, l’impasse transcendée, l’âme et le corps ne font désormais qu’un. Tout s’harmonise autour d’un axe qui simultanément traverse le rêve, le verbe et le corps. Dans une telle métamorphose, la maladie n’est plus une fatalité subie mais un destin de plus en plus maîtrisable, qui parfois aboutit à un « équilibre absolument nouveau »38, s’approchant « autant que possible de mon ancienne condition »39. Cela doit être mis en rapport avec le fait que, maintenant, Aristide entretient avec le dieu des liens de proximité et de familiarité extraordinaires, et que la communion s’opère, au plan de la rhétorique, d’égal à égal. L’identification sous-jacente éclate finalement dans un rêve remarquable où la parole apparaît, une fois de plus, pourvue d’une vertu curative. Dans le temple, après avoir fait signe aux autres de partir, 37. Ibid., p. 87. 38. Ibid., p. 119. 39. Ibid., p. 118.
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Asclépios retient Aristide. « Moi alors, rempli de joie de cet honneur et d’une telle marque de préférence, je criai : “Un seul !”, voulait dire le dieu. Et lui me dit : “C’est toi qui l’es.” Cette parole, Seigneur Asclépios, vaut mieux pour moi que toute vie humaine ; toute maladie, toute faveur, compte moins que cette parole : c’est cela qui m’a donné la force et le vouloir de vivre40. » Cependant, l’identification à Asclépios n’a plus le sens qu’elle avait autrefois, elle s’accompagne maintenant de la possibilité d’exercer l’art oratoire, sous la protection du dieu, de vivre des situations de conflit et de l’emporter sur des rivaux. Aguerri, sinon guéri, assuré en tout cas d’avoir « un nom dans les âges futurs, puisque le dieu du moins avait qualifié mes discours d’immortels »41, Aristide va de succès en succès. Il subjugue son auditoire42. Plus de conflit, plus d’antagonisme possible en ces moments de parfaite réconciliation entre soi et autrui, que miraculeusement accomplit le verbe quand il déploie son pouvoir surnaturel. Moments qui ressemblent étrangement à l’extase corporelle que fait naître le bain et durant laquelle cessent de s’opposer le dedans et le dehors pour ne subsister qu’une sensation de bien-être englobant tout. C’est alors que s’opère l’union avec le dieu. La quête d’Aristide, qu’elle soit celle de la santé ou celle de la gloire, révèle ainsi sa profonde finalité : partir du conflit pour aboutir au non-conflit, se ré-appropriant une identité perdue. Et c’est en cela qu’elle dévoile son affinité avec la position allergique43. S’il y a ici guérison, au sens véritable du terme, on ne peut qu’y reconnaître la puissance transfiguratrice des rêves, tenus pour des visions de songe. Reste le mystère du personnage d’Asclépios qui condense en lui le double rôle, élevé à la puissance supérieure, du père et de la mère, en même temps qu’il constitue l’image projetée d’Aristide. Mystère qui est le signe irréfutable que nous traversons ici une frontière culturelle et que toute notre démarche relève de ce que nous nommons l’éthnopsychosomatique relationnelle44. 40. Ibid., p. 93. 41. Ibid., p. 92. 42. Ibid., p. 114. 43. Voir Sami-Ali. L’impasse dans la psychose et l’allergie. Paris, Dunod, 2001. 44. Voir Id., Penser l’unité. La psychosomatique relationnelle. Paris, L’Esprit du Temps, 2011, p. 149.
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Chapitre IV Travailler avec l’impasse
Travailler avec l’impasse, qui est un problème sans solution, suivant des critères précis à la fois logiques et temporels, ne peut avoir qu’un sens sur le plan clinique : puisque, telle qu’elle est formulée, l’impasse décrit une situation impossible, il faut qu’elle soit elle-même l’objet par excellence de notre intervention. Comment s’était-elle constituée tout au long d’une vie dans laquelle se combinent le génétique et le relationnel, d’une manière chaque fois inattendue, et cela à la naissance, avant même la naissance, pour former un destin singulier ? Autant dire que, pour une fois, l’impasse est posée là dans sa réalité subjective et objective, à l’intérieur d’une relation thérapeutique particulière, à l’articulation de la conscience onirique et de la conscience vigile, axée sur l’exploration des rêves et appartenant par là même à l’onirothérapie. On n’est plus dans l’impasse, puisque l’impasse est devant soi. On peut donc désormais orienter le travail thérapeutique, avec patience et persévérance, vers la découverte progressive des éléments du puzzle dans lequel se trouve déjà inscrite l’ébauche d’une vie. Mais cela ne saurait se produire qu’à la seule condition que le thérapeute parvienne spontanément à ne pas répéter les impasses précoces produites dans l’enfance au contact des personnes les plus 85
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importantes, père et mère, absents par leur présence, créant une situation qui déjà ne laisse aucune issue. Placée dans cette perspective, la thérapie nous laisse découvrir qu’il est parfaitement possible de se servir de l’activité onirique même chez les jeunes ou très jeunes enfants et que, compte tenu de la position problématique de l’enfant avant de venir au monde, la relation existe bel et bien avant la naissance. Pour montrer le travail paradoxal avec l’impasse qui consiste à faire là où l’on ne peut rien faire, nous choisissons deux thérapies d’enfants allergiques dont l’impasse remonte à avant la naissance, de sorte que la thérapie a consisté à transformer entièrement les données du problème, en incluant simultanément l’enfant et les parents dans quelque chose qui, miraculeusement, ressemble à une seconde naissance. L’allergie disparaît en même temps que les symptômes qui l’accompagnent, comme si, en accédant à l’identité, en devenant lui-même en dehors des confusions identitaires, l’enfant parvenait à s’affirmer dans son unité première, par-delà la distinction du corps et de l’âme. Mais cela suppose, les deux thérapies en témoignant pleinement, que le système immunitaire est pourvu d’une dimension relationnelle.
I Marc Cette thérapie, particulièrement dense, ne se déroule qu’en cinq séances. Marc est un enfant de 14 mois qui souffre d’un eczéma géant, notamment au visage et aux bras et jambes, qui semblent comme brûlés, portant les traces de grattage. Il marche à peine, ne parle pas encore, déprimé, autant que sa mère dépassée par une pathologie qui persiste en dépit des corticoïdes. À la première séance, le père était là, glacial, tapi dans un coin, sans aucune intervention, ce qui correspond à une situation de séparation que le couple est en train de traverser, laissant l’enfant seul avec la mère et le thérapeute. La mère s’assied sur le devant, à gauche du thérapeute et porte l’enfant sur ses genoux d’une manière fort maladroite, comme si elle ne savait pas quoi ou comment faire, tout en parlant. Visiblement Marc, le dos tourné vers sa mère, se sent de plus en plus mal à l’aise, s’agite, se tord et finalement pleure. Le thérapeute demande à la mère 86
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de se taire et de prendre l’enfant contre elle, en le berçant doucement. Un apaisement ne tarde pas à se produire et Marc s’endort. Événement important à la fois pour l’enfant et la mère qui semble se rendre compte qu’elle est capable de faire du bien à elle-même et à l’enfant : promesse d’un bonheur partagé en dehors du climat d’angoisse et de tension qui s’est installé entre eux à cause de l’eczéma. Le thérapeute le souligne forcément comme le signe possible d’un changement salutaire. Ainsi en est-il du grattage que la mère, au lieu de l’empêcher, doit comprendre comme un appel à des caresses à donner, surtout pendant des bains enveloppants à la température du corps. Développer donc le contact charnel en douceur surtout lorsqu’il arrive que Marc se réveille la nuit en pleurant au sortir d’un cauchemar ou d’une vision de terreur. Bref, dans cette situation d’urgence, créer partout ces moments de bien-être où la mère et l’enfant se retrouvent en tant que couple. Un changement est ainsi introduit qui ne fera que s’amplifier. Un autre chemin se met à se dessiner en dehors de l’impasse, le cercle vicieux est rompu entre le malaise de l’enfant et celui de la mère, l’un engendrant l’autre indéfiniment, à l’image du grattage qui, au lieu d’apaiser, crée le besoin de grattage. À la deuxième séance, deux semaines après, tout semble se consolider dans ce sens. Marc marche maintenant, dit « papa », « maman » et « tata » (merci). Il se souvient parfaitement de la précédente rencontre et se dirige tout droit vers le divan en « parlant » avec sa mère. Apparemment, il est content d’être là. Il invente un jeu avec le thérapeute en se servant d’un bouton qu’il arrache à la veste de sa mère : donner, reprendre, donner, reprendre, d’une main puis de l’autre. Variations inventées par le thérapeute et reprises par l’enfant : cacher et montrer le bouton en fermant et ouvrant une main et l’autre, puis cacher et montrer une main et l’autre, enfin cacher et montrer les yeux en regardant le thérapeute et la mère. Jeu de miroir qui l’amuse énormément. Finalement, Marc jette le bouton sur le divan et va le chercher, ensuite sous le divan, que le thérapeute cherche avec la mère. Ce qui se joue ainsi n’est rien d’autre que le thème de paraître – disparaître, éloigner – retrouver, par rapport à la mère et au visage de la mère, en premier lieu. Visage qui commence par être celui de l’enfant1, 1. Voir Sami-Ali. Une théorie du visage. In Corps réel, corps imaginaire. Paris, Dunod, 2010, p. 187.
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constituant par là même une composante essentielle de la position allergique. En instaurant ce jeu, le thérapeute s’emploie à créer une distance et pousse vers une différenciation de soi et de l’autre. Or, parallèlement à l’évolution de l’enfant, la mère rapporte deux rêves extraordinaires dévoilant l’arrière-plan de l’impasse, double en l’occurrence. Dans le premier, elle apprend que le Titanic a coulé parce que la glace qui le soutenait a fondu et qu’il y avait 5 000 naufragés eczémateux, ce qui signifie que l’eczéma est dû à un choc terrifiant. Dans le deuxième rêve, elle rend visite à sa sœur qui habite le pôle nord. Froid intense et elle se demande comment sa sœur peut y vivre. Revient avec sa sœur qui y retourne quand même... Le thème de ces deux rêves, insistons-nous à l’intention de la mère, c’est le froid affectif qui sous-tend ses relations avec son fils, l’un des 5 000 eczémateux morts noyés, froid qui est celui de la glace polaire. En dépit de l’apparence en effet, tout est donc affectivement gelé chez elle, à commencer par l’amour maternel, et qui s’étend à toutes les émotions s’y apparentant. Nous ne savons pas encore pourquoi, même si, dans le second rêve, il y a un mouvement d’hésitation, un aller-retour vers le climat chaud. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que toute la vie affective est maîtrisée à cause d’un immense chagrin où se mêlent culpabilité et dépression, qui risque de déborder s’il était transformé en eau, c’est-à-dire en larmes, si la glace venait à rompre dans la relation thérapeutique. À la troisième séance, Marc va nettement mieux et l’eczéma a régressé, avec une diminution du besoin de se gratter. La relation avec la mère est moins heurtée, plus harmonieuse. Et alors que l’enfant avec le thérapeute a inventé un jeu qui consiste à tourner joyeusement autour du bouton placé au milieu de la pièce, en jouissant du plaisir nouvellement acquis de la marche, comme si finalement il avait trouvé un centre à toute son activité, la mère, moins déprimée, peut maintenant aborder les impasses les plus précoces. Tout a commencé, en effet, par une séparation avec le mari qui ensuite change d’avis et c’est dans cette période de réconciliation que la grossesse a eu lieu. Une tentative d’avortement échoue, alors que le mari est de plus en plus indifférent, il lui dit qu’il ne l’aime plus. L’accouchement à terme fut difficile, elle n’ose pas regarder le visage du nouveau-né, et le mari qui y assiste, la laisse rentrer seule à la maison. Ainsi la rupture coïncide avec la naissance de l’enfant, et l’impasse est déjà là avant la naissance, dans ce projet 88
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problématique de réconciliation en mettant au monde un troisième enfant sans amour. Telle est, en définitive, l’impossibilité d’être que sous-tend ici l’impasse allergique laquelle doit être traitée au niveau de la mère et de l’enfant simultanément. À la fin de la séance, en vue de conférer à la relation thérapeutique sa continuité, le thérapeute offre à Marc une jolie fleur en papier, en lui demandant de la rapporter la fois prochaine : variante du jeu de donner et de rendre. Il est vrai que l’enfant vient de loin par avion. Climat de détente, tout commence à se dénouer. Deux semaines plus tard, la quatrième séance est presque entièrement consacrée à l’évolution en profondeur de la mère, parallèlement à celle, déjà remarquable de l’enfant. Il y a d’abord la prise de conscience qu’elle lutte continuellement contre le relâchement au sommeil, autant qu’au travail, à travers un rythme accéléré, comme si elle n’avait pas de temps. Et du même coup, en modifiant une temporalité adaptative qui correspond aux exigences du travail mais fait abstraction d’elle-même, elle se décide à se laisser aller. Elle se sent mieux, découvre enfin ce qui signifie « vivre au présent », au lieu de se projeter dans l’avenir selon un rythme angoissé, qui crée partout la même angoisse, surtout dans sa relation à son fils. Elle se détend, comme si, pour la première fois, elle acceptait une réalité occultée par ses propres projections : que son fils soit là et que la naissance a bel et bien eu lieu. On est à la racine de l’impasse qui commence à se dissoudre. Ainsi le soir, lorsque Marc se trouve en état d’angoisse, au lieu de s’affoler en le cajolant, lui donnant des biberons, inventant toutes sortes de « trucs », comme si ce qui se passe en ce moment se plaçait en dehors de la relation, elle lui dit simplement de se calmer et dormir. Elle rétablit donc un autre rythme qui se met à émerger maintenant que la naissance de l’enfant a eu lieu. Et chacun, désormais, peut vivre selon son propre rythme, en accord avec lui-même. Dans une telle transformation se joue tout le traumatisme jadis vécu au moment où la mère, acculée et désespérée, tente d’avorter, comme si, quoi qu’il advienne, elle ne pouvait pas accepter l’enfant, le tout étant accompagné d’une terrible culpabilité. Et comme la mère est particulièrement réceptive au travail relationnel, elle rapporte encore deux rêves qui traitent de ce conflit. 89
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Dans le premier, elle laisse tomber un nourrisson d’un lit haut et le voit par terre sans mouvement. Elle se demande s’il dort ou s’il est mort. Ensuite, elle est en dehors de la maison et elle rentre. De la réaction des gens qui sont là, elle conclut que le bébé est vivant et que personne ne s’était aperçu de ce qui s’est passé, à savoir la chute dont elle se sent coupable. Dans le deuxième rêve, elle voit une femme portant un bébé par la peau de la nuque, telle sa chatte qui vient d’avoir deux chatons dont l’un est mort. Et la couleur de la nuque est brune comme celle des momies. Elle se demande si le bébé est mort ou vivant avant de trancher : il est vivant. Ainsi, à deux reprises, l’activité onirique donne au conflit fondamental la même issue en faveur de l’enfant qui vient de naître, en effectuant une seconde naissance par-delà le sentiment de culpabilité. Et la chose la plus remarquable c’est que, grâce à cette transformation, l’eczéma régresse notablement. Pendant tout ce temps, Marc continue joyeusement à lancer et récupérer de la main gauche un caillou donné par le thérapeute, avec le cri « ban », ponctuant une activité corporelle débordante. Or, il est important de suivre l’évolution du thème de la nouvelle naissance, au-delà de cette séance qui semble décisive. Nous citons ici un fragment de lettre de la mère : « L’été, écrit-elle a été bénéfique et je me suis reposée. Marc va très bien, il a grandi, grossi, et il n’a plus que quelques zones de peau qui restent plus ou moins eczémateuses selon les jours. En sortant de chez nous, la dernière fois, nous avons traversé les ponts en marchant à son rythme, et j’ai éprouvé la tranquillité que l’on peut ressentir en étant enceinte et heureuse de l’être. » La boucle semble ainsi bouclée : l’impasse s’est dissoute, non seulement à la naissance mais aussi avant la naissance, dans un violent retour à la vie chez l’un et l’autre, qui marque en même temps la fin de la maladie. Une dernière rencontre le confirme qui a eu lieu, beaucoup plus tard, quand Marc était âgé de trois ans, et devenu un garçon futé, heureux, content de revenir, en bonne santé, parlant bien, latéralisé à gauche et sachant compter les quatre roues de la voiture ! La tétine à la bouche, assis par terre, il joue avec un petit avion, qu’il roule et fait voler. Et quand il se retourne sur le côté, il explique malicieusement que c’est parce qu’il a trois roues au lieu de quatre ! 90
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De l’évolution de Marc, la mère fournit des détails forts significatifs, permettant notamment d’évaluer la transformation de l’activité onirique qui passe maintenant par la parole. Ce sont surtout des cauchemars qui restent étroitement liés à l’eczéma dont il est par ailleurs tout à fait guéri, mais qui n’en soulignent pas moins le caractère traumatique. Ainsi est-il question à plusieurs reprises d’un « crabe » qui vient piquer là où il y avait les zones inflammatoires, en particulier les jambes ou derrière les oreilles. Sans nul doute s’agit-il là des mêmes frayeurs précoces qui provoquaient le réveil avec des pleurs où il faut reconnaître à la fois le malaise corporel et l’angoisse de ne pas se sentir protégé, c’est-à-dire aimé par la mère, comme si, par projection, la mère était la cause de l’eczéma. C’est exactement ce que confirme un rêve qui clôt la série, avec cependant une fin heureuse puisque le crabe, au lieu de piquer, « fait un bisou » : il est donc la mère. On mesure à présent tout le chemin parcouru, grâce à la présence apaisante de la mère, s’affirmant au-delà de toutes les formes insidieuses de l’absence. Remarquable exemple de l’élaboration, par la voie des rêves, de la première relation à la mère, liée à l’eczéma. Et la mère de le surprendre une fois en train de se raconter qu’il était malade ! Marc déborde d’imagination comme si, chez lui, l’activité onirique se poursuivait à l’état de veille. Il invente de « petites bêtes » qui mangent et se promènent avec toute la famille, à l’image des deux chats de la maison. De même, il manifeste un sens sûr de l’humour et de l’absurde quand il fait remarquer à sa mère qui s’apprêtait à partir à son travail : « Voici quelqu’un qui va travailler avec une chaussette et une chaussure ! », en reprenant du même coup une problématique de la différenciation propre à la position allergique. Il lui arrive également d’inventer de délicieuses devinettes qui rappellent de loin l’impasse, comme par exemple : « Comment un camion avec une remorque peut faire marche-arrière ? » Reste à placer dans cette heureuse évolution la dernière pièce du puzzle : le père. Le divorce en effet a lieu, et la relation entre le père et le fils reste stable et satisfaisante, alors que l’eczéma, appartenant à une période révolue de crise majeure, n’a jamais fait retour. Du coup la mère a retrouvé une meilleure santé.
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II Cyril 1. L’impasse À sept ans, Cyril est un enfant agréable, communicatif, paraissant plus jeune que son âge, dont les traits fins du visage expriment une légère tristesse. Il vient de loin, accompagné de ses parents, pour demander de l’aide dans une situation qui semble tout à fait désespérante : il souffre en effet, depuis quelques années, d’une grave allergie alimentaire, l’œdème de Quincke, localisée dans la région buccale et s’étendant de plus en plus, au fil des jours, à un nombre impressionnant d’aliments. État de chose jugé « impossible » par les spécialistes eux-mêmes, qui, d’ailleurs, se contentent d’allonger la liste d’allergènes, sans pour autant la clore, avant de postuler finalement une parasitose, censée rendre compte du tableau clinique mais qui ne fut jamais confirmée. Quoi faire alors sinon veiller à ce que l’enfant n’ingère pas des aliments incriminés, au nombre encore indéterminé, au risque, chaque fois, de l’exposer, comme ce fut une fois le cas, à un choc anaphylactique, pouvant entraîner la mort par arrêt cardiaque ? On voit tout de suite le cul-de-sac dans lequel Cyril est enfermé avec ses parents : la médecine ne propose pas de remède, alors que l’enfant, toujours menacé dans sa vie, est obligé de se priver de tout ce qui peut lui faire plaisir, en se contentant d’un régime fonctionnel, sans saveurs, « neutre », dit la mère, qui, à son tour, doit constamment se forcer à jouer les « gardes-chiourmes », à l’affût de la moindre alerte. Le père partage les mêmes inquiétudes, il reste comme la mère proche de l’enfant, soucieux de son devenir, mais n’éprouvant pas moins le même sentiment d’impuissance, face à une impasse médicale et relationnelle génératrice de dépression qui perdure. Il est déprimé autant que la mère et l’enfant, se posant en plus des questions sur le niveau intellectuel de ce fils, tellement attachant mais globalement immature, par comparaison à ses deux aînés, supérieurement intelligents. Car Cyril présente tous les signes inquiétants d’un retard qui ne se limite pas seulement à l’apprentissage scolaire où les notions de base de l’écriture et du calcul ne sont pas totalement acquises, mais qui s’étend également à la latéralisation manuelle, toujours incertaine, le tout accompagné d’un pénible bégaiement, hachant les mots et les rendant incompréhensibles. On comprend 92
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dès lors l’affolement du père, confronté à l’hypothèse déjà avancée, d’une possible débilité, d’autant plus que les deux tentatives d’orthophonie et de psychomotricité, conseillées faute de mieux, se sont avérées parfaitement vaines. On tourne en rond, avec partout le même sentiment de culpabilité alimentant une situation sans issue qui l’alimente en retour. C’est précisément cette situation qu’il importe d’abord de bien cerner avant de pouvoir envisager une action thérapeutique adéquate. Celle-ci, contrairement à la démarche médicale ou rééducative entreprise jusque-là, ne saurait se placer à l’intérieur de l’impasse pour aboutir une fois de plus à la même impossibilité, mais elle doit plutôt la prendre pour la donnée fondamentale à partir de laquelle il faut tout repenser. L’impasse est désormais devant soi et non autour de soi, exerçant insidieusement un pouvoir qui réduit tout à néant, car la nommer, c’est déjà le premier pas pour s’en rendre maître. Mais il y a sûrement quelque chose de paradoxal dans cette façon de procéder, l’impasse étant par définition un problème sans solution. Si elle a ici la forme du cercle vicieux, en ce sens que le même problème se pose de nouveau, chaque fois qu’on avance vers une solution, l’action thérapeutique va porter directement sur l’origine même de l’impasse, au présent comme au passé, en ramenant tout, y compris le fonctionnement immunitaire dans l’allergie, à la dimension relationnelle. Seule cette réflexion radicale, globale, sous-traite à l’illusion des démarches partielles qui se situent nécessairement à l’intérieur de l’impasse, en fonction de la causalité linéaire, s’avère en mesure d’agir là où l’action s’annule par elle-même. L’impasse en l’occurrence date d’avant la naissance de Cyril, lorsque, au sixième mois de grossesse, la mère apprend qu’elle va mettre au monde un troisième garçon, cependant qu’elle désirait vivement avoir une fille. Une dépression s’installe dorénavant, qui signifie la non-acceptation de l’enfant qu’elle porte en elle et la culpabilité que mobilise cette même réaction de rejet. Est remarquable à cet égard que, bien après la naissance de Cyril, la mère continuait à sentir encore dans l’utérus les mouvements du fœtus comme si la naissance n’avait jamais eu lieu. L’enfant est né sans être né, car il ne devait pas naître : telle est l’impasse relationnelle que reflète la dépression maternelle et qui déterminera le destin de l’enfant, corps et âme. 93
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Mais le plus étrange dans ce contexte reste ceci : tout se passe en effet comme si, à ce désir de non-être de la mère, correspondait chez l’enfant un grave dysfonctionnement immunitaire qui, en menaçant sa propre vie, signifiait exactement l’impossibilité d’être. Il n’y a pourtant là aucune causalité linéaire, ni aucune psychogenèse, car tout est ramené à la relation de soi à l’autre et de l’autre à soi, marquée par une impasse qui se projette au niveau du psychique et du somatique. Le thérapeute fut donc amené à proposer aux parents, immédiatement soulagés, le diagnostic suivant : par les circonstances qui président à sa naissance, aussi bien que par le fonctionnement aberrant du système immunitaire, Cyril a encore du mal à naître, à accéder à une autonomie qui dise la différence. Le travail thérapeutique va donc consister à permettre à l’enfant d’effectuer une seconde naissance dans des nouvelles conditions qui engageraient profondément le couple parental : double naissance de l’enfant et des parents. Les données initiales ayant ainsi changé, la réaction allergique doit, du même coup, se trouver modifiée. Tel est le programme esquissé, dès la première rencontre. Si l’accent y est constamment mis sur la relation, le travail thérapeutique qui doit désormais s’effectuer dans cette perspective ne peut cependant se ramener ni à l’approche systémique, ni à la thérapie familiale. Il demeure de part en part centré sur l’enfant, l’enfant en relation. C’est à partir de là que le changement peut advenir. Or, en dépit des apparences, Cyril paraît d’emblée suffisamment pourvu d’un potentiel évolutif (la suite le confirmera) pour donner le branle au mouvement initial dont dépendra tout le reste. Le thérapeute apprend en effet, que depuis quelques temps, l’enfant réclame avec insistance un biberon, régulièrement refusé, parce qu’on y voir un symptôme régressif, auquel on ne doit pas céder. Cependant, placé dans le projet thérapeutique actuel, ce désir de retour à la petite enfance acquiert soudain sa signification : c’est comme si l’enfant lui-même avait anticipé le cours des choses. Le thérapeute ne peut alors que donner son aval, non seulement pour le biberon, mais aussi pour le choix du liquide que l’enfant y mettra. Et ce, indépendamment de la réaction allergique éventuelle qui n’est toujours pas prévisible. Un risque est pris. Cette première intervention a énormément détendu la relation de Cyril à sa mère qui, pour une fois, n’est plus dans le rôle de celle qui interdit. Mais le thérapeute d’expliquer en même temps à l’enfant qu’il pourra 94
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l’aider en le voyant une fois par semaine (malgré les huit heures aller-retour en TGV !), et qu’il sera nécessaire, quand il se souviendra de ses rêves, de les dicter à son père qui les transmettra. De cette façon, les parents sont impliqués au même titre que l’enfant en attendant que la situation évolue progressivement. Cyril paraît ravi. Avant son départ cependant, il dessine, de la main droite, une maison, grande, accueillante, qui est la sienne, pourvue d’un escalier qui mène à l’étage où figurent les portes des chambres : une manière de dire qu’il est dans la maison du thérapeute et que le thérapeute est dans sa maison à lui. Il y a là, en même temps, comme une réduction à l’identique que vient renforcer l’évidente ressemblance de la maison et du visage, du visage unique du sujet et de l’autre (Figure 1).
Figure 1
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2. L’activité onirique 5 avril Beaucoup d’événements marquants vont se dérouler dans la semaine qui vient de s’écouler avant la séance suivante. D’un côté en effet, rapporte la mère, Cyril a eu son biberon avec le jus de fruit de son choix, sans avoir de réaction allergique notable. D’un autre côté, le premier rêve fait son apparition, sous forme de cauchemar qu’il raconte à son père : La mère est morte ; Cyril va ensuite dans le lit de ses parents, le père cède sa place et va dormir dans le lit du fils. Le lendemain, comme pour le suivant, encore le même rêve, il lance à son père, qui aussitôt le détrompe : « je veux maintenant récupérer ma femme ! ». Quel pas fantastique vient ainsi d’être franchi, dès lors que le thérapeute intervient pour distribuer autrement les rôles ! Le rêve met d’abord en scène la mort de la mère qui signifie la fin de la relation duelle, avant que l’enfant affronte le père selon le désir œdipien. La rivalité virile, facteur déterminant de toute évolution, est enfin abordée dans le rêve avant d’être franchement vécue avec un père qui, en maintenant sa différence, autorise l’enfant à être différent et, du même coup, l’aide à se dégager d’une première confusion identificatoire sous-jacente à toute la position allergique. Il est évident que le rôle que le père est appelé à jouer dans le rêve est celui-là même que le thérapeute a joué pour l’enfant lors de la première rencontre : quelque chose a réellement eu lieu dans la relation au thérapeute qui a permis à l’enfant de faire face simultanément aux situations binaire et ternaire, au moment même où s’opère la plus grande régression de sa vie. Deux mouvements opposés, mais étroitement liés, sans rupture aucune, portés par le même désir de vivre, et traçant le même chemin en sens inverse. La relation thérapeutique en rend véritablement compte dans la mesure où le thérapeute, en assurant l’unité du fonctionnement psychosomatique de l’enfant, est capable de suivre le va-et-vient de cette évolution à l’allure paradoxale, à l’image d’une situation qui, elle aussi, a tout du paradoxe. Or, au lieu d’être interprété, le rêve sert ici à suivre en profondeur, au jour le jour, une transformation qui se poursuit en dehors de la situation thérapeutique mais qui y renvoie sans cesse. Il assure une continuité par-delà les coupures temporelles, tout en présageant 96
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l’évolution à venir. Dans le cas de Cyril, comme partout ailleurs, le premier rêve peut, à juste titre, être appelé un rêve programme. Celui-ci vient interrompre l’amnésie à l’égard de la vie onirique qui jusque-là prévalait, comme si tout le fonctionnement psychique de l’enfant s’était replié sur soi, pour créer une masse temporelle indifférenciée, privant le sujet de la partie nocturne de lui-même. Il ne semble donc pas excessif de penser que l’absence de rêves dans la mémoire vigile, puisse ici correspondre à une forme de refoulement, exactement comme chez l’adulte, en vue d’empêcher l’émergence des contenus traumatisants. Le cauchemar de Cyril en témoigne. Cette formulation, cependant, doit être sérieusement modifiée pour tenir compte de la dimension relationnelle de l’activité onirique. Activité qui n’existe pas en soi, comme un dedans s’opposant au dehors, et dont les aléas ne s’expliqueraient que par des processus internes, elle est d’emblée une relation à l’autre qui en détermine le statut. Car il est évident de ce point de vue que le rêve ne saurait avoir sa place à l’intérieur d’un milieu familial fonctionnant sur le modèle adaptatif et faisant comme si la vie onirique n’existait pas ou n’avait pas de sens. On peut alors se souvenir des rêves, mais ils resteront à l’écart, isolés de l’ensemble du fonctionnement psychique, trop banals ou trop bizarres, sans que rien ne soit modifié finalement. État de choses qui relève de la pathologie de l’adaptation dont l’enfant, d’ailleurs, subit le contrecoup jusque dans son attitude à l’égard de ses propres rêves, reproduisant celle qui prévaut autour de lui. Ainsi, par manque d’intérêt manifeste chez soi comme chez les autres, les rêves tendent à ne pas se fixer dans la mémoire. Mais que cet intérêt naisse de nouveau, à la faveur d’une relation thérapeutique qui en fournit le cadre et on a toujours la surprise de voir apparaître, peut-être pour la première fois, des rêves ou des bouts de rêve qui posent éminemment le problème de leur place dans le fonctionnement psychique du sujet. Fonctionnement que caractérise la coupure durable entre la conscience vigile et la conscience onirique, et qui se trouve pour une fois bousculé par l’émergence imprévue de l’activité onirique. Les cauchemars semblent en effet relever d’un tel ensemble de facteurs. Ce qui est en jeu dans le cas de Cyril, c’est que désormais non seulement les rêves se produisent en réponse à l’intérêt manifesté par le thérapeute, mais encore ils sont d’emblée mis en relation 97
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avec l’autre. Dans la perspective théorique développée ici, la fonction essentielle des rêves peut se ramener à cette insigne possibilité qu’ils offrent de fournir des liens, parfois impensables, qui vont permettre de mettre en relation ce qui échappe à la relation. Ils sont pris tels quels, pleinement reconnus comme projections de la face nocturne du sujet, et non comme la manifestation seconde d’une autre réalité « censurée ». Il ne s’agit donc pas de les « interpréter » selon le modèle freudien, mais simplement les accueillir dans la relation pour instaurer d’autres relations, ce qui constitue une manière de les comprendre. Démarche qui dévoile toute sa pertinence surtout là où le sujet, enfant ou adulte, se trouve pris dans une situation sans issue. Mais il y a aussi un autre aspect de l’utilisation thérapeutique des rêves, qui s’avère peut-être plus important encore : il y a un apprentissage de la vie onirique. Le rôle du thérapeute dans ce cas va bien au-delà de la simple compréhension de ce qui advient par la voie onirique, pour permettre au sujet de structurer ses liens qui commencent à exister avec la vie onirique dans son ensemble. C’est cette attitude globale qui est en cause ici, et il y va de la possibilité de créer quelque chose qui n’a probablement jamais existé : l’ouverture totale à la conscience onirique. Le changement est considérable et les répercussions vont être ressenties jusqu’au niveau de la pathologie organique qui est aussi en relation avec le reste. Pour ce qui est de Cyril précisément, retrouver ses rêves et bientôt ce qui en tient lieu dans la conscience vigile, constitue déjà une manière de sortir de la première indifférenciation temporelle, non seulement pour retrouver cette autre face de lui-même, mais également pour l’intégrer comme faisant partie de ce qu’il est : il se découvre, sommeillante en lui, une richesse insoupçonnable. Aujourd’hui, étant venu en TGV avec sa mère, et après une promenade à Paris, Cyril est content de retrouver son thérapeute. Il lui dit qu’il avait pris un biberon et exprime le souhait de pouvoir aussi se servir du pot de chambre, donc de « régresser encore davantage », comme dit la mère qui néanmoins consent. Il demande une feuille de papier pour écrire, toujours droitier, ses prénom et nom ainsi que quelques chiffres et une série de 1 à 20 (avec inversions). Puis sur une autre feuille, il dessine une fois de plus sa maison, occupant l’espace en hauteur et sûre d’elle-même, en dépit de quelques maladresses, avec, accroché au toit à gauche, le nom du père se répétant deux fois (Figure 2). Est-ce un rappel de son 98
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Figure 2
rêve, en même temps que la possibilité, enfin retrouvée dans la relation thérapeutique, de sortir de la confusion identitaire qui, secrètement, faisait de lui le mari et non le fils de sa mère, donc 99
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aussi de son père ? On a le droit de penser pour cet enfant à un fonctionnement particulièrement complexe, profondément en résonance avec l’essentiel. 3 mai Au bout d’un mois d’absence à cause des vacances scolaires, Cyril a visiblement changé sur plusieurs plans : il est moins déprimé, parle d’une manière plus compréhensible et son rapport à la nourriture est en train de se modifier. Il semble pris entre deux désirs, ne pouvant se passer du biberon, qu’il réclame plus d’une fois, en évitant le lait au profit des jus de fruit, mais, en même temps, il se découvre une faim qu’il n’avait jamais éprouvée, pour toutes sortes de mets que les enfants consomment couramment mais qui lui furent interdits, tels que les hamburgers, les frites, le riz à la béchamel, etc. Il s’en délecte sans avoir pour autant la moindre réaction allergique. Inespéré ! Tout se passe ainsi comme si le mouvement auquel on assiste depuis le début de la thérapie entraînait également tout le fonctionnement immunitaire, de part en part relationnel. Et puis il y a ce voyage extraordinaire que Cyril entreprend avec son père qui le ramène à la ville de sa naissance et qui dure deux jours, pendant lesquels il semble revivre de nouveau, non dans la dépression mais dans la joie partagée, sa venue au monde. Ce qui est aussi une façon de permettre à l’enfant de se situer derechef, en dehors de toute ambiguïté, dans une relation d’authentique filiation au père. Dans la relation thérapeutique, il y a aussi une nette évolution au niveau des problèmes que l’enfant est en mesure d’aborder, au premier chef desquels il faut compter la latéralisation manuelle. À propos d’un dessin de maison en effet, auquel se mêlent deux fois, symétriquement, le prénom et le nom de Cyril, on constate d’abord une hésitation entre la gauche et la droite, puis l’utilisation successive de l’un et de l’autre. Il n’est d’ailleurs pas sans signification que le choix de la main dominante commence à ce point précis de l’évolution, quand se pose d’une manière persistante la question de l’identité par rapport à la figure paternelle. Ce sont sans aucun doute là les deux aspects les plus frappants dans la même interrogation identitaire. Les rêves de Cyril pendant la même période, dictés au père avec l’injonction : « C’est pour Sami-Ali ! », vont exactement dans ce 100
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sens, tout en permettant de suivre, de loin, le va-et-vient d’un conflit ouvert avec la figure paternelle, reprenant, avec des variantes, le même rêve inaugural et lui donnant chaque fois une issue différente. 1. Il y avait des hommes et la piscine avait disparu. Cyril et papa suivaient l’eau qui était partie dans la (rut !), dans la rue. Rêve désagréable. 2. Un jour dans le matin, un méchant avait mis une lettre. Si tu ne viens pas au restaurant, tes copains seront tués. Alors tu viens. Doc a hypnotisé un mur. Les copains et moi, on a été sauvés. Maman, papa, Nic et Bessy étaient dans une voiture et le capot a explosé. Cyril est allé attaquer le méchant doc et il a gagné. Rêve désagréable. 3. J’étais sur le toit. Il y avait un voleur. Il est monté. Je me suis aperçu qu’il approchait. Il m’a poussé. Je suis tombé. Il y avait plein de sang. Le voleur a appelé la police. Rêve désagréable. 4. Je rêvais que c’était la fête. Je donnais des fleurs aux papas, aux mamans, à tous ceux qui pouvaient venir... Je rêvais que ma cabane était très grande et que tout le monde avait le droit d’aller dans ma cabane, il y avait une radio. Tout le monde dansait dans la nuit, dans le matin, dans le soir et même dans l’après-midi. Rêve agréable. 5. Je sortais et je marchais... j’arriverai(s) au restaurant. Tout le monde disait : « Hou ! Hou ! » Un mec avec un flingue en retournant m’a flingué. Il y avait du sang partout. Le voleur se moquait de la police. Rêve désagréable. Cette série de rêves appelle deux remarques : d’un côté, on y décèle l’influence prédominante, entre autres, des films d’aventures à l’usage des enfants, comme si ce qu’on nomme enfance était en même temps une image de l’enfance projetée par l’adulte et une manière d’élaborer cette période conformément à cette image ; d’un autre côté, si le sentiment « désagréable » y prévaut, même quand l’enfant, héroïque, l’emporte sur le méchant adulte, le simple fait que le conflit existe, doit finalement en rendre compte. Cyril semble ainsi aspirer à un état de bien-être, excluant toute tension avec autrui, souhait que vient accomplir le quatrième rêve, « la fête ». La préoccupation pour la nourriture traverse la pensée nocturne qui place l’action relativement aux restaurants. 101
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3. Anamnèse 11 mai Pour combler des lacunes d’information, le thérapeute reçoit, à sa demande, le compte rendu détaillé suivant, rédigé par la mère. « Cyril est notre 3e garçon. Ses deux frères, Jean et Luc, sont nés au G., l’un le 28 décembre 82 et l’autre le 26 octobre 84. Cyril est né à R. le 16 décembre 87. La grossesse s’est bien déroulée. L’échographie du 6e mois a révélé que ce serait un garçon. Cyril est né un 16 décembre. Deux jours auparavant, le 14, des contractions assez fortes m’ont conduite à la maternité, mais au bout de quelques heures, je suis rentrée à la maison. L’accouchement s’est déroulé sous péridurale à ma demande, les deux précédents accouchements ayant été très longs (12 et 6 heures). C’était confortable d’accoucher sous anesthésie péridurale, mais un peu déroutant de voir cette première séparation sans douleur. Plusieurs jours après la naissance, j’avais l’impression que le bébé remuait encore dans mon ventre. À la naissance, Cyril pesait 4,140 kg, et mesurait 52 cm (le plus gros des trois garçons). Je ne l’ai pas allaité. À la sortie de la maternité, Cyril a eu un épisode de diarrhée aiguë qui a dû être traité. À 3 mois, il a eu sa première laryngite. C’était un bébé tonique, éveillé mais présentant déjà des problèmes pour dormir et pour manger. Il a fallu plusieurs fois changer de lait maternisé. Il régurgitait et avait des coliques. Malgré cela, la progression du poids était bonne. La première année a été ponctuée par des rhino-pharyngites et des gastroentérites dont une très sérieuse à l’âge de 1 an. À 7 mois, il a également eu la roséole accompagnée de fièvres très fortes (40o). Il acquiert la marche autonome à 13 mois et se montre très dépendant affectivement. La 2e année est l’année des otites à répétition. À 13 mois, il est opéré des végétations et on lui pose des drains dans les oreilles. 102
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À 17 mois, il fait une sinusite éthmoïdale qui dure 15 jours, qui le fait souffrir jour et nuit et le rend inconsolable. C’est très éprouvant pour toute la famille. Les otites continuent malgré l’ablation des végétations. Ces deux premières années, Cyril est un enfant très tonique, très explorateur dans ses comportements mais ayant peu d’appétit et dormant mal. Il faut le sortir souvent, il supporte mal de rester à la maison. Il m’accapare beaucoup et à tous les instants. Quand son père rentre du travail, Cyrille le sollicite énormément. La 3e année démarre par une varicelle très forte accompagnée de fièvre à 40o pendant 48 heures. Puis suivent des angines, des otites et, à 2 ans et demi, la toxicoplasmose. En juillet 1990, nous déménageons en Bretagne. Le temps du déménagement, Cyril passe 1 semaine avec ses frères chez les grands-parents maternels à Nice. Cyril a toujours des rhumes purulents qui dégénèrent en otites. À 3 ans, on lui pose des drains dans les oreilles pour la 2e fois. Les médecins mettent en lien les problèmes cliniques de Cyril et son terrain allergique. Cyril parle peu et mal. Il est relativement instable et se met parfois en danger. Il est à la fois trop proche et trop distant. Nos séparations sont compliquées, accompagnées d’inquiétude. En septembre 1990, il entre à l’école maternelle à mi-temps. Il pleure plusieurs jours au moment de mon départ. Dans la classe, il adhère peu aux activités du groupe. Il a toujours peu de langage. En avril 1991, je reprends une activité professionnelle à mitemps. Je m’occupe d’enfants malades, en rupture familiale et placés dans des familles d’accueil. Les otites et les rhino-pharyngites continuent. À 3 ans et demi, on lui pose des drains pour la 3e fois. L’ORL qui suit Cyril conseille des séances d’orthophonie. Le début du bégaiement date de cette époque. De 4 à 5 ans, l’état de Cyril s’améliore un peu. En novembre 1992, il a la mononucléose. Il est toujours aussi instable et dépendant affectivement. Le langage est peu élaboré. Il est en moyenne section de maternelle. La relation avec la maîtresse est relativement fusionnelle. Il se plaît beaucoup à l’école. En septembre 1993, Cyril entre en grande section de maternelle. Il y a très vite conflit avec sa nouvelle maîtresse qui ne supporte pas son immaturité et son instabilité. Il a ses premières allergies 103
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alimentaires à cette époque (intolérance au sel, au citron, à la moutarde, etc.). Il va faire son premier accident allergique sérieux : un œdème de Quincke (à la pomme vraisemblablement). Le problème scolaire nous préoccupe de plus en plus. Devant la dégradation des relations entre Cyril et sa maîtresse, nous décidons le changement d’école. Devant l’échec de l’orthophonie et sur les conseils d’un pédopsychiatre, Cyril est orienté en psychomotricité. De 5 à 6 ans : le changement d’école se passe bien. L’instabilité de Cyril régresse. Le langage se construit. Le bégaiement persiste, les allergies alimentaires s’élargissent peu à peu. Cyril se plaît beaucoup dans sa nouvelle école qui ressemble un peu à une crèche familiale. Les enfants y sont beaucoup maternés. De 6 à 7 ans, Cyril progresse sur le plan des apprentissages scolaires, mais il se trouve toujours en décalage par rapport aux autres enfants de sa classe. Il est très attaché aux autres enfants de sa classe. Il est très attaché à sa maîtresse qui lui transmet le plaisir de lire, qui lui donne le goût de la lecture. Pendant ce temps, les allergies alimentaires se diversifient et les interdits augmentent. Jusqu’à présent, la réaction allergique, qui se manifeste par un œdème, intéresse la zone buccale sans toucher le larynx. En mars 1994, nous déménageons (à quelques kilomètres du lieu où nous étions). Nous sommes pas mal accaparés par l’aménagement de la nouvelle maison. Cyril fait une allergie le jour du déménagement. En juin 1994, dans un climat familial un peu tendu, à quelques jours de la fin de l’année scolaire et de la séparation d’avec la maîtresse, Cyril fait un choc anaphylactique très sérieux. Je dois réagir en urgence. Je vais rester longtemps marquée par cet accident allergique. La menace de mort a été très forte. Cyril et moi l’avons largement ressentie. À partir de ce jour, dans nos têtes, manger devient une menace pour Cyril. Cyril réduit de plus en plus son alimentation à des produits sucrés ou neutres du point de vue goût (pâtes, riz, jambon), des viandes “bouillies”. L’été se passe. Cyril apprend à nager. À l’automne, Cyril entre en CP. La cantine lui est interdite par l’allergologue “du coin” qui nous dirige sur l’hôpital Necker pour explorer les allergies de Cyril. 104
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Le début de l’année de CP est aussi ponctué par des allersretours sur Paris. Les premiers résultats font état d’une grande confusion. Il est impossible d’être allergique à tant d’aliments. C’est l’impasse ! L’orthophonie est redémarrée. Cyril accroche peu. La psychomotricité se poursuit pour le plus grand bonheur de Cyril, mais sans effet majeur. Les épisodes allergiques sont toujours présents. Ils sont plus ou moins réguliers, plus ou moins graves et arrivent souvent dans un climat anxiogène (Cyril est contrarié ou n’a pas faim). Cyril s’entoure de plus en plus de protection, d’armes, de bâtons, qu’il installe dans sa chambre et tout autour de la maison selon un arrangement précis. À l’école, au CP, la lecture progresse mais les maths et l’écriture sont laborieuses. Cyril développe un sentiment d’incapacité par rapport au scolaire et une grande culpabilité. À Noël 94, son discours est franchement dépressif : “Je veux mourir, je veux aller au ciel.” Nos attitudes et celles de la maîtresse par rapport aux difficultés de Cyril s’assouplissent de moins en moins. En cours d’année, Cyril abandonne le judo. La confrontation à l’adversaire le rend très malheureux. Il se met systématiquement en situation de dominé. Depuis février, il fait du foot avec beaucoup plus de réussite et de bonheur (il est gaucher du pied). À ce jour, Cyril n’a plus de problèmes de comportement. C’est un enfant très sociable qui a beaucoup de petits camarades. Avec l’adulte, il recherche la relation duelle. En avril dernier, le décès de son arrière grand-mère l’a beaucoup bouleversé. Il le reste encore. Peu de temps après, il est parti à R. avec son papa revoir les lieux de sa naissance. À son retour, la maîtresse a signalé que Cyril ne savait plus rien faire et que ses pensées étaient entièrement tournées vers son pays d’origine. De la même façon, à la maison, il a eu des attitudes très régressives, qu’il a toujours (retour au biberon). Les allergies alimentaires régressent. Cyril exprime de plus en plus fortement son désir de regoûter de tout. Il est très heureux de pouvoir remanger des nourritures interdites jusque-là. » 105
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En marge du résumé ci-dessus, voici quelques observations : « Cyril a beaucoup de difficultés à accéder aux notions abstraites (maths par exemple). Les apprentissages ont du mal à se fixer et à “sédimenter”, les notions acquises un jour ne le sont jamais définitivement. Les difficultés de repérage sur la feuille blanche persistent (l’écriture se pose n’importe où sur la feuille). Cyril est incapable de boutonner un vêtement et de faire les lacets de ses chaussures. À ce jour, il fait une majorité de gestes de la main gauche mais continue d’utiliser sa main droite pour écrire. » Ce long compte rendu, attentif, circonstancié qui, loin d’aligner des faits en soi, ramène tout à l’enfant, ne comble pas seulement d’importantes lacunes d’information, il restitue en plus des événements inconnus permettant de mieux comprendre ce qui ne paraît que par allusion dans la relation thérapeutique. Il y a donc interpénétration de deux plans qui se complètent, et non simple juxtaposition. L’attitude de la mère en rend précisément compte, dans la mesure où, ne niant pas la relation, ni chez elle, ni chez les autres, elle est en mesure d’instaurer partout des relations. Cela se laisse d’abord constater dans le fait que, dès la naissance, la pathologie organique de Cyril se présente comme étroitement liée à l’ensemble d’une situation complexe, qui ne cesse d’évoluer. Évolution qui se trouve à tout moment marquée par des maladies propres à l’enfance, mais affectant en même temps des formes excessives, inquiétantes, avant de se resserrer peu à peu autour d’un axe particulier privilégiant l’allergie. Celle-ci est de nouveau présentée, non comme une réaction immunitaire isolée, mais dans un contexte où la variabilité symptomatique répondait à un malaise originel qui reste le même, constituant un arrière-plan implicite, avant d’aboutir finalement à une « impasse » médicale définitive. Celle-ci demeure incompréhensible aussi longtemps qu’on ne tient compte que du fonctionnement « impossible » du système immunitaire, pris en soi, en dehors de toute l’histoire du sujet. Cependant que, vue autrement, elle paraît le dernier avatar d’une impasse relationnelle, présente dès la naissance, avant la naissance, et ponctuant les périodes de crise. Périodes où se joue le va-tout de l’enfant, au double plan psychique et somatique, et où viennent se produire, comme un brutal rappel de l’impossibilité dans laquelle 106
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il se trouve engagé, des événements à caractère paradoxal, tels que le bégaiement dont l’apparition coïncide avec le début de l’orthophonie ! L’échec scolaire qui ne cesse de se répéter, chez cet enfant véritablement intelligent mais manquant d’assise, doit ainsi être considéré comme la forme temporelle de la même impasse menant droit au désespoir : le désir de mort est formellement exprimé, en tant qu’ultime recours. C’est ce désir qui doit maintenant retenir notre attention pour savoir ce qu’il représente, en fin de compte, dans l’expérience vécue de Cyril. N’oublions pas en effet le choc anaphylactique durant lequel l’enfant a effectivement frôlé la mort, et dont le souvenir reste très vif aussi bien chez lui que chez la mère. Même laissée derrière soi, cette expérience extrême n’est pas pour autant dépassée, elle continue d’agir secrètement, insidieusement, à travers les phénomènes les plus divers. Elle est parfaitement reconnaissable dans le désir d’« aller au ciel », par quoi l’enfant donne forme à toute sa détresse. S’il ne s’agit pas là simplement d’une phrase passe-partout, entendue et reproduite, mais d’une tournure qui dit la vérité de l’affect, c’est parce que l’enfant sait de quoi il parle ; il a déjà affronté sa propre mort, avant celle de son arrière grand-mère qui ne surviendra que plus tard. Au moment donc de proférer cette parole, il n’y avait qu’une seule référence possible, fournie par le choc anaphylactique, qui opère comme un traumatisme où se joue de nouveau la question de vie ou de mort, à l’image même de la naissance. On peut suivre davantage ce fil conducteur, qui nous permettra de comprendre quelque chose de tout à fait insolite dans le comportement de Cyril. Celui-ci, dit la mère, « s’entoure de plus en plus de protections, d’armes, de bâtons, qu’il installe dans sa chambre et tout autour de la maison, selon un arrangement précis ». De quoi a-t-il peur ? De qui se défend-il, en mettant en œuvre un rituel quasiment conjuratoire ? À première vue, il ne peut s’agir que d’une mise en scène obsessionnelle, destinée à se prémunir contre un intrus, substitut paternel, menaçant l’enfant dans son intégrité corporelle. Mais cela ne tient pas compte de l’essentiel qui, en tout état de cause, reste l’expérience réellement vécue de la mort imminente, confrontation absolue avec le non-visage : sans préparation au préalable, sans distanciation possible, sans temps qu’on projette devant soi. Nul doute que Cyril est toujours sous l’emprise de ce même 107
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événement qui n’a rien perdu de sa force primitive et auquel il s’évertue maintenant à lui conférer des traits familiers, à le nommer à le localiser dans l’espace et le temps, c’est-à-dire à le maîtriser. Maîtrise qui, néanmoins, ne s’accomplira qu’une fois l’impasse dissoute grâce à la relation thérapeutique. L’intrus est une intruse, figure de mort. Ainsi s’éclaire aussi respectivement un aspect qui ne manque pas de paraître comme intriguant dans les rêves de Cyril précédemment cités : la violence, directement ou indirectement subie, même sous forme de jeu. Il est en effet difficile de ne pas y reconnaître la trace de cette autre violence, menant droit à la mort, qui continue d’opérer comme un traumatisme dont, précisément, l’activité onirique s’empare pour l’exorciser. Et cela au moment même où les rêves font retour, en réponse à la sollicitation du thérapeute, comme pour reprendre les choses à leur point de départ, afin de donner une autre issue à une situation d’enfermement qui se répète indéfiniment. Il est important de souligner cet aspect particulier du fonctionnement onirique chez Cyril, marqué par une naissance laborieuse qui n’en finit plus : on est constamment ramené à l’originel.
4. Corps et imaginaire 17 mai Accompagné de son père, Cyril paraît en net progrès : son parler est moins heurté et les mots et les parties des mots commencent à se lier. Il a maintenant faim, ce qui signifie qu’il est moins déprimé, et il ose manger presque de tout, sans avoir de réaction allergique. En revanche, il lui est arrivé de mouiller son lit deux ou trois fois pendant ces derniers temps, ce que le père attribue à l’absence du frère aîné, mais qui n’en demeure pas moins le signe d’un retour en arrière, autant que le biberon et le pot de chambre. Mais il y a du neuf dans son comportement, qui vient simultanément contrebalancer son attitude régressive : il est à présent capable de manifester son opposition aux autres, mais accepte de discuter et de se laisser convaincre. En ce sens, il est plus mûr socialement, comme le montre d’ailleurs son dessin (Figure 3) où pour la première fois « un bonhomme » fait son apparition, pourvu de très longues oreilles, comme celle d’un animal, et affichant un large sourire de 108
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Figure 3
contentement, qui fait découvrir ses dents et lui donne un air facétieux. Ses bras sortent directement du milieu du corps, portant chacun cinq traits horizontaux en guise de doigts, ce qui du même coup supprime les deux mains, présentes réellement et non représentées, comme si le dessin était à la fois une image projetée du corps propre et le corps propre. C’est justement la raison pour laquelle l’enfant ne sent pas que quelque chose manque à son dessin, avec lequel il s’identifie parfaitement sur le mode de la symétrie spéculaire et de la complémentarité imaginaire : rien ne fait défaut au dessin, parce que rien ne fait défaut au corps propre. Autrement dit, l’enfant fait partie 109
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du dessin, et le dessin fait partie de lui, selon une relation d’inclusion réciproque qui détermine l’ensemble des relations de l’enfant au monde2. La situation thérapeutique se trouve également structurée selon le même principe. Mais le dessin du bonhomme dévoile davantage. Il est traversé par un imaginaire comique qui oblitère la différence entre l’homme et l’animal, afin de signifier quelque chose qui relève du déguisement, de la métamorphose corporelle, du théâtre, ce qui paraît tout à fait inconcevable chez un enfant encore si handicapé par le bégaiement. On verra plus tard ce qui adviendra de cette allusion au spectacle, que sous-tend une expansion fantastique du corps propre, en mesure maintenant de se retrouver dans l’animal (le chat, aux mêmes oreilles à côté de lui), et de retrouver l’animal en lui. Une fois encore, chaque pas en arrière est suivi par un bond en avant. Désormais doit se poser explicitement, au niveau du travail thérapeutique, la question du bégaiement et de la latéralité.
5. Bégaiement, souffle et latéralisation 24 mai Cyril est arrivé accompagné de son père et content de l’être. Son parler s’est encore amélioré, au point de pouvoir raconter au thérapeute, qui l’a facilement suivi, son voyage de retour par le train la semaine dernière avec son père, leur séjour à l’hôtel à Paris, le restaurant, le cinéma... Il dessine (Figure 4), toujours de la main droite, pour la première fois deux arbres semblables et dissemblables, de taille différente, sur le point de s’emboîter l’un dans l’autre, suivant le principe d’inclusions réciproques. Depuis la dernière semaine, en effet, la représentation semble privilégier des images qui se dédoublent. Cyril est nettement plus sûr de lui. Il parvient même à épeler, en articulant, « bananes ». Le père est sensible à l’évolution qui se poursuit. Il rapporte deux rêves : Cyril rêve qu’il est avec son père à Paris pour voir le thérapeute. Ils se trouvent dans un port dont l’eau contient des 2. Voir Sami-Ali. L’espace imaginaire. Paris, Gallimard, 1974.
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Figure 4
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crabes qui cherchent à le piquer à la jambe. Puis, il va boire du lait à la mamelle d’une vache. Le deuxième rêve fait état d’une maison qui s’écroule. L’élément le plus important, ici, est sans nul doute le sein que l’enfant peut enfin téter, au cours d’un voyage qui rappelle celui, initiatique, déjà effectué avec son père à son lieu de naissance. Dans les deux cas, il s’agit d’un retour aux sources, d’une retrouvaille de l’originel. Mais le rêve va encore plus loin : tout se passe maintenant comme si les multiples interdictions alimentaires ne signifiaient qu’une seule qui renvoie à la mère nourricière ; non, il ne fallait pas prendre le sein, ni y boire le lait. Or, chose étonnante, Cyril ne fut pas allaité au sein, de même qu’il n’a jamais songé à remplir de lait son biberon. Lait auquel il n’est pas allergique. Nous avons là plutôt une élaboration rétrospective forte, complexe, d’une situation de frustration alimentaire en fonction des coordonnées du conflit œdipien. Conflit qui semble à présent en passe de se dénouer, le sein n’étant plus interdit, et la menace sous forme de crabes ayant été contournée. Il y a donc véritablement quelque chose qui prend fin, par suite d’une évolution qui s’opère sur plusieurs plans : la maison s’effondre. Peut-être fut-ce le signe d’agir activement. En présence du père, le thérapeute explique à Cyril que son bégaiement provient du fait qu’il n’ose pas aller jusqu’au bout du souffle qui porte la phrase et qu’il s’arrête au milieu, en créant un rythme saccadé. C’est justement ce souffle qu’il importe maintenant de libérer. Pour y parvenir, souffler dans une flûte sans aucune intention d’apprentissage, mais simplement en vue de lâcher le souffle, fut d’abord proposé, et promptement accepté. Comme moyen de régler le problème de la latéralité, en revanche, le thérapeute suggère un jeu de tir à l’arc que l’enfant pratiquera avec son père, faisant ainsi coïncider le choix de la main dominante avec les aléas du conflit œdipien. Celui-ci n’est pas évité, il est directement vécu, au jour le jour, avec des ajustements qui s’imposent. 31 mai Surprise ! À vue d’œil, Cyril a grandi ! Tout le monde le remarque, à la maison, à l’école et ailleurs, comme si le développement physique, arrêté autant que le reste, pouvait de nouveau reprendre. Il est difficile de ne pas voir dans le rêve de la maison 112
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qui tombe, une allusion, sur le mode prémonitoire, à cette évolution qui est en train de s’opérer. Cyril, accompagné de son père, apporte avec lui la flûte pour montrer comment il s’y prend. Le thérapeute conseille à l’enfant de souffler encore plus fort, sans tenir compte de quoi que ce soit. Il s’exécute, ravi. Autre jeu suggéré pour libérer entièrement le souffle, en prenant appui sur de nouvelles possibilités identificatoires rendues à présent disponibles : avec le père, autant que le père qui, du même coup, doit se retrouver lui-même comme enfant, Cyril mangera des cerises et crachera les noyaux aussi fort et loin que possible ! Le thérapeute en donne l’exemple, en mimant toute la scène, en vue d’avaliser un comportement à la limite de l’acceptable. Et il ne s’agit pas de créer une situation de rivalité sur le mode régressif, mais simplement de revenir en arrière pour aller de l’avant. Le tir à l’arc, en revanche, fut pour Cyril l’occasion de s’exercer sans privilégier une main plus que l’autre. Mais il doit poursuivre le même jeu. Et de rapporter un rêve, trop calqué sur les westerns : dans le désert, dit-il, « un bandit me flingue », sans pour autant sentir trop de peur. Il est donc plus sûr de lui dans des situations de rivalité œdipienne. 7 juin Cyril est venu avec sa mère, qui fait part au thérapeute de deux événements : d’un côté le jeu de crachat des noyaux de cerises a bien eu lieu avec, cependant, une légère allergie aux lèvres, et, d’un autre côté, profitant d’un tête-à-tête avec elle, Cyril lui pose des questions pour savoir d’où sortent les enfants et si son père était d’accord pour en avoir. Manière de régler, au plan de la connaissance en général, et non seulement par rapport au problème spécifique, l’énigme de sa propre venue au monde, d’ailleurs intimement liée au problème de la parole. Le bégaiement persiste encore sous une forme atténuée, quand il se met à raconter la nourriture, la piscine, l’école qu’il n’aime pas à cause de ses difficultés en maths, tout en déambulant de long en large dans la pièce. Le thérapeute lui propose un jeu nouveau qui consiste à se remplir les poumons et à souffler de toutes ses forces sur des bouts de papier roulés en boule et placés sur le bureau. Cyril s’y livre avec 113
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un plaisir manifeste. Le thérapeute en profite pour lui dire qu’il est en train de grandir mais que cela lui fait peur. Il y a aussi un rêve noté par le père, et intégrant des éléments précis du précédent séjour à Paris. « J’étais prisonnier. Il y avait un rat musqué. Je me suis échappé. C’était un homme. Je me suis transformé. Le rat, c’était Thomas. Un monsieur chantait avec la guitare : “Il en faut peu pour être heureux.” » Le père ajoute en note : « L’air : Il en faut peu pour être heureux, provient d’un dessin animé. Cyril l’a entendu la veille chanté dans le métro. Cyril dit que le rêve est désagréable mais il rit en le racontant. » Rêve de délivrance en tout cas, dans lequel Cyril s’échappe à la fois de la prison représentant toutes les entraves connues jusque-là, et de sa propre forme humaine susceptible de toutes les métamorphoses. L’allusion déjà faite à ce thème (Figure 3) prend ici toute sa valeur, à savoir que la libération, signifiant également être heureux avec si peu de chose, s’opère grâce à l’imaginaire qui habite le corps propre et qui en irradie. Cela ouvre à l’évolution de l’enfant une voie parfaitement nouvelle.
6. Imaginaire et improvisations 15 juin Les exercices de souffle et de crachat (ne faut-il pas plutôt parler de jeu ?) ont sensiblement amélioré la parole chez Cyril qui, par ailleurs, continue à tirer à l’arc, en le tenant avec la main gauche et en tendant la corde avec la main droite, fait remarquer la mère. Et d’ajouter que si l’écriture passe également par la main droite, elle reste mal structurée, pénible et sans plaisir, alors que la majorité des jeux privilégie de plus en plus la main gauche qui, aux billes par exemple, se montre puissante et précise. La situation est donc loin d’être stable, ce qui, par conséquent, rend aléatoire l’élaboration définitive des processus intellectuels, transposant au niveau abstrait l’espace corporel, structuré par la latéralité. Le travail thérapeutique se voue désormais exclusivement à cette articulation qui demeure encore incertaine chez Cyril et qui sous-tend l’ensemble de ses difficultés d’apprentissage scolaire, ayant du mal à se fixer, à défaut d’un cadre de référence immuable. 114
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Dans son dessin (Figure 5), Cyril revient à la piscine qu’il a fréquentée la semaine dernière avec son père et son frère, en juxtaposant l’eau (surface barbouillée) aux rochers (deux ronds), et en
Figure 5
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essayant d’écrire sans y parvenir, le mot rocher. Sans doute veut-il signifier ainsi que la relation de rivalité qu’il vit intensément en ce moment avec son père et ses frères, doit être tenue pour l’objet principal de l’entretien d’aujourd’hui. Elle n’est pas mise de côté, tant s’en faut. Elle fournit même le thème d’un rêve rapporté par la mère mais que l’enfant modifie en le racontant : « J’ai rêvé, dit-il, que papa était mort, mais il a réussi à s’en sortir ! » Tels sont les éléments immédiatement repérables dans la situation thérapeutique. Ce qui n’apparaît pas, en revanche, c’est toute une activité de jeu, de l’ordre du spectacle, que Cyril commence à développer chez lui, en présence de toute la famille. Il s’agit, écrit la mère, d’une mise en scène de comptines spontanément inventées et chantées d’une voix très forte, bien posée. Cyril utilise un tournevis en guise de micro. Voici les thèmes : – Tout le monde peut vivre sans parents. – Pour vivre, on n’a pas besoin de parents. – Je suis un enfant, j’obéis. Mais quand on est malade, les parents nous soignent. – Quand j’ai un rhume, ce n’est pas la peine de chercher maman à l’hôpital. – Je suis le plus beau, je suis le meilleur des enfants. – Je vais te défier, toi Jean et toi Luc. – Je suis le plus beau de la mort. Le tout chanté sans bégaiement ou presque ! Dans une telle explosion de l’imaginaire, où le conflit de rivalité trouve son dénouement, à travers le jeu, par l’affirmation absolue de soi, en dehors de toute relation de dépendance à l’égard des parents, on touche apparemment à ce qu’on pourrait appeler une solution psychotique de l’impasse3. En fait, on est le plus loin possible d’une telle éventualité, puisqu’il s’agit au contraire d’un enfant qui pour la première fois retrouve son potentiel de vie, afin de s’affirmer, face aux autres en se faisant justement entendre. C’est presque une renaissance par la voix retrouvée, grâce au travail thérapeutique sur le souffle. Mais on reste quand même bouleversé par la présence de la mort à la dernière phrase dont la construction, à première vue, 3. Voir Sami-Ali. L’impasse dans la psychose et l’allergie. Paris, Dunod, 2001.
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semble incorrecte « le plus beau de la mort », alors qu’elle dit peut-être l’essentiel : appartenir à la mort, et non se comparer à elle par la beauté. Du coup, toutes les affirmations égocentriques des précédents thèmes prennent une autre valeur et doivent être interprétées à partir de cette allusion qui ne saurait signifier qu’une seule chose : le souvenir de l’expérience qui a failli lui être fatale lors du choc anaphylactique. Mort et retour à la vie par conséquent, comme si ce que Cyril s’emploie maintenant à mettre en scène, par-delà le conflit de rivalité, correspondait à une seconde naissance intégrant la mort, et se donnant pour une résurrection. Le thérapeute suggère que Cyril fasse de la peinture à la gouache avec de gros pinceaux sur une grande feuille de papier kraft posée par terre. Conseil destiné à libérer les deux mains de toute contrainte due à l’apprentissage, contribuant plus ou moins au problème de la latéralité. En plaçant l’enfant dans une situation entièrement inédite, on confère ainsi aux gestes une valeur délibérément infra scolaire : on repart à zéro.
7. Les allergies 21 juin Cyril a encore progressé au niveau du langage. Il lui arrive souvent maintenant de parler normalement, puis de trébucher, tel un enfant qui est en train d’apprendre la marche. Quand cela se produit avec le père, celui-ci l’arrête : « Calme-toi, lui dit-il, et crache ta phrase ! », ce qui suffit pour arrêter le bégaiement. La lecture aussi devient plus facile. Cyril a effectivement suivi le conseil du thérapeute, auquel il montre trois grandes feuilles, dont deux couvertes de taches de couleur, et la troisième, faite avec un copain, représentant un bateau et le soleil. Visiblement, cette manière totalement libre de faire de la peinture lui plaît énormément, et il entend persévérer. D’autre part, comme le dossier de l’hôpital Necker concernant les tests allergiques tarde toujours à venir, le père de Cyril parvient à dresser de mémoire la liste suivante des allergènes. a. Allergies confirmées Acariens : connue dès sa première année, problèmes ORL. 117
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Arachides, pistaches, noisettes : une glace à la pistache pourrait être à l’origine du choc anaphylactique de juin 1994, mais traitement à l’Alfatil® au même moment. Blattes, cafards. Poils de chien : yeux rouges. b. Allergies disparues depuis la thérapie Pommes : une pomme non lavée pourrait être à l’origine d’un œdème de Quinck en novembre 1991. Sel : gonflement ou éclatement des lèvres. Mayonnaise. Ketchup. Grillé en général : viandes, poissons, légumes. Croque-monsieur, crêpes, pizza, frites. Glaces. c. Allergies possibles non confirmées Alfatil® (antibiotique) : un colorant ou un excipient serait en cause, car la même molécule présente dans un autre antibiotique (Clamoxyl®) n’a jamais entraîné de réactions. Œuf cru. Certains colorants. Produits phytosanitaires de traitement des fruits et légumes. Cerises, pêches, oranges, kiwis, citrons : gonflement des lèvres et des joues. Cette liste met en évidence, outre la modification importante de la réaction allergique par suite de la thérapie, le fait que le thérapeute, en conseillant à Cyril de choisir pour le biberon le jus de fruit qu’il préférait, autant qu’en proposant le jeu de crachat des noyaux de cerises, n’a pas tenu compte des allergènes inventoriés. C’est comme s’il avait enfreint un tabou qui empêchait que la situation bouge en quoi que ce soit. Tabou ou angoisse partagée par l’enfant et les parents, figeant tout le monde dans la même attente. Un autre fait significatif : autant la réaction allergique peut être partielle (antigène-anticorps), autant, ici, on assiste à une modification globale du fonctionnement immunitaire, mis en branle dans la relation thérapeutique, et qui continue de s’amplifier de proche en proche.
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8. Imaginaire et impasse 28 juin Cyril, malgré un léger bégaiement qui persiste, paraît plus sûr de lui, à l’aise dans son corps. Il s’amuse devant sa mère à faire des enjambées de plus en plus longues, puis, seul avec le thérapeute, il reprend le jeu de boules en papier qu’il envoie loin en soufflant dessus. Son dessin, effectué toujours de la main droite, représente une maison-visage mieux assise sur sa base. Il y a une évolution indéniable, perceptible surtout dans la liberté corporelle qu’il manifeste et qui semble correspondre à un rêve de la semaine dernière, raconté à sa mère : « Je savais nager dans la mer profonde sans couler et c’était bien », dit-il. Parallèlement, le jeu de rôles continue, à travers des improvisations où le conflit œdipien est à son comble. La mère en donne le résumé suivant : « Jeu de confrontation au père, l’agressant de plus en plus, combat à l’épée : “Je vais te buter à coup de poing dans les couilles.” Jeu de provocation œdipienne à l’égard du père : “Maman c’est ma femme et pas la tienne.” Et le papa de Cyril de répondre : “Non, c’est ma femme et pour toi c’est ta mère.” Jeu de confrontation aux frères : Cyril défie ses frères, se bat à l’épée contre eux et s’acharne souvent sur le frère vaincu avec une certaine violence (Luc). Le jeu “Y en a marre” : “Y en a marre de la maîtresse. Elle nous fait travailler. Quand je fais bien, elle dit que c’est nul, nul, nul ! Tout le monde sera mort, on ira dans le ciel, j’ai envie de mourir” “Y en a marre du divan, de toi” (papa), les gestes agressifs accompagnant le discours. “C’est moi le meilleur en tout, en maths” (de nouveau agressivité contre le père). Épisode lors d’un repas : Cyril vient sur mes genoux (mère), pour se faire câliner et se recule en disant : “Non, on doit se lâcher tous les deux”. L’effet Pinocchio : Mon mari a acheté la cassette de Pinocchio avec Cyril (Pinocchio, la petite marionnette sans âme, sans conscience, qui est même allergique, qui devient un âne mais qui renaît grâce à l’amour de son père, qui la perd et la retrouve enfin). 119
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Cyril a regardé la cassette un certain nombre de fois avec beaucoup d’intérêt. Son père l’a regardée avec lui. La thérapie, de l’avis de mon mari, marche aussi bien pour le père que pour le fils. Mon mari semble être engagé dans une relation de transfert paternel auprès du thérapeute. À la maison, en plaisantant, il vous appelle son père. » Dans cette intense activité de jeu de rôle, les positions identificatoires des uns et des autres sont directement confrontées pour être remaniées, au fur et à mesure. Le conflit œdipien paraît ainsi éminemment relationnel au cours duquel le père doit à tout moment imposer sa loi, ce que l’enfant par ses provocations cherche en définitive. On comprend dès lors que Cyril soit amené à envisager de sortir de la relation duelle pour laisser la place à la tierce personne : « Non, on doit se lâcher tous les deux », dit-il à la mère. Tout se passe ainsi comme si, à la faveur du jeu dramatique, on assistait à une situation mouvante, en continuel changement, où les rôles sont susceptibles de s’inverser pour tout un chacun sur le plan de l’imaginaire, comme notamment dans le cas du père retrouvant son enfance par rapport au thérapeute du fils. En d’autres termes, les données initiales de l’impasse sont en train de se modifier, de manière à permettre une seconde naissance, engageant en profondeur tout le groupe familial : il faut que Pinocchio naisse à la vie, grâce à l’amour du père. Mais il y a toujours l’envie de mourir chez l’enfant, contre laquelle il lutte avec acharnement. Le déploiement d’un imaginaire qui constitue un évident équivalent du rêve en fournit le moyen par excellence. 5 juillet Lors de cette dernière rencontre avant les vacances d’été, le chemin parcouru jusqu’ici semble se résumer par rapport au problème de la parole. Tour à tour, en effet, Cyril fait alterner des périodes où le débit est fluide, parfaitement normal, porté sans effort par un souffle qui se renouvelle, avec d’autres où tout se détraque de nouveau : double mouvement d’expansion et rétraction, que le père confirme par ailleurs. Ce qui permet au thérapeute de dire à l’enfant, en présence du père, qu’il a besoin de parler « bébé », à la fois par peur de grandir et en réaction au progrès personnel accompli jusqu’ici. Cette dernière précision fut effectivement donnée en tenant compte de l’interruption imminente de la 120
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relation thérapeutique qui ne manquerait pas de susciter une angoisse d’abandon. Angoisse qui était déjà là, en l’air, durant toute la semaine passée et que Cyril a profondément ressentie, selon la mère. « Cyril, écrit-elle, a lâché son école et a pris un premier contact avec sa nouvelle école. Il a eu plus de mal à parler, à cracher ses mots. Il a comme ses frères un peu de mal à trouver le rythme “vacances”, le père étant un peu plus absent (déplacements professionnels) et la mère un peu plus présente (en vacances, à la maison). Luc explore de vieilles cassettes vidéo familiales. Cyril regarde avec beaucoup d’intérêt et d’émotion. Sur la cassette en question, il a 18 mois. On y voit aussi son arrière-grand-mère décédée. Cyril, tout de suite après, se blottit contre mon sein et m’embrasse tendrement. D’autre part, à l’occasion d’une soirée chez des amis, Cyril fait un épisode allergique (gonflement des lèvres) en mangeant une crêpe salée (au blé noir, jambon-fromage, beurre). Avant d’avaler sa crêpe, il signale qu’il avait un jour, à la maison, fait une allergie à ce même produit. Il la mange sans doute, sans envie. L’allergie se déclenche. Devant notre attitude peu anxiogène, Cyril se détend et avalera ensuite 2 glaces et des bonbons. Arrivé à la maison, Cyril se presse contre moi et me couvre de bisous. Il me dit “Je veux pas que tu meures quand tu seras vieille”. Cyril a pensé que la séance du 5/76 était la dernière avec M. Sami-Ali et a manifesté sa tristesse. » L’angoisse d’abandon paraît ainsi omniprésente, liée d’abord au temps qui passe et qui introduit le changement. Cet aspect est immédiatement présent chez Cyril qui peine à accepter qu’il sorte de son enfance, qu’il grandisse, comme si chaque instant qu’on laisse derrière soi signifiait la perte. Perte qui, dans le meilleur des cas, doit être compensée par un mouvement inverse tendant à récupérer l’objet perdu, en s’ouvrant sur l’avenir, sinon c’est la dépression. Toute évolution synonyme de maturation doit prendre appui sur ces deux possibilités contradictoires, simultanément, afin que le nouveau naisse et le changement soit accepté, de soi et de l’autre. Mais il y a aussi, dans l’expérience de Cyril, des pertes définitives, irrécupérables comme celle de lui-même, enfant de 18 mois, 121
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avec son arrière-grand-mère, revenant à la vie, le temps de projeter une vidéocassette. L’effet s’en ressent immédiatement : Cyril ne veut pas perdre sa mère, même par vieillissement, car en la perdant, il se perdrait lui-même. On retrouve encore par ce biais un aspect différent de l’expérience vécue de la mort, frôlée durant le choc anaphylactique, où la perte pouvait avoir cette signification double, de l’enfant et de la mère. Il est aussi question de changement quand Cyril anticipe sur une réaction, déjà connue, à la crêpe salée qui se reproduit de nouveau effectivement, sans provoquer d’affolement, chez ses parents d’abord, chez lui ensuite. Le changement a bien eu lieu au niveau relationnel qui vient relativiser le fonctionnement du système immunitaire. Ces différentes manifestations de la même angoisse fondamentale accompagnent aussi en sourdine le va-et-vient de la relation thérapeutique dont Cyril craint l’interruption intempestive.
9. Temps, perte et identité 20 septembre Bien des choses ont eu lieu pendant les vacances passées avec la famille au bord de la mer et au cours desquelles Cyril a grandi de trois centimètres ! Le bégaiement a complètement disparu et la latéralisation s’affirme à droite. Cyril paraît content de retrouver le thérapeute : « l’aime bien venir ici ! ». Il raconte les événements de l’été en se déplaçant d’un fauteuil à l’autre, joyeusement. Et lorsque le thérapeute lui propose de le voir désormais tous les 15 jours parce qu’il peut maintenant se débrouiller seul, Cyril rétorque : « Je sais ! » Il dessine (Figure 6) un bateau qui a la forme d’un triangle, comme s’il s’agissait d’un voilier, tout en étant pourvu d’une piscine et des cabines déjà occupées, qui, elles, caractérisent les paquebots. Il y a donc ici la condensation dans la même image des signes appartenant au petit et au grand, donc à deux étapes de l’évolution de Cyril qui continuent encore à coexister. On est à mi-chemin. C’est sans doute la raison pour laquelle, profitant d’un tête-à-tête avec sa mère au cours des vacances, il lui demande, une fois de plus, de lui raconter sa naissance. À la fin de quoi, pour la 122
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réconforter d’avoir eu un garçon à la place de la fille qu’elle espérait, Cyril lui fait cadeau d’une statuette de footballeur (offerte à lui par le père) afin de la « consoler » ! Les rêves consignés pendant la même période, par le père, relèvent aussi d’un état intermédiaire, passant de l’euphorie (« J’ai rêvé que j’étais avec un ours et qu’il m’aidait à tuer les tigres et les panthères »), au cauchemar (« Je croyais qu’on avait des vers de terre mais qui étaient des serpents »), pour aboutir à l’insomnie (« Je deviens fou. Je me disais que j’étais nul. Tout le monde me dit que je suis nul... »). Cette transition qui est en train de s’opérer dans le sens de l’autonomie, entre un passé révolu et un présent ouvert à l’avenir, pour constituer une temporalité orientée, en lieu et place de celle, circulaire, de l’impasse, se reflète encore avec beaucoup de drôlerie dans une saynète écrite en juillet dernier par Cyril et Luc, celui-ci devenant de plus en plus un modèle identificatoire. En voici le texte, transmis par le père : « Les rôles : Luc, un chevalier ; Cyril, le gendarme Schwerzy ; Papa, le chef gendarme. Le Gendarme : Bonjour Monsieur, contrôle d’identité. Vos papiers s’il vous plaît ? Le chevalier (assis par terre) : Mes papiers ? Quels papiers ? Je suis Luc du Desseu, chevalier de notre bon roi Gilbert. Le gendarme : Ah ! mon gaillard. Votre compte est bon. Vous vous moquez de moi. Répondez s’il vous plaît ! Le chevalier : Mortecouille ! Je te ferai fouetter, Manant, pour ton audace... Le gendarme : Es-tu saoul, mon gaillard, j’hésite pour toi entre l’hôpital et la prison. Le chevalier : Je vais te casser la tête, Manant. Tiens, prends ça (Il se jette sur lui). Le gendarme : Quoi, il m’attaque ? (Il sort son sifflet et appelle son chef). Chef, venez s’il vous plaît. Le chef gendarme : Que se passe-t-il ici ? Le gendarme : Ce gaillard me menace et veut m’assommer. Le chef gendarme : Qu’avez-vous à répondre à ce que dit le gendarme Schwerzy ? Le chevalier : Je ne me justifie pas devant des crétins comme vous. 123
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Le gendarme : Chef, il nous insulte. En prison, en prison ! (Les gendarmes essaient de le saisir. Le chevalier se débat en s’enfuyant). Le chevalier : Bon, salut ! Ils sont trop bêtes. Je retourne chez moi au XVe siècle. Le gendarme : Il a disparu... la prochaine fois je le mets en prison directement. Bon, bonsoir chef, à demain. Le chef gendarme : Bonsoir, Schwerzy. À demain. » Voici donc une scène délicieusement anachronique, dans laquelle deux temporalités s’affrontent à propos de la question d’identité, se posant par rapport à deux personnages, le gendarme et le chevalier, qui se réclament de deux figures parentales différentes : l’un de son chef et l’autre de son roi. Mais cette distribution de rôles symétrique renvoie en fait à deux périodes successives dans l’évolution de Cyril, auxquelles correspondent deux images de soi, allant du passé au présent, et pouvant éventuellement s’inverser suivant les caprices de l’imagination. C’est ainsi que le chevalier représente l’enfant magique que fut Cyril, surgissant du passé pour y retourner, après avoir créé toutes sortes de malentendus. N’est-ce pas justement la situation actuelle de l’enfant qui prend appui sur son père afin de se trouver une identité qui a du mal à s’acquérir, face aux illusions de la toute-puissance ? C’est comme si un choix était fait au profit du lien de filiation, à partir de quoi le passé devient le passé, et le présent le présent. Sans équivoque. Ainsi le temps semble désormais pouvoir s’organiser pour inclure la perte et la dépasser. C’est ce que rappelle notamment un événement survenu encore au mois d’août, en rapport avec le deuil. « Dimanche dernier, écrit le père, nous avons recueilli un pigeon voyageur blessé par un chasseur. Le pigeon est mort dans la nuit du dimanche au lundi. » Réaction de Cyril : « C’est la vie », mais réaction de déprime à midi le lundi : « J’ai pensé 5 fois à mon pigeon. » Le lundi à midi, enterrement du pigeon, avec rituel. Le samedi 7, après une semaine de discussions familiales, nous avons adopté un jeune chien (4 mois) dans un refuge. Grand attachement de Cyril à son chien. Cyril a réagi fortement à la tristesse du chien lorsque nous le laissons à la maison pour sortir ». Le seul rêve sur la période, le dimanche 9, au matin : « J’ai rêvé que mon chien était mort. » 124
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Le sentiment de perte reste très fort chez Cyril, comme s’il vivait toujours une situation de deuil qui se répète, et dont l’élaboration finale culmine dans un rêve de mort du chien. Rêve qui rappelle étrangement celui de mort de la mère, coïncidant avec le début de la thérapie, comme si un cycle venait d’être parcouru, soutenu par la même angoisse d’abandon et renvoyant toujours au choc anaphylactique. Cependant, au lieu de signifier un retour en arrière, la répétition ici assure au contraire un passage à la maturité, traduit par l’acceptation du temps qui passe et l’accès à l’identité. Cyril semble en effet l’avoir tout à fait compris quand, récemment, il déclare à sa mère « Maintenant, j’ai décidé d’être un garçon », mettant fin, du même coup, à une ambiguïté identitaire sous-tendant l’impasse relationnelle et rendant impossible toute évolution. Renaître de nouveau implique donc en premier chef que l’enfant se choisisse viril comme le père et qu’il en assume entièrement la responsabilité. La différenciation sexuelle s’effectue à ce prix, qui peut-être reste encore à payer.
10. Impasse et identité 25 octobre Venu avec sa mère, Cyril présente une aisance corporelle qu’on remarque d’emblée. S’il ne rapporte pas de rêves cette fois-ci, le dessin qu’il effectue en dit long sur le point où il en est arrivé de son évolution (Figure 6). Sur le plan formel, en effet, la maîtrise graphique paraît incontestablement mieux acquise, aussi bien pour le dessin que pour l’écriture, de même que la latéralité s’affirme nettement en faveur de la main droite. En ce qui concerne le contenu, en revanche, on rencontre de nouveau le même thème récurrent, la maison, qui se trouve ici sensiblement agrandie aux dimensions de la page, et pourvue d’un escalier zigzaguant à l’intérieur, et divisant l’espace en deux, alors que la façade se couvre, sur la partie supérieure, d’un nombre incroyable de fenêtres. Comment dire autrement cette ouverture qui, chez Cyril, s’opère au plus profond de son être, parce qu’elle concerne sa propre identité et que traduit maintenant un regard qui se fait multiple, dans lequel vient se concentrer l’intelligence en éveil, cependant que la différenciation avec l’autre se poursuit imperturbablement ? 125
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Figure 6
Dans l’intervalle entre les deux séances, néanmoins, le père a soin de noter plusieurs événements dont un en particulier qui paraît fort significatif. Il s’agit d’une scène qui se déroule autour de la table et où Cyril s’attaque directement au problème de l’identité, en le plaçant dans un contexte familial mouvant. À son père, tout de go, il dit : « Tu es l’assassin de mon père », à sa mère : « Tu es mon ex-mère », à Jean : « Tu es le Joker » 126
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(personnage négatif de la BD de Batman), et à Luc : « Tu es mon père » ! Discours des plus singuliers, dont l’étrangeté renvoie d’abord à l’impasse relationnelle, que l’enfant affronte ici pour la première fois avec violence, et dont il parvient à exprimer toutes les contradictions, contre lesquelles il n’a cessé de se débattre : un père qui n’est pas le père et qui supprime le vrai père, une mère qui n’est plus une mère, un frère qui n’est pas un frère mais un personnage de fiction, et l’autre frère qui devient un père de remplacement. Dans cette nouvelle distribution de rôles, se pose pour tout un chacun la même question : Qui est le père ? Qui est la mère ? Qui est le frère aîné ? Qui est le frère cadet ? C’est comme si personne dans le cercle familial n’était pourvu d’identité, et que, à la rigueur, n’importe qui peut devenir n’importe qui, de sorte que la situation, contradictoire, devient impensable, à l’image d’une impasse relationnelle dont Cyril est actuellement capable de formuler les paradoxes. Impasse signifiant en premier lieu, que, face à des personnes dénuées d’identité, l’enfant ne peut lui-même accéder à l’identité : lui aussi est susceptible d’être n’importe qui, n’importe quoi, simultanément garçon et fille par exemple. Et comme, apparemment, tout commence par une projection faisant que le père, et non l’enfant, tue le père, on frôle ici une limite, au-delà de laquelle se dessine en pointillé l’issue psychotique de l’impasse4. Cyril ne la franchit pas, mais reste maître d’une situation qui bouge considérablement, à l’intérieur de laquelle s’effectue une continuelle permutation qui doit aboutir à transformer les termes de l’impasse. Il y a là, de la part de Cyril, comme une prise de conscience radicale de son enfermement identitaire, donc de la possibilité de passer outre, un peu à la manière de celui qui, se rendant compte qu’il est fou, cesse de l’être. C’est à partir de là que les rôles s’inversent entre Cyril et son entourage, vis-à-vis duquel s’instaure désormais une distance pour affirmer, d’un côté : « J’ai laissé ma peur des allergies dans un mur de R. » (sa ville natale), et de l’autre : « Il faut combattre comme moi votre peur des allergies. »
4. Voir Sami-Ali. L’impasse dans la psychose et l’allergie. Paris, Dunod, 2001.
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11. Angoisse et séparation 8 novembre Cyril est heureux de revenir aujourd’hui en compagnie de ses parents. Il dessine sur toute la page, en hauteur, une maison qui est celle du thérapeute mais dont il dit en même temps qu’elle n’est pas sa vraie maison, parce qu’elle ne lui ressemble pas. Elle est bien assise, délibérément construite selon une symétrie, visible dans l’ordonnance des fenêtres s’alignant à la verticale, de part et d’autre d’une ouverture centrale, et reflétant du même coup l’orientation de l’espace corporel en fonction de la droite et de la gauche (Figure 7). Il faut donc prendre à la lettre qu’une chose puisse être la même sans être exactement la même, cette différence qui se joue dans la relation au thérapeute, signifiant qu’il est maintenant possible de s’identifier à l’autre sans risque de s’y perdre, ni de perdre sa propre identité. Ce qui résume, en raccourci, l’évolution actuelle de l’enfant. Cyril se souvient d’un rêve qu’il dicte au thérapeute, comme il a l’habitude de le faire avec son père, et qui concerne précisément des inquiétudes, qu’inspire maintenant l’avenir de la relation thérapeutique : le thérapeute sera-t-il toujours là pour protéger l’enfant ou bien disparaîtra-t-il comme s’il n’avait jamais existé ? Voici le rêve : « J’ai rêvé qu’il Y avait un tigre qui était mon ami, et un lion qui l’avait mangé et maman disait qu’il y avait pas de tigre et il avait fait un grand bruit. Ah... » Une angoisse de séparation trouve ici son expression et elle doit être également mise en rapport avec le fait, signalé par les parents, que les réactions allergiques se manifestent de préférence à l’approche des séances de thérapie. L’entretien qui a lieu ensuite avec les parents met en lumière chez eux un grand changement : « Il nous a fait beaucoup bouger », dit la mère qui ajoute : « Merci Cyril », tandis que le père qui poursuivant une évolution personnelle parallèlement à celle du fils, commence maintenant à se poser des questions sur le sens de la vie et la justification qu’on peut en trouver au plan spirituel. Il s’agit donc réellement d’une modification globale de la situation qui a mené à l’impasse relationnelle. 128
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Figure 7
29 novembre Cette séance est empreinte d’une plus grande liberté dans l’utilisation des moyens techniques, pourtant délibérément restreints, mis à la disposition de l’enfant. D’emblée, en effet, Cyril se comporte différemment vis-à-vis de l’activité graphique, préférant dessiner debout, et montrant du 129
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même coup une plus grande maîtrise dans le maniement du crayon. Le thème choisi est encore celui du bateau triangulaire, combinant à la fois les caractéristiques du voilier et du paquebot. Les ronds alignés sur la base du triangle représentent des « appartements », alors que les vagues ondoient et les poissons nagent en se dirigeant vers la droite (Figure 8).
Figure 8
L’élément nouveau ici est sans conteste le mouvement, rectiligne et incurvé, qui apparaît pour la première fois et qui semble préfigurer la possibilité que les formes rompent avec la rigidité pour se déployer librement dans l’espace en dehors d’elles. En ce sens, le mouvement signifie l’imaginaire, imaginaire qui habite le corps et que le corps projette autour de lui, en vue de constituer, à travers l’activité graphique notamment, des objets images du corps. 130
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Il est d’ailleurs à noter que le mouvement fait son apparition dans le dessin au moment même où Cyril s’accorde une liberté de mouvement qui le sort du cadre habituel, comme si la projection parvenait à instaurer une relation d’équivalence entre le corps propre et la représentation. Pour une fois, Cyril s’intéresse à de petits ciseaux placés sur le bureau du thérapeute. Il s’en sert pour découper plusieurs rectangles de papier, sur lesquels il écrit son nom. Mais il peine, soupirant : « Dur, dur ! », cependant qu’il ne cesse de varier la distance, en s’approchant et s’éloignant de la feuille qu’il est en train de manipuler. Peut-être est-ce là l’aspect le plus important de l’évolution actuelle de l’enfant : pouvoir instaurer une distance qui ne soit pas seulement spatiale. Dans la période écoulée depuis la dernière séance, deux rêves sont rapportés par le père où le conflit reste vif autour du problème de l’autonomie. Le premier : « J’ai rêvé que j’étais en avion. J’ai dit : “Excusez-moi, est-ce que vous savez où est le train ?” Un monsieur arrive. L’autre monsieur dit au premier : “Tu sais où est le train ?” “Je ne savais pas prendre le train parce que ce n’était pas aujourd’hui.” » Qu’est-ce à dire en effet, sinon que, dans le rêve, Cyril se voit à un âge plus jeune, quand il était encore incapable de prendre le train, alors qu’il est déjà seul en avion, comme un grand ? Les deux moyens de communication désignent ainsi deux époques différentes, dans la vie de l’enfant, avec en même temps la nostalgie du train, c’est-à-dire de la petite enfance. Voici le second rêve : « J’ai rêvé qu’un sorcier m’avait mis une poussière dans les yeux et j’étais méchant. Il me possédait. Il me commandait. Quelquefois j’étais gentil et quelquefois je devenais méchant. Et tout d’un coup je me transforme en “un peu grand” et mon maître avait mis une bombe et je tombe dans un piège car il m’avait dit de revenir. Je suis mort mais j’ai survécu en mort. Je me suis trompé. Je voulais dire qu’il y avait tout le monde dans ma tombe. » Le conflit paraît ici tout à fait clair, prenant une tournure dramatique allant de la soumission au père jusqu’au désir de grandir, pour se heurter finalement au châtiment suprême qu’est la mort. Tout se passe en définitive comme si l’enfant n’avait pas le droit d’être comme le père, de quitter une fois pour toutes la petite enfance. Cyril est entièrement aux prises avec une temporalité qui se constitue en fonction d’un présent et d’un passé irréversibles. 131
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20 décembre Cyril vient de fêter son huitième anniversaire et il en est tout content. Il parle avec aisance et le fait remarquer mais il souffre encore à l’école à cause des maths. Il dessine sur toute la page une grande maison qui, pour la première fois, paraît habitée par des personnages qui représentent sa propre histoire, suivant un récit qui implique la temporalité. Aucune intention par conséquent de fournir un portrait de famille qui se veut réaliste, puisque l’identité des personnages eux-mêmes peut changer, au point de paraître sous deux formes distinctes. Par la magie du temps. Sur le modèle de l’écriture, Cyril commence à gauche, vers le bas, pour se figurer lui-même tel qu’il est à présent (Figure 9a), puis passe immédiatement à son père, qu’il place au milieu de la maison, à gauche, entre le dedans et le dehors (Figure 9b). À patir de là, les choses se compliquent par un brusque retour en arrière, car Cyril se met maintenant à se dessiner lui-même à l’âge de quatre ans en se plaçant au-dessus de lui-même pour créer deux personnes dédoublées (Figure 9c). Mais, bientôt cet autre lui-même deviendra « maman », comme si l’identité était la même pour l’un et l’autre, sans différence aucune. État de choses que l’enfant projette au passé pour bien marquer, au présent, une différence qui tient de la temporalité, introduisant la possibilité d’être autre. De ce point de vue, la relation duelle à la mère repose sur cette identification primordiale qui, de part et d’autre, se maintient, grâce à la négation de la différence et la réduction au même5. Mais cela vient jeter une autre lumière sur la question d’identité chez Cyril, car si au départ il y a identification à la mère, on comprend du même coup toute l’ambiguïté sexuelle qui sous-tend la position identitaire de l’enfant et qui complique son accès à l’image virile. C’est ainsi que, rétrospectivement, la « décision » prise par Cyril d’« être un garçon » paraît tout à fait héroïque, mettant fin à une confusion identificatoire qui a suffisamment duré et qui se traduisait par le repli sur soi, la passivité. Les phénomènes allergiques ont partie liée avec une telle situation qui, en se modifiant, autorise l’enfant à accomplir une double tâche : se défaire 5. Voir Sami-Ali. L’impasse dans la psychose et l’allergie. Op. cit., p. 133 sq.
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Figure 9
des identifications de la petite enfance au profit d’autres dont le père reste le pôle. Il semble même loisible de poursuivre encore davantage cette ligne de penser. Car ce n’est sûrement pas un effet du hasard qu’en se posant comme fille, ou tout au moins, comme un enfant au sexe ambigu, donc pas tout fait garçon, Cyril accomplit en fait le désir de sa mère d’avoir une fille en son lieu et place. 133
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Naître sans naître, être différent sans l’être, être garçon sans l’être : trois négations qui définissent parfaitement l’impasse relationnelle et qui se dégagent ici d’une manière particulièrement claire pour la première fois, permettant de mesurer l’importance du chemin parcouru jusque-là. Le rôle imparti au père paraît ainsi à la fois délicat et décisif, le mettant constamment aux prises avec l’activité onirique du fils. En continuant son dessin, Cyril vient localiser à droite, l’un au-dessus de l’autre, Luc et Jean (Figure 9d) et (Figure 9e), dans un ordre qui inverse la chronologie et qui va du plus jeune au plus âgé, comme s’il signifiait sa propre évolution : grandir pour modifier les termes de l’impasse. Dans ce mouvement ascensionnel, le thérapeute, en accompagnant l’enfant, devient un passeur, celui qui garantit la continuité d’une évolution qui, en tout état de cause, doit simultanément intégrer et dépasser la petite enfance. Tâche qui incombe principalement au récit des rêves qui demeure une constante du travail thérapeutique. Cela, l’enfant l’a admirablement compris dès la première rencontre, ce qui d’emblée a restitué à l’activité onirique sa dimension relationnelle, convertissant le père en scribe des rêves : scribe royal ! Or, cette fonction d’accompagnement chez le thérapeute consiste avant tout à établir des liens entre le présent et le passé, la conscience vigile et la conscience onirique, tâche qu’il ne peut accomplir, au jour le jour, que parce qu’il a, de l’ensemble de la situation, une compréhension parfaite. Cyril semble le comprendre une fois de plus, quand il écrit, d’une main plus ferme,au-dessus de son dessin : « Cril est dans la maison avec son ami », la maison étant maintenant celle du thérapeute, comme si, après avoir fait, en premier temps, le tour de la situation d’impasse, il lui était possible, enfin, d’accéder à un nouvel espace. Mouvement d’une force exceptionnelle qui condense toute l’évolution. Pour compléter ce tableau, il faut ajouter deux éléments récents. D’abord cette remarque de Cyril faite à son père : « Quand j’étais bébé, j’ai pensé que tu n’étais pas un père mais le copain de ma mère. » Ensuite, cette question posée séparément à chacun des parents : « Est-ce que vous vous êtes mariés vite ou après avoir réfléchi ? » C’est donc tout le problème de sa légitimité que l’enfant, en ranimant ses croyances de jadis, peut enfin affronter, pour y apporter une autre réponse, la vraie. Mais l’évolution n’est jamais rectiligne. 134
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Par ailleurs, pour mieux suivre à distance l’évolution en cours, le thérapeute reçoit, de la part du père de Cyril, un mot faisant état du développement de l’autonomie chez son fils, sous deux formes en particulier : d’un côté, la possibilité de fréquenter la cantine, de consulter les albums de famille, de faire ses devoirs, de rester seule à la maison, etc. ; et d’un autre côté, l’éveil de l’intérêt intellectuel l’amenant à poser des questions sur tous les sujets. Mais, surtout, on assiste littéralement à une explosion de l’imaginaire que traduisent plusieurs improvisations, allant de la poésie au théâtre, et témoignant d’une grande inventivité et d’une joie de vivre qui entraîne tout le corps. La danse et la musique y restent la principale référence pour permettre à l’enfant de donner à son expérience l’organisation rythmique appropriée. Désormais, on peut véritablement dire que la libération est à la fois verbale et corporelle, revenant constamment à des conflits qu’elle actualise à travers le jeu dramatique avec le père, en vue de les transcender, L’évolution de l’enfant s’opère aussi par ce biais. Il y a d’abord cette « poésie » traversée par un cri qui la scande d’un bout à l’autre, en lui conférant tout son charme. « Oh, de loin, Oh, de loin Il y a un homme qui pousse, qui pousse Et il dit : Hourra, hourra ! L’arbre va être haut Un peu, un peu de courage Et le beau temps de l’arbre va passer ensoleillé Il dort – L’arbre grandit, l’arbre grandit, l’arbre grandit, l’arbre grandit. Les autres saluent l’arbre. Avec la trompette L’arbre dit : Mon Dieu, l’arbre est grand ! L’arbre disparaît. Il reste un petit pot avec un petit arbre dedans. » Cyril, commentant ce poème, dit que « c’était une imagination », alors qu’il faut plutôt entendre la rêverie d’un garçon qui désire ardemment grandir, sans pour autant le pouvoir. Rêverie proche du rêve, faisant coïncider la chose et le mot qui la désigne, grâce à la répétition de la même phrase, « il grandit », par quoi on assiste sur-le-champ à l’acte même de grandir, devenu visible par la magie du verbe. 135
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Le deuxième texte se présente comme une histoire dans laquelle viennent converger plusieurs expériences précédemment vécues, non sans souffrance. « Le plus grand des animaux crie. Tout le monde s’enfuit. Un petit reste et dit : – Je n’ai pas peur de toi. Le gros mange le petit. il rote, puis il va voir sa mère. Sa mère voit que son ventre est gros. Elle lui dit : – Vilain, tu as pris un petit animal. Elle va dans sa bouche. Elle retire le petit et ensuite le petit dit : – Il faisait chaud dans le ventre. La mère dit au gros : – Tu es puni. Va-t’en. Tu n’es plus mon fils. Ils étaient quatre frères. Maintenant il en reste trois. La mère accompagne le petit chez lui. En arrivant, la mère du petit lui demande : – Où étais-tu passé ? Va vite au lit ! – Merci de l’avoir récupéré. – Mais, de rien... Et le grand, qu’est-il devenu ? Il est à la police, en prison. Le juge dit : – Tu seras presque pendu pour ton crime. C’est la fin. » L’intérêt particulier de ce récit provient du fait qu’il réunit en un nouvel ensemble des thèmes, séparément développés jusqu’ici, notamment la naissance et l’interdiction alimentaire, les deux étant associés à la mort. Dans ce contexte fabuleux, manger devient manger l’autre et être mangé par l’autre, ce qui du même coup renvoie à la grossesse, puis à la naissance, le tout soutenu par une mortelle rivalité à l’endroit du père, excluant toute référence au corps maternel. Il y a donc tous ces éléments hautement conflictuels, traversés par la même ambiguïté sexuelle, à l’arrière-plan du désir de grandir et qui en empêchent la réalisation. Mais les choses sont en train de changer, comme le montre la fin heureuse de l’histoire, où la possibilité de s’en sortir passe par l’identification multiple, permettant à l’enfant de se retrouver à la fin, indemne, identique à lui-même. Après tout, c’est lui qui a créé cette fable. On ne peut faire abstraction de cet aspect très particulier de la création chez Cyril, au moment où il accède à l’identité. 136
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12. Grandir et temps 20 mars Plus d’un mois est passé depuis la dernière séance, et Cyril paraît toujours plus épanoui. Son dessin (Figure 10) intègre plusieurs éléments relevant à la fois du graphisme et de l’écriture et faisant intervenir, d’une manière nouvelle et tout à fait significative, la dimension du temps, c’est-à-dire du souvenir. Car le dessin qui représente un arbre de Noël est une reconstitution de la dernière soirée de fête en famille, comme si le thérapeute, absent alors, pouvait à son tour y participer. Il y a donc un double passage du passé au présent et inversement, créant une continuité au niveau de la représentation temporelle que l’enfant élabore par ailleurs dans son jeu dramatique. Cette référence à la temporalité, on la retrouve également dans les dimensions trop importantes de l’arbre qui, littéralement, occupe toute la maison. Qu’est-ce à dire sinon que l’arbre de la chanson, qui ne parvenait pas à pousser, a finalement pu grandir pour du vrai ? Grandir au-delà de toute proportion, en se parant de tout ce qui fait la beauté d’une fête. Et il en est le centre, le point vers lequel convergent tous les regards, exactement comme Cyril lui-même se donnant en spectacle devant toute la famille. Mais il y a aussi l’écriture, ces trois séries des lettres a, b, et k, qui s’accrochent à trois lignes, destinées à montrer le progrès accompli dans la maîtrise du trait et de l’espace. Est-ce vraiment tout ? Si on tient compte en effet du choix de la lettre k, plutôt qu’une autre, on s’aperçoit qu’elle entre en résonance avec la lettre a pour former kaka, ce qui constitue une évidente allusion à l’habitude qu’avait Cyril de déféquer en arrivant chez le thérapeute. La chose est ainsi nommée en lieu et place de la chose, parce que, une fois de plus, elle n’appartient plus au présent : le temps a fait son travail, en instaurant un avant et un après. En ce sens, ce qui est perdu, du fait même que l’enfant accepte de grandir, se trouve récupéré au plan de l’imaginaire. Toute l’activité créatrice, ici, obéit à ce principe qui définit une autre relation à la temporalité, temporalité qui, en outre, semble se constituer de plus en plus parallèlement à la latéralisation à droite. 137
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Figure 10
Or grâce à cette évolution qui touche tous les domaines, la dimension relationnelle de l’allergie s’éclaire entièrement. Car s’il persiste parfois encore des réactions allergiques minimes au niveau alimentaire, elles sont désormais mises directement en rapport avec des situations de tensions repérables dans l’entourage immédiat de l’enfant. Et il y a aussi lieu de penser que l’allergie fait son apparition 138
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chaque fois qu’un seuil est franchi dans l’évolution, comme un retour en arrière, un rappel d’un passé qu’on a du mal à quitter. Mais on n’est plus dans la simple relation antigène-anticorps.
13. Être tous les autres 3 avril La manière d’aborder le dessin chez Cyril change sensiblement, comme si à présent cette activité pouvait s’étendre sur plusieurs feuilles auxquelles vient se mêler également l’écriture. Il y a donc des épisodes dans le déploiement du dessin qu’il faut mettre en rapport avec le temps scandé des improvisations théâtrales. Il y a d’emblée comme un jeu, Cyril dessine un objet « a » et il demande au thérapeute de l’identifier, avant de le nommer luimême : épée. Même procédé pour « b » (couteau) et pour « c » (avion) (Figure 11). Ce qu’il y a de frappant ici, c’est que personne n’est représenté pour se servir de ces armes qui, dès lors, semblent posées là, devant soi, à la disposition de qui veut en disposer. Le sujet y est éludé parce que l’enfant présent n’a pas besoin de se représenter. Il est le point de focalisation invisible, à partir de quoi se constitue le visible : il habite l’espace. Mais voici la chanson qui sert d’arrière-plan à la séance d’aujourd’hui et qui a pour titre « Le tonnerre et Dieu » : Le tonnerre n’est pas content. Il fait des éclairs et un bruit super. Moi j’adore le tonnerre. Il y a un grand feu à cause d’un arbre. L’éclair a frappé l’arbre. Il est tout vieux. Dieu lui dit : « Je te pardonne. » Je suis triste dans mon cœur : Dieu, ne le fais pas mourir. Il voit le chien et dit : « Bonjour Monsieur. » Il dit bonjour au chien. Il dit bonjour au chat. Le chat s’envole. Je dois visiter plein de choses. Je dois visiter le château. Il voit le château. « Tenez, le ticket. » Il voit le lit de la reine. Il voit plein de forêts. Il y a une photo de moi et de mon frère aîné. Le château, c’est moi. Il y a les fenêtres et la peluche. C’est mon nounours, il est doux, il est sympa. 139
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Figure 11
On danse la polka, c’est la fête. Le nounours dit : « Je crois que je vais vomir. » C’est parti pour un super-voyage. On va faire la fête. L’intérêt particulier de ce texte, c’est qu’il permet de suivre pas à pas un processus d’identification qui débute par l’assimilation de Je et de Il pour aboutir à ne faire qu’un avec le château, démarche qui rappelle tout à fait le processus onirique, à travers lequel le sujet s’objective entièrement en créant une réalité avec laquelle pourtant il est aux prises : l’espace, le temps et les objets du rêve6. Réalité qui 6. Voir Sami-Ali. L’espace imaginaire. Paris, Gallimard, 1974, p. 124 sq.
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est lui-même, par la vertu de la projection, comme si le rêveur et le rêve étaient l’avers et l’envers du même pouvoir du dédoublement imparti au sujet. En tenant compte de cet aspect fondamental, on s’aperçoit alors qu’en dépit des emprunts aux modèles socioculturels de l’adulte et qui fonctionnent ici comme formules passepartout, l’activité créatrice chez Cyril puise bel et bien dans la même source que les rêves. Dans ce contexte où l’enfant se situe à l’articulation de la conscience vigile et de la conscience onirique, la phrase « amen papa », dans le dessin paraît répondre à la parole divine de la chanson : « Je te pardonne. » C’est l’apaisement. Le thème de l’arbre est repris derechef pour dire la finitude de la vie humaine qui doit se renouveler : se réconcilier avec la mort ?
14. Temporalité et représentation 22 mai Le progrès se poursuit et s’accélère sur tous les plans : à vue d’œil, Cyril a grandi physiquement et le niveau scolaire s’est nettement amélioré. Et tout paraît maintenant se jouer autour d’une temporalité qui constitue dorénavant l’axe principal de toute l’évolution et qui se structure de plus en plus systématiquement à l’organisation de l’espace. Cyril commence à lire l’heure. Le dessin d’aujourd’hui le montre à l’évidence (Figure 12), car il s’agit, ni plus ni moins, d’une machine destinée à explorer le temps, en allant dans les deux sens, le passé et le futur ! Il suffit en effet de presser un bouton pour accomplir ce miracle qui permet de dominer le caractère irrévocable du processus temporel. Le dominer et non le nier, ce qui laisse à la fantaisie tout son pouvoir de transformer le réel. On est à la ligne de partage entre la réversibilité propre à l’espace et l’irréversibilité qui singularise le temps, avec cependant des passages possibles qui fascinent et libèrent. Et la « time-machine » occupe souverainement toute la page. Des événements marquants qui ont tous trait à l’imaginaire, le père en signale deux dans la période qui vient de s’écouler. D’abord un rêve qui lui est directement adressé : « C’était à Cagnes. Tes parents étaient là. Il y avait des travaux. Tu fonçais contre un mur et tu étais mort. » Or, quel que soit le contenu évidemment œdipien qu’on peut y reconnaître, ce rêve ne s’enserre pas moins dans un contexte de 141
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Figure 12
changement (travaux), reprenant par conséquent le thème dominant de la mort et du renouveau. Puis il y a cette chanson : « Je vois un petit bébé. 142
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– Pourquoi tu pleures ? – Parce que mon père m’engueule. – C’est normal, c’est comme ça la vie, ça m’est déjà arrivé. Maintenant, j’ai grandi, j’aide mes amis et les animaux. Je les prends dans ma cabane. Ils sont heureux. J’aime mes amis. N’oubliez pas : Faut pas faire de mal à vos amis, sinon ils pleurent. C’est la vie, j’aime mes copains. S’ils sont blessés, j’irais jusqu’à la mort pour les sauver. Et ensuite, on fait une fête. Il y a des chinois qui me parIent et me disent bonjour. Je suis un super et j’aimerais sauver les maisons mais mon père me dit : – T’es sympa. mais il oublie les animaux. » On ne saurait mieux dire une évolution qui va de la dépendance à l’autonomie, permettant maintenant à l’enfant de prendre en charge les autres, amis et animaux, comme on le faisait avec lui autrefois. 5 juin Parti en avion seul pour rejoindre son père à Paris, Cyril se montre particulièrement content : il y voit la preuve qu’on lui fait confiance. Ses dessins sont marqués par une liberté qui s’affirme de plus en plus pour créer des formes pourvues d’un dynamisme interne, mais auxquelles l’enfant ne donne pas de nom : « Je ne sais pas ce que c’est. » On dirait une force pure qui s’échappe d’elle-même et de tout ce qui peut la maintenir enfermée. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre les deux premiers dessins (Figures 13 et 14), exécutés avec un réel plaisir de se laisser emporter par un élan qu’on ne connaît pas encore et qui ne demande qu’à se déployer pour se faire connaître. Mais cela ne saurait s’opérer que grâce à un travail de mise en forme, destiné à faire exister quelque chose qui se cherche encore, indécis. C’est la même démarche que les improvisations théâtrales, parvenant à une forme reconnaissable à force de tâtonnements, d’approximations, de dérives, sans cesse corrigées, durant 143
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Figure 13
lesquelles doit être suspendu le contrôle intellectuel. On reste attentif à des images qui jaillissent au fur et à mesure, réceptif à leur incohérence, avant de les regarder rétrospectivement, une fois arrivé à l’autre rive. Une manière donc de dompter la folie qu’on porte en soi. L’indéfini, le vague, l’insaisissable, qu’on pourrait appliquer à cette zone extrême où l’opposition entre conscience vigile et conscience onirique n’a plus de mise, s’avèrent être des qualificatifs hautement positifs, au regard de ce qui est en train d’advenir : l’inspiration. C’est peut-être ce passage de l’informulable à son contraire, auquel le langage confère une réalité en le nommant, que Cyril, 144
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Figure 14
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inspiré, représente dans son troisième dessin (Figure 15). Ici, à travers un enchevêtrement de spirales, de zigzags, de courbes et de droites, des formes qui s’emboîtent les unes dans les autres, se trouve signifié : « Un monstre enfermé. » Par conséquent, quelque chose à la limite du nommable et qui cherche à s’évader de ce qui le retient captif : point où se concentre une force considérable prête à bondir.
Figure 15
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18 septembre Au retour des vacances, Cyril a beaucoup changé : il a grandi et paraît plus centré sur lui-même. Son niveau scolaire s’est considérablement amélioré, mais les résultats ne sont pas tout à fait stables, pouvant descendre de 18 à 0, et inversement. Et surtout il demande qu’on lui fasse confiance. Les deux dessins qu’il fait, une maison (Figure 16) et un char à voile (Figure 17), sont des souvenirs de vacances passées au bord de la mer. Le trait est plus assuré et l’aspect objectif de l’un et de l’autre plus nettement indiqué, comme si l’enfant se mettait pour la première fois à l’extérieur de l’objet à représenter, sans y mêler des éléments subjectifs qui viendraient en rompre la cohérence (ce fut le cas jusqu’ici). Mais cela implique que l’ensemble et les parties soient traités de la même manière, en tenant compte des proportions : des fenêtres et de la porte par rapport à la façade, du bonhomme relativement au char qu’il manipule. Il y a donc une mesure qui s’applique partout, conférant à la représentation sa
Figure 16
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Figure 17
cohésion interne, et mettant continuellement en relation les parties et le tout. Aucun objet n’est posé en soi, en tant que centre autour duquel gravite tout le reste, car le centre est le sujet lui-même, relativisant le visuel en le réduisant à une échelle invariable qui est le corps propre. Ces deux dessins restent donc très loin du thème de « monstre enfermé » que Cyril a abordé avant les vacances. Il y a ici comme un temps de pause, un répit, une distance prise à l’égard de tout un monde menaçant qui rode alentour, mais qui doit être affronté tôt ou tard, avec suffisamment de confiance en soi.
15. Renaître 6 novembre Un seuil est franchi : Cyril fait face au monstre en donnant libre cours à ses angoisses ultimes. Tout change complètement, la forme autant que le contenu du dessin, car il s’agit maintenant de mettre en scène un long rêve se déroulant par épisodes, exactement comme une improvisation théâtrale comportant plusieurs séquences. Ce qui, du même coup, délivre la représentation de toute contrainte imposée par le souci de la ressemblance. L’espace est entièrement occupé par des 148
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personnages fantastiques, à travers lesquels se projette le drame du rêveur. Et c’est bien pour la première fois que le rêve est repris par l’activité graphique à l’intérieur même de la relation thérapeutique, faisant ainsi converger vers un seul point des forces qui jusque-là suivaient des chemins parallèles : le rêve, le dessin et le jeu dramatique. Cyril se rassemble pour une dernière confrontation avec le monstre en lui. Or chose étonnante, le rêve lui-même qui fait l’objet de cette séance, s’attaque directement à la question fondamentale sousjacente à toute la thérapie, en réussissant à lui donner une réponse appropriée, comme si, d’un bout à l’autre, l’impasse était de nouveau vécue et dépassée. Le premier dessin (Figure 18) représente une grande maison avec un lit occupé par Cyril. Puis vient un homme, passant par la fenêtre, muni d’une baguette magique pour le punir. Il le réveille et l’amène au « Pays des squelettes » (Figure 19), où il est reçu par « Dame squelette » qui lui souhaite la bienvenue (une bulle le dit). Personnage immense, par comparaison à l’enfant qui lève les bras au ciel, désemparé, et dont le corps, en dépit de la robe qu’elle porte, semble composé d’os, suggérant en particulier une cage
Figure 18
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Figure 19
thoracique. Elle arbore un large sourire qui ne peut que rassurer dans ce monde des morts et de menace de mort. Menace qui ne tarde pas à se préciser (Figure 20a), car Cyril est conduit dans une pièce pour être pendu, et il a déjà la corde au cou. C’est alors que « Dame squelette » en tirant des flèches, parvient à couper la corde, et lui sauver la vie. Il se trouve alors enfermé à l’intérieur d’un château (Figure 20b) et il doit s’en sortir (Figure 21). Il perçoit une porte, l’ouvre et s’engage dans un long couloir gardé par des hommes armés, ente lesquels il réussit finalement à se faufiler. Il est sain et sauf.
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Figure 20
Figure 21
Rêve qui se lit comme une bande dessinée, où s’expriment avec une fougue inhabituelle les différentes formes d’angoisse contre lesquelles l’enfant bute constamment. Angoisse vécue dans son propre corps et renvoyant à des expériences extrêmes aux confins de la vie et de la mort, au premier chef desquelles il faut compter la naissance elle-même et le choc anaphylactique, qui sert ici de modèle par excellence. 151
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La première séquence du rêve ramène directement, chez Cyril, à la peur réelle de voir quelqu’un faire soudain irruption dans la maison, surtout la nuit au cours du sommeil, quand on est livré à l’autre sans recours, corps et âme. Peur vécue sur le mode projectif, motivant tout ce système complexe de protection, dont il fut question plus haut, mis au point pour empêcher toute intrusion. Mais le rêve a ici la particularité de dévoiler un au-delà de la réaction affective immédiate, en la ramenant à la peur d’être puni par une figure paternelle, à cause d’un acte que l’enfant lui-même ignore. Faut-il postuler ici un sentiment inconscient de culpabilité qui donnerait le branle aux différents épisodes du rêve ? Probablement, mais le rêve dit en même temps autre chose de beaucoup plus pertinent par rapport à la problématique de l’enfant. Car la punition a lieu une fois franchie la frontière entre la vie et la mort, et elle consiste à être pendu par une corde passée au cou, c’est-à-dire par strangulation. La précision a toute son importance parce qu’elle vient brutalement rappeler l’angoisse d’étranglement qui ne manque pas de se produire quand toute la zone buccale se met à gonfler, en réaction à un antigène. Aussi la corde peut-elle être une allusion au cordon ombilical, sans qu’on puisse l’affirmer vraiment, du fait que, dans ce cas, l’accouchement s’était passé normalement. Mais cette extrapolation a le mérite de renforcer l’accent mis sur l’angoisse réellement éprouvée lors de la crise allergique, en soulignant que, s’il y a sentiment de culpabilité, il va plus profond que la situation œdipienne, pour se rattacher au fait même de vivre, et de respirer. On est là, absolument, à l’origine de l’être. De ce point de vue, que « Dame squelette » sauve l’enfant en coupant la corde par une flèche, ne devient compréhensible que si l’on se souvient que Cyril, suivant le conseil du thérapeute, a effectivement pratiqué le tir à l’arc, en vue de stabiliser sa latéralisation. Le personnage du rêve paraît, dès lors, comme un double de soi, dont la réalité fait un avec cette expérience où le corps est à l’origine d’une action dirigée. En d’autres termes, il s’agit ici de toute autre chose qu’un personnage emprunté à une bande dessinée et placé tel quel dans un scénario onirique, car celui-ci est d’un bout à l’autre soutenu par un vécu éminemment corporel. La suite du rêve ramène l’action à un château dans lequel l’enfant est enfermé et dont il s’échappe par un long couloir, ce qui constitue une évidente transposition de la sortie du corps maternel, c’est-à-dire de la naissance. Tel est en définitif le sens du rêve et de la culpabilité qui s’y attache : a-t-on le droit de naître, en dépit des forces qui 152
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poussent en arrière, par-delà la naissance, vers le non-être ? Et ce, dès la première image du rêve qui, rétrospectivement, paraît maintenant sous un jour inédit : c’est comme si l’intrus qu’on redoute tant, le père, n’était là que pour que l’enfant naisse véritablement, en quittant le corps de la mère qui le protège mais le retient captif. Allusion en même temps à cette autre échéance que constitue la fin de la thérapie : il y a une sortie en vue. Le thérapeute autant que le père en sont les médiateurs, permettant que se rejoignent les deux thèmes fondamentaux en question : grandir et naître de nouveau, On est le plus loin possible de toute interprétation réductrice en termes du conflit œdipien. Il y a d’ores et déjà chez Cyril une transformation qualitative. 20 novembre Cette séance se déroule exactement comme la précédente, aussi bien par la forme que par le contenu. Cyril, visiblement grandi, met en images un rêve qui constitue une variante du dernier mais dont l’issue, moins heureuse, vient éclairer l’angoisse la plus profonde liée au fait de grandir. Dans la première séquence, Cyril est au milieu de sa famille où, dit-il, « tout le monde est fou » (Figure 22a). Il la quitte pour aller à la forêt où il est attaqué à l’improviste par un loup (Figure 22b), qui change en monstre (Figure 22c), dont la forme plate et pourvue de plusieurs pattes, suggère plutôt un insecte.
Figure 22
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Le monstre le conduit dans son château, mais il réussit à s’évader pour aller dans une taverne. L’image du monstre se tansforme aussitôt pour devenir réellement monstrueuse (Figure 23) combinant les traits de l’homme et de l’animal et disposant de nombreux bras prêts à appréhender, menaçants.
Figure 23
En revanche, aucun réalisme dans la représentation du visage. La reine, qui ne semble pas accepter que l’enfant lui échappe, ordonne au monstre de le ramener au château, où il finit par être mangé, ce qui provoque un réveil angoissé. Dans ce rêve, Cyril joue son va-tout. Il y restitue parfaitement l’impasse relationnelle qui se déploie à travers des épisodes, à partir d’une situation de folie totale de la famille, dont personne ne se soustrait, y compris le rêveur lui-même. Folie qui ne concerne que le rêve, précisera l’enfant qui fait maintenant la part de ses projections par rapport à la réalité. C’est le paradoxe déjà signalé de celui qui, se reconnaissant fou, sort de la folie. Folie qui, en l’occurrence, signifie que chacun est susceptible de devenir n’importe qui, désirer n’importe quoi, fût-ce la mort de l’autre. On se heurte à l’impensable qu’on partage avec les autres et qu’il faut à présent le penser en tant que tel : savoir qui est qui. Cette confusion identitaire qui préside à la constitution de l’impasse, et que Cyril a du mal à figurer, se reprenant plusieurs fois au même motif, trouve 154
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enfin son expression la plus adéquate dans l’image du monstre, passant de l’insecte à l’animal et de l’animal à l’homme. Cependant, le rêve effectue ici le mouvement inverse de celui que le rêve précédent parvient à accomplir, du fait que la reine, c’est-à-dire la mère, empêche que l’enfant se sépare d’elle, en naissant. Retour en arrière, qui culmine dans la mort monstrueuse par dévoration, faisant ainsi coïncider à travers le même affect, l’angoisse, le thème de la naissance et celui de l’allergie alimentaire. Le thérapeute se trouve alors en mesure de dire à Cyril que ce qu’il craint dans le fait de grandir et quitter sa famille, c’est justement d’être mangé, comme dans le rêve. La réponse fut immédiate, illuminant le visage de l’enfant : « Oui, c’est ça. » « J’aimerais te voir, encore une fois », ajoute le thérapeute. Après-coup, on comprend pourquoi le visage du monstre, incarnant dans son être toutes les confusions possibles et représentant à ce titre le point focal vers lequel convergent toutes les contradictions inhérentes à l’impasse, est resté en blanc, sans détermination : il représente à la fois la mère et le père. Et c’est à travers lui, comme un miroir, que l’enfant se reconnaît un visage double, voué à toutes les ambiguïtés, empêchant que l’enfant accède à son identité. Ce qui se révèle ainsi au cours de cette séance a fait déjà son chemin dans l’évolution de Cyril. Celui-ci confie à sa mère avant de venir : « Tu sais, maman, je pensais que j’étais une fille. Maintenant je sais que je suis un garçon, un grand. » Le désir de la mère d’avoir une fille a donc été, malgré tout, exaucé, précipitant une situation inextricable où le corps et l’âme de l’enfant se sont trouvés véritablement meurtris, pris dans l’aporie de l’identité. 4 décembre La dernière séance. Cyril est venu avec ses parents qui paraissent émus à cause de la séparation : « On est triste », dit le père. Même émotion chez l’enfant qui laisse apparaître des moments de silence, comme pour signifier une séparation qui est en train de se faire. Après une première tentative infructueuse, Cyril dessine tour à tour un avion (Figure 24) au-dessus d’une piste, comme pour décoller ou atterrir, puis un second avion (Figure 25) où toute trace 155
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Figure 24
Figure 25
de piste avait disparu. il est donc en plein vol, libéré de toute attache. C’est sans doute le souvenir du voyage en avion seul pour venir à la thérapie qui est repris ici, mais pour indiquer l’autonomie. Cyril semble en pleine possession de ses moyens et il prend son temps, s’éloignant et s’approchant de la feuille de papier posée devant lui, pour ajouter chaque fois un détail destiné à parfaire l’ensemble. 156
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Il se concentre maintenant sur un dernier dessin, représentant un sous-marin, pourvu d’une identité, « le sous-marin de France ». Il y ajoute peu à peu des fusées, en haut et en bas de la coque, puis des phares à l’avant pour éclairer le trajet. Tout est donc prêt en vue du grand voyage qui a déjà commencé, comme l’indique la longue traînée de fumée, s’échappant du submersible, lequel peut à tout moment refaire surface à l’air libre, répétant, encore le miracle de la naissance à soi (Figure 26).
Figure 26
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Chapitre V Andy Warhol et l’esthétique du banal
I Le banal auquel nous avons consacré un ouvrage1 n’est pas le terme habituel dont on se sert dans un jugement de valeur pour dire ce qu’on estime commun, plat, ordinaire, vulgaire mais un concept qui nous place déjà au niveau de la pensée. Concept d’ailleurs particulièrement complexe mais dont les différents plans sur lesquels il se situe, ainsi que leurs articulations, ne se révèlent qu’une fois dépassées les connotations normatives. C’est alors qu’on s’aperçoit qu’on a affaire à une vaste problématique qui se déploie à travers trois champs bien délimités, quoique, en même temps, s’interpénétrant, de sorte que, finalement, ils constituent trois points de vue différents sur le même phénomène : l’esthétique, la pathologie et la philosophie. Or le banal en tant que concept est pourvu de quatre dimensions qui définissent la perspective dans laquelle nous abordons l’esthétique du banal chez un grand créateur, à la fois peintre et cinéaste d’une rare productivité, qui l’incarne au plus haut point, Andy Wharhol. « Pape du Pop » comme on l’appelle, il est 1. Voir Sami-Ali. Le banal. Paris, Gallimard, 1980.
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celui qui a introduit avec fracas, dans les années 1960-70, une nouvelle forme d’art s’apparentant à la technique de l’affiche, en représentant, en rangs serrés, des bouteilles de coca-cola, ou des boîtes de soupe Campells, face aux rêves déliquescents de l’abstraction lyrique en vogue alors. Le contraste est rude et combien scandaleux ! De ce choc est né le Pop Art, « optimiste, généreux et naïf » à l’image du « Rêve Américain »2 chez quelqu’un qui n’a cessé de parler de lui, de son art et de sa vie, avec une rare liberté qui ne saurait être qu’une parole prise sur le vif, sous forme de dialogue enregistré entre l’invariable A et B qui change d’une fois à l’autre, puis retranscrit. Une « philosophie » s’en dégage peu à peu à mesure que les thèmes les plus divers sont abordés, allant de l’« Amour » à la « Puissance des sous-vêtements » ! Tout se passe ainsi comme si la création ici empruntait deux formes parallèles, picturale et verbale, s’éclairant réciproquement, et permettant peut-être de comprendre le mystère d’une création qui se présente sans mystère, dans la plus totale transparence. Nous pouvons maintenant présenter les quatre dimensions du concept. Le banal en tant que contenu c’est le littéral, en tant que forme c’est l’unique en général, en tant qu’affect c’est le neutre et en tant que fonction c’est l’adaptation qui peut aboutir au conformisme. Quatre dimensions donc qui doivent être prises comme un ensemble et qui constituent quatre points de vue sur le même objet, avec la prévalence, selon le contexte, d’une dimension ou une autre. En ce qui concerne Andy Warhol, dont la vie semble ne faire qu’un avec son œuvre, il faut commencer par situer sa démarche par rapport au contenu. Ce contenu est littéral, avons-nous dit, dont la forme est l’identité, A = A3 puisque toute l’esthétique ici repose sur une seule et même opération : transformer en sérigraphies des photos des médias, en multipliant le même par le même, plus par le nombre qu’on désire. 2. R. Indiana. What is Pop Art ? Answers, from 8 painters. Art News, 1963, vol. 62, no 7. 3. La tautologie dans le banal est signe d’absence de pensée, alors que, parfois, la pensée la plus abstraite l’emprunte pour s’exprimer. Ainsi Schelling : « La plus haute loi pour l’être de la raison, et, puisque rien n’est en dehors de la raison, pour tout être (pour autant qu’il est compris [Begriffen}
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À la rigueur, on n’a même pas besoin d’être peintre, la technique se chargeant du tout. Ainsi, dans une situation de rivalité extrême où le calcul commercial ne doit pas faire défaut (nous sommes à New York !), cette scène de frénésie où la prolifération du même semble sans limite : « Quand Picasso est mort, dit-il, j’ai lu dans un magazine qu’il avait fait quatre mille chefs-d’œuvre dans sa vie, et je me suis dit : Eh bien, je pourrai le faire en un seul jour. » Et je m’y suis mis. Et puis je me suis rendu compte qu’il fallait plus qu’une journée pour peindre quatre mille toiles. Voyez-vous, avec ma technique, je pensais vraiment que je pourrais en faire quatre mille en une seule journée. Et ce seraient tous des chefs-d’œuvre, puisque ce serait la même peinture. Je m’y suis mis – j’en ai fait environ cinq cents, et puis j’ai arrêté. Mais ça m’a pris plus d’un jour – plus d’un mois, me semble-t-il. À cinq cents par mois, il m’aurait fallu environ huit mois pour faire quatre mille chefs-d’œuvre – pour être un artiste d’espace et remplir des espaces que de toute façon j’estime qu’il vaudrait mieux laisser vides »4. Texte étonnant où non seulement le même engendre le même, mais puisque ce même est un chef-d’œuvre, on tombe exactement sur ce que nous nommons, comme deuxième dimension du banal, l’unique en général, puisque par définition, un chef-d’œuvre est unique. Passons maintenant à un autre aspect de la même problématique où, à force d’effacements progressifs, tout finit par ressembler à tout, pour arriver, de soustraction en soustraction, à la même équation, mais négativement, – A = – A : « Les interviews, dit-il, c’est la même chose que s’asseoir à la Foire Mondiale dans ces voitures Ford qui vous promènent pendant dans la raison, est la loi d’identité, qui par rapport à tout être s’exprime par A = A. » F.W.J. Schelling, Exposition de mon système de la philosophie, Paris, Vrin, 2000, p. 49. Pour un commentaire de ce texte, voir Sami-Ali : Penser l’unité. La psychosomatique relationnelle, Paris, L’Esprit du Temps, 2011, p. 59. Même démarche qui ponctue l’expérience d’illumination dans le Zen qui commence par « La rivière est la rivière » et « La montage est la montagne », puis passe par « La rivière n’est pas la rivière » et « La montagne n’est pas la montagne » pour aboutir de nouveau à « La rivière est la rivière » et « La montagne est la montagne ». D.I. Suzuki, Essais sur le Bouddhisme Zen. Première série, Paris, Albin Michel, 1972, p. 25. 4. Andy Warhol, Ma philosophie de A à B et vice versa, Paris, Flammarion, 2007, p. 121.
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que quelqu’un récite un commentaire ; j’ai l’impression que les mots viennent de derrière moi. L’interviewer devrait simplement vous dire les mots qu’il veut que je dise et je répéterai après lui. Je pense que cela serait très bien parce que je suis tellement vide que je ne trouve rien à dire. C’est vrai que je ne trouve rien à dire et je ne suis pas assez malin pour reconstruire les mêmes choses chaque jour, aussi je ne dis rien. Je suis très passif. J’accepte les choses. Je me contente de regarder, d’observer le monde. Tous mes films sont superficiels, mais à vrai dire tout est en quelque sorte artificiel. Je ne sais où s’arrête l’artificiel et où commence le réel... Je ne dis vraiment pas grand-chose en ce moment. Si vous voulez tout savoir d’Andy Warhol, ne regardez que la surface : celle de mes peintures, de mes films et la mienne et voila. Il n’y a rien derrière5. » On vient de le voir : tout ressemble à tout parce que tout est surface et tout est superficiel, sans la moindre émotion : c’est déjà remarquablement illustrée, la troisième dimension du concept du banal où l’affect est neutralisé. En ce sens, rien ne peut intervenir dans le choix des « Stars », effectué par Andy Warhol, ni goût personnel, ni sentiment mais par rapport au portrait de Marylin Monroe par exemple, « seulement une raison superficielle »6. Autrement dit, rien au-delà de la surface, ce qui, pour nous, reste une affirmation des plus énigmatiques, surtout quand on considère que la surface peut ici inclure la peau elle-même, et notamment le visage qui n’a jamais cessé d’être objet de soucis multiples. En élargissant ainsi notre interrogation, nous posons en fait la question fondamentale de l’unité d’un ensemble partagé entre l’âme et le corps, l’homme et œuvre7 et nous nous autorisons à effectuer le passage, continuel, d’un domaine à l’autre. Et il n’est pas arbitraire non plus de considérer Andy Warhol, qui s’est créé son propre personnage, absent dans une présence spectaculaire, comme sa propre œuvre, un chef-d’œuvre en vérité. « Il n’y a rien derrière », dit-il. Principe qui s’applique à tout ce qui touche la création conçue dans la perspective du banal. Aussi nous semble-t-il hautement important de chercher l’équivalent de cette démarche au niveau de la parole. 5. Andy Warhol. Rien à perdre. Cahier du cinéma, 1969, 10. 6. Ibid. 7. Voir Sami Ali. Penser l’unité. La psychosomatique relationnelle. Paris, L’Esprit du Temps, 2011.
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Andy Warhol nous en donne la parfaite illustration, grâce à une conversation téléphonique extrêmement longue (elle occupe 43 pages) avec B qui, en l’occurrence, est une femme morphinomane qui a besoin de parler et qui parle sans interruption de ce qu’elle fait, ce qu’elle est, alors qu’à l’autre bout, il l’écoute paisiblement « pour tuer le temps » en vidant deux pots de confiture ! Mais le plus important pour nous, alors que le texte paraît difficilement lisible, c’est de constater comment s’organise le champ perceptif à travers un discours remarquablement littéral, voire technique, conforme à l’équation A = A. On n’est plus dans la réalité, mais on assiste à une transformation radicale de ce qui est là, qui cesse de se présenter comme des objets séparés dans l’espace, pour se réduire à des détails, un fourmillement de détails qui engendrent d’autres détails et qu’on parcourt tout simplement, en faisant le ménage à deux heures du matin. « Ensuite je passe ma machine à écrire à l’aspirateur. C’est une vraie corvée. Il faut que je fasse très attention, sinon je pourrais esquinter la machine. L’aspirateur est déjà sorti, et je lui laisse la même brosse. Je le branche, et je me contente d’effleurer doucement les touches. Et puis je mets le long tuyau étroit et je dévisse le dessus de la machine avec un tournevis et je m’occupe de chaque touche. Je prends une bouteille d’alcool dénaturé et toute une boîte de cotonstiges. Avec l’idée d’en être prodigue, car j’emploie un côté par lettre. Et comme il y a deux lettres par touche, j’use un bâtonnet par touche. Puis je souffle un peu avec ma bouche sur la machine à écrire pour envoyer la poussière vers le gros trou. Et je passe l’aspirateur. Puis je prends le Fantastik et j’en mets sur un chiffon net Essuietout. Il y en a des jaunes et blanc, des turquoise et blanc. Cette année tout est vert et blanc, jaune et blanc. Pas citron, simplement jaune, je ne sais pas pourquoi. Je mets donc un peu de Fantastik sur le chiffon net et je le passe entre les touches avec un bâtonnet pour être sûre que les parties blanches entre les touches noires sont propres. Les gens qui ont un piano devraient bien en faire autant. Il faut faire attention de ne pas laisser le Fantastik couler là où il y a les touches parce que cela abîmerait les entrailles de la machine. Et puis je m’assure que les prises sont propres mais je vérifie d’abord que c’est débranché pour ne pas recevoir de décharge. Les fils électriques blancs se salissent beaucoup. Quand j’en ai un qui paraît trop sale, je le retire et j’écris sur un petit bloc de papier blanc : “nouveau fil électrique 15 cm”. 163
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Et puis je m’attaque aux tiroirs du bureau8. Cela continue sans répit, une tâche entraîne l’autre, dans une recherche frénétique d’une impossible propreté (“Me débarrasser de toute poussière”9 comme si en fait elle était engagée dans un véritable cul-de-sac) : “Il faut que j’accepte, dans ma tête, que c’est une affaire sans fin10.” » On tourne en rond, on se mord la queue. La sexualité chez B n’échappe pas à ce même enfermement où, dans un nivellement généralisé, tout doit être rangé, étiqueté, même le corps sexué, objet parmi les objets. On touche ici à la pornographie et son corrélat le vibro-masseur, en l’absence de toute relation vivante : « Alors je retourne au tiroir des Polaroïds. Hier j’ai décidé de jeter les hommes nus. J’ai pris l’enveloppe qui disait “Bittes jeunes” et je l’ai déchirée en plusieurs morceaux avant de la jeter aux toilettes. Et puis quand j’avais des magazines de muscles pour faire des collages de bittes, on me donnait les magazines, et j’avais une peur bleue de me faire coincer avec ces magazines. Alors j’ai découpé toutes les bittes et je les ai mises dans une petite enveloppe marron, mais il fallait encore que je me débarrasse des magazines...11. » Il nous paraît important que la sexualité, dans des formes également nivelées, puisse être incluse dans la problématique du banal, afin de pouvoir aborder pleinement les autres aspects de l’activité d’Andy Warhol, notamment son œuvre de cinéaste, appartenant lui aussi entièrement au discours littéral. Ici, on affronte le paradoxe d’un cinéma immobile où les images en noir et blanc sont présentées à l’état brut, sans la moindre élaboration esthétique, comme si, par une sorte d’inversion de genres, le cinéma se transformait en peinture. Celle-ci d’ailleurs est en mesure d’imiter le cinéma, quand, sur le même tableau, la même image est reproduite plusieurs fois, comme dans Electric Chair, De asters, Most Wanted Men, où, de propos délibéré, la répétition est destinée à neutraliser l’impact de l’image, pour aboutir à l’émotion zéro. C’est justement cette dimension particulière de l’esthétique du banal qui se trouve pleinement engagée dans le cinéma 8. Andy Warholl. Ma philosophie..., op. cit., pp. 172-3. 9. Ibid., p. 171. 10. Ibid., p. 178. 11. Ibid., p. 188.
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warholien, tendant partout vers l’effacement. Mais une telle limite ne saurait être atteinte qu’à la faveur d’un bouleversement du rapport au temps qui, impérativement, devient le temps réel. On le voit surtout dans des court-métrages qui présentent des actions simples rappelant les débuts du cinéma muet, telles Sleep, Eat, Kiss, où le temps réel coïncide avec le temps du film, sans poser de problème d’endurance pour le spectateur. Ce n’est pas le cas, en revanche, d’une monstruosité comme Impire, où une caméra fixe, en noir et blanc, est braquée sur ce fameux gratte-ciel pendant huit heures, du coucher au lever du soleil, et le film doit avoir la même durée de projection. Nous avons eu l’occasion d’assister à une version courte où on ne voit que le gratte-ciel, la nuit, avec quatre ou cinq points lumineux à l’intérieur. Rien de plus : mise à l’épreuve. On attend et on attend dans un silence total, puis on s’agite, on se parle, on proteste et on finit par quitter la salle afin de mettre un terme au sentiment d’être englué dans une temporalité fixe et répétitive. C’est comme un passage à la limite, une expérience de privation sensorielle où on se trouve soudain aux prises avec rien, encourant le risque d’épuisement final si la situation devait durer longtemps encore. On a donc raison de partir, à moins d’y revenir de nouveau en pratiquant l’attention flottante. Il y a ainsi chez Andy Warhol comme la volonté de frôler le néant, une fascination enracinée dans un profond détachement où tout s’égale et s’annule. La conscience ici ne saurait être qu’une conscience de surface qui glisse sur tout et ne retient rien, mouvante, légère, décentrée. Elle présente le paradoxe d’être à la fois illimitée dans ses capacités de réception et au bord de la saturation : illimitée parce qu’au bord de la saturation. Elle reproduit chez le spectateur, accompagné d’un réel sentiment d’ennui, le même état qui, chez Andy Warhol a présidé à sa création. Donc, à tout moment, trop et trop peu, ce qui constitue le principe même de toute l’œuvre plastique et cinématographique de l’artiste. Œuvre qui, par ailleurs, semble reposer sur les données les plus élémentaires de l’expérience perceptive : la vision binoculaire qui postule l’existence préalable de deux images rétiniennes et la distinction figure-fond. Ce sont surtout les images rétiniennes qui semblent correspondre le mieux à une démarche qui revient aux choses prises dans leur littéralité, selon un discours régi par la tautologie. Ainsi, à l’imitation de la technique cinématographique, en multipliant sur la même surface la 165
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même photo, Andy Warhol semble illustrer le mécanisme de la vision binoculaire avant que les deux images rétiniennes du même objet se fondent en une. D’autre part, la reproduction insistante de la même image peut avoir pour effet d’oblitérer la distinction entre figure et fond, en mettant en échec ce qui permet à la perception d’exister a minima. C’est à cette limite où les choses sont à peine perceptibles, sur le point de disparaître, pour une conscience diffuse, que l’artiste vient chercher son inspiration, en mettant à rude épreuve l’organisation même du champ perceptif. Le seuil de la vision est de plus en plus repoussé. Dans l’esthétique du banal, on est le plus proche possible d’une perception minimale où plus et moins se rejoignent grâce à la répétition du même. En écho de l’expérience psychédélique ? Si plaisir il y a, il ne saurait être que celui, réduit, de retrouver le même objet, en lieu et place d’un autre, à explorer. On est dans un circuit fermé, unidimensionnel, à l’abri de tout effort, où le même renvoie au même, promu au rang de « Star », qu’il soit une célébrité, homme, femme, ou une marque de lessive ! Ce plaisir minimal, on peut l’éprouver encore, alternant avec l’ennui, au bord de la saturation, en parcourant le Journal de près de 800 pages, extrait de 20 000 pages où jour après jour, tous les matins à 9 heures, au téléphone, Andy Warhol racontait à sa secrétaire les événements de la veille. Cela constitue quelque chose de gigantesque, un bulletin mondain hors normes, où tout se trouve consigné, mêmes le prix des courses en taxi avec le pourboire ! On y rencontre des noms et des noms, des personnalités connues et moins connues, des anecdotes autant qu’on voudra, parfois drôles, des événements marquants de la haute société américaine et internationale, des lieux communs : en somme un autre Empire, où la présence envahissante traduit l’absence, et l’excès du clinquant, le vide. Et tout scintille comme une surface réfléchissante, dans le plus total anonymat. Si vraiment « il n’y a rien derrière », il y a en revanche ce rien qui efface tout et contre lequel on s’acharne pour garder une trace. Échantillons : Lundi 10 juillet 1978 « Taxi jusqu’au coin de la 44e Rue et de la 6e Avenue avec Vincent (§ 3) pour les studios Sire Records. Enregistrement d’une publicité pour les Taling Heads. J’ai dû recommencer une vingtaine de fois. J’ai dit à Vincent que je ne pourrais pas être acteur – je ne suis pas doué, ma langue se noue, il se passe quelque chose. 166
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Tout ce que j’avais à dire c’était : Dites-leur que c’est Warhol qui vous a envoyé, à chaque fois on aurait dit que je lisais. Victor a appelé pour dire qu’il doit rester un mois dans un fauteuil roulant. Il a vu plein de docteurs et sa jambe continuait d’enfler jusqu’à ce qu’il tombe sur un Sud-Américain de quatrevingt ans qui lui a fait une piqûre. Il commandait une ambulance pour aller à la fête pour Elton John au Studio 5412. » Et : Samedi 12 décembre 1981 « Halston m’a appelé pour m’inviter à dîner avec Jude Jagger. Apporté à Jade une peinture de Dollar. Bianca essaie d’être communiste, elle est guérillero du Nicaragua en ce moment. Halston était drôle. Il me racontait combien elle était belle et combien ses vêtements sont riches, et je lui ai dit que je venais de voir Mme Marcos, elle m’a demandé comment je pouvais faire ça, j’ai dit que si le régime de Marcos tombait, ce serait un nouvel Iran. Steve Rubell était là, Ian est venu. Ian a une aventure avec Jane Holzer, ce que je ne savais pas, mais il croyait que je le savais, alors il en parlait comme si je savais, essayant de me questionner sur Jane. Mais il est après Bianca aussi. Il voulait la reconduire. Calvin a appelé Steve une ou deux fois. Calvin est super. Il fait ce qu’il veut, il prend des pubs dans Interview et dans WWB. Il va au 54 et au Xenon. Il ne laisse personne lui marcher sur les pieds. Bianca va aller témoigner sur le Nicaragua à Washington. Je ne sais pas qu’elle croit faire13. » Enfin : Mardi 22 janvier 1985 « Parlé avec Jean-Michel. Il m’a paru bizarre. Il pense que sa petite amie – la fille noire, Charlotte – n’est pas amoureuse de lui, il s’est donc remis à l’héroïne. Je lui ai dit que j’allais lui rendre une petite visite. Taxi pour aller le chercher (§ 8). On est allés à l’Odéon, on a eu deux tables, on était douze. Boy George avait amené un garçon avec lui, Marilyn. Jean-Michel piquait du nez. Keith avait amené un gamin qui n’a pas ouvert la bouche, il n’a pas dit grand-chose lui-même et, moi, je n’ai rien dit, du coup Boy George a dû faire les frais de la conversation. Il est vraiment intelligent, il en a dans la tête, et il est vachement bavard. 12. A. Warhol. Journal. Paris, Grasset, 1990, p. 173. 13. Ibid., pp. 424-5.
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Il dit qu’il ne sait pas qui sont ses vrais amis. Par exemple, il ne sait pas si Joan Rivers est une véritable amie ou non, alors il pense qu’un jour ou l’autre il lui téléphonera histoire de causer et il la cuisinera. Il n’a pas aimé le passage sur lui et son copain dans l’interview qu’elle a donnée à Interview et je lui ai dit qu’au départ, je ne voulais pas que ça paraisse. Il sort un poudrier toutes les cinq minutes et se tapote le visage avec sa houppette. Ses yeux sont maquillés à la perfection14 ». Quoi qu’il en soit, cela, en fin de compte, doit nous amener à poser la question de savoir quelle place occupe la sexualité dans cette esthétique du banal. C’est une place transversale, à la fois centrale et diffuse, englobant dans la même pulsion l’homosexualité et l’hétérosexualité. Mais il s’agit surtout d’une pulsion neutre qui ne tient pas compte de la différence de sexes selon toujours la même équation tautologique sexe = sexe. Comme le dit Andy Warhol : « Les gosses d’aujourd’hui ont appris à ne pas s’en faire, ils font ça avec les garçons et les filles15 ». Et encore : « On fait ça comme on regarde la télévision16 ». D’où l’importance accordée aux travestis, à propos desquels il pose la question en termes d’efforts et de travail, c’est-à-dire en termes quantitatifs : « Je me demande, dit-il, s’il est plus difficile 1) pour un homme d’être un homme, 2) pour un homme d’être une femme, 3) pour une femme d’être une femme, 4) pour une femme d’être un homme. Je ne connais pas la réponse mais d’après mes observations couvrant les divers types, je sais que ce sont les hommes qui essaient d’être femmes qui pensent se donner le plus de mal. Ils travaillent à double temps. Ils font tout en double : ils pensent à se raser et ne pas se raser, à s’attifer et ne pas s’attifer, à acheter des vêtements d’homme et acheter des vêtements de femme. J’imagine qu’il doit être passionnant d’essayer de changer de sexe, mais il peut être passionnant de tout simplement garder celui qu’on a17. » D’un bout à l’autre, on est dans l’unidimensionnalité. Face à l’ambiguïté de l’objet sexuel interchangeable et à la banalité de l’acte sexuel, pas plus important que regarder la télévision, la sexualité est ramenée à une force matérielle neutre qui existe en 14. 15. 16. 17.
Ibid., p. 616. A. Warhol. Journal, Paris, Grasset, 1990, pp. 424-5. A. Warhol. « Rien à perdre. » Op. cit. A. Warhol. Ma philosophie. Op. cit., p. 86.
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soi, indépendamment de la relation à l’autre, et à laquelle on peut donner une valeur objective, liée à la charge et à la décharge. Ayant atteint ce point extrême, dans lequel il faut reconnaître l’évolution de toute une société par rapport à la sexualité, Andy Warhol ne semble pas si loin de Marcel Duchamp (1887-1968) qui, par son invention du ready-made, a inauguré l’ère du banal par excellence, en même temps que la sexualité comme une force physique dérisoire. Force destinée à mettre en mouvement une machine érotique, La Mariée. Avec Andy Warhol, cependant, c’est une autre époque et une autre sensibilité qui se font jour, alors que la « méta-ironie », chez l’un disparaît au profit d’une sexualité se confondant avec un article de consommation chez l’autre. Nous sommes maintenant en mesure de mieux voir la contribution de l’esthétique du banal à l’histoire de la perspective en Occident même si la question peut paraître dérisoire. Si la théorie de la perspective commence avec Alberti au début du XVe siècle, elle présente déjà le paradoxe de vouloir reproduire la réalité qui n’existe que par rapport à la vision binoculaire en appliquant un système de réduction géométrique qui la ramène à une image monoculaire centrale. Celle-ci correspond à l’unique point de vue du peintre et du spectateur, conférant à l’ensemble son unité formelle. Mais il fallait attendre Marcel Duchamp après Dada proclamant « l’art est mort »18 pour pulvériser ironiquement tout cela. Qu’on songe surtout à son œuvre secrète, dévoilée après sa mort et confiée au musée de Philadelphie, au titre énigmatique : Étant donnée la chute d’eau, le gaz d’éclairage. Il s’agit d’une vieille porte en bois au milieu d’un mur, mais qui ne s’ouvre pas. En l’examinant attentivement, on s’aperçoit qu’il y a deux clous mal fixés qu’on peut retirer pour regarder à l’intérieur. Ce qu’on voit alors effectivement, tant bien que mal, avec un seul œil forcément, est une scène étrange que rien jusque-là ne prépare, surtout pas le titre qui ressemble à deux prémisses d’un syllogisme sans conclusion : Une femme nue par terre sur le dos, les jambes écartées, dans un environnement naturel, tenant à la main un bec d’éclairage en acier. Le tout évidemment suggère quelque chose de sexuel : provocation, viol, meurtre ? À moins que l’ensemble ne soit destiné 18. M. Gibson. Duchamp Dada. Paris, NEF, 1991, p. 85.
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à être comme un rébus, mais pour dire quoi ? Le message est déjà en partie dans le dispositif spatial mis au point, dispositif qui transforme automatiquement la vision en quelque chose de sexuel et le spectateur en voyeuriste pur et dur ! Et c’est la vision monoculaire du vieil Alberti qui paye les frais de cette révolution qui ne dit pas son nom. C’est à partir de là que la contribution d’Andy Warhol à la théorie de la perspective prend tout son relief. Chez lui, en effet, la vision, au lieu d’être centrale et voyeuriste, reste périphérique et chargée d’une sexualité indifférenciée, donc doublement décentrée, par rapport à l’objet visuel et sexuel tout ensemble.
II Dans le contexte qu’on vient de décrire, l’œil est assimilé à un appareil photographique, enregistrant tout sans discernement, mais surtout à distance, à froid, sans la moindre émotion. Celle-ci est remplacée par une reproduction mécanique et par les appareils qui la produisent, téléviseur et magnétophone, qui, chez Andy Warhol, viennent remplacer des fonctions relationnelles primordiales : « Donc, vers la fin des années 50, dit-il, j’ai commencé à avoir une liaison avec mon téléviseur et elle continue encore maintenant. J’en allume jusqu’à quatre à la fois dans ma chambre à coucher. Mais je ne me suis marié qu’en 1964, lorsque j’eus mon premier magnétophone. Ma femme. Il y a maintenant dix ans que nous sommes mariés mon magnétophone et moi. Quand je dis “nous” je parle de mon magnétophone et moi. Beaucoup de gens ne comprennent pas cela. L’acquisition de mon magnétophone a vraiment mis fin à tout ce que j’avais pu avoir comme vie émotionnelle et j’en fus bien content. Rien ne fut plus jamais un problème, car un problème signifiait simplement une bonne bande, et quand un problème se transforme en bonne bande, ce n’est plus un problème19. » On vient de le constater : avec quatre téléviseurs allumés en même temps dans la chambre, relevant d’une relation de dépendance toxique, l’attention est flottante, effleurant, continuellement changeante, ne fixant rien, et tout s’annule au fur et à mesure, pour arriver à tout moment au vide, au « rien ». 19. Ibid., p. 34.
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Rien dont Andy Warhol dit qu’il « est parfait – après tout, c’est le contraire de rien »20, reflétant du même coup cet autre néant qui est soi-même. « Je suis sûr qu’en regardant dans le miroir, je ne verrai rien. Les gens disent toujours que je suis un miroir – si un miroir regarde dans un autre miroir, qu’est-ce qu’il peut bien voir21 ? » Tout se passe ainsi comme si le sujet devait constamment confronter sa propre dissolution et la nécessité de se reconstituer en tant que visage, en dépit d’une dispersion identitaire extrême. Et à ce sentiment de non-être ou plutôt de n’être qu’une surface réfléchissant au-delà de laquelle il n’y a rien, la réalité elle-même se fait moins réelle, se confondant avec les images de la télévision : « Avant qu’on me tire dessus, dit-il, j’ai toujours pensé que j’étais à demi présent plutôt qu’entièrement. J’ai toujours soupçonné que je regardais la télévision au lieu de vivre la vie. On dit parfois que les choses se produisent de manière irréelle au cinéma, mais c’est plutôt dans la vie que les choses vous arrivent de manière irréelle. Le cinéma rend les émotions si fortes et si vraies que quand quelque chose vous arrive réellement c’est comme si vous regardiez la télé, vous ne ressentez rien22. » Ou encore : « Une journée entière de vie, c’est comme une journée entière de télévision. La télé ne décroche jamais une fois qu’elle est partie pour la journée, et moi non plus. À la fin de la journée, la journée entière sera un film. Un film pour la télé23. » L’incertitude d’être devant une réalité incertaine, cela cependant n’empêche pas Andy Warhol de se reconnaître dans le miroir et de donner de lui, avec humour, une image multiple, comme si lui-même était un autre, et cela au cours d’une conversation téléphonique avec B, une femme, enregistrée et transcrite comme tout le reste. « ... Rien ne manque. Tout est là. Le regard vide d’émotion, la grâce diffractée... – Quoi ? – L’ennui languide, la pâleur consumée... – La quoi ? 20. 21. 22. 23.
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. 15. p. 15. p. 78. p. 11.
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– La monstruosité affinée, l’étonnement résolument positif, la connaissance secrète qui envoûte... – Quoi ? – La joie diaprée, les tropismes révélateurs, l’astuce du masque crayeux, l’allure légèrement slave... – Légèrement... – L’enfantine naïveté, le charme issu du désespoir, la désinvolture narcissique, la perfection dans le mystère, l’aura ténébreux de voyeur, vaguement sinistre, la présence pâle, feutrée, magique, la maigreur... – Arrête une minute. Faut que j’aille pisser. – La peau albinos. Parcheminée. Reptilienne presque bleue... – Arrête ! Faut que je pisse ! – Les genoux noueux. Les cicatrices en carte routière. Les longs bras osseux, si blancs qu’ils paraissent chaulés. Les mains saisissantes. Les yeux en tête d’épingle. Les oreilles en banane... – Les oreilles en banane ? Oh, Ah ! – Les lèvres grisâtres. La chevelure blanc argent hirsute, douce et métallique. Les veines du cou saillantes autour de l’énorme pomme d’Adam. Tout est là, B. Rien ne manque. Je suis tout ce que dit mon album de presse24. » On dirait un portrait-robot composé de plusieurs bouts d’information, destinés à restituer de l’extérieur une identité qui se dérobe. Identité que, pourtant, Andy Warhol restitue autrement en revenant à son enfance et sa relation très particulière à sa mère, mais toujours avec le même humour qui neutralise tout : « Il doit me manquer certains produits chimiques, et c’est pourquoi j’ai cette tendance à être un peu – fils à maman-poule mouillée. Non, un fils à maman. Un chérubin. Je dois manquer de certains produits chimiques de responsabilité, et de certains produits chimiques de reproduction. Si je les avais eus, je penserais sans doute davantage au moyen de bien vieillir et de me marier quatre fois et d’avoir une famille – des femmes, des enfants, des chiens. Je suis immature, mais peut-être qu’il pourrait arriver quelque chose à ma constitution chimique de manière à me faire mûrir. Je pourrais commencer à avoir des rides et cesser de porter mes barrettes25. » 24. Ibid., pp. 17-8. 25. Ibid., pp. 96-7.
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Comment en effet ne pas être sensible à la drôlerie de cette évolution qui ne renvoie pas seulement à l’enfance mais à une enfance qui a formé toute une vie et qui continue d’être là, intacte inaltérée, parfaitement assurée, en totale adéquation avec soimême. Mais cela se concrétise surtout lors des périodes de dépression précoce, où, en l’absence du père « souvent en voyage » la présence maternelle se fait enveloppante : « J’avais eu, dit Andy Warhol, trois dépressions nerveuses dans mon enfance, espacées d’un an. L’une à l’âge de huit ans, la seconde à neuf ans et la troisième à dix ans. Les crises – danse de Saint-Guy – commençaient toujours le premier jour des vacances d’été. J’ignore que cela signifiait. Je passais l’été entier à écouter la radio, allongé sur mon lit avec ma poupée Charlie Mc Carty et mes poupées en carton à découper étalées sur le couvre-lit et sous l’oreiller26. » Cet état de bien-être à l’abri, de repli sur soi dans une proximité totale avec la mère, en se livrant à une activité de jeu qui a tout d’une rêverie se poursuivant librement sans interruption, et préfigurant déjà l’artiste à venir, même si pour lui l’art est « un métier comme un autre »27, Andy Warhol le restitue intégralement quand il se met à s’imaginer en vacances : « Si je n’avais le temps de prendre des vacances que tous les dix ans, dit-il, je persiste à penser que je ne voudrais aller nulle part. Je m’installerais sans doute dans ma chambre, je retaperais l’oreiller, j’allumerais deux ou trois TV, j’ouvrirais une boîte de crackers Ritz, je briserais le sceau d’une boîte de chocolats Russel Stokers, je m’entourerais du dernier numéro de tous les magazines en vente au kiosque d’en bas sauf TV Guide, et je décrocherais mon téléphone pour appeler tous les gens que je connais et leur demander de regarder dans TV Guide ce qui passe, ce qui est passé et ce qui va passer. J’adore aussi lire le journal surtout à Paris. Je ne peux jamais relire assez le Herald Tribune, quand je suis à Paris j’adore faire traîner les heures pendant que les autres vaquent à leur entrefaites, à conditions qu’ils viennent au rapport. Dans ma chambre le temps coule très lentement – c’est seulement dehors, que tout se déroule très vite28. » 26. Ibid., p. 27. 27. Ibid., p. 148. 28. Ibid., p. 102.
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La scène de l’enfant malade au lit, se livrant à un jeu de poupée, où disparaît la distinction entre fille et garçon, alors que sa mère, avec un accent tchèque souvent incompréhensible, lui lisait des histoires, il est difficile de ne pas y discerner la solitude encombrée d’une dépression précoce, laissant sa marque indélébile sur toute l’évolution future et servant de modèle de ce que sera toute relation à l’autre où, affectivement, l’autre est absent par sa présence. Il y a là comme un prototype originel qui donne forme à une vie qui semble reproduire, avec d’infinies variations, ces moments privilégiés d’autrefois. Et c’est comme si, alors qu’Andy Warhol bannit de sa vie toute forme de nostalgie, il y avait, aussi vivace que l’enfance ellemême, la nostalgie du retour à la vie intra-utérine et le regret d’être né. Il le dit avec force : « Naître, c’est comme se faire kidnapper. Puis être vendu en esclavage. Les gens travaillent à chaque instant. La machine tourne sans cesse. Même quand on dort29. » Et comme tout dans une vie est en rapport avec tout, la thématique centrale de la mort se trouve ici sous-tendue par ce désir de revenir, à ses risques et périls, au point zéro de la vie, ce qui ne signifie nullement que la mort soit un fantasme. Ainsi quand il dit : « Tout est plus beau quand on le fait au lit, même éplucher des pommes de terre30. » Et lorsqu’il imagine l’espace idéal qu’il désire occuper, c’est-à-dire remplir a minima, à l’instar de ces modèles réduits, de maisons, et qu’il remplit d’objets, on se croirait tout d’un coup ramené à l’enfance : « L’espace d’une valise, dit-il, est très efficace – une valise remplie de tout ce qu’il vous faut : Une cuillère. Une fourchette. Une assiette. Une tasse. Une chemise. Un caleçon. 29. Ibid., p. 84. 30. Ibid., p. 129.
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Convergences – Essais de psychosomatique relationnelle Une chaussette. Une chaussette. Une valise et une pièce vide. Fantastique. Parfait31. »
Dans ce jeu fantastique, il n’y a donc que soi, vivant avec soi, sans relation avec qui que ce soit, loin des soucis, sauf peut-être matériels et immédiats (« Les lumières sont-elles allumées ou éteintes ? »), avec la nostalgie d’un espace vide, parfaitement vide, en contradiction d’ailleurs avec l’activité même de l’artiste : « C’est ainsi que, d’une part, je crois aux espaces vides, et d’autre part je fabrique toujours de l’art, je fabrique toujours des saloperies pour que les gens les mettent dans leurs espaces qui, à mon avis, devraient rester vides, c’est-à-dire à gâcher leur espace alors qu’en vérité je voudrais les aider à vider leur espace32. » Or, ce qu’il faut surtout noter dans d’espace vide, c’est le désir de se dépouiller de tout, de jeter tout par la fenêtre, pour aboutir à un point où tout s’égale dans le néant. Celui-ci est essentiellement le néant affectif, le détachement final par-delà toute attache. « Mais, dit-il, j’ai vraiment horreur de la nostalgie et, tout au fond, j’espère que tout se perdra et que j’en reverrai jamais rien33. » Comment en effet ne pas penser à la disparition de soi, corps et âme, dans une séquence de film dont Andy Warhol fut témoin à la télévision ? « Je regardais la télé cette semaine, et j’ai vu une dame entrer dans une machine à rayons et disparaître. C’était formidable, parce que la matière est énergie, elle s’est tout simplement éparpillée. Ce pourrait être une invention vraiment américaine. La meilleure invention américaine pour disparaître34. » Ainsi ce qui motive cette imagination minimaliste, c’est un désir acharné de tout réduire à l’identique dans une poussée effrénée vers le néant. Cela peut d’ailleurs donner lieu à des remarques paradoxales, où l’humour n’est pas absent mais qu’il faut cependant prendre absolument au sérieux : 31. 32. 33. 34.
Ibid., Ibid., Ibid., Ibid.,
p. 129. p. 116. p. 117. p. 98.
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« Voyez-vous, dit-il, je trouve que tous les tableaux devraient être de la même taille et de la même couleur, de sorte qu’ils seraient interchangeables et que personne n’aurait le sentiment d’en avoir un bon ou un mauvais. Et si l’unique “peinture originale” est bonne, toutes les autres sont bonnes aussi. D’ailleurs, même si le sujet est différent, les gens peignent toujours la même peinture35. » En poussant encore davantage ce besoin de ramener « tout » à « un » et « un » à « rien », Andy Warhol en vient à imaginer la ville idéale sur le modèle réduit d’un jeu de construction pour enfants. Ici, la réalité se trouve imitée, grâce à l’espace imaginaire36 où dedans et dehors, petit et grand, tout et partie, sont mis dans une relation d’équivalence. Ainsi : « Ma ville idéale serait une seule longue Rue Principale sans rue adjacentes ni croissements pour éviter les encombrements. Juste une seule rue à sens unique. Avec un seul grand immeuble vertical où tout le monde vivrait, avec : Un ascenseur. Un concierge. Une boîte aux lettres. Une machine à laver. Une poubelle. Un arbre devant la porte d’entrée. Un cinéma la porte à côté.
La grand-Rue serait très très large, et pour leur faire plaisir il n’y aurait qu’à dire aux gens : « Je vous ai vu tout à l’heure dans la grand-Rue. Et vous feriez le plein de votre voiture avant de traverser la 37 rue . » Ville par ailleurs destinée à se renouveler continuellement et dans laquelle toutes les maisons doivent être démolies tous les dix, quatorze ans. Constructions éphémères par conséquent, qui disparaissent avant d’avoir eu le temps de vieillir, afin d’éviter les ravages du 35. Ibid., p. 122. 36. Voir Sami-Ali. L’espace imaginaire. Paris, Gallimard, 1997. 37. A. Warhol, op. cit., p. 130.
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grand âge. Il n’est pas indifférent à ce propos qu’Andy Warhol, encore jeune, se teignait par anticipation les cheveux en gris argenté, la couleur préférée de l’artiste : une manière avant l’âge de vieillir. Or, le principe qui sous-tend toutes ces variations sur le thème de l’espace consiste à poser, contre toute évidence, que tout est pareil à tout et que tous les objets sont le même objet. Autrement dit, « l’espace est un seul et unique espace, la pensée est une seule et unique pensée, mais mon esprit divise ses espaces en espaces et espaces, et ses pensées en pensées et en pensées. Comme un énorme appartement. Il m’arrive parfois de penser à l’Espace unique et à la pensée unique, mais c’est rare. En général, je pense plutôt à mon appartement »38. Ce qu’Andy Warhol formule de la sorte, c’est ce que nous appelons la problématique de l’objet unique, qui consiste à tout ramener à un seul objet qui est aussi le seul sujet, sans pouvoir concevoir qu’il puisse y avoir un autre objet qui soit différent. Impasse relationnelle qu’on retrouve notamment dans des pathologies allergiques autant que psychotiques39, sans oublier qu’elle est aussi au cœur de la pensée philosophique, chez Spinoza et Schelling en particulier, quand, en professant un monisme intégral, on s’interdit d’affirmer que quelque chose puisse exister en dehors de l’Absolu : impasse de la pensée40. Dans le cas d’Andy Warhol, on se trouve à cheval entre le pathologique et le philosophique, grâce à une activité créatrice extraordinaire qui éloigne de l’un et de l’autre, et c’est cette activité en soi qui nous intéresse en premier chef41. Mais il peut aussi arriver que la réduction à l’identique, où la différence cesse d’exister, se produise naturellement dans certains espaces impersonnels qui ont la vertu de tout niveler et où les objets peuvent être n’importe quoi. 38. A. Warhol, op. cit., p. 115. 39. Voir Sami-Ali. L’impasse dans la psychose et l’allergie. Paris, Dunod. 40. Voir Sami-Ali. Penser l’unité. La psychosomatique relationnelle. 41. Il nous semble, appartenant à la même problématique de l’objet unique, le goût qu’Andy Warhol avait pour le sucre : « Lorsque dit-il, j’exécute tout le processus d’un repas de protéines, je me raconte des histoires : la seule chose dont j’ai vraiment envie, c’est le sucre » (souligné par lui). A. Warhol, op. cit., p. 82.
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« Actuellement, dit Andy Warhol, mon type préféré d’atmosphère est l’atmosphère d’aéroports. Si je n’avais pas besoin de penser à l’idée que les avions vont dans l’air et volent, ce serait une atmosphère parfaite. Les avions et les aéroports ont le genre de nourriture que je préfère, les genres de toilettes que je préfère, le genre de pastilles à la menthe que je préfère, le genre de divertissements que je préfère, les systèmes d’annonces par haut-parleur que je préfère, le genre de tapis roulants que je préfère, les graphismes et les couleurs que je préfère, les meilleurs contrôles de sécurité, les plus belles vues, les meilleures parfumeries, les meilleurs employés, le meilleur optimisme42. » Espace dépersonnalisant pour un sujet dépersonnalisé, quoique dans le meilleur des mondes possibles. Espace de la non-relation en tout cas où la solitude de la personne est totale, face à la télévision. Cela suggère à Andy Warhol de créer une chaîne de restaurants pour solitaires comme lui : « J’aime beaucoup manger seul. Je voudrais crée une chaîne de restaurants pour les gens comme moi. Je l’appellerais ANDYMATS. “Le restaurant du solitaire.” Vous choisissez vos plats, et vous les posez sur un plateau pour aller regarder la télévision dans un box43. » Mais être seul chez Andy Warhol n’est pas seulement un goût personnel, mais positivement l’évitement du contact, l’horreur d’être touché. Au sens le plus fort du terme, il est intouchable : « ... En disant ces mots, elle bondit de son siège. – Tu ne vois pas d’inconvénient à ce qu’on te touche, n’est-ce pas ? Elle venait vers moi – Si, Si ! Elle continuait à approcher. Je ne savais pas comment l’arrêter. J’ai pris peur et hurlai. – Tu es chassée ! Mais cela ne servait à rien car elle ne travaillait pas pour moi. C’est une des raisons pour laquelle j’aime être avec des B qui 42. A. Warhol, op. cit., pp. 134-5. 43. Ibid., p. 134.
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travaillent avec moi. Elle posa sont petit doigt sur mon épaule, et je hurlai. – Retire ta main Damian ! Elle haussa les épaules et déclara : – On ne pourra pas dire que je n’ai pas essayé44. » Ni toucher, ni être touché : c’est toute la sexualité qui se trouve ainsi en jeu. Andy Warhol pose le problème en termes de travail et d’efforts à déployer avec un résultat positif ou négatif : est-ce que ça vaut la peine ? « Le travail le plus difficile, dit-il, après le fait d’être vivant, c’est d’avoir des rapports sexuels. Bien entendu, il existe des gens pour qui ce n’est pas un travail parce qu’ils ont besoin d’exercice, qu’ils ont suffisamment d’énergie pour faire l’amour, et que le sexe leur en donne encore plus. À certaines personnes ça donne de l’énergie, à d’autres ça la prend. J’ai constaté que c’était trop de travail. Mais si vous avez le temps et que vous manquez d’exercice alors faites-le. Mais vous pourriez vous épargner de sérieux problèmes, dans un sens comme dans l’autre en établissant d’abord si vous êtes du genre qui acquiert de l’énergie, ou du genre qui en perd. Moi j’en perds. Mais je comprends très bien quand je vois des gens se dépenser pour tenter d’en acquérir45. » Alors quoi ? S’abstenir ? Exactement mais avec des nuances, des subterfuges, de faux-fuyants, et surtout à distance, avec humour, sans contact charnel, en transposant tout au plan de l’imaginaire. Ainsi, dit-il, « ce qu’il y a de plus passionnant, c’est de ne pas le faire. Si tu tombes amoureux de quelqu’un et tu ne le fais jamais, c’est bien plus excitant »46. « De toute manière, précise-t-il encore, le sexe est plus excitant sur l’écran et entre les pages qu’entre les draps. Que les gosses lisent tout cela, et attendent, et puis juste avant qu’ils ne plongent
44. Ibid., p. 151. 45. Ibid., p. 86. 46. Ibid., p. 40.
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dans la réalité, annoncez-leur qu’ils ont déjà eu le meilleur, et que c’est déjà derrière eux47. » Le mieux en tout cas, c’est d’avoir une relation amoureuse à distance, « une amie téléphonique. Nous avons une relation téléphonique permanente depuis six ans. Je vis à un bout de la ville, et elle de l’autre. C’est un arrangement merveilleux : nous n’avons pas à nous infliger nos haleines fétides respectives le matin, et nous prenons quand même de délicieux petits déjeuners ensemble, comme n’importe quel autre couple heureux, en préparant simultanément chacun le sien ». Une autre alternative parfaitement irréelle, ce serait de mener une vie parallèle avec une « femme idéale qui aurait beaucoup d’oseille qu’elle rapporterait intégralement à la maison, et elle aurait une chaÎne de télévision pour elle » !48. Une dernière variation sur le même thème consiste à imaginer que le corps entier perd sa sensibilité et que la peau, qui a pour Andy Warhol une importance particulière, devienne du plastique, en passant du naturel à l’artificiel : « Quand vous voulez ressembler à quelque chose, c’est que vous l’aimez vraiment. Quand vous voulez ressembler à une pierre, c’est que vous aimez vraiment cette pierre. J’aime les idoles en plastique. En ressemblant à une idole en plastique, toute possibilité de contact, de sentir l’autre, d’être charnellement avec lui, femme ou homme, se trouve radicalement éliminée : on ne peut pas être touché à travers une peau remplacée par du plastique49. » Cela semble introduire chez Andy Warhol, un nouvel élément décisif dans le processus de chosification du corps propre et de la réduction de la relation à l’autre à un appareil enregistreur, le magnétophone, qui devient ironiquement, « ma femme ». Tant d’indices livrés en toute innocence, qui peuvent autrement être interprétés comme signes d’une pathologie « psychotique » avérée, constituent pour nous, ce qui donne le branle à une élaboration créatrice des plus originales, transcendant les catégories du normal 47. Ibid., p. 42. 48. Ibid., p. 44. 49. On ne saurait faire abstraction des problèmes de peau chez Andy Warhol, qu’il traîne depuis l’enfance : nez rouge et peau en deux teintes lui valant les sobriquets d’« Andy le Warhol a un nez rouge » et la « tache ». Ibid., p. 58.
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et de pathologique. C’est à ce titre seulement que nous en parlons dans le contexte de l’esthétique du banal. Et Andy Warhol semble d’ailleurs en avoir conscience quand, en faisant référence à d’autres cultures, le bouddhisme en particulier, il leur attribue ce qu’il y a d’excessif dans ses vues sur la vie et l’amour. « Je ne vois rien de mal à être seul. Moi, je trouve ça formidable. Les gens font toute une histoire de l’amour personnel. Mais il n’est pas besoin d’en faire une telle affaire. Même chose pour la vie – les gens en font toute une histoire aussi – mais la vie personnelle et l’amour personnel sont les deux sujets qui n’intéressent pas le sage de type oriental50. » Nous abordons maintenant le thème qui fonde toute la vision philosophique qu’Andy Warhol a de la vie et qui semble l’approcher du bouddhisme. Il s’agit du néant et de la prise de conscience, lapidaire, que « la vie est le néant »51. On peut certes y voir le point culminant de la dépression infantile, la transformation finale de cette pathologie en désespoir qui s’étend à tout et n’épargne personne, ce qui paradoxalement contraste avec un style de peinture résolument « optimiste ». Comment en effet continuer de vivre et de travailler alors qu’on professe un nihilisme sans appel ? Il faut suivre ici Andy Warhol pas à pas pour s’approcher du point focal de sa pensée. Le terme qui revient toujours dans le discours d’Andy Warhol, et parfois avec quelle légèreté, c’est « rien » : « Le truc, B, c’est de penser à rien. Rien, c’est passionnant, c’est sexy, ce n’est pas embarrassant. Le seul moment où j’ai envie d’être quelque chose, c’est quand je suis en dehors d’une soirée, pour y entrer52. » Mais en poussant les choses plus loin (la vie, l’amour, le travail), on affronte partout la même évidence : « Tout est rien », par quoi il faut entendre illusoire, dérisoire, destiné à disparaître, issu d’un néant vers lequel il se précipite. En ce sens tout s’égalise, tout ressemble à tout, tout est interchangeable dans une banalité qui devient la règle : « Ce qu’il y a de plus beau à Tokyo, c’est le snack-bar McDonald’s. 50. Ibid., p. 43. 51. Ibid., p. 20. 52. Ibid., pp. 16-17.
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Ce qu’il y a de plus beau à Stockholm, c’est le McDonald’s. Ce qu’il y a de plus beau à Florence, c’est le McDonald’s53. » Et d’autre part, pour l’amour : « B embrassa Damian. Deux personnes qui s’embrassent ont toujours l’air d’être des poissons. » Ce qui s’exprime ici comme tout au long de son discours, donne au rien une signification précise : ne croire en rien, ce qui introduit une liberté de pensée et d’être absolument extraordinaire, en ce qu’elle demeure intiment liée à la création artistique : elle en est précisément la condition première. Elle se trouve en outre inscrite dans une situation historique où, dans l’Amérique des années 1960-70, un vent de liberté soufflait fort, emportant tout sur son passage : « La contre-culture, la subculture, le pop, les superstars, les drogues, les lumières, les discothèques – tout ce qu’on peut imaginer de représentatif pour la “jeunesse dans le vent” – ont probablement commencé là54. » Et pourtant, cette liberté de « ne croire en rien » ne va pas sans rappeler cet autre « ne croire en rien »55 qui, dans le Zen japonais, désigne cette ouverture inouïe à ce qui est là au-delà de toute pensée. Par ce biais donc qui constitue un passage à la limite, Andy Warhol rejoint la sagesse orientale en même temps qu’il révèle l’intuition fondamentale de sa pensée. Or, lorsque tout se trouve réduit à rien, Andy Warhol opère soudain une percée qui change entièrement les données du problème et montre comment la création artistique est encore possible : « Et bien, je dis alors, ce n’est pas parce qu’on ne croit à rien que ce n’est rien. Il faut traiter ce rien comme s’il était quelque chose. Faire quelque chose avec rien56. » Toute l’œuvre d’Andy Warhol est une telle création avec rien, issu de rien, au bord d’un abîme qu’on découvre quand on va au bout du questionnement. Ce qu’on découvre alors, c’est que le rien existe réellement, pardelà toutes les apparences, et c’est la mort. La mort à laquelle Andy Warhol consacre un chapitre qui cependant se ramène à trois phrases : « Je suis désolé de l’apprendre. Je croyais qu’il y avait quelque chose de magique et que ça n’arriverait jamais. 53. 54. 55. 56.
Ibid., p. 65. Ibid., p. 32. Voir Sh. Suzuki. Esprit Zen, esprit neuf. Paris, Seuil, 1977, p. 146. A. Warhol, op. cit., p. 154.
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Je n’y crois pas, parce qu’on n’est pas là pour savoir que c’est arrivé. Je ne peux rien en dire, car je n’y suis pas préparé57. » Et pourtant la mort est constamment là dans l’impermanence des choses soumises au temps. « J’essaie de penser à l’heure qu’il est », dit Andy Warhol, et tout ce que j’arrive à penser c’est : « Le temps passe, le temps est passé58. » Et la mémoire ici ne s’avère d’aucun secours : « Je n’ai pas de mémoire. Chaque jour est un jour nouveau parce que je ne me rappelle pas le jour précédent. Chaque minute est comme la première minute de ma vie. J’essaie de me rappeler, mais je ne peux pas. C’est pour ça que je me suis marié – avec mon magnétophone. C’est pour ça que je cherche la compagnie des gens qui ont des cerveaux comme des magnétophones. Mon cerveau est comme un magnétophone qui n’aurait qu’un seul bouton – pour effacer59. » Cela crée chez Andy Warhol une situation paradoxale : tout ce qui s’efface dans la mémoire est entièrement enregistré au magnétophone jusqu’à la moindre inflexion de voix, ne laissant rien passer du temps qui passe. Ainsi se crée des blocs énormes d’enregistrements, difficilement utilisables dans un texte écrit, comme pour le Journal dont le matériel brut, le matériel brut journalier, du 24 novembre 1976 au 17 février 1987 est absolument imposant ! Et quand il s’agit de documents photographiques, puisque Andy Warhol vers la fin de sa vie avait pris l’habitude d’utiliser un rouleau de film par jour, on atteint le chiffre démentiel, donné par le journal Le Monde60, de « mille milliard de clichés », clichés qui n’ont jamais quitté leurs boîtes, mais qui sont dénués de tout intérêt : rien. Le commentaire d’Andy Warhol : « Une image veut juste dire que je suis où j’étais », donc une pure redondance, une manière de dire qu’on n’est pas passé avec le temps, un défi à la mort qui est là à chaque instant. Elle est encore plus présente à travers ces montagnes d’instantanés qui sont le multiple désespéré du même. C’est peut-être maintenant qu’on mesure le mieux l’angoisse du temps qui efface tout pour arriver à rien, exactement comme la mémoire qui n’a plus qu’une seule fonction, 57. 58. 59. 60.
Ibid., p. 104. Ibid., p. 94. Ibid., p. 167. Le Monde, Dimanche 17-Lundi 18 juin 2012.
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l’effacement. Cette proximité de la mort, qu’Andy Warhol assimile à la proximité de la vie, c’est ce qui, rétrospectivement, confère à cette vie et cette peinture de surface sans rien derrière, l’empreinte tragique de la mort. Et cela dès l’origine, indépendamment de l’attentat perpétré par une cinglée, la fondatrice de la « Société de dépeçage des hommes », et qui a failli lui être fatal. Par conséquent, quelque chose de profondément humain qui n’a cessé d’accompagner l’artiste devenu vedette mondialement connu et passant de l’art aux affaires à grande échelle : « L’art des affaires est l’étape qui succède à l’Art. J’ai commencé comme artiste commercial, et je veux finir comme artiste commercial. Après avoir fait ce qu’on appelle “de l’art” (ou ce qu’on veut), j’ai plongé dans l’art des affaires. Je voulais être un “business man de l’art” ou “artiste des affaires”61. » Et le passage d’un plan à l’autre s’effectue tout naturellement, puisque, techniquement, c’est le même procédé, la sérigraphie, qui médiatise l’un et l’autre, permettant de tirer le nombre d’exemplaires qu’on souhaite. Résultat : à la Fondation Andy Warhol, on recense le chiffre fantastique de 100 000 œuvres ! C’est bien là le salut par la quantité, par la multiplication du même. Il est peut-être temps maintenant de poser la question fondamentale : si Andy Warhol est un miroir qui reflète tout, dans une parfaite transparence, sans intériorité, est-il possible de jeter un coup d’œil sur l’autre face du miroir, l’envers sombre et invisible ? Commençons par faire remarquer qu’Andy Warhol ne laisse aucune place au rêve dans sa peinture qui n’a rien à voir avec sa vie, qui rappelle violement l’affiche et qui, pour le moins, ne fait pas rêver. Et, pour nous, cette rupture avec l’activité onirique fait partie intégrante du fonctionnement banal sur son versant adaptatif. Donc tout se tient, à l’exception toutefois d’un seul cauchemar se rapportant à la face obscure du miroir qu’est devenu l’artiste sans visage. « Moi aussi j’ai fait un cauchemar épouvantable la nuit dernière, on m’emmenait dans une clinique. J’étais plus ou moins engagé dans une œuvre de charité pour conforter des monstres – des gens horriblement défigurés, des gens sans nez, des gens qui étaient obligés de porter du plastique sur leur visage parce qu’il n’y avait 61. Ibid., p. 79.
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rien dessous. Il y avait quelqu’un à la clinique qui était chargé d’essayer d’expliquer les problèmes et les habitudes de ces gens, et moi je me trouvais là, debout, et j’étais obligé d’écouter, et je voulais que ça s’arrête, rien d’autre. Puis je me suis réveillé, et j’ai pensé « S’il vous plaît, s’il vous plaît, faites que je pense à quelqu’un d’autre, n’importe quoi. Je vais me retourner et penser à n’importe quoi d’autre », et je me suis retourné, et me suis endormi, et le cauchemar est revenu ! C’était affreux62. » Pour comprendre ce cauchemar, il faut d’abord se rappeler qu’Andy Warhol souffrait de la peau et qu’il y avait un problème de visage pour lequel il fut opéré pour « raboter » son nez. « On ne vous endort pas, dit-il, mais on vous vaporise un truc glacé sur tout le visage. Puis on vous frotte tout le visage au papier de verre. C’est très douloureux par la suite. Il faut rester hospitalisé deux semaines en attendant que les croûtes tombent. J’ai fait tout cela, et en fin de compte mes pores se sont distendus. J’étais vraiment déçu63. » Le rêve revient ici à cette expérience traumatisante où le rêveur finit par perdre son visage laissant à la place un vide qu’un plastique, qui est une espèce de peau artificielle, dissimule aux regards. Des hommes défigurés certes, mais surtout des hommes sans visage, qui ont perdu leur visage et avec lui leur identité. Une manière de dire qu’ils sont devenus rien, inidentifiables, mortsvivants. Image de soi multiple et qui est en train de devenir quelqu’un qui a décidé de n’être rien en dehors de la surface qu’il exhibe dans sa vie et son œuvre, alors qu’il se définit comme une subjectivité sans sujet. Et pour pouvoir l’être et le rester, il ne faut laisser aucun espace libre à une activité onirique dérangeante, qui parle des choses inassimilées, inassimilables, se rapportant à la mort, à l’intérieur d’un banal envahissant, à la fois tout et rien64.
62. Ibid., p. 16. 63. Ibid., p. 58. 64. Pat Hacket, sa secrétaire et collaboratrice responsable du Journal, note en 1987 : « Le vendredi 20 février, Andy a été admis au service des urgences du New York Hospital. Le samedi, sa vésicule lui a été retirée. Il a semblé bien se remettre de l’opération – il a regardé la télévision et téléphoné à des amis. Mais tôt le dimanche matin, pour des raisons demeurées litigeuses, il est décédé. » A. Warhol, Journal, op. cit., pp. 792-3. À l’âge de 59 ans, mort guéri ?
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Table des matières Avant-propos ............................................................................
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Chapitre I Une nouvelle perspective théorique – La psychosomatique relationnelle................................................................................ 11 Chapitre II Pathologie et création ................................................................. 29 Chapitre III Rêve et pathologie organique – À propos des Discours sacrés d’Aelius Aristide (IIe siècle)........................................................ 61 Chapitre IV Travailler avec l’impasse ........................................................... 85 Chapitre V Andy Warhol et l’esthétique du banal ........................................ 159 Bibliographie ............................................................................ 187
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