La presse et l'événement: Recueil de travaux [Reprint 2020 ed.] 9783111551692, 9783111182223


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French Pages 181 [184] Year 1973

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La presse et l'événement: Recueil de travaux [Reprint 2020 ed.]
 9783111551692, 9783111182223

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La presse et l'événement

PUBLICATIONS DE LA MAISON DES SCIENCES DE L'HOMME DE BORDEAUX

Travaux et recherches du Centre d'Etudes de Presse

MOUTON - PARIS - LA HAYE

La presse et l'événement Recueil de travaux publiés sous la direction de André-Jean Tudesq avec la collaboration de François Amédro, Francis Conte, Jean-Claude Drouin, Robert Escarpit, Raymond Gélibert, Michel Hausser, Jean Oulif, Monique Paris, André-Jean Tudesq

MOUTON - PARIS - LA HAYE

Ouvrage publié avec le concours de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes VI' Section : Sciences Economiques et Sociales

Library of Congress Catalog Card Number : 72-94040 © 1973 Ecole Pratique des Hautes Etudes and Mouton & Co Couverture par Jurriaan Schrofer Printed in France

Table des matières

Avant-propos, par André-Jean TUDESQ

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Première partie André-Jean TUDESQ, La presse et l'événement Raymond GELIBERT, Philosophie de l'événement Intervention de Robert ESCARPIT

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Deuxième partie Jean OULIF, L'événement à travers les sondages d'opinion . .

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Troisième partie D'ETUDES DE PRESSE, Trois quotidiens français l'Humanité, devant le voyage d'Apollo xi : l'Aurore, le Monde François AMEDRO, Le débarquement sur la Lune vu par le journal Sud-Ouest Jean-Claude DROUIN, Les aspects traditionalistes dans la presse française d'extrême-droite à propos d'Apollo xi .. Francis CONTE, La presse soviétique et le premier débarquement américain sur la Lune Monique PARIS, L'exploit Apollo xi vu par la presse italienne CENTRE

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Quatrième partie Michel HAUSSER, L'énonciation de L'événement

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Les collaborateurs du volume

François AMEDRO, secrétaire-général de la rédaction du quotidien Sud-Ouest, Bordeaux. Francis CONTE, maître-assistant à l'Université de Bordeaux i n (Institut d'Etudes Slaves). Jean-Claude DROUIN, maître-assistant à l'Université de Bordeaux i n (histoire contemporaine). Robert ESCARPIT, professeur à l'Université de Bordeaux, directeur de l'Institut de Littérature et de Techniques artistiques de Masse. Raymond GELIBERT, chargé d'enseignement à l'Université de Bordeaux n i (philosophie morale). Michel HAUSSER, chargé d'enseignement à l'Université de Bordeaux n i (langue et littérature française). Jean OULIF, chef du Service des Etudes d'Opinion de l'ORTF, Paris. Monique PARIS, assistante à l'Université de Bordeaux n i (italien). André-Jean TUDESQ, professeur à l'Université de Bordeaux m , directeur du Centre d'Etudes de Presse.

Ayant «propos

La presse se nourrit d'événements, mais c'est aussi la presse qui parfois donne au fait divers la dimension d'événement. Le Centre d'Etudes de Presse de l'Université de Bordeaux n i avait choisi comme thème d'étude « la presse et l'événement » pendant l'année 1971-1972. Certains aspects seulement des problèmes soulevés par cette question ont été abordés, en fonction des différentes orientations de recherches des participants. Cette publication dont nous ne sous-estimons pas les lacunes, comporte une partie théorique contenant l'analyse de l'événement ou des rapports de la presse et de l'événement sous différentes perspectives ; celles de l'historien, du philosophe, celle aussi des spécialistes des sondages d'opinion. Mais les études de presse doivent dépasser le niveau de la théorie, avant même que celle-ci soit entièrement établie. C'est pourquoi nous avions mis à l'étude un cas précis des réactions de la presse écrite devant un événement dont l'originalité et l'universalité étaient évidentes : le premier voyage de cosmonautes sur la Lune ; notre propos n'était pas d'apporter une contribution supplémentaire à la connaissance de ce voyage, mais d'utiliser cet événement comme « réflecteur ». Les analyses portent sur la presse quotidienne française surtout et sur deux cas de presse étrangère. Différents types de presse écrite ont été analysés, aussi leur comparaison est difficile. Mais qu'il s'agisse de presse quotidienne ou hebdomadaire, de journal de grande information ou d'organe d'une opinion bien tranchée, qu'il s'agisse de l'étude de la place réservée, du contenu ou de l'énonciation de l'événement, c'est en fonction des caractères propres à chaque journal ou à chaque organe qu'est présenté l'événement. L'événement choisi présentait aussi l'avantage de poser inévitablement le problème de la télévision et de la radio et nous avons ainsi retrouvé le problème de la crise ou des mutations de la presse écrite en face des moyens audio-visuels d'information qui n'avaient pas été retenus, en tant que tels, dans notre enquête.

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Avant-propos

Sans réduire l'importance, primordiale, de la radio et de la télévision dans le cas retenu, il semble que la presse écrite — précisément parce qu'elle se trouvait en état d'infériorité (au moins apparente) dans l'exemple choisi — retrouve une de ses fonctions les plus utiles ; il ne suffit pas d'écouter et de voir, il faut aussi comprendre. Il faudrait des études plus nombreuses et plus diversifiées pour tirer des conclusions valables ; mais il faut commencer par multiplier les analyses. Il ne semble pas qu'en Europe — et plus particulièrement en France — les rapports entre l'écrit et l'audio-visuel soient ou doivent être nécessairement fondés sur un antagonisme radical ; il y a là un vaste champ d'analyse pour les études de presse. André-Jean

TUDESQ

André-Jean Tudesq

La presse et l'événement

La présentation du thème d'étude de cette année nécessite une triple approche : les points de vue respectifs de l'historien, du philosophe et du psycho-sociologue ne comporteront pas nécessairement que des éléments communs. Pour qu'un débat puisse ensuite s'instaurer, je limiterai le plus possible ce schéma d'introduction1. Ce n'est que sous le signe du relatif que peut être tentée une délimitation historique de la presse et de l'événement en raison de la relativité de la connaissance historique, de l'information donnée par la presse, de l'existence même de l'événement. Deux remarques préalables s'imposent : l'événement tel que la presse le présente est distinct de l'événement historique dont l'importance n'est souvent perçue que longtemps après son déroulement. Combien de Français ont entendu, le 18 juin 1940, l'appel du général de Gaulle qui a introduit une influence dominante sur la société française depuis cette époque ; inversement, la mort du général de Gaulle, le 9 novembre 1970, alors qu'il s'était déjà écarté de la vie politique, est un événement qui a retenu en priorité l'attention des journaux français pendant plusieurs jours. Evénement historique et événement retenu par la presse n'en présentent pas moins des éléments communs ; ils se datent et se localisent avec précision, ils se situent dans un temps très court (quelques heures, tout au plus quelques jours) ; au moins pour leur déroulement, leurs conséquences par contre peuvent durer très longtemps. Mais là apparaît un deuxième caractère de l'événement, 1. Cf. numéro 18 de la revue Communication consacré à « l'Evénement », 1972. Cf. en particulier E. Morin « Le retour de l'événement ». Ce numéro a été publié après le choix par notre Centre de La presse et l'événement comme thème d'étude. Cette coïncidence marque l'intérêt à nouveau porté à « l'événement », que l'étude dominante des structures dans les sciences humaines avait sous-estimé au cours des dix ou vingt dernières années. R. Bastide, « Sociologie de la connaissance de l'événement » in : G. Balandier (éd.), Hommage à Georges Gurvitch. J. Gritti, L'événement : Technique d'analyse de l'actualité, 1961.

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il existe par rapport à l'homme ; une catastrophe naturelle (éruption volcanique, tremblement de terre...) n'est un événement que dans la mesure où les hommes en sont les victimes. Il y a là un élément de subjectivité que l'on retrouve dans tout événement : c'est moins par la réalité que par son apparence que se définit l'événement. Certaines réalités s'imposent à la presse, souvent des réalités marquées par des violences, des tensions, des ruptures dans la continuité quotidienne : ainsi une guerre, une révolution, un changement de souverain ou de chef d'Etat ; d'autres réalités n'apparaissent comme des événements que parce que la presse les constituent comme tels. C'est le cas par exemple d'une rencontre de chefs d'Etats, d'un vote parlementaire, d'une fusion de grandes sociétés industrielles, de l'inauguration d'une autoroute... Cette subjectivité provoque une ambiguïté dans ce que la presse appelle événement ; même les événements mondiaux (j'entends par là ceux qui sont annoncés simultanément par les radiotélévisions et les journaux des principaux Etats) sont diversement appréciés ; ce qui fait figure d'événement au Japon par exemple apparaît comme un fait divers dans la presse française et inversement. D'autre part, ce qui apparaît un événement à Bordeaux (la construction d'un nouveau pont, la constitution de la communauté urbaine) n'est qu'un fait divers pour la presse parisienne, si elle en parle. Relativité géographique, mais aussi relativité sociologique ; lorsqu'un qualificatif est ajouté : un événement, théâtral, sportif, scientifique ou diplomatique par exemple c'est que la réalité ainsi présentée n'apparaît un événement qu'à une catégorie nettement définie et minoritaire de l'opinion. La multiplication des moyens d'information, du volume des informations, du public qui les reçoit, a centuplé le nombre d'événements à notre époque, modifiant par là même la nature de l'événement, jadis exceptionnel aujourd'hui quotidien : de nombreux journaux ou périodiques ont appelé une rubrique, l'événement du jour ou de la semaine ou du mois 2.

2. Des journaux ont pris pour titre L'événement à la Rochelle en 1870, à Caen en 1868, à Rennes en 1903. Mais le plus connu est celui qu'inspire Victor Hugo en 1848. Dans le numéro spécial 30-31 juillet de ce dernier journal, un article en page 3 s'intitule « vin mot sur notre titre » ; on peut y lire : « Les inventions se multiplient, l'industrie se perfectionne, la science change de face, on découvre une étoile, un grand poète publie un chef-d'œuvre qui fit la France universelle et qui la fera éternelle, qu'importe ; il appartient à la presse de marquer aux faits leur place véritable. Elle doit les échelonner selon leur importance propre, dégager sous la popularité momentanée et superficielle la vraie et solide valeur et donner dès à présent aux choses l'attitude qu'elles auront dans l'histoire ». Après avoir regretté que l'événement politique et parisien domine encore

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Mais la presse a aussi changé d'attitude en changeant de technique ; plus une information était rapidement transmise, plus elle enregistrait d'événements. Alors qu'elle commentait et expliquait l'événement (c'est-à-dire l'intégrait dans une opinion), à l'époque où un événement n'était diffusé par le journal qu'après son déroulement, l'information instantanée de la presse d'aujourd'hui provoque la constitution de l'événement (je ne dis pas la création) et parfois le choc en retour des réactions d'une opinion sensibilisée provoque un événement plus important que celui qui a mobilisé l'opinion Ainsi les rapports entre la presse et l'événement se sont-ils modifiés en même temps que se modifiaient les éléments mêmes de ces rapports. L'événement avant la grande presse d'information

On peut considérer une première période commençant au xviii* siècle et se poursuivant jusqu'aux alentours de 188Q. Certes la presse connaît une évolution marquée par une périodicité plus fréquente, une diffusion plus abondante, une information plus rapidement transmise et plus diversifiée ; son existence est dominée par des conditions juridiques et politiques, son statut l'amène, pour la France, après bien des fluctuations, du régime de la censure à la loi de juillet 1881 qui assure la liberté de la presse. L'événement correspond aussi à des réalités de plus en plus diverses ; il n'est perçu que par une minorité car l'opinion publique reste limitée à quelques milliers puis à quelques dizaines de milliers de personnes en France jusqu'à la proclamation du suffrage universel en 1848 ; minorité culturelle et sociale pour qui l'événement se définit par ce qui touche les catégories dirigeantes. La connaissance de l'événement est un privilège des dirigeants. Pour la grande masse de la population l'avenir ne se conçoit pas différemment du passé, il n'y a pas de place pour l'événement ou plutôt, les moyens de transmission, d'information restent essentiellement oraux ; qu'il s'agisse de la rumeur souvent déformante de la réalité, du prône dominical longtemps le seul élément de liaison entre la vie locale et la vie nationale. Pour la majeure partie

dans la presse, le journaliste espère que bientôt « l'événement, ce ne sera plus le complot, l'émeute, le martyre de l'archevêque, ce sera la découverte utile ou glorieuse, l'exposition des peintres et de l'industrie, l'apparition d'un beau livre, le procès célèbre, l'éruption quelconque de la pensée ou de la passion de l'homme ».

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de la population il n'y a d'événement que local ; une réalité n'est donc un événement que pour un petit nombre de personnes et n'est pas retenu par la presse. La presse ne retransmet le récit de l'événement qu'avec retard ; une journée révolutionnaire à Paris n'est indiquée dans un journal de Bordeaux ou de Marseille que trois, quatre ou cinq jours plus tard. Mais la presse a un quasi-monopole de l'information ; en la commentant elle l'intègre dans un courant d'opinion. L'exploitation de l'événement est plus importante que le récit ; or le même événement entraîne des attitudes différentes selon les traditions ou les structures dans lesquelles le replongent des opinions exprimant des idéologies différentes. Ainsi s'explique la vigueur des campagnes de presse lorsque celle-ci connaît un régime relativement libéral comme ce fut le cas au début de l'époque révolutionnaire, de 1789 à 1792 ou sous la monarchie de Juillet. Un incident mineur comme l'affaire Pritchard (l'expulsion de Tahiti d'un Anglais à la fois missionnaire et consul) devint une affaire diplomatique. L'événement de presse prend ses caractères à cette époque ; il n'apparaît pas sous vin aspect uniforme, mais la répétition des articles sur un même sujet sert à en révéler l'existence au lecteur. L'événement se distingue à cette époque du fait divers par le commentaire du journal et aussi par sa rareté. Quelle est la typologie de l'événement dans la presse du milieu du xix" siècle. Il se définit : — par la notabilité des personnes qu'il concerne (souverains, chefs militaires ou spirituels) ; — par la prépondérance de l'événement politique ; — par l'intérêt réel ou supposé des lecteurs au récit de l'événement lorsque celui-ci concerne un pays étranger. Il faudrait aussi se demander où se trouve l'information sur l'événement ; en première page mais aussi dans la chronique boursière à une époque où le lecteur est le plus souvent un bourgeois. En réalité, le commentaire fait l'événement : les longs commentaires contribuent à réduire le nombre d'événements présenté.

L'événement et la grande presse d'information A partir de 1880 et jusqu'à la deuxième guerre mondiale, la grande presse d'information devient la principale source de connaissance des événements ainsi que la principale expression de l'opinion publique. L'instruction est plus répandue, la vie politique plus active, les informations sont plus rapidement transmises ; la formation d'opi-

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nions et de partis au niveau national permet de sensibiliser un plus large public à des événements exploités à des fins idéologiques ou partisanes. Il ne suffit plus à la presse de commenter l'événement qui s'impose à elle, elle va à sa recherche ; c'est l'époque des grands reporters et des rédacteurs choisissant dans l'actualité ce qui devient un événement. C'est aussi l'époque où la presse est sinon la plus vénale, du moins la plus accessible aux pressions financières aux formes multiples. Ce fut à coup de subsides et de fonds secrets que les journaux parisiens firent du voyage du tsar un événement en 1896. La plus grande intensité des relations internationales, la plus grande fréquence des modifications, l'accélération du progrès technique et scientifique multiplient les phénomènes de tension, de rupture ou seulement de changement. Ainsi l'évolution de la notion d'événement suit l'évolution de la société ; d'une part la démocratisation de la vie politique contribue à une plus grande politisation de l'événement ; c'est-à-dire à l'explication de l'événement en fonction d'une idéologie : d'autre part, le développement de l'urbanisme et la mécanisation plus poussée de la vie quotidienne tendent à étendre la notion d'événement à des faits techniques, économiques, scientifiques ; ainsi les progrès de l'automobile, puis du cinéma, de l'avion, de la radio, etc., sont-ils jalonnés d'événements, et cela d'autant plus que ces progrès se déroulent dans des pays différents, à une époque où les sentiments nationaux sont aisément remués. Le fait divers devient événement soit que la presse en donne une explication plus qu'une description, soit que les lecteurs y portent un intérêt qui en fait un événement. L'événement n'est peut-être plus toujours de la même nature (ce qui est matière à discussion) ; mais c'est surtout la presse et un public élargi qui ont changé. La notion d'événement est toujours anthropocentrique, mais désormais l'événement est d'abord ressenti. A la société stable, perturbée par l'événement, a succédé une société en évolution qui attend l'événement (sans le connaître) et attend de lui un avenir espéré toujours meilleur. La présentation du journal change, surtout celle des quotidiens à gros tirages. Cette presse d'information (par opposition à la presse d'opinion qui subsiste et évolue elle aussi) multiplie les événements plus qu'elle ne les commente ; un événement chasse l'autre. Il s'agit d'une presse à sensation, presse plus « visuelle » qu'intellectuelle ; journaux vendus au numéro, souvent à la criée ; alors que la presse d'opinion était une presse d'abonnés. Cette usure de l'événement est illustrée par exemple par les voyages de Tsar

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ou de Président de la République scellant l'Alliance franco-russe. Des analyses faites par Jacques Kayser il résulte que le pourcentage, moyen par rapport à la surface totale du journal, de la surface consacrée au voyage de Nicolas II en 1896 était de 50 %, dans le Petit Parisien, de 27 % pour le voyage de Félix Faure en 1897, de 48 % pour celui de Nicolas n en 1901, 13 % pour celui de Loubet et 5 °/o pour celui de Poincaré en 1914. Pour le Temps, les pourcentages sont 45 °/o, puis 34 °/o pour les deux voyages du Tsar à Paris et pour les voyages d'un Président de la République 25 °/o, 12 %, 7 °/o. Pour le Progrès de Lyon, 45 puis 25 % pour le Tsar, 28 puis 10, puis 2 °/o pour les voyages présidentiels 3 . Il s'agit là d'un type d'événement qui occupe moins l'attention en se répétant. Il faudrait aussi considérer, au cours de la période, l'événement caché au public par un autre événement important grossi ou, à la limite, fabriqué ; ce serait utile surtout pour l'étude de la presse des régimes totalitaires. Plus tard, le Petit Parisien et surtout après 1930, Paris-Soir, suscitent le lecteur éventuel en appelant son attention par un gros titre, ou par une illustration. C'est au cours de la période entre les deux guerres mondiales que la présentation de l'événement prend sa forme contemporaine dans la presse écrite, avec l'illustration, le titrage différencié. Je renverrai sur ce point à la définition que donne Edgar Morin dans son livre La rumeur d'Orléans : « L'événement doit être conçu en premier chef comme une information, c'est-à-dire un élément nouveau qui fait irruption dans le système social. » Evénement et communications de masse Depuis la deuxième guerre mondiale, à quelques années près, les pays du monde occidental (et donc la France) vivent à l'heure des mass media. Aux caractères nouveaux de la communication, correspond une définition en partie nouvelle de l'événement. Aux événements spontanés s'ajoutent de plus en plus les événements attendus ou provoqués : — La radio et la télévision donnent une information instantanée sur l'événement. Le premier voyage des cosmonautes sur la Lune a été un événement à la fois par les progrès scientifiques et plus particulièrement électroniques qu'il révélait et par la communication instantanée du son et de l'image de la Lune à la Terre, et, 3. Jacques Kayser, De Kronstadt à Khrouchtchev, 1891-1960 (collection Kiosque, 1962).

voyages

franco-russes

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sur Terre, de la NASA au reste de la planète. Nous reviendrons dans d'autres séances sur cet événement qui a été choisi précisément pour illustrer le problème de la presse et de l'événement à la fois parce qu'il permet des comparaisons entre différentes presses nationales et parce qu'il pose le problème des rapports entre les différents moyens de communication (presse, radio, télévision). La multiplication des événements se manifeste sous trois aspects : — La rapidité d'information accélère la présentation des événements et leur usure dans la presse au bout d'un nombre de jours variable ; la réaction de l'opinion à l'information sur l'événement réagit désormais sur l'événement lui-même. — Cette rapidité élargit au niveau mondial la zone d'information avec des degrés très variables d'implications pour le lecteur ; il existe une opinion mondiale, mais en même temps persiste par exemple en France une opinion nationale au sein de laquelle se manifestent diverses opinions régionales ou socio-professionnelles. — Il s'est produit aussi une plus grande diversification de l'événement de plus en plus étendu au fait technique, au fait sportif, au fait économique, au fait divers, parce qu'il y a eu socialisation successive des différents aspects de la vie privée. L'événement politique lui-même s'est transformé en récit anecdotique ou en fait divers, en même temps que le fait divers partageait avec lui la première page des quotidiens de plus forts tirages à Paris ou en province. En effet, l'information de masse, en vue de rendre accessible au plus grand nombre de lecteurs ou d'auditeurs la connaissance et l'interprétation de l'événement, présente l'événement (y compris les types traditionnels et politiques d'événement) selon une formule proche de la présentation du fait divers : l'étude des titres de la première page de France-Soir permet de comparer le traitement privilégié réservé, selon les jours, à un événement politique ou à un fait de la vie quotidienne. Les événements présentés par les mass media n'ont pas nécessairement une signification profonde pour ceux qui en sont informés ; ils se situent davantage sur le plan de la distraction, au niveau de l'implication individuelle du lecteur, de l'auditeur ou du spectateur. Dans ces conditions, la description de l'événement fait appel à la fois à des valeurs culturelles et à des valeurs émotionnelles, au rationnel et à l'imaginaire. Le principal caractère de l'événement dans la presse d'aujourd'hui est d'être spectaculaire ; qu'il s'agisse de la photo ou de la description dans la presse écrite, de l'image à la télévision ; le spectaculaire, l'instantané, l'image s'impose au public sans donner, nécessairement, le reflet le plus exact de la réalité. Les techniques les plus modernes de représentation de la vie permettent aussi les

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présentations les plus partisanes sinon les plus fallacieuses. Car devant l'événement vécu, il y a une diversité d'attitudes de l'observateur et de la presse en fonction des diverses idéologies, des diverses traditions, des diverses structures de la presse aussi ; or, cette diversité est une constante dans l'histoire de la presse. Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'importance d'un événement peut s'effacer devant les répercussions de la diffusion de cet événement ; la dépêche d'Ems, à l'origine immédiate de la guerre de 1870 en est un exemple. Ce qui est nouveau, c'est que la densité des informations (qui ne sont plus ralenties par le rôle d'amortisseur et de filtre, joué longtemps par le temps et l'espace) apporte une multitude d'événements remettant sans cesse en question l'équilibre de l'opinion individuelle ou publique ; l'attitude et l'évolution des attitudes devant les relations d'Israël et des pays arabes en donneraient un exemple, qu'il s'agisse d'un événement qui s'impose à l'opinion, ou d'un événement sur lequel la presse attire l'attention de l'opinion, il y a toujours la différence déjà relevée par Kant, pour qui le monde n'est pas connu tel qu'il est mais tel qu'il paraît aux hommes. Or l'image de la réalité est chargée de résonances idéologiques qui sont pour une bonne part des résonances historiques, et c'est de là que viennent les divergences sur le contenu, la présentation, la signification d'un même événement dans la presse. J'ai essayé de montrer qu'il y avait une évolution simultanée de la presse et de la notion d'événement ; l'historiographie contemporaine a établi une distinction d'abord nécessaire mais ensuite excessive entre événement et ce que l'on a appelé, peut-être abusivement, structure ; il faut maintenant réintégrer l'un dans l'autre ; mais cette relation du quotidien et du durable, du nouveau et du permanent, c'est précisément dans la presse qu'on la trouve exprimée : l'étude de presse doit permettre de distinguer l'un de l'autre en utilisant des méthodes différentes puisque l'événement présenté dans la presse est à la fois récit ou dénotation utilisant des signes, un langage, et résonance, connotation le rattachant à un environnement qui est à la fois historique, social, psychologique. La presse ne fait pas l'événement mais on ne peut pas dire non plus que la presse enregistre seulement l'événement ; elle informe de l'événement, c'est-à-dire qu'elle met en forme ; la presse, depuis qu'elle existe, n'a pas mis en forme tous les événements considérés depuis comme historiques (considération par ailleurs hautement subjective) et tous les événements qu'elle a mis en forme n'ont pas été considérés comme historiques. C'est là une évidence qui doit seulement nous confirmer dans la relativité de l'information ; relativité mais néanmoins réalité et c'est précisément parce que la presse et les événements dont elle informe l'homme contemporain

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sont des réalités qui le conditionnent que cette analyse trouve sa justification ; l'ampleur des communications nécessite une maîtrise de l'information et je terminerai en vous rappelant une parole de Pierre-Henri Simon : « La culture n'est plus que chez quelques spécialistes la connaissance de l'antique, elle est devenue généralement, conscience de l'actuel [...] la culture comme conscience de l'actuel, c'est l'information.

Raymond Gélibert

Philosophie de l'événement {Modernité et traditionalité

historiques)

La presse prétend « coller » à l'événement, à l'actualité, enregistrer et élucider « l'histoire qui se fait ». Encore faut-il qu'il y ait une histoire, que quelque chose s'y passe, qu'elle soit faite d'événements réels ; ou, si on l'accorde, qu'elle se fasse vraiment, dans un déroulement inédit qu'il importe avant toute chose de fixer. On brise par là l'alternative qui a dominé la pensée historique jusqu'à l'avènement de la mentalité positive, avant donc qu'il soit question par exemple de collecter, présenter et diffuser des informations — le plus d'informations possible ! — et cela car on ne pouvait pour les raisons opposées en ressentir le besoin. Il est inutile en effet de multiplier les perspectives sur un devenir dont on connaît par avance la loi, l'origine et la fin. Le « fait divers », le singulier en tant que tel, sans compter le pittoresque, l'étrange et l'anormal sont alors à négliger absolument au bénéfice de l'exemplaire, du normal, du significatif, du révélateur. Et on s'intéressera encore moins, s'il se peut, à une pâture aussi vulgaire que l'actualité si l'on estime qu'il n'y a rien au delà, que rien ne se cache derrière ce qui déjà par soi-même n'est rien, si l'on croit que l'histoire n'est révélatrice d'aucun sens. Ainsi, selon le premier terme de l'alternative, il y a une histoire, c'est-à-dire un devenir, un déroulement réel dans le temps, mais le sens véritable de ce qui apparaît dans le temps n'appartient pas au temps mais à l'éternité. La réalité de l'événement n'est que celle d'une apparence, d'un phénomène, de telle sorte que le rôle de la pensée mise en face d'un événement est de remonter par-delà le temps à la réalité supérieure dont il constitue la manifestation. En tant que tel l'événement est inintelligible et tout est de savoir lire dans le relatif l'absolu qu'il révèle. Même si l'on accorde, ce qui n'est pas toujours le cas, que le sens de l'histoire ne peut se découvrir ailleurs que dans l'histoire, dès lors qu'on l'y découvre il apparaît comme lui étant radicalement transcendant. L'histoire est rigoureusement dénuée de sens, rétor-

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Gélibert

quera-t-on alors, il n'y a pas plus à lui chercher un sens transcendant qu'un sens immanent. L'événement constitue bien une apparence, mais une apparence pure, ce qui est dire qu'il n'y a rien au delà de l'apparence immédiate, pour autant qu'on la scrute, qu'une autre apparence aussi inconsistante qu'elle. Le devenir ne saurait révéler rien d'autre que lui-même car il n'est rien par lui-même, car il est une illusion. Les phénomènes changeants qu'on s'épuiserait en vain à fixer et à déchiffrer ne sont pas tissés sur un fond d'Etre mais sur un fond de Néant. Ils peuvent engendrer l'illusion d'une réalité sous-jacente, mais le rôle de la réflexion est de dissiper cette illusion. I Il sera peut-être plus clair de commencer par cette deuxième perspective. On connaît les thèmes sceptiques du songe et du théâtre. Bornons-nous à ce dernier. Epictète écrit : « Souviens-toi que tu es l'acteur d'un drame que l'auteur veut tel[...]. Ton affaire c'est de jouer correctement le personnage qui t'a été confié ; quant à le choisir, c'est celle d'un autre. » 1 Toutefois, comme pour un stoïcien, le choix opéré pour nous par le Destin ne peut être que juste et sage, bien qu'il ne nous appartienne que de jouer, si nous jouons comme il convient, nous ne laisserons pas de participer en même temps selon nos forces à la Sagesse qui a conçu notre rôle. Si nous « jouons le jeu », la Justice éternelle qui gouverne toute chose ne laisse pas de se réaliser aussi en quelque manière par nous. Mais dans une perspective sceptique il faut concevoir un drame qui n'a pas originellement de sens. Le meilleur des acteurs ne saurait alors évidemment lui en conférer un, la perfection éventuelle du jeu rendant au contraire plus manifeste l'absurdité du rôle : « La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre acteur/ Qui se pavane et de démène pour son heure sur la scène / Et puis qu'on n'entend plus ; c'est une histoire/ Contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur/ Ne signifiant rien. »2 — « C'est ainsi que se continuent sans cesse la grande et la petite histoire du monde, lutte où il est fort indifférent de savoir si c'est un enjeu de noix ou de couronnes qui met en mouvement tant de combattants. On finira enfin par découvrir qu'il en est du monde comme des drames de Gozzi ; ce sont toujours les mêmes personnages qui paraissent, ils ont les mêmes passions et le même sort ; les motifs et les 1. Manuel, XVII, trad. J. Pépin, 1962. 2. Macbeth, V, 5.

Philosophie de

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événements varient, il est vrai, dans les différentes pièces, mais l'esprit des événements est le même ; les personnages de chaque pièce ne savent rien non plus de ce qui s'est passé dans les précédentes où ils avaient pourtant déjà leur rôle ; voilà pourquoi, malgré toute l'expérience qu'il aurait dû acquérir dans les pièces précédentes, Pantalon n'est ni plus habile ni plus généreux, Tartaglia n'a pas plus de conscience, ni Brighella plus de courage ni Colombine plus de moralité. » 3 Comme le résume le même auteur, aliter sed eadem, ou encore selon la formule d'Alphonse Karr « plus ça change et plus c'est la même chose ». Sous l'apparence de commencements, l'histoire n'est qu'un « éternel recommencement ». Elle ne saurait être susceptible ni de progrès ni de décadence. Les choses ne peuvent empirer pour la raison même qu'elles ne peuvent s'améliorer. Et si elles n'empirent pas plus qu'elles ne s'améliorent, c'est qu'elles n'évoluent pas ; si l'histoire ne recule pas plus qu'elle n'avance, c'est qu'elle ne bouge pas ; si elle ne bouge pas, c'est qu'elle n'existe pas, qu'elle constitue une apparence illusoire. Qu'on dise alors ou qu'il n'y a pas — réellement — d'événements, que rien n'arrive parce que tout se répète, partout et toujours, sous des habillements différents, ou au contraire que tout arrive parce que rien ne saurait rester un seul instant dans le même état, les événements étant appelés à se succéder dans un flux perpétuel, et l'on aura simplement utilisé les ressources opposées du langage pour signifier la même thèse qui est celle de l'inanité de l'histoire. Rien n'arrive : « rien arrive » écrit Beckett, sans la semi-négation, en transposant le nothing happens anglais, c'est-à-dire « ce qui arrive c'est le rien ». Si donc quelque chose arrive, il se trouve par là-même que ce quelque chose n'est rien — rien de fondamentalement différent de ce qui le précédait, de la même manière qu'il sera remplacé à son tour par quelque autre chose qui, contrairement à l'apparence, n'en différera pas essentiellement. Ainsi c'est en vain que les personnages de la comedia dell' arte historique inventent sans fin de nouvelles scènes. Ils n'ajouteront jamais que de l'absurde à l'absurde, brodant sur un thème fondamental qu'aucun phantasme supplémentaire ne saurait rendre ni plus ni moins cohérent. Les combinaisons d'un kaléidoscope peuvent varier à l'infini, elles ne sont pas moins composées d'un nombre fixe d'éléments. Et on pourra donc aussi bien choisir de considérer l'extérieur du phénomène en faisant porter son regard sur le jeu indéfini des combinaisons, le chatoiement des apparences. Il 3. A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme trad. A. Burdeau - R. Roos, 1966, p. 237.

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deviendra vrai cette fois que tout arrive, que tout peut survenir, car tout est possible en effet dans le sublime comme dans l'horrible de la part de marionnettes en proie à l'illusion constamment renouvelée qu'elles font l'histoire, à moins qu'elles ne s'imaginent qu'elles sont faites par elle, que celle-ci soit censée agir par sa force propre ou comme instrument d'une force supérieure, Providence ou Nécessité. Toutes les civilisations qui se sont succédées n'ont-elles pas estimé qu'elles étaient non seulement absolument originales, mais encore supérieures à toutes les autres et donc qu'elles ne pourraient être dépassées, que la pérennité leur était acquise en vertu de leurs mérites exceptionnels ? Chaque époque, voire chaque génération n'a-t-elle pas prétendu rompre définitivement avec les erreurs du passé ? Quel est le personnage de quelque importance qui ne se soit cru investi d'une mission « historique », et appelé par là, éventuellement par le Ciel, à réussir où ses prédécesseurs avaient tous échoué ? A chaque fois ainsi l'illusion de l'originalité et celle, qui lui est liée, de la perdurabilité recommencent ; et à chaque fois, cependant, elles se trouvent aussi sûrement démenties mais sans que leur ressort se brise pour autant, sans que les hommes puissent jamais se lasser d'entreprendre et d'espérer, et comme si l'ambition se nourrissait au contraire de ses échecs successifs. Aussi, après s'être convaincu de la vanité d'un tel spectacle qui n'est varié qu'en apparence, ou qui l'est trop pour l'être réellement, le sage doit-il s'en détourner résolument. Du scepticisme c'est au pessimisme et, au delà du pessimisme, jusqu'au mysticisme qu'il faut aller dans cette voie, selon l'enseignement du Bouddha. C'est le néant qu'il faut apprendre à voir sans recours ni appel possibles sous le voile des phénomènes (bodhi est plutôt l'Eveil — à la vacuité universelle — que 1' « illumination » ; buddha = 1' « éveillé »). Le propre de ce voile c'est qu'il ne cache rien, et toute l'illusion consistant justement dans l'idée qu'il pourrait recouvrir quelque chose, dissimuler une quelconque réalité substantielle. L'illusion génératrice de toute l'agitation et de la misère humaines consiste ainsi à accorder un sens à ce qui ne saurait en avoir, à privilégier ce qui ne peut représenter qu'un moment évanescent du flux universel, et pour commencer sa propre personne. Il y a bien un absolu, mais il est rigoureusement ineffable, et il n'apparaît — il ne s'expérimente — que dans l'opération qui le discrimine et le nie inconditionnellement de ce devenir. Celui-ci apparaîtra corrélativement pour ce qu'il est en vérité, à savoir une « série », un « agrégat », une poussière inconsistante d'états eux-mêmes inconsistants : « tout est impermanent ». Le problème — indissolublement théorique et pratique — consiste à cesser de

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confondre l'océan avec les vagues qui l'agitent en surface. Quand le vent cesse de souffler il n'y a plus de vagues... Or il est t o u j o u r s possible de cesser d'aviver la flamme du désir et d'éteindre ainsi progressivement en soi la soif de l'existence et de l'action dans l'existence. Tout rentre alors dans l'ordre, dans la mesure tout au moins où ce stade la notion d'ordre garde un sens, car il ne faudrait surtout pas penser ici à la subsistance de quelque éternité supra-phénoménale, paradigmatique ou archétypale. S'il existait une réalité de cette nature celle-ci ne pourrait pas en effet ne pas conférer aux phénomènes, en vertu d'une participation qu'on s'efforçait en vain de concevoir comme la plus exténuée possible, cette part — aussi minimale qu'on veut — d'être qui, pour infime qu'elle soit, ne les empêcherait pas moins sûrement d'équivaloir au p u r néant. Mais ce serait déjà u n e amorce possible de l'autre alternative que nous avons annoncée et dont nous allons traiter maintenant. Posant la réalité empirique du devenir historique et au delà sa participation à une réalité transcendante qui le meut vers certaines fins, cette perspective est la thèse que le scepticisme que nous venons de caractériser constitue l'antithèse, la négation, et il eût donc été conforme à la logique de la considérer avant lui. Mais nous aurons procédé à l'inverse pour pouvoir aller plus vite. Il nous suffira en effet maintenant de nous exercer à voir en plein ce qui nous avait été présenté en creux, et il est certainement toujours plus facile de remplir que de creuser... Au delà encore, dans une troisième partie de notre exposé, il nous f a u d r a débouter à la fois l'affirmation et la négation, le dogmatisme et le scepticisme historiques.

Il De ce point de vue donc l'histoire a un sens, et quel sens, notamment, si sous son désordre apparent et ses vices provisoires elle n'est autre que la manifestation même de la volonté de Dieu, l'attente et la gestation du « Royaume » ! Il ne fait aucun doute qu'en dépit de l'humanisme de la Renaissance l'Occident chrétien n'est jamais parvenu jusqu'au xviii" siècle, jusqu'à la crise de YAufklärung, à dissocier nettement l'histoire profane de l'histoire sacrée, à interpréter le devenir historique en dehors d'une perspective eschatologique. Autant l'Eglise et, après la Réforme, les Eglises ont dû lutter contre la pathologie de cette croyance dans les sectes, condamner les diverses formes de l'illuminisme, autant évidemment elles ne pouvaient sans se renier renoncer à l'esprit

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du prophétisme et du messianisme. Sur ce plan c'est dès l'origine que le christianisme avait vigoureusement défendu contre la Gnose et le manichéisme ce qui constituait une implication nécessaire de son dogme fondamental. Ni ce monde ne pouvait être l'œuvre originelle d'un mauvais Principe, ni le bon Principe ne pouvait se révéler terminalement impuissant à le sauver dans son être. Aussi le christianisme devait-il croire simultanément à une origine et à une consommation divines de l'histoire. Originellement corrompue sans doute, celle-ci ne pouvait l'être irréversiblement puisque rachetée et au delà orientée vers sa gloire par l'Incarnation. Par là encore c'était rompre avec la conception cyclique du devenir qui avait été celle de l'hellénisme : non plus une histoire involuant irrémédiablement vers sa dissolution finale quitte à renaître ultérieurement du chaos pour connaître le même destin inévitablement malheureux et précaire, mais une histoire providentiellement conduite par surélévation progressive de ses fins vers une fin unique et consommatrice certes, mais qui constitue une apothéose en même temps qu'un terme, qui exprime une transfiguration et non une condamnation du temps. Ainsi l'idée d'un recommencement possible en un éternel retour de ce qui serait accompli, consacré, justifié tombait comme absurde, de même qu'il devenait inconcevable que la part non rédimée de la création, neutralisée, stérilisée à jamais sinon rétroactivement annihilée par le Jugement, pût conserver assez de puissance pour engendrer une nouvelle histoire malheureuse. Mais replaçons-nous à notre époque, au delà donc encore de \'Aufklärung et des philosophies de l'histoire du xix° siècle, toutes doctrines qui malgré leur opposition au christianisme (elles ont substitué un anthropocentrisme de plus en plus radical à son théocentrisme, jusqu'à 1' « anthropothéisme » — Maritain — la déification de l'homme) n'en ont pas moins hérité de lui sa croyance en un progrès de l'histoire — en la possibilité pour l'homme de connaître univoquement le sens de ce progrès comme en sa capacité propre d'œuvrer dans quelque praxis décisive pour sa réalisation (et disons immédiatement qu'il importera assez peu en effet que cette praxis se veuille exhaustivement substitutive du sacré si elle ne peut en fait que transférer au profane ce qu'elle lui enlève, si, comme dans le marxisme par exemple, elle sacralise spontanément le politique). Nous ne pourrons pas alors ne pas apercevoir une similitude profonde dans ce qui avait été ressenti comme incompatible absolument. De la dépréciation hellénique de la temporalité historique ou de sa réprobation inconditionnelle par les gnosticismes à une attente du « Règne à venir », à une foi dans les promesses surnaturelles de l'histoire qui mène à l'espérance eschatolo-

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gique, à la lecture passionnée des « signes du Temps », il faudra naturellement accorder la divergence irréductible des attitudes spirituelles. A plus forte raison, sur le même plan, l'incompatibilité sera-t-elle totale entre cette foi ardente et œuvrante et un nihilisme quiétiste comme celui du bouddhisme. Autant ce dernier dénoncerait comme illusoire de part en part l'espérance sur laquelle elle se fonde, autant bien sûr il encourrait d'elle l'accusation majeure de désespoir et de démission spirituelle. Toutefois, si le débat tourne ainsi autour de l'attitude qui est à adopter à l'égard de l'histoire, ce qui apparaît en tout état de cause est l'égal dogmatisme avec lequel celle-ci est d'abord considérée. Une méconnaissance totale de l'objectivité par des perspectives initialement trop pratiques pour problématiser si peu que ce soit leur domaine est ici le dénominateur commun des croyances. On se hâte trop de prendre parti devant l'histoire, que ce soit pour ou contre elle, avant de l'examiner pour elle-même ; de poser en fonction de l'histoire le problème de la sagesse, à moins que ce ne soit celui de son salut, avant de s'informer sur son contenu effectif. Le sceptique se convainc absolument qu'aujourd'hui ressemble à hier, de même que demain ressemblera à aujourd'hui, de telle sorte qu'il lui paraît nécessaire de s'abstraire une fois pour toutes d'un spectacle aussi décevant. Qu'en sait-il cependant, en termes de stricte objectivité ? Comment pourrait-il jamais s'assurer positivement que son examen est exhaustif et ainsi, par exemple, que demain, alors qu'il se sera emmuré dans le cocon de son indifférence, un événement radicalement nouveau ne surviendra pas sur la scène de l'histoire pour en modifier subitement le cours ? Et il est vrai que c'est d'un tel scrupule qu'excipe contre lui le chrétien dans son attention sans défaillance au devenir. Mais dans ce cas, le problème est de savoir si le préjugé d'un sens de l'histoire, dans la mesure où il s'agit toujours d'un préjugé, d'un a priori, ne conduit pas pratiquement au même résultat que celui de son absence de sens. La conviction préconçue d'un non-sens des choses interdit évidemment toute approche objective des phénomènes par défaut et carence de l'attention. Mais la prévention contraire ne l'entravera pas moins par excès et surmenage d'une capacité d'attention trop sollicitée de voir et de s'édifier pour qu'elle se plie aux conditions d'une observation sereine des événements et d'une transmission fidèle des témoignages. A force de fermer les yeux, le nihilisme ne verra plus rien en effet de ce qu'il veut ne pas voir, de ce qu'il aura décrété de tenir pour néant. Mais n'est-ce pas de son côté à force de les ouvrir sur ce qu'il présume être la manifestation d'une vérité suprême que le fidèle finira par voir ce qu'il espère voir, et cela seulement ? Ne doutons pas que dans les deux cas des faits — ce fait décisif, si

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l'on veut, qu'est l'absence de faits réels pour le nihiliste — ne puissent être invoqués en faveur de la théorie, de la croyance élue. Mais c'est qu'au départ elle les aura choisis, qu'ici une certaine sagesse, là une certaine inspiration auront décrété a priori des normes du réel et de l'irréel. En fait, quoi qu'il en soit des doctrines, c'est eu égard à ce que nous considérons comme l'objectivité historique, dans l'irréalité que nous nous trouvons toujours, dans des modes divers de celle-ci. Il est ainsi caractéristique que, de même que l'action historique du Bouddha n'apparaît qu'au travers de la bouddhologie primitive des rédacteurs du Canon, la figure et l'enseignement du Christ ne soient saisissables qu'à travers l'écran d'une première christologie (les Evangiles synoptiques étant déjà tributaires de la théologie personnelle de leurs rédacteurs). Une religion de l'Avènement et de la présence au monde ne paraît donc pas s'être originellement développée dans un climat moins anhistorique qu'une religion du renoncement au monde et de l'Eveil à l'intemporalité. Et qu'une considération de cet ordre puisse être étendue à la personne et à l'action d'un Socrate, dont on notera qu'à ce compte elles ne sont semblablement connaissables qu'au travers de socratologies primitives — ainsi le premier platonisme — n'en diminuera nullement la portée. Le contexte « éterniste » de l'hellénisme explique suffisamment la chose, comme le contexte à ce point de vue analogue de d'indianité explique l'obscurité des origines du bouddhisme, et le parallèle qui s'impose en définitive entre les trois conduit à la conclusion que la volonté « temporaliste » du christianisme ne laisse pas de souffrir d'une limitation semblable (et entendons par là pour lever toute équivoque de ce qui ne peut nous apparaître maintenant que comme une limitation). De la même manière, ce n'est pas parce que le christianisme opposera à la Gnose et au manichéisme sa croyance en l'historicité du salut qu'il se fera de l'histoire une conception plus positive qu'eux, une valorisation militante de l'histoire ne paraissant pas plus susceptible de conduire à une reconnaissance de la positivité historique que sa dépréciation mystique, et à vrai dire l'excluant semblablement. Cela n'est pas niable dans les limites du temps considéré. Mais il ne paraîtra pas davantage fondé de soutenir que la mentalité judéo-chrétienne devait néanmoins favoriser à terme cette reconnaissance, la produire historiquement. C'est un fait que c'est dans l'Occident chrétien et là seulement — non dans une culture orientale ou dans une culture « primitive » — que sont apparus au xvi* siècle l'esprit expérimental et au xviii" siècle l'esprit historique. Ce ne sera pas suffisant pour les considérer comme des avatars historiques ou des produits culturels de l'esprit judéo-chrétien, et

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estimer ainsi que l'Occident n'aurait jamais découvert les sciences de la nature et les sciences historiques s'il était devenu, par exemple, manichéen, c'est-à-dire s'il avait opté institutionnellement pour une spiritualité du type oriental. Il ne paraît pas possible en effet de caractériser globalement la culture occidentale comme historique par opposition aux cultures orientales et primitives, comme si la distinction héritée de Hegel des sociétés traditionnelles et des sociétés historiques comportait tant une signification permanente qu'une précision géographique absolue. Rappelons qu'elle a été encore mise en cause récemment par Balandier sur l'exemple des cultures primitives, qui est pourtant celui qui devrait lui être le plus favorable 4. Il est absolument certain que jusqu'au xix e siècle, jusqu'à la révolution industrielle, l'Occident n'a jamais connu une autre approche de l'histoire que traditionnelle — histoire de plus confondue en toute naïveté ethnocentrique avec son histoire, ce qui est un autre trait irrécusable de « primitivité » — tant il devait lui rester fondamentalement étranger qu'il pourrait être engagé dans un avenir indéterminé, tant il était entièrement acquis à la certitude que ce qu'il pouvait connaître de son passé lui permettrait en toute circonstance une prévision et donc une préparation suffisantes de son avenir. Car c'est par un sentiment de cette nature qu'il convient de définir la traditionalité ; c'est ce sentiment qui a empêché jusqu'à l'ère industrielle l'Européen d'avoir du futur, quelles que soient les différences qui séparent à tant d'égards leur culture respective, une conscience plus problématique qu'un Algonkin ou qu'un Dogon, conscience corrélative d'une assurance égale de son passé et d'un ancrage aussi ferme dans celui-ci. Vu des moyens d'information incomparables et aussi, après le Moyen Age, le décantage des mythes opéré par la pensée rationnelle, de son passé l'Européen connaissait certainement davantage que l'Amérindien ou l'Africain — et, nous ajouterons, que l'Asiatique — mais il faut comprendre qu'il ne pouvait le connaître et le ressentir autrement, et en conséquence que son attitude devant l'avenir ne pouvait être essentiellement différente. En ce qui concerne ce seuil de la révolution industrielle, on pourra remarquer que \'Aufklärung s'était déjà proposé de briser le magistère spirituel du christianisme et donc d'abattre ce qui constituait le rempart de la tradition. Or, quoique à bien des égards l'anthropocentrisme du xviii* siècle fasse évidemment figure de précurseur, il est encore plus frappant de considérer ce qu'il conserve de la mentalité préindustrielle, du climat du théocentrisme qu'il combat. Ainsi que nous l'avons dit, c'est une foi inébranlable en l'histoire, foi néces4. G. Balandier, Sens et puissance,

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sairement solidaire d'une compréhension supposée exhaustive de son sens, que les philosophes des Lumières ne laissent pas de partager avec leurs adversaires. Dès lors remplacer la croyance en une finalité en dernier ressort surnaturelle des choses par la croyance en leur « progrès naturel » — croyance allant d'ailleurs jusqu'à laisser subsister chez les adeptes de la religion naturelle l'idée d'une Providence — n'était pas dépasser l'attitude historique traditionnelle mais simplement la rationaliser. Le rationaliste n'hésite pas plus que le théologien sur ce qui lui paraît être le sens de l'histoire des sociétés et il n'escompte pas moins que lui son accomplissement finalement bienheureux. Mais la modernité historique ne commence que lorsque le doute vient frapper cet optimisme eschatologique, quelles que soient les justifications dont il s'entoure, lorsqu'une même cassure vient à la fois couper l'humanité de la certitude de son origine et lui boucher celle de son avenir. Après la révolution industrielle et après elle seulement, de par les mutations qu'elle provoque en elle de proche en proche sur tous les plans, l'humanité sait que son passé ne s'est pas prolongé organiquement dans son présent, et donc que son avenir ne sera pas absolument lisible dans celui-ci. L'Abbé Breuil disait que nous venons seulement de couper les dernières amarres qui nous rattachaient au néolithique... Et c'est alors que, ébranlée dans ses assises traditionnelles, c'est-à-dire brusquement arrachée à son histoire vécue, l'humanité renonce enfin à préjuger son sens pour accéder à une conscience pleinement historique qui dissocie radicalement son présent d'un passé et d'un avenir également inconnus. Nous sommes encore dans ce divorce les fils de ce divorce et nos fils en resteront les fils. Nous avons conscience désormais que nous ignorons le jeu des circonstances qui nous ont conduits à notre situation actuelle, et nous ne savons pas si nous parviendrons jamais à nous l'expliquer, ni même si en ce domaine la question peut avoir un sens. Aussi avons-nous cessé de célébrer sous une forme ou autre notre passé — de l'archétypiser, de le ritualiser, de le mythifier — pour l'explorer partes extra partes selon la positivité nécessairement limitative des sciences historiques — et préhistoriques — et il ne s'agira naturellement pas d'un hasard si c'est notre passé en tant qu'espèce que nous interrogeons à partir de la même époque selon la problématique nouvelle du transformisme. Comment pourrions-nous, corrélativement, nous assurer d'une espérance de perfection dont notre présent serait gros ? De la foi eschatologique la prévision tombe aux probabilités prospectives dont le moins qu'on puisse dire est qu'aucune d'elles n'autorise à longue échéance un optimisme inconditionnel. Il serait absolument chimérique d'escompter le progrès indéfini d'une quelconque forme de

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culture (« Nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles ») et nous ne pouvons même pas être assurés que notre espèce est appelée à suivre le cours normal de son évolution si, indépendamment même de l'éventualité d'un cataclysme nucléaire, il s'avère que certaines œuvres de civilisation elles-mêmes comportent des incidences qui sont biologiquement suicidaires (dégradation irréversible du milieu, dégénérescence génétique liée aux mécanismes de blocage de la sélection). Ainsi non seulement, livrés aux seules ressources de l'observation et du raisonnement, sommes-nous de toute manière contraints d'envisager l'échec terminal d'une histoire liée au devenir nécessairement limité d'une espèce donnée dans un milieu donné, mais encore, si nos craintes sur ce point s'avéraient fondées, nous faudrait-il renoncer à la satisfaction, déjà passablement relative, de concevoir que cette évolution pourrait connaître son accomplissement naturel. La signification des grandes philosophies de l'histoire du xix* siècle apparaît clairement en fonction de ce bouleversement de la conscience historique, ou plutôt de ce passage à une conscience explicite du même nom. Il faut évidemment les comprendre comme les symptômes d'une crise prodigieuse que, faute d'un recul suffisant, elles ne peuvent toutefois consentir à reconnaître dans son envergure totale. Tout se passe comme si, partiellement prisonniers des valeurs antérieures, Hegel, Comte et Marx s'évertuaient à conjurer ce qu'ils se trouvent par ailleurs historiquement contraints d'analyser. Nous nous bornerons à dégager cette ambiguïté dans le seul marxisme pour conclure rapidement sur ce point. Lénine présente le marxisme comme « le successeur légitime de tout ce que l'humanité a créé de meilleur au xix* siècle dans la philosophie allemande, dans l'économie politique anglaise et dans le socialisme français » 5 . Mais il faut certainement remonter bien plus haut que le xix" siècle dans la généalogie. Marx estime qu'on n'a pas découvert avant lui la clef du devenir historique, mais la conviction qu'il partage par là avec tous ses prédécesseurs, bourgeois ou non, est qu'il puisse exister une telle clef. Sa justification, qui participe encore de l'esprit eschatologique, est que l'histoire est enfin parvenue en un point où son sens devient transparent pour qui l'examine objectivement, alors que c'est la leçon diamétralement opposée qu'il convient de toute nécessité de tirer du contexte de la révolution industrielle. Si donc Marx « a eu le mérite de discerner que les sociétés modernes sont sans commune mesure avec celles du passé à cause du développement prodigieux des forces productives » 6 , il y a une distorsion complète dans le 5. Cité par P. Fougeyrollas, Le marxisme en question, 1959, p. 9. 6. R. Aron, Démocratie et totalitarisme, 1965, p. 368.

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marxisme entre cette reconnaissance objective d'une transformation radicale, d'une mutation, et l'ambition d'y lire tant, rétrospectivement, la signification de la totalité de l'histoire passée que, prophétiquement, celle de l'histoire à venir 7 . Le propre d'une mutation sociale est d'exclure encore plus qu'une mutation biologique ces deux possibilités. Ni prédéterminé, ni même déterminé selon la signification rigoureuse, et donc nécessairement restrictive, que comporte le terme dans le domaine physique, son présent n'était pas plus inscrit dans son passé qu'il ne permettra une anticipation absolument certaine de son avenir. Rappelons que ce qui caractérisera la modernité de la mentalité post-industrielle est le sentiment de cette double incertitude, qui n'est autre que celui de sa contingence absolue. Pour la première fois dans l'histoire la conscience sait que le sens de son histoire ne lui est pas donné, et que s'il ne lui est pas donné c'est qu'il n'est pas donnable, du moins globalement et catégoriquement. Par là l'assurance qui manque désormais à une humanité sortie de son sommeil historique est celle-là même que Marx persiste à lui attribuer quand il écrit qu'elle « ne se propose jamais que des tâches qu'elle peut remplir » 8 . La croyance que les objectifs qu'elle se fixe soient accessibles, que ses idéaux soient réalisables de cela seul qu'elle en ressente subjectivement la nécessité — vu qu'un tel sentiment serait l'indice, le « reflet » d'une nécessité à l'œuvre dans les choses — constitue simplement un avatar de l'ancienne illusion historique à laquelle tout lui commande de renoncer. Elle se trompera en effet, les faits lui infligeront le démenti le plus cruel toutes les fois qu'elle prétendra fonder ses volontés et justifier ses conduites sur un prétendu cours de l'histoire — consacrer la contingence de ses options dans l'inéluctabilité d'une évolution. Ce que Valéry condamnait dans la rétrospection historique 9 est justement ce que cette rétrospection, lorsqu'elle s'élève à la connaissance positive, à la rigueur scientifique, a pour résultat essentiel d'exclure : une pseudo-consécration dans le passé des croyances du présent. Quels que puissent être par ailleurs ses mérites, le communisme appartient donc à une mentalité révolue quand il se présente comme « l'énigme de l'histoire résolue » 10 ; il ne peut savoir « qu'il est cette solution » 1 1 sans s'accorder ce que la positivité moderne se voit justement contrainte de remettre en ques7. Ibid., p. 368 sq. ; Fougeyrollas, op. cit., p. 75-91. 8. Préface de la Critique de l'économie politique. 9. « Avant-propos » et « De l'histoire », in : Regards sur le monde actuel, 1945, p. 7 et 40. 10. Marx, Manuscrit de 1844. 11. Ibid.

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tion puisque, en termes hégéliano-marxistes derechef, elle est objectivement cette remise en question. Et c'est de ce point de vue central qu'il conviendra en fin de compte de juger la critique marxiste des « idéologies ». Le marxisme prétend constituer la première réflexion véritablement historique sur les sociétés en entreprenant la tâche d'objectiver comme autant d'alibis les valeurs idéales dans lesquelles elles prétendent se consacrer. Cela est vrai dans ce qu'il retient d'une prise de conscience historique objective. Cela est faux dans ce que, à l'instar de toutes les idéologies, il persiste à s'accorder le privilège d'une consécration de l'histoire, ce qui ne saurait pratiquement le condamner moins qu'elles à une anhistoricité de fait. Il ne peut être alors en même temps et sous le même rapport la science d'une histoire avec laquelle il prétend coincider, l'interférence nécessairement ruineuse de ces deux perspectives incompatibles engendrant notamment l'illusion renouvelée des pires dogmatismes de constituer une science indépassable. Aussi les deux « idées » fondamentales qui tissent l'illusion idéologique, le préjugé d'un savoir clos et celui d'une justification historique, se trouvent-elles transposées dans le point de vue qui prétendait les dépasser.

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Nous en arrivons ainsi à la mentalité positive du xx° siècle. En ce qui concerne le mot lui-même nous pourrions dégager une distorsion analogue chez Auguste Comte entre sa signification disons « positive » et le traitement qu'il faut bien qualifier de pré-positif qu'il lui inflige dans son système, dans le cadre du positivisme. Mais il est temps maintenant de conclure sur les problèmes de genèse. Et nous ne nous engagerons pas davantage dans une discussion sur l'origine de la positivité — dont on pourrait se demander, en gros, si elle est l'effet de la société industrielle ou sa cause — pour la considérer en elle-même. Il s'agit donc essentiellement d'une nouvelle vision historique, ou plutôt, si nos analyses précédentes sont exactes, de ce qui paraît constituer dans l'histoire une première vision pleinement historique de la réalité. Suzanne K. Langer en a donné dans son important ouvrage de 1948 une caractérisation vigoureuse et nous ne saurions mieux faire pour commencer que de lui céder la parole : « Ce n'est pas une meilleure connaissance de ce que sont les faits de l'histoire — cela n'est nullement en question — mais la passion de réunir sans préjugés toutes les indications objectives possibles sur des événements datés et localisés, sans aucune distorsion, hypothèse ou interprétation, la foi en l'accès-

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sibilité et la valeur du fait pur. [Tel est] l'idéal de la vérité qui a pu faire croire à toute la génération passée des historiens que c'est dans les archives en tant que telles que réside le salut. Or cet idéal est peut-être aussi extravagant que le pense Karl Becker quand il écrit : « Espérer trouver quelque chose sans le chercher, vouloir obtenir des réponses définitives à l'énigme de la vie en se refusant absolument à poser des questions est sûrement la forme la plus romantique de réalisme qu'on ait pu inventer, la tentative la plus étrange qui ait jamais été faite pour avoir quelque chose avec rien ». Il résume néanmoins toute l'attitude de ce puissant et assez terrible personnage qu'est l'homme moderne devant le monde : une soumission complète à ce qu'il conçoit comme « le fait brut et dur ». Troquer tout ce qui est fiction, croyance, construction systématique contre des faits sera sa valeur suprême. De là ses assauts périodiques visant à déboulonner les traditions religieuses et légendaires, sa satisfaction d'un réalisme strict en littérature, ses soupçons et son intolérance devant la poésie — et peut-être aussi, au niveau naïf et précritique de la mentalité commune, une passion pour les nouvelles, les nouvelles de toute espèce pourvu qu'elles se présentent bien comme telles, ce qui, assez paradoxalement, fait de nous les victimes toutes désignées des propagandes. Là où un âge ancien aurait largement jugé de la véracité d'un plaidoyer par référence à Dieu et au démon, selon qu'il se situe dans le bon ou dans le mauvais camp, nous professons de ne le prendre en considération que sur le seul mérite des faits allégués et nous rangeons au parti qui peut rassembler les plus impressionnants[...] Quant aux enfants du présent âge, ils ne connaissent pas d'autre mesure car le verdict du fait est devenu leur sens commun. Leur orientation inconsciente est empirique, circonstancielle et historique » 12. Il serait certainement difficile de contester l'exactitude sévère de ce diagnostic. Il nous faut voir toutefois en même temps ce qu'a de positif la rigueur aveugle de la mentalité moderne, rechercher quel peut être le progrès dont ce parti pris est la rançon. Ce sont des contradictions anciennes qui ne laissent pas d'être surmontées parlà, au risque — mais le risque n'est-il pas assumé ici par les attitudes les plus conscientes — de s'engager dans des impasses nouvelles ; et si l'on désespère de comprendre, au moins ne courra-t-on plus le risque de s'illusionner grossièrement, même si la poursuite du fait dur et pur — hard fact, cold fact — ne saurait être à la limite, comme toute notion-limite, qu'une illusion : une autre illusion, une façon plus savante de s'illusionner. Le culte du fait 12. S.K. Langer, Philosophy 1951, p. 223-225.

in a new key, New York, Mentor Book, 3e éd.,

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répudie donc — non sans excès et extravagance — toute explication. Mais il ne saurait aller cependant jusqu'à l'extravagance supplémentaire de ne pas souffrir d'être lui-même expliqué et compris. Et il aurait bien tort, en effet, de s'y refuser car c'est son aspect le plus ostensiblement aberrant qui s'estompera en même temps. L'expliquant on le situera, le comprenant on le justifiera dans tout ce qu'il a de justifiable, on apercevra le dilemme séculaire qu'il vise à résoudre. Assumant jusqu'au préjugé de l'empirisme intégral les limites de son réalisme, la positivité moderne trouve certainement par-là la force de briser les limites de la perspective ancienne. Le dilemme dépassé est celui du dogmatisme et du scepticisme historiques. Quelques mots suffiront pour le noter après ce que nous avons dit des deux attitudes. Ou l'esprit s'accordera la connaissance a priori du sens de l'histoire et alors, sous le prétexte de comprendre en profondeur les événements qui la composent, il fera bon marché de leur considération positive — c'est le dogmatisme — ou, c'est le scepticisme, il écartera un tel préjugé comme absurde pour s'en tenir à la seule expérience des événements, mais ce sera alors au tour de la succession des phénomènes donnés de lui paraître absurde, comme un spectacle dépourvu de signification dont il ne sera pas moins conduit en fin de compte à se détourner que le dogmatique. Ou bien la recherche d'un sens des événements conduit à leur méconnaissance matérielle, ou l'attention portée à leur réalité matérielle conduit à les priver de sens. La conviction préconçue d'un sens de l'histoire conduit à la vider de son contenu, à moins qu'une prise en considération de celui-ci ne conduise à lui retirer toute signification. Or il est parfaitement clair que le point de vue moderne vise, à l'opposé, à une réconciliation de la forme et du fond, à la mise en évidence de contenus significatifs. Nous voyons alors que ce n'est que par comparaison au dogmatisme qu'il peut apparaître comme renoncement inconditionnel au sens, culte du fait brut, parti pris misologique. S'il s'agit en effet d'estimer avec Fénelon que « les hommes s'agitent, la Providence les mène », de telle sorte qu'il ne reste plus si l'on veut y voir un peu clair qu'à rechercher par delà la mêlée ce que peuvent être les intentions de cette Providence — ou, avec Hegel, que « fatiguée des agitations des passions immédiates dans la réalité », la philosophie doit s'en détourner résolument pour contempler « l'éclat de l'Idée qui se reflète dans l'histoire universelle », et qui s'y « réalise » dans une « véritable Théodicée » 13, et si donc une explication historique véritable est au prix d'une herméneutique théologique, 13. F. Hegel, Leçons sur la philosophie p. 238-239.

de l'histoire,

trad. Gibelin, vol. 2,

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on comprendra que le positivisme se refuse à payer ce prix et préfère renoncer à toute perspective explicative. Mais si nous le confrontons maintenant avec le scepticisme, qui ne déboute pas moins que lui la recherche d'un sens caché pour s'en tenir à l'événementialité pure, au jeu des phénomènes donnés, une différence aussi notable apparaîtra entre eux, car il faudra le caractériser alors selon une modalité nouvelle comme recherche par excellence du sens. Là sera évidemment la limite positive de son misonéisme. Ainsi, tout comme le sceptique, le moderne estime qu'il n'a en face de lui que l'événement, c'est-à-dire une réalité purement empirique dont on ne saurait trouver l'explication absolue et comme la clef intelligible. Mais ce pur phénomène ne lui paraît pas pour autant comme une apparence irréelle complètement dépourvue de sens. Qu'il ne soit pas une apparence « bien fondée » (Leibniz) dans quelque vérité intelligible n'implique pas le caractère illusoire de son apparition. Loin d'impliquer son irréalité, l'impossibilité de le lire dans une perspective d'éternité devenant le critère de sa pleine réalité, c'est son irréalité métaphysique qui définira au contraire sa réalité historique, son sens historique résidant justement dans cette carence de tout sens transcendant. Contre le dogmatisme le positivisme moderne revient à la suite du scepticisme à la considération du seul donné de l'histoire, mais au delà, se séparant du scepticisme, il découvre que ce donné a un contenu, que, loin d'être une illusion, le phénomène historique constitue l'étoffe même dont est tissée la réalité — pleinement dense et significative — de l'histoire. Aussi, contrairement au sceptique qui, dans la logique de son attitude, aspire comme nous l'avons noté, à l'oubli du monde dans une sagesse d'intériorité spirituelle, le moderne croira-t-il en l'histoire, se sentira-t-il intimement concerné par elle, se situera-t-il en elle comme un être essentiellement historique. C'est sa propre histoire qu'a profondément conscience de découvrir celui qui ouvre son journal ou écoute son transistor, dans le monde désormais finitisé dont parlait Valéry, où tout et à chaque instant peut le concerner tout entier, pour le meilleur et pour le pire. Il n'y a rien au delà de l'histoire, rien qui puisse lui conférer quelque existence supérieure, la conforter dans un absolu — elle n'est que cette actualité en fin de compte décevante dans l'intrication confuse des événements — mais c'est pour cela même qu'elle est tout, y compris lui-même dans la mesure où il en constitue pour une part infinitésimale, mais subjectivement essentielle, le protagoniste et le patient. Mais corrélativement, si nous situons à nouveau son attitude par rapport au dogmatisme, le moderne apparaîtra comme devant récuser toute explication globale de cette totalité close sur

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soi, comme devant renoncer à déchiffrer définitivement ce qu'il découvre, et donc à toute explication finie de cette existence historique finie dont il reconnaîtra ainsi en même temps la complexité infinie. L'histoire existant dans sa totalité, son devenir et sa disparité événementielles, lui-même existant historique ne se reconnaîtra pas le droit de sacrifier le moindre détail aux exigences d'une vision idéale — rationnelle ou morale, ou les deux à la fois — de cette existence, et le marxisme paraîtra sacrifier à des normes dépassées quand il se présente comme une doctrine « harmonieuse et complète » — comme il paraîtra naïf jusqu'à l'archaïsme de la théodicée d'écrire que « la doctrine de Marx est toute-puissante parce qu'elle est juste » 14. Plutôt ainsi le fait dans sa transcription brute que son explication satisfaisante et sécurisante qui équivaudrait pratiquement à son élimination — et il va de soi qu'on cessera en même temps de croire au triomphe inéluctable de la justice ! Plutôt une revue complète, ou censée telle, où la perspective risque de se perdre dans le fourmillement des détails qu'une vue schématique et panoramique qui sous le prétexte de dégager l'essentiel risquerait en fait de le perdre en même temps qu'eux ; plutôt le risque de grossir l'importance d'un événement sous l'impact de l'actualité que celui de passer à côté d'un phénomène d'émergence (et comme, quand par exemple on réussit à envoyer des hommes sur la lune, l'importance historique de l'événement ne saurait tout de même passer inaperçue, on éprouvera alors généralement le scrupule de l'estimer trop sommairement, on se sentira impuissant à l'évaluer dans toutes ses dimensions) ; plutôt le risque de faire la part trop belle au mal, à l'aberrant, au criminel, au hideux que de se reposer dans une vision idéalisée susceptible de fausser par moralisme ou esthétisme notre appréhension du réel. Plutôt par-dessus tout une déroute durable sinon définitive de l'intelligibilité que le risque de perdre quelque chose — qui peut être essentiel — plutôt renoncer à comprendre ou à tout comprendre que prendre le risque de ne pas savoir. L'homme moderne accepte de vivre dans un monde dont la complexité, spécifiquement historique, ne sera pas immédiatement réductible. La conviction absolue qui le soutient dans cette ascèse (car il faut bien penser en définitive qu'une ascèse se cache sous cette apparente avidité, dans cette faim de l'information) est l'idée que les hommes du passé ont été broyés par l'histoire en raison de leur aveuglement historique, que c'est dans la mesure où ils ont ignoré les faits ou cédé à une simplification outrageuse de ceux-ci qu'ils en ont été les victimes. La justification de son positivisme étroit, misonéique et 14. Lénine, Les trois sources du marxisme, in : Fougeyrollas, op. cit., p. 9.

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anomique, est que ce sont les sommeils les plus paisibles qui ont préparé les réveils les plus douloureux. Au prix de la simplicité, de la beauté, de la sécurité, il opte par le réalisme et la lucidité. IV Mais si là est, si nous pouvons dire, la positivité de ce positivisme et donc son incontestable supériorité sur ce qui le précède, on pourra toujours se demander jusqu'où il peut aller, quelles sont ses chances de succès dans l'entreprise de libération qu'il se fixe. Nous nous bornerons pour conclure à énoncer très brièvement quelques-unes des difficultés qu'il semble devoir inévitablement rencontrer sur son chemin. Rien ne pourra faire sans doute, sauf hypothèse d'une régression qui devrait être alors intégrale, que, libéré des écailles qui lui masquaient la vision de sa nature historique, précaire et évolutive, le pas décisif que l'homme a accompli dans le sens de la lucidité ne soit irréversible. Certes il reste vrai que le consommateur de l'information n'étant pas son auteur, la falsification des propagandes reste toujours possible dans la présentation des faits, leur occultation ou au contraire leur exagération, mais on notera que la seule masse des informations disponibles engendre nécessairement un mécanisme de correction (et là tout au moins où elle existe, mais dans une prévision d'ensemble, on peut négliger des survivances qui se résorberont avec le temps). Quand toutes les lessives, sur toutes les ondes, sont les meilleures et toutes les décisions de tous les Etats sur tous les problèmes les plus justifiées, nul ne manquera sans doute d'en tirer les conclusions qui s'imposent, et les fabricants de lessive ou de politique ne peuvent pas ne pas tenir compte de cette inévitable réaction. L'homme actuel est et sera de plus en plus, sur toute la surface de la terre, trop informé pour être, comme dans un passé encore très proche, purement et simplement dupé. Il semble déjà qu'en maints endroits les pouvoirs établis s'attachent plutôt à tempérer chez les peuples d'anciens fanatismes qu'à en monter de nouveaux, et qu'ils puissent s'ils le désiraient en créer d'aussi tenaces et redoutables paraît maintenant dans la plupart des cas exclu. Les anciennes prévisions pessimistes selon lesquelles les techniques modernes de diffusion permettraient sur une échelle de plus en plus vaste une manipulation absolue de l'opinion, un conditionnement des foules, se seront révélées fausses, sauf exceptions comme l'hitlérisme, qui seront cependant restées relativement limitées dans l'espace et dans le temps (sinon bien entendu dans leurs conséquences, désastreuses incalculablement). Il n'est

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pas niable que leur effet est généralement contraire en tendant à déconditionner les masses de leurs préjugés ataviques. L'image courante d'une humanité envahie et abrutie — sinon fanatisée — par l'impact massif des mass média est certainement à réviser quand on considère l'effet global. Ils constituent pour les enfants et adolescents une « école parallèle » dont il est impossible de dire qu'elle va dans le sens de leur plus grande sujétion, et en même temps c'est l'adulte lui-même qui se trouve pour la première fois dans l'histoire en situation de scolarité permanente. L'enculturation traditionnelle est par là irréversiblement rompue sur ces deux faces. Si la culture ne se réduira jamais à l'information, surtout audio-visuelle, il n'en paraît pas moins acquis que toute culture doive désormais intégrer ce médium. Contrairement à certaines craintes, la presse proprement dite, c'est-à-dire l'information écrite et donc « distanciée », sélective et raisonnée, semble d'ailleurs appelée à jouer ici un rôle complémentaire toujours croissant d'assimilation. On peut penser, par exemple, qu'en dépit d'un départ fulgurant il y a moins d'avenir à longue échéance pour le magazine, irrémédiablement supplanté par l'écran, que pour le journal — pôle complémentaire du « massage » (Mac Luhan), qui devrait encore accentuer les caractères spécifiques qu'il tient de l'écriture. Culture de masse : le mot peut choquer comme un contresens absolu, doublé d'un douloureux et dangereux non-sens. Il convient néanmoins, pour être juste, de comparer avec l'indicible misère intellectuelle de l'homme moyen d'avant les mass média. Que le contexte actuel soit moins favorable à la personnalisation que celui de l'ignorance reste encore à démontrer. En revanche, il faudra déceler un écueil qui ne semble pas entièrement évitable dans le traitement, fût-il correct, de l'information. Submergé sous le flot des informations, certes, mais surtout dépassé par leur difficulté dès qu'elles débordent le domaine de la banalité ou celui de sa compétence particulière, l'homme moyen doit s'en remettre de plus en plus au spécialiste pour leur déchiffrement, ce qui revient immanquablement à lui abandonner l'initiative des décisions. L'homme moderne sur-informé risque alors d'être tout autant dirigé — sinon comme lui ouvertement dominé, mais ce sera la forme « avancée » de la domination — que son ancêtre sous-informé, et nous rencontrons ici l'un des symptômes sans équivoque de l'ère directoriale, de cet âge des managers, que tout annonce décidément et dans tous les contextes politiques. Ainsi ce ne pourra être leur rationalité qui fera qu'on sera moins soumis aux décisions des managers qu'on ne l'était aux volontés des rois et aux interdits des prêtres puisque justement, en mettant les choses au mieux, les comprendre équivaudra faute d'une compé-

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tence supérieure à les admettre. Ce cercle semble devoir aussi inexorablement supprimer la contestation politique sous la forme radicale que nous lui connaissons que circonscrire les possibilités du contrôle du même nom. Les probabilités contraires vont contre la suppression ou l'atténuation d'un pouvoir transposé du domaine sacral ou tyrannique sur le registre de la pleine compétence gestionnelle. Dissipant son auréole mythique, un éclairage positif découvre son visage technocratique sans rien lui retirer de sa crédibilité et de sa capacité de coercition. Qu'un Etat moderne, dans une société avancée, puisse succomber sous une poussée franchement révolutionnaire paraît d'ores et déjà aussi exclu que de voir une montagne s'écrouler sous l'action des taupes qui forent son sous-sol. On serait plutôt tenté de se ranger à l'avis de ceux qui comme Auguste Comte prédisent pour les sociétés futures une stabilité politique relativement égale à celle qu'ont connue les sociétés traditionnelles. Les optimistes pourront remarquer alors que le pouvoir futur sera probablement plus libéral que celui du passé puisqu'il pourra sans danger s'accommoder d'une plus grande autonomie de l'individu. Dans l'absolu ils n'ont évidemment pas tort, mais dans l'absolu seulement, car il faudrait noter en même temps que la croyance — particulièrement stupide — que la vie ancienne était « aliénée » procède toute entière d'une illusion rétrospective si l'on entend par là qu'elle était généralement vécue, ressentie comme telle. Elle eût été alors insupportable, et l'horreur qu'elle nous inspire est relative à nos évaluations. L'illusion est aussi totale que lorsqu'on l'idéalise, comme dans la croyance à un âge d'or, et il est clair qu'elle ne constitue que l'inutile renversement de cette croyance. Relativement parlant, la marge qui sépare l'existence personnelle de son contrôle public a toute chance de rester sensiblement égale. Il ne semble pas que l'homme du futur doive se sentir beaucoup plus libre dans son contexte que l'homme du passé dans le sien. Ce qui eût passé en un autre temps pour une licence inouïe étant revendiqué comme un droit naturel, et une exigence croissante de liberté entraînant un renforcement proportionnel de son contrôle, le rapport subjectif vécu liberté-coercition devrait rester constant. Si une estimation probabilitaire positive enlève toute base aux prédictions désespérées d'un Orwell, elle ne peut parallèlement que dénoncer comme purs enfantillages les espoirs qu'une eschatologie anthropothéiste place dans une « désaliénation » collective de l'homme. Il resterait d'ailleurs à démontrer que celui-ci est capable de vivre sans tabous. Peut-être simplement aspire-t-il de temps à autre à en changer. Ainsi, l'homme informé et conscient de son histoire, l'homme ouvert à une histoire ouverte ne rencontre-t-il pas par là dans le

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réalisme et la lucidité l'équivalent de ce qui avait été vécu par son ancêtre, dans l'ignorance et les illusions de son sommeil historique, comme un destin ? A quoi servira en fin de compte de voir ce qu'on ne peut changer, de prévoir ce qu'on lîe peut éviter, telle est en effet sans doute la question la plus fondamentale, qui ne concerne pas moins, au niveau qui est le sien, le gouvernant que le gouverné, l'efficient que le désarmé. Pour puissant que soit le premier, son action ne saurait aller jusqu'à l'omnipotence, et l'anthropothéisme démiurgique est destiné à trouver ses limites naturelles dans ce qui constitue les conditions mêmes de son succès. Disons que lorsqu'il est devenu possible, parfois au delà de toute espérance, de raffiner sur les moyens, c'est qu'on a d'ores et déjà perdu le contrôle des fins. Tout se passe comme si celles-ci étaient irrévocables dès lors qu'elles sont posées, et c'est avec cette signification restrictive qu'il faudrait retenir la parole fameuse de Marx. L'unique choix qui subsiste est de se donner les moyens qui permettent de les atteindre, puis les mryens de ces moyens et parallèlement les moyens susceptibles de corriger au fur et à mesure qu'ils se présentent, les inconvénients que ceux-ci ne manquent pas d'entraîner sur d'autres plans, mais sans que, si l'on peut ainsi varier presque à l'infini dans les innovations et les corrections de la tactique, il soit possible de changer les principes eux-mêmes de la stratégie. Il faut voir que la maîtrise des techniques de la première n'est qu'une nécessité qu'impose l'incapacité de modifier les données fondamentales de la seconde, et par exemple que la planification la plus poussée ne constitue qu'un accommodement, parfois à la limite du sauvetage. Le pouvoir que les sociétés modernes possèdent sur leur devenir se borne à essayer de le rendre relativement cohérent et viable, mais il n'y a pas d'autre alternative à la catastrophe, et d'autre part les possibilités d'action restent nécessairement fonction de la situation donnée, de la conjoncture. On ne la corrige jamais que dans son sens, et l'intervention la plus innovatrice et la plus résolue y puise toute sa problématique. En ce sens fondamental il n'y a jamais de new deal, ce n'est pas que la « réaction », c'est la « révolution » elle-même qui est incapable de revenir véritablement en arrière, de faire table rase pour recommencer à zéro. Ainsi, c'est en termes de croissance qu'il faudra nécessairement poser et résoudre les problèmes posés par la croissance, en adaptant des techniques créées par la croissance et en les finançant sur son produit pour pallier ses injustices et ses dangers. Dès lors qu'elle a commencé, elle devra donc en toute hypothèse être continuée. De même, il n'était sans doute absolument pas requis d'aller sur la Lune, mais on ne pourra pas davantage saluer cet événement comme un acte gratuit. On connaît la stratégie politique

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exacte dans laquelle s'effectue la conquête « pacifique » de l'espace, les raisons pour lesquelles la trajectoire des Super-Etats s'est partiellement déplacée d'une orbite géopolitique à une orbite cosmopolitique. Là encore on n'a pu que broder sur un thème dont la note dominante avait été imposée. On dira qu'en l'espèce la réussite est particulièrement éclatante et vaut indépendamment des fins politiques visées. Sans doute, mais on songera alors aux sociétés qui tout en poursuivant des fins ineptes ou criminelles, ou les deux à la fois, se sont trouvées dans le passé produire des œuvres dont le mérite intrinsèque, eu égard aux moyens et aux circonstances, peut être considéré comme égal. Ce qui n'est pas dire que nos amis Américains sont stupides ou criminels. Simplement nous ne pouvons supposer chez eux, en ce qui concerne les valeurs cardinales de notre civilisation, une capacité relative de choix et de discernement supérieure à celle dont ont fait preuve ces sociétés dans le contexte qui était le leur. Cette impuissance fondamentale semble être le lot de l'humaine condition envisagée dans sa dimension historique et sociale. Tel est sans doute le sens exact qu'on peut attribuer à la constatation déjà banale que l'humanité qui progresse se condamne par là même à progresser, et, il faut ajouter, à un type déterminé de progrès qui exclut les autres possibles par accaparement de toutes les ressources matérielles et cérébrales disponibles. Il en va ainsi jusqu'à substitution d'un autre objectif global dont la maturation cachée, pour autant qu'elle existe, échappe à toute forme d'investigation. Autant essayer de se figurer dans une espèce mutante les caractéristiques de l'espèce qui sera appelée à lui succéder. Dès lors, que nous sachions que nos impératifs n'ont rien de sacré ne nous empêche pas, pratiquement, de les consacrer. Que nous ayons perdu l'illusion qu'ils relèvent d'un dessein transcendant — ou immanent, d'ailleurs — ne nous empêche pas d'y souscrire avec la même détermination qui animait ceux qui, dans l'inconscience absolue de ce que peut être une motivation historique, construisaient des pyramides ou se proposaient de délivrer le tombeau du Christ. A la limite, si l'on forçait la note pessimiste, savoir comment notre civilisation mourra ne serait pas suffisant pour nous empêcher d'en préparer la fin. La prévoir serait de toute manière inutile à terme. Seules des corrections de trajectoire resteraient possibles, comme un avion en panne perdant de l'altitude peut dans le meilleur des cas conserver une marge de manœuvre suffisante pour choisir son point de chute. Simplement, à l'échelle d'un déclin historique, la chute serait probablement si lente que les palliatifs de retardement pourraient faire longtemps encore illusion sur leur véritable portée. A la mesure de nos moyens, c'est-

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à-dire considérables, ils ne témoigneraient pas moins derechef d'une impuissance relative comparable à celles des hommes des cultures abolies quand, selon leurs forces et dans un défi à leur mesure, ils devaient s'évertuer à reculer leur fin. Comment nous assurer d'aillleurs, en ce qui concerne notre temps, que nous n'en sommes déjà pas là ? Mais, sans aller jusqu'à cet extrême, on peut penser que si, dans le futur, les hommes cessent de construire des autoroutes comme ils ont dans le passé cessé de construire des cathédrales, c'est qu'ils se seront engagés dans une autre voie qu'ils suivront aussi inexorablement, pour le meilleur et pour le pire, que nous suivons la nôtre. Il nous reste toujours la ressource de croire que nos fins sont bonnes, voire les meilleures possibles, de cela seul qu'elles s'imposent à nous. Mais de toute manière, nous persuader de leur inanité et les juger mauvaises n'entraînerait en rien leur résiliation. C'est en fin de compte par le scepticisme — non plus celui de Çâkyamuni, de Pyrrhon et de Schopenhauer, car il nous faut bien croire à la réalité de l'événement historique, mais celui de Hume — que nous devons conclure : « Ainsi toute la philosophie revient à constater l'aveuglement et la faiblesse de l'homme ; cette observation s'impose à nous à chaque détour, en dépit de tous nos efforts pour l'éluder ou pour l'annuler. » 15 La condition humaine est une condition finie et la seule supériorité d'une vision réaliste de notre histoire sur une vision mythique ou nihiliste consiste à le savoir. Il ne semble pas que la connaissance positive doive s'accompagner d'une impuissance relative moindre que l'illusion. Ouvrir les yeux sur l'histoire n'est pas la dominer, la démythologiser pour l'apercevoir dans sa positivité, sa nudité événementielle, n'est pas la rationaliser. Il sera complètement vain d'arguer que le courage de la lucidité mériterait sans doute une autre récompense. S'il existe quelque chose comme une récompense, ce n'est pas sur ce plan qu'on la trouve et c'est un courage d'un autre ordre qui la procure. Si l'on peut croire à une vérité qui reste « invincible », comme dit Pascal, au scepticisme, elle ne se trouve qu'au bout de son chemin, quand un tournant permet de découvrir, imperméable à l'histoire, la réalité imprescriptible de l'homme intérieur.

15. D. Hume, An inquiry concerning human understanding, IV, I.

Robert Escaipit

Intervention de Robert Escarpit

« Je voudrais faire une observation en partant de ce qu'a dit M. Gélibert. Il y a un point qui me paraît important : c'est qu'il faut distinguer l'information de l'événement. M. Gélibert a très bien posé le problème en parlant de la mise en route de l'histoire, du sens historique. Je pense toutefois qu'il en a placé l'apparition un peu tard car le sens historique commence à partir du xv" siècle. Vous vous êtes posé la question de savoir si c'était la technologie qui avait créé le sens historique, ou si le sens historique avait appelé la technologie. Il est certain que l'imprimerie a été mise en œuvre pour des raisons précises et qu'on aurait pu le faire plus tôt si on avait voulu. Sa mise en œuvre a correspondu à créer une certaine situation : la situation du texte. Et il est bien clair qu'à partir du moment où le texte est fixé et n'évolue plus à travers sa transmission, il pose un problème historique. En grande partie les discussions historiques de la Renaissance ont eu lieu autour de la fidélité à des textes religieux. Donc l'imprimerie a joué un rôle, mais il existe tout de même une cause à l'apparition du sens historique, et c'est une cause économique. Car l'homme qui le premier a eu le sens du devenir est celui qui, dans une pièce de Shakespeare, dit à chaque instant : « Quand mon bateau arrivera. » (When my ship cornes home). C'est l'homme qui vit dans le futur, c'est le négociant, le commerçant, qui est obligé de calculer dans le futur en fonction d'événements qui vont arriver et qui risquent de le ruiner ou au contraire de lui faire gagner de l'argent. C'est pour cela que les premiers ancêtres des journaux sont les Mess relationen, les almanachs de foire — comme celle de Leipzig — qui sont des recueils d'événements destinés aux commerçants pour leur dire : « Attention, il y a une révolte chez le Grand Turc. Attention, à tel endroit il y a un régime nouveau qui met des impôts, etc. » Il existait donc une sorte d'information sur l'événement pour des gens qui avaient précisément besoin de vivre dans le temps et qui étaient condamnés à la prospective. Et je pense qu'une partie de

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la mise en route de l'événement — du moins dans ce domaine — a été le développement des communications, des relations dans un monde qui s'est mis à bouger pour des raisons économiques. Ma définition de l'événement, au départ, serait qu'il modifie les conditions de travail, l'environnement de l'informé, et c'est resté cela. Quand un journaliste raisonne sur ce qu'il mettra dans le journal, il se pose tout d'abord une question : « En quoi ce que j'ai sur l'information concerne-t-il la vie de mes lecteurs ? » Il y a quelques années, un journaliste avait visité nos étudiants de journalisme qui passaient des épreuves. On leur avait donné une dépêche qui disait que tous les chauffeurs de taxi de Lyon s'étaient rendus aux obsèques d'un de leurs collègues pendant la journée. Et le journaliste a dit : « C'est très simple. Là, il faut titrer « Lyon privé de taxis demain », et ensuite dire pourquoi. Car ce qui intéresse le lecteur c'est l'événement « Lyon privé de taxis demain ». » Donc, là, je pense qu'au delà de la modification de l'environnement il y a la modification de la situation de l'informé, y compris sa situation intérieure. On se demande quel est le sens du fait divers, il y en a de toutes sortes, mais pour la plupart, les faits divers sont des événements qui permettent au lecteur de retrouver sa situation par projection, ou des événements qui sont analogues à ceux qui pourraient le concerner. Le sport, par exemple, est une projection : l'événement de la victoire de telle équipe est une revanche contre certaines humiliations, certaines faiblesses, et cela fait partie de tout cet ensemble dont on joue pour développer le patriotisme local, ou le patriotisme tout court. C'est ce qu'on appelle en psychanalyse un transfert. Je crois que c'est ainsi que raisonne le journaliste qui, au moment où il dépouille ses dépêches, se trouve devant le problème du choix, et c'est de cette façon que l'événement est enclanché. Dans l'analyse de M. Tudesq, je ferais une différence entre la presse écrite et la presse audio-visuelle. Car le débit de la presse écrite est beaucoup plus faible que celui de la presse audio-visuelle. Au cours d'une émission de télévision ou de radio de quinze à vingt minutes, on peut faire le tour du monde et évoquer un nombre incroyable d'événements, alors que dans un journal, il faut faire un choix beaucoup plus judicieux et qu'il faut tenir compte du modèle. Il y a aussi la dimension : cinq colonnes, trois ou deux colonnes ; ou bien cela fera un « bulletin de l'étranger », ou cela fera une chronique. On doit donc faire rentrer l'événement dans cette dimension, ce qui fait que la presse écrite a une vision de l'événement beaucoup plus raisonnée que l'information audiovisuelle. En ce moment, tout le monde parle plus ou moins de la sur-information, mais on ne peut pas accuser la communication

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écrite actuelle de faire de la sur-information. On pourra peut-être trouver que le Monde a trop de pages, mais on ne peut pas dire qu'il y ait sur-information par la presse. On le dit — et c'est plus exact — des moyens de communication audio-visuels, mais en fait, ce n'est pas au niveau de l'événement que cela se passe. Il se trouve que ce contexte dans lequel se situe l'événement, cette situation de l'informé, est composé d'un certain nombre d'intérêts, de questions, d'angoisses, ou simplement d'enthousiasmes. Et l'événement que donnera la presse à l'informé répondra à ses espoirs, à ses inquiétudes et aux questions qu'il se pose. Quant au moyen d'information audio-visuelle, il a la caractéristique de lui poser des questions, c'est-à-dire de lui montrer des choses, de les lui faire vivre, et à ce moment-là il y a une élaboration qui se fait — ou qui ne se fait pas — chez l'informé. Et M. Gélibert avait raison de dire qu'à certains moments elle ne se fait pas, qu'il y a blocage. Trop de questions sont posées — et je ne tiens pas compte de la publicité. Mais le problème ne se constitue pas au niveau de l'événement. L'événement, c'est le rôle fondamental de la presse écrite, qui le crée en répondant à ces questions en attente. C'est pour cela que je fais éclater l'événement en deux fonctions : une fonction interrogative en quelque sorte, et une fonction d'élaboration. Ce sont deux fonctions différentes et elles correspondent en gros à la presse audio-visuelle et à la presse écrite. Je pense que dans une construction moderne de l'événement, on doit tenir compte de cette différence des deux points de vue... Il y a une vision très différente de la réalité, des événements de la part du journaliste et de la part du lecteur. Le lecteur a de l'événement une connaissance élaborée mais pour le journaliste il y a une certaine cohérence dans l'événement. C'est-à-dire que le personnage collectif qu'est le journaliste suit l'actualité constamment. Il a un flot constant d'informations qui arrivent, et quand un événement se produit, il est très rare — sauf peut-être dans le cas d'une catastrophe naturelle — que cet événement ne s'insère pas dans une continuité qu'il prévoit et qu'il connaît. Le travail d'un secrétaire de rédaction ou d'un rédacteur en chef consiste bien à ne pas être pris au dépourvu quand un événement se produit. Ce qui fait que s'il y a une apparente incohérence dans la présentation que le lecteur a de l'événement, au niveau du journaliste par contre il y a une continuité avec des émergences au niveau de l'actualité à certains moments. Et ce que disait M. Amédro est très juste. A certains moments le journaliste sent le besoin de manifester l'explication. Toutefois la cohérence de cette manifestation existe même quand elle n'est pas délibérée.

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Quand on considère chaque jour les informations qui se présentent, on s'aperçoit bien que sur les cinq ou six sujets du jour, il y en a un qui aura forcément deux à cinq colonnes à la une et qu'un autre fera l'éditorial. Il y a une ressemblance de structure — je ne dis pas une ressemblance au niveau de l'expression ni de la présentation, car c'est là que les différences sont intéressantes — mais une ressemblance de structure évidente entre les différents journaux. J'en fais l'expérience tous les matins. Uniquement en écoutant la radio ou en lisant Sud-Ouest, je sais quelle sera la première page du Monde. Il y a donc une perception de l'événement par les journalistes qui s'impose. Et ce n'est pas non plus quelque chose d'incohérent ; je ne suis pas d'accord avec cette idée d'incohérence dans l'information. Il y a une grande cohérence dans la suite des événements et il y a une certaine cohérence de l'événement lui-même. Le débat, au cours duquel interviennent ensuite MM. Amédro, Marty et Rèche, journalistes, et MM. Dubois, Thibault et Tudesq, porte principalement sur les sujets suivants : L'attitude des journaux devant l'événement Certes les journaux ne peuvent vivre — et par là même faire passer des messages — que s'ils se vendent. Mais il y a toute une exploitation des envies et des souhaits des lecteurs qui est systématiquement refusée chaque matin par les journalistes des quotidiens. Par ailleurs, l'une des grandes critiques formulées à l'heure actuelle à l'égard de la manière dont sont élaborés les programmes de télévision, est l'importance exagérée que l'on accorde aux sondages. Une discussion s'établit sur la démarche du journaliste. Le journaliste ne croit pas pouvoir renoncer à l'explication dans la mesure où, soucieux d'éclairer ses lecteurs, il s'efforce justement de leur donner le maximum d'éléments qui va leur permettre de décider de leurs options. Mais la première condition exigée du journaliste est précisément qu'il prenne le monde tel qu'il est, c'est-à-dire qu'il refuse toute idée de système ; c'est dans la mesure même où il refuse le système, où il s'intéresse à ce qui n'entre pas dans le système qu'il pense pouvoir éclairer un peu ses lecteurs. D'autant plus qu'il se sait très mal informé car il se trouve en face d'interlocuteurs qui n'ont pas pour objectif de lui dire ce qui se passe mais plutôt de lui dire ce qu'eux ont fait ou décidé. Mais un journaliste doit être obligatoirement sceptique de nature, ce qui fait qu'il ne doit pas accepter certains éléments comme étant acquis d'avance. Il faut qu'il considère l'événement sous tous ses aspects mais son

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problème est aussi qu'il n'en a pas toujours le temps. Il semble qu'il n'y ait pas seulement deux attitudes — l'attitude du journaliste et celle du lecteur — mais aussi une troisième qui est celle de l'analyste de presse, en ce sens que les études de presse portent évidemment sur quelque chose qui n'a pas la même réalité aux yeux du lecteur et du journaliste ; une fois le numéro achevé, ce qui compte pour un journaliste c'est le numéro suivant. Et pour le lecteur, le numéro une fois lu — et sauf exception — est jeté, et on attend le numéro suivant. Or l'analyse de presse porte évidemment sur des séries dans le temps et dégage de ces séries des éléments qui ne ressortent pas explicitement. Les relations entre la littérature et l'événement La relation d'un événement suppose un usage du langage et une forme de style ; or il me semble qu'il y aurait ici des analogies à établir. M. Gélibert a parlé de projection philosophique, idéologique sur l'événement, qui constitue une forme d'explication ; il existe de la même manière une projection de catégories littéraires dans la relation de l'événement, qui constitue soit une explication, soit une pseudo-explication. Quand on nous dit par exemple : « La crise de Suez a trouvé son dénouement », le mot « dénouement » est un mot du vocabulaire dramatique emprunté au théâtre. Et on a l'impression que la tragédie classique est terminée, le rideau tombe : on a compris. Par conséquent, mettre l'événement dans une forme revient à lui donner une signification ou une pseudosignification. Il y aurait d'autre part des analogies à établir également entre le vocabulaire du récit et la relation de l'événement. On devrait pouvoir suivre parallèlement le style de la presse dans la relation de l'événement et l'évolution du roman. A une certaine époque, on s'attend à trouver un roman qui est une histoire bien constituée, et, de la même manière, l'événement à lui seul, est toute une histoire avec ses causes, son développement, sa crise, son dénouement. Or aujourd'hui, on a plutôt une vue kaléïdoscopique ou simultanée de l'événement, et il semble que dans les recherches du roman moderne il y a quelque chose de semblable. Mais il faudrait déterminer si c'est le roman qui influe sur la presse ou la presse sur le roman. Ce qui amène au problème de l'écriture de l'événement Il existe actuellement pour les journalistes un problème d'écriture, du fait que le lecteur doit être intéressé, touché par l'article écrit par le journaliste. Or il y a surenchère, et dans la masse d'informations et d'images qui le sollicitent, comment faire pour que

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le lecteur s'intéresse à un article ? Une étude serait à faire sur l'obligation qui amène le journaliste à concevoir les titres d'une certaine façon et sur le style qui en résulte. On doit aussi tenir compte du fait que l'attention de lecture se réduit de plus en plus et qu'on est obligé de concevoir les articles économiques, culturels, les faits divers, de la façon suivante : on fait un « chapeau » de dix lignes, et puis on développe les paragraphes de façon successive, de telle sorte qu'on soit assuré au moins de l'effet des huit premières lignes puisque celles-ci sont très importantes pour la lecture de la suite de l'article. Le journaliste est amené à réécrire l'information qu'il reçoit ; en effet, la plupart des informations (qui ne sont pas celles de journalistes envoyés spéciaux) proviennent d'agences de presse. Or le problème des agences de presse est de s'adresser à tous leurs clients, de les toucher tous, qu'ils soient français, anglais, américains, donc d'arrêter un texte tout à fait neutre et presque stéréotypé. Le problème du journaliste est de reprendre ce texte et d'en retenir les faits, de les enrichir s'il a une connaissance suffisante de l'environnement, et enfin de rédiger un article susceptible d'atteindre ses lecteurs, pour que le message passe. Et il y a un troisième cas : celui du reporter pressé par le temps qui est obligé de se livrer à ce qui est presque du radio-reportage ; compte tenu de l'heure limite de l'édition, il ne peut que dicter à partir de quelques notes, exactement comme son confrère de la presse parlée. C'est là qu'on retrouve le problème de l'objectivité de l'information. C'est par exemple le problème de l'évaluation d'une foule dans une manifestation importante.

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J'ai sous les yeux une citation de Valéry que je me fais un devoir de vous lire : « Je crois que l'on ne s'accorde sur rien que par méprise, et que toute harmonie entre les humains est le fruit heureux d'une erreur ». Je vous cite ces quelques mots parce que je m'inscris en faux avec ce qui est dit là ; s'il en était autrement je ne serais pas au poste que j'ai accepté d'occuper, car s'il a sa raison d'être, c'est pour faciliter la communication. Il s'agit de communiquer, vers le public, grâce aux indications permettant que les programmes soient plus facilement accessibles et compréhensibles, et de communiquer naturellement dans l'autre sens, c'est-à-dire d'indiquer aux responsables, à ceux qui créent les émissions de quelque façon que ce soit, comment ils peuvent le faire avec le maximum d'efficacité. L'Evénement : puisque l'on fait beaucoup d'études d'opinion sur les problèmes des actualités, de l'information parlée et de l'information télévisée, l'événement est une chose avec laquelle nous sommes bien obligés de traiter, et dès l'abord, nous avons eu la perception qu'il peut en vérité être classé en deux catégories que j'appellerai, d'une façon peut-être maladroite, « l'événement fort » et « l'événement faible ». Exemples de ce que l'on peut appeler un événement fort : un des premiers référendums qui ait été pratiqué par le général de Gaulle, les événements de Mai 1968, la guerre éclair des Six Jours. Qu'appellerons-nous un événement faible ? C'est plus délicat, et ceux qui ont eu l'expérience du journalisme le savent, un événement est fonction de quantité d'éléments qui n'ont rien à voir avec l'événement intrinsèque. Par exemple : un terrible accident de chemin de fer en Corée du Sud à fait 45 morts. L'événement n'a mérité, si j'ose m'exprimer ainsi, dans un journal ou dans les actua* Ce texte est la reproduction à peu près intégrale de l'exposé oral auquel nous avons conservé le caractère d'origine.

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lités parlées ou télévisées que quelques lignes ou quelques secondes d'images. Pourquoi ? Parce que cela se passait en Corée du Sud. Supposez que le même événement se fût passé dans la banlieue de Bordeaux, ou dans la banlieue parisienne, il est évident qu'il serait devenu un événement fort. Puis il y en a qui sont entre les deux, cela aurait été trop pratique de pouvoir classer si facilement les événements ; prenons un exemple récent : une Caravelle espagnole s'est écrasée à Ibiza aux Baléares et a fait 110 victimes. Là aussi cet événement est faible, en ce sens que ce n'est pas chez nous, et d'ailleurs les dépêches ont précisé qu'il n'y avait probablement aucun Français à bord, ce qui est assez significatif. Voilà un événement que je suis obligé de mettre « entre les deux », car en lui-même c'est un événement que nous supposerions, nous, faible, et en vérité il est fort, parce qu'il y a beaucoup de Français qui vont se promener aux Baléares ; ils se disent : « cela pourrait bien m'arriver » ; donc ils sont concernés. Je peux donner un exemple encore plus frappant : il y a peu d'années dans l'Himalaya, des vallées entières ont été anéanties, le profil des montagnes a été altéré et il y a eu des milliers de morts ; encore aujourd'hui l'on ignore le nombre de villages et même de petites villes qui ont disparu dans ce cataclysme. C'est un événement qui est passé littéralement sous silence, à son époque, par les différentes agences de presse, par les dépêches et par les relations qu'on a pu en avoir. Ce n'est que peu à peu que l'on a appris l'événement, par des revues spécialisées qui le décrivaient scientifiquement ; sinon cet événement qui était colossal à l'échelle humaine, serait passé inaperçu. Nous sommes contraints aujourd'hui de le classer comme un événement faible. Vous voyez donc que ce problème de « fort » et de « faible » est sujet à beaucoup de discussions. Une autre remarque s'impose : lorsque les enquêteurs posent des questions à propos de la radio et de la télévision, ils demandent souvent aux téléspectateurs : « Est-ce que vous écoutez encore la radio ? » Et les téléspectateurs répondent : « Moi non, c'est fini, nous avons la télévision ». Puis dans la conversation, ou bien quelquefois par une sorte de retour sur eux-mêmes, ils disent : « Oui, qu'est-ce que vous voulez, on écoute encore les nouvelles le matin, mais ça ne compte pas » ; c'est-à-dire que dans l'environnement actuel, la radio a pris la place d'un objet usuel dont on se sert quasiment sans y penser ; c'est un phénomène très curieux. Par contre la télévision, encore aujourd'hui, est considérée comme une sorte de « petite fête quotidienne », alors que les Américains, par exemple, n'en sont plus là. Les sondages dans l'Hexagone le prouvent, c'est véritablement un plaisir de vivre que d'allumer sa télévision le soir pour suivre le programme qui est choisi, c'est-à-dire

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qui a été prévu et pour lequel on a même lu très souvent un compte rendu dans les journaux. On peut aller même plus loin, probablement à rebours de ce que vous avez entendu jusqu'à présent. Lorsqu'il a été question de faire une deuxième chaîne, un deuxième programme à la Télévision française, je me suis demandé tout d'un coup : « Pourquoi » ? et l'on m'a opposé, « Mais voyons ! les Japonais ont onze chaînes, les Américains en ont neuf et nous n'en avons qu'une. Quel scandale ! » Ce raisonnement n'a ni queue ni tête ; pourquoi suivre les autres et est-ce que cela a une signification pour nous ? Et une enquête systématique a prouvé ceci : le public français était satisfait avec une seule chaîne et lorsqu'on lui disait : « En voulez-vous une seconde ? », il répondait : « Pour quoi faire ? » — « Pour augmenter votre choix » — « Nous avons bien assez de programmes comme cela pour notre choix ». Alors on leur demandait : « Voulez-vous que l'on augmente le nombre d'heures d'émissions ? » — « Non, nous avons notre compte ». Il y a 23 % des Français qui souhaitaient une deuxième chaîne, 80 °/o qui trouvaient qu'il y avait assez d'heures de programmes et 80 % qui trouvaient que les programmes étaient suffisamment variés pour leur goût, donc pour leur choix. Néanmoins, cette deuxième chaîne a été faite et malheureusement, puisque cela coûte cher, elle a mis un temps particulièrement lent à se développer. Pendant plusieurs années elle n'a pas eu de clientèle. A tel point que, alerté à ce moment-là par le directeur de la deuxième chaîne, il m'a été demandé un nouveau sondage et celui-ci a été concluant ; les gens vous indiquaient : « Nous avons une deuxième chaîne » — « Etes-vous satisfait de l'avoir ? » — « Oui, pourquoi pas ? » — « Qu'en faitesvous ? » — « Rien » — « C'est-à-dire ? » — « Je sais que je l'ai, alors s'il y a un programme par trop mauvais sur la première chaîne, je sais que je peux toujours me reporter sur la deuxième chaîne » — « Le faites-vous ? » — « Pas très souvent ». Il a été procédé alors à un lancement de la deuxième chaîne comme l'on aurait lancé n'importe quel produit manufacturé. D'autres arguments à ce propos sont assez sensibles. Nous cernons un peu le problème de l'événement et nous demandons au public ce qui l'intéresse dans les actualités. En matière d'information le public classe ses demandes de la manière suivante : — le fait divers — la politique intérieure — la politique extérieure — les reportages de toutes sortes — le sport. Il est intéressant de rapprocher cette énumération hiérarchique

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de ce que demande le public comme programmes d'une façon générale : — le film du commerce — le théâtre — les actualités — le sport — les reportages — les jeux. Cela prouve que, en vérité, ce que le public attend, n'est pas une information, mais une distraction. Pour lui, même si on le déplore, il y a un fait curieux : les actualités télévisées, sont, en période normale — et ce que j'appellerai en période froide — une distraction comme une autre. Voici un exemple : la guerre au Vietnam. Lorsqu'à un certain moment on allait faire des enquêtes, les gens vous disaient : « Oh ! votre guerre au Vietnam, mais vous nous ennuyez avec cette guerre, ça suffit, vous en parlez trop ». Il y a eu une campagne dans les journaux à propos des problèmes économiques et de l'ignorance des Français sur tout ce qui est économique. C'est vrai ! Il n'empêche que si vous faites le bilan de tout ce que l'Office donne comme informations économiques à longueur d'année, c'est vraiment énorme, mais les gens trouvent que ce n'est pas une distraction, donc ils écoutent sans attention, il n'en reste quasiment rien. Il y a quelque temps, une enquête avait été demandée par un grand spécialiste qui s'occupe de la sociologie des calamités. On avait posé des questions, encore une fois, sur la guerre au Vietnam ; on demandait aux gens : « A propos, où est-ce le Vietnam ? Qui s'y bat ? Quels sont les enjeux ? » Le nombre de réponses absurdes était désolant. Alors que si vous faites l'addition des heures consacrées aux informations, reportages, discussions, tables rondes sur ce sujet, c'est évidemment une somme fantastique ; et les journalistes de la presse imprimée donnent une information au moins aussi importante que l'ORTF. En conclusion, il faut rappeler une vieille phrase connue de tous : « La vie est une comédie aux cent actes divers ». C'est qu'en vérité, tout ce que nous offrons comme programmes, ce sont des feuilletons. L'actualité est un feuilleton qui se renouvelle peu, c'est toujours à peu près le même moule, il y a presque toujours les mêmes choses qui reviennent, avec quelques modifications progressives. Un nouvel homme politique entre en scène, un autre disparaît pour une raison plus ou moins brutale, puis il y a une guerre qui commence, une autre qui s'éteint plus ou moins doucement, ce n'est qu'un immense et éternel feuilleton, et avec des variations qui ne sont pas trop brutales, ce qui fait que le public reste relativement « sécurisé » ; vous ne le troublez pas dans ses petites

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habitudes. Distractions et informations se touchent théoriquement de près, aussi longtemps qu'il n'y a pas d'événement chaud, car ce jour-là, tout change, c'est-à-dire que de relativement passif, le public devient demandeur, il attend de son récepteur qu'on lui indique ce qui va ou ce qui ne va pas. Il est exigeant, il réclame des éditions spéciales, il veut être au fait de ce qui se passe, vite et le mieux possible/ Il y a donc un changement de climat complet et il est évident que radios, télévisions, et journaux se doivent d'en tenir compte, ils le font déjà inconsciemment. On met à la « une » ce qui semble le plus important sur le moment, cela correspond et s'harmonise assez bien avec ce que pense la masse de la population ; je dis assez bien, pas toujours, car souvent ce qu'un spécialiste, un journaliste ou l'homme de programme croit important, ne l'est pas pour le public. D'une enquête internationale qui avait été faite à propos des magazines d'information, vous pouvez vous-mêmes tirer les conclusions. Les données concernent la Belgique, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie et les Pays-Bas. Les magazines recueillent entre 15 et 30 °/o de l'audience et pour un magazine qui a le même titre dans ces différents pays, qui s'appelle « Panorama » bien que le contenu ne soit pas tout à fait le même partout, voici les chiffres : En France, « Panorama » a eu une moyenne de 27 % d'audience, en Angleterre de 10,5 % et aux PaysBas de 15 %. Peu importe les variations dans ces chiffres, mais vous constatez, quand on les confronte à ceux données pour d'autres programmes qu'ils sont pour le moins modestes. Prenons les jeux de Guy Lux, il est rare que ses jeux aient moins de 50 % d'audience ; un film du commerce, honnête, sans être excellent, trouve facilement 70 % d'audience, donc des chiffres de 10,5 % et même 32 % ne sont pas spécialement éblouissants. Qu'est-ce alors, l'événement ? Pour le public, c'est quelque chose qui vient casser le rythme quotidien, qui vient troubler la cadence de l'existence, et dans ce cas-là d'observateur relativement placide le téléspectateur devient participant. Il devient demandeur. Et je vais vous en donner un exemple assez précis et qui vient appuyer cela d'une façon curieuse ! Nous avons eu à l'ORTF pendant onze ans, ce qui est une performance, pour Directeur-général, un homme charmant, lettré, qui s'appelle Vladimir Porché ; lorsqu'il prenait la parole, il avait l'habitude de parler de « cette merveilleuse petite lucarne ouverte sur le monde, cette petite fenêtre par où l'on pouvait contempler le spectacle de la vie et des événements ». C'est une jolie image, mais elle est fausse. En ce sens que, c'est une image d'un intellectuel, d'un homme qui sait prendre ses distances vis-

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à-vis des événements, et en effet, il était l'observateur. Tandis que le public réagit différemment. Lorsque quelque chose intéresse violemment le public, quand il est pris, il ne reste pas accoudé à la petite lucarne, il fait un peu comme Alice qui passe le miroir. Il va de l'autre côté, et il s'insèré dans l'événement. Il le vit, il est l'événement en même temps que l'événement existe. C'est une situation qu'il est difficile de percevoir pour des intellectuels qui ont l'habitude de savoir se détacher. C'est aussi ce que prouvent les interviews non directives qui demandent aux gens de parler de la télévision ; une des thèmes fondamentaux qui revient est : « Pour moi, la télévision, c'est un lien; sans la télévision nous serions séparés du monde ; avec la télévision nous sommes dans le monde ». A ce propos, il s'est passé quelque chose d'assez curieux lors d'une émission de Guy Lux à Poitiers ; sur la grande place il y avait un formidable appareil avec des tribunes, des machines de toutes sortes, des énormes cars, c'était véritablement « le grand cirque ». Ce qui m'a frappé c'est que les gens en automobile continuaient à circuler autour de cette place, où d'ailleurs les gradins étaient honorablement remplis. Mais il y avait toute une catégorie d'automobilistes qui étaient indifférents à ce qui se passait. Ils n'étaient ni devant leur petit écran, ni sur les tribunes, ils continuaient leurs occupations normales, sans même jeter un coup d'œil vers tout cet appareil déployé pour eux. Cependant, lorsque nous avons fait les enquêtes, sans nous en tenir à cette observation superficielle, nous nous sommes aperçus que les gens modestes de la ville avaient un argument que nous n'avions pas prévu. Ils nous ont dit : « Vous savez, pour nous, c'est vraiment un événement » — « Ah ! pourquoi ? » — « Parce que cela nous donne un lien avec les autres catégories sociales de la population ; pensez que je ne parle jamais ici à un bourgeois de chez nous ou à un étudiant ; maintenant je ris avec eux, et puis quand ils sont en train de « sécher » sur une question posée par Guy Lux, je suis avec eux, nous sommes ensemble ». La télévision avait tout d'un coup créé une sorte de courant et, d'une façon assez imprévue, un lien entre différentes catégories de téléspectateurs, et comme les téléspectateurs c'est presque la totalité de la population française, vous pouvez si vous le voulez extrapoler. Je suis maintenant obligé de vous parler, plus précisément de mon métier. Dans les sondages que nous faisons, nous associons toujours étroitement les réponses que j'appellerai statistiques, les questions fermées, avec des questions d'appréciation. Exemple : nous ne nous permettons pas de faire un sondage sans que soient associées les questions : « Avez-vous suivi ? » — « Cela vous a-t-il

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plu ? » car nous pensons éviter ainsi l'écueil des ratings américains, c'est-à-dire du « comptage des nez » (nose counting), qui consiste à se contenter, pour savoir ce que vaut une émission, de connaître le nombre de personnes qui l'a vue. Les Américains ont peut-être des impératifs commerciaux pour agir ainsi, mais des télévisions comme les nôtres, aussi bien qu'en Angleterre, qu'en Italie, etc., ont d'autres ambitions, d'autres devoirs que vous connaissez, instruire, enseigner, développer. Les sondages avec appréciation ont un intérêt dans le cas que je vous présente, car ils développent le libre arbitre des gens. On a fait trop souvent le reproche aux radios et aux télévisions, moyens de communication de masse, d'être un nivellement par la base et en somme de diminuer et l'initiative et le goût du jugement du public. On peut espérer que les sondages tels qu'ils sont pratiqués, créent une certaine étincelle, une certaine catalyse qui permet au public d'être plus critique, d'opérer une distanciation vis-à-vis de ses distractions, et d'arriver ainsi à un degré de dignité humaine légèrement supérieur à celui qu'il aurait eu si la télévision n'existait pas. Nous voilà loin des critiques classiques. En ce qui concerne les sondages, au moment des événements « chauds », il y a un problème : pour la campagne des Six Jours, l'audience des émissions d'information de vingt heures, de la télévision, est passée de sa moyenne habituelle de 50 % à 63 %. Si vous êtes le « père tant mieux », vous pensez que les gens sont intéressés, si vous êtes le « père tant pis », vous pouvez dire seulement : « Comment, lorsqu'il y a un événement de cette gravité, il y a encore 37 % de la population qui s'en désintéresse ? Mais c'est désolant ». Soyons le « père tant pis » quelques instants. Oui, c'est désolant, quand on pense que certains films et pas les meilleurs, atteignent 75 % et même 83 % d'audience. Cependant, nous avons une preuve et une preuve dangereuse de la puissance de la radio et de la télévision. Voici une expérience vécue il y a quelques années : j'ai été tenu pour responsable du fait que des boutiques de Paris ont été saccagées par des manifestants. Cela se passait après la Libération ; on manquait un peu de tout et il y avait des boutiquiers qui profitaient exagérément de cette situation ; or on faisait des reportages pour la radio et sans indiquer les noms et les adresses des gens, « Je me suis rendu dans tel quartier, j'ai constaté qu'il y a un boucher qui, que... et puis il y a un crémier qui, que... » ; cette simple information que nous donnions sans passion était cependant suffisante pour déchaîner les gens et et les amener à tout casser dans les magasins en question. Cela signifie qu'il y a des chocs en retour fantastiques. Et en particulier radio et télévision, plus que la presse

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écrite, font l'effet d'une loupe, d'un verre grossissant. Il faut donc terriblement se méfier de ce que l'on dit. Je vais vous citer un autre exemple dont j'ai été le témoin à Strasbourg : il y a quelques semaines, un des rédacteurs en chef des actualités télévisées était là-bas et expliquait ses problèmes à propos de l'autocensure. Il donnait l'exemple suivant : « Dans cinq villes de France une agitation organisée par X ou Y a nécessité l'intervention de la police ; il y a eu des grenades lacrymogènes, il y a eu deux voitures brûlées, et l'ordre a été rétabli ». Le devoir du journaliste est de ne pas passer ces incidents sous silence, et puisqu'il a envoyé des voitures de reportage, il a des images à présenter. Il est évident que s'il le fait consciencieusement, il présente ces images, mais s'il s'en tient à ces images « choc », le téléspectateur moyen va en déduire que toute la France est en état de quasiinsurrection, alors qu'en vérité, il y a eu des bagarres et même quelques blessés dans cinq villes ; à l'échelle du pays, c'est relativement médiocre. Il y a donc une certaine manière de présenter les événements qui fait que certains peuvent se dire : « C'est de l'auto-censure ». Le mot « censure » étant d'une « sonorité » fort déplaisante, il y a là un problème assez délicat qui est lié à beaucoup d'événements. C'est pour cela que je vous l'indique maintenant. Vous savez que nous faisons beaucoup d'émissions politiques, j'entends par émissions politiques des « face à face » de toutes sortes, des tribunes de toutes sortes qui sont parfois orageuses. Personnellement, je trouve cela passionnant, et je pense que c'est le cas pour beaucoup. Ce ne sont pas souvent les doctrines qui sont intéressantes, mais cette révélation indiscrète par les caméras, de l'homme, de sa manière de penser, de parler, de réagir. Dans le fond, il y a un certain « cambriolage », dont on pourrait parler ; on vole littéralement à un homme ce qu'il n'aurait peut-être pas voulu dire, ou exprimer délibérément. Après avoir été mis sur la sellette, des hommes politiques éminents se tournent ensuite vers le service des sondages : « Ditesmoi, j'ai un bon sondage ? », « Est-ce que beaucoup de monde m'a écouté ? » Ce moment-là est pénible car ils n'ont pas ce que l'on peut appeler un bon sondage numérique ; la moyenne de toutes les émissions politiques évolue autour de 40 % d'audience. Lorsqu'il y en a une qui monte à 50 °/o, c'est vraiment une performance. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie, justement, que ce qui est un événement pour l'un ne l'est pas pour l'autre, et que la population française en particulier n'a pas spécialement « la bosse politique ». La politique ne passionne pas nos concitoyens ; encore une fois, on peut faire le « père tant pis », le « père tant mieux » ; on peut trouver très impressionnant que dans notre vieille démocra-

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tie, 40 % des gens s'intéressent spontanément à un problème politique ; il n'empêche que 60 °/o ne s'y intéressent pas. A vous de juger et à vous de choisir. On peut dire malheureusement, dans le cas présent, que d'après ce que j'ai essayé de définir au début, les hommes politiques, lorsqu'ils viennent faire des déclarations plus ou moins fracassantes, ne sont pas un événement pour la population française. Ce n'est qu'une petite routine dans la vie normale du pays. Il y a naturellement un point que je ne peux pas éluder ; c'est celui des alunissages et des reportages concernant les fusées et les expéditions interplanétaires. J'ai les chiffres. En principe, ils sont assez éloquents dans la mesure où ils démontrent, au moins pour les premières expériences interplanétaires, combien le public s'y intéressait. Dans la nuit du premier alunissage qui eut lieu, ne l'oublions pas à quatre heures du matin, heure française, 35 % des téléspectateurs sont restés devant leur petit écran. C'est assez fantastique. Mais il y a plus en vérité et c'est une performance amusante ; lorsqu'on fait le bilan des informations portant sur ce sujet, c'est-à-dire lorsqu'on additionne les éditions spéciales, les bulletins normaux qui en ont parlé longuement, plus les conversations, les discussions, les tables rondes, les exposés plus ou moins scientifiques qui en ont fait état, on arrive au fait que la totalité de la population des téléspectateurs a été « couverte » par cet événement, a été concernée par cet événement. Donc il y a là incontestablement une diffusion de l'événement qui est faite d'une façon absolument prodigieuse et rapide, à 100 % de la population en huit jours, ce qui ne s'était jamais vu de mémoire d'homme comme vitesse de transmission d'une information quelconque. J'ai été jusqu'à présent assez nuancé mais là, je suis bien obligé de me cacher derrière cette citation de Laclos : « Les hommes renonceraient même à leurs plaisirs s'il devait leur en coûter la fatigue d'une réflexion ». En fait, on pourrait légèrement modifier cette réflexion, moins désabusée cependant que celle de Valéry que je vous citais au début, en disant ceci : la télévision heureusement est facile, c'est-à-dire ne coûte pas d'efforts une fois que vous en avez fait l'emplette, et dans un pays comme la France la dépense, la mise de fonds nécessaire pour acheter une télévision est à la portée, soit à crédit, soit au comptant, de la quasi-totalité de nos concitoyens, y compris les ouvriers agricoles, la classe la plus déshéritée, au point de vue revenus, de toute la population française. Donc, on a une télévision, et il suffit pour s'en servir, de s'asseoir dans son fauteuil et de tourner le bouton. Il est beaucoup plus facile de laisser ses sens suivre quelque chose de mobile, qui scintille et qui fait en même temps du bruit, que par exemple de lire. Quand vous voulez lire, il faut prendre un livre, il faut le choisir, quand vous l'avez choisi,

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il faut le tenir, il faut l'ouvrir à la bonne page, il faut mettre des lunettes si votre vue est mauvaise, il faut avoir un éclairage satisfaisant ; donc s'installer pour lire est certainement plus difficile que simplement tourner un bouton. C'est désolant d'un certain point de vue, mais cela donne, ipso facto, une supériorité matérielle étrange à la radio ou à la télévision en tant que moyens de communication. Sur le plan des informations nous constatons la richesse, le flot prodigieux d'éléments débités par une télévision ; je pourrais vous donner des chiffres assez affolants sur le nombre d'heures passées par les téléspectateurs, jeunes ou vieux devant leurs récepteurs, que ce soit en France ou ailleurs ; des statistiques montrent que les Américains passent dix ans de leur vie devant le petit écran. Cela veut dire que l'on est bombardé de ce que j'appelle des « items d'informations » de tous genres. Il n'y a toutefois pas une totale inertie du cerveau, loin de là. Le Professeur Moles parlait de « culture mosaïque ». Oui, je veux bien accepter ce terme, bien que je le trouve assez sévère ; on ne fait tout de même pas à la télévision que des choses dénuées de sens ; il y a un lien, il y a une logique dans tout ce qu'on fait, et une télévision est en vérité le miroir d'une civilisation. Vous n'avez dans votre télévision que ce que vous êtes vous-mêmes. Un exemple avec les jeunes : vous connaissez la petite querelle de ce que l'on appelle l'école parallèle. Il est évident que l'instituteur a son prestige compromis du fait que lorsqu'il parle de quelque chose, il y a toujours un gosse de la classe qui dit : « Ah ! oui, Monsieur, je le sais, je l'ai vu à la télé ». C'est ennuyeux pour l'instituteur, mais je ne pense pas que ce soit un désastre ; même si les enfants d'aujourd'hui ont des connaissances médiocres et lacunaires, ils en savent beaucoup plus que les jeunes de jadis et on ne peut pas dire que cela soit mauvais. Pour en revenir aux adultes, il y a un problème très délicat. C'est celui de ce que j'appelle le problème de l'initiation. Le public commence à se familiariser avec différents problèmes et en particulier avec les problèmes de politique par ce qu'il entend, ce qu'il voit, ce qui le sollicite à longueur de journée, de semaine, de mois, d'année. On peut considérer qu'il est initié peu à peu, car il entend les différents points de vue, alors que précédemment, par son journal ou par le ouï-dire (il ne faut pas oublier que les communications de bouche à oreille étaient très importantes autrefois, ne serait-ce que dans les veillées), il n'avait qu'une version de l'événement ; maintenant, il est rare qu'il n'entende pas différentes versions, qu'il ne les entende pas toutes. Je sais que je risque d'être critiqué : « A l'ORTF, organisme officiel, il existe une censure et vous donnez des informations dirigées ». Je ne veux pas discuter de ce point avec vous car il n'enlève rien à ce que je vais

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vous dire, même si les informations, même si toutes les distractions données par la télévision étaient très dirigées ; il n'empêche qu'il y a un nombre fantastique d'éléments concernant les mêmes choses qui vous pénètrent, que vous le vouliez ou non, ne serait-ce que dans le cas classique de la chanson : les gens sont devenus fort experts en chansons, et vous savez comme moi que si quelque chose a bien été transformé dans notre civilisation, c'est la poésie. Qu'est-ce que la poésie pour 99 % des Français à l'heure actuelle ? C'est la chanson telle que l'interprète un Trénet ou un autre. Il semble que les initiés deviennent moins rares et que notre société toute entière se libère de ce qui était peut-être un handicap dans la communication. Maintenant, je voudrais aborder le problème de la création de l'événement par le journaliste. Vous l'avez vu tout à l'heure, seuls certains événements touchent les téléspectateurs, seuls quelquesuns sentent qu'ils sont impliqués, sentent que cela les concerne ; mais alors quel est le rôle du journaliste ? Il a un grand rôle qui consiste en toute honnêteté à valoriser ce qu'il juge devoir être valorisé pour le faire pénétrer. Si, par exemple, il y a trois millions de petits Indiens qui sont en train de mourir de faim, et, si le journaliste sait expliquer le phénomène, s'il sait rendre le public solidaire de cette détresse, il est évident qu'il a joué le rôle qu'il était de son devoir de jouer. En définitive le journaliste a un rôle de médiateur, de vulgarisateur et il n'est pas commode d'expliquer certains événements. Je souhaite être un spécialiste de la vulgarisation scientifique et c'est une des choses les plus difficiles que vous puissiez imaginer. Le journaliste doit être un vulgarisateur, et il doit être un catalyseur, c'est-à-dire qu'il doit savoir développer ce qui, peut-être, n'existait que d'une façon latente : au moment de la catastrophe de Malpasset, il s'est créé un mouvement de solidarité qui s'est traduit par des centaines de millions de dons. Naturellement, il existait à l'état latent, mais les journalistes ont su le canaliser, pour qu'il y ait une solidarité effective et efficace vis-à-vis des sinistrés. Le Biafra a donné un exemple du même genre, à une échelle moindre, et je le regrette ; mais il est évident que dans un avenir que nous vivons déjà, le rôle du journaliste va devenir de plus en plus complexe et il sera de plus en plus difficile de rendre compte d'une façon impersonnelle de l'événement. Qu'on le veuille ou non, la relation sonore et la relation visuelle donnent plus de crédit aux faits bruts que ce qui est écrit. Je crois que l'expérience confirme ce que j'avance là. Un événement est une chose qui est passée ; or, en vérité, un événement touche la population en fonction de l'avenir que peut laisser entrevoir cet événement. Il existe des phrases que vous connaissez tous comme par exemple :

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« Mon Dieu ! Dire que cela peut arriver chez nous ! » ; cela veut dire que ce n'est pas sur l'événement que les gens s'attendrissent, mais sur eux-mêmes. Ils deviennent de gré ou de force solidaires de cet événement passé, mais par peur de l'avenir. Je me rappelle cette citation d'Edouard Herriot : « Quand il a plu chez le voisin, ma cave est inondée ». Ce qui est une preuve que, de gré ou de force nous sommes solidaires les uns des autres. Il y a là un point qui, je crois, vaut qu'on s'y arrête ; j'avais parlé tout à l'heure de l'intellectuel, à propos du directeur, M. Porché, et de cette façon de prendre ses distances vis-à-vis des événements de ce monde. En vérité, radio et télévision ont introduit chez nous une révolution que nous percevons à peine, parce que nous la vivons, — heureusement les sondages viennent à l'appui de mon propos : il fut une époque où l'artiste, le créateur, logiquement et sociologiquement était un homme seul qui ne savait jamais sur quel amateur de son œuvre il pouvait compter. Il est évident que ni un Baudelaire, ni un Van Gogh, par exemple ne travaillaient pour un public déterminé ou pour une catégorie de population déterminée. Ils avaient un profond besoin de faire jaillir leur œuvre ; comprendra, appréciera, qui voudra ou qui pourra. C'était l'époque des personnalités sortant du commun et aussi, il faut le dire, des artistes maudits, des « crève-la-faim » ; il était de bon ton, si j'ose m'exprimer ainsi, d'être un incompris et de lutter pour imposer son œuvre. En vérité, maintenant, par le canal de la radio et de la télévision et grâce aux sondages, celui qui crée d'abord est obligé de penser qu'il crée pour beaucoup de gens ; ensuite il a, dans un laps de temps très réduit, une réponse à son œuvre, c'est-à-dire qu'entre le créateur et celui qui reçoit sa communication, il se crée une conversation, un dialogue, disons un va-et-vient, et grâce à l'appui des sondages, l'artiste a son bain de foule de gré ou de force, mais non pas à la manière des politiciens, lorsqu'ils ont serré quelques mains ; il a un bain de foule avec des gens qui savent ce qu'ils veulent et qui le disent ; c'est-à-dire que la position du créateur, de l'artiste, de l'intellectuel est en train de se modifier profondément par ce va-et-vient. Phénomène nouveau qui peut avoir, sur le plan de l'esthétique, des conséquences profondes. Ce que l'on peut appeler le populisme d'autrefois, ne compte plus ; il n'avait pas de base logiquement et systématiquement établie, et il y a maintenant ce phénomène nouveau qui fait que chacun participe à un événement artistique, à une création ; il y a une unité dans la vie de tous les jours qui, je crois, n'existait pas avant la venue de ces nouveaux moyens de communication. Je vous dirai pour terminer que jusqu'à présent l'événement suscitait des réactions d'association, de solidarité ; aujourd'hui au con-

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traire, c'est « l'outil » qui les suscite. L'outil, c'est le journal imprimé ou bien les nouveaux moyens électroniques de transmission, associés aux sondages, car c'est à eux maintenant de prendre une sorte de relève non pas pour créer artificiellement des événements, mais pour amplifier ceux qui le méritent, les moduler comme ils doivent l'être et les remettre à leur exacte dimension dans la vie de tous les jours. Annexes I

Comment vit-on les problèmes de sondages à l'ORTF

Nous allons essayer de situer le problème. Au début, on faisait de la radio, on commençait à faire de la télévision ; c'était l'époque des premiers balbutiements ; un jour, j'ai écrit au directeur de l'époque : « Je trouve que l'on traite bien mal les auditeurs, car on ne tient pas compte de leurs désirs ». Dix jours plus tard, j'étais dans un petit bureau avec le titre magnifique de « chef de service des relations avec les auditeurs et les téléspectateurs » avec mission d'établir des relations et avec un budget qui était nul. Aujourd'hui le budget annuel dépasse quatre millions de francs. Les Français ont la plume relativement facile et on reçoit à l'ORTF un million de lettres par an ; ce chiffre peut paraître impressionnant ; en vérité il est dérisoire et vous allez comprendre pourquoi : treize millions de foyers ont la télévision, quinze millions et demi ont la radio. Que représente pour une année un million de lettres ? Peu de chose, nombre de ces lettres ne sont pas des jugements ou des appréciations, mais demandent « Quel est le numéro du disque que j'ai entendu l'autre matin, à la radio ? » ; on ne répond pas à toutes les lettres, mais on répond aux renseignements. On reçoit 100 à 200 communications téléphoniques par jour en plus du courrier. En ce qui concerne les jugements et les appréciations, la réponse est faite au moyen de circulaires personnalisées. Nous procédons à une synthèse mensuelle de toutes les opinions recueillies. Les sociologues et les statisticiens avec lesquels je travaille vous diront qu'une lettre (même s'il y en a 1 000 ou 10 000 du même genre) ne donne aucune idée de l'opinion générale car on est incapable d'extrapoler ce qu'elle exprime. On a essayé un autre système : donner un questionnaire en même temps que le mandat de la redevance de la radio et de la télévision. Cela rend mal : répond qui veut, quand il veut, comme il veut. Mais dans le courrier il y a des secteurs généraux qui à longueur de

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mois émergent et se retrouvent dans les enquêtes en profondeur. Un point est intéressant et reste inexpliqué. Recevoir des lettres fait chaud au cœur ; personne ne peut rester indifférent à des lettres qui viennent vous injurier ou au contraire vous encourager. Je le sais par expérience ayant fait moi-même des émissions : quand on est impliqué dans une émission, on lit ces lettres avec délectation et si par hasard il y en a qui sont défavorables, on se fait beaucoup de souci. Il faut reconnaître que ce courant de chaleur humaine transmis par une lettre n'a certainement pas son équivalent dans les sondages. Quand on veut commencer à connaître un phénomène tel que celui du public d'une radio ou d'une télévision, que faut-il faire ? Il faut prendre un instrument de mesure et voir. Grâce en particulier au Professeur Stoetzel, cet instrument de mesure existe depuis la libération. En Angleterre, la BBC avait créé un organisme de sondage dès 1936. Peu à peu, nos moyens ont augmenté ; comment ont-ils été utilisés ? Dès les premières années, nous avons essayé de faire des travaux scientifiques, c'est-à-dire qui ne pouvaient pas être trop remis en question par les spécialistes. Or, il y a malheureusement une certaine antinomie entre vouloir être exigeant sur le plan scientifique et avoir peu de crédits. J'ai donc tenté un système qui a été appliqué pendant cinq ans ; il était ainsi conçu : tous les soirs on appelait au téléphone entre 100 et 200 personnes, soit à Paris, soit en province ; outre ce sondage, on envoyait par lettre avec réponse payée un peu plus d'un millier de questionnaires ; enfin on donnait des questionnaires à une petite équipe d'enquêteurs (quatre personnes). Comment fonctionnait ce groupe de systèmes hétérogènes ? Il y avait certaines questions qu'on retrouvait au sondage téléphonique, au sondage par correspondance et au sondage par interview et si les résultats des sondages « collaient » par ces trois moyens, même sur des échantillons douteux, on pouvait en espérer que : 1) le résultat était valable, 2) pour les autres questions qui n'étaient pas les mêmes dans les différents travaux, on pouvait se risquer à prévoir également un résultat favorable. On pouvait donner quelques informations sans finesse, mais ergoter était difficile. Lorsque nos moyens ont augmenté, nous avons pris soin d'essayer de recouper les différentes méthodes employées et j'ai eu le réconfort de voir que ce que nous avions fourni n'était pas faux. De plus, les quatre enquêteurs devaient aller chez les gens qui avaient été appelés au téléphone et vérifier que les réponses obtenues par l'interview directe concordaient avec les réponses données par téléphone ; ensuite, les enquêteurs se rendaient chez

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ceux qui avaient été appelés au téléphone et avaient refusé de répondre au questionnaire, afin de contrôler si ces personnes avaient à peu près les mêmes goûts et donnaient les mêmes réponses que celles qui avaient accepté. Puis les enquêteurs allaient chez des gens qui n'avaient pas le téléphone, pour vérifier si ceux-ci répondaient par l'interview directe, etc. ; en somme, ces enquêteurs retournaient toujours attaquer là où il n'y avait pas de réponse ou bien là où c'était intéressant d'avoir la confirmation d'une réponse. C'était comme vous le voyez, une méthode probablement empirique, mais qui avait le mérite d'être assez logique et qui nous a été utile. Où en sommes-nous aujourd'hui ? Le fait que l'ordinateur existe et permet des calculs très accélérés de toutes sortes a profondément modifié le rythme et la qualité des sondages que nous pratiquons. Notre métier n'est pas un métier de statisticiens, mais de plus en plus un métier de psychologue et un département de psychologie a d'ailleurs été créé dans notre service ; il est devenu au moins aussi important que le département des sondages statistiques. Je pense qu'à l'avenir la psychologie prendra de plus en plus de place. La moitié du budget de ce service est consacrée à payer les organismes privés qui nous prêtent leur concours pour réussir à faire un travail convenable. Comment fonctionne ce service ? Tous les jours, il y a des émissions de télévision et on a besoin d'avoir « une information quotidienne ». Qu'est-ce que la télévision ? Un gigantesque artisanat puisque jamais une production n'est et ne peut être similaire à une production antérieure ; chaque cas est donc un cas particulier et introduire des méthodes trop industrielles, trop systématiques, dans un organisme, si grand soit-il, est un non-sens. En ce moment, il y a chez nous des heurts à ce propos car grâce à l'informatique ou à certaines technocraties plus ou moins dangereuses, on veut systématiser le fonctionnement de la télévision. Je vous avoue que la télévision exige « une aimable pagaille » car l'inspiration doit être à la base de la plupart des émissions ; le talent, l'initiative ne peuvent pas être enrégimentés d'une façon trop stricte car on arrive à tout stériliser et l'on sombre dans la médiocrité. De plus il y a une réaction psychologique, qui est classique ; Parce que l'on est déçu par quelque chose, on charge cette chose de tous les péchés. Dans notre cas, que signifie cette constatation : si par hasard un sondage indique qu'une émission était mauvaise, quelle est la réaction de ceux qui y ont collaboré ? « Elle était excellente mais les sondages sont faux ». Il fallait donc réussir à ce que les sondages deviennent indiscutables (scientifiquement parlant). Là, je me suis un peu caché derrière l'ordinateur et vous

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allez voir comment. Le sondage quotidien est basé sur un échantillon national représentatif de la population française de 1 750 personnes, y compris des jeunes de dix à quatorze ans. Mais le cahier des charges relatif aux sondages exige que cet échantillon soit entièrement remplacé tous les quinze jours. Pourquoi ? On donne un cahier à chaque personne qui a été recrutée volontairement ; ce cahier comporte une feuille par jour et les téléspectateurs sont priés de cocher leur présence devant le petit écran et leur appréciation de l'émission en question. Puis, ils ont des enveloppes déjà toutes timbrées et chaque jour avant midi, ils renvoient cette feuille. Les téléspectateurs mettent beaucoup de bonne volonté à remplir ces feuilles, mais on a constaté expérimentalement qu'au bout de quinze jours ils commencent à se lasser. Par prudence, il est entendu que pendant une période de neuf mois, un téléspectateur ou une téléspectatrice ne doit pas être questionné une deuxième fois, de même que, par prudence, pendant cette quinzaine, il est interdit de donner d'autres questionnaires sur d'autres sujets aux téléspectateurs qui sont volontaires. Il

Le Service des Etudes d'Opinion à l'ORTF

Organisation Le Service des Etudes d'Opinion établit la liaison entre le public de la télévision, l'auditoire de la radio et l'Office. Par son intermédiaire, l'Office a connaissance de l'attitude et de l'opinion des auditeurs et des téléspectateurs. Le Service des Etudes d'Opinion comprend deux sections : Relations avec les auditeurs et les téléspectateurs, Sondages. Relations avec les auditeurs et les téléspectateurs Le courrier envoyé spontanément à l'Office comporte différents types de lettres : a) Celles qui sont adressées aux producteurs des émissions de radio et de télévision (environ 800 000 annuellement) ; b) Celles qui sont envoyées à l'Office par les auditeurs et les téléspectateurs soucieux d'exprimer leur opinion sur les programmes proposés, de faire connaître leurs goûts ou de présenter des suggestions (environ 30 000) ; c) Celles qui demandent des précisions sur le contenu des émissions, entendues à l'antenne ou vues sur le petit écran : référence de disques, titres d'ouvrages littéraires, horaires d'émissions, etc. (environ 18 000 auxquelles il convient d'ajouter près de 40 000 appels téléphoniques).

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Le courrier décrit au paragraphe a) est trié, dénombré et dirigé vers les producteurs concernés. L'ensemble du courrier décrit aux paragraphes b) et c) est envoyé après lecture aux différents secteurs intéressés, soit : — Pour le courrier b), au secteur chargé de l'analyse du contenu de cette correspondance, de la préparation des rapports de synthèse radio et télévision et de la rédaction des réponses « personnalisées » à faire à certaines lettres. — pour le courrier c) aux secteurs « renseignements radio » et « renseignements télévision » qui doivent chaque fois, pour satisfaire aux demandes, procéder à des recherches dans les différents services de la maison (producteurs d'émissions, droits d'auteurs, services techniques, etc.). Les nombreux appels téléphoniques aboutissent également à ces deux secteurs. La section « sondages » Cette section, par des enquêtes et sondages, est chargée de saisir l'opinion de la grande masse du public et d'analyser avec la finesse indispensable les réactions des multiples catégories qui le composent. Elle comprend deux secteurs : — Le secteur statistique. — Le secteur psychologique. Le secteur statistique s'occupe plus spécialement : — Des études statistiques radio et télévision avec l'appui de l'ordinateur, — De l'enquête quotidienne par panel concernant la télévision et qui porte actuellement sur 1750 personnes. Les résultats en sont transmis chaque jour à la direction générale et aux différents responsables de l'Office. En outre, un rapport d'exploitation avec courbes et graphiques comparant les résultats de plusieurs semaines est établi chaque mois. Le secteur psychologique effectue des enquêtes spécifiques, des études de groupe, des prétests et tests de motivation. Ces deux secteurs travaillent en étroite collaboration. L'Office fait souvent appel à des organismes extérieurs spécialisés. C'est ainsi que l'enquête quotidienne est assurée sur le terrain par les équipes d'enquêteurs de deux importantes sociétés. En qualité de membre du Centre d'Etudes des Supports de Publicité (CESP), il participe aux huit enquêtes annuelles (presse, radio, télévision) effectuées par le Centre pour ses adhérents. Enfin, pour certaines enquêtes spécifiques, l'INSEE apporte à l'Office sa collaboration.

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Actions du service Elles s'exercent : A) Vers le public Répondre aux lettres, envoyer des enquêteurs dans des milliers de foyers, sont des actions systématiques qui contribuent à créer des relations plus étroites entre la population et l'Office. De plus, l'expérience a permis de le vérifier, les téléspectateurs savent qu'ils peuvent être interrogés et ils prennent une attitude active qui aiguise leur curiosité et leurs facultés de jugement, de telle sorte que, avant même de « produire » des résultats, statistiques ou pratiques, les sondages ont un effet psychologique non négligeable. B) Vers l'Office Les sondages ont un double but : — Vérifier à l'échelle du téléspectateur l'intérêt suscité par les émissions et leur audience. — Faciliter une prospective de la grille des programmes par genre et par chaîne. D'autre part, des études spécifiques sont réalisées sur certains genres de programmes. Des études spécifiques ont été faites à propos des feuilletons, des films, de certaines émissions de variétés, de magazines scientifiques, des émissions musicales, etc. Ces enquêtes apportent aux responsables des informations qui leur sont indispensables pour orienter, moduler ou valoriser leur action. Connaissance du public, équilibre des genres d'émission, sont des termes abstraits qui englobent une foule de faits concrets. Leur classement, leur mise en valeur sont fonction des buts que l'on veut se fixer : distraction pure et simple, tendance à l'amélioration culturelle de la grande masse, liberté concurrentielle des différents programmes, satisfactions proposées aux « élitistes », ambition de plaire à tous. Ainsi les sondages, en assurant une nécessaire communication entre le public et les différents niveaux de responsabilité (commandement, production, création) peuvent seuls permettre d'ajuster chaque fois l'action en fonction de l'objectif assigné dans le cadre général de la mission du service public.

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Trois quotidiens français devant le voyage d'Apollo XI L'Aurore, l'Humanité, le Monde

Rappelons très brièvement la chronologie des événements : — 13 juillet 1969, les Russes ont envoyé une sonde non habitée, Luna xv qui devait s'écraser sur la Lune le 21 juillet. — le 16 juillet, les USA ont fait partir Apollo xi avec trois astronautes, Aldrin et Armstrong qui devaient débarquer sur la Lune le 20 juillet, et Collins. — le 21 juillet, les cosmonautes sont repartis de la Lune, — le 24 juillet, ils sont revenus sur la Terre et ont été reçus par le Président Nixon. Le déroulement du voyage a été constamment suivi par la radio et par la télévision en rapport avec la NASA. Aussi l'analyse de cet événement dans la presse quotidienne pose inévitablement le problème, très actuel, du rapport de la presse écrite et de la télévision. I

La présentation de l'événement dans les trois journaux

Chacun des trois journaux retenus présente l'événement avec ses caractères propres qui apparaissent surtout à la première page. La comparaison doit évidemment tenir compte des différences profondes qui existent entre ces trois quotidiens ; à la différence des deux autres, le Monde est un journal du soir (ce qui présente un élément important de différence pour une information relatée heure par heure) et un journal sans photographies. Par ailleurs, l'Humanité, qui est l'organe du parti communiste français, est un des rares quotidiens directement liés à un parti politique. Dans la mesure où l'on peut classer les deux autres journaux dans l'éventail * La rédaction de cette analyse de presse a été effectuée par un groupe de travail comprenant : E. Cazenave, M. Hausser, P. Orecchioni, A.-J. Tudesq.

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des opinions, l'Aurore est un journal centre-droit, nettement anticommuniste et presque toujours favorable aux Etats-Unis, mais il s'adresse à un public de lecteurs plus populaire que le Monde ; ce dernier a une diffusion plus nationale que uniquement parisienne et accorde toujours une plus grande importance que les autres journaux aux informations concernant l'étranger et la vie internationale. L'analyse doit être menée sur deux plans : l'évolution de l'information dans un journal, en considérant la série des différents numéros de juillet 1969 ; la comparaison du numéro d'un même jour dans plusieurs journaux, principalement les 21, 22 et 23 juillet. Pour la clarté de l'exposé, il a semblé préférable d'analyser d'abord la présentation par journal. Les graphiques permettent d'apprécier la durée et l'intensité de l'information concernant l'événement dans l'Humanité, le Monde et Sud-Ouest (analysé dans l'article ci-dessous de F. Amédro). Plus que le caractère spectaculaire que l'on trouve aussi dans le Monde, on peut retenir la présentation d'un commentaire à tous les niveaux ; dans les numéros du 21 et 22 juillet, et à un moindre degré du 24 juillet. C'est l'exemplaire du 22 juillet qui consacre le maximum d'articles au voyage sur la Lune (9 pages). En première page, 43 % de la surface consacrée à l'événement correspond à des titres, proportion plus faible que dans les autres quotidiens mais exceptionnelle pour ce journal. L'éditorial signé Sirius sous le titre « Oui, mais pourquoi ? » soulève une ambiguïté par contraste avec le gros titre « Une étape dans l'histoire de l'humanité » ; il y a une gradation entre le cliché « Une étape dans l'histoire de l'humanité », ce qui était prévu, l'information « Deux hommes ont foulé le sol de la Lune », et la réflexion sur l'événement « Oui, mais pourquoi ? » ; en fait, ce dernier article est moins restrictif que son titre ne le laisserait supposer et c'est presque sur un plan métaphysique que se place l'auteur. On peut se demander si la formulation du titre ne traduit pas une certaine complaisance de non-conformisme intellectuel le jour même où l'humanité franchit une telle étape ; et cela d'autant plus qu'un article signé Sirius est destiné à passer dans les chroniques de presse des autres journaux. Le Monde hésite entre la priorité à accorder à l'événement en soi ou l'événement présenté par la télévision ; un article du 22 juillet, en page 2, intitulé « Le dialogue le plus long » se rapporte directement à la liaison par radio et télévision. C'est un élément marquant de toutes façons dans l'information dans la mesure où les deux faits, le débarquement sur la Lune et la retransmission immédiate de l'événement ont été perçus en même temps par quelque

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trois cents millions de téléspectateurs ayant les yeux braqués sur un même objet. Le Monde met l'accent sur l'aspect technique ; l'événement, le succès, résultent de la coïncidence entre la précision et la réalisation. Contrairement à l'exploit au sens traditionnel du terme, qui implique un élément de surprise, l'exploit résulte ici dans la réussite rationalisée de la prévision. Pour l'Humanité, l'événement apparaît d'abord comme la réalisation d'un mythe ; c'est un exploit de l'homme et c'est ce caractère humain qui est le plus souligné dans ce journal ; « Un rêve venu du fond des âges réalisé », titre-t-il en première page, le 21 juillet. La dernière page du même numéro avec les titres « Altitude zéro » et « Ce qu'ils en pensent » juxtapose comme l'a fait le Monde dans la première page déjà analysée, articles de réflexion et d'information, mais conçus différemment. On ne voit apparaître qu'assez tard les références aux Etats-Unis ; il s'agit d'abord de la seule citation des noms des cosmonautes. L'Humanité intègre moins l'événement à l'histoire que ne le fait le Monde, utilise surtout un vocabulaire spatial et donne une présentation qui rend l'événement plus humain ; c'est le retour vers la terre, la fraternisation avec tous les hommes, les réactions affectives qui sont le plus mises en valeur dans ce journal. L'Aurore n'accorde que pendant très peu de temps le maximum d'intérêt au voyage sur la Lune ; ce dernier est vite remplacé en première page par l'affaire Kennedy. Ce journal mêle à la fois le sensationnel (la répétition de l'adjectif « fantastique » dans les titres le montre) et l'anecdotique. Deux caractères de la présentation de l'information sont différents des autres journaux envisagés ; il s'agit d'un vocabulaire de parade militaire, par exemple le titre du 21 juillet « La Lune est vaincue » « Saluons » ; d'autre part, ce journal présente beaucoup plus l'événement comme un exploit américain ainsi que nous y reviendrons plus loin. Il

L'exploitation de l'événement

La presse écrite exploite l'événement au niveau du commentaire plus que de l'information proprement dite ; ce qui s'explique par le décalage entre l'information première (fournie par la télévision et par la radio) et le commentaire sur cette information. A la limite, il y a même contradiction entre l'information et le commentaire donné sur l'information à la première page du Monde du 22 juillet entre le gros titre « Une étape dans l'histoire de l'humanité » et le titre de l'éditorial « Oui, mais pourquoi » de Sirius.

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Il apparaît que c'est aussi une étape dans le devenir de l'humanité du point de vue de l'information ; c'est là un point commun aux différents journaux envisagés, nous y reviendrons en conclusion. L'exploitation de l'événement présente des aspects différents par les implications qu'il entraîne selon les journaux. Qu'il s'agisse de jugements portés avec un recul relatif par rapport à l'information donnée par la radio et la télévision, qu'il s'agisse de sousévénements, ces derniers peuvent être anecdotiques. Ces aspects peuvent également être idéologiques ; ainsi l'Aurore met en valeur l'absence d'information sur le voyage des cosmonautes pour le public chinois « 700 millions de Chinois dans l'ignorance » dans le numéro du 23 juillet. Mais le récit anecdotique est lui-même porteur d'idéologie ; l'Humanité qui insiste plus sur la famille d'Aldrin, le retour, la fraternisation, en mettant l'accent sur l'aspect humain, « dénationalise » le caractère américain de l'exploit. C'est au contraire sur ce caractère qu'insiste l'Aurore ; dans l'éditorial de Georges Merchier du numéro du 22 juillet, « L'ère nouvelle sera celle des savants », un des sous-titres indique « Nixon les attendait » ; sur la même page est signalé l'échec de la sonde soviétique Luna xv. Les différences d'implication apparaissent enfin dans la présentation des jugements portés sur le voyage des cosmonautes. Un deuxième caractère plus commun aux trois journaux c'est le caractère spectaculaire de l'événement. Pour l'Humanité et l'Aurore, il est exploité par l'abondance des photos ; et pour le Monde, qui ne contient jamais de photographies, il y a une fréquence exceptionnelle de schémas et de croquis ou cartes. Dans les deux premiers surtout, on a cherché à attirer le lecteur en lui montrant ce qu'il a déjà pu voir à la télévision. Un autre moyen d'attirer l'attention du lecteur est de citer l'appréciation de l'événement par des personnages considérés comme influençant ou impressionnant le lecteur. L'Aurore du 22 juillet juxtapose les opinions exprimées par Paul VI et Georges Pompidou. Il y a aussi le problème de la durée de l'exploitation de l'événement ; c'est l'Aurore qui arrête le plus tôt les articles ; la place réservée est déjà réduite le 23 juillet en première page ; plus encore le 24, car l'affaire Kennedy occupe la première place ; à partir du 26, il n'y a plus rien en première page sur le voyage des cosmonautes. Le Monde donne une densité très forte d'informations du 16 au 26 mais ensuite ne lui réserve qu'exceptionnellement une place en première page ; de même le journal Sud-Ouest. C'est l'Humanité qui, parmi les journaux que nous avons analysés, parle le plus longtemps de l'événement.

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L'exploitation de l'événement entraîne enfin l'utilisation de tout un vocabulaire différent selon les journaux. Le Monde, qui met l'accent sur l'aspect technique, parle de « programme prévu », de « prévision » et dans la publicité même pour le matériel électronique (utilisé par ailleurs dans le vol spatial), sont repris les mots « précision », « sécurité », comme s'il y avait un effet d'adaptation du style de la publicité au style du journal qui la publie. L'Humanité n'utilise pratiquement pas le mot Etats-Unis. L'Aurore utilise le vocabulaire du spectacle, et use abondamment de l'adjectif « fantastique » présenté sous tous les aspects typographiques. En conclusion, ce qui ressort de l'analyse dans quelques grands quotidiens français, du récit du premier voyage sur la Lune c'est, autant que l'événement lui-même, le rapport de la presse écrite avec la presse télévisée. Les lecteurs de journaux ont, pour la plupart, appris l'événement par la télévision ou la radio, et les journaux s'adressent aux lecteurs en tenant compte de cette information antérieure à la leur. Ce qu'ils apportent, ce n'est pas l'information mais, d'une part le spectacle « fixé » lorsqu'ils sont illustrés ; c'est ainsi que France-Soir avait consacré plus de la moitié d'une page à « La première photo de la Lune », voulant ainsi prolonger l'image en lui donnant un caractère durable ; d'autre part, la presse écrite s'efforce de donner le mode d'emploi de l'image, d'interpréter, d'expliquer l'image ou les images qu'ont vues les téléspectateurslecteurs. La presse écrite peut confronter des opinions exprimées simultanément, ce que ne peut faire l'information audio-visuelle tenue à un ordre de passage, si rapide qu'il soit. Mais le journal n'a pas qu'un rôle secondaire ; c'est lui qui a indiqué souvent à ses lecteurs les heures de vision à la télévision ou qui les a convaincu de l'intérêt de cette vision en direct. Enfin, tous les quotidiens ne sont pas dans les mêmes conditions, en face de la télévision, pour présenter un tel événement. Les plus « visuels », comme France-Soir, sont les plus concurrencés ; au contraire, le Monde, qui se plaît aux réflexions et aux commentaires plus qu'au récit et à la rapidité de l'information, subit peu la concurrence de la télévision ; il l'utilise au contraire, en reprenant et en analysant les commentaires, présentés rapidement à la télévision, et en développant aussi les revues de presse ; ainsi aide-t-il l'événement à devenir un fait dominé, un fait de conscience. A travers un événement comme le premier voyage sur la Lune et sa vision par des centaines de millions de téléspectateurs, le problème actuel de la presse écrite, concurrencée avec succès par

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Centre

d'Etudes

de

Presse

les moyens audio-visuels, apparaît dans toute son ampleur. Non que la presse écrite n'ait plus à jouer son rôle dans un tel cas mais ce n'est ni de l'information, ni du sensationnel ; le journal retrouve son rôle, plus ancien, d'expression d'une opinion, d'une interprétation.

Graphique 1 l'Humanité 7 juillet 8 9 10 11 12 14 15 16 17 18 19 21 22 23 24 25 26 28 29 30 31 1" août 2 3 4 5 6

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Le signe + correspond à l'emplacement réservé en première page : + moins de 100 cm/colonne ; + entre 100 et 200 cm/colonne ; + + + plus de 200 cm/colonne. Le signe X correspond à chaque autre page du journal contenant un article concernant cet événement.

Graphique 2

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La surface consacrée au voyage en centimètre-colonne est indiquée en abscisse. Les numéros quotidiens du 12 au 31 juillet 1969 sont indiqués en ordonnée. a. Sud-Ouest. b. Le Monde. c. L'Humanité. d. (1) correspond à l'arrivée du Tour de France à Bordeaux. e. (2) correspond à la conférence de presse du président Pompidou sur les problèmes économiques.

Une étape

dans

l'histoire

de

l'humanité

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la earrière polili V e (Fl), à la seule exception de Y(D) (classificateurs d'énonciation directe). On ne peut, en effet, tenir pour significative la différence (0,68 — (0,71). Cette identité des Y(D) est assez normale puisque, en français du moins, le lexique ne propose pas un grand nombre de termes pour désigner l'acte « A tue B ». On trouve meurtre, crime, assas-

L'énonciation

de

l'événement

159

sinat, attentat et c'est à peu près tout. Le même paradigme se retrouve donc dans les deux journaux. Il existe évidemment entre ces termes des différences sémantiques et des différences de distribution mais nous n'avons pas encore à en tenir compte. Partout ailleurs en RK, Ve est très notablement plus riche dans M que dans F. On observe une opposition inverse lorsqu'on passe en AP. Les différences sont toutes significatives et de même sens. Schématiquement : Ve(F2) > Ve(M2). La conclusion que nous avancions à la fin du paragraphe IV est donc confirmée. Et nous pouvons aller plus loin. Même en tenant compte du fait que Z(D) de Ml est inférieur à Z(D) de M2 (0,54 contre 0,83), le Ve de Ml est plus riche que celui de M2. Par conséquent, non seulement M tend à rapprocher AP et RK, comme je le disais, mais encore il insiste davantage sur RK que sur AP, ce que la simple mesure des énoncés ne pouvait nous révéler. La comparaison F1/F2 fait surtout intervenir les Z. Nous en reparlerons plus bas. En tout cas, les Y montrent une belle régularité. L' « attitude intellectuelle » de F est en gros la même dans les deux événements. 2. Comparaison D/R. D'une façon générale : Ve(D) > Ve(R). Cette tendance est inversée pour les seuls Z(D/R) de Ml, et la différence est importante : D = (0,54), R = (0,82). Toujours à propos de M, on lit une différence considérable entre les R de RK et ceux d'AP. Autant M se plaît à citer les témoignages d'autrui en ce qui concerne RK, autant il les néglige quand il rend compte d'AP. Cette abondance des citations dans un cas, leur pauvreté dans l'autre est très révélatrice. En RK Ml éprouve le besoin d'ausculter, si l'on peut dire, la terre entière : les réactions d'autrui, à quelque type qu'elles ressortissent (Y ou Z), sont considérées comme importantes, sont même nécessaires pour « couvrir » l'événement. RK est donc présenté comme lourd de conséquences. Les réactions de tel ou tel selon sa nationalité, ses options politiques ou son obédience idéologique sont nécessaires pour situer l'événement et le faire comprendre. La chose est inutile en AP. C'est un événement sur lequel, finalement, presque tout le monde est d'accord. Le concert d'éloges est quasi général. Dès lors, semble dire M2, à quoi bon multiplier les énonciations d'autrui ? Ici encore, la réaction de F est différente, voire inverse. Le rapport R/D est exactement le même pour les Y (0,08 contre 0,71 en Fi, 0,07 contre 0,70 en F2). Confirmation est donc donnée de ce qui a été avancé précédemment : le jugement d'autrui n'est pas plus sollicité pour AP que pour RK. C'est dans les Z que change l'attitude de F. On remarque, comme pour Ml, un rapport particu-

160

Michel

Hausser

lièrement marqué. Alors que Ve(R) diminue ou reste égal de RK à AP, le mouvement est inversé pour Z(R) de FI à F2 : (0,38) est supérieur à (0,22). Certes, (0,22) est un indice appréciable. FI ne néglige pas les réactions passionnelles du monde à RK. Mais ces réactions passionnelles l'intéressent beaucoup plus quand il est question d'AP. Or ces réactions, comme on a vu, sont attendues. C'est précisément sur cet attendu qu'insiste F2. Cette forme de plaisir est bien connue qui consiste à voir combler son attente et à constater que les choses sont conformes à l'idée qu'on s'en fait. Idée est sans doute déplacé puisque l'abondance des Z(R) prouve le désir de satisfaire une curiosité anecdotique. 3. Relation Y/Z. Elle ne peut être significative que si est admise l'opposition postulée plus haut entre Y et Z et à laquelle, du reste, je viens de recourir : Y exprime un jugement de type plutôt analytique et intellectuel, Z une évaluation de type plutôt synthétique et émotionnel. Si l'on ne fait appel qu'au sens de cette relation, c'est-à-dire, pour être plus explicite, au signe (positif ou négatif) de la différence entre deux indices de richesse, on constate, pour Ve(R), dans tous les cas : V e [Y(R)] < V e [Z(R)] (0,44 est inférieur à 0,82, etc.). Les deux journaux, dans les deux événements, citent davantage l'évaluation que le jugement d'autrui : la préférence est accordée au témoignage affectif des « autorités » qu'elles soient politiques, scientifiques, spirituelles (par exemple, le pape), etc. La similitude disparaît si on observe Ve(D). En effet, la différence n'a pas le même signe pour RK que pour AP. Schématiquement : RK : V e [Y(D)] > Ve[Z(D)] (0,68 > 0,54, etc.) AP : — < — (0,70 < 1,16, etc.) Les deux journaux jugent plus qu'ils n'évaluent RK, évaluent plus qu'ils ne jugent AP. On trouverait donc ici un parallélisme assez inhabituel entre M et F. Il faut cependant y regarder de plus près et ne pas se contenter du signe de la différence. On s'aperçoit aussitôt que l'écart entre Y(D) et Z(D) est beaucoup plus marqué, quel qu'en soit le signe, dans F que dans M. Faisons apparaître les chiffres : écart dans Ml : — 0,14 < écart dans FI : — 0,31 (différence : — 0,17) écart dans M2 : + 0,37 < écart dans F2 : + 0,46 (différence : — 0,09) A vrai dire, on ne peut pas tenir compte de la seconde différence (0,09) beaucoup trop faible pour être significative. Il faut enregistrer qu'AP fait sortir M du flegme qui lui est habituel. Même si sa joie n'est pas de même nature que celle de F, elle est en tout cas aussi grande. Rien de tel, au contraire, dans RK où, de nouveau, M se démarque de F. Sa position est d'autant plus originale que

Vénonciation

de

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la différence Y(D) — Z(D) dans Ml ( = 0 , 1 4 ) est peu importante. Devant RK la réaction de M1 est étonnamment complète et équilibrée. Il s'agit d'un événement grave ressenti et analysé comme tel. Devant AP, M2 éprouve moins le besoin de juger (0,46 contre 0,68) alors que F analyse identiquement les deux événements. Les chiffres ne suffisent pas à expliquer cette différence de traitement. De même ils ne peuvent justifier un V e [Y(D)] plus riche dans F que dans M aussi bien pour RK que pour AP. On remarquera enfin que si M donne une évaluation plus considérable d'AP que de RK ( + 0,29), l'écart est près de trois fois plus grand dans F ( + 0,76). Si l'on peut dire, F2 s'en donne à cœur joie devant AP. Parlera-t-on de satisfaction en M2 et de jubilation en F2 ? Il est sans doute prématuré de dégager des conclusions trop précises. On voit cependant qu'elles s'organisent dès à présent de façon assez nette. Si l'on ne peut pas encore préjuger du contenu exact des attitudes adoptées par les deux quotidiens, celles-ci sont déjà différenciées : gravité de M devant RK qui se desserre devant l'exploit que représente AP. Indifférenciation de la réaction intellectuelle de F devant les deux événements mais libération de son enthousiasme devant AP. On tient donc des conclusions importantes. Je ne me cache pas qu'il doit être un peu déprimant pour vous de voir tirer des conclusions aussi claires de considérations strictement statistiques, sans citer un seul mot, un seul exemple. Mais il faut se souvenir que ces chiffres reposent sur un classement des expressions linguistiques, que celui-ci se fonde par conséquent sur la connaissance des mots mêmes et de leur contexte. C'est uniquement le souci didactique d'aller du général au particulier et de présenter un exposé concis qui m'a fait adopter une présentation apparemment théorique et mathématique. Ces chiffres ne parlent que comme indices d'une réalité sémantique déjà connue, au moins de l'enquêteur ! C'est cette réalité de l'énonciation que nous allons maintenant considérer, en ayant soin de ne pas perdre de vue les cadres généraux qui viennent d'être présentés et qui pourront ainsi ordonner les remarques un peu disparates que je vais devoir faire.

VI

Etude des Y (classificateurs)

On se reportera, pour plus de clarté, à l'Annexe où figure le vocabulaire de l'énonciation. J'envisagerai d'abord RK puis AP. Dans chaque cas, je tenterai une comparaison entre F et M.

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Michel Hausser

1. RK. On peut tenir compte ici du découpage structurel du thème tel qu'on l'a opéré précédemment. Commençons par la victime qui, comme il est normal en pareil cas, fournit son titre à l'événement. FI donne Robert Kennedy comme le « martyr de la violence américaine ». Reconnaissons d'emblée que martyr est un sémantène très fortement teinté d'affectivité. Pour nous en tenir à notre affreux jargon, il y a beaucoup de Z dans cet Y, ce qui doit sans doute nous inciter à la prudence ; notons toutefois que martyr est intellectuellement justifié, je dirai : classé, par le complément qui l'accompagne. FI insiste légitimement sur la famille Kennedy mais, pour la désigner, utilise l'étrange expression : « les personnages du drame ». Assurément, ce n'est là qu'un cliché involontaire (ils ne le sont pas tous) assez malencontreux puisqu'il se réfère aux proches de la victime sortant de la cathédrale St-Patrick et qui n'ont en rien participé à ce « drame », mais ils le ressentent avec plus d'acuité que le reste du monde. Du point de vue énonciatif, l'expression est intéressante : elle déréalise l'événement pour le classer dans un autre système, celui du théâtre. Voici un autre syntagme, lui aussi très révélateur de 1 enonciation : « le tragique trio des veuves de la violence » (il s'agit des épouses de John et Robert Kennedy et de Martin Luther King). C'est un bel exemple d'énoncé marqué où une double allitération manifeste la fameuse fonction poétique de Jakobson. On ne trouve pas de formule de ce genre dans Ml qui se contente de désigner la victime par son titre (sénateur) et par ses nom et prénom (Fl, plus familier, l'appelle parfois Bob), mais qui, cependant, dit une fois, par allusion à sa brillante campagne électorale : « le héros du jour ». C'est à l'acte, comme on le verra, que s'intéresse Ml, beaucoup plus qu'à la victime elle-même. Shiran, l'acteur principal, est présenté de la même façon par les deux journaux avec les termes, attendus, d'assassin et de meurtrier, sans différence de sens appréciable, me semble-t-il. Fl, pour sa part, hasarde agresseur et fanatique qu'on ne retrouve pas dans Ml. Celui-ci paraît surtout soucieux de situer l'homme dans les cadres légaux. Il parle de meurtrier présumé, ce qu'on jugera peut-être excessif puisque, comme je l'ai rappelé, des millions de téléspectateurs l'ont vu commettre son acte. Mais légalement Shiran est, en effet, le meurtrier présumé. De la même façon, Ml le désignera dans les deux derniers numéros dépouillés (mais non dans le premier) comme accusé, terme qu'ignore Fl. Très vite donc Ml donne à Shiran son statut légal : il n'est plus, à proprement parler, le meurtrier mais l'accusé du meurtre. Il semble, du reste, que la seule occurrence de criminel qu'on relève dans Ml ressortisse également au vocabulaire juridique, du moins dans

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l'esprit de la rédaction, le mot ayant communément une valeur affective (péjorative) assez forte. Pour l'acte lui-même, il existe un terme neutre et objectif : attentat. FI l'emploie 5 fois et Ml 21, ce qui n'est pas pour surprendre. Plus affectif dans notre pratique de la langue, mais tout aussi objectif aux yeux de la loi, est assassinat ; Ml l'utilise abondamment (11 fois), FI une fois seulement. Presque au même niveau figurent crime et meurtre (ce dernier dans le seul Ml) aussi interchangeables que, tout à l'heure, assassin et meurtrier. Ils sont beaucoup plus fréquents dans Ml que dans FI (qui n'emploie crime qu'une fois). Il me semble que ces trois derniers noms, quand ils ne sont pas accompagnés de qualificateurs portent l'événement sur le plan moral en le dépouillant du caractère politique qui, dans une certaine mesure, peut jouer comme circonstance atténuante. En ce sens ils relèvent clairement de l'énonciation. Or ce type d'énonciation est nettement plus affirmé dans Ml que dans Fl. A côté de ces termes qui dénotent proprement l'événement s'en rencontrent d'autres dont la charge affective (et donc la valeur énonciative) est beaucoup plus forte. Ce sont, par exemple, des noms passionnels comme drame (Fl : 8 ; Ml : 6) et tragédie (Fl : 1 ; Ml : 3) dont la fréquence est inverse dans les deux journaux. Ils sont évidemment métaphoriques et, théoriquement, très différents de sens. Au vrai, il me paraît vain d'essayer de les opposer l'un à l'autre. Tous deux, chacun à sa manière, classent l'événement dans une catégorie culturelle largement représentée par des œuvres littéraires et justifient pleinement mon interprétation des Y. En tout cas, les deux rédactions dépassent l'anecdote et soulignent combien l'événement affecte le sens de l'humain. Cependant, eu égard à des contextes qu'on a vus bien différents, serait-il hasardeux d'avancer que drame et tragédie relèvent quand même du style formulaire dans Fl, disons : davantage dans Fl que dans Ml ? Ml, par exemple, sera seul à parler de folie. Enfin, dernier niveau énonciatif : l'euphémisme, contrepartie, en quelque sorte négative, de l'emphase qui vient d'être évoquée. L'atténuation du sens est, en effet, l'une des formes de l'énonciation, tout comme l'exagération ou la métaphore. Ces euphémismes sont moins nombreux dans Fl que dans Ml. Fl emploie coup du sort (1 occurrence), geste (meurtrier) (1) et acte de violence (1, mais simplement dans R). Ml connaît les mêmes syntagmes, mais ajoute décès (1), élimination (sanglante) (1), mort (3) ou, tout simplement, événement (4). La coprésence de termes emphatiques et euphémiques peut sembler illogique. En ce sens, l'attitude de Fl, discret dans l'euphémisme, ne manque pas de cohérence. Du

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même coup, celle de Ml est, sinon contradictoire, complexe. On sent une opposition entre des habitudes stylistiques : refus du pathos, pudeur, qui prend parfois le masque de l'académisme (à moins que ce ne soit l'inverse), calme réfléchi, etc., et la profonde indignation causée par un événement qu'aucune motivation ne peut réellement justifier. L'énonciation révèle très précisément ici ce qu'on peut appeler la sensibilité à l'événement : l'émotion fait éclater le moule rigide habituellement adopté par la rédaction comme indice d'objectivité. Il faut noter cependant que la plupart des termes énonciatifs utilisés par Ml (c'est-à-dire : aussi bien emphatiques qu'euphémiques) se retrouvent dans les citations. Autrement dit, tout se passe comme si Ml prenait à son compte l'énonciation des personnalités dont il rapporte les déclarations. Par exemple, le pudique décès se trouve dans le télégramme de condoléances de de Gaulle à Mme Kennedy. Tragédie est employé, entre autres, par Poujade, qui commente : « le destin de la famille Kennedy fait songer à la tragédie grecque ». La résonance est-elle la même dans les Y(D) que dans les Y(R) ? Sans doute pas. On peut dire toutefois que Ml s'associe étroitement à une très générale réprobation morale qui prend d'ailleurs souvent le caractère d'une réprobation politique et que, touché par cet assassinat, il adopte les mêmes ménagements d'expression qu'on utilise, comme spontanément, pour montrer que l'on prend sa part d'un deuil. FI affiche au contraire un style plutôt formulaire, entaché d'un certain pathos qui tend à dépouiller l'événement de ses caractères singuliers pour le rapprocher de tous les autres assassinats, qu'ils soient ou non politiques. 2. AP. Il suffit de parcourir la liste des Y(D) pour s'assurer (intuitivement puisque les mots sont isolés de tout contexte) que le jugement porte avant tout sur les actions accomplies et sur l'ensemble de l'expédition beaucoup plus que sur telle scène particulière. Les acteurs ne sont pas pourtant oubliés. Commençons par eux. Objectivement, les acteurs principaux, ce sont les cerveaux qui ont conçu et réalisé le matériel et les instruments, qui ont calculé, ordonné et guidé le vol et ses différentes phases. Ils sont évoqués, bien sûr, mais ils n'atteignent guère le niveau énonciatif : ce travail obscur et anonyme (on dit : « les techniciens de la NASA ») ne suscite pas l'exaltation. Il n'en va pas de même des acteurs visibles, au sens propre, les astronautes, dont la vie est en jeu. Ils sont, pour F2, « les champions du genre humain », expression, du reste, ambiguë : à la fois champions au sens olympique et représentants (victorieux) de l'humanité. M2 se contente de les désigner par leurs

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noms ou leur fonction (les astronautes). Rien qui corresponde ici au « héros du jour » relevé dans M l . D'autres actants sont « énoncés » par F2 : la Lune, « monde inconnu » (cf. mystère), encore qu'elle n'ait réservé aucune surprise, du moins aux astronautes (il s'agit donc d'un cliché dont la valeur se retrouvera dans les Z), et surtout le LEM qui est comparé, par la plume de Barjavel, à « une araignée faucheux » et à « un cœur d'artichaut dessiné par Picasso ». Toujours dans F2, le LEM est devenu « la demeure » d'Armstrong et d'Aldrin, transformés par là-même en vieux sélénites. Des différentes scènes de l'expédition, ce sont les premiers pas sur la Lune qui ont retenu les deux quotidiens, ce qui est normal. L'un et l'autre considèrent la marche des deux astronautes comme un « ballet ». C'est bien, en effet, l'impression que donnaient ces silhouettes blanches, un peu floues, évoluant avec lenteur et même grâce malgré leurs formes lourdes. Mais, d'une façon générale, l'énonciation porte sur l'ensemble de la mission. Le classème, neutre, par exemple mission (que je viens d'employer), ou, plutôt, expédition, apparaît, mais rarement. Evénement, qui pourrait, comme en M l , lui servir de substitut, se rencontre 2 fois dans F2, 4 dans M2, mais c'est « l'événement du siècle », L'Evénement avec un grand E (et un grand L ) : le terme est chaque fois fortement marqué, litotique (et non plus euphémique) ; il est donc naturel de le rencontrer davantage dans M2. En tout cas, le terme situe clairement AP dans l'Histoire (supports : date, jour, page d'histoire...) : « Une date dans l'histoire de l'humanité », titre M2 sur toute la largeur de sa première page, ajoutant : « deux hommes ont foulé le sol de la Lune devant des centaines de millions de téléspectateurs », et F2, en la personne de Barjavel, écrit : « la plus grande date de l'humanité depuis la sortie du paradis terrestre » (!). Instant et moment qu'emploie F2 dénotent un souci plus anecdotique et ponctuel. L'attitude des deux journaux est cependant assez différente. On observe, en effet, dans les Y ( D ) de M2 un paradigme à peu près absent de F2. C'est le paradigme de 1' « exploit humain ». Il est abondamment représenté dans les énoncés de M2 : exploit (5), aventure, entreprise, haut fait, lutte, (première) manche, odyssée, performance. En regard, F2 ne propose qu'exploit (3) que j'ai adopté comme classème approximatif. Certes, ce paradigme n'est pas homogène. On peut en isoler un sous-ensemble « sportif » dont performance et surtout première manche sont les plus significatifs. (A noter que la première manche ne vise pas, comme on le croirait peut-être, la rivalité américano-soviétique, mais la première étape réellement difficile de la mission : la descente du LEM. Le « match » a lieu entre deux adversaires dont l'un est

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l'homme et le second la Lune ou, plus fréquemment, le système cosmique.) Tel quel, ce vocabulaire « sportif » ne manque pas d'intérêt : il indique toute une philosophie de l'événement. Il montre la gratuité de la mission (en la dépouillant, par exemple, de toute arrière-pensée stratégique), dont le but est l'accomplissement de l'homme dans son propre dépassement. Le reste du paradigme qui sort du champ sportif (aventure, odyssée...) souligne que la « performance » physique n'est pas seule en cause. Au reste, les énoncés l'expriment clairement : c'est un haut fait des astronautes et des techniciens, c'est, comme dit Nixon, un exploit de l'esprit humain, comme le dit M2, un exploit scientifique et humain et il s'interroge : exploit de l'Amérique ou de l'humanité ? M2 est donc particulièrement sensible à l'aventure humaine, à tous les sens du syntagme, que représente AP ou, du moins, il veut le représenter ainsi : la victoire de l'homme sur la matière doit être une victoire de l'homme sur lui-même. Cette dimension, cette leçon pourrait-on dire, n'est guère perceptible, répétons-le, dans F2 dont le lexique est beaucoup plus hétérogène que celui de M2. Ainsi des termes comme décor, image, scène, montrent son attachement à l'apparence tangible de l'événement (avec, cependant, un déplacement de réalité). Le reste du vocabulaire complète le jugement évoqué à partir du paradigme propre à M2. Enumérons ces noms en comparant les occurrences. (Il semble opportun de reprendre exploit et haut fait qui débordent le champ cerné plus haut) : exploit F2 : 3 M2 : 5 haut fait 0 1 conquête 1 3 triomphe 1 3 victoire 1 0 succès 0 1 couronnement 0 1 Au niveau de cette catégorie d'Y M2 se révèle sensiblement plus riche que F2. Le vocabulaire de la « victoire » est assez abondant. Il est un mot qui peut surprendre dans M2 après ce qu'on vient de voir, c'est conquête. F2 l'emploie surtout comme formule métaphorique (« conquête du plus faible animal de la Terre ». Dans un numéro ultérieur, les astronautes seront désignés comme « les conquérants de la Lune »). En est-il de même pour M2 ? Peut-être dans l'article de Sirius intitulé « Oui, mais pourquoi ? », bien que celui-ci parle auparavant de stratégie : « La lente domestication de la nature, la conquête pas à pas d'un univers toujours plus proche et plus lointain ». Mais dans les deux emplois qu'en fait André Fontaine ? : « Le but de la conquête de la Lune n'est pas la

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recherche de la fortune », « A bien des égards la conquête de la Lune l'emporte sur ces victoires » (c'est-à-dire l'écrasement technique de l'Allemagne en 1944-1945 et la bombe atomique). Nous sommes bien dans un contexte non de victoire sportive mais de victoire militaire (encore qu'on ait dit aussi : l'Annapurna a été conquis. Vaincu semblerait plus « naturel »). Est-ce une nouvelle philosophie ou un style métaphorique mal contrôlé ? Quoi qu'il en soit, si je puis dire, M2 claironne, malgré les justifications qui accompagnent habituellement ces termes de victoire (ainsi de couronnement : AP est « le couronnement de dix années d'inquiétude »). En conclusion, M2 manifesterait devant AP plus d'exaltation que F2 qui se contenterait de montrer l'événement et de le situer historiquement (objectivement Y(D) a plus d'occurrences dans M2 que dans F2 : 27 contre 23. Il est vrai que le texte de M2 est sensiblement plus long). Une telle conclusion serait quand même abusive car la modération de F2 va trouver sa contrepartie dans les Z. Et c'est surtout dans les Y, dont on a souligné le caractère plus intellectuel, que se trouve « l'exaltation » de M2. De plus, l'homogénéité des Y (D) de M2 prouve son effort de catégorisation. Son vocabulaire énonciatif définit une position réfléchie, même si elle est quelque peu ambiguë. VII

Etude des Z (qualificateurs)

J'adopte le même plan que précédemment. 1. RK. Je serai bref ici, car ce qui a été dit aux paragraphes V et VI vaut également pour les Z. La disproportion des Z(D, R), vocabulaire et occurrences, entre les deux journaux demeure l'élément comparatif le plus important. Pour entrer dans quelques détails, FI ne cherche pas à qualifier le meurtrier, les Y lui suffisent. Ml, en revanche, fait de lui un aigri, un déséquilibré, un névrosé ; tout au moins son comportement est celui des aigris, etc. (reconnaissons, comme plus haut, qu'il y a de l'Y dans ce Z !). Pour les raisons qu'on a vues, la victime ne reçoit pas de qualification énonciative. Ne revenons pas sur « le tragique trio ». Au niveau de l'acte lui-même, une bonne partie des Z(D) de FI se retrouve dans Ml, atroce et insensé uniquement dans les Z(R), mais dans un registre voisin on trouve sinistre et névrosé, appliqué à Shiran, dit plus. Ml évite incroyable (Fi, en chapeau : « drame presque incroyable ») peu justifié en effet, les deux journaux soulignant le climat général de violence et rappelant les récents assassinats politiques, particulièrement ceux des Etats-Unis. Il évite

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également le verbe frémir qui connote un peu trop, sans doute, le mélodrame (FI : « le monde entier frémit »). Pour le vocabulaire affectif, Ml s'en remet volontiers aux citations (attitude inverse de Fl). Les termes qu'il emploie sont pour la plupart sobres et précis à la fois, je pense, par habitude et pour ne pas tomber dans le style formulaire de l'affliction, indice, habituellement, d'indifférence. Il est possible de dégager une opposition plus nette. L'émotion de Ml s'exprime de deux façons : par l'abondance des citations (que la rédaction fait siennes, comme le montre le contexte) et, si j'ose dire, par le filtre des Y. Si ses Z(D) sont néanmoins nombreux, c'est qu'ils servent fréquemment de support à une motivation ou de prétexte à des conséquences. Ainsi le terme dont le contenu est « ébranlant » apparaît dans la séquence : ce nouvel « attentat politique ébranle profondément la confiance que l'Amérique peut avoir en elle-même », « bouleversant » dans la phrase : « l'événement bouleverse la scène américaine beaucoup plus profondément que n'aurait pu le faire un renversement de tendance avant l'appel aux urnes. Il touche au cœur une société confrontée à d'innombrables problèmes à l'extérieur comme à l'intérieur de ses frontières » (thèse généreuse que ne semble pas avoir confirmée le développement de la politique américaine). Autrement dit, Ml glisse l'affectivité dans les Y (termes de jugement) et utilise les Z pour un retour au jugement ce qui, stylistiquement, me paraît intéressant. La technique de Fl est, dans une large mesure, inverse. Les Z motivés se rencontrent moins en D qu'en R. Habituellement, D se borne à exprimer globalement, dans un vocabulaire stéréotypé, l'émotion attendue de tout homme « normalement constitué » (pour employer moi aussi un cliché) devant un « drame » « consternant ». On lit, par exemple, ce titre : « le souffle brûlant de la violence » et, sous une photo de Robert Kennedy aux obsèques de son frère, cette légende : « cette image de douleur avait bouleversé le monde entier ». L'analyse de l'événement, c'est-à-dire ses motivations et sa signification, est confiée aux citations : Fl s'efface devant chancelleries, porte-parole officiels, agences de presse, etc. Un exemple : « l'attentat insensé contre Robert Kennedy est un reflet de l'amertune que la politique américaine a semée au Moyen-Orient écrit un journal de Beyrouth ». On remarquera que la citation est faite ici au style indirect, que son auteur est rejeté en fin de phrase, qu'enfin, il y a contradiction entre sentiment et justification : si le geste de Shiran est une conséquence de la politique américaine, il n'est plus insensé. Incohérence donc entre la sensibilité à l'acte et les motivations de cet acte, données par personnes interposées. En ce sens, on peut dire que Fl n'adhère

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pas réellement à RK. En fin de compte, l'énonciation se révèle voisine de zéro. 2. AP. Pour abréger une étude déjà trop longue, le plus simple est de noter les « mots-thèmes » de l'énonciation tels qu'ils apparaissent dans les deux textes. (Les « mots-thèmes » sont les termes dont les occurrences sont les plus nombreuses) : 11 M2 historique 6 fantastique intelligent 5 10 dangereux planétaire 3 historique 10 2 dangereux mystérieux 7 étrange 2 merveilleux 3 merveilleux 2 admirable 2 scientifique 2 dramatique 2 2 technique fabuleux 2 2 terrible universel 2 plus 25 termes plus 20 termes de fréquence 1 de fréquence 1 Avant toute considération du contenu sémantique de ces adjectifs, la liste est très révélatrice. On peut à peine parler de « motsthèmes » pour M2 : historique peut-être, intelligent à l'extrême rigueur, car cinq ou six occurrences, c'est un nombre bien faible. En face de ces deux termes douteux F2 en offre trois certains et un quatrième possible : mystérieux (qui, du reste, peut figurer dans le classème « fantastique »). Il se trouve donc en F2 un triple champ notionnel évident renforcé par le fait que, si l'on introduit la dimension sémantique, tous les termes cités entrent aisément dans ces trois rubriques : « fantastique » (fantastique, mystérieux, merveilleux, admirable, fabuleux, sans compter bon nombre de termes d'occurrence 1) ; « dangereux » (dangereux, dramatique, terrible) ; « historique » enfin (historique). M2 se montre plus éclectique. Si on cherche à grouper en quelques classèmes les neuf mots relevés, on s'accordera facilement, je pense, sur 6 classèmes « historique » (historique), « universel » (planétaire, universel), « intelligent » (intelligent), « dangereux » (dangereux), « étrange » (étrange, merveilleux) et « scientifique » (scientifique, technique). De plus, la répétition des mêmes termes appauvrit le vocabulaire : F2 cherche moins à se renouveler que M2 : la moyenne des occurrences est de 1,90 pour F2 et seulement de 1,58 pour M2. Cela dit, je me contenterai d'insister sur quelques éléments de cette double liste, en espérant mettre le doigt sur les plus significatifs. F2 appuie avec beaucoup de complaisance sur les dangers de la mission. A chacune des étapes de l'expédition et le plus souvent,

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j'y insiste, en prospective, F2 énumère les risques que courent les trois (puis deux) astronautes. A la lecture, on a l'impression qu'ils ne peuvent pas remuer le petit doigt sans exposer leur vie davantage encore. C'est un vrai miracle qu'ils aient échappé à tant d'embûches du cosmos. Mais ce n'est rien à côté de ce qui les attend. Le 19 juillet, F2 prévoyait : « Le LM se pose, s'écrase ou bascule [...]. Il faut espérer très fort que tout se passera bien [...]. Les astronautes peuvent se blesser sur la Lune ou être touchés par une météorite ». Le 20, il rappelle que les astronautes ne disposeront que d'une seconde et demie pour rallumer le moteur en cas d'atterrissage défectueux : « le moment fatidique approche ». Le 22, il titre sur toute la largeur de la première page : « Lune : le terrible instant du décollage » et note plus loin : « sur la route du retour de terribles dangers les menacent », etc. Le suspense est à chaque page, la dramatisation évidente : l'expédition est traitée comme un récit d'aventures. La réalité ne dépasse pas la fiction mais elle y adhère. Lorsque, le 23 juillet, c'est-à-dire en dehors de notre corpus, F2 parlera des « honneurs réservés aux plus valeureux des héros », ces héros de chair et d'os seront d'autant plus héros et valeureux qu'ils auront été, durant tous ces jours, des héros de roman. Inutile de souligner, par comparaison, la discrétion de M2, qui préfère parler de difficultés que de dangers. Pour rester dans cet univers de roman d'aventures, F2 donne un corollaire à ces immenses dangers (dont il faut quand même reconnaître qu'ils sont réels !) : les résultats doivent être à la mesure des risques courus. Plus ils sont grands, plus la moisson doit être riche. De fait, F2 attend monts et merveilles de l'expédition. Le débarquement sur la Lune apportera la réponse aux grandes énigmes que les hommes essaient de résoudre depuis qu'ils sont hommes. Les échantillons que ramasseront les astronautes « détiennent les mystères de la vie et ses mécanismes essentiels [...] ils permettront peut-être de répondre à la question essentielle : qu'estce que la vie ? » Cet article a pour titre, étalé sur toute la page : « Des morceaux de lune expliqueront peut-être comment naît le cancer ». Après tout, pourquoi pas ? bien que les réponses tardent à venir. Si indubitablement réel que soit l'événement, F2 le tire vers l'imaginaire. La science-fiction essaie de rendre l'imaginaire réel, c'est au travail inverse que se livre F2. Il est un fait : cet événement nous l'avons vu et dans l'instant même, ou peu s'en faut, où il se produisait. Ce n'est pas le lieu d'insister sur l'importance capitale de la retransmission télévisuelle, si imparfaite qu'elle ait été (par comparaison avec les images d'Apollo xv). F2 témoigne abondamment cette réaction immédiate devant un spectacle extraordinaire. La liste est longue de ces

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adjectifs qui nous viennent spontanément à la bouche en pareilles circonstances : admirable, ahurissant, fabuleux, fantastique, fascinant, prodigieux, etc. Sur les trente-trois adjectifs de F2 : Z(D), une vingtaine est de cette catégorie. Certes, quelques-uns d'entre eux se retrouvent dans M2, mais il y en a moins de dix. Ici et là, M2 sacrifie quelque peu au pittoresque de l'étrange : les astronautes sont « bardés d'étranges appareils », leur marche sur la lune est « le plus étrange ballet qui ait jamais été dansé », leurs mouvements ont « une curieuse grâce », mais, de manière générale, il ne cherche pas à restituer ou à recréer l'immédiateté de l'expérience vécue. D'autre part, un même Z(D) ne fonctionne pas ordinairement de la même façon dans les deux quotidiens. Prenons, un peu au hasard, un énoncé de F2 : « Pendant près de quarante minutes étonnantes, d'admirables images laissèrent le monde ahuri ». Ajoutons celui-ci, qui mêle D et R (il s'agit de Collins apprenant, avec un peu de retard, que l'atterrissage a eu lieu) : « Un temps de réflexion puis Yénormité, la merveille de l'événement dont il fut l'un des éléments moteurs le frappa : « Fantastique, lançat-il ». M2, conformément à la technique que nous avons notée précédemment, justifie le merveilleux ou le fantastique de l'événement : « merveille de maîtrise scientifique et humaine »... Plus précisément, dans cet exemple, M2 montre le « hiatus entre l'exploit, merveille de maîtrise, etc., et ce qui s'y reflétait sur la Terre », c'est-à-dire les questions ineptes des intervieweurs américains aux familles des astronautes. Je cite : « cette métaphysique de bazar, ces interpellations indiscrètes et oiseuses détonnaient avec une performance qui ne peut laisser l'humanité indifférente » (remarquez la litote finale). Si M2 emploie fantastique, c'est dans une citation : A Houston on trouve la performance fantastique ou dans une séquence comme celle-ci : « Le vol d'Apollo xi [est] le résultat d'une lutte fantastique pour la suprématie mondiale ». Je dois à la vérité de reconnaître que de tels énoncés ne sont pas absents de F2 mais le ton est, en général, assez différent : « La merveilleuse fusée Apollo : la technique électronique [...] est si fantastiquement compliquée que sa réussite tient du miracle ». Ou ce dernier exemple : « Une merveilleuse et monstrueuse fusée les a poussés à travers l'espace, la fantastique précision de la technique », etc. Une fois encore, nous voyons M2 exprimer ses impressions (très sobrement) mais dans un contexte analytique, voire didactique. Ces impressions sont surtout un prétexte pour replacer l'événement dans le champ où il peut prendre sa ou une signification, par exemple le champ éthique ou politique. Ainsi, pour le Z(D) « enorgueillissant » : « D'un tel succès la nation américaine va tirer la fierté la plus légitime », mais M2 se croit obligé de mettre aussitôt les Etats-

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Unis en garde contre un optimisme aveugle, contre une explosion de joie nationaliste qui risquerait d e t r e préjudiciable au bonheur et à la paix du monde. Je voudrais, en dernier lieu, insister sur un autre mot, l'adjectif historique, l'un des mots-thèmes de F2 et le premier de la liste dans M2. En F2, le terme apparaît généralement seul, en clôture de syntagme, pourrait-on dire, et sa distribution est assez hétéroclite, ce qui contribue à le démonétiser, à le vider si bien de sa substance qu'il devient un simple substitut d'exceptionnel, d'extraordinaire, bref, il tend à se ranger sous le classème « fantastique ». Qu'est-ce qui est historique pour F2 ? l'exploit, le jour, le moment (i. e. l'atterrissage sur la Lune), la scène (il s'agit de la marche télévisée. Il faut sans doute comprendre aussi : historique parce que télévisée), la trajectoire (qu'est-ce qu'une trajectoire historique ?), le coup de téléphone de Nixon (il est vrai que Nixon a pris soin de dire lui-même que son coup de téléphone était historique). Lorsque le terme est motivé, la justification est assez lâche et l'adjectif conserve quelque chose de la valeur passionnelle dont F2 le revêt : « importance historique considérable », « changement dans la physionomie de l'histoire du globe terrestre », ou dans cet exemple de Barjavel déjà cité : « la plus grande date dans l'histoire de l'humanité » (depuis la Chute, on s'en souvient). Quant à M2, il qualifie d'historiques les premiers mots d'Armstrong, ce qui est banal, à ceci près que M2 ne vise pas les paroles si souvent répétées (et dont on a dit, non sans vraisemblance, qu'Armstrong les avait préparées) : « un petit pas pour l'homme, mais un pas de géant pour l'humanité », mais les mots tout simples qui annonçaient la réussite : « Houston ? Ici base de la Tranquillité. Eagle a atterri ». Autrement dit, ce qui est historique, ce ne sont pas les mots d'Armstrong mais la réalité qu'ils dénotent. On a affaire à une métonymie. M2 parle aussi de « sortie historique ». Puisque je me réfère aux figures de rhétorique, « historique » est, dans ce cas, une synecdoque. Pas très bonne, à vrai dire, mais un peu meilleure, sans doute, que « la trajectoire historique » de F2. Comme précédemment, M2 est porté à justifier ce terme. Mais il faut reconnaître que les justifications sont plutôt décevantes, historique soulignant surtout le caractère de « grande première » de l'événement : « l'événement du siècle », « le premier pas sur une autre planète depuis les origines de l'homme », etc. « Historique » ne dit guère plus, ici également, qu' « exceptionnel », avec, cependant, cette précision : « exceptionnel dans l'histoire de l'humanité », ce qui est évident : on retrouve notre truisme de départ. En fait, M2 n'essaie pas de montrer en quoi AP prend ou peut prendre une dimension historique. Je ne trouve qu'une remarque de Sirius,

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dans l'article auquel j'ai déjà fait allusion. AP, dit-il, témoigne 1' « exigence d'une finalité instinctive », encore s'agit-il d'un déterminisme plus ontologique qu'historique. Bref, et contrairement au classement que j'ai proposé plus haut, outre le sens « exceptionnel dans l'histoire des hommes », historique se. rapproche d'universel, et de planétaire : « historique parce que s'adressant à la Terre entière ». (Dans ce domaine, F2 va beaucoup plus loin : non seulement les hommes, mais les animaux, les plantes et tout le règne minéral sont concernés par l'événement.) Ce qui intéresse M2, semble-t-il, c'est davantage l'intrication politique et humaine du présent plutôt qu'une philosophie de l'Histoire, position parfaitement légitime. Pour conclure enfin, essayons, en quelques mots, de préciser les attitudes que révèle cette analyse de l'énonciation, sommaire malgré sa longueur. Devant RK, France-Soir se montre un peu blasé. La violence, singulièrement la violence politique, est si générale et si constante que l'événement, quoique affligeant, est somme toute ressenti comme banal. Certes, F n'est pas indifférent mais il se contente de puiser, modérément, dans les réserves lexicales de l'affliction. Son style est formulaire, ce qui confond cet attentat avec tous les autres attentats, politiques ou non et les protagonistes avec tous les protagonistes d'actions semblables : la victime ne peut être qu'un martyr, le meurtrier qu'un fanatique et l'acte luimême qu'un drame. L'événement est traduit et, sans doute, ressenti par l'intermédiaire d'une grille rhétorique préétablie. Ce n'est pas d'un événement particulier que F rend compte mais d'une catégorie d'événements bien répertoriée. Tout au contraire (ou faut-il dire : parallèlement ?), F trouve en AP un événement exceptionnel à la mesure de ses pouvoirs amplificateurs. Ici, les réserves lexicales semblent inépuisables : bouleversant, dramatique, drôle, énorme, hallucinant, etc. Stylistiquement, l'attitude, apparemment, n'a pas changé. On puise dans un stock et on en tire moins des syntagmes adéquats à l'expression que des formules : nous avons vu que certains Z étaient employés en porte-à-faux et perdaient leur véritable sens au profit d'une valeur peu différenciée. Mais il y a toute la différence de la pauvreté à la richesse. Si F se montrait plutôt froid devant RK, il jubile devant AP. Et il en tire avant tout des images, conformément aux faits. L'événement nous est donné par la télévision comme image. C'est la qualité propre de ces images (imparfaites) qui engendre l'émotion et sollicite l'imagination. Si bien que l'événe-

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ment, dont F sait, comme tout le monde, qu'il est réel, est traité selon l'imagerie de la science-fiction. Il nous est donné de vivre, dans la réalité, un rêve : d'où des dangers innombrables et terribles, un monde éminemment mystérieux, des conséquences miraculeuses. On trouve même de belles envolées lyriques sur la Lune et sa mythologie, dont je n'ai pas eu le temps de vous parler. Tout cela ne doit pas être pris en mauvaise part. La rédaction est sans doute un peu naïve, mais l'enthousiasme est sincère et profond. F, beaucoup mieux que M, a vu l'événement et il l'a vécu, au sens strict du mot, comme phénomène. L'attitude du Monde est radicalement différente. Il va de soi qu'il ne boude pas AP. Il le considère effectivement comme un événement exceptionnel, ne serait-ce que par la longueur des énoncés qu'il lui accorde. Et lui qui passe pour un journal réservé, voire un peu compassé, il ne cherche pas à maquiller une certaine exaltation. Il parle volontiers d'exploit, de haut fait, de la conquête de la Lune, il est sensible à l'étrangeté des scènes retransmises et même à leur grâce. Cela ne va pas jusqu'à l'enthousiasme. Disons : émotion contrôlée. Mais il paraît bien que le but de M est d'intégrer l'événement sinon à l'Histoire (avec H majuscule) du moins dans l'actualité historique (si je peux dire) et d'en tirer les implications, en particulier d'ordre éthique et politique plutôt que scientifique. C'est pourquoi, contrairement à ce qu'on attendait peut-être au début de cet exposé, il accorde, de façon tout à faire évidente, beaucoup plus d'intérêt et, toutes proportions gardées, d'importance à l'assassinat de Robert Kennedy, qui lui cause une émotion beaucoup plus profonde. Ce meurtre a, en effet, plus de sens, pose plus de questions, à la fois politiques et humaines, plus difficilement solubles que les opérations scientifiques et techniques d'Apollo XI qui confirment, s'il en était besoin, les possibilités de création et de réalisation de l'intelligence humaine. Le monde du Monde ce n'est pas le cosmos mais la Terre telle que les hommes continuent d'essayer de la faire. Ce n'est sans doute pas un débarquement sur la Lune, si prestigieux soit-il, qui la rendra plus habitable. En revanche, cette « habitabilité » est dangereusement compromise par un assassinat comme celui de Robert Kennedy, précisément parce qu'il se produit après tant d'autres. On s'aperçoit que l'événement si extraordinaire dont nous sommes partis est inséré par les deux journaux dans leurs normes de jugement et d'expression. Dans la mesure où ce constat peut être généralisé, on aboutit à la conclusion suivante : le journal ne s'adapte pas à l'événement, c'est l'événement qui est contraint de s'adapter au journal. Une étude d'énonciation est à même d'évaluer le degré d'adéquation d'un événement au comportement habituel du journal

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et non l'inverse. Si on passe de la rédaction du quotidien aux lecteurs que nous sommes, la conclusion serait que, en fin de compte, on lit un quotidien beaucoup moins pour se tenir au courant de l'actualité que pour consommer, quel qu'en soit le niveau, une façon de denrée culturelle.

DEBAT Le débat porte essentiellement sur la méthode et les conclusions (I et III), accessoirement sur un point d'analyse (II). I. Les citations (R) paraissent à la fois lacunaires, puisqu'elles excluent les autres énoncés journalistiques et sans caractère distinctif puisqu'on trouve les mêmes dans les deux journaux. En réalité, les citations de France-Soir et du Monde sont assez différentes, comme l'indique, au reste, le petit nombre de termes marqués d'un astérisque dans le Vocabulaire. Et si la presse est peu sollicitée, c'est que les numéros dépouillés sont des numéros « à chaud », à peu près concomitants à l'événement. On dispose donc de nombreux commentaires oraux, recueillis à la radio ou à la télévision. Les commentaires écrits viendront plus tard. De toutes façons, le problème des citations mériterait d'être traité à part. Dans le présent corpus, il est assez peu significatif, si bien qu'il a été utilisé davantage comme variante d'énonciation à l'intérieur d'un même journal, plutôt que pour alimenter une comparaison entre deux journaux. On remarque qu'un certain nombre d'indices de l'énonciation ont été négligés, particulièrement sensibles lorsqu'il s'agit de quotidiens comme France-Soir qui emploient volontiers de grands titres alléchants : on achète un gros titre quand on achète FranceSoir. Avec plus de retenue, sans doute, le Monde n'hésite pas non plus, quand l'événement l'exige, à titrer sur plusieurs colonnes. Or, la grosseur des caractères, de même que les photos, leurs légendes, etc., font bien partie de l'énonciation. C'est indiscutable. Aussi les titres et les légendes des croquis et des schémas ont-ils été inclus dans les énoncés. De façon identique, il a été tenu compte de la « surface » des titres pour l'évaluation de la longueur des énoncés, ce qui, il est vrai, ne peut guère changer des résultats donnés comme approximatifs. Il reste, cependant, que des indices n'ont pas été traités en tant que tels. Leur maniement, surtout à des fins comparatives, aurait été particulièrement délicat.

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Et il semble qu'une telle étude n'aurait pu que confirmer les résultats fournis par l'analyse lexicale. Mais d'autres éléments pouvaient être pris en compte, par exemple la ponctuation affective et, singulièrement, les points d'exclamation. Il y en a peu et le journal tend à remplacer ces signes par des marques beaucoup plus évidentes, comme la taille des caractères, la disposition des titres, dont on vient de parler, etc. Un exemple, toutefois, est significatif, qui est signalé dans le Vocabulaire : le point d'exclamation de la Pravda, dont le Monde note le caractère exceptionnel. La plupart des énoncés relèvent du style discursif. Par ailleurs, l'indice que représente la ponctuation entre dans un système plus général, celui de la langue parlée qui inclut ordre des mots, inversions, répétitions, etc. Cet aspect a été évoqué dans le cours de l'exposé. Il a été négligé parce que le but n'était pas une étude complète de l'énonciation journalistique et parce que son intégration exigeait une autre méthode que celle, très simple, qui a été adoptée ici. Cette méthode, précisément, est jugée trop strictement quantitative. Si elle n'était que quantitative elle serait, en effet, critiquable. On n'a demandé à la statistique que des indications générales, des orientations ou des confirmations. Sans doute vaut-il mieux parler d'illusion quantitative. Cette illusion proviendrait de ce que, conformément aux vues actuelles de la linguistique, on a essayé de travailler sur la forme des énoncés qui a l'avantage d'être patente et d'autoriser des évaluations de type quantitatif. Mais cette forme est traitée ici comme manifestation de la substance de contenu. Le « qualitatif » paraît donc bien au cœur du problème. Mais pourquoi, dans ces conditions, n'envisager que les noms et les adjectifs ? Les verbes, eux aussi, sont porteurs de sens et ils n'apparaissent pas. Cette question appelle une réponse voisine de la précédente. Le but étant, comme on l'a dit, non d'étudier toutes les formes dénonciation, mais le rendement d'un modèle simple : la phrase prédicative, le verbe, comme verbe, n'était pas pertinent. Mais son contenu est intégré dans l'étude. La grammaire classique ramenait tous les verbes actifs au modèle : copule + adjectif en -ant, ce qui est abusif sur le plan du fonctionnement de la langue, mais rentable pour une analyse de contenu. C'est un peu le même principe qui a été adopté ici. Les énoncés réels ont été ramenés à un modèle théorique : « X est Z » ou « X est un Y [qui est] Z ». Pour prendre un exemple, l'énoncé suivant de M2 : « Comment aussi ne pas s'émerveiller devant la précision millimétrique de l'entreprise ? »,

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est considéré comme actualisant les deux structures profondes : « AP est une entreprise [qui est] émerveillante » et « une entreprise [qui est] très précise ». Le verbe s'émerveiller est donc bien comptabilisé, non comme verbe mais comme contenu énonciatif. L'exemple montre également que, par souci de simplification, on a laissé de côté les superlatifs. A ne considérer que les contenus, la distinction entre les Y et les Z paraît assez incertaine puisque nombre de Y comportent un jugement de valeur, comme ballet ou conquête qui relèvent d'une subjectivité évidente et qu'inversement certains Z qualifient moins l'événement qu'ils ne le jugent de manière quasi objective, ainsi lorsque France-Soir considère que le voyage sur la Lune est « précieux pour la science ». C'est mettre assurément le doigt sur une difficulté qui n'a d'ailleurs pas été escamotée au début de l'exposé. L'opposition entre Y et Z n'est souvent, comme on l'a vu, qu'une question de degré, de plus ou de moins. Il faut se rappeler toutefois que, par définition, le vocabulaire de l'énonciation renvoie, d'une manière ou d'une autre, au sujet qui parle ou qui écrit. Il est donc normal de découvrir de la subjectivité dans les termes classés comme Y. Même les mots apparemment les plus neutres en sont plus ou moins imprégnés. Ainsi jour qui a été relevé pour les deux événements. Considérer RK comme un jour (tragique) et AP comme un jour (glorieux) c'est les placer tous deux dans l'Histoire, c'est donc bien porter sur eux un jugement de type intellectuel. Si dans certains cas, en effet, la frontière entre Y et Z est douteuse, l'essentiel est de voir que, dans le modèle théorique adopté, Y fonctionne comme nom et Z comme adjectif. Les manipulations qu'on vient de rappeler ne changent rien à leur statut. D'où la dichotomie : nom (impliquant classification) vs adjectif (impliquant qualification). Enfin, le choix de l'assassinat de Robert Kennedy comme événement de comparaison paraît assez discutable. Il ne peut en être autrement. D'autres événements auraient sans doute été meilleurs, mais ils auraient été, eux aussi, discutables. Sans revenir sur les raisons de ce choix qui ont déjà été exposées et qu'on peut, du reste, également discuter, ce qui est essentiellement critiqué ici, semble-t-il, c'est la procédure même de la comparaison. Il n'existe pas de norme événementielle à quoi comparer un événement donné. La comparaison ne peut porter que sur deux variables. Mais, évidemment, on peut poser la question : a-t-on le droit de comparer ? La comparaison a au moins l'avantage de faire apparaître des phénomènes qui, autrement, seraient passés inaperçus. On a quand même le sentiment qu'avec un autre événement de

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référence, les conclusions auraient été sensiblement différentes. C'est possible en effet. D'autres problèmes auraient été envisagés et de façon différente. Il est évident qu'une comparaison entre variables crée un système artificiel. Les conclusions sont valables dans ce système. On n'extrapolera donc qu'avec une extrême prudence. Le tout est de parvenir à des conclusions. Celles-ci ne demandent qu'à être discutées. II. Avant d'en venir aux conclusions, un point mérite d'être débattu : le rapprochement qui a été fait entre le style de F2 et celui de la science-fiction. Il semble, en effet, que les romans de science-fiction contemporains aient renoncé à exploiter la veine du dangereux, du dramatique et du fabuleux. Tous les termes que France-Soir paraît utiliser avec complaisance : dangereux, fantastique, merveilleux..., ne se retrouvent guère dans des romans comme ceux d'Asimov qui sont plus objectifs, plus froids. Le dramatique et le mystérieux cèdent la place à l'enchaînement logique. La science-fiction crée ainsi un univers dans lequel tout ce qui arrive est donné comme normal. Mais ce qui est donné comme normal est-il reçu de la même façon par le lecteur ? N'est-ce pas, précisément, ce « normal » qui produit un certain fantastique ? On pourrait, dans ce cas, opposer le roman traditionnel où des phénomènes étranges se manifestent dans un univers naturel, où seuls, donc, les détails sont fantastiques, au roman actuel qui pose un univers non-naturel, qui donc est fantastique en totalité, mais à l'intérieur duquel tous les détails sont normaux parce que parfaitement intégrés au système fantastique. La différence est donc considérable. La science-fiction d'autrefois était un reflet de la réalité (comme, du reste, le journal, quoique différemment), la littérature fantastique actuelle n'est plus un reflet, elle est une compensation. La comparaison est rendue plus difficile encore du fait que la science-fiction contemporaine, dans sa plus grande diffusion, utilise moins le roman que la bande dessinée. Cependant, il n'est pas impossible de trouver une équivalence entre les adjectifs de France-Soir et certains procédés qu'utilisent les bandes dessinées. Par exemple, les termes pseudo-techniques, qui témoignent un certain désir d'objectivation, sont destinés implicitement à donner au lecteur le sentiment du mystère. La forme est évidemment très différente mais l'effet est voisin. De plus, il ne faut pas oublier que les bandes dessinées françaises et américaines n'ont pas le même caractère. Les Américains mettent l'accent sur l'action, l'efficacité, le pouvoir, particulière-

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ment le pouvoir de la science. Le vocabulaire le montre. On constate en France une tendance à l'imaginaire. Le spectacle que donne la science est volontiers traité sur le mode mystérieux et féérique, ce que révélerait, par exemple, le vocabulaire de Valérian. On reste quand même, malgré bien des changements, dans la tradition de Jules Verne. III. Cette analyse confirme une réflexion antérieure : que ce soit par leur mise en page : gros titres, caractères variés, photographies, etc., ou leur goût pour une certaine impressivité, les journaux comme France-Soir utilisent des techniques qui s'apparentent à celles de l'audio-visuel. La différence est donc considérable avec le Monde et les journaux de ce type. Il est évident que France-Soir est beaucoup plus tourné vers le lecteur que le Monde. Il s'adresse directement et explicitement à lui, ce qui donne une dimension supplémentaire à l'énonciation. La conséquence n'est-elle pas que l'adaptation se fait non par rapport à l'événement mais par rapport au lecteur, au public ? Adaptation n'est sans doute pas le terme qui convient. Un journal répond aux besoins d'une certaine catégorie de lecteurs (et en suscite chez eux). Une fois ces relations établies, ce qui se fait très vite (ou ne se fait pas et le journal disparaît), la question d'adaptation ne se pose plus. Aussi l'analogie entre la technique de FranceSoir et celle de l'audio-visuel est peut-être plus apparente que réelle. Les grands titres de France-Soir servent-ils à faire vendre le journal ou à satisfaire le besoin de sensationnel des lecteurs habituels qui auraient acheté le journal quel que soit le titre ? Les deux, peut-être. Il faudrait, pour y voir clair, étudier le tirage en fonction de l'actualité. C'est un problème nouveau qui est posé ici : celui de l'énonciation dans la relation journal/public. Sans doute, mais traitée à ce niveau l'énonciation amènerait à envisager autrement les relations qu'entretient un journal avec l'événement dont il rend compte. On s'apercevrait sans peine qu'il s'agit non pas d'adapter l'événement mais de le choisir. Il n'y a pas de modification de contenu mais un intérêt plus ou moins ouvert selon les événements. Les deux événements étudiés sont de nature très différente : l'arrivée sur la Lune est une ouverture, l'assassinat de Kennedy est quand même une fermeture. Et des deux journaux, l'un, le Monde, est foncièrement pessimiste, l'autre, France-Soir, est largement optimiste : il s'adresse à un public qui aime être heureux. Donc, avant toute autre raison (l'intégration dans l'Histoire ou autre chose), France-Soir est spontanément à l'aise dans un événement qui peut être considéré comme l'annonce d'un

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monde meilleur. Inversement, l'assassinat de Robert Kennedy correspond mieux au tempérament du Monde. Cette analyse a des chances d'être vraie, à l'exception sans doute de la procédure du choix. Quand il s'agit d'événements à répercussions internationales ou mondiales, le quotidien n'a pas le choix. De gré ou de force, il doit en parler. De toutes façons, cependant, ces attitudes de principe devant tel événement se manifesteront par des contenus différents et on pourra parler d'adaptation de l'événement à la vision habituelle du journal. France-Soir a très certainement un caractère euphorisant, qui trouve un terrain des plus favorables dans le débarquement sur la Lune. Mais ce caractère se retrouve dans l'assassinat de Kennedy que France-Soir cherche, dans une certaine mesure, et si l'on peut dire, à euphoriser, par exemple en le banalisant. Réinséré dans un monde bien connu, dépouillé de ses motivations et de ses implications singulières, cet assassinat demeure regrettable, il n'est plus véritablement inquiétant. En fin de compte, la perspective qui est ouverte ici paraît autoriser les mêmes conclusions. Si les journaux ne s'adaptent pas à l'événement, cela ne vient-il pas aussi, actuellement, du fait que des événements comme l'assassinat de Kennedy ou le voyage sur la Lune sont connus autrement du public, soit par la radio, soit par la télévision ? Pour le public, le journal arrive après l'événement. Ce qui était la justification majeure d'un quotidien : fournir une information, lui échappe à présent. Pour en être assuré, il faudrait faire un sondage auprès du public sur ses sources d'information. Il n'est pas certain que la presse soit totalement dépouillée du rôle qu'elle était seule, autrefois, à assurer. En ce qui concerne des événements aussi importants que ceux-là, la source première d'information est sûrement la radio ou la télévision. On l'a d'ailleurs vu récemment avec le référendum. Indépendamment du fait qu'il n'est pas toujours très facile d'écouter quotidiennement un ou deux journaux parlés pour se tenir au courant de l'actualité, il paraît nécessaire de distinguer entre les divers événements et même de tenir compte du jour de la semaine et de la période de l'année où a lieu l'événement. Les pourcentages d'écoute sont, en effet, très variables. Mais il paraît surtout que les événements se prêtent plus ou moins bien à l'information parlée. Peut-être serait-il commode de reprendre l'opposition entre événements ponctuels et événements linéaires. La radio et la télévision sont ici précieuses puisqu'elles font assister au déroulement même de l'événement. Il faut donc admettre que la presse perd ici son rôle d'infor-

L'énonciation de l'événement

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mation. II en est vraisemblablement de même pour l'événement ponctuel que serait l'assassinat de Kennedy, puisque la radio, au cours des heures, constitue progressivement l'événement, découvrant à mesure des éléments nouveaux, confirmant, infirmant, etc. Quand un événement est « en train », on n'achète qu'un journal par jour mais on écoute plusieurs émissions. Pour les événements attendus, les quotidiens conservent cependant un pouvoir d'information, disons plutôt de pré-information. Ils préparent le public à l'événement qui va avoir lieu. La radio et la télévision en font autant. Là encore, la presse n'a pas le rôle essentiel. Elle dispose pourtant de plus de place que les émissions audiovisuelles et, semble-t-il, de plus d'efficacité. Elle entre davantage dans les détails, elle aborde l'événement selon des perspectives variées, etc. Pour le voyage sur la Lune, les préparations du Monde et de France-Soir, évidemment très différentes de style et d'intentions, ont nettement conditionné le public pour qu'il puisse profiter ultérieurement des émissions télévisées ou radiodiffusées. Ces articles prédictifs mettent, en quelque sorte, l'événement sur ses rails et permettent de vérifier si la ligne suivie est conforme à la ligne tracée. Il reste que c'est là un rôle mineur et que, vis-à-vis de l'information, la presse quotidienne est en état d'infériorité. La réaction des journaux à l'événement devrait être étudiée par rapport à celles de la presse parlée et de la presse hebdomadaire. Ainsi pourrait apparaître le rôle spécifique qu'entend jouer ou que peut jouer la presse quotidienne. Autrement dit, si l'inadaptation des journaux à l'événement explique en partie la crise de la presse, elle peut être considérée comme un essai de solution : il lui faut trouver une autre raison d'être, une autre fonction.

IMP. NAT. 2 565 139 6

Ml

D

R

accusé acte (de violence) assassin * assassinat * attentat * coup (du sort) * crime * criminel décès drame * élimination événement folie geste * héros (du jour) jour (tragique) meurtre meurtrier * mort tragédie *

TOTAL : 20

3 1 9 11 21 1 2 1 1 6 1 4 1 3 1 1 4 9 3 3

(86)

R

D

acte (de violence) * 1 1 assassin assassinat 9 attentat 10

aigri

1

bouleversant * brutal

1 1

crime

3

décès * drame

1 2

criminel *

1

événement

1

geste

2

déséquilibré douloureux * ébranlant émouvant

1 1 3 1

meurtre meurtrier mort tragédie

4 1 1 5 meurtrier névrosé

2 1

politique réprobation (objet de) sanglant

2

sinistre

1

13

(41)

1 1

tragique *

1

violent *

1

16

(20)

atroce bouleversant

3 1

chagrinant * compassion (objet de) consternant * criminel déplorable dépravé

1 1 4 1 1 1

émouvant horrible horrifiant indignant inquiétant insensé * méprisable

6 2 4 4 1 2 1

odieux politique réprobation (objet de)

1 2

révoltant

1

surprenant sympathie (objet de) terrible

1 1 2

troublant violent

2 1

24

1

(45)

N. B. — Chaque terme est suivi du nombre de ses occurrences. Le signe * indique que le terme se retrouve dans la catégorie correspondante de F1.

ANN VOCABULAIRE Dl

FI

acte (de violence) * 1

agresseur assassin * assassinat * attentat * catastrophe coup (du sort) ' crime *

attristant

bouleversant *

chagrinant * consternant *

criminel * douloureux * décès *

drame * fanatique geste * martyr meurtrier * personnage(s) (du d r a m e ) réalité tragédie * violence

TOTAL : 16

atroce

(39)

effrayant

frémissement (cause de) incroyable insensé tragique * violent *

(2)

(12)

(5)

EXE E L'ENONCIATION

M2

aventure ballet * conquête * couronnement date* entreprise événement * exploit * h a u t fait

assurance (avec) conquête

considérable courageux curieux dangereux * déconcertant délicat émouvant * enorgueillissant étrange * exceptionnel fantastique * gagné gigantesque *

lumière

jour * lutte manche (1") odyssée performance succès triomphe *

1

dangereux

fantastique * gigantesque glorieux *

gracieux historique * humain

historique * immense

imprenable intelligent merveilleux * planétaire précis rêve réalisé * scientifique stupéfiant technique tranquille universel * utile

TOTAL : 16

(27)

(2)

1. Dans la Pravda : « Ils ont d é b a r q u é ! »

29

audacieux

rêve réalisé *

(46)

(9)

F2

araignee artichaut ballet * champion conquête * date * décor demeure événement * exploit * image instant jour * moment monde (inconnu) mystère page (d'histoire) scène triomphe * victoire

admirable ahurissant bouleversant dangereux * dramatique drôle

10

émouvant *

exploit

énorme enthousiasmant étonnant étrange * fabuleux fantastique * fantomatique fascinant fatidique gigantesque * hallucinant historique *

moment

1

10

inconnu inestimable merveilleux * miraculeux monstrueux mystérieux naturel passionnant

(23)

(4)

33

1

dramatique

1

enorgueillissant

1

fantastique *

4

glorieux *

1

historique * 10 incompréhensible 1

poignant

précieux (pour la science) prodigieux rassurant rêve réalisé* terrible universel * TOTAL : 20

beau

rêve réalisé ; scientifique valeureux (73)

11

1 1 (23)