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French Pages 229 [232] Year 1977
Stratégies e t c h o i x dans la recherche A PROPOS DES TRAVAUX SUR LE SOMMEIL
Maison des Sciences de l'Homme, Paris Publications 5
MOUTON • THE HAGUE • PARIS
Stratégies et choix dans la recherche A
PROPOS
DES
TRAVAUX
SUR
G. Lemaine M. Clémençon A. Gomis B. Pollin B. Salvo
Préface d'E. Aserinsky
MOUTON
• THE HAGUE
• PARIS
LE
SOMMEIL
Copyright © 1977 Mouton & Co, La Haye, et Maison des Sciences de l'Homme, Paris Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction par tous procédés, y compris la photographie et les microfilms, réservés pour tous pays ISBN 90-279-7674-0 (Mouton, La Haye) 2-7193-0836-6 (Mouton, Paris) Imprimé en Angleterre Couverture : le sommeil de bouddha, statue du XVe siècle, à Ayouthia, Thaïlande Photo : P. Almasy
Table des matières
Préface
vii
Avertissement
xii
1 Présentation de la recherche
1
Rappel des travaux antérieurs : Les voies du succès
1
La notion de stratégie
8
2 Naissance et développement d'un domaine de recherche
13
Quelques travaux de sociologie de la science
13
Conceptions du développement scientifique
23
3 Objets et méthodes de l'étude
37
Caractérisation des travaux sur le sommeil
37
Evolution du nombre des publications sur le sommeil
40
Choix de nos objets d'étude
42
Modes d'approche et matériaux utilisés
47
4 Eléments d'histoire
50
Une théorie humorale du sommeil : l'hypnotoxine de Piéron
50
La conception active et la recherche d'un «centre» du sommeil
52
La conception passive et la prépondérance de l'hypothalamus
57
La théorie de la déafférentation
63
Le rôle de la formation réticulée
65
La section médiopontique prétrigéminale (1958-1959)
69
Le rôle du noyau du faisceau solitaire
71
5 Deux découvertes de Michel Jouvet
6
76
La découverte de l'atonie musculaire
76
L'exploitation des premiers résultats
80
La découverte du rôle des systèmes monoaminergiques centraux dans le déterminisme du sommeil et de la veille
82
Les découvertes de l'Ecole de Chicago
93
7 Rêve et activité mentale pendant le sommeil Phase REM et phase NON-REM
101 102
Les événements phasiques et toniques et le morcellement d e la p h a s e REM
112
8 Réflexions et commentaires sur rêve et activité mentale
123
9 Les expériences de privation : du rêve aux pointes PGO
136
10 Les voies de la découverte
160
Clôture et communication
160
Résistance, acceptation, révolution
163
Stratégie et choix
165
Remarques finales
172
Annexe
176
L'électro-encéphalographie (EEG)
176
L'électro-oculographie (EOG)
181
Schémas anatomiques
184
Bibliographie
186
Index des auteurs cités
212
Index des matières
217
Préface
Des philatélistes ont prétendu que l'étude approfondie d'un seul timbre poste donne accès à toutes les oeuvres humaines et peut-être à la Création elle-même. Il y a bien sûr quelque chose de vrai dans cette proposition grandiloquente mais la question est évidemment de savoir si le timbre poste mérite ou non un effort aussi gargantuesque. Par contre un tel doute ne nous effleurera pas quant à la légitimité et aux résultats de l'incroyable énergie qu'il a fallu dépenser pour réaliser ce livre et tenter de repérer la myriade de variables qui jouent un rôle dans la direction que prend la recherche scientifique. Comprendre de quoi il s'agit stimule bien sûr l'intellect mais cela a aussi un intérêt pratique en fournissant une base rationnelle pour les moissons futures de découvertes. Il est toujours aisé d'affirmer que parmi les innombrables facteurs influençant le cours de la recherche figurent la psychologie du chercheur, les relations interpersonnelles, les conditions socio-économiques, le niveau de développement technique et même les relations internationales. Mais c'est une tout autre affaire de soumettre à examen cet écheveau incroyablement complexe de facteurs. Les auteurs du présent livre se sont attaqués à cette tâche qui pourrait apparaître sans espoir. Les sujets de l'histoire — les chercheurs dans le domaine du sommeil — n'ont pas été mis sur le divan du psychanalyste ni soumis au détecteur de mensonges mais à part de telles insuffisances dans la technique de recherche, les auteurs ont été assez nettement audelà de l'habituelle revue de travaux pour donner des aperçus sur la genèse des recherches. Je suis quelqu'un qui porte au sommeil (en tant que science) un intérêt jaloux de propriétaire, ce qui m'a rendu extrêmement sensible à la subtilité des arguments sur la causalité dans la science. Fondamentalement, on fait généralement appel à deux types de déterminismes pour rendre compte de la découverte dans la science. Dans un cas le «découvreur», grâce à un rapport élevé entre le poids de son cortex et le poids de son corps, crée ses idées par l'immaculée conception sans souillure aucune de son environnement ou de son histoire. C'est souvent la conception du chercheur lui-même. Le point de vue opposé est que le découvreur est une sorte de benêt qui est entraîné par la vague du savoir et passivement porté sur la crête de la découverte.
viii
Préface
Une variante de cette position, mais qui pourrait être considérée comme distincte des deux premières à cause de la stupidité attribuée au découvreur, est bien résumée par le vocable «sérendipité». Dans ce cas le chercheur sans idée possède une sorte de talent magique pour tomber par hasard sur une découverte utile t o u t en recherchant quelque chose de t o u t à fait différent. Il y a probablement là un rapprochement possible avec le petit fonctionnaire plein d'importance dont le pataquès se révèle être finalement très intelligent ou dont l'inversion accidentelle des aphorismes tel que «l'invention est la mère de la nécessité» contient une sagesse inattendue. Le travail soigneux et minutieux de M. Lemaine et de ses collègues tendrait à montrer, et je suis d'accord avec eux, que la méthode de la découverte, au moins dans le champ précis du sommeil, ne peut être classée dans les catégories mentionnées plus haut. Cependant, si on ne se mêle pas d'absolu, il semble que la méthode pour une découverte donnée est probablement plus de l'ordre du hasard que de la pure raison. De ce point de vue ma découverte des mouvements oculaires rapides (REM) mérite peut-être un bref commentaire. Il n'y a pas de doute, je ne cherchais pas et je n'avais pas prévu les REM, mais il faut préciser que je quantifiais l'activité oculaire avec obstination, durant t o u t e la nuit, seconde par seconde, une tâche qui n'avait, jusque là, jamais été entreprise par aucun individu sain d'esprit. En bref, l'activité oculaire était étudiée avec un soin extrême grâce à une méthode physiologique acceptable, et ce furent les mouvements oculaires rapides. C'est une technique de recherche que j'ai adoptée depuis lors et qui, mainte fois, n'a pas trop mal réussi. On pourrait désigner cette technique par l'expression «du fumier sort de l'or»* et la connotation antiintellectuelle est sans doute appropriée. Dans son principe la méthode est fondée sur la probabilité que si on recueille u n nombre suffisant de données précises et quantifiées, le fouillis déplaisant des nombres se transmutera en un résultat imprévu et fréquemment intéressant. Par exemple, très récemment dans m o n laboratoire, on a obtenu une montagne de données sur les mouvements rapides des yeux, recueillis grâce à un ensemble d'électrodes posées autour des yeux. Nous avions des mesures indiquant si les yeux se déplaçaient vers le haut, vers le bas ou latéralement, si un oeil se déplaçait seul ou en même temps que l'autre et, dans ce cas, si les deux yeux se déplaçaient dans la même direction ou dans des directions opposées et chacun des mouvements était soigneusement repéré et mesuré. Avant d'entreprendre cette recherche fastidieuse, je savais que les résultats risquaient de rapporter à peu près autant que si j'avais voulu compter des galets sur la plage mais je savais aussi que ma première définition des mouvements oculaires rapides formulée il y a plus de vingt ans présentait des faiblesses. A cette époque, pour des raisons purement opérationnelles, j'avais défini les REM comme étant binoculaires et conjugués : les deux yeux se déplacent ensemble dans la même direction. Il semblait donc que la recherche projetée ne révélerait q u ' u n certain nombre de mouvements aberrants non conjugués mais ma foi inébranlable dans la règle «du fumier et de l'or» me disait que quelque chose d'autre se manifesterait. Et tel a bien été le cas. L'expérience conduite avec des chiots et des chiens adultes montra, sans * En anglais : «golden manure»
Préface
ix
équivoque, que des mouvements oculaires rapides disjoints (c'est-à-dire que les yeux se déplacent dans des directions opposées) étaient un événement normal et que leur nombre relatif fournissait un indice quantitatif pour la mesure du développement de l'appareil oculomoteur. Ainsi «par inadvertance» un instrument a peut-être été ajouté à la maigre batterie du pédiatre pour la mesure de la maturation nerveuse. Peut-être bien que la sérendipité ressemble à un événement inhabituel qualifié par un bel esprit de miracle quand il se produit une fois, de phénomène quand il se produit deux fois et d'habitude la troisième fois. Tôt dans ma carrière j'ai eu la chance de travailler dans le laboratoire de Nathaniel Kleitman où mes travaux sur les mouvements rapides des yeux étaient, au début, aimablement tolérés. C'est là que j'ai été initié à la liturgie propre à la science. Au cours d'une recherche financée par une société de viande industrielle j'aidai le docteur Kleitman à enregistrer le sommeil de très jeunes enfants qui avaient un régime carné semi-liquide. L'idée était que ce régime réduirait les contractions dues à la faim et améliorerait ainsi la qualité du sommeil. Quand les données furent définitivement analysées et qu'il apparut que la viande n'améliorait pas le sommeil de manière significative je demandai avec inquiétude à Kleitman comment il allait présenter au bailleur de fonds ce résultat négatif. «Très simple, répondit-il. Les résultats montrent clairement que la viande ne perturbe aucunement le sommeil.» C'était régler de manière pratique la difficulté de présenter des résultats de manière telle qu'ils aient un sens. Que ce soit pour des raisons économiques ou pour toute autre raison les publications scientifiques ne reposent habituellement pas sur les motivations originelles du chercheur. Ce dernier, lorsqu'il voit ce qu'il a obtenu, écrit souvent sa communication de manière cohérente en changeant l'objectif de l'expérience pour que celui-ci soit ajusté aux résultats. C'est un avantage pour le lecteur qui peut assimiler les résultats sans être dérangé par des inconséquences. Naturellement cela est tangentiellement bénéfique à l'auteur dans la mesure où le lecteur innocent reste sur l'impression que le chercheur est un savant qui a trouvé précisément ce qu'il cherchait. Si Newton publiait aujourd'hui ses résultats, il dirait probablement qu'il attendait que la pomme tombe. M. Lemaine et ses collaborateurs ont écrit un compte rendu de l'histoire et des tendances de recherche dans le domaine du sommeil à la fois concis et clair qui pourra servir à quiconque s'intéresse au sujet. Toutefois je crois que leur objectif, en tant que sociologues, ne se limitait pas au champ étroit du sommeil et qu'ils ont tenté de comprendre comment la science en général se développe. De ce point de vue leur travail est particulièrement intéressant car ils ont dû montrer ce qu'ils avaient compris du domaine, leur compréhension n'étant pas fondée uniquement sur les écrits. C'est au lecteur de décider s'ils sont ou non proches de la vérité. Mais il n'y a pas de doute que les chercheurs cités dans le livre, du moins ceux qui sont encore vivants, seront surpris de voir à quel point les auteurs sont proches du but. La correspondance entretenue avec quelques-uns des chercheurs du sommeil a joué un rôle dans les conceptions des auteurs et elle peut, en partie, être responsable de telle ou telle interprétation biaisée. Mais s'en tenir aux seules publications scientifiques aurait donné à leur travail une objectivité fallacieuse. Je me rappelle qu'une
Préface
X
fois un lecteur d'un comité de rédaction avait méticuleusement examiné un article que j'avais soumis pour publication et il avait remarqué que mon travail contenait une idée astucieuse qui était pauvrement mise en oeuvre, critique qui était parfaitement justifiée dans la mesure où elle était f o n d é e sur la seule lecture du manuscrit. Il ne pouvait naturellement pas savoir que son opinion était, en fait, à l'opposé de la vérité. Mon expérience avait été soigneusement préparée et raisonnablement bien réalisée mais pour un objectif différent de celui qui était énoncé dans le manuscrit. Naturellement cela avait conduit à une certaine maladresse dans la présentation des résultats et par voie de conséquence à l'idée que l'expérience était inepte. L'interaction entre c e u x qui décrivent l'évolution de la science et les chercheurs est un élément qui contribue à la validité des jugements portés sur la d y n a m i q u e du progrès scientifique et j'ai le sentiment que les auteurs du livre n ' o n t pas négligé la nécessité de c o m m u n i q u e r directement avec les chercheurs. Bien qu'il y ait de nombreuses allusions au rôle du hasard dans le progrès scientifique, M. Lemaine et ses collaborateurs s'intéressent aussi aux aspects de continuité qu'on peut déceler dans la science et donc à la communication responsable de cette continuité. Les auteurs insistent sur le fait que la c o m m u n i c a t i o n entre différents domaines de recherche peut accélérer le progrès de la science. Pour eux la communication entre chercheurs n'est pas, en tant que telle, quelque chose de nécessairement avantageux et j e partage cette opinion de t o u t coeur. L ' i n f o r m a t i o n peut être la base du prochain gain de connaissance mais elle a aussi l'étrange propriété de parfois inhiber la naissance de nouvelles idées. Lorsque la c o m m u n i c a t i o n et les relations entre chercheurs deviennent plus denses, les règles et normes concernant à la fois la recherche et la publication deviennent plus rigides. On publie un manuel pour standardiser la notation des données sur le sommeil, une terminologie normalisée pour les rapports sur le sommeil, une m é t h o d e normalisée pour le placement des électrodes sur la peau, et n'importe quoi de normalisé. Les raisons de telles règles sont très pratiques mais bientôt prévaut le mauvais c ô t é de l'organisation. Les lecteurs des comités de rédaction et les donneurs de crédits exigent qu'on se justifie si on dévie des normes. Ils demandent : «Pourquoi utilisez-vous des chiens c o m m e animaux d'expérience alors que vous savez que les chats sont utilisés par presque t o u t le monde? » Naturellement plus de c o m m u n i c a t i o n ne donne pas f o r c é m e n t de mauvais résultats mais le problème existe. Les pages q u ' o n va lire sont un prologue des progrès à venir dans le champ multidisciplinaire du sommeil. Il existe un besoin presque irrépressible pour essayer d'aller au-delà des recherches quotidiennes réalisées par de soi-disant experts. A la vérité les experts sont probablement les plus mauvais prophètes. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, la découverte des mouvements rapides des y e u x ne f u t pas accueillie immédiatement avec enthousiasme par les membres de la c o m m u n a u t é scientifique. M ê m e dans les cercles universitaires de mon aima mater un professeur de rang élevé, après avoir lu ma thèse, tenta de me réconforter en rappelant l'expression éculée que ce qui c o m p t e après t o u t c'est ce q u ' o n fait après la thèse. Un an après le rédacteur en chef d'une revue internationale prestigieuse renvoya m o n manuscrit sur le sommeil REM avec une lettre de refus e x t r ê m e m e n t polie. Finale-
Préface
xi
ment l'article f u t publié dans le Journal of applied physiology qui, à cette époque, était une sorte de nécropole pour les travaux de psychophysiologie. Les gens de la presse, eux, furent moins gênés par la discipline universitaire et par conséquent quand ils apprirent en 1953 l'existence des mouvements oculaires rapides ils se demandèrent tout de suite ce qu'on pouvait faire avec ces mouvements des yeux. On peut véritablement s'étonner que la science progresse, tant bien que mal, en dépit des chercheurs. Les formes étranges de la pensée du chercheur ont été analysées par Jacques Hadamard dans un essai sur la psychologie de l'invention* mais ce n'est là qu'une des facettes du progrès de la science. M Lemaine et ses collègues vont au-delà de la personnalité de l'individu en décrivant la trame de la science dans un domaine que je connais depuis son enfance. Eugene Aserinsky
*An essay on the psychology University Press 1945).
of invention
in the mathematical
field (Princeton : Princeton
Avertissement
L ' é t u d e d o n t n o u s r e n d o n s c o m p t e ici a é t é réalisée p a r u n c e n t r e d e l ' E c o l e des h a u t e s é t u d e s en sciences sociales, le G r o u p e d ' é t u d e s et d e r e c h e r c h e s sur la science, qui a reçu l ' a i d e f i n a n c i è r e d ' u n e p a r t du C e n t r e n a t i o n a l d e la r e c h e r c h e s c i e n t i f i q u e (Action t h é m a t i q u e p r o g r a m m é e : Recherche scientifique et économie publique, c o n t r a t n° A 6 5 5 6 B 0 2 ) et d ' a u t r e p a r t d e la D é l é g a t i o n g é n é r a l e à la r e c h e r c h e s c i e n t i f i q u e e t t e c h n i q u e ( E t u d e s et r e c h e r c h e s p o u r le c o m p t e d e la DGRST, c o n t r a t n° 7 3 7 1 1 1 4 01). N o u s t e n o n s à r e m e r c i e r c e u x qui, à u n t i t r e ou à u n a u t r e , n o u s o n t aidés au c o u r s d e n o t r e r e c h e r c h e . E n p r e m i e r t o u s les c h e r c h e u r s q u i o n t b i e n v o u l u r é p o n d r e à n o s q u e s t i o n s e t d o n t o n sait q u ' i l s d o i v e n t r e s t e r a n o n y m e s ; MM A c k e r m a n n , d e B a r r o s - F e r r e i r a , M a t a l o n , N e t c h i n e q u i o n t a c c e p t é d ' ê t r e n o s conseillers t e c h n i q u e s d e p u i s le d é b u t du travail. A u n e c e r t a i n e é t a p e d e n o t r e é t u d e il n o u s fallait le c o n c o u r s d ' u n e p e r s o n n e q u a l i f é e en n e u r o p h y s i o l o g i e ; M m e A l b e - F e s s a r d , p r o f e s s e u r à l ' U n i v e r s i t é d e Paris VI, d i r e c t e u r du L a b o r a t o i r e d e n e u r o p h y s i o l o g i e c o m p a r é e d e l ' E c o l e p r a t i q u e des h a u t e s é t u d e s ( 3 e s e c t i o n ) , n o u s a e n v o y é u n d e ses élèves d e l ' E c o l e p r a t i q u e , B e r n a r d Pollin, qui en r e l a t i o n avec son d i r e c t e u r et les m e m b r e s d u L a b o r a t o i r e , n o u s a aidés à m e n e r à b i e n n o t r e travail. Ce r a p p o r t n ' e n g a g e q u e ses a u t e u r s m a i s il f a u t r e m e r c i e r t o u t p a r t i c u l i è r e m e n t c e u x q u i o n t a c c e p t é d ' e n relire c e r t a i n e s p a r t i e s e t q u i n o u s o n t ainsi évité q u e l q u e s erreurs. M m e A l b e - F e s s a r d a relu le c h a p i t r e 4 et la p a r t i e d e l ' a n n e x e sur l ' é l e c t r o e n c é p h a l o g r a p h i e . Le d o c t e u r d e B a r r o s - F e r r e i r a a eu la l o u r d e t â c h e d e relire les c h a p i t r e s 6, 7, 8 e t 9. M J o u v e t a relu le c h a p i t r e 5, M m e L é v y - S c h o e n la p a r t i e d e l ' a n n e x e sur l ' é l e c t r o - o c u l o g r a p h i e et M N e t c h i n e celle sur l ' é l e c t r o - e n c é p h a l o g r a p h i e .
1 Présentation de la recherche
R A P P E L DES T R A V A U X A N T E R I E U R S : LES VOIES DU
SUCCES
Dans une précédente étude intitulée Les voies du succès (543) nous avons tenté de répondre à la question de savoir pourquoi, dans le domaine de la recherche qu'on appelle communément fondamentale, on pouvait repérer des laboratoires éminents et des laboratoires qui ne le sont pas ou, ce qui n'est pas forcément la même chose, des laboratoires qui «marchent bien» et des laboratoires qui «ne marchent pas bien». Dans la mesure où la recherche qui est présentée ici était conçue au départ comme un prolongement de la recherche précédente il n'est pas inutile de rappeler, en quelques pages, ce que furent nos conclusions et comment nous y parvînmes. Les quelques auteurs qui se sont intéressés à ce problème du «succès» ou de l'«échec» des laboratoires de recherche, de leur production jugée sur des critères définis, ont presque toujours abordé la question par le biais de la structure et du fonctionnement des groupes (mode d'organisation, hiérarchie, communications, etc.) ou par celui de la composition de ces groupes liée par exemple à un certain type d'interaction (similitude des chercheurs quant à leur formation ou leur mode d'approche scientifique et fréquence des interactions par exemple, chez Pelz et Andrews). 1 Le point de vue adopté est presque toujours celui du psychosociologue avec de fortes préoccupations d'ordre pratique : quel est le bon climat, le climat optimal, la bonne structure? Et quelles sont les conditions nécessaires à la création de ce climat propice à la production et à l'invention? Les travaux auxquels nous faisons allusion tentent presque toujours de mettre en relation des caractéristiques de l'unité de recherche (le «climat», etc.) avec une production évaluée sur un certain nombre de critères (jugement des pairs quant à la production ou à l'originalité, citation des articles produits, etc.). Ce qui est remarquable c'est que la production est plus celle des hommes que celle de l'unité en tant que telle (encore qu'on puisse, par agrégation, composer l'ensemble à partir des éléments), ce qui est très révélateur des options théoriques de ce type d'étude plus préoccupé de comprendre l'homme dans son organisation que le système beaucoup plus complexe de la recherche fondamentale avec les unités, les laboratoires mais
2
Présentation de la recherche
aussi la communauté scientifique pertinente, les différentes instances d'évaluation, etc. 2 Situant l'analyse au niveau des laboratoires c'est finalement les hommes dont on étudie la production, ce qui reflète non seulement des options théoriques comme on vient de le dire mais aussi des options de méthode, les unes n'étant d'ailleurs pas indépendantes des autres. Notre caractérisation d'un courant de travaux est évidemment très brève, mais il n'était pas dans nos intentions de faire une revue détaillée des travaux, ce qui nous aurait entraînés trop loin. Ce coup d'oeil rapide sur une tendance de recherche n'était destiné qu'à mieux situer, pour le lecteur, le travail que nous allons maintenant résumer également de manière brève. Notre idée de départ a été de comparer des laboratoires éminents et non éminents, l'éminence étant appréciée directement par des juges compétents appartenant à la communauté scientifique pertinente. Il nous a fallu, bien entendu, repérer ces personnes compétentes qu'elles soient en Frence ou hors de France, capables de porter un jugement sur les résultats, la production d'un ensemble de laboratoires dans un domaine de recherche précis. Nous n'insisterons pas ici sur les difficultés d'une telle procédure, mais nous rappellerons que ces jugements directs d'un petit sousensemble de la communauté ont été comparés aux jugements indirects de la communauté grâce à l'utilisation du Science citation index (SCI) qui permet de voir si des publications ont été utilisées ou non par les chercheurs. (Le SCI est un instrument assez lourd qu'il faut savoir employer avec la plus grande prudence à cause des erreurs nombreuses que ses auteurs n'ont pas su éviter. Par contre l'objection, souvent faite, qu'un article cité peut l'être aussi bien pour l'approbation que la critique est de peu de valeur si on travaille sur des ensembles importants d'articles, ce qui est toujours le cas lorsqu'on travaille sur des laboratoires et non sur des hommes.) 3 Remarquons que les jugements ainsi rassemblés définissent des unités éminentes ou non éminentes et que l'existence de jugements directs nous permettait de ne pas considérer les laboratoires peu connus ou sur lesquels on refusait de porter un jugement, laboratoires qui auraient pu être des unités divergentes ou à contre-courant mais n'ayant pas encore fait leurs preuves, ce qui est un cas très sensiblement différent de celui des unités faisant un travail jugé sans intérêt,ou un mauvais travail sur le plan technique ou un travail n'ayant pas opté pour les «bons» problèmes. Nous voulions pour des raisons de caractère épistémologique faire un choix raisonné de nos unités en fonction de deux critères. Il nous fallait des laboratoires dans un domaine relativement étroit d'une discipline, si par discipline nous entendons, par exemple, la physique, car on n'aurait pu comparer des laboratoires de physique des solides avec des laboratoires de physique corpusculaire, étant donné les différences quant à l'état des théories, la nature des dispositifs d'expérience et de mesure, la division du travail dans un cas et dans l'autre. Nous voulions aussi ne pas nous en tenir à un seul champ de recherche pour voir si ce que nous allions observer était spécifique d'une discipline ou si nous pouvions raisonnablement généraliser et sur quels aspects particuliers. Ces exigences nous ont donc conduits à choisir deux disciplines (physique ét biologie) et, à l'intérieur de chacune, un domaine particulier.
Présentation de la recherche
3
Nous avons recensé avec l'aide de spécialistes et des registres publiés par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST), et l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) l'ensemble des laboratoires travaillant en France dans chacun des deux domaines et chacune des listes a été soumise à des juges à qui on demandait d'apprécier la qualité du travail et l'éminence de chacune des unités de la liste. L'ensemble de ce travail préalable nous a conduits à choisir six laboratoires de biologie et six de physique aussi différenciés que possible quant à la qualité et qui ont été nos objets d'analyse. Outre les appréciations portées par nos experts nous disposions pour un certain nombre de laboratoires (ceux qui à un titre ou à un autre dépendent du CNRS) d'informations très importantes, comme l'avis des rapporteurs (parfois sur de longues périodes) aux commissions chargées de porter des jugements sur le travail et de distribuer les crédits, les dotations attribuées par ces commissions pendant ces mêmes périodes. Mais il serait trop long de décrire ici l'usage que nous avons fait de ces informations complémentaires. Ce qu'il faut souligner c'est que si nous étions persuadés qu'il est assez aisé de trouver de bonnes corrélations entre la qualité des unités et un certain nombre d'autres caractéristiques, nous étions aussi convaincus que de telles corrélations sont extrêmement malaisées à interpréter. C'est ainsi qu'on a pu mettre en évidence une corrélation élevée entre la taille des laboratoires et leur qualité (cela vaut pour la France) mais que signifie une telle relation synchronique? Le laboratoire est-il devenu de qualité parce qu'il a obtenu des crédits et des postes, ou bien ne lui a-t-on accordé des moyens qu'au vu des résultats de son «noyau» constitutif? Nous avons délibérément opté pour une méthode de caractère ethnographique qui nous permettait de retracer avec les auteurs eux-mêmes la genèse, la croissance du laboratoire et nous donnait accès, à travers des entretiens approfondis avec le plus grand nombre possible d'informateurs, à ce qu'on est assez généralement porté à dissimuler au sociologue. Une certaine sociologie des organisations ne pratique pas, bien souvent, de manière différente. 4 Les interviews nous ont fourni le troisième type de données, à vrai dire le plus important, que nous possédions sur les laboratoires. C'est l'analyse de ce matériel qui nous a permis d'élaborer notre schéma qui rend compte de P«émergence» d'une unité de recherche, de son passage dans la classe des laboratoires éminents, de ceux qui ont réussi, sans bien entendu qu'on puisse se prononcer sur ceux qui sont simplement ignorés ou sur ceux que les experts, pour des raisons parfois fort diverses, considéraient comme inclassables ou difficile à évaluer. Il faut bien dire que c'est là un défaut de l'étude fort regrettable qui tient non pas à une négligence de notre part mais à des difficultés intrinsèques de l'évaluation que personne jusqu'à ce jour n'a été en mesure de résoudre. Contrairement à beaucoup d'auteurs nous avons été amenés à mettre l'accent non sur le type de structure ou sur le type des relations à l'intérieur des groupes pour rendre compte de la qualité mais sur le rôle du «projet», sur la nature du projet «politique» en matière scientifique, ce projet étant, dans les débuts de la croissance du laboratoire, généralement le fait d'un petit nombre d'hommes.
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Présentation de la recherche
Dans notre rapport nous avons beaucoup insisté sur l'importance des choix en matière de domaines et de sujets de recherche, ces choix étant plus ou moins stratégiques eu égard au développement de la discipline, aux possibilités théoriques et techniques de traiter les problèmes. Les choix portent aussi bien sur les directions de recherche que sur les problèmes, les uns et les autres étant dotés d'une «utilité» plus ou moins grande. Si on s'intéresse aux problèmes on voit que l'utilité de la solution n'est pas tout ; il faut encore que, pour celui qui fait le choix, la probabilité de succès soit assez élevée, autrement dit que le problème ne soit pas «trop difficile», que le chercheur ajuste ses choix à ses capacités ou aux capacités de l'ensemble dont il fait partie. Un autre choix porte sur les hypothèses scientifiques proprement dites qui sont plus ou moins probables et donc, elles aussi, étroitement liées aux chances de réussite ; un autre porte sur les méthodes et sur l'articulation entre des propositions de nature théorique et un dispositif de preuve, l'énoncé de résultats destinés à la communauté scientifique ne devant pas, en e f f e t , être pris en défaut sur ce dernier plan. (Toutefois ne soyons pas trop naïf : dans certains domaines un certain taux d'«erreurs» ne gêne pas beaucoup l'éminence.) Ajoutons que les choix faits par les agents de recherche prennent aussi en considération l'état de la concurrence qui définit la nature des chances de parvenir à une solution satisfaisante avant les autres et donc d'acquérir la reconnaissance de ceux qui sont compétents dans le domaine. On voit donc que les choix scientifiques sont quelque chose d'extrêmement complexe où interviennent l'intérêt des domaines ou des problèmes, l'utilité des solutions trouvées, la nature des hypothèses qu'on est amené à vérifier (à référer à la théorie dans laquelle elles s'insèrent) mais aussi les estimations que l'on fait de ses propres capacités et de celles des personnes avec lesquelles on collabore, les possibilités techniques dont on dispose pour la vérification des propositions, de l'état jugé de la concurrence, des chances estimées de parvenir le premier à la solution — point très important étant donné le mode de fonctionnement de la communauté scientifique. Pour un laboratoire les capacités des hommes à s'attaquer à tel ou tel problème, tel ou tel domaine de recherche renvoient à la formation qu'on a reçue, à la sélection des hommes en fonction de leur formation (et de «traits individuels» que les responsables ont beaucoup de peine à expliciter) et de l'adéquation entre cette formation et l'orientation du laboratoire, soit que la formation puisse être directement ajustée à l'activité en cours ou prévisible à court terme, soit qu'elle prépare à tous les apprentissages nécessaires ultérieurs. On comprend pourquoi les responsables de laboratoires ou de groupes aient tous beaucoup insisté sur ce problème du choix des hommes et aussi pourquoi certains sites de province sont apparus comme particulièrement défavorisés sur ce plan, étant donné la sélection qui joue en faveur des Grandes Ecoles et de la capitale. Mais un projet scientifique ne se construit pas seulement avec les hommes, il faut aussi des moyens au sens très général du terme. Des ressources techniques dans le laboratoire, des savoir-faire de techniciens et aussi des ressources et des savoir-faire dans le milieu qui environne le laboratoire, milieu qu'on a trouvé commode d'appeler le «biotope». C'est par exemple tel atelier d'optique qui sait fabriquer des miroirs avec des caractéristiques précises et qui peut aider le laboratoire, c'est tel théoricien
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qui peut résoudre un problème sur lequel bute un chercheur, c'est un laboratoire, voisin quant aux intérêts, qui peut accueillir une équipe, pendant un temps limité, pour faire une expérience précise avec un appareillage déterminé. Une stratégie de recherches s'élabore donc en tenant compte à la fois des hommes et des autres types de ressources. Mais cette formulation est très trompeuse car elle sous-entend que les ressources de toute espèce sont relativement fixes ; or il n'en est rien en tout cas pour les laboratoires qui ont réussi : la volonté politique porte non seulement sur le choix des domaines et des problèmes compatibles, le plus souvent à la limite, avec les ressources mais aussi sur ces ressources elles-mêmes. Les stratégies dont nous parlons et dont nous avons essayé de reconstituer la genèse se déroulent sur des temps assez longs. Si les problèmes choisis «excèdent» légèrement les possibilités du laboratoire on essaiera de s'approprier les ressources qui rendront ces problèmes accessibles même si, dans l'intervalle, on doit se contenter de problèmes «mineurs» qui assureront la survie auprès des instances nationales de jugement et de la communauté scientifique. C'est pourquoi nous avons cru pouvoir décrire les projets comme n'étant pas simplement une réponse à ['«environnement» à un moment donné mais comme constitution de cet environnement. La notion d'environnement utilisée ici pour sa commodité n'est d'ailleurs pas claire sur le plan théorique car il est difficile voire impossible d'énoncer des règles qui permettraient de dire ce qui fait partie de A et ce qui est environnement de A sans recourir, pour chaque cas particulier, à des critères ad boc, ce qui montre bien la faiblesse du concept. Il vaudrait donc mieux, pour un agent donné A, parler de ses capacités à mobiliser des ressources plutôt que de ses capacités à maîtriser son environnement. 5 Quoi qu'il en soit sur ce point théorique nous avons montré que les laboratoires qui avaient réussi n'étaient pas des sites qu'on pouvait uniformément caractériser sur le plan du climat social ou des relations humaines ; ils étaient même là remarquablement hétérogènes. Par contre ce qui les distinguait des autres laboratoires c'était la présence de ce que nous avons appelé plus haut une volonté politique dirigée à la fois vers le choix des domaines et des problèmes (qu'on ne se laisse pas imposer par les données de l'environnement) et vers cet environnement lui-même ou plutôt une volonté de se donner les moyens de mobiliser les ressources nécessaires à ce qu'on veut entreprendre. Les ressources peuvent être des hommes, des appareils, des crédits de toute espèce, l'accès à des moyens communs. Ce n'est pas parce qu'un laboratoire a un climat «démocratique» ou «autoritaire» (pour faire ici allusion à K. Lewin) qu'il connaît le succès ou qu'il est guetté par l'échec. Succès ou échec sont liés à des stratégies de choix des domaines et problèmes, stratégies qui sont mobilisatrices sur le plan des ressources en général. Dans ces conditions on ne doit pas s'étonner que tel laboratoire qui est localisé dans un biotope pauvre — qui est peuplé de chercheurs qui traditionnellement optaient pour des sujets relativement faciles mais permettant de faire carrière sur le plan local — que ce laboratoire qui a par ailleurs bien «réussi» grâce à la volonté manifestée par le directeur de l'arracher à sa propre nature, soit autoritaire au sens où nous l'entendions à l'instant ; cela ne sera pas le cas d'un autre laboratoire, dans le même domaine de recherche, mais qui a eu une histoire
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différente. Le climat d'une organisation n'est lié que statistiquement à son rendement à un moment précis (encore faudrait-il y regarder de près et voir quels indices on retient pour définir le climat) mais cette liaison, lorsqu'elle existe, dissimule ce qui est le plus intéressant, le plus significatif, à savoir que l'organisation d'un laboratoire doit être conçue comme dérivée des contraintes que font peser et les options et les ressources. Toutefois si on accepte l'idée qu'il n'y a pas de relation mécanique entre options et ressources d'une part et organisation d'autre part, si un certain nombre de degrés de liberté est toujours possible, le vrai problème qui reste posé, nous semble-t-il, serait de savoir quelles sont les limites de la compatibilité entre un développement scientifique et un style d'organisation ; à partir de quand, par exemple, un style «autoritaire» qui a fait ses preuves dans des conditions de pauvreté devient-il inadéquat si le laboratoire a émergé sur le plan de la production, si les ressources ont été accordées et si le milieu des chercheurs a été socialisé, dans le sens où ceux-ci acceptent de jouer le jeu de la communauté scientifique et non plus, par exemple, le jeu local de leur université de province? La question générale serait : à partir de quand une structure ne doit-elle pas rester invariante? Quelles sont les perturbations les plus appropriées à un état donné des possibilités? Il est très difficile dans l'état actuel des recherches de répondre à de telles questions mais on peut penser qu'une limite est atteinte, par exemple, lorsque l'influence dans les décisions et les choix fondée sur la position hiérarchique et l'influence fondée sur l'expertise ou la technicité ne sont plus compatibles. Il nous a semblé utile d'introduire comme instrument d'analyse la notion de prise de risque dans la recherche. Quelles sont les structures d'organisation, à l'évidence variables selon la «population» et les «ressources», qui sont les plus appropriées pour que les agents de recherche élaborent des stratégies autres que conservatrices? Le risque porte à la fois sur le choix des problèmes qui sont plus ou moins difficiles pour ceux qui auront à les traiter et sur la compétition ou la concurrence. Les laboratoires «faibles», avons-nous observé, ont une forte tendance à choisir les sujets sans surprise, bien balisés sur le plan cognitif et aussi des sujets «tranquilles» qui permettent de parvenir à un résultat sans risque d'être précédé par des équipes rivales. La distinction de ces deux aspects est importante car on voit bien que le choix de domaines sans concurrence peut entrer dans une stratégie à risques très élevés sur le plan cognitif 6 : on s'attaque à ce qui n'a pas encore été traité, on doit élaborer les concepts adéquats, concevoir et réaliser les dispositifs techniques de preuve. A travers l'histoire des laboratoires nous avons pu repérer les stratégies des «bons» laboratoires qui consistent à opter pour des possibilités qui sont toujours à la limite de ce que peuvent les hommes et les dispositifs. Cela signifie qu'un laboratoire où se manifeste la volonté de réussir ne choisira pas forcément, à un moment donné, le problème le plus difficile ou le plus central pour l'évolution du domaine mais que l'objectif sera de pouvoir un jour y parvenir lorsque les jeunes chercheurs auront acquis la culture nécessaire et que leur niveau d'aspiration se sera ajusté à leurs capacités, lorsque le laboratoire sera mieux doté, que les relations avec des théoriciens, par exemple, auront porté leurs fruits.
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Un laboratoire qui a réussi a une longue histoire ; il serait erroné sur le plan de la recherche de ne pas en tenir compte et de se contenter, dans l'analyse, de relations établies pour un temps particulier. On mesure grâce à ce bref résumé l'écart qui nous sépare de ceux qui essaient de définir une «bonne» organisation, qui serait susceptible, en toute hypothèse, d'assurer une production scientifique de haut niveau. Il n'y a pas, pour nous, une bonne façon d'organiser la recherche. Les stratégies dont nous avons parlé (la notion requiert une élaboration plus approfondie et nous nous y emploierons plus loin) sont très souvent des stratégies «tous azimuts» qui portent non seulement sur les choix scientifiques mais aussi sur l'acquisition des moyens et des hommes, sur l'appartenance à ou sur l'influence qu'on peut exercer dans les instances nationales de jugement — on peut ainsi se soumettre au jugement d'un milieu qu'on a fortement contribué à créer — dans les comités de rédaction des revues spécialisées, dans les associations internationales. Ces stratégies portent donc aussi sur la diffusion du travail dans la communauté scientifique internationale qui est le lieu de l'expertise, de la comparaison à autrui et donc de l'appréciation de la qualité de son propre travail. 7 Sur ce point nous avons remarqué que la comparaison est parfois délibérément retardée pour ne pas décourager les jeunes chercheurs qui pourraient être tentés, si leurs insuffisances apparaissaient dans une lumière trop cruelle, de vouloir revenir à des stratégies conservatrices ou au contraire d'adopter des stratégies comportant trop de risques pour se mettre, en cas d'échec, à l'abri de la difficulté intrinsèque de ce à quoi ils se sont attaqués. Cette dernière remarque indique que les conditions susceptibles de faire prendre aux chercheurs le risque optimal, eu égard à la situation qui est la leur, ne sont pas déterminées une fois pour toutes. Une situation protégée peut être plus efficace pour des laboratoires auxquels il reste beaucoup à faire alors que l'autonomie sera plus payante dans des laboratoires éminents, pour des chercheurs qui ont déjà fait leurs preuves. Les stratégies observées dont nous avons parlé plus haut sont très souvent des stratégies qui se déploient dans des directions multiples : obtention de crédits, recrutement, choix des sujets, diffusion des résultats, etc. Cela ne signifie pas que des stratégies non agressives, sur le plan institutionnel, ne soient pas possibles et qu'il n'y ait pas une puissance de diffusion et de persuasion propre aux idées et aux résultats indiscutables. Il est à peine besoin d'insister sur ce point. Mais ce qui est capital dans la science telle qu'elle fonctionne actuellement c'est l'existence de boucles plus ou moins longues — et l'agressivité a pour fonction essentielle de raccourcir les boucles, le problème étant de savoir à partir de quand les efforts déployés dans ce sens cessent d'être payants et éventuellement deviennent coûteux au détriment du travail proprement dit : problème bien connu des directeurs de laboratoires et de quelques autres — de boucles entre ce qui a été produit et les ressources qu'on obtient pour pouvoir produire plus ou autre chose, grâce aux instances nationales ou étrangères qui disposent des moyens appropriés. Par exemple tel laboratoire obtiendra ce qu'il demande aux commissions nationales compétentes grâce à la réputation qu'il s'est acquise dans son domaine auprès des collègues étrangers dont le travail
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est plus connu que le sien. Incidemment on voit que les laboratoires fonctionnent à l'intérieur d'un double système : d'une part ce que Reif appelle le système de la science pure (la communauté) qui est le lieu où se font, entre autres choses, les réputations et d'autre part le système organisationnel qui est dans sa composition un sous-ensemble du précédent, mais qui en diffère en ceci qu'il fonctionne sous forme de commissions et comités divers chargés d'émettre des avis sur les problèmes généraux, d'établir des classements et de prendre des décisions ayant une incidence directe sur les ressources des laboratoires. Ces stratégies à directions multiples posent d'ailleurs des problèmes d'ordre général, par exemple le problème de la compatibilité entre les résultats obtenus et ce que nous avons appelé ¡'«agressivité», c'est-à-dire la diffusion dans la communauté, les batailles pour les moyens, etc. Si les deux choses ne sont pas indépendantes on sait toutefois qu'il y a des réputations surfaites et des reconnaissances «insuffisantes». Les premières peuvent être dues à une stratégie de visibilité très au point ou bien à l'hystérésis du jugement de la communauté qui accorde parfois des crédits à long terme ; quant aux secondes on sait quelle est la difficulté rencontrée pour se faire accepter et reconnaître par les pairs du système si on ne met pas en oeuvre quelquesunes des pratiques dont nous avons parlé plus haut (diffusion, par exemple). Le problème que nous avons rencontré lors du choix des unités de recherche effectivement jugées peut être envisagé sous cet angle. Les jugements directs positifs sur des laboratoires peuvent être en retard par rapport à l'évolution récente du travail et les jugements négatifs peuvent n'être pas assez informés des potentialités qui pourront se réaliser dans les mois ou les années qui viennent. D'autre part juger des unités de recherche ne fait pas partie des préoccupations courantes des chercheurs et ceux-ci peuvent se laisser abuser par les stratégies de visibilité décrites à l'instant. Le recours au SCI, c'est-à-dire aux jugements indirects de la communauté, permet assez bien de surmonter la première et la troisième difficulté mais il répond imparfaitement à la seconde. C'est seulement une étude longitudinale des unités que nous avons observées qui permettrait de voir si les «stratégies de réussite» que nous avons repérées dans certains laboratoires non éminents, semblables à celles utilisées par des laboratoires qui ont «émergé», sont susceptibles de porter les mêmes fruits et donc de valider nos hypothèses plus en finesse.
LA NOTION DE S T R A T E G I E
Dans le compte rendu de notre travail précédent nous avons beaucoup utilisé les notions de stratégie et de risque. La stratégie fait référence à des choix, des décisions, des actions et, par exemple, les choix peuvent être à risques élevés ou à risques faibles. Quand on parle en termes de choix et de décision il faut bien voir que les agents sociaux n'ont pas à décider entre plusieurs options qui leur seraient présentées toutes faites. Un sujet de recherche émerge d'un effort de documentation et de réflexion qui prend généralement beaucoup de temps. Il faut mettre au point les notions par
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un travail où rentrent en jeu non seulement les acquis personnels et ce qu'on sait (ou, paradoxalement en apparence, ce qu'on ignore) de la littérature courante, mais aussi la facilité ou la difficulté à opérationnaliser, les possibilités techniques, les «coups de main» du laboratoire, etc. Les options d'un laboratoire s'élaborent lentement en tenant c o m p t e de l'intérêt jugé des recherches qu'il serait possible d'entreprendre (et dont la liste varie en f o n c t i o n de l'information, de l'imagination des h o m m e s ) , de la c o m p é t i t i o n dans le champ, du souci de se différencier et de ne pas se lancer dans une entreprise d'où l'on risque de sortir perdant ; le niveau d'aspiration des agents j o u e son rôle c o m m e les capacités des h o m m e s et les ressources disponibles qui varient avec le temps. On est donc loin d'une décision ponctuelle, repérable dans le temps d'une manière précise ; il s'agit bien plutôt d'un ensemble d'étapes plus ou moins dépendantes les unes des autres au cours desquelles les points de vue évoluent en f o n c t i o n des résultats, des contraintes de tous ordres dont certaines étaient t o u t d'abord passées inaperçues, des réactions des pairs de la c o m m u n a u t é scientifique. Les stratégies dont nous parlons sont donc plutôt des constructions progressives que des plans qu'on exécute. Le terme de stratégie va donc être entendu dans un sens assez différent du sens courant. Si un directeur de laboratoire dans un domaine donné possède, par exemple, une formation technique poussée, cela lui permettra d'entreprendre certaines recherches (et en m ê m e temps de former de jeunes chercheurs) qui seraient difficilement réalisables ailleurs. Les résultats obtenus pourront lui valoir la reconnaissance des pairs et en m ê m e temps l'encourager à poursuivre son effort dans une voie de recherche fructueuse, ce qui nécessitera le recrutement de chercheurs de formation hétérogène par exemple, l'achat de dispositifs nouveaux ; l'issue non prévisible, en tout cas dans le détail, engagera le laboratoire dans d'autres démarches administratives et scientifiques. Si le projet ou les valeurs permanentes d'un directeur de laboratoire ou d'équipe sont de porter son unité au niveau de reconnaissance internationale, le projet doit s ' a c c o m m o d e r de tout un ensemble de contraintes de la situation et des événements qui surviennent dans l'unité et à l'extérieur d'elle. Une stratégie n'est donc pas une pure préméditation ; ou plutôt on devrait dire que si préméditation il y a, elle est continuellement rectifiée, et qu'elle doit en permanence tenir c o m p t e d'imprévisibles — ce qui, selon t o u t e vraisemblance, risque d'affecter les projets autres que très généraux. Disons aussi qu'une stratégie s'élabore dans un milieu social d'où l'implicite n'est pas absent : les pratiques, les savoir-faire, les attitudes s'acquièrent ou se transforment, s'intériorisent au cours d'un ensemble d'interactions et sous le poids de contraintes qui ne laissent pas toujours beaucoup de place à l'examen réfléchi. Une certaine éthique du travail bien fait ou l'exigence d'un travail aussi original que possible, par exemple, ne sont pas des choses qui s'enseignent au sens habituel du mot -, elles se transmettent à travers les attitudes prises quotidiennement dans des situations très hétérogènes : discussions dans un séminaire, préparation d'une expérience, rédaction d'un article, discussion informelle, travail technique en c o m m u n où il ne faut rien laisser au hasard. T o u t un ensemble de dispositions j o u e n t ainsi un rôle dans le c h o i x de recherche sans qu'il soit possible, bien souvent, de r e c o n n a î t r e quel il est e x a c t e m e n t .
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Le d o m a i n e scientifique doit aussi être pris en considération, c'est l'évidence. Les stratégies élaborées d é p e n d e n t de f a c t e u r s p r o p r e m e n t intellectuels qui définissent ce qui p e u t être entrepris dans u n d o m a i n e d é t e r m i n é à u n m o m e n t d o n n é (on sait d'ailleurs m i e u x ce qui ne p e u t pas être entrepris mais m ê m e considérée sous cet angle la d é f i n i t i o n reste très générale) ; les concepts, les possibilités t e c h n i q u e s o r i e n t e n t les travaux m ê m e si c e t t e o r i e n t a t i o n n'est pas u n e d é t e r m i n a t i o n stricte. Mais o n doit bien voir q u e le d o m a i n e d o n t il est question ici n'est q u ' u n e abstraction c o m m o d e et qu'il f a u t aussi p r e n d r e en considération les traits des agents sociaux oeuvrant dans le c h a m p ; ces traits sont par exemple les préjugés d ' o r d r e p h i l o s o p h i q u e ou scientifique partagés par peu ou b e a u c o u p d ' a u t r e s agents sociaux de la c o m m u n a u t é scientifique et qui désignent tel p r o b l è m e et telle a p p r o c h e c o m m e intéressants et f é c o n d s ; c'est la f o r m a t i o n scientifique et plus g é n é r a l e m e n t intellectuelle, les savoirs t h é o r i q u e s et techniques qui r e n d e n t accessible u n e d é m a r c h e mais en o c c u l t e n t u n e autre. Une stratégie, c'est aussi des r a p p o r t s sociaux dans u n e c o m m u n a u t é scientifique définie, des n o r m e s de travail acceptable, publiable, c'est l'accès à des revues p o u r telle p r o d u c t i o n et n o n p o u r telle autre. Beauc o u p de f a c t e u r s sont à l'oeuvre dans les c h o i x scientifiques m ê m e si ces f a c t e u r s ne j o u e n t q u e s u b r e p t i c e m e n t et ne sont pas susceptibles d ' ê t r e o u v e r t e m e n t r e c o n n u s c o m m e j o u a n t u n rôle par les acteurs eux-mêmes. C'est ainsi q u ' u n e c o m m u n a u t é scientifique (faut-il vraiment garder c e t t e expression?) a u n e structure, u n e hiérarchie, ses leaders, ses places f o r t e s ou ses «pôles», ses m o d e s qui t e n d e n t à imposer p l u t ô t tel t y p e de recherche que tel autre. Il était utile, croyons-nous, de préciser ces p o i n t s p o u r bien faire saisir q u ' u n e stratégie a u n e histoire, que les décisions ne sont pas faciles à isoler dans le temps, que l'implicite j o u e u n rôle plus grand q u ' o n ne le croit en général et q u e le c h a m p de recherche, la f o r m a t i o n des agents, la s t r u c t u r e et le f o n c t i o n n e m e n t de la comm u n a u t é scientifique interviennent dans l ' o r i e n t a t i o n et l'élaboration d ' u n travail scientifique q u ' o n souhaite public. Ce qui ne veut pas dire que les agents sociaux sont le j o u e t d ' a t t i t u d e s indicibles et de c o n t r a i n t e s écrasantes. Il y a t o u j o u r s des degrés de liberté, on p e u t faire j o u e r ses préférences dans des cas bien précis, préférences qui engagent l'avenir (à plus ou moins long terme). Ce qui était en cause, c'était u n e certaine image par t r o p simplifiée des décisions et des actions, image qui risquait de pervertir l'analyse, p o u r nous centrale, de la n o t i o n de stratégie. C e t t e n o t i o n est en e f f e t ce qui doit n o u s rendre m i e u x à m ê m e de c o m p r e n d r e c o m m e n t se c o n s t r u i s e n t ce que n o u s avons appelé les voies du succès. Dans la recherche p r é c é d e n t e nous aurions été bien en peine d ' e n t r e p r e n d r e u n tel travail qui nécessite à l'évidence u n e familiarité avec le c h a m p de recherche des laboratoires soumis à l'étude. En e f f e t si on veut retracer en détail c o m m e n t se sont élaborés des c h o i x de recherche, si on veut c o m p r e n d r e p o u r q u o i le laboratoire a o p t é p o u r u n e nouvelle o r i e n t a t i o n , il f a u t que n o u s puissions c o m p r e n d r e la n a t u r e des opérations, le rôle des techniques, l ' i m p o r t a n c e d ' u n e d é c o u v e r t e r é c e n t e et son articulation avec les recherches en cours — t o u t e s choses qui n o u s restaient inaccessibles p o u r la physique et la biologie. L ' e x a m e n des processus qui c o n d u i s e n t à des c h o i x définis nous r a p p r o c h e d ' u n e
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étude du travail créateur, de ses cheminements complexes, des processus de la découverte, l'espoir étant de parvenir un j o u r à des résultats plus probants sur cet important p r o b l è m e . 8 On ne saurait trop insister sur cet aspect des choses si on se rappelle que les stratégies d'éminence des laboratoires et des hommes s'articulent toujours à des idées de recherche qui en sont finalement le f o n d e m e n t essentiel. De tels travaux, à supposer qu'ils se révèlent fructueux, nous m e t t r o n t évidemment sur un terrain épistémologique assez nouveau, éloigné en tout cas de celui des néo-positivistes ou de celui de Popper, pour qui l'étude des conditions et du c o n t e x t e de la découverte est dénuée d'intérêt. Contrairement à ces bons auteurs il nous semble que des travaux portant sur l'élaboration des «conjectures» seraient aussi légitimes que c e u x portant sur les «réfutations» (si on adopte ici le langage de Popper). Les contraintes de la compréhension du contenu étant posées, c'est seulement un petit n o m b r e de spécialités qui étaient accessibles à des gens ayant initialement une f o r m a t i o n en psychologie m ê m e si on s'assurait la collaboration de personnes compétentes. Une condition supplémentaire que nous voulions imposer, c o m m e dans notre recherche précédente, était l'existence en France d'un groupe ou d'un laboratoire de qualité internationale, ce qui laissait un petit n o m b r e de domaines en physiologie ou en psychophysiologie. Nous avons très vite abandonné l'idée de choisir un domaine dans les sciences humaines où nous aurions été plus à l'aise en ce qui concerne la c o m p é t e n c e , avant tout à cause du faible consensus qui se manifeste dans ces sciences quant aux méthodes adoptées, quant aux théories élaborées, quant aux résultats produits. Le domaine retenu, les études sur le sommeil, nous a semblé répondre aux conditions posées. Sans être, loin de là, des spécialistes, nous pouvions d'entrée de jeu lire une partie non négligeable de la littérature sans difficulté particulière. Pour nos zones d'ignorance nous avons dû nous remettre à l'étude, appeler en renfort un spécialiste de neurophysiologie et recourir aux lumières d'un certain n o m b r e de chercheurs du domaine. Nous ne prétendons pas être parvenus à une solution vraiment satisfaisante mais, dans ce type d'entreprise, ce qui à nos y e u x serait la solution la meilleure — c'est-à-dire la collaboration étroite de sociologues et de chercheurs (physiciens, etc.) — est très difficile à mettre en oeuvre à l'heure actuelle en France malgré l'intérêt que les travaux de sociologie de la science soulèvent chez bon nomhre de scientifiques. En ce qui concerne la qualité des recherches, la France o c c u p e dans le domaine du sommeil une place de premier plan et l'une des équipes a été à l'origine de quelques-unes des découvertes les plus marquantes dans les quinze années qui viennent de s'écouler. Nous étions donc assurés de trouver, proches de nous, des informateurs e x t r ê m e m e n t c o m p é t e n t s et m ê m e des chercheurs qui ont fait faire des percées décisives, ce qui n'était pas un mince avantage ne serait-ce que sur le plan pratique. Disons t o u t de suite pour ne plus y revenir que nous n'avons pu atteindre un des objectifs que nous nous étions fixés. Nous souhaitions que c e t t e étude soit un prolongement des travaux déjà réalisés et, plus précisément, nous voulions évaluer,
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Présentation de la recherche
pour un nouveau c h a m p de recherche, la qualité de nos résultats (résumés plus haut). Cela exigeait en premier lieu que nous repérions des unités é m i n e n t e s et n o n éminentes et que n o u s fassions le recueil de données comparables à celles que nous avions o b t e n u e s antérieurement. N o u s avons dû abandonner très vite c e t t e idée pour la simple raison qu'il n'y a en France que d e u x unités (de tailles très inégales par ailleurs) d o n t t o u t le travail soit consacré au sommeil. Beaucoup de laboratoires de physiologie, de m é d e c i n e ou de neurologie traitent du sommeil mais celui-ci ne constitue pas leur centre d'intérêt u n i q u e ni m ê m e souvent principal, situation qui n'est d'ailleurs pas particulière à la France. Si le sommeil est bien u n e voie d'accès pour l'étude du s y s t è m e nerveux central, il n'est pour ces laboratoires qu'une voie parmi d'autres et non f o r c é m e n t la plus intéressante. 9 Dans ces c o n d i t i o n s comparer des laboratoires quant à leur réussite et à leurs stratégies se révélait impossible, étant donné l'hétérogénéité des travaux poursuivis et des techniques utilisées.
NOTES 1.
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3. 4. 5. 6. 7.
8. 9.
La fréquence des rencontres est celle du chercheur (dont on a évalué la production) ou bien avec ses cinq collègues principaux ou bien avec le collègue le plus important. Pour les cinq collègues les auteurs trouvent que la production du chercheur est meilleure si les rencontres sont quotidiennes dans le cas de l'hétérogénéité et hebdomadaires dans le cas de la similitude. Par contre pour le collègue le plus important (qui notons-le fait partie des cinq) les rencontres quotidiennes sont préférables quand il y a similitude et les rencontres hebdomadaires quand il y a dissemblance. De telles relations conduisent les auteurs à élaborer une théorie du conflit (et de l'optimum de conflit) destinée à définir ce qu'est le climat optimal pour la création. Les auteurs qui ont étudié les laboratoires de recherche dans l'industrie ont, eux, été très sensibles aux conflits entre un «système de recherche» et un «système bureaucratique d'organisation». C'est le cas de Kornhauser (530) qui a étudié des laboratoires de recherche appliquée et qui s'est intéressé avant tout aux chercheurs et au «double système», celui de la hiérarchie propre aux organisations et celui de la récompense dans la communauté scientifique à laquelle on se sent appartenir. Glaser (524) est proche de Kornhauser par l'accent qu'il met sur la vieille distinction entre le «local» et le «cosmopolite», la difficulté de réconcilier une carrière dans l'organisation et une carrière dans la communauté scientifique. Pour plus de détails sur le SCI nous renvoyons à notre rapport de 1972 (543). Le lecteur trouvera un exposé de la méthode et un examen critique de son utilisation. Pour une justification de ce mode d'approche, nous renvoyons de nouveau à notre rapport (543). Pour une discussion plus approfondie de cette question voir 543 chapitre 3. Absence de concurrence n'implique pas forcément ambition intellectuelle. Chacun connaît des cas de recherches byzantines sans concurrence et sans portée. Lorsqu'on se trouve dans des domaines à «paradigme» faible la validation est largement fondée sur ces stratégies sociales de reconnaissance. A la limite la preuve se ramène au consensus. Cette remarque indique qu'il n'est pas légitime de définir de manière circulaire, comme Kuhn le fait parfois, un paradigme et une communauté. Voir sur ce sujet l'étude programmatique de Serge Moscovici (551). 11 serait erroné de dire que les études des psychologues cliniciens spécialistes du sommeil sont des études sur le système nerveux central. Leurs modèles théoriques de référence les éloignent souvent de telles recherches.
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Naissance et développement d'un domaine de recherche
QUELQUES TRAVAUX DE SOCIOLOGIE DE LA SCIENCE N o u s allons plus loin t e n t e r de c a r a c t é r i s e r le c h a m p des é t u d e s sur le s o m m e i l m a i s il n o u s s e m b l e u t i l e p r é a l a b l e m e n t , p o u r m i e u x s i t u e r n o t r e travail, d e r a p p e l e r u n certain n o m b r e d e r e c h e r c h e s qui o n t p o r t é sur l ' é m e r g e n c e des disciplines ou des d o m a i n e s d e r e c h e r c h e e t sur les p r o c e s s u s d ' i n n o v a t i o n d a n s la science. N o u s p a r l e r o n s t o u t d ' a b o r d du travail d e Ben David et d e Collins sur la naissance de la p s y c h o l o g i e à la f i n du d i x - n e u v i è m e siècle ( 5 0 8 ) . Le m o d è l e des a u t e u r s est « d a r w i n i e n » , m é t a p h o r i q u e m e n t , p a r leur r é f é r e n c e a u x m u t a t i o n s q u e s o n t les idées f e r t i l e s et a u x m é c a n i s m e s d e sélection q u e s o n t l ' é t a b l i s s e m e n t d ' u n e nouvelle i d e n t i t é i n t e l l e c t u e l l e et d ' u n rôle p r o f e s s i o n n e l n o u v e a u . O n ne p e u t r e n d r e c o m p t e de la c r é a t i o n d ' u n n o u v e a u c h a m p d e r e c h e r c h e p a r la seule e x i s t e n c e d ' i d é e s fertiles o u intéressantes. O n o b s e r v e en e f f e t q u e d e g r a n d e s idées n e s o n t pas a c c e p t é e s , que des idées m o i n s b r i l l a n t e s ( « n o t so b r i l l i a n t » ) s o n t reprises, é l a b o r é e s et connaissent des d é v e l o p p e m e n t s q u e leurs q u a l i t é s i n t r i n s è q u e s p e u v e n t f a i r e a p p a r a î t r e surprenants. L ' h i s t o r i e n classique des idées qui n e se p r é o c c u p e pas des f a c t e u r s s o c i a u x d a n s la genèse d ' u n c h a m p de r e c h e r c h e sera é v e n t u e l l e m e n t t e n t é , d i s e n t les a u t e u r s , d e déceler des failles d a n s les idées sans avenir et des m é r i t e s i n s o u p ç o n n é s d a n s celles qui en o n t eu u n . Mais ce f a i s a n t il passera c o m p l è t e m e n t à c ô t é d e la q u e s t i o n en ce qu'il ne verra pas l ' i m p o r t a n c e d e la c r é a t i o n d ' u n e i d e n t i t é p r o f e s s i o n n e l l e nouvelle. Ainsi, en ce qui c o n c e r n e la p s y c h o l o g i e , b e a u c o u p d ' i d é e s a v a i e n t é t é émises a v a n t la c r é a t i o n d e celle-ci c o m m e discipline nouvelle e n t r e 1 8 7 0 et 1 8 9 0 . La naissance d e la p s y c h o l o g i e s'est f a i t e en trois g r a n d e s é t a p e s qui s o n t les suivantes : — T o u t d ' a b o r d il y a eu des précurseurs
qui o n t é m i s des idées sur le f o n c t i o n n e -
m e n t d e l ' « e s p r i t » , idées qu'ils o n t c o n f i é e s , d i s e n t les a u t e u r s en c i t a n t D e r e k d e Solla Price, a u x «archives d e la science». C'est le cas en p a r t i c u l i e r p o u r F e c h n e r q u i est à la s o u r c e d e q u e l q u e s - u n e s des idées m a î t r e s s e s d e la p s y c h o logie s c i e n t i f i q u e .
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— Viennent ensuite les fondateurs qui développent les idées existantes ou les leurs propres mais qui, avant tout, f o n t une révolution quant à la perspective à adopter dans le domaine et forment un réseau cohérent d'adeptes ou d'élèves. — Les étudiants formés par ces fondateurs sont les disciples qui occupent les postes dans les universités, diffusent les idées, les modes d'approche et aussi les présupposés de la nouvelle école. Pour Ben David et Collins les fondateurs de la psychologie moderne ont été W. Wundt, G. E. Miiller, C. Stumpf, H. Ebbinghaus et F. Brentano mais le fondateur par excellence a été, selon eux, Wundt. Celui-ci avait une formation de physiologiste et il occupa en cette qualité un poste de Dozent (chargé de cours) pendant dixsept années, de 1857 à 1874, avant d'accepter une chaire de philosophie à Leipzig en 1875. Pour expliquer ce passage de la physiologie à la philosophie il faut savoir qu'à cette époque, en Allemagne, la physiologie qui avait connu une grande expansion dans les décennies précédentes avait cessé de se développer dans les universités et qu'il était extrêmement difficile d'obtenir un poste de professeur. Tel n'était pas le cas en philosophie où les possibilités de promotion étaient bien meilleures. Wundt, qui avait été assistant de Helmholtz, avait des préjugés très forts contre la philosophie de son époque ; ses travaux qui portaient sur les fonctions des organes des sens et du système nerveux n'avaient évidemment rien de commun avec les préoccupations métaphysiques de ses nouveaux collègues. Selon les auteurs cette brusque chute dans un domaine à ses yeux sans prestige l'a conduit à vouloir faire de la philosophie une science, à remplacer la spéculation par la recherche empirique et à faire savoir que son entreprise n'avait rien à voir avec celle des philosophes traditionnels. Ainsi la naissance de la psychologie expérimentale s'explique par la conjonction de plusieurs facteurs : le blocage des carrières en physiologie, une différence quant à la réputation entre la physiologie et la philosophie (avec un avantage certain à la physiologie) et enfin la migration de physiologistes dont le but essentiel a été de renouveler la philosophie sur le modèle de la physiologie. Quand nous parlons de physiologistes au pluriel nous sommes inexacts, du moins en ce qui concerne les fondateurs, puisque les quatre autres pères fondateurs étaient tous des philosophes, mais des philosophes qui étaient intéressés par les méthodes empiriques et qui, conscients de la menace que faisait peser la physiologie sur le territoire de la philosophie, préférèrent (comme disent les auteurs) «passer à l'ennemi», adhérer à la révolution, adopter les innovations — ce qui était aussi augmenter leur prestige probable. Pour Ben David et Collins la naissance de la psychologie scientifique est à référer à l'hybridation des rôles et précisément au type particulier d'hybridation qui s'est opérée à la fin du dix-neuvième siècle en Allemagne où, comme nous l'avons dit, la physiologie prestigieuse a fourni des hommes et des modèles à la philosophie moins prestigieuse. L'hybridation des rôles doit être distinguée de l'hybridation des idées, c'est-àdire la combinaison d'idées prises dans des champs différents pour donner une synthèse intellectuelle nouvelle. Pour les auteurs l'hybridation des idées n'assure pas la naissance d'un champ de recherche nouveau en ce qu'elle ne crée pas un rôle universitaire ni un mouvement cohérent débouchant sur une tradition nouvelle de recherche. Si les idées existaient aussi bien en France et en Angleterre qu'en Allemagne dans la
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deuxième moitié du dix-neuvième siècle, ce n'est qu'en Allemagne qu'existaient les conditions sociales et institutionnelles de l'établissement de cette tradition. Ce modèle fondé sur la notion de l'hybridation des rôles rend compte aussi, selon Ben David (505), de la naissance de la bactériologie et de la psychanalyse, deux domaines dont les fondateurs (Pasteur et Freud) étaient des hybrides en ce sens qu'ils étaient passés de la recherche fondamentale à la recherche appliquée ou à la clinique ; l'innovation était selon les auteurs la seule solution satisfaisante («the only satisfactory solution») à la perte de prestige et de rang social que ces fondateurs avaient subie. Une autre idée contenue dans l'analyse des cas de la bactériologie et de la psychanalyse est que les innovations (au moins dans un certain nombre de champs intellectuels) sont faites par des marginaux de la science universitaire et au contact de problèmes pratiques considérés généralement comme sans intérêt par la science officielle. Nous en avons assez dit sur les analyses de Ben David pour faire comprendre quelles sont les thèses de l'auteur. Il faut remarquer que le cas de la psychologie est assez particulier car on peut dire qu'il n'existait pas, dans la deuxième partie du dixneuvième siècle, un corps de connaissances scientifiques et par conséquent pas d'identité «intellectuelle», ce qui explique probablement le fait que la conquête de l'identité sociale allait précéder, en quelque sorte, les réalisations scientifiques. Cela d'autant plus qu'il fallait faire reconnaître la légitimité de l'entreprise pour pouvoir faire le travail et obtenir les résultats qui précisément devaient fonder la discipline nouvelle et justifier ainsi de la place occupée au détriment de la philosophie. Le «paradigme» était au départ surtout méthodologique (recours à la physiologie et à la méthode expérimentale), les arguments utilisés visaient à se démarquer de la philosophie qui non seulement ne pouvait pas apporter d'information pertinente aux aux psychologues (c'était en tout cas l'opinion des fondateurs) mais représentait un danger sur le plan institutionnel et aussi un danger par sa capacité d'absorber ou de détourner les énergies de leur objectif primitif. L'ensemble des conditions mentionnées explique sans aucun doute pourquoi la psychologie scientifique s'est établie en rupture avec la discipline dans laquelle apparemment elle s'insérait mais ce souci de se distinguer, de marquer les distances ne peut être tenu, sans examen plus approfondi, pour une caractéristique générale de la naissance d'un nouveau champ de recherche. Nous verrons que la radioastronomie qui est née alors qu'existait un énorme savoir acquis par des méthodes différentes, mais pertinent pour les nouveaux venus, n'a pas conquis sa place par des ruptures et des créations de réseaux sociaux séparés mais par la collaboration intellectuelle et les rapprochements institutionnels. L'analyse de Ben David et Collins a été assez sévèrement critiquée par D. Ross (567) pour sa trop grande simplicité et pour n'avoir pas tenu compte d'autre courants de recherche qui ont contribué, eux aussi, à créer la psychologie scientifique. Ross insiste tout d'abord sur le fait que présenter la psychologie expérimentale comme la psychologie scientifique est une grave erreur. En Allemagne la psychologie est née aussi bien des travaux des physiologistes passés à la philosophie que des travaux de philosophes qui se donnaient une culture dans des branches comme la psy-
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chiatrie, la biologie ou la physiologie et qui adoptaient une attitude favorable à la recherche empirique. L'auteur considère que Hermann Lotze, professeur de philosophie à Gôttingen, a été l'un des pères fondateurs de la psychologie scientifique par ses écrits et l'enseignement qu'il donna à des élèves comme Brentano, Stumpf et G. E. Mùller. La philosophie avait encore un prestige extrêmement élevé en Allemagne à cette époque et c'est pourquoi ces jeunes philosophes souhaitaient régénérer la discipline. En ce qui concerne les nouvelles techniques de laboratoire elles viendraient plutôt de Fechner que de Wundt. Donc centrer l'analyse sur Wundt est tout simplement une erreur historique. Pour les Etats-Unis D. Ross tente de montrer l'importance de W. James qui lui aussi avait une formation de physiologiste et un goût, une inclination marquée pour la philosophie. La compétition très élevée en philosophie poussa James à accepter un enseignement en physiologie qui commençait seulement à s'implanter aux Etats-Unis. On peut donc considérer que W. James, comme Wundt, était un hybride et que son rôle dans l'implantation de la psychologie scientifique outre Atlantique a été décisif entre 1870 et 1890 même si après cette date il est retourné à la philosophie (comme Wundt, d'ailleurs, note Ross). Selon Ross même si l'ambiance n'était pas très favorable à l'implantation de la psychologie scientifique aux Etats-Unis dire que celle-ci est née en Allemagne et transférée aux Etats-Unis par les élèves de Wundt est une caricature de la situation réelle. Il ne faut pas ignorer le rôle de Hall, plus élève de W. James que de Wundt, et celui d'un certain nombre de titulaires de chaires de philosophie, comme Ladd à Yale, qui étaient sensibles au nouveau courant empirique qui naissait à cette époque. La notion d'hybridation des rôles, on le remarquera, n'est pas remise en question par Ross mais cette hybridation s'est produite, selon cet auteur, dans beaucoup d'autres conditions que celle décrite par Ben David et Collins. Ross enfin remarque que ne pas vouloir prendre les idées en considération c'est ne pas tenir compte de «the integrity of the whole social fabric». Elle ne développe malheureusement pas son point de vue sauf pour dire que les idées de Wundt venaient aussi bien de France et d'Angleterre que d'Allemagne. Il faudrait, de ce point de vue, ne pas s'en tenir aux idées venues des milieux universitaires, ou des milieux proches, mais montrer comment des idées élaborées dans des contextes totalement différents ont pénétré dans la psychologie officielle ou ont tout simplement constitué une partie de la problématique de cette psychologie scientifique. Il ne faut pas oublier, en effet, que la psychologie naît à l'époque où par exemple l'industrialisation, l'éducation de masse avec leurs dérivées de «mesure» et d'«affectation» sont des réalités sociales déjà écrasantes. Mais Ben David et Collins font un choix qu'on peut regretter mais qui est tout à fait délibéré : ils s'occupent des conditions sociales de la création de la psychologie expérimentale. A propos des critiques de Ross ils répondent (509) que les élèves de Lotze en Allemagne et de W. James aux Etats-Unis, qui ont eux-mêmes eu des élèves dans la psychologie scientifique, ont tous reçu l'influence de Wundt soit pour l'avoir lu (Stumpf) soit pour avoir suivi son enseignement (Hall). Les travaux de Edge et Mulkay (521, 556) sur la radio-astronomie, sa naissance
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et son développement, sont à notre avis un modèle du genre en ce que les auteurs ne se sont pas contentés, comme Ben David et comme d'autres auteurs, de caractériser la discipline ou le domaine de l'extérieur ou si l'on veut d'en reconnaître simplement l'existence sociale ; ils en ont minutieusement retracé le développement sur le plan cognitif et social en montrant le type d'articulation qui existait entre ces deux facteurs ou plutôt ces deux séries de facteurs. 1 Après les travaux de Maxwell et de Hertz dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, les physiciens s'étaient intéressés à l'émission des ondes radio venant des corps célestes (en particulier du soleil) mais ces recherches furent assez vite abandonnées à cause des échecs répétés de différents chercheurs qui ne disposaient pas de techniques adéquates et aussi, sans doute, à cause de l'opinion de Planck que de telles ondes radio ne seraient pas détectables. Il fallut attendre le début des années 30 pour voir publier (en 1932) un article parlant des ondes radio «extra-terrestres». Le travail était celui d'un ingénieur de la compagnie des téléphones Bell, K. G. Jansky, à qui on avait demandé d'étudier les sources d'interférence qui gênaient le fonctionnement des téléphones radio. Jansky repéra différents types de perturbations terrestres et aussi une source parasite qu'il déclara être une émission radio en provenance de la voie lactée. La découverte f u t publiée et largement diffusée mais elle n'attira l'attention que d'un petit nombre de gens dans le monde universitaire. C'est un autre ingénieur radio G. Reber qui reprit les travaux de Jansky, persuadé que celui-ci avait fait une découverte fondamentale. Juste avant la deuxième guerre mondiale il était parvenu, grâce à des équipements qu'il avait luimême fabriqués, à faire des cartes du «ciel radio» et à intéresser les astronomes à ses résultats et à ses techniques. Comme le disent les auteurs, il est impossible de savoir ce qui se serait passé si la deuxième guerre n'avait pas éclaté et si la radio-astronomie se serait ou non développée en priorité dans son pays d'origine, les Etats-Unis. On observe simplement que le pôle de développement changea de continent à l'occasion de la guerre et qu'il devint britannique pour un certain temps (les Australiens furent très tôt très actifs, la radioastronomie se développa aussi aux Etats-Unis, en Hollande, en France, et en URSS, mais les auteurs ont surtout étudié ce qui s'est passé en Grande-Bretagne). Edge et Mulkay disent que le facteur central dans les progrès spectaculaires de la radio-astronomie en Grande-Bretagne est l'immense effort que le pays consacra au développement du radar, effort qui permit de former des hommes, qu'on retrouvera plus tard dans les deux grands centres de radio-astronomie (Cambridge et Jodrell Bank), et de mettre au point des équipements et dispositifs qui devaient conduire à des découvertes importantes. Sous la direction de Hey le «Groupe de recherche opérationnelle de l'armée» («Army Operational Research Group») était chargé d'étudier le fonctionnement des équipements radar et toutes les sources d'interférence qui pouvaient en compromettre l'efficacité. C'est au cours de ce travail que Hey et ses collègues firent trois découvertes inattendues : émission d'ondes radio par le soleil ; détection d'échos radar renvoyés par les météores ; émission d'ondes radio par une région très localisée du ciel, en direction du Cygne. A la fin de la guerre Blackett, directeur du département de physique à l'Université de Manchester, et Ratcliffe, directeur du groupe de physique radio au Labora-
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toire Cavendish à Cambridge, recrutèrent les jeunes physiciens qui avaient travaillé sur les télécommunications pendant la guerre. Blackett s'intéressait aux rayons cosmiques et il pensait qu'on pourrait les détecter grâce aux techniques radar. Lovell et quelques-uns de ses collègues s'aperçurent très vite que les échos radar qu'ils recevaient ne venaient pas des rayons cosmiques mais des météores, ce que Hey avait déjà montré. Le groupe de Lovell se lança alors dans l'étude des météores, ce qui était clairement un problème d'astronomie traité par des physiciens. Le groupe, à c e t t e époque, c o m m e n ç a à publier dans des revues d'astronomie et ses membres entrèrent dans la Royal astronomical society. Dans les années 5 0 les études sur les météores se mirent à décroître et elles furent remplacées par des études sur les étoiles radio. Ratcliffe, à Cambridge, conduisait des travaux sur l'ionosphère mais il soutint vigoureusement l'entreprise du jeune physicien M. R y l e 2 qui voulait étudier, à la suite de Hey, les émissions radio en provenance du soleil — ce qui nécessitait la mise au point de dispositifs adéquats, les techniques radar utilisées à Manchester n'étant pas appropriées. Ce c h o i x initial de l'objet d'étude et les c h o i x corrélatifs concernant la construction d'appareils nouveaux eurent des conséquences très profondes, disent les auteurs, sur l'avenir des groupes, tant du point de vue intellectuel que du point de vue social. Les études sur le soleil, publiées dans des j o u r n a u x de physique, furent abandonnées après quelques années au profit des étoiles radio, aussi bien à Cambridge qu'en Australie. Il nous est évidemment impossible de retracer, même à grands traits, le développement de la radio-astronomie, ce qui dépasserait très sensiblement nos c o m p é t e n c e s et nous prendrait trop de temps. Mentionnons seulement quelques points qui pourront nous être utiles lorsque nous discuterons des recherches sur le sommeil. En 1 9 5 2 les astronomes opticiens Baade et Minkowski utilisant le téléscope géant du M o n t Palomar confirmaient les découvertes des radio-astronomes c o n c e r n a n t deux radio-sources, ce qui devait contribuer à rapprocher la petite c o m m u n a u t é des physiciens astronomes et la c o m m u n a u t é prestigieuse des astronomes classiques. Les travaux des deux types d'astronomes sur des radio-sources particulières devaient conduire en 1 9 6 3 à la découverte des quasars et l'étude des quasars par les radioastronomes devait conduire en 1 9 6 8 à la découverte des pulsars (Cambridge). Pour Edge et Mulkay ces deux découvertes fondamentales, qui intéressent la c o m m u n a u t é des astronomes dans son entier, furent tout à fait inattendues et doivent être référées avant tout à la «sophistication» des instruments et appareils de détection qui permettaient des observations de plus en plus précises et non à un paradigme qui aurait permis de les prévoir. Il est intéressant de voir quelles ont été les relations entre les physiciens qui fondèrent la radio-astronomie et les astronomes en place qui utilisaient les techniques classiques d'astronomie optique. Edge et Mulkay disent que les deux c o m m u n a u t é s n'ont jamais fusionné, que les deux types d'astronomes ont très peu fait de travail en collaboration et ont très peu publiés en c o m m u n et que si les radio-astronomes ont «revitalisé» des domaines de la recherche astronomique en formulant des questions nouvelles et en apportant des observations inédites (météores, structure de la
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galaxie) cela n ' e m p ê c h e pas q u ' u n e p a r t i e i m p o r t a n t e d e la c o m m u n a u t é des astron o m e s a c o n t i n u é d e travailler sur les p r o b l è m e s classiques sans a p p a r e m m e n t ê t r e p e r t u r b é e p a r les t r a v a u x d e la r a d i o - a s t r o n o m i e . Il reste q u e , g l o b a l e m e n t , l ' i n f l u e n c e d e la r a d i o - a s t r o n o m i e a été é n o r m e m ê m e si c h a c u n a travaillé avec ses t e c h n i q u e s p r o p r e s . Ce qui est r e m a r q u a b l e , q u a n d o n m e s u r e l ' i m p o r t a n c e des d é c o u v e r t e s e t les c h a n g e m e n t s d e p o i n t de v u e a p p o r t é s par les r a d i o - a s t r o n o m e s , c ' e s t q u e ceux-ci ne se s o n t j a m a i s h e u r t é s à des résistances de p r i n c i p e ni à des t e n t a t i v e s d ' e x c l u s i o n ou d ' é l i m i n a t i o n d e la p a r t des astron o m e s . A v a n t 1 9 5 0 le g r o u p e d e M a n c h e s t e r c o m m e n ç a à p u b l i e r d a n s les revues d ' a s t r o n o m i e , suivi q u e l q u e s a n n é e s plus t a r d p a r le g r o u p e d e C a m b r i d g e . Les radioa s t r o n o m e s b r i t a n n i q u e s d a n s les a n n é e s 50 d e v i n r e n t m e m b r e s d e la R o y a l astron o m i c a l s o c i e t y e t se m i r e n t à p a r t i c i p e r d e plus en p l u s a u x activités e t a u x renc o n t r e s des a s t r o n o m e s . Bien sûr il y e u t des c o n f l i t s et des critiques, p r i n c i p a l e m e n t (au d é b u t ) celles q u e les a s t r o n o m e s a d r e s s a i e n t a u x n o u v e a u x v e n u s , mais les crit i q u e s é t a i e n t g é n é r a l e m e n t f o n d é e s sur l ' a b s e n c e d e précision des t e c h n i q u e s p h y s i q u e s utilisées, sur le m a n q u e de validité des r é s u l t a t s o b t e n u s . Signalons aussi q u e les r a d i o - a s t r o n o m e s n e f o n d è r e n t j a m a i s u n e revue s c i e n t i f i q u e d i s t i n c t e . Ces q u e l q u e s o b s e r v a t i o n s n o u s s i t u e n t assez loin des d e s c r i p t i o n s h a b i t u e l l e s p o r t a n t sur la naissance d ' u n d o m a i n e d e r e c h e r c h e , sur le c o m p o r t e m e n t des n o u v e a u x venus, sur les r é a c t i o n s de c e u x en place. N o u s y r e v i e n d r o n s . Un d e r n i e r p o i n t qui m é r i t e a t t e n t i o n est t o u t ce qui c o n c e r n e les stratégies d e r e c h e r c h e mises en o e u v r e p a r les d e u x g r o u p e s b r i t a n n i q u e s e t les r e l a t i o n s e n t r e ces d e u x g r o u p e s . N o u s n e p o u v o n s pas, là n o n plus, r e n t r e r d a n s les détails mais il f a u t dire q u e E d g e e t M u l k a y m o n t r e n t de f a ç o n très c o n v a i n c a n t e q u e l l e est l ' h i s t o i r e d ' u n e s t r a t é g i e de r e c h e r c h e , quel est le rôle des « j u g e m e n t s » q u a n t à l ' i m p o r t a n c e des p r o b l è m e s à t r a i t e r e t le rôle des r e s s o u r c e s t e c h n i q u e s , quel est le «poids» de la t e c h n o l o g i e d a n s la science l o u r d e («big s c i e n c e » ) et l'irréversibilité d e c e r t a i n e s décisions q u a n t à l ' o r i e n t a t i o n du t y p e d e t r a v a u x à v e n i r . 3 T o u t e s c h o s e s q u i s o n t liées aussi à la s t r u c t u r e du l a b o r a t o i r e , c o m p o s é à J o d r e l l Bank d e plusieurs g r o u p e s bien d i s t i n c t s c e n t r é s sur des p r o b l è m e s assez é t r o i t s t a n d i s q u ' à C a m b r i d g e le l a b o r a t o i r e é t a i t plus « u n i t a i r e » avec la c o n t r e p a r t i e n o r m a l e q u e les c h e r c h e u r s avaient u n registre d e r e c h e r c h e plus é t e n d u (la s i t u a t i o n , semble-t-il, a sensiblement changé depuis une dizaine d'années). L ' i m p o r t a n c e des i n v e s t i s s e m e n t s nécessaires p o u r créer u n site de r e c h e r c h e valable e n r a d i o - a s t r o n o m i e , la c e n t r a l i s a t i o n très p o u s s é e de la p o l i t i q u e s c i e n t i f i q u e et d e la d i s t r i b u t i o n des f o n d s en G r a n d e - B r e t a g n e e x p l i q u e n t p o u r q u o i les g r o u p e s de M a n c h e s t e r e t C a m b r i d g e se s o n t t r o u v é s d a n s u n e s i t u a t i o n d ' o l i g o p o l e d a n s ce d o m a i n e d e la r e c h e r c h e . 4 Les d e u x g r o u p e s au d é p a r t a y a n t choisi des t e c h n i q u e s et des o b j e t s d ' é t u d e d i f f é r e n t s la c o m p é t i t i o n f u t q u a s i m e n t i n e x i s t a n t e . L o r s q u e les d o m a i n e s choisis d e v i n r e n t plus c o n v e r g e n t s les g r o u p e s é t a i e n t en c o m m u n i c a tion s u f f i s a m m e n t é t r o i t e p o u r éviter d ' ê t r e en c o m p é t i t i o n sur les m ê m e s p r o blèmes. La p l a n i f i c a t i o n des p r o g r a m m e s d e r e c h e r c h e p a r les r e s p o n s a b l e s des d e u x g r o u p e s p e r m e t t a i t d e parvenir à u n r e c o u v r e m e n t des activités p r a t i q u e m e n t nul. Cela ne signifie pas qu'il n ' y e u t a u c u n e c o l l a b o r a t i o n e n t r e les d e u x g r o u p e s , p a r
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exemple sous forme d'échanges d'informations techniques, de transfert de personnel d'un site à un autre, d'utilisation par un groupe des dispositifs techniques de l'autre groupe, mais ce qu'il faut souligner c'est que l'évitement de la compétition directe en étroite relation avec la définition des stratégies propres aux groupes, est la source d'une différenciation des laboratoires tant au plan cognitif qu'au plan social, de l'exploration de nouvelles aires d'ignorance, ces mécanismes de différenciation valant aussi bien pour les relations entre groupes que pour les relations dans les groupes. Nous avons là quelques-uns des mécanismes sociaux très puissants à l'oeuvre dans les communautés scientifiques, mécanismes particulièrement apparents dans le cas de la radio-astronomie en Grande-Bretagne. La description relativement détaillée des travaux de Ben David sur la psychologie et de Edge et Mulkay sur la radio-astronomie nous a permis d'indiquer quels étaient les points de discussion ou les problèmes principaux qu'on rencontre dans toute étude sur la naissance et le développement des disciplines ou domaines de recherche. Cela nous permettra d'être plus bref dans la revue que nous nous proposons de faire maintenant d'autres cas analysés par des sociologues de la science. Dolby (520) dans son travail sur la chimie physique à la fin du dix-neuvième siècle en Allemagne rappelle que, un peu comme dans le cas de la psychologie, les idées qui ont présidé à la création de ce qui devait devenir la chimie physique vers 1880-1890 — c'est-à-dire l'application des notions de physique à l'étude des substances non organiques — que ces idées avaient existé tout au long du dix-neuvième siècle. Mais, à l'époque, la chimie organique était dominante tant sur le plan intellectuel que sur le plan institutionnel (nombre de postes dans les universités, par exemple) et on sentait peu la nécessité de changer de point de vue. L'application de la thermodynamique à la chimie, la théorie des solutions de Van't Hoff et celle de Arrhenius sur les électrolytes modifièrent profondément le champ intellectuel de la chimie. Dolby insiste sur le fait que Van't Hoff et Arrhenius étaient périphériques par rapport au système universitaire allemand (l'un était hollandais, l'autre suédois), ce qui leur permettait de ne pas partager l'idée à la mode que la chimie inorganique n'avait plus rien à trouver. Les nouvelles idées furent très mal reçues par les chimistes en place en Allemagne, ce qui explique sans doute qu'un chimiste, Ostwald, formé aussi à la physique, fasciné par les théories révolutionnaires de ses collègues créa un nouveau journal scientifique (après avoir essuyé un refus auprès de la revue de chimie existante), s'engagea dans une longue guerre avec les opposants à la discipline nouvelle, et constitua une véritable école dissidente qui progressivement essaima dans les universités allemandes et étrangères. 5 L'analyse de Dolby montre, qu'au moins dans le cas de l'Allemagne, la chimie physique rencontra de violentes oppositions de la part des chimistes classiques, qui pensaient que ce domaine, déjà exploré, était épuisé ; ces opposants, probablement, étaient peu préparés sur le plan intellectuel pour comprendre les innovations nées sur les marges de leur champ de recherche, innovations qui faisaient appel à des notions de physique et de mathématique inaccessibles au profane. Même si ce facteur n'explique pas tout, son rôle n'a sans doute pas été négligeable. Mullins (558) dans son travail sur le groupe du phage et la naissance de la biologie
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moléculaire insiste sur la nécessité pour toute étude sociologique portant sur la naissance d'une nouvelle spécialité, de considérer à la fois les variables intellectuelles et sociales et d'analyser en détail la dynamique des groupes, l'organisation sociale mise en oeuvre par les agents du développement scientifique. Il critique au passage la thèse de Ben David sur le rôle de l'hybridation qui, selon lui, est moins important que les activités «normales» qui prennent place dans l'émergence d'une spécialité. Ces activités sont intellectuelles ou sociales. Se référant au modèle de Kuhn il caractérise les premières de la manière suivante : développement du paradigme ; phase de succès où le paradigme fait la preuve de son efficacité ; phase de résolution des énigmes («puzzle-solving») où le paradigme est accepté par la communauté scientifique et où on est entré dans une période de «science normale». Les activités sociales sont la communication (la référence à Price et à la notion de collège invisible est ici explicite), la publication en commun, la formation. Tout le travail de Mullins va consister à mettre en relation ces deux types d'activité, à montrer leur articulation à propos de l'un des groupes qui devait donner naissance à la biologie moléculaire, le groupe du phage. Si Mullins centre son attention sur le groupe du phage il est bien conscient que d'autres courants ont contribué à l'émergence de la biologie moléculaire (comme la biochimie, la génétique, la chimie structurale, la cristallographie aux rayons X) ; son choix est intéressant en ce qu'il montre comment un nouveau courant de recherche s'est créé, qui a introduit l'idée d'information génétique venue de physiciens comme Delbrück (celui-ci élève de Bohr) convertis à la biologie au cours des années 30, comment ce courant a coexisté avec d'autres courants, comment se sont faits les recrutements, comment la formation a été assurée dans les écoles d'été, comment un style de recherche à très haut niveau d'exigences a été créé. 6 L'auteur décrit les événements intellectuels et sociaux qui ont pris place entre 1935 et 1966 en divisant cette longue période en quatre phases, chacune étant précisément caractérisée par un certain type d'événements dans les deux domaines. Nous ne commenterons pas plus avant le texte de Mullins 7 ; nous voudrions là encore faire quelques observations qui pourront par la suite être utiles à notre examen des recherches sur le sommeil. Tout d'abord il faut remarquer que si Mullins fait bien état des problèmes rencontrés par les chercheurs, et des solutions qui y furent apportées, il reste à un niveau d'assez grande généralité, ce qui (très probablement) révèle de la manière la plus cruelle le manque de formation scientifique pertinente de ceux qui s'occupent de sociologie de la science (du moins de la majorité d'entre eux). Il est curieux par exemple de constater que, dans sa description, Mullins ne parle pas du rôle des techniques dans les découvertes de ce qui devait devenir la biologie moléculaire. D'autre part les événements intellectuels et sociaux caractéristiques de chacune des quatre phases sont très peu mis en relation les uns avec les autres, ce qui rend difficile la compréhension de la dynamique propre à la discipline. De même, nous semble-t-il, Mullins s'attache trop peu à décrire les relations entre le groupe du phage et les autres courants de recherche dont nous avons parlé plus haut. Ce qui semble sûr, comme le font observer Edge et Mulkay (521) c'est que le transfert des physiciens à la biologie n'est pas imputable, comme dans le cas
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étudié par Ben David, au blocage des carrières en p h y s i q u e mais bien à l'idée, chère à t o u t u n g r o u p e de physiciens d ' u n e certaine é p o q u e , que la biologie o f f r a i t dorénavant u n c h a m p d'investigation b e a u c o u p plus intéressant q u e la physique. Cont r a i r e m e n t à ce qui se passe p o u r la bactériologie (selon Ben David) et p o u r la radioa s t r o n o m i e (selon Edge et Mulkay) les travaux du g r o u p e du phage ne se d é v e l o p p e n t pas, au départ, dans u n c o n t e x t e d'application mais bien p l u t ô t avec u n e grande ambition f o n d a m e n t a l i s t e qui était de c o m p r e n d r e «le secret de la vie». C o m m e dans le cas de la radio-astronomie l'identité scientifique précède l'identité sociale, les idées et les réalisations intellectuelles c o n s t i t u e n t les f o n d e m e n t s de c e t t e identité sociale (au sens où Ben David e n t e n d le t e r m e identité). Ce qui a p p a r a î t le m i e u x dans le t e x t e de Mullins c'est la stratégie scientifique du petit g r o u p e ( a u t o u r de Delbriick) qui, par exemple, décida de choisir u n e bactérie particulière (E. Coli) et u n t y p e précis de phage, et qui avait des critères très stricts en ce qui c o n c e r n e le r e c r u t e m e n t des n o u v e a u x chercheurs. Mullins m o n t r e les aspects positifs et aussi les aspects négatifs de c e t t e stratégie : par e x e m p l e le scepticisme de Delbriick en ce qui concerne l'utilité de la biochimie (même, semble-t-il, après la découverte par Watson et Crick de la d o u b l e hélice). Ces quelques cas d ' é t u d e de disciplines ou de domaines n o u v e a u x sont évidemm e n t insuffisants p o u r q u ' o n puisse se faire u n e idée vraiment claire de la manière d o n t se développent les idées de recherche, de l'organisation du milieu de recherche qui p e u t être tenu p o u r responsable des innovations principales, des mécanismes de régulation sociale à l'oeuvre dans les groupes et de ceux qui sont à la source de l'institutionnalisation des travaux n o u v e a u x . Idée claire ou p l u t ô t univoque. Nous n'avons pas passé en revue u n certain n o m b r e de recherches qui légitimement avaient ici leur place c o m m e celles de Krantz (53 3) sur les écoles de psychologie, de Law ( 5 3 8 ) sur la cristallographie par rayons X, p o u r ne citer que d e u x exemples. Mais ces recherches qui ne sont pas moins intéressantes que les autres n ' é t a i e n t pas susceptibles de nous faire progresser dans la c o m p r é h e n s i o n de ce que n o u s é v o q u o n s ici, c'est p o u r q u o i nous ne faisons q u e les signaler. T o u t e f o i s les é t u d e s r a p p o r t é e s désignent à n o t r e a t t e n t i o n t o u t u n ensemble de faits et de problèmes qui ne sont pas dénués d ' i n t é r ê t , loin de là ; par e x e m p l e la c o n s t i t u t i o n d ' u n e identité sociale qui p e u t , selon les cas, précéder ou suivre des réalisations scientifiques i m p o r t a n t e s (mais Ben David n'insiste sans d o u t e pas assez sur le rôle de F e c h n e r et de Weber p o u r la psychologie), c o n q u ê t e qui se fait en rupture avec les disciplines établies ou au c o n t r a i r e par u n e collaboration é t r o i t e avec ces disciplines c o m m e dans le cas de la radio-astronomie ; le fait qu'il y ait ou non schisme avec u n e o r t h o d o x i e semble d é p e n d r e de b e a u c o u p de facteurs c o m m e le degré d ' h é t é r o g é n é i t é du nouveau discours par r a p p o r t à l'ancien, le fait qu'il y ait ou n o n possibilité d'échanges d ' i n f o r m a t i o n entre les d o m a i n e s ; le t r a n s f e r t de spécialistes d ' u n d o m a i n e à u n a u t r e a été signalé aussi bien p o u r la psychologie que pour l ' a s t r o n o m i e , p o u r la chimie p h y s i q u e que p o u r la biologie moléculaire. Ce transfert de spécialistes a été mis, sans a u c u n d o u t e , i n s u f f i s a m m e n t en relation avec le rôle des t e c h n i q u e s dans le d é v e l o p p e m e n t d ' u n domaine, rôle d o n t o n a vu l'imp o r t a n c e dans le cas de la radio-astronomie. Le t r a n s f e r t ne semble pas ê t r e impu-
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table à la seule fermeture des carrières dans le domaine d'origine comme l'examen de la fondation de la psychologie expérimentale le laisserait penser. De même il ne semble pas que les découvertes initiales soient faites uniformément dans un contexte d'application puisque les seuls cas relevés sont la radio-astronomie et la bactériologie (selon Ben David). Nous avons au passage insisté sur le rôle des stratégies des agents sociaux engagés dans le travail de recherche, sur l'importance des choix théoriques et des choix techniques, sur l'importance du recrutement et de la formation. Les stratégies à l'évidence s'élaborent dans un contexte social où la compétition ou simplement le risque de compétition conduisent à des politiques plus ou moins élaborées de différenciation qui sont étroitement liées aux choix théoriques et techniques. C'est le cas de la radio-astronomie qui est le plus clair dans ce domaine mais il est bon de se rappeler que c'est le cas qui a été examiné avec le plus de soin et par des hommes qui étaient capables de descendre dans le détail des travaux. Il faut bien dire que les études qui ont été réalisées jusqu'à maintenant n'ont pas suivi un schéma homogène, n'ont pas utilisé le même type d'informations (archives, interviews, narration de l'histoire par les chercheurs eux-mêmes), que les préoccupations théoriques des uns et des autres étaient loin d'être semblables, en bref que les questions posées et les problèmes étudiés étaient extrêmement hétérogènes, ce qui rend de telles études difficilement comparables et empêche de parvenir à des conclusions un peu fermes même sur des points limités. Ce n'est pas un reproche aux auteurs (reproche que nous pourrions nous adresser à nous-mêmes) mais plutôt une constation un peu désabusée sur l'état de notre domaine. Autrement dit ce qui, d'une certaine façon, fait la spécificité des travaux de sociologie de la science comme ceux que nous venons d'analyser — à savoir la mise en relation de processus sociaux et cognitifs — reste pour l'instant plus un projet qu'une réalisation convaincante.
CONCEPTIONS DU DEVELOPPEMENT SCIENTIFIQUE
L'examen critique auquel nous venons de nous livrer doit maintenant nous aider à examiner deux conceptions assez générales du développement scientifique qui ont eu un très grand retentissement chez les sociologues de la science : celle de Hagstrom d'une part et celle de Kuhn d'autre part. Les oeuvres étant bien connues nous nous contenterons de rappeler ce qui, pour nous, en constitue les traits essentiels. Le livre de Hagstrom (525) est fondé sur les résultats d'une enquête par entretiens individuels auprès d'un peu moins de cent personnes (principalement des mathématiciens, des physiciens et des biologistes) et sur l'analyse secondaire d'un certain nombre d'enquêtes qu'il a jugées pertinentes pour son objet (celle de Berelson, par exemple, sur l'enseignement supérieur aux Etats-Unis). C'est un livre très ambitieux qui se propose de traiter d'un très grand nombre d'aspects de la structure et du fonctionnement de la communauté scientifique ; mais, il faut bien le dire, c'est aussi un livre très mal écrit où le lecteur a quelque peine à repérer les idées directrices. L'auteur expose tout d'abord sa théorie de la régulation sociale dans la science, qui est une théorie de l'échange ; les «dons» des chercheurs sous
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forme d'information pertinente à leurs collègues leur valent la reconnaissance de ces collègues. Et c'est parce que les chercheurs désirent la reconnaissance qu'ils se conforment aux buts et aux normes de la communauté scientifique. 8 La reconnaissance va à ce qui est nouveau, c'est quelque chose de rare, ce qui explique la compétition, compétition qui fait sentir ses effets dans la plupart des sphères d'activité des chercheurs. Hagstrom rappelle les «déviances» telles que le vol, le plagiat, la fraude qui, grâce aux mécanismes de contrôle et de sanction, restent relativement marginales dans la science mais sont un bon indice de la puissance des mobiles à l'oeuvre. L'analyse qu'il fait des relations entre la compétition et le risque vaut d'être signalée ; selon Hagstrom la compétition encourage la prise de risque dans la recherche, surtout si on pense que le gain peut être élevé et que l'échec, si échec il y a, ne sera pas catastrophique pour la position du chercheur. 9 Nous pensons, quant à nous, que le rapport entre risque et compétition est plus complexe que ne le dit notre auteur et qu'une compétition sévère peut, en particulier, conduire à des choix à risque faible. La compétition pour la reconnaissance fera qu'un chercheur modifiera son plan de recherche, se déplacera dans des secteurs différents ou, comme dirait Holton, dans de nouvelles zones d'ignorance (527): Hagstrom revient à plusieurs reprises sur cette idée que la compétition assure la dispersion des chercheurs dans le champ des recherches possibles, ce qui explique que des secteurs, considérés à un certain moment comme marginaux ou peu dignes d'intérêt, seront explorés comme ceux considérés plus centraux. L'auteur utilise ici la métaphore darwinienne de la lutte pour la vie pour éclairer son propos sur la différenciation culturelle. 1 0 Ce qui est intéressant nous semble-t-il chez Hagstrom, c'est qu'il essaie de lier la notion de différenciation aux comportements et aux stratégies des agents de la communauté scientifique et aux facteurs sociaux et organisationnels à l'oeuvre dans cette communauté. L'apparition de nouveaux buts (fruit du travail des chercheurs), la création de spécialités déviantes ne se f o n t pas dans un vide social mais au contraire dans le cadre de groupes précis et d'organisations définies avec un système de pouvoir, des hiérarchies nombreuses. Ceux qui tentent de définir une spécialité déviante seront sanctionnés par exemple en ce qui concerne l'obtention de postes à l'université, la formation des étudiants et l'accès aux moyens de communication scientifique. Mais les mesures de régulation peuvent ne pas être efficaces, le conflit peut se durcir, les normes sont mises en question par les déviants et le conflit devient ouvert. A ce m o m e n t on essaiera de trouver un terrain d'entente avec les déviants grâce à ce que l'auteur appelle des «ajustements primaires», c'est-à-dire en faisant des concessions sur les postes, l'accès aux revues, la possibilité de donner un enseignement dans l'optique de la spécialité déviante. Ces concessions sont parfois suffisantes pour maîtriser le conflit mais elles peuvent aussi se révéler notoirement insuffisantes et dans ce cas on assistera à la création de nouveaux canaux de communication (revue par exemple), de nouveaux liens sociaux à l'extérieur de la discipline d'origine, d'un jargon «dissimilateur» pas toujours nécessaire sur le plan intellectuel et aussi à la création d'une «utopie» (c'est Hagstrom qui parle) qui est un ensemble de justifications des changements proposés devant permettre de donner à la nouvelle disci-
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pline une assise plus sûre en lui assurant l'audience des chercheurs des autres sciences et éventuellement d'un public plus large. On recourt à une histoire mythique qui enracine le nouveau dans l'ancien, on montre la centralité de la nouvelle discipline, on souligne son homogénéité et ses aspects distinctifs mais en même temps on souligne les services qu'elle pourra rendre aux autres disciplines. Une nouvelle discipline, dit Hagstrom, a de fortes tendances à être impérialiste. L'analyse de Hagstrom sur la différenciation est beaucoup plus complexe que ne le laisserait penser notre bref commentaire mais nous ne pouvons entrer dans les détails d'une pensée foisonnante et pas toujours très claire. Ajoutons que pour Hagstrom il y a deux types de spécialités déviantes : la «spécialité réformiste» à qui ses partisans tentent de faire obtenir, dans la discipline ancienne, une place qui soit plus en rapport avec son importance (telle qu'ils la jugent) ; cette spécialité réformiste peut avoir un sens plus ou moins développé de son identité, elle peut posséder sa revue spécialisée et sa «société» scientifique propre mais les objectifs généraux de la discipline ne sont pas remis en cause même si les déviants pensent que leurs problèmes sont plus centraux que ceux des autres spécialités. La «spécialité rebelle» se définit assez bien par rapport à la précédente en ce que ses buts de recherche sont considérés comme distincte de ceux de la discipline d'origine, que la hiérarchie de prestige établie n'est plus considérée comme légitime, que le jugement et l'évaluation par les pairs sont recherchés à l'extérieur de ce qui va devenir l'ancienne discipline. Le lien n'est pas clairement établi par Hagstrom entre ce qu'il dit de ces deux types de spécialités déviantes et son analyse des conflits et ajustements dont nous avons parlé plus haut. Toutefois on peut légitimement penser que si les ajustements primaires échouent on se trouvera dans le cas de la spécialité rebelle. En bref ce qui caractérise le travail de Hagstrom c'est d'une part l'accent qu'il met sur les processus de différenciation, très puissants, inhérents même au fonctionnement de la science et, d'autre part, l'analyse des conflits et des résistances que les groupes et les institutions en place opposent à la constitution d'identités distinctes. De ce dernier point de vue la conception de Hagstrom est très «classique», c'est une conception du changement par conflit. Edge et Mulkay qui ont discuté, eux aussi, les vues de Hagstrom soutiennent que la radio-astronomie peut être considérée comme une spécialité déviante à la fois par rapport à la physique et à l'astronomie selon le m o m e n t de l'histoire considéré. Les membres de la spécialité déviante ont clairement soulevé des problèmes qui n'étaient plus ceux des physiciens et élaboré des problèmes et des dispositifs qui n'étaient pas ceux des astronomes. On a vu que la communauté des astronomes n'avait pas accepté sans critiques les travaux des nouveaux venus mais les critiques étaient en quelque sorte techniques et ne remettaient pas en cause le bien fondé de l'entreprise. Que ce soit du côté des physiciens ou des astronomes il n'y a pas eu de tentative de faire obstruction à l'institutionnalisation de la spécialité, pas de refus de publier dans les revues, pas de barrage organisé pour l'accès aux étudiants. S'il est vrai, comme le disent Edge et Mulkay, que la coopération avec l'astronomie a été lente à s'établir il est non moins vrai qu'on n'observe pas, de la part des astronomes, la mise en oeuvre de procédures de
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régulation restrictives pour le développement de la radio-astronomie (qui selon Hagstrom auraient dû apparaître) et que celle-ci n'a pas eu à souffrir des conflits avec les disciplines établies (physique et astronomie) que le schéma classique laisserait prévoir. Même si on dit que la radio-astronomie était déviante (et non pas rebelle) le schéma de Hagstrom laisse présager des conflits non négligeables que Edge et Mulkay disent ne pas avoir observés. Il en va tout autrement dans les autres cas que nous avons rapportés puisque aussi bien pour la psychologie que pour la chimie physique, pour la biologie moléculaire que pour la bactériologie les conflits cognitifs et sociaux ont été présents et vigoureux. Le cas de la radio-astronomie doit-il donc être considéré comme aberrant et comme ne devant pas remettre en cause un paradigme fondé sur la notion de conflit qui rend bien compte de la majorité des cas? Outre qu'un contre-exemple est toujours gênant surtout quand le nombre de cas est faible, on peut faire observer que Edge et Mulkay à travers une analyse minutieuse (la seule du genre) donnent des explications assez convaincantes pour rendre compte de l'absence de conflit. La physique dont sont issus les travaux de radio-astronomie avait ses lettres de noblesse comme l'astronomie vers laquelle se dirigeaient les radio-astronomes et chaque domaine a saisi ce que l'autre pouvait lui apporter sur le plan de l'information (intéressante) et des techniques (légitimes même si non encore au point). S'est donc instaurée une collaboration qui pouvait être pensée, à moyen terme au moins, comme égalitaire, symétrique et non dissymétrique. Il semble aussi que si la radio-astronomie posait des problèmes typiquement astronomiques, les astronomes (leur position sociale, leur statut intellectuel) n'étaient pas remis en cause, la légitimité de leur travaux et de leur stratégie n'étaient pas menacés par la création de groupes spécifiques et par des travaux qui, du moins au début, avaient une précision assez faible. 1 1 Si on se reporte à ce que nous avons dit plus haut de la radio-astronomie (ou, mieux, aux écrits originaux des auteurs) on verra que Edge et Mulkay ont tenté, à partir de leur matériel et de ce qu'ils savaient des autres cas déjà étudiés, de faire une analyse des différentes dimensions qui pourraient rendre compte des relations entre la discipline d'origine et la discipline naissante, entre cette dernière et la discipline qui sera transformée sous l'impact des recherches nouvelles. Il nous semble que ce dont nous manquons le plus c'est moins d'une série étendue d'études superficielles (encore que le nombre ne soit pas à négliger) que de recherches approfondies qui devraient nous permettre de réfléchir sur la nature des variables pertinentes pouvant rendre compte de l'émergence d'un savoir nouveau ou d'une identité sociale nouvelle et sur les rapports qui s'établissent avec les savoirs et les identités en place. De ce point de vue le cas de la radio-astronomie est très instructif et c'est un contre-exemple qui infirme une règle comme celle de Hagstrom — règle qui, il est vrai dans l'état actuel des recherches, ne pouvait être que fragile. 12 Un dernier point sur la radio-astronomie qui vaut d'être mentionné est le suivant : les découvertes faites par cette spécialité ou cette discipline (que faut-il dire?) ont, au cours des ans, radicalement modifié la perspective scientifique, ont conduit à ce qu'on pourrait appeler une «révolution scientifique» sans provoquer de conflits
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aigus e t des r u p t u r e s d e t o u t e s s o r t e s et, ce qui est « s u r p r e n a n t » ( p o u r les s c h é m a s de la sociologie d e la science), en a p p o r t a n t u n e i n f o r m a t i o n qui é t a i t l a r g e m e n t c o h é r e n t e avec les i n f o r m a t i o n s a n t é r i e u r e s . Mais là ce n ' e s t plus s e u l e m e n t le s c h é m a d e H a g s t r o m q u i est en cause, c ' e s t aussi celui de K u h n a u q u e l n o u s allons m a i n t e n a n t c o n s a c r e r q u e l q u e s pages ( é t a n t e n t e n d u q u e n o u s c o n s i d é r e r o n s q u e les t h è s e s d e K u h n s o n t bien c o n n u e s du l e c t e u r ) . C o m m e o n le sait le t i t r e du livre La structure
des révolutions
scientifiques
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est très t r o m p e u r p u i s q u e ce q u e l ' a u t e u r m e t en é v i d e n c e c ' e s t l ' i m p o r t a n c e d e la «science n o r m a l e » , c'est-à-dire l ' e n s e m b l e des activités d ' u n e c o m m u n a u t é scientif i q u e f o n d é sur l ' e x i s t e n c e d ' u n p a r a d i g m e . 1 3 C e t t e n o t i o n n ' e s t pas t o u j o u r s d ' u n e très g r a n d e clarté e t K u h n a b e a u c o u p varié d a n s la d é f i n i t i o n qu'il en d o n n e , partic u l i è r e m e n t e n t r e les d e u x é d i t i o n s du livre ( 1 9 6 2 et 1970). Disons q u e le p a r a d i g m e est c o n s t i t u é p a r les p r o p o s i t i o n s d e n a t u r e t h é o r i q u e , les m é t h o d e s , les t y p e s d e p r o b l è m e s et les t y p e s d e s o l u t i o n s qui s ' y a p p l i q u e n t mais aussi les valeurs et les c r o y a n c e s , les p r é s u p p o s é s i m p l i c i t e s qui s o n t p a r t a g é s p a r u n e n s e m b l e d e cherc h e u r s et q u i f o n d e n t l ' u n i t é d ' u n e c o m m u n a u t é s c i e n t i f i q u e . (Il arrive q u e K u h n définisse d e m a n i è r e circulaire la c o m m u n a u t é et le p a r a d i g m e p u i s q u e celui-ci p e u t ê t r e ce qui est p r o p r e à u n e c o m m u n a u t é d é f i n i e sur d ' a u t r e s critères. N o u s r e n c o n t r e r o n s p l u s loin u n a u t r e cas d e d é f i n i t i o n circulaire.) Les c h e r c h e u r s d e s c i e n c e n o r m a l e s o n t très c o n s e r v a t e u r s ; ils n e q u e s t i o n n e n t pas la t h é o r i e , ils n ' e s s a i e n t pas d e la m e t t r e en d é f a u t ( d e l ' « i n f i r m e r » dirait P o p p e r ) , ils se c o n t e n t e n t d e r é s o u d r e les p r o b l è m e s (les é n i g m e s : « p u z z l e s » ) q u e p o s e c e t t e t h é o r i e et d o n t il est g a r a n t i p a r a v a n c e qu'ils p e u v e n t recevoir u n e s o l u t i o n (ce q u i ne signifie pas q u e la s o l u t i o n soit aisée e t qu'il n e faille pas b e a u c o u p d e travail et d ' i m a g i n a t i o n p o u r y p a r v e n i r ) . La r é v o l u t i o n s c i e n t i f i q u e est u n e remise en cause du p a r a d i g m e qui i n t e r v i e n t a p r è s u n e l o n g u e p é r i o d e d e science n o r m a l e p e n d a n t laquelle les c h e r c h e u r s o n t a c c u m u l é les i n c o m p a t i b i l i t é s e n t r e la t h é o r i e e t les résult a t s e m p i r i q u e s et a p r è s plusieurs t e n t a t i v e s , g é n é r a l e m e n t admises, d e p e r f e c t i o n n e m e n t ad hoc de la t h é o r i e . U n e r é v o l u t i o n est d o n c q u e l q u e c h o s e d ' e x c e p t i o n n e l évité a u t a n t q u e f a i r e se p e u t par les c h e r c h e u r s qui essaient t o u j o u r s d'élargir le p a r a d i g m e p o u r r e n d r e c o m p t e des i n c o h é r e n c e s j u s q u ' a u m o m e n t o ù u n c h a n g e m e n t s ' i m p o s e ; ce c h a n g e m e n t est b r u t a l et r o m p t avec la t r a d i t i o n q u ' o n a t e n t é de p r o l o n g e r le plus possible, c ' e s t u n b o u l e v e r s e m e n t c o g n i t i f , l ' é l a b o r a t i o n d ' u n e nouvelle v u e des choses, i n c o m p a t i b l e avec ce q u i e x i s t a i t a n t é r i e u r e m e n t . Un n o u veau p a r a d i g m e est en d i s c o n t i n u i t é radicale avec le p a r a d i g m e q u i l'a p r é c é d é u n peu c o m m e d a n s la p s y c h o l o g i e d e la f o r m e , lors des r e s t r u c t u r a t i o n s b r u s q u e s , u n e p e r c e p t i o n est en d i s c o n t i n u i t é avec celle q u ' e l l e r e m p l a c e . 1 4 La naissance d ' u n p a r a d i g m e n ' e s t pas s e u l e m e n t u n e a f f a i r e i n t e l l e c t u e l l e c ' e s t aussi u n e a f f a i r e sociale, le m o m e n t où se d é f i n i t la n o u v e l l e c o m m u n a u t é , où se f o n t les n o u v e a u x clivages e n t r e g r o u p e s . U n e r é v o l u t i o n arrive a p r è s u n e crise et, sur d i f f é r e n t s plans, elle d o n n e lieu à des c o n f l i t s passionnés. Il y a ainsi c h e z K u h n u n e o p p o s i t i o n t o u t à f a i t saisissante e n t r e le c a r a c t è r e très c o n s e r v a t e u r d e la science n o r m a l e e t le c a r a c t è r e «enragé» d e la science « e x t r a o r d i n a i r e » . S u r ce d e r n i e r p o i n t K u h n , c o m m e H a g s t r o m , est très classique et o n p o u r r a i t lui f a i r e les
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Naissance et développement d'un domaine de recherche
m ê m e s o b j e c t i o n s mais n o u s n ' i n s i s t e r o n s pas. Sa r é p o n s e serait é v i d e m m e n t q u e s'il n ' y a pas c o n f l i t , résistance, etc. c ' e s t qu'il n ' y a pas eu r é v o l u t i o n 1 5 ; n o u s t o m b o n s alors d a n s u n e d é f i n i t i o n circulaire d o n t il n e serait possible d e sortir, c o m m e l'ind i q u e n t Edge e t M u l k a y ( 5 2 1 ) q u e si l ' o n é t a i t c a p a b l e d ' é l a b o r e r des critères du c h a n g e m e n t cognitif qui s o i e n t i n d é p e n d a n t s des p r o c e s s u s d ' o p p o s i t i o n et d e conflit. Si la r é v o l u t i o n de K u h n est u n e telle s u b v e r s i o n c'est, n o u s semble-t-il, à cause du c a r a c t è r e t o t a l i t a i r e du p a r a d i g m e , qui est u n i q u e p o u r u n e c o m m u n a u t é scientif i q u e d o n n é e e t très c o n t r a i g n a n t sur le plan i n t e l l e c t u e l ( p a r la d é f i n i t i o n des prob l è m e s qu'il est possible de t r a i t e r ) . L ' a b s o l u t i s m e du p a r a d i g m e t r o u v e u n é c h o d a n s le c a r a c t è r e c a t a s t r o p h i q u e d e la r é v o l u t i o n qui n e laisse rien i n t a c t , qui recons t r u i t u n p a r a d i g m e c o m p l è t e m e n t d i f f é r e n t du p r é c é d e n t . N o u s avons d é j à dit plus h a u t q u e de b o n s c r i t i q u e s a v a i e n t mis en cause, sur ce p o i n t , la c o n c e p t i o n d e K u h n v i s i b l e m e n t inspirée p a r l ' é v o l u t i o n de la p h y s i q u e e t par ses « t e m p s f o r t s » d e p u i s trois siècles. Mais p o u r K u h n le m o d è l e est général ; il v a u t p o u r les d i f f é r e n t s d o m a i n e s d e la science et p o u r les d i f f é r e n t s p a r a d i g m e s , c'est-à-dire aussi bien p o u r c e u x qui eng l o b e n t u n large s e c t e u r d ' u n e discipline q u e p o u r c e u x q u i n e v a l e n t q u e p o u r u n s e c t e u r plus é t r o i t . On p e u t ici se d e m a n d e r si u n c h a n g e m e n t d e p a r a d i g m e à u n niveau de généralité f a i b l e laisse ou n o n invariant u n certain n o m b r e d ' a s p e c t s du p a r a d i g m e (ou des p a r a d i g m e s ) d e niveau s u p é r i e u r , ce qui revient à s ' i n t e r r o g e r p a r u n a u t r e biais sur la d i s c o n t i n u i t é radicale c h è r e à K u h n . 1 6 C o m m e le f a i t observer H. M a r t i n s ( 5 4 6 ) la n o t i o n d e p a r a d i g m e est sans d o u t e l o g i q u e m e n t t r o p f o r t e p o u r r e n d r e c o m p t e d e m a n i è r e s a t i s f a i s a n t e des m o d i f i c a tions, des c h a n g e m e n t s q u ' o n p e u t o b s e r v e r d a n s u n d o m a i n e d e r e c h e r c h e e t il a j o u t e , très j u s t e m e n t , q u ' o n n e sait rien, en f a i t , sur la v u l n é r a b i l i t é d i f f é r e n t i e l l e des « c o m p l e x e s » d e n o r m e s cognitives. A n ' e n pas d o u t e r K u h n a i n d û m e n t transféré d a n s le d o m a i n e d e la science les p h é n o m è n e s d e r e s t r u c t u r a t i o n p e r c e p t i v e b r u s q u e mis en é v i d e n c e par la p s y c h o l o g i e de la f o r m e . La m é t a p h o r e est p a r f o i s é c l a i r a n t e mais il n e s e m b l e pas r a i s o n n a b l e d e p o u s s e r la c o m p a r a i s o n t r o p loin e n t r e la p e r c e p t i o n d ' u n s t i m u l u s simple et l ' o r g a n i s a t i o n d ' u n e n s e m b l e aussi c o m p l e x e q u e celui qui c o m p r e n d des p r o p o s i t i o n s t h é o r i q u e s , des lois, des d i s p o s i t i f s instrumentaux. Q u a n d n o u s e x p o s e r o n s q u e l q u e s - u n e s des r e c h e r c h e s sur le s o m m e i l n o u s v e r r o n s que, si p a r a d i g m e il y a (on p e u t a d o p t e r ce langage par c o m m o d i t é ) , il est impossible d e s'en t e n i r à u n e c o n c e p t i o n m o n o p a r a d i g m a t i q u e , q u e des p a r a d i g m e s coe x i s t e n t sur d e l o n g u e s périodes, q u ' u n b o u l e v e r s e m e n t d a n s u n s e c t e u r p e u t avoir des r é p e r c u s s i o n s variées sur des s e c t e u r s d i f f é r e n t s . 1 7 Un a u t r e p o i n t qui v a u t d ' ê t r e souligné est le s u i v a n t : le p a r a d i g m e c h e z K u h n g u i d e la r e c h e r c h e , désigne les p r o b l è m e s à t r a i t e r , les é n i g m e s à r é s o u d r e et ce s o n t les c o n t r a i n t e s m ê m e s q u ' e x e r c e le p a r a d i g m e qui c o n d u i s e n t à sa mise en d é f a u t et à la r é v o l u t i o n . En e f f e t les c h e r c h e u r s s o n t p o r t é s à r a f f i n e r leurs m e s u r e s , à se poser des p r o b l è m e s d e plus en plus précis et c e t t e activité « n o r m a l e » f a i t a p p a r a î t r e o b l i g a t o i r e m e n t des a n o m a l i e s t o u t d ' a b o r d a b s o r b é e s p a r le p a r a d i g m e a u q u e l o n
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fait subir des modifications, mais après un temps les ajustements se révèlent insuffisants et on se trouve en présence d'une crise. Kuhn dans la postface à la deuxième édition de son livre dit bien que les travaux dans une spécialité peuvent être à l'origine d'une révolution dans une autre spécialité, mais c'est une remarque en trois lignes qui semble vraiment peu cohérente avec la thèse générale de l'ouvrage. On ne peut, il est vrai, que se réjouir d'une telle remarque puisque, comme on le verra à propos du sommeil, un savoir ne s'élabore pas à l'intérieur de paradigmes clos, à l'intérieur de communautés closes elles aussi, mais bien par des processus d'échanges entre paradigmes, d'emprunts ou de transferts de modèles ou de techniques d'une spécialité à une autre. Les communications entre disciplines ou domaines semblent très fréquentes et de tels phénomènes ne peuvent pas ne pas remettre en cause le modèle à paradigme unique et totalitaire de Kuhn. Nous n'avons voulu, par les quelques remarques qui précèdent, que présenter quelques-unes des lignes de force d'un modèle critiquable sous bien des aspects, mais qui a l'immense mérite de vouloir faire une présentation de l'activité de recherche qui ne soit pas normative. C'est sans aucun doute ce qui a assuré son succès auprès des sociologues de la science (même s'ils le critiquent sur bon nombre de points) et ce qui a provoqué des réactions très vigoureuses d'un épistémologue classique comme Popper pour qui la science normale de Kuhn est un fait historique qu'on ne peut nier, mais qui représente, comme la spécialisation, un véritable danger pour la science et même, dit-il, pour notre civilisation (564). 1 8 Popper, croyons-nous, a parfaitement raison de dire (voir ci-dessus) que «normalement» il n'existe pas un paradigme dominant dans un domaine scientifique (par exemple dans la biologie depuis Darwin et Pasteur), que les domaines sont en communication les uns avec les autres et, aussi, qu'entre la science normale et la révolution il existe beaucoup de gradations qu'il y aurait intérêt à étudier. Il est exact que la science normale n'est pas quelque chose d'unitaire, qu'il existe beaucoup de phases différentes, une hétérogénéité dans la nature et la portée des découvertes, beaucoup de types d'opérations intellectuelles. Mais par contre nous suivrons Kuhn lorsqu'il dit qu'il faut savoir quelles sont les «valeurs» des chercheurs pour comprendre à quels problèmes ils s'attaqueront, quels seront leurs choix de recherche, ce qu'ils décideront d'abandonner et ce qu'ils décideront de développer (dans le domaine théorique par exemple) ; en bref il nous semble que l'idée qu'il n'y a pas de «logique de la découverte» mais qu'il devrait exister une psychologie et une sociologie de la recherche soit à élaborer. Le «falsificationisme» de Popper ne peut être exposé en quelques lignes. Mentionnons simplement que sous sa forme extrême (on abandonne une théorie lorsqu'une expérience déterminée met celle-ci en défaut) il n'est plus accepté même par les disciples de Popper — Lakatos par exemple. Cet auteur a introduit la notion, intéressante, de «programme de recherche». Un programme comporte un noyau central entouré d'une «ceinture protectrice» d'hypothèses auxiliaires (le noyau et les hypothèses auxiliaires forment une «théorie»). Ce sont les hypothèses auxiliaires (et non le noyau central) qui sont réfutées par les anomalies et remplacées par d'autres hypothèses qui, avec le noyau central, donnent une nouvelle théorie sou-
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mise elle aussi à l'épreuve des anomalies et des contre-exemples. On dira que l'évolution d'un programme est progressive quand la nouvelle théorie augmente le nombre de faits accessibles à l'expérience et dégénérative lorsque les hypothèses ad hoc n'expliquent aucun fait nouveau. Cette conception de Lakatos met l'accent sur la primauté de la théorie, sur le rôle des théories en compétition et sur le fait qu'une théorie est rejetée lorsqu'on dispose non seulement de réfutations empiriques mais aussi d'une meilleure théorie explicative. Lakatos s'oppose donc à Kuhn et à son monisme théorique. Si on parle des programmes (et non plus des théories au sens défini plus haut) on dira que la science normale n'est rien d'autre qu'un programme de recherche ayant acquis une position de monopole, phénomène qui serait finalement assez rare selon Lakatos. L'histoire des sciences n'est pas une succession de périodes de science normale mais l'histoire de l'affrontement de programmes de recherche, un programme n'étant éliminé que s'il existe un autre programme qui rend compte des succès de son rival et qui, en même temps, est doté d'un pouvoir heuristique supérieur. Certains lecteurs ne manqueront pas de trouver abusive la place faite à Kuhn dans ce chapitre et il est vrai que si celui-ci connaît actuellement une très grande audience auprès des sociologues de la science, d'autres auteurs ont proposé des «modèles» de l'évolution scientifique dont certains ne sont certes pas moins intéressants que ceux de Kuhn. 1 9 Là encore nous ne pouvons entreprendre une revue critique ; nous voudrions seulement rappeler, très brièvement, quelques positions et travaux qui non seulement mettront en perspective les points de vue présentés précédemment mais apporteront aussi des notions nouvelles (c'est le cas pour Holton en particulier) qui nous seront utiles dans notre analyse des études sur le sommeil. Dans ce domaine un examen sérieux des différentes positions conduirait naturellement à une réflexion sur l'histoire des sciences, sur les différentes conceptions qu'historiens et épistémologues ont adoptées et adoptent pour déterminer une genèse et retracer une évolution. L'histoire qui recourt à des facteurs externes et celle qui s'en tient aux seuls facteurs internes (disons, pour fixer les idées, Marx, Weber et Bernai d'une part, Duhem et Koyré d'autre part), l'histoire continuiste et l'histoire discontinuiste (Duhem contre Koyré, Bachelard, Canguilhem et Kuhn), l'histoire totalisante de la science contre l'histoire des sciences (voir la polémique entre Guerlac et Koyré dans le livre de Crombie, 519). Ces allusions indiquent bien que certaines des thèses de Kuhn ne sont pas aussi nouvelles que beaucoup sont portés à le croire. En particulier la notion de paradigme (sous son aspect cognitif) qui souligne à la fois l'importance de la théorie et l'absence de continuité dans l'évolution des sciences est très voisine des idées de Bachelard ( 5 0 3 ) qui parlait de «saccades du génie scientifique» et de rupture épistémologique et qui a toujours insisté sur le rôle des théories dans la détermination de ce qu'est un fait scientifique : il n'y a pas d'immédiat, il n'y a que du construit. Pour Koyré «la bonne physique se fait a priori» et dans ses études sur Galilée il soutient que celui qui fonde la physique moderne (après Archimède) est un «platonicien» qui opère une véritable révolution scientifique, révolution qui ne corrige pas les théories précédentes mais qui détruit
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un monde pour le remplacer par un autre. Canguilhem, lui aussi, conteste que les théories procèdent des faits et, lui aussi, adopte un point de vue discontinuiste semblable à celui de Bachelard. A propos du précurseur en science Canguilhem a formulé cette très jolie définition qui illustre bien l'idée de la discontinuité et de la rupture : le précurseur c'est celui dont on sait après qu'il est venu avant. Parler d'auteurs aussi importants pour l'épistémologie et l'histoire des sciences en quelques lignes, sans chercher à montrer quel est le sens de leur oeuvre, ce qui les rapproche mais aussi ce qui les distingue, ne paraîtra pas très sérieux. Mais, nous l'avons dit, nous ne voulons que signaler à l'attention des sociologues de la science qui l'auraient oublié ou qui ne l'ont jamais su, que certains aspects de l'oeuvre des épistémologues qu'ils ont adoptés (même lorsqu'ils les critiquent) ne sont pas du tout des nouveautés et qu'il faudrait un jour, si nous en avions le talent, reprendre ces grandes oeuvres dans la perspective qui est la nôtre (nous parlons ici pour ceux des sociologues qui considèrent que le contenu de la discipline n'est pas indifférent). Même l'idée de consensus dont on fait grand usage actuellement dans la sociologie de la science (qu'on pense à Hagstrom, Ziman et Kuhn lui-même) peut, nous semble-t-il, être trouvée chez Bachelard sous une formulation différente : «l'union des travailleurs de la preuve». Il n'est pas sûr que Bachelard aurait accepté cette interprétation mais lorsqu'il écrit «Nous proposons de fonder l'objectivité sur le comportement d'autrui ... nous prétendons choisir l'oeil d'autrui pour voir la forme . . . du phénomène objectif» (501) il introduit à côté d'une précision discursive une précision sociale, ou plus précisément, comme le dit Canguilhem (512), il fonde «l'objectivité de la connaissance rationnelle sur l'union des travailleurs de la preuve, la validité du rationalisme sur la cohésion d'un corrationalisme.» Canguilhem a, croyons-nous, raison de dire que cette idée de Bachelard fait problème et il serait intéressant de faire une analyse comparée des difficultés que soulève la notion de consensus chez un physicien comme Ziman (575) pour lequel il n'existe pas de «papier de tournesol de la vérité» mais seulement l'acceptation ou le refus par une communauté libre, ce qui évidemment ne règle pas le problème de l'objectivité et de la rationalité. D'autres modèles de développement scientifique valent d'être signalés, dont celui de Toulmin qui est fondé sur les métaphores biologiques, en particulier la métaphore darwinienne de survie. Pour cet auteur il existe, en permanence, des micro-révolutions dans la science qui sont les «unités de changement» aussi bien durant la science normale qu'au m o m e n t des phases révolutionnaires. Toulmin naturellement accepte l'idée de l'incompatibilité, dans le temps, de certaines conceptions mais il pense que Kuhn a été trop loin avec sa notion de révolution : la coupure n'est jamais absolue. Lorsqu'on analyse les changements conceptuels dans un champ scientifique il faut repérer les innovations ou les «variations» conceptuelles et les mécanismes de sélection par lesquels certaines des innovations sont incorporées dans la tradition conceptuelle de la discipline (570, 571). Là où la réflexion de Toulmin peut se lier à celle de la sociologie de la science c'est lorsqu'il préconise d'étudier les critères (utilisés par les chercheurs) qui assurent la perpétuation de certaines idées ou de certains concepts, ces critères devant,
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selon toute vraisemblance, dépendre du contexte dans lequel les choix sont faits, la sélection opérée (c'est ce que l'auteur appelle l'«écologie» du choix et de l'évaluation scientifiques). Signalons que la distinction entre variation et sélection semble, selon Toulmin, devoir résoudre le vieux problème du rôle des facteurs externes et des facteurs internes. L'innovation (au sens pris plus haut) serait sensible aux facteurs externes tandis que la sélection serait un problème interne. Enfin, ce qui est important c'est qu'avec la notion d'«écologie intellectuelle» l'auteur veut se situer, dans le domaine du changement conceptuel et de l'évolution scientifique, dans une position intermédiaire par rapport à 1'«absolutisme» logique, abstrait, formaliste (c'est Toulmin qui parle) et au «relativisme» historico-culturel, pour caractériser deux modèles extrêmes. Il faut, selon Toulmin, abandonner l'idée que la rationalité n'est qu'une sous-catégorie de la logique. Par exemple dans une discipline scientifique il existe des stratégies, des manières de traiter les problèmes, des procédés, des techniques qui représentent la richesse du passé et qui sont ce par rapport à quoi ceux qui oeuvrent dans le domaine se situent à un moment donné. Mais tout cela ne représente rien d'absolu ; les stratégies sont remises en cause et d'autres élaborées qui sont évaluées grâce à l'analyse critique de ce qui s'est fait dans le passé, par la comparaison entre l'ancien et le nouveau compte tenu d'éléments de «prophétie», de pari qui portent sur la question de savoir quelle est la direction qui est la plus susceptible de servir les ambitions de l'entreprise rationnelle. Il faut évidemment, dans cette perspective, éviter de retomber dans le piège relativiste et être sûr que les critères d'appréciation ne sont pas propres à un milieu particulier à un moment donné. Toulmin dit que les décisions sont prises en fonction de critères de contenu, de critères empiriques ; la comparaison est faite entre les différentes stratégies employées dans différents milieux et bien sûr entre les résultats atteints par ces voies, étant entendu qu'il existe des problèmes très généraux et communs aux différents milieux et que l'entreprise rationnelle peut être considérée comme un ensemble de tentatives pour résoudre ces problèmes (dans des cultures ou à des époques différentes), tentatives qui débouchent sur des similitudes quant aux concepts, techniques et procédés. Il n'est pas sûr que cette voie moyenne fournisse une réponse satisfaisante aux problèmes de la rationalité et du consensus et que l'auteur parvienne vraiment à éviter le relativisme ; la solution qui consiste à faire appel à l'invariant d'une nature humaine et à la relative invariance des problèmes et des solutions n'est pas absolument convaincante. Toutefois on peut retenir, pour notre propos, que Toulmin recommande l'étude empirique des critères de choix et des changements de stratégie, l'hypothèse étant faite d'une part qu'il n'existe pas de critères absolus et intemporels, indépendants du milieu où s'exerce l'activité de l'homme et d'autre part que les critères utilisés sont néanmoins rationnels et pas du tout de l'ordre de la «conversion» (comme le voudrait Kuhn). Quelques-unes des idées du physicien et épistémologue Holton doivent aussi être mentionnées. Avec son modèle de «croissance de la recherche» (527) Holton tente de montrer comment, en fonction du temps, croît le nombre d'idées dans un champ
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donné et donc, corrélativement, comment décroît le nombre d'idées à découvrir. Puis il corrige aussitôt ce modèle trop simple qui donnerait à penser qu'il existe un nombre fini d'idées ou, ce qui pour l'auteur revient au même, que les champs de recherche sont isolés les uns des autres : une île peut se révéler être en fait une péninsule d'un vaste continent. 2 0 Ainsi, dit-il, en 1895 il semble que Roentgen a épuisé le problème des rayons X mais en 1912 la découverte de la diffraction des rayons X dans les cristaux transforme deux champs séparés, celui des rayons X et celui de la cristallographie. En 1913 un autre changement qualitatif se produit quand on parvient à expliquer les spectres de rayons X en termes de structure atomique. Il y a donc des points de bifurcation où des découvertes sont à la source de nouveaux domaines de recherche ou, comme le dit Holton, de nouvelles aires d'ignorance. La croissance se fait par escalade et non par simple accumulation, un nouveau champ d'ignorance se «branche» sur un champ ou des champs déjà explorés et les concepts, les modèles, passent d'un domaine à un autre grâce, en particulier, à la migration des chercheurs des champs anciens vers les champs nouveaux, plus prometteurs quant aux résultats. Ce modèle on le voit est assez éloigné de celui des paradigmes clos de Kuhn et, nous semble-t-il, plus approprié pour rendre compte de l'évolution du savoir dans les domaines que nous connaissons. Une autre idée de Holton (528, 529) est la suivante : il existe dans la science des présupposés, des notions, des jugements et décisions méthodologiques, en bref des «themata» ou «thèmes» qui ne sont ni de l'ordre de l'empirique ou de l'observation, ni de l'ordre de l'analyse logique ou mathématique. A ces deux dimensions classiques d'analyse de la science, il faut en ajouter une troisième qui est celle des présupposés fondamentaux comme le principe de conservation selon lequel «quelque chose» reste constant, qui se retrouve dans toutes sortes de physiques. De même la question de savoir si la matière est ou non composée d'atomes (ou de «quelque chose») indivisibles est un thème qui, selon Maxwell, se trouve aussi bien au dix-neuvième siècle qu'au cinquième siècle avant notre ère. Cette dimension de la science échappe en général à l'analyse mais son existence et son importance ne font pas de doute même dans les sciences exactes contemporaines (où les «themata» sont en général «loin» du travail du chercheur, hors de sa vue, ce qui n'est pas le cas pour les sciences humaines). Les chercheurs ne peuvent éviter de se situer sur cette dimension consciemment ou non et, selon Holton, les «génies» sont souvent ceux qui ont une sensibilité particulière à cette dimension, parfois aux dépens du plan empiricologique. Ce modèle de branchement («branching model») a été repris et développé par Mulkay (554, 555) qui l'oppose au modèle d'«ouverture» («openness») dont Merton est l'avocat le plus représentatif (les chercheurs ont l'esprit ouvert et les communautés sont ouvertes elles aussi) et aussi au modèle de «clôture» de Kuhn dans lequel les orthodoxies et le consensus jouent un très grand rôle. Mulkay, comme Holton, met l'accent sur l'ouverture continue de nouveaux champs d'ignorance associée à la création de nouveaux réseaux sociaux, sur la relation d'un champ avec les champs adjacents, sur le rôle de la migration des chercheurs
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d'un champ vers un autre (lorsque par exemple les problèmes jugés intéressants ne se posent plus dans le champ où l'on travaille). Mulkay lie étroitement, comme beaucoup d'auteurs, le cognitif et le social. Law et Barnes (5 39) ont vivement critiqué ce modèle en partie à cause de l'attaque de Mulkay contre Kuhn. Selon Mulkay le modèle de Kuhn ne rend compte que des petites («small scale») innovations ou bien des révolutions scientifiques. A cela Law et Barnes répondent que faire de la science normale c'est travailler d'une certaine façon et non pas faire un type particulier de découverte : la conformité à un paradigme, à des modèles de problèmes et de résolution, est parfaitement compatible avec l'innovation. Il est exact, selon nous, que Mulkay minimise la capacité heuristique du paradigme et exagère son intangibilité. Comme on l'a vu (et là les textes sont assez clairs) un paradigme est sérieusement modifié par toutes sortes d'hypothèses ad hoc entre le moment où il est élaboré et le moment où il est abandonné et remplacé par un autre paradigme. Il ne nous semble donc pas, qu'en droit, l'innovation soit problématique dans le modèle dit de la science normale. Le problème est plutôt qu'en fait dans la plupart des cas l'innovation ne se produit pas à l'intérieur de paradigmes clos mais à la rencontre de plusieurs champs ouverts l'un à l'autre. Law et Barnes, dans le réexamen qu'ils f o n t de la cristallographie par rayons X (étudiée précédemment par Law), s'en tiennent visiblement à une interprétation du paradigme qu'on pourrait appeler celle du «macro-paradigme» (qui est finalement assez proche du programme de recherche de Lakatos). Mais à partir du moment où Kuhn lui-même généralise sa conception aux micro-paradigmes on ne peut éviter de se poser quelques-unes des questions que soulèvent Holton et Mulkay. Enfin, sans chercher à tout prix à faire une critique équilibrée on remarquera que Law et Barnes minimisent beaucoup les contraintes que font peser sur l'innovation les attitudes d'esprit, les points de vue bien ancrés qui sont inhérents, chez Kuhn lui-même, au fait d'adhérer à un paradigme. L'introduction d'un thème provoque généralement beaucoup de résistance de la part des autres chercheurs qui le considèrent ridicule, paradoxal ou absurde. A noter que les themata ne se réfèrent pas seulement à des interrogations relativement invariantes de l'homme au cours des siècles (dans la continuité des themata la science iconoclaste manifeste son aspect conservateur) mais aussi à des méta-modèles nouveaux par rapport auxquels se réorganise le plan défini par l'analyse logique et l'empirisme. Cette conception de Holton devrait pouvoir, en droit, conduire à une analyse plus fine de la notion de paradigme et justifier quelques-unes des objections faites à Kuhn sur la radicale discontinuité qu'opère toujours une révolution scientifique. Lorsque nous commenterons les travaux sur la privation de rêve nous tenterons de nous inspirer de Holton, ce qu'on ne pourra d'ailleurs faire qu'en affaiblissant l'idée d'origine. Les analyses de Kuhn, Toulmin, Holton ne s'attaquent pas aux mêmes problèmes et il serait sans doute risqué de vouloir réconcilier des points de vue très hétérogènes. 2 1 On pourrait toutefois se demander si, par exemple, les restructurations de Kuhn ne viennent pas de l'introduction de nouveaux «thèmes» au sens de Holton, si l'étude
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«écologique» des critères de c h o i x de Toulmin ne pourrait être rapprochée de l'examen des «valeurs» des chercheurs cher à Kuhn. Ce qui rapproche peut-être le plus des auteurs aussi différents, c'est d'une part l'idée que la science n'est pas l'activité logique des é p i s t é m o l o g u e s classiques et d'autre part qu'il faut résolument en faire l'étude d'un point de vue n o n normatif. Du point de vue é p i s t é m o l o g i q u e c'est dans cette o p t i q u e très générale que nous avons entrepris notre é t u d e des travaux sur le sommeil dont on lira le c o m p t e rendu ci-dessous. Ce faisant nous s o m m e s bien conscients que notre position sera taxée par certains de «sociologisme» pour parler c o m m e Lakatos et que, malgré Toulmin, nous n'échapperons sans d o u t e pas à l'objection du relativisme. Ce qui fait difficulté, ce n'est pas la thèse que la vérification est un processus f o n d a m e n t a l e m e n t social, cela Popper lui-même l'admet ; c'est bien plutôt la question de savoir c o m m e n t on peut fonder u n e entreprise rationnelle en remettant en cause l'existence de critères universels de scientificité. T o u t chercheur qui tente de situer sa réflexion à l'intersection de la sociologie de la science et de l'épistémologie ne peut échapper à ce problème qui est loin d'être résolu. M e n t i o n n o n s enfin pour terminer ce chapitre, nous y reviendrons plus loin, que se situer à c e t t e place dans le c h a m p de la science de la science nous éloigne de bon nombre d'études des sociologues et nous oblige à formuler u n e problématique en termes d'évolution du savoir plutôt qu'en termes de naissance des disciplines.
NOTES 1. Ce travail n'a été possible que par l'association, rarement réalisée, entre un sociologue (Mulkay) et un spécialiste de radio-astronomie passé à ce qu'on appelle la science de la science (Edge). 2. Martin Ryle a partagé avec Anthony Hewish le prix Nobel de physique en 1974. 3. Comme le disent les auteurs (521) un choix portant sur l'équipement tend à limiter, en tout cas à orienter la stratégie à venir. Les jugements quant à l'importance dépendent du type d'équipement possédé par le groupe, mais le choix des dispositifs dépend lui-même de la stratégie du groupe qui est conditionnée par l'idée qu'on se fait de la portée scientifique des travaux à entreprendre (ces interactions sont, à l'évidence, distribuées dans le temps). 4. Nous avons là un beau cas où l'environnement ou du moins une partie de l'environnement des groupes de recherche est contrôlé par ces groupes eux-mêmes. 5. Ostwald venait de Riga où il avait été six ans professeur. 6. Ce choix a été guidé par des publications sur l'histoire du groupe du phage faites par les chercheurs qui avaient pris part à l'aventure. Cf. Cairns, Stent et Watson (511). 7. Un très bon article sur le sujet a été publié en français par Thuillier (569). 8. Les normes morales de Merton sont insérées dans une théorie de l'échange. Nous n'avons pas jugé nécessaire une présentation critique des travaux de Merton sur la science, cela a déjà été beaucoup fait. Le lecteur pourra se reporter aux articles de Whitley (574) et de Lécuyer (541), tous les deux excellents. 9. C'est ce que dit Watson dans son livre (572) ; selon lui sa jeunesse le mettait à l'abri des sanctions en cas d'échec. 10. Nous avons nous-même utilisé cette métaphore dans un travail sur la différentiation et l'originalité sociales. Cf. Lemaine (542).
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Naissance et d é v e l o p p e m e n t d ' u n d o m a i n e de recherche
11. C'est au m o m e n t où a p p a r a î t le t e r m e radio-astronomie que le télescope géant du M o n t Palomar est mis en service. 12. Même si on est p o r t é à considérer que la radio-astronomie a été avant t o u t une affaire de techniques. On n'est pas capable a c t u e l l e m e n t d ' a p p r é c i e r si les traits scientifiques de la radio-astronomie s o n t ou n o n exceptionnels. 13. On passerait b e a u c o u p de t e m p s à faire la revue des c o m m e n t a i r e s et des critiques de la n o t i o n de paradigme. R e n v o y o n s s e u l e m e n t au livre publié sous la direction de L a k a t o s et Musgrave (537). N o t o n s que la n o t i o n de paradigme de Kuhn n'est pas sans r a p p o r t avec celle de « c o n c e p t i o n idéale» de T o u l m i n . 14. Nous n e discuterons pas ici le p r o b l è m e de l'hétérogénéité t o t a l e des paradigmes chère à Kuhn ; n o u s renvoyons au très b o n c o m m e n t a i r e de B. Matalon ( 5 4 7 ) qui a m o n t r é , sur des exemples, que sous l'hétérogénéité a p p a r e n t e on pouvait déceler des invariants. 15. Le cas de la radio-astronomie p o u r r a i t être expliqué de cette f a ç o n . Elle aurait a p p o r t é avant t o u t des t e c h n i q u e s très élaborées de d é t e c t i o n sans r e m e t t r e en cause aucun c o n c e p t fond a m e n t a l de l ' a s t r o n o m i e ou de la physique (vitesse de la lumière, etc.). Les o b j e c t i o n s de Edge e t Mulkay à c e t t e i n t e r p r é t a t i o n sont intéressantes mais il n'est pas certain que cela règle le problème. N o u s s o m m e s très loin d ' u n tableau c o h é r e n t des relations e n t r e les c h a n g e m e n t s sur le plan cognitif et les p h é n o m è n e s sociaux. 16. Ce p o i n t est é v i d e m m e n t i m p o r t a n t : s'il y a en p e r m a n e n c e des micro-révolutions dans u n e discipline la n o t i o n de science n o r m a l e et son o p p o s é e la révolution s o n t sérieusement mises en question. 17. Le lecteur intéressé par un e x a m e n à la fois historique et critique de la n o t i o n de discipline (et de f e r m e t u r e ) se r e p o r t e r a aux travaux de J. de Certaines sur la fin des disciplines closes (513, 514). 18. N o u s ne connaissons, à l ' h e u r e où n o u s écrivons, aucun travail de caractère historique sur la n o t i o n de science normale. Un tel travail mériterait d'être entrepris p o u r m o n t r e r si, c o m m e le soutient Popper, ceux qui n ' é t a i e n t pas e n c o r e des chercheurs avaient p o u r n o r m e de r e m e t t r e p e r p é t u e l l e m e n t en cause les f o n d e m e n t s m ê m e s de leur discipline. 19. Le t e r m e «évolution» est, on le r e c o n n a î t sans peine, inapproprié é t a n t d o n n é la n a t u r e de certains modèles. 20. Le zoologiste C. Pantin (560) parle lui aussi des relations entre les sciences à partir de son expérience de chercheur, d i f f é r e n t e de celle d ' u n physicien. Il i n t r o d u i t la distinction entre les sciences «restreintes» et les sciences « n o n restreintes» d o n t le m o d è l e est f o u r n i par la physique d ' u n e part, la zoologie d ' a u t r e part. Les premières s o n t f o r t e m e n t réductionnistes, tandis que les secondes n e le s o n t pas ou le sont, en t o u t cas, b e a u c o u p moins. L o r s q u ' o n travaille dans u n e science n o n restreinte il f a u t souvent suivre u n p r o b l è m e dans d ' a u t r e s disciplines, traverser des c h a m p s hétérogènes p l u t ô t que réduire le niveau d'analyse, ce qui risque f o r t de faire disparaître l ' o b j e t d ' é t u d e . La c o n f i r m a t i o n d ' u n e h y p o t h è s e est d ' a u t a n t plus spectaculaire et convaincante qu'elle vient d ' u n e science située à u n e certaine distance du lieu où c e t t e h y p o t h è s e a pris naissance. 21. Que la connaissance ne soit pas élaborée selon des principes stricts de m é t h o d e et que les théories c o n t i e n n e n t des é l é m e n t s idéologiques dissimulés a été souligné avec b e a u c o u p de f o r c e par F e y e r a b e n d dans u n m a n i f e s t e d'épistémologie «anarchiste» (522).
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Objets et méthodes de l'étude
CARACTERISATION DES TRAVAUX SUR LE SOMMEIL Il n'existe pas quelque chose qui s'appellerait l'hypnologie, il n ' e x i s t e pas de revue spécialisée dans la publication de recherches sur le sommeil. 1 L e c h a m p du sommeil est e x t r ê m e m e n t vaste ; nous n'en voulons pour preuve que les dix-neuf catégories utilisées par Sleep
research
(publié par le Brain information service ; cf. ci-dessous)
pour classer le c o n t e n u des travaux paraissant dans le domaine (nous les citons en anglais) : neurophysiology (general) ; neurophysiology o f the visual system ; physiology ; biochemistry and p h a r m a c o l o g y ; o n t o g e n y ; phylogeny ; behavior ; EEG cycle in the human adult ; dreaming (physiology and behavior) ; special features of dream recall ; effects o f external stimuli ; patterns of dream c o n t e n t ; hypnosis ; personality and p s y c h o p a t h o l o g y ; p a t h o l o g y and disorders o f sleep ; sleep deprivation (total and selective) ; electrosleep ; biological r h y t h m s ; endocrinology. De la biochimie à la psychanalyse les modèles et langages sont e x t r ê m e m e n t hétérogènes, les dispositifs de recueil de l'information sont très divers et la c o m m u n i c a tion entre des chercheurs spécialisés dans des secteurs différents ne se fait pas toujours aisément. Dans Sleep
research
il est dit que les publications sur le sommeil pour l'année
1 9 7 1 proviennent d'environ deux cents j o u r n a u x différents, ce qui donne une idée de la dispersion de la littérature et de la diversité des recherches. Toutefois les chercheurs semblent avoir l'idée d'une certaine unité du domaine ; ils ont éprouvé en t o u t cas le besoin de se regrouper dans des sociétés scientifiques et de se doter d'instruments documentaires destinés à rassembler les travaux émanant des différents courants. Au début des années soixante est créée l'Association for the psychophysiological study of sleep (APSS) qui, chaque année, organise une réunion, la treizième par e x e m p l e ayant eu lieu à San Diego, Californie en mai 1 9 7 3 . Cette association organise aussi des congrès i n t e r n a t i o n a u x dont le premier s'est tenu à Bruges en Belgique en juin 1 9 7 1 et le d e u x i è m e à Edinburgh en juin-juillet 1 9 7 5 . Au début des années 7 0 l'association c o m p t a i t plus de six cents membres.
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Objets et méthodes de l'étude
La Société européenne de la recherche sur le sommeil (SERS) a vu le jour en 1972 ; la première liste de ses membres comprenait presque deux cents noms, de nombreux pays d'Europe de l'Est et de l'Ouest. Le premier congrès s'est réuni à Bâle, Suisse en octobre 1972 et le second à Rome en avril 1974. Des réunions plus spécialisées sont organisées hors du cadre de ces associations. A titre d'exemple citons le symposium international sur «L'étude expérimentale du sommeil chez l'homme» organisé par G.C. Lairy et P. Salzarulo à Bardolino, Italie en avril 1974. En ce qui concerne la documentation le Brain information service (BIS) qui dépend du Brain research institute (University of California, Los Angeles) publie depuis 1968 un Sleep bulletin qui est un bulletin signalétique paraissant actuellement une fois par mois. Le BIS édite aussi des revues critiques, Sleep reviews, où sont résumés et analysés certains des articles cités dans Sleep bulletin. A la fin de chaque année l'ensemble des données bibliographiques des différents numéros de Sleep bulletin sont reprises dans Sleep bibliography classées sous les mêmes rubriques (nous en avons fait la liste plus haut) et assorties d'un index des auteurs et d'un index des matières. Depuis 1972 un gros volume Sleep research rassemble annuellement la totalité de cette information à laquelle s'ajoutent les résumés des communications présentées à la réunion de l'APSS tenue dans l'année. Cette description cursive montre que le sommeil est un lieu de rencontre de nombreux domaines et disciplines comme la physiologie, la biochimie, l'histochimie, la psychologie. Chaque domaine ou discipline intervient avec ses modèles, ses techniques, ses langages — ce qui n'exclut pas, comme nous le verrons, les transferts, les emprunts de notions et de techniques, l'élaboration d'instruments nouveaux d'analyse au point de contact entre des courants de recherche différents. Nous verrons aussi que les emprunts ne sont pas toujours conscients et que certains modèles très généraux, qu'on pourrait appeler des «themata» en se référant à Holton, passent par exemple de la psychologie à la physiologie et conditionnent implicitement des orientations de recherche. Lorsque nous parlerons de la privation de rêve nous pourrons constater que le modèle freudien de la «décharge» destiné initialement à élucider la fonction du rêve a été utilisé par des chercheurs qui travaillaient non plus sur le «rêve» mais sur la physiologie du sommeil avec mouvements oculaires rapides. Nous avons fait allusion plus haut aux difficultés de communication entre des chercheurs venus d'horizons différents, difficultés qui sont particulièrement marquées pour certains courants de recherche. L'hétérogénéité ne fait donc pas de doute mais l'examen des travaux qui ne s'en tient pas aux seules influences reconnues met en lumière une communication entre disciplines qui se fait sur un autre plan que celui des propositions analytiques et empiriques (toujours en se référant à Holton). On ne peut dire que les études sur le sommeil et le rêve constituent une discipline ou même un domaine au sens donné habituellement à ces termes. C'est bien plutôt un problème qui fait converger de nombreux modes d'approche tant théoriques que techniques, modes d'approche qui définissent d'ailleurs des «objets» scientifiques qui dans l'état actuel n ' o n t bien souvent que des relations ténues.
Objets et méthodes de l'étude
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En nous attaquant aux travaux sur le sommeil nous avons fait un choix délibéré qui consiste à vouloir s'intéresser plus à la genèse et à l'évolution d'un savoir qu'à la naissance institutionnelle d'une discipline ou d'un domaine de recherche. De ce point de vue nous sommes donc plus proches des historiens des sciences que de certains sociologues de la science. Mais comme nous l'avons déjà expliqué dans le premier chapitre, l'analyse en termes de stratégie des agents sociaux, outre la volonté de tenir compte dans notre réflexion de plusieurs aspects de ce qu'on appelle le cognitif, nous place au coeur d'une épistémologie psychosociale dont il serait vain de se dissimuler la difficulté. La seule étude que nous connaissions concernant le champ du sommeil est celle de S. Y. Crawford qui a publié en 1 9 7 0 u n e thèse à l'université de Chicago (517) sur les communications informelles entre les chercheurs travaillant sur le sommeil et le rêve. Sa problématique est totalement différente de la nôtre puisqu'il s'agit de déterminer les réseaux informels ou, en utilisant le langage de Derek Price, les «collèges invisibles» (565) qui fonctionnent dans la cité scientifique et permettent la diffusion de l'information par des canaux qui ne sont pas ceux de la communication organisée (les revues par exemple). Ce travail ne porte en aucune manière sur le contenu des recherches ; l'auteur a demandé à quelques centaines de chercheurs de nommer toutes les personnes (travaillant ou non sur le sommeil) avec lesquelles elles étaient entrées en contact dans l'année précédente. L'exploitation des réponses montre l'existence d'un vaste réseau et aussi l'existence de deux petits groupes séparés (cela pour les Etats-Unis). Il y a des figures centrales dans le réseau qui sont sollicitées par beaucoup de chercheurs et qui eux-mêmes sollicitent beaucoup de leurs collègues. On utilise comme indicateur de la qualité de la production des chercheurs les citations faites de leurs travaux, et on met en relation les communications informelles avec cet indicateur de qualité. On trouve alors que les «étoiles» sociométriques (dans le réseau) sont des chercheurs qui produisent plus, qui sont plus lus et plus cités que les autres. De manière très convaincante, graphiques et chiffres à l'appui, Crawford montre l'existence d'une structure sociale avec des chercheurs centraux et des chercheurs périphériques, ces derniers n'étant souvent en communication les uns avec les autres que par l'intérmédiaire des chercheurs centraux. Mais, comme l'auteur le fait remarquer, on est bien en peine de dire quel effet peut avoir une telle structure sur les directions de recherche explorées. Nous verrons, lors de notre exposé sur les travaux concernant l'activité mentale pendant le sommeil et la privation de rêve, qu'un homme comme Dement — à n'en pas douter une étoile du réseau — a exercé en matière de choix scientifique une influence énorme sur les autres chercheurs. Comme l'indique l'auteur il reste beaucoup de travail à faire dans ce domaine. Il nous semble effectivement qu'il serait intéressant de faire converger un travail de sociologie quantitative de la science, comme celui de Crawford, avec une étude comme la nôtre qui porte sur le contenu des recherches et qui vise à repérer les courants, déceler les échanges, les communications et les emprunts de modèles et de techniques, en bref qui souhaite rendre explicite les mécanismes par lesquels s'élabore un savoir donné.
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Objets et m é t h o d e s de l ' é t u d e
Signalons encore u n résultat du travail de C r a w f o r d qui est p e r t i n e n t p o u r n o t r e recherche : les chercheurs du sommeil et du rêve sont en c o m m u n i c a t i o n avec des chercheurs a p p a r t e n a n t à d'autres «aires de spécialisation» dans 42% des cas. A l'évidence le «sommeil et le rêve» ne définissent pas u n e discipline ni u n d o m a i n e mais u n p r o b l è m e ouvert sur un très grand n o m b r e de spécialités. Nous reviendrons sur ce point plus loin.
E V O L U T I O N DU NOMBRE DES P U B L I C A T I O N S SUR LE SOMMEIL
Nous s o u h a i t i o n s avoir u n e idée de l'évolution quantitative de la littérature p o r t a n t sur le sommeil et le rêve. Il nous aurait été impossible de rassembler t o u t e s les publications t r a i t a n t de ce sujet à partir d ' u n e date donnée, principalement à cause de leur dispersion dans u n très grand n o m b r e de revues. Nous avons donc utilisé les Psychological abstracts entre 1927 (date du premier t o m e ) et 1973. 2 Dans l'index nous avons repéré, p o u r c h a q u e année; t o u t e s les publications signalées a u x rubriques «sleep» et «dream» (et à t o u t e s leurs sous-rubriques) ou à des rubriques voisines c o m m e «dreaming» par exemple. N o u s avons é v i d e m m e n t veillé à ce q u ' u n article cité dans plusieurs rubriques ne soit c o m p t é q u ' u n e seule fois. Les publications répertoriées dans u n v o l u m e des abstracts sont parfois antérieures à l'année de p a r u t i o n de ce volume mais cela ne change pas la p h y s i o n o m i e d ' u n e évolution qui s'étale sur quarante-sept années, d ' a u t a n t plus que n o u s avons regroupé les années en classes de six. Les Psychological abstracts ne sont pas exhaustifs et il est certain q u ' u n certain n o m b r e de revues de physiologie ne sont pas analysées. T o u t e f o i s des revues de physiologie considérées c o m m e i m p o r t a n t e s figurent dans les listes des j o u r n a u x dépouillés que ceux-ci soient ou n o n de langue anglaise. Les critères de sélection m a n i f e s t e m e n t ne restent pas invariants, l'évolution de la psychologie qualitativem e n t et q u a n t i t a t i v e m e n t faisant apprécier d i f f é r e m m e n t , au cours du temps, ce qui p e u t être considéré c o m m e des c h a m p s connexes. Le n o m b r e total de revues f i g u r a n t dans la liste des Psychological abstracts était de 2 6 8 en 1927 et de 8 2 1 en 1973. Le n o m b r e de revues p u b l i a n t des articles sur le sommeil ou le rêve était, p o u r ces m ê m e s années, de 18 et de 110. 3 N o u s n ' a v o n s fait q u ' u n travail statistique simple ; le m o d e de repérage des publications n'utilisant que d e u x entrées (sommeil et rêve) laisse sans aucun d o u t e é c h a p p e r des articles i m p o r t a n t s p o u r l'histoire des travaux sur le sommeil du seul fait q u e ces articles ne p o r t a i e n t pas e x p l i c i t e m e n t sur le sujet. A l'inverse on p e u t r a i s o n n a b l e m e n t c o n j e c t u r e r que des publications sur le sommeil sont d i r e c t e m e n t entrées dans les «archives de la science» ( p o u r parler c o m m e Price). P o u r é c h a p p e r à ces objections il n o u s aurait fallu considérer le c o n t e n u des articles mais cela n o u s aurait alors posé des p r o b l è m e s interminables d ' i n t e r p r é t a t i o n . Il était de loin préférable p o u r u n tel travail d ' e s t i m a t i o n de s'en tenir à u n e définition simple de l'univers à considérer. Avec les d o n n é e s f o u r n i e s par les Psychological
abstracts
on observe d o n c u n e
Objets et méthodes de l'étude
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Evolution du nombre de publications (d'après Psychological abstracts) Années 1927-1932 1933-1938 1939-1944 1945-1950 1951-1956 1957-1962 1963-1968 1969-1973 (cinq ans)
de 1927 à 1973
Nombre moyen de publications par année 36 52 34 32 50 56 164 336
NOTE : Les nombres sont arrondis à l'unité.
baisse de production dans le domaine du sommeil dans les années 40, baisse due sans aucun doute à la deuxième guerre mondiale. Dans les années 50, on retrouve la production des années 30 et ce n'est qu'après 1960 que'se manifeste une croissance de plus en plus rapide du nombre des publications. Cette évolution corrobore ce que nous ont dit un certain nombre de spécialistes du domaine selon lesquels, jusqu'en 1960, les chercheurs travaillant sur le sommeil étaient en petit nombre. En 1961 Webb (573) utilisant comme nous les Psychological abstracts pour une période plus courte (1940-1959) montrait que sur l'ensemble des documents analysés par cette revue, le pourcentage moyen d'«abstracts» portant sur le sommeil (à l'exclusion du rêve) est de 0,267 pour la période considérée. Sur la base de deux autres sources d'information Webb concluait que le sommeil était un thème d'étude négligé. Rappelons que les premiers travaux de Dement datent de 1957 (quatre ans après ceux d'Aserinsky), que ceux de Jouvet sur l'atonie musculaire sont de 1959 et que c'est en 1965 que Jouvet publie ses premiers travaux sur le rôle des monoamines dans la régulation du sommeil. La deuxième édition du livre de Kleitman Sleep and wakefulness (208) paraît en 1963 (la première édition avait paru en 1939) et l'ouvrage de Oswald Sleeping and waking (273) est publié en 1962. S. Crawford dans son travail sur les communications informelles entre les chercheurs travaillant sur le sommeil et sur le rêve présente un tableau dont les données sont assez différentes des nôtres. Il s'agit du nombre moyen d'articles publiés chaque année entre 1951 et 1966 en psychophysiologie du sommeil. Jusqu'en 1965 l'auteur Années avant 1950 1951-1955 1956-1960 1961-1965 1966 total
Nombre d'articles 26 18 165 852 426 1487
NOTE : Il semble que l'auteur n'ait pas retenu l'année 1950.
Moyenne annuelle 3,6 33,0 170,4 426,0
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a utilisé u n e bibliographie de R e c h t s c h a f f e n et pour l'année 1966 elle a consulté les Psychological abstracts et l'Index medicus mais elle n'explique pas c o m m e n t elle a procédé. De m ê m e on ne sait pas quels étaient les critères utilisés par Rechtschaffen pour m e t t r e au p o i n t sa bibliographie qui était p r o b a b l e m e n t sélective, ce que semble traduire le n o m b r e très faible d'articles retenus (vingt-six) jusqu'en 1950. Même en ne prenant que les articles qui ne traitent que de psychophysiologie du sommeil (et n o n les articles qui peuvent avoir eu u n e influence sur ce t y p e de travaux) ce n o m b r e ne semble pas correspondre à la p r o d u c t i o n réelle jusqu'en 1950. Le brusque saut en 1966 de 170 à 4 2 6 s'explique sans aucun d o u t e par l'hétérogénéité des critères utilisés par R e c h t s c h a f f e n p o u r sa bibliographie et par Crawford pour repérer la p r o d u c t i o n de 1966. Pour la période englobant 1966 nous avons obtenu, quant à nous, u n e m o y e n n e de 164 publications (pour 1966 nous avions 156). Peut-on imputer la grosse différence avec Crawford au recours à l'Index medicus ou à l'utilisation de critères différents de sélection ou aux deux? Il est difficile de se prononcer avec l'information d o n t nous disposons. Il est clair en t o u t cas que nos données ne sont pas homogènes à celles de Crawford et il est plus que vraisemblable que les données présentées par Crawford ne sont pas elles-mêmes homogènes. Ce qui est intéressant c'est que toutes les statistiques qui sont présentées f o n t apparaître u n e croissance rapide des travaux sur le sommeil et le rêve et que la courbe, q u ' o n peut légitimement supposer être logistique c o m m e toutes les courbes de production scientifique sur u n sujet donné, n'a pas encore atteint son p o i n t d'inflexion. Crawford p o u r la période allant de 1964 à 1967 a tenté aussi de déterminer le n o m b r e de chercheurs s'occupant de sommeil et de rêve aux Etats-Unis. Elle a sollicité par e n q u ê t e postale 6 1 8 personnes et elle a o b t e n u 4 2 7 réponses. Sur les 4 2 7 , 218 ont indiqué qu'ils travaillaient encore dans le domaine et 197 ont répondu qu'ils avaient cessé de travailler sur le sujet ou bien que celui-ci était périphérique par rapport à leur centre d'intérêt actuel. Si on fait l'hypothèse que la p r o p o r t i o n des chercheurs travaillant sur le sommeil était la m ê m e p o u r les 6 1 8 sollicités que p o u r les 427 qui ont répondu on obtient, p o u r cette é p o q u e aux Etats-Unis, environ 315 chercheurs s'occupant de sommeil et de rêve. Sur la liste de l'APSS d o n t nous avons parlé plus haut on c o m p t a i t , au d é b u t des années 70, 669 inscrits d o n t 576 Américains. La première liste de la Société européenne de la recherche sur le sommeil c o m p t a i t presque 200 noms. On voit donc que le n o m b r e de chercheurs consacrant t o u t ou u n e partie de leur temps aux travaux sur le sommeil et le rêve est loin d'être négligeable.
CHOIX DE NOS OBJETS D'ETUDE
Si on veut traiter des travaux sur le sommeil ne faut-il pas t e n t e r de d o n n e r u n e définition de ce q u ' o n e n t e n d par sommeil? A cette question O. Petre-Quadens répond de manière très n e t t e en 1974 (285) lorsqu'elle écrit : «Il n'existe pas de définition inéquivoque du sommeil.»
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Remarquons tout d'abord que des chercheurs travaillant dans des domaines très différents (la physiologie et la psychanalyse par exemple) auront des discours hétérogènes sur le sommeil, ce qui rend peu probable qu'il puisse exister une même définition qui conviendrait à tous. D'autre part, comme nous le verrons plus loin, il a été montré depuis quelques décennies qu'il existe plusieurs types de sommeil qu'on peut caractériser par un certain nombre de critères (mouvements des yeux, tracé électroencéphalographique, médiateurs chimiques e n j e u ) et il est donc difficile d'englober dans une même définition des états aussi différents. La définition ancienne qui opposait l'état de sommeil à l'état de veille n'est même plus valable actuellement si, par exemple, on se réfère au critère électroencéphalographique qui fait apparaître plus de similitudes entre l'état de veille et l'état paradoxal (Jouvet) qu'entre ce dernier et l'état de sommeil lent. En 1913 Piéron écrivait (287) : «Un homme endormi se distingue essentiellement d'un homme éveillé par son absence d'activité» et aussi : Le sommeil normal consiste en une suspension des fonctions sensorimotrices entraînant la disparition plus ou moins complète de l'activité spontanée, de l'élaboration des réactions et une diminution variable, mais pouvant être très considérable, de l'excitabilité sensorielle en tant qu'elle provoque des réactions (réflexes tendineux et cutanés, mouvements de défense). Cette définition très générale ne convient pas pour des types particuliers de sommeil où il existe une activité «intégrée», comme dans le somnambulisme, et elle est évidemment datée — c'est-à-dire qu'elle n'est pas suffisante pour rendre compte par exemple du fait que pendant certains états de sommeil il existe une activité neuronale très importante. Il est donc illusoire de vouloir donner une définition du sommeil. Toute définition dépend d'un état des connaissances à un moment donné et elle se réfère à des modèles et des langages particuliers qui ne la rendent pas acceptable par l'ensemble des chercheurs. Ces remarques devraient donc normalement conduire à faire l'histoire des recherches et des conceptions concernant le sommeil. Mais ce serait un travail immense que nous devons sagement laisser aux historiens de la biologie et de la psychologie. Le lecteur qui souhaiterait avoir une vue un peu globale du problème pourra se reporter au livre déjà cité de Piéron (287) publié en 1913 et à celui de Kleitman publié cinquante ans plus tard en 1963 (208). 4 Il y trouvera non seulement un état des travaux et des techniques utilisées mais aussi un exposé sur les grandes théories du sommeil, les discours qu'on est tenté de qualifier de poétiques comme ceux qu'on considérera scientifiques, la frontière du poétique variant, à n'en pas douter, au cours du temps. Il ne sera donc question ni d'Alcméon de Crotone, ni d'Héraclite, ni d'Empédocle d'Agrigente, ni d'Epicure, ni même de Lucrèce malgré Moruzzi (260) qui est tenté d'en faire un précurseur de la théorie de la déafférentation. Nous avons aussi renoncé à exposer non seulement les théories plus récentes, nombreuses depuis le dix-
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n e u v i è m e siècle ( t h é o r i e s plus o u m o i n s liées à des o b s e r v a t i o n s ) mais aussi les trav a u x e m p i r i q u e s d o n t certains, à n ' e n pas d o u t e r , o n t eu u n e g r a n d e i n f l u e n c e sur les c o n c e p t i o n s m o d e r n e s du s o m m e i l . S i g n a l o n s q u e Piéron e n 1 9 1 3 d o n n e e n v i r o n 7 0 0 r é f é r e n c e s e t q u e la b i b l i o g r a p h i e d e K l e i t m a n , en 1 9 6 3 , c o m p o r t e 4 3 3 7 titres — ce q u i d o n n e u n e idée de l ' a m p l e u r de la t â c h e q u i n o u s a t t e n d a i t si n o u s avions v o u l u , m ê m e d e m a n i è r e cursive, f a i r e u n e h i s t o i r e des t r a v a u x et r é f l e x i o n s sur le sommeil. A ce p o i n t il est u t i l e d e préciser n o s o b j e c t i f s et d e m o n t r e r , aussi c l a i r e m e n t que possible, les l i m i t e s d e n o t r e e n t r e p r i s e , ce q u i f e r a c o m p r e n d r e n o n s e u l e m e n t nos «oublis» h i s t o r i q u e s mais les d é c i s i o n s q u e n o u s avons dû p r e n d r e en ce q u i c o n c e r n e les t r a v a u x c o n t e m p o r a i n s sur le s o m m e i l . En p r i o r i t é n o u s a v o n s voulu r e t r a c e r le d é v e l o p p e m e n t des é t u d e s sur le s o m m e i l et le rêve d e p u i s 1 9 5 3 , c ' e s t - à - d i r e d e p u i s la d é c o u v e r t e p a r A s e r i n s k y e t K l e i t m a n des m o u v e m e n t s o c u l a i r e s r a p i d e s p e n d a n t u n e p h a s e d é t e r m i n é e du s o m m e i l . Mais bien e n t e n d u pas d e t o u t e s les é t u d e s . Un tel travail de s y n t h è s e n ' a m ê m e pas é t é e n t r e p r i s p a r les spécialistes e t il é t a i t é v i d e m m e n t h o r s d e p o r t é e p o u r n o u s . N o u s a v o n s o p t é p o u r d e u x g r a n d s c o u r a n t s : d ' u n e p a r t celui q u i c o m m e n c e avec la d é c o u v e r t e d ' A s e r i n s k y en 1 9 5 3 et d ' a u t r e p a r t celui q u i v o i t le j o u r en F r a n c e grâce a u x t r a v a u x d e J o u v e t e t Michel en 1 9 5 9 . Mais là e n c o r e u n e p r é c i s i o n s'impose. En ce qui c o n c e r n e les t r a v a u x d e J o u v e t n o u s a v o n s d é c i d é d e c e n t r e r n o t r e e x p o s é sur d e u x d é c o u v e r t e s e x t r ê m e m e n t i m p o r t a n t e s , l ' a t o n i e m u s c u l a i r e e t le rôle des m o n o a m i n e s d a n s le d é t e r m i n i s m e d e la veille e t d u s o m m e i l . Il n e sera d o n c pas q u e s t i o n d e t o u t e s les r e c h e r c h e s d e J o u v e t et d e son école, e t n o u s n ' e s s a i e r o n s m ê m e pas de m o n t r e r quelle a é t é la p o s t é r i t é d e ces t r a v a u x n o v a t e u r s . 5 N o t r e seul o b j e c t i f é t a i t d e c o m p r e n d r e la genèse des d e u x d é c o u v e r t e s ; quel a é t é le rôle des c o m m u n i c a t i o n s e n t r e d o m a i n e s ou disciplines, le rôle d e l ' e m p r u n t des t e c h n i q u e s , de la f o r m a t i o n des c h e r c h e u r s , le rôle des c h o i x à r é f é r e r à c e t t e f o r m a t i o n et aussi à u n e « p o l i t i q u e » , en b r e f , n o u s a v o n s c h e r c h é p a r l ' e x a m e n a t t e n t i f d e c e r t a i n s trav a u x d e l ' E c o l e d e L y o n , à é l a b o r e r plus a v a n t la n o t i o n d e s t r a t é g i e d e r e c h e r c h e q u e n o u s a v o n s s o m m a i r e m e n t d é f i n i e d a n s la p r e m i è r e p a r t i e d e ce r a p p o r t . Il n e p o u v a i t pas ê t r e q u e s t i o n n o n plus d e parler d e t o u s les t r a v a u x qui, à u n degré ou à u n a u t r e , p r o c è d e n t des r e c h e r c h e s d ' A s e r i n s k y , D e m e n t et K l e i t m a n d a n s les a n n é e s 50. Il fallait là aussi f a i r e u n c h o i x . A p r è s avoir r é s u m é les a p p o r t s de ces trois a u t e u r s e n t r e 1 9 5 3 et 1 9 5 8 n o u s a v o n s décidé d e suivre les r e c h e r c h e s sur le rêve et l'activité m e n t a l e p e n d a n t le s o m m e i l e t aussi les r e c h e r c h e s sur la priv a t i o n de «rêve» q u i s o n t l a n c é e s en 1 9 6 0 p a r u n article d e D e m e n t . C o m m e p o u r les t r a v a u x d e J o u v e t n o u s t e n t e r o n s d e déceler les e m p r u n t s d e n o t i o n s e t d e techn i q u e s mais l ' i n f o r m a t i o n d o n t n o u s d i s p o s o n s ne n o u s p e r m e t t r a pas, au m ê m e degré, d e n o u s p r o n o n c e r sur les stratégies d e r e c h e r c h e . Par c o n t r e le f a i t d e rapp o r t e r des t r a v a u x é l a b o r é s d a n s u n g r a n d n o m b r e d e c e n t r e s d e r e c h e r c h e avec des o p t i q u e s d i f f é r e n t e s , des m é t h o d e s h é t é r o g è n e s , n o u s placera d a n s u n e p o s i t i o n privilégiée p o u r r e p é r e r les m o d è l e s ou p r é s u p p o s é s sous-jacents à c e r t a i n s c o u r a n t s qui, a u - d e l à des t e c h n i q u e s e t des m é t h o d e s et a u - d e l à des r é s u l t a t s , j o u e n t u n rôle capital d a n s l ' é l a b o r a t i o n d ' u n savoir qui se v e u t universel.
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Nous avons considéré qu'il serait impossible de comprendre les travaux modernes sur le sommeil si nous ne faisions pas une place dans notre exposé à la découverte fondamentale par Moruzzi et Magoun (en 1 9 4 9 ) du système réticulaire activateur ascendant et à celle de Batini et al. ( 1 9 5 8 - 9 ) sur la section médiopontique prétrigéminale. Mais la découverte de 1949 ne prend un sens que rapportée aux travaux antérieurs de Magoun, à ceux de son maître Ranson et, d'une manière plus générale, aux travaux de l'Ecole de Chicago dans les années 30. Nous étions donc irrésistiblement attirés vers l'histoire. Placés sur ce terrain il nous fallait être sélectifs sinon nous courions le risque d'être entraînes dans un travail que nous serions incapables de mener à son terme. Il est toujours difficile de faire des choix. Les nôtres peuvent se justifier de la manière suivante : tout d'abord nous avons voulu faire état du grand débat qui, dans les années 30, opposait l'Ecole de Chicago au physiologiste suisse Hess, débat capital puisqu'il concernait la nature active ou passive du sommeil ; il nous fallait évidemment rappeler les positions de Bremer (dont Moruzzi fut l'élève dans les années 30), théoricien de la déafférentation et inventeur de la technique du cerveau isolé et de l'encéphale isolé, dont l'influence se fera sentir très tard dans les polémiques et les recherches expérimentales sur le sommeil. Les recherches de Hess portant sur un centre du sommeil viennent après les travaux d'anatomo-pathologie de von Economo et Marinesco qui eux-mêmes succèdent aux observations de Mauthner en Allemagne et du médecin lyonnais Gayet. Nous avons donc pris le parti de ne donner que des éléments d'histoire récente concernant moins des théories que des travaux expérimentaux ou cliniques, 6 travaux sélectionnés en fonction de leur pertinence par rapport à la découverte de Moruzzi et Magoun. Nous sommes parfaitement conscients que, même dans cette optique restreinte, notre histoire est incomplète. Mais le lecteur compétent ne devra jamais oublier le point de vue adopté pour ce travail, avant de nous désigner des omissions qui ont très souvent été délibérées. Il nous a semblé aussi que nous ne pouvions pas ne pas parler de Piéron et de ses travaux sur l'hypnotoxine, même si ceux-ci ne sont pas dans le droit fil des recherches auxquelles nous venons de faire allusion. L'idée que «quelque chose» qui «s'accumule» pendant la veille est «éliminé» pendant le sommeil est considérée par Jouvet ( 1 8 7 ) comme naïve mais c'est aussi, selon le même auteur, une idée qui a tracé la voie à ce que l'on appelle actuellement la «neurophysiologie humide» dont on mesurera l'importance dans le chapitre consacré à Jouvet et à ses collaborateurs. Nous ne pouvions éviter d'évoquer ni les travaux récents de l'équipe de Dell sur le noyau du faisceau solitaire qui ont conduit à mettre en question la théorie sérotoninergique de Jouvet ni ceux, plus anciens, qui avaient fort peu à voir avec le sommeil mais qui, par leur logique, ont conduit de jeunes chercheurs à questionner des résultats qui paraissaient assez sûrs il y a encore quelques années. Enfin dans quelque domaine du savoir que ce soit on ne peut négliger le rôle des techniques. Lorsqu'on rapportera des découvertes de Jouvet on décrira brièvement la technique d'histofluorescence qui, au début des années 60, a été décisive pour la théorie monoaminergique du sommeil. A chaque fois que cela nous a semblé impor-
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t a n t n o u s a v o n s signalé, au c o u r s du t e x t e , les t e c h n i q u e s utilisées (la s t é r é o t a x i e par R a n s o n p a r e x e m p l e ) e t d ' u n e m a n i è r e g é n é r a l e les dispositifs d ' o b s e r v a t i o n . N o u s avons cru t o u t e f o i s devoir t r a i t e r à p a r t d e u x t e c h n i q u e s l a r g e m e n t utilisées p a r les p h y s i o l o g i s t e s et p s y c h o l o g u e s q u i o n t travaillé e t travaillent sur le s o m m e i l et le rêve : l ' é l e c t r o - e n c é p h a l o g r a p h i e (EEG) d ' u n e p a r t , l ' é l e c t r o - o c u l o g r a p h i e (EOG) d e l ' a u t r e . Ces t e c h n i q u e s s o n t c o n s i d é r é e s p a r u n c e r t a i n n o m b r e d e p h y s i o l o g i s t e s c o m m e assez grossières mais il é t a i t , c r o y o n s - n o u s , nécessaire d e souligner d a n s l'exposé le rôle i m m e n s e qu'elles o n t j o u é d a n s les é t u d e s sur le s o m m e i l et le rêve depuis plusieurs d é c e n n i e s . A vrai dire, le l e c t e u r s ' e n a p e r c e v r a très vite, à p e u près t o u s les t r a v a u x m o d e r n e s sur le s o m m e i l e t le rêve u t i l i s e n t l'EEG e t l'EOG et, p o u r ne c i t é r qu'elles, les d é c o u v e r t e s d ' A s e r i n s k y , D e m e n t et J o u v e t d a n s les a n n é e s 50 n ' a u r a i e n t t o u t s i m p l e m e n t pas é t é possibles sans l ' e x i s t e n c e d e ces d e u x t e c h n i q u e s . Telles s o n t b r i è v e m e n t e x p o s é e s les o p t i o n s q u e n o u s a v o n s cru devoir p r e n d r e . Le l e c t e u r n e t r o u v e r a d o n c rien (sauf p e u t - ê t r e des r e m a r q u e s o u allusions r a p i d e s ) sur u n c e r t a i n n o m b r e d e c o u r a n t s très vivants à l ' h e u r e a c t u e l l e d a n s la r e c h e r c h e sur le s o m m e i l et le r ê v e . 7 N o u s n e c i t e r o n s q u e q u e l q u e s e x e m p l e s . — D a n s le c h a p i t r e sur la p r i v a t i o n d e rêve n o u s f a i s o n s allusion a u x t r a v a u x sur les r e l a t i o n s e n t r e l ' a p p r e n t i s s a g e , la m é m o i r e et le s o m m e i l , en p a r t i c u l i e r le s o m m e i l p a r a d o x a l ( B l o c h et V a l a t x en F r a n c e ) . — Les r e c h e r c h e s sur l ' o n t o g é n è s e du s o m m e i l s o n t d é j à a n c i e n n e s mais elles se s o n t m u l t i p l i é e s d a n s les q u i n z e o u vingt d e r n i è r e s années. Elles s o n t p r a t i q u é e s sur l ' h o m m e m a i s aussi sur d e n o m b r e u x a n i m a u x (chez l ' h o m m e , D r e y f u s - B r i s a c , M o n o d , P a r m e l e e , D i t t r i c h o w a ; chez l ' a n i m a l , J o u v e t et J o u v e t - M o u n i e r avec le c h a t o n par exemple). — La p a t h o l o g i e du s o m m e i l et sa m é d i c a t i o n f o n t a c t u e l l e m e n t l ' o b j e t d e n o m b r e u s e s r e c h e r c h e s t a n t en F r a n c e q u ' à l ' é t r a n g e r . C i t o n s , en F r a n c e , P a s s o u a n t et C a d i l h a c ( q u i travaillent d ' a u t r e p a r t sur l'épilepsie) e t S c h e f f e r . Signalons q u e D e m e n t s ' o c c u p e m a i n t e n a n t , lui aussi, d e ces p r o b l è m e s (son c e n t r e d e r e c h e r c h e à S t a n f o r d s ' a p p e l l e «Sleep d i s o r d e r s clinic a n d l a b o r a t o r y » ) . — U n e a u t r e d i r e c t i o n d e r e c h e r c h e est celle q u i c o n c e r n e les p h é n o m è n e s d ' e n d o r m i s s e m e n t ; ces p h é n o m è n e s s o n t é t u d i é s soit d u p o i n t d e vue b i o c h i m i q u e p a r M o n n i e r à Bâle p a r e x e m p l e (mise en é v i d e n c e d ' u n f a c t e u r p e p t i d i q u e du sommeil), soit du p o i n t d e vue é l e c t r i q u e ( r y t h m e d ' a s s o u p i s s e m e n t , r y t h m e de veille i m m o b i l e p a r A. R o u g e u l e t Buser en F r a n c e ) . — Les i n c i d e n c e s du travail d e n u i t sur la n a t u r e du s o m m e i l et d ' u n e m a n i è r e générale les r e l a t i o n s e n t r e le s o m m e i l et la vie d e travail r e ç o i v e n t a c t u e l l e m e n t b e a u c o u p d ' a t t e n t i o n d e la p a r t des physiologistes, des m é d e c i n s et des p s y c h o l o g u e s d a n s des é t u d e s où les s y n d i c a t s f a c i l i t e n t s o u v e n t le travail des c h e r c h e u r s (en F r a n c e , Lille, B e n o î t e t F o r ê t p o u r ne citer q u e q u e l q u e s n o m s ) . — Les v a r i a t i o n s de diverses s é c r é t i o n s h o r m o n a l e s ( h o r m o n e d e croissance, horm o n e s sexuelles) au c o u r s du n y c t h é m è r e s o n t é t u d i é e s p a r d e très n o m b r e u x a u t e u r s d e p u i s u n e dizaine d ' a n n é e s . Ce s o n t des t r a v a u x q u i p r e n n e n t actuellem e n t u n e a m p l e u r c o n s i d é r a b l e en p a r t i e d u e à l'espoir q u ' o n p o u r r a t r o u v e r q u e l l e est la f o n c t i o n du s o m m e i l . C i t o n s Oswald à E d i n b u r g h , T a k a h a s h i e t
Objets et m é t h o d e s de l ' é t u d e
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Honda au Japon, et en France les laboratoires d'Assenmacher, de Passouant, de Cadilhac à Montpellier, de Faure à Bordeaux.
MODES D'APPROCHE ET MATERIAUX UTILISES
Au tout début de l'étude pour faire une exploration rapide du territoire du sommeil et du rêve nous avons eu recours à des experts qui nous ont considérablement aidés à repérer les grands axes de recherche, les tendances, les écoles et aussi les laboratoires et les chercheurs qui travaillent dans le domaine. Ces conseillers techniques nous ont été d'un grand secours. Notre recueil d'information s'est alors orienté dans deux directions : d'une part constituer une bibliographie aussi complète que possible pour les secteurs que nous avions choisi d'étudier, bibliographie très vaste comme le lecteur pourra en juger par le nombre de références que nous citons à la fin de ce livre ; d'autre part obtenir des renseignements des chercheurs eux-mêmes, de ceux qui travaillent directement sur le sommeil comme d'un certain nombre d'autres ayant le sommeil ou le rêve comme intérêt périphérique. Pour la France et trois autres pays européens nous avons adopté la formule de l'entretien avec un guide comportant des questions que nous posions à tout le monde (sur la formation, le type de travail effectué, les choix dans la carrière) et des questions que nous ne posions que si notre interlocuteur était qualifié. Par exemple en ce qui concerne l'histoire des recherches dans les trente ou quarante dernières années un professeur qui a vécu ou a été à l'origine de certaines découvertes est évidemment un informateur précieux, ce que ne peut être un jeune chercheur au début de sa carrière. Nous avons interviewé quarante-cinq personnes. Deux professeurs très éminents ont accepté de nous voir deux fois à des moments différents de notre étude. Certains entretiens ont été faits avec deux chercheurs (deux cas) et même trois (un cas). Nous avons donc en tout quarante-trois entretiens. Ces quarante-trois entretiens ont été faits dans vingt-trois laboratoires différents, ce qui ne peut surprendre étant donné la dispersion des recherches sur le sujet et le petit nombre de centres travaillant exclusivement sur le sommeil. Mentionnons toutefois que dix entretiens sur les quarante-trois proviennent d'un même laboratoire. Pour des raisons financières nous n'avons pu nous rendre dans des pays éloignés de la France où la recherche sur le sommeil est extrêmement active. C'est le cas en particulier pour les Etats-Unis. Nous avons alors décidé de soumettre un questionnaire aux chercheurs qu'on nous avait indiqués ou que nos lectures nous avaient désignés comme particulièrement éminents. Ce questionnaire comportait douze questions regroupées en trois grandes catégories : — la formation (jusqu'à la thèse, les spécialisations ultérieures) — les recherches effectuées au cours de la carrière (celles qui sont considérées importantes, l'influence des hommes et des travaux sur les choix) — l'histoire du domaine (dans les vingt-cinq dernières années et dans la période plus ancienne ; les techniques, les découvertes, les travaux portant ou non sur le
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Objets et méthodes de l'étude
sommeil qui o n t eu u n e influence décisive de leur p o i n t de vue). Nous avons reçu q u a t o r z e réponses p o u r t r e n t e - d e u x questionnaires envoyés, ce qui est assez peu, mais on doit signaler que les é m i n e n t s p a r m i c e t t e liste d ' é m i n e n t s o n t r é p o n d u plus q u e les autres. Sans trahir u n grand secret on p e u t dire q u e les trois chercheurs qui p e u v e n t être v r a i m e n t considérés c o m m e les pères f o n d a t e u r s des recherches nouvelles sur le sommeil (par leurs travaux des années 50 et après) o n t l o n g u e m e n t r é p o n d u à nos questions et que d e u x d ' e n t r e e u x nous o n t f o u r n i des renseignements c o m p l é m e n t a i r e s lorsqu'ils o n t été de nouveau sollicités. On ne saurait t r o p souligner l ' i m p o r t a n c e de l'aide a p p o r t é e par de tels i n f o r m a t e u r s . M e n t i o n n o n s aussi q u e n o u s avons mis à p r o f i t la tenue, en Italie, au p r i n t e m p s 1974, de d e u x r é u n i o n s scientifiques exclusivement consacrées au sommeil p o u r aller n o u s e n t r e t e n i r , de m a n i è r e très informelle, avec u n e b o n n e dizaine de chercheurs q u e n o u s n ' a u r i o n s pas pu r e n c o n t r e r dans d ' a u t r e s circonstances. 8 Ces entretiens i n f o r m e l s étaient consignés, de m é m o i r e , aussi t ô t que possible après la rencontre. Nous devons à la vérité de dire que n o u s avons, par c e t t e m é t h o d e , glané des renseignements i m p o r t a n t s q u e des dizaines d ' e n t r e t i e n s en b o n n e et d u e f o r m e ne nous auraient pas révélés. N o u s avons aussi suivi les c o n f é r e n c e s et les débats, ce qui n o u s a b e a u c o u p éclairé sur les t e n d a n c e s , les m o d e s d ' a p p r o c h e et les modèles utilisés et n o u s a app o r t é des i n f o r m a t i o n s q u a n t au c o n t e n u qui n o u s o n t été très utiles au m o m e n t de la rédaction. Un dernier p o i n t qui vaut d ' ê t r e signalé : n o u s ne s o m m e s en a u c u n e sorte des spécialistes de psychophysiologie, m ê m e si ce c h a m p nous est m o i n s étranger (beauc o u p m o i n s devons-nous dire) q u e la p h y s i q u e des particules élémentaires p o u r ne citer qu'elle. T o u t e f o i s certains t r a v a u x dans le d o m a i n e du sommeil s o n t devenus très ésotériques, lorsqu'il s'agit de biochimie par exemple. On risquait d o n c n o n seulement d ' ê t r e incapable de lire des articles qu'il n o u s fallait a b s o l u m e n t comp r e n d r e mais aussi de ne pas pouvoir suivre u n c h e r c h e u r auquel nous d e m a n d i o n s de r a c o n t e r ses travaux. N o u s avons donc décidé au cours de l ' a n n é e 1973 d'app r e n d r e les r u d i m e n t s de biochimie qui n o u s p e r m e t t r a i e n t de m e n e r n o t r e é t u d e c o m m e n o u s l'avions envisagé au d é p a r t . Un agrégé de b i o c h i m i e (M. H a m o n , m e m b r e du L a b o r a t o i r e de neurophysiologie générale du Collège de F r a n c e ) a bien voulu accepter de n o u s aider dans c e t t e entreprise difficile.
NOTES 1.
Au moment où nous achevons la correction de notre manuscrit (juillet 1976) nous apprenons que la maison d'édition Elsevier s'interroge sur la possibilité de lancer une nouvelle revue qui s'intitulerait «Sleep research» et qui publierait des travaux dans différents domaines (neurologie, biochimie, endocrinologie, électrophysiologie, psychologie et peut-être aussi le rêve — «possibly dreaming»). Il s'agit donc de rassembler des articles éparpillés dans un grand nombre de journaux et il serait intéressant de savoir quelles seront les réponses au questionnaire que Elsevier envoie aux chercheurs : Pensez-vous qu'il existe un besoin pour un tel journal? Quelle devrait être sa fréquence? De quels domaines devrait-il traiter? Avec quelles revues serait-il en compétition?
Objets et m é t h o d e s de l'étude 2.
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Nous avons pris les Psycbological abstracts pour des raisons de c o m m o d i t é ; c'est en effet u n e revue qui nous était aisément accessible et dont n o u s pouvions consulter la totalité des t o m e s depuis sa création en 1927. Il aurait été très lourd de consulter d'autres «abstracts» c o m m e les Biological abstracts ou les International abstracts of biological sciences et de faire une s o m m e (sans répétition) des articles parus une année donnée, le retard de parution des résumés n ' é t a n t pas le même pour les différentes revues. Dans le volume 1 de Sleep research paru en 1972 le Brain information service qui publie cette revue signale que la littérature sur le sommeil pour 1971 comprend plus de 550 articles puisés dans près de 200 j o u r n a u x différents. Il est donc évident que les Psychological abstracts ne couvrent pas l'ensemble de la littérature sur le domaine du sommeil car, pour la m ê m e année, ils ne recensent que 367 publications (parues en 1971 mais aussi en 1970). La première édition du livre de Kleitman date de 1939. Le lecteur pourra aussi consulter Claparède qui dans son article de 1912 (68) faisait une revue d'un certain n o m b r e de théories du sommeil. Pour les travaux plus récents les gros chapitres de Moruzzi (264) et Jouvet (187) publiés en 1972 a p p o r t e r o n t beaucoup d ' i n f o r m a t i o n . Dans u n travail publié en 1972 sur le rôle des monoamines dans le cycle veille-sommeil (187) Jouvet cite plus de 7 5 0 références. Cela ne vise q u ' à distinguer les travaux empiriques (toujours liés on le sait bien à des théories) des théories «spéculatives» qui n ' o n t pas m a n q u é dans le domaine du sommeil. On doit toutefois signaler que dans les chapitres sur l'activité mentale et la privation de rêve la pensée de Freud est p a r t o u t présente et que nous ferons souvent référence à ses travaux. La première réunion, tenue à Bardolino, portait sur «L'étude expérimentale du sommeil chez l'homme» ; la deuxième, à Rome, était «Le deuxième congrès européen de la recherche sur le sommeil». Nous n'avons pas c o m p t é ces entretiens «de couloir».
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Eléments d'histoire
UNE THEORIE HUMORALE DU SOMMEIL : L'HYPNOTOXINE DE PIERON
Piéron (287) posa le problème du sommeil en partant de la constatation suivante : il est possible de résister au sommeil mais, à mesure que cette résistance se prolonge, le besoin de dormir devient de plus en plus impérieux et peut aboutir à un véritable coma, voire à la mort. La question était donc de savoir «ce qui varie de façon continue pour rendre de plus en plus violente la nécessité de sommeil.» Le facteur en cause risquant, chez l'animal endormi, d'être modifié par le sommeil, il valait mieux le rechercher chez l'animal sur le point de s'endormir et cette recherche pouvait être rendue plus aisée par une insomnie expérimentale. Piéron utilisa des chiens qu'il privait de sommeil en les forçant à marcher entre neuf heures du soir et cinq heures du matin autour de la Sorbonne (où se trouvait son laboratoire). Le reste du temps, les animaux subissaient des excitations répétées (appels, caresses, etc.) et étaient attachés par une chaîne dont la longueur leur permettait de s'asseoir mais non de s'étendre. Les examens portaient sur l'état général, les fonctions sensorimotrices, l'activité végétative (pouls, température, pression sanguine), les échanges gazeux de la respiration, la composition du sang et du liquide céphalo-rachidien ainsi que, après sacrifice de l'animal, sur les modifications cellulaires du système nerveux. C'est sur ce dernier point que les résultats parurent à Piéron les plus probants. 1 Les grandes cellules pyramidales et les cellules polymorphes de la région frontale se montraient constamment atteintes lorsque le besoin de sommeil était devenu très intense. Piéron pensa que ces altérations pouvaient être dues à une action toxique consécutive à l'insomnie ; il chercha à les reproduire, de même que le besoin de sommeil, en faisant pénétrer dans l'organisme normal des éléments empruntés à l'organisme insomnique. Diverses voies d'introduction furent essayées (péritonéale, rachidienne, vasculaire, intra-cérébrale), la plus efficace s'avérant l'injection directe dans le quatrième ventricule. Les produits injectés étaient tantôt du liquide céphalo-rachidien, tantôt du sérum, tantôt des extraits cérébraux. 2 Ils étaient prélevés soit sur des animaux
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normaux, pour constituer un groupe témoin, soit sur des animaux insomniques. T o u s les chiens ayant reçu des «liquides insomniques» présentèrent des modifications cellulaires typiques et une s o m n o l e n c e plus ou moins nette, comparables à celles constatées chez les donneurs. Chez ces derniers, le degré d'altération des neurones était en rapport avec l'intensité du besoin de dormir. D'autre part ces altérations régressaient ou disparaissaient si on permettait à l'animal (donneur ou receveur) de sommeiller ou de dormir, ce qui plaidait en faveur d'un pouvoir réparateur du sommeil. L'ensemble de ces constatations conduisit Piéron à penser que le sommeil était induit par une substance qu'il dénomma « h y p n o t o x i n e » . Pour en préciser les caractéristiques, il entreprit diverses expériences qui aboutirent aux constatations suivantes : — L ' h y p n o t o x i n e devait être distinguée des substances de fatigue car m ê m e chez des animaux morts par suite d'un exercice musculaire intense (cerf forcé par une meute, animaux fatigués expérimentalement dans une «cage d'écureuil») on ne retrouvait aucune des altérations cellulaires produites par la veille prolongée. — L ' h y p n o t o x i n e possédait des propriétés qui la rapprochaient des diastases (on dirait aujourd'hui « e n z y m e s » ) ; en effet, elle ne dialysait pas, 3 elle était insoluble dans l'alcool mais soluble dans l'eau distillée et elle était détruite par l ' o x y d a t i o n ainsi que par la chaleur ( 6 5 ). — L'origine de l ' h y p n o t o x i n e semblait être encéphalique puisque l'action t o x i q u e se manifestait plus intensément avec le liquide céphalo-rachidien et les extraits cérébraux qu'avec le sérum ; c e t t e action, élaborée au sein du cerveau, provoquerait la fatigue sensorimotrice et le besoin de repos mental, tandis que les toxines élaborées au niveau du muscle (acide lactique, e t c . ) entraîneraient le besoin de repos m o t e u r . — L ' h y p n o t o x i n e agirait électivement sur des groupes cellulaires (région cruciofrontale) nécessaires au maintien de l'état de veille. C'est en se fondant sur ces observations que Piéron proposa sa théorie t o x i q u e du sommeil : «au cours du f o n c t i o n n e m e n t cérébral . . . il se produit, parmi des déchets du métabolisme, un c o m p o s é ayant les propriétés des toxines et qui e x e r c e une influence e m p ê c h a n t e sur les f o n c t i o n s sensorimotrices, proportionnellement à sa concentration.» C e t t e h y p n o t o x i n e s'accumule pendant la veille et finit par provoquer des lésions capables d'entraîner la mort si on ne laisse pas s'effectuer la «réparation du sommeil». Durant celui-ci une diminution du métabolisme réduit la formation de la t o x i n e qui est éliminée ou détruite par les processus antitoxiques de l'organisme. C e t t e théorie se heurta à un certain nombre d'objections. T o u t d'abord, é t a n t donné l'importance du rôle attribué à la région frontale du cerveau, l'ablation des lobes f r o n t a u x devrait provoquer un état de sommeil permanent. Or, des ablations bilatérales effectuées chez le singe et le chien laissaient le sommeil inchangé. D'autre part, si le sommeil est dû à une auto-intoxication, il doit s'établir dès que la dose t o x i q u e est atteinte et cesser dès que le processus d'élimination a ramené la t o x i n e au-dessous du seuil efficace. L'alternance de la veille et du sommeil devrait donc
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suivre u n e p é r i o d i c i t é à c o u r t e p h a s e , ce q u i n ' e s t p a s le cas. P o u r r é p o n d r e à ces o b j e c t i o n s P i é r o n é m i t l ' h y p o t h è s e q u e l ' h y p n o t o x i n e n e devait pas p r o v o q u e r le s o m m e i l p a r i n t o x i c a t i o n d i r e c t e des é l é m e n t s cellulaires, mais en s u s c i t a n t u n r é f l e x e i n h i b i t e u r , selon la c o n c e p t i o n d e B r o w n - S é q u a r d , a r r ê t a n t le f o n c t i o n n e m e n t des c e n t r e s s e n s o r i m o t e u r s . . . et c o m p a r a b l e au r é f l e x e r e s p i r a t o i r e p r o v o q u é p a r l ' a c c u m u l a t i o n d a n s le sang d e l'acide c a r b o n i q u e . 4 C o m m e d a n s ce d e r n i e r r é f l e x e , il n ' e s t pas i m p o s s i b l e qu'il e x i s t e u n e « a n t i c i p a t i o n » , l ' e n d o r m i s s e m e n t p o u v a n t survenir a v a n t l ' a c c u m u l a t i o n d ' u n e q u a n t i t é c r i t i q u e d ' h y p n o t o x i n e . C e t t e a n t i c i p a t i o n o b é i r a i t à u n e p é r i o d i c i t é a c q u i s e p a r h a b i t u d e et p o u r r a i t ê t r e d é c l e n c h é e p a r des f a c t e u r s tels q u e la p o s i t i o n h o r i z o n t a l e o u l'obscurité. Parti d ' u n e c o n c e p t i o n p u r e m e n t h u m o r a l e , Piéron en arriva d o n c à c o n s i d é r e r le s o m m e i l c o m m e u n e s o r t e d e r é f l e x e qui, d é c l e n c h é à l'origine p a r u n f a c t e u r int e r n e ( h y p n o t o x i n e ) f i n i t , au c o u r s d e l ' é v o l u t i o n , p a r d é p e n d r e des f a c t e u r s d u milieu e x t é r i e u r q u i lui o n t é t é h a b i t u e l l e m e n t associés. 5
LA CONCEPTION ACTIVE ET LA RECHERCHE D'UN «CENTRE» DU SOMMEIL C. von
Economo
E c o n o m o é t a i t p r o f e s s e u r d e p s y c h i a t r i e e t d e n e u r o l o g i e à V i e n n e . 6 Il f u t le p r e m i e r à d é c r i r e l ' e n c é p h a l i t e l é t h a r g i q u e à la suite d e l ' é p i d é m i e q u i sévit en A u t r i c h e en 1 9 1 6 e t 1 9 1 7 . Le s y m p t ô m e le p l u s f r a p p a n t d e la m a l a d i e é t a i t u n s o m m e i l p a t h o logique, et c ' e s t ce q u i incita E c o n o m o à é t u d i e r «les causes d u s o m m e i l et la localis a t i o n d e la f o n c t i o n h y p n i q u e . » Il m o n t r a t o u t d ' a b o r d q u e «le s o m m e i l observé n ' é t a i t pas u n s y m p t ô m e d ' o r d r e général mais qu'il i n d i q u a i t u n e l o c a l i s a t i o n élective d e l ' a f f e c t i o n d a n s la s u b s t a n c e grise» q u i f a i t la t r a n s i t i o n e n t r e le m é s e n c é p h a l e et le d i e n c é p h a l e . G a y e t (en 1 8 7 5 ) puis M a u t h n e r ( 2 4 7 ) , à la s u i t e d ' o b s e r v a t i o n s analogues, a v a i e n t avancé l ' i d é e q u e l ' é t a t d e s o m m e i l p o u v a i t ê t r e dû à des a t t e i n t e s d e la région d e la c a l o t t e m é s e n c é p h a l i q u e . 7 L h e r m i t t e et C l a u d e avaient r e n c o n t r é ce s y n d r o m e d a n s d e s t u m e u r s d e la région i n f u n d i b u l a i r e . La c o n c e p t i o n d ' E c o n o m o se base sur l ' e x i s t e n c e d ' u n «appareil n e r v e u x c o m p l e x e q u i est e n r e l a t i o n d i r e c t e avec la f o n c t i o n d u s o m m e i l . » Cet appareil serait localisé d a n s la région p r é c é d e m m e n t d é c r i t e , q u i c o m p r e n d la p a r o i p o s t é r i e u r e du t r o i s i è m e v e n t r i c u l e , la région i n f u n d i b u l a i r e grise a d j a c e n t e , l ' a q u e d u c e t la c a l o t t e . E c o n o m o e n 1 9 2 5 é m i t l ' h y p o t h è s e « d ' u n c e n t r e r é g u l a t e u r du s o m m e i l c o m p o r t a n t d e u x p a r t i e s : u n c e n t r e vigile e t u n c e n t r e h y p n i q u e . » Le p r e m i e r é t a i t s i t u é p l u s e n a v a n t , au niveau d e la p a r o i l a t é r a l e du t r o i s i è m e ventricule et le s e c o n d au niveau d e la p a r o i p o s t é r i e u r e du t r o i s i è m e v e n t r i c u l e et d e la région p é r i a q u e d u c a l e .
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La proximité a n a t o m i q u e du centre de régulation du sommeil et d'autres centres végétatifs importants conduisirent E c o n o m o à é m e t t r e l'hypothèse q u e ces divers centres f o r m a i e n t u n e entité physiologique. L'action du centre hypnique consisterait en u n e coordination des différents changements qui t o u c h e n t , durant le sommeil, les systèmes végétatifs et psychiques. Ce centre jouerait le rôle d'initiateur du sommeil cérébral caractérisé par u n e extinction partielle de la conscience et par u n e conduction plus difficile au niveau du cerveau. A la suite des expériences de Pavlov, 8 E c o n o m o avança l'idée que le sommeil cérébral normal serait dû à u n e f f e t inhibiteur é m a n a n t du centre hypnique, transmis au cortex et au thalamus. Ce centre serait mis en action n o r m a l e m e n t par des substances de fatigue qui circuleraient dans le sang en quantité t r o p faible p o u r provoquer u n e intoxication mais suffisante p o u r agir spécifiquement sur le centre qui, à son tour, inhiberait, par u n processus nerveux actif, le cerveau et le thalamus provoquant ainsi le sommeil cérébral. E c o n o m o précisait que pour lui le terme de «centre» n'évoquait pas u n lieu é t r o i t e m e n t circonscrit mais p l u t ô t u n ensemble de cellules nerveuses contribuant à une même fonction.9 M. G. Marinesco En 1 9 2 0 M. G. Marinesco, médecin à Bucarest, fit u n e c o m m u n i c a t i o n à l'Académie de médecine de Paris sur l'encéphalite léthargique (243), déjà décrite par E c o n o m o en 1916-17. L'extension de la maladie à l'ensemble de l'Europe avait multiplié les formes légères ou anormales (forme ambulatoire, f o r m e m y o c l o n i q u e et méningée). Après une description séméiologíque, Marinesco exposait le résultat de ses observations histologiques : La lésion essentielle consiste en u n processus inflammatoire des petites veines et des veines précapillaires . . . On trouve des foyers d'hémorragie disséminés dans la substance grise du plancher du quatrième ventricule, de l'aqueduc de Sylvius . . . D ' u n e manière générale la substance grise est plus touchée que la substance blanche. Les lésions ne sont pas cantonnées au niveau du cerveau moyen. On peut constater une infiltration des vaisseaux du raphé, ainsi que de n o m b r e u x foyers hémorragiques sur le trajet de divers nerfs crâniens (hypoglosse, pneumogastrique). «Là où l'inflammation est intense, au niveau du pédoncule, du bulbe et m ê m e des n o y a u x dentelés du cervelet, la paroi des vaisseaux plonge dans u n e atmosphère de sang.» Marinesco mettait en évidence des lésions p r o f o n d e s au niveau du locus niger et du locus coeruleus. Il distinguait, du point de vue des s y m p t ô m e s caractérisant l'encéphalite, d e u x sortes de lésions : d ' u n e part les lésions supranucléaires, 1 0 d ' a u t r e part les lésions nucléaires dues à l'altération des vaisseaux situés dans la substance grise. Ces dernières n'étaient ni aussi graves ni aussi étendues que dans le cas de la paralysie infantile, ce qui amenait l'auteur à conclure que les troubles de la motilité rencontrés dans l'encéphalite ne relevaient pas «exclusivement des altérations des
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cellules nerveuses.» En effet, dans de nombreuses observations, la moelle (du moins la moelle cervicale supérieure) était intacte, malgré les s y m p t ô m e s cataleptiques et léthargiques présentés par les patients. Cela amenait Marinesco à conclure que ces troubles dépendaient des lésions supranucléaires ou de lésions de divers centres du tonus. Les centres sous-thalamiques (corps de Luys), la substance noire et le locus coeruleus présentaient des lésions très étendues, tandis que le noyau rouge était intact. Le rôle physiologique de ces centres était p r a t i q u e m e n t inconnu à cette époque. Marinesco pensait, à la lumière des travaux de M.C. Tretiakoff, que le locus niger était un centre sympathique régulateur du tonus. «L'encéphalite épidémique à f o r m e léthargique dans laquelle les cellules du locus niger sont t o u j o u r s détruites paraissait venir à l'appui de cette manière de voir.» W. R. Hess Chez Hess, c o m m e chez E c o n o m o , le sommeil est conçu c o m m e u n processus actif d'inhibition de certaines f o n c t i o n s de l'organisme. Il a travaillé sur l'organisation des f o n c t i o n s dans l'organisme et il distingue le «système animal» (système de la vie de relation) et le «système végétatif». «Les fonctions animales règlent les rapports de l'organisme avec le milieu extérieur . . . par contre les f o n c t i o n s végétatives règlent les rapports des éléments cellulaires avec le milieu intérieur.» Le système animal est considéré par l'auteur c o m m e u n système «supérieur» qui dépend d'un système «inférieur» (végétatif). Le système végétatif possède deux f o n c t i o n s différentes : d ' u n e part il tend à activer le pouvoir d'action de l'organisme envers le m o n d e extérieur (fonction ergotrophique) et d ' a u t r e part il stimule les processus de restitution dans le milieu intérieur (fonction t r o p h o t r o p h i q u e ) . Les mécanismes qui agissent dans le sens «ergotrophe» sont produits par des excitations du système nerveux s y m p a t h i q u e tandis que les mécanismes «trophotrophes» résultent de l'excitation du système parasympathique. Le sommeil est u n processus t r o p h o t r o p h e et donc il dépend du système parasympathique. Hess a j o u t e que les concomitants du sommeil (myosis, baisse de la pression artérielle et du r y t h m e respiratoire) sont des manifestations de l'activité du parasympathique. Le sommeil résulte par conséquent d ' u n e hyperactivité du parasympathique. Telle est en bref la théorie de Hess, telle qu'elle est exposée dans des textes allant de 1925 à 1931 (163, 164). Hess cherche à vérifier sa théorie par des recherches expérimentales, fondées en partie sur les travaux de Mauthner (247), Marinesco (243) et E c o n o m o (102) qui avaient m o n t r é la localisation p r o f o n d e des structures responsables du sommeil. Dans u n premier temps (en 1925 et 1926) il avait procédé à des injections intracérébrales de substances parasympathicolytiques ou parasympathicomimétiques mais les résultats o b t e n u s f u r e n t jugés t r o p complexes. Il préfère alors employer le courant électrique c o m m e source d'excitation (164) : d ' u n e part on p e u t c o n n a î t r e avec précision «le point d'attaque» de la stimulation et d ' a u t r e part on contrôle les paramètres de cette stimulation (intensité et durée). Hess se heurte à des difficultés :
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atteindre des parties profondes de l'encéphale sans repères possibles autres que ceux de l'anatomie osseuse du crâne (ne connaissant pas la stéréotaxie, il se fonde sur les sutures osseuses), ne pas léser les parties du cerveau qu'il doit traverser et faire en sorte que l'animal puisse se mouvoir pendant l'expérience (le comportement observé étant utilisé comme critère de l'état «psychique» de l'animal). Il a résolu ces problèmes en fixant sur le crâne de l'animal un porte-électrode et en utilisant des électrodes très fines qui étaient isolées, sur toute leur longueur, au moyen de vernis. Il décide aussi d'utiliser exclusivement le chat comme animal d'expérience, «son état psychique étant très expressif». Hess n'utilise pas un courant faradique, parce que dit-il les fibres du système animal (cérébro-spinal) y sont plus sensibles que les éléments du système végétatif. Il cherche à éviter des changements de potentiel, c'est pourquoi il va utiliser le courant continu interrompu à croissance et décroissance progressive, qu'il complète d'un dispositif de court-circuit qui permet de supprimer la polarisation des électrodes. Notons aussi, c'est fort intéressant pour l'époque, que Hess emploie la cinématographie qui lui permet de confronter les expériences et de garder des traces des comportements et attitudes de ses animaux. Hess n'avait pas la chance de posséder un laboratoire d'histologie comme celui de Ranson, ce qui explique la pauvreté des vérifications pou mortem. Les résultats majeurs sont que cette stimulation électrique particulière entraîne, dans un certain nombre de cas, un sommeil qui ne se distingue pas du sommeil physiologique : l'animal ne s'affaisse pas, mais recherche l'endroit où se coucher, on peut toujours le réveiller par des stimuli normaux et après le réveil l'animal se conduit de façon entièrement coordonée. 1 1 Il est d'autre part important de noter que si on arrête la stimulation l'animal continue de dormir et que, après le réveil, une nouvelle stimulation induit de nouveau le sommeil. Ce dernier résultat remet en cause, selon l'auteur, les théories selon lesquelles le sommeil résultait d'un épuisement de l'organisme. Le sommeil provoqué par la stimulation ne se produit que si les électrodes sont dans des endroits précis du cerveau. En effet, l'excitation du tronc cérébral peut conduire soit au sommeil, soit à des états d'agitation ou à des modifications du comportement «psychique» (défécation, gloutonnerie). Les différents «points de sommeil» ne se trouvent pas tous dans une région étroitement circonscrite, cependant aucun de ces points n'est éloigné de la région médiane. Les cas de sommeil profond sont provoqués par des stimulations des parties inférieures de l'encéphale. Cette localisation est nettement plus vaste que celle délimitée par Economo surtout dans sa partie antérieure. Hess est alors devant une difficulté puisqu'il parle de centre et que les résultats obtenus ne sont pas compatibles avec la notion de centre anatomiquement circonscrit. Il introduit alors l'idée que «la notion de centre représente une notion de fonction». En effet, dit-il : «Il n'est absolument pas établi que les éléments appartenant à une fonction déterminée soient aussi localisés dans une région anatomiquement circonscrite.» Le substratum correspondant au centre du sommeil est réparti sur la longueur
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totale de l'axe cérébro-spinal si l'on considère que le système nerveux végétatif sert de base aux «couches supérieures» qui agissent au service des fonctions de la vie de relation. Cette «organisation des fonctions» n'exclut pas selon l'auteur l'existence de zones où prédominent des éléments qui augmentent l'activité de l'organisme et d'autres parties où se situent préférentiellement ceux qui la dépriment. Il note que la région de transition du mésencéphale au diencéphale serait le lieu d'où «partent les excitations qui favorisent la disposition de l'organisme à l'activité». L'accent mis par Hess sur l'importance d'un centre du sommeil ne le conduit pas à nier les travaux de l'époque (en particulier ceux de Kleitman) qui insistaient sur le rôle des stimuli externes. Une des sources les plus importantes de stimulation externe est la vision, or dans l'encéphalite léthargique les centres oculomoteurs présentent une paralysie inflammatoire. Il tente de répondre par avance aux critiques qui seront formulées sur la forme du courant employé. En effet, le train d'impulsion était très particulier : il avait une fréquence de huit cycles par seconde et durait un temps très long (trente secondes) et parfois il fallait plusieurs trains d'influx pour obtenir 1'«effet hypnique» qui n'apparaissait qu'après une longue latence. Ranson, Magoun et Harrison furent ses plus sérieux détracteurs. Ils ne comprenaient pas comment une stimulation électrique, si elle touchait bien la structure responsable du sommeil, ne produisait pas l'effet immédiatement, quelle que soit la forme de la stimulation, et pourquoi d'autre part cet effet ne cessait pas en même temps que la stimulation. Ce phénomène de la latence n'était pas cohérent avec les résultats obtenus couramment par les neurophysiologistes, l'effet s'installant en même temps que la stimulation et cessant avec elle (compte tenu des temps de conduction). Le modèle dominant de l'époque ne permettait pas d'interpréter de tels résultats. Cette latence importante (le chat a le temps de chercher un endroit pour se coucher avant de s'endormir) sera retrouvée plus tard et ce n'est que grâce à la théorie humorale du sommeil que l'on pourra envisager une explication satisfaisante du phénomène. Il est en effet compréhensible que la mise en jeu d'un système très complexe faisant intervenir la libération d'importantes quantités de transmetteurs, se déroule sur un temps assez long. Ranson et ses collaborateurs (301) pensaient que les stimulations faites par Hess provoquaient des microlésions et des «effets électrolytiques». Ce qui permet d'éliminer l'hypothèse des microlésions c'est que les états étaient parfaitement réversibles et réitérables. D'autre part la forme du courant ne semblait pas responsable de l'effet hypnique puisque Hess pouvait produire avec ce même courant des effets d'excitation ou des modifications du comportement «psychique». Il y avait quand même une difficulté : l'effet s'inversait lorsque Hess augmentait l'intensité de la stimulation, le sommeil se transformant en excitation. Plus tard Hess expliquera ce résultat en recourant à l'idée que la stimulation électrique diffusait aux structures environnantes et provoquait l'éveil. Ranson mettait en doute le fait que des stimulations puissent produire le sommeil. D'autre part son école avait un modèle différent des mécanismes du sommeil, modèle «passif» où l'hypothalamus jouait un rôle primordial. Les expériences de
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Hess ont pu être depuis reproduites avec des stimulations faradiques à très basse fréquence et faible voltage par Akert en 1952, Favale et al. en 1960 (107), ce qui fait tomber l'objection de Ranson (toutefois la localisation obtenue par Favale et al. est différente de celle de Hess, les stimulations de ces derniers intéressant toute la formation réticulée du tronc cérébral). Le problème actuel n'est plus celui de l'existence des phénomènes décrits par Hess mais celui de leur interprétation.
LA CONCEPTION PASSIVE ET LA PREPONDERANCE DE L'HYPOTHALAMUS
S. W. Ranson Pendant ses études médicales, faites à Chicago dans les premières années du siècle, Ranson avait acquis u n e solide formation d'anatomiste auprès de Henry Donaldson. Celui-ci, auteur d'importants travaux sur le développement du système nerveux, s'était attaché à établir des normes biologiques et, dans cette intention, avait introduit comme animal de laboratoire le rat Wistar albinos, lignée génétiquement pure. Ranson hérita de son maître (et transmit lui-même à ses élèves) le souci d'une expérimentation biologique rigoureuse et reproductible. Après le départ de Donaldson en 1905, il le remplaça comme professeur d'anatomie à l'Ecole de médecine de la Northwestern University. Ses analyses remarquables sur les fibres amyéliniques des nerfs périphériques et leur rôle dans la conduction de la douleur lui valurent d'être appelé à l'Université de Washington (Saint Louis). Il eut l'occasion d'y voir utiliser l'appareil de stéréotaxie qu'un des professeurs, le neurophysiologiste Ernest Sachs, avait ramené de son séjour chez Horsley. Ranson connaissait déjà l'appareil pour avoir luimême visité le laboratoire de Horsley peu avant la première guerre mondiale, mais ne l'avait encore jamais vu en service. En 1928, lorsque se créa à Chicago l'Institut de neurologie de la Northwestern University, Ranson en f u t nommé directeur et confia à Ingram la responsabilité de la partie expérimentale. Le programme de l'Institut consistait à étudier les fonctions endocriniennes et végétatives et leur coordination au niveau du tronc cérébral, notamment dans l'hypothalamus. Ce type d'exploration systématique impliquait un grand nombre de lésions et de stimulations dans des structures sous-corticales, donc difficilement accessibles. Pour conférer à ces interventions la précision dont elles manquaient encore, Ranson décida d'avoir recours à la stéréotaxie (297, 300). Celleci avait été peu employée jusqu'ici en raison de difficultés techniques (les électrodes étaient trop grosses, trop fragiles et trop chères) et de l'absence d'atlas adéquats. Mais Ranson et son équipe avaient découvert qu'on pouvait fabriquer des électrodes plus fines et moins chères au moyen d'un fil de nichrome (alliage de nickel et de chrome avec un peu de fer) isolé grâce à du vernis (203). Ils entreprirent d'autre part la confection d'atlas du chat et du singe. Au cours de leur étude systématique des structures profondes, ils furent amenés à stimuler le toit du mésencéphale et constatèrent (chez le chat) que lorsque les
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lésions provoquées par les s t i m u l a t i o n s s ' é t e n d a i e n t r o s t r a l e m e n t j u s q u ' à la troisième paire de nerfs crâniens, les a n i m a u x présentaient u n é t a t d ' a p a t h i e et d'inertie surp r e n a n t e s : ils é t a i e n t léthargiques, ne p o u v a i e n t être réveillés q u e par des stimuli n e t t e m e n t a u g m e n t é s et conservaient très l o n g t e m p s les a t t i t u d e s que leur imposaient les e x p é r i m e n t a t e u r s (plasticité t o n i q u e ) . Ce c o m p o r t e m e n t , qualifié de catalepsie, différait t e l l e m e n t de celui des a n i m a u x p o r t e u r s de lésions m o i n s rostrales q u e Ranson résolut d ' é t u d i e r le p h é n o m è n e de f a ç o n a p p r o f o n d i e . C e t t e décision allait orienter son p r o g r a m m e de recherches j u s q u ' à sa m o r t en 1942 (171, 299). Afin d'identifier la s t r u c t u r e d o n t la lésion induisait l ' é t a t cataleptique, R a n s o n et ses c o l l a b o r a t e u r s o p é r è r e n t des électro-coagulations limitées à la partie la plus rostrale de la z o n e lésée chez les premiers a n i m a u x . L ' e x p é r i e n c e p o r t a sur h u i t chats d o n t cinq é t a i e n t des p r é p a r a t i o n s aiguës (observées p e n d a n t vingt-quatre heures avant d ' ê t r e sacrifiées) et trois des p r é p a r a t i o n s c h r o n i q u e s (observées p e n d a n t plusieurs jours). Après dissipation de l'anesthésie, c'est-à-dire au b o u t de trois ou q u a t r e heures, les a n i m a u x se m o n t r è r e n t c a t a l e p t i q u e s bien q u e capables de se tenir d e b o u t et de faire quelques pas si on les y incitait, par e x e m p l e en leur p i n ç a n t f o r t e m e n t la q u e u e ; ils p r é s e n t è r e n t aussi u n e a u g m e n t a t i o n du t o n u s de t y p e plastique. Ces s y m p t ô m e s d i s p a r u r e n t au b o u t de quelques j o u r s chez les a n i m a u x c h r o n i q u e s , e x c e p t i o n f a i t e de l ' u n d ' e n t r e e u x qui d e m e u r a c a t a l e p t i q u e d u r a n t sept j o u r s avant de m o u r i r d ' u n e p n e u m o n i e . Les vérifications histologiques m o n t r è r e n t q u e les lésions, bilatérales, é t a i e n t centrées a u t o u r du p o i n t où le t r a c t u s h a b é n u l o p é d o n c u l a i r e a p p r o c h e de la surface ventrale du t r o n c cérébral avant de s'orienter vers les n o y a u x interpédonculaires. Elles a f f e c t a i e n t c e p e n d a n t des f o r m e s diverses et leurs dimensions é t a i e n t également variables (environ 3 m m de long sur 0,5 à 1 m m de large). On pouvait d ' a u t r e part penser que l ' e f f e t n ' é t a i t pas p r o d u i t par la d e s t r u c t i o n elle-même mais p l u t ô t par la zone d'irritation e n t o u r a n t la lésion. L'absence d ' e f f e t c a t a l e p t i q u e chez certains chats ( n o n m e n t i o n n é s dans le plan e x p é r i m e n t a l ) et la r é c u p é r a t i o n m a n i f e s t é e par les a n i m a u x c h r o n i q u e s allaient dans le sens de c e t t e explication. Les a u t e u r s c o m p a r a i e n t leurs t r a v a u x d ' u n e part à c e u x de Spiegel et Inaba (en 1927) qui ignoraient la stéréotaxie et utilisaient le scalpel (ce qui ne p e r m e t a u c u n e localisation précise, les lésions é t a n t t r o p é t e n d u e s ) , d ' a u t r e part à c e u x de Hess (164) qui avait induit le sommeil chez le chat par s t i m u l a t i o n des parties p r o f o n d e s du cerveau ; mais les localisations qu'il présentait m e t t a i e n t en cause des s t r u c t u r e s si éloignées les u n e s des autres et f o n c t i o n n e l l e m e n t si d i f f é r e n t e s qu'il était difficile d ' a d m e t t r e q u e de telles expériences plaidaient en faveur d ' u n m é c a n i s m e intégré de régulation des é t a t s de veille et de sommeil. R a n s o n et Ingram r a p p r o c h a i e n t en o u t r e le c o m p o r t e m e n t de leurs chats cataleptiques de celui de certains p a t i e n t s a t t e i n t s d ' e n c é p h a l i t e léthargique qui associaient u n e rigidité musculaire générale à u n e léthargie m a n i f e s t e ; la p t ô s e palpébrale f r é q u e n t e chez ces malades indiquait u n e a t t e i n t e de la partie rostrale des n o y a u x o c u l o m o t e u r s , donc d ' u n e région c o ï n c i d a n t avec celle lésée chez les chats cataleptiques. A partir de ces cas p a t h o l o g i q u e s E c o n o m o avait fait l ' h y p o t h è s e q u e le «sommeil» observé était sous la d é p e n d a n c e d ' u n c e n t r e agissant par inhibition du
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cortex (103). Pette en 1930 pensait que cette région, quand elle était active, diffusait l'excitation au cortex et que quand cette excitation corticale cessait, il en résultait la léthargie. Les expériences de Bard (23 à 25) qui avaient montré que des chats dont les structures cérébrales supérieures au thalamus avaient été enlevées devenaient très irritables et présentaient un comportement de «sham rage» étayaient l'hypothèse d'un point de départ cortical de la léthargie. Dans l'encéphalite léthargique, la maladie s'établissait progressivement et les lésions se dispersaient largement dans le tronc cérébral. Le cas de lésion vasculaire décrit par Pette en 1923 permettait une meilleure localisation. L'accident vasculaire entraîna d'emblée une paralysie des nerfs oculomoteurs et une somnolence. La vérification post mortem révéla une atteinte circonscrite au tegmentum mésencéphalique et au plancher du troisième ventricule ; cela correspondait à l'idée, généralement admise par les neurologues, que ce sommeil pathologique prolongé, qui n'était pas un coma car il ne différait du sommeil normal que par sa durée (le sujet pouvant être facilement réveillé et récupérant alors toute sa conscience), était dû à une lésion de la substance grise périaqueducale au niveau du troisième ventricule (Millier en 1931). Ranson et ses collaborateurs poursuivirent ce type d'expérience de façon à compléter le tableau cataleptique et à localiser plus précisément les structures responsables de cet état. Dans un nouvel article publié en 1936 (169) ils relatent leurs travaux sur le chat ; ceux effectués sur le singe paraîtront en 1939 (298). En ce qui concerne les chats, cinquante-cinq d'entre eux présentèrent le syndrome cataleptique pour une durée variable selon l'étendue des structures du tronc cérébral touchées entre la portion postérieure de l'hypothalamus et le troisième nerf crânien. Sept animaux eurent une période de survie courte (moins de trois jours) et peuvent être considérés comme des animaux aigus (cinq avaient déjà été mentionnés dans l'article précédent). Les quarante-huit animaux restant peuvent être considérés comme chroniques, et séparés en deux catégories : ceux pour lesquels la plasticité tonique dura moins de sept jours et ceux pour lesquels elle dura sept jours ou plus. Les lésions étaient produites stéréotaxiquement au moyen d'électrodes unipolaires dont la descente dans la substance cérébrale cause des dommages moins importants que ceux occasionnés par les électrodes bipolaires du fait de leurs dimensions. L'ensemble des lésions bilatérales couvrait une ligne s'étendant des noyaux hypothalamiques postérieurs jusqu'aux noyaux des nerfs oculomoteurs, à 1,5 mm de la ligne médiane et latéralement à celle-ci. Les animaux chroniques réclamaient un «nursing» considérable (alimentation par tube, nettoyage par aspiration des conduits respiratoires, etc.). 1 2 Les animaux présentaient le syndrome cataleptique précédemment décrit. Le docteur Pollock étudia sur six des animaux les modifications des courbes respiratoires à la suite de stimuli divers (auditifs, nociceptifs, olfactifs, somesthésiques) et constata que malgré l'absence de réponse volontaire il existait une réponse végétative exprimée par la modification du rythme respiratoire. Ce phénomène était comparable à ce qu'on observait chez les patients catatoniques atteints de démence précoce.
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La recherche de points de comparaison entre cette catatonie et la catalepsie expérimentale par administration de bulbocapnine avait amené Buscaino à souligner en 193 3 qu'il existait dans les deux cas une diminution des taux de calcium et de potassium dans le sang. Gullotta en 1930 et 1932 avait montré des élévations de 10 à 20% de la calcémie chez les sujets catatoniques après administration d'amytal (qui suspendait l'état catatonique) tandis que l'administration de bulbocapnine entraînait une hypocalcémie ; ces variations étaient attribuées à l'action des drogues sur les centres hypothalamiques. Les effets hypocalcémiants de la bulbocapnine avaient été confirmés par Katzenelbogen et Meehan en 1933. Il sembla donc intéressant à Ranson et ses collaborateurs de faire une série de mesures de la calcémie chez leurs animaux cataleptiques, avant et après opération. Ils employèrent la méthode de Clark et Collip modifiée par Cramer et Tisdall. Seulement six des onze animaux testés présentèrent une baisse de la calcémie mais celle-ci ne f u t pas jugée significative. On ne pouvait donc pas conclure que l'hypocalcémie était un constituant du syndrome cataleptique chez le chat. D'autre part des lésions effectuées dorsalement dans la substance grise périaqueducale ne produisirent jamais la catalepsie. Ces résultats négatifs sont très importants si l'on se souvient que pour beaucoup d'auteurs, dont Economo et Müller, c'était l'atteinte de la substance grise périaqueducale qui entraînait le syndrome cataleptique de l'encéphalite léthargique. La région dont la lésion produisait la catalepsie se trouvait donc délimitée avec plus de précision. On savait déjà que le syndrome n'était pas produit par des lésions trop en avant dans l'hypothalamus à la hauteur des tubercules mamillaires ou par la destruction bilatérale des noyaux rouges (299, 301). Dans les travaux que nous venons de rapporter les manifestations cataleptiques avaient surtout été envisagées au niveau de la musculature squelettique. Il était en effet difficile d'étudier la somnolence (qui est un des éléments du syndrome) chez le chat, dont le comportement n'indique pas toujours clairement s'il est éveillé ou endormi. 1 3 Cette étude s'avérait plus facile chez le singe qui présente u n e période d'activité journalière plus longue et une mimique plus expressive. Après une note préliminaire en 1934, Ranson publia un article récapitulatif en 1939 (298). Sur les cinquante-cinq animaux ayant reçu des lésions diencéphaliques bilatérales (puisque «l'influence de l'hypothalamus s'exerce sur les deux parties du corps») certains moururent trop rapidement ; chez d'autres, l'emplacement des lésions s'avéra incorrect. L'observation f u t menée sur trente-cinq singes et porta sur le comportement de sommeil, les réactions émotionnelles, la motricité et l'activité du tractus gastro-intestinal. Des vérifications anatomiques furent effectuées dans tous les cas. Contrairement à ce qui avait été constaté chez le chat, les singes ne présentèrent pas de catalepsie mais seulement de la somnolence. A partir de leurs travaux et de ceux de nombreux auteurs Ranson et Magoun cherchent à établir l'importance relative des différentes structures mises en cause dans le mécanisme du sommeil (301). L'observation que des hommes atteints de somnolence consécutive à des lésions hypothalamiques conservent une sensibilité et une motricité pratiquement normales semble indiquer que le sommeil n'est pas causé
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par un blocage des afférences ou efférences corticales. D'autre part le fait que des lésions thalamiques pratiquées sur sept singes n'aient produit aucune somnolence montre que la transmission au cortex, par l'intermédiaire du thalamus, des excitations provenant de l'hypothalamus n'est pas d'une importance majeure dans le maintien de l'état de veille. La légère apathie constatée après de telles interventions s'explique plutôt par un effet secondaire sur le centre de veille dû à l'oedème et à la congestion sanguine. Par contre l'hypothalamus apparaît bien comme un centre de veille agissant principalement par des voies descendantes. En effet, les expériences de Bard (23 à 25) inspirées par Cannon établissent que l'élimination des structures supérieures à l'hypothalamus provoque un état d'hyperexcitabilité, que supprime l'ablation de l'hypothalamus. De plus, la stimulation électrique des structures hypothalamiques latérales induit un état d'activation généralisée. Parmi les lésions effectuées par Ranson et Magoun, les plus efficaces pour déterminer le sommeil étaient situées dans les parties postérieures des aires latérales hypothalamiques. Cela semblait suggérer que l'excitation transmise aux centres subthalamiques et spinaux empruntait principalement «les voies descendantes qui couraient dorso-latéralement au corps mamillaire pour atteindre le mésencéphale.» La participation du cortex cérébral au processus hypnique n'était pas essentielle. Les observations faites par Gamper en 1926 et Heubner en 1909 sur des enfants anencéphales, les expériences de Goltz en 1892, Rothmann en 1923 sur des chiens décortiqués et celles de Bard et Rioch en 1937 montraient que l'alternance veille/ sommeil persistait dans tous ces cas. En conclusion, les auteurs nient le fait que le sommeil (normal ou pathologique) soit dû à un blocage des influx afférents au cortex cérébral. Ils pensent cependant que la relaxation induit un «sommeil du corps» qui détermine une baisse de la quantité d'influx afférents atteignant le cerveau. Ce sommeil du corps renforce le «sommeil du cerveau». F.
Harrison
Harrison dans le milieu des années 30 travaille dans le laboratoire de Ranson à Chicago, puis il repartira dans son université à Memphis où il était professeur d'anatomie. Il apprend la technique de stéréotaxie, qu'il contribuera à améliorer (153), et travaille sur le sommeil à la lumière des recherches et résultats acquis dans le laboratoire de Ranson. Harrison travaille avec des chats (154). Il place les électrodes de stimulation stéréotaxiquement sous anesthésie puis il fixe ces électrodes au moyen de ciment dentaire, celles-ci étant reliées à l'appareil de stimulation par des fils d'environ l m 2 0 , ce qui permet à l'animal d'évoluer librement. Notons que la stimulation est toujours bilatérale, c'est-à-dire qu'on place les électrodes de part et d'autre de la ligne médiane du tronc cérébral. Ranson faisait des lésions, Harrison lui veut faire des stimulations. Son idée est de faire passer des courants électriques de différents types (cf. plus loin) dans des régions précises (grâce à la stéréotaxie) du tronc cérébral chez un animal non anesthésié. Si la stimulation provoque le sommeil on conclura qu'on a excité un centre
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de sommeil i n h i b a n t de manière active les autres parties du cerveau ; si au contraire c'est u n e d e s t r u c t i o n qui c o n d u i t au sommeil o n pensera q u e celui-ci est p r o v o q u é par u n e baisse d'activité du cerveau et qu'il est u n p h é n o m è n e passif. On p o u r r a aussi c o n j e c t u r e r , dans ce dernier cas, que la région lésée dans son f o n c t i o n n e m e n t n o r m a l est u n «centre de l'éveil». L ' a u t e u r utilise q u a t r e types de stimulations : u n c o u r a n t c o n t i n u et u n c o u r a n t i n t e r r o m p u , qui était celui de Hess, p o u r la p r o d u c t i o n de lésions, u n c o u r a n t interr o m p u et u n c o u r a n t f a r a d i q u e p o u r la p r o d u c t i o n de stimulations. Il classe ses chats en cinq groupes : 1. les chats s o m n o l e n t s 2. les chats qui p r é s e n t e n t u n e p e r t e d'initiative m o t r i c e lorsqu'ils sont éveillés 3. les chats c a t a l e p t i q u e s ; cf. R a n s o n ( 2 9 9 ) 4. les chats en état d ' e x c i t a t i o n 5. les chats p o u r lesquels la stimulation n'a pas d ' e f f e t . L ' é t u d e p o r t e sur c i n q u a n t e - q u a t r e chats chez lesquels o n observe t o u s les c o m p o r t e m e n t s (émotionnels, m o t e u r s , etc.), puis après la m o r t des a n i m a u x on fait u n e vérification histologique. Ce qui est f r a p p a n t c'est q u e la s o m n o l e n c e et la catalepsie n ' o n t pu être p r o d u i t e s par les c o u r a n t s de stimulation mais l ' o n t été par c e u x de lésion. Par c o n t r e , u n c o u r a n t de stimulation a p r o v o q u é u n é t a t d ' e x c i t a t i o n chez vingt et u n chats d o n t aucun n'est devenu s o m n o l e n t ( 1 5 5 , 156). La vérification histologique chez les chats a y a n t présenté u n e s o m n o l e n c e m o n t r e que la lésion t o u c h e les aires latérales de l ' h y p o t h a l a m u s r o s t r a l e m e n t j u s q u ' a u x n o y a u x mamillaires. Pour les chats chez lesquels on a observé u n e e x c i t a t i o n les électrodes étaient placées dans de n o m b r e u x endroits du t h a l a m u s et de l ' h y p o thalamus. Ces résultats m o n t r e n t q u e la s o m n o l e n c e est p r o v o q u é e par u n e d e s t r u c t i o n et jamais par u n e stimulation, ce qui va à l ' e n c o n t r e des a f f i r m a t i o n s de Hess qui avait pu induire du sommeil par stimulations. Harrison a r e n c o n t r é des cas où la s o m n o lence était transitoire c o m m e celle observée par Hess mais il a t o u j o u r s pu repérer de petites lésions à l ' e x a m e n histologique, ce qui lui fait dire q u e les résultats de Hess étaient dus à des micro-lésions. L o r s q u e les lésions sont plus i m p o r t a n t e s , il n'y a jamais réversibilité. Pour Harrison la micro-lésion n'est pas seule responsable de la s o m n o l e n c e , il f a u t tenir c o m p t e des e f f e t s de dépression des tissus nerveux dus a u x p h é n o m è n e s électrolytiques, e f f e t s qui ne p r o d u i s e n t pas f o r c é m e n t des c h a n g e m e n t s visibles à l'histologie. D ' a u t r e part le c o u r a n t utilisé par Hess, qui a u g m e n t a i t le seuil de réponse des tissus, e n t r a î n a i t l'utilisation d'intensités supérieures, ce qui aggravait l ' e f f e t de la dépression. D'après les observations cliniques (de T r ô m n e r , en 1928) le sommeil p a t h o l o g i q u e serait le résultat d ' u n p h é n o m è n e irritatif à rapprocher des p h é n o m è n e s électrolytiques ci-dessus. D ' a u t r e part T r ô m n e r pensait q u e le t h a l a m u s était le c e n t r e du sommeil qui agissait sur les centres h y p o t h a l a m i q u e s de la vie végétative. R o w e (en 1935) avait i n t r o d u i t l'idée d ' u n e c h a î n e c o r t i c o - t h a l a m i c o - h y p o t h a l a m i q u e qui, lorsqu'elle était r o m p u e , e n t r a î n a i t le sommeil. R a n s o n p o u r sa part avait indiqué (298, 301) q u ' u n e partie des a f f é r e n c e s h y p o t h a l a m i q u e s vers le c o r t e x pouvait
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Eléments d ' h i s t o i r e
e m p r u n t e r la voie t h a l a m i q u e . Hirsch en 1924, Spiegel et Inaba en m o n t r é q u e la lésion du t h a l a m u s p r o v o q u a i t l ' h y p e r s o m n i e . D o n c Harrison, en faisant appel à ces auteurs, est que le t h a l a m u s est u n que lorsqu'il est a t t e i n t il en résulte l ' h y p e r s o m n i e par blocage des t e r m e d é a f f é r e n t a t i o n n'est pas utilisé).
1927 avaient l ' a r g u m e n t de centre-relais et afférences (le
P o u r Hess (164), rappelons-le, le sommeil est u n p h é n o m è n e actif dû à l'hyperactivité du p a r a s y m p a t h i q u e (myosis, baisse de la pression sanguine, de la t e m p é r a t u r e ) . Harrison dit que ceci c o r r e s p o n d p l u t ô t à u n e baisse d'activité du système sympathique, ce qui est n o r m a l é t a n t d o n n é la d i m i n u t i o n de l ' e x c i t a t i o n de l ' h y p o t h a l a mus (centre de la vie végétative) ; p o u r lui de n o m b r e u x auteurs se sont t r o m p é s q u a n t à l ' o r d r e des p h é n o m è n e s qui soit c o n d u i s e n t au sommeil, soit apparaissent après l ' e n d o r m i s s e m e n t . L'éveil est donc ici propagé au c o r t e x au travers du t h a l a m u s par l'activité de l ' h y p o t h a l a m u s qui est d o n c en q u e l q u e sorte u n c e n t r e de veille, ce qui n'est pas c o n t r a d i c t o i r e avec l'idée que le sommeil est p r o v o q u é par u n e baisse ou u n e suppression des influx périphériques.
LA T H E O R I E DE LA D E A F F E R E N T A T I O N
F.
Bremer
L'originalité de Bremer réside dans l ' i n t r o d u c t i o n d ' u n e nouvelle t e c h n i q u e de section du t r o n c cérébral p e r m e t t a n t d ' o b t e n i r des p r é p a r a t i o n s qu'il baptisa «cerveau isolé» et «encéphale isolé» (49). Sherrington, avant lui, avait d é j à p r a t i q u é des sections semblables mais p o u r des raisons diverses (en particulier l'influence des ligues anglaises p o u r la p r o t e c t i o n des a n i m a u x ) il enlevait les s t r u c t u r e s sus-jacentes à la section et n ' é t u d i a i t que la partie située au-dessous de celle-ci. Bremer, au contraire, laissait le cerveau en place et pouvait d o n c s'intéresser a u x f o r m a t i o n s supérieures à la section. La p r é p a r a t i o n cerveau isolé consiste en u n e transsection du névraxe f a i t e au niveau du m é s e n c é p h a l e i m m é d i a t e m e n t en arrière de la troisième paire de nerfs crâniens ( m o t e u r oculaire c o m m u n interne). Dans la p r é p a r a t i o n encéphale isolé la transsection se situe à l ' u n i o n du b u l b e et de la moelle épinière. Ces interventions se f o n t sous narcose à l ' é t h e r en conservant l'irrigation n o r m a l e du télencéphale p a r le t r o n c basilaire ; les artères carotidiennes et vertébrales sont c o m p r i m é e s au m o m e n t de la transsection. L o r s q u e l ' o p é r a t i o n est réussie, l'aspect du c o r t e x est i d e n t i q u e (irrigation, saillies, b a t t e m e n t s ) avant et après la transsection. Bremer souhaitait voir les c o n s é q u e n c e s de ces sections sur l ' é t a t f o n c t i o n n e l du cerveau ainsi séparé du reste du névraxe. La d é c o u v e r t e par H. Berger en 1 9 2 9 (35) du «blocage» des o n d e s alpha de l ' h o m m e , l'analyse du p h é n o m è n e p a r Adrian et M a t t h e w s (3), l ' i n t r o d u c t i o n de l ' a m p l i f i c a t i o n é l e c t r o n i q u e puis celle des oscillographes é l e c t r o m a g n é t i q u e s p e r m e t t a i e n t de m e n e r à bien u n e telle é t u d e . En travaillant sur des chats cerveau isolé Bremer f u t f r a p p é par l'aspect de la
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Eléments d'histoire
pupille et l'attitude du globe oculaire qui étaient tout à fait semblables à ceux observés lors du sommeil profond naturel ou barbiturique. En effet, immédiatement après la transsection les pupilles commençaient à se rétrécir, pour devenir littéralement filiformes au bout d'une demi-heure à une heure (myosis fissuré). Simultanément, les globes oculaires exécutaient un mouvement de bascule vers le bas. Ces manifestations persistaient pendant toute la durée de l'expérience, c'est-à-dire au maximum trois jours (49). 1 4 D'autre part le cortex isolé était le siège d'une activité électrique rythmique intense, indistinguable de celle que présente le cortex de l'animal en état de sommeil barbiturique : succession d'oscillations brèves, de 10 à 15 cycles par seconde, présentant des alternances régulières de croissance et de décroissance séparéesipar des pauses plus ou moins longues. Bremer conclut que cet aspect de l'oscillogramme cortical suggérait l'existence dans le sommeil d'une déafférentation fonctionnelle des neurones corticaux dont les pulsations électriques rythmiques n'étant plus perturbées et accélérées par l'arrivée incessante d'influx sensitifs corticipètes sont plus ou moins parfaitement synchronisés à leur fréquence propre la plus basse. Dans le cas des préparations encéphale isolé Bremer notait (50) la présence de manifestations d'activité vigile, les yeux étaient ouverts, les globes oculaires normalement centrés ; l'animal semblait s'intéresser à son environnement. Dans le sommeil, les paupières étaient closes ; les globes oculaires, basculés vers le bas, étaient dépourvus de tout mouvement spontané ; les pupilles étaient petites et immobiles, quoique le réflexe photomoteur f û t conservé ; l'oscillogramme se caractérisait par une alternance régulière d'ondes de basse fréquence (10 à 15 cps) semblables ou identiques aux ondes alpha, accompagnées de pauses plus ou moins longues. A l'activité vigile correspondait une succession continue d'ondes irrégulières dont la fréquence était de l'ordre de 60 cps et dont l'amplitude était en général inférieure à celle précédemment décrite. L'ensemble de ces données expérimentales conduisit Bremer à formuler l'hypothèse «qu'une des causes immédiates du sommeil réside dans une perturbation fonctionnelle plus ou moins réversible des mécanismes de réception et de diffusion des influx corticipètes.» Chez les mammifères, le sommeil apparaît donc, selon l'auteur, comme une manifestation d'un fléchissement plus ou moins important du «tonus» cortical. Ce tonus est entretenu par l'afflux continu d'excitations sensitivosensorielles. L'abaissement du tonus résultant de la déafférentation des systèmes neuroniques cérébraux entraîne secondairement la diminution des influx corticifuges qui exercent, durant l'état de veille, «une influence dynamogénique permanente» sur les centres vestibulaires et spinaux. 1 5
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Eléments d'histoire LE ROLE DE LA FORMATION RETICULEE
Magoun et Rhines,
1946
Depuis les observations faites par Sherrington sur des préparations décérébrées 16 qui présentaient un état de rigidité, c'est-à-dire d'hyperactivité des muscles antigravitaires, il était traditionnellement admis que la partie du tronc cérébral située juste au-dessus de la moelle épinière (le bulbe) correspondait à un niveau dont les influences excitatrices s'exerçaient sur les influx moteurs. Magoun et Rhines montrèrent (240) que cette région bulbaire contenait, de plus, un mécanisme capable d'exercer une influence inhibitrice générale sur l'activité motrice. Pour cela ils utilisèrent des chats décérébrés ou anesthésiés au chloralose (qui provoque une excitation du système pyramidal ; cf. ci-dessous). Chez certains chats ils enregistraient les réflexes patellaires d'extension et de flexion, le réflexe de clignement. Chez d'autres ils excitaient le cortex moteur ou la capsule interne et enregistraient les mouvements des pattes. Sur l'ensemble des animaux des stimulations des structures basses du tronc cérébral étaient effectuées au moyen d'électrodes bipolaires implantées stéréotaxiquement. Des vérifications histologiques étaient faites pour préciser les localisations des stimulations. La stimulation de certains points situés dans la formation réticulée bulbaire provoquait la diminution ou la disparition des réflexes patellaires ou de clignement. Elle supprimait aussi la rigidité de décérébration ainsi que la réponse à une stimulation du cortex moteur. La région dont l'excitation produisait ces effets se distribuait dans la formation réticulée bulbaire, principalement dans sa partie ventro-médiane. Les connexions efférentes descendaient ventralement dans la moelle. Poursuivant leurs expériences chez des chats et des singes, Magoun et Rhines purent montrer que les mouvements induits par une stimulation corticale pouvaient être facilités par la stimulation de points situés dans la région diencéphalique ventrale (subthalamus et hypothalamus). La stimulation de ces points facilite aussi l'activité motrice évoquée à partir d'une stimulation des pyramides bulbaires, même après ablation du cortex. Il semble donc que la stimulation diencéphalique facilite le mouvement induit à partir du cortex non pas au niveau du cortex mais plutôt à l'intérieur de la moelle épinière vers laquelle l'influence de ce système est transmise par des connexions descendantes traversant les structures basses du tronc cérébral. Ce mécanisme ventral diencéphalique facilitateur semble recevoir des contributions fonctionnelles du globus pallidus, des noyaux intralaminaires du thalamus. L'altération de ce système facilitateur pourrait être responsable de l'hypokinésie, analogue à celle observée dans la maladie de Parkinson chez l'homme, qui suit la destruction expérimentale du globus pallidus et de la partie ventrale du diencéphale.
Eléments d'histoire
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Moruzzi
et Magoun,
1949
En 1949 Moruzzi et Magoun, travaillant sur des chats chloralosés, constatèrent (267) que la stimulation de la formation réticulée du tronc cérébral provoquait des changements dans le tracé EEG : une disparition de la décharge «synchronisée» qui était remplacée par une activité rapide et de bas voltage. En tentant d'expliquer le phénomène les auteurs furent conduits à mettre en évidence un système réticulaire activateur ascendant (SRAA) qui jouait un rôle capital dans les mécanismes de la veille. Cette découverte, qui eut un énorme retentissement, est due à une observation fortuite. En effet, comme le remarquait Dell en 1973 (76), on peut s'étonner que des chercheurs étudient les mécanismes de la veille sur des animaux anesthésiés au chloralose et explorent les effets des stimulations des noyaux fastigiaux du cervelet. En réalité, cette apparente contradiction tient au fait que le but original de l'expérience était de démontrer, selon Moruzzi, «l'existence [d'une] voie paléocérébelleuse ascendante.» Moruzzi avait travaillé chez Adrian et il avait démontré avec celui-ci (en 1939) que la narcose chloralosique provoque une hyperexcitabilité du système pyramidal. Utilisant cette propriété en 1941 Moruzzi étudia les relations entre le paléocervelet et le cortex moteur (256a). La stimulation du paléocervelet inhibait le clonus produit par la strychnisation du cortex moteur (256b) et cette action inhibitrice persistait parfois plus d'une minute après la fin de la stimulation. Cette prolongation des effets inhibiteurs ne s'observant jamais chez la préparation décérébrée, Moruzzi émit l'hypothèse que «les décharges des neurones corticaux étaient soumises à une action inhibitrice paléocérébelleuse» (256c). Mais à cette époque il ne disposait pas d'une équipement d'électrophysiologie et il ne put vérifier son hypothèse. D'autre part Moruzzi avait été l'élève de Bremer. Il connaissait donc l'intérêt des ondes cérébrales comme signes objectifs des divers états de veille et de sommeil. 1 7 Il savait utiliser les préparations de Bremer (cerveau isolé et encéphale isolé) et connaissait la théorie de la déafférentation proposée par celui-ci. Magoun à partir de 1944 avait mis en évidence l'existence d'un système réticulaire inhibiteur descendant, au niveau du bulbe (230). D'autre part, il avait travaillé chez Ranson où il avait appris la méthode stéréotaxique et participé à l'élaboration d'une théorie du sommeil exposée dans un article de 1939 (301). Moruzzi et Magoun convaincus de l'existence d'un effet inhibiteur du paléocervelet sur le néocortex tentent alors de démontrer l'existence d'une voie paléocérébelleuse ascendante. Moruzzi dans son article en 1975 rappelle la faiblesse à cette époque des connaissances anatomiques sur la formation réticulée et l'ignorance des connexions entre paléocervelet et le néocortex. L'idée des auteurs est donc d'étudier les effets de la stimulation des noyaux du toit (relais paléocérébelleux du lobe antérieur) sur les pointes strychniques du cortex moteur. C'est en pratiquant des stimulations de contrôle dans la formation réticulée bulbaire que les auteurs constatent l'effacement des ondes chloralosiques sur le néocortex. Il ne s'agit pas d'une inhibition mais d'une réaction d'éveil généralisée, la décharge synchronisée EEG est remplacée par une activité rapide de bas voltage. Cette réponse est mieux observée lorsque l'animal est non anesthésié ou sous anesthésie chloralosique légère. Lorsqu'il est soumis à une anesthésie profonde au chloralose,
Eléments d'histoire
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les o n d e s lentes sont bloquées mais l'activité rapide de bas voltage n ' a p p a r a î t pas. Cette r é p o n s e p e u t être observée sur t o u t le c o r t e x mais elle est plus p r o n o n c é e au niveau des aires corticales sensorimotrices visuelles et auditives. Une stimulation de faible a m p l i t u d e p r o v o q u e en général des m o d i f i c a t i o n s limitées à l'hémisphère ipsilatéral. Sa s t i m u l a t i o n o p t i m a l e est de faible a m p l i t u d e et de h a u t e f r é q u e n c e . La réponse n'est pas liée à u n e f f e t p é r i p h é r i q u e q u e l c o n q u e . Divers tests o n t pu m o n trer qu'elle était i n d é p e n d a n t e des m o d i f i c a t i o n s de r y t h m e respiratoire, de pression sanguine ou de r y t h m e cardiaque. Cela a m e n a les a u t e u r s à postuler l'existence d ' u n système de c o n n e x i o n s neuronales existant e n t r e la f o r m a t i o n réticulée et les hémisphères cérébraux. Les p o i n t s d o n t la stimulation e n t r a î n e cette réponse particulière sont situés dans les f o r m a t i o n s réticulaires bulbaire, p o n t i q u e et mésencéphalique médiane, dans l ' h y p o t h a l a m u s dorsal ainsi q u e dans le s u b t h a l a m u s . C e t t e localisation ainsi que les e f f e t s o b t e n u s ne p e r m e t t a i e n t pas d'envisager que les i n f l u x consécutifs à la stimulation e m p r u n t a i e n t les circuits c o n n u s jusqu'alors. Il fallait d o n c postuler l'existence d ' u n système p a r a m é d i a n de c o n n e x i o n s réticulaires ascendantes. Des stimulations à simple c h o c intéressant des sites bulbaires ne d o n n a i e n t de réponses évoquées ni au niveau du mésencéphale ni au niveau du diencéphale. Cela suggérait qu'il existait u n grand n o m b r e de synapses et q u e ces relais exigeaient de h a u t e s f r é q u e n c e s de stimulation. Les a u t e u r s é t u d i è r e n t alors les e f f e t s de leurs stimulations sur des réponses corticales particulières. T o u t d ' a b o r d les m o d i f i c a t i o n s c o n c e r n a n t les p o t e n t i e l s évoqués c o r t i c a u x faisant suite à u n e s t i m u l a t i o n sensorielle ; ceux-ci n ' é t a i e n t pas affectés par la s t i m u l a t i o n mais la post-décharge ainsi q u e la volée p y r a m i d a l e étaient supprimées. Les réponses secondaires é t a i e n t réduites ou supprimées. Les potentiels d ' a c t i o n dus à u n e application locale de s t r y c h n i n e n ' é t a i e n t pas diminués tandis q u e la réponse corticale r e c r u t a n t e induite par la s t i m u l a t i o n à basse f r é q u e n c e des n o y a u x t h a l a m i q u e s n o n spécifiques était réduite ou abolie. Certains faits plaidaient en faveur d ' u n e intervention du système de p r o j e c t i o n t h a l a m i q u e d i f f u s dans la c o n d u c t i o n des influx résultant de la stimulation réticulaire : l'activité synchronisatrice était s u p p r i m é e au niveau de ces n o y a u x par l'excit a t i o n réticulaire ; u n e s t i m u l a t i o n à h a u t e f r é q u e n c e appliquée d i r e c t e m e n t sur c e t t e région reproduisait la réponse caractéristique. La réponse réticulaire et la réaction d'éveil consécutive à des stimuli naturels f u r e n t c o m p a r é e s sur des p r é p a r a t i o n s encéphale isolé. Ces d e u x p h é n o m è n e s a p p a r u r e n t identiques. La conclusion générale des a u t e u r s était q u e la réaction d'éveil cortical consécutive à des stimuli naturels e m p r u n t a i t des collatérales des d i f f é r e n t s trajets a f f é r e n t s aux f o r m a t i o n s réticulaires du t r o n c cérébral. Les collatérales f o r m a i e n t le système réticulaire activateur a s c e n d a n t qui assurait la distribution de l'activité au niveau du cortex. C e t t e h y p o t h è s e semblait plus vraisemblable q u e celle faisant intervenir la p r o p a g a t i o n de p r o c h e en p r o c h e à la surface du c o r t e x ( i n t e r p r é t a t i o n d é f e n d u e par Pavlov). Le m a i n t i e n d ' u n e activité au niveau du SRAA pouvait rendre c o m p t e de l'état de veille. La désactivation de ce s y s t è m e p r o d u i t e soit n a t u r e l l e m e n t , soit
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Eléments d'histoire
au m o y e n de barbituriques, soit par des lésions entraînait respectivement le sommeil normal, l'anesthésie ou la somnolence pathologique. Cette découverte modifia p r o f o n d é m e n t les conceptions des neurophysiologistes quant à l'organisation fonctionnelle du système nerveux central. Elle remit en cause l'idée intégrative sherringtonienne, les notions localisatrices de f o n c t i o n s ainsi q u e la notion d'organisation hiérarchique du système nerveux chère à Hess (les f o n c t i o n s végétatives sont t o u j o u r s sous-jacentes aux f o n c t i o n s du système animal). Il existe donc, à côté des systèmes sensitifs et moteurs dotés d ' u n e organisation précise, d'autres systèmes internes (dont celui localisé au niveau des f o r m a t i o n s réticulaires du tronc cérébral) qui agissent en tant que m o d u l a t e u r s des précédents. Dans leur organisation spatio-temporelle s'élabore u n e convergence des messages sensoriels extéroceptifs et intéroceptifs. Il s'agit en fait d ' u n système «transactionnel» (225). 1 8 Lindsley,
Bowden
et Magoun,
1949
Simultanément aux recherches que nous venons de relater, Lindsley et Bowden, sous la direction de Magoun, entreprirent u n e série d'expériences de lésions du système activateur du tronc cérébral. Les résultats o b t e n u s complétaient p a r f a i t e m e n t ceux de Magoun et Moruzzi (267). Ils f u r e n t publiés (222) dans le m ê m e n u m é r o de EEG and clinical neurophysiology. Ce travail f u t e f f e c t u é sur des préparations n o n anesthésiées du t y p e encéphale isolé de Bremer. L'activité électrique était recueillie à l'aide d'électrodes reposant sur la dure-mère. On savait depuis Bremer (49) q u e la modification la plus claire du tracé EEG, en corrélation avec les états physiologiques, consistait dans le passage d ' u n e activité rapide et de bas voltage (constatée dans les états de vigilance) à u n e activité plus «synchronisée» de haut voltage dans les états de relaxation et de sommeil. Ce résultat joint à la découverte t o u t e récente du SRAA conditionna le plan expérimental : étudier les modifications du tracé EEG chez des préparations éveillées qui présentaient des lésions du tronc cérébral intéressant le SRAA. Les lésions t o u c h a n t la portion bulbaire du tronc cérébral ne produisirent aucun effet, tandis que celles pratiquées au niveau du p o n t entraînaient u n e légère «synchronisation» du tracé EEG. Les modifications les plus remarquables étaient o b t e n u e s à partir de lésions mésencéphaliques ou diencéphaliques : l'activation EEG était réduite ou supprimée et le tracé cortical se composait s u r t o u t de f u s e a u x en bouffées, identiques à ceux rencontrés au cours du sommeil normal ou de l'anesthésie aux barbituriques. Les lésions efficaces se distribuaient au niveau du t e g m e n t u m mésencéphalique et du diencéphale (subthalamus, h y p o t h a l a m u s ) dans les régions corresp o n d a n t au SRAA. Parallèlement, des lésions de contrôle d'égale importance pratiquées dans la région périaqueducale ou dans les parties latérales du mésencéphale demeuraient sans effet. Les lésions tegmentaires qui supprimaient l'activation EEG épargnaient u n e grande p r o p o r t i o n des afférences m o n t a n t au travers du mésencéphale. De plus, la majorité des lésions de la base du diencéphale qui supprimaient l'activité rapide de bas voltage et e n t r a î n a i e n t l'apparition de f u s e a u x laissaient
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intacts les noyaux sensoriels du thalamus ainsi que leurs efférences vers le cortex. Ces constations amenèrent les auteurs à proposer une théorie légèrement différente de celle de Bremer : Les modifications du tracé EEG étaient dues à des destructions spécifiques du SRAA. Les composantes mésencéphaliques et diencéphaliques de ce système formaient l'unité fonctionnelle minimale indispensable au maintien de l'activation EEG et de la veille, tandis que les régions bulbaires et pontiques pouvaient, au moins temporairement, être supprimées sans effet marqué. Cette conception s'accordait avec l'organisation multineuronale du système postulée par Moruzzi et Magoun. Elle permettait aussi une nouvelle explication des observations cliniques de somnolence consécutives à des lésions basses du cerveau. 19
LA SECTION MEDIOPONTIQUE PRETRIGEMINALE (1958-1959)
La découverte par Moruzzi et Magoun du SRAA (267) et les expériences complémentaires de Lindsley, Bowden et Magoun (222) étaient venues renforcer la théorie de la déafférentation développée par Bremer au milieu des années 30 (49). Moruzzi poursuivit ses travaux dans cette perspective théorique, entouré de chercheurs qui formaient ce qu'on a appelé le groupe de Pise. Les intérêts du groupe étaient centrés sur l'importance respective des afférences intrinsèques (formation réticulée ascendante) et extrinsèques (voies sensitivo-sensorielles). On savait que la préparation encéphale isolé, dans laquelle le SRAA est intact, présentait un état clinique et électro-encéphalographique à prédominance vigile. Rossi et Zirondoli avaient constaté (314, 315) que lorsqu'on effectue sur des chats une section pontique rostralement au noyau du trijumeau (V), il s'ensuit un comportement électro-encéphalographique et oculaire de sommeil, tandis qu'une section caudale à ce noyau permettait l'apparition d'un état vigile comme dans la préparation encéphale isolé. La question se posait donc de savoir si cet état vigile dépendait des afférences de la cinquième paire crânienne ou de l'activité de la substance réticulée comprise entre les deux sections. Les mêmes auteurs avaient apporté une réponse en montrant que la destruction bilatérale du ganglion de Gasser (qui contient le protoneurone du nerf trijumeau) chez des préparations encéphale isolé provoquait l'apparition d'un tracé EEG permanent de sommeil. Donc, il semblait bien que c'étaient les influx trigéminaux centripètes qui conditionnaient l'apparition de l'état vigile (313). Une expérience, qui devait être une simple vérification de l'hypothèse, f u t confiée aux deux plus jeunes chercheurs du groupe, C. Batini et M. Palestini. Des transsections du tronc cérébral furent effectuées électrolytiquement dans le tiers moyen du pont immédiatement en avant ou juste au niveau des racines du trijumeau (dans ce dernier cas, la portion des racines subsistant en avant de la section était détruite). La préparation, qualifiée de «médiopontique prétrigéminale», ne conservait donc
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que les afférences sensorielles olfactives (i) et visuelles (il). Les expérimentateurs eurent la surprise de constater que le tracé EEG était caractérisé par des rythmes rapides et de bas voltage typiques de l'état de veille. Ce tracé couvrait 70 à 90% du temps total d'enregistrement, contre 20 à 50% cher le chat normal. Il apparaissait dès que la transsection était complète et l'anesthésie dissipée. Il se maintenait pendant toute la survie des animaux (jusqu'à neuf jours) qui, bien que ne présentant aucune réaction oculaire spontanée, restaient capables de suivre, par des mouvements verticaux des yeux, un objet passant dans leur champ visuel. Une modification inverse était induite par une transsection légèrement plus rostrale du pont (préparation rostropontique prétrigéminale) : des bouffées d'ondes lentes de haut voltage associées aux signes oculaires habituels du sommeil occupaient toute la période de survie (jusqu'à sept jours). Cette préparation correspondait à celle de Rossi et Zirondoli. Les résultats contredisaient donc l'hypothèse de départ : les afférences trigéminales ne pouvaient être tenues pour responsables de l'état vigile puisque, dans les deux cas, elles étaient éliminées ; on était conduit à mettre en cause la portion de substance réticulée située entre les deux sections (30, 31). Devant le caractère surprenant de ces observations, les opérations furent refaites par d'autres membres du groupe et assorties de nombreux contrôles (pression artérielle du CO^, taux d'adrénaline, etc.). Une expérience complémentaire, faisant succéder à la section médiopontique une section rostropontique montra que celle-ci entraînait le passage instantané du tracé d'éveil au tracé de sommeil. Ce fait (joint à la persistance du comportement d'éveil) excluait la possibilité que l'apparition de l'activité rapide de bas voltage soit due à une irritation du SRAA consécutive à la lésion puisque l'activation ne se produisait que dans un seul cas (29). Une interruption combinée des afférences olfactives et visuelles produisait un changement immédiat du tracé caractéristique de veille en un tracé de sommeil. Cependant, au cours du temps le tracé de sommeil diminuait pour faire place au bout d ' u n ou deux jours à des rythmes rapides de bas voltage (32). L'ensemble de ces résultats conduisit le groupe de Pise à adopter une théorie active du sommeil. L'activation du tracé EEG chez la préparation médiopontique étant indépendante des influx sensoriels, il fallait donc admettre l'existence d'un système d'éveil situé entre les section médio- et rostropontiques. Ce système, chez l'animal entier, devait être sous la dépendance d'une structure «synchronisatrice» située dans les parties inférieures du tronc cérébral. De nombreux auteurs (Cordeau et Mancia en 1959, Bonvallet) tentèrent de localiser ces structures synchronisatrices. Nous citerons à titre d'exemple l'expérience faite par Magni et al. en 1959 (229). La méthode employée permit d'éliminer certaines difficultés inhérentes à l'expérimentation neurophysiologique et pharmacologique classique. Les effets des lésions ou ablations chirurgicales pratiquées au sein du système nerveux central, outre qu'ils sont irréversibles, sont souvent masqués par des phénomènes irritatifs. La pharmacologie qui, elle, autorise une expérimentation réversible, ne permet généralement pas de circonscrire les structures touchées. L'originalité de l'expérience de Magni et al. se fonde sur une constation anatomique :
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le mésencéphale et les structures sus-jacentes sont irrigués par le système carotidien tandis que le pont et le bulbe appartiennent à la circulation vertébrale. Une même drogue pourra donc agir électivement soit sur le mésencéphale et les parties hautes, soit sur le pont et le bulbe selon que l'injection se fait dans la carotide ou dans les artères vertébrales ; dans ce dernier cas il faut prendre la précaution de ligaturer l'artère basilaire pour éviter la communication entre les deux circulations. Magni et al. travaillaient sur des chats encéphale isolé. L'injection de très petites doses de thiopental (0,1 à 0,6 mg) dans la circulation carotidienne provoquait de façon constante et réversible le passage d'une activité EEG rapide et de bas voltage à une activité «synchronisée» dominée par des fuseaux. Au contraire, l'injection de doses légèrement plus importantes (0,3 à 0,9 mg) dans la circulation vertébrale entraînait l'effet inverse. Pour montrer que ces actions étaient bien dues à l'action du thiopental, les auteurs procédèrent à l'injection de quantités équivalentes de solution saline au même pH qui se révélèrent inefficaces. Ces résultats confirmaient l'hypothèse de la localisation de structures synchronisatrices dans les parties basses du tronc cérébral. Un essai de localisation plus précise de ces structures a été fait par Magnes et al. (228). La stimulation électrique à basse fréquence (1 à 16 p. sec.) de la région du noyau du faisceau solitaire et du noyau reticularis ventralis produisait une synchronisation EEG bilatérale qui, dans la plupart des cas, persistait après la fin de la stimulation. Cette synchronisation n'était obtenue que lorsque les parties médianes du pont et du mésencéphale étaient intactes. Cependant quand on augmentait la fréquence de stimulation (30 p. sec.) la fréquence de la réponse suivait jusqu'à présenter les caractères d'un tracé activé. Bien que les expériences relatées ci-dessus aient permis quelques progrès, la localisation des structures synchronisatrices demeure, aujourd'hui encore, très discutée. 2 0
LE ROLE DU NOYAU DU FAISCEAU SOLITAIRE
Dell Les travaux de Cannon avaient montré que l'activité du domaine de la vie de relation s'accompagne de variations dans le domaine végétatif ; ceux de Moruzzi et Magoun (et d'autres collaborateurs de Magoun) avaient localisé dans le tronc cérébral des structures responsables de l'activation corticale ; Bremer avait prouvé l'existence d'afférences centrales venues des organes internes (en 1938). Ces différents travaux et la connaissance de «la très grande sensibilité de l'activité électrique corticale aux diverses composantes du milieu intérieur» conduisent Dell et ses collaborateurs, au début des années 50, à l'étude des relations entre le tonus sympathique et l'activité électrique corticale. L'enregistrement simultané chez l'animal (chats et chiens curarisés) de l'activité électrique corticale et de la pression artérielle, considérée comme témoin du tonus sympathique, montre des variations parallèles : la stimulation naturelle des barocepteurs artériels (sinus carotidien) et la
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stimulation électrique des fibres baroceptives de grand diamètre provoque une synchronisation de l'EEG. Une série de sections prébulbaires et rétrobulbaires permet alors de conclure à un mécanisme d'activation «humorale» ; l'activation corticale est fonction de la réponse sympathique et apparaît pendant la phase «adrénalinique» de l'hypertension. L'injection d'adrénaline à des animaux normaux ou à des animaux à section prébulbaire entraîne une activité corticale intense parallèle à l'augmentation du tonus sympathique. Une section entre les tubercules quadrijumeaux supprime cette activation corticale, une section légèrement plus postérieure la laisse intacte. Il faut donc que l'activation corticale soit due à l'action de l'adrénaline ou de l'hypertension résultante sur les formations ponto-mésencéphaliques. Dell s'intéresse ensuite à «l'action du taux de l'adrénaline circulante et du niveau de la pression artérielle sur les systèmes réticulés descendants du tronc cérébral.» Il cherche à mettre en évidence une action centrale directe de l'adrénaline sur ces formations réticulées. Après section rétropontine qui laisse intacte les formations bulbaires il montre que l'injection intraveineuse d'adrénaline provoque une inhibition de l'activité motrice spinale. Cette inhibition est remplacée par une facilitation après section des nerfs crâniens IX et X qui transportent les afférences barosensibles. Pour lui il existe donc deux actions antagonistes de l'adrénaline au niveau du tronc cérébral : une action excitatrice qui s'exerce à la fois sur le système réticulo-cortical et sur le système réticulo-spinal ; et une action inhibitrice d'origine barosensible qui s'exerce au niveau de la formation réticulée bulbaire (qui excite la formation réticulée inhibitrice). Dell conclut alors (en 1954) que «la coordination humorale entre les activités somatiques et les activités végétatives révèle l'existence à l'intérieur du système nerveux d'intégrations basées sur des correspondances biochimiques» (les italiques sont de l'auteur). Après avoir montré l'importance de la zone pontobulbaire où parviennent les afférences baroceptives, Dell effectue des enregistrements systématiques de cette zone sur des préparations encéphale isolé. La stimulation vago-aortique chez ces animaux entraîne très rapidement une réponse phasique de synchronisation corticale comparable au sommeil à ondes lentes et l'«endormement» peut être répété à volonté. Celui-ci s'accompagne «d'une intensification progressive des décharges neuroniques de la partie antérieure du noyau du faisceau solitaire.» Ce noyau est le premier relais de la plupart des afférences viscérales des paires crâniennes IX et X, en particulier des afférences baroceptives. Dell procède ensuite à des expériences de stimulation systématique de ce noyau. Les points à partir desquels il déclenche des effets de synchronisation corticale «se superposent sensiblement aux lieux de projection des afférences baroceptives sinusiennes.» Cependant tous les points ne déclenchent pas en même temps une synchronisation corticale et une bradycardie. Dell conclut que ces deux types de neurones (ceux qui provoquent la synchronisation corticale et ceux qui provoquent la bradycardie) auraient la même localisation mais pourraient être distincts. Les neurones situés dans la partie antérieure du noyau du faisceau solitaire, deux ou trois millimètres en avant de l'obex, région pour laquelle les anatomistes ne
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signalent pas d i f f é r e n c e s sinusiennes, sont activés lors d'«endormements» spontanés ou provoqués par des stimulations vago-aortiques répétives. Ces neurones, qualifiés par Dell d'hypnogènes, recevraient des projections, directes ou par l'intermédiaire d'interneurones, des afférences baroceptives (voir l'article de Padel et Dell 21 ). Cette hypothèse est étayée par des expériences telles celles de Baust et Heinemann (en 1967) qui montrent (chez des animaux chroniques) d'une part qu'après une section des afférences vago-aortiques il se produit une diminution du sommeil à ondes lentes et des phases fréquentes et courtes d'éveil et d'autre part qu'après une section des paires crâniennes IX et X la stimulation de la formation réticulée provoque des éveils prolongés. Toutes les expériences de Dell et de ses collaborateurs évoquées jusqu'ici ne donnent qu'une synchronisation corticale légère qualifiée par Dell de sommeil à ondes lentes léger (SOLL) qui ne dure que le temps de la stimulation. Puizillout, Foutz et Ternaux, utilisant des préparations encéphale isolé semi-chroniques, obtiennent la suite complète des étapes du sommeil y compris le sommeil paradoxal et parfois directement le sommeil paradoxal par stimulation vago-aortique. Le problème fondamental comme Dell l'a indiqué en 1973 est de comprendre «comment et dans quelles conditions les réactions phasiques de sommeil léger à ondes lentes peuvent persister et enclencher tous les stades du sommeil qui naturellement leur succèdent.» Puizillout et Ternaux (en 1974) ont montré qu'après destruction anatomique fonctionnelle des structures du raphé, dont on connaît depuis Jouvet l'action tonique hypnogène, on peut encore induire une déactivation par la stimulation vago-aortique, ce qui démontre l'indépendance entre ces deux structures. Ces expériences mettent en difficulté la théorie sérotoninergique défendue par Jouvet mais on peut dire qu'aucun des deux modèles ne donne une explication entièrement satisfaisante du sommeil physiologique. Mentionnons encore que Puizillout et Ternaux ont montré que les décharges pyramidales liées aux fuseaux du cortex moteur peuvent rendre le sommeil plus profond en recrutant les structures déactivantes du noyau du faisceau solitaire. Notre exposé des travaux de Dell et de ses collaborateurs a été évidemment très cursif. Nous n'avons cherché, par ce bref survol, q u ' à indiquer, comme nous l'avons fait en d'autres endroits de ce livre, que des recherches initialement sans rapport avec le sommeil (celles de Dell portaient sur le système nerveux autonome) ont par leur logique propre conduit à des résultats puis à de nouveaux travaux qui se sont révélés très pertinents pour ceux qui font du sommeil un sujet d'étude.
NOTES 1.
Rappelons qu'en 1904 Ramon y Cajal avait constaté (296) que le réseau de fibrilles que contient la cellule nerveuse (réticulum neurofibrillaire) subissait des changements morphologiques et quantitatifs (hypertrophie) lorsque la cellule était à l'état de repos (sommeil d'hibernation, paralysie consécutive à la rage).
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2.
Il s'agissait d'une émulsion faite par broyage du cerveau dans du liquide physiologique qui était ensuite filtré.
3.
La dialyse consiste en une filtration au travers d'une membrane hémiperméable (ici en collodion) qui ne laisse passer que les molécules de petit diamètre.
4.
Pour Brown-Séquard ( 6 0 ) le sommeil était un réflexe inhibiteur déclenché par des irritations (excitations continues) de la moelle cervicale ou de la base de l'encéphale et principalement du point bulbaire que Flourens nommait «noeud vital». Brown-Séquard est ainsi le premier à avoir énoncé une théorie active du sommeil.
5.
De la théorie de Piéron on peut rapprocher celle, un peu antérieure, de Claparède ( 6 8 ) qualifiée par son auteur de «biologique». Son hypothèse centrale est que l'état hypnique lui-même est une fonction de défense de l'organisme contre l'intoxication due à la veille prolongée. Au point de vue psychologique, le sommeil constitue une réaction de désintérêt envers la situation extérieure ; il s'accompagne sur le plan physiologique d'une inhibition qui peut être déclenchée par des stimuli tels que l'obscurité, la position couchée ou la fatigue et favorisée, par exemple, par la présence de toxines dans le sang. Tous ces processus sont de type actif et le dormeur s'engage dans une «activité égocentrique qui consiste à maintenir l'état de sommeil.» D'autre part, le sommeil constitue un acte d'anticipation et ne résulte jamais, dans les conditions normales, d'une altération cellulaire. On dort non parce qu'on est intoxiqué, mais pour ne pas l'être. Enfin, Claparède assimile le sommeil à un instinct et considère que, apparu à un certain moment de l'évolution biologique, il s'est montré utile en permettant, pendant son déroulement, l'accumulation par l'organisme de l'énergie non utilisée pour la vie de relation.
6.
Les travaux d ' E c o n o m o sont considérés par un auteur tel que Moruzzi c o m m e «la preuve anatomo-clinique majeure en faveur de l'hypothèse de déafférentation» ( 2 6 0 ) , donc d'une conception passive du sommeil (cf. pages 6 3 - 4 concernant Bremer). Pour notre part, nous avons rangé le psychiatre viennois parmi les partisans de la conception active en nous fondant sur les termes dans lesquels il formule lui-même sa théorie. En effet, E c o n o m o critique c e u x qui ne voient «dans cet état biologique complexe qu'est le sommeil, qu'une baisse passive de l'activité psychophysique de l'écorce cérébrale» ( 1 0 2 ) . Pour lui, ^ e n d o r m i s s e ment normal n'est rien d'autre qu'une fonction active» et le «centre régulateur du sommeil . . . intervient activement dans le rythme du sommeil et de la veille.»
7.
Le médecin lyonnais Gayet a été le premier, en 1 8 7 5 , à décrire un cas de poliencéphalite. Il avait noté, entre autres, un besoin impératif de sommeil. L'examen post mortem révéla l'existence de lésions inflammatoires touchant la région sous-thalamique, en particulier le plancher du troisième ventricule et l'aqueduc de Sylvius. Gayet conclut que si le malade ne pouvait être éveillé c'était parce que les lésions qu'il présentait empêchaient les stimuli extérieurs de parvenir au centre de l'éveil qu'il situait soit au niveau du thalamus, soit au niveau du cortex. Cf. M. Jouvet «Le discours biologique» Revue de médecine 16 ( 1 9 7 2 ) 1 0 0 3 - 1 0 6 3 . En 1 8 9 0 Mauthner, ophtalmologiste viennois, mit en relation le tableau clinique de l'encéphalite léthargique avec le gonflement de la région périventriculaire et périaqueducale constaté chez les malades. C o m m e Gayet, il expliquait l'état de «sommeil» par un blocage des excitations sensorielles destinées au c o r t e x et il postulait l'existence d'un centre diencéphalique de la veille et du sommeil contrôlant les influx corticipètes.
8.
Pavlov avait constaté qu'un stimulus conditionnel répété pouvait provoquer le sommeil. Il expliquait le phénomène par l'apparition sur le c o r t e x d'une inhibition qui, d'abord localisée, s'étendait de proche en proche à l'ensemble du manteau cortical puis aux structures inférieures. Le sommeil pouvait donc être défini c o m m e une «inhibition généralisée». Pour rendre compte de cette généralisation, Pavlov supposait que l'excitation répétée amenait l'épuisement de la cellule excitée et l'apparition en son sein d'un processus ou d'une substance capable d'interrompre l'activité cellulaire pour prévenir toute menace de destruction ; ce processus ou cette substance se communiquaient ensuite aux cellules n'ayant pas pris part au travail, qui se trouvaient ainsi dans le même état que les cellules qui s'étaient
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epuisees. La conception d'une transmission corticale horizontale a été réfutée par les expériences de Sperry (330) et celles de Köhler. Ces derniers, après avoir coupé en lames séparées par des feuilles de mica ou d'or un cortex de singe de façon à empêcher la propagation des champs électriques, montrèrent que ce sont les actions verticales qui prédominent. Outre les références mentionnées dans le texte, nous avons utilisé les documents qui dans la bibliographie figurent aux numéros 102 et 103. L'auteur nomme ainsi des lésions qui n'intéressent pas à proprement parler les corps cellulaires formant des noyaux. Ces trois critères montrent que le sommeil obtenu n'est ni un coma ni une catalepsie. A la fin de la période d'observation les animaux étaient sacrifiés et perfusés au moyen d'une solution de formaldéhyde. On pratiquait sur les cerveaux prélevés une série de coupes qui étaient colorées en alternance au crésyl violet (qui fait apparaître les corps cellulaires) ou par la méthode de Weil (qui fait apparaître les fibres). Les auteurs utilisent de façon distincte les termes «somnolence» et «drowsiness». Le premier, que nous avons traduit par somnolence, doit être pris dans une acception restrictive : il désigne un état de sommeil anormal plus profond que la simple inactivité, également anormale, recouverte par le terme de «drowsiness» (que nous traduirons plus loin par «apathie»), Villablanca dans les années 60, grâce à des soins assidus, put conserver en vie des chats cerveau isolé pendant des périodes de 15 à 72 jours (342-344). 11 constata que réapparaissaient peu à peu des variations cycliques du diamètre pupillaire et des tracés EEG. Outre les références mentionnées dans le texte, nous avons utilisé les documents qui dans la bibliographie figurent aux numéros 53, 55-57, 170 et 260. Préparations dans lesquelles les structures supérieures au bulbe ont été retirées. Voir en annexe l'historique de l'électro-encéphalographie. Outre les références mentionnées dans le texte, nous avons utilisé les documents qui dans la bibliographie figurent aux numéros 128-131, 227, 230, 232-236, 238, 239, 331, 332. Outre les références mentionnées dans le texte, nous avons utilisé les documents qui dans la bibliographie figurent aux numéros 205, 206, 231, 237. Outre les références mentionnées dans le texte, nous avons utilisé les documents qui dans la bibliographie figurent aux numéros 250-259, 261, 263. On pourra consulter : M. Bonvallet, P. Dell et G. Hiebel, «Tonus sympathique et activité électrique corticale» EEGand clinical neurophysiology 6 (1954) 119-144 ; P. Dell, M. Bonvallet et A. Hugelin, «Tonus sympathique, adrénaline et contrôle réticulaire de la motricité spinale» EEG and clinical neurophysiology 6 (1954) 599-618 ; P. Dell, «Afférences baroceptives, phases de synchronisation corticale et sommeil» Archives italiennes de biologie 111 (1973) 553-563 ; G. Moruzzi, «Les systèmes déactivateurs ascendants du tronc cérébral» Archives italiennes de biologie 111 (1973) 546-552 ; Y. Padel et P. Dell, «Effets bulbaires et réticulaires des stimulations endormantes du tronc vago-aortique» Journal de physiologie 57 (1965) 269-270 ; J.J. Puizillout, A. Foutz et J.P. Ternaux, «Phases de sommeil paradoxal chez la préparation encéphale isolé. Leur déclenchement par la stimulation vago-aortique» Journal de physiologie 65 (1972) 288A ; J.J. Puizillout et J.P. Ternaux, « Endormement vago-aortique après section médiane du tronc cérébral et après administration de P-chlorophénylalanine ou destruction des noyaux du raphé» Brain researcb 70 (1974) 19-42.
5 Deux découvertes de Michel Jouvet
LA DECOUVERTE DE L'ATONIE MUSCULAIRE
En 1955 Michel Jouvet était sur le point de terminer ses études de médecine à Lyon. Pénétré des idées de Pavlov, qui connaissaient alors un regain d'actualité en France, il s'intéressait aux mécanismes cérébraux sous-tendant des comportements tels que l'attention ou les réflexes conditionnés. Il avait acquis une formation de neurochirurgien mais trouvait que les effets des interventions chirurgicales étaient insuffisamment expliqués par la neurophysiologie qu'on lui avait enseignée. Soucieux d'accroître ses connaissances en physiologie nerveuse, il obtint une bourse pour aller dans le laboratoire considéré alors comme le meilleur du domaine, celui que Magoun dirigeait à l'Université de Los Angeles. Bien qu'ayant peu de contacts avec Magoun lui-même, pris par des tâches administratives, Jouvet tira un grand profit de son stage. Il collabora avec des chercheurs comme R. Hernandez-Peon ou J. Scherrer et acquit une pratique directe des techniques d'implantation et de stimulation. Surtout, sa croyance au dogme pavlovien de la suprématie corticale se trouva confrontée à une façon bien différente de concevoir l'organisation fonctionnelle du système nerveux central : ici, «on expliquait tout par le tronc cérébral», l'accent principal était mis sur le rôle intégrateur des structures réticulaires. Les travaux publiés à cette époque par Jouvet, seul ou en collaboration, conservaient pourtant une optique pavlovienne. On pouvait lire par exemple en tête d'un de ses articles (181) : «L'un des moyens les plus objectifs de l'étude des mécanismes du comportement réside dans l'analyse des réflexes conditionnés dont Pavlov a montré toute l'importance comme aspect élémentaire du processus psychologique.» Jouvet rentra à Lyon en 1956 pour passer sa thèse de médecine dans laquelle il présentait un travail sur l'attention commencé chez Magoun (180). Son ancien maître Henri Hermann, doyen de la Faculté de médecine, lui procura un poste et des locaux au sein du Département de physiologie dont il était le chef. Jouvet souhaitait poursuivre l'étude des mécanismes neurophysiologiques impliqués dans l'apprentissage des réflexes conditionnés.
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Mais son passage chez Magoun l'avait conduit à se poser une question cruciale : qui avait raison, l'Est avec Pavlov ou l'Ouest avec Magoun? En d'autres termes, était-ce le cortex ou le tronc cérébral qui était nécessaire et suffisant à l'apprentissage? Une expérience pouvait en décider : si des animaux décortiqués (c'est-à-dire privés du cortex cérébral) ou mésencéphaliques (privés des structures cérébrales supérieures au mésencéphale) étaient capables d'apprendre, alors Pavlov avait tort et l'hypothèse réticulaire avait des chances d'être juste. Jouvet, qui travaillait alors avec François Michel, choisit une forme d'apprentissage très simple et compatible avec la nature assez rudimentaire de son appareillage : l'habituation de la réaction d'éveil. Lorsqu'on administre des stimuli appropriés (en l'occurrence auditifs) à un animal endormi, il commence par se réveiller puis s'habitue peu à peu aux stimulations et, au bout d'un certain temps, il n'y réagit plus. La variable expérimentale dépendante était donc le degré de vigilance de l'animal, qu'on peut évaluer au moyen d'indices comportementaux mais que le neurophysiologiste objective préférentiellement par un tracé électro-encéphalographique : un tracé rapide et de bas voltage est signe de vigilance tandis que des ondes lentes et de haut voltage correspondent au sommeil. Telle était du moins l'opinion encore la plus répandue. En effet, la découverte par Aserinsky et Kleitman (19, 20) de phases particulières du sommeil humain (caractérisées par des mouvements oculaires rapides associés à un électro-encéphalogramme de bas voltage et de fréquence irrégulière) était passée relativement inaperçue ; d'autre part, les travaux de Dement et Kleitman (94), étudiant de façon approfondie les aspects électro-encéphalographiques de ces phases, n'avaient pas eu le temps de se diffuser largement. 1 Les interventions (décortications, transsections du tronc cérébral) nécessaires à ce type d'expériences chroniques sont difficiles à réussir et les animaux opérés réclament des soins attentifs pour être maintenus en vie assez longtemps. Jouvet f u t grandement servi par sa formation de neurochirurgien et son implantation dans le laboratoire de Hermann où la technique des soins post-opératoires (sur les chiens) était bien au point. En cours d'expérimentation surgit une difficulté imprévue : dans les structures cérébrales déconnectées du cortex, les électrodes ne recueillaient qu'une activité électrique constamment rapide ; les ondes lentes attendues comme signe du sommeil n'apparaissaient pas. Le critère électro-encéphalographique s'avérait donc inutilisable pour le but envisagé. Mais dans cet insuccès Jouvet discerna un aspect positif : ce pouvait être une information sur les mécanismes du sommeil. Il publia ses résultats, écrivant ainsi son premier article consacré uniquement au sommeil (193). Se souvenant du concept pavlovien d'inhibition interne descendante, il proposait l'interprétation suivante : l'apparition d'une activité électrique lente dans les formations méso-diencéphaliques nécessite la présence fonctionnelle du cortex ; celui-ci agit par inhibition active des structures sous-jacentes, notamment de la formation réticulée mésencéphalique. Jouvet réfutait la théorie de la déafférentation et se rangeait parmi les partisans d'une conception active du sommeil. Son centre d'intérêt demeurait cependant l'habituation de la réaction d'éveil. Pour continuer à l'étudier il fallait trouver un autre critère du niveau de vigilance de
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l'animal. Cette fois Jouvet eut recours à un indicateur périphérique (l'activité électrique musculaire) estimant que chez l'animal éveillé cette activité serait importante et qu'elle diminuerait nettement quand il s'endormirait. 2 Jouvet implanta ses électrodes dans les muscles de la nuque, qui sont les plus accessibles quand on travaille sur un animal fixé et porteur d'électrodes sous-corticales. Les variations espérées du tonus se produisirent bien, mais il s'y ajoutait un phénomène t o u t à fait inattendu : à certains moments du sommeil l'activité électrique musculaire disparaissait complètement. Jouvet et Michel commencèrent par éliminer l'éventualité d'un mauvais fonctionnement des électrodes. Puis, l'observation ayant été faite pour la première fois sur un chat pontique (privé des structures cérébrales supérieures au pont) chez qui les électrodes sous-corticales ne pouvaient être placées que dans le pont et donc dans la formation réticulée située à ce niveau, ils purent constater que, dans cette structure, l'atonie musculaire s'accompagnait de bouffées électriques régulières (environ 6 cps) de grande amplitude et affectant la forme de fuseaux. Le chat présentait également des mouvements très rapides des vibrisses. Pensant que les décharges pontiques étaient peut-être un artefact représentant des réponses centrales évoquées par les mouvements saccadés des vibrisses, ils coupèrent celles-ci mais les décharges persistèrent. Jouvet fit alors l'hypothèse que les fuseaux pontiques et l'absence de tonus constituaient le sommeil des animaux à tronc cérébral sectionné ; il se basait essentiellement pour cela sur le critère musculaire qui, à son avis, ne pouvait signifier qu'un état de vigilance diminuée. Par ailleurs, les phénomènes décrits ci-dessus ainsi que d'autres (abaissement des membranes nictitantes, myosis extrême de la pupille) se retrouvaient sur des animaux décortiqués. Chez les décortiqués subtotaux, le silence électromyographique coïncidait avec une activation électrique des structures méso-diencéphaliques et de la plage corticale restante. 3 Cette coexistence entre une activité cérébrale semblable à celle de l'état de veille et des phénomènes somatiques de sommeil portés à leur maximum poussa Jouvet à qualifier cette phase de «paradoxale» (194). Dans les travaux que nous venons de citer, le plan expérimental ne comportait que des préparations décortiquées ou bien porteuses de sections du tronc cérébral. Afin de savoir si la phase paradoxale constituait un épisode normal du sommeil physiologique, Jouvet et Michel expérimentèrent sur l'animal intact (199). Leurs résultats précédents se trouvèrent confirmés et précisés : la phase paradoxale survenait toujours après une longue phase de sommeil à ondes lentes, elle durait cinq à dix minutes et se répétait périodiquement ; pendant son déroulement, les seuils d'éveil (par stimulation auditive ou par stimulation directe de la formation réticulée mésencéphalique) s'élevaient par rapport au stade d'ondes lentes. A toutes ces caractéristiques s'ajoutait l'observation de secousses rapides des globes oculaires. En effet, les auteurs avaient entre temps pris connaissance des articles de Dement et Kleitman (94) et de Dement (81) qui, respectivement chez l'homme et chez le chat, avaient déjà enregistré le déclenchement périodique au cours du sommeil d'une activation cérébrale associée à des mouvements rapides des yeux («rapid eye movement periods», «activated sleep»), Jouvet conclut donc que le sommeil physiologique se
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composait de deux phases bien différentes : — Une phase télencéphalique 4 caractérisée par une inhibition du système réticulaire activateur ascendant, inhibition dans laquelle le cortex joue le rôle essentiel ; cette phase peut être mise en jeu par des variations du milieu extérieur, notamment par des processus d'inhibition supraliminale. 5 — Une phase rhombencéphalique 6 (dite aussi «paradoxale» ) dépendant d'une structure située dans le pont puisque le phénomène existe chez l'animal pontique ; le déclenchement de cette structure se traduit par l'apparition de «fuseaux» caractéristiques au niveau du noyau reticularis pontis caudalis, une activation mésodiencéphalo-corticale et une inhibition de la formation réticulée facilitatrice descendante (inhibition responsable de l'atonie musculaire). A la suite de Dement et Kleitman, Jouvet associait cette seconde phase à l'activité onirique. Mais il se séparait des Américains sur un point : alors que ceux-ci tendaient à faire du «sommeil activé» un niveau de vigilance intermédiaire entre la veille et le sommeil à ondes lentes, Jouvet, invoquant l'augmentation des seuils d'éveil et l'aspect des phénomènes périphériques, considérait la phase paradoxale comme le stade de sommeil le plus profond. En cherchant à expliquer le phénomène qu'il avait observé de façon fortuite (atonie périodique des muscles de la nuque), Jouvet s'était détourné de son centre d'intérêt primitif : l'habituation de la réaction d'éveil comme moyen de départager Pavlov et Magoun. Après avoir rassemblé dans un bref compte-rendu (195) les résultats qu'il avait pu obtenir sur l'habituation, il décida d'abandonner le sujet et de se consacrer à l'étude des mécanismes du sommeil. Notons que ce changement d'orientation s'accompagnait d'un glissement théorique : sans disparaître complètement, puisqu'il conservait une valeur explicative dans le sommeil lent, le «modèle» cortical pavlovien perdait de son importance au profit d'un modèle où le rôle essentiel revenait au tronc cérébral inférieur (pont). D'autre part, les résultats qui motivaient l'entrée dans le nouveau domaine de recherche découlaient d'une démarche expérimentale qui, par rapport à celle pratiquée dans ce domaine, était tout à fait marginale. En effet, pour tenter de réaliser son projet initial qui impliquait la mise hors circuit des structures rostrales du névraxe par section ou ablation, Jouvet avait été amené à observer les animaux audessous du plan d'intervention. 7 Or, les neurophysiologistes qui étudiaient le sommeil au moyen de sections ne considéraient habituellement que ce qui se passait audessus de celles-ci. Cette tendance est clairement illustrée par une discussion citée par Jouvet (185), qui opposa D. Rioch à F. Bremer au cours d'un symposium tenu en 195 3 (75, cf. pp. 13 3-136). Sur la base de critères comportementaux, Rioch avait constaté que des chiens et des chats ayant subi une transsection à la frontière antérieure du mésencéphale manifestaient des alternances de veille et de sommeil. Bremer s'étonna de ce résultat car il pensait avoir montré depuis longtemps que la transsection mésencéphalique haute (préparation cerveau isolé) produisait un sommeil indéfini. Et comme Rioch expliquait que la préparation pouvait être endormie au-dessus de la transsection mais pas au-dessous, Bremer répondit que l'idée d'un sommeil au-dessous de la section n'avait pas de sens pour lui.
Deux découvertes de Michel Jouvet
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Ainsi que le r e m a r q u e Jouvet, cette a t t i t u d e aboutissait à la limite à étudier u n e petite partie du cerveau en laissant de côté la presque totalité de l'animal. Lui-même avait a d o p t é une a t t i t u d e différente et c'est cela qui lui avait d o n n é l'occasion de mettre en évidence des aspects sous-corticaux et périphériques du sommeil paradoxal encore inconnus.
L'EXPLOITATION DES PREMIERS RESULTATS Dès 1959 Jouvet était en possession de données ou hypothèses essentielles que luim ê m e et son équipe allaient exploiter dans leurs travaux ultérieurs. Nous allons énumérer certaines d ' e n t r e elles, en indiquant les développements qui leur f u r e n t donnés. Localisation
pontique
de la structure
responsable
de la phase
paradoxale
Pour situer cette structure avec plus de précision, Jouvet eut recours aux m é t h o d e s classiques de la neurophysiologie : sections étagées, ablations, destructions localisées, stimulations, pharmacologie. Il parvint à la conclusion que les structures en cause étaient la partie postérieure du noyau reticularis pontis oralis et la partie antérieure du noyau reticularis pontis caudalis. En e f f e t , la coagulation limitée de ces zones supprimait électivement le sommeil paradoxal (196, 200) tandis que leur stimulation chez l'animal intact en sommeil lent déclenchait des phases paradoxales typiques (197, 198). Mais p o u r obtenir ce dernier résultat de façon répétitive il fallait que chaque stimulation soit séparée de la précédente par u n certain délai (20 à 30 minutes). L'existence de c e t t e longue période réfractaire et la possibilité de produire par u n e stimulation qui durait au m a x i m u m quelques secondes u n e phase paradoxale d'environ vingt minutes étaient inexplicables par des processus de pure c o n d u c t i o n électrique. Jouvet f u t donc conduit à envisager un mécanisme d ' u n autre t y p e : u n stock neurohumoral devait s'accumuler l e n t e m e n t puis se décharger périodiquement au cours du sommeil après avoir atteint un niveau suffisant (182, 197). D'autre part, puisque les drogues anti-cholinergiques (atropine) supprimaient ou raccourcissaient les phases paradoxales alors que les drogues cholinergiques (ésérine) les rallongeaient (198), la substance en cause devait être l'acétylcholine. Présence d'une activité électrique caractéristique en forme de fuseaux) au niveau du pont
(décharges de grande
amplitude
Ces «pseudo-fuseaux» devinrent plus tard les «pointes ponto-géniculo-occipitales» (PGO) lorsqu'on eût m o n t r é qu'ils se retrouvaient en certains endroits du système visuel : le corps genouillé latéral (253) et le c o r t e x occipital (269). E t r o i t e m e n t corrélées aux m o u v e m e n t s rapides des yeux, les PGO constituent le meilleur critère électro-encéphalographique du sommeil paradoxal mais leur signification n'est pas encore élucidée.
Deux découvertes de Michel Jouvet Idée d'une certaine spécificité
du sommeil
81
paradoxal
Cette idée était déjà c o n t e n u e dans l'affirmation que, contrairement à l'opinion des Américains, le stade paradoxal représentait u n niveau de sommeil plus p r o f o n d que les stades à ondes lentes. Elle était renforcée par des particularités s y m p t o m a t o logiques de la phase paradoxale (activité cérébrale semblable à celle de l'éveil, «fuseaux» pontiques, m o u v e m e n t s oculaires rapides) et par la dualité a n a t o m i q u e des structures impliquées : alors que le sommeil lent est, selon Jouvet, sous la dépendance du c o r t e x le sommeil paradoxal dépend, lui, d'une structure pontique. Estimant q u ' à cette opposition structurale devait correspondre une opposition des mécanismes, sinon des fonctions, Jouvet ne tarda pas à transformer la différence de degré entre les deux sommeils en différence de nature. Au colloque sur la physiologie de l'hippocampe de 1961 il déclarait (183) : ... des réveils par stimulation auditive au cours du sommeil révèlent aussi bien chez le chat que chez l ' h o m m e u n e augmentation i m p o r t a n t e du seuil d'éveil p e n d a n t c e t t e phase (la phase paradoxale). Quelle q u e soit l'explication neurophysiologique et la signification de la «profondeur» de cette période de sommeil, cet argument permet d'infirmer l'hypothèse assimilant cette phase chez l ' h o m m e au stade 1, donc à u n stade de «sommeil léger». Il f a u t a d m e t t r e au contraire qu'il s'agit d ' u n e phase qualitativement différente survenant périodiquement au cours du sommeil. En 1963, au cours de deux autres colloques, la f o r m u l a t i o n de ce q u ' o n a appelé la théorie des trois états (veille, sommeil lent, sommeil paradoxal) devint encore plus nette : . . . phase paradoxale et sommeil lent apparaissent de plus en plus c o m m e d e u x états qualitativement différents et il devient alors assez illusoire de les comparer sur le plan quantitatif et ambigu de la p r o f o n d e u r ou de la légèreté (185). La PRS (phase rhombencéphalique du sommeil) et le sommeil lent constituent ainsi l'expression de d e u x processus qui s'opposent structuralement et par leurs mécanismes. Il est donc plus légitime de parler d'états différents de sommeil que de phases, c o m m e le voulait jusque là l'usage. Le sommeil c o m p o r t e m e n t a l du m a m m i f è r e adulte n'évoluerait donc pas de façon cyclique du sommeil léger au sommeil p r o f o n d , mais il semble recouvrir d e u x états de f o n c t i o n n e m e n t relativem e n t différents de l'activité nerveuse. L'un de sommeil lent à qui il conviendrait de laisser le n o m de sommeil, l'autre que par ignorance nous appelons sommeil. En fait, la découverte de ses mécanismes et de ses f o n c t i o n s permettra peut-être un jour de lui donner u n n o m plus adéquat (186). Pour faire du sommeil paradoxal u n troisième état, aussi différent du sommeil q u e ce dernier l'est de la veille, Jouvet invoquait, outre les arguments s t r u c t u r a u x que
82
D e u x découvertes de Michel J o u v e t
nous avons déjà indiqués et qui avaient été précisés, un certain n o m b r e de données nouvelles. Données phylogénétiques Le sommeil lent a été identifié chez les chéloniens (tortues), les reptiles, les oiseaux, et les mammifères. Par contre, le sommeil paradoxal, rudimentaire chez les oiseaux, n'atteint son plein épanouissement que chez les mammifères. Il n'est donc pas lié à l'apparition du sommeil lent au cours de l'évolution phylogénétique. Données ontogénétiques Chez le chat il semble que le mécanisme responsable de la phase rhombencéphalique soit déjà à la naissance ce qu'il sera chez l'adulte, alors qu'au contraire l'état de sommeil lent est encore très peu développé. Données issues de la privation de PRS et de la pathologie Les animaux privés électivement de PRS par la m é t h o d e de la piscine 8 manifestent, au début de la période de récupération, une augmentation considérable du pourcentage de PRS (jusqu'à 60% de la durée totale du sommeil). Ce rebond suggère qu'il y a un besoin spécifique de sommeil paradoxal et que ce dernier remplit une fonction particulière. D'autre part ces animaux, c o m m e les h o m m e s atteints de narcolepsie, 9 peuvent s'endormir directement en sommeil paradoxal sans passer par l'étape normale de sommeil lent. Donc, dans certaines conditions, on p e u t dissocier les mécanismes d'apparition des deux types de sommeil. Données résultant des lésions expérimentales C o m m e nous l'avons vu, des coagulations limitées de la f o r m a t i o n réticulée p o n t i q u e suppriment la phase paradoxale en laissant subsister le sommeil lent. La théorie des trois états, bien que f o r t e m e n t contestée par certains, f u t adoptée plus ou moins explicitement par u n grand n o m b r e de chercheurs sur le sommeil (tels W. Dement ou E. Hartmann). J o u v e t pense a u j o u r d ' h u i qu'en p r e n a n t cette position il cherchait surtout à se différencier des «unicistes» (représentés notamment par Hernandez-Peon) qui concevaient le sommeil c o m m e u n processus unitaire c o m p o r t a n t des phases ou des stades quantitativement mais non qualitativement différents.
LA D E C O U V E R T E DU R O L E DES SYSTEMES M O N O A M I N E R G I Q U E S
CENTRAUX
DANS LE D E T E R M I N I S M E DU SOMMEIL E T DF. LA V E I L L E
Pour faciliter la compréhension de l'exposé nous dirons dès m a i n t e n a n t que cette découverte a consisté à m e t t r e en relation l'alternance veille/sommeil lent/sommeil paradoxal avec la libération de certaines substances naturellement présentes dans les neurones cérébraux. Celles-ci, au n o m b r e de trois, sont des m o n o a m i n e s (elles ne
Deux découvertes de Michel J o u v e t
83
c o n t i e n n e n t q u ' u n e seule f o n c t i o n a m i n é ) et, selon leur f o r m u l e , on p e u t distinguer : — u n e i n d o l a m i n e (un n o y a u indole) : la s é r o t o n i n e ou 5 - h y d r o x y t r y p t a m i n e (5-HT) — des c a t é c h o l a m i n e s (un radical c a t é c h o l ) : la n o r a d r é n a l i n e (NA) et la d o p a m i n e (DA). Ces s u b s t a n c e s sont des m é d i a t e u r s chimiques, c'est-à-dire qu'elles assurent le passage de l ' i n f l u x n e r v e u x d ' u n n e u r o n e au n e u r o n e suivant en i n t e r v e n a n t au niveau de leur j o n c t i o n (synapse). Le m é t a b o l i s m e des m é d i a t e u r s s ' e f f e c t u e par s y n t h è s e s successives (anabolisme) réalisées grâce à des e n z y m e s . C h a q u e é t a p e d o n n e lieu à la f o r m a t i o n d ' u n c o m p o s é qui est d o n c u n p r é c u r s e u r plus ou m o i n s direct du m é d i a t e u r . Le p r o d u i t final est stocké dans la t e r m i n a i s o n n e u r o n a l e ( p r é s y n a p t i q u e ) à l'intérieur de vésicules. Lors d ' u n e s t i m u l a t i o n , ces vésicules déversent le médiateur dans l'espace i n t e r s y n a p t i q u e . Les molécules du m é d i a t e u r v o n t se fixer sur les r é c e p t e u r s p o s t s y n a p t i q u e s et assurent ainsi la transmission de l ' i n f l u x nerveux. Le m é d i a t e u r libéré est ensuite dégradé par des e n z y m e s ( c a t a b o l i s m e ) ou recapté par la t e r m i n a i s o n s y n a p t i q u e . N o u s d o n n o n s à la page suivante u n e r e p r é s e n t a t i o n s c h é m a t i q u e du m é t a b o l i s m e des m o n o a m i n e s mises en cause par les t r a v a u x d e J o u v e t . N o u s avons vu q u ' e n 1 9 6 0 J o u v e t avait f o r m u l é l ' h y p o t h è s e d ' u n m é c a n i s m e n e u r o h u m o r a l du sommeil p a r a d o x a l et c o m m e n c é des expériences d e p h a r m a c o logie qui l'avaient a m e n é à m e t t r e e n cause l ' a c é t y l c h o l i n e ( e f f e t s d e l ' a t r o p i n e et de l'ésérine). A la m ê m e é p o q u e il essaya aussi des drogues qu'il voyait e m p l o y e r c o u r a m m e n t c o m m e antidépresseurs à l'Hôpital n e u r o l o g i q u e où il travaillait, et constata qu'elles s u p p r i m a i e n t le sommeil p a r a d o x a l . Ces drogues é t a i e n t des inhibiteurs de la m o n o a m i n e o x y d a s e (IMAO) d o n t n o u s verrons plus loin l ' i m p o r t a n c e dans le m é t a b o l i s m e des m o n o a m i n e s . Mais, f a u t e des connaissances b i o c h i m i q u e s nécessaires, les résultats ne p u r e n t être i n t e r p r é t é s et ne d o n n è r e n t lieu à a u c u n e publication. Peu après, la p a r u t i o n d'articles signalant l ' a c t i o n h y p n o g è n e chez l'animal d u g a m m a - h y d r o x y b u t y r a t e de s o d i u m ( L a b o r i t 2 1 2 ) et du g a m m a - b u t y r o l a c t o n e (Benda et Perles 34) incita J o u v e t à tester ces d e u x substances. Leurs e f f e t s se révélèrent peu c o n c l u a n t s chez le c h a t intact mais, chez le chat p o n t i q u e , elles déc l e n c h è r e n t des phases t y p i q u e s de sommeil p a r a d o x a l et J o u v e t pensa qu'elles p o u v a i e n t ê t r e les précurseurs d ' u n agent h u m o r a l spécifique capable d e d é c l e n c h e r la PRS en agissant au niveau du t r o n c ( 1 9 1 ) . C e p e n d a n t c e t t e voie, p o u r t a n t intéressante, n e f u t pas poursuivie, t o u j o u r s par m a n q u e d e bases biochimiques. Mais ce m a n q u e n ' e x p l i q u e pas à lui seul q u e les divers résultats q u e n o u s avons m e n t i o n n é s n ' a i e n t pas é t é alors m i e u x exploités. Il f a u t aussi incriminer certaines lacunes m é t h o d o l o g i q u e s p r o p r e à la b i o c h i m i e : par e x e m p l e , il n'existait (et il n'existe e n c o r e ) a u c u n m o y e n sûr d e visualiser l ' a c é t y l c h o l i n e dans le s y s t è m e nerveux central d ' u n m a m m i f è r e . D ' a u t r e p a r t , J o u v e t m a n i f e s t a i t envers le c a r a c t è r e global et imprécis de la p h a r m a c o l o g i e la m é f i a n c e du n e u r o p h y s i o l o g i s t e a t t a c h é à localiser des m é c a n i s m e s dans des s t r u c t u r e s bien d é t e r m i n é e s ( p r i n c i p a l e m e n t par des d e s t r u c t i o n s limitées et des sections), s t r u c t u r e s qui doivent elles-mêmes ê t r e r e n d u e s visibles en microscopie.
METABOLISME DES MONOAMINES
SEROTONINE
tryptophane tryptophane
5-hydroxylase
5-hydroxy-tryptophane (5-HTP) 5-HTP
decarboxylase
serotonine I I
I
monoamine
oxydase
(MAO)
acide 5-hydroxy-indolacétique (5-HIAA)
DOPAMINE ET
NORADRENALINE
tyrosine tyrosine
hydroxylase
d i h y d r o x y - p h é n y l a l a n i n e (DOPA)
dopa
decarboxylase
dopamine (DA) -dopamine
bêta-hydroxylase
noradrenaline (NA) catéchol-O-méthyltransférase
(COMT) - j •
métanéphrine
-monoamine
oxydase
(MAO)
t
acide dihydroxy-3,4 mandélique
N O T E : Les flèches en traits pleins se réfèrent aux étapes de synthèse des médiateurs, les flèches tiretées à leur dégradation. Les e n z y m e s sont indiqués en italiques.
Deux découvertes de Michei J o u v e t
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D i f f é r e n t s é v é n e m e n t s allaient faire évoluer la situation et a b o u t i r à la mise en évidence du rôle des m o n o a m i n e s dans le d é t e r m i n i s m e du sommeil. En 1 9 6 4 - 1 9 6 5 J. M a t s u m o t o , qui séjournait dans le laboratoire de Jouvet, e u t l'idée d'essayer les e f f e t s sur le sommeil de d e u x précurseurs des m o n o a m i n e s , la DOPA (précurseur des catécholamines) et le 5-HTP (précurseur de la sérotonine). Leur action était associée à celle de la réserpine, d o n t o n savait qu'elle abaissait le t a u x de m o n o a m i n e s dans le cerveau (248). L ' i n j e c t i o n de réserpine diminua le sommeil lent et supprima le sommeil paradoxal. L ' i n j e c t i o n secondaire (après réserpine) de 5-HTP (qui faisait r e m o n t e r le t a u x de s é r o t o n i n e ) rétablit le sommeil lent, tandis q u e l'injection de DOPA (qui a u g m e n t a i t le t a u x des catécholamines) fit r é a p p a r a î t r e le sommeil paradoxal. Les variations de la s é r o t o n i n e semblaient d o n c agir s u r t o u t sur le sommeil lent et celles des c a t é c h o l a m i n e s sur le sommeil paradoxal (244). En r e p r e n a n t certaines des expériences de M a t s u m o t o u n collaborateur de J o u v e t , F. Delorme, m o n t r a q u e la réserpine p r o v o q u a i t l'apparition d ' u n e activité phasique ponto-géniculo-occipitale (PGO) qui persistait t r e n t e à q u a r a n t e heures. Ce p h é n o m è n e n'avait pas été aperçu p r é c é d e m m e n t , sans d o u t e en raison de sa t o p o g r a p h i e très limitée qui nécessite u n p l a c e m e n t très précis des électrodes, s u r t o u t dans le noyau géniculé latéral (79). Chez l'animal sous réserpine l'injection de DOPA faisait a p p a r a î t r e les signes t o n i q u e s du sommeil paradoxal (inhibition du t o n u s musculaire) ; l'injection de 5-HTP, elle, supprimait les PGO t o u t en rétablissant le sommeil lent. Cette dissociation p h a r m a c o l o g i q u e des signes t o n i q u e s et phasiques du sommeil paradoxal d o n n a i t à penser que les premiers d é p e n d a i e n t d ' u n m é c a n i s m e catécholaminergique e t les seconds d ' u n m é c a n i s m e indolaminergique. Puisque les m o n o a m i n e s cérébrales étaient en cause, il devenait intéressant de revoir dans c e t t e perspective l ' e f f e t de drogues que J o u v e t avait déjà e m p l o y é e s en 1 9 6 0 sans bien c o n n a î t r e leur m o d e d ' a c t i o n , les inhibiteurs de la m o n o a m i n e oxydase (IMAO). Ces drogues, en inhibant l ' e n z y m e dégradateur des m o n o a m i n e s (la m o n o a m i n e o x y d a s e ou MAO), élèvent la c o n c e n t r a t i o n de celles-ci par arrêt de leur catabolisme. En fait seul le t a u x de s é r o t o n i n e a u g m e n t e , sans variation n o t a b l e des catécholamines ; cela serait dû à la d i f f é r e n c e des vitesses de synthèse (58). Q u a t r e IMAO f u r e n t utilisés (harmaline, t r a n y l c y p r o m i n e , iproniazide, nialamide) et t o u s s u p p r i m è r e n t le sommeil paradoxal. L ' e f f e t suppresseur était si intense qu'il se manifestait m ê m e chez des a n i m a u x d o n t on avait p r é a l a b l e m e n t a u g m e n t é le «besoin» en sommeil paradoxal par u n e privation sélective (202). T o u t e s ces expériences plaidaient d o n c en faveur de mécanismes m o n o a m i n e r giques et suggéraient q u e les diverses catégories de m o n o a m i n e s agissaient de f a ç o n spécifique sur c h a q u e é t a t de sommeil. Mais la pharmacologie seule ne disait rien sur les s t r u c t u r e s nerveuses impliquées. La «dimension a n a t o m i q u e » qui m a n q u a i t f u t a p p o r t é e , c o m m e n o u s allons le voir, par certaines d o n n é e s histochimiques et par l'utilisation que J o u v e t sut en faire. P e n d a n t son séjour à L y o n , M a t s u m o t o signala à J o u v e t u n article paru q u e l q u e t e m p s auparavant dans u n e revue médicale d'Osaka (159). Les auteurs avaient exploré s y s t é m a t i q u e m e n t , par des m é t h o d e s histochimiques, la répartition de la MAO dans le système nerveux central du lapin. J o u v e t r e m a r q u a q u ' u n e des structures qui
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Deux découvertes de Michel Jouvet
en contenait le plus, le locus coeruleus, était située dans la formation réticulée pontique au niveau de la zone qu'il supposait déclencher le sommeil paradoxal. Une coagulation bilatérale du locus coeruleus (192) supprima l'atonie musculaire caractéristique du sommeil paradoxal ; les signes phasiques (PGO, mouvements rapides des yeux, des vibrisses et des pattes) persistaient sur fond d'activité lente corticale. Des comportements de type hallucinatoire (rage, attaque d'un ennemi imaginaire) apparurent chez certains animaux, donnant l'impression que ceux-ci vivaient une scène onirique. En dissociant les structures responsables respectivement de l'atonie musculaire et des activités phasiques du sommeil paradoxal, ces résultats confirmaient ceux obtenus avec la réserpine. Combinés avec ces derniers, ils permettaient de conclure que les phénomènes toniques étaient déclenchés par le locus coeruleus selon un processus mettant en jeu les catécholamines, alors que les phénomènes phasiques dépendaient d'un système sérotoninergique dont l'exacte localisation au niveau du pont restait à préciser. Les épisodes hallucinatoires étaient expliqués de la façon suivante : la destruction du locus coeruleus, en supprimant l'inhibition supraspinale du tonus, laissait à l'animal la possibilité de participer avec sa sphère motrice aux événements cérébraux du rêve. Jouvet avait donc su mettre à profit l'avance des Japonais en matière de biochimie et de pharmacologie. Il se trouva ainsi mieux préparé à saisir l'importance de travaux publiés dans un domaine tout autre que le sommeil, à peu près au moment où se déroulait la série d'expériences dont nous venons de parler. Il s'agissait de travaux réalisés par des membres de l'école d'histologie du Suédois N.Â. Hillarp. Celuici avait mis au point avec B. Falck une technique d'histofluorescence qui colorait les tissus nerveux en fonction des monoamines qu'ils contenaient (106). 1 0 Grâce à cette technique des élèves de Hillarp, Dahlstrôm et Fuxe, avaient identifié trois grands groupes de neurones monoaminergiques dans le tronc cérébral du rat (71, 72) 1 1 : 1. Un groupe contenant de la sérotonine, dont les corps cellulaires s'étendent de la partie caudale du bulbe jusqu'à la jonction entre le pont et le mésencéphale, selon une topographie correspondant pratiquement au système du raphé décrit par Brodai en 1960 ; les axones de ces cellules gagnent le diencéphale et le télencéphale en empruntant principalement le faisceau médian du télencéphale mais aussi un faisceau mésencéphalique plus dorsal. 2. Un groupe contenant de la noradrénaline situé au niveau du tegmentum pontique dorsolatéral et formant le complexe du locus coeruleus (noyaux locus coeruleus, parabrachialis medialis et lateralis, et groupe K) ; la partie antérieure du locus coeruleus envoie un faisceau ascendant vers le diencéphale et le télencéphale, et sa partie postérieure un faisceau descendant au niveau de la formation réticulée pontique et vers la moelle cervicale. 3. Un groupe contenant de la dopamine situé au niveau du mésencéphale et correspondant à la substantia nigra ; ses axones gagnent le striatum en passant par le faisceau médian du télencéphale. Cette cartographie faisait donc apparaître dans la formation réticulée des systèmes encore inconnus en tant que tels, auxquels elle conférait une spécificité biochimique.
Deux découvertes de Michel Jouvet
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L'événement f u t déterminant pour l'équipe de Lyon. Jouvet comprit tout l'intérêt qu'offrait, du point de vue fonctionnel, cette «véritable anatomie parallèle du cerveau» (Jeannerod 176). En localisant dans une région du tronc cérébral, déjà approximativement repérée par la neurophysiologie, des médiateurs mis en cause par la pharmacologie, la découverte des Suédois autorisait la synthèse des données issues des diverses disciplines. La neurophysiologie «humide» pouvait faire sa véritable entrée dans le domaine du sommeil. 1 2 Dans cette perspective, Jouvet envoya à Stockholm une technicienne chargée d'apprendre la méthode d'histofluorescence et développa le recrutement de biochimistes. Sur le plan expérimental il devenait possible d'attaquer les groupes de neurones spécifiques par des techniques physiologiques classiques (sections, destructions, etc.) et de corréler l'effet de telles interventions avec des analyses biochimiques et avec la modification des états de veille ou de sommeil. Les neurones sérotoninergiques du raphé furent détruits par des coagulations stéréotaxiques diversement étendues chez des chats dont on enregistra l'activité électrique cérébrale de façon continue pendant dix à treize jours, délai nécessaire à l'épuisement de la sérotonine contenue dans les terminaisons des neurones lésés. Les animaux furent ensuite sacrifiés aux fins d'analyses. 1 3 Celles-ci montrèrent qu'une corrélation significative existait entre le volume de raphé détruit (obtenu par une méthode topométrique), l'intensité de l'insomnie (calculée à partir des pourcentages moyens de sommeil lent et de sommeil paradoxal pendant le temps d'enregistrement) et la diminution du taux de sérotonine (estimée par une analyse biochimique). Le taux de noradrénaline ne variait pas. Le sommeil paradoxal n'apparaissait que si le sommeil lent atteignait au moins 15% du nycthémère ; il était d'autre part sévèrement réduit par les lésions caudales du raphé, alors que les lésions rostrales ne l'empêchaient pas de survenir, même en l'absence de sommeil lent (190, 201). La même procédure f u t appliquée aux noyaux du locus coeruleus. Une destruction de 50% entraînait la suppression totale du sommeil paradoxal et une baisse très significative (80 à 90%) de la noradrénaline au niveau du mésencéphale, du diencéphale et du cortex. Par contre, on ne décelait aucune variation significative dans les pourcentages de sérotonine, de sommeil lent et d'éveil. Si la destruction était inférieure à 30%, le sommeil paradoxal réapparaissait dans les trois jours. Des lésions de contrôle situées immédiatement en dedans, en dehors et en arrière des noyaux du locus coeruleus ne produisaient aucune altération importante des états de sommeil ou des monoamines cérébrales (317). Des interventions plus localisées sur les systèmes du raphé (309) et du locus coeruleus (61, 316) vinrent préciser le rôle spécifique des différents noyaux dans les mécanismes biochimiques complexes des états de veille et de sommeil (cf. revue in 187). Nous décrirons ces spécificités lorsque nous exposerons la théorie monoaminergique. Outre l'apport des Suédois, l'étude pluridisciplinaire du sommeil s'appuyait aussi sur les progrès de la biochimie et de la pharmacologie. En 1965 Jouvet avait rencontré au cours d'un symposium H. S. Ephron qui lui avait fait part d'une découverte effectuée très récemment aux Etats-Unis : on avait montré que la parachlorophényl-
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Deux découvertes de Michel Jouvet
a l a n i n e (PCPA) i n h i b a i t la s y n t h è s e d e la s é r o t o n i n e ( 2 1 0 ) . 1 4 E p h r o n p u t p r o c u r e r à J o u v e t q u e l q u e s g r a m m e s d e c e t t e d r o g u e e n c o r e très rare. I n j e c t é e à des c h a t s , elle ne p r o v o q u a a u c u n e v a r i a t i o n du c y c l e v e i l l e / s o m m e i l p e n d a n t les p r e m i è r e s d i x - h u i t à v i n g t - q u a t r e h e u r e s , ce qui i n d i q u a i t q u ' e l l e n ' e x e r ç a i t pas d ' a c t i o n p h a r m a c o l o g i q u e sur le cerveau. A p r è s ce délai, nécessaire à l ' i n h i b i t i o n d e la t r y p t o p h a n e h y d r o x y l a s e , survint u n e b r u s q u e d i m i n u t i o n des d e u x é t a t s d e s o m m e i l e t , au b o u t de q u a r a n t e h e u r e s , l ' i n s o m n i e a t t e i g n i t son m a x i m u m . La r é c u p é r a t i o n c o m m e n ç a e n s u i t e p a r l ' a p p a r i t i o n d ' u n e activité PGO c o n t i n u e et le s o m m e i l redevint qualitat i v e m e n t et q u a n t i t a t i v e m e n t n o r m a l au b o u t d e d e u x c e n t s h e u r e s e n v i r o n (78). Ici e n c o r e , la baisse d e s o m m e i l é t a i t c o r r é l é e à la d é p l é t i o n d e la s é r o t o n i n e . E n o u t r e , l ' a p p a r i t i o n dissociée des p o i n t e s PGO r e n d a i t p r o b a b l e l ' e x i s t e n c e d e m é c a nismes s é r o t o n i n e r g i q u e s d a n s leur d é c l e n c h e m e n t . O n savait p a r ailleurs q u e les IMAO ( q u i s t o p p e n t la d é g r a d a t i o n d e la s é r o t o n i n e ) s u p p r i m a i e n t de f a ç o n d u r a b l e l'activité PGO i n d u i t e p a r la r é s e r p i n e (77). Il é t a i t d o n c possible q u e les PGO trad u i s e n t la r é a c t i o n d e c e r t a i n s n e u r o n e s à des m é t a b o l i t e s d e la s é r o t o n i n e r é s u l t a n t de la d é s a m i n a t i o n o x y d a t i v e d e celle-ci p a r la MAO (tel le 5-HIAA). Le lien f o n c t i o n n e l e n t r e s o m m e i l l e n t e t s o m m e i l p a r a d o x a l é t a i t c o n f i r m é p a r d ' a u t r e s o b s e r v a t i o n s . N o u s avons vu q u ' a p r è s d e s t r u c t i o n s u b t o t a l e d u r a p h é le s o m m e i l p a r a d o x a l n ' a p p a r a i s s a i t q u e si le s o m m e i l lent a t t e i g n a i t u n c e r t a i n seuil q u o t i d i e n (15%). D ' a u t r e p a r t , a p r è s i n j e c t i o n d e PCPA c h e z le rat, le niveau d ' o c c u r r e n c e du s o m m e i l p a r a d o x a l é t a i t é t r o i t e m e n t lié à la c o n c e n t r a t i o n d e s é r o t o n i n e ( 2 6 8 ) . T o u s ces f a i t s c o n d u i s a i e n t à l ' h y p o t h è s e q u e les m é c a n i s m e s s é r o t o n i n e r g i q u e s i m p l i q u é s d a n s le s o m m e i l l e n t i n t e r v e n a i e n t p o u r « a m o r c e r » le s o m m e i l p a r a d o x a l et qu'ils é t a i e n t localisés d a n s la p a r t i e c a u d a l e du r a p h é p u i s q u e la lésion d e c e t t e p a r t i e avait l ' e f f e t s u p p r e s s e u r le p l u s i n t e n s e sur le s o m m e i l p a r a d o x a l . A m e s u r e q u e se d é v e l o p p a la c o n n a i s s a n c e du m é t a b o l i s m e des m o n o a m i n e s , l'arsenal p h a r m a c o l o g i q u e s ' e n r i c h i t d e n o m b r e u s e s d r o g u e s q u i p e r m e t t a i e n t d'agir é l e c t i v e m e n t sur u n m é d i a t e u r d o n n é en i n h i b a n t sa s y n t h è s e o u sa d é g r a d a t i o n , en e m p ê c h a n t son s t o c k a g e d a n s les vésicules, e n p r o v o q u a n t sa m o b i l i s a t i o n . Citer ces d r o g u e s et leurs e f f e t s n o u s e n t r a î n e r a i t t r o p loin. Il n ' e n t r e pas n o n plus d a n s n o t r e p r o p o s d e brosser u n t a b l e a u c o m p l e t des r e c h e r c h e s très diverses q u i s o n t v e n u e s préciser les r é s u l t a t s d é j à o b t e n u s o u a p p o r t e r des a r g u m e n t s n o u v e a u x e n f a v e u r d e la t h é o r i e m o n o a m i n e r g i q u e . C e p e n d a n t n o u s m e n t i o n n e r o n s e n c o r e b r i è v e m e n t d e u x é t a p e s i m p o r t a n t e s : la d é m o n s t r a t i o n q u e les n e u r o n e s c a t é c h o l a m i n e r g i q u e s j o u a i e n t u n rôle d a n s l'éveil ( 1 7 7 , 1 7 8 ) e t la m i s e en é v i d e n c e d ' u n e i n h i b i t i o n d u r a p h é p a r le l o c u s c o e r u l e u s ( 2 8 3 ) . A p r è s l'avoir esquissée d a n s diverses p u b l i c a t i o n s , J o u v e t d o n n a en 1 9 7 2 u n e f o r m u l a t i o n détaillée de sa t h é o r i e ( 1 8 7 ) . O n p e u t la r é s u m e r d e la f a ç o n s u i v a n t e 1 5 : au c o u r s de l'éveil, le s y s t è m e r é t i c u l a i r e a c t i v a t e u r a s c e n d a n t d u m é s e n c é p h a l e s e m b l e ê t r e s o u m i s à l ' i n f l u e n c e f a c i l i t a t r i c e d ' u n s y s t è m e n o r a d r é n e r g i q u e issu d e la p a r t i e a n t é r i e u r e d u l o c u s c o e r u l e u s . O n n e c o n n a î t p a s e n c o r e le m o d e d ' a c t i o n de la n o r a d r é n a l i n e au niveau des r é c e p t e u r s et des n e u r o n e s e f f e c t e u r s . La résult a n t e d e c e t t e a c t i o n est u n e p r o l o n g a t i o n t o n i q u e de la veille, c o n d i t i o n nécessaire mais n o n s u f f i s a n t e à la réalisation d ' o p é r a t i o n s c o r t i c a l e s c o m p l e x e s ( a t t e n t i o n ,
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mémoire, apprentissage). Il est possible que des mécanismes cholinergiques, situés au niveau d'autres systèmes (cortex, rhinencéphale), soient impliqués. Le système dopaminergique nigro-striatal, qui ne participe pas à la régulation de l'activité corticale, pourrait jouer un rôle dynamogène important dans les phénomènes posturaux de l'éveil comportemental. Ainsi les catécholamines (noradrénaline et dopamine) apparaissent comme des neuromodulateurs principaux mais non exclusifs des mécanismes de l'éveil. L'endormissement est provoqué par l'action du système sérotoninergique du raphé. Les noyaux du raphé antérieur (noyaux raphé dorsalis et centralis superior) exercent une action déterminante sur les aspects EEG (synchronisation corticale) et comportementaux (myosis, baisse du tonus musculaire) du sommeil lent par la libération de sérotonine à différents niveaux de l'encéphale. On ne connaît pas les mécanismes qui mettent en jeu le raphé au début de l'endormissement ni ceux par lesquels la sérotonine altère l'activité unitaire cérébrale pour induire les ondes lentes. Après l'étape préparatoire du sommeil lent les structures intermédiaires du raphé (noyaux raphé pontis et raphé magnus) semblent provoquer l'amorçage du sommeil paradoxal. Un maillon cholinergique intervient probablement avant que soient déclenchés les mécanismes catécholaminergiques responsables des phénomènes exécutifs du sommeil paradoxal. Ces mécanismes dépendent des deux tiers postérieurs du locus coeruleus (noyaux locus coeruleus, subcoeruleus et peut-être parabrachialis medialis). Le tiers médian constituerait le générateur de l'activité PGO et serait responsable des composantes ascendantes toniques et phasiques du sommeil paradoxal : activation corticale (par un trajet qui reste inconnu) et mouvements rapides des yeux (par des terminales dans la région oculomotrice du pont et du mésencéphale). Pendant le sommeil paradoxal, la plupart des neurones du système nerveux central paraissent activés par ce générateur pontique. Cette activation ne produit cependant aucun mouvement (sauf les mouvements rapides des yeux) car le tiers postérieur du locus coeruleus assure le blocage de la motricité (directement ou par l'intermédiaire de la formation réticulée bulbaire et du tractus réticulo-spinal). Des interactions directes ou indirectes complexes semblent donc s'effectuer entre les différents systèmes d'éveil et de sommeil. Sommeil lent et sommeil paradoxal peuvent être tenus pour fonctionner de manière agoniste tandis que l'éveil et le sommeil lent paraissent, au contraire, dépendre de systèmes antagonistes. Que ce soit pour être admise ou critiquée, la théorie monoaminergique a connu une très large diffusion. 1 6 Bien entendu elle ne prétend pas expliquer tous les aspects de la veille et du sommeil ; en ce qui concerne ce dernier, on a vu qu'elle traitait plutôt de son maintien que de son déclenchement. Aboutissement «neurohumoral» des recherches entreprises par Jouvet et son équipe depuis 1958, elle ne vise pas non plus à rendre compte des résultats accumulés par les nombreux chercheurs travaillant dans l'optique neurophysiologique classique. Certains de ces résultats, notamment ceux obtenus par les transsections à divers niveaux du tronc cérébral, ne sont pas incompatibles avec la théorie monoaminergique et Jouvet (187, p. 259 sq.) a fait lui-même le rapprochement. Mais dans l'état actuel des connaissances, les deux ordres de données demeurent séparés. 17 En effet, les cartes dressées par la méthode
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d'histofluorescence ne coïncident pas avec celles précédemment tracées par les neuroanatomistes et une question essentielle reste sans réponse : celle de l'articulation des systèmes monoaminergiques avec les systèmes classiques. Le problème commence à être abordé (en France, par Dell) et il ne pourra être résolu que par des études mettant en jeu la microscopie électronique.
NOTES 1. En ce qui c o n c e r n e la mise en évidence d ' u n e activité électrique cérébrale rapide p e n d a n t le sommeil, J o u v e t ( 1 8 5 ) retrouvera plus tard u n pionnier oublié, l ' A l l e m a n d R. Klaue. Dès 1 9 3 7 ce dernier, sur la base d ' é t u d e s électro-encéphalographiques e f f e c t u é e s chez le chat, divisait le sommeil en d e u x stades bioélectriques alternants (205). Le stade 1 se caractérisait par u n tracé d o n t l ' a m p l i t u d e était d o u b l e de celle d u tracé n o r m a l de veille et d o n t la fréq u e n c e atteignait 12 à 14 cycles par seconde. Le stade 2, qui apparaissait sans transition après le stade 1, c o r r e s p o n d a i t à u n tracé plus rapide (environ 20 cps) d o n t l ' a m p l i t u d e était inférieure à celle du tracé de veille. C e t t e r é d u c t i o n de la tension électrique (interprétée c o m m e u n e baisse d'activité) j o i n t e au fait que les a n i m a u x étaient alors plus difficiles à réveiller a m e n è r e n t Klaue à qualifier le stade 2 de sommeil p r o f o n d ( « t i e f e n Schlaf» ). En o u t r e , Klaue r a p p r o c h a i t ses travaux de c e u x de Vogt qui en 1895, au m o y e n d ' u n e m é t h o d e p l é t h y s m o g r a p h i q u e , avait observé chez l ' h o m m e une a u g m e n t a t i o n d u t o n u s musculaire au d é b u t du sommeil : si à ce m o m e n t o n plaçait u n bras du d o r m e u r dans une position d é t e r m i n é e , il la conservait (catalepsie) ; lorsque la p r o f o n d e u r du sommeil augm e n t a i t , l'accroissement de t o n u s faisait place b r u s q u e m e n t à u n e atonie des muscles (abaissement du t o n u s au dessous de sa valeur à l'état de veille). Il en allait de m ê m e dans l'anesthésie et le sommeil suggérés par h y p n o s e . Klaue considérait q u e ces variations du t o n u s s'accordaient avec les p h é n o m è n e s bioélectriques qu'il avait lui-même constatés. Il faisait c o r r e s p o n d r e le stade 1 à la catalepsie des m e m b r e s et le stade 2 à l ' é t a t a t o n i q u e de la m u s c u l a t u r e . Bien que les travaux plus m o d e r n e s aient partiellement r é f u t é les i n t e r p r é t a t i o n s proposées par Klaue ( s u r t o u t en ce qui c o n c e r n e la baisse d'activité p e n d a n t le stade 2) ses observations électro-encéphalographiques é t a i e n t correctes et auraient pu c o n s t i t u e r une é t a p e i m p o r t a n t e dans l'histoire des recherches sur le sommeil. 2. Ce choix f u t peut-être en partie o r i e n t é par le conseil que H. H e r m a n n d o n n a i t à ses élèves : dans l ' é t u d e d u s y s t è m e nerveux central il r e c o m m a n d a i t de n e jamais perdre de vue les p h é n o m è n e s périphériques. 3. L ' é l e c t r o m y o g r a p h i e est l'enregistrement et l'analyse de l'activité électrique du muscle. 4. Ainsi n o m m é e car le c o r t e x est issu d u télencéphale, u n e des vésicules primitives de l'emb r y o n dans son stade de d é v e l o p p e m e n t à cinq vésicules. 5. Il s'agit d ' u n p h é n o m è n e observé par Pavlov et baptisé également par lui »inhibition supram a x i m a l e » . J o u v e t le décrit ainsi ( 1 8 1 ) : après l'établissement d ' u n réflexe c o n d i t i o n n é stable, l o r s q u ' o n répète les signaux c o n d i t i o n n é s et i n c o n d i t i o n n é s à une f r é q u e n c e plus rapide on voit a p p a r a î t r e u n e d i m i n u t i o n de la réponse m o t r i c e c o n d i t i o n n é e , qui disparaît b i e n t ô t . En m ê m e t e m p s l'animal, après avoir m a n i f e s t é une a t t i t u d e c a t a t o n i q u e transitoire, p r é s e n t e u n c o m p o r t e m e n t de sommeil. 6. Le r h o m b e n c é p h a l e est la vésicule la plus caudale de l ' e m b r y o n dans son stade de développ e m e n t à trois vésicules. Il se subdivise ensuite en d e u x p o u r d o n n e r le m é t e n c é p h a l e et le m y é l e n c é p h a l e (stade à cinq vésicules) d ' o ù sont respectivement issus le p o n t et le bulbe. 7. On p e u t considérer que le s y s t è m e nerveux central des m a m m i f è r e s se différencie selon u n axe possédant une e x t r é m i t é c é p h a l i q u e o u rostrale et u n e e x t r é m i t é caudale. Une s t r u c t u r e
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A est dite rostrale par rapport à une structure B lorsqu'elle se trouve plus près que B de l'extrémité céphalique. La structure B est alors caudale par rapport à A. Dans le texte nous avons employé les termes «supérieur» et «antérieur» comme équivalents de rostral, et «postérieur» comme équivalent de caudal. La méthode consiste à placer les animaux sur une petite plateforme entourée d'eau ; ils peuvent se tenir debout ou s'accroupir mais l'exiguïté du support ne leur permet pas de se coucher totalement. A chaque apparition du sommeil paradoxal le relâchement des muscles de la nuque fait que la tête de l'animal entre en contact avec l'eau, provoquant ainsi son réveil. Maladie caractérisée par divers symptômes qu'on trouve rarement réunis chez le même individu : 1/ brusques accès de sommeil pendant la journée ; 2/ perte brutale du tonus musculaire (cataplexie) survenant à la suite d'une émotion et pouvant entraîner la chute du malade ; 3/ «paralysie du sommeil» c'est-à-dire incapacité, pour le sujet qui vient de se réveiller, de mouvoir un seul muscle ; 4/ hallucinations nocturnes. Très schématiquement, la technique consiste à dessécher les tissus en les refroidissant sous vide puis à les soumettre à l'action d'un courant de formol en présence de protéines. Les monoamines réagissent au formol pour donner des composés qui émettent, en lumière ultraviolette, une fluorescence visible : jaune pour la sérotonine, verte pour les catécholamines. Des tests pharmacologiques permettent de distinguer les fluorescences respectives de la noradrénaline et de la dopamine. De façon à donner une idée plus complète de ces systèmes monoaminergiques, nous anticiperons quelque peu en empruntant la description qui suit à un article de Pujol et Jouvet paru en 1972 (295). Les termes de «neurophysiologie humide» et «neurophysiologie sèche» ont été forgés par F. O. Schmitt (322) pour désigner les études se rapportant respectivement aux aspects humoraux (surtout aux médiateurs chimiques) et aux aspects électriques du fonctionnement nerveux. Les premiers dosages de la sérotonine cérébrale après destruction du raphé (donc l'ouverture d'une voie nouvelle associant neurophysiologie et biochimie) furent réalisés dans le laboratoire avec des moyens de fortune. La PCPA empêche le passage du tryptophane au 5-HTP en bloquant l'enzyme qui réalise normalement cette transformation, la tryptophane hydroxylase. L'exposé qui suit résulte essentiellement de la condensation de deux textes de Jouvet parus en 1972 (187) et 1973 (188). Les critiques les plus fortes nous semblent concerner le rôle attribué au raphé et à la sérotonine. Dès 1971, Puizillout et Ternaux avaient provoqué, par stimulation vago-aortique, l'apparition de phases de sommeil chez des chats encéphale isolé ayant subi une destruction chirurgicale des noyaux du raphé ou un traitement à la PCPA (293, 294). On a ultérieurement constaté qu'après lésion subtotale du raphé se produisait une récupération spontanée du sommeil. Dement et d'autres chercheurs ont noté (86, 91) que si l'on injecte des doses chroniques de PCPA à des chats, l'insomnie initiale fait place, au bout d'un certain délai, à une récupération du sommeil. Enfin, McGinty et Harper ont observé (249) que l'activité électrique du raphé tendait à cesser au cours du sommeil. Jouvet (dans une communication personnelle en 1976) répond ainsi à ces objections : la récupération presque totale du sommeil qui suit la destruction du raphé ne manifeste pas l'entrée en jeu d'un autre système que le système sérotoninergique, puisque l'animal est beaucoup plus sensible à l'injection de PCPA ; l'interprétation la plus vraisemblable est que les quelques neurones restants et surtout l'hypersensibilité des récepteurs compensent la perte des autres neurones. La récupération après traitement chronique à la PCPA pourrait s'expliquer de la même façon ; cependant, des expériences réalisées en Angleterre suggèrent que, injectée de façon chronique, la PCPA serait susceptible d'agir sur les récepteurs sérotoninergiques. Quant à la baisse d'activité des neurones du raphé dorsalis au cours du som-
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17. A titre d'exemple on pourra lire la revue de question présentée, conjointement à celle de Jouvet, par Moruzzi dans Ergebnisse der Physiologie en 1 9 7 2 ( 2 6 4 ) . Une des conclusions de Moruzzi est que les structures critiques directement responsables de la veille et du sommeil, ainsi que de leur alternance, semblent situées dans le diencéphale (hypothalamus et aire préoptique basale).
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Les découvertes de l'Ecole de Chicago
1953 marque une date d'une très grande importance dans l'histoire des recherches sur le sommeil. C'est en effet l'année où Aserinsky présente à l'Université de Chicago une thèse (12), sous la direction de Kleitman, sur les mouvements des yeux pendant le sommeil et sur l'application de cette découverte à l'étude du rêve et des cycles d'activité et d'inactivité pendant le sommeil. L'essentiel de la thèse d'Aserinsky fut publié la même année dans un article, en collaboration avec Kleitman, dans la revue Science (19). Observons tout d'abord qu'un certain nombre des résultats d'Aserinsky n'avaient rien de révolutionnaire, par exemple ceux qui concernaient l'existence de cycles d'activité différentielle pendant le sommeil (respiration, rythme cardiaque, mouvements du corps, etc.). Kleitman avait lui-même travaillé sur ce sujet et dès 1926 deux auteurs russes Denisova et Figurin avaient mis en évidence la périodicité d'un certain nombre de phénomènes physiologiques pendant le sommeil chez les enfants (98). En ce qui concerne les mouvements des yeux Pietrusky avait déjà observé en 1922 que, pendant le sommeil, les globes oculaires se déplaçaient de manière lente et non synchronisée aussi bien chez des enfants que chez des adultes, le déplacement étant plus rapide pendant le sommeil superficiel (288). De Toni en 1933 confirma les résultats de Pietrusky en ce qui concerne la profondeur du sommeil et décrivit les mouvements des yeux comme des oscillations pendulaires (336). Pour le rêve Ladd en 1892 avait fait l'hypothèse (il était «enclin à penser») qu'il existait une relation entre les mouvements des yeux et les rêves visuels (213). Notons aussi qu'en 1937 Loomis, Harvey et Hobart mentionnèrent une corrélation entre ce qu'ils catégorisaient dans l'électro-encéphalogramme (EEG) comme le stade B du sommeil (activité de bas voltage, sans rythme alpha) et le rêve (226). Davis et al. avaient, quant à eux, repéré des rêves dans le stade C de la classification de Loomis (73). En 1939 Blake, Gérard et Kleitman, qui utilisaient une classification des stades du sommeil différente de celle de Loomis et al. et qui réveillaient leurs sujets à différents moments de la nuit, avaient trouvé que les rêves se produisaient pendant un stade caractérisé comme sommeil léger à l'EEG, après disparition des ondes alpha et
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sans p r é s e n c e d ' o n d e s delta ( 4 0 ) . Blake, G é r a r d et K l e i t m a n n ' é t a i e n t pas les p r e m i e r s à réveiller des s u j e t s d e m a n i è r e s y s t é m a t i q u e ; en e f f e t , d é j à au d é b u t d u siècle, V a s c h i d e o b s e r v a i t qu'il e x i s t a i t d e u x t y p e s d e récits d e rêves : celui q u ' o n o b t i e n t au réveil n o r m a l , le m a t i n , et celui q u ' o n o b t i e n t l o r s q u ' o n réveille le s u j e t p e n d a n t son «plein s o m m e i l » ( 3 4 0 ) . Les rêves d u s o m m e i l selon V a s c h i d e « c o n t r i b u e n t à l ' é l a b o r a t i o n s u b c o n s c i e n t e de n o t r e é m o t i v i t é » , ce s o n t les vrais rêves q u ' o n n e se r a p p e l l e p a s le m a t i n sauf si on est h a b i t u é à e x a m i n e r sa p e n s é e ou à s ' o c c u p e r de ses rêves. A u réveil du m a t i n on se s o u v i e n t d ' « i m a g e s h a l l u c i n a t o i r e s d e rêve oscillant . . . d e v a n t des i m p r e s s i o n s sensorielles d e p l u s en p l u s vivaces.» L e m a r q u i s d ' H e r v e y de S a i n t - D e n i s au d i x - n e u v i è m e siècle se faisait réveiller p e n d a n t s o n s o m m e i l ( 1 6 2 ) et il avait o b s e r v é d ' u n e p a r t q u e sa p e n s é e é t a i t t o u j o u r s o c c u p é e p a r des images o n i r i q u e s e t d ' a u t r e p a r t q u e plus il avait d e m a l à s ' a r r a c h e r au s o m m e i l p l u s le rêve qu'il se r a p p e l a i t é t a i t vif. Mais ni V a s c h i d e ni d ' H e r v e y n ' é t a i e n t c o n n u s p a r les a u t e u r s a m é r i c a i n s q u i se s o n t intéressés au s o m m e i l d a n s les a n n é e s 50. O n p o u r r a i t aussi m e n t i o n n e r le travail d e J a c o b s o n en 1 9 3 0 q u i avait m o n t r é ( 1 7 4 ) q u e si des s u j e t s avaient p o u r c o n s i g n e (les y e u x f e r m é s ) d e r e g a r d e r d a n s des d i r e c t i o n s d é f i n i e s (en h a u t , à g a u c h e , e t c . ) o n o b t e n a i t des e n r e g i s t r e m e n t s caract é r i s t i q u e s de c h a c u n e d e ces d i r e c t i o n s ; l o r s q u ' o n d e m a n d a i t a u x s u j e t s d ' i m a g i n e r des scènes visuelles o n r e t r o u v a i t les m ê m e s t y p e s d ' e n r e g i s t r e m e n t s q u e p r é c é d e m m e n t . Bien q u e n e travaillant pas sur le s o m m e i l , J a c o b s o n m o n t r a i t q u e les m o u v e m e n t s des y e u x se p r o d u i s a i e n t au m o m e n t des scènes imaginaires ou des souvenirs, ce q u i n ' é t a i t pas sans i n t é r ê t . E n 1 9 3 2 Boas e t G o l d s c h m i d t é t a b l i r e n t des c o u r b e s d e p r o f o n d e u r d u s o m m e i l f o n d é e s sur d i f f é r e n t s seuils p e r c e p t i f s et sur le r y t h m e c a r d i a q u e ( 4 2 ) . N o u s n e p r é t e n d o n s é v i d e m m e n t pas avoir f a i t , p a r le bref r a p p e l ci-dessus, u n h i s t o r i q u e des t r a v a u x p e r t i n e n t s q u i o n t p r é c é d é c e u x d ' A s e r i n s k y . L e l e c t e u r q u i s o u h a i t e r a i t avoir u n e j u s t e idée des c h o s e s p o u r r a se r e p o r t e r au livre d e K l e i t m a n ( 2 0 8 ) q u i est u n e s o m m e des r e c h e r c h e s et r é f l e x i o n s sur le s o m m e i l j u s q u ' a u d é b u t des a n n é e s 60. N o u s v o u l i o n s s i m p l e m e n t i n d i q u e r q u e la d é c o u v e r t e d ' A s e r i n s k y s'inscrivait d a n s u n e t r a d i t i o n d é j à a n c i e n n e e t q u e , élève d e K l e i t m a n , il travaillait d a n s u n milieu q u i n e p o u v a i t q u e favoriser le t y p e d e r e c h e r c h e q u i f u t le sien. Cela n e d i m i n u e en rien l'originalité d e ses t r a v a u x ; e n e f f e t si on avait d é j à m o n t r é qu'il e x i s t a i t des cycles au c o u r s du s o m m e i l , si o n avait d é j à vu q u e le rêve devait se p r o d u i r e p e n d a n t u n s t a d e d é f i n i d u s o m m e i l , r e p é r é p a r l'EEG, si la présence de m o u v e m e n t s o c u l a i r e s p e n d a n t le s o m m e i l avait d é j à é t é signalée et si l ' h y p o t h è s e d ' u n e r e l a t i o n e n t r e rêve et m o u v e m e n t s o c u l a i r e s avait d é j à é t é f o r m u l é e , il a p p a r t e n a i t à A s e r i n s k y d e m e t t r e en r e l a t i o n ces h y p o t h è s e s e t r é s u l t a t s épars grâce à la mise e n é v i d e n c e d ' u n n o u v e a u p h é n o m è n e , les m o u v e m e n t s oculaires r a p i d e s ( « r a p i d e y e m o v e m e n t s » en anglais). Les m o u v e m e n t s r a p i d e s des y e u x s o n t d é f i n i s p a r A s e r i n s k y e t K l e i t m a n en 1 9 5 3 c o m m e s a c c a d é s e t b i n o c u l a i r e m e n t s y m é t r i q u e s ( 1 9 ) . D a n s sa t h è s e A s e r i n s k y dit q u e les m o u v e m e n t s l e n t s d é j à observés p a r n o m b r e d ' a u t e u r s d u r a i e n t trois
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secondes tandis que les m o u v e m e n t s qu'il avait découverts duraient, eux, u n e seconde. Pour en arriver là Aserinsky enregistra chez u n e n f a n t de dix ans et chez vingt-six adultes, soit vingt-sept sujets, l'activité électrique cérébrale par l'EEG, l'activité des y e u x par l'électro-oculogramme (EOG ; voir en annexe), le r y t h m e cardiaque, la respiration, et les m o u v e m e n t s globaux du corps grâce à u n piézographe. 1 Ce qui différenciait radicalement ses expériences de celles qu'avaient effectuées ses prédécesseurs c'est que les enregistrements duraient t o u t e la nuit. Les sujets f u r e n t utilisés p o u r plusieurs types d'observations q u e nous pouvons brièvement résumer c o m m e suit : — Afin de vérifier l'hypothèse que les m o u v e m e n t s rapides des y e u x sont associés aux rêves Aserinsky réveille les sujets p e n d a n t la période des m o u v e m e n t s rapides des y e u x p o u r savoir s'ils rêvaient avant le réveil et, si oui, il leur d e m a n d e de raconter le c o n t e n u du rêve ou de décrire t o u t e imagerie visuelle qu'ils peuvent se rappeler. L ' a u t e u r réveille aussi des sujets p e n d a n t les périodes d'inactivité oculaire d o n t le tracé EEG ressemble aussi é t r o i t e m e n t que possible à celui de la période des m o u v e m e n t s rapides. (On p e u t évidemment se demander dans quel stade de sommeil se situait la période d'inactivité oculaire puisque le tracé EEG de la phase des m o u v e m e n t s rapides est semblable à celui de la phase d'endormissement ou du premier stade du sommeil. La p o r t é e de cette remarque apparaîtra dans la suite du texte.) Le résultat de ces expériences de réveil est le suivant : pour 27 réveils en période d'activité rapide des y e u x Aserinsky obtient 20 récits de rêves avec imagerie visuelle ; p o u r les autres 7 réveils il n'y a aucun rappel de rêve ou bien les sujets o n t le sentiment d'avoir rêvé mais sont incapables de rapporter des détails précis. Pour 23 réveils en période d'inactivité oculaire, dans 19 cas il n'y a aucun souvenir de rêve, dans 2 cas rappel de rêve e t dans 2 cas simplement souvenir d'avoir rêvé. — Dans u n e autre série d'observations Aserinsky laisse dormir ses sujets t o u t e la nuit sans les réveiller ; il observe que les m o u v e m e n t s oculaires rapides se produisent entre l h 4 0 à 4 h 5 0 ( m o y e n n e 3 h l 4 ) après le coucher et se r é p è t e n t entre l h l O à 3 h 5 0 ( m o y e n n e 2 h l 6 ) après la première période puis, après, à des intervalles plus courts. La période des m o u v e m e n t s rapides des y e u x dure de 6 m i n u t e s à 53 minutes avec u n e m o y e n n e de 2 0 m i n u t e s . 2 L'EEG p e n d a n t cette phase est de basse amplit u d e et de f r é q u e n c e irrégulière. — L ' a u t e u r observe aussi que p e n d a n t la période des m o u v e m e n t s rapides le r y t h m e respiratoire est plus élevé que p e n d a n t la période de tranquillité oculaire et il rem a r q u e que le r y t h m e cardiaque présente des variations qui vont dans le m ê m e sens. — Enfin grâce à sa t e c h n i q u e d'enregistrement au quartz p i é z o é l e c t r i q u e , Aserinsky repère des m o u v e m e n t s du corps («peaks of overt bodily activity») p e n d a n t la période des m o u v e m e n t s rapides des yeux. Cette dernière observation est contradictoire avec ce que J o u v e t m e t t r a plus tard en évidence, c'est-à-dire l'atonie musculaire p e n d a n t le sommeil paradoxal. C o m m e
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nous nous étions é t o n n é s de cette incohérence, Aserinsky (dans une c o m m u n i c a t i o n personnelle en 1974) nous a fait remarquer que l'atonie musculaire est i n t e r r o m p u e de t e m p s à autre par des secousses des muscles du squelette. Aserinsky et Kleitman dans leur très bref article paru dans Science en 1953 disent explicitement p o u r conclure que les m o u v e m e n t s des yeux, le t y p e d'EEG, l'activité du système nerveux a u t o n o m e , et le rêve sont en relation étroite et que t o u t cela est probablement lié à u n e activité particulière du système nerveux central p e n d a n t le sommeil. Dans u n article publié deux ans plus tard (20) Aserinsky et Kleitman précisent leurs observations par r a p p o r t à l'article de 1953 sans apporter d'éléments radicalem e n t nouveaux ; précisons que cet article de 1955 n'est en fait q u ' u n e présentation des travaux publiés dans la thèse d'Aserinsky en 1953. Il est dit dans ces d e u x textes que la durée des m o u v e m e n t s rapides des y e u x p o u r les différentes périodes où ceuxci se produisent est en m o y e n n e de 20 à 25 minutes, que ces m o u v e m e n t s des y e u x sont associés à l'imagerie visuelle des rêves, que l'augmentation du r y t h m e cardiaque est de 10% et l'augmentation du r y t h m e respiratoire de 20%. Les auteurs f o n t Une étude détaillée des m o u v e m e n t s lents des y e u x («passifs») qu'ils c o m p a r e n t de manière systématique aux m o u v e m e n t s rapides («actifs»). Ils r a p p o r t e n t aussi les observations sur de jeunes enfants, de u n à sept mois, chez lesquels, selon eux, il n'y a que des m o u v e m e n t s lents des yeux, ce qui leur fait conclure que la période des m o u v e m e n t s rapides des y e u x p e n d a n t le sommeil nécessite u n h a u t degré de développ e m e n t du système nerveux central («high degree of CNS development»). (Actuellem e n t ce résultat n'est plus admis ; les m o u v e m e n t s rapides des y e u x sont observés chez les nouveaux-nés n o r m a u x par Petre-Quadens (284, 286), Dreyfus-Brisac et Monod (100) et Parmelee et al. (274).) On p e u t dire que la mise en évidence d ' u n t y p e particulier de m o u v e m e n t s des y e u x p e n d a n t le sommeil, la relation établie entre ces m o u v e m e n t s et le rêve, entre la période des m o u v e m e n t s rapides des y e u x , un tracé EEG défini et des p h é n o m è n e s physiologiques c o m m e le r y t h m e cardiaque ou respiratoire, o n t eu une influence ext r ê m e m e n t p r o f o n d e sur le développement des études sur le sommeil. Ce qui p e u t surprendre c'est que la découverte d'Aserinsky n'ait été faite q u ' e n 1953 puisqu'elle ne nécessitait, du point de vue technique, aucun dispositif sophistiqué. Ce qui f u t f o n d a m e n t a l , nous y reviendrons, c'est q u e l'auteur décida de faire des enregistrements p e n d a n t la totalité de la nuit. Il f a u t souligner aussi le caractère très p h é n o m é n o l o g i q u e des travaux d'Aserinsky qui, physiologiste c o m m e son p a t r o n de thèse Kleitman, n'a jamais étudié le fonct i o n n e m e n t du cerveau a u t r e m e n t que par la t e c h n i q u e de l'EEG. C'est à n'en pas douter cette décision de s'en tenir en quelque sorte à la périphérie (même si l'EEG est u n e manifestation de l'activité du système nerveux central) qui explique que Aserinsky et Kleitman, dans leurs d e u x articles de 1953 et 1955, ne f o n t m ê m e pas allusion aux travaux révolutionnaires, et à l ' é p o q u e t o u t récents, de Moruzzi et Magoun sur la f o r m a t i o n réticulée activatrice ascendante. Il f a u t a t t e n d r e D e m e n t en 1958 pour voir f o r m u l é e au sein de l'Ecole de Chicago l'hypothèse d ' u n e relation entre le sommeil «activé» 3 et la mise en jeu des structures de la f o r m a t i o n réticulée.
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Il faut bien dire que ce n'était là qu'un commentaire qui ne devait pas connaître de développements expérimentaux dans les travaux de Dement. C'est un tout autre courant de recherche qui développera ces idées, courant dont font partie des chercheurs comme Moruzzi en Italie et comme Jouvet en France. Nous allons maintenant examiner ce que f u t l'apport de Dement qui, comme Aserinsky, travaillait au début de sa carrière à Chicago (Northwestern University) sous la direction de Kleitman. Déjà en 1955 Dement confirme les résultats d'Aserinsky sur la relation entre la présence des mouvements oculaires rapides et le rêve, avec des malades mentaux et des sujets normaux (80). Dans un article publié en 1957 (93) Dement et Kleitman apportent des précisions sur les relations entre les mouvements des yeux pendant le sommeil et le rêve. La technique, comme chez Aserinsky, est de faire des enregistrements (EEG, EOG) durant toute la nuit sur des sujets qui viennent dormir dans le laboratoire ; les sujets sont réveillés à différents moments de la nuit. Comme Aserinsky les auteurs constatent que les mouvements rapides des yeux (observés chez tous les sujets) sont associés à un EEG rapide de bas voltage, c'est ce qu'ils désignent par une expression appelée à devenir célèbre : «phase REM» («rapid eye movements»). 4 L'autre type de sommeil est caractérisé par un tracé lent de haut voltage ou par des fuseaux sur fond de bas voltage (93, p. 340) : c'est la phase NREM (non REM). Il n'y a pas de mouvements rapides des yeux au début du sommeil quoique l'EEG soit semblable à celui de la phase REM. La durée des périodes REM est en moyenne de vingt minutes avec une tendance à être plus longue en fin de nuit. Les phases REM se produisent à des intervalles réguliers de 92 minutes en moyenne, résultat qui devait être retrouvé par beaucoup d'auteurs dans les années qui suivirent. Dans le même article les auteurs étudient les rappels de rêves, l'hypothèse étant que le rêve se produit pendant les mouvements rapides des yeux. A cette fin on réveille les sujets pendant les phases REM et pendant les phases NREM. Sur le total des réveils en période REM on obtient 152 récits de rêves contre 39 absences de récits de rêves et en période NREM 11 contre 149. Dement appelle rêve tout récit cohérent détaillé ; est exclu t o u t récit vague et les impressions fragmentaires. (Cela est important car avec une définition différente du rêve on verra, dans des recherches ultérieures, qu'on peut obtenir une forte proportion de «rêves» d'un type donné pendant la phase NREM.) Ce résultat est cohérent avec ce qu'avait trouvé Aserinsky. Les auteurs disent aussi que le meilleur souvenir du rêve est obtenu dans les huit minutes qui suivent la fin de la phase REM et dans la première moitié de la nuit. Dement et Kleitman tentent aussi d'obtenir de leurs sujets une évaluation (subjective) de la durée du rêve. Ils réveillent donc les sujets 5 ou 15 minutes après le début de la phase REM ; les sujets racontent leurs rêves et on leur demande d'en estimer la durée. Les auteurs trouvent une bonne concordance entre l'évaluation subjective et la mesure du temps de la phase REM faite par les expérimentateurs. Plus précisément pour le délai de 5 minutes il y a 45 estimations «justes» et 6 «fausses» ; pour 15 minutes il y en a respectivement 47 et 13. s Le dernier point consiste en une mise en relation du tracé EOG et de l'imagerie visuelle. Selon les auteurs on peut, grâce à l'EOG, savoir quelles sont les directions
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des m o u v e m e n t s des y e u x q u ' o n c o m p a r e r a avec les i n d i c a t i o n s o b t e n u e s p a r les récits d e rêves. Les a u t e u r s d i s e n t qu'il e x i s t e u n e c o r r e s p o n d a n c e e n t r e ces d e u x t y p e s d ' i n f o r m a t i o n s . Le p r o b l è m e c ' e s t q u e l ' e x p é r i m e n t a t e u r q u i recueille le récit du rêve — u n e p a r t i e d e b a s k e t b a l l p a r e x e m p l e — sait quel est le tracé EOG q u ' a v a i t le d o r m e u r j u s t e a v a n t son réveil. D é f i n i r u n e n s e m b l e c o m p o s é d ' u n e p h a s e NREM et d ' u n e p h a s e REM, m o n t r e r q u e cet e n s e m b l e a u n e d u r é e d é f i n i e et se r e p r o d u i t r é g u l i è r e m e n t au c o u r s d e la n u i t (cycles de s o m m e i l ) c ' e s t p r o b a b l e m e n t le r é s u l t a t le p l u s n o u v e a u e t le p l u s stable d e ce travail. L ' a p p o r t d e D e m e n t à la f i n des a n n é e s 5 0 f u t d ' a u t r e p a r t d e m o d i f i e r la c a t é g o r i s a t i o n des s t a d e s EEG d u s o m m e i l (avec K l e i t m a n ) et d e g é n é r a liser les r é s u l t a t s a c q u i s sur l ' h o m m e en m o n t r a n t q u e le s o m m e i l d u c h a t avait, lui aussi, u n e o r g a n i s a t i o n c y c l i q u e avec des p h a s e s REM et des p h a s e s NREM. D a n s u n article p u b l i é en 1 9 5 7 ( 9 4 ) D e m e n t e t K l e i t m a n r e p r o d u i s e n t b o n n o m b r e d e r é s u l t a t s d é j à o b t e n u s : les m o u v e m e n t s des y e u x n e se p r o d u i s e n t pas au d é b u t d u s o m m e i l , les cycles du s o m m e i l s o n t réguliers, t o u s les s u j e t s réveillés en p h a s e REM r a c o n t e n t des rêves, m ê m e c e u x q u i disent n e j a m a i s rêver. Ils m o n t r e n t aussi q u e les m o u v e m e n t s du c o r p s se p r o d u i s e n t d e f a ç o n c y c l i q u e avec u n «pic» avant les REM e t après les REM. P e n d a n t la p h a s e REM on n e p e u t observer q u e d e p e t i t s m o u v e m e n t s d i s t a u x . P o u r f a c i l i t e r l ' a n a l y s e d e leurs d o n n é e s les a u t e u r s o n t m o d i f i é la c a t é g o r i s a t i o n des s t a d e s EEG. O n p e u t d i s t i n g u e r : — le s t a d e 1 : activité d e bas v o l t a g e , tracé rapide, m a n q u e t o t a l d e f u s e a u x (voir en a n n e x e ) — le s t a d e 2 : activité d e f o n d d e bas voltage avec f u s e a u x e t c o m p l e x e s « K» — le s t a d e 3 : activité d e h a u t v o l t a g e , tracé l e n t , o n d e s delta e t q u e l q u e s f u s e a u x — le s t a d e 4 : activité l e n t e , d e l t a ralenti. D a n s c e t t e classification le s t a d e 1 c a r a c t é r i s e aussi bien la p é r i o d e du d é b u t d u s o m meil (où o n ne r e n c o n t r e pas d e m o u v e m e n t s o c u l a i r e s r a p i d e s ) q u e la p é r i o d e REM. Ce s t a d e 1 t o u t e f o i s p r é s e n t e des « p a t t e r n s » d ' o n d e s c a r a c t é r i s t i q u e s qui, au d é b u t du s o m m e i l , o n t u n e o r g a n i s a t i o n t e m p o r e l l e b e a u c o u p p l u s s t r i c t e q u e p e n d a n t la phase REM. Avec c e t t e catégorisation les auteurs étudient alors Inorganisation temporelle d'un cycle de sommeil dont o n sait qu'il s e termine chaque 9 2 m i n u t e s en m o y e n n e avec la phase de m o u v e m e n t s oculaires rapides. Dans le premier cycle par e x e m p l e on observe la séquence suivante : stade 1, stade 2, stade 3, puis stade 4 qui est suivi d'une courte période de stade 2 ou 3, puis le stade 1 avec REM. Cette variation cyclique de l'EEG se reproduit t o u t e la nuit avec des m o d i f i c a t i o n s c o m p r e n a n t n o t a m m e n t une apparition m o i n s fréquente du stade 4. P o u r D e m e n t e t K l e i t m a n le s o m m e i l p r o f o n d se p r o d u i t p e n d a n t les s t a d e s 2, 3, 4 e t le s o m m e i l léger p e n d a n t le s t a d e 1. Ils c o m p a r e n t le s t a d e 1 d e l ' e n d o r m i s s e m e n t au s t a d e 1 d e la p h a s e REM en m e s u r a n t , d a n s c h a q u e cas, les seuils a u d i t i f s d'éveil. Ils c o n s t a t e n t q u e le seuil d e la p h a s e REM est p l u s élevé q u e celui du d é b u t du s o m m e i l e t ils i n t e r p r è t e n t ce r é s u l t a t en d i s a n t q u e le rêveur est « a b s o r b é » p a r son rêve. O n p e u t dire q u e c e t t e i n t e r p r é t a t i o n , f o r t s u r p r e n a n t e , p e r m e t t a i t a u x a u t e u r s d e m a i n t e n i r l ' i d é e q u e le s o m m e i l REM est u n s o m m e i l léger e t cela en
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l ' a b s e n c e d e c o m p a r a i s o n avec les seuils a u d i t i f s d'éveil des p h a s e s 2, 3 et 4. Dès le d é b u t d e ses t r a v a u x sur le s o m m e i l , J o u v e t a d o p t e r a u n p o i n t d e vue très d i f f é r e n t p u i s q u e , c o m p a r a n t les seuils a u d i t i f s d'éveil p o u r la p h a s e p a r a d o x a l e e t p o u r le s o m m e i l à o n d e s l e n t e s (chez le c h a t ) il c o n s t a t e r a q u e le seuil est b e a u c o u p p l u s élevé e n s o m m e i l p a r a d o x a l . Cela le c o n d u i r a d ' a b o r d à dire q u e le s o m m e i l p a r a d o x a l (SP) est plus p r o f o n d q u e le s o m m e i l l e n t , p u i s q u e le SP est u n é t a t qualitativem e n t d i f f é r e n t d u reste d u s o m m e i l . S i g n a l o n s e n c o r e q u e c ' e s t d a n s cet article q u e les a u t e u r s f o r m u l e n t leur h y p o thèse sur le rôle du s y s t è m e réticulaire a c t i v a t e u r du t r o n c c é r é b r a l au c o u r s d e la phase REM d u s o m m e i l . L ' a r t i c l e q u e p u b l i e D e m e n t e n 1 9 5 8 ( 8 1 ) r a p p o r t e l ' u n e de ses p r i n c i p a l e s déc o u v e r t e s , à savoir q u e le s o m m e i l d u c h a t est, c o m m e celui d e l ' h o m m e , organisé en cycles réguliers c o m p o r t a n t des p h a s e s REM et des p h a s e s NREM. L ' é t u d e p o r t e sur d o u z e c h a t s a d u l t e s q u ' o n t i e n t éveillés d e u n à trois j o u r s p o u r ê t r e sûr q u ' i l s d o r m i r o n t p e n d a n t les e n r e g i s t r e m e n t s . O n f i x e des é l e c t r o d e s sur le scalp des c h a t s sauf p o u r d e u x d ' e n t r e e u x qui o n t des é l e c t r o d e s i m p l a n t é e s , f i x é e s p a r du c i m e n t d e n t a i r e et d e s c e n d a n t j u s q u ' à la d u r e - m è r e . Les c h a t s s o n t libres d e leurs m o u v e m e n t s e t o n p e u t o b s e r v e r leur c o m p o r t e m e n t . Les c h a t s éveillés o u bien se p r o m è n e n t d a n s leur cage o u bien s o n t d a n s la posit i o n a c c r o u p i e . Avec les é l e c t r o d e s sur le scalp o n e n r e g i s t r e alors d i f f é r e n t s degrés de p o t e n t i e l s m u s c u l a i r e s (parasites p o u r l'EEG) q u i p e r s i s t e n t j u s q u ' a u m o m e n t o ù , les c h a t s é t a n t a c c r o u p i s , leur t ê t e t o m b e . A ce m o m e n t le t r a c é EEG est r e p é r a b l e . Avec les é l e c t r o d e s i m p l a n t é e s o n a des tracés c a r a c t é r i s t i q u e s d'éveil, à l'EEG, quel q u e soit le c o m p o r t e m e n t du c h a t . Les c h a t s e n d o r m i s s o n t dans u n e p o s i t i o n d e r e l a x a t i o n et t o t a l e m e n t calmes, ils cessent d e réagir a u x b r u i t s (s'ils n e s o n t pas t r o p f o r t s ) et l'EEG est alors d o m i n é p a r des o n d e s l e n t e s e t des f u s e a u x . Il n ' y a plus de p o t e n t i e l m u s c u l a i r e . A c e r t a i n s m o m e n t s , sans s o u r c e e x t e r n e d ' e x c i t a t i o n , l'EEG d e v i e n t r a p i d e e t d e bas voltage, o n observe des p e t i t s m o u v e m e n t s des p a t t e s , des oreilles, des vibrisses, d e la q u e u e . O n observe aussi des m o u v e m e n t s des globes oculaires. C h e z les c h a t s à é l e c t r o d e s imp l a n t é e s le t r a c é d e ce s o m m e i l ne p e u t se d i s t i n g u e r du tracé des c h a t s éveillés. D e m e n t a p p e l l e ce s o m m e i l « s o m m e i l activé». La m e s u r e d u seuil auditif d'éveil m o n t r e q u e celui-ci est p l u s élevé d a n s le s o m m e i l activé q u ' a u d é b u t du s o m m e i l mais l é g è r e m e n t i n f é r i e u r à celui du s o m m e i l à o n d e s l e n t e s (ce q u i est c o n t r a i r e a u x r é s u l t a t s q u e J o u v e t o b t i e n t à peu p r è s à la m ê m e é p o q u e en F r a n c e ) . A p r è s u n e p é r i o d e d e s o m m e i l à o n d e s r a p i d e s o n p e u t d e n o u v e a u o b s e r v e r le tracé à o n d e s l e n t e s avec f u s e a u x e t c e t t e s é q u e n c e t y p i q u e se r e p r o d u i t très régul i è r e m e n t t o u t au l o n g d u s o m m e i l . 6 D e m e n t revient sur le rôle d e la f o r m a t i o n r é t i c u l é e d a n s l ' a c t i v a t i o n e t signale l ' i n c o h é r e n c e q u i e x i s t e e n t r e le f a i t d ' a v o i r u n EEG activé e t le f a i t q u e l ' a n i m a l est e n d o r m i e t a u n seuil d'éveil élevé, ce q u i l ' a m è n e à dire qu'il f a u d r a i t clarifier la f o n c t i o n d u t r o n c c é r é b r a l e t d u c o r t e x d a n s le s o m m e i l et d a n s la veille ( c ' e s t l ' é p o q u e o ù , d e m a n i è r e i n d é p e n d a n t e , J o u v e t s ' a t t a q u e p r é c i s é m e n t à ce p r o b l è m e ) . E n c o n c l u s i o n l ' a u t e u r insiste sur la s i m i l i t u d e e n t r e l ' o r g a n i s a t i o n c y c l i q u e du
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Les découvertes de l'Ecole de Chicago
s o m m e i l c h e z l ' h o m m e e t le c h a t e t il f a i t l ' h y p o t h è s e d ' u n e p a r t q u e l e c h a t , c o m m e l ' h o m m e , r ê v e p e n d a n t la p h a s e EEG d e b a s v o l t a g e , e t d ' a u t r e p a r t q u e c e s c y c l e s réguliers d e s o m m e i l d o i v e n t e x i s t e r c h e z t o u s les a n i m a u x a y a n t u n s y s t è m e n e r v e u x central développé.
NOTES 1. P e n d a n t u n an Aserinsky é t u d i a les clignements chez des e n f a n t s : n o u s reviendrons plus loin sur ce point. 2. Dans La machine à fabriquer des rêves, é t o n n a n t r o m a n publié en 1923, Clément Vautel imaginait q u ' o n pouvait induire des rêves p r o g r a m m é s sur u n appareil mis au p o i n t par le célèbre d o c t e u r Lessna. D ' i n s t r u m e n t de b o n h e u r la m a c h i n e devenait vite i n s t r u m e n t de pouvoir j u s q u ' a u m o m e n t où elle était d é t r u i t e par des anarchistes a p p a r t e n a n t à la secte des Cerveaux Libres qui avaient su se d o n n e r les m o y e n s de résister à son influence. La fable est plaisante. Ce qui n o u s a intrigués, c'est le passage où il est dit, sous f o r m e d ' a n n o n c e publicitaire p o u r des séances p u b l i q u e s de rêves, q u e ceux-ci d u r e n t vingt minutes. 3. Phase du sommeil caractérisée non s e u l e m e n t par des m o u v e m e n t s rapides des y e u x mais aussi par une activation des s t r u c t u r e s cérébrales. 4. C e t t e phase a reçu des appellations diverses selon les a u t e u r s : « rapid eye m o v e m e n t s period» (Aserinsky et Kleitman) t r a d u i t en français par phase des m o u v e m e n t s oculaires rapides (PMO) ; phase R E M , sommeil désynchronisé, activé, rapide ( D e m e n t ) : phase paradoxale (PP) ou r h o m b e n c é p h a l i q u e du sommeil (PRS), sommeil p a r a d o x a l (SP), archéosommeil (Jouvet) ; «emergent» ou «ascending stage 1» (stade 1 d'émergence) ; «dreaming state» ou «D-state» t r a d u i t en français par état-R ( H a r t m a n n ) . Dans n o t r e t e x t e n o u s avons a u t a n t que possible respecté la terminologie des a u t e u r s d o n t n o u s relations les travaux. 5. En ce qui c o n c e r n e la mesure du t e m p s de rêve n o u s citerons sans chercher à être exhaustifs : — Une é t u d e de D e m e n t et Wolpert (95) dans laquelle les auteurs o n t cherché à voir si des stimuli e x t e r n e s s ' i n c o r p o r e n t au c o n t e n u du rêve. Dans certains cas cela a permis de mesurer le t e m p s de rêve e n t r e le m o m e n t où le stimulus est i n c o r p o r é et le réveil. — Déjà en 1915 S c h r o e t t e r d o n n a i t à des sujets sous h y p n o s e la consigne de lever le doigt q u a n d le rêve c o m m e n ç a i t et de le lever de nouveau q u a n d le rêve se t e r m i n a i t (324). — En 1965 A n t r o b u s et al. o n t essayé, e u x aussi, de faire signaler par les d o r m e u r s l'apparition du rêve (7). — R a p p e l o n s enfin q u ' à la fin du siècle dernier, en 1897, Clavière disait avoir m o n t r é grâce à l ' i n c o r p o r a t i o n , n o n recherchée, d ' u n stimulus dans le rêve q u e la d u r é e d ' u n e action dans le rêve c o r r e s p o n d à la durée de la m ê m e action dans la veille et au t e m p s é c o u l é e n t r e le m o m e n t où le stimulus a été i n c o r p o r é et le réveil (69). Ce point de vue situait d o n c l ' a u t e u r très loin de Maury. 6. D e m e n t dit avoir observé son p r o p r e chat et q u e celui-ci présente les m ê m e s alternances de c o m p o r t e m e n t que les c h a t s de laboratoire. Il en conclut que la privation de sommeil p o u r les c h a t s e x p é r i m e n t a u x n'a pas été la source d ' a r t e f a c t s .
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Rêve et activité mentale pendant le sommeil
Les travaux d'Aserinsky, Kleitman et Dement sur le rêve sont une tentative pour établir des relations entre des mesures physiologiques et des mesures psychologiques. Les recherches qui vont suivre sur l'activité mentale pendant le sommeil vont, elles aussi, essayer de faire ce même travail de corrélation entre un rapport verbal qu'on pense être un bon indicateur de ce qui se passait dans la tête du rêveur et des indices physiologiques qui sont supposés être le support de l'activité mentale. Sur le plan physiologique les critères de l'EEG et des mouvements oculaires servent à l'époque, et serviront encore pendant longtemps, à individualiser des phases distinctes du fonctionnement du système nerveux central ; c'est ce qu'on peut appeler le modèle REM-NREM, c'est-à-dire la distinction entre un stade caractérisé par des mouvements oculaires rapides et un tracé activé et plusieurs autres stades sans mouvements oculaires rapides avec des tracés allant de ceux de la veille à ceux du stade 4 du sommeil «profond». A partir de 1965 on voit apparaître un autre «modèle», le modèle tonique/ phasique fondé sur la distinction entre les caractéristiques physiologiques qui se manifestent de façon plus ou moins continue (atonie, tracé EEG) et les caractéristiques qui se produisent de manière intermittente (mouvements des yeux). Aserinsky, Kleitman et Dement avaient trouvé que le rêve accompagnait un stade déterminé du sommeil mais à partir des années 60 on va trouver une activité mentale non seulement en REM mais aussi en NREM, ce qui va conduire bon nombre de chercheurs à faire des distinctions de plus en plus subtiles dans la catégorisation de l'activité mentale, des «physiologies» différentes devant avoir des traductions psychologiques différentes sur un critère ou sur un autre. Le lecteur ne doit pas croire que les seules corrélations établies l'aient été avec les tracés EEG, les REM ou avec les événements phasiques. Nombre d'auteurs ont tenté de mettre en correspondance l'activité mentale avec toutes sortes d'événements physiologiques comme le rythme respiratoire ou cardiaque (déjà chez Aserinsky), les secousses musculaires, l'activité électrodermale, l'érection chez l'homme, la température. Rapporter tous ces travaux nous aurait entraînés trop loin et il nous a semblé que ceux que nous analysons pouvaient donner une bonne idée de la logique
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sous-jacente à tout ce courant de recherche. De plus les distinctions fondées sur le modèle REM/NREM puis sur le modèle tonique/phasique sont sans doute celles qui ont permis d'identifier les variables physiologiques les plus en rapport avec l'activité mentale. Mais si l'on en croit Rechtschaffen (302) les événements physiologiques mentionnés à l'instant n'ont pas permis d'établir des corrélations stables avec l'activité mentale (l'absence de fidélité sera très fréquente dans le cadre des modèles REM/ NREM et tonique/phasique) et il semble que ces événements physiologiques soient en corrélation avec d'autres événements physiologiques (comme les mouvements oculaires), eux-mêmes liés à l'activité mentale. Mais il est intéressant d'observer pour notre propos que des chercheurs ont dépensé beaucoup d'efforts pour mettre en rapport des caractéristiques de l'activité mentale pendant le sommeil avec des événements physiologiques qui devaient normalement leur être associés comme par exemple l'émotion avec le rythme cardiaque.
PHASE REM ET PHASE NON-REM
Nous avons vu plus haut que pendant les années 50 les auteurs travaillant sur le sommeil avaient «établi» que le rêve ne se produisait que pendant la phase REM. L'article de Goodenough et al. en 1959 (140) marque le début de la remise en cause de ce dogme même si les conclusions se veulent cohérentes avec celles des prédécesseurs. L'idée de départ est que la différence entre les personnes qui disent rêver (les «rêveurs») et celles qui disent ne jamais ou presque jamais rêver (les «nonrêveurs») est probablement imputable au manque de souvenir chez les non-rêveurs et que, de manière générale, un homme rêve sans doute beaucoup plus qu'il ne le croit. Les auteurs sélectionnent, sur des critères précis, des «rêveurs» et des «nonrêveurs» qu'ils font dormir au laboratoire et qu'ils réveillent à différents moments de la nuit (périodes REM et NREM) selon la technique employée par Dement. Ils constatent tout d'abord que ces deux types de sujets ne se distinguent pas quant au nombre de périodes REM. Par contre les rêveurs se rappellent beaucoup plus de rêves que les non-rêveurs et cela aussi bien pour les réveils en période REM que pour ceux en période NREM (les pourcentages de rappels de rêves sont respectivement : 93% contre 46% en REM ; 53% contre 17% en NREM). Pour les auteurs la différence entre les deux types de rêveurs pourrait être expliquée par des mécanismes de refoulement de type freudien. Pour les réveils en période REM on n'observe pas de différence entre la première moitié et la deuxième moitié de la nuit, tandis que pour les réveils en période NREM on obtient plus de récits de rêves dans la deuxième moitié de la nuit. Goodenough et al. disent retrouver les résultats de Dement et Kleitman sur la relation entre les mouvements oculaires et le rêve qui, selon eux, se produiraient pendant un sommeil qu'ils qualifient de léger (avec des ondes alpha) d'après la classification de Simon et Emmons (325). En fait ils distinguent deux stades différents de sommeil léger et deux types de rêves plus ou moins «bizarres», plus ou moins
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proches de la pensée. Ils parviennent à ces conclusions bien qu'ils aient o b t e n u des pourcentages de rappel d e rêves en p é r i o d e NREM n o n négligeables. L e u r interprétation est alors que les récits o b t e n u s au m o m e n t des réveils en NREM ne sont q u e des souvenirs de c e qui s'est passé p e n d a n t la phase REM ; c e t t e i n t e r p r é t a t i o n rend c o m p t e , selon e u x , du f a i t qu'il y a plus d e rappels de rêve en N R E M dans la d e u x i è m e partie de la nuit, le s o m m e i l NREM étant à c e m o m e n t p r é c é d é par plus de s o m m e i l REM qu'au d é b u t d e la nuit. Il reste q u e les résultats des auteurs p e u v e n t être considérés c o m m e troublants ; ils préparent, en f a i t , la remise en cause d e l'assimilation rêve/période des m o u v e ments oculaires d ' u n e part et la d i s t i n c t i o n entre rêve de t y p e « p e n s é e » ( « t h o u g h t l i k e » ) et rêve de t y p e « r ê v e » ( « d r e a m - l i k e » ) d ' a u t r e part. N o u s allons v o i r que la remise en q u e s t i o n d o n t nous avons parlé à l'instant ne t o u c h e pas à la p h i l o s o p h i e de t o u t c e courant de recherche, d ' u n e c o r r e s p o n d a n c e entre activité p h y s i o l o g i q u e et activité p s y c h o l o g i q u e , une distinction o p é r é e dans un d o m a i n e devant avoir son h o m o l o g u e dans l ' a u t r e d o m a i n e , ce qui c o n d u i t à des d i f f é r e n c i a t i o n s qui paraissent à certains e x t r ê m e m e n t byzantines. N o u s v e r r o n s aussi q u e les auteurs o n t été tentés par le r a p p r o c h e m e n t entre le m o d è l e psychanal y t i q u e et les études de p s y c h o p h y s i o l o g i e , r a p p r o c h e m e n t o p é r é souvent au plan du seul langage sans e x a m e n réel de l ' h é t é r o g é n é i t é des m o d è l e s ou des paradigmes tant t h é o r i q u e s q u ' o p é r a t o i r e s . 1 Signalons aussi q u e les recherches d o n t nous allons e x poser certains résultats utilisent la t e c h n i q u e du réveil et du récit d ' A s e r i n s k y et D e m e n t mais que la m é t h o d e d ' i n t e r r o g a t i o n et la t e c h n i q u e d'analyse de c o n t e n u des récits sont assez p r o f o n d é m e n t m o d i f i é e s . C'est F o u l k e s qui le p r e m i e r a f a i t l ' h y p o t h è s e qu'il e x i s t e une activité m e n t a l e dans tous les stades du s o m m e i l . 2 Son travail est d ' a b o r d r a p p o r t é dans sa thèse ( n o n p u b l i é e ) de 1 9 6 0 ( 1 2 1 ) puis dans un article de 1 9 6 2 ( 1 2 2 ) où sont cités les résultats de G o o d e n o u g h et al. F o u l k e s v e u t é t u d i e r les d i f f é r e n c e s , quant à la f o r m e et au c o n t e n u , des récits o b t e n u s l o r s q u ' o n réveille les sujets à d i f f é r e n t s m o m e n t s de la nuit choisis en f o n c t i o n du tracé EEG d ' u n e part et d e l ' a c t i v i t é oculaire d ' a u t r e part. En c e qui c o n c e r n e les réveils p e n d a n t la p é r i o d e REM ils o n t lieu soit au t o u t d é b u t de c e t t e p é r i o d e , soit d e d e u x à six minutes, ou bien de neuf à vingt-quatre minutes après q u ' e l l e ait c o m m e n c é . Des réveils sont aussi p r o v o q u é s (par un stimulus a u d i t i f ) dans le stade 1 avant t o u t m o u v e m e n t oculaire, dans les stades 2, 3 et 4 et aussi au d é b u t du s o m m e i l ou juste après un r e n d o r m i s s e m e n t faisant suite à un éveil n o c t u r n e (la catégorisation des stades est celle d e D e m e n t ) . L ' e x p é r i m e n t a t e u r d e m a n d e au sujet s'il était en train de rêver ; si le sujet r é p o n d qu'il ne rêvait pas o n lui d e m a n d e alors d e dire si q u e l q u e chose lui passait par l'esprit ( « i f a n y t h i n g was g o i n g through his m i n d » ) i m m é d i a t e m e n t avant le réveil. L e sujet est e n c o u r a g é à raconter son rêve, sa pensée ( « t h o u g h t » ) ou q u o i q u e ce soit qui lui passait par l'esprit. On pose au sujet u n e vingtaine de questions sur le c o n t e n u , le t y p e d ' i m a g e r i e , la nature des é m o t i o n s éprouvées. L o r s du réveil d é f i n i t i f o n d e m a n d e au sujet de se rappeler ses rêves de la nuit ( é v e n t u e l l e m e n t l ' e x p é r i m e n t a t e u r lui « s o u f f l e » un p e u ) et de les caractériser sur un certain n o m b r e de dimensions au m o y e n d'échelles en six p o i n t s p o r t a n t par
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exemple sur l'anxiété ressentie, la qualité dramatique, le degré de violence ou d'hostilité dans le rêve. L'ensemble de ces caractérisations (dream information survey) vient compléter l'information obtenue lors des réveils. En gros, est appelé rêve toute imagerie visuelle, auditive, kinétique ; est appelé pensée tout récit qui ne comporte pas une telle imagerie. 3 L'auteur constate qu'en période REM le rappel est plus fréquent qu'en période NREM (87% contre 74%) et que les rêves-pensées se produisent plus hors des périodes REM (5% en REM et 20% en NREM). Pour les rappels de type rêve les rapports sont inversés (82% en REM et 54% en NREM). On observe par ailleurs que de l'endormissement à la période REM le pourcentage de pensée diminue tandis que celui de rêve augmente ; respectivement de 25% à 5% et 56% à 84% des récits obtenus après réveil. En somme les rêves en période REM sont plus élaborés, plus bizarres, plus visuels avec plus d'engagement affectif chez le rêveur que les rêves en période NREM. Les récits en période REM sont moins liés à la vie éveillée des sujets que ceux obtenus pendant le sommeil à fuseaux et ondes delta. Si l'on se rappelle que Dement et Kleitman avaient associé la présence de fuseaux et d'ondes delta à un niveau de conscience très bas les résultats de Foulkes paraissent assez étonnants puisqu'il obtient des rappels pendant ce type de période EEG. Il fait remarquer que demander au sujet de dire ce qui lui passait par l'esprit au lieu de l'interroger sur ses rêves conduit à retenir les «impressions vagues et fragmentaires» que Dement refusait de prendre en considération. Enfin l'auteur dit que la disparition observée, au cours du sommeil, des restes diurnes dans les rêves (cf. la bizarrerie des rêves en phase REM) est cohérente avec la notion freudienne de travail du rêve. Sur le plan méthodologique on peut faire remarquer que c'est une même personne qui, d'une part, a élaboré les questions à poser au sujet au moment du réveil provoqué, les échelles de caractérisation du rêve au moment du réveil définitif et qui d'autre part a fait le classement des rêves en «thoughts» et «dreams». On peut légitimement se demander si, avant l'analyse de contenu des réponses des sujets, le chercheur n'était pas déjà parvenu à des pré-conclusions qu'il n'a fait, en quelque sorte, qu'illustrer. Foulkes ne donne pas de détails sur son travail de classification mais on peut penser qu'il n'a pas toujours été aisé de décider où devaient être classés les récits de rêves et ce d'autant plus qu'il travaille avec un très grand nombre de critères de caractérisation qui ne sont pas forcément cohérents les uns avec les autres. Il reste que Foulkes dans son article de 1962 mettait en évidence la présence d'une activité mentale tout au long des cycles de sommeil, confirmant les résultats déjà anciens de Teplitz (335) selon lesquels le rêve peut se produire dans tous les stades EEG. Ce travail qui venait après les recherches d'Aserinsky et Dement qui avaient établi une correspondance stricte entre période REM et rêve allait avoir une très grande audience. 4 Toutefois le consensus à propos des résultats de Foulkes n'allait pas de soi (incidemment il ne va toujours pas de soi actuellement). Nous n'en voulons pour preuve qu'un article de Roffwarg, Dement, Muzio et Fisher publié en 1962 (310), la même
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année que l'article de Foulkes mais deux ans après sa thèse, citée dans la bibliographie de R o f f w a r g et al. Selon la technique habituelle les auteurs réveillent des sujets qui viennent dormir au laboratoire mais ils ne les réveillent que dans le stade 1 avec mouvements oculaires (et pas au tout début de ce stade). Ils obtiennent
pour
les réveils provoqués 87,5% de souvenirs de rêves ; le pourcentage est voisin de celui qu'obtenait D e m e n t en réveillant les sujets en période REM ( D e m e n t rappelons-le obtenait peu de récits pour les réveils en période NREM). Ils estiment que les résultats sont cohérents avec ceux de G o o d e n o u g h qui, rappelons-le, avait réveillé les sujets en période REM et en période NREM et avait obtenu des récits pour cette dernière période (résultat qu'il interprétait en disant qu'en période NREM les sujets se rappelaient des rêves des phases REM précédentes). Pour les auteurs il y a une relation entre les mouvements des y e u x enregistrés par l'EOG et le regard du rêveur dans son rêve. C o m m e il n'y a pas de mouvements rapides pendant le sommeil lent il est implicitement conclu qu'il n'y a pas de rêves hors de la phase REM (la référence à la thèse de Foulkes de 1960 est pourtant explicite). Mais rappelons que si le pourcentage de récits obtenus par les auteurs en période REM est le m ê m e que celui obtenu par Foulkes pour cette période ( 8 7 % ) , ce dernier auteur obtenait 74% de récits en période NREM. On v o i t très bien c o m m e n t la d é f i n i t i o n donnée par D e m e n t de ce qu'est le rêve et sa c o n c e p t i o n d'une correspondance entre rêve et REM conduisent les auteurs à conclure avec un plan expérimental incomplet (pas de réveils en phase NREM). 5 Mais il faut dire, pour ne pas être injuste, que le travail portait avant tout sur la correspondance entre l'imagerie visuelle du rêveur et la direction des mouvements oculaires enregistrés à l'électro-oculogramme, correspondance déjà e x p l o r é e dans un travail précédent de D e m e n t en collaboration avec Wolpert ( 9 5 ) . La technique expérimentale est la suivante : un expérimentateur réveille un sujet dans la phase REM au vu des tracés EOG et EEG et un autre expérimentateur fait raconter le rêve et interroge le sujet. L e deuxième expérimentateur fait des prédictions, sur la base du récit obtenu, quant aux mouvements probables des y e u x au cours des dernières scènes visuelles du rêve ( c e t t e technique du jugement aveugle va connaître un grand succès dans les années qui suivent). Chacun des expérimentateurs f a i t ensuite une comparaison entre les prédictions et les enregistrements EOG. L ' a c c o r d pour chacun des juges est bon, m o y e n ou pauvre et on constate que cet accord varie avec l'évaluation donnée par le sujet de la clarté de son souvenir, plus ou moins vivant (sur une échelle en trois points). L ' a c c o r d est b o n dans 80% et 75% des cas pour les deux juges en ce qui concerne les rêves « v i v a n t s » ; pour les deux autres estimations de la clarté les accords des deux juges sont dans un cas 66% et 75% et dans l'autre cas 53% et 62%. Les auteurs disent aussi que les périodes de tranquillité oculaire dans la phase REM correspondent à des m o m e n t s du rêve où le sujet a f i x é son regard sur un p o i n t déterminé. 6 Cette observation, selon eux, milite en faveur du rêve c o m m e expérience continue et non fragmentée dans le temps, m ê m e si des séquences sont abrégées ou, pour utiliser le langage de l'article, s'il y a beaucoup de « t é l é s c o p a g e » dans le rêve. L'enregistrement et le récit subjectif leur fait d'autre part récuser l'idée que le rêve
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Rêve et activité mentale pendant le sommeil
est instantané comme le voulait Maury (246). On sait que des phénomènes physiologiques tels que les changements de rythme respiratoire ou cardiaque, les variations de la résistance électrodermale, s'observent dans la phase des mouvements oculaires rapides. Le fait qu'il y ait corrélation entre le vécu du rêve (activité, «stress») et ces phénomènes physiologiques (un rêve «agité» s'accompagne par exemple d'un rythme cardiaque élevé) individualise la phase REM comme phase du rêve. Rechtschaffen, Verdone et Wheaton en 1963 (306) confirment les résultats de Foulkes alors qu'ils ont travaillé indépendamment de lui. Ils réveillent leurs sujets dans les phases REM et NREM et leur demandent ce dont ils se souviennent. En bref leurs résultats sont les suivants : — Des récits d'activité mentale sont obtenus dans 86% des réveils en phase REM et dans 23% des réveils en phase NREM (Foulkes obtenait 87% et 74%. Goodenough pour ses deux types de rêveurs obtenait en phase REM 93% et 56% et en phase NREM 5 3% et 17%. Les pourcentages sont très différents pour la phase NREM ; cela est sans doute dû aux critères de souvenir utilisés). — 87% des récits, en phase REM, sont jugés par les sujets comme rêves contre 41% en phase NREM ; en REM les récits sont décrits comme vivants («vivid») dans 74% des cas, visuels 61%, conceptuels 16% et bizarres dans 37% des cas. En NREM on a : vivants 24%, visuels 40%, conceptuels 36%, bizarres 6%. — En phase REM les sujets jugent avoir été en sommeil profond dans 51% des cas contre 25% en phase NREM (ce qui semble paradoxal aux auteurs puisque le sommeil REM est conçu comme un sommeil léger). — Le vécu en phase REM se rapporte plus à des endroits, des événements, des personnes liées à la vie précoce du sujet que le vécu en phase NREM qui lui se réfère plus à la vie actuelle (les auteurs ne citent pas Freud mais l'origine de l'idée ne doit pas faire de doute). 7 — Enfin deux juges «naïfs» évaluent les récits ; ceux en REM sont classés comme agréables dans 38% des cas et émotionnels dans 74% des cas. En NREM on a respectivement 63% et 20%. Ainsi Rechtschaffen et al. confirment ici les résultats obtenus par Foulkes : il existe bien une activité mentale en phase NREM qui est moins vivante, plus conceptuelle, moins bizarre, moins émotionnelle, plus agréable, plus en rapport avec la vie courante que l'activité mentale de la phase REM. Des rêves de différentes natures se déroulent tout au long de la nuit et on ne peut pas accepter l'idée que le rêve soit spécifique de la phase de sommeil activé. L'activité mentale en phase NREM est retrouvée par Foulkes et Rechtschaffen en 1964 (125) qui ont analysé 143 récits REM et 84 récits NREM. Il y a souvenir de rêves dans 88,8% des cas en REM et dans 61,3% des cas en NREM. Mais le but principal du travail est ailleurs puisque les auteurs se proposent de vérifier que le rêve, comme le disait Freud, est élaboré à partir d'événements de la veille. A cette fin ils font regarder aux sujets, avant qu'ils ne s'endorment, un film d'une demi-heure, soit un feuilleton violent («western»), soit une comédie. A deux juges on demande d'établir une correspondance entre les récits et les films vus avant l'endormissement et de dire quel est le degré de leur certitude. Les auteurs constatent que si les récits
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après le f i l m d e v i o l e n c e s o n t plus longs, plus i m a g i n a t i f s , p l u s vivants e t p l u s é m o t i o n n e l s q u e c e u x s u i v a n t le f i l m n o n v i o l e n t , ils n e s o n t ni p l u s désagréables ni plus v i o l e n t s q u e les autres. L ' i n c o r p o r a t i o n d i r e c t e d u c o n t e n u des f i l m s é t a i t c h o s e e x t r ê m e m e n t rare. O n n e v o i t pas en q u o i les r é s u l t a t s d ' u n e telle e x p é r i e n c e c o n f i r m e n t o u inf i r m e n t les idées d e F r e u d sur ce p o i n t précis p u i s q u e , a p r è s t o u t , le film n e représ e n t e q u e t r e n t e m i n u t e s d ' u n e j o u r n é e q u i c o m p o r t e en général seize h e u r e s d e veille e t q u e selon F r e u d ( 1 3 4 , pp. 4 7 8 - 4 7 9 ) les restes d i u r n e s du rêve s o n t des élém e n t s i n d i f f é r e n t s d e la vie c o n s c i e n t e n o n e n c o r e «associés» e t qui, d e ce f a i t , p e u v e n t se lier à u n e r e p r é s e n t a t i o n i n c o n s c i e n t e q u i leur « t r a n s f è r e son i n t e n s i t é » et l e u r sert d e « c o u v e r t u r e » . C'est le p h é n o m è n e d u t r a n s f e r t p a r lequel les é l é m e n t s i n d i f f é r e n t s r e m p l a c e n t «les plus a n c i e n n e s p e n s é e s du rêve» car ils c r a i g n e n t m o i n s «la c e n s u r e q u i p r o v i e n t d e la r é s i s t a n c e » . O n p e u t d o u t e r q u ' u n f i l m vu d a n s les c o n d i t i o n s artificielles du l a b o r a t o i r e avec la mise en s c è n e d e l ' e x p é r i e n c e (le s u j e t s a c h a n t q u ' o n allait le réveiller) puisse f o u r n i r des é l é m e n t s « i n d i f f é r e n t s » au sens de F r e u d . M e n t i o n n o n s q u e la s i t u a t i o n e x p é r i m e n t a l e d e l a b o r a t o i r e «passe», elle, dans les rêves des s u j e t s si l ' o n e n c r o i t des a u t e u r s c o m m e W h i t m a n et al. ( 3 5 3 ) , D o m h o f f et Kamiya (99), D e m e n t (92) ou Snyder (329). Signalons e n c o r e q u e les a u t e u r s o n t f a i t passer à leurs s u j e t s d i x p l a n c h e s d u « t h e m a t i c a p p e r c e p t i o n t e s t » (TAT) et le « M i n n e s o t a m u l t i p h a s i c p e r s o n a l i t y invent o r y » (MMPL) et o n t calculé les c o r r é l a t i o n s e n t r e les m e s u r e s d e p e r s o n n a l i t é e t quelq u e s p a r a m è t r e s des récits d e rêves. Ils t r o u v e n t , p a r e x e m p l e , q u e les s u j e t s q u i o n t au TAT des p r o t o c o l e s «imaginatifs» f o n t des récits d e rêves en REM p l u s longs e t plus i m a g i n a t i f s . L ' é c h e l l e L du MMPI c o r r è l e avec le r a p p e l e n REM m a i s pas avec le rappel e n NREM, les échelles « n é v r o t i q u e s » e t « p s y c h o t i q u e s » s o n t e n c o r r é l a t i o n avec les t r a i t s « d r e a m l i k e » du r ê v e , 8 ce q u i f a i t dire a u x a u t e u r s q u e le rêve, c o m m e le v e u t F r e u d , a u n e f o n c t i o n d e d é c h a r g e e t q u e c e t t e f o n c t i o n est p a r t i c u l i è r e m e n t n e t t e avec u n c e r t a i n degré d e p a t h o l o g i e m e n t a l e . Mais après p l u s i e u r s analyses d e leurs d o n n é e s les a u t e u r s p e n s e n t q u e les c o r r é l a t i o n s o b s e r v é e s s o n t p e u t - ê t r e p l u s des c o r r é l a t i o n s e n t r e les échelles d u MMPI et les récits des rêves q u e des c o r r é l a t i o n s avec les e x p é r i e n c e s d u rêve (les rêves é t a i e n t c a r a c t é r i s é s sur u n c e r t a i n n o m b r e d e critères p a r les s u j e t s e u x - m ê m e s et il est possible q u e des s u j e t s « n é v r o t i q u e s » n ' a i e n t pas u n e e x p é r i e n c e d i f f é r e n t e des a u t r e s s u j e t s mais f a s s e n t s i m p l e m e n t des é v a l u a t i o n s d e récits d i f f é r e n t e s ) . Si la p e n s é e d e F r e u d a servi d ' i n s p i r a t i o n à u n tel travail t a n t p o u r l ' i n c o r p o r a t i o n des restes d i u r n e s d a n s le rêve q u e p o u r la f o n c t i o n du rêve o n n e voit pas, après e x a m e n d e l ' a r t i c l e , ce q u i r e s t e d e l ' a p p o r t d u g r a n d m a î t r e . D a n s la p l u p a r t des articles d e F o u l k e s (et aussi d a n s t o u t le c o u r a n t d o n t il sera q u e s t i o n p l u s loin sur la p r i v a t i o n d e rêve) o n va r e t r o u v e r la t e n d a n c e à v o u l o i r a r t i c u l e r d e u x c o u r a n t s de r e c h e r c h e h é t é r o g è n e s — celui n é avec A s e r i n s k y , D e m e n t e t K l e i t m a n sur les m o u v e m e n t s r a p i d e s des y e u x e t le rêve e t celui d e la p s y c h a n a l y s e f r e u d i e n n e . L e r a p p r o c h e m e n t e n t r e des m o d è l e s p e u t ê t r e f é c o n d e n science, e t ce sera la p o s i t i o n q u e n o u s d é f e n d o n s d a n s ce r a p p o r t , m a i s en ce q u i c o n c e r n e l ' a c t i v i t é m e n t a l e p e n d a n t le s o m m e i l les a u t e u r s t r a i t e n t - i l s c o r r e c t e m e n t la t h é o r i e d e F r e u d p o u r q u i la
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Rêve et activité mentale pendant le sommeil
signification d'un rêve ne peut se saisir que dans la relation
a n a l y t i q u e du divan et
sur la base de la t e c h n i q u e f o n d a m e n t a l e des associations libres? Nous n o u s réservons de revenir plus loin sur c e t t e q u e s t i o n . E n 1 9 6 5 M o n r o e , R e c h t s c h a f f e n , F o u l k e s et J e n s e n ( 2 5 5 ) vont réanalyser les 2 2 7 récits de rêves ( 1 4 3 + 8 4 ) de la p r é c é d e n t e r e c h e r c h e . Les auteurs veulent m o n t r e r que les juges (au c o u r a n t de la l i t t é r a t u r e sur le rêve, n o t o n s - l e ) s o n t capables de distinguer des récits o b t e n u s en phase REM de c e u x o b t e n u s en phase NREM. Les d e u x juges o n t travaillé dans d i f f é r e n t e s c o n d i t i o n s définies par l ' i n f o r m a t i o n qui leur est f o u r n i e sur les récits soumis à l'analyse. 1. L e s 2 2 7 récits s o n t présentés e t o n d e m a n d e a u x juges de dire quels s o n t c e u x obt e n u s en REM et c e u x o b t e n u s en NREM. 2. On e x t r a i t 1 5 4 récits (de ces 2 2 7 ) présentés en 7 7 paires ; c h a q u e paire c o m p o r t e un récit REM e t un récit NREM du m ê m e sujet, recueillis la m ê m e nuit e t dans la m ê m e p é r i o d e de la nuit ( t ô t ou tard). ( L e s auteurs t e n t e n t ici de supprimer trois s o u r c e s de difficulté dans les j u g e m e n t s : le f a c t e u r p e r s o n n e l , le m o m e n t de la nuit où est recueilli le récit, la spécificité p r o p r e à c h a q u e n u i t . ) 3. La t r o i s i è m e analyse est t o u t à fait s e m b l a b l e à la p r é c é d e n t e mais les récits présentés en c o u p l e s o n t des é l é m e n t s c o m m u n s q u a n t au c o n t e n u ; il reste dans c e cas 4 6 paires. 4. E n f i n 3 4 récits sont p r é s e n t é s p o u r u n e analyse s e m b l a b l e à celle ci-dessus mais tous les récits o n t été baptisés «rêves» par les sujets, aussi bien c e u x de la période REM que c e u x de la période NREM. On observe que du premier t y p e d ' a n a l y s e au q u a t r i è m e les juges f o n t u n e discrimination de plus en plus précise (presque parfaite en 4 ) . Il n'est pas é t o n n a n t que l'analyse 2 d o n n e de meilleurs résultats que l'analyse 1, les juges s a c h a n t à c h a q u e fois qu'il y a u n récit REM et un récit NREM, mais il est plus surprenant q u e les juges soient plus c o r r e c t s dans leurs j u g e m e n t s lorsque les récits o n t des é l é m e n t s de c o n tenu c o m m u n s (analyse 3 ) . o u lorsque les récits o n t é g a l e m e n t é t é appelés «rêves» par les sujets (analyse 4 ) . (Du p o i n t de vue d e la m é t h o d e o n p e u t se d e m a n d e r quel a é t é le rôle du premier travail sur le d e u x i è m e , ou du d e u x i è m e sur le t r o i s i è m e . ) A partir d ' a u t r e s analyses les auteurs m o n t r e n t q u e les indices utilisés p o u r distinguer les d e u x t y p e s de récits s o n t la p r é s e n c e ou l ' a b s e n c e de « c o n t e n u » (plus f r é q u e n t en REM), le c a r a c t è r e imagé ou abstrait e t le c a r a c t è r e plus ou m o i n s é m o t i o n n e l ou bizarre de l ' a c t i v i t é m e n t a l e . ( P o u r rendre c o m p t e de ces résultats rappelons après Salzarulo et al. ( 3 1 8 ) que les juges qui travaillent « à l'aveugle» s o n t très familiarisés avec la l i t t é r a t u r e sur l'activité m e n t a l e en REM e t NREM et, à n ' e n pas d o u t e r , avec les h y p o t h è s e s des c h e r c h e u r s ; c ' e s t là p e u t - ê t r e que j o u e l ' e f f e t Rosenthal.9) M o n r o e et al. c o n c l u e n t en disant que si l ' o n t i e n t c o m p t e des «impressions vagues e t f r a g m e n t a i r e s » ( c e q u e ne faisait pas D e m e n t ) on o b t i e n t des récits en dehors de la phase REM. D e m e n t i n t e r p r é t a i t c e résultat en disant que c e q u ' o n racontait en NREM é t a i t s i m p l e m e n t f o n d é sur le souvenir de c e qui s ' é t a i t passé en REM. F o u l k e s n ' e s t é v i d e m m e n t pas d ' a c c o r d avec c e p o i n t de vue e t il va s ' e f f o r c e r de d é m o n t r e r que sa c o n c e p t i o n « c o n t i n u i s t e » est é t a y é e par d'autres données.
Rêve et activité mentale p e n d a n t le sommeil
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Avec Vogel, F o u l k e s ( 1 2 7 ) va «réveiller» ses sujets au début du sommeil ; les auteurs définissent q u a t r e types de «réveils» (les d e u x premiers t y p e s se situent pendant u n e phase d ' e n d o r m i s s e m e n t , c'est p o u r q u o i n o u s m e t t o n s réveils entre guillemets) : 1. EEG avec o n d e s alpha et u n ou plusieurs REM 2. EEG avec o n d e s alpha mais avec des m o u v e m e n t s lents des y e u x 3. stade 1 du d é b u t du sommeil («descending stage o n e » ) avec ou sans m o u v e m e n t s lents des y e u x 4. stade 2 ; u n m i n i m u m de t r e n t e secondes et u n m a x i m u m de d e u x m i n u t e s et demie avec ou sans m o u v e m e n t s lents. Neuf sujets o n t f o u r n i 212 récits. La m é t h o d e habituelle consiste à réveiller les sujets (en les appelant par leur n o m ) ; ceux-ci doivent r a c o n t e r ce qui leur passait par l'esprit puis ils doivent r é p o n d r e à u n ensemble de questions posées par l'expérim e n t a t e u r . Ils doivent évaluer leur niveau de conscience sur u n e échelle de 0 à 4 (de l'éveil au sommeil), l ' é m o t i o n ressentie, etc. Le résultat le plus n e t de ce travail est la présence d ' u n e activité m e n t a l e dans t o u t e la p é r i o d e h y p n a g o g i q u e ; en m o y e n n e p o u r les q u a t r e t y p e s de réveils il y a souvenir d ' u n c o n t e n u mentale dans 95% des cas. Les p o u r c e n t a g e s de récits «dreamlike» ont été calculés ; est baptisé «dreamlike» t o u t épisode qualifié par les sujets de d r a m a t i q u e , qui semblait réellement se produire. Les auteurs o b t i e n n e n t en m o y e n n e p o u r les d i f f é r e n t s réveils 29%, 50%, 75%, 80%. A la question «Etiez-vous u n participant actif ou observiez-vous passivement?» on trouve p o u r la participation 62%, 78%, 83%, 97%. Les «rêves» hypnagogiques ( c o n t r a i r e m e n t à ce que pensaient D e m e n t et Kleitm a n ) p e u v e n t être aussi fantastiques, aussi bizarres et s y m b o l i q u e s que c e u x de la période REM (les a u t e u r s disent que les processus f r e u d i e n s de c o n d e n s a t i o n et de d é p l a c e m e n t j o u e n t ici c o m m e p o u r les rêves en REM) ; ils p e u v e n t aussi être bien organisés. T o u t e f o i s ces activités m e n t a l e s hypnagogiques semblent être plus brèves que les rêves en REM et elles auraient u n d é r o u l e m e n t moins c o n t i n u (ce serait plus une suite de vues fixes q u ' u n film). Ces différences e n t r e rêves du d é b u t du sommeil et rêves REM ne m e t t e n t pas en question l'observation f o n d a m e n t a l e q u e la p é r i o d e h y p n a g o g i q u e f o u r n i t des rêves «dreamlike» c o m m e la période REM et d o n c que le tracé activé de la phase REM et la présence des m o u v e m e n t s oculaires rapides ne sont pas nécessaires à l ' o c c u r r e n c e des rêves au sens f o r t du terme. Il reste d o n c à expliquer l ' o c c u r r e n c e de rêves p e n d a n t les phases d'alpha et les tracés EEG des stades 1 et 2 et pas seulement p e n d a n t le «emergent stage one» (cf. n o t e 4 de ce chapitre). Les a u t e u r s o n t e n c o r e observé des d i f f é r e n c e s individuelles m a r q u é e s en ce qui concerne l ' o c c u r r e n c e des rêves p e n d a n t la période hypnagogique, ce qui les incite à penser qu'il f a u d r a i t établir des relations e n t r e c e t t e caractéristique des sujets et leurs traits de personnalité. L'explication de ces résultats va ê t r e entreprise par Vogel, F o u l k e s et T r o s m a n en 1966 ( 3 4 5 ) dans u n article où ils r e p r e n n e n t le matériel o b t e n u par F o u l k e s et Vogel p o u r le réanalyser dans u n e perspective nouvelle. Le p r o b l è m e qui est posé est
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Rêve et activité m e n t a l e p e n d a n t le sommeil
en effet celui du parallélisme psychophysiologique. A l'idée d'une correspondance entre pattern EEG et EOG d'une part et type d'activité mentale d'autre part cet article va substituer une explication baptisée «psychodynamique» où des «états du moi» vont se succéder de manière régulière, cette construction psychologique permettant de rendre compte des différences individuelles marquées quant aux expériences de rêves dans la période hypnagogique. Les auteurs utilisent les protocoles de neuf sujets ayant des résultats «normaux» au MMPI. On évalue les rapports des sujets sur deux dimensions qui sont les suivantes : — degré de maintien de contact avec la réalité (le sujet dirige ou non ses pensées ; conscience du temps et du lieu ; distinction entre événements internes et événements externes) — contenu estimé quant à sa qualité plus ou moins «régressive» (est non régressif un contenu plausible, réaliste, cohérent, non déformé). Sur le plan théorique le maintien plus ou moins grand du contact avec la réalité et la régression plus ou moins élevée seront considérés comme des fonctions du moi. La combinaison stable de ces fonctions sous certaines de leurs modalités sera considérée, elle, comme un état du moi. On constate que pendant la période EEG avec ondes alpha (EEG-alpha) les deux fonctions du moi sont intactes (moi intact, I) ; pendant le stade 1 «descendant» les deux fonctions du moi sont atteintes (moi déstructuré, D) ; pendant le stade 2 l'activité mentale n'est plus régressive mais le contact avec la réalité est perdu (le moi est alors dit restructuré, R). Ces résultats sont compatibles, selon les auteurs, avec ce qui a été obtenu dans d'autres recherches : le stade 2 est vraiment du sommeil NREM (ce que n'est pas le stade 1) et on observe bien une activité mentale de type «pensée». Du point de vue temporel, au début de la période étudiée le retrait de la réalité précède l'apparition du contenu régressif, ce qui porte à conclure que les hallucinations hypnagogiques ne diffèrent pas des rêves en REM et qu'on peut les appeler des rêves. Après l'apparition du contenu régressif une désorientation plus grande (non distinction de l'interne et de l'externe) précède la réapparition du contenu non régressif. Ce modèle I-D-R va remplacer les modèles d'explication précédents. Si I domine en EEG-alpha il ne fait que dominer et on trouve la même absence de concordance stricte pour le stade 1 et le stade 2 ; autrement dit on peut observer R ou I en stade 1, D en stade 2 ou R en stade alpha. Mais, disent les auteurs, la séquence I-D-R est invariable. Si on ne peut plus faire coïncider une activité mentale et une activité EEG/EOG on peut mettre en évidence une succession invariante des états du moi, ce qu'il faut évidemment interpréter. Vogel et al. vont avoir recours pour leur explication aux expériences sur la privation sensorielle. Le contenu régressif de la pensée suit un certain retrait du monde extérieur à la fois au début du sommeil et dans la privation sensorielle. Mais dans la privation sensorielle, là où la perte du contact avec la réalité ne se fait pas vraiment (les sujets savent que leurs hallucinations ne sont pas réelles), le contenu régressif persiste, la pensée ne revient pas, comme chez le dormeur, à un contenu
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non régressif (état R). Parce que chez le d o r m e u r la perte du c o n t a c t avec la réalité précède la réapparition d'un contenu non régressif, les auteurs en concluent que ce retrait de la réalité fait partie d ' u n e structure de défense du moi, défense c o n t r e la régression représentée par l'état D qui est u n e menace p o u r le moi (l'argument ne nous paraît pas d ' u n e grande clarté). En ce qui concerne l'état D c'est l'isolement du m o n d e extérieur qui induit des changements régressifs, changements qui ne sont pas nécessaires à l'installation du sommeil et ne représentent que des e f f e t s secondaires de la réduction des stimulations sensorielles nécessaires au sommeil. On peut dire que les rêves hypnagogiques ne sont pas, c o m m e les rêves REM, la réalisation d ' u n désir inconscient (encore que des désirs inconscients puissent se manifester) mais plutôt que ces rêves représentent u n état du moi en régression. Les différences individuelles marquées observées dans la période hypnagogique s'expliquent par la tolérance plus ou moins grande des sujets à la menace que fait peser sur le moi la régression provoquée par le retrait de la réalité. Les sujets rigides ou anxieux sont plus menacés par la régression et essaient de garder le contact avec la réalité plus longtemps que les autres, ce qui est cohérent avec l'observation qu'ils sont souvent insomniaques. Cette explication a été reprise par Foulkes en collaboration avec Spear et Symonds en 1966 (126). Les auteurs réveillent leurs sujets aussi bien au d é b u t du sommeil que p e n d a n t la phase REM. Après le récit les sujets doivent dire si le contenu de leur «rêve» est visuel et hallucinatoire ; ils doivent aussi évaluer la p r o f o n deur de leur sommeil. Deux juges non informés des conditions d'expérience doivent caractériser les récits quant au c o n t e n u agressif, sexuel et au t o n affectif («hedonic tone») sur des échelles en sept points. Les juges se p r o n o n c e n t aussi sur la profondeur du sommeil évalué par les sujets. En outre à partir des réponses fournies sur le caractère visuel et hallucinatoire des expériences, les juges estiment t o u s les récits sur u n e échelle dite «dreamlike fantasy» (échelle d'imaginaire onirique?) qui comporte huit points allant de «aucun contenu rapporté, esprit vide» à «contenu perceptif, hallucinatoire, bizarre ou inhabituel, scénique». La fidélité e n t r e les juges est satisfaisante sauf p o u r le c o n t e n u sexuel et le t o n affectif des rêves REM. Les sujets indiquent s'ils se rappellent leurs rêves sur l'échelle d ' A n t r o b u s (6), passent u n test projectif à base de planches du TAT et r é p o n d e n t aux questions du California psychological inventory (CPI). La p r o p o r t i o n de rêves d o n t la n o t e est très élevée sur l'échelle de «dreamlike fantasy», c'est-à-dire la p r o p o r t i o n de rêves f r a n c h e m e n t hallucinatoires, est plus élevée en REM que p e n d a n t la période d'endormissement, ce qui ne contredit pas les résultats de la recherche de Foulkes et Vogel. Les analyses de corrélation faites à partir des caractéristiques des rêves (hypnagogiques et rêves REM) sur la «dreamlike fantasy scale», des réponses au test projectif (TAT) et des réponses à l'inventaire de personnalité montrent, selon les auteurs, que les personnes qui font des rêves hypnagogiques sont équilibrées, qu'elles ont un moi fort alors que celles qui n'ont que peu ou pas de ces rêves sont rigides, conformistes sur le plan social et ont beaucoup de traits de la personnalité autoritaire décrite par Adorno et Frenkel-Brunswik ( l ) . 1 0
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P o u r les rêves REM les auteurs r e t r o u v e n t la relation signalée en 1964 e n t r e u n e certaine pathologie m e n t a l e (mesurée alors avec le MMPI) e t le caractère hallucinatoire (ou «dreamlike») des rêves p e n d a n t c e t t e période. L ' e n s e m b l e des résultats p o u r les rêves REM et les rêves en p é r i o d e h y p n a g o g i q u e semble pouvoir trouver u n e explication dans le cadre de la théorie p s y c h o d y n a m i q u e de Vogel et al. T o u t e s les é t u d e s m e n t i o n n é e s ci-dessus sont f o n d é e s sur la distinction e n t r e p é r i o d e REM et p é r i o d e NREM, c h a c u n e é t a n t définie par les m o u v e m e n t s des y e u x et le tracé EEG. Ces é t u d e s utilisent les récits de «rêves» faits par les sujets l o r s q u ' o n les réveille et des échelles, des grilles d'analyse de c o n t e n u qui p e r m e t t e n t de caractériser ces rêves sur u n certain n o m b r e de dimensions. L'échelle de F o u l k e s n'est que l'une des n o m b r e u s e s échelles mises au p o i n t . Reis, Hall et Van de Castle ( 1 5 2 ) et S h e p p a r d par e x e m p l e o n t e u x aussi élaboré des grilles qui s'inspirent largement des n o t i o n s psychanalytiques. N o u s reviendrons plus loin sur ce travail de psychologie clinique visant à faire u n e analyse de plus en plus raffinée des p r o d u c t i o n s mentales recueillies dans d i f f é r e n t e s phases du sommeil.
LES EVENEMENTS PHASIQUES ET TONIQUES ET LE MORCELLEMENT DE LA PHASE REM
Mais il est utile à ce p o i n t de l'exposé de r a p p o r t e r les travaux d'Aserinsky (14, 15) qui o n t mis en cause l'unité physiologique de la phase REM et c o n d u i t des a u t e u r s à m e t t r e en relation les d e u x segments de la phase REM (avec m o u v e m e n t s oculaires et sans m o u v e m e n t s oculaires) avec des activités psychologiques de n a t u r e d i f f é r e n t e . 1 1 Pour Aserinsky le simple e x a m e n (à l'oeil) des «patterns» EEG ne s u f f i t pas p o u r faire des distinctions fines e n t r e les d i f f é r e n t s m o m e n t s de la phase REM et c'est p o u r q u o i il s'est livré à u n e analyse m a t h é m a t i q u e sur o r d i n a t e u r . Avec la mise en oeuvre de tels m o y e n s il repère u n e absence de m o u v e m e n t s oculaires en phase REM, p e n d a n t u n e p é r i o d e caractérisée par u n EEG pauvre en alpha et par des o n d e s thêta. La présence de m o u v e m e n t s oculaires rapides est a c c o m p a g n é e d ' o n d e s alpha et d ' u n e décroissance des o n d e s thêta. L ' a u t e u r va utiliser la distinction de Moruzzi (262), p o u r la phase REM, e n t r e les é v é n e m e n t s t o n i q u e s et les é v é n e m e n t s phasiques. S o n t considérés c o m m e t o n i q u e s les caractéristiques physiologiques qui se m a n i f e s t e n t de f a ç o n plus ou moins continue p e n d a n t la durée de la phase REM (par e x e m p l e le tracé EEG de bas voltage, l'atonie des muscles cervicaux) ; les autres caractéristiques qui se p r o d u i s e n t de m a n i è r e i n t e r m i t t e n t e sont dites phasiques (par e x e m p l e les m o u v e m e n t s rapides des yeux). Aserinsky raisonne ici en physiologiste. Il rappelle u n certain n o m b r e de résultats sur la c o n c o m i t a n c e e n t r e les REM et d ' a u t r e s é v é n e m e n t s physiologiques : mouvem e n t s de certains muscles du corps (Baldridge et al. 22), secousses des muscles intraauriculaires (Baust et al. 3 3). D ' a u t r e part les b o u f f é e s de REM et les activités phasiques des muscles s o n t a c c o m p a g n é e s de décharges électriques dans d i f f é r e n t e s parties du système nerveux central : faisceau pyramidal (Arduini 8, Arduini et al. 9,
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Marchiafava et Pompeiano 242), noyau reticularis pontis caudalis, noyau oculom o t e u r , corps genouillés latéraux (Brooks et Bizzi 59), n o y a u x vestibulaires (Bizzi, Pompeiano et Somogyi 39), c o r t e x visuel (Gassel et al. 137, Walsh et Cordeau 350) et tronc cérébral m o y e n (Huttenlocher 168). 1 2 Les f o n c t i o n s a u t o n o m e s et les réflexes périphériques suggèrent aussi que la distinction entre d e u x périodes dans la phase REM est f o n d é e sur le plan physiologique ; par exemple, les bouffées de REM s'accompagnent d ' u n e dilatation de la pupille ; le réflexe H ou réflexe d ' H o f f m a n n ( m o n o s y n a p t i q u e d'extension ; Hodes et D e m e n t 165), les réflexes m o n o s y n a p t i q u e s et polysynaptiques « h o m o n y m e s » 1 3 des membres (Gassel et al. 137) sont n e t t e m e n t diminués. D'autres recherches, que nous ne pouvons t o u t e s citer, t e n d e n t à m o n t r e r q u e l'activité a u t o n o m e semble changer dans le sens de l'activation («arousal») avec des bouffées de REM. La phase REM dans son entier apparaît c o m m e caractérisée par u n état très intégré du système nerveux central, état qui n'est pas u n i f o r m e mais f l u c t u e avec l'occurrence et la disparition des m o u v e m e n t s rapides des yeux. En ce qui concerne la respiration Aserinsky conteste l'idée parfois émise qu'elle varierait avec le contenu émotionnel des rêves. Dans u n e é t u d e spécifique (13) l'auteur a étudié l'activité respiratoire en phase REM lorsqu'il y a des m o u v e m e n t s oculaires et lorsque les y e u x sont au repos. Les résultats indiquent qu'au d é b u t d'une b o u f f é e de REM l'amplitude de la respiration diminue et le r y t h m e croit. Cela est valable pour n ' i m p o r t e quelle partie de la phase REM, ce qui ne milite pas en faveur d ' u n rapport avec le contenu émotionnel des rêves. Aserinsky s'interroge sur la relation m a i n t e fois affirmée entre l'imagerie visuelle du rêve (telle qu'elle apparaît dans les récits) et les m o u v e m e n t s des y e u x enregistrés par EOG. Selon lui ce serait u n m ê m e déterminisme qui rendrait c o m p t e de l'association entre imagerie et REM. Une m ê m e activité au niveau central influencerait simultanément le c o r t e x et le noyau oculomoteur, c'est-à-dire q u ' o n aurait à la fois des REM, des images et u n meilleur rappel des rêves. L'auteur m e t aussi sérieusement en cause les recherches qui ont mis en r a p p o r t les directions des y e u x inférées des récits des sujets et les directions enregistrées à l'EOG (cf. ci-dessus les recherches de R o f f w a r g et al.). Selon lui des m o u v e m e n t s différents d o n n e n t des enregistrements semblables à l'EOG, ce qui est u n grave handicap. Il se d e m a n d e aussi si les prédictions des expérimentateurs à partir des récits o n t été t o u j o u r s correctes, si les sujets étaient vraiment «naïfs» alors qu'ils rapportaient être conscients de leurs m o u v e m e n t s des y e u x p e n d a n t le rêve. Enfin Aserinsky observe qu'il y a des récits de rêves hors des périodes de m o u v e m e n t s oculaires rapides. L ' a u t e u r va reprendre l'étude des m o u v e m e n t s des y e u x et m o n t r e r que les bouffées de REM varient en durée (ce q u ' o n savait déjà) et que plus celle-ci est brève plus la f r é q u e n c e est élevée. Dans la phase REM t y p i q u e la courbe de f r é q u e n c e en f o n c t i o n du t e m p s a u n e f o r m e en «i» caractéristique. Il f a u t remarquer que le n o m b r e de bouffées de REM est c o n s t a n t d ' u n e période REM à l'autre mais q u e le nombre de REM varie, lui, considérablement puisqu'il double de la première phase REM à la deuxième. En d'autres termes, conclut l'auteur, i n d é p e n d a m m e n t du contenu du rêve la deuxième ou la troisième période REM a d e u x fois plus de mouve-
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ments oculaires que la première phase de la nuit. La durée moyenne d'activité oculaire est environ de cinq minutes sur vingt minutes de phase REM (soit 25%). Donc pendant les trois quarts du temps (de la phase REM) les yeux ne bougent pas. La distribution très régulière des périodes de calme oculaire (pouvant aller jusqu'à plusieurs minutes) ne semble pas compatible à Aserinsky avec l'hypothèse que si les yeux ne bougent pas c'est que le dormeur fixe quelque chose dans son rêve. Les deux périodes de la phase REM (M : motility, Q : quiescence) correspondent à deux niveaux d'organisation cérébrale ; les décharges neuroniques phasiques (REM-M) donneraient un état proche de l'état de veille, des images nettes et un meilleur souvenir. En REM-Q on aurait une organisation cérébrale plus faible et un type de rêve moins hallucinatoire (un récit continu obtenu à la fin d'une phase REM pourrait fort bien être composé d'éléments disjoints organisés en un tout après le réveil). Dans le schéma théorique de l'auteur c'est bien l'activité centrale qui fait corréler le contenu onirique et la présence des REM. Aserinsky trouve donc normal, dans cette optique, que les rêves de la période d'endormissement (EEG semblable à celui de la phase REM et absence de mouvements oculaires) soient plus abstraits que ceux de la période REM (rappelons toutefois que Foulkes a repéré des rêves aussi hallucinatoires pendant la période hypnagogique qu'en phase REM même s'ils sont moins nombreux). En bref Aserinsky met en évidence deux moments de la phase REM, l'un avec des mouvements oculaires et l'autre sans mouvements oculaires. Son hypothèse fondamentale est celle d'un mécanisme central qui rend compte à la fois de l'activation cérébrale et des mouvements oculaires. Si le schéma de l'auteur ne met pas en cause l'existence de différentes activités mentales pendant le sommeil, il fait une critique extrêmement sévère des travaux qui tentent de faire une relation entre l'imagerie visuelle rapportée dans les récits et le type de mouvements oculaires. Les REM sont un signe d'activation cérébrale et non pas un déterminant ou une conséquence de l'imagerie visuelle. Après ces recherches sur les deux périodes de la phase REM Aserinsky a travaillé sur la relation entre le temps de sommeil et la densité des mouvements oculaires en phase REM (16, 17, 18). Il a montré que la densité des REM croissait avec le temps de sommeil et atteignait un palier après un certain temps de «sursommeil». Comme on le voit Aserinsky qui a fait l'hypothèse de deux types d'activité mentale en phase REM ne cherche pas à vérifier ses conjectures. Il pense en effet qu'on ne sait pas prédire à quel m o m e n t va se produire une bouffée de REM (malgré la régularité dont il a été question ci-dessus) ni combien de temps elle va durer, ce qui pose des problèmes pour le choix du m o m e n t du réveil. L'auteur pense aussi qu'on ne peut savoir si le récit obtenu se rapporte aux cinq dernières secondes ou aux trente dernières secondes (Aserinsky, communication personnelle en 1974). Les critiques, rapportées plus haut, sur la relation entre REM et imagerie visuelle ne pouvaient que renforcer Aserinsky dans son scepticisme à l'égard de tout le courant de recherche que nous avons décrit sur de nombreuses pages. Molinari et Foulkes (254) ne partagent pas le scepticisme d'Aserinsky quant à la possibilité de démontrer que les activités mentales en REM-Q et en REM-M sont
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différentes. La distinction phasique/tonique leur parait plus heuristique que la dichotomie classique, phase REM et phase NREM. D'une part les moments de la phase REM sont homogènes du point de vue des événements toniques mais hétérogènes quant aux événements phàsiques ; Pompeiano en 1967 ( 2 9 0 ) a même indiqué que, chez le chat, des structures anatomiques distinctes semblaient être responsables des caractéristiques phàsiques et toniques de la phase REM. D'autre part un événement phasique très important, les pointes PGO (ponto-géniculo-occipitales) qui accompagnent les bouffées de REM (en phase REM), peut être observé en phase NREM au moment de la transition entre sommeil NREM et sommeil REM. Des auteurs (Ferguson et al. 110) ont même avancé l'idée que la privation de sommeil REM était plus une privation des événements phàsiques qu'une privation d'un état caractérisé par son EEG. En bref le modèle phasique/tonique permet de faire des distinctions à l'intérieur de la phase REM et de repérer des similitudes entre certaines périodes de cette phase et certaines périodes de la phase NREM. Le modèle REM/NREM, on l'a vu, a c o n d u i t D e m e n t et les chercheurs de son école à situer le rêve u n i q u e m e n t en phase REM, l'argument é t a n t , en quelque sorte, que la bizarrerie du rêve doit correspondre à celle d ' u n état physiologique. Mais la correspondance REM/rêves a été remise en cause lorsqu'on a m o n t r é qu'il y avait des «rêves» en phase NREM ; au début ces rêves étaient d ' u n e nature différente (plus «thought-like») mais assez vite des rêves très semblables à ceux de la phase REM (hallucinatoires) ont été mis en évidence pendant la phase NREM (période hypnagogique). On c o m p r e n d que le modèle de Moruzzi (phasique/tonique) ait reçu u n tel accueil de la part des chercheurs qui étaient partisans d ' u n e activité mentale en phase NREM puisqu'il p e r m e t t a i t de d o n n e r u n sens à leurs résultats et u n e base physiologique à des états psychologiques définis (puisque le méta-modèle sous-jacent à tous ces travaux est bien celui-là). On verra t o u t à l'heure que les espoirs f o n d é s sur le modèle tonique/phasique n ' o n t pas tous été tenus. Molinari et Foulkes sélectionnent dix sujets qui o n t une capacité d'introspection supérieure à la population générale grâce à quatre tests psychologiques. Ces sujets viennent dormir au laboratoire quatre nuits n o n consécutives et ils fournissent en t o u t 160 récits d'activités mentales. Les consignes insistent sur le fait qu'il faudra raconter «la dernière expérience mentale et toutes les autres avant celle-ci». Les sujets au réveil doivent répondre à u n questionnaire, les réponses é t a n t enregistrées au m a g n é t o p h o n e . On recueille c o m m e d ' h a b i t u d e l'EEG et l'EOG. Les réveils ont lieu à cinq m o m e n t s différents du cycle de sommeil : — stade 1 du d é b u t du sommeil («sleep-onset stage 1», SOI), tracé EEG de bas voltage, moins d ' u n e m i n u t e après la perte du r y t h m e alpha — S02 («sleep-onset stage 2»), tracé EEG de bas voltage, présence de f u s e a u x et complexes K — NR-A2 ( «non rapid eye m o v e m e n t ascending stage 2»), c'est-à-dire u n tracé de stade 2 après les ondes delta des stades 3 et 4 — REM-M, stade REM sur le plan EEG p e n d a n t u n e b o u f f é e de REM — REM-Q, stade REM après u n e b o u f f é e de REM avec au moins 30 secondes de tranquillité oculaire. 1 4
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Chaque sujet n'a que quatre réveils dans la nuit, qui sont deux réveils en SO («sleepo n s e t » ) , un réveil en NREM, un réveil en REM et dans cet ordre ; c'est-à-dire q u ' o n peut avoir c o m m e ordre soit SOI puis S02 ou l'inverse, que NR-A2 est toujours en troisième position et que le dernier réveil est ou bien un REM-M ou un REM-Q. Pour l'analyse des récits les auteurs ont élaboré un système de classification qui distingue entre élaboration cognitive secondaire ( « s e c o n d a r y cognitive é l a b o r a t i o n » , SCE) et expérience visuelle primaire ( « p r i m a r y visual e x p e r i e n c e » , PVE). Ce qui frappe dans ce nouveau système c'est que seule est définie la SCE, la PVE étant quelque chose de résiduel. La SCE comprend trois grandes catégories subdivisées en un assez grand nombre de sous-catégories. La catégorie A contient des récits qui se réfèrent à des «processus intellectuels» : penser, être conscient de, reconnaître, interpréter. Dans la catégorie B on a des relations conceptuelles, comparaisons. La catégorie C repère les récits avec verbalisation, explication. T o u t e s les catégories et sous-catégories ont été construites à partir des idées préalables des auteurs sur les activités mentales en REM-M, REM-Q et NREM et elles ont été revues après examen des récits de cette expérience, par e x e m p l e sur la base de ce qui distinguait les récits des deux phases REM. La caractérisation des récits a été faite par deux juges dont l'un connaissait la correspondance récit/tracé EEG, l'autre n'étant informé que de l'ordre général des réveils ( d e u x SO, un NR-A2, un REM). Un troisième juge totalement naïf a analysé l'ensemble des 160 récits et l'accord sur le classement des récits en PVE/SCE a toujours été supérieur à 80%. Les résultats peuvent être résumés c o m m e suit : — T o u t d'abord le souvenir d'expériences précédant juste le réveil est à peu près le m ê m e pour toutes les phases. — L e souvenir des expériences plus anciennes est lui aussi égal pour les différents réveils e x c e p t é pour NR-A2 ; ce résultat serait imputable au fait que, dans ce stade, la m é m o i r e à court terme serait moins bonne que dans les autres stades, et cohérent avec l ' o b t e n t i o n de récits plus fragmentaires en NREM. — Les récits obtenus en REM-M (stade REM avec mouvements oculaires) contiennent plus d'expériences visuelles juste avant le réveil que les récits obtenus dans les autres phases. — En utilisant la distinction SCE/PVE on obtient en pourcentage de récits classés SCE OU PVE : REM-M (12%, 8 8 % ) , REM-Q (80%, 20%), NR-A2 (77%, 23%), S02 (57%, 4 3 % ) , SOI (64%, 36%). Ces résultats sont considérés c o m m e satisfaisants par les auteurs puisqu'ils tendent à montrer que l'activité mentale est très d i f f é r e n t e en REM-M de ce qu'elle est en REM-Q. Ces résultats montrent aussi que (avec le critère PVE/SCE) le REM-M se distingue de tous les autres stades, que le REM-Q ne se distingue pas de NR-A2 et que les deux stades SO sont homogènes. Les calculs des auteurs indiquent également que NR-A2 se distingue de S02 et de SOI. En conclusion les auteurs insistent sur la d i f f é r e n c e entre REM-M et REM-Q et sur la similitude entre les récits en REM-Q et les récits obtenus dans des périodes extérieures au stade REM. Ces résultats leur semblent compatibles avec la distinction, au
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plan physiologique, e n t r e les é v é n e m e n t s phasiques et les é v é n e m e n t s toniques. Le fait q u e les récits en SOI et S02 soient plus souvent classés en PVE que c e u x de NR-A2 est c o h é r e n t avec les résultats o b t e n u s a n t é r i e u r e m e n t par Pivik et F o u l k e s (289) mais il reste é v i d e m m e n t u n e difficulté i m p o r t a n t e — c'est que, en SO, on o b t i e n t plus de récits classés PVE q u ' e n REM-Q.15 Ce résultat n'est pas aisé à expliquer dans l ' o p t i q u e des a u t e u r s (et de t o u t ce c o u r a n t de recherche) p o u r lesquels t o u t m o d è l e physiologique d u sommeil est aussi u n m o d è l e de l'activité m e n tale p e n d a n t le sommeil. En SOI on a u n tracé rapide c o m m e en REM ( c o m p o s a n t e t o n i q u e semblable) mais on n'a pas d ' é v é n e m e n t s phasiques et c e p e n d a n t les expériences mentales PVE caractéristiques (selon la théorie développée ici) des événements phasiques sont très f r é q u e n t e s en SO. Il y a d o n c u n e incohérence sauf si on pouvait m o n t r e r qu'il se p r o d u i t des é v é n e m e n t s phasiques en SO. Les a u t e u r s t e n t e n t de sortir de leur embarras en disant qu'il f a u t peut-être p r e n d r e en considération non pas u n stade isolé mais u n e séquence ; dans ce cas on dirait q u ' u n e période de sommeil doit être caractérisée par les périodes qui l ' o n t précédée, c'est-àdire, dans le cas de SO, par les é v é n e m e n t s physiologiques de la veille. Ils r e c o u r e n t aussi à l'idée q u ' e n SO on aurait des «traces» du d é v e l o p p e m e n t o n t o g é n é t i q u e de la phase REM qui, chez le nouveau-né, s'installe d i r e c t e m e n t à l ' e n d o r m i s s e m e n t . Le modèle de Hernandez-Peon ( 1 6 1 ) sur la m é m o i r e en relation avec les s t r u c t u r e s h i p p o c a m p i q u e s est aussi appelé en r e n f o r t mais t o u t e s ces explications ad boc ne sont guère convaincantes. Les a u t e u r s o n t pris quinze pages p o u r expliquer q u e le modèle t o n i q u e / p h a s i q u e devait remplacer le m o d è l e REM/NREM et q u e les résultats allaient dans le bon sens puis au vu des difficultés, n o n m e n t i o n n é e s lors de la présentation des t a b l e a u x , ils déploient b e a u c o u p d ' e f f o r t s p o u r convaincre le lecteur q u e ces difficultés p o u r r a i e n t être aisément résolues si on m e t t a i t en évidence des p h é n o m è n e s c o h é r e n t s avec la théorie. Les incompatibilités e n t r e résultats et schéma t h é o r i q u e n ' e m p ê c h e n t pas Molinari et F o u l k e s de faire de longues spéculations qui sont très révélatrices de la philosophie qui sous-tend leurs travaux. S o n t ainsi clairement révélés les présupposés sur les relations e n t r e leur caractérisation p h é n o m é n o l o g i q u e des activités m e n t a l e s et les n o t i o n s élaborées par F r e u d . Molinari et F o u l k e s récusent ici la c o r r e s p o n d a n c e entre SCE/PVE d ' u n e part et les processus primaires et secondaires d ' a u t r e part car, disent-ils, les processus secondaires caractérisent chez F r e u d le système conscient. On n'a q u e des processus primaires p e n d a n t le sommeil et la distinction PVE/SCE doit c o r r e s p o n d r e a u x mécanismes de c o n d e n s a t i o n et de d é p l a c e m e n t , ce qui replace les catégories e m p i r i q u e s d'analyse dans u n e théorie plus générale. Il serait f a s t i d i e u x de r a p p o r t e r ici t o u t e l ' a r g u m e n t a t i o n utilisée p o u r justifier les r a p p r o c h e m e n t s e n t r e des m o d è l e s hétérogènes. Ce qui est intéressant c'est q u ' e n p e r m a n e n c e o n voit j o u e r les h y p o t h è s e s implicites q u e n o u s c o m m e n t e r o n s plus en détail le m o m e n t venu. Les résultats de Molinari et F o u l k e s q u a n t a u x différences à l'intérieur de la phase REM o n t été contestés par F o u l k e s lui-même et ses élèves peu de t e m p s après. Ainsi en 1971 Medoff et F o u l k e s ( 2 5 0 ) é t u d i e n t intensivement d e u x sujets auxquels ils d e m a n d e n t explicitement s'il y a ou n o n présence de SCE dans leur activité
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m e n t a l e . ( R a p p e l o n s q u e M o l i n a r i et F o u l k e s j u g e a i e n t les r é c i t s a v e c les c a t é g o r i e s SCE et PVE.) M e d o f f e t F o u l k e s p e n s e n t q u e l e s SCE n ' a p p a r a i s s a i e n t p a s d a n s les r é c i t s d e la p h a s e REM-M car elles é t a i e n t « m a s q u é e s » p o u r le s u j e t l u i - m ê m e p a r d e s traits plus saillants de l'activité mentale. F o u l k e s a v e c P o p e en 1 9 7 2 ( 1 2 3 ) r e p r e n d le p r o b l è m e d e l ' a c t i v i t é m e n t a l e e n p h a s e R E M . 1 6 L e s a u t e u r s d é f i n i s s e n t t r o i s c a t é g o r i e s d e réveil: — b o u f f é e s de m o u v e m e n t s oculaires — a c t i v i t é EEG d e t y p e t h ê t a en d e n t s d e scie e t p a s d e REM d e p u i s au m o i n s d i x secondes — a c t i v i t é d e b a s v o l t a g e , p a s d e REM et p a s d e r y t h m e t h ê t a d e p u i s au m o i n s d i x secondes.17 L e s s u j e t s s o n t réveillés et r a c o n t e n t leur d e r n i è r e e x p é r i e n c e ; ils d o i v e n t r é p o n d r e aussi à d e s q u e s t i o n s sur la p r é s e n c e d ' i m a g e s s e n s o r i e l l e s , le d e g r é d e p a r t i c i p a t i o n d u s u j e t d a n s le rêve, la q u a l i t é d u r a p p e l . D e u x j u g e s c a t é g o r i s e n t le m a t é r i e l en PVE et SCE c o m m e l ' a v a i e n t f a i t M o l i n a r i et F o u l k e s . C o m m e c h e z M e d o f f e t F o u l k e s o n c h e r c h e a u s s i à v o i r c e qu'il y a d e c o n c e p t u e l d a n s l ' e x p é r i e n c e d u rêve p a r l ' a n a l y s e d e s r é p o n s e s à d e s q u e s t i o n s s p é c i f i q u e s . E n f i n les a u t e u r s u t i l i s e n t l ' é c h e l l e d e b i z a r r e r i e u t i l i s é e p a r R e c h t s c h a f f e n d a n s ses é t u d e s sur l ' a c t i v i t é m e n t a l e liée a u x « p h a s i c i n t e g r a t e d p o t e n t i a l s » (PIPs -, v o i r c i - d e s s o u s ) . 11 y a p l u s d e PVE si le réveil est f a i t d a n s la p é r i o d e d e s m o u v e m e n t s o c u l a i r e s q u e s'il e s t f a i t d a n s la p é r i o d e s a n s REM et s a n s r y t h m e t h ê t a , c e r é s u l t a t é t a n t o b t e n u p a r la c a t é g o r i s a t i o n d e s r é c i t s s p o n t a n é s . M a i s o n n e t r o u v e p a s d e d i f f é r e n c e p o u r les rêves a v e c b o u f f é e s d e REM et c e u x a v e c r y t h m e t h ê t a sans REM. Si o n c o n s i d è r e les r é p o n s e s a u x q u e s t i o n s sur la p r é s e n c e d e SCE, les diff é r e n c e s e n t r e l e s t r o i s t y p e s d e réveil d i s p a r a i s s e n t . E n r e p r e n a n t la c o m p a r a i s o n f a i t e p a r M o l i n a r i et F o u l k e s e n t r e REM-M et REM-Q o n v o i t q u e les d i f f é r e n c e s e n t r e c e s d e u x p h a s e s REM s o n t b e a u c o u p m o i n s n e t t e s q u e ne le p e n s a i e n t c e s auteurs. P o u r F o u l k e s et P o p e les b o u f f é e s d e t h ê t a en p h a s e REM s e m b l e n t ê t r e u n élém e n t du s y s t è m e p h y s i o l o g i q u e des é v é n e m e n t s phasiques responsables des b o u f f é e s de REM. C e t t e i n t e r p r é t a t i o n « d o n n e u n s e n s » à l ' a b s e n c e d e d i f f é r e n c e (en c e qui c o n c e r n e l ' a c t i v i t é m e n t a l e ) e n t r e le réveil a v e c REM et le réveil s a n s REM a v e c t h ê t a . On o b s e r v e t o u t e f o i s u n e s p é c i f i c i t é d e l ' a c t i v i t é m e n t a l e en « p é r i o d e t h ê t a » q u i est la d i s c o n t i n u i t é , c ' e s t - à - d i r e l ' a b s e n c e d e r e l a t i o n e n t r e le d e r n i e r é v é n e m e n t r a c o n t é et les é v é n e m e n t s q u i l ' o n t p r é c é d é . C e s t r a v a u x o n t d e q u o i laisser rêveur. L ' u t i l i s a t i o n d e q u e s t i o n s p o s é e s a u x s u j e t s sur la p r é s e n c e d e SCF. f a i t d i s p a r a î t r e les d i f f é r e n c e s r e p é r é e s p r é c é d e m m e n t e n t r e REM-M et REM-Q. On ne p e u t s ' e m p ê c h e r a l o r s d e p e n s e r q u e d ' a u t r e s q u e s t i o n s p o u r r a i e n t f o r t bien r e n f o r c e r les r é s u l t a t s au lieu d e les a n n u l e r o u b i e n q u ' e l l e s p o u r r a i e n t c o n d u i r e à c o n t e s t e r les n o u v e a u x r é s u l t a t s . L e f a i t q u e la r e p r o d u c t i o n d e l ' a n a l y s e d e M o l i n a r i et F o u l k e s c o n d u i s e à d e s r é s u l t a t s d i f f é r e n t s d e c e u x o b t e n u s p a r c e s a u t e u r s f o r c e u n e f o i s d e p l u s à s'interr o g e r s u r les c a t é g o r i e s u t i l i s é e s . R a p p e l o n s q u e les a u t e u r s n ' o n t d é f i n i q u e la c a t é g o r i e SCE, la PVE é t a n t r é s i d u e l l e — c e q u i est u n e m a n i è r e d e travailler, d a n s le
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domaine de l'analyse de contenu, assez inhabituelle et doit sans doute laisser subsister beaucoup d'incertitude'pour les juges. Dans l'étude de Foulkes et Pope la comparaison est faite entre la phase REM-M et deux sous-phases de la phase REM-Q, celle avec présence d'ondes thêta et celle sans ondes thêta. La similitude entre REM-M et REM-Q thêta d'une part et la différence entre cette sous-phase et REM-Q non thêta d'autre part (il existe bien sûr une différence entre REM-M et REM-Q non thêta) incite les auteurs à concevoir une unité physiologique entre la phase REM et la partie de la phase Q pour laquelle il y a similitude quant à l'activité mentale. Cette fois encore on voit jouer à plein le présupposé fondamental d'une correspondance terme à terme entre physiologie et psychologie. L'introduction d'un élément physiologique nouveau (ici la présence des ondes thêta sans mouvements oculaires) conduit à remettre en cause l'unité psychologique d'une phase donnée et fait apparaître des ressemblances psychologiques entre une partie de cette phase et une autre phase. A ce moment on est porté à rechercher un élément physiologique commun entre les phases tout d'abord hétérogènes et qui puisse rendre compte des similitudes constatées. Ce jeu infini entre la physiologie et la psychologie allié aux options concernant les systèmes de caractérisation des récits ou les questions posées aux sujets explique sans doute l'émiettement des recherches et l'absence de fidélité dans les résultats. Citons par exemple le travail de Bosinelli, Cicogna et Molinari (43) paru en 1974 qui reprend l'analyse de l'activité mentale dans les deux phases REM et à deux moments de l'endormissement (1 à 1,5 minutes après les premiers fuseaux : SOa ; et 4 à 5 minutes après les premiers fuseaux : SOb). Les sujets sont réveillés mais il n'y a pas de récits spontanés comme chez Molinari et Foulkes, ce qui peut en partie expliquer les différences de résultats entre les deux recherches. Les sujets doivent répondre à des questions sur leur activité mentale juste avant le réveil, questions qui portent en particulier sur la participation du sujet dans le rêve, le cadre ou décor («setting») dans lequel se déroule le rêve, sur le niveau de conscience, le type d'expérience (visuelle, auditive). Il n'y a pas de différence entre les quatre situations de réveil en ce qui concerne le rappel d'expériences mentales juste avant l'appel par l'expérimentateur, ce qui confirme les résultats de Molinari et Foulkes (dans cette expérience le réveil en NR-A2 n'existe pas). Ce qui est rapporté par les sujets est analysé en fonction d'un certain nombre de dimensions : imagerie visuelle, «imagerie» auditive, activité cognitive, activité motrice, et émotions. Les rapports en REM ont plus de caractéristiques «dreamlike» que les rapports faits au moment d'autres réveils : plus d'imagerie visuelle et auditive, plus d'activité motrice et plus d'émotions. Toutefois pour l'imagerie visuelle et auditive et pour l'activité cognitive il n'y a pas de différence significative entre REM-M et REM-Q. Cela fait conclure aux auteurs que la catégorisation en PVE et SCE n'est pas appropriée pour distinguer les deux moments de la phase REM (rappelons que les auteurs n'utilisent pas le même type de matériel : ils n'ont pas de récits spontanés). Les d i f f é r e n c e s e n t r e REM-Q e t SO s o n t f a i b l e s m a i s c e l l e s e n t r e REM-M e t SO s o n t a s s e z n e t t e s . Cela n ' e s t pas p a r f a i t e m e n t c o h é r e n t avec les c o n c l u s i o n s d e
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Molinari et Foulkes qui avaient observé qu'en SO on obtient plus de récits PVE qu'en REM-Q. Il est vrai que les réveils SO ne sont pas strictement les mêmes dans les deux recherches. Ce qui semble le plus caractéristique aux auteurs c'est les données obtenues avec les échelles se rapportant : 1/ à l'évaluation de la participation dans le rêve et 2/ à la présence d'un cadre ou d'un décor du rêve. C'est en REM-M que la participation est la plus nette et que le décor est le plus structuré. Ces résultats renf o r c e n t l'idée des auteurs que c'est pendant la phase REM-M que le rêve est le plus halluciné, c'est-à-dire non seulement visuel mais aussi caractérisé par la participation de l'acteur au rêve. Ce trait fondamental — la participation — est lié à l'activité phasique et considéré c o m m e l'une de ses expressions. L e m o d è l e phasique/tonique est donc repris ici mais on fait correspondre aux événements physiologiques une autre caractérisation sur le plan psychologique (participation) aux dépens de celles qui l ' o n t précédée (PVE/SCE par e x e m p l e ) . Il vaut la peine de rapporter ici les travaux récents de Rechtschaffen et de ses collaborateurs sur la mise en relation d'événements physiologiques et de certaines caractéristiques de l'activité mentale pendant le sommeil ( 3 0 2 , 305). A p r è s l'EEG lent ou activé, après les mouvements des y e u x , après les ondes thêta en phase REM les auteurs tentent de voir si on peut mettre en rapport l'apparition des pointes ponto-géniculo-occipitales (PGO) — ou plus exactement une manifestation périphérique qui leur serait é t r o i t e m e n t liée — et des traits définis de l'activité mentale. On peut dire que ce t y p e de recherche se situe dans la ligne des travaux sur les événements phasiques. Depuis les travaux de l'Ecole de L y o n et d'autres laboratoires on sait que, chez le chat, on observe des PGO pendant et juste avant la phase paradoxale, c'est-à-dire la période du sommeil avec des mouvements oculaires rapides.et des « r ê v e s » . Les PGO étant recueillies dans les structures nerveuses qui intéressent la vision (corps genouillé latéral et c o r t e x occipital) et le rêve étant un phénomène visuel, l'hypothèse d'un rapport entre PGO et rêve était assez naturelle. Les mouvements oculaires ne sont pas liés de manière unique aux PGO puisque celles-ci se produisent pendant toute la phase REM et que pendant cette phase il existe des périodes de tranquillité oculaire. L'observation de PGO en phase NREM est é v i d e m m e n t très importante pour tout le courant de recherche qui a démontré l'existence d'une activité mentale en dehors de la période REM puisque cela donne l'idée q u ' o n peut mettre en relation cet indice physiologique avec l'activité mentale dans quelque phase qu'elle se produise. Reste le p r o b l è m e crucial du recueil des PGO chez l ' h o m m e . R e c h t s c h a f f e n avec d'autres auteurs ( 1 3 6 , 252, 3 0 4 ) a montré que, chez le chat, les PGO enregistrées dans le cerveau coïncident souvent avec des pointes recueillies dans les muscles oculomoteurs. L'auteur transpose ce résultat à l ' h o m m e et fait l'hypothèse que les potentiels recueillis dans les muscles périorbitaires sont des indicateurs «périphériques» des pointes PGO. En f a i t Rechtschaffen est conscient que ces «periorbital phasic integrated potentials» ou PlPs ne sont pas tous des reflets d'une activité interne mais il a plusieurs indications indirectes que la corrélation est bonne. Par e x e m p l e une privation de période REM augmente les PlPs dans le sommeil NREM,
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ce qui ressemble à l'augmentation de PGO après privation de sommeil paradoxal chez le chat ; la PCPA chez l'homme provoque un changement de la structure des PIPs semblable au changement de PGO chez le chat soumis lui aussi à la PCPA. Tous ces travaux, dit Rechtschaffen, rendent légitimes des études portant sur la relation entre l'activité mentale pendant le sommeil et l'occurrence des PIPs. Deux é t u d e s o n t été menées dans c e t t e optique, l'une par Rechtschaffen et al. (307) et l'autre par Watson (352). Rechtschaffen réveille ses sujets u n i q u e m e n t pendant le sommeil NREM, tandis que Watson ne fait des réveils qu'en REM. Quel que soit le stade où on réveille les sujets (stades 2 en NREM, stade REM) et qu'il y ait ou non présence de m o u v e m e n t s oculaires (en REM) on constate que les rêves au moment des PIPs se caractérisent par leur bizarrerie, leur «distorsion» et l'absence de relation entre les expériences rapportées (dernière expérience et avant dernière). Ce résultat évoque celui de Foulkes et Pope sur la «discontinuité» des expériences en phase REM avec présence d'ondes thêta (cf. ci-dessus). Mais les articles m e n t i o n n é s ne f o n t pas le rapprochement. Nous arrêtons ici notre relation des travaux p o r t a n t sur l'activité mentale p e n d a n t le sommeil et sur la mise en correspondance de cette activité mentale avec des événements physiologiques déterminés. Il doit être clair p o u r le lecteur que nous n'avons pas été exhaustifs ni cherché à l'être é t a n t d o n n é le volume de la littérature sur le sujet et les objectifs qui sont les nôtres. En ce qui concerne les événements phasiques, par exemple, on aurait pu parler des complexes K ou de l'activité du muscle de l'oreille m o y e n n e («middle ear muscle activity» ou MEMA ou parfois «middle ear m e m b r a n e activation»). Nous avons déjà indiqué que nous avions renoncé à faire autre chose que des allusions à tous les travaux qui o n t tenté d'établir des relations entre les caractéristiques de l'activité mentale et les événements physiologiques c o m m e la respiration et le r y t h m e cardiaque. On aurait pu aussi rapporter les recherches sur le cauchemar (Fisher et al. 116), la somniloquie (Arkin 10), le s o m n a m b u l i s m e (Jacobson et al. 173) mais nous ne faisons pas u n e revue de la littérature.
NOTES 1. Ce rapprochement sera de nouveau analysé lors de l'exposé sur la privation de rêve. 2. Encore qu'en 1939 Blake, Gérard et Kleitman (40) avaient observé la présence de rêves dans la plupart des moments de la nuit, mais il n'y avait jamais de rêves avec des ondes delta à l'EEG. Cf. aussi le travail de Teplitz (335). 3. L'auteur repère des affirmations de «rêves» ou de «pensées» sans contenu mais les pourcentages de ces catégories sont faibles et il n'en tient plus compte. 4. Pour se rappeler un rêve, le cerveau devrait être dans le même état physiologique que lorsque le rêve s'est produit. Cette hypothèse a été formulée à partir des résultats sur l'apprentissage lié à un état («state-dependent»). La phase REM étant semblable, physiologiquement, à l'état de veille, on se rappelerait mieux les rêves en REM que ceux en NREM. 5. Ils ne contestent pas qu'il puisse se passer quelque chose de qualitativement différent du rêve en phase NREM. 6. Ce travail de Roffwarg et al. se rapporte à ce qui a été appelé l'hypothèse du balayage
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